[Nous livrons ici la totalité d'un volume dont nous disposons des droits. Edité en faible tirage ( Phenix Editions - Hors commerce, 2005), ce travail est actuellement épuisé. Il livre un choix qui a suivi notre lecture complète des vingt volumes édités au XVIIIe siècle. ]
Madame GUYON
Explications de la Bible
L’Ancien Testament et le Nouveau Testament avec des
explications et réflexions qui regardent la vie intérieure
Introduites et annotées par Dominique TRONC
La genèse des Explications de l’Ecriture sainte.
Explications de la vie intérieure
Les degrés intérieurs représentés par les jours de la création :
La Tentation de l’Amour-propre.
Iere Epître aux Thessaloniciens
Annexe II : Les deux Testaments utilisés dans les Explications.
Annexe III : L’œuvre de madame Guyon.
Nous connaissons bien la vie de madame Guyon grâce à son autobiographie, la Vie par elle-même, qui nous permet d’en retracer les différentes étapes.
Née en 1648, la petite fille fut confiée à quatre ans aux bons soins de religieuses : parmi celles-ci, sa demi-sœur du côté de son père, « si habile qu’il n’y avait guère de prédicateurs qui composât mieux des sermons qu’elle », et qui savait le latin, l’éveilla à la vie de l’Esprit. Mais la jalousie de l’autre demi-sœur religieuse et les réprimandes de confesseurs assombrirent cette adolescence.
Elle fut mariée à seize ans : « mon mari avait vingt et deux ans de plus que moi … L’on me tourmentait quelquefois plusieurs jours de suite sans me donner aucune relâche ». Elle se réfugiait auprès de la Mère Granger : cette religieuse, belle figure remarquée par l’historien Bremond, fut son premier guide intérieur. Elle la présenta à Monsieur Bertot (1620-1681), prêtre et profond mystique, lui-même disciple et confident de monsieur de Bernières (1602-1659). Puis elle traversa durant sept années une profonde nuit intérieure dont elle sortit transformée.
Après « douze ans et quatre mois de mariage » son mari meurt avec courage : « Il me donna des avis sur ce que je devais faire après sa mort pour ne pas dépendre des gens…» . A trente-deux ans, après avoir consulté des spirituels, dont le bénédictin Claude Martin, fils de la mystique Marie de l’Incarnation (du Canada), elle partit “pour Genève” : « Je donnai dès Paris … tout l'argent que j'avais … Je n'avais ni cassette fermant à clef, ni bourse. »
A Gex, petite ville proche de la capitale calviniste, on lui proposa d’être supérieure des Nouvelles Catholiques qui s’occupaient de petites filles d’origine protestante, mais, dit-elle, « certaines abjurations et certains détours ne me plaisaient pas ». Elle refusa donc, puis « dépouillée de tout, sans assurance et sans aucuns papiers, sans peine et sans aucun souci de l'avenir », elle se rendit à Thonon et composa les Torrents. Elle fit alors une découverte importante, celle d’« une autre manière de converser » en union spirituelle avec d’autres personnes, en particulier avec le P. Lacombe, son confesseur : « j’apprenais son état tel que je le ressentais, puis incontinent je sentais qu’il était rentré dans l’état où Dieu le voulait. »
Suivirent des séjours fructueux en Piémont pendant près d’une année, auprès de l’évêque Ripa, qui fut un proche du cardinal Petrucci, spirituel quiétiste éminent. Elle composa à Verceil (Vercelli, près de Milan) son commentaire de l’Apocalypse.
De retour en France à Grenoble, elle recevait de très nombreux visiteurs, incluant des clercs et des religieuses chartreuses. A leur intention, elle composa son Moyen court et ses abondantes Explications… dont nous présentons un choix dans le présent volume.
A trente-huit ans, en 1686, elle revint à Paris, peu avant que le quiétiste Molinos ne soit condamné à Rome. Victime de querelles politiques et religieuses, elle connut bientôt l’épreuve de la prison, ensuite les honneurs de la Cour, avant d’être de nouveau mise en prison, et cette fois pour de longues années. Enfin lavée de tout soupçon concernant ses moeurs et libérée, elle vivra douze années paisibles à Blois, visitée par des disciples français et étrangers. Elle meurt en 1717, âgée de soixante-neuf ans.
Restée indépendante vis-à-vis des structures religieuses, elle affirma une autorité spirituelle auprès de disciples dont le plus célèbre est Fénelon. Bien qu’elle soit devenue suspecte après les condamnations du « Quiétisme », son influence spirituelle s’exerça au sein d’un groupe important d’amis mystiques qui lui restèrent fidèles malgré le danger, tant était grand son rayonnement. Après sa mort, ses écrits se transmirent, principalement hors de France. Très admirée chez les protestants, elle ne fut réhabilitée qu’au siècle dernier au sein du catholicisme [1].
Madame Guyon témoigne largement de son expérience personnelle dans sa Vie écrite par elle-même (1682 à 1709) et sa Correspondance. Elle décrit analogiquement le chemin mystique dans les Torrents (1682), l’indique simplement dans le Moyen court (1685), l’analyse plus profondément dans des opuscules écrits tout au long de sa vie, dont beaucoup furent rassemblés en Discours chrétiens et spirituels. Enfin son expérience et l’enseignement qu’elle justifie s’appuient fermement sur la tradition judéo-chrétienne par ses Explications et réflexions qui regardent la vie intérieure portant sur les deux Testaments (1684), ainsi que sur l’expérience des principaux auteurs mystiques connus de son temps, dont les extraits forment le corps de ses Justifications (1694).
L’ensemble de son œuvre constitue ainsi un solide triptyque qui couvre un spectre très large : l’expérience, puis la synthèse et la théorie qui en sont issues, enfin une réflexion fondée sur les deux aspects de la Tradition. Cette réflexion, formant le troisième volet du triptyque, n’était représentée jusqu’ici par aucune édition moderne, malgré son volume considérable, couvrant plus de la moitié de l’œuvre imprimée au XVIIIe siècle. Le choix que nous présentons pallie cette lacune en ce qui concerne les Explications des deux Testaments.
Les raisons pour lesquelles elle écrivit ces Explications ne sont pas explicitées, en dehors d’une injonction intérieure divine, qu’elle affirme [2]. Le récit de sa Vie, seul témoignage aujourd’hui disponible sur la période grenobloise, relate par contre les circonstances de leur composition en évoquant parallèlement le « grand nombre de personnes que Notre-Seigneur » lui faisait aider à cette époque [3], dont « trois religieux fameux […] un grand nombre de religieuses… » [4]. Nous supposons donc qu’elle fut amenée à améliorer sa connaissance de l’Ecriture à la suite de questions qui lui furent posées par des religieux et des religieuses qui se nourissaient de la parole de Dieu et en cherchaient le sens intérieur :
Vous ne vous contentâtes pas de me faire parler, mon Dieu […] Il y avait du temps que je ne lisais plus […] Sitôt que je commençai de lire l’Ecriture Sainte, il me fut donné d’écrire le passage que je lisais et aussitôt tout de suite, il m’en était donné l’explication… [5]
La part la plus considérable du travail d’écriture eut lieu à Grenoble entre avril 1684 et mars 1685, après un séjour à Thonon et un premier voyage à Turin, mais avant le second voyage à Verceil, près de Turin, qui fut suivi du retour définitif à Paris en juillet 1686. Elle avait toutefois rédigé certaines parties auparavant, dont le Commentaire au Cantique [6] et celui sur l’Apocalypse [7].
Les circonstances de la composition de ses Explications sont décrites dans sa Vie par elle-même, qui insiste sur leur flux spontané. Toutefois il ne s’agit pas d’un procédé à la recherche de l’inspiration, telle que l’écriture automatique des surréalistes : cette rédaction rapide et sans repentir est liée à un état contemplatif où la justesse d’un texte et ses multiples implications apparaissent d’autant mieux que l’auteur ne tente aucune capture volontaire :
…je voyais que j’écrivais des choses que je n’avais jamais sues […] je ne me souvenais de quoi que ce soit de ce que j’avais écrit, et il ne m’en restait ni espèces ni images [8].
De cette sorte, Notre Seigneur me fit expliquer toute la Sainte Ecriture. Je n’avais aucun livre que la Bible, et ne me suis servi que de celui-là, sans jamais rien chercher [9].
Vous me faisiez écrire avec tant de pureté, qu’il me fallait cesser et reprendre comme vous le vouliez. [...] j’avais la tête si libre qu’elle était dans un vide entier. J’étais si dégagée de ce que j’écrivais, qu’il m’était comme étranger. Il me prit une réflexion : j’en fus punie, mon écriture tarit aussitôt, et je restai comme une bête jusqu’à ce que je fusse éclairée là-dessus. La moindre joie des grâces que vous me faisiez, était punie très rigoureusement [10].
Madame Guyon témoigne aussi de l’abondance de son inspiration. Car l’agilité intellectuelle et physique peut certes être ralentie par un état contemplatif, mais l’énergie vitale d’une femme de trente-six ans lui permettait de transcrire rapidement une dictée intérieure :
Je continuais toujours d’écrire, et avec une vitesse inconcevable, car la main ne pouvait presque suivre l’Esprit qui dictait et, durant un si long ouvrage, je ne changeai point de conduite, ni me servis d’aucun livre. L’écrivain ne pouvait, quelque diligence qu’il fît, copier en cinq jours ce que j’écrivais en une nuit. [...]
Au commencement, je commis bien des fautes, n’étant pas encore stylée à l’opération de l’Esprit de Dieu qui me faisait écrire. Car Il me faisait cesser d’écrire lorsque j’avais le temps d’écrire et que je le pouvais commodément; et lorsqu’il me semblait avoir un fort grand besoin de dormir, c’était alors qu’Il me faisait écrire. Lorsque j’écrivais le jour, c’était des interruptions continuelles, car je n’avais pas le temps de manger, à cause de la grande quantité de monde qui venait : il fallait tout quitter sitôt que l’on me demandait ; et j’avais pour surcroît la fille qui me servait dans l’état dont j’ai parlé, qui sans raison me venait interrompre à tout coup, selon que son humeur la prenait. Je laissais souvent le sens à moitié fini sans me mettre en peine si ce que j’écrivais était suivi ou non [11].
