LES TORRENTS SPIRITUELS. TRAITÉ
Chapitre I. Divers retours de l’âme à Dieu.
Chapitre II. Voie active de la méditation.
Chapitre III. Voie passive de lumière
Chapitre IV. Voie passive en foi, premier degré
Chapitre V. Imperfections de ce premier degré. Sécheresses
Chapitre VI. Deuxième degré de la voie passive en foi.
Chapitre VIII. Troisième degré de la voie passive en foi nue
Chapitre IX. Quatrième degré de la voie passive en foi. Vie divine.
Chapitre I. Vie ressuscitée et divine
Chapitre II. Paix,et liberté divine
Chapitre IV. Mouvements tous divins. Paix inaltérable
Dans lequel sous l’emblème d’un TORRENT, on voit,
Comment Dieu, par la VOIE DE L’ORAISON passive en FOI, purifie et dispose prochainement les âmes qui doivent arriver ici à une vie nouvelle et toute divine.
Retouché & augmenté sur une Copie revue par l’Auteur.
« Mes jugements [pour purifier les âmes de leurs péchés] se manifesteront comme de l’eau, et ma justice en façon d’un gros torrent. »
Lettre de l’auteur à son confesseur servant de préambule. Vive Jésus, Marie, Joseph ! C’est en leurs noms et pour obéir à Votre Révérence, que je vais commencer à écrire ce que je ne sais pas moi-même, tâchant autant qu’il me sera possible de laisser conduire mon esprit et ma plume au mouvement de Dieu, n’en faisant point d’autre que celui de ma main. Mais comme mes infidélités, et la pente naturelle que nous avons à mêler ce qui est nôtre à ce que Dieu fait, pourrai[en]t bien m’engager, sans le vouloir, à mêler mes atomes et mes impuretés parmi les rayons divins, j’espère que Notre Seigneur vous les fera distinguer, et que cette impureté ne pouvant s’allier au soleil, servira à le mieux découvrir, et à faire connaître davantage sa pureté. Je reconnais donc que tout ce qui se trouvera de bon, sera de Notre Seigneur, n’y ayant moi-même aucune part, puisque, lorsque je commence à écrire, je ne sais point ce que je dois écrire ; et que même s’il me venait des pensées sur cela, je les regarderais comme des distractions, et l’attention que j’y ferais, comme des infidélités notables. Tout ce qui se trouvera de gâté, sera mon propre : et comme je sais que c’est à votre lumière, mon très cher Père, que ceci sera exposé, j’écris simplement et sans retour ce qui me viendra dans l’esprit, laissant à Votre Révérence le soin de séparer le vil du précieux, l’humain du divin, et l’erreur de la vérité.
Chapitre I. Divers retours de l’âme à Dieu.
1. Sitôt qu’une âme est touchée de Dieu et que son retour est véritable et sincère, après la première purgation que la confession et la contrition ont faite, Dieu lui donne un certain instinct de retourner à Lui d’une manière plus parfaite et de s’unir à Lui. Elle sent alors qu’elle n’est pas créée pour les amusements et les bagatelles du monde, mais qu’elle a un centre et une fin où il faut qu’elle tâche de retourner et hors de laquelle elle ne trouve jamais de véritable repos.
2. Cet instinct est mis dans l’âme d’une manière très forte : en quelques âmes plus, et en quelques autres moins, selon les desseins de Dieu ; mais elles ont toutes une impatience amoureuse de se purifier, et de prendre les voies et moyens nécessaires pour retourner à leur source et origine, semblables aux rivières, qui, après qu’elles sont sorties de leurs sources, ont une course continuelle pour se précipiter dans la mer. Vous voyez même que de toutes ces rivières les unes vont gravement et lentement, et les autres vont avec plus de vitesse ; mais il y a des fleuves et des torrents qui courent avec une impétuosité effroyable et que rien ne peut arrêter. Toutes les charges que vous pourriez leur donner, et les digues que vous pourriez mettre pour empêcher leur cours, ne serviraient qu’à en redoubler la violence.
3. Il en est ainsi de ces âmes. Les unes vont doucement à la perfection, et elles n’arrivent jamais à la mer, ou que très tard, se contentant de se perdre dans quelque rivière plus forte et plus rapide, qui les entraîne avec elle dans la mer ; les autres, qui sont les secondes, y vont plus fortement et plus promptement que les premières. Elles y portent même avec elles quantité de ruisseaux ; mais elles sont lentes et paresseuses en comparaison des dernières, qui se précipitent avec tant d’impétuosité, qu’elles ne sont même bonnes à guère de choses. On n’ose naviguer sur elles, ni leur confier aucune marchandise, si ce n’est en certains endroits et en certains temps. C’est une eau folle et téméraire, qui se bat contre les rochers, qui effraie de son bruit, et qui ne s’arrête à rien ; les secondes au contraire, sont plus agréables et plus utiles : leur gravité plaît, et elles sont toutes chargées de marchandises; et on y va sans crainte et sans péril.
Il faut voir avec l’aide de la grâce ces trois sortes de différentes personnes sous ces trois figures que j’ai proposées, et commencer par les premières pour heureusement finir par les dernières.
Chapitre II. Voie active de la méditation.
1. Les premières âmes sont celles qui, après leur conversion, s’adonnent à la méditation, ou aux œuvres mêmes de charité ; elles font quelques austérités extérieures ; enfin elles tâchent peu à peu de se purifier, d’essuyer certains péchés notables, et même des véniels volontaires. Elles travaillent selon leurs petites forces à avancer peu à peu, mais faiblement et petitement.
2. Comme leur source n’est pas abondante, la sécheresse les fait quasi tarir. Il y a des endroits même dans les temps d’aridité où elles se dessèchent tout à fait. Elles ne laissent pas de couler de la source ; mais c’est si faiblement qu’à peine s’en aperçoit-on. Ces rivières ne portent point ou peu de marchandises ; et si, pour le besoin public, il faut leur en faire porter, il faut en même temps que l’art supplée à la nature, et trouver le moyen de les grossir, ou par la décharge de quelques étangs, ou par le secours de quelques autres rivières de même espèce, que l’on joint et unit à elles, lesquelles rivières jointes ensemble augmentent l’eau et, se secourant les unes les autres, se mettent en état de porter quelques petits bateaux, non dans la mer, mais dans quelques-unes de ces maîtresses rivières dont nous parlerons ci-après.
3. Ces âmes-ci sont ordinairement peu appliquées au-dedans. Elles travaillent au-dehors, et ne sortent guère de la méditation, aussi ne sont-elles pas propres à de grandes choses. Elles ne portent point pour l’ordinaire de marchandises : cela veut dire qu’elles n’ont rien pour les autres ; et Dieu ne se sert ordinairement de ces âmes si ce n’est pour porter quelques petits bateaux, c’est-à-dire pour quelques œuvres de miséricorde corporelle : encore pour s’en servir, il leur faut décharger des étangs des grâces sensibles, ou les unir à quelques autres dans la religion, où plusieurs d’une grâce médiocre ne laissent pas de porter un petit bateau, non dans la mer même, qui est Dieu, où elles n’entrent jamais dans cette vie, mais bien dans l’autre.
4. Ce n’est pas que ces âmes ne se sanctifient par cette voie. Il y a même quantité de bonnes âmes qui passent pour très vertueuses, qui ne la passent pas, Dieu leur donnant des lumières conformes à leur état, et qui sont quelquefois très belles, et font l’admiration des spirituels ordinaires. Il y a même quelques-unes de ces âmes qui à la fin de leur vie reçoivent quelques lumières passives, selon la fidélité qu’elles ont eue dans leur voie ; mais pour l’ordinaire elles ne sortent point d’elles-mêmes : toutes leurs grâces et leurs lumières, étant d’une manière créée, je veux dire proportionnées à leur capacité, sont distinguées, aperçues et accompagnées de ferveurs ; et plus ces mêmes lumières sont distinguées, aperçues et accompagnées de ferveurs, plus elles s’y attachent, et ne trouvent rien de plus grand en cette vie.
5. Les plus favorisées de ces âmes pratiquent la vertu avec beaucoup de générosité. Elles ont mille inventions saintes et mille pratiques pour se porter à Dieu et pour demeurer en sa présence. Le tout cependant se fait par leurs propres efforts, aidés et secourus de la grâce. Mais dans ces âmes, leur opérer paraît excéder celui de Dieu, et celui de Dieu ne fait que concourir avec le leur.
6. Je crois que qui voudrait porter ces âmes à une oraison plus élevée n’y réussirait pas pour plusieurs raisons. La première est que, comme ces âmes n’ont rien de surnaturel qu’à mesure de leur travail, si vous leur ôtez leur travail, vous empêchez le cours des grâces, semblables à ces pompes qui ne donnent de l’eau qu’à mesure qu’elles sont agitées. Vous remarquerez même en ces âmes une grande facilité à raisonner, à s’aider de leurs puissances, une activité toujours vigoureuse et forte, un désir de faire toujours quelque chose de plus et de nouveau pour se perfectionner ; et dans les sécheresses, une anxiété pour s’en défaire, aussi bien que de leurs défauts.
7. Ces âmes ont beaucoup de hauts et bas. Tantôt elles font merveille, d’autres fois elles languissent et rampent, et elles n’ont jamais une conduite unie ; d’autant que le principal de leur oraison étant dans les puissances, lorsque ces puissances sont desséchées, soit faute de travail de leur part, soit faute de correspondance de la part de Dieu, elles tombent dans le découragement, ou bien elles s’accablent d’austérités et d’efforts pour retrouver par elles-mêmes ce qu’elles ont perdu. Elles n’ont jamais, comme les autres âmes, une profonde paix ni le calme dans leurs distractions ; au contraire elles sont toujours alertes pour les combattre ou pour s’en plaindre. Elles sont pour l’ordinaire scrupuleuses, entortillées dans leurs voies, à moins qu’elles n’aient l’esprit d’une force assez raisonnable.
8. Il ne faut donc pas porter ces âmes à l’oraison passive : car ce serait les ruiner sans ressource, leur ôtant les moyens d’avancer vers Dieu. Car comme une personne qui serait obligée de voyager et qui n’aurait ni bateaux ni carrosses, ni aucunes autres voies que celle d’aller à pied, si vous lui ôtiez les pieds, vous la mettriez hors d’état d’avancer. De même ces âmes, si vous leur ôtiez leur opérer, qui est leurs pieds, elles n’avanceraient jamais.
9. Et je crois que c’est ce qui fait aujourd’hui les contestations qui arrivent parmi les personnes d’oraison. Celles qui sont dans la passive connaissant le bien qui leur en revient, y voudraient faire marcher tout le monde ; les autres au contraire, qui sont dans la méditation, voudraient borner tout le monde à leur voie, ce qui serait une perte et un dommage qui ne se peut dire. Que faut-il donc faire? Il faut prendre le milieu et voir si les âmes sont propres à une voie ou à l’autre.
10. Le directeur expérimenté le pourra connaître par l’opposition qu’elles ont à demeurer en repos et à se laisser conduire par l’Esprit de Dieu, par un fourmillement de fautes et de défauts dans lesquels elles tombent sans quasi les voir ou les connaître ; ou, si ce sont des personnes d’une sagesse et prudence humaines, par une certaine adresse à couvrir et à elles et aux autres leurs défauts, par une attache à leurs sentiments et par quantité de fautes que l’on ne peut expliquer et que le directeur expérimenté connaîtra.
Les faut-il donc laisser toute leur vie dans le raisonnement ? Je crois que si elles sont assez heureuses que de trouver un directeur habile, il ne laissera pas de les faire bien plus avancer : et un nombre infini d’âmes qui ne croient être propres que pour la méditation, arriveraient à la perfection la plus consommée si elles trouvaient un directeur avancé. Et tant s’en faut qu’un directeur de grâce leur nuise : il leur servira infiniment, les faisant marcher selon toute l’étendue que Dieu veut d’elles, ne prévenant pas la grâce ni ne différant pas de la suivre, mais la secondant et y faisant correspondre, au lieu qu’un directeur d’une grâce commune arrête les âmes, empêche qu’elles n’avancent, et se les approprie.
11. Le directeur expérimenté portera donc ces âmes-ci à faire moins de raisonnements et plus d’affections : il les dénuera peu à peu de leur raisonnement, y substituant les bonnes affections en la place ; et s’il voit ces âmes peu à peu se simplifier et goûter plus l’affection que le raisonnement, le raisonnement tarissant peu à peu, c’est une marque qu’il y a quelque chose à faire dans ces âmes pour le spirituel.
12. Il faut remarquer cependant que si le raisonnement tarissait par la faiblesse du sujet et que ces âmes se sentissent portées non à aimer mais seulement à ne rien faire par une stupidité et fainéantise, il faut les porter à s’exercer. Si elles ne le peuvent pas par l’entendement, du moins par l’affection et la volonté, car les âmes qui commencent à se dessécher par grâce ne sont pas plus imparfaites plus elles se dessèchent : au contraire elles ont un instinct de se poursuivre elles-mêmes pour se combattre et de poursuivre la lumière pour la retrouver et la suivre. Il faut donc les aider et les porter, non à se dénuer mais à se remplir plus la volonté que l’entendement. Il ne faut pas les porter à se reposer, mais à courir de toutes leurs forces selon leur petit pouvoir jusqu’à ce qu’il plaise à Dieu de soulager leur travail et leur marcher par quelque voiture, ou plutôt, suivant ma première comparaison, jusqu’à ce que ces petites rivières faibles trouvent le fleuve ou la grande rivière, qui les reçoit dans son sein et les porte dans la mer.
13. Je ne sais pourquoi l’on crie si fort contre les livres spirituels et les personnes qui écrivent et parlent des voies intérieures. Je soutiens que cela ne peut nuire, si ce n’est à quelques âmes qui veulent se perdre pour leur plaisir, à qui non seulement ces choses nuisent mais tout le reste, semblables aux araignées qui convertissent les fleurs en venin. Mais aux âmes humbles et désireuses de leur perfection, cela ne leur peut nuire, d’autant qu’il est impossible qu’une âme puisse les comprendre et en faire usage si le don ne lui en est donné ; et quelques lectures qu’elles puissent faire, elles ne peuvent se figurer des états qui, étant surnaturels, ne peuvent tomber sous l’imagination, mais bien sous l’expérience. Et de plus, quand la personne voudrait se tromper elle-même et se servir des termes qu’elle aurait lus, le directeur habile dans les interrogations qu’il lui ferait, verrait bien la tromperie. De plus l’état d’une âme dans un degré en suppose toutes les suites, et la perfection va d’un pas égal avec l’avancement intérieur.
Ce n’est pas qu’il n’y ait des âmes avancées dans l’oraison qui auront des défauts en apparence plus grands que des âmes communes ; mais ils ne sont pas de même ni quant à la nature ni quant à la qualité.
14. La seconde raison pourquoi je dis que ces livres ne peuvent faire de mal, c’est qu’ils portent avec soi tant de morts, de détachements, tant de choses à vaincre et à détruire que l’âme n’aurait jamais assez de force pour l’entreprendre si son intérieur n’est vrai. Et quand même elle l’entreprendrait, elle aurait par ses seules pratiques l’effet de la méditation, qui n’est que de travailler à se détruire. Toute la différence est que l’âme n’agirait pas par un principe divin mais seulement vertueux : ce que le directeur expérimenté découvrirait.
15. C’est pourquoi une âme ne doit jamais se conduire elle-même, ni craindre d’avoir un directeur trop éclairé. C’est se vouloir tromper soi-même que d’en vouloir chercher un autre ; et par une lâcheté de courage vouloir borner l’Esprit de Dieu en bornant sa perfection à telle ou telle chose.
Ce que je conclus de cela, c’est qu’il faut toujours choisir le directeur le plus spirituel, qui en quelque degré que l’on soit, servira ; et que Dieu vous accordera, ô vous qui n’espérez rien de surnaturel, par cet homme qui Lui est cher, ce qu’Il ne vous accorderait pas à vous-même.
16. Mais pour ces directeurs qui s’approprient les âmes, qui les veulent conduire à leur mode et non à celle de Dieu, qui veulent donner des bornes à ses grâces et poser des limites pour les empêcher d’avancer, pour ces directeurs, dis-je, qui ne connaissent qu’une voie et qui y veulent faire marcher tout le monde, les maux qu’ils font aux âmes sont sans remède, parce qu’ils les tiennent arrêtées tout le temps de leur vie à certaines choses qui empêchent Dieu de se communiquer infiniment. Quel compte ne leur faudra-t-il pas rendre de ces âmes? S’ils n’ont pas de lumière pour les conduire, que ne les laissent-ils aller à d’autres maîtres plus avancés ? Ils devraient avoir assez de charité pour le leur conseiller eux-mêmes.
Il me semble qu’il faudrait agir dans la vie spirituelle comme l’on fait dans l’école : on ne retient pas toujours les écoliers dans une même classe ; on les fait passer dans d’autres plus élevées et les maîtres de sixième et de cinquième ne s’ingèrent pas de montrer la philosophie. O sciences humaines, vous êtes si peu de chose et l’on ne laisse pas de prendre tant de précautions ! O science mystique et divine, vous êtes si grande et si nécessaire ; et cependant on vous néglige, on vous borne, on vous contraint, on vous violente ! O n’y aura-t-il jamais une école d’oraison! Hélas, pour en avoir voulu faire une étude, on a tout gâté ! On a voulu donner des règles et des mesures à l’Esprit de Dieu, qui est sans mesure.
17. Il n’y a pas une âme qui ne soit capable d’oraison et qui ne puisse et ne doive s’y appliquer. Les personnes les plus grossières et les plus stupides en sont capables. Je le sais par mon expérience : car certaines âmes s’étant adressées à moi, qui avaient une incapacité quasi invincible pour l’oraison et qui ne voulaient pas s’y appliquer, et après s’y être appliquées, voulaient tout quitter ; comme elles avaient bien de la confiance en moi, je les obligeais par une douce violence à continuer malgré leur répugnance et le peu de profit qu’elles croyaient faire, car elles se croyaient tout à fait inutiles. Cependant, après plusieurs années de persévérance, elles sont arrivées à une très haute oraison infuse. Elles m’ont avoué elles-mêmes que si je n’avais tenu bon, elles auraient tout quitté et se seraient perdues. Cependant, si ces âmes avaient trouvé certains directeurs, ils n’auraient pas hésité de leur dire qu’après avoir passé quatre et cinq années à faire l’oraison sans pouvoir ni méditer ni être échauffées de l’amour de Dieu ni sans être plus parfaites, c’était une marque que Dieu ne les y appelait pas. O pauvres âmes ainsi impuissantes ! Vous êtes plus propres à servir aux desseins de Dieu et si vous êtes fidèles, vous ferez mieux oraison que ces grands raisonneurs, qui font plutôt une étude à l’oraison qu’une oraison.
18. Je dis plus, ces pauvres âmes qui paraissent si impuissantes et si incapables, sont très propres pour la contemplation, pourvu qu’elles ne se lassent point de frapper à la porte et d’attendre avec une humble patience qu’elle leur soit ouverte. Ces grands raisonneurs, ces entendements si féconds, qui ne sauraient demeurer un moment en silence devant Dieu, qui paraissent avoir une facilité admirable, qui ont un babil continuel, qui savent si bien rendre compte de leur oraison et de toutes ses parties, qui la font toujours comme il leur plaît et avec les mêmes méthodes, qui s’exercent comme ils veulent sur tous les sujets qu’ils se proposent, qui se contentent si fort d’eux-mêmes et de leurs lumières, qui raffinent sur les préparations et méthodes d’oraison, n’y avanceront jamais guère, et après dix et vingt ans de cet exercice, seront toujours les mêmes. O mon Dieu, enseignera-t-on avec méthode à faire l’amour à l’Amour même ? Hélas ! Quand il est question d’aimer une misérable créature, se sert-on de méthode pour cela ? Les plus ignorants en ce métier sont les plus habiles. Il en est de même, quoique bien différemment, de l’Amour divin.
19. C’est pourquoi, ô sage directeur, si une pauvre âme qui n’a jamais fait oraison s’adresse à vous pour apprendre à la faire, apprenez-lui à bien aimer Dieu et faites-la jeter à corps perdu dans l’Amour, et elle sera bientôt maîtresse. Si c’est un naturel peu propre à aimer, qu’elle fasse de son mieux et qu’elle attende en patience que l’Amour même se fasse aimer à sa mode et non à la vôtre. Des sujets simples, courts, affectifs et peu raisonnés sont les meilleurs pour des commençants. Des vérités solides, lues et un peu digérées hors de l’oraison feront autant que la méditation ; mais faites-leur employer le temps de l’oraison à beaucoup aimer.
Chapitre III. Voie passive de lumière
1. Les secondes âmes sont comme ces grandes rivières qui vont à pas lents et graves. Elles coulent avec pompe et majesté. On distingue leur course, qui a de l’ordre. Elles sont chargées de marchandises et peuvent aller elles-mêmes dans la mer sans s’écouler dans d’autres rivières ; mais elles n’y arrivent que tard, leur marcher étant grave et lent ; de plus il y en a quelques-unes qui n’y entrent jamais ; et pour la plupart, elles se perdent dans d’autres plus grands fleuves ou bien elles aboutissent à quelque bras de mer. Plusieurs de ces rivières-ci ne servent qu’à porter des marchandises, et elles en sont très chargées. On les peut retenir par des écluses et les détourner par certains endroits. Telles sont les âmes qui sont dans la voie passive de lumière. Leur source est très abondante. Elles sont chargées de dons, de grâces et de faveurs célestes. Elles font l’admiration de leur siècle, et quantité de saints qui brillent dans l’Église comme des étoiles lumineuses n’ont jamais passé ce degré.
2. Ces âmes-ci sont de deux manières. Les unes ont commencé par la voie commune et ont été ensuite attirées à la contemplation passive par la bonté de Dieu qui a eu pitié de leur travail inutile, sec et aride, ou pour une récompense de leur première fidélité.
Les autres sont prises comme tout à coup : elles ont été saisies par le cœur et elles se sentent aimer sans avoir appris a connaître l’objet de leur amour. Car il y a cette différence entre l’Amour divin et l’amour humain, que le dernier suppose une connaissance de l’objet, parce que, comme il est au-dehors, il faut que les sens s’y portent ; et les sens ne s’y portent que parce qu’il leur est communiqué : les yeux voient et le cœur aime. Il n’en est pas de même de l’Amour divin. Dieu ayant une puissance absolue sur le cœur de l’homme et étant son principe et sa fin, il n’est pas nécessaire qu’Il lui fasse connaître ce qu’Il est : Il le prend d’assaut sans donner de bataille. Le cœur est impuissant de Lui résister sans que Dieu use d’une autorité absolue et de violence, si ce n’est en quelques-uns où Il l’a fait pour faire éclater son pouvoir. Il prend donc ces âmes de cette manière, les faisant brûler tout d’un coup ; mais pour l’ordinaire Il leur donne des éclairs de lumière qui les éblouissent et les enlèvent.
3. Rien n’est si lumineux ni si ardent que ces âmes. Les directeurs sont charmés lorsqu’ils les ont sous leur conduite. Et comme le travail de ces âmes-ci n’est pas essentiel, aussi sont-elles plus tôt parfaites selon le degré qu’elles ont à perfectionner. Car comme Dieu ne veut pas d’elles une perfection si éminente que de celles qui suivent ni une purification si profonde, aussi leurs défauts sont plus tôt épuisés.
4. Ce n’est pas que ces âmes dont je parle ne paraissent bien plus grandes que celles qui suivent à ceux qui n’ont pas le discernement divin. Car elles arrivent extérieurement à une perfection éminente, Dieu élevant leur capacité naturelle à un degré éminent. Elles ont des unions admirables, Dieu s’accommodant à leur capacité qu’Il rehausse extraordinairement en quelque manière. Mais cependant ces personnes ne sont jamais anéanties véritablement et Dieu ne les tire pas de leur être propre pour l’ordinaire pour les perdre en Lui.
5. Ces âmes-ci font pourtant l’admiration et l’étonnement des hommes. Dieu leur donne dons sur dons, grâces sur grâces, lumières sur lumières, visions, révélations, paroles intérieures, extases, ravissements, etc. Il semble que Dieu n’ait pas d’autre soin que d’enrichir et d’embellir ces âmes, que de leur communiquer ses secrets. Toutes les douceurs sont pour elles.
6. Ce n’est pas qu’elles ne portent de grandes croix, de fortes tentations qui sont comme les ombres qui rehaussent l’éclat de leurs vertus : car ces tentations sont repoussées avec vigueur, ces croix sont portées avec force, elles en désirent encore davantage, elles sont toutes feu et flammes, toute langueur, tout amour. Elles ont un grand cœur prêt à tout entreprendre. Enfin, en très peu de temps, elles font des prodiges et les miracles de leur siècle : Dieu se sert d’elles pour en faire et il semble qu’il suffise qu’elles désirent quelque chose pour que Dieu le leur accorde. Il semble que Dieu fasse son plaisir d’accomplir tous leurs désirs et de faire toutes leurs volontés. Elles sont dans une mortification très grande, elles portent de très grandes austérités, les unes plus, les autres moins selon leur état et leur degré : car dans chaque état il y a bien des degrés et les uns arrivent à une perfection bien plus éminente que les autres. Dans la même voie, il y a bien des degrés différents.
7. Le directeur peut beaucoup nuire à ces âmes ou beaucoup les aider, parce que s’il n’entend pas leur voie, ou il les combattra et leur fera bien de la peine, comme l’on fit à sainte Thérèse, ce qui pourtant n’est pas le plus à craindre ; ou bien il les admirera trop et leur fera connaître à elles-mêmes le cas qu’il en fait, et c’est ici où est le grand dommage que l’on fait aux âmes, parce qu’on les amuse autour d’elles, les arrêtant aux dons de Dieu au lieu de les faire courir à Dieu par ses dons.
Le dessein de Dieu, dans la distribution et même dans la profusion qu’Il leur fait de ses grâces, est pour les faire avancer vers Lui, mais elles en font un usage tout différent : elles s’y arrêtent, elles les considèrent, les regardent et se les approprient ; d’où viennent les vanités, les complaisances, la propre estime, la préférence que l’on fait de soi aux autres, et souvent la perte et la ruine de l’intérieur.
8. Ces âmes-ci sont admirables pour elles-mêmes et quelquefois, par une grâce spéciale, elles peuvent beaucoup aider les autres, particulièrement si elles ont été pécheresses. Mais pour l’ordinaire ces âmes ne sont pas si propres à la conduite que celles qui suivent : car comme elles sont très fortes en Dieu et dans un degré éminent, elles ont de l’horreur pour le péché et souvent de l’éloignement pour les pécheurs [et] certaines antipathies qui sont de grâce. Si ces âmes sont supérieures, elles n’ont pas une certaine compassion de mère pour les pécheurs. Et comme elles n’ont pas éprouvé les misères qu’on leur découvre, elles s’en étonnent et s’en formalisent. Elles veulent une perfection trop forte des âmes et ne les acheminent pas peu à peu ; et s’il leur tombe entre les mains des âmes dans l’affaiblissement, elles ne les aident pas selon leur degré et selon les desseins de Dieu, et même souvent les écartent de leur voie. Elles ont peine à converser avec les âmes imparfaites, préférant leur solitude et leur vie à tous les accommodements de charité.
9. Si on entend parler ces personnes et que l’on ne soit pas divinement éclairé, on les croira dans les mêmes voies des dernières et même plus avancées. Elles se servent des mêmes termes de morts, de pertes, d’anéantissement, etc., et il est bien vrai qu’elles meurent en leur manières, qu’elles s’anéantissent et se perdent, car souvent leurs puissances sont perdues ou suspendues à l’oraison, elles perdent même l’usage de s’en servir et d’opérer avec, car tout ce qu’elles reçoivent, c’est passivement. Ainsi ces âmes sont passives, mais en lumière, en amour, en force. Si vous examinez de près les choses et que vous conversiez avec ces personnes, vous verrez qu’elles ont des volontés très bonnes et même admirables. Elles ont des désirs des plus grands et éminents du monde, elles portent la perfection où elle peut aller, elles sont détachées, elles aiment la pauvreté ; cependant elles sont et seront toujours propriétaires, et même de la vertu, mais d’une manière si délicate que les seuls yeux divins le peuvent découvrir.
