3.20 POURQUOI M’AVEZ-VOUS ABANDONNEE ?
3.21 DERNIERES PAGES DE LA VIE, L'ETAT SIMPLE ET INVARIABLE
[1.] Je m'aperçus bientôt du changement de M. de Meaux ; quoiqu'il fût fort réservé pour s'ouvrir de ses sentiments lorsqu'il parlait à mes amis, il n'en était pas de même avec les personnes qu'il croyait mal disposées pour moi. Je lui avais confié, comme je l'ai déjà dit, l'histoire de ma vie sous le sceau de la confession : mes dispositions les plus secrètes y étaient marquées ; cependant j'ai su qu'il l'avait montrée et en avait fait des railleries. Il voulut m'obliger à la montrer à ces autres messieurs et insista si fort là-dessus (quoique cela n'eût rien de commun avec l'examen dont il s'agissait), que je me vis obligée d'en passer par où il voulut.
Je la leur fis donner. Je mandai à M. le Duc de Chevreuse tout ce qui me revenait de M. de Meaux et combien j'avais lieu de croire qu'il ne songeait qu'à me condamner. Il avait dit que sans l'histoire de ma vie on ne le pourrait faire, et qu'on y verrait un orgueil de diable. C'était pour cela qu'il la voulait faire voir à ces autres messieurs.
[2.] Je priai M. de Chevreuse qu'on écrivît les choses à mesure qu'elles seraient arrêtées par ces messieurs et, pour avoir un témoin sûr de ce qui s'y passerait, je le fis prier avec beaucoup d'instances qu'il se trouvât aux conférences. J'aurais fort souhaité qu'ils ne fussent déterminés que dans la dernière, et que jusque-là ils eussent bien voulu suspendre leur jugement, ne pouvant douter qu'étant tous assemblés après avoir prié Dieu, Dieu dans le moment ne touchât leur cœur de sa vérité, indépendamment de leur esprit, car hors de là, comme la même grâced'assemblées pour un sujet de vérité s'échappe et s'en va, l'esprit prend le dessus et l'on ne juge plus que selon l'esprit (propre). De plus, c'est que n'étant plus soutenus de cette grâce de vérité qui n'a que son moment, et se trouvant emportés par la foule des gens qui crient soutenus du crédit et de l'autorité de la faveur, en les écoutant l'esprit empêche le cœur par les doutes continuels qu'il forme. M. de Chevreuse le proposa à ces messieurs. M. de Châlons et M. Tronson y auraient volontiers consenti, car ces deux messieurs y procédaient avec toute la droiture et la bonne foi imaginables, mais M. de Meaux trouva moyen de l'empêcher. Il s'était tellement rendu le maître de l'affaire, qu'il fallait absolument que tout pliât à ce qu'il voulait. Il n'était plus le même qu'il avait été six ou sept mois auparavant dans le premier examen. Comme il n'y était entré dans ce temps-là que par un esprit de charité et dans la vue de connaître la vérité, il ne laissait pas, malgré son extrême vivacité, de revenir sur beaucoup de choses que sa prévention lui faisait rejeter; il paraissait même quelquefois touché de certaines vérités et respecter des choses qui le frappaient, quoiqu'il n'en eût pas l'expérience. Mais ce n'était plus ici la même chose. Il avait un point fixe dont il ne s'écartait point, et comme il voulait faire une condamnation d'éclat, il y rapportait tout ce qu'il croyait capable d'y contribuer.
[3.] Ce fut dans ce même esprit qu'il écrivit à Mr de Chevreuse une grande lettre pour lui prouver que, selon mon principe, le sacrifice de l'éternité était un consentement réel à la haine de Dieu, et d'autres choses de cette nature sur les épreuves. J'en ai encore les entrailles tout émues lorsque j'y pense.
Consentir à haïr Dieu! O bon Dieu ! comment un cœur qui l'aime si passionnément peut-il entendre une pareille chose? Je crois que cette vue un peu forte serait capable de faire mourir. Cela a besoin d'explication et je la mettrai ici telle, ou à peu près, que je la lui envoyai pour lors.
Soit que l'âme soit mise dans de si terribles épreuves qu'elle ne doute pas de sa réprobation (ce qui s'appelle un saint désespoir), soit qu'elle porte en soi l'état d'enfer (qui est un sentiment de peine du dam), si l'on venait à remuer son fond par une pareille proposition, elle s'écrierait : « Plutôt mille enfers sans cette haine. » Mais ce que l'on appelle consentir à la perte de son éternité, c'est lorsque l'âme dans cet état d'épreuve la croit certaine, et qu'alors, sans nulle vue que de son propre malheur et de sa propre douleur, elle fait le sacrifice entier de sa perte éternelle, pensant même que son Dieu n'en sera ni moins glorieux, ni moins heureux. O si on pouvait comprendre par quel excès d’amour (de Dieu) et de haine de soi-même cela se fait, et combien on est éloigné d'avoir ces pensées en détail ! Mais comment serais-je entendue et crue ? Hélas, combien de fois en cet état ai-je demandé à mon Dieu l'enfer par grâce, pour ne le point offenser ! Je lui disais : « O mon Dieu, l’enfer est dans les autres la peine du péché ; faites qu'il prévienne en moi le péché, et faites-moi souffrir tous les enfers que méritent les péchés de tous les hommes, pourvu que je ne vous offense point. »
[4.] Les sacrifices des choses particulières et distinctes ne se font que dans l'exercice, comme une personne qui tombe dans l'eau fait d'abord tous ses efforts pour se sauver, et ne cesse son effort que lorsque sa faiblesse le rend inutile. Alors elle se sacrifie à une mort qui lui paraît inévitable. Il y a des sacrifices anticipés comme sont les sacrifices généraux, qui ne distinguent rien sinon que Dieu propose à l'âme les dernières douleurs, peines, délaissements, les confusions, les mépris des créatures, décris, perte de réputation, persécution de la part de Dieu, des hommes et des démons, et cela sans rien spécifier en particulier des moyens dont il doit se servir, car l'âme ne les imagine jamais tels qu'ils sont, et s'il les lui proposait et qu'elle pût les comprendre, elle n'y consentirait jamais. Que fait donc Dieu? Il demande [de l'âme] son franc arbitre qu'il lui a donné, qui est la seule chose que l'âme lui puisse sacrifier comme lui appartenant en propre. Elle lui fait donc un sacrifice de tout ce qu'elle est, afin qu'il fasse d'elle et en elle tout ce qu'il lui plaira pour le temps et l'éternité, sans nulle réserve. Cela se fait dans un instant, sans que l'esprit se promène sur rien. Mais dès le commencement de la voie de foi, l'âme porte cette disposition foncière, que si sa perte éternelle causait un instant de gloire à son Dieu, plus que son salut, elle préférerait sa damnation à son salut, et cela envisagé du côté de la gloire de Dieu; mais l'âme comprend qu'elle serait malheureuse sans coulpe et pour glorifier son Dieu.
[5.] Elle lui fait donc un sacrifice de tout ce qu'elle est, afin qu'il fasse d'elle et en elle tout ce qu'il lui plaira. Elle éprouve que le même Dieu qui demande un consentement général sur les peines, le fait donner. On le donne aussi promptement que la chose est proposée; et lorsque le sacrifice est doux et suave, les exercices qui le suivent sont infiniment cruels, car alors l'âme oublie absolument le sacrifice qu'elle a fait à son Dieu et ne se souvient plus que de sa misère; son esprit obscurci, sa volonté endurcie et rebelle, et sa peine, lui sont des tourments inexplicables.
Il y en a d'autres à qui Dieu fait faire ce sacrifice de toutes elles-mêmes (quoiqu'il soit général et sans nulle connaissance des moyens, non plus que le premier), avec de si étranges douleurs, qu'on peut dire que c'est une agonie mortelle. Les os sont brisés, et l'on souffre à se livrer à Dieu une peine qui est au-dessus de l'imagination. Ceux-ci souffrent moins dans les épreuves, et la peine du consentement leur a été une bonne purification. Mais remarquez que ce sacrifice n'envisage rien de particulier que des peines extrêmes lorsqu'il anticipe l'épreuve ou la purification.
[6.] Il en est de même du sacrifice qui se fait dans l'épreuve : car alors l'âme est toute plongée non seulement dans la peine, mais dans l'expérience de sa misère, dans un sentiment de réprobation, qui est tel que l'âme rugit, s'il faut ainsi dire. Alors elle fait, par désespoir, le sacrifice d'une éternité qui semble lui échapper malgré elle. Dans le premier sacrifice, l'âme ne songe qu'à sa peine et à sa douleur ou à la gloire de Dieu, mais dans ce dernier, il lui semble qu'elle a perdu Dieu et qu'elle l'a perdu par sa faute et que cette perte est la cause de toutes ses misères. Elle souffre dans les commencements des rages et des désespoirs douloureux, la crainte d'offenser Dieu lui fait désirer par anticipation un enfer qui ne lui peut manquer. Cette violence cesse sur la fin des épreuves, et c'est comme une personne qui ne peut plus crier parce qu'elle n'en a plus la force.
Et c'est alors que la peine est plus terrible, parce que sa violente douleur lui était un soutien. Mais quand il survient en cet état des maladies mortelles, où l'on se croit à deux doigts de l'enfer réel par la mort, car cela paraît dans tout son effroi, sans trouver ni refuge ni moyen d'assurer son éternité, que le ciel est d'airain, (je le sais pour l'avoir éprouvé), alors l'âme se sacrifie à Dieu bien réellement pour son éternité; mais avec des agonies pires que l'enfer même. Elle voit que tout son désir était de plaire à Dieu, et qu'elle lui va déplaire pour une éternité. Il lui reste néanmoins un certain fond qui dit, sans pourtant la soulager : « J'ai un Sauveur qui vit éternellement, et plus mon salut est perdu en moi et pour moi, plus il est assuré en lui et par lui », mais cela ne dure que des moments. Ce qui est étonnant, c'est qu'en cet état l'âme est si affligée et si tourmentée de l'expérience de ses misères et de la crainte, sans sentiment, d'offenser Dieu, qu'elle est ravie de mourir quoique sa perte lui paraisse certaine, afin de sortir de cet état, et de n'être plus au hasard d'offenser Dieu, car elle croit l'offenser, quoiqu'il n'en soit rien. Sa folie est telle et sa douleur si excessive, qu'elle ne fait pas attention qu'en vivant, elle peut se convertir, et qu'en mourant, elle se perd. Point du tout, parce qu'elle s'imagine qu'il n'y a plus de conversion pour elle. La raison en est que, comme sa volonté ne s'est jamais écartée par un seul retour ni le moindre consentement, cette volonté demeurant attachée à Dieu et ne s'en détournant pas, elle ne la trouve plus pour faire des actes de douleur, de détestation et le reste, c’est ce qui lui fait le plus de peine.
[7.] Ce qui est encore surprenant, c'est qu'il y a des âmes en qui toutes ces peines ne sont que spirituelles, et ce sont celles qui sont les plus terribles. A celles-là, le corps est froid, quoique l'âme se voie dans la volonté de tous les maux, et dans l'impuissance de les commettre; et ce sont ceux qui souffrent le plus. Si je pouvais dire comment j'ai éprouvé cette peine étrange, et avec cela la disposition du corps, étant mariée, sans nulle correspondance au mariage, et sans en rien témoigner, on verrait bien ce que c'est que cette peine. Je l'appelle enfer spirituel : car l'âme croit avoir la volonté de tous les maux, sans pouvoir d'en commettre aucun, et sans correspondance du corps. D'autres souffrent moins dans l'esprit, et de toutes manières, et éprouvent de très grandes faiblesses dans le corps. Mais j'ai tant écrit de cela qu'il n'y a rien à en dire davantage.
[8.] J'ajouterai pourtant encore, pour répondre à la difficulté de M. de Meaux touchant le sacrifice de la pureté, que cette proposition ne peut jamais être comme il la supposait par anticipation. Car l'exercice précède le sacrifice. Dieu permet que des vierges (et c'est à celles-là que cela arrive le plus ordinairement) entrent dans des exercices d'autant plus grands qu'elles avaient plus d'attache à leur pureté. Voyant que Dieu les exerce, ou par les diables d'une manière connue, ou par des tentations qui leur paraissent naturelles, c'est pour elles une si grande douleur que l'enfer sans ces peines leur serait un rafraîchissement. Alors elles font à Dieu un sacrifice de cette même pureté qu'elles avaient conservée avec attache pour lui plaire, mais elles le font avec des agonies de mort, non qu'elles consentent à aucun péché : elles en sont plus éloignées que jamais, mais elles portent avec résignation et sacrifice de toutes elles-mêmes ce qu'elles ne peuvent empêcher. Je prie qu'on fasse attention à ce que ces âmes ainsi exercées de Dieu souffrent des tourments inexplicables, qu'elles ne se permettent pas une seule satisfaction, qu'il leur serait même impossible d'en trouver, au lieu que ces autres misérables qui se donnent à tous péchés, ne souffrent aucune peine, donnant à leurs sens ce qu'ils désirent, et vivant dans un libertinage effréné.
C'est par les personnes de ce caractère qu'a commencé la persécution qui m'a été faite. J'ai dit ailleurs qu'elles allaient de confesseur à confesseur s'accuser comme converties de toutes les horreurs du quiétisme et, comme elles supposaient que j'étais dans leurs mêmes sentiments, elles faisaient tomber sur moi toute l'indignation de ces gens-là, en se donnant le mérite d'une véritable conversion. C'est ce qui a fait qu'on les a laissées non seulement en repos pendant qu'on m'a déchirée et persécutée de la plus étrange manière, mais qu'on les a canonisées, pour ainsi dire, et laissées en liberté de répandre tout le poison de leurs mauvais principes, fondés seulement sur un libertinage affreux et sans bornes. O mon Dieu, vous le voyez et le souffrez ! J'ai fait tout ce qu'il m'a été possible pour retirer quelques-unes de cet état malheureux lorsque la providence m'a mise à portée de le faire : je le ferais encore si, pour en retirer une seule, il m'en devait coûter la même persécution.
[9.] Je m'apercevais chaque jour par ce qui me revenait de M. de Meaux, qu'il s'éloignait de plus en plus, et ce qui était le pis pour la cause dont il s'agissait, qu'il se fixait dans ses pensées ; car cette fixation met un obstacle presque insurmontable à la lumière de vérité. Quels éclaircissements n'avais-je pas donnés lors de la première conférence sur les demandes, les désirs et les autres actes ? Mais rien n'entrait, parce qu'il voulait condamner, et j'appris de M. de Chevreuse qu'il rebattait toujours sur ces mêmes difficultés. Comment ne pas comprendre que le désir aperçu, étant un acte et une opération propre, doit mourir avec les autres actes, ou plutôt doit passer en Dieu pour n'avoir plus d'autres désirs que ceux que Dieu donne ? et comme on ne reprend plus sa propre volonté, aussi on ne reprend plus ses désirs. Ce qui n'empêche pas que Dieu ne fasse désirer et vouloir comme il lui plaît; et celui qui meut l'âme la peut mouvoir à désirer, quoiqu'elle n'ait plus de désirs propres; car si elle en avait de propres, ce serait une propre consistance et une fixation. Mais l'auteur de la volonté essentielle dit sur cela tout ce que l'on en peut dire, aussi bien que saint François de Sales sur la volonté : car il faut raisonner de l'un comme de l'autre. C'est que ce n'est point une mort ni une perte de désirs ou de volonté, mais un écoulement de ces mêmes désirs et de cette même volonté en Dieu, parce que l'âme transporte avec elle tout ce qu'elle possède. Lorsqu'elle est en soi, elle désire et veut en sa manière; lorsqu'elle est passée en Dieu, elle veut et désire en la manière de Dieu. Si on n'admet point d'écoulement de désirs en Dieu, il ne faut admettre ni perte d'opération propre, ni d'acte propre, ni de volonté : l'un est tellement attaché à l'autre qu'ils sont indivisibles. De même que l'on ne reprend plus ses opérations en aucun temps après les avoir quittées, comme on ne rentre plus dans le ventre de sa mère après en être sorti, de même aussi ne reprend-on plus ses propres désirs. Mais de même qu'on ne quitte pas ses propres opérations pour devenir inutile, mais pour laisser opérer Dieu, et opérer soi-même par son mouvement, aussi on ne laisse écouler en Dieu ses désirs que pour désirer selon son mouvement, et vouloir par sa volonté. L’on ne pourra condamner l'un sans condamner l'autre, car c'est un enchaînement nécessaire. Après tout, je ne suis pas la seule qui parle de désappropriation. Si on la condamne en moi, le canal n'est rien par lui-même. Dieu l'écrira dans l'esprit et dans le cœur de qui lui plaira. Cette fixation de M. de Meaux me faisait une peine infinie parce que, quoique je pusse faire pour éclaircir au-dehors, c'est à Dieu à remuer le dedans, mais comment ce peut-il faire, si l’on demeure retenu, quand ce ne serait que par un cheveu?
[10.] J'appris encore qu'un des grands griefs de M. de Meaux était que je me louais et avais une présomption effroyable. Je demanderais volontiers qui est le plus humble, de celui qui dit de lui-même des paroles d'humilité et ne dit rien à son avantage (ordinairement ceux-là sont loués des autres et auraient peine à supporter qu'on pensât d'eux le mal qu'ils en disent) ou bien de dire simplement le bien et le mal, et de n’avoir nulle peine que tout le monde pense du mal de nous et qu'on nous décrie de la bonne sorte; de celui qui s'humilie, et de celui qui est très content d'être humilié ? Pour moi, je dis ce que je sais de bon en moi, parce qu'il appartient à mon Maître, mais je n'ai point de peine qu'on n'en croie rien, qu'on me décrie au prône, qu'on me diffame dans la gazette ! cela ne me fait pas plus que lorsque je me loue, et comme je ne me corrige pas de mon orgueil apparent, parce que je n'en ai pas de honte, aussi je ne m'embarrasse pas du décri public, parce que je pense de moi plus de mal que tous les autres ne peuvent faire.
[11.] M. de Châlons, qui était revenu après s'être donné le loisir d'examiner tant les petits livres que les Commentaires sur l’Ecriture, consentit à la proposition qui lui fut faite, de s'assembler chez M. Tronson à sa maison de campagne, parce qu'étant infirme et fort incommodé, il ne pouvait se trouver chez ces messieurs. J'avais demandé en grâce que M. de Chevreuse y fût présent comme ami particulier de ces deux prélats, par qui tout avait passé, très instruit de la matière dont il s'agissait, ainsi que de ce qui avait donné lieu à cet examen. Je demandais aussi, qu'après avoir examiné une difficulté, on en écrivît la décision, afin de rendre les faits constants. Cela me paraissait absolument nécessaire, non seulement pour l'éclaircissement de la vérité, mais pour avoir une preuve subsistante de ce que j'avais à me prescrire aussi bien que les autres sur le fond des choses, et sur ce qui avait fait la matière de l’examen. Mais M. de Meaux, qui avait promis à Mme de Maintenon une condamnation, et qui voulait se rendre le maître de l'affaire, y fit naître tant de difficultés, tantôt sous un prétexte et tantôt sous un autre, qu'il trouva moyen d'éluder tout ce que j'avais demandé, et de n'en faire paraître que ce que bon lui semblait. Il dit donc que je pourrais voir M. Tronson à part, après que j'aurais vu M. de Châlons avec lui.
On s'assembla chez M. de Meaux, et M. le duc de Chevreuse s'y trouva, comptant d'être présent à la conférence, comme je l'avais demandé. M. de Châlons y arriva de bonne heure. Je lui parlai avec beaucoup d'ingénuité, et comme il n'était point encore rempli des impressions qu'on lui a données depuis, j'eus tout lieu d'en être contente. J'eus la consolation de le voir entrer avec bonté dans ce que je lui dis.
[12.] M. de Meaux, après s'être longtemps fait attendre, arriva sur le soir, et après un moment de conversation générale, il ouvrit un portefeuille qu'il avait apporté, et dit à M. de Chevreuse que s'agissant de doctrine et d'une matière purement ecclésiastique, dont le jugement regardait les seuls évêques, il ne croyait pas qu'il fût à propos qu'il y demeurât présent et que cela les pourrait gêner. C'était une pure défaite pour n'avoir pas un témoin de ce caractère, auquel, tout habile qu'il était, il ne lui était pas possible d'en imposer, le connaissant trop instruit pour se laisser surprendre, et trop droit pour ne pas rendre témoignage à la vérité sur des faits qui se seraient passés sous ses yeux. Il ne s'agissait point d'une décision de foi, dont le jugement appartient aux évêques, mais d'une discussion paisible de mes sentiments qu'il était question d'éclaircir, pour voir en quoi j'excédais et si mes expressions sur les matières de la vie intérieure étaient conformes ou non à celles des auteurs mystiques approuvés, comme je croyais ne m'en être pas écartée, car j'avais protesté cent et cent fois de ma soumission pour ce que ces messieurs me diraient être de la foi et du dogme de l'Eglise, sur quoi je ne prétends nullement disputer avec eux.
Mais M. de Meaux allait à son but et ne voulait pour rien s'en écarter. Je sentis jusqu'au fond du coeur le refus de ce prélat, car j'en connus d'abord les suites et je ne doutai plus des engagements qu'il avait pris pour une condamnation. Quoi de plus naturel que la présence d'une personne du caractère du d. de Ch. qui avait le mérite, la probité et le fond de savoir ce que tout le monde sait, par le canal duquel tout avait passé et qui avait un si grand intérêt à l'éclaircissement dont il s'agissait pour se détromper lui et les autres, supposé mes méprises et que je leur eusse, contre mon intention, inspiré des sentiments contraires à la pureté de la foi ? Quoi, dis-je, de plus naturel, que d'avoir un témoin de ce caractère, qui n'aurait servi qu'à me confondre si j'avais parlé différemment de ce qu'il m'avait ouï dire dans tous les temps, ou qui aurait pu se désabuser lui-même et désabuser les autres dans une conférence paisible, où l'on m'aurait fait voir mes égarements ? C'était même la fin qu'on s'était proposée lorsqu'on avait commencé à parler de cette affaire. Mais Dieu ne le permit pas et M. le Duc de Chevreuse ne jugea pas à propos d'insister voyant que M. de Châlons ne répondait rien, outre qu'il ne le faisait que par bonté, et par complaisance pour la grande envie que je lui en avais marquée.
[13.] Je restai donc seule avec ces deux messieurs. M. de Meaux parla longtemps pour prouver que tous les chrétiens communs avaient la même grâce. Je tâchai de lui prouver le contraire. Mais comme il ne s'agissait proprement que de justifier mes expressions sur des choses de plus de conséquence, je n'insistai pas là-dessus et ne songeai qu'à lui faire connaître la conformité de mes sentiments avec ceux des auteurs approuvés qui ont écrit de la vie intérieure. Il revenait toujours qu'on donnait à cette vie un état trop parfait, et tâchait d'obscurcir et rendre galimatias tout ce que je disais, surtout lorsqu'il voyait M. de Châlons touché, pénétré et entrant dans ce que je lui disais. Il ne s'agissait pas de disputer, mais de me soumettre, d'être prête à croire et à agir conformément à ce qu'on dirait; ç'a toujours été la véritable disposition de mon coeur et je n'ai nulle peine de me démettre de mon jugement.
[14.] J'avais écrit à M. de Meaux une lettre auparavant avec ma simplicité ordinaire, par laquelle je lui mandais que je n'aurais nulle peine à croire que je m'étais trompée. Il la produisit avec un tour plein de malignité comme un aveu que je faisais de m'être trompée en matière de foi, et que, reconnaissant mes erreurs après qu'il me les avait fait connaître, je déclarais, comme par mépris, ne m'en point soucier; que c'était par le même esprit que j'avais dit dans la même lettre ou dans une autre, que j'étais aussi contente d'écrire des ridiculités que de bonnes choses, ne prenant point du tout le sens de l'obéissance, et que, comme mon directeur en devait juger, j’espérais qu’il corrigerait tout et que mes méprises serviraient à faire connaître l'indignité du canal dont Dieu avait voulu se servir. Il me fit un crime d'une lettre si pleine de petitesse et écrite avec tant de simplicité. Il me reprocha quantité de fois mon ignorance, que je ne savais rien, et se récriait sans cesse, après m'avoir fait des galimatias de toutes mes paroles, qu'il était étonné de mon ignorance. Je ne répondais rien à ces reproches; et l'ignorance dont il m'accusait devait lui faire voir au moins que je dis vrai lorsque j'assure que c'est par une lumière actuelle que j'écris, rien hors de là ne me demeurant dans l'esprit. Il me fit un autre crime de ce que j'ai mis qu'adhérer à Dieu, c'est un commencement d'union, et revenait toujours à me vouloir prouver que tous les chrétiens avec la foi commune, sans intérieur, peuvent arriver à la déification. Mais il est impossible de répondre à un homme qui vous terrasse, qui ne vous entend pas et qui éclate incessamment. Pour moi, je perds le fil de ce que je veux dire, et ne me souviens plus de rien
[15.] Cette conférence ne fut d'aucune utilité pour le fond des choses. Elle mit seulement M. de Meaux à portée de dire à Mme de Maintenon qu'il avait fait l'examen projeté et que m'ayant convaincue de mes égarements, il espérait avec le temps de m'en faire revenir en m'engageant d'aller passer quelque temps dans un couvent de Meaux, où il pourrait achever plus tranquillement ce qu'il avait ébauché. Pour moi, lorsqu'on me parla d'être examinée par ces messieurs, j'en eus de la joie, parce que je croyais que, selon qu'on en use ordinairement, ils me verraient tous trois ensemble, et par conséquent Jésus-Christ y présiderait. J'espérais par là gain de cause, parce que je ne doutais pas que le Seigneur ne leur fît connaître la vérité, mon innocence et la malice de mes accusateurs. Mais Dieu, qui voulait apparemment que je souffrisse tout ce qui m'arriva depuis, ne permit pas que cela fût de la sorte. Il donna pouvoir au démon d'agir, d'empêcher cette union et de mettre le désordre partout.
[16.] Comme M. de Meaux ne vint qu'à la nuit, j'eus tout le loisir d'entretenir fort longtemps M. de Ch(âlons) en présence de M. le Duc de Chevreuse. Ce prélat parut fort content de moi, et me dit même que je n'avais qu'à continuer ma manière d'oraison, et qu'il priait Dieu de m'augmenter ses grâces de plus en plus. Dans les emportements de M. de Meaux, il abaissait les coups le plus qu'il pouvait, et me fit voir, dans cette occasion, que lorsqu'il agissait par lui-même, il le faisait avec toute la bonté et l'équité possibles. Tout ce qu'il put faire, ce fut d'écrire quelques réponses que je lui faisais, m'adressant à lui parce que M. de Meaux dans la chaleur de sa prévention m'injuriait sans vouloir m'entendre. Je souhaitai de voir encore une fois ce prélat. Je le vis seule, et quoiqu'on l'eût déjà prévenu, il parut content de cette conférence et me répéta qu'il ne voyait rien à changer ni à ma manière d'oraison, ni à tout le reste, que je continuasse, qu'il prierait Dieu qu'il augmentât ses miséricordes sur moi, et que je restasse cachée dans ma solitude comme je faisais depuis deux ans. Je le lui promis.
[17.] On trouva à propos que j'allasse voir M. Tronson. J'allai à Issy. M. le Duc de Chevreuse eut la bonté de s'y trouver. M. Tronson m'examina avec plus d'exactitude que les autres. M. de Chevreuse eut la bonté d'écrire lui-même les demandes et les réponses. Je lui parlai avec toute la franchise possible. M. le Duc de Chevreuse lui dit : « Vous voyez qu'elle est droite », il répondit : « Je le sens bien. » Ce mot était digne d'un aussi grand serviteur de Dieu qu'il était, qui en jugeait non seulement par l'esprit, mais par le goût du coeur. Je me retirai donc et M. Tronson parut content, quoiqu'on lui eût envoyé une fausse lettre contre moi, qu'on disait être d'une personne qui le nia.
[1.] Qui n'eût pas cru après tous ces examens où on me parut content, qu'on m'eût laissée en repos? Il en arriva tout le contraire parce que, plus mon innocence paraissait, plus ceux qui avaient entrepris de me rendre criminelle faisaient jouer de ressorts pour en venir à bout. Les choses étaient sur ce pied-là lorsque M. de Meaux, à qui j'avais offert d'aller passer quelque temps dans une communauté de son diocèse, afin qu'il me connût par lui-même, me proposa les filles de Sainte-Marie de Meaux. Cette offre lui avait plu infiniment, dans la pensée qu'il eut, comme je l'ai appris depuis, qu'il en tirerait de grands avantages temporels. Il les croyait encore plus grands, car il dit à la mère Picard, supérieure du monastère où j'entrai, que cela lui vaudrait l'archevêché de Paris et un chapeau de cardinal. Je répondis à cette mère, lorsqu'elle me le dit, que Dieu ne permettrait pas qu'il eût ni l'un ni l'autre. Je partis sitôt qu'il me le manda. Ce fut au mois de janvier 1695, dans le plus affreux hiver qu'il y ait eu de longtemps ni devant ni après. Je pensai périr dans les neiges, où je restai quatre heures, le carrosse y étant entré et en étant presque couvert, dans un endroit creux. On m'en tira par la portière avec une fille, c’était Manon. Nous nous assîmes sur la neige, attendant la miséricorde de Dieu, n'espérant que la mort. J’étais plus affligée du pauvre cocher qui n’en pouvait plus. S’il eût pu retirer ses chevaux seul, je lui eusse dit de les ramener et nous laisser mourir seules. Comme il s’était égaré et ne savait pas les chemins, il ne passait personne par-là, il était nuit et la neige seule semblait l’éclairer et la rendre moins affreuse.
Je n'eus jamais plus de tranquillité, quoique transie et mouillée de la neige que nous fondions, étant assises dessus. Ce sont ces occasions qui font voir si on est parfaitement abandonné à Dieu. Cette pauvre fille et moi étions sans inquiétude, dans une entière résignation, sûres de mourir si nous y passions la nuit, et ne voyant nulle apparence de secours.
Nous en étions là, lorsqu'il passa des charretiers qui avaient six bons chevaux à leurs charrettes; ils ne voulaient point s’arrêter parce qu’il était nuit et qu’ils voulaient gagner le lieu où ils allaient, qui était contraire à la route que nous prenions, mais à force d’argent, ils détachèrent des chevaux de leur charrettes et les attachèrent au derrière du carrosse et le tirèrent des neiges avec peine. Il fallut ensuite tirer les chevaux de la même sorte. Ces gens nous dirent qu’il n’y avait plus guère de chemin jusqu’à Meaux, mais comme nous craignions encore de nous égarer et de nous perdre dans les neiges, il fallut prier, promettre et donner beaucoup pour qu’un d’eux, qui devait encore partager le gain avec les autres, leur laissât sa charrette, et nous conduisît jusqu’à Meaux. Il était dix heures du soir lorsque nous arrivâmes. On ne nous attendait plus et M. de Meaux ayant d'abord appris cela, fut étonné et très satisfait que j'eusse ainsi risqué ma vie pour lui obéir à point nommé. J’en eus une maladie de six semaines de fièvre continue.
[2.] Ce qui lui avait parut si bon ne lui parut plus qu’artifice et hypocrisie. C'était ainsi qu'on qualifiait et qu'on qualifie encore le peu de bien que Dieu me fait faire; et loin d’en croire l'Evangile, qui nous assure qu'un arbre ne peut être mauvais dont les fruits sont bons, comme on veut que l'arbre soit mauvais, on attribue le bien à un artifice malicieux et plein d'hypocrisie. C'est une étrange hypocrisie que celle qui dure toute la vie, et qui, loin de nous attirer quelque avantage, ne cause que croix, calomnies, peines et confusions, pauvreté, mésaises et toute sorte de maux ! je crois qu'on n'en a point encore vu de pareille, car pour l'ordinaire, on n'est hypocrite que pour s'attirer l'estime des hommes, ou pour faire fortune. Je suis assurément une mauvaise hypocrite et j'en ai mal appris le métier, puisque j'y ai si mal réussi. J'en prends mon Dieu à témoin, qui sait que je ne mens pas, que si pour être impératrice de toute la terre et canonisée dès mon vivant, qui est l'ambition des hypocrites, il m'avait fallu souffrir tout ce que j'ai souffert pour vouloir être à mon Dieu sans réserve, j'aurais mieux aimé mendier mon pain et mourir en criminelle. Voilà mes sentiments sans déguisement.
Ainsi je me rends ce témoignage à moi-même en la présence de mon Dieu, que je n'ai désiré plaire qu'à lui seul ; que je n'ai cherché que lui pour lui-même, et que j'abhorre mon propre intérêt plus que la mort; qu'une si longue suite de persécutions, qui n'est pas finie et qui selon toute apparence durera autant que ma vie, ne m'a jamais fait changer de sentiment ni repentir de m'être donnée à Dieu, d'avoir tout abandonné pour lui. Je me suis trouvée dans des temps où la nature en avait une surcharge affreuse; mais l'amour de Dieu et sa grâce m'ont rendu douces sans douceur les amertumes les plus amères; non que j'eusse au-dedans quelque soutien sensible, nullement, car mon cher Maître me frappait encore plus rudement que les hommes, ainsi j'étais sans soutien ni consolation aperçue de la part de Dieu et des hommes. Mais sa main invisible et insensible me soutenait : sans cela, j'eusse succombé à tant de peines. Tous vos flots, disais-je quelquefois, sont tombés sur moi, vous avez tiré contre moi toutes les flèches de votre carquois. Mais une main qu'on adore et qu'on aime ne peut donner de rudes coups, car je n'étais point affligée de ces sortes d'afflictions que l'on plaint, et qui sont honorables. Je paraissais châtiée violemment pour mes crimes, c’est ce qui faisait que chacun croyait avoir le droit de me maltraiter et croyait rendre un grand service à Dieu.
Il me semble que je compris alors que c'était la manière dont Jésus-Christ avait souffert. Les souffrances et la mort de saint Jean lui ont été glorieuses, mais celles de Jésus-Christ ont été pleines de confusion, il a été mis au rang des malfaiteurs, et il sera toujours vrai de dire qu'il a été condamné par le souverain Pontife, par les princes des prêtres, les docteurs de la loi, des juges mêmes qui n'étaient pas de leur nation, députés des Romains qui se piquaient de rendre la justice. Heureux ceux qui souffrent avec toutes ces circonstances, qui ont tant de rapport aux souffrances de Jésus-Christ, lequel était encore frappé de Dieu son Père ! Mais à qui n'a pas le goût de Jésus-Christ, que ces sortes de souffrances sont amères, et les plus amères de toutes. La condamnation des impies n'est rien, mais la condamnation des personnes estimées justes en tout paraît une condamnation faite avec connaissance de cause par des juges équitables et pleins de lumière après un examen entier.
[3.] Pour revenir à mon sujet, j'entrai dans le couvent en l'état où j'étais. J'attendis encore plus d'une heure dans le tour, transie et sans feu, parce qu'il fallait avertir M. de Meaux et faire lever les religieuses. Il y avait à leur tour un très bon garçon et qui, comme je l'ai appris depuis, était homme d'oraison. Il dit tout haut : « Il faut que cette dame soit bien à Dieu et intérieure pour attendre en l'état qu'elle est avec tant de tranquillité. » Il imprima par ce discours quelque sorte d'estime pour moi en des personnes qu'on avait si fort prévenues. M. de Meaux voulut que je changeasse de nom, afin, disait-il, qu'on ignorât que je fusse de son diocèse et qu'on ne le tourmentât pas sur mon compte. Le projet était le plus beau du monde s'il avait pu garder un secret, mais il dit à tous ceux qu'il vit que j'étais dans un tel couvent sous un tel nom. Aussitôt on envoya à la mère supérieure et aux religieuses de tous côtés des libelles anonymes contre moi. Cela n'empêcha pas la mère Picard et les religieuses de m'estimer et de m'aimer. J'étais donc venue à Meaux afin que M. de Meaux m'examinât, ainsi qu'il le disait à tout le monde et cependant il partit pour Paris le lendemain de mon arrivée et ne revint qu'à Pâques. Il ordonna qu'on me fit communier autant que les religieuses et même plus, si je voulais ; mais je n'avais garde de le faire, me conformant autant qu'il était possible à la communauté.
[4.] Il arriva dans ces entrefaites que ceux qui me persécutaient firent courir une lettre qu'ils disaient être de M. de Grenoble, où il était marqué qu'il m'avait chassée de son diocèse, que j'avais été convaincue en présence du père Richebrac, alors prieur des bénédictins [de Saint-Robert] de Grenoble, de choses horribles, quoique pourtant j'eusse des lettres de M. de Grenoble depuis mon retour qui faisaient voir tout le contraire, et qui marquaient l'estime qu'il avait pour moi. J'écrivis au père de Richebrac. Voici la réponse que j'en reçus.
Madame,
Est-il possible qu'il faille me chercher dans ma solitude pour fabriquer une calomnie contre vous, et qu'on m'en fasse l’instrument? Je ne pensai jamais à ce qu'on me fait dire, ni à faire les plaintes dont on veut que je sois l’auteur. Je déclare au contraire, et j'ai déjà déclaré plusieurs fois, que je n'ai jamais rien entendu de vous que de très chrétien et très honnête. Je me serais bien gardé de vous voir, Madame, si je vous avais crue capable de dire ce que je n'oserais pas écrire et ce que l’apôtre défend de nommer. S'il est pourtant nécessaire que je le nomme à votre décharge, je le ferai au premier avis, et je dirai nettement qu'il n'en est absolument rien, c'est-à-dire que je ne vous ai jamais ouï dire rien de semblable, ni rien qui en approche le moins du monde, et que de ma part, je n'ai rien dit qui puisse faire croire que je l'aie entendu de vous. On m'a déjà écrit là-dessus, et j'ai déjà répondu de même. Je le ferais encore mille fois si j'en étais mille fois requis. On confond deux histoires qu'il ne faudrait pas confondre. Je sais celle de la fille qui se rétracta, et vous savez de votre part, Madame, le personnage que j'y [67] fis auprès du prélat par le seul zèle de la vérité, et pour ne pas blesser ma conscience en me taisant lâchement. Je parlai pour lors librement, et je suis prêt de le faire de même si Dieu le demande à présent de moi comme pour lors. Je croirai qu'il le demande si j'en suis requis. Mais que dirai-je de plus précis que ce que je dis ici? S'il faut néanmoins quelque chose de plus, prenez la peine de me le mander et je rendrai témoignage à la vérité. C'est dans cette disposition que je suis sincèrement en Notre Seigneur en vous demandant auprès de lui vos prières, Madame, votre très humble et très obéissant serviteur.
F. Richebrac. A Blois, ce 14 avril 1695.
[5.] M. de Grenoble écrivit en même temps à celui qui avait fait courir cette lettre prétendue, c'était le curé de Saint-Jacques-du-Haut-Pas, d'une manière à lui faire sentir combien il était indigné qu'on le rendît l'auteur de pareilles calomnies. En effet comment aurait-il pu accorder les horreurs qu'elle supposait dans le temps de mon séjour à Grenoble avec les lettres qu'il avait écrites en ma faveur à messieurs ses frères à Paris pour leur recommander mes intérêts plus d'un an après que je fus sortie de son diocèse ? Voici la copie de celle qui était pour M. le lieutenant civil qu'il m'envoya dans la lettre qu'il me fit l'honneur de m'écrire :
Je ne saurais refuser à la vertu et à la piété de Mme de la Mothe-Guyon la recommandation qu'elle exige que je vous fasse, Monsieur, en faveur de sa famille dans une affaire qui est devant vous. J'en ferais quelque scrupule si je ne connaissais pas la droiture de ses intentions et votre intégrité. Ainsi trouvez bon que je vous sollicite de lui faire toute la justice qui lui est due. Je vous le demande avec toute la cordialité avec laquelle je suis à vous.
Le cardinal Camus. A Grenoble, 28 janvier 1688.
Voici celle qu'il m'écrivait :
Madame, je souhaiterais d'avoir plus souvent que je n'ai, des occasions de vous faire connaître combien vos intérêts temporels et spirituels me sont chers. Je bénis Dieu que vous vous soyez bien trouvée des avis que je vous ai donnés pour ceux-ci, je n'oublie rien pour engager M. le lieutenant civil à vous rendre la justice qui vous est due pour les premiers, vous priant de croire que vous me trouverez toujours disposé à vous marquer par tout que je suis véritablement, Madame, votre très affectionné [68] serviteur,
Le cardinal Camus. Grenoble, 28 janvier 1688.
[6.] Cependant rien ne contribua plus au décri général que cette autre lettre prétendue de M. de Grenoble. Car comment démentir un témoignage pareil à celui du curé de Saint Jacques, si connu dans ce temps-là par ses liaisons avec un si grand nombre de gens de mérite à qui il avait donné copie de cette lettre, au point qu'en quinze jours de temps, tout Paris en fut rempli? M. de Meaux, qui en avait une copie comme les autres, fut étrangement surpris de la réponse du père de Richebrac aussi bien que des lettres de M. de Grenoble que je lui fis voir. Il se récria sur la noirceur de cette calomnie. Il avait de bons moments, qui étaient ensuite détruits par les personnes qui le poussaient contre moi et par son propre intérêt.
[7.] Un curé de Paris fit une autre histoire bien épouvantable et bien ridicule. Il alla chez une personne des plus qualifiées et, parlant de moi, il dit que j'avais ôté une femme à son mari, homme de qualité, et l'avais fait épouser à son curé. On le pressa fort de dire comment cela se pouvait faire, il assura toujours que rien n'était plus vrai. Ce seigneur et sa femme n'en doutèrent plus, et le dirent aussitôt à un de leurs amis qui alla les voir et qui me connaissait. La chose lui parut d'abord incroyable, mais ils lui soutirent si fortement que le curé les en avait assurés, qu'il eut la curiosité de s'en éclaircir, bien déterminé à ne me voir de ses jours si la chose était. Il alla trouver ce curé, il l'interrogea sur mon compte et le pressa fort. Enfin ce curé lui dit que j'étais capable de cela et de pis encore. Ce Monsieur lui dit : « Mais, Monsieur, je ne vous demande pas de quoi elle est capable, vous ne la connaissez pas, mais je vous demande s'il est vrai qu'elle ait fait cela? » Il dit que non, mais que je pouvais faire pis. Le curé ne m'avait jamais vue, ainsi ce jugement était étonnant. Enfin il avoua que c'était en Auvergne que cela était arrivé, (pays) que je n’avais jamais vu; je crois même qu'il dit qu'il y avait quarante ans. Cela étonna étrangement ceux à qui il avait conté cette fable lorsqu'ils en apprirent la fausseté. Je m'étonne comment on avait pu y ajouter foi. Car quelle apparence qu’un homme de qualité eût souffert impunément que sa femme l’eût quitté pour épouser son curé.
[8.] On fit encore un autre stratagème, qui fut d'envoyer à confesse à tous les curés et confesseurs de Paris, une méchante femme qui prit le nom d'une de mes filles. c’était celui de Manon autrement (appelée) Famille. Cette femme était la Gantière. Elle se confessait à plusieurs en un jour afin de n'en point laisser échapper. Elle leur disait qu'elle m'avait servi seize ou dix-sept ans, mais qu'elle m'avait quittée ne pouvant en conscience vivre avec une si méchante femme, qu'elle m'avait quittée pour mes abominations. En moins de huit jours, je fus décriée par tout Paris, et je passai sans contredit pour la plus méchante personne du monde.
Ceux qui le disaient de la sorte croyaient en être bien instruits, et le savoir par une voie très sûre. Il arriva que Manon, cette fille qui me servait, fut à confesse à un chanoine de Notre-Dame. Elle lui parla des peines qu'on faisait à sa maîtresse, qui était, disait-elle, très innocente. Le chanoine la pria de lui dire son nom : elle le lui dit. Il lui répliqua : « Vous me surprenez étrangement, car il en est venue une qui ne vous ressemble point du tout qui se dit être vous et qui m'a dit des choses horribles. » Elle le désabusa et lui fit voir la noirceur de ce procédé. Il arriva la même chose à quatre ou cinq autres. Mais pouvait-elle désabuser tous les confesseurs, et je ne voulus jamais souffrir qu'elle se servît de la confession pour faire connaître la vérité, laissant le tout à Dieu et ne voulant perdre aucune des croix et des humiliations qu'il m'a lui-même choisies. Parmi tant de traverses, je n'ai point été sans maladies ni douleurs fort aiguës.
[9.] Je fus donc tout le temps depuis mon arrivée à Meaux jusqu’à Pâques sans voir M. de Meaux, qui ne revint de Paris que pour cette fête. J'étais encore fort malade. Il entra dans ma chambre et la première chose qu'il me dit était que j'avais beaucoup d'ennemis et que tout était déchaîné contre moi. Il m'apporta les articles composés à Issy. Je lui demandai l'explication de quelques endroits et je les signai. Je me trouvai beaucoup plus mal ensuite. Il revint le jour de l'Annonciation, qui avait été remis après Pâques. Comme j'ai une très grande dévotion au Verbe Incarné et que les religieuses achevaient de brûler le cierge triangulaire devant l’image de l'Enfant Jésus, durant qu'elles chantaient un motet en musique, M. de Meaux entra. Il demanda ce que c'était que cette musique dans mon cabinet. Elles lui répondirent que comme j'avais une très grande dévotion au Verbe Incarné, je les avais fait régaler ce jour-là et qu'elles étaient venues me remercier et chanter ce motet en l'honneur du Verbe Incarné. Elles étaient à peine hors de ma chambre qu'il vint vers mon lit et me dit qu'il voulait que je lui signasse tout à l'heure que je ne croyais pas au Verbe Incarné. Plusieurs religieuses, qui étaient dans l'antichambre près de ma porte, l'entendirent bien. Je tombai de mon haut à une pareille proposition. Je lui dis que je ne savais point signer de faussetés. Il répéta qu'il me le ferait bien faire. Je lui répondis que je savais souffrir, par la grâce de Dieu, que je savais mourir, mais que je ne savais point signer de faussetés. Il me répondit qu'il m'en priait et que si je faisais cela il rétablirait ma réputation qu'on tâchait de déchirer ; qu'il dirait de moi tous les biens du monde. Je lui répondis que c'était à Dieu à prendre soin de ma réputation s'il l'avait agréable, et à moi à soutenir ma foi au péril de ma vie. Voyant qu'il ne gagnait rien, il se retira.
[10.] J'ai cette obligation à la mère Picard et à la communauté, qu'il n'y eut point de témoignage avantageux qu'elles ne lui rendissent de moi. En voici un qu'elles me donnèrent par écrit :
Nous, soussignées supérieure et religieuses de la Visitation de Sainte-Marie de Meaux, certifions que Mme Guyon ayant demeuré dans notre maison par l'ordre et la permission de Mgr l'évêque de Meaux, notre illustre prélat et supérieur, l’espace de six mois, elle ne nous a donné aucun sujet de trouble ni de peine, mais bien de grande édification, n'ayant jamais parlé à personne du dedans ni du dehors qu'avec une permission particulière, n'ayant en outre reçu ni écrit que selon que Mgr lui a permis, ayant remarqué en toute sa conduite et en toutes ses paroles une grande régularité, simplicité, sincérité, humilité, mortification, douceur et patience chrétienne, et une vraie dévotion et estime de tout ce qui est de la foi, surtout au mystère de l’Incarnation et de la sainte Enfance de Notre Seigneur Jésus-Christ. Que si la-dite dame voulait choisir notre maison pour y vivre le reste de ses jours dans la retraite, notre communauté se tiendrait à faveur et satisfaction. Cette protestation est simple et sincère, sans autre vue ni pensée que de rendre témoignage à la vérité.
Fait le 7 juillet 1695, et signé, Soeur Françoise Elizabeth Le Picard, supérieure, Soeur Magdelaine Aimée Gueton, Soeur Claude Marie Amoury.
[11.] Lorsqu'elles lui parlaient de3084 moi, il répondait : « Je ne vois en elle, tout comme vous, que du bien, mais ses ennemis me tourmentent et veulent trouver du mal en elle. » Il écrivit un jour à la mère Picard qu'il avait examiné mes écrits avec grand soin, qu'il n'y avait rien trouvé que quelques termes qui n'étaient pas dans toute la rigueur de la théologie, mais qu’une femme n'était point obligée d'être théologienne. La mère Le Picard me montra cette lettre pour me consoler et je jure devant Dieu que je n'écris rien que de très véritable.
[l.] A quelques jours de là, M. de Meaux revint. Il m'apporta un papier écrit de sa main, qui n'était qu'une profession de foi comme j'avais toujours été catholique, apostolique et romaine, et une soumission à l'Eglise de mes livres. Ce que j'aurais fait de moi-même quand on ne le m'aurait pas demandé. Et ensuite il m'en lut un autre qu'il devait, disait-il, me donner, qui était un certificat tel qu'il me donna longtemps après, et même plus avantageux. Comme j'étais trop malade pour pouvoir transcrire cette soumission qui était écrite de sa main, il me dit de la faire transcrire par une religieuse et que je la signasse. Il remporta son certificat pour le mettre au net, à ce qu'il disait, et il m'assura qu'en lui donnant l'un, il me donnerait l'autre ; qu'il me voulait traiter comme sa soeur et qu'il serait un fripon s'il ne le faisait pas. Ce procédé si honnête me charma. Je lui dis que je m'étais mise entre ses mains non seulement comme entre les mains d'un évêque, mais comme en celles d'un homme d'honneur. Qui n'eût pas cru qu'il eût effectué tout cela?
[2.] Je me trouvai si mal après son départ, parce que j'avais un peu parlé et que j'étais extrêmement faible, qu'il fallut me faire revenir avec des eaux cordiales. La supérieure, craignant que s'il revenait le lendemain, cela ne me fit mourir, le pria, par écrit, de me laisser ce jour de repos, mais il ne le voulut pas; au contraire, il vint ce jour-là même, et me demanda si j'avais signé l'écrit qu'il m'avait laissé, et ouvrant un portefeuille bleu qui fermait à clef, il me dit : « Voilà mon certificat, où est votre soumission? » Il tenait un papier en disant cela. Je lui montrai ma soumission, qui était sur mon lit, et que je n'avais pas la force de lui donner. Il la prit, je ne doutai point qu'il ne m'allât donner le sien, point du tout, il renferma le tout dans son portefeuille et me dit qu'il ne me donnerait rien, que je n'étais pas au bout, qu'il m'allait bien tourmenter davantage et qu'il voulait bien d'autres signatures, entre autres celle que je ne croyais pas au Verbe Incarné. Jugez de ma surprise. Je restai sans force et sans parole, il s'enfuit. Les religieuses furent épouvantées d'un tour pareil, car rien ne l'obligeait à me promettre un certificat. Je ne lui en avais point demandé. Ce fut alors que je fis des protestations qui sont paraphées d'un notaire de Meaux, l'ayant demandé sous prétexte de testament.
[3.] A3086 quelque temps de là, ce prélat me vint revoir. Il me demanda de signer sa lettre pastorale et d'avouer que j'ai eu les erreurs qui y sont condamnées. Je tâchai de lui faire voir que ce que je lui avais donné comprenait toute sorte de soumission et que, quoique dans cette lettre il m'eût mise au rang des malfaiteurs, je tâchais d'honorer cet état de Jésus-Christ sans me plaindre. Il me dit : « Mais vous m'avez promis de vous soumettre à ma condamnation. - Je le fais de tout mon coeur, Mgr, lui répondis-je, et je ne prends non plus d'intérêt à ces petits livres que si je ne les avais pas écrits. Je ne sortirai jamais, s'il plaît à Dieu, de la soumission et du respect que je vous dois de quelque manière que les choses tournent; mais Mgr, vous m'avez promis une décharge. - Je vous la donnerai lorsque vous ferez ce que je veux, me dit-il. - Monseigneur, vous me fites l'honneur de me dire qu'en vous donnant signé cet acte de soumission que vous m'aviez dicté, vous me donneriez ma décharge. - Ce sont, dit-il, des paroles qui échappent avant que d'avoir mûrement pensé à ce qu'on peut et doit faire. - Ce n'est pas pour vous faire des plaintes que je vous dis cela, Monseigneur, mais pour vous faire souvenir que vous me la promîtes, et pour vous faire voir ma soumission, je veux bien écrire au bas de votre lettre pastorale tout ce que j'y puis mettre. »
Après l'avoir fait et qu'il l'eut lu, il me dit qu'il le trouvait assez bien, puis après l'avoir mis dans sa poche il me dit : « Il ne s'agit pas de cela, vous ne dites point que vous êtes formellement hérétique et je veux que vous le déclariez et aussi que la lettre est très juste et que vous reconnaissez avoir été dans toutes les erreurs qu'elle condamne. » Je lui répondis : « Je crois, Monseigneur, que c'est pour m'éprouver que vous dites cela, car je ne me persuaderai jamais qu'un prélat, si plein de piété et d'honneur, voulût se servir de la bonne foi avec laquelle je suis venue me mettre dans son diocèse, pour me faire faire des choses que je ne puis faire en conscience. J'ai cru trouver en vous un père, je vous conjure que je ne sois point trompée en mon attente. - Je suis Père de l'Eglise, me dit-il, mais enfin il n'est point question de parole. Si vous ne signez ce que je veux, je viendrai avec des témoins et après vous avoir admonestée devant eux, je vous déférerai à l'Eglise, et nous vous retrancherons, comme il est dit dans l'Evangile. - Monseigneur, lui répondis-je, je n'ai que mon Dieu pour témoin : je suis préparée à tout souffrir et j'espère que Dieu me fera la grâce de ne rien faire contre ma conscience, sans sortir jamais du respect que je vous dois. » Il voulut encore, dans la même conversation, m'obliger à déclarer que je reconnaissais qu'il y a des erreurs dans le livre latin du père La Combe, et déclarer en même temps que je ne l'avais pas lu.
[4.] Les bonnes filles qui voyaient une partie des violences et des emportements de M. de Meaux, n'en pouvaient revenir; et la mère Le Picard me disait que ma trop grande douceur le rendait hardi à me maltraiter, parce que son caractère d'esprit était tel qu'il en usait ordinairement de la sorte avec les gens doux, et qu'il pliait avec les gens hauts. Cependant je ne changeai jamais de conduite et j'aimai mieux prendre le parti de souffrir, que de m'écarter en rien du respect que je devais à son caractère. Je m'assure que toutes les personnes qui ont su que j'avais été à Meaux, ont cru deux choses également fausses : l'une que j'y étais par ordre du roi, et c'était de moi-même; l'autre, qu'en six mois que j'y ai été, M. de Meaux m'avait interrogée diverses fois pour savoir ma pensée sur l'intérieur, quelle était ma manière d'oraison, ou sur l'amour de Dieu. Point du tout, il ne m'a jamais parlé de ces choses. Lorsqu'il venait, c'était, disait-il, mes ennemis qui lui disaient de me tourmenter; qu'il était content de moi. D'autres fois, il venait plein de fureur me demander cette
signature qu’il savait bien que je ne donnerais pas, il me faisait menacer de tout ce qu’on m’a fait depuis; il ne prétendait pas, disait-il, perdre sa fortune pour moi, et mille autres choses. Après ces feux il retournait à Paris et il était du temps sans revenir.
[5.] Enfin après avoir été six mois à Meaux, il me donna de lui-même un certificat et ne me demanda plus d'autre signature. Ce qui est étonnant est que, dans le temps qu'il était le plus emporté contre moi, il me disait, que si je voulais venir demeurer dans son diocèse, je lui ferais plaisir, qu'il voulait écrire sur l'intérieur, et que Dieu m'avait donné sur cela des lumières très sûres. Il avait vu cette Vie, dont il a tant parlé, il ne me témoigna jamais qu'il y eût trouvé à redire; tout cela n'est arrivé que depuis que j'ai cessé de le voir, où il a vu dans cette Vie (qu'il n'avait plus) ce qu'il n'y avait point vu en la lisant. Peu avant que je sortisse de Meaux, il témoigna à M. de Paris et à Mgr l'archevêque de Sens combien il était content et édifié de moi. Il nous prêcha le jour de la Visitation de la Vierge, qui est une des principales fêtes de ce monastère ; il y dit la messe et souhaita que je communiasse de sa main. Il fit au milieu de la messe un sermon étonnant sur l'intérieur. Il avança des choses cent fois plus fortes que je n’en ai jamais avancé3088. Il dit qu'il n'était pas maître de lui au milieu de ces redoutables mystères, qu'il était obligé de dire la vérité et de ne la point dissimuler, qu'il fallait que cet aveu de la vérité fût nécessaire, puisque Dieu le lui faisait faire comme malgré lui. La supérieure le fut saluer après son sermon et lui demanda comment il pouvait me tourmenter pensant ce qu'il pensait. Il lui répondit que ce n'était pas lui, que c'était mes ennemis. Je sortis peu après de Meaux. Mais ma sortie a été racontée avec trop de malignité pour n'en pas expliquer toutes les circonstances.
[6.] Comme il y avait six mois que j'étais à Meaux, où je ne m'étais engagée d'y rester que trois, d'ailleurs ma santé étant très mauvaise, je demandai à M. de Meaux s'il était content et s'il ne désirait rien de moi davantage. Il me dit que non. Je lui dis que je m'en irais donc, parce que j'avais besoin d'aller à Bourbon. Je lui demandai s'il trouverait bon que je vinsse finir mes jours chez ces bonnes religieuses, car elles m'aimaient beaucoup et je les aimais assez, quoique l'air m'y fût très mauvais. Il en fut très content, et me dit qu'il me recevrait toujours avec plaisir, que les religieuses étaient très contentes et très édifiées de moi et que, pour lui, il s'en retournait à Paris. Je lui dis que ma fille, ou quelques dames de mes amies, me viendraient quérir. Il se tourna vers la supérieure et lui dit : « Ma mère, je vous prie de bien recevoir celles qui viendront quérir Madame, soit Madame sa fille, soit des dames de ses amies, de les loger et coucher dans votre maison, et de les y garder tant qu'elles voudront. » On sait assez quelle est la dépendance des religieuses de Sainte-Marie pour leur évêque et leur exactitude à suivre à la lettre tout ce qu'il leur ordonne, sans outrepasser la moindre chose. Deux dames vinrent donc me quérir. Elles arrivèrent pour le dîner ; elles dînèrent, soupèrent et couchèrent, et dînèrent encore le lendemain au couvent, puis sur les trois heures nous sortîmes.
[7.] A peine fus-je arrivée, que M. de Meaux se repentit de m'avoir laissé aller de son diocèse. Ce qui le fit changer, comme l'on a su depuis, c'est qu'ayant rendu compte à Mme de Maintenon des termes dans lesquels cette affaire était finie, elle lui témoigna qu'elle était peu contente de l'attestation qu'il m'avait donnée; que cela ne finissait rien et ferait même un effet contraire à ce que l'on s'était proposé, qui était de détromper les personnes qui étaient prévenues en ma faveur.
Il crut donc qu'en me perdant, il perdait toutes les espérances dont il s'était flatté. Il me récrivit de revenir dans son diocèse, et je reçus en même temps une lettre de la supérieure qu'il était plus résolu que jamais de me tourmenter; que, quelque désir qu'elle eût de me ravoir, elle était obligée de me faire savoir les sentiments de M. de Meaux conformes à ce que je savais. Ce que je savais, c'est qu'il établissait une haute fortune sur la persécution qu'il me ferait et comme il en voulait à une personne fort au-dessus de moi ; il crut qu'en lui échappant, tout lui échappait.
La mère Le Picard, en m'envoyant la lettre dont je viens de parler, m'envoya une nouvelle attestation de M. de Meaux, si différente de la première, qu'il voulait que je lui renvoyasse, que je jugeai dès lors que je n'avais nulle justice à espérer de ce prélat. En effet dès qu’il fut retourné à Paris, et qu’il eut rendu compte aux personnes qui me poussaient des termes où il en était demeuré avec moi, on lui fit tellement sentir qu’on n’était pas content de son procédé, et qu’on attendait de lui tout autre chose qu’une justification telle que l’attestation qu’il m’avait donnée serait capable de me procurer dans la suite, qu’il résolut à quelque prix que ce fût de la retirer et d’en substituer une autre à la place. Il lui avait écrit de retirer cette première attestation, et de me donner la dernière; et que si j'étais partie de Meaux, elle me la fit tenir incessament afin qu'il eût de même la première qu'il m'avait donnée. La mère, qui vit bien par tous les traitements passés à quoi j'allais être exposée si je retombais entre les mains de M. de Meaux, m'en fit assez entendre par sa lettre pour me porter à éviter à l'avenir toute discussion avec lui. Cependant, pour garder avec lui les mesures de la bienséance dont je ne m'étais jamais écartée, je répondis à la mère supérieure, sans me plaindre d'un procédé si bizarre et si rempli d'injustice, que j'avais remis entre les mains de ma famille ce que me redemandait M. de Meaux ; qu'après toutes les choses passées elle avait un intérêt si grand à une pièce de cette nature, qui faisait ma justification, qu'il était à croire qu'elle ne voudrait pas s'en dessaisir, d'autant plus que ce qu'elle me renvoyait de la part du prélat, non seulement ne servait de rien à ma justification, mais de plus, semblait appuyer tout ce qui avait été dit contre moi en ne disant rien de contraire.
[8.] Voici la copie de la dite première attestation:
Nous, évêque de Meaux, certifions à qui il appartiendra, qu’au moyen des déclarations et soumissions de Madame Guyon, que nous avons par devers nous, souscrites de sa main, et des défenses par elle acceptées avec soumission, d'écrire, enseigner, dogmatiser dans l'Église, ou de répandre ses livres imprimés ou manuscrits, ou de conduire les âmes dans les voies de l'oraison ou autrement, ensemble du bon témoignage qu'on nous en a rendu depuis six mois qu'elle est dans notre diocèse et dans le monastère de Sainte-Marie, nous sommes demeurés satisfaits de sa conduite, et lui avons continué la participation des saints sacrements dans laquelle nous l'avons trouvée ; déclarons en outre que nous ne l'avons trouvée impliquée en aucune sorte dans les abominations de Molinos ou autres condamnées ailleurs, ni n'avons entendu la comprendre dans la mention qui en a été par nous faite dans notre ordonnance du 16 avril 1695. Donné à Meaux, le 1er juillet 1695.
J. BÉNIGNE, E. de Meaux.
(Par Monseigneur, LEDIEU).
Voici la copie de la seconde :
Nous, évêque de Meaux, avons reçu les présentes soumissions et déclarations de ladite Dame G(uyon), tant celle du 15 avril 1695 que celle du 1er juillet de la même année, et lui en avons donné acte pour lui valoir ce que de raison ; déclarant que nous l'avons toujours reçue et la recevons sans difficulté à la participation des saints sacrements dans laquelle nous l'avons trouvée; ainsi que sa soumission et [protestation de] sincère obéissance, et avant et depuis le temps qu'elle est dans notre diocèse ; y joint la déclaration authentique de sa foi, avec le témoignage qu'on nous a rendu et qu'on nous rend de sa bonne conduite depuis six mois qu'elle est audit monastère, le requéraient. Nous lui avons enjoint de faire en temps convenable les demandes et autres actes que nous avons marqués dans lesdits articles par elle souscrits, comme essentiels à la piété et expressément commandés de Dieu, sans qu'aucun fidèle s'en puisse dispenser sous prétexte d'autres actes prétendus plus parfaits ou éminents, ni autres prétextes quels qu'ils soient ; et lui avons fait itératives défenses, tant comme évêque diocésain qu'en vertu de l'obéissance qu'elle nous a promise volontairement comme dessus, d'écrire, enseigner ou dogmatiser dans l'Église, ou d'y répandre ses livres imprimés ou manuscrits, ou de conduire les âmes dans les voies de l'oraison ou autrement ; à quoi elle s'est soumise de nouveau, nous déclarant qu'elle faisait lesdits actes. Donné à Meaux audit monastère, les jour et an que dessus.
J. Bénigne, Evêque de Meaux.
[9.] On3093 peut juger par la vivacité de M. de Meaux et par les espérances qu'il avait conçues de l'effet que produisit en lui un tel refus. Il débita que j'avais sauté les murailles du couvent pour m'enfuir. Outre que je saute fort mal, c'est que toutes les religieuses étaient témoins du contraire. Cependant cela a si fort couru que bien des gens le croient encore. Un procédé de cette nature ne me permettait plus de m'abandonner à la discrétion de M. de Meaux, et comme on me fit entendre qu'on allait pousser les choses aux dernières violences, je crus devoir abandonner à Dieu tout ce qui pourrait arriver et cependant prendre les mesures de prudence pour éviter l'effet des menaces qu'on me faisait de toutes parts. J'avais bien des lieux de retraite, mais je n'en voulus accepter aucun pour n'embarrasser personne et pour ne point commettre mes amis et ma famille, à qui on aurait pu attribuer mon évasion. Je pris la résolution de ne point quitter Paris, d'y demeurer en quelque lieu à l'écart avec mes femmes, qui étaient très sûres, et de me dérober généralement à la vue de tout le monde. Je restai de cette manière environ cinq ou six mois. Je passais les jours seule, à lire, à prier Dieu, à travailler. Mais sur la fin de l'année 1695, je fus arrêtée, toute malade que j'étais, et conduite à Vincennes. Je fus trois jours en séquestre chez Desgrez, qui m'avait arrêtée, parce que le roi, plein de justice et de bonté, ne voulait point consentir qu'on me mît en prison, disant plusieurs fois qu'un couvent suffisait. On trompa sa justice par de plus fortes calomnies, on me peignit à ses yeux avec des couleurs si noires, qu'on lui fit même scrupule de sa bonté et de son équité, il consentit donc qu'on me menât à Vincennes.
[l.] Je ne parlerai point ici de cette longue persécution, qui a fait tant de bruit, par une suite de dix années de prisons de toutes espèces, et d'un exil à peu près aussi long, et qui n'est pas encore fini, par les traverses, les calomnies et toutes sortes de souffrances telles qu'on les peut imaginer. Il y a des faits trop odieux, de la part de diverses personnes, que la charité me fait couvrir, et c'est en ce sens que la charité couvre la multitude des iniquités, d’autres [de la part ce ceux] qui ayant été séduits par des personnes mal intentionnées et qui me sont respectables par leur piété et par d'autres raisons, quoiqu'ils aient marqué un zèle trop amer pour des choses dont ils n'avaient pas une véritable connaissance. Je me tais, des uns par respect, et des autres par charité. Ce que je puis dire, c'est que par une si longue suite de croix dont ma vie a été remplie, on peut juger que les plus grandes étaient réservées pour la fin, et que Dieu, qui ne m'a point rejetée par un effet de sa bonté, n'avait garde de laisser la fin de ma vie sans une plus grande conformité avec Jésus-Christ. Il a été traduit devant toutes sortes de tribunaux : il m'a fait la grâce de l'être de même. Il a souffert les derniers outrages sans s'en plaindre : il m'a fait la miséricorde d'en user ainsi. Comment aurais-je pu faire autrement dans la vue qu'il me donnait de son amour et de sa bonté? Dans cette ressemblance avec Jésus-Christ, je regardais comme faveurs ce que le monde regardait comme persécutions étranges. La paix et la joie du dedans m'empêchaient de voir autrement les plus violents persécuteurs que comme des instruments de la justice de mon Dieu, qui m'a toujours été si adorable et si aimable. J'étais donc dans la prison comme dans un lieu de délices et de rafraîchissement, cette privation générale de toutes les créatures me donnant plus de lieu d'être seule à seul avec Dieu, et la privation des choses qui paraissent les plus nécessaires me faisant goûter une pauvreté extérieure que je n'aurais pu goûter autrement.
Ainsi j'ai regardé tous ces grands maux apparents, ce décri si universel, comme le plus grand de tous les biens. Il me semblait que c'était l'ouvrage de la main de Dieu qui voulait couvrir son tabernacle de peaux de bêtes pour le cacher aux yeux de ceux à qui il ne voulait pas le manifester.
[2.] J'ai porté des langueurs mortelles, des maladies accablantes et douloureuses sans soulagement. Dieu ne se contentant pas de cela, m'abandonna au-dedans aux plus grandes désolations pendant quelques mois; de sorte que je ne pouvais dire que ces seules paroles : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'avez-vous abandonnée ? Ce fut dans ce temps que je fus portée à me mettre du parti de Dieu contre moi-même, et à faire toutes les austérités dont je pus m'aviser. Voyant Dieu et toutes les créatures contre moi, j'étais ravie d'être de leur parti contre moi-même. Comment pourrais-je me plaindre de ce que j'ai souffert avec un amour si détaché de tout propre intérêt ? M'intéresserais-je à présent pour moi-même après avoir fait un sacrifice si entier de ce moi et de tout ce qui le regarde? J'aime donc mieux consacrer toutes ces souffrances par le silence. Si Dieu permettait qu'un jour, pour sa gloire, il en fût su quelque chose, j'adorerais ses jugements; mais pour moi, mon parti est pris pour ce qui me regarde personnellement.
[3.] A l'égard de l'oraison, je dois toujours protester de la vérité de ses voies. J'ai défendu mon innocence avec assez de fermeté et de vérité pour ne laisser aucun doute dans les esprits que les calomnies que l'on fait sur les personnes dont l'oraison est véritable et l'amour sincère, sont fausses, et leurs discours téméraires et contraires à toute sorte de vérité et de justice. Plus la calomnie est forte, plus le cœur qui aime Dieu, et à qui la conscience ne reproche rien, est heureux et content. Il semble que la persécution et la calomnie sont un poids qui enfonce toujours plus l'âme en Dieu et lui font goûter un bonheur inestimable. Que lui importe que toutes les créatures soient déchaînées contre elle quand elle est seule à seul avec son Dieu, et qu'elle lui donne un témoignage solide de son amour? Car lorsque Dieu nous comble de bienfaits, c'est lui qui nous donne des marques du sien, mais lorsque nous souffrons ce qui est mille fois plus terrible que la mort, nous lui donnons des témoignages de la fidélité du nôtre. Ainsi comme il n'y a point d'autre moyen de témoigner à Dieu que nous l'aimons qu'en portant pour son amour les peines les plus terribles, nous lui sommes infiniment redevables lorsqu'il nous en donne les moyens.
[4.] Mais peut-être sera-t-on surpris que, ne voulant écrire aucun détail des plus grandes et des plus fortes croix de ma vie, j'en aie écrit de celles qui le sont bien moins. Quelques raisons m'ont portée à cela. J'ai cru devoir toucher quelque chose des croix de ma jeunesse, pour faire comprendre la conduite crucifiante que Dieu a toujours tenue sur moi. A l'égard des autres endroits qui regardent un état de ma vie plus avancé, comme les calomnies ne me regardaient pas seule, j'ai cru être obligée en conscience de faire des détails de certains faits pour en découvrir non seulement la fausseté, mais aussi la conduite de ceux par qui ils ont passé, et qui ont été les véritables auteurs de ces persécutions, dont je n'ai été que l'objet accidentel, particulièrement dans les derniers temps, puisque véritablement l’on ne m'a persécutée de la sorte que pour y envelopper des personnes d'un grand mérite qui se trouvaient hors de prise par elles-mêmes, et qu'on ne pouvait attaquer personnellement qu'en confondant leurs affaires avec les miennes. J'ai pensé donc que je devais m'étendre un peu plus en détail sur ce qui avait rapport à ces sortes de faits, et d'autant plus que, s'agissant de ma foi, que l'on voulait pour cela rendre suspecte, il me paraissait de conséquence de faire en même temps connaître combien j'ai toujours été éloignée des sentiments que l'on a voulu m'imputer. J'ai cru le devoir à la religion, à la piété, à mes amis, à ma famille et à moi-même. Mais pour les mauvais traitements personnels, j'ai cru les devoir sacrifier et sanctifier par un profond silence, ainsi que je l'ai marqué ci-devant.
[5.] Je dirai seulement, comme en passant, quelque chose des dispositions dans lesquelles je me suis trouvée dans les différents temps de ma prison. Pendant le temps que je fus à Vincennes et que M. de la Reynie m'interrogea, je restai dans une grande paix, très contente d'y passer ma vie si telle était la volonté de Dieu. Je faisais des Cantiques…
… Dieu n'a point prétendu nous tendre des pièges en nous disant cela et en nous enseignant à ne point préméditer nos réponses.
[7.] Lorsque les choses furent portées à de plus grandes extrémités (j'étais alors dans la Bastille), et que j'appris le décri et le déchaînement horrible où l'on était contre moi, je vous disais : « O mon Dieu, si vous me voulez rendre un nouveau spectacle aux hommes et aux anges, que votre sainte volonté soit faite. Tout ce que je vous demande est que vous sauviez ceux qui sont à vous, et de ne pas permettre qu'ils s'en séparent. Que les puissances, les principautés, l’épée, etc. ne nous séparent jamais de la charité de Dieu qui est en Jésus-Christ. Pour mon fait particulier, que m'importe ce que les hommes pensent de moi, qu'importe ce qu'ils me fassent souffrir, puisqu'ils ne peuvent me séparer de Jésus-Christ, qui est gravé dans le fond de mon cœur. Si je déplais à Jésus-Christ, quand je plairais à tous les hommes, ce me serait moins que la boue. Que tous les hommes donc me méprisent et me haïssent pourvu que je lui sois agréable. Leurs coups poliront ce qui est défectueux en moi, afin que je puisse être présentée à celui pour lequel je meurs tous les jours jusqu'à ce qu'il vienne consommer cette mort, » et je vous priais, ô mon Dieu, de me rendre une hostie pure et nette en votre sang afin de vous être bientôt offerte.
D'autres fois il semblait que Dieu se mît du parti des hommes pour me faire souffrir davantage. J'étais encore plus exercée au-dedans qu'au-dehors. Tout était contre moi. Je voyais tous les hommes unis pour me tourmenter et me surprendre, tout l'artifice et toute la subtilité d'esprit de gens qui en ont beaucoup et qui s'étudiaient à cela, et moi seule et sans recours, sentant sur moi la main appesantie de Dieu, qui semblait m'abandonner à moi-même et à ma propre obscurité ; un délaissement entier au-dedans, sans pouvoir m'aider de mon esprit naturel, dont toute la vivacité était amortie depuis si longtemps que j'avais cessé d'en faire usage pour me laisser conduire à un esprit supérieur, ayant travaillé toute ma vie à soumettre mon esprit à Jésus-Christ et ma raison à sa conduite. Mais dans tout ce temps, je ne pouvais m'aider ni de ma raison, ni d'aucun soutien intérieur, car j'étais comme ceux qui n'ont jamais éprouvé cette conduite admirable de la bonté de Dieu et qui n'ont point d'esprit naturel. Lorsque je priais, je n'avais que des réponses de mort. Il me vint dans ce temps ce passage de David : Lorsqu'ils me persécutaient, j'affligeais mon âme par le jeûne.
Je fis donc, aussi longtemps que ma santé le permit, des jeûnes très rigoureux et des pénitences austères, mais cela me paraissait comme de la paille brûlée. Un moment de la conduite de Dieu est mille fois d'un plus grand secours.
[l.] Comme ma vie a toujours été consacrée à la croix, je ne fus pas sitôt sortie de prison et l'esprit ne commença pas plus tôt à respirer après tant de traverses, que le corps se trouva accablé par toutes sortes d'infirmités, et j'ai eu des maladies presque continuelles, qui me mettaient souvent à la mort.
Dans ces derniers temps je ne puis parler que peu ou point de mes dispositions, c’est que mon état est devenu simple et invariable.
Lorsque je parle ici d’un état fixe et permanent, ainsi que dans mes autres écrits, je [ne veux] pas parler d’un état inamissible et dont on ne puisse déchoir, je l’appelle permanent et fixe par rapport aux états qui l’ont précédé pleins de vicissitudes et de variations. Lorsque je parle de l’incarnation mystique, je crois que c’est ce que saint Paul appelle formation de Jésus-Christ en nous. Tous les états de mort, d’ensevelissement, de résurrection, de destruction du vieil homme pour être fait une nouvelle créature en Jésus-Christ, sont aussi décrits par saint Paul. Je souhaite que cela serve aux âmes petites et humbles qui pourront connaître par leur expérience que les états décrits sont véritables. Que ceux qui ne se veulent pas laisser conduire, gouverner, animer par Jésus-Christ les laissent pour ce qu’ils sont, et qu’ils ne donnent pas comme dit St Jude des malédictions, qu’ils ne blasphèment pas contre des mystères qu’ils n’entendent pas.
Le fond de cet état est un anéantissement profond, ne trouvant rien en moi de nominable. Tout ce que je sais, c'est que Dieu est infiniment saint, juste, bon, heureux ; qu'il renferme en soi tous les biens, et moi toutes les misères. Je ne vois rien au-dessous de moi, ni rien de plus indigne que moi. Je reconnais que Dieu m'a fait des grâces capables de sauver un monde, et que peut-être j'ai tout payé d'ingratitude. Je dis peut-être, car rien ne subsiste en moi, ni bien, ni mal. Le bien est en Dieu, je n'ai pour partage que le rien. Que puis-je dire d'un état toujours le même, sans vue ni variation ? Car la sécheresse, si j'en ai, est égale pour moi à l'état le plus satisfaisant. Tout est perdu dans l'immense, et je ne puis ni vouloir, ni penser. Si l’on croit quelque bien en moi, l’on se trompe, et l’on fait tort à Dieu. Tout bien est en lui et pour lui. Si je pouvais avoir un contentement, c’est de ce qu’il est et qu’il sera toujours. S’il me sauve, ce sera gratuitement, car je n’ai ni mérite ni dignité.
[2.] Je suis étonnée qu'on prenne quelque confiance en ce néant ; je l'ai dit. Cependant je réponds à ce qu'on me demande sans m'embarrasser si je réponds bien ou mal. Si je dis mal, je n'en suis point surprise ; si je dis bien, je n'ai garde de me l'attribuer. Je vais sans aller, sans vues, sans savoir où je vais. Je ne veux ni aller ni m'arrêter. La volonté et les instincts sont disparus : pauvreté et nudité est mon partage. Je n'ai ni confiance ni défiance, enfin Rien, Rien. Pour peu qu'on me fasse penser en moi, je crois tromper tout le monde, et je ne sais ni comment je les trompe, ni ce que je fais pour les tromper. Il y a des temps où je voudrais, au péril de mille vies que Dieu fût connu et aimé. J'aime l'Église, tout ce qui la blesse me blesse ; je crains tout ce qui lui est contraire; mais je ne puis donner de nom à cette crainte. C'est comme un enfant à la mamelle qui, sans discerner les monstres, s'en détourne. Je ne cherche rien, mais il m'est donné sur-le-champ des expressions et des paroles très fortes ; mais si je voulais les avoir, elles m'échapperaient, et si je voulais les répéter, de même. Quand j'ai quelque chose à dire et qu'on m'interrompt, tout se perd. Je suis alors comme un enfant à qui on a pris une pomme sans qu'il s'en aperçoive, il la cherche et ne la trouve plus; je suis dépitée pour un moment de ce qu'on me l'a prise, mais je l'oublie aussitôt.
[4. nous suivons l'ordre du ms. d'Oxford ce qui déplace celui de l'éditeur Poiret] Rien de plus grand que Dieu, rien de plus petit que moi. Il est riche, je suis très pauvre, et je ne manque de rien. Je ne sens de besoin sur rien. La mort, la vie, tout est égal. L'éternité, le temps, tout est éternité, tout est Dieu. Dieu est Amour et l'amour est Dieu, et tout en Dieu et pour Dieu. Vous tireriez aussi tôt la lumière des ténèbres que quelque chose de ce néant ; c'est un chaos, sans confusion. Toutes espèces sont hors du rien et le rien n'en admet point. Les pensées ne font que passer, rien n'arrête, je ne puis rien dire de commande. Ce que j'ai dit ou écrit est passé, je ne m'en souviens plus. Cela est pour moi comme d'une autre personne. Je ne puis vouloir ni justification ni estime. Si Dieu veut l'un et l'autre, il fera ce qu'il voudra : il ne m'importe. Qu'il se glorifie par ma destruction ou en rétablissant ma réputation, l'un et l'autre est égal dans la balance.
[5.] Je ne veux pas vous tromper tous, ni ne vous tromper pas. C'est à Dieu à vous éclairer, et à vous donner du rebut ou du penchant pour ce rien qui ne sort pas de sa place. C'est un fanal vide, on peut y allumer un flambeau ? c’est un faux brillant qui peut mener au précipice ? Je n'en sais rien, Dieu le sait, ce n'est pas mon affaire, c'est à vous à faire ce discernement. Il n'y a qu'à éteindre le faux brillant, le flambeau ne s'allumera jamais par lui-même si Dieu ne l'allume. Je prie Dieu de vous éclairer toujours pour ne faire que sa volonté, car quand vous me fouleriez aux pieds, vous me feriez justice, et je n'y pourrais trouver à redire. Voilà ce que je puis dire d'un rien, que je voudrais, si je pouvais vouloir, qu'on oubliât éternellement. Si la Vie n'était pas écrite, elle courrait grand risque de ne l'être jamais, et cependant je la récrirais au moindre signal, sans savoir pourquoi, ni ce que je veux dire. O mes enfants, ouvrez vos yeux à la lumière de la vérité ! Amen.
[1.] Je dirai encore ici que Dieu me tient dans une extrême simplicité, droiture de coeur et largeur, en sorte que je n'aperçois ces choses que dans les occasions, car sans une occasion qui remue cela, je ne vois rien.
[3.] Si on disait quelque chose à mon avantage, je serais surprise, ne trouvant rien en moi. Si on me blâme, je ne sais autre chose sinon que je suis la même misère; mais je ne vois point ce qu'on y blâme, je le crois sans le voir, et tout disparaît. Si on me fait retourner sur moi, je n'y connais aucun bien. Je vois tous les biens en Dieu, je sais qu'il est principe de tout, et que sans lui je ne suis qu'une bête. Il me donne un air libre, et me fait entretenir les gens, non selon mes dispositions, mais selon ce qu'ils sont, me donnant même de l'esprit naturel avec ceux qui en ont, et cela d'un air si libre qu'ils en sont contents. Il y a certains dévots dont le langage est un bégaiement pour moi. Je ne crains point les pièges qu'ils me tendent. Je ne me précautionne sur rien, et tout va bien. On me dit quelquefois : « Prenez garde à ce que vous direz à tel et tel ! » je l'oublie aussitôt, et je ne puis prendre garde. Quelquefois on me dit : « Vous avez dit telle et telle chose, ces gens-là le peuvent mal interpréter, vous êtes trop simple. » Je le crois, mais je ne puis faire autrement que d'être simple. O prudence charnelle, que je te trouve opposée à la simplicité de Jésus-Christ ! Je te laisse à tes partisans. Pour moi, ma prudence, ma sagesse, est Jésus simple et petit. Et quand il faudrait être reine en changeant de conduite, je ne le pourrais. Quand ma simplicité me causerait toutes les peines de monde, je ne pourrais la quitter.
Je prie ceux qui liront ceci de ne point s'indisposer contre les personnes qui par un zèle peut-être trop amer, ont poussé les choses si loin contre une femme et une femme si soumise, parce que, comme dit Tauler : « Dieu voulant purifier une âme par les souffrances, il jetterait pour un temps dans les ténèbres et l'aveuglement une infinité de saints personnages, afin qu'ils préparassent ce vase d'élection par les jugements téméraires et désavantageux qu'ils porteraient contre elle dans cet état d'ignorance. Mais enfin, après avoir purifié ce vase, il lèverait le bandeau (tôt ou tard) de dessus leurs yeux, ne traitant pas avec rigueur une faute qu'ils auraient commise par une conduite cachée de sa providence admirable. Il dit bien davantage, que Dieu enverrait plutôt un ange du ciel pour disposer par les tribulations ce vase choisi, que de le laisser dans la souillure et l’impureté. »
Décembre 1709(note de fin)
(Fin de la Vie)