Les pages les plus belles, certaines interprétations originales et profondes restent enfouies dans cet ensemble, dont elle explique comme suit le caractère inégal :
Toutes les fautes qui sont dans mes écrits viennent de ce que, n’étant pas accoutumée à l’opération de Dieu, j’y étais souvent infidèle, croyant bien faire de continuer d’écrire lorsque j’en avais le temps sans en avoir le mouvement, parce qu’on m’avait ordonné d’achever l’ouvrage [12] : de sorte qu’il est aisé de voir des endroits qui sont beaux et soutenus, et d’autres qui n’ont ni goût ni onction [13].
La presque totalité des livres des deux Testaments est couverte sans omission à l’exception de certains versets. Ceux qui sont largement expliqués constituent des points de départ à l’interprétation de divers aspects pratiques touchant à la vie intérieure, conformément au titre. Tous les passages font correspondre les événements rapportés par la Bible au vécu mystique. Le texte sacré devient ainsi une source d’inspiration pour les « chrétiens intérieurs » qui le réalisent.
Cet ensemble est demeuré dans l’oubli par suite de son volume considérable et de son utilisation des textes qui reste dans la ligne traditionnelle des commentaires à visée spirituelle. En effet, compte tenu du but tout intérieur de Madame Guyon, qui recherche dans le texte sacré l’expression d’une vie intérieure mystique, les problématiques modernes d’analyse biblique ouvertes par B. Spinoza [14] et R. Simon sont ignorées. Madame Guyon s’inscrit dans la longue tradition des Pères de l’Eglise aussi bien que des auteurs juifs, tout en privilégiant le vécu mystique :
Les Saintes Ecritures ont […] beaucoup de sens différents. Les grands hommes qui ont de la science se sont attachés au sens littéral et à d’autres sens. Mais personne n’a entrepris, que je sache, d’expliquer le sens mistique ou intérieur, du moins entièrement [15].
On sait comment cette tradition a été remplacée durant ces trois derniers siècles par le travail critique d’historiens et interprètes modernes qui ont rétabli des textes exacts et ont éclairé leur genèse. Mais revenir à des interprétations visant au sens intérieur permet de ne pas négliger le sens profond voulu par des auteurs qui par ailleurs ne recherchaient guère une exactitude historique et ne peuvent donc faire l’objet d’une interprétation littérale.
L’interprétation mystique des textes sacrés chrétiens a disparu de fait très souvent de l’horizon de traducteurs modernes. Ainsi, pour ne citer qu’un exemple, madame Guyon commente ainsi l’évangile de Marc, au chapitre I :
…La perfection consiste à connaître que nous avons Dieu en nous, à L’y chercher et à L’y trouver. Jésus-Christ nous apprend que le royaume de Dieu est en nous [16].
La traduction TOB de Luc 17, 21 diffère de cette traduction : “…En effet, le Règne de Dieu est parmi vous”. Elle est accompagnée de la note explicite suivante, qui traduit une orientation toute extérieure, mettant en valeur l’assemblée des croyants :
On traduit parfois : en vous, mais cette traduction a l’inconvénient de faire du Règne de Dieu une réalité seulement intérieure et privée. Pour Jésus, ce Règne qui concerne tout le peuple de Dieu est présent en fait dans son action de salut (cf. 11, 20). Il est à votre portée [17].
Face à cette tendance extravertie et communautaire, le commentaire de madame Guyon prend le parti-pris obstiné de ne faire apparaître que la richesse intérieure du texte biblique. A ce titre, il clôt une précieuse tradition d’interprétations et peut encore alimenter la vie spirituelle de nos contemporains.
Nous découvrirons dans les textes présentés ici une façon originale de lire « la Bible » : d’une part, elle diffère de l’interprétation traditionnelle qui s’attachait au sens littéral, et qui perdure de nos jours au sein de certaines congrégations protestantes ; d’autre part, elle néglige totalement l’approche critique scientifique, où le texte est interprété aux seules lumières des contraintes historiques et sociales.
La primauté de l’expérience sur la croyance est affirmée catégoriquement par tous les spirituels, mais les livres des deux Testaments demeurent ici des révélations sacrées, comme le pensait la très grande majorité des hommes au XVIIe siècle et comme l’imposait la religion chrétienne. Chez madame Guyon, l’interprétation de l’expérience à l’intérieur de la foi chrétienne apparaît profonde et cohérente. Les versets bibliques sont compris comme des témoignages de contacts vécus par leurs rédacteurs avec le Plus grand que soi, l’Inconnaissable, l’Immense, désigné ici tout au long par le mot « Dieu », et associé pour elle-même au médiateur Jésus-Christ. Souvent elle interprète ces versets de façon à décrire la voie mystique, parfois au prix d’une liberté prise dans l’interprétation analogique. On retrouve rarement une approche similaire chez les spirituels chrétiens et juifs, pour lesquels le texte est parfois considéré comme un témoignage, mais presque jamais comme la description d’une échelle mystique [18].
Les récits bibliques ne se situent plus dans l’histoire, mais présentent les étapes du retournement, du cheminement difficile vers le « cœur », « l’intérieur », le centre où le Divin réside et Se manifeste à l’homme. La Bible traduit ainsi une expérience intime qui se renouvelle d’âge en âge et, par là, le commentaire guyonnien garde une valeur intemporelle.
Madame Guyon, tout en dialoguant librement avec Dieu, écarte toute manifestation particulière excessive, « mystique » dans le sens que l’on prête trop souvent à ce terme, lorsqu’il est réifié en un substantif associé à des phénomènes (visions, sensations…) [19] qu’elle considère comme dangereux ou négligeables. Elle n’attache de prix qu’à l’expérience du grand fond où les âmes mystiques :
...ne peuvent rien distinguer de Lui. C’est comme une personne qui vit dans l’air et le respire sans penser qu’elle en vit et qu’elle le respire, à cause qu’elle n’y réfléchit pas. Ces âmes, quoique toutes pénétrées de Dieu, n’y pensent pas, parce que Dieu leur cache ce qu’elles sont : c’est pourquoi on appelle cette voie « mystique », qui veut dire secrète et imperceptible [20]…
Elle utilise cependant avec précision son expérience intime pour comprendre le sens profond du texte sacré. Elle le fait ainsi revivre, parce qu’il est éclairé par un vécu personnel similaire à celui que transcrivit le rédacteur dans des formulations et par des images adaptées à son temps. En ce sens, elle s’approche probablement de plus près de l’intention de l’écrivain sacré que ne le font des commentaires modernes, souvent anachroniques par leur orientation historicisante. On note enfin que madame Guyon ne décrit jamais son vécu directement, car elle est sobre quant il ne s’agit pas seulement d’elle-même, et qu’elle se méfie de tendances au prophétisme ou au millénarisme.
Expliquer les divers écrits sacrés comme des expressions d’une même vérité humaine d’expérience intérieure est peut-être devenu la seule approche acceptable par notre époque : une explication se soumet à ce qui apparaît comme raisonnable et l’autorité de l’expérience subordonne les croyances au vécu. Le lecteur trouvera toujours une telle approche chez madame Guyon.
L’ensemble des Explications et réflexions qui regardent la vie intérieure couvre douze tomes pour l’Ancien Testament et huit tomes pour le Nouveau Testament, représentant au total près de huit mille pages et constituant un ensemble textuel de deux millions de mots.
Les deux éditions du XVIIIe siècle par les pasteurs Poiret [1714-1715] puis Dutoit [1790] sont devenues très rares [21] ; aucune édition, même partielle, n’a été faite postérieurement [22]. Les vingt tomes de l’ensemble des Explications correspondent à la moitié de l’œuvre de madame Guyon publiée par Pierre Poiret en trente-neuf tomes, puis rééditée très fidèlement par Dutoit en quarante tomes (par adjonction du tome de la correspondance « secrète » avec Fénelon). On se reportera à la description détaillée de l’édition Poiret, que nous avons utilisée, en fin de ce volume : « Annexe I : Edition par Poiret de L’Ancien Testament et le Nouveau Testament avec des explications et réflexions qui regardent la vie intérieure. »
Se pose le problème des sources de la traduction utilisée pour les textes bibliques. Ce problème technique, qui n’est que partiellement résolu, fait l’objet de l’ « Annexe II : Les deux Testaments utilisés dans les Explications. »
Nous n’avons pas introduit d’index : on se reportera aux tables établies par Poiret et ses collaborateurs : elles accompagnent l’intégrale des Explications dans notre reproduction des photographies numériques de cet ensemble, en un DVD qui sera disponible prochainement.
Nous reprenons, à la suite des éditions du XVIIIe siècle, l’ordre de la Vulgate (repris par exemple par la traduction de Lemaître de Sacy). Nos extraits sont précédés de la citation du ou des versets du texte sacré commenté, même si nous omettons parfois un long développement séparant le dernier verset cité du début de l’extrait.
Le choix présent, qui correspond au vingtième environ du volume total des Explications, nous paraît suffisant pour illustrer les principaux thèmes mystiques constamment repris par madame Guyon.
Certains livres sacrés ont été favorisés : ainsi nous donnons in-extenso le commentaire de la Genèse, où le lecteur trouvera un ensemble complet des commentaires aux premiers versets, de façon à lui permettre de se faire une idée de la progression habituelle à madame Guyon et de respirer le parfum ample et tranquille qui caractérise en général son œuvre. Un parallèle est ici mené de bout en bout entre le vécu dans la voie mystique et le récit biblique : c’est l’intérêt et l’originalité de ce commentaire résolument « intérieur ».