10. La plupart des saints dont les vies sont si admirables, ont été conduits par cette voie. Ces âmes sont si chargées de marchandises que leur course est fort lente. Que faut-il donc faire à ces âmes ? Ne sortiront-elles jamais de cette voie ? Non, sans un miracle de la Providence et sans une conduite d’une direction divine, qui porte ces âmes non à résister à ces grâces, non à les regarder, mais à les outrepasser, en sorte qu’elles ne s’y arrêtent pas un moment : car ces vues sur elles-mêmes sont comme des écluses qui empêchent l’eau de couler.
11. Il faut que le directeur leur fasse connaître qu’il y a une autre voie plus sûre pour elles, qui est la foi : que Dieu ne leur donne ces grâces qu’à cause de leur faiblesse. Il faut, dis-je, que le directeur les porte à passer du sensible au surnaturel, de l’aperçu et assuré aux très profondes et très assurées ténèbres de la foi : qu’il ne paraisse faire aucun cas de tout cela, qu’il ne les en fasse pas écrire, à moins que l’âme ne fût dans un avancement si notable dans sa voie qu’ayant des connaissances nécessaires à être sues, il les leur fasse écrire. Encore est-il mieux qu’elles ne les écrivent point, car aussi bien ce n’est pas sur ces connaissances qu’il faut assurer rien, mais sur la Providence. Il est bon de connaître les desseins de Dieu, de travailler à les exécuter; mais c’est la seule Providence qui en doit fournir les moyens et les faire exécuter. C’est là où il ne peut y avoir de tromperie.
Il est aussi inutile de vouloir discerner si ces choses sont de Dieu ou non puisqu’il faut les outrepasser : car si elles sont de Dieu, elles s’exécuteront par la Providence en nous y abandonnant ; et si elles n’en sont point, nous ne serons pas trompés, ne nous y arrêtant pas.
12. Ces âmes-ci ont bien plus de peine d’entrer dans la voie de foi que les premières, et pour l’ordinaire elles n’y entrent jamais à moins que Dieu n’ait quelque dessein extraordinaire sur elles et qu’Il ne les destine à la conduite des autres. Car comme ce qu’elles ont est si grand et si fort de Dieu, qu’elles en sont certifiées et qu’elles ont même vu accomplir ce qu’elles ont prédit, elles ne croient point qu’il y ait rien de plus grand dans l’Église de Dieu : c’est pourquoi elles s’y tiennent attachées. Ces personnes sont sages, prudentes, elles ont souvent un zèle trop fort contre les faibles et les pécheurs. Elles ne feraient pas une fausse démarche tant elles sont compassées ; mais ce qu’elles veulent, elles le veulent très imparfaitement et très fortement. O Dieu, que de propriétés spirituelles qui paraissent de grandes vertus aux âmes qui ne sont pas éminemment éclairées, et qui paraissent de grands défauts et bien dangereux à celles qui le sont ! Car les âmes de cette voie regardent comme vertus ce que les autres considèrent comme des défauts subtils ; et même la lumière ne leur en est pas donnée, et lorsque on leur en parle, elles n’y entrent pas.
13. Ces âmes sont fermes dans leurs opinions et, comme leur grâce est grande et forte, elles s’en tiennent plus assurées. Elles ont des règles et des mesures dans leurs obéissances et la prudence les accompagne ; enfin elles sont fortes et vivantes en Dieu, quoiqu’elles paraissent mortes. Elles sont bien mortes quant à leur opérer propre, recevant les lumières passivement, mais non quant à leur fond.
14. Ces âmes ont aussi souvent le silence intérieur, la paix savoureuse, certains enfoncements en Dieu qu’elles distinguent et expriment bien ; mais elles n’ont pas cette pente secrète à n’être rien, comme les dernières. Elles veulent bien être rien par un certain anéantissement aperçu, une humilité profonde, un certain abattement sous le poids immense de la grandeur de Dieu, qui leur fait d’autant plus de peine à porter qu’elles sentent plus fortement ce poids de Dieu. Tout cela est un anéantissement où on loge sans être anéanti : on a le sentiment de l’anéantissement, mais on n’en a pas la réalité, car cela soutient encore l’âme, et cet état lui est plus satisfaisant qu’aucun autre, car il est plus sûr et elles le savent bien.
15. Ces âmes pour l’ordinaire n’arrivent en Dieu qu’en mourant, si ce n’est des âmes privilégiées que Dieu destine à être les lumières de son Église ou pour les sanctifier plus éminemment ; et celles-là, Dieu les dépouille peu à peu de toute leurs richesses. Mais comme il y en a peu d’assez courageuses après tant de biens pour les vouloir perdre, peu aussi et moins que l’on ne peut dire passent ce degré, le dessein de Dieu étant peut-être qu’elles ne le passent pas et que, comme il y a plusieurs demeures dans la maison de son Père, elles n’occupent que celle-ci ; ou bien faute de courage, faute de directeurs éclairés : ceux qui les conduisent croiraient peut-être les avoir perdues s’ils les voyaient déchoir de ces dons et de ces grâces éminentes. Laissons-en les causes dans le dessein de Dieu.
16. Quelques-unes de ces âmes n’ont pas ces dons gratuits, mais seulement une force généreuse et intime, un amour secret, doux et paisible, général et vigoureux, qui consomme leur perfection et leur vie. Ces âmes sont adroites à cacher leurs défauts et à les déguiser, y donnant toujours quelque couleur ou prétexte.
17. Les épreuves des âmes dont je viens de parler sont aussi extraordinaires que leur état. Elles viennent du démon et, quoique elles soient d’une extrême violence et toutes autres en apparence que celles qui doivent suivre, elles leur servent cependant encore de soutien. Elles sont livrées au démon qui exerce sur elles ce que peut sa malice, mais elles sont gardées toutes entières malgré les effroyables excès de ces esprits malins. Il faut une lumière bien grande pour discerner le soutien caché dans un état si terrible, mais l’expérience le fait connaître.
Chapitre IV. Voie passive en foi, premier degré
1. Pour les âmes du troisième degré [ou de cette troisième voie] que dirons-nous sinon que ce sont comme des TORRENTS qui sortent des hautes montagnes ? Elles sortent de Dieu même, et elles n’ont pas un instant de repos qu’elles ne soient perdues en Lui. Rien ne les arrête. Aussi ne sont-elles chargées de rien. Elles sont toutes nues et vont avec une rapidité qui fait peur aux plus assurées. Ces torrents coulent sans ordre çà et là par tous les endroits qu’ils rencontrent propres à leur faire passage. Ils n’ont ni leurs lits réguliers, comme les autres, ni leur démarche dans l’ordre. Vous les voyez courir par tout ce qui leur fait passage sans s’arrêter à rien. Ils se brisent contre les rochers. Ils font des chutes qui font bruit. Ils se salissent quelquefois passant par des terres qui ne sont pas solides. Ils les entraînent à cause de leur rapidité. Quelquefois ils se perdent dans des fonds et dans des abîmes où il y a bien de l’espace sans les retrouver ; enfin, on les revoit un peu paraître, mais ce n’est que pour se mieux précipiter de nouveau dans un nouveau gouffre et plus profond et plus long. C’est un jeu de ces torrents de se montrer et de se perdre et de se briser contre des rochers. Leur course est si rapide que les yeux ne la discernent pas. Ce n’est qu’un certain bruit général, confus et ténébreux. Mais enfin, après bien des précipices et des abîmes, après avoir été bien battus des rochers, après s’être bien perdus et retrouvés, ils rencontrent la mer où ils se perdent heureusement pour ne jamais se retrouver.
2. Et c’est là où autant que ce torrent a été pauvre, vil, inutile et dépouillé de marchandises, autant est-il enrichi admirablement. Car il n’est pas riche de ses propres richesses, comme les autres rivières qui ne contiennent qu’une certaine quantité de marchandises ou certaines raretés ; mais il est riche des richesses de la mer même. Il porte sur son dos les plus gros navires. C’est la mer qui les porte et c’est lui, parce qu’étant perdu en la mer, il est devenu une même chose avec la mer.
3. Il est à remarquer que le fleuve [ou torrent] ainsi précipité dans la mer ne perd pas sa nature, quoique il soit si changé et si perdu qu’on ne le connaisse plus. Il est toujours ce qu’il était, mais son être est confondu et perdu, non quant à la réalité mais quant à la qualité : car il prend tellement la qualité de l’eau marine que l’on ne voit plus rien qui lui soit propre ; et plus il s’abîme, s’enfonce et demeure dans la mer, plus il perd sa qualité pour prendre celle de la mer.
4. A quoi n’est pas propre alors ce pauvre torrent? Sa capacité est sans bornes puisqu’elle est celle de la mer même. Ses richesses sont immenses quoique il n’en possède aucunes puisqu’elles sont celles de la mer même. Il est alors capable d’enrichir toute la terre. O heureuse perte, qui te pourrait décrire et le gain qu’a fait ce fleuve inutile et propre à rien, méprisé et appréhendé, qui était un étourdi à qui l’on n’osait confier le moindre bateau, puisque ne pouvant se conserver soi-même et se perdant si souvent, il l’aurait abîmé avec lui ? Que dites-vous du sort de ce torrent, ô grandes rivières qui coulez avec tant de majesté, qui êtes la joie et l’admiration des peuples, qui vous glorifiez dans la quantité des marchandises étalées sur votre dos ? Le sort de ce pauvre torrent que vous regardiez avec mépris ou du moins avec compassion, qui était le rebut de tout le monde, qui paraissait n’être propre à rien, qu’est-il devenu et à quoi est-il propre à présent ou plutôt à quoi n’est-il pas propre ? Qu’est-ce qu’il lui manque ? Vous êtes à présent ses servantes puisque les richesses que vous portez sont ou pour le décharger de celles dont il abonde ou pour lui en porter de nouvelles.
Mais avant que de parler du bonheur d’une âme ainsi perdue en Dieu, il faut commencer par l’origine et ensuite poursuivre par degrés.
5. L’âme, comme il a été dit, étant sortie de Dieu, a une pente continuelle à retourner en Lui, parce que, comme Il est son principe, Il est aussi sa dernière fin. Sa course serait infinie si elle n’était interrompue, ou empêchée, ou tout à fait arrêtée par le péché et l’infidélité continuelle. C’est ce qui fait que le cœur de l’homme est dans un perpétuel mouvement et ne peut trouver de repos qu’il ne soit retourné à son principe et à son centre, qui est Dieu : semblable au feu qui, étant éloigné de sa sphère, est dans une agitation continuelle et ne trouve son repos que lorsqu’il y est retourné ; et c’est là que par un miracle naturel, cet élément si actif de lui-même qu’il consume tout par son activité, est dans un repos parfait..
O pauvres âmes qui cherchez du repos dans cette vie, vous n’en trouverez jamais qu’en Dieu. Tâchez d’y rentrer, et c’est là où toutes vos pentes et peines, vos agitations et anxiétés seront réduites dans l’unité du repos.
6. Il est à remarquer que plus le feu s’approche de son centre, plus aussi approche-t-il du repos, quoique sa vitesse pour y retourner augmente ; mais sitôt qu’aucun sujet ne le retient plus, aussitôt il s’élance en haut avec une vitesse incroyable qui augmente à mesure qu’il approche : quoique sa vitesse augmente, son activité diminue. Il en est de même d’une âme : sitôt que le péché ne la retient plus, elle court d’une manière infatigable pour retrouver Dieu ; et si par impossible elle était impeccable, rien n’empêcherait sa course qui serait si prompte qu’elle y arriverait bientôt. Mais aussi, plus elle approcherait de Dieu, plus sa course redoublerait, et plus cette même course deviendrait paisible : car le repos, ou plutôt la paix (puisque ce n’est pas alors repos, mais une course paisible), augmenterait, de sorte que la paix redoublerait la course et la course augmenterait la paix.
7. Ce qui fait le trouble alors, ce sont les péchés et les imperfections, qui arrêtent pour quelque temps la course de cette âme, ou plus ou moins selon la grandeur de la faute. Alors l’âme sent très bien son activité, comme si, lorsque le feu remonte à sa sphère, il rencontrait quelques obstacles comme quelque morceau de bois ou de paille, il reprendrait sa première activité pour consumer cet obstacle ou entredeux ; et plus l’obstacle serait grand, plus son activité redoublerait : si c’était un morceau de bois, il faudrait une plus longue et plus forte activité pour le consumer, mais si ce n’était qu’une paille, en un moment elle serait consumée et n’arrêterait que très peu sa course. Vous remarquerez que cet obstacle que le feu rencontrerait, ne servirait qu’à augmenter sa course et qu’à lui donner un nouvel empressement de surmonter tous ces obstacles pour s’unir à son centre. Il est à remarquer encore que plus le feu rencontrerait d’obstacles et plus les obstacles seraient considérables, plus ils retarderaient sa course ; et s’il s’en trouvait incessamment et toujours de nouveaux, ce serait autant de sujets qui le tiendraient attaché et l’empêcheraient de retourner d’où il est sorti. On voit par expérience que si on donne toujours du bois au feu, vous l’arrêterez toujours et l’empêcherez de jamais remonter en haut.
8. Il en est de même des âmes. Leurs instincts et pentes naturelles les portent à Dieu. Elles courraient incessamment, sans jamais s’arrêter dans leurs courses, si ce n’était les empêchements qu’elles rencontrent. Ces empêchements sont les péchés et les fautes, qui mettent d’autant plus d’obstacles à leur retour à Dieu qu’ils sont forts et de durée ; en sortent que, si elles pèchent incessamment, elles demeurent arrêtées sans jamais arriver ; et si elles meurent en péché, elles sont hors d’état pour jamais d’arriver, n’étant plus en voie et en course et tout étant terminé pour elles. Les autres qui meurent dans un autre empêchement moindre, qui est le péché véniel, vont dans le feu du Purgatoire achever de consumer ce que le feu de l’amour n’a pas consumé en cette vie ; et les autres avancent, autant ou plus ou moins que ces obstacles qu’elles se fournissent elles-mêmes sont plus ou moins forts.
9. Les âmes qui n’ont jamais péché mortellement doivent donc beaucoup plus avancer que les autres. Cela est vrai pour l’ordinaire, mais cependant il semble que Dieu prenne plus de plaisir à faire abonder ses miséricordes où le péché a plus abondé. Je crois qu’une des causes de cela, qui est dans les âmes qui n’ont pas péché, vient de ce qu’elles ont une estime extraordinaire de leur propre justice en tous les chefs où elle s’étend. Si elles sont vierges, elles sont idolâtres de leur pureté et ainsi du reste ; et cette attache, estime ou amour désordonné de leur propre justice, est un obstacle plus difficile à surmonter que les plus gros péchés, à cause que l’on ne peut point avoir une attache si forte aux péchés qui sont si hideux d’eux-mêmes, comme on en a en sa propre justice ; et Dieu, qui ne violente pas la liberté, laisse jouir ces âmes à leur plaisir de leur sainteté, pendant qu’Il prend ses délices à purifier la boue des plus misérables. Et pour réussir dans son dessein, Il donne un feu et plus fort et plus ardent, qui consume par son activité ces grosses fautes plus facilement qu’un feu plus léger ne consume les plus légers obstacles. Il semble même que Dieu prenne plaisir à faire de ces âmes criminelles le trône de son amour, afin de faire voir son pouvoir, et comment Il peut consommer et rétablir en son premier état cette âme défigurée et même la rendre plus belle que celle qui n’a pas été salie.
10. Ces âmes donc qui ont péché et pour lesquelles j’écris, laissant les autres à part, trouvent avoir un grand feu qui consume en un moment tous leurs défauts et empêchements. Elles s’élancent avec d’autant plus de force que ce qui les retenait était plus fort et plus difficile à consumer. Elles se trouvent souvent arrêtées par des fautes notables que leurs anciennes habitudes avaient contractées, mais ce feu les consume et passe outre, et cela tant et tant de fois et si souvent qu’il n’en trouve plus. Il faut remarquer que plus il va consumant, plus il avance et plus les obstacles qu’il rencontre sont faciles à consumer, en sorte qu’à la fin ce ne sont plus que des pailles, qui, loin d’empêcher sa course, ne servent qu’à le rendre plus ardent.
Tout ceci exposé et supposé, il est aisé d’en faire l’application et de le concevoir comme il est. Il faut donc prendre l’âme dans son premier état et poursuivre, si Dieu, qui fait écrire ces choses (que l’on ne voit qu’à mesure qu’elles s’écrivent), veut que l’on poursuive.
11. Dieu destinant l’âme pour Lui-même, et pour la perdre en Lui d’une manière admirable et très peu connue aux spirituels ordinaires, commence par lui faire sentir intérieurement son éloignement. Sitôt qu’elle a senti et connu son éloignement, cette inclination qui est en elle de retourner à son principe, et qui était comme éteinte par le péché, se réveille. Alors l’âme conçoit une véritable douleur de ses péchés et sent avec peine et inquiétude le mal que lui cause cet éloignement. Ce sentiment inquiet ainsi mis dans l’âme, lui fait chercher les moyens de se défaire de cette peine et d’entrer dans un certain repos qu’elle voit de loin, mais qui ne sert qu’à redoubler cette inquiétude et à augmenter son désir de Le poursuivre et de Le trouver.
12. Quelques-unes de ces âmes, faute d’être instruites qu’il faut chercher Dieu dans leur fond et là Le poursuivre sans sortir de chez elles, se portent à la méditation et à chercher au-dehors ce qu’elles ne trouveront jamais qu’au-dedans. Cette méditation à laquelle elles sont pour l’ordinaire très peu habiles (parce que Dieu, qui désire autre chose d’elles, ne permet pas qu’elles trouvent rien en cet exercice), ne sert qu’à augmenter leur désir : car leur blessure est au cœur et elles veulent mettre l’emplâtre au-dehors. Cependant c’est flatter leur mal et non le guérir. Elles combattent longtemps avec cet exercice et leur combat redouble leur impuissance. Et si ces âmes, dont Dieu prend soin Lui-même, ne rencontrent quelqu’un qui leur fasse connaître qu’elles prennent le change, elles perdront leur temps et le perdront autant de temps qu’elles demeureront sans secours.
13. Mais Dieu, tout plein de bonté, ne manque pas de leur faire trouver par providence ce secours, quand ce ne serait qu’en passant et pour quelques jours. Ce secours n’est point recherché par elles, quoique elles sentent bien ce qui leur manque sans deviner le remède ; mais par un pur effet de la Providence, elles le trouvent sans le chercher. Car comme elles sont proprement les vrais enfants de Providence, Dieu leur fait trouver sans rien d’extraordinaire ce dont elles ont besoin, mais comme tout naturellement.
14. Lors donc que ces âmes sont instruites par quelqu’un (que la Providence leur envoie) qu’elles n’ont garde d’avancer, parce que leur blessure est au-dedans et qu’elles veulent guérir le dehors, lorsque on les fait retourner au-dedans d’elles-mêmes et chercher dans le fond de leur cœur ce qu’elles cherchent inutilement au-dehors, alors ces pauvres âmes éprouvent avec un étonnement qui les ravit et les surprend tout ensemble, qu’elles ont au-dedans d’elles-mêmes un trésor qu’elles cherchaient si loin. Elles se pâment de joie dans leur liberté nouvelle. Elles sont tout étonnées que l’oraison ne leur coûte plus rien et que plus elles se concentrent, s’enfoncent et s’abîment en elles-mêmes, plus elles goûtent un certain ‘je ne sais quoi’ qui les ravit et les enlève ; et elles voudraient toujours aimer et s’enfoncer ainsi.
Vous remarquerez, s’il vous plaît, que ce qu’elles goûtent, quelque délicieux qu’il paraisse, si elles sont destinées à la pure foi, ne les arrête pas, mais les porte par là même à courir après je ne sais quoi qu’elles ne connaissent pas. L’âme n’est plus qu’ardeur et qu’amour. Elle croit déjà être en Paradis car ce qu’elle goûte au-dedans étant infiniment plus doux que toutes les douceurs de la terre : elle les quitte sans peine et quitterait tout le monde pour jouir un moment dans son fond ce qu’elle expérimente. Cette âme s’aperçoit donc que son oraison devient quasi continuelle. Son amour augmente de jour en jour et il devient si ardent qu’elle ne le peut contenir. Ses sens se concentrent si fort et le recueillement s’empare tellement de toute elle-même que tout lui tombe des mains. Elle voudrait toujours aimer et n’être point interrompue.
15. Et comme l’âme en cet état n’est pas assez forte pour ne se point dissiper par les conversations, elle les fuit et les craint. Elle voudrait toujours être en solitude et toujours jouir des embrassements de son Bien-aimé. Elle a au-dedans d’elle un directeur qui ne lui laisse prendre de plaisir à rien et ne lui laisse pas faire une faute sans la reprendre fortement et sans lui faire sentir par ses froideurs combien la faute lui déplaît. Ces froids de Dieu dans les fautes sont à l’âme des pénitences plus terribles que les plus grands châtiments. Elle est reprise d’un regard inutile, d’une parole précipitée. Il semble que Dieu n’ait d’autre soin que de corriger et de reprendre cette âme et que toute son application soit pour sa perfection. Elle est elle-même étonnée, et les autres aussi, de voir qu’elle a plus changée en un mois par cette voie, même en un jour, qu’en plusieurs années par l’autre voie. O Dieu, il n’appartient qu’à Vous de corriger et de purifier les âmes !
L’âme est instruite de toutes les mortifications sans en avoir jamais entendu parler. Si elle pense manger quelque chose à son goût, elle est retenue comme par une main invisible ; si elle va dans un jardin, elle n’y peut rien voir, pas même retenir une fleur ni la regarder. Il semble que Dieu ait mis des sentinelles à tous ses sens. Elle n’ose entendre une nouvelle. C’est alors qu’elle peut dire ces paroles : qu’elle est entourée de haies et d’épines, car si elle veut prendre quelque essor, elle se sent piquée au vif.
Elle voudrait alors, principalement dans le commencement, se consumer d’austérités. Il semble qu’elle ne tient plus à la terre tant elle s’en sent détachée. Ses paroles ne sont que feu et flammes. Dieu a encore une autre manière de punir cette âme, mais c’est lorsque elle est plus avancée : c’est qu’Il se fait sentir à elle plus fortement [et amiablement] après sa chute. Alors la pauvre âme est abîmée de confusion. Elle aimerait mieux le châtiment le plus rude que cette bonté de Dieu après sa chute, qui la fait mourir et abîmer de confusion.
16. Alors l’âme est si pleine de ce qu’elle sent qu’elle en voudrait faire part à tout le monde. Elle voudrait apprendre à tout le monde à aimer Dieu. Ses sentiments pour Lui sont si vifs, si purs et si éloignés de l’intérêt que les directeurs qui l’entendraient parler, s’ils n’étaient pas expérimentés dans ces voies, la croiraient au sommet de la perfection. Elle est féconde en belles choses qu’elle couche par écrit avec une facilité admirable. Ce sont des sentiments profonds, vifs et intimes. Il n’y a plus de raisonnement ici, mais rien qu’amour, le plus ardent et le plus fort. L’âme durant le jour se sent saisie et prise par une force divine qui la ravit et la consume et la tient jour et nuit sans savoir ce qu’elle fait. Ses yeux se ferment d’eux-mêmes. Elle a peine à les ouvrir. Elle voudrait être aveugle, sourde et muette, afin que rien n’empêchât sa jouissance. Elle est comme ces ivrognes qui sont tellement pris et possédés du vin qu’ils ne savent ce qu’ils font et ne sont plus maîtres d’eux-mêmes. Si ces personnes veulent lire, le livre leur tombe des mains et une ligne leur suffit : à peine en tout un jour peuvent-elles lire une page, quelque assiduité qu’elles y donnent. Ce n’est pas qu’elles comprennent ce qu’elles lisent : elles n’y pensent pas ; mais c’est qu’un mot de Dieu ou l’approche d’un livre réveille ce secret instinct qui les anime et brûle, en sorte que l’amour leur ferme et la bouche et les yeux.
17. C’est ce qui fait qu’elles ne peuvent dire des prières vocales, ne les pouvant prononcer. Un Pater les tiendrait une heure. Une pauvre âme qui n’est pas accoutumée à cela ne sait ce que c’est, car elle n’a jamais rien vu ni ouï de pareil, et elle ne sait pourquoi elle ne peut prier. Cependant elle ne peut résister à un plus puissant qui l’enlève. Elle ne peut craindre de mal faire ni ne s’en met en peine, car Celui qui la tient ainsi liée ne lui permet ni de douter que ce ne soit Lui qui la tient ainsi liée, ni de se défendre. Car si elle voulait faire effort pour prier, elle sent que Celui qui la possède lui ferme la bouche et la contraint par une douce et aimable violence de se taire.
Ce n’est pas que la créature ne puisse résister et parler avec effort, mais, outre qu’elle se fait une grande violence, c’est qu’elle perd cette paix divine et sent bien qu’elle se dessèche. Il faut donc que cette âme se laisse mouvoir au gré de Dieu et non à sa mode, et si on a alors un Directeur qui n’est pas expérimenté et qui oblige cette âme à prier [vocalement], outre qu’il lui fait souffrir une gêne très grande, il lui fait un tort irréparable.
18. C’est alors que l’âme a un désir de souffrir si véhément qu’il la fait languir et mourir. Elle voudrait payer pour les péchés de tout le monde et satisfaire à Dieu. C’est alors qu’elle commence à ne pouvoir gagner les indulgences et l’amour ne lui permet pas de vouloir abréger les peines.
19. L’âme en cet état croit être dans le silence intérieur parce que son opérer est si doux, si facile et si tranquille qu’elle ne l’aperçoit plus. Elle croit être arrivée au sommet de la perfection, et elle ne voit rien à faire pour elle que de jouir du bien qu’elle possède. Ce degré dure longtemps et va peu à peu s’augmentant, et très souvent il y a des âmes qui ne le passent pas et qui y sont toute leur vie, lesquelles ne laissent pas d’être des saints et l’admiration de tous les hommes. L’âme a dans ce degré certaines sécheresses passagères et courtes qui ne la tirent pas de son degré, mais qui servent à l’avancer.
20. Ces âmes cependant si brûlantes et si désireuses de Dieu commencent à se reposer en cet état et à perdre insensiblement l’activité amoureuse qu’elles avaient pour courir après Dieu, se contentant de leur jouissance qu’elles croient être Dieu même. Et c’est un malheur pour elles irréparable que ce repos et cette cessation qu’elles font de leur course, si Dieu, par une bonté infinie, ne les tirait au plus vite de cet état pour les faire passer dans celui qui suit. Mais avant que d’en parler, il faut dire les imperfections de ce degré.
Chapitre V. Imperfections de ce premier degré. Sécheresses
1. L’âme qui est dans le degré dont je viens de parler, y peut avancer beaucoup et y avance aussi très fort, allant d’amour en amour et de croix en croix ; mais elle tombe si souvent et elle est si propriétaire que l’on peut dire qu’elle ne va qu’à pas de tortue quoique elle paraisse à elle et aux autres courir infiniment. Ici ce torrent est dans un pays uni et n’a pas encore trouvé la pente de la montagne pour se précipiter et prendre une course qui ne doit plus être arrêtée.
2. Les défauts de l’âme dans ce degré sont une certaine estime d’elle-même, plus cachée et plus enracinée qu’elle n’était avant que d’avoir reçu ces grâces et faveurs de Dieu ; un certain dédain et mépris secret des autres que l’on voit si éloignés de sa voie ; une facilité à se scandaliser de leurs fautes et une certaine dureté pour les péchés et pour les pécheurs ; un zèle de saint Jean avant la venue du Saint-Esprit, qui voulait faire descendre le feu du ciel sur les Samaritains pour les consumer ; une certaine confiance en son salut et en sa vertu en sorte qu’il semble que l’on soit impeccable ; un orgueil secret qui fait, principalement au commencement, qu’on a peine des fautes qu’on a faites en public. On voudrait être impeccable. On a un maintien recueilli et ce recueillement paraît aux autres. On se rend propriétaire des dons de Dieu et on en fait comme s’ils étaient à nous. On oublie sa faiblesse et sa pauvreté par l’expérience qu’on a de sa force, en sorte qu’on perd la défiance de soi-même et qu’on ne craint point de s’exposer aux occasions.
Quoique tous ces défauts et plusieurs autres soient dans les personnes de ce degré, elles ne les connaissent point et il leur paraît même plus d’humilité qu’aux autres à cause que leur humilité est plus comprise. Mais, patience ! ces défauts se feront sentir et toucher en leur temps.
3. La grâce qu’elles sentent si fort en elles-mêmes leur étant un témoignage qu’il n’y a rien à craindre pour elles, elles s’exposent sans mission divine à parler. Elles voudraient communiquer ce qu’elles sentent à tout le monde. Il est vrai qu’elles font quelque bien aux autres, car leurs paroles toutes de feu et de flammes embrasent les cœurs qui les écoutent. Mais outre qu’elles ne font pas le bien qu’elles feraient si elles étaient dans le degré où l’ordre de Dieu porte à répandre ce que l’on a, c’est que leurs grâces n’étant pas encore en plénitude, elles donnent de leur nécessaire au lieu de ne donner que de leur abondance. En sorte qu’elles se dessèchent elles-mêmes : comme vous voyez plusieurs bassins d’eau au-dessous d’une fontaine, la seule fontaine donne de sa plénitude et les autres bassins ne se répandent les uns dans les autres que de la plénitude que la source leur communique ; mais si on bouche ou si on détourne la source et que les bassins ne laissent pas de couler, alors comme ils n’ont plus de source, ils se dessèchent eux-mêmes. C’est ce qui arrive aux âmes de ce degré. Elles veulent sans cesse répandre leurs eaux et elles ne s’aperçoivent que tard, que l’eau qu’elles ont n’était que pour elles et qu’elles ne sont pas en degré de la communiquer parce qu’elles ne sont pas en source. Elles sont comme ces fioles de liqueur que l’on répand : on trouve tant de douceur dans l’odeur qu’elles rendent en s’épanchant que l’on ne s’aperçoit pas de la perte que l’on en fait.
4. C’est dans ce degré où on prend aisément le change, prenant le moyen pour la fin, et comme il est très long en certaines âmes et que même il y en a quelques-unes qui ne le passent pas, on prend cet état, principalement sur la fin, pour l’état consommé. Ce qui est bien se méprendre. Il est vrai qu’il y a bien du rapport et, à moins que le directeur n’ait passé tous les états, il croira aisément que l’âme est dans la consommation, quoiqu’elle en soit infiniment éloignée. Et ce qui le lui fait croire plus aisément, c’est que l’âme pratique toutes les vertus avec une force admirable : elle se surmonte aisément, elle ne trouve rien de difficile parce que l’amour est fort comme la mort.
5. Il faut remarquer aussi que les vertus paraissent être venues dans l’âme sans aucunes peines : car l’âme dont je parle n’y pense pas puisque toute son occupation est un amour général sans motif ni raison d’aimer. Demandez-lui ce qu’elle fait à l’oraison et durant le jour : elle vous dira qu’elle aime. Mais quel motif ou quelle raison avez-vous d’aimer ? Elle n’en sait ni n’en connaît rien. Tout ce qu’elle sait est qu’elle aime et qu’elle brûle de souffrir pour ce qu’elle aime. Mais c’est peut-être la vue des souffrances de votre Bien-aimé, ô âme, qui vous porte ainsi à vouloir souffrir ? Hélas ! dira-t-elle, elles ne me viennent pas dans l’esprit. Mais est-ce donc le désir d’imiter les vertus que vous voyez en Lui ? Je n’y pense pas. Mais que faites-vous donc ? J’aime. N’est-ce pas la vue de la beauté de votre Amant qui enlève votre cœur ? Je ne regarde pas cette beauté. Qu’est-ce donc ? Je n’en sais rien. Je sens bien dans le plus profond de mon cœur une blessure profonde, mais si délicieuse que je me repose dans ma peine, faisant mon plaisir de ma douleur.
6. L’âme croit alors avoir tout gagné et tout consommé : car quoique elle soit pleine de défauts que je viens de dire et d’une infinité d’autres très dangereux, qui se sentent mieux dans le degré suivant qu’ils ne se peuvent exprimer, alors elle se repose dans la perfection qu’elle croit avoir acquise ; et s’arrêtant aux moyens qu’elle croit être la fin, elle y demeurerait toujours attachée si Dieu ne faisait rencontrer à ce torrent (qui est comme un lac paisible sur le haut de la montagne) la pente de la montagne, pour le faire précipiter et prendre une course d’autant plus rapide que la chute qu’il fera sera plus profonde.
7. Il me semble que l’âme de ce premier degré, même dans les plus avancés, a une certaine habitude à cacher ses défauts et à elle et aux autres. Elle trouve des excuses et des prétextes. Elle ne les dit jamais ingénument : non par volonté, mais par un certain amour de sa propre excellence, par une dissimulation habituelle sous laquelle elle se cache. Elle n’a pas tant de paix dans ses misères : au contraire elle se sent affligée extraordinairement. Elle a un certain empressement de s’en purifier. Elle le dit historiquement. Celles qui paraissent le plus sont celles qui lui font le plus de peine. Elle goûte et savoure les dons de Dieu. Elle en a un amour d’elle-même secret plus fort que jamais, une estime de sa voie extraordinaire, un secret désir de se produire, une certaine composition extérieure, une modestie gênée et affectée, un fourmillement de réflexions lorsque elle est tombée en quelque défaut apparent, une facilité à juger des autres et, avec tous ces défauts, mille propriétés attachées à ses dévotions : préférant l’oraison au devoir de sa famille, elle est cause de mille péchés que font ceux avec qui elle est.
8. Ceci est d’extrême conséquence, car l’âme se sentant attirée d’une manière si douce et si forte, voudrait toujours être seule et en oraison, et elle en fait plus que ne porte son état et extérieur et intérieur : le premier cause mille bruits, fait faire mille fautes, fait négliger les obligations essentielles ; et le second épuise peu à peu les forces de l’âme et sa vigueur amoureuse, et lui cause des sécheresses qui, n’étant pas de l’ordre de Dieu, lui nuisent, loin de lui servir.
9. Il arrive de là deux inconvénients : le premier, que l’âme veut trop être en oraison et en solitude lorsque elle en a la facilité ; le second est que lorsqu’elle a épuisé sa vigueur amoureuse, comme c’est par sa faute, elle n’a pas la même force dans la sécheresse : elle a peine à rester si longtemps en oraison, elle en abrège facilement le temps, elle va quelquefois se divertir dans les objets extérieurs ; elle s’abat, se décourage, s’afflige, croyant avoir tout perdu et fait tout ce qu’elle peut pour se procurer la présence et l’amour de Dieu.
10. Mais si elle était assez forte pour tenir une vie égale, et ne point faire plus dans l’abondance que dans la sécheresse, elle satisferait à tout. Elle est incommode au prochain, pour qui elle n’a pas de la condescendance, se faisant une affaire de se relâcher un peu pour le contenter : elle a une sévérité et un silence trop austère où il n’en faudrait pas ; et dans d’autres rencontres, elle a un babil qui ne finit point pour les choses de Dieu. Une femme fera scrupule de plaire à son mari, de l’entretenir, de se promener et de se divertir avec lui et n’en fera point de parler deux heures sans nécessité avec des dévots et des dévotes : c’est un abus horrible.
Il faut satisfaire à son devoir de quelque nature qu’il soit et quelque peine que cela nous cause, quoique même on croit y faire des fautes ; et ce procédé nous fera profiter infiniment davantage, non comme nous croyons, mais en nous faisant mourir. Il semble même que Notre Seigneur nous fasse connaître que cela Lui plaît par la grâce qu’Il y répand. J’ai connu une personne qui jouant aux cartes avec son mari par condescendance, éprouvait une union si forte et si intime qu’elle n’en éprouva jamais de pareille dans l’oraison ; et cela lui était ordinaire dans tout ce que son mari voulait qu’elle fît, quelque répugnance qu’elle y eût ; et si elle y manquait pour mieux faire selon sa pensée, elle connaissait fort bien qu’elle sortait de son état et de l’ordre de Dieu. Ce qui n’empêchait pas que cette personne ne fît souvent de ces fautes, parce que l’attrait du recueillement, l’excellence de l’oraison, que l’on préfère à ces pertes de temps apparentes, entraînent insensiblement l’âme et lui font prendre le change. Et c’est ce qui paraît sainteté en la plupart.
11. Cependant les âmes destinées à la foi ne font pas longtemps et souvent de ces méprises, parce que, comme Dieu les veut conduire dans son ordre divin, Il leur fait bien sentir leur manquement. Et la différence d’une âme destinée pour la foi et d’une autre est que la dernière demeure dans ces dévotions sans peines : c’est lui arracher l’âme que de la tirer de ce tranquille amour ; mais l’autre n’a pas de repos dans le repos même qu’elle n’ait satisfait à son devoir ; et lorsqu’elle y reste malgré l’instinct de quitter le repos, c’est une infidélité qui lui cause de la peine.
12. Il arrive aussi que l’âme par cette mort et cette contrariété se sent plus fortement attachée ou attirée à son repos intérieur : car c’est le propre de l’homme de s’attacher plus fortement à ce qui lui est plus difficile à avoir (du moins s’il a un peu de courage), et de s’affermir par la contrariété, voulant plus fortement les choses auxquelles on s’oppose. Cette peine de ne pouvoir avoir le repos qu’à demi augmente son repos et fait que, dans l’action même, elle se sent tirée d’une manière si forte qu’il semble qu’il y ait en elle deux âmes et deux conversations tout à la fois, et que celle du dedans est infiniment plus forte que celle du dehors. Mais si l’âme veut quitter son obligation pour l’oraison, elle ne trouve plus rien et son attrait se perd.
13. Je n’entends pas l’oraison d’obligation, et dont on s’est fait un devoir auquel il ne faut manquer que par impuissance ; mais je parle d’une oraison que l’on voudrait rendre continuelle, où on se sent entraîné par la force du recueillement. Je n’entends pas non plus par l’action celle de propre choix, mais celle du devoir absolu. Car si la personne a du temps après avoir satisfait à ses obligations, qu’elle le donne à l’oraison et qu’elle y emploie tout le temps qu’elle pourra. Alors cela lui servira infiniment. Il faut aussi sous prétexte de l’obligation ne se point charger d’actions non nécessaires : l’amour d’un mari, des enfants, de l’économie, pourrait bien se mêler avec le nécessaire ; l’empressement naturel d’achever une chose commencée, tout ceci se découvrira aisément par une âme qui ne se flatte pas. Ceci n’est pas si dangereux.
14. Lorsque le recueillement est bien fort, pour l’ordinaire l’âme ne tombe pas dans ces derniers défauts, mais bien dans les autres : d’excéder dans la retraite. Lorsque la sécheresse commence, il est plus à craindre qu’elle ne se charge d’occupations, à cause de la peine des sens à demeurer en oraison. Mais il faut tenir ferme et y être aussi exact que dans le recueillement. J’ai connu une personne qui en faisait plus lorsque elle lui était la plus pénible, se roidissant contre la peine même ; mais ceci nuit à la santé à cause de la violence et de la peine des sens et de l’entendement, qui ne pouvant s’arrêter à aucun objet et étant privé de la douce correspondance qui le tenait auprès de Dieu, en a des tourments horribles, jusques-là que l’âme souffrirait plutôt les plus grandes austérités que la violence qu’il se faut faire pour s’arrêter sans soutien auprès de Dieu. Ici la peine est intolérable et la nature en est comme dans la rage. Cette personne dont je parle passait quelquefois deux ou trois heures de suite dans cette pénible oraison ; et comme Dieu lui avait donné beaucoup de courage, elle se laissait dévorer à sa peine quoique elle sentît ses sens dans la rage. Et cette personne m’a avoué que l’austérité qui paraît la plus étrange lui aurait passé pour des délices plutôt que de rester ainsi. Et quelquefois elle en faisait pour se soulager, ce qui n’était pas une petite infidélité. Mais comme cette violence si forte dans des sujets si faibles pourrait ruiner le corps et l’esprit, je crois qu’il est mieux de ne diminuer ni augmenter l’oraison pour les dispositions différentes.
15. Ces sécheresses si pénibles et si douloureuses dont je viens de parler, qui passent parmi certains spirituels peu éclairés pour des états terribles et des épreuves de Dieu les plus fortes, n’appartiennent qu’à ce premier degré de foi et sont souvent causés par l’épuisement ; et cependant les âmes qui les ont passées, croient être mortes et en écrivent et parlent comme du passage le plus douloureux de la vie spirituelle. Il est vrai qu’elles n’ont point l’expérience du contraire ; et très souvent l’âme n’a pas le courage de passer outre, quoique ce soit là si peu de chose. Car ici, dans ces peines qui sont comme un feu brûlant, l’âme y est bien laissée de Dieu, qui retire d’elle son secours aperçu ; mais ce sont les sens qui les causent, parce qu’étant habitués à agir, voir, sentir et goûter et que, n’ayant jamais éprouvé des privations pareilles et ne trouvant pas ailleurs où se repaître, ils sont dans un désespoir épouvantable.
L’âme ne laisse pas ici d’être en vigueur : elle se tient ferme si elle a du courage. Sa peine lui est glorieuse et elle n’est pas de longue durée, car les forces de l’âme ne sont pas alors en état de porter longtemps un tel poids : elle retournerait en arrière chercher de la nourriture ou bien elle quitterait tout.
16. C’est pourquoi Notre Seigneur ne tarde guère à revenir : quelquefois même la fin de l’oraison ne se passe pas sans qu’Il revienne. Et s’Il ne vient pas dans la fin de l’oraison, Il revient durant le jour d’une manière plus forte. Il semble qu’Il se repente d’avoir fait souffrir l’âme, sa bien-aimée, ou qu’Il lui veuille payer avec usure ce qu’elle a souffert pour son amour. Si cela dure quelques jours, ce sont alors des peines intolérables. Elle l’appelle doux et cruel. Elle lui dit s’Il ne l’a blessée que pour la faire mourir. Mais cet aimable Amant rit de sa peine et revient mettre sur sa plaie un baume si doux qu’elle voudrait toujours sentir de nouvelles blessures pour avoir toujours un nouveau plaisir dans une guérison qui lui rend non seulement sa première santé, mais même une santé plus abondante.
17. Jusqu’ici, ce ne sont que des jeux d’amour où l’âme s’accoutumerait aisément si l’Ami ne changeait de conduite. O pauvres âmes qui vous plaignez des fuites de l’Amour! Vous ne savez pas que ce ne sont que des feintes, que des essais, que des échantillons de ce qui doit suivre. Les heures d’absence vous marquent les jours, les semaines, les mois et les années. Il faut apprendre à vos dépends à devenir plus généreuses, à laisser aller et venir l’Époux sans Lui rien dire. Il me semble que je vois ces jeunes épouses. Elles sont dans les dernières douleurs lorsque leur Époux les quitte pour peu que ce soit. Elles pleurent trois jours d’absence comme s’Il était mort, et elles se défendent tant qu’elles peuvent de Le laisser aller. Cet amour paraît fort et grand, cependant il ne l’est nullement. C’est le plaisir qu’elles ont de voir leur Époux qu’elles pleurent. C’est leur propre satisfaction qu’elles recherchent. Car si c’était le plaisir de leur Époux, elles seraient aussi contentes du plaisir qu’Il prend séparé d’elles à la promenade, à la chasse et ailleurs, que de celui qu’Il prend avec elles. C’est donc un amour intéressé, quoique il ne paraisse pas tel à l’âme : au contraire, elle croit ne L’aimer que parce qu’Il est aimable. Il est vrai, pauvres âmes, que vous ne L’aimez que parce qu’Il est aimable ; mais vous aimez pour le plaisir que vous trouvez dans cette amabilité.
18. Cependant vous voulez bien, dites-vous, souffrir pour l’Ami. Il est vrai, pourvu qu’Il soit témoin et compagnon de votre souffrance. Vous n’en voulez point de récompense, dites-vous. J’en demeure d’accord, mais vous voulez qu’Il connaisse votre souffrance et qu’Il l’agrée, vous voulez qu’Il s’y plaise. Y a-t-il rien de plus juste que de vouloir que celui pour qui l’on souffre le sache, l’agrée et y prenne plaisir ? Oh, que vous êtes loin de compte ! L’Amour jaloux ne vous laissera guère jouir du plaisir que vous prenez à Le voir se satisfaire de vos douleurs. Il vous faudra souffrir sans qu’Il fasse semblant ni de le voir ni de l’agréer ni de le savoir. C’est trop pour vous que d’être agréées. Et quelle peine ne souffrirait-on pas à ce prix? Quoi ! Savoir que l’Amant voit nos peines et qu’Il y trouve un plaisir infini ! Oh, c’est un trop grand plaisir pour un cœur généreux! Cependant je m’assure que la générosité la plus forte de ceux de cet état ne passe point cela.
19. Mais souffrir sans que l’Amant le sache, lorsqu’il paraît mépriser et se détourner de ce que nous faisons pour Lui plaire, n’avoir que du rebut pour ce qui semblait le charmer autrefois, le voir payer d’un froid et d’un éloignement effroyable ce que l’on fait pour son seul plaisir et ne point cesser de le faire, voir qu’Il ne paye nos poursuites que de fuites effroyables, se laisser dépouiller sans se plaindre de tout ce qu’Il avait donné autrefois pour gages de son amour et que l’âme croyait avoir payé par son amour, par sa fidélité et par sa souffrance ; non seulement s’en voir dépouiller sans se plaindre, mais voir enrichir les autres de ses dépouilles et ne pas laisser de faire toujours de même tout ce qui peut contenter l’Ami quoique absent ; ne cesser de courir après, et si, par infidélité ou par surprise, on s’arrête pour quelque moment, redoubler sa course avec plus de vitesse, sans craindre ni envisager les précipices, quoique l’on tombe et retombe mille fois, que l’âme soit si crottée et si lasse qu’elle perde ses propres forces pour mourir et expirer par les fatigues continuelles, - où, si quelquefois l’Ami se retourne et la regarde, Il lui redonne la vie et l’empêche de mourir, tant ce regard lui cause de plaisir, - jusqu’à ce qu’enfin l’Ami devienne si cruel qu’Il la laisse expirer faute de secours ; tout cela dis-je, n’est point de cet état-ci, mais de celui qui suit. Il faut remarquer ici que le degré dont je viens de parler est très long, à moins que Dieu n’ait dessein de faire beaucoup avancer l’âme ; et plusieurs, comme j’ai dit, ne le passent pas.
Chapitre VI. Deuxième degré de la voie passive en foi.
1. Le torrent ayant commencé à trouver la pente de la montagne, commence aussi le deuxième degré de la voie passive en foi. Cette âme qui était si paisible sur cette montagne, s’y tenait fort en repos et ne songeait pas à en descendre. Cependant, faute de pente et de descente, ces eaux du Ciel, par le séjour qu’elles faisaient sur la terre, commençaient à se corrompre : car il y a aussi cette différence des eaux qui ne coulent pas et ne se déchargent pas, de celles qui coulent et se déchargent, que les premières (si ce n’est la mer ou les grands lacs qui lui ressemblent) se corrompent, et leur repos fait leur perte. Mais, lorsque étant sorties de leurs sources, elles ont une issue facile, plus elles coulent avec rapidité, plus aussi se conservent-elles.
2. Vous remarquerez que, (comme j’ai déjà dit de cette âme,) dès que Dieu lui a donné le don de la foi passive, Il lui a donné en même temps un instinct de courir pour Le trouver comme son centre. Mais cette âme si infidèle (quoiqu’elle se croie pleine de fidélité) étouffe par son repos cet instinct de courir et demeurerait sans avancer, si Dieu ne réveillait cet instinct en lui faisant trouver la pente de la montagne, où il faut qu’elle se précipite presque malgré elle. Elle sent d’abord perdre son calme, qu’elle croyait posséder pour jamais. Ses eaux si tranquilles commencent à faire bruit. Le tumulte se met dans ses ondes, elles courent et se précipitent. Mais où courent-elles? Hélas ! C’est à leur perte [à ce qu’elle s’imagine].
Si elles pouvaient vouloir quelque chose, elles voudraient se retenir et retourner à leur calme. Mais c’est une chose impossible. La pente est trouvée : il faut se précipiter de pentes en pentes. Il n’est point encore ici question d’abîme ni de perte. L’eau (l’âme) paraît toujours et ne se perd point dans ce degré. Elle se brouille et se précipite : une onde suit l’autre, et l’autre l’attrape et la choque par sa précipitation.
3. Cette eau rencontre pourtant sur la pente de cette montagne certains lieux unis où elle prend un peu de relâche. Elle se plaît dans la clarté de ses eaux et elle voit que ses chutes, ses courses, ce brisement de ses ondes contre les rochers, n’ont servi qu’à la rendre plus pure. Elle se trouve délivrée de ses bruits et orages et croit être déjà arrivée au lieu de repos ; et elle le croit avec d’autant plus de facilité qu’elle ne peut douter que l’état par lequel elle vient de passer, ne l’ait beaucoup purifiée. Car elle se voit plus claire et elle ne sent plus la méchante odeur que certains endroits corrompus lui faisaient sentir sur le haut de la montagne. Elle a même acquis une pente, qui est un degré de connaissance de ce qu’elle est : elle a vu par ce trouble des passions ou plutôt des ondes qu’elle n’était pas perdue, mais endormie.
4. Comme lorsqu’elle était dans la pente de la montagne pour arriver à cet endroit uni, elle croyait se perdre et n’avait plus d’espérance de recouvrer la paix ; aussi à présent qu’elle n’entend plus le bruit de ses ondes, qu’elle se voit couler si doucement et si agréablement sur le sable, elle oublie sa peine première et ne croit pas qu’elle doive revenir : car elle voit qu’elle a acquis plus de pureté et elle ne craint pas de se gâter. Car ici elle n’est point arrêtée, mais coule si doucement et si agréablement que rien plus. O pauvre torrent, vous croyez avoir trouvé le repos et y être arrivé ! Vous commencez à vous plaire dans vos eaux : les créatures s’y mirent et les trouvent très belles. Mais vous voilà bien surpris lorsque en coulant si doucement sur le sable, vous rencontrez sans y penser une pente plus forte, plus longue et plus dangereuse que la première. Alors ce torrent recommence son bruit. Ce n’était qu’un bruit médiocre et il devient insupportable. Il fait un bruit et un tintamarre plus grand qu’auparavant. Il n’y a presque plus de lit pour ce torrent, mais il tombe de rochers en rochers, il se précipite sans ordre ni raison, il effraye tout le monde de son bruit, chacun craint de l’aborder.
5. O pauvre torrent, que ferez-vous ? Vous entraînez tout ce que vous trouvez dans votre furie, vous ne sentez que la pente qui vous entraîne et vous vous croyez perdu. Non, non, ne craignez point : vous n’êtes pas perdu, mais le degré de votre bonheur n’est pas encore arrivé. Il faudra bien d’autres bruits et d’autres pertes avant ce temps. Vous ne faites que commencer votre course. Enfin ce torrent courant sent qu’il trouve encore le bas de la montagne et le pays uni. Il reprend son premier calme et même plus grand ; et après avoir passé de longues années dans ces alternatives [suit] le troisième degré, [dont on remet à parler après avoir touché les dispositions à y entrer, et ses premières démarches].
6. L’âme, après avoir passé quelques années dans le lieu tranquille dont nous avons parlé, qu’elle croyait posséder pour toujours et avoir acquis les vertus (ce lui semblait) dans toute leur étendue, croyant toutes ses passions mortes, et lorsque elle pensait jouir avec plus d’assurance d’un bonheur qu’elle croyait posséder sans crainte de le perdre, elle est toute étonnée qu’au lieu de monter plus haut ou du moins de demeurer dans un état égal, elle rencontre sans y penser le penchant de la montagne. Elle est étonnée qu’elle commence d’avoir de la pente pour les choses qu’elle avait quittées. Elle voit tout à coup ce calme si grand se troubler. Les distractions viennent en foule : elles se battent et se précipitent l’une l’autre ; l’âme ne trouve que pierres en son chemin, que sécheresses, qu’aridités. Le dégoût se met dans ses prières. Ses passions, qu’elle croyait mortes et qui n’étaient qu’assoupies, se réveillent.
7. Elle est toute étonnée de ce changement. Elle voudrait ou remonter d’où elle descend, ou du moins s’arrêter là, mais il n’y a pas moyen. La pente de la montagne est trouvée : il faut que cette âme tombe. Elle fait de son mieux pour se relever de ses chutes. Elle fait ce qu’elle peut pour se retenir et se raccrocher à quelque dévotion. Elle redouble ses pénitences. Elle se fait effort pour regoûter sa première paix. Elle cherche la solitude pour voir si elle la trouvera. Mais son travail est inutile. Elle voit que c’est sa faute ; elle se résigne à souffrir l’abjection qui lui en revient, déteste le péché. Elle voudrait ajuster les choses, mais il n’y a pas moyen : il faut que ce torrent ait son cours. Il entraîne tout ce qu’on lui oppose. L’âme qui voit qu’elle ne trouve plus en Dieu de soutien, va cherchant si elle en trouvera dans la créature ; mais elle n’en trouve point et son infidélité ne sert qu’à l’effrayer davantage.
8. Enfin cette pauvre âme ne sachant que faire, pleurant partout la perte de son Bien-aimé, elle est toute étonnée qu’Il se présente de nouveau à elle. Cette vue charme d’abord cette pauvre âme qui croyait L’avoir perdu pour toujours. Elle se trouve d’autant plus fortunée qu’elle s’aperçoit qu’Il a apporté avec Lui de nouveaux biens, une pureté nouvelle, une plus grande défiance d’elle-même. Elle n’a plus envie, comme la première fois, de s’arrêter : elle court toujours, mais c’est paisiblement, doucement, et elle craint encore de troubler sa paix. Elle appréhende de perdre de nouveau le trésor qui lui est d’autant plus précieux que sa perte lui avait été plus sensible. Elle craint de Lui déplaire et qu’Il ne s’en aille encore une fois. Elle tâche de Lui être plus fidèle et de ne pas faire la fin des moyens.
9. Cependant ce repos l’enlève, la ravit, la rend plus paresseuse. Elle ne peut s’empêcher de le goûter et elle voudrait toujours être seule. Elle a encore l’avidité ou la gourmandise spirituelle. L’arracher de la solitude ou de l’oraison, c’est lui arracher l’âme. Elle est encore plus propriétaire, ce qu’elle goûte étant plus délicat et son goût étant devenu plus fin par la peine qu’elle a souffert. Il semble qu’elle soit dans un nouveau repos.
10. Elle va doucement lorsque tout d’un coup elle rencontre une nouvelle pente plus forte et plus longue que la première. Elle entre tout d’un coup dans une nouvelle surprise, elle veut se retenir, mais inutilement : il faut tomber, il faut courir par les rochers de rocher en rocher. Elle est étonnée qu’elle perd le goût de la prière et de l’oraison. Il faut qu’elle se fasse des violences extrêmes pour y rester. Elle ne trouve que morts à chaque pas. Ce qui la vivifiait autrefois est ce qui cause la mort.
Elle ne sent plus de paix, mais un trouble et une agitation plus forte que jamais, tant du côté des passions, qui se réveillent avec d’autant plus de force qu’elles paraissaient plus éteintes, que du côté des croix qui se redoublent au-dehors : l’âme se trouve plus faible pour les porter. Elle s’arme de patience, elle pleure, elle gémit, elle s’afflige, elle se plaint à son Époux de ce qu’Il l’a ainsi abandonné ; mais ses plaintes ne sont pas écoutées. Plus elle s’afflige, plus elle se plaint de nouveau : tout lui devient mort, elle trouve tout ce qui est bon difficile ; elle sent pour le mal une pente qui l’entraîne.
11. Cependant elle ne se peut reposer dans la créature, ayant goûté du Créateur. Elle court encore plus fort, et plus les rochers et les obstacles sont forts et s’opposent à son passage, plus elle s’opiniâtre à redoubler sa course. Elle est comme la colombe de l’Arche qui ne trouvant pas sur la terre de quoi reposer ses pieds est obligée de retourner. Mais, hélas ! Que fera cette pauvre colombe lorsqu’elle veut retourner en l’Arche ? Noé ne lui tend sa main pour la reprendre. Elle ne fait que voltiger autour de l’Arche, cherchant du repos sans en pouvoir trouver. Elle grommelle autour de cette Arche, jusqu’à ce que le divin Noé, ayant compassion de sa persévérance et de ses gémissements, ouvre enfin la porte et la reçoive agréablement.
12. O invention toute admirable et toute amoureuse de la bonté de Dieu ! Il n’amuse ainsi l’âme que pour la faire courir avec plus de vitesse. Il se cache pour se faire chercher. Il s’enfuit pour faire courir. Il laisse tomber en apparence pour avoir le plaisir de soutenir et de relever. O âme forte et vigoureuse qui n’avez jamais éprouvé ces jeux d’amour, ces jalousies apparentes, ces fuites, aimables à l’âme qui les a passées, mais terribles à celle qui les expérimente, vous, dis-je, qui ne savez ce que c’est que les fuites d’amour parce que vous êtes enivrée d’une possession continuelle de votre Bien-aimé - ou que, s’Il se cache, c’est pour si peu que vous ne sauriez juger par une absence longue et ennuyeuse du bonheur de sa présence, - vous n’avez jamais éprouvé votre faiblesse et le besoin que vous avez de son secours. Mais pour ces pauvres âmes ainsi délaissées, elles commencent à ne plus s’appuyer sur elles et à ne s’appuyer que sur leur Bien-aimé. Les rigueurs de ce Bien-aimé leur ont rendu ses douceurs plus souhaitables.
13. Ces âmes font souvent des fautes à cause de leur affaiblissement et que leurs sens ne trouvent plus d’appuis ; et ces fautes les rendent si honteuses qu’elles se cacheraient elles-mêmes, si elles pouvaient, de leur Bien-aimé. Hélas ! Dans l’horrible confusion où elles se trouvent, Il leur montre sa face pour un moment. Il les touche de son sceptre, comme un autre Assuerus, afin qu’elles ne meurent pas, mais ses caresses si courtes et si tendres ne servent qu’à augmenter leur confusion de Lui avoir déplu. D’autres fois, Il leur fait sentir par ses rigueurs combien leur infidélité Lui déplaît. O Dieu, si ces âmes pouvaient devenir en poudre, elles y deviendraient ! Elles se mettent en cent postures pour réparer l’injure faite à Dieu. Et si par quelques légères promptitudes, qu’elles regardent comme des crimes, elles ont offensé le prochain, quelles satisfactions ne lui font-elles pas ! Elles portent cela si loin qu’elles s’en croient coupables comme d’injures qu’elles lui auraient faites et lui en demandent pardon. Mais c’est grande pitié de voir l’état de cette pauvre âme qui a pu chasser son Bien-aimé. Elle fait tous ses efforts pour se corriger. Elle ne cesse de courir après Lui, mais plus elle court et plus Il fuit ; et s’Il s’arrête, ce n’est que pour des moments, afin de lui faire reprendre haleine. Ensuite elle rencontre un peu de repos, mais plus elle avance, plus ce repos devient court et délicat.
14. Elle voit bien, cette pauvre âme, qu’il faut mourir, car elle ne trouve plus de vie en rien, tout lui devient mort et croix : l’oraison, la lecture, la conversation, tout est mort. Plus de goût à rien : ni aux pratiques des vertus ni au secours des malades ni à tout le reste qui rend une vie vertueuse. Elle perd tout cela ou plutôt elle y meurt, le faisant avec tant de peine et de dégoût que ce lui est une mort. Enfin, après avoir bien combattu, mais inutilement, après une longue suite de peines et de repos, de morts et de vies, elle commence à connaître l’abus qu’elle a fait des grâces de Dieu, et combien cet état de mort lui est plus avantageux que celui de vie. Car comme elle voit son Bien-aimé revenir, que plus elle avance et plus elle le possède purement, et que l’état qui précède la jouissance est une purgation pour elle, elle s’abandonne de bon cœur à la mort et aux allées et venues de son Bien-aimé, Lui donnant toute liberté d’aller et de venir comme il Lui plaît. Elle connaît alors que de Le vouloir retenir, ce serait une propriété défectueuse : elle est instruite de ce dont elle est capable. Elle perd peu à peu sa propre jouissance et est préparée par là à un état nouveau. Mais avant que d’en parler, il faut dire que plus l’âme avance, plus [aussi] ses jouissances sont courtes, simples et pures, et plus ses privations sont longues, rudes et angoisseuses, et cela jusqu’à ce que l’âme ait perdu toute jouissance pour ne la plus retrouver jamais. Et c’est ici le troisième degré que l’on appelle perte, sépulture et pourriture. Celui-là [le second] se termine à la mort et ne passe pas outre.
1. Vous voyez ces moribonds, lorsque on les croit expirés, reprendre tout d’un coup une nouvelle force et faire cela jusqu’à ce qu’ils expirent. Comme une lampe qui n’a plus d’humeur, jette au milieu de l’obscurité quelques feux, mais ce n’est que pour mourir plus promptement, l’âme jette des feux, mais qui ne durent que des moments. Enfin on a beau combattre contre la mort, il n’y a plus d’humide radical dans cette âme : le soleil de Justice l’a tellement desséchée qu’il faut qu’elle expire.
2. Mais que prétend-il autre chose, cet aimable soleil avec ses ardeurs rigoureuses, que de consumer cette âme? Et cette pauvre âme ainsi brûlée se croit toute glace ! C’est que le tourment qu’elle souffre ne lui laisse pas connaître la nature de son supplice. Tant que le soleil s’est couvert de nuages et lui a fait sentir ses rayons d’une manière tempérée, elle sentait bien sa chaleur et croyait brûler, bien qu’elle ne fût que très peu échauffée ; mais lorsqu’il a dardé à plomb ses rayons, elle se sentait rôtir et dessécher sans croire avoir seulement de la chaleur.
3. O aimable tromperie : ô Amour doux et cruel, n’avez-vous des amants que pour les tromper ainsi ? Vous blessez ces âmes, et puis Vous cachez votre dard et Vous les faites courir après ce qui les a blessées ! Vous les attirez ensuite et Vous montrez à elles. Et lorsque elles veulent Vous posséder, Vous Vous enfuyez. Lorsque Vous voyez l’âme réduite aux abois et qu’elle perd haleine à force de courir, Vous Vous montrez un moment afin de lui faire reprendre vie pour la faire mourir mille et mille fois avec plus de rigueurs. O rigoureux Amant, innocent meurtrier, que ne tuez-Vous tout d’un coup ? Pourquoi donner du vin à ce cœur qui expire et redonner la vie pour la lui arracher de nouveau ? C’est donc là votre jeu : Vous blessez à mort, et lorsque Vous voyez le malade près d’expirer, Vous guérissez sa blessure pour lui en faire de nouvelles ! Hélas, on ne meurt ordinairement qu’une fois et les plus cruels bourreaux dans les persécutions allongeaient bien la vie aux criminels, mais ils se contentaient qu’ils la perdissent une fois. Mais Vous, plus impitoyablement, Vous nous ôtez mille et mille fois la vie et en donnez de nouvelles !
4. O vie que l’on ne peut perdre sans tant de morts ! Ô mort que l’on ne peut avoir que par la perte de tant de vies ! Tu viendras à la fin de cette vie. Mais pour quoi faire ? Peut-être que cette âme, après que tu l’auras dévorée dans ton sein, jouira de son Bien-aimé. Elle serait trop heureuse si cela était, mais il faut essuyer un autre supplice. Il faut qu’elle soit ensevelie, qu’elle pourrisse et qu’elle soit réduite en cendres. Mais peut-être ne souffrira-t-elle plus, car les corps qui pourrissent ne souffrent plus. Oh! il n’en est pas ainsi de l’âme. Elle souffre toujours et le sépulcre, la pourriture, le néant lui sont infiniment plus sensibles que la mort même.
5. Ce degré de mort est extrêmement long, et dure quelquefois les vingt et trente années, à moins que Dieu n’ait des desseins particuliers sur les âmes. Et comme j’ai dit que bien peu passaient les autres degrés, je dis que bien moins passent celui-ci. C’est ce qui a tant étonné de gens de voir des personnes très saintes avoir vécu comme les anges et mourir dans des peines terribles et quasi dans le désespoir de leur salut. On s’en étonne et on ne sait à quoi attribuer cela. C’est qu’elles mouraient dans ce degré de mort mystique et, comme Dieu voulait avancer leur course parce qu’elles étaient proches de leur fin, Il redoublait leur douleurs, comme à Tauler.
On me dira à cela : c’étaient des saints et consommés selon leur degré et dans leur degré. Mais ils n’avaient pas passé celui-ci, ce qui n’empêche pas que ce ne fussent des saints ; et grand nombre sont canonisés de l’Église qui n’ont éprouvé ce degré qu’en mourant ; et plusieurs n’y sont jamais entrés. Aussi quand je vois des âmes qui disent qu’elles courent si vite, je ne puis m’empêcher de dire qu’elles se trompent. Elles sont toutes consommées, je le veux, oui, dans les états inférieurs qu’elles ne passent peut-être pas ; mais pour avoir parcouru celui-ci, je dis que cela n’est pas. Et cela se vérifie dans la suite.
6. Aussi les âmes qui sont dans l’union au premier degré qui commence la voie de la foi nue dont je parle, se font tort de prendre pour elles les avis des états les plus avancés. Il faut laisser à Dieu de dénuer l’âme. Il le fera bien en Maître, et l’âme secondera le dénuement et la mort sans y mettre d’empêchement. Mais de le faire par soi-même, c’est tout perdre et faire un état vil d’un état divin. Vous voyez aussi des âmes qui, pour avoir lu ou avoir entendu parler du dénuement, s’y mettent d’elles-mêmes et demeurent toujours ainsi sans avancer : car comme elles se dénuent d’elles-mêmes, Dieu ne les revêt pas de Lui-même. Car il faut remarquer que le dessein de Dieu en dépouillant, n’est que pour revêtir. Il n’appauvrit que pour enrichir et Il devient dans le secret le remplacement de tout ce qu’Il ôte à l’âme. Ce qui n’est pas en ceux qui se dénuent d’eux-mêmes : ils perdent bien à la vérité par leur faute les dons de Dieu, mais ils ne possèdent pas Dieu pour cela.
7. Dans ce degré, l’âme ne saurait trop se laisser dépouiller, vider, appauvrir, tuer ; et tout ce qu’elle fait pour se soutenir sont des pertes irréparables, car c’est conserver une vie qu’il faut perdre. Comme une personne qui, ayant dessein de faire mourir une lampe sans l’éteindre, n’aurait qu’à n’y point mettre d’huile : elle s’éteindrait d’elle-même ; mais si cette personne, en disant toujours qu’elle veut faire mourir cette lampe, ne cessait pas d’y mettre de temps en temps de l’huile, la lampe ne s’éteindrait jamais. Il en est de même de l’âme qui prend vie pour peu que ce soit en ce degré. Si elle se soulage, si elle ne se laisse pas dénuer, enfin quelque acte de vie qu’elle fasse, elle retardera sa mort autant et plus de temps que sa vie sera longue.
8. O pauvre âme, ne combattez pas contre la mort, et vous vivrez par votre mort. Il me semble que je vois ces gens qui se noient : ils font tous leurs efforts pour venir sur l’eau : ils se tiennent à ce qu’ils peuvent, ils se conservent la vie autant de temps qu’ils ont de force, ils ne se noient que lorsque les forces leur manquent. Il en est ainsi de ces âmes : elles se défendent tant qu’elles peuvent pour s’empêcher de périr. Il n’y a que le défaut de force et de puissance qui les fait expirer. Dieu, qui veut avancer cette mort et qui a pitié de cette âme, lui coupe les mains par où elle se tenait attachée et l’oblige ainsi de tomber dans le fond. Cette âme crie de toutes ses forces pour la douleur qu’elle ressent, mais il n’importe, Dieu est impitoyable et c’est une grande miséricorde de n’en point recevoir en cette rencontre.
O directeurs, soyez les aides de Dieu dans cette œuvre : ne donnez pas secours à cette âme. Et comme il ne vous est pas permis de contribuer à sa mort en l’enfonçant vous-mêmes dans l’eau, il ne vous est pas permis non plus de lui tendre la main pour la soutenir. Ne lui souffrez point d’appui et soyez inexorables à leurs plaintes. Devenez de bronze pour elles, aussi bien que le Ciel l’est devenu, et si vous la voyez mourir, ne donnez pas de sépulture à son corps. L’Amour lui en donnera une telle qu’Il saura : la sépulture et la poussière viendront ensemble.
9. Les croix suivent, les croix augmentent ; et plus les croix augmentent, plus l’impuissance de les porter devient forte, en sorte qu’il semble à l’âme qu’elle ne les peut plus porter. Ce qui est plus pénible en cet état est que l’état de peine commence toujours par quelque chose qui paraît faute à l’âme : elle croit avoir contribué à ce mauvais état. Enfin l’âme devient dans un état presque insensible. Elle commence à s’accoutumer à la peine, à être convaincue de son impuissance, de son inutilité et à désespérer d’elle-même. Elle consent même à la perte de toutes les faveurs et il semble que Dieu les lui a ôtées justement. Elle n’espère plus même les posséder jamais.
Lorsqu’elle voit quelque âme de grâce, sa peine redouble et elle se sent enfoncée dans le plus profond de son néant. Elle voudrait pouvoir les imiter, mais voyant ses efforts inutiles, elle est contrainte de mourir et d’expirer. C’est alors qu’elle dit avec l’Écriture : Tout ce que je redoutais m’est arrivé. Quoi ! Perdre Dieu, dit-elle et le perdre pour toujours sans l’espoir de Le retrouver jamais ! Quoi ! Être privé d’amour pour le temps et pour l’éternité ! Ne pouvoir plus aimer celui que l’on connaît si aimable ! Oh ! N’est-ce pas assez, divin Amant, de rebuter votre créature, de vous détourner d’elle sans qu’elle perde l’amour, et le perdre (ce semble) pour toujours ? Elle croit, cette pauvre âme, l’avoir perdu ; mais cependant elle n’aima jamais plus fortement ni plus purement. Elle a bien perdu la vigueur, la force sensible de l’amour, mais elle n’a pas perdu l’amour : au contraire elle n’aima jamais mieux. Cette pauvre âme ne le peut croire ; cependant, il est aisé de le connaître, car le cœur ne peut être sans amour. Si elle n’aimait pas Dieu, il faudrait qu’elle aimât quelque autre chose, mais ici l’âme est bien éloignée de prendre plaisir à quoi que ce soit.
10. Ce n’est pas que les sens ne se courbent vers les créatures ; et c’est ce qui fait alors la grande peine de l’âme, qui regarde la révolte des passions et ses défauts involontaires comme des fautes horribles, qui lui causent la haine de son Époux. Elle voudrait se laver, se blanchir et se purifier, mais elle n’est pas plutôt lavée qu’elle s’imagine retomber dans un cloaque plus sale et infect que celui dont elle est sortie. Elle ne voit pas que c’est à force de courir qu’elle se crotte, qu’elle se laisse tomber, et que l’amour la transporte si fort et la fait courir après lui avec tant de vitesse qu’elle ne voit pas les mauvais pas. Cependant elle est si honteuse de courir en cet état qu’elle ne sait où se mettre. Elle va avec une robe toute déchirée. Elle perd tout ce qu’elle a à force de courir.
11. Son Époux aide à la dépouiller pour deux raisons : la première parce qu’elle a sali ses habits si beaux et si magnifiques par ses vaines complaisances et qu’elle s’est appropriée les dons de Dieu par quantité de réflexions et de regards d’amour propre ; la seconde parce qu’en courant, elle serait arrêtée par cette charge : même la crainte de perdre tant de richesses l’empêcherait de courir.
12. O pauvre âme, qu’êtes-vous devenue ? Vous étiez autrefois les délices de votre Époux lorsque Il prenait tant de plaisir à vous orner et embellir : à présent, vous êtes si nue, si déchirée, si pauvre que vous n’oseriez ni vous regarder ni paraître devant Lui. Les hommes qui vous regardent, après vous avoir admirée autrefois et qui vous voient ainsi déchirée, croient ou que vous êtes devenue folle, ou que vous avez commis les derniers crimes, qui ont porté l’Époux à vous abandonner. Ils ne voient pas que cet Époux jaloux, qui n’aime cette âme que pour Lui, voyant qu’elle s’amusait à ses ornements, qu’elle s’y plaisait, qu’elle s’y admirait, qu’elle s’aimait elle-même, voyant, dis-je, cela, et qu’elle cessait quelquefois de Le regarder afin de se regarder elle-même, et qu’elle diminuait l’amour qu’elle avait pour Lui à force de se trop aimer, la dépouille et fait disparaître toutes ses beautés et ses richesses de devant les yeux.
L’âme dans l’abondance de ses biens trouve du plaisir à se contempler : elle voit des amabilités en elle qui attirent son amour et le dérobent à son Époux. Pauvre folle qu’elle est ! Elle ne voit pas qu’elle n’est belle que des beautés de son Époux et que s’il les lui ôtait, elle deviendrait si laide qu’elle se ferait peur. De plus, elle néglige de suivre l’Époux dans ses courses, dans les déserts, et partout où Il va : elle craint de gâter son teint, de perdre ses pierreries. O Amour jaloux, que vous faites bien de venir traverser cette orgueilleuse et de lui ôter ce que Vous lui avez donné, afin qu’elle apprenne à connaître ce qu’elle est, et qu’étant nue et dépouillée, rien ne l’arrête dans sa course.
13. Notre Seigneur commence donc à dépouiller cette âme peu à peu, à lui ôter ses ornements, tous ses dons, grâces et faveurs, qui sont comme des pierreries qui la chargent ; ensuite Il lui ôte toutes ses facilités au bien, qui sont comme ses habits ; après quoi, Il lui ôte la beauté de son visage, qui sont des divines vertus qu’elle ne peut pratiquer activement.
14. Le premier degré de son dépouillement se fait des grâces, dons et faveurs, amour sensible et aperçu. Elle s’en sent peu à peu dépouillée. Elle voit que son Époux reprend peu à peu ce qu’Il lui avait donné de richesses. Elle s’afflige d’abord beaucoup de cette perte. Mais ce qui l’afflige le plus, n’est pas tant la perte des richesses que la fâcherie de l’Époux. Car elle croit que c’est par colère qu’Il lui reprend ainsi ce qu’Il lui avait donné. Elle voit bien l’abus qu’elle en a fait et les complaisances qu’elle y a eues, ce qui la rend si honteuse qu’elle meurt de confusion. Elle Le laisse faire et ne Lui ose dire : « Pourquoi reprenez-Vous ce que Vous m’avez donné ? » Car elle voit qu’elle le mérite par l’abus qu’elle en a fait et, dans un silence profond, elle Le regarde d’une manière si pitoyable qu’elle Lui fait bien voir sa peine.
15. Quoiqu’elle garde le silence, il n’est pas profond comme dans la suite : elle l’interrompt par des pleurs et des soupirs entrecoupés. Mais elle est bien étonnée qu’en regardant l’Époux, elle Le voit tout en colère de ce qu’elle pleure la justice qu’Il lui fait, de la mettre hors d’état d’abuser de ses biens, et de ce qu’elle pense peu à l’abus qu’elle en a fait. Cette âme s’aperçoit d’abord de sa faute et de sa méprise. Elle s’efforce de faire connaître à son Époux qu’elle ne se soucie point de ses dons pourvu qu’Il ne soit pas fâché contre elle. Elle lui témoigne que ses larmes et sa douleur viennent de Lui avoir déplu. Il est vrai qu’alors la colère de l’Époux, justement irrité, lui est si sensible qu’elle ne pense plus à la perte de toutes ses richesses, mais à la colère de son Époux. Elle se met en cent postures pour L’apaiser. Ses soupirs, ses gémissements et ses larmes sont les expressions de sa douleur. Ceci est encore un défaut qui offense l’Ami, mais comme l’âme est encore faible, Il le dissimule.
16. Après l’avoir laissée pleurer longtemps, Il fait semblant d’être apaisé : Il essuie Lui-même ses larmes et la console. O Dieu, quelle joie pour cette âme de voir ces nouvelles bontés de l’Amour, après ce qu’elle a fait ! Il ne lui rend pas cependant ses premières richesses et l’âme ne s’en met pas en peine, se trouvant trop heureuse d’être regardée, consolée et flattée de son Bien-aimé. Au commencement, elle reçoit ses caresses avec tant de confusion qu’elle n’ose lever les yeux. Mais comme les biens présents font oublier les maux passés, elle s’abîme et se noie dans ces nouvelles caresses de son Époux et ne songeant plus à ses misères passées, elle se repaît et se repose dans ces caresses et oblige par là l’Époux de se fâcher de nouveau et de la dépouiller davantage.
17. Il faut remarquer que Dieu n’ôte à l’âme ses richesses que peu à peu : une fois, l’une, et après, l’autre. Plus les âmes sont faibles, plus le dépouillement est long, et plus elles sont fortes, plus tôt il est fait, Dieu les dépouillant plus souvent et de plus de choses à la fois. Mais quelque rude que soit ce dépouillement, il n’est cependant que des choses de dehors et superflues, c’est-à-dire que des dons, des grâces et faveurs, mais non d’autres choses. Cela ne se fait que l’une après l’autre, à cause de la faiblesse de l’âme. Cette conduite est si admirable, c’est un si grand amour de Dieu pour l’âme que l’on ne le croirait jamais à moins de l’expérimenter : car l’âme est si pleine d’elle-même et si pétrie d’amour-propre que si Dieu n’en usait ainsi, elle se perdrait.
18. On dira peut-être : si les dons de Dieu font un tel dommage, pourquoi les donner ? Dieu les donne par un excès de sa bonté, pour tirer l’âme du péché, de l’attache aux créatures, et la faire retourner à Lui ; et s’Il ne les lui donnait pas, elle serait toujours criminelle. Mais ces mêmes dons, desquels Il la gratifie pour la détacher des créatures et d’elle-même, pour se faire aimer d’elle du moins par reconnaissance, cette créature est si misérable qu’elle s’en sert pour s’aimer et s’admirer, qu’elle s’y amuse ; et l’amour-propre est si enraciné dans la créature que ces dons l’ont augmenté : car elle trouve en elle-même de nouveaux charmes qu’elle n’y trouvait pas autrefois ; elle s’enfonce, elle s’accroche à elle-même, s’approprie ce qui était à Dieu et, se familiarisant trop avec Lui, oublie l’esclavage dont Il l’a tirée et mille autres choses de cette nature. Il est vrai que Dieu pourrait l’en délivrer comme Il peut délivrer l’homme de son fond de concupiscence, mais Il ne le fait pas pour des raisons connues à Lui seul.
19. L’âme ainsi dépouillée des dons de Dieu perd un peu de l’amour d’elle-même et elle commence à voir qu’elle n’est pas si riche qu’elle croyait et que ses richesses sont à son Époux. Elle voit, dis-je, qu’elle en a abusé et consent qu’Il les garde et qu’Il les reprenne. Elle dit : « Je serai riche des richesses de mon Époux et quoiqu’Il les garde, nous serons toujours en communauté de biens : Il ne les perdra pas ». Elle devient même bien aise d’avoir perdu ces dons de Dieu : elle se trouve déchargée, plus légère pour marcher. Enfin elle s’accoutume peu à peu à ce dépouillement, elle connaît qu’il lui a été utile et avantageux. Elle n’en a plus de chagrin. Elle s’ajuste du mieux qu’elle peut avec ses habits et comme elle est belle, elle se contente de ce qu’elle ne laissera pas de plaire à son Époux par ses agréments et par ses habits propres autant qu’elle faisait avec tous ses ornements.
20. Lorsqu’elle ne pense plus qu’à vivre en paix dans cette perte et qu’elle voit clairement le bien qu’elle lui procure et le dommage qu’elle s’était causé par le mauvais usage qu’elle a fait [des dons qu’on lui a repris], elle est toute étonnée que l’Époux, qui ne lui avait donné trêves qu’à cause de sa faiblesse, vienne avec plus de violence lui arracher ses habits.
Ô pauvre âme, que ferez-vous à ce coup? C’est bien pis que l’autre fois, car ces habits sont nécessaires et il n’est pas de la bienséance de s’en laisser dépouiller. Oh ! C’est alors que l’âme s’en défend tant qu’elle peut. Elle fait voir à son Époux les raisons qu’elle a pour ne pas aller ainsi nue : que cela lui serait honteux à Lui-même. « Hélas, dit-elle, j’ai perdu toutes les richesses que Vous m’aviez données, vos dons, la douceur de votre amour. Mais je pouvais encore faire des actions extérieures de vertus. Je faisais des charités. Je faisais l’oraison avec assiduité, quoique vous eussiez ôté vos grâces sensibles ; mais de perdre tout cela, c’est à quoi je ne puis consentir. J’étais encore habillée selon ma qualité, et l’on me considérait encore dans le monde comme votre Épouse. Mais si je perds mes vêtements, cela Vous fera honte à Vous-même. - N’importe, pauvre âme, il faut consentir à cette perte. Vous ne vous connaissez pas encore. Vous croyez que vos habits sont à vous et que vous pouvez toujours vous en servir. - Mais je les ai acquis avec tant de soin. Vous me les avez donnés comme une récompense des travaux que j’ai souffert pour vous. » N’importe : il les faut perdre.
21. L’âme, après avoir fait de son mieux pour les conserver, se sent dépouiller peu à peu. Tout lui devient insipide. Elle ne trouve plus de goût à rien, au contraire tout lui vient à dégoût et elle est mise dans l’impuissance de le faire. Autrefois elle avait des dégoûts, des peines, mais non des impuissances. Mais ici tout pouvoir lui est ôté. Les forces du corps et de l’âme lui manquent. Elle en perd même le souvenir longtemps. L’inclination lui en reste, qui est comme la dernière robe, qu’il faut perdre à la fin.
22. Ceci se fait très peu à peu et d’une manière pénible, parce que l’âme voit toujours que cela est venu par sa faute. Elle n’ose plus rien dire, car ce qu’elle dirait ne servirait qu’à irriter son Époux, dont la colère lui est plus rude que la mort. Elle commence à se connaître mieux, à voir qu’elle n’a rien à elle et que tout est à son Époux. Elle commence à entrer en défiance d’elle-même. elle perd peu à peu l’amour qu’elle avait pour elle-même. Mais elle ne se hait pas encore, car elle est toujours belle, quoique nue. Elle regarde de temps en temps l’Amant avec un regard pitoyable, mais elle ne dit pas un seul mot, elle s’afflige de son courroux. Il lui semble que ce serait peu d’être dépouillée, si seulement elle n’avait pas fâché son Époux et si elle ne s’était pas rendue indigne de porter ses habits nuptiaux.
23. Si elle avait été confuse la première fois qu’on lui ôta ses richesses, la confusion de se voir nue lui est infiniment plus sensible. Elle ne voudrait pas paraître devant son Époux, tant elle est honteuse. Cependant il faut rester et courir en cet état partout. Quoi ! ne lui sera-t-il pas permis de se cacher ? Non : il faut ainsi paraître en public. Le monde commence à en avoir moins d’estime. On dit : « Est-ce là cette âme qui faisait l’admiration des hommes et des anges ? Voyez comme elle est déchue ! » Sa confusion redouble par ces paroles, parce qu’elle connaît bien que son Époux l’a dépouillée justement. Elle fait ce qu’elle peut afin qu’Il l’a revête un peu, mais Il n’en fera rien après l’avoir ainsi dépouillée de tout, ce qui est une miséricorde infinie, car ses habits la satisfaisaient en la couvrant et l’empêchaient de voir ce qu’elle était.
24. C’est une chose bien étonnante pour une âme qui croyait être bien avancée dans la perfection, de se voir ainsi déchoir tout d’un coup. Elle croit que ce sont de nouvelles fautes, dont elle s’était corrigée, qui reviennent ; mais elle se trompe : c’est qu’elle était cachée sous ses habits qui l’empêchaient de se voir telle qu’elle est. C’est une chose horrible qu’une âme ainsi nue des dons et grâces de Dieu, et l’on ne pourrait à moins d’expérience [savoir ni] croire ce que c’est.
25. Mais c’est encore peu, si elle conservait sa beauté : mais Il [l’Époux] la fait devenir laide et la fait perdre. Jusqu’ici, l’âme s’est bien laissé dépouiller des dons, grâces et faveurs, facilité au bien : elle a perdu toutes les bonnes choses, comme les austérités, le soin des pauvres, la facilité à aider le prochain, mais elle n’a pas perdu les divines vertus. Cependant ici [il] les faut perdre quant à l’usage : car pour la réalité, elles s’impriment plus fortement dans l’âme. Elle perd la vertu comme vertu ; mais c’est pour la retrouver en Jésus-Christ.
Cette âme toute humiliée devient toute superbe à ce qu’elle croit. Cette âme si patiente, qui souffrait si aisément toutes choses et qui en faisait ses plaisirs, trouve qu’elle ne peut rien souffrir. Les sens perdent leur économie et semblent vouloir se révolter. Elle ne peut ni se mortifier, ni se garder de rien par ses propres efforts comme auparavant et qui pis est, cette âme ainsi défigurée se salit à tout moment, à ce qu’elle croit : elle se blesse avec les créatures. Elle se plaint avec l’Épouse que les sentinelles l’ont trouvée et l’ont navrée.
26. Je dois pourtant dire ici que les personnes de cet état ne font aucune faute volontaire. Dieu leur fait voir en général un si grand fond de corruption qui est en elles, qu’elles diraient volontiers avec Job : Qui me donnera que je me cache dans l’Enfer jusqu’à ce que la colère de Dieu soit passée ? Car il ne faut pas croire qu’ici ni dans la suite, Dieu permette que cette âme tombe dans aucun péché réel ; et cela est si vrai que, quoique elle paraisse à ses propres yeux la plus misérable des créatures, lorsque Il s’agit de se confesser, elle ne trouve aucune faute en détail qu’elle ait fait et s’accuse seulement qu’elle est pleine de misères et qu’elle n’a que des sentiments contraires à ses désirs. Il est de la gloire de Dieu qu’en faisant expérimenter à l’âme jusqu’au fond de sa corruption, Il ne la laisse pas tomber dans des péchés. Ce qui fait sa douleur si épouvantable, c’est qu’elle est comme accablée de la pureté de Dieu, et cette pureté lui fait voir jusques aux moindres atomes d’imperfection comme d’énormes péchés, à cause de la distance infinie qu’il y a entre la pureté de Dieu et l’impureté de la créature, de cet homme Adam pécheur. Elle voit qu’elle était sortie toute pure des mains de Dieu et qu’elle a contracté non seulement le péché d’Adam, mais encore mille et mille fautes actuelles, de sorte que sa confusion est au-dessus de tout ce qu’on peut exprimer. Ce qui fait que les hommes la méprisent, n’est point aucune faute particulière qu’ils remarquent en elle ; mais c’est que, ne la voyant plus faire tout ce qu’elle faisait autrefois avec tant d’ardeur et de fidélité, ils jugent par là de son déchet : en quoi ils se trompent beaucoup.
Ceci doit servir pour la suite et pour tout ce qui peut être exprimé trop fortement et que ceux qui n’ont point l’expérience pourraient prendre en mauvaise part. Il faut remarquer encore quand je parle de corruption, de pourriture, de saleté, etc., que j’entends la destruction et la consomption du vieil homme par la conviction centrale et une expérience intime de ce fond d’impureté et de propriété qu’il y a en l’homme, qui le faisant voir à lui-même ce qu’il est en soi sans Dieu, le fait crier avec David : Je suis un ver et non pas un homme ; et avec Job : Quand j’aurais été blanchi comme la neige et que la blancheur de mes mains éblouirait par son éclat, vous me feriez voir à mes yeux tout couvert d’ordure et mon vêtement aurait honte de me toucher. .
27. Ce n’est donc pas que cette pauvre âme fasse les fautes qu’elle s’imagine de faire : car elle ne fut jamais plus pure dans le fond ; mais c’est que les sens et les puissances étant sans soutiens, principalement les sens, ils errent vagabonds. De plus, comme la course de cette âme vers Dieu redouble et qu’elle s’oublie davantage elle-même, il ne faut pas s’étonner si, en courant, elle se salit par les endroits pleins de boue où il lui faut passer ; et comme toute son attention est tournée vers son Bien-aimé, quoique elle ne s’en aperçoive pas à cause de son état de course, elle ne pense point à elle, elle ne songe pas où elle met ses pas. Cela est si vrai que cette âme qui se croit la plus criminelle de toutes les créatures, ne fait pas une faute de volonté, quoique elles lui paraissent toutes volontaires, mais bien de surprise : souvent même elle ne voit ses fautes que lorsque elles sont faites.
28. Elle crie à son Époux afin qu’Il lui tende la main ; mais Il n’a garde de le faire, du moins d’une manière aperçue, quoique Il la soutienne d’une main invisible. Cette âme pense quelquefois de mieux faire, mais c’est alors qu’elle fait plus mal : car le dessein de son Époux lorsque Il la laisse tomber, sans cependant qu’elle se blesse, est afin qu’elle ne s’appuie plus sur elle-même, qu’elle reconnaisse son impuissance, qu’elle entre dans un entier désespoir [d’elle-même] et qu’elle puisse dire: J’ai perdu tout espoir et je ne vivrai plus.
29. C’est ici que l’âme commence à se haïr véritablement et à se connaître, ce qu’elle ne ferait jamais si Notre Seigneur ne lui faisait sentir ce qu’elle est. Toutes les connaissances que l’on a de soi par lumière, de quelque degré qu’elles soient, n’ont pas le pouvoir de faire que l’âme se haïsse véritablement. Celui qui aime son âme la perdra et celui qui la hait, la sauvera. Il n’y a, dis-je, que cette expérience qui puisse faire véritablement connaître à l’âme son fond infini de misères. Toute autre voie ne peut donner une véritable pureté : si elle en donne, ce n’est qu’en superficie et non dans le fond, où l’impureté est cachée et non exprimée et sortie.
30. Ici Dieu va chercher jusques dans le plus profond de l’âme son impureté foncière, qui est l’effet de l’amour-propre et de la propriété que Dieu veut détruire. Il la presse et la fait sortir. Prenez une éponge qui est pleine de saletés, lavez-la tant qu’il vous plaira : vous nettoierez le dehors, mais vous ne la rendrez pas nette dans le fond, à moins que vous ne pressiez l’éponge pour en exprimer toute l’ordure et alors vous la pourriez facilement nettoyer. C’est ainsi que Dieu fait : Il serre cette âme d’une manière pénible et douloureuse, puis Il en fait sortir ce qu’il y a de plus caché.
Lorsque l’âme sent cette puanteur, elle croit que c’est une nouvelle ordure et qu’elle se salit ; et c’est une tout au contraire. Cette ordure y était et elle ne la voyait pas, elle ne la sent à présent que parce qu’on la lui ôte. Une personne qui aurait une apostume en quelque endroit, n’en a pas de dégoût tant qu’on ne la lui ouvre pas ; mais lorsque le chirurgien fait une incision et qu’il fait sortir le pus, le malade se plaint de la puanteur qui lui fait mal au cœur. Cette apostume était aussi puante lorsqu’elle était cachée et qu’elle était plus dangereuse, cependant on ne se plaignait pas de sa mauvaise odeur. On croit être sali parce qu’elle suppure, et c’est le contraire. Il est vrai que le dehors en est sali pour quelque temps ; mais c’est afin que le dehors et le dedans soient purifiés dans la suite. Si Dieu ne faisait ainsi, l’amour propre, cette apostume effroyable, ne sortirait jamais, et plus elle serait couverte de beaux habits, plus aussi serait-elle enfoncée, et plus elle se tournerait au-dedans et gâterait sans qu’on s’en aperçût toutes les parties nobles.
31. Je dis donc que cette voie si abjecte, si pauvre, si sale, a seule le pouvoir de purifier radicalement ; et sans elle on serait toujours sale, quoique l’on parût bien propre. Il faut donc que Dieu fasse sentir à l’âme ce qu’elle est jusqu’au fond. Cette grâce de foi, de dépouillement, s’attache toujours aux défauts les plus essentiels et les plus cachés dans l’amour-propre, à certains défauts mignons que la nature resserre, qu’elle conserve avec soin et que les autres ne voient pas comme des défauts : au contraire, ils paraissent vertus, de sorte qu’en les perdant, il semble que l’on perde la vertu. Car la vertu ne s’acquiert véritablement que par les tentations contraires, ainsi qu’il est écrit : Celui qui n’est pas tenté, que sait-il ? Plus nous avons d’attache à une vertu, plus nous sommes exercés sur cette même vertu. Les défauts des autres voies sont connus plus superficiellement. Ceux que Dieu va chercher dans le plus intime de ces âmes, passeraient pour perfections chez les autres, lesquelles ont en effet une prudence admirable, une sagesse grande, mille propriétés qu’elles conservent chèrement. Elles ont du courage : ce sont de grandes âmes. Mais celles-ci n’ont plus rien du tout. Ce n’est plus que faiblesse sur faiblesse, impuissance sur impuissance. On ne leur laisse pas la moindre propriété. Les autres vont par ce qui est et elles subsistent par quelque chose de grand : elles vont de sainteté en sainteté, et celles-ci vont par ce qu’elles n’ont pas. Aussi sont-elles bien éloignées de s’attacher à rien, ayant tout perdu : étant si laides et si sales, à quoi s’attacheraient-elles ?
32. Les plus favorisées de ces âmes-ci, pour l’ordinaire, sont le rebut du monde : elles sont toujours contrariées. Ce que les autres font est admiré ; mais pour elles, il semble qu’elles gâtent tout ce qu’elles entreprennent. Elles ne réussissent à rien et ne sont approuvées en rien. Enfin, il faut que, malgré elles, elles se rendent justice et qu’elles voient tout bien être en leur Époux et tout mal être en elles. On ne saurait croire, sinon par expérience, de quoi la nature abandonnée à elle-même est capable. Oui, oui, notre être propre abandonné à lui-même est pire que tous les diables.
33. C’est pourquoi il ne faut pas croire que cette âme ainsi dans la misère soit abandonnée de Dieu. Elle n’en fut jamais mieux soutenue, mais c’est la nature qui est laissée un peu seule et qui fait tous ces ravages sans que l’âme y ait aucune part. Cette pauvre Épouse désolée courant çà et là après son Bien-aimé non seulement se salit beaucoup, comme j’ai dit, mais elle se blesse avec les épines qu’elle rencontre. Elle se fatigue si fort qu’il lui faut mourir et expirer dans sa course sans secours.
Le plus grand bien de l’âme en cette voie est que Dieu lui soit impitoyable et lorsqu’Il veut bien faire avancer une âme, Il la laisse courir jusqu’à la mort ; s’Il l’arrête pour des moments (ce qui ravit et vivifie cette pauvre âme), c’est à cause de sa faiblesse et qu’Il craint qu’elle ne perde courage et que la lassitude ne l’oblige à se reposer.
34. Lorsqu’Il voit cela, Il la regarde pour un moment, et cette pauvre âme par ce regard se trouve prise et blessée de nouveau, mais d’une manière si forte qu’elle est hors d’elle-même et demeure comme défaillie. Elle Lui dirait volontiers : « Hélas ! Pourquoi m’avez-vous tant fait courir ? Donnez-moi un peu de repos afin que j’avale ma salive. Qui me donnera que je Le trouve seul et que je Le mène dehors et que je le voie face à face ! » Mais, hélas ! lorsque elle croit Le tenir, Il s’enfuit derechef : Je L’ai cherché (dit-elle) et je ne L’ai point trouvé. Comme, par ce regard de l’Époux, l’âme est devenue plus amoureuse, elle redouble sa course afin de Le trouver. Cependant elle s’est arrêtée autant de temps que son regard a duré. C’est pourquoi l’Époux ne la regarde que le moins qu’Il peut et que lorsque Il voit qu’elle perd courage. Et si elle était assez forte, elle irait bien plus vite sans s’arrêter : si un voyageur pouvait toujours marcher sans besoin ni de repos ni de nourriture, il irait bien plus vite ; mais il lui faut et l’un et l’autre à cause de sa faiblesse, et l’un et l’autre lui donnent de nouvelles forces qui lui sont données à cause de son besoin et que la nature défaillirait s’il en était privé. Il en est ainsi dans cette voie.
35. Cette âme meurt donc ici véritablement à la fin de sa course, parce que toute force active lui manque pour courir : car quoique elle ait été passive, elle n’avait pas pourtant perdu sa force active quoique elle ne lui parût pas à elle-même ; l’attrait la faisait courir sans qu’elle le sût et connût. L’Épouse dit : Tirez-moi et nous courrons : elle court à la vérité, mais de quelle manière ? C’est en perdant tout. C’est comme le soleil qui court incessamment sans sortir de son repos.
L’âme perd tout ici par le trépas mystique, pour courir sous un autre pôle ou pour mieux dire [c’est comme un soleil qui] s’éclipse de notre hémisphère, où il ne paraîtra plus, étant caché dans la mer. C’est là le sépulcre où l’âme éprouve une tout autre mort et sa puanteur, ainsi qu’il sera dit.
36. L’âme ici se hait si fort elle-même qu’elle ne se peut souffrir : elle n’a des yeux que pour se regarder de travers, elle n’a que du mal à dire d’elle. C’est alors qu’elle n’est rien ni devant Dieu ni devant les créatures ni devant elle-même. Elle croit que c’est avec raison que l’Époux la traite de la sorte. Elle croit que c’est sa puanteur qui lui cause du dégoût. Elle ne voit pas que c’est tout le contraire : c’est pour la faire courir qu’Il fuit, c’est pour la purifier qu’Il semble la salir. Lorsque l’on met le fer dans le feu pour le purifier et lui faire perdre sa rouille, il paraît d’abord se salir et noircir, mais après on voit bien qu’il a été purifié. Il ne lui fait expérimenter ses faiblesses qu’afin qu’elle perde toute force et tout appui propre et que, désespérant de tout, Il la porte Lui-même et qu’elle se laisse porter : car quelque forte que soit sa course, elle marche en enfant, mais lorsque elle est en Dieu et que Dieu la porte, quoique elle paraisse se reposer, ses démarches sont infinies, puisqu’elles sont celles d’un Dieu.
37. Cette âme voit encore les autres parées de ses dépouilles. Lorsqu’elle voit une sainte âme, elle n’ose l’aborder et elle la voit parée avec admiration de tous les ornements que l’Époux lui a ôtés. Mais, quoique elle l’admire et qu’elle se sente enfoncée jusques dans l’abîme du néant, elle ne peut pas cependant désirer de les avoir, tant elle s’en trouve indigne. Elle croit que ce serait les profaner que de les mettre sur une personne si couverte de boue et d’infection. Elle se réjouit même de voir que, si elle fait horreur à son Bien-aimé, il y en a d’autres qui font ses délices. Elle est bien éloignée de la jalousie des commencements où elle Le voulait toujours garder et retenir : au contraire, elle est bien aise qu’Il ne la regarde pas afin qu’Il n’en ait pas mal au cœur et qu’Il prenne ses délices avec les autres, qu’elle croit fortunées d’avoir gagné les amours de son Dieu, car pour les ornements, quoique elle les en voit parées, elle ne croit pas que ce soit cela qui les rende heureuses. Si elle trouve du bonheur pour elles à les en voir parées, c’est parce que ce sont les gages de l’amour de son Bien-aimé.
38. Lorsqu’elle se tient si petite auprès de ces âmes qu’elle regarde comme des reines, elle ne sait pas le bien que lui doit produire sa nudité, sa mort et sa pourriture. Il ne la rend nue que pour être son vêtement : Revêtez-vous de Jésus-Christ, dit saint Paul. Il ne la tue que pour être sa vie : Si nous sommes morts avec Jésus-Christ, nous ressusciterons avec Lui. Il ne l’anéantit que pour la transformer en Lui.
Cette perte de vertu ne se fait que peu à peu, ainsi que les autres pertes, et cet entraînement apparent au mal est involontaire, car ce mal qui rend ces âmes si sales à leurs propres yeux n’est point un mal véritable ni dangereux dont elles soient propriétaires, car ici elles n’ont ni de volonté propre ni d’arrêt à quoi que ce soit. Ce qui les salit sont des précipitations et promptitudes, qui ne font que passer et qui ne laissent pas de les remplir de confusion, ce sont certains défauts qui ne sont que dans les sentiments. Sitôt qu’une âme voit la beauté d’une vertu, elle tombe incessamment dans le vice contraire à ce qu’elle croit : par exemple, si elle aime la vérité, elle dit des paroles précipitées ou d’exagération, elle croit mentir à tout moment, quoique en effet elle ne le fasse pas, ne parlant pas contre son sentiment. Si elle aime la douceur, une promptitude inopinée lui survient et il en est ainsi de toutes les autres vertus. Et plus les vertus sont de conséquence et que l’âme y tient plus fortement, (parce qu’elles lui paraissent plus essentielles,) plus lui sont-elles arrachées [en cette manière] avec plus de force et de douleur.
39. Cette pauvre âme après avoir tout perdu, doit enfin se perdre elle-même par un entier désespoir de tout ou plutôt doit mourir accablée de fatigues horribles. L’oraison de ce degré est fort pénible parce que l’âme ne pouvant plus se servir de ses puissances dont l’usage lui est entièrement ôté, et Dieu ayant retiré un certain calme doux et profond qui la soutenait, elle reste comme ces pauvres enfants qui vont courant çà et là pour trouver de la nourriture sans trouver personne qui leur en donne. C’est ce qui fait qu’ici l’oraison paraît entièrement perdue, comme en ceux qui ne l’ont jamais faite, mais avec cette différence que l’on sent la peine de sa perte, parce que l’on a connu sa valeur par sa possession et que les autres n’en ont pas de peine parce qu’ils n’en connaissent pas le prix. Elle ne peut plus trouver de soutien dans les créatures et, si elle s’y sent courbée et portée, c’est par impétuosité sans cependant y trouver rien qui la satisfasse. Ce n’est pas que souvent elle ne s’égare et qu’elle ne voulût se jeter à corps perdu dans les choses qu’elle a goûtées autrefois, mais, hélas! elle y trouve tant d’amertume qu’elle s’en retire au plus vite, et il ne lui reste que la douleur de son infidélité.
40. L’imagination est entièrement détraquée et ne laisse presque point de repos. Les trois puissances de l’âme [l’entendement, la mémoire et la volonté] perdent peu à peu leur vie, en sorte que sur la fin elles n’en ont point du tout, ce qui est très pénible à l’âme et particulièrement à la volonté, qui avait appris de goûter un ‘je ne sais quoi’ tranquille et doux, qui rassurait les autres puissances dans leur inaction et dans leurs morts et impuissances.
41. Ce je ne sais quoi, qui soutient dans le fond, est ce qui coûte le plus à perdre et que l’âme tâche avec plus de force à retenir ; car d’autant plus est-il délicat, d’autant plus lui paraît-il divin et nécessaire, et elle consentirait aisément à ne se servir jamais des deux autres puissances ni même de la volonté d’une manière distincte et aperçue, pourvu que ce ‘je ne sais quoi’, qui est son favori, lui demeure : car le moyen qu’une âme puisse subsister sans moyens, et sans ce moyen si pur qu’il semble que c’est la fin à laquelle tout aboutit et la récompense de tous les travaux? Car que veut une âme dans tous ses travaux, que d’avoir ce témoignage dans le fond qu’elle est un enfant de Dieu ? Et toute la spiritualité se termine à cette expérience.
Cependant il le faut perdre comme le reste et ensuite entrer dans la funeste expérience de toutes les misères dont on est plein. Et c’est ce qui opère véritablement la mort de l’âme : car, quelque misère que puisse avoir l’âme, si ce ‘je ne sais quoi’ qui fait la vie de l’âme, ne se perdait, elle ne mourrait pas ; et aussi, si ce ‘je ne sais quoi’ se perdait sans qu’elle sentît ses misères, elle se soutiendrait et ne mourrait jamais. Elle sait et comprend facilement qu’il faut passer de longues et effroyables ténèbres, qu’il faut perdre tout goût, tous sentiments, quelque délicats qu’ils soient. C’est pourquoi elle porte les privations des soutiens et des goûts avec force, surtout les personnes éclairées et savantes ; mais de perdre un certain soutien presque imperceptible et tomber de faiblesse, tomber dans la misère et la boue, c’est à quoi l’on ne peut consentir parce que l’on n’y doit jamais consentir. C’est où la raison se perd. C’est où les frayeurs et les transes mortelles s’emparent du cœur, qui semble n’avoir de vie que pour sentir sa mort. C’est donc la perte de cet imperceptible moyen et l’expérience de ses misères qui causent la mort.
42. L’âme doit être bien fidèle, dans un temps si nu et si rude, pour ne point laisser ses sens se courber vers les créatures volontairement, cherchant du soulagement et du divertissement volontaire : je dis volontaire, car pour des mortifications et attentions [réfléchies] sur soi-même, ces âmes en sont incapables ; et plus elles ont été mortifiées (ce qui paraissait mort aux non expérimentés), plus ont-elles de penchant vers le contraire sans s’en apercevoir, comme un fou qui va errant et vagabond partout ; et si vous vouliez les retenir trop rigoureusement, outre que cela serait inutile, c’est que cette application au-dehors retarderait et empêcherait la mort.
43. Que faut-il donc faire? C’est d’observer de ne rien faire qui soulage les sens d’une manière criminelle et imparfaite, de les souffrir et de les récréer quelquefois en choses innocentes en charité, car comme ils ne sont pas capables de ce qui s’opère au-dedans, ce serait ruiner la santé et même les forces de l’esprit, et peut-être l’intérieur, que de les vouloir gêner. Il faut mépriser cela comme des enfances et n’être pas trop rigoureux en refusant les choses permises.
44. Ce que je dis est pour ce degré : car si l’âme en voulait user ainsi dans le temps de la force et vigueur de la grâce, elle ferait mal. Et même notre Seigneur tout plein de bonté fait bien voir Lui-même la conduite que l’on doit tenir, car dans les commencements, Il presse de si près les pauvres sens qu’Il ne leur donne aucune liberté ; c’est assez qu’ils veuillent quelque chose pour les en arracher : un regard, une parole, la moindre satisfaction ferait souffrir infiniment, et Dieu fait cela pour tirer les sens de leur opérer imparfait, pour les faire entrer au-dedans et, en les sevrant au-dehors, Il les lie au-dedans d’une manière si douce qu’il ne leur coûte presque rien de se priver de tout ; ils y trouvent même plus de douceur que dans la possession de toutes choses. Mais quand ils sont suffisamment purifiés et introvertis, Dieu qui veut tirer l’âme d’elle-même par un mouvement tout contraire, permet que les sens s’extrovertissent et se répandent vers le dehors, ce qui semble à l’âme une grande impureté. Cependant la chose est [alors] de saison et faire autrement, c’est se purifier autrement que Dieu ne veut, et se salir.
45. Cela n’empêche pas qu’il ne se fasse des fautes dans cette extroversion des sens, mais la confusion que l’âme en reçoit et la fidélité à en faire usage, fait le fumier où elle pourrit plus vite : Tout coopère en bien à ceux qui aiment. C’est aussi ici où l’on perd entièrement l’estime des créatures. Elles vous regardent avec mépris et disent : « N’est-ce pas là celle que nous admirions autrefois ? Comment est-elle devenue ainsi défigurée et laide ? ». Hélas, leur dit-elle : Ne me regardez pas par ma couleur noire, car c’est le soleil qui m’a ainsi décolorée. C’est ici qu’elle entre tout d’un coup dans le troisième degré, qui est d’ensevelissement et de pourriture.
Chapitre VIII. Troisième degré de la voie passive en foi nue
1. Le torrent, ainsi que nous l’avons dit, a souffert tous les bruits et les renversements imaginables. Il a été battu contre les rochers : ce n’était que chutes de rochers en rochers, mais il a toujours paru et on ne l’a point vu perdre. Il commence ici à se perdre de gouffre en gouffre. Il y avait encore un marcher, quoique si précipité, si confus et si rompu ; mais ici il s’engouffre avec une impétuosité encore plus forte dans des trous. On est longtemps sans le voir, puis on l’aperçoit un peu, plus par son bruit que par la vue ; mais il ne paraît que pour se précipiter de nouveau dans un gouffre plus profond. Il tombe d’abîme en abîme, de précipice en précipice, jusqu’à ce qu’enfin il tombe dans l’abîme de la mer où, perdant toute figure, il ne se trouve plus jamais, étant devenu la mer même.
2. L’âme après bien des morts redoublées expire enfin dans les bras de l’Amour, mais elle n’aperçoit pas ces mêmes bras. Elle n’est pas plus tôt expirée qu’elle perd tout acte de vie, pour simple et délicat qu’il fût : tout désir, inclination, penchant, choix, répugnances et contrariétés foncières. Plus elle s’approchait de la mort, plus elle s’affaiblissait et sa vie, quoique languissante et agonisante, était encore vie ; et il pouvait encore rester à l’âme quelque espérance, quoique sa mort fût inévitable. Mais ici, il n’y en a plus. Il faut que le torrent s’abîme et qu’on ne l’aperçoive plus.
3. O Dieu, qu’est-ce que ceci ? Ce qui n’était que des précipices devient des abîmes. L’âme tombe avec entraînement dans un abîme de misères d’où il n’y a nul jour de sortir. Au commencement, cet abîme est moindre ; mais plus elle avance, plus elle en trouve de plus étranges, en sorte que c’est aller de mal en pis, car il est à remarquer que lorsque l’on commence un degré, il tient beaucoup de celui qui précède dans son commencement, et dans sa fin, il commence déjà beaucoup à se ressentir de celui qui doit suivre. Il faut aussi remarquer que chaque degré en renferme une infinité d’autres.
4. L’homme après sa mort, avant que d’être enseveli, est encore parmi les vivants : il a encore figure d’homme, quoique il fasse peur. Cette âme aussi, dans le commencement de ce degré, a encore quelque figure de ce qu’elle était autrefois : il lui reste une certaine impression secrète et cachée de Dieu, comme il reste dans un corps mort une certaine chaleur qui s’éteint peu à peu. Cette âme se présente à l’oraison, à la prière, mais tout cela lui est bientôt ôté. Il faut perdre non seulement toute oraison, tout don de Dieu, mais Dieu même à ce qu’il paraît, et ne Le pas perdre pour un, deux ou trois ans, mais pour toujours. Toute facilité au bien, toute vertu active lui sont ôtées. Elle reste nue et dépouillée de tout. Le monde qui l’estimait autrefois tant, commence à en avoir peur. On lui rend encore certains devoirs de bienséance, mais ce n’est que pour l’ensevelir, la cacher dans la terre et ne la plus voir.
Il faut remarquer que ce n’est aucune faute visible qui produit le mépris des hommes, mais l’impuissance de pratiquer ce que l’on faisait autrefois avec tant de facilité : on passait les jours entiers à l’église ou dans la visite des pauvres malades, souvent même contre son devoir ; on ne peut plus faire ces choses.
5. Elle sera bientôt, cette pauvre âme, dans un entier oubli. Peu à peu elle perd tellement toute chose qu’elle est toute pauvre. Les créatures la jettent dans la terre, puis on n’y pense plus. Tout le monde jette de la terre dessus et on la foule aux pieds. O pauvre âme, il faut que tu te vois faire tout cela. Si un corps se voyait enterrer, quelle peine n’aurait-il point ? L’âme voit tout cela, et le voit avec frayeur, sans cependant y pouvoir mettre ordre. Il faut se laisser ensevelir, couvrir de terre et écraser de toutes les créatures.
6. C’est ici où sont les bonnes croix, et d’autant meilleures que l’âme croit mieux les mériter. Elle commence aussi à avoir horreur d’elle-même. Dieu la rejette si loin qu’Il paraît la vouloir abandonner pour toujours. Il faut, pauvre âme, que vous preniez patience et que vous demeuriez gisante dans le sépulcre.
7. Elle y demeure en paix, quoique avec des horreurs terribles, parce qu’elle voit bien qu’il n’y a pas d’apparence d’en sortir et qu’il y faut demeurer pour toujours ; et aussi bien voit-elle que c’est le lieu qui lui est propre à présent, tout autre étant plus fâcheux pour elle. Elle fuit les créatures de bon cœur, parce qu’elle voit bien qu’il n’y a plus rien à faire pour elle et qu’elles en ont de l’aversion. On parle mal d’elle. On ne la regarde plus que comme une charogne qui a perdu la vie de la grâce et qui n’est plus propre qu’à être enfoncée dans la terre.
8. L’âme porte son abjection. Mais, hélas, que cet état est encore doux ! Et qu’il serait aisé de rester dans le sépulcre s’il ne fallait pas pourrir ! Le vieil homme corrompt peu à peu : autrefois c’était des faiblesses, des défaillances ; ici l’âme voit le fond de sa corruption qu’elle avait ignorée jusqu’alors, car il lui était impossible d’imaginer ce que c’est que l’amour propre et la propriété. Tout ceci se passe dans l’intime de l’âme sans que les sens y participent. O Dieu, quelle horreur pour cette âme de se voir ainsi pourrir ! Toutes les peines, les mépris et les contradictions des créatures ne la touchent plus. Elle est même insensible à la privation du soleil de Justice : elle sait qu’il n’éclaire pas dans les tombeaux. Mais de sentir sa corruption, c’est ce qu’elle ne peut souffrir. O Dieu ! Que ne souffrirait-elle pas plutôt ? C’est cependant un faire le faut. Il faut expérimenter jusqu’au fond ce que l’on est. Mais ce sont peut-être des péchés ? Dieu a horreur de moi. Mais que faire ? Il faut souffrir, il n’y a point de remède.
9. Mais encore si je pourrissais sans être vue de Dieu, je serais contente ; ce qui me fait peine est le mal de cœur que je Lui fais. Mais, pauvre désolée, que ferez-vous ? Il vous doit suffire de n’aimer pas la corruption, mais de la porter. Encore ne savez-vous pas si vous ne la voulez pas : vous ne sauriez en juger vous-même. Les autres en jugent par la peine qu’elle vous cause.
10. Cette âme ainsi dans la corruption est si pleine d’horreur d’elle-même qu’elle ne peut se souffrir. La peine de souffrir sa propre puanteur est si forte qu’elle n’a plus de peine de tout ce qu’on lui pourrait faire au-dehors. Rien ne la touche plus. Elle se voit digne de tout mépris. Les autres ne la voient plus qu’avec horreur, mais cela ne lui fait point de peine, le mal de cœur qu’elle sent, et sa propre puanteur, lui faisant voir que l’on a raison. Et si elle voit des âmes vivantes en Dieu, elle se croit indigne d’en approcher : elle s’enfonce dans la pourriture comme dans le lieu qui lui est propre.
11. Elle n’a pas de peine que Dieu la rebute, car elle voit si clair le mériter que rien plus. Elle est même ravie qu’Il ne la regarde plus, qu’Il la laisse dans la pourriture et qu’Il donne aux autres toutes ses grâces, que les autres soient l’objet de ses actions et qu’elle ne cause que de l’horreur. Mais ce à quoi elle ne se peut résoudre, c’est que la mauvaise odeur de sa corruption monte jusqu’à Dieu. Elle ne voudrait pas pécher. N’importe, dit cette âme, que je pourrisse, que je sois le jouet de toutes les créatures, que je sois dans le fond de l’Enfer avec les démons, pourvu que je ne pèche pas. Elle ne pense plus à aimer ou à ne pas aimer. Elle s’en croit incapable. Il n’y a plus d’amour pour elle. Elle est devenue bien pis que dans le pur naturel, puisqu’elle est dans la corruption ordinaire au corps privé de vie.
12. Enfin peut-être que cette corruption durera peu ? Hélas ! C’est tout le contraire. Elle durera plusieurs années et ira toujours en augmentant, si ce n’est sur la fin que la pourriture devient poussière et que ce qui est cendre redevient cendre.
13. Ce pauvre torrent va comme un fou, d’abîme en abîme, de précipices en précipices. Cette âme va de pourriture en pourriture : tous ses membres sont attaqués presque en même temps. Il n’y a plus rien pour elle, plus de règlements, plus d’austérités. Il lui semble que tous les sens et toutes les puissances sont dans la confusion. Pauvre âme, que ferez-vous dans cet état ? Il vous faut résoudre à être éternellement la pâture des vers. Votre propre conscience vous reproche l’état où vous êtes tombée. Quelle différence pour ce torrent de couler si agréablement dans la plaine ou de se précipiter dans des gouffres affreux ? C’est pourtant son sort et sa destinée.
Enfin peu à peu l’âme s’accoutume à la corruption : elle la sent moins et elle lui devient naturelle, si ce n’est dans de certains moments qu’elle exhale une puanteur capable de la faire mourir si elle n’était pas immortelle. O pauvre torrent, n’étiez-vous pas mieux sur le haut de la montagne qu’à présent ? Vous aviez quelque légère corruption, mais à présent, quoique vous courriez avec rapidité et que rien ne vous arrête, vous passez dans des lieux si sales, si corrompus de soufre, de salpêtre et de vilenies, que vous entraînez avec vous la méchante odeur !
14. Enfin cette pauvre âme commence à ne plus tant sentir sa puanteur, à s’y faire, à y demeurer en repos, sans espérance d’en sortir jamais, sans pouvoir rien faire pour cela, et ainsi ses membres, sa chair, tout elle-même s’anéantit et devient poussière. Et c’est alors que commence l’anéantissement, car auparavant, quelque puanteur qu’elle pût avoir, il restait [encore] des marques de l’humanité : un cadavre puant, un reste d’homme. Mais ici, il n’y a plus que de la cendre. L’âme ne souffre plus de la méchante odeur : elle est naturalisée à ces choses, elle ne voit plus rien, et elle est comme une personne qui n’est plus et qui ne sera plus jamais. Elle ne sait ni bien ni mal.
15. Autrefois elle se faisait horreur : elle n’y pense plus. Elle est dans la dernière misère sans en avoir plus d’horreur. Autrefois elle craignait encore la Communion, de peur d’infecter ou déshonorer Dieu : à présent, il lui semble qu’elle y va tout naturellement ! Tout ce qui est de grâce se fait comme de nature et il n’y a plus rien, ni peine ni plaisir. Tout ce qu’il y a, c’est que ses cendres demeurent cendres en paix, sans espoir d’être jamais autre chose que cendres. Lorsqu’elle sentait sa puanteur, elle connaissait encore qu’elle pourrissait ; mais ici elle est pourrie, et rien de dehors ni de dedans ne la touche plus.
16. Enfin, réduite dans le non-être, il se trouve dans ses cendres un germe d’immortalité qui se conserve sous cette cendre, et qui prendra vie dans sa saison. Mais elle n’a pas cette connaissance et ne pense pas se voir jamais revivre ni ressusciter.
17. La fidélité de l’âme en cet état consiste à se laisser ensevelir, enterrer, écraser, marcher, sans se remuer non plus qu’un mort ; à souffrir sa puanteur dans sa fosse et à se laisser pourrir dans toute l’étendue de la volonté de Dieu, sans aller chercher de quoi éviter la putréfaction. Il y en a qui voudraient mettre du baume ou des senteurs pour ne point sentir la puanteur de leur corruption. Non, non : laissez-vous telles que vous êtes, pauvres âmes. Sentez votre puanteur : il faut que vous la connaissiez et que vous voyiez le fond infini de corruption qui est en vous. Mettre du baume n’est autre chose que de tâcher par quelques moyens vertueux et bons de couvrir la corruption et d’en empêcher l’odeur. Oh, ne le faites pas ! Vous vous feriez tort. Dieu vous souffre bien : pourquoi ne vous souffririez-vous pas ? Si vous y regardez de près, vous verrez même que ce que vous ferez pour détourner la puanteur est un état violent pour vous et qu’il vous est plus naturel et meilleur de la sentir.
18. Je crois que le directeur doit donner très peu ou point du tout de secours à cette âme, principalement si son esprit est d’une force assez raisonnable. Car si cela n’était pas, il faudrait la soutenir : autrement, elle pourrait se perdre par la pénétration de la peine, car la peine de la pourriture passe jusque dans la moelle de ses os. Les autres peines sont plus extérieures et ne pénètrent pas si avant. Mais pour les âmes fortes, moins elles sont secourues, soutenues et fortifiées, plus tôt sont-elles réduites en poussière. Ne leur portez donc pas compassion et laissez-les dans leurs ordures apparentes, qui font cependant les délices de Dieu, jusqu’à ce que, de ces cendres, renaisse une nouvelle vie.
19. L’âme réduite au néant y doit demeurer, sans vouloir, lorsque elle est poussière, sortir de cet état ni, comme autrefois, désirer de revivre. Il faut qu’elle demeure comme ce qui n’est plus, et c’est pour lors que le torrent s’abîme et se perd dans la mer pour ne se retrouver jamais en lui-même, mais pour devenir une même chose avec la mer.
20. C’est pour lors que ce mort sent peu à peu sans sentir, que ses cendres se raniment et prennent une nouvelle vie ; mais cela se fait si peu à peu qu’il semble que ce soit un songe et un sommeil où l’on a bien rêvé : c’est comme un ver qui se forme de la cendre et qui prend vie peu à peu. Et c’est ce qui fait le dernier degré qui est le commencement de la vie divine et véritablement intérieure, qui enferme des degrés sans nombre, et où l’on avance toujours infiniment, de même que ce torrent peut toujours avancer dans la mer et en prendre tant plus les qualités que plus il y séjourne.
Chapitre IX. Quatrième degré de la voie passive en foi. Vie divine.
1. Lorsque ce torrent commence à se perdre dans la mer, on le distingue fort bien un temps notable : on aperçoit son mouvement, et enfin peu à peu il perd toute figure propre pour prendre celle de la mer. L'âme tout de même, sortant de ce degré et commençant de se perdre, conserve encore quelque chose de propre ; mais après quelque temps, elle perd tout ce qu'elle avait de propre. Ce corps dont la pourriture a été réduite en cendre, est encore poudre et cendre, mais si une personne avalait ces cendres, il ne resterait plus rien de propre et il en serait fait une même chose avec la personne qui les prendrait. L'âme jusqu'à présent, quelque morte et pourrie qu'elle ait été, a toujours conservé son être propre et ne l'a point perdu. Il n'y a qu'en ce degré qu'elle est véritablement tirée hors d'elle-même.
Tout ce qui s'est passé jusqu'à présent, s'est passé dans la capacité propre de la créature : mais ici, cette créature est tirée de sa capacité propre pour recevoir une capacité immense en Dieu même. Et comme ce torrent, (par exemple,) lorsque Il entre dans la mer, perd son être propre en sorte qu'il ne lui en reste plus rien, pour prendre celui de la mer, ou plutôt il est tiré de soi pour se perdre en la mer, de même cette âme perd l'humain pour se perdre dans le divin, qui devient son être et sa substance, non essentiellement mais mystiquement. Alors ce torrent possède tous les trésors de la mer, et autant qu'il a été pauvre et misérable, autant est-il glorieux.
2. C'est donc dans ce tombeau que l'âme commence à reprendre vie et la lumière y paraît insensiblement. C'est alors qu’on peut dire avec vérité que ceux qui reposent dans les ténèbres ont vu une grande lumière ; et que le jour s'est levé sur ceux qui demeuraient dans la région et dans l'ombre de la mort. Il y a une belle figure dans Ézéchiel de cette résurrection, où les ossements reprennent vie peu à peu ; puis cet autre passage : Le temps est venu que les morts entendront la voix du Seigneur.
3. O âmes qui sortez du sépulcre, vous sentez en vous un germe de vie qui vient peu à peu. Vous êtes tout étonnées qu'une force secrète s'empare de vous. Ces cendres se raniment. Vous vous trouvez dans un pays nouveau. Cette pauvre âme, qui ne pensait plus qu'à demeurer en paix dans le sépulcre, reçoit une agréable surprise. Elle ne sait que croire et que penser. Elle croit que le soleil a dardé pour un peu ses rayons par quelque fente et ouverture, mais que ce n'est que pour quelque moment. Elle est bien plus étonnée lorsque elle sent cette vigueur secrète s'emparer plus fortement de toute elle-même et que peu à peu elle reçoit une nouvelle vie pour ne plus la perdre, (du moins autant que l'on peut être assuré en cette vie), ce qui n'arriverait pas sans la plus noire infidélité. Mais cette vie nouvelle n'est plus comme autrefois : c'est une vie en Dieu. C'est une vie parfaite. Elle ne vit plus, n'opère plus par elle-même ; mais Dieu vit, agit et opère. Et cela va s'augmentant peu à peu, en sorte qu'elle devient parfaite de la perfection de Dieu, riche de sa richesse ; elle aime de son amour.
4. L'âme sent bien que tout ce qu'elle avait eu autrefois, pour grand qu'il parût, avait été en sa possession. Mais à présent elle ne possède plus, mais elle est possédée. Et elle n'est plus et ne prend une nouvelle vie que pour la perdre en Dieu, ou plutôt elle ne vit que de la vie de Dieu, qui étant le principe de vie, cette âme ne peut manquer de rien. Quel gain n'a-t-elle point fait pour toutes ses pertes ? Elle a perdu le créé pour l'incréé, le rien pour le tout : tout lui est donné, non en elle, mais en Dieu, non pour être possédé d'elle, mais pour être possédé de Dieu. Ses richesses sont immenses : elles sont Dieu même. Elle sent tous les jours sa capacité s'accroître et une largeur et étendue qui augmente chaque jour. Il semble que sa capacité devienne immense. Toutes les vertus lui sont redonnées, mais en Dieu.
5. Il faut remarquer que, comme elle n'a été dépouillée que très peu à peu et par degré, elle n'est enrichie et revivifiée que peu à peu. Plus elle se perd en Dieu, plus sa capacité devient grande, comme plus ce torrent se perd dans la mer, plus il est élargi et devient immense, n'ayant point d'autres bornes que la mer : il en participe toutes les qualités. L'âme devient forte, immense, ferme : elle a perdu tous les moyens, mais elle est dans la fin. Comme une personne qui marcherait sur la terre pour se perdre en mer, se servirait de ce moyen [de marcher] pour y arriver et le perdrait pour s'y abîmer.
6. Cette vie divine devient toute naturelle à l'âme. Comme l'âme ne se sent plus, ne se voit plus, ne se connaît plus, elle ne voit rien de Dieu, n'en comprend rien, n'en distingue rien. Il n'y a plus d'amour, de lumières ni de connaissances. Dieu ne lui paraît plus comme autrefois quelque chose de distinct d'elle, mais elle ne sait plus rien sinon que DIEU EST et qu'elle n'est plus, ne subsiste et ne vit plus qu'en Lui. Ici l'oraison est l'action et l'action est l'oraison. Tout est égal, tout est indifférent à cette âme car tout lui est également Dieu.
7. Autrefois il fallait pratiquer la vertu pour faire les œuvres vertueuses. Ici toute distinction d'actions est ôtée, les actions n'ayant plus de vertus propres, mais tout étant Dieu à cette âme, l'action la plus basse comme la plus relevée, pourvu qu'elle soit dans l'ordre de Dieu et dans le mouvement divin, car ce qui serait de choix propre, s'il n'est dans cet ordre, ne ferait pas le même effet, faisant sortir de Dieu à cause de l'infidélité. Non que l'âme sorte de son degré ni de sa perte, mais seulement du mouvement divin qui rend toutes choses une et toutes choses Dieu, non par vue, application et pensée mais par état, en sorte que l'âme est indifférente d'être d'une manière ou d'une autre, dans un lieu ou dans un autre : tout lui est égal et elle s'y laisse aller comme naturellement.
8. Cette vie est rendue comme naturelle et l'âme agit comme naturellement. Elle se laisse aller à tout ce qui l'entraîne, sans se mettre en peine de rien, sans rien penser, vouloir ou choisir, mais demeure contente, sans soin ni souci d'elle, n'y pensant plus, ne distinguant plus son intérieur pour en parler : l'âme n'en a plus. Il n'est plus question ni de recueillement ou de divagation : l'âme n'est plus au-dedans, elle est toute en Dieu. Il ne lui est plus nécessaire de s'enfermer dans son fond : elle ne pense plus à L'y trouver, elle ne L'y cherche plus. Comme si une personne était toute pénétrée de la mer, dedans et dehors, dessus et dessous, de tous côtés est la mer : elle n'aurait besoin ni d'un lieu ni d'un autre, mais de se tenir comme elle serait.
9. Aussi cette âme ne se met pas en peine de chercher ni de rien faire. Elle demeure comme elle est et cela suffit. Mais que fait-elle? Rien, rien et toujours rien. Elle fait tout ce qu'on lui fait faire. Elle souffre tout ce qu'on lui fait souffrir. Sa paix est toute inaltérable mais toute naturelle. Elle est comme passée en nature. Mais quelle différence de cette âme à une personne toute dans l'humain ? La différence est que c'est Dieu qui la fait agir sans qu'elle le sache et auparavant c'était la nature qui agissait. Elle ne fait ni bien ni mal, ce semble ; mais elle vit contente, paisible, faisant d'une manière agile et inébranlable ce qu'on lui fait faire.
Dieu seul est son guide, car dans le temps de sa perte elle a perdu toute volonté : ici, l'âme n'en a plus de propre, et si vous lui demandiez ce qu'elle veut, elle ne le pourrait dire. Elle ne peut plus choisir. Tous désirs sont ôtés parce qu'étant dans le tout et dans le centre, le cœur perd toute pente, tendance et activité, comme il perd toute répugnance et contrariété. Ce torrent n'a plus de pente ni de mouvement. Il est dans le repos et dans la fin.
10. Mais de quel contentement cette âme est-elle contente ? Du contentement de Dieu, immense, général, sans savoir ni comprendre ce qui la contente, car ici tous sentiments, goûts, vues, notices particulières, quelque délicats qu'ils soient sont ôtés : rien ne touche l'âme, ni amour, ni connaissance, ni intelligence. Ce certain je ne sais quoi qui l'occupait autrefois sans l'occuper est ôté, et il ne lui reste rien.
Mais cette insensibilité est bien différente de celle de mort, sépulcre, pourriture : alors, c'était une privation de vie, de mouvement pour les choses, un dégoût, une séparation, une impuissance de mourant et une insensibilité de mort ; mais ici, c'est une élévation au-dessus de ces choses, qui n'en prive pas mais les rend inutiles. Un mort est privé de toutes les fonctions de la vie par une impuissance de mort ou par un dégoût de mourant, mais s'il est ressuscité glorieux, il est tout plein de vie sans moyens de se la conserver par usage de ses sens et, étant au-dessus de tous moyens par son germe d'immortalité, il ne sent pas ce qui l'anime quoique il se voie en vie.
11. Je ne saurais mieux expliquer cela que par la mort. Lorsque l'on meurt, on sent la séparation de son âme d'avec le corps. Cette âme est-elle séparée, on ne sent plus rien, mais c'est sans vie et la mort fait la séparation de tout. L'homme ressuscite-t-il, il se sent revivifié. Lorsque il est réanimé, il éprouve en cet état que Dieu est l'âme de son âme, la vie de sa vie et d'une telle manière qu'il s'en rend le principe comme naturel, sans que l'âme le sente ou l'aperçoive à cause de son unité et intimité, s'il est permis de se servir de ce mot. L'âme sent bien qu'elle vit, agit, marche et fait toutes les fonctions de la vie, mais sans sentir son âme.
12. Lorsque nous avons quelque goût de Dieu, si délicat qu'il soit, que l'on connaît ses [sic] enfoncements, certaines langueurs, peines, amours, désirs, jouissance, ce n'est point ce degré ici, mais bien quelque autre, car ici Dieu ne peut être goûté, senti, vu, étant plus nous-mêmes que nous-mêmes, non distinct de nous. Si une personne pouvait vivre sans manger dans un grand dégoût, elle sentirait d'abord son dégoût, ensuite son impuissance de manger, mais elle ne sentirait pas de plénitude. Ici l'âme n'a de pente ni de goût pour rien. Dans l'état de mort et de sépulture, il en est bien ainsi, mais non pas de même. Là, c'est par dégoût et impuissance, mais ici c'est par plénitude et par abondance, comme si une personne pouvait vivre d'air, elle serait pleine sans sentir sa plénitude ni comment elle lui serait venue. Elle ne serait pas vide ni impuissance de manger, de goûter, mais hors de nécessité de manger, par plénitude, sans savoir comment l'air entrant par tous ses pores ferait une pénétration égale.
13. L'âme ici est en Dieu comme dans l'air qui lui est propre et naturel pour maintenir sa nouvelle vie, et elle ne Le sent pas plus que nous ne sentons l'air que nous respirons. Cependant elle est pleine et rien ne lui manque : c'est pourquoi tous désirs lui sont ôtés. La paix est grande, non comme dans les autres états. Dans l'état passé, c'était une paix inanimée, une certaine sépulture dont il sortait quelquefois des exhalaisons qui la troublaient. Dans l'état de poudre, elle était en paix, mais c'était une paix inféconde, semblable à un mort qui serait en paix dans les orages et les flots les plus mutinés de la mer : il ne les sentirait pas ni n'en aurait pas de peine, son état de mort le rendant insensible. Mais ici, c'est que l'âme est mise au-dessus, comme si, d'une montagne, elle voyait gronder les flots sans craindre leurs attaques, ou, si vous voulez, comme si on était dans le fond de la mer, lequel est toujours tranquille pendant que la superficie est en agitation. Les sens peuvent souffrir leurs peines, mais le fond est de même égalité, à cause que Celui qui le possède est immuable.
14. Ceci suppose la fidélité de l'âme, car en quelque état qu'elle soit, elle peut déchoir et retomber en elle-même. Mais ici l'âme fait des démarches presque infinies dans Dieu et elle peut avancer incessamment, de même que si la mer était sans fond, une personne qui y serait tombée s'enfoncerait jusqu'à l'infini et, allant toujours plus approfondissant cet Océan, plus en découvrirait-elle les beautés et les trésors. Il en est ainsi de cette âme en Dieu..
15. Mais que doit-elle faire pour être fidèle à Dieu? Rien, et moins que rien. Il faut se laisser posséder, agir, mouvoir sans résistance, demeurer dans son état naturel et de consistance, attendant tous les moments et les recevant de la Providence sans rien augmenter ni diminuer, se laissant conduire à tout sans vue ni raison, ni sans y penser, mais comme par entraînement, sans penser à ce qui est de meilleur et de plus parfait, mais se laissant aller comme naturellement à tout cela, demeurant dans l'état égal et de consistance où Dieu l'a mise, sans se mettre en peine de rien faire, mais laissant à Dieu le soin de faire naître les occasions et de les exécuter : non que l'on fasse des actes d'abandon ou de délaissement, mais on y demeure par état.
16. L'âme ne saurait agir pour peu que ce soit sans faire une infidélité : comme dans l'état de mort et de pourriture, elle doit se laisser pourrir sans rien faire et sans avoir envie de rien faire. L'homme qui expire, sent un dégoût de tout ce qui peut entretenir la vie, ensuite une impuissance d'en user ; il meurt et tout lui devient inutile. Dans tous ces états, il faut bien de la fidélité pour se laisser dénuer, quitter la nourriture lorsque le dégoût en prend et laisser toutes choses dans le temps, quelque délicates qu'elles soient. Mais ici l'âme a tout sans rien avoir. Elle a la facilité pour tout ce qui est de son devoir, pour agir, dire et faire, non plus à sa manière, mais en la manière de Dieu. Ici la fidélité ne consiste pas à tout cesser comme celui qui est mort mais à ne rien faire que par le principe vivifiant qui l'anime. Une âme en cet état n'a pente pour rien, mais elle se laisse aller comme on veut et ne fait rien qu'être comme on la met et sans s'en mettre en peine.
17. L'âme ne peut parler de son état, ne le voyant pas, mais bien des actions de vie qu'elle exerce, car, quoique il y ait alors bien des choses extraordinaires, elles ne sont plus comme dans les premiers états où la créature y avait quelque part (ce qui était être propriétaire) ; mais ici les choses les plus divines et miraculeuses sont comme toutes naturelles à l'âme, elle les fait sans y penser, et c'est le même principe qui la fait vivre qui les fait en elle et par elle. Elle a comme un pouvoir souverain sur les démons et même sur les esprits des personnes dont elle est chargée, mais tout cela hors d'elle. Comme elle n'est plus propriétaire, elle n'a plus de réserve et, si elle ne peut rien dire d'un état si sublime, ce n'est point qu'elle craigne la vanité, car cela n'est plus ; ce n'est point non plus faute de lumière pour s'exprimer, comme dans les degrés inférieurs. C'est à cause que ce qu'elle a, sans rien avoir, passé toute expression par son extrême simplicité et pureté. Ce qui n'empêche pas qu'il ne se passe mille choses qui sont comme les accidents de cet état et qui n'en sont pas le fond, dont elle peut fort bien parler. Ces accidents sont comme les miettes qui tombent du festin éternel que l'âme commence dans le temps. Ce sont des bluettes qui font connaître qu'il y a là une source de feu et de flammes. Mais de parler de leur principe et de leur fin, elle n'en peut ni n'en veut rien dire, n'en ayant de connaissance qu'autant qu'il plaît à Dieu d'en donner dans le moment pour le dire et pour l'écrire.
L'âme ne voit-elle pas ses défauts ou n'en commet-elle point ? Elle en commet et les connaît mieux que jamais surtout dans ce commencement de vie nouvelle. Ceux qu'elle commet sont bien plus subtils et délicats qu'autrefois. Elle les connaît mieux parce qu'elle a les yeux ouverts ; mais elle n'en a pas de peine et ne peut rien faire pour s'en défaire. Elle sent bien, lorsque elle a fait une infidélité ou commis une faute, un certain nuage ou bien une poussière s'élever ; mais elle retombe d'elle-même sans que l'âme fasse rien ni pour la faire tomber ni pour s'en nettoyer ; outre que tous les efforts de l'âme seraient pour lors inutiles et ne serviraient même qu'à augmenter l'impureté, et l'âme sentirait fort bien que la seconde souillure serait pire que la première. Il ne s'agit point ici de retour, quelque simple qu'il puisse être, parce qu'en disant retour, on suppose éloignement ; et si on est Dieu, il ne faut que demeurer en Lui. De même que, quand il s'élève quelque petit nuage dans la moyenne région de l'air, si l'air souffle, il agite les nuages et ne les dissipe pas ; au contraire, il faut laisser au soleil de les dissiper lui-même : plus les nuages sont subtils et délicats, plus tôt le soleil les a dissipés.
18. Oh, si l'âme avait assez de fidélité pour ne se jamais regarder elle-même, quelles démarches ne ferait-elle pas ! Ses vues propres sont comme de certains petits arbrisseaux qui soutiennent dans la mer et qui empêchent que l'on ne tombe plus avant tout autant que leur soutien dure : si les branches en sont très délicates, le poids du corps les abat et l'âme n'est arrêtée que des moments ; mais si, par infidélité notable, l'âme se regardait volontairement et longtemps, elle serait arrêtée autant de temps que son regard durerait et sa perte serait très grande.
19. Les défauts de cet état sont certaines légères émotions, ou vues de soi, qui naissent et meurent dans le moment : certains vents de vue propre qui passent sur cette mer calme, font des rides, mais ces défauts se dissipent peu à peu et deviennent toujours plus délicats.
20. L'âme au sortir du tombeau se trouve, sans savoir comment cela s'est fait et sans y avoir pensé, revêtue de toutes les inclinations de Jésus-Christ, non par vues distinctes ni pratiques, mais par état, les trouvant toutes dans l'occasion lorsque elle en a à faire, sans qu'elle y pense : comme une personne qui aurait un trésor enfermé, sans y penser le trouve dans le besoin. L'âme est surprise que, sans avoir réfléchi sur les états de Jésus-Christ ni sur ses inclinations depuis les dix, les vingt, les trente dernières années, elle les trouve imprimées en elle par état. Ces inclinations de Jésus-Christ sont la petitesse, la pauvreté, soumission et le reste des vertus de Jésus-Christ. L'âme trouve que tout cela se fait en elle, mais si aisément qu'il semble qu'elles lui soient devenues naturelles.
21. C'est alors que son trésor est en Dieu seul, où elle puise sans cesse et sans fin ce qui lui est propre sans le diminuer ni tarir. C'est alors que l'on est revêtu véritablement de Jésus-Christ, et c'est proprement Lui qui est agissant, parlant, conversant en l'âme, Notre Seigneur Jésus-Christ étant le principe de ses mouvements. C'est pourquoi le prochain ne l'incommode plus : son cœur s'élargit tous les jours pour le contenir. Elle n'a plus d'inclination ni pour l'action ni pour la retraite, mais pour être ce qu'on la fait être à chaque moment.
22. Comme l'âme peut faire ici des démarches infinies, je laisse à ceux qui en ont l'expérience, de les écrire, la lumière ne m'en étant pas donnée pour les degrés supérieurs et mon âme n'étant pas assez avancée en Dieu pour les voir ni les connaître. Ce que je dirai est qu'il est aisé de remarquer par la longueur des démarches qu'il faut que l'âme fasse pour arriver en Dieu, que l'on n'y est pas arrivé si tôt que l'on s'imagine, et que les âmes les plus spirituelles et les plus éclairées prennent la consommation de l'état passif de lumière de d'amour, pour la fin de celui-ci ; et ce n'en est que le commencement. C'est pourquoi les âmes n'avancent pas, pour ne se pas laisser assez dénuer ou pour le faire trop tôt.
23. Tant que l'on trouve goût à quelque pratique ou prière, il ne la faut jamais quitter que le dégoût n'en vienne avec une certaine difficulté et peine de la faire : car d'attendre l'impuissance absolue, c'est attendre des miracles : Dieu les donne à certaines âmes qui n'ont pas la lumière du dénuement et qui n'ont personne pour les y conduire, leur faisant faire d'autorité absolue ce qu'elles ne connaissent pas.
24. Il faut remarquer que, dans la voie de lumière et d'amour passif, il y a des sécheresses, aridités, peines, ennuis ; mais le tout n'est ni de la longueur ni de la qualité de celles que j'ai décrites dans la voie de foi nue. C'est pourquoi il faut prendre garde de ne s'y méprendre. C'est au directeur de juger de tout. Heureuse l'âme qui en trouve un expérimenté !
25. Il faut aussi remarquer que ce que je dis des inclinations de Jésus-Christ, se commence dès que la voie de la foi nue commence : quoique l'âme dans toute sa voie n'ait point de vue distincte de Jésus-Christ, elle a cependant un désir de s'y conformer. Elle désire la croix, la petitesse, la pauvreté ; ensuite ce désir se perd ; et il reste une pente, une inclinaison secrète pour les mêmes choses, qui va toujours de plus en plus s'approfondissant, se simplifiant, devenant tous les jours plus intime et plus cachée. Mais qui dit inclination, pente, tendance, quelque délicates qu'elles soient, dit une chose que l'on ne possède pas et qui est hors de nous. Mais ici les inclinations de Jésus-Christ sont l'état de l’âme, lui sont propres, habituelles et comme naturelles, comme choses non différentes d'elle, mais comme son propre être et comme sa propre vie, Jésus-Christ les exerçant Lui-même sans sortir de Lui et l'âme les exerçant avec Lui, en Lui, sans sortir de Lui, non comme quelque chose de distinct qu'elle connaît, voit, propose, pratique, mais comme ce qui lui est le plus naturel. Toutes les actions de vie comme la respiration, etc., se font naturellement, sans y penser, sans règle ni mesure, mais selon le besoin, et cela se fait sans vue propre de la personne qui les fait. Il en est ainsi des inclinations de Jésus-Christ en ce degré, qui va toujours en augmentant, plus l'âme est transformée en Lui et devenue une même chose avec Lui.
26. Mais n'y a t-il donc point de croix en cet état ? Comme l'âme est forte de la force de Dieu même, Dieu lui donne plus de croix et plus pesantes ; mais elle les porte divinement. Autrefois la croix la charmait, et elle l'aimait et la chérissait. A présent, elle n'y pense plus, elle la laisse aller et venir, et cette croix lui devient Dieu, comme le reste, ce qui n'empêche pas la souffrance, mais la peine, le trouble et l'occupation de la souffrance. Il est vrai que les croix ne sont plus croix, mais elles sont Dieu : aussi ne sanctifient-elles point, mais elles divinisent. Dans les autres états, la croix est vertu et se relève d'autant plus que les états s'avancent ; ici, elle est Dieu pour l'âme, comme le reste, tout ce qui fait la vie de cette âme, tout ce qu'elle a de moment en moment lui étant Dieu.
27. L'extérieur de ces personnes est tout commun et l'on n'y voit rien d'extraordinaire. Plus elles avancent, plus elles deviennent libres, n'ayant rien d'extraordinaire qui paraisse au-dehors qu'à ceux qui en sont capables. Ici tout se voit, sans voir, en Dieu tel qu’Il est. C'est pourquoi cet état n'est point sujet à la tromperie. Il n'y a point de visions, révélations, extases, ravissements, changements. Tout cela n'est point de cet état qui est fort au-dessus de tout cela. Cette voie est simple, pure et nue, ne voyant rien qu'en Dieu, comme Dieu le voit, et par ses yeux.
Conclusion de l’Auteur en forme de lettre à son confesseur :
Il ne m’est pas permis de poursuivre ici, tout manquant. Je crois avoir trop pris sur mes lumières naturelles. Vous les discernerez aisément. J’ai fait des réflexions, que peut-être c’était plus par nature que par grâce que j’ai eu instinct d’écrire ; et je veux bien en faire ici ma confession et avouer franchement que j’ai même fait sur la fin quelques fautes, ayant retenu dans mon esprit certaines lumières qui m’étaient venues à l’oraison sur cet état, au lieu de les perdre. De plus, je n’ai rien distingué, en l’état où je suis, ce qui est naturel ou divin, ce qui est Dieu et ce qui est mien. Je prie Dieu de vous le faire connaître.
Je n’ai point lu ce papier après l’avoir écrit et j’ai été beaucoup interrompue. Lorsque j’avais laissé le sens à moitié, je relisais une ligne ou deux, ou quelques mots, pour poursuivre. Je ne sais si j’ai fait contre votre intention. Cela m’est arrivé quelquefois, mais je n’ai rien relu depuis. Je n’ai point pris garde aux états si j’ai tout dit de chacun ou si j’ai répété. Je laisse tout cela à vos lumières, priant Notre Seigneur de vous éclairer pour vous faire discerner le faux du vrai, et ce que mon amour propre aurait voulu mélanger avec ses lumières.
[Suit la rédaction postérieure:]
Chapitre I. Vie ressuscitée et divine
1. J'avais oublié à dire que c'est ici où la véritable liberté est donnée : non une liberté, comme quelques-uns s'imaginent, qui prive ou exempte de faire les choses (ce qui est plutôt une privation qu'une liberté, ces âmes se croyant libres parce qu'ayant du dégoût pour les choses bonnes, elles ne les pratiquent plus). La liberté dont je parle n'est pas de cette nature : elle a facilité pour toutes les choses qui sont dans l'ordre de Dieu et de son état, et elle les fait d'autant plus aisément qu'elle en a été privée longtemps et d'une manière plus pénible.
J'avoue que je ne comprend pas l'état ressuscité et divinisé de certaines personnes qui restent cependant toute leur vie dans l'impuissance et dans la perte de tout, car ici l'âme reprend une véritable vie. Les actions d'un homme ressuscité sont des actions de vie, et si l'âme après la résurrection demeure sans vie, je dis qu'elle est morte ou ensevelie, mais non ressuscitée. Pour être ressuscitée, l'âme doit faire les mêmes actions qu'elle faisait autrefois avant toutes ses pertes, et sans nulle difficulté ; mais elle les fait en Dieu. Le Lazare après sa résurrection ne faisait-il pas toutes les fonctions de vie comme auparavant ? Et Jésus-Christ après sa résurrection a voulu même manger et converser avec les hommes. C'est un exemple de ceci. Aussi ceux qui se croient en Dieu et qui sont gênés, qui ne peuvent faire oraison, je dis qu'ils ne sont pas ressuscités. Car ici, tout est rendu à l'âme au centuple.
2. Il y a une belle figure de cela dans Job, que je regarde comme un miroir de toute la vie spirituelle. Vous voyez comme Dieu le dépouille de ses biens, qui sont les dons et grâces ; ensuite de ses enfants, qui est le dépouillement de ses puissances ; des bonnes œuvres, qui sont nos enfants et nos productions les plus chères ; ensuite, Dieu lui ôte la santé, qui est la perte des vertus, puis Il le fait pourrir, Il le rend un objet d'horreur et d'infection et de mépris. Il semble même que ce saint homme fasse des fautes et qu'il manque de résignation : il est accusé par ses amis d'être puni justement à cause de ses crimes ; il ne reste aucune partie saine en lui. Mais après qu'il est pourri sur le fumier et qu'il ne lui reste que les os, qu'il est un cadavre, Dieu ne lui rend-t-Il pas tout, et ses biens et ses enfants et sa santé et sa vie ?
Il en est de même après la résurrection : tout est redonné, avec une facilité admirable d'en faire usage sans se salir, sans s'y attacher, sans se l'approprier comme autrefois. On fait tout en Dieu et divinement, usant des choses comme n'en usant point. Et c'est où est la véritable liberté et la vie véritable : Si vous avez été semblables à Jésus-Christ en sa mort, vous le serez en sa résurrection. Est-ce être libre que d'avoir des impuissances, des restrictions? Non : Si le Fils vous met en liberté, vous serez véritablement libres, mais de sa liberté.
3. C'est ici où se commence la vie apostolique. Sans se nuire à soi-même, rien ne coûte de ce que Dieu veut, et si une personne est appelée à instruire, à prêcher, etc., elle le fait avec une facilité merveilleuse qui ne lui coûte rien, sans qu'il soit nécessaire de préparer ses discours, pouvant fort bien pratiquer ce que Notre Seigneur Jésus-Christ dit à ses disciples : qu'ils ne pensent point à ce qu'ils diront, mais que lorsque Il sera temps de parler, Il leur donnera une sagesse à laquelle nul ne pourra résister ni contredire.
Ceci n'est donné que tard et après qu'on a éprouvé des impuissances terribles, et plus elles ont été grandes, plus la liberté est grande. Mais il ne faut pas se mettre là de soi-même, car comme Dieu n'en serait pas le principe, cela n'aurait pas l'effet qu'on prétendrait. C'est là où l'on fait des conversions admirables sans y penser. On peut bien dire de cette vie ressuscitée que tous les biens sont donnés avec elle.
4. Dans cet état, l'âme ne peut point pratiquer la vertu comme vertu : elle ne peut pas même la voir ni la distinguer ; mais les vertus lui sont devenues comme habituelles et naturelles en sorte qu'elle les pratique toutes sans les voir ni les connaître et sans y pouvoir faire aucune application et distinction. Lorsqu'elle voit quelque personne dire des paroles d'humilité et s'humilier beaucoup, elle est toute surprise et étonnée de voir qu'elle ne pratique rien de semblable : elle revient comme d'une léthargie, et si elle voulait s'humilier, elle en serait reprise comme d'une infidélité, et même elle ne le pourrait faire, parce que l'état d'anéantissement par lequel elle a passé l'a mise au-dessous de toute humilité, car pour s'humilier, il faut être quelque chose, et le néant ne peut s'abaisser au-dessous de ce qu'il est. L'état présent qu'elle porte l'a mis au-dessus de toute humilité et de toute vertu par la transformation en Dieu : ainsi son impuissance vient et de son anéantissement et de son élévation.
5. C'est pourquoi ces âmes sont fort communes au-dehors, et n'ont rien qui les distingue des autres, si ce n'est qu'elles ne font de mal à personne, car pour l'extérieur, il est très commun. C'est ce qui fait qu'elles sont très peu connues ; et c'est ce qui conserve leur état et les fait vivre en repos, sans soin ni souci de quoi que ce soit.
6. Elles ont une joie immense, mais insensible, qui vient de ce qu'elles ne craignent ni ne désirent ni ne veulent rien. Aussi rien ne peut ni troubler leur repos ni diminuer leur joie. David l'avait éprouvé lorsque Il dit : Tous ceux qui sont en vous, Seigneur, sont comme des personnes ravies de joie. Une personne ravie de joie ne se sent plus, ne se voit plus, ne pense plus à elle et sa joie, quoique très grande, ne lui est pas connue à cause de son ravissement.
7. L'âme est bien en effet dans un ravissement et une extase qui ne lui cause[nt] aucune peine, parce que Dieu a élargi sa capacité presque à l'infini. Les extases qui causent perte des sens, ne causent cela qu'à cause du défaut du sujet, et font pourtant l'admiration des hommes. Le défaut vient de ce que, Dieu tirant l'âme comme d'elle-même pour la perdre en Lui, mais que l'âme n'étant ni assez pure ni assez forte pour le porter, il faut ou que Dieu cesse de tirer l'âme, ce qui termine l'extase, ou que la nature succombe et meure, ainsi qu'il est arrivé bien des fois. Mais ici l'extase se fait pour toujours et non pour des heures, sans violence ni altération, Dieu ayant purifié et fortifié le sujet au point qu'il est nécessaire pour porter cette admirable extase.
Il me semble que lorsque Dieu sort hors de Lui-même, Il fait une extase ; mais je n'ose dire cela de crainte de dire une erreur. Ce que je dirai donc est que l'âme tirée hors d'elle-même éprouve qu'il se fait en elle une extase, mais extase fortunée parce qu'elle n'est tirée d'elle-même que pour être abîmée et perdue en Dieu, quittant ses imperfections, ses qualités bornées et retirées pour participer à celles de Dieu.
8. O heureux rien, à quoi te termines-tu ! O misères, pauvretés, fatigues, que vous êtes bien et trop bien récompensées! O bonheur qui ne se peut exprimer ! O âme, quel gain n'avez-vous pas fait pour toutes vos pertes ! L'auriez-vous cru, lorsque vous étiez dans la fange, dans la poussière, que ce qui vous faisait tant d'horreur vous eût dû procurer un bonheur si grand que celui que vous possédez ? Quand on vous l'aurait dit, vous ne l'auriez pu croire. Apprenez à présent par votre propre expérience comme il fait bon s'en fier à Dieu et que ceux qui mettent en Lui leur confiance ne seront jamais confondus. O abandon, quel bien ne produis-tu pas dans une âme ! Et quelles démarches ne ferait-elle point si elle te savait trouver dès le commencement ! De combien de fatigues ne se délivrerait-elle pas si elle savait laisser faire Dieu !
9. Mais hélas, on ne veut point s'abandonner et s'en fier à Dieu ! Ceux qui le font et qui croient y être si bien établis, ne sont abandonnés qu'en figure et non en réalité. On veut s'abandonner dans une chose et non dans une autre. On veut composer avec Dieu et se borner dans ce qu'on Lui laissera faire. On veut se donner, mais à telle et telle condition. Non : ce n'est point s'abandonner, c'est se figurer de l'être sans l'être. Un abandon entier et total n'excepte rien, ne réserve rien, ni mort, ni vie, ni perfection, ni salut, ni Paradis ni Enfer.
O pauvres âmes, jetez-vous à corps perdu dans cet abandon : il ne vous en arrivera que du bien. Marchez en assurance sur cette mer orageuse, appuyées sur la parole de Jésus-Christ, qui a promis de prendre soin de ceux qui se perdront et s'abandonneront à Lui. Mais si vous vous enfoncez avec saint Pierre, croyez que c'est votre peu de foi.
Si nous avions la foi et que, sans hésiter, nous allassions tête baissée affronter tous les dangers, quel bien ne nous arriverait-il pas ! Que craignez-vous ? Cœur lâche, vous craignez de vous perdre. Hélas ! Pour ce que vous valez, qu'importe ! Oui, vous vous perdrez si vous avez assez de force pour vous abandonner à Dieu, mais vous vous perdrez en Lui. O heureuse perte ! Je ne le saurais assez répéter. Que ne puis-je persuader à tout le monde cet abandon ? Et pourquoi les prédicateurs prêchent-ils autre chose ?
10. Mais, hélas, on est si aveugle que l'on regarde cela comme une folie, un défaut de prudence, une chose qui n'est propre qu'aux femmes ou aux esprits faibles ; mais pour les grands esprits, cela est trop bas pour eux : il faut qu'ils se conduisent eux-mêmes avec leur mesure de prudence. Ce sentier leur est inconnu parce qu'ils sont sages et prudents à eux-mêmes, mais il est révélé aux petits qui savent se laisser anéantir et qui veulent bien être le jouet de la divine Providence, lui laissant tout pouvoir de les exercer et traiter comme elle veut, sans résistance, sans se mettre en peine du qu'en- dira-t-on. O qu'elle a de peine, cette prudence propre, à devenir rien et à ses propres yeux, perdant toute estime de soi-même à cause de sa corruption et à ceux des créatures voulant bien être le rebut d'elles.
On veut se maintenir pour glorifier Dieu à ce que l'on dit, mais c'est pour se glorifier soi-même. Mais vouloir être rien aux yeux de Dieu, demeurer dans un entier abandon, dans le désespoir même, se donner à Lui lorsque l'on est le plus rebuté, s'y laisser et ne se pas regarder soi-même lorsque l'on est sur le bord de l'abîme, c'est ce qui est très rare et c'est ce qui fait l'abandon parfait.
11. Il s'écoule quelquefois dès cette vie quelque chose sur les puissances et sur les sens, qui est comme un épanchement de gloire du dedans ; mais cela n'est pas ordinaire : c'est comme Jésus-Christ dans sa transfiguration. Ce qui est très éminent et une grande pureté.
Chapitre II. Paix,et liberté divine
1. L'âme, après être parvenue à un état divin, est, comme je l'ai déjà dit, un rocher immuable et inébranlable à toutes sortes d'épreuves et de coups, si ce n'est lorsque le Seigneur veut que cette âme fasse quelque chose contre l'ordinaire et l'usage commun : alors, si elle ne se rend pas au premier mouvement, Il lui fait souffrir une peine de contrainte à laquelle elle ne peut résister, et elle est contrainte, par une violence qu'elle ne peut expliquer, de faire ce qu'Il veut.
De dire les épreuves étranges qu'Il fait de ces âmes dans l'abandon parfait, qui ne Lui résistent en rien, c'est ce qu'il ne se peut et ne serait pas compris. Tout ce que l'on peut dire, c'est qu'Il ne leur laisse pas l'ombre d'une chose qui puisse se nommer ni en Dieu ni hors de Dieu.
Et Il les élève tellement au-dessus de tout par la perte de tout que rien moindre que Dieu Lui-même, ni au ciel ni en terre, ne saurait les arrêter. Rien ne peut les captiver, parce qu'il n'y a plus pour elles de malignité en quoi que ce soit, à cause de l'unité qu'elles ont avec Dieu, qui, en concourant avec les pécheurs, ne contracte rien de leur malice, à cause de sa pureté essentielle.
2. Ceci est plus réel que l'on ne peut dire ; et cette âme participe à la pureté de Dieu ou plutôt toute pureté propre (qui n'est qu'une pureté grossière) ayant été anéantie, la seule pureté de Dieu en Lui-même subsiste dans ce néant, mais d'une manière si réelle que l'âme est dans une parfaite ignorance du mal et comme impuissante de le commettre. Ce qui n'empêche pas que l'on ne puisse toujours déchoir, mais cela n'arrive guère ici à cause du profond anéantissement où est l'âme qui ne lui laisse aucune propriété ; et la seule propriété peut causer le péché, car qui n'est plus ne peut pécher.
3. Et cela est si vrai que les âmes dont je parle ont beaucoup de peine à se confesser car lorsque elles veulent s'accuser, elles ne savent qu'accuser, que condamner, ne pouvant rien trouver en elles de vivant et qui puisse avoir voulu offenser Dieu, à cause de la perte entière de leur volonté en Dieu. Et comme Dieu ne peut vouloir le péché, elles ne le peuvent non plus vouloir. Si on leur dit de se confesser, elles le font, car elles sont très soumises, mais elles disent de bouche ce qu'on leur fait dire, comme un petit enfant à qui on dirait : « Il faut vous confesser de cela » ; il le dit sans connaître ce qu'il dit, sans savoir si cela est ou non, sans reproche ni remords. Car ici l'âme ne peut plus trouver de conscience et tout est tellement perdu en Dieu qu'il n'y a plus chez elle d'accusateur : elle demeure contente, sans en chercher. Mais lorsque on lui dit : « Vous avez fait cette faute », elle ne trouve rien en elle qui l'ait faite ; et si on dit : « Dites que vous l'avez faite », elle le dira des lèvres, sans douleur ni repentir.
4. Sa paix pour lors est si invariable et si inaltérable que rien au monde ni en tout l'enfer ne peut l'altérer un moment. Les sens sont toujours susceptibles des souffrances ; et lorsque ils en sont accablés et que, comme des enfants, ils crient, si on demande à cette personne et qu'elle se sonde, elle ne trouvera rien en elle qui souffre : parmi des douleurs inconcevables, elle dit : « Je ne souffre rien », sans pouvoir dire ni avouer qu'elle souffre, à cause de l'état divin et de la béatitude qu'elle porte dans le centre ou partie suprême.
Et alors il y a une séparation si entière et si parfaite des deux parties, l'inférieure et la supérieure, qu'elles vivent ensemble comme étrangères qui ne se connaissent pas ; et les peines les plus extraordinaires n'empêchent pas la parfaite paix, tranquillité, joie et immobilité de la partie supérieure, comme la joie et l'état divin n'empêche[nt] pas l'entière souffrance de l'inférieure, et cela sans mélange ni confusion en aucune manière.
5. Si vous voulez attribuer quelque chose à cette âme ainsi transformée et devenue Dieu, elle se défendra d'abord, ne pouvant rien trouver en elle qui puisse se nommer, affirmer, entendre ; mais l'âme est dans une négation parfaite. C'est ce qui fait la différence des termes et les expressions qu'on a peine à faire entendre à moins que ces personnes ne soient ainsi.
Cela vient aussi de ce que cette âme, par son anéantissement, ayant perdu tout ce qu'elle avait de propre, Dieu subsistant en elle, elle ne peut se rien attribuer non plus qu'à Dieu, parce qu'elle ne connaît plus que Lui seul, dont elle ne peut rien dire.
6. Aussi tout est Dieu à cette âme : car ici il n'est plus question de voir tout en Dieu, car voir les choses en Dieu, c'est les distinguer en Lui. Par exemple, dans une chambre, je vois ce qu'il y a de différent de la chambre quoique renfermé en elle. Mais tout étant transformé dans la même chambre ou que tout fût ôté de la chambre, je ne verrais plus que la même chambre.
Toutes créatures célestes, terrestres, pures intelligences, tout disparaît et est évanoui, et il ne reste que Dieu même comme Il était avant la création. Cette âme ne voit que Dieu partout, et tout lui est Dieu : non par pensée, vue, lumière, mais par identité d'état et consommation d'unité, qui la rendant Dieu par participation, sans qu'elle puisse plus se voir elle-même, elle ne peut aussi rien voir partout. Ainsi cette âme serait aussi indifférente d'être toute une éternité avec les démons qu'avec les anges. Les démons lui sont comme le reste, et il ne lui est plus possible de voir un être créé hors de l'Être incréé, le seul Être incréé étant tout et en tout, tout Dieu aussi bien dans un diable que dans un saint, quoique différemment.
7. Mais cela est si réel qu'il est impossible que cette âme soit autrement. Aussi toutes les créatures la condamneraient que cela lui serait moins qu'un moucheron, non par entêtement et fermeté de volonté comme l'on s'imagine, mais par impuissance de se mêler de soi, parce qu'elle ne se voit plus. Vous demanderez à cette âme : « Mais qui vous porte à faire telle ou telle chose ? C'est donc que Dieu vous l'a dit, vous l'a fait connaître ou entendre ce qu'Il voulait ? - Je ne connais rien, je n'entends rien, je ne pense pas à rien connaître, tout est Dieu et volonté de Dieu, et je ne sais plus ce que c'est que volonté de Dieu parce que la volonté de Dieu m'est devenue comme naturelle. - Mais pourquoi faites-vous plutôt cela que ceci ? - Je n'en sais rien. Je me laisse aller à ce qui m'entraîne. - Hé, pourquoi ? - Il m'entraîne parce que n'étant plus, je suis entraînée avec Dieu et Dieu seul fait mon entraînement. Il va là, Il agit et je ne suis qu'un instrument que je ne vois ni ne regarde. Je n'ai plus d'intérêt distinct, parce que par ma perte j'ai perdu tout intérêt. Aussi ne suis-je capable d'entendre nulle raison ni d'en rendre aucune de ma conduite car je n'ai plus de conduite. J'agis cependant infailliblement tandis que je n'ai point d'autre principe que le Principe infaillible. »
Et cet abandon aveugle est une chose d'état à l'âme dont je parle, parce qu'étant devenue une même chose avec Dieu, elle ne peut voir que Dieu : car ayant perdu toute dissemblance, propriété, distinction, il n'est ici plus question de s'abandonner, parce que pour s'abandonner, il faut être quelque chose et pouvoir disposer de soi.
8. L'âme dont je parle est par cet état perdue en Dieu avec Jésus-Christ, comme dit saint Paul, mêlée avec Lui comme ce fleuve dont j'ai parlé est mêlé dans la mer en sorte qu'il ne se trouve plus : il a le flux et reflux de la mer, non plus par choix et volonté et liberté, mais par état, parce que la mer immense ayant absorbé ses petites eaux bornées et rétrécies, il participe à tout ce que fait la mer, mais sans distinction de la même mer. C'est la mer qui l'entraîne, et cependant il n'est pas entraîné, puisqu'il a perdu tout son propre ; et n'ayant point d'autre mouvement que la mer, il agit comme la mer même, non que par sa nature il ait ces qualités, mais c'est qu'en perdant toutes ses qualités propres, il n'en a plus d'autres que la mer, sans pouvoir être jamais autre que mer.
Ce n'est pas, comme j'ai dit, qu'il ne conserve tellement sa nature que, si Dieu le voulait, en un moment Il le tirerait de la mer, mais Il ne le fait pas. Aussi cette âme ne perd pas sa nature de créature et Dieu pourrait la rejeter de son divin sein, mais Il ne le fait pas. Cette créature, comme nous avons dit, agit donc comme divinement.
9. Mais, me dira-t-on, vous ôtez ainsi à l'homme sa liberté. Non, car il n'a plus de liberté que par un excès de liberté : parce qu'il a perdu librement toute liberté créée, il participe à la liberté incréée, qui n'est plus rétrécie, limitée, bornée pour quoi que ce soit ; et cette âme est si libre et si large que toute la terre ne lui paraît qu'un point, sans en être enfermée. Elle est libre pour tout faire et pour ne rien faire. Il n'y a point d'état et de condition où elle ne s'accommode ; elle peut tout faire et ne rien faire de ce qu’ils font.
10. O état, qui te pourra décrire et que pourrais-tu craindre et appréhender ? Perte, mort, damnation ? O saint Paul, vous disiez : Qui pourra jamais nous séparer de la charité de Jésus-Christ ? Nous sommes assurés que ni la mort, ni la vie, ni les puissances, etc., ne pourront nous en séparer. Or ce mot, nous sommes assurés, exclut tout doute. Hé, grand saint, où était votre certitude ? Elle était dans l'infaillibilité de Dieu seul. On lit si souvent les Lettres de ce grand apôtre, ce Docteur mystique et on ne l'entend pas. Cependant toute la vie mystique, son commencement, son progrès et sa fin, sont décrits par saint Paul, et même la vie divine ; mais on n'en a pas l'intelligence, et une personne à qui l'intelligence est donnée, les y voit plus clair que le jour.
11. O si les hommes qui ont tant de peine à se laisser à Dieu, pouvaient éprouver ceci ! Ils avoueraient que, quoique la voie qui y conduit soit extrêmement dure, un seul jour de cet état récompense bien tant d'années de peines. Mais par où Dieu conduit-Il là ? Par des chemins tout opposés à tout ce que l'on s'imagine. Il édifie en abattant, Il donne la vie en tuant.
O si je pouvais dire ce qu'Il fait et les inventions étranges dont Il se sert pour arriver ici ! Mais silence ! Les hommes n'en sont pas capables, ceux qui y sont passés m'entendent. Ici il n'est plus besoin de lieu ni de temps. Tout est égal, tous lieux sont bons et si l'ordre de Dieu conduisait en Turquie, on s'y trouverait également bien, parce que tous moyens sont inutiles et infiniment outrepassés ; étant dans la fin éminemment, il n'y a plus rien à chercher.
12. Ici tout est Dieu : Dieu est partout et en tout ; et ainsi, cette âme est égale en tout. Son oraison est Dieu même, toujours égale, jamais interrompue, non que l'âme l'aperçoive autrement que par un état de consistance. Et si quelquefois Dieu fait rejaillir quelque écoulement de sa gloire sur ses puissances et sur ses sens, cela ne fait rien à ce fond qui demeure toujours le même. Marie, qui possédait cet état dans un degré le plus parfait qu'une créature le puisse avoir, était indifférente de rester sur la terre après l'Ascension de son Fils ; et elle y serait restée toute l'éternité si tel eût été le bon plaisir de Dieu. Cette âme ne se soucie pas de la solitude ni du grand monde : tout lui est égal. Elle ne pense plus à être délivrée de ce corps pour être unie sans milieu : ici, elle est non seulement unie, mais transformée, changée en l'objet de son amour, ce qui fait qu'elle ne pense plus à aimer, car elle aime Dieu d'un amour-Dieu, et par état, quoique non pas inamissible.
Chapitre III. Déiformité.
1. Il me vient dans l'esprit une comparaison qui me paraît assez propre à ce sujet : c'est celle du grain qui est premièrement séparé du mauvais, ce qui marque la conversion et la séparation du péché. Après que ce grain est seul et pur, il faut qu'il soit moulu par l'affliction, croix et maladies, etc. Lorsque il est ainsi broyé et réduit en farine, il faut encore ôter, non l'impur, car il n'y en a plus, mais ce qu'il y a de grossier qui est le son. Et lorsque il ne reste plus que la fleur très fine et épurée de matière, on en fait du pain que l'on pétrit. Il paraît que l'on salit la farine, qu'on la noircit et la flétrit, qu'on lui ôte sa délicatesse et sa blancheur pour en faire une pâte qui paraît bien éloignée de la beauté de cette farine ; ensuite on met cette pâte au feu. Or il faut qu'il en arrive autant à ces âmes. Mais après que ce pain est cuit, il sert à la bouche du Roi, qui non seulement se l'unit par l'attouchement, mais le mange, le digère, le consume et l'anéantit pour le changer en soi et le faire passer en sa substance.
Vous remarquerez que le pain a beau être touché et mangé même du Roi, qui est le plus grand avantage qu'il puisse recevoir, et sa fin, il ne peut cependant être changé en la substance du Roi s'il n'est anéanti par la digestion, perdant toute forme et qualité propre.
2. O que ceci exprime bien tous les états de l'âme : celui d'union, bien différent de la transformation où il faut nécessairement que l'âme, pour devenir une avec Dieu, transformée et changée en Lui, soit non seulement mangée mais digérée, pour, après avoir perdu ce qu'elle avait de propre, devenir une même chose avec Dieu. Cet état est très peu connu, c'est pourquoi il ne s'en parle point. O état de vie ! Que le chemin qui y conduit est étroit ! O amour le plus pur de tous, puisque tu es Dieu même ! O amour immense et indépendant, qui ne peut être rétréci par quoi que ce soit !
3. Cependant ces âmes paraissent des plus communes, ainsi que je l'ai dit, parce qu'elles n'ont rien à l'extérieur qui les différencie, qu'une liberté infinie qui scandalise souvent les âmes rétrécies et resserrées en elles-mêmes à qui, comme elles ne voient rien de meilleur que ce qu'elles ont, tout ce qui n'est pas ce qu'elles possèdent paraît mauvais. Mais la liberté qu'elles condamnent dans ces âmes si simples et si innocentes est une sainteté incomparablement plus éminente que tout ce qu'elles croient saint ; et c'est en ce sens que s'entend ce passage qui dit que l'iniquité de l'homme vaut mieux que la femme qui fait bien, parce que les fautes apparentes de ces hommes, qui peuvent seuls porter la qualité d'hommes parmi les autres efféminés, valent mieux que ces efféminés, qui font le bien si faiblement, quoique si servemment en apparence ; parce que leurs œuvres n'ont pas plus de force que le principe d'où elles partent, qui est toujours par l'effort (quoique beaucoup relevé et anobli) d'une faible créature. Mais ces âmes consommées dans l'unité divine, agissent en Dieu par un principe d'une force infinie ; et ainsi leurs plus petites actions sont plus agréables à Dieu que tant d'actions héroïques des autres, qui paraissent si grandes devant les hommes.
4. C'est pourquoi les âmes de ce degré ne se mettent point en peine ni ne cherchent point à rien faire de grand, se contentant d'être comme elles sont à chaque moment. O que faisiez-vous, Marie, sur terre après l'Ascension de votre Fils ? Vous mettiez-vous en souci de convertir bien des âmes ? De faire de grandes choses ? Une telle âme fait plus, sans rien faire, pour la conversion d'un royaume, que cinq cents prédicateurs qui ne sont pas de cet état. Marie faisait plus pour l'Église ne faisant rien, que tous les apôtres ensemble. Ce n'est pas que Dieu ne permette souvent que ces âmes soient connues : non tout à fait, mais quantité de personnes leur sont adressées, à qui elles communiquent un principe vivifiant pour en gagner quantité d'autres à Jésus-Christ. Mais cela se fait sans soin ni souci, par pure providence.
O si on savait la gloire que ces personnes, qui sont souvent le rebut du monde, rendent à Dieu ! On en serait étonné et ravi. Car ce sont elles proprement qui rendent à Dieu une gloire digne de Dieu, sans penser à Lui en rendre, parce que Dieu agissant en elles en Dieu, Il tire de Lui-même en elles une gloire digne de Lui.
5. O combien d'âmes toutes séraphiques en apparence, sont éloignées de ceci ! Mais dans cet état il y a, comme dans tous les autres, des âmes plus ou moins divines. La divine Marie a été privilégiée et, après elle, plusieurs y avancent plus ou moins, selon le dessein de Dieu ; et ceux qui arrivent durant cette vie à cet état, n'y arrivent d'ordinaire que peu avant de mourir, si ce n'est par un dessein tout particulier de Dieu qui, voulant se servir d'elles et en faire des prodiges, les avance de cette sorte. Mais cela est si rare que rien plus.
6. Car Dieu les cache dans son sein et sous l'extérieur de la vie la plus commune, afin qu'elles ne soient connues qu'à Lui seul, quoique elles fassent ses délices. Ici les secrets de Dieu en Lui, et de Lui en ces pures créatures, sont manifestés, non en manière de parole, vue, lumière, mais par la science de Dieu qui demeure en Lui. Et lorsque il faut qu'une telle âme écrive ou parle, elle est de même étonnée que tout coule de ce fond divin sans qu'elle eût jamais pensé à posséder ces choses. Elle se trouve comme une science profonde, sans mémoire ni ressouvenir, comme un trésor inestimable que l'on ne remarque que lorsque on est obligé de le manifester, et c'est la manifestation pour les autres qui est la manifestation pour soi.
Lorsqu'une telle âme écrit, elle est étonnée qu'elle écrive des choses qu'elle ne connaît et ne croyait pas savoir, quoique elle ne puisse douter de les posséder en les écrivant. Il n'en est pas de même des autres, leurs lumières précédant leur expérience, parce que c'est comme une personne qui voit de loin les choses qu'il ne possède pas : il décrit ce qu'il a vu, connu, entendu, etc. Mais celle-ci est une personne qui renferme en elle-même un trésor : elle ne le voit qu'après la manifestation quoique elle le possédât.
7. Cela n'exprime pas encore bien ce que je veux dire. Dieu est dans cette âme, ou plutôt cette âme n'est plus : elle n'agit plus, mais Dieu agit, et elle est l'instrument. Dieu renferme en Lui tous les trésors, Il les fait manifester par cette âme aux autres, et elle connaît alors, en les tirant de son fonds, qu'ils y étaient, quoique sa perte ne lui eût jamais permis d'y réfléchir. Et je m'assure que toute âme de ce degré m'entendra, et saura très bien la différence de ces états. Le premier voit ces choses et en jouit comme nous jouissons du soleil, mais le second est devenu lui-même le soleil qui ne jouit ni ne pense à sa lumière.
8. Cet état est fort permanent, et il n'y a nulle vicissitude quant au fond qu'un avancement plus grand en Dieu. Et comme Dieu est infini, Il peut diviniser une âme toujours plus et cela en élargissant sa capacité. Marie, comme je l'ai dit ailleurs, était toute remplie de grâce au commencement de sa conception. Et ceci est bien découvert à l'âme. Elle était dans la plénitude de Dieu lorsque elle conçut le Verbe ; et cependant elle croît presque à l'infini jusqu'à sa mort. Comment, si elle était pleine, comme l'ange l'en assure, pouvait-elle se remplir encore ? C'est que Dieu élargissait chaque jour sa capacité, la perdant et dilatant en Lui, comme l'eau dont nous avons parlé, s'étend toujours plus à mesure qu'elle est plus perdue dans la mer, où elle s'abîme incessamment sans en sortir jamais.
Il en fait de même à ces âmes : toutes celles qui sont en ce degré ont Dieu, mais les unes plus, les autres moins. Elles sont toutes en plénitude, mais elles ne sont pas toutes en égale quantité de plénitude. Un petit vase plein est aussi bien rempli qu'un grand, mais il ne contient pas pareille quantité. Il en est de même de ces âmes : elles ont toutes la plénitude de Dieu, mais selon leur capacité de recevoir ; et ainsi il y en a à qui Dieu accroît chaque jour cette capacité. C'est pourquoi plus les âmes vivent dans cet état divin, plus elles sont agrandies et leur capacité devient toujours plus immense, sans qu'il y ait rien à désirer ni à faire pour elles, car elles ont toujours Dieu en plénitude, Dieu ne laissant jamais un moment de vide en elles. A mesure qu'Il croît et élargit, à mesure Il remplit de Lui-même, comme l'air : une petite chambre est pleine d'air, mais une grande a plus d'air. Augmentez toujours cette chambre, à mesure, infailliblement, quoique imperceptiblement, l'air y entre toujours : de même sans changer d'état ni de disposition, et sans rien sentir de nouveau, l'âme augmente en plénitude et en largeur. Mais jamais la capacité de l'âme ne peut être accrue de cette sorte que par l'anéantissement, parce que jusqu'alors cette âme a une opposition à être étendue.
10. Il est bon d'expliquer ici une chose de conséquence qui est qu'il paraît une contrariété en ce que je dis, qu'il faut que l'âme soit anéantie pour passer en Dieu, et qu'elle perde ce qu'elle a de propre ; et cependant, je parle de capacité, qu'elle retient.
Il y a deux capacités. L'une est propre à la créature et cette capacité est petite et bornée : lorsque elle est purifiée, elle est propre pour recevoir les dons de Dieu, mais non pas Dieu , parce que ce que nous recevons en nous est moindre que nous, comme ce qui est renfermé dans un vase est moins étendu, quoique plus précieux, que le vase qui le reçoit.
Mais la capacité dont je parle ici est une capacité de s'étendre et de se perdre toujours plus en Dieu après que l'âme a perdu sa propriété, qui la fixait en elle-même ; et que n'étant plus arrêtée ni rétrécie, (parce que son anéantissement lui ôtant toute forme particulière, l’a disposée à s’écouler en Dieu de sorte qu’elle se perd et s’écoule en Celui qui ne peut être compris,) plus elle s'y abîme, plus elle s'étend et devient immense, participant à Ses perfections.
11. C'est une capacité de s'accroître et de s'étendre toujours plus en Dieu, y pouvant être de plus en plus transformée, comme l'eau étant jointe à sa source se mélange toujours plus avec elle. Dieu étant notre être original, Il nous a créés d'une nature propre à être unie et transformée et ne faire plus qu'un avec Lui.
Chapitre IV. Mouvements tous divins. Paix inaltérable
1. L'âme donc n'a rien à faire ici qu'à demeurer comme elle est, et suivre sans résistance tous les mouvements de son moteur. Tous les premiers mouvements de cette âme sont de Dieu et c'est sa conduite infaillible. Il n'en est pas de même aux états inférieurs, si ce n'est lorsque l'âme a commencée à goûter du centre ; mais il n'est pas si infaillible, et qui garderait cette règle sans être dans l'état bien avancé se tromperait.
2. C'est donc la conduite de cette âme de suivre aveuglément et sans conduite les mouvements qui sont de Dieu, sans réflexion. Ici toute réflexion est bannie et l'âme aurait peine, même quand elle voudrait, à en faire. Mais comme, en s'efforçant, peut-être en pourrait-elle venir à bout, il faut les éviter plus que toute autre chose, parce que la seule réflexion a le pouvoir de faire entrer l'homme en lui et de le tirer de Dieu. Or je dis que, si l'homme ne sort point de Dieu, il ne péchera jamais ; et s'il pèche, c'est qu'il en est sorti, ce qui ne se peut faire que par la propriété ; et l'âme ne peut se reprendre que par la réflexion, qui serait pour elle un enfer pareil à ce qui arriva au premier ange qui, en se regardant avec complaisance et par préférence de ce qu'il devait à Dieu, s'aima et devint démon. Et cet état serait d'autant plus horrible que l'autre aurait été plus avancé.
3. On m'objectera à cela que l'on ne souffre donc rien en cet état. Non, quant au fond, mais bien dans les sens ainsi que je l'ai dit. Parce que, dira-t-on, pour souffrir, il faut réfléchir, et c'est la réflexion qui fait la partie principale et la plus douloureuse de la souffrance. Tout cela est vrai en certain temps et, comme il est réel que des âmes bien inférieures à celles-ci souffrent tantôt par réflexion tantôt par impression, je dis qu'il est aussi véritable que celles de ce degré ne pourront souffrir autrement que par impression. Ce qui n'empêche pas les douleurs d'être sans bornes et bien plus fortes que celles qui sont réfléchies, comme la brûlure de celui à qui l'on imprimerait le feu serait plus forte que celle d'un autre qui se brûlerait à la réverbération du feu.
4. On dit : mais Dieu les appliquera par réflexion pour les faire mieux souffrir. Dieu ne le fera pas par réflexion. Il pourra leur montrer en un instant ce qu'elles doivent souffrir, par une vue directe et non réfléchie sur elles-mêmes, comme les Bienheureux voient en Dieu ce qui est en Lui et ce qui se passe hors de Lui dans les créatures et en eux-mêmes, sans se regarder ni réfléchir sur eux, mais demeurant fermement attachés, abîmés et perdus en Dieu.
5. C'est ce qui trompe quantité de spirituels qui croient qu'on ne peut rien connaître ni souffrir que par réflexion. Tout au contraire, les connaissances et souffrances de cette manière sont bien petites en comparaison des autres.
6. Toute souffrance qui se distingue et connaît, quoique exprimée en des termes si exagérants, n'égale point celle de ces âmes qui ne connaissent pas leurs souffrances, et qui ne peuvent avouer ce qu'elles souffrent à cause de la grande séparation des deux parties. Il est vrai qu'elles souffrent des maux extrêmes, il est vrai qu'elles ne souffrent rien et qu'elles sont dans un contentement parfait. Je crois que si une telle âme était conduite en enfer, elle en souffrirait les cruelles douleurs de cette sorte, dans un contentement achevé, non contentement causé par la vue du bon plaisir de Dieu, mais contentement essentiel à cause de la béatitude du fond transformé ; et c'est ce qui fait l'indifférence de ces âmes pour tout état. Cela n'empêche pas, comme j'ai dit, l'extrémité de la souffrance, comme l'extrémité de la souffrance n'empêche pas le bonheur parfait. Ceux qui l'auront éprouvé, le sauront bien comprendre.
7. Ce n'est point ici comme dans l'état passif d'amour, où l'âme est si remplie de suavité ou d'amour pour la souffrance et le bon plaisir de Dieu. Ce n'est point tout cela. C'est par une perte de volonté en Dieu, par un état de déification où tout est Dieu sans voir que cela soit ainsi. L'âme est établie par état dans son Bien Souverain, sans changement. Elle est dans la béatitude foncière où rien ne peut traverser ce bonheur parfait lorsque il est par état permanent : car plusieurs l'ont passagèrement avant que de l'avoir par état permanent. Dieu donne, premièrement les lumières de l'état ; ensuite Il donne le goût de l'état ; enfin Il le donne par une notice confuse et non distincte ; puis Il donne l'état d'une manière permanente et y établit l'âme pour toujours.
On me dira que l'âme étant établie dans l'état, il n'y a rien de plus pour elle. C'est tout le contraire : il y a toujours infiniment à faire du côté de Dieu et non de la créature. Dieu ne divinise pas tout à coup, mais peu à peu. Puis, comme j'ai dit, Il augmente la capacité de l'âme, qu'Il peut toujours déifier de plus en plus, Dieu étant un abîme inépuisable. O Dieu, que Vous réservez de bien à ceux qui Vous craignent et qui Vous aiment ! Et c'était la vue de cet état qui faisait écrier David si souvent après qu'il se fût purifié de son péché.
9. Ces âmes ne peuvent plus s'étonner, ni pour aucune grâce qu'on leur raconte, ni pour aucun péché que l'on puisse commettre, connaissant à fond et la bonté de Dieu qui cause l'une et la malice de l'homme qui est la source de l'autre. Toute la terre périrait qu'elles n'en auraient pas de peine, si Dieu ne leur imprimait cette même peine. Est-ce donc qu'elles ne sont plus jalouses de l'honneur de Dieu, puisqu'elles ne s'affligent plus des péchés qui se commettent ? Non, ce n'est point cela. C'est qu'elles sont jalouses de la gloire de Dieu comme Dieu.
10. Dieu est nécessairement obligé d'aimer sa gloire plus que tout autre, et tout ce qu'Il fait en Lui et hors de Lui dans les autres, Il le fait par rapport à Lui. Cependant Il ne peut être fâché des péchés de tout le monde ni de la perte de tous les hommes, quoique, pour les sauver tous, Il se soit incarné et ait pris un corps passible et mortel, Il ait donné sa vie. Elles donneraient aussi mille vies pour les sauver, parce que Dieu, qui les a transformées, les fait participer à ses qualités, et qu'elles voient tout cela comme Dieu. Et quoique Dieu veuille véritablement le salut de tous les hommes, qu'Il leur donne à tous les grâces nécessaires pour le salut, quoique non pas toujours efficaces par leur faute, Il ne laisse pas de tirer sa gloire de leur perte, parce qu'il est impossible que Dieu permette chose au monde en quoi Il ne soit pas nécessairement glorifié, ou par justice ou par miséricorde. Ce n'est pas l'intention de celui qui L'offense et qui Lui rend un déshonneur actif : de la part de Dieu, il n'y a pas de déshonneur passif, et il faut nécessairement, contre la volonté de celui qui L'offense, que son péché retourne à la gloire de Dieu.
11. Quoique Dieu ne puisse être offensé de sa nature, celui qui L'offense mérite des punitions infinies, à cause de la volonté maligne qu'il a d'offenser cette Bonté infinie et de la déshonorer : et s'il ne le fait pas du côté de Dieu, il le fait toujours par son action et par sa volonté. Et cette volonté est si maligne que si elle pouvait ôter à Dieu sa divinité, elle la Lui ôterait. C'est donc cette volonté maligne de la part du sujet qui fait l'offense et non l'action : car si une personne dont la volonté serait perdue, abîmée et transformée en Dieu, était réduite par nécessité absolue à faire les actions du péché, comme certains tyrans ont fait à des vierges martyres, elles les feraient sans péché. Cela est clair.
12. Mais pour revenir, je dis que ces âmes ne peuvent avoir de peine du péché, parce que, quoique elles le haïssent infiniment, elles ne souffrent plus d'altération, le voyant comme Dieu le voit. Et quoique s'il fallait donner leur vie pour en empêcher un seul, si Dieu le voulait, ils la donneraient. Cela est sans actions, sans désirs, sans inclination, sans choix, sans empressement de leur part, mais dans une mort parfaite, ne voyant plus les choses que comme Dieu les voit et n'en jugeant plus que comme Dieu en juge.
Dans sa Vie par elle-même, Mme Guyon décrit les circonstances et le caractère spontané de la première écriture de son œuvre la plus connue :
Dans cette retraite, il me vint un si fort mouvement d'écrire que je ne pouvais y résister. La violence que je me faisais pour ne le point faire me faisait malade et m'ôtait la parole. Je fus fort surprise de me trouver de cette sorte, car jamais cela ne m'était arrivé. Ce n'est pas que j'eusse rien de particulier à écrire, je n'avais chose au monde ni pas même une idée de quoi que ce soit. C'était un simple instinct, avec une plénitude que je ne pouvais supporter. J'étais comme ces mères trop pleines de lait, qui souffrent beaucoup. Je dis au Père La Combe après beaucoup de résistance la disposition où je me trouvais, il me dit qu'il avait eu de son côté un fort mouvement de me commander d'écrire, mais qu'à cause que j'étais si languissante qu’il n'avait osé me l'ordonner. Je lui dis que ma langueur ne venait que de ma résistance, que je croyais qu'aussitôt que j'écrirais, cela se passerait. Il me demanda : « Mais que voulez-vous écrire ? » Je lui dis : « Je n'en sais rien, je ne veux rien, et je n'ai nulle idée, et je croirais même faire une grande infidélité de m'en donner une, ni de penser un moment à ce que je pourrais écrire. » Il m'ordonna de le faire. En prenant la plume, je ne savais pas le premier mot de ce que je voulais écrire. Je me mis à écrire sans savoir comment, et je trouvais que cela venait avec une impétuosité étrange. Ce qui me surprenait le plus était que cela coulait comme du fond et ne passait point par ma tête. Je n'étais pas encore accoutumée à cette manière d'écrire ; cependant j'écrivis un traité entier de toute la voie intérieure sous la comparaison des rivières et des fleuves. Quoiqu'il soit assez long et que la comparaison y soit soutenue jusqu'au bout, je n'ai jamais formé une pensée ni n'ai jamais pris garde où j'en étais restée et, malgré des interruptions continuelles, je n'ai jamais rien relu que sur la fin, où je relus une ligne ou deux à cause d'un mot coupé que j'avais laissé ; encore crus-je avoir fait une infidélité. Je ne savais avant d'écrire ce que j'allais écrire ; était-il écrit, je n'y pensais plus. J'aurais fait une infidélité de retenir quelque pensée pour la mettre, et Notre Seigneur me fit la grâce que cela n'arriva pas. A mesure que j'écrivais, je me sentais soulagée et je me portais mieux.
Le premier jet date de l’été 1682 : c’est donc une œuvre de relative jeunesse puisque Mme Guyon a vécue tout juste la moitié de son existence. Elle y compare le chemin spirituel à un torrent, mais il manquait des précisions sur sa fin : le lac ou la mer où se mêle l’eau du torrent parvenu au terme de sa course.
Insatisfaite du dernier chapitre de sa première écriture, qui précédait une Conclusion […] à son confesseur, elle ajouta donc une « seconde partie », où elle précise cet achèvement, ceci à une date indéterminée, précédant toutefois 1695 . Après sa sortie de prison en 1703, elle révisa et compléta le texte, corrigeant « un grand nombre de formules peu heureuses ». Cette seconde partie des Torrents a été souvent négligée parce qu’elle abandonne la comparaison avec le cours d’eau qui fait le charme de la première ; mais, ajoutée après coup, elle couvre l’essentiel de la vie mystique.
Orcibal fait le récit suivant relatif à l’histoire manuscrite :
Mme Guyon ne chercha jamais à publier les Torrents, mais, après son retour à Paris en 1686, elle montra l'écrit à la duchesse de Charost qui "en fit un grand état" et à un confesseur, le P. du troisième Ordre Paulin d'Aumale, "sans lui permettre cependant d'en prendre de copie". Le religieux le "trouva fort spirituel", bien qu'il y eût "des choses qu'il n'approuvait pas". Le duc de Chevreuse en eut communication et, le 12 mai 1693, Mme Guyon lui permettait même d'en "faire lire le commencement" à J. J. Boileau qui avait déjà examiné son Moyen Court. Les 23 et 24 août 1693, elle plaçait beaucoup plus de confiance dans le jugement qu'en ferait Bossuet, ajoutant : "S'il y a quelque chose de trop fort dans les Torrents, je l'expliquerai et, si je me suis trompée dans ce que j'ai écrit, je suis ravie d'être redressée". Hélas ! Dès le 30 septembre 1693 Bossuet disait "avoir vu un écrit des Torrents, fort mauvais". Mais il ne devait s'agir que d'une copie sans autorité, puisque le ler septembre 1694 on demanda au P. Paulin d'Aumale l'attestation que c'était "le même écrit que je me souviens d'avoir lu autrefois mot à mot et qui m'avait été prêté par Mme Guyon". Le 6 décembre 1694, Bossuet et Noailles posèrent à celle-ci huit questions sur des expressions des Torrents et M. Tronson compléta le 12 l'interrogatoire : elle donna des réponses satisfaisantes, mais incomplètes. Une fois à Meaux, elle déclara solennellement à Bossuet les 15 avril et 1er juillet 1695 : "Quant aux manuscrits qu'on répand sous mon nom, notamment celui qu'on nomme Torrens ... je n'en puis avouer aucun à cause des altérations qu'on a faites dans les copies". Aussi l'ouvrage ne fut-il pas mentionné dans les Instructions pastorales de Bossuet et de Noailles d'avril 1695.
Jusqu’ici demeure l’espoir d’une compréhension ou du moins d’un accommodement par transaction entre d’une part Mme Guyon, la duchesse de Charost, aînée du groupe fondé par Bertot, le duc de Chevreuse devenu confident, et d’autre part Paulin d’Aumale, Bossuet et Noailles, enfin Tronson agissant peut-être comme modérateur. Mais, après le traitement de choc par Bossuet auquel fut soumise Mme Guyon lors de son séjour volontaire à la Visitation de Meaux :
Tout changea après que Mme Guyon se fut enfuie de Meaux et, le 21 novembre 1695, l'évêque de Chartres Godet-Desmarais publia un mandement où il dénonçait une soixantaine de propositions de Mme Guyon, dont près de vingt, et les plus accablantes, étaient tirées d'un manuscrit des Torrents communiqué par Bossuet. L'accusée protesta avec indignation dans une lettre du 27 au duc de Chevreuse: "Ceux qui ont transcrit ... l'écrit des Torrens ... avec une fin malicieuse" ont "ajouté des endroits et tronqué d'autres qui le rendent tout à fait différent de lui-même". .
Mme Guyon protestera par ailleurs contre l’utilisation de copies peu sûres (ou tronquées) des Torrents et veillera sur son œuvre de jeunesse. Il faut attendre 1699 pour voir la première édition de Pierre Poiret en Hollande incluant la première partie des Torrents.
Il faut attendre 1712 pour que Poiret puisse donner le texte complet augmenté d'après « deux manuscrits qu'on croit être du nombre des meilleurs ».
Nous prenons comme leçon la dernière édition sortie de presse l’année qui suivit la mort de Poiret, grâce aux soins des membres de son cercle spirituel de Rijnsburg. Trois années se sont écoulées depuis la mort de Mme Guyon. Cette édition suit très probablement la volonté de « notre mère » dont Poiret devint, à la fin de sa vie, un disciple aimé : elle aurait revu une copie que l’on peut considérer comme le dernier état de l’œuvre. Trois années seulement séparent son décès en juin 1717, de cette édition de 1720, qui peut ainsi être assimilée à une « dernière édition du vivant de l’auteur » si l’on tient compte de l’intimité qui unissait les membres du cercle ainsi que d’un délai d’impression compréhensible à la suite des deux décès. On note que Mme Guyon révisa la Vie publiée la même année par l’équipe Poiret : nous disposons dans ce dernier cas de traces manuscrites, dont un autographe attaché au ms. d’Oxford utilisé par Poiret.
En tout état de cause l’édition de 1720 diffère très peu de l’édition de 1712, qui apporte par contre d’assez longs ajouts aux manuscrits qui nous sont parvenus, Poiret disposant en 1712 selon Orcibal d’un « meilleur manuscrit, probablement mis au point par madame Guyon elle-même. »
Nous pensons ainsi respecter la volonté de la « Dame directrice » en nous conformant à la règle d’édition de la dernière forme revue. Ne faut-il pas en effet accorder le bénéfice d’une révision du texte à celle à qui l’on reproche trop souvent une écriture sans repentir ? Car il ne s’agit pas ici d’un poème dont on devrait privilégier le premier élan, mais de la description précise et exacte du cheminement le long d’une voie mystique parcourue en de nombreuses années.
Tout le chemin est résumé par l’image du torrent sauvage : cette dynamique qui bouscule toute la personne conduit à un engloutissement dans le flot de la grâce décrit sur le mode subjectif dans la Vie par elle-même :
[1.8.10.] Rien ne m'était plus facile alors que de faire oraison : les heures ne me duraient que des moments et je ne pouvais ne la point faire : l'amour ne me laissait pas un moment de repos. […] rien ne se passait de mon oraison dans la tête, mais c'était une oraison de jouissance et de possession dans la volonté, où le goût de Dieu était si grand, si pur et si simple qu'il attirait et absorbait les deux autres puissances de l'âme dans un profond recueillement, sans acte ni discours. J'avais cependant quelquefois la liberté de dire quelques mots d'amour à mon Bien-aimé ; mais ensuite tout me fut ôté. C'était une oraison de foi savoureuse qui excluait toute distinction, car je n'avais aucune vue ni de Jésus-Christ, ni des attributs divins : tout était absorbé dans une foi savoureuse, où toutes distinctions se perdaient pour donner lieu à l'amour d'aimer avec plus d'étendue, sans motifs ni raisons d'aimer. Cette souveraine des puissances, la volonté, engloutissait les deux autres puissances […] c'est que la lumière générale, pareille à celle du soleil, absorbe toutes lumières distinctes, et les met en obscurité à notre égard, parce que l'excès de sa lumière les surpasse toutes.