Le terme mystique est ambigu parce qu’il couvre dans l’acception commune toutes sortes de phénomènes rejetés explicitement par les maîtres spirituels. L’emploi du substantif est tardif et peu heureux car il réifie l'action de la grâce divine en donnant l'apparence d'un contenu, voire d'un acquis, à ce qui traduit un flux.
Le cadre actuel diffère profondément de celui du XVIIe siècle, période couverte par la plus grande partie de ce manuel. La croyance en Dieu et dans un « au-delà » de salut ou de condamnation a disparu pour beaucoup (mais si l’on en croit Lucien Febvre, il en était de même dans ce que traduit le vécu de la majorité des hommes du XVIe siècle). Pourtant l’expérience mystique se renouvelle : mais la diversité des modes d’expression voile dorénavant une permanence constitutive.
Sont mystiques …ceux qui s’appellent tels entre eux. Ils partagent parfois un langage commun. Pour Leszek Kolakowsky, le mysticisme serait une « doctrine » selon laquelle
…l’âme humaine communique au moyen d’une expérience (non sensible, mais analogue par son caractère direct à celle qui se produit dans le contact des sens humains avec leurs objets) avec la réalité spirituelle qui conserve la primauté … par rapport à toute autre réalité ; on admet en même temps que cette communication, liée à une intense affection d’amour … est … le bien suprême auquel l’homme peut accéder dans sa vie terrestre. [1].
L’approche des phénomènes ou expériences, assez bien couverte par la définition qui vient d’être citée, sera élargie, s’il s’agit d’une « doctrine », selon la voie servie. Doctrine ou voie permettent de vérifier l’expérience, lorsqu’elle est invoquée (car un « délire » n’est jamais à exclure). Mais demeure que seul l’individu peut vivre un dépassement par rapport à l’identité collective religieuse et dépasser son donné individuel pour développer une vie autre, donnée par grâce.
Ainsi le vécut Pierre Poiret (1646-1719), éditeur de très nombreux textes mystiques, qui nous évite un anachronisme. Il est cité conjointement par Kolakowski, qui ne semble pas conscient du déplacement qu’il opère entre son propre texte et cette citation par élargissement du champ offert à la « mystique ». Car Poiret, qui a une expérience spirituelle, ne s’intéresse pas tant aux événements qu’au travail de la grâce divine qu’ils manifestent. Exprimant ce travail dans une théologie paulinienne, il insiste sur le côté positif du travail de la grâce, optimisme qui compense l’impuissance de l’homme réduit à sa volonté propre, grand thème du siècle de Pascal :
Tous les auteurs mystiques conviennent en ceci :
Que Dieu nous a créés pour être unis à Lui, transformés à Sa ressemblance, et
afin que Lui-même devienne et soit tout en nous selon les termes de l'Écriture
même. Que ceci ne pouvant se faire que par l'Esprit du Seigneur (selon la même
Écriture) dès que l'homme s'est voulu servir de son propre esprit et de sa
propre volonté pour se perfectionner lui-même, il s'est ruiné et perdu, lui et
toute sa race. ... Que Dieu seul peut le délivrer et le vider parfaitement de
tous ces maux là, et refaire son ouvrage défait, qui est cet homme même perdu
et ruiné. Que Dieu [2] pour
cet effet se présente à lui avec Ses divines opérations ; que c'est à l'homme
d'y consentir, à les accepter, à y coopérer - et à s'y abandonner ; et que moyennant
cela Dieu le travaille, le purge, l'éclaire, le dispose à Son union, l'unit
enfin lors qu'il est convenable, de la manière qu'Il trouve bonne et le
transforme selon Son bon plaisir à Son image, l'avançant par son Esprit de clarté
en clarté, comme parle saint Paul. Et enfin, que l'union et la perfection ... consiste
en une identification, pour ainsi dire, de volonté avec celle de Dieu, en
laquelle celle de l'homme soit tellement transformée que Dieu fasse désormais
de lui tout ce qu'il Lui plaît sans aucune résistance de sa part ... Voilà un
raccourci de toute
Les mystiques accomplis déplacent tous l’intérêt des phénomènes vers les états : ainsi le fait Marie de l’Incarnation (du Canada) entre sa première et sa seconde Relation ; madame Guyon, abondante sur certaines circonstances de la vie prosaïque est fort sobre dès qu’il s’agit de son expérience mystique en se limitant alors à l’affirmation d’un état « constant ». Le travail n’est plus centré sur diverses formes de méditation, oraison, etc., mais sur le balisage du sentier à parcourir en vue d’atteindre son terme. Il s’opère aussi des déplacements de représentations vers l’application obscure de la volonté (par ex. chez Benoît de Canfield), puis de celle-ci à l’élan ou feu de l’amour (la voie universelle du Cantique). Mais on ne peut pas définir un tel processus dynamique.
Outre la grande fresque de Bremond [4], quelques ouvrages permettent de ne pas se perdre dans des aspects secondaires ou particuliers : le précis encore utile établi par A. Tanquerey propose en ouverture une « liste chronologique et méthodique des principaux auteurs… », dont le plan suit les trois voies mise en honneur depuis Balma ; ce qui est sage, plutôt que de tenter une définition à priori de l’ascèse et de la mystique [5]. Le « guide de vie » établi par M. Huot de Longchamp commente un large choix de textes mystiques en présentant leurs auteurs [6].
Des aspects historiques et thématiques sont développés avec précision par P. Agaësse, A. Deblaere et d’autres collaborateurs du Dictionnaire de spiritualité [7]. Finalement on observe un bon accord et la permanence du canon des auteurs retenus par les auteurs d’une majorité catholique [8].
Tous nos auteurs rectifient le « matérialisme spirituel » qui se manifesta il y a un siècle sous la forme de descriptions extérieures de phénomènes physiques, approches qui se voulaient scientifiques et sont souvent scientistes (Leuba, etc.). Ces manifestations de la faiblesse humaine se prêtent souvent à de justes réductions aux couches psychologiques, telles que celles développées par Janet, par Freud et par leurs successeurs[9]. Une botanique de telles manifestations fut proposée avec grand succès par le P. Poulain dans un ouvrage[10] qui eut une large diffusion parce qu’il était adapté aux récits d’apparitions qui occupèrent la place laissée vide à la suite du Crépuscule des mystiques[11].
Des milieux protestants anglo-saxons se détachent les grandes figures de W. James, E. Underhill, von Hügel… [12].
Enfin l’orient orthodoxe issue des grands grecs cappadociens, fournit une « contre-épreuve » à l’occident latin [13].
Mystique s’avère un terme ambigu, et spirituel un terme
recouvrant un champ trop vaste…S’il nous faut répondre à une demande certes
fondée de clarification et d’explicitation, nous ne savons que renvoyer à
quelques compagnons pour l’île déserte : Guillaume de Saint-Thierry,
Angèle de Foligno, Ruusbroec, Tauler, Harphius, Catherine de Gênes, Jean de
Nous écartons les très nombreux auteurs de textes majoritairement introductifs ; de tendance ascétisante en vue de préparer à recevoir la grâce - qui ne connaît pas de mérite - ils peuvent cependant être l’œuvre d’authentiques mystiques. Un immense champ religieux est ainsi laissé de côté pour que puissent émerger des auteurs qui répondaient aux demandes peu fréquentes qui supposent le chemin intérieur bien engagé.
[1] L. Kolakowski, Chrétiens sans Eglise, [Varsovie, 1965], Paris, Gallimard, 1969, p.
35.
[2] L’emploi récurrent du terme « Dieu »,
que le lecteur va constamment retrouver par la suite, peut lasser ; on le
débarrassera de toute représentation anthropocentrique, retrouvant sinon
l’apophatisme du moins la « grandeur divine » (chère à l’école
française). Mais cette grandeur est aussi éprouvé comme amour personnel, d’où
l’usage justifié car commode d’un substantif.
[3] L. Kolakowski,
op.cit., p. 36 faisant appel à la note 16, p. 67 qui
cite in extenso [nous en donnons ici
des extraits] : [Pierre Poiret], Lettre
sur les principes et les Caractères des principaux Auteurs mystiques et
spirituels des derniers siècles. Bibliothèque de l'Université de la ville
d'Amsterdam, ms. Bd
[4] Op.cit. On y adjoindra les autres ouvrages du spirituel
Henri Bremond (les deux sens du terme lui conviennent) : il aborde madame de Chantal (l’ouvrage fut
mis à l’Index de par la grande
influence qui lui est attribuée), Fénelon (défendu avec flamme), la prière
(traitée avec émotion et justesse), etc. – La “querelle du modernisme” explique
certains “excès” de notre défenseur des mystiques : v. E. Goichot, Henri Bremond, historien du sentiment
religieux, Paris, Ophrys, 1982.
[5] A. Tanquerey,
Précis de Théologie ascétique et mystique,
5° éd., 1925. - Balma, qui vivait peu avant 1300, est l’auteur vénérable d’une Théologie mystique (éd. bilingue,
Sources Chrétiennes [SC] 409/410, 1995).
[6] Max Huot de Longchamp, Prier à l’école des saints, guide complet de la vie spirituelle,
Centre Saint-Jean-de-la-Croix (Courtioux 36230 Mers-sur-Indre), 2008.
[7] Dict. de Spir., tome 10, colonnes 1889 à 1984, dénoté DS 10.1889/1984. Cet article “Mystique” (1980) couvre
donc près de cent colonnes dont se
détachent « II A. La littérature mystique au Moyen Age » par A.
Deblaere ainsi que « III. La vie mystique chrétienne » par P.
Agaësse et M. Sales. - Voir aussi les autres
renvois fournis aux Tables générales, ouverture “mystique”, DS 17.487/8.
[8] Le
choix des auteurs effectué avant 1925 par A. Tanquerey s’avère proche du nôtre
(surtout tributaire du DS et d’amis, v. note 7µ que la présente vient
compléter), toutefois filtré par le critère d’orthodoxie propre à
l’époque. Même proximité dans le choix moins limité de 2008 par M. Huot de
Longchamp. La permanence satisfait dans la longue durée au critère de stabilité essentiel validant tout travail tel que le
nôtre si l’on y ajoute les autorités anciennes du carme historien Honoré de
Sainte-Marie, Tradition … sur la contemplation, t. I, 1708 ; de
madame Guyon et Fénelon, Justifications
[1694], 1720 ; de Pierre Poiret (lui est ouvert à l’univers protestant), Ecrits sur
[9] On reprochera à Pierre Janet de généraliser une
approche faite à partir de la seule (et folle) Madeleine ; la même erreur
méthodologique – une courbe n’est pas définie par un point – affecte d’autres
théoriciens abordant le champ mystique. Michel de Certeau, si attachant par
ailleurs, établit sa Fable mystique
sur la figure (fragile) de Surin. Marie de
[10] A. Poulain, Des grâces d’oraison, (1901, 10e ed. 1922).
[11] L. Cognet, Crépuscule
des mystiques, Bossuet Fénelon, Desclée, 1958.
[12] Voir :
G. Mursell, English spirituality, 2
vol., S.P.C.K, London, & Westminster John Knox Press, Louisville, USA, 2001,
pour un tableau très complet couvrant la spiritualité propre aux îles
Britanniques ; grande bibliographie répartie par chapitres, complémentaire
de la nôtre qui favorise le monde latin catholique.
[13]Un univers en soi. Choix proposé : Philocalie (reprise des 11 vol. de l’éd.
de Bellefontaine en 2 vol. : Desclée/Lattès, 1995) qui couvre les principaux
auteurs jusqu’à la chute de Byzance. Pour