A l’inverse, le commentaire du Cantique, composé séparément, a été omis, puisqu’il a été réédité récemment [23]. Pour les autres commentaires apportés aux livres constituant les deux Testaments, nous nous limitons en général à des extraits, parfois elliptiques. Nous n’avons pas cru pouvoir supprimer les crochets entourant les points de suspension qui signalent toutes les omissions ; mais la gêne apportée à la lecture demeure limitée par une certaine lenteur requise pour apprécier un contenu qui demeure toujours expérimenté par la personne de l’auteur.
L’orthographe est modernisée. La ponctuation - trop abondante dans l’édition de Poiret, très certainement absente dans les manuscrits aujourd’hui disparus - est nôtre. Nous utilisons des majuscules, parfois abondantes, pour éclairer le dialogue permanent entre Dieu et l’homme de foi. Nous indiquons entre crochets, au début de chaque nouvelle pagination, les tomes de l’édition Poiret, ses paginations (qui ne sont pas toujours réinitialisées d’un tome au suivant !), et bien sûr nos omissions qui rendent ce texte plus lisible pour notre temps [24]. Enfin nous reproduisons en italiques les versets cités ainsi que leurs reprises dans les commentaires [25].
Quelques extraits de l’Avertissement et de la Préface générale qui éclairent le but poursuivi, précèdent les premières Explications relatives à la Genèse.
A la fin de cette introduction, signalons au lecteur pressé quelques commentaires qui paraissent remarquables :
Genèse, ch. I, v. 1, Dieu créa le ciel et la terre, réf. dans le texte [2-3] ; ch. I, v. 18, … pour diviser la lumière d’avec les ténèbres…, [15-16] ; ch. XXVIII, v. 16, Jacob étant éveillé de son sommeil… , [165] ;
II Rois, ch. VII, v. 26, … la maison de votre serviteur David sera établie…, [390-391] ; IV Rois, ch. IV, v. 4, Entrez au-dedans de votre maison…, [643] ;
Job, ch. IX, v. 29, Mais si après cela je suis encore méchant, pourquoi ai-je travaillé en vain ? , [118] ; ch. XXXIII, v. 29-30, Dieu fait toutes ces choses … Pour rappeler leurs âmes de la corruption et pour les éclairer de la lumière des vivants, [255-256] ;
Psaume 32, v. 2, Car la parole du Seigneur est droite…, [155];
Evangile de Jean, ch. XI, v. 45, Plusieurs … crurent en Lui, [334] ;
Evangile de Matthieu, (les Béatitudes), ch. V, v. 3, Bienheureux les pauvres d’esprit… ; [65 et sv.] ;
Epître aux Romains, ch. I, v. 17, …la justice de Dieu … découverte de foi en foi…, [77].
[…][Tome I, 10] [26]. Pour les personnes qui loin de se plaindre des grâces que Dieu leur veut faire et de se défendre du bonheur où Il les appelle, y donnent leur consentement de tout leur cœur, et y aspirent avec Son assistance qu’ils implorent : ceux-là, quelque sublime que soient les choses que Dieu leur propose et leur fait déclarer, pour grande aussi que puisse être la faiblesse où ils se voient encore, si cependant ils veulent bien s’abandonner sincèrement à Dieu, ils trouveront par effet que Sa divine force accomplira en eux ce qui est autrement au-delà de leur propre force et de leur faible pouvoir. Il fera en eux, pour me servir des termes de saint Paul [27], plus que tout ce que nous saurions demander ni penser, pourvu toutefois que, se laissant à Lui avec fidélité et avec persévérance, on ne Lui prescrive sur rien ni manière ni temps : puisque Dieu quelquefois, pour des raisons qu’Il sait, trouve à propos de différer la perfection de Son ouvrage dans quelques-uns jusqu’à leurs derniers jours, quelquefois jusqu’au jour [11] de leur mort. Mais alors, bien loin de se trouver confondus dans leurs désirs et dans leur espérance, ils expérimentent par effet que c’est là proprement le temps où rien n’empêche plus la main du Tout-puissant, auquel ils s’étaient confiés et abandonnés, d’accomplir en eux divinement, même dans un clin d’œil pour ainsi dire, toute la perfection à laquelle Il les avait destinés. [...]
[13][Le Saint-Esprit] a dicté aux écrivains sacrés les Saintes écritures pour l’instruction commune de tous les hommes et de tout le temps. Ces écrivains de Dieu en ont sans doute eu des conceptions et une mesure d’intelligence proportionnée à leur capacité et au besoin qu’ils en avaient alors pour l’avancement de leur salut et de celui de leurs contemporains ; mais saurait-on se persuader que pour cela ils aient tellement compris l’étendue des pensées de Dieu que, dans Ses paroles, il ne soit rien resté à l’Esprit de la Sagesse infinie pour en faire une plus grande et une plus profonde découverte soit à ceux-là mêmes, soit à ceux qui devaient venir après eux jusqu’à la fin du monde ? Non sans doute. [...]
[25] Sa vie intérieure [la vie de Jésus-Christ] était toute oraison, toute contemplation, toute occupation aux choses invisibles et spirituelles. Sa vie extérieure n’était employée qu’à ramener à toute occasion les hommes au-dedans d’eux, aux choses intérieures et qui regardent principalement l’esprit, malgré qu’ils retombassent incessamment sur ce qui est visible. Voyez Son entretien avec Nicodème [28]. Celui-ci lui parle d’abord de Ses miracles extérieurs comme une marque que le Royaume de Dieu était sans doute à la porte, et qu’apparemment il pourrait bien venir par cette sorte de moyens visibles ; et Jésus-Christ le ramène de là à la naissance spirituelle et nouvelle, pour avoir part à ce royaume-là, et pour le bien connaître. Nicodème retombe sur le dehors, sur une naissance toute extérieure et toute de la nature : Comment peut naître un homme qui est déjà vieux ? Peut-il rentrer dans le sein de sa mère pour naître encore ? Jésus-Christ le ramène de nouveau au spirituel et à la naissance de l’Esprit de Dieu, duquel il faut renaître et devenir esprit. De même envers la Samaritaine [29], qui venait puiser de l’eau pour satisfaire au besoin de la soif naturelle : Jésus-Christ [26] lui dit à ce sujet qu’elle devait lui demander, et qu’Il lui donnerait de l’eau vive, marquant ainsi Son esprit saint et Sa grâce divine. Cette femme tombe, comme Nicodème, sur le dehors, et réplique au Sauveur : Ce puits est profond, Seigneur, et vous n’avez pas de quoi y puiser : d’où auriez-vous cette eau ? Jésus-Christ la relève au sens spirituel, et lui fait entendre qu’Il lui parle d’une eau intérieure qui deviendra dans le cœur une fontaine d’où jaillira une vie éternelle . La femme retombe derechef sur le dehors et Lui demande qu’Il lui fasse part d’une eau qui l’exempte de la peine de revenir au puits pour y étancher sa soif ; et le Seigneur la ramène encore de telle sorte au sens intérieur qu’Il lui déclare enfin que Dieu étant esprit veut désormais des personnes qui Le servent et L’adorent en l’esprit et en vérité. Les disciples viennent là-dessus, et lui présentent à manger la viande matérielle qu’ils venaient d’acheter : Jésus-Christ les rappelle de là à une nourriture qui est toute intérieure à quoi ils ne pensaient [27] pas encore : J’ai, leur dit-il, une viande à manger que vous ne savez pas. Ils en reviennent, ainsi que Nicodème et la Samaritaine, à ce qui est seulement extérieur, et s’entredisent l’un à l’autre : Quelqu’un lui aurait-il bien apporté à manger ? Mais le Fils de Dieu les remet sur le sens spirituel : Ma nourriture est que je fasse la volonté de Celui qui m’a envoyé. Ce procédé du Sauveur se peut encore remarquer en plusieurs autres rencontres, particulièrement en celle du lavement des pieds, que saint Pierre entendait d’abord d’une manière purement extérieure, mais que Jésus-Christ ramène à un sens intérieur et tout spirituel. Tous les saints en ont fait de même et se sont servi de cette méthode que nous venons de remarquer dans le Fils de Dieu. [...] [28] Un des plus solides et des plus estimés de ces derniers siècles, le divin Jean de la Croix, coadjuteur de sainte Thérèse, a renfermé tout ce qu’il y a de plus substantiel en la vie intérieure dans trois Cantiques purement allégoriques, que l’on dirait quasi n’être que des chansons de l’amour naturel, s’il n’y avait ajouté des explications admirables qui découvrent les sens profonds et très spirituels qu’il avait entendus et cachés sous cette sorte d’emblème. Chacun sait que c’est là le caractère du Cantique de Salomon.
[...][45] Je les prie par avance de remarquer que, quand je parle de la foi en plusieurs endroits, surtout en saint Paul, je n’entends pas parler, dans l’explication que j’en ai donnée, de la foi commune de l’Eglise, générale pour tous les chrétiens ; mais de la foi qui est cet esprit intérieur, exempt de toute opération multipliée de la part de l’esprit et du cœur, qui se contente de recevoir d’une manière passive les mouvements de son divin moteur, et qui souffre ces opérations gratifiantes et crucifiantes. Mais par ces opérations multipliées, je n’entends pas parler des bonnes œuvres, ni qu’elles soient inutiles, puisque la foi serait vide sans elles. Je suis bien éloignée de les exclure, puisque je porte les âmes dans les voies d’oraison, de sacrifice, et de prières continuelles qui sont les bonnes œuvres principales ; mais je veux seulement retrancher de l’exercice de la foi toute la multiplicité du raisonnement et de la réflexion de l’amour-propre. [...]
[46] Quand il est parlé du dépouillement des vertus, je crois avoir assez fait connaître dans le corps de l’ouvrage, que Dieu, qui veut dépouiller l’âme de la propriété dans le bien, la dépouille souvent de l’usage facile et de la pratique douce et aisée des vertus, et qu’Il ôte même certaines pratiques extérieures, pour en faire perdre l’attache, et faire entrer l’âme dans la parfaite indifférence ; mais Il ne les lui ôte d’une manière extérieure, aperçue et pour un temps seulement, qu’afin de les lui rendre dans la suite sans nulle propriété, et dans un parfait dégagement.
V.1 Au commencement Dieu créa le ciel et la terre.
V.2 La terre était informe et nue et les ténèbres couvraient la face de l’abîme ; et l’esprit de Dieu était porté sur les eaux.
Dieu [30] créa le ciel et la terre au commencement et Il les créa par le Verbe, car c’est par Lui que tout a été fait et sans Lui rien n’a été fait. Il était au commencement en Dieu. C’est une belle figure de la régénération ou recréation de l’âme abîmée dans le néant du péché. C’est de ce chaos effroyable que Dieu tire l’homme pécheur pour le créer de nouveau; mais Il ne le fait que par Jésus-Christ. Car, comme dès le commencement le premier pas pour la conversion est cette nouvelle création, et que saint Jean nous assure que dès le commencement était le Verbe, et que tout a été fait par Lui et que sans Lui rien n’a été fait, il faut aussi dire que dès le commencement de la vie chrétienne et spirituelle, aussi bien que dans son progrès et dans sa consommation, tout s’opère par Jésus-Christ qui est la voie, la [Tome I, 2] vérité et la vie. Dieu donc par Son Verbe reproduit et recrée cette âme qui était comme anéantie par le péché. Et de quelle manière le fait-Il ? En voici l’ordre exprimé dans ce premier verset de l’écriture, laquelle en rapportant ce qui se passa au commencement des siècles, nous désigne la conduite de Dieu dans la conversion du pécheur, qui est le premier pas et l’entrée dans la voie chrétienne, spirituelle et intérieure.
Premièrement Dieu crée le ciel et la terre. Ce qui marque les deux renouvellements qui se doivent opérer par la pénitence : l’extérieur et l’intérieur. Car nous devons quitter le péché, non seulement de corps mais aussi de cœur et d’esprit. Mais comme la conversion extérieure doit toujours dépendre de celle du dedans, c’est-à-dire de celle du cœur et de l’esprit, représentés par le ciel, il est dit ici que Dieu créa le ciel et la terre. Il commence par le cœur et l’esprit, puis Il reforme [31] le dehors. La première touche de la conversion se fait par le dedans. Dieu crée cet esprit, le tirant du chaos horrible où il était, puis Il tire le corps du péché [32]. Il donne à ce cœur une pente secrète d’être dans Celui qui est et sans lequel il ne peut jamais être, puis Il porte l’extérieur à quitter les engagements qui entretenaient le cœur dans la mort et dans le non-être, le tirant du seul et Souverain Etre pour le placer dans des néants [33] créés.
Cependant cette terre après sa création demeure vide et informe, c’est-à-dire privée de tout bien, quel qu’il soit. Elle est seulement revêtue de quelque figure et apparence, et c’est tout. Il n’y a encore aucune plante, mais seulement un grand vide et une extrême disette. Voilà l’état [3] extérieur de l’homme dans sa conversion. Il est ajouté que les ténèbres couvraient la face de l’abîme, c’est-à-dire que cet esprit et ce cœur [34] qui est comme un abîme impénétrable à tout autre qu’à Dieu, est si environné de ténèbres que la pauvre âme ne sait alors que devenir. Elle ne voit au-dedans d’elle-même que ténèbres et horreurs que le péché y a répandus, elle ne voit hors d’elle que vide et que stérilité, elle se trouve privée de tout bien et environnée de tous maux [35].
Cependant quoique cela soit de la sorte, l’Esprit de Dieu ne laisse pas d’être porté par les eaux. Quelles sont ces eaux sinon les larmes de la pénitence, sur lesquelles la grâce se repose et se répand malgré les ténèbres de l’ignorance [qui sont les restes du péché,] [36] et le vide horrible de tout bien ?
V.3 Or Dieu dit : que la lumière soit faite; et la lumière fut faite.
Cet Esprit plein de bonté, qui est porté sur les eaux de la pénitence, voyant la douleur de ce pécheur ignorant, lui envoie au milieu de ses ténèbres un rayon de Sa lumière. Dieu dit : que la lumière soit faite ; et la lumière est faite. Un certain brillant qui sort de Dieu même, qui n’est autre chose qu’un rayon de Sa sagesse, vient frapper cet esprit aveugle qui sent peu à peu dissiper ses ténèbres et commence à comprendre que la parole de Dieu est une parole efficace. C’est parole et c’est lumière. Car la lumière créée est l’expression de la Parole incréée, comme la Parole incréée est la source de la lumière qui se communique à la créature. C’est pourquoi le divin Verbe est appelé la splendeur des saints, parce [4] qu’Il est une parole pleine de lumière qui se répand sur les saints. Aussi Dieu, pour créer toutes choses de rien, ne fait que parler car Sa parole est Son Verbe et Son Verbe est Sa lumière. Dieu parle donc dans cette nouvelle créature. Et quelle est la première parole qu’Il lui dit ? C’est Que la lumière soit faite, et cette parole n’est pas plus tôt dite que la lumière est faite; ces ténèbres de l’ignorance sont changées en une lumière de vérité, qui augmente peu à peu, comme l’on voit le soleil qui en se levant dissipe peu à peu les ténèbres de la nuit. Cette lumière est une lumière de grâce qui est la lumière opérée par Jésus-Christ et non encore la lumière Jésus-Christ. C’est alors que l’on peut dire dans un premier sens, que ceux qui étaient dans les ténèbres du péché et de l’ignorance ont vu une grande lumière et que le soleil s’est levé sur ceux qui reposaient dans l’ombre de la mort du péché. Il est aisé de voir que tout ceci s’opère par la grâce du Rédempteur et par la bonté du Créateur.
V.4 Dieu vit que la lumière était bonne ; et Il divisa la lumière des ténèbres,
V.5 Il appela la lumière jour et les ténèbres nuit ; et du soir et du matin fut fait un jour.
L’Ecriture ajoute que Dieu vit que la lumière était bonne, c’est-à-dire que cette lumière sortie de Lui-même et qui n’était pas mélangée avec l’impureté de la créature, était bonne et qu’elle opérait de bons effets dans cette nouvelle créature. Car c’est à sa faveur qu’elle commence à découvrir son premier principe et qu’elle conçoit le désir de retourner à lui ; ainsi qu’une lumière qui se répand dans un lieu fort obscur fait [5] découvrir le lieu dont elle part, et que le même rayon qui manifeste la lumière, manifeste en même temps le lieu de son principe.
Dieu n’a pas plutôt répandu Ses lumières de grâce dans un cœur et le cœur n’y a pas plutôt répondu par sa fidélité, que Dieu, voyant le bon usage que l’âme en fait et la bonté de cette lumière répandue dans ces lieux ténébreux, commence à en faire la division d’avec les ténèbres. Jusques alors c’était un lieu ténébreux ou des ténèbres lumineuses, mais Dieu fait la division de Sa lumière d’avec nos ténèbres afin que ce mélange ne la gâte pas. Cette belle lumière est la foi, don de Dieu, qui vient se saisir d’une âme. Dans le commencement, ce ne sont qu’illustrations qui se distinguent fortement, à cause de la grande nuit où est l’âme. Ce n’est pas que cette belle lumière ait plus de clarté et soit plus abondante dans ses premières illustrations que dans la suite, quoiqu’elle soit d’abord plus aperçue. C’est tout le contraire, mais les profondes ténèbres de l’âme font qu’elle la distingue mieux, bien qu’elle ne soit pas aussi vive que dans la suite.
Dieu divise donc Sa lumière de nos ténèbres et c’est alors que cette lumière devient plus pure, plus étendue et plus éminente, quoiqu’elle semble s’obscurcir à l’égard de l’homme, qui à cause de la division qui vient d’être faite de ce qui est de Dieu d’avec ce qui [n’] est rien, n’apercevant plus que ses ténèbres, se croit dans une plus grande obscurité. Cependant il ne fut jamais plus éclairé ni plus lumineux dans sa suprême région, mais comme il est exposé devant Dieu qui, comme un soleil immortel, lui envoie incessamment Sa lumière et qu’il rend à Dieu cette même lumière avec beaucoup de fidélité, tout paraît obscur [6] de son côté [37]. Comme l’on voit la lune, lorsqu’elle est le mieux exposée au soleil au temps de sa conjonction, répandre d’autant moins de lumière sur la terre que plus elle en reçoit, et paraît obscurcie aux yeux lorsque son soleil la regarde de plus près et plus fortement, et qu’au contraire, elle rend d’autant plus de lumière à la terre lorsqu’elle est dans son plein, qu’elle en reçoit moins du soleil, il en est de même de l’âme illustrée de la divine lumière. Lorsque le divin soleil répand sur elle ses rayons ardents et brûlants, elle est si fort correspondante à son Dieu qu’elle n’aperçoit point son brillant ni sa clarté, au lieu que, lorsque sa lumière est plus petite et qu’elle reçoit moins de son soleil, c’est alors qu’elle en répand davantage. C’est la différence qu’il y a entre les connaissances distinctes et aperçues, (quelque sublimes qu’elles paraissent) et la lumière générale et indistincte de la foi.
Cependant il est ajouté que du matin et du soir il n’est fait qu’un seul jour. Cela s’entend en deux manières : l’une, que d’une alternative continuelle de lumière et de ténèbres il ne se fait qu’un seul jour, qui est le jour de la foi, en partie lumineuse et en partie obscure ; l’autre, que de la lumière commençante en lumière de vie, qui est celle du matin de la vie intérieure, (laquelle est toute brillante de clarté et pleine de vie) et du soir qui signifie l’état de mort, d’extinction et de dépouillement, il ne se fait qu’un seul jour, qui est le jour de la foi et de l’intérieur chrétien.
V.6 Ensuite Dieu dit : que le firmament soit fait au milieu des eaux et qu’il divise les eaux d’avec les eaux.
V.7 Et Dieu fit le firmament et divisa les eaux qui [7] étaient sous le firmament d’avec celles qui étaient au-dessus du firmament. Cela fut fait ainsi.
V.8 Et Dieu donna au firmament le nom de ciel, et du soir au matin se fit le second jour.
Les jours de la pénitence étant passés, Dieu dit : que le firmament soit fait au milieu des eaux, c’est-à-dire que le cours de ces larmes soit arrêté, que le cœur et l’esprit soient affermis et que ces premières tendresses soient séparées des eaux, qui, quoique saintes, sont pourtant procurées par le sensible. Que ces eaux soient divisées d’avec celles de Ma grâce, afin qu’elles soient pures et sans mélange.
Ces eaux qui sont sur le firmament sont les eaux de la grâce, toutes pures, claires et nettes, qui submergent l’âme et l’inondent de telle sorte qu’elles la purifient dans un abîme de délices. Alors les eaux de l’amertume et de la douleur sont mises dessous et la partie supérieure, représentée par la région qui est au-dessus du firmament se trouve noyée dans un torrent de délices, durant que la partie inférieure qui est la terre, est inondée des eaux des amertumes et des douleurs. Et c’est de ces deux eaux ainsi divisées, du jour de la consolation et de l’obscurité (du soir) de la douleur qu’est composé le second jour spirituel qui n’est autre que la seconde période de l’intérieur chrétien.
V.9 Dieu dit encore: Que les eaux qui sont sous le ciel soient assemblées en un seul lieu et que ce qui est aride paraisse. Cela fut fait de la sorte.
V.10 Et Dieu appela ce qui est aride terre et donna aux amas d’eaux le nom de mer ; et Dieu vit que cela était bon.
Ces eaux d’amertumes et de douleurs qui s’étaient [8] répandues dans toute l’âme sont ramassées en un seul lieu, elles viennent se retirer dans des limites qui leur sont marquées et ces limites environnent le cœur. Alors ce qui est aride paraît et l’âme commence d’entrer dans de nouveaux pays qu’elle n’avait point encore découverts depuis sa conversion. C’est que le sec et l’aride [38] se découvrent, ce qui lui est bien plus difficile à soutenir que les eaux d’amertume. Car ces eaux, qui couvraient auparavant toute la terre, étaient encore mêlées de douceur, mais elles ne sont pas plutôt renfermées dans leurs limites, qu’elles deviennent mer, (c’est-à-dire pleine d’amertume,) et que tout ce qu’elles couvraient auparavant est réduit dans l’aridité.
Dieu donna le nom de mer à cet amas d’eaux parce qu’il semble que dans la division qui en est faite, toute la douceur se soit retirée et soit montée dans les eaux supérieures et qu’il ne reste plus dans les inférieures que ce qu’il y a d’amer, qui se trouve même si fort ramassé en un lieu, que [ces eaux] ont beaucoup plus d’amertume dans ce lieu où elles sont réunies qu’elles n’en avaient auparavant dans leur plus grande étendue. Ce qui était sec dit l’Ecriture fut appelé terre : cela signifie que c’est seulement alors que l’homme commence d’entrer dans la connaissance de soi-même et de la vileté et bassesse de son origine. Or cela se fait à la faveur de cette grande sécheresse et aridité, qui n’est produite que parce que Dieu a retiré toutes les eaux qui la couvraient, tant les eaux douces et célestes que les eaux d’amertume et de douleur - et ayant retiré à Soi dans la suprême région de l’âme les eaux douces de la grâce sans leur donner le pouvoir de descendre sur la terre, c’est-à-dire [9] dans les plus basses parties de nous-mêmes, où réside le sensible, il faut nécessairement que le sec et l’aride s’y découvrent - mais cela se fait d’une manière pénible parce que les eaux de l’amertume y sont aussi, non pour humecter et rafraîchir comme autrefois, mais pour communiquer leur amertume sans nul rafraîchissement, si ce n’est à certains moments où il tombe une rosée céleste, que le soleil de justice dessèche presque aussitôt. Cependant cette rosée fortifie, soutient et vivifie.
Il est ajouté que Dieu vit que cela était bon. Cela s’est dit de tous les ouvrages précédents, non seulement pour nous apprendre que tous les ouvrages que Dieu fait seul, ou sans résistance de notre côté, sont toujours bons et que rien ne peut être gâté dans Ses œuvres que par le mélange de la créature propriétaire, mais de plus que chaque état ou degré dans lequel Dieu met l’âme, a une bonté qui lui est propre et particulière et que cependant tous ont leur temps et leur usage bien différent. Car lorsque Dieu eut créé les eaux et qu’elles étaient répandues sur toute la terre, Il dit que cela était bon. Cependant peu de temps après Il change les choses et dit encore de même que cela est bon. Ce qui était bon et nécessaire pour un temps devient inutile et dangereux pour un autre.
Il est bon pour un temps que cette terre sèche et aride soit inondée des eaux de la grâce, mais il est très bon pour un autre temps qu’elle en soit privée et que ces eaux se retirent en leur lieu, sans quoi le séjour qu’elles feraient sur la terre les corromprait et empêcherait que la terre ne portât aucun fruit. L’on voit de là la nécessité qu’il y a de laisser opérer Dieu dans les âmes sans y mélanger l’opération [10] brouillante et précipitée de la créature qui veut ordinairement, ou retenir les eaux par efforts lorsque Dieu veut les retirer, ou se dépêcher par soi-même avant que Dieu le fasse sous prétexte que l’état est plus pur. O main toute-puissante de Dieu, c’est à Vous à faire toutes choses par Votre divin Verbe. Vous dites et Il le fait, Votre dire est faire et Vous faites bien tout ce que vous faites. Il faut donc laisser faire notre Dieu, Il fera mieux que nous. O pauvres créatures que nous sommes, nous croyons pouvoir faire ce que Dieu fait et même le faire mieux que Lui. C’est pourquoi nous nous mêlons de tout et nous voulons toujours tenir toutes choses entre nos mains, mais nous n’y avançons de rien. Au contraire, notre empressement L’empêche de travailler. Dieu ne fait les œuvres parfaites que sur le néant qui ne Lui résiste point.
V.11 Dieu dit encore: que la terre produise de l’herbe verte qui porte de la graine et des arbres fruitiers qui portent du fruit, chacun selon son espèce, et qui renferment leur semence en eux-mêmes sur la terre. Et cela fut ainsi.
V.12 Dieu vit que cela était bon.
V.13 Et du soir et du matin fut fait le troisième jour.
Lorsque le temps est venu - le moment de la volonté de Dieu qui dispose l’âme pour la remplir ou vider selon Ses desseins éternels - Dieu commande à cette terre sèche et aride qui paraissait entièrement inutile de produire de l’herbe verte. C’est là sa première production. Cette personne est étonnée de voir que du milieu de son aridité il lui est communiqué une qualité [11] vivifiante, par laquelle elle peut s’employer aux bonnes choses avec facilité. Toutes ces plantes portent avec elles des semences qui sont qu’elles se reproduisent et se multiplient à l’infini. Cependant ce sont encore de petites herbes, des actions faibles et peu de chose, qui ne laisse pas néanmoins de paraître très grand à cette personne qui ne connaît rien de plus grand et qui ne s’attendait pas même que cette étrange stérilité lui dût produire un si grand bien. Lors donc qu’elle croit posséder ce qu’il y a de plus grand, elle est encore plus surprise d’apercevoir que cette même parole qui a produit en elle de l’herbe y produit des arbres, des feuilles et des fruits, ce qui est bien une autre production que celle des simples herbes. Ce sont les vertus les plus héroïques, qui portent en elles la semence d’une infinité d’autres vertus qui se doivent communiquer par son organe.
Alors l’âme commence à découvrir sa grandeur et sa noblesse et ce à quoi elle est propre, ce qu’elle peut prétendre et à quoi elle peut parvenir, ce qu’elle ne voit cependant que confusément. Mais il ne lui est pas encore manifesté comment cela s’opère en elle ni qui est Celui qui fait toutes ces choses. Elle comprend seulement d’une vue confuse que c’est Dieu qui en est l’auteur, et en même temps elle s’imagine qu’Il a fait tout cela en elle à cause de sa fidélité.
Cependant il faudra qu’elle comprenne dans la suite deux choses. La première est que c’est par le Verbe que tout s’opère en elle et que sans Lui rien ne se fait. C’est pourquoi Dieu n’emploie que Sa parole qui n’est autre que Son Verbe pour les opérer toutes : Ipse dixit et [12] facta sunt [39]. Ce fut la faute de Moïse à la pierre des eaux de contradiction. Il voulut frapper la pierre et il ne fallait que lui parler car il lui était donné alors d’agir non plus par la verge de ses propres opérations, mais d’agir par le Verbe et de tout opérer en Dieu par le même Verbe [40]. Les miracles des âmes qui sont fort avancées en Dieu se font par la parole, sans nul signe ni figure, ce que ne font pas les âmes qui sont encore dans les dons, lesquelles se servent d’actions extérieures, l’agir du Verbe ne leur étant pas donné parce que ce n’est qu’en Dieu même et d’une manière éminente que Jésus-Christ nous est communiqué et qu’Il est formé en nous, ce qui s’appelle Incarnation mystique. Or l’âme ne peut agir par le Verbe qu’après qu’Il lui est donné en la manière qu’il a été dit, et c’est alors que la parole opère toute chose et que le dire est faire et que le faire est dire. Mais lorsque l’on veut par infidélité se servir de la verge et des figures comme on le faisait autrefois, l’on déplaît beaucoup à Dieu.
La seconde chose que cette âme doit apprendre est que ces opérations de grâce ne se font pas en vertu de nos mérites mais bien en vue de notre anéantissement, comme le connaissait la divine Marie, lorsqu’en racontant les miséricordes de son Dieu, elle dit qu’Il les lui a faites parce que Dieu a regardé la bassesse de sa servante. Il a envisagé son néant et ce regard a produit en elle le Verbe qui est l’image du Père, qui ne se produit en nous que par Ses regards sur notre néant, et en nous regardant de la sorte Il engendre en nous Son Verbe qui est Sa parole, et en nous communiquant ce Verbe, il nous est [13] donné d’agir par Lui avec la seule parole.
Cet état de production de toutes les vertus dans l’âme fait le troisième jour ou degré de la vie intérieure. Mais ce qui est admirable, c’est que toutes les vertus viennent dans cette âme et s’y trouvent établies sans que l’on puisse comprendre comment cela s’est fait, parce que sans nul autre travail de la part de l’homme que celui de se laisser posséder à son Dieu et de Le laisser opérer en lui, il est étonné que Dieu fait toutes choses en lui et pour lui, et les fait chacune dans leur [son] temps, mais avec un ordre si ravissant [41] que cette personne en étant surprise s’écrie : O qu’Il a bien fait toutes choses ! C’est à vous, ô Sagesse éternelle et incréée, de faire toutes choses afin qu’elles soient bien faites car tout ce qui n’est pas vous ou qui ne vient pas de vous n’est que mensonge, erreur et tromperie.
Si l’on suit fidèlement cette explication, l’on verra la suite de l’opération de Dieu dans les âmes par Jésus-Christ dès le commencement de leur conversion et la nécessité qu’il y a d’y correspondre ; non, comme l’on s’imagine, seulement par une forte activité, mais beaucoup plus par une entière dépendance de la conduite de la grâce, qui ne laisse pas un moment l’âme qu’elle a prise en sa protection, qu’elle ne l’ait conduite dans sa fin. Il faut donc laisser agir en nous l’Esprit de Dieu. Mais il semble qu’au contraire l’homme ne travaille qu’à empêcher ce même Esprit d’agir en lui car, loin de suivre l’Esprit Saint par le renoncement continuel de nous-mêmes et la résignation entière à toutes Ses volontés, il semble que nous voulions Le précéder par la violence de nos opérations [42] et L’obliger, non à nous conduire mais à nous suivre, [14] et comme notre propre conduite n’est que défaut et misère, nous tâchons d’engager cet Esprit Saint de Dieu à aller par le chemin que nous Lui traçons, sans vouloir nous abandonner à Lui afin qu’Il nous conduise dans Ses voies. C’est ce qui fait que nous contrarions incessamment ce divin Esprit ; que nous Le contristons même, selon les termes de l’Ecriture, et qu’enfin nous L’éteignons tout à fait. Saint Paul nous avertit de prendre garde à n’en pas user de la sorte.
V.14 Dieu dit aussi : que des luminaires soient faits au firmament du ciel, afin qu’ils divisent le jour de la nuit et qu’ils servent de signes pour marquer les temps et les saisons, les jours et les années.
V.15 Qu’ils luisent dans le ciel et qu’ils éclairent la terre. Cela fut fait ainsi.
V.16 Dieu fit deux grands luminaires; l’un plus grand pour présider au jour et l’autre moins grand pour présider à la nuit, Il fit aussi les étoiles.
V.17 Et Il les mit dans le firmament du ciel pour luire sur la terre.
V.18 Pour présider au jour et à la nuit et pour diviser la lumière d’avec les ténèbres.
V.19 Et Dieu vit que cela était bon, et du soir et du matin fut fait le quatrième jour.
Après que le troisième jour ou degré de l’intérieur est passé, Dieu commence à produire en l’âme un nouvel état, qui est la quatrième marche de l’intérieur chrétien. C’est que cette âme, en qui jusqu’ici tout s’était passé comme dans les ténèbres et dans l’obscurité, commence à recevoir la lumière et diverses illustrations intérieures. Dans la suprême partie ce n’est plus que [15] lumière et chaleur, elle a quantité de lumières distinctes outre la lumière générale et son état est si lumineux que dans la nuit même, qui est le temps de son obscurité, mais d’une obscurité conforme à son degré, elle ne laisse pas d’avoir encore de la lumière, quoi qu’elle soit différente de celle du jour. La différence qu’il y a entre la lumière du jour, c’est-à-dire l’état le plus lumineux, et celle de la nuit, est que la lumière du jour fait plus distinguer les objets à sa faveur qu’elle ne se fait distinguer elle-même : quantité de connaissances sont données et bien des vérités découvertes, quoi que l’on ne voit pas tant la nature de la lumière à cause que son éclat éblouit. Mais la lumière de la nuit ne découvre presque point les objets : elle se manifeste seulement elle-même et fort distinctement. C’est ce qui trompe souvent les âmes en ce degré et leur fait prendre le jour pour la nuit et la nuit pour le jour, faisant bien plus de cas de ces lumières des ténèbres que de la lumière générale, qui, se cachant elle-même par son brillant, découvre cependant les objets tels qu’ils sont.
Cette lumière du jour qui est le soleil éternel, n’est autre que la lumière de la foi, qui ne satisfait pas tant à cause de sa généralité, quoiqu’elle soit infiniment plus lumineuse que celle des autres astres. Les autres lumières de la nuit sont toutes les lumières distinctes, visions, illustrations, tout ce qui se distingue et s’aperçoit au travers de la nuit de notre ignorance. Toutes ces lumières viennent cependant de Dieu et sont des effets de Sa bonté et de Son pouvoir, que nous devons recevoir avec respect et humilité, mais elles sont néanmoins bien différentes les unes des autres. On est si fort aveugle que l’on [16] préfère ordinairement la lumière de la nuit à celle du jour, et pour trop s’amuser à discerner les étoiles du firmament, c’est-à-dire les lumières distinctes, ces visions, illustrations et extases, on ne les outrepasse pas pour se perdre dans la lumière générale de la foi, et l’on s’arrête de cette sorte à discerner les objets par ces petites lueurs, qui nous trompent, grossissant les objets, les changeant et les faisant souvent méconnaître. O perte étrange que celle que fait l’âme en ce degré ! C’est l’un des [points les] plus importants de la vie spirituelle, car si l’âme n’est pas instruite de la différence de ces deux lumières, elle s’arrête à celles-ci jusques à la mort et n’entre jamais dans le plein jour de la foi, où la vérité est manifestée sans erreur et sans tromperie.
Or les degrés d’élévations et d’abaissements de ces lumières font connaître les saisons de l’âme c’est-à-dire l’état où elle est, ainsi que le soleil distingue les temps et les saisons par le différent séjour qu’il fait dans ses signes et de même aussi la lune. En sorte que la première approche du soleil intérieur fait le premier printemps de la vie spirituelle, qui n’est pas encore le printemps éternel. Son avancement fait l’été, qui est un certain état qui n’est que lumière et ardeur et enfin il produit par sa chaleur les fruits qui paraissent dans l’automne. Mais à mesure qu’il retourne sur ses pas et qu’il s’éloigne de nous, il nous laisse un hiver d’autant plus affligeant que les autres saisons avaient été plus agréables. C’est-à-dire [que] le cours de ces lumières célestes, soit lorsqu’elles s’approchent ou qu’elles s’en retournent, marque les saisons et les états de l’âme, et, comme le soleil retrouve toujours le [17] signe de son zodiaque d’où il était parti, soit qu’il s’approche de nous ou qu’il s’en éloigne, aussi l’âme retrouve toujours son Dieu, qui est sa maison et le lieu de son origine, quoi qu’elle éprouve une effroyable obscurité par l’éloignement de la même lumière qui s’était avancée vers elle à pas de géant [43].
Dieu vit que cela était bon, c’est-à-dire [qu’Il vit] l’avantage que l’âme tire de la conduite divine sur elle. C’est ce qui L’oblige à terminer ce jour, ou ce quatrième degré, pour la faire passer dans un autre. Si l’âme était fidèle, quel chemin ne ferait-elle pas juqu’à ce qu’elle fût arrivée dans le septième jour, qui est le repos de Dieu en Lui-même ? Mais hélas notre infidélité nous fait arrêter au premier jour, sans passer outre, c’est pourquoi nous demeurons toute notre vie dans un chaos effroyable.
Il faut remarquer qu’à tous les jours et degrés il est dit que du soir et du matin fut fait un jour : cela marque comme du commencement ou de l’introduction dans un degré et de sa consommation, Dieu en compose ce jour ou cette marche qui se distingue des autres et que le commencement de chaque degré est comme un nouveau jour qui s’élève et la consommation comme un jour qui finit, mais qui ne finit que pour recommencer avec plus de force. Chaque changement de jour est précédé d’une nuit qui, en terminant l’un, fait renaître l’autre. O mystère admirable de la conduite de Dieu sur toutes les créatures ! Si l’on avait les yeux ouverts à la divine lumière, l’on découvrirait avec un plaisir extrême qu’il ne se passe rien dans l’ordre naturel de toutes les créatures, qu’il ne se trouve avec quelque proportion selon l’ordre de la grâce[18] dans l’âme. C’est ce qui charme l’esprit illuminé et lui fait non seulement découvrir Dieu dans toutes les créatures, mais même la sage conduite qu’Il tient sur les âmes pour les acheminer à Lui, en sorte qu’il ne voit rien dans la nature qui ne lui exprime quelque chose de ce qui s’est passé dans son intérieur, et il est très véritable que l’homme est un petit monde dans lequel tout ce qui se fait dans le grand univers s’exprime comme en abrégé ; mais ce qui fait que nous ne le découvrons pas, c’est que nous ne sommes pas entièrement pénétrés de la lumière de Vérité.
V.20 Dieu dit encore : que les eaux produisent des animaux vivants qui nagent dans l’eau et des oiseaux qui volent sous le ciel, sur la terre.
V.21 Dieu créa donc les grands poissons et tous les animaux qui ont la vie et le mouvement, que les eaux produisirent selon leurs espèces. Et Dieu vit que cela était bon.
V.22 Et Il les bénit en disant : croissez et multipliez et remplissez les eaux de la mer et que les oiseaux se multiplient sur la terre.
V.23 Et du soir et du matin fut fait le cinquième jour.
Jusques à présent les plantes avaient bien paru sur la terre sèche et aride, l’on avait vu naître et lever les luminaires dans l’âme, c’est-à-dire tant les lumières distinctes que la lumière de foi générale, qui, quoique indistincte en elle-même, ne laisse pas de manifester les vérités telles qu’elles sont, pourvu seulement que sans s’amuser à la regarder elle-même, nous nous en servions pour voir les objets qui nous sont [19] découverts à sa faveur. Car si nous nous amusions à l’envisager elle-même, elle nous éblouirait et donnerait aux yeux de l’esprit une qualité qui, quoique lumineuse en apparence, empêche de découvrir les objets tels qu’ils sont, les faisant voir tous affectés de cette qualité lumineuse. Il en arrive autant à toutes les âmes qui, au lieu de se servir de cette lumière de la foi pour découvrir simplement ce qu’elle leur manifeste, veulent réfléchir sur elle et voir dans elle-même, et ce qu’elle est et ses différents effets. Alors l’œil s’éblouit, faisant contre le dessein de Dieu, qui ne la donne que pour nous faire courir à Lui par la voie qu’elle nous découvre. C’est ce qui cause toutes les illusions qui arrivent dans la voie de foi, laquelle est d’elle-même si pure, si droite et si assurée, qu’il n’y a jamais d’illusion à craindre pour les âmes qui s’en servent, comme il a été dit.
Il n’en est pas de même des autres sortes de lumières qui ont quelque chose d’amusant en elles, parce que se manifestant seulement elles-mêmes sans découvrir que très peu d’objets, et encore d’une manière fort bornée, elles ne peuvent se manifester selon ce qu’elles sont, mais bien selon notre compréhension, qui par sa vivacité se les représente souvent dans les espèces qui leur en restent, quoiqu’elles ne soient plus, et l’on s’en forme soi-même sans le vouloir par la réflexion de l’esprit. Les flambeaux de la nuit se contrefont par des flambeaux artificiels.
Mais la lumière de foi est d’une nature à ne pouvoir être contrefaite, parce qu’elle absorbe même dans sa vaste étendue toutes les autres lumières distinctes, les outrepassant toutes par sa clarté. C’est le propre de la foi d’outrepasser toutes choses pour ne s’arrêter qu’à Dieu, et c’est [20] en quoi consiste sa solidité exempte de tromperie si toutefois, comme il a été dit, l’on s’en sert, non pour la contempler elle-même, mais pour marcher incessamment à sa faveur.
L’âme jusques alors avait bien éprouvé toutes ces grâces lumineuses, mais ses eaux n’avaient point encore été vivantes ni vivifiantes. Pourquoi croyons-nous qu’il soit dit que Dieu créa dans des eaux des animaux différents selon la qualité des eaux et selon leurs espèces ? C’est que, comme nous l’avons déjà remarqué, il y a de deux sortes d’eaux, des douces et des amères. Les amères sont rendues vivantes car c’est seulement alors que l’âme commence à découvrir qu’il y a un germe de vie dans l’amertume et dans la mort qui la ravit et l’enlève, et qui lui fait aimer les amertumes mêmes, les voyant bien d’une autre étendue et utilité que les eaux douces. Ce sont ces eaux amères qui produisent ce qu’il y a de plus grand, de plus rare et de plus précieux sur la terre. C’est alors que [l’âme] ayant le parfait discernement, elle préfère par son choix les amertumes aux plus grandes douceurs.
Ces douceurs et ces grâces cependant ne laissent pas d’être vivantes et animées. Ce ne sont plus de simples lumières qui découvrent la vérité des objets sans les donner, mais ce sont des écoulements vivifiants, qui mettent dans l’âme un principe vivant. Alors elle se sent animée d’une vie secrète et profonde qui ne la quitte pas d’un moment, même dans ses emplois. Cette vie n’est autre que la Charité, qui est dans cette âme déjà en degré éminent et qui produit en elle un germe d’immortalité. C’est ce qui fait ce fond de vie, de grâce et de présence de Dieu foncière et intime. C’est ce qui opère l’union intime et non encore l’essentielle. [21]
Dieu outre cela crée dans le fond du cœur, ou plutôt dans la suprême pointe de l’esprit des oiseaux qui volent dans les airs sacrés de la Divinité. Ces oiseaux sont des conceptions sublimes et très relevées, mais elles passent si vite et arrêtent si peu qu’il n’en reste nulle trace, et c’est la différence de ce qui s’opère en foi d’avec ce qui se passe dans les autres lumières - que les autres se discernent, s’expliquent et demeurent distinctes dans l’esprit - on les peut dire lorsqu’on le veut et se les rendre présentes pour les raconter. Il n’en est pas de même de celles-ci : elles passent si vite qu’elles ne laissent point de traces ni de restes dans l’imagination. C’est pourquoi l’on ne peut ni se les représenter, ni s’en former aucune espèce. Cependant, de même que ces oiseaux ne se manifestant autrement que par leurs fuites ne laissent pas d’être réellement dans les airs, qu’ils occupent et où ils se font mieux entendre que voir, [ainsi] les âmes éclairées de la lumière de foi possèdent en elles ces connaissances sans les distinguer autrement que par leur chant, c’est-à-dire que dans le besoin, lorsqu’il faut ou en parler ou en écrire ou s’en servir, l’on voit [alors] que l’on a ces choses sans croire [seulement] de les avoir, de même que les oiseaux demeurent cachés dans les lieux qu’ils habitent et ne se manifestent que par leur voix.
Dieu commande à ces animaux vivants de croître et multiplier. Ils croissent et se multiplient jusques à l’infini, non selon la connaissance de celui qui les possède parce que, ou ils sont enfermés et cachés dans les eaux, ou ils sont abîmés dans les airs et si fort avancés dans la suprême région que l’on les perd de vue dans la plus basse. [22]
C’est le commencement et la consommation de ce cinquième état qui fait le cinquième jour ou le cinquième degré de l’intérieur chrétien.
V.24 Dieu dit aussi : que la terre produise des animaux vivants selon leur espèce, les animaux domestiques, les reptiles, les bêtes sauvages de la terre selon leur espèce; et cela se fit ainsi.
V.25 Dieu fit les bêtes de la terre selon leur espèce, les animaux domestiques et tous les reptiles chacun selon son espèce. Et Dieu vit que cela était bon.
Lorsque la partie supérieure est arrivée au plus haut faîte des plus sublimes connaissances, que le cinquième jour mystique est dans sa consommation et qu’il lui semble ne plus tenir à la terre (car dans ces derniers jours il n’est plus parlé d’elle, il n’est parlé que de lumière, connaissance, ardeurs et amours), lorsqu’elle est, ce semble, abîmée dans une mer de vie et dans un dégagement parfait de tout le terrestre et matériel, elle est fort étonnée de voir qu’il naît de la terre des animaux de toutes espèces qui la foulent aux pieds et qui dérobent les belles verdures dont elle était ornée et en font leur pâture.
Enfin après s’être vue le trône de Dieu, elle se voit le marche-pied des animaux. O état bien différent des autres ! Cependant c’est le même Dieu qui a fait les premiers et qui opère aussi celui-ci. Jusques alors on ne voit point l’utilité de ces choses, au contraire elles paraissent salir la terre et lui ravir une partie de sa beauté. C’est pourtant son principal ornement et ces animaux sont quelque chose de plus noble que les plantes qui l’ornaient si fort et qui leur servent de nourriture. C’est l’état de l’homme lorsqu’il plaît à Dieu de l’élever au plus haut faîte de la perfection, [23] qui lui dérobe pour un temps la vue des beautés qu’Il met en lui, pour ne lui laisser voir que des opérations terrestres et animales. Cependant ce sont des opérations vivantes et vivifiantes : il faut que la terre qui est comme la partie inférieure, produise aussi des actions de vie. Mais, dira t-on, toutes ces plantes dont elle était ornée, n’étaient-elles pas animées ? Il est vrai, elles avaient une vie végétale mais elles n’avaient pas une vie sensitive. C’est cette vie qui doit être imprimée dans l’âme intérieure, non plus pour le mal mais pour le bien. Car ici le sentiment est donné pour glorifier Dieu, n’y ayant rien en nous de si pauvre et de si bas qui ne puisse et ne doive rendre quelque gloire à son Dieu. Cet homme donc qui depuis longtemps avait été insensible, est tout étonné qu’il redevient sensible et cela le surprend d’autant plus qu’il se croyait privé de sentiment pour toujours. Il faut cependant qu’il devienne sensible mais son sentiment dans la suite deviendra tellement purifié qu’il lui servira non contre la volonté de son Créateur mais dans la même volonté.
Ainsi donc des animaux de toutes espèces sont créés sur cette terre : il y a des bêtes carnassières et des reptiles. Quoi ? Cette imagination qui ne représentait auparavant que des choses agréables, lumineuses et divines, cet esprit qui était rempli de si sublimes connaissances, se voit plein de reptiles et de sales animaux ! Ne dirait-il pas volontiers comme un autre saint Pierre : Je n’ai jamais rien mangé de fouillé ni d’impur et je ne le ferai pas. Mais il lui fut dit : N’appelez pas impur ce que le Seigneur a purifié, c’est-à-dire que ces choses sont bonnes et saintes en tant [24] qu’elles sont sorties de leur Créateur, mais que la seule impureté qui est en nous les rend impures. Dieu se sert pourtant de la peine que nous causent ces choses pour nous purifier de ce qu’il y a en nous d’impur dans le sensible afin de le spiritualiser peu à peu et Il ne le purifie qu’en faisant semblant de le salir. Les animaux domestiques représentent notre nous-même, qui est extrêmement incommode lorsqu’il est dans la révolte contre son Créateur, mais qui devient très utile lorsqu’il est entièrement assujetti à Celui qui l’a fait. Il n’y a rien en nous qui dans l’ordre de notre création ne soit très excellent et il ne peut être nuisible que par l’abus que le péché en a fait [44]. Ces animaux sortant des mains de Dieu n’avaient rien que d’utile et d’agréable, parce qu’ils étaient parfaitement soumis à l’homme, étant dans l’ordre de leur création; ils ne lui sont devenus contraires que par sa propre révolte qui les a soulevés contre lui ; la révolte de notre esprit fait la révolte de notre chair. Mais Dieu, dont la bonté est infinie, se sert de la révolte de cette même chair contre l’esprit afin de s’assujettir l’esprit, et l’esprit n’est pas plus tôt dans la soumission parfaite à son Dieu que la chair commence à lui être assujettie. Aussi Dieu vit que cela était bon, étant infiniment utile à l’homme pour l’anéantir, l’humilier et le détruire.
L’on s’étonnera sans doute que j’attribue à l’homme des états et des passages qui sont arrivés devant la formation de l’homme même, mais l’on en sera nullement surpris si l’on fait attention à deux choses : l’une, qu’il ne s’est rien passé dans le monde général qui ne se passe dans l’homme particulier [25] de sorte que la conduite que Dieu a tenue sur ce grand Univers pour Sa création, s’observe encore sur l’homme pour sa réformation dans l’ordre de la grâce. L’autre est que tout ce qui s’est passé dans l’innocence de la nature avant la création de l’homme qui la corrompit, se passe dans ce même homme pour le rétablir par le moyen de la grâce dans une innocence abondamment réparée par son Rédempteur [45]. C’est pourquoi, sans violenter les choses, nous trouvons que comme le monde a eu sept âges, y comprenant celui de sa consommation, de même l’homme a sept âges de grâce qui se rapportent à l’état de l’innocence de la nature et qui étant consommés dans l’homme le rendent innocent par grâce dans toute l’étendue qu’on le peut être en cette vie. On ne doit avoir nulle difficulté de le croire, puisque selon saint Paul il n’est pas de la grâce comme du péché parce que, à la vérité, plusieurs sont morts par le péché d’un seul, mais la grâce et le don de Dieu sont répandus beaucoup plus abondamment sur plusieurs par la grâce d’un seul homme qui est Jésus-Christ. La Rédemption donc de Jésus-Christ ayant été surabondante, elle a rendu beaucoup plus à l’homme que le péché ne lui avait ravi. Nous expliquerons ailleurs s’il plaît à Dieu la manière dont cela se fait et comme il n’y a rien en cela qui soit contraire à la pensée commune de l’Eglise.
V.26 Et Il dit: Faisons l’homme à notre image et ressemblance, afin qu’il préside aux poissons de la mer, aux oiseaux du Ciel, aux bêtes et à toute la terre et à tous les reptiles qui se remuent sur la terre.
[26] Lorsque l’homme est arrivé jusques ici que l’image de son Dieu est véritablement renouvelée en lui, cette image qui avait été gâtée et défigurée par le péché, se trouve parfaitement rétablie. Quelle est cette image de Dieu ? Il n’y en a point d’autre que Jésus-Christ qui, étant la vive image de son Père, prend plaisir de se retracer dans l’homme et de s’y exprimer tout entier. De là l’on peut voir quel fut le dessein de la création et quel est celui de la Rédemption. Dieu dans la création fit toutes choses pour l’homme, mais Il fit l’homme pour Soi. Et de même qu’Il créa l’homme après toutes les autres créatures, comme leur couronnement et leur fin, aussi il n’y eut plus que Dieu qui fut devant et après l’homme, afin qu’il ne tendit point à une autre fin. L’homme était la fin de tout le reste, mais il n’avait point d’autre fin que Dieu. Dieu créa donc l’homme à Son image, c’est-à-dire Il retraça en lui Son image qui est Son Fils et Son Verbe, lui imprimant Son Esprit, et comme Ses délices devaient être d’habiter avec les enfants des hommes et que Son Fils est l’unique objet de Ses complaisances sans qu’Il puisse se plaire en autre chose que Lui, il fallut nécessairement qu’afin de prendre dans l’homme Ses délices Il le fît à Son image, lui imprimant le caractère de son Verbe, sans quoi Il ne pouvait se plaire dans l’homme. Ce fut donc la fin de la création que de faire des images du Verbe dans tous les hommes, dans lesquelles la divinité fut exprimée et qui peuvent la représenter ainsi qu’une pure glace représente l’objet qui lui est exposé [46].
Mais l’homme par le péché ayant défiguré cette [27] belle image, le dessein de la Rédemption fut que Dieu, qui se plaît si uniquement dans Son Verbe, ne pouvant souffrir que ces hommes en qui cette image avait une fois été gravée, se perdissent et perdissent en même temps pour toujours l’image de Son Verbe et les caractères de la Divinité, voulut que son Verbe la vint réparer. Car le seul Verbe pouvait se retraçer Lui-même, nul que Lui ne le pouvait faire et ce fut pour cela qu’Il se fit homme, comme l’on voit qu’une glace ayant perdu l’objet qu’elle représentait, il faut que le même objet éloigné s’approche d’elle, sans quoi elle ne le représenterait jamais. Il fallait donc que Jésus-Christ vint dans l’homme, afin que l’homme ne perdant plus jamais ce divin objet, ne perdit plus l’image et le caractère de la Divinité. Je sais que l’image de Dieu est gravée si profondément en l’homme qu’il ne la peut jamais perdre quoique le péché la couvre, la défigure et salisse infiniment, et c’est là ce qui cause la douleur de Dieu dans la perte des hommes et qui Lui donne un si grand désir de leur salut. Tout ce qui s’opère dans l’âme n’est que pour découvrir et renouveler cette image et cette image n’est pas plus tôt achevée de réparer que l’homme est remis dans l’état d’innocence. C’est ce qui faisait dire au Roi-prophète [David] : « Je me présenterai devant vous dans la justice, je serai rassasié lorsque Votre gloire paraîtra. » C’est comme s’il disait : je contemplerai Votre visage dans la justice que j’aurai reçue de vous et je serai rassasié lorsque Votre gloire paraîtra en moi par Votre image qui y sera renouvelée.
Il faut remarquer que Dieu, en créant l’homme, [28] le fit roi de tous les animaux et les lui assujettit tous en sorte que dans cet univers il dominait tout ce qui n’était point Dieu et il n’était dominé que de Dieu. Mais dès que l’homme par le péché s’est révolté contre son Dieu, toutes les créatures que Dieu lui avait assujetties se révoltèrent contre lui, ce qui fit que l’homme par son péché ne changea pas seulement l’ordre particulier de sa création, mais l’ordre général aussi de ce grand univers, je veux dire en ce qu’il y avait dans l’univers des créatures assujetties à l’homme.
V.27 Dieu créa donc l’homme à son image, Il le créa à l’image de Dieu ; Il les créa mâle et femelle.
Dieu créa l’homme à son image, le rendant un et simple comme Lui. Il ne peut rentrer dans ce premier état d’innocence s’il ne revient à cette première ressemblance en simplicité et unité parfaites, ce qui ne se peut opérer qu’en quittant la multiplicité de la créature et de ses propres opérations pour rentrer dans l’Unité de Dieu qui seule peut rendre l’homme parfaitement semblable à Lui. [28]
V.28 Il les bénit et leur dit: Croissez et multipliez. Remplissez la terre et assujettissez-la. Dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel et sur tous les animaux qui se meuvent sur la terre.
V.29 Dieu dit encore : Je vous ai donné toutes les herbes qui portent leurs graines sur la terre, et tous les arbres qui renferment en eux-mêmes la semence de leur espèce, afin qu’ils vous servent de de nourriture.
V. 30. Et à tous les animaux de la terre, à tous les oiseaux du ciel, à tout ce qui se meut sur la terre et qui est vivant, afin qu’ils aient de quoi se nourrir. Et cela fut fait ainsi.
V.31 Or Dieu vit toutes les choses qu’Il avait faites et elles étaient très bonnes. Et du soir et du matin fut fait le sixième jour.
Dieu veut que cet homme croisse et multiplie, c’est-à-dire que cette image du Verbe se répande dans toute la terre, afin qu’il n’y ait aucun lieu où Il ne puisse prendre Ses délices par la vue de Son image, imprimée dans les créatures. Avant que l’homme fût créé, il est dit que la terre était vide. Comment était-elle vide, puisqu’il n’y a pas un endroit qui ne soit plein de l’immensité de Dieu ? Ah, c’est que Dieu la trouve vide lorsqu’elle ne porte pas encore ces nobles créatures qui sont les vives images de Son Fils. Il veut donc que cette image croisse et se multiplie dans toute la terre : et pourquoi cela, ô mon grand Dieu ? C’est, nous dit-Il, afin de multiplier Mes délices ; car depuis que l’homme porte Mon image, et que mon Verbe s’est imprimé en lui, tous les hommes sont pour moi des lieux de délices.
Dieu, comme il a été dit, avait fait toutes choses pour l’homme ; c’est pourquoi Il lui ordonne la domination. Et d’où vient cette souveraineté de l’homme sur tous les autres animaux ? C’est en vertu de l’image de la Divinité qui était en lui. Cette image est l’expression de son Verbe en l’homme. Or comme Jésus-Christ dit [47] : “toute puissance m’a été donnée au ciel et en la terre”, de même l’homme, qui était Sa figure et Son image vivante, avait tout pouvoir sur la terre ; et son pouvoir était d’autant plus grand que l’écoulement du Verbe était plus abondant en lui. Quoique nous perdions ce pouvoir par le [30] péché, de même que l’image du Verbe est défigurée en nous par le crime, toutefois, lorsque l’image de Jésus-Christ [48] est parfaitement renouvelée en nous, Il a un entier pouvoir sur nous ; et si grand que nous ne voulons plus ni même ne pouvons plus Lui résister ; non d’une impuissance absolue, mais d’une impuissance causée par l’ordre rétabli en nous, qui ayant ôté à notre volonté non seulement la rébellion, mais même la répugnance à faire les volontés de Dieu ; <mais> [49] nous nous trouvons tellement affermis par la résignation, par l’union et la transformation de notre volonté en celle de Dieu, que nous ne pouvons plus trouver en nous de volonté propre, nous voulons uniquement ce que Dieu veut et la volonté de Dieu est devenue la nôtre .
Que cela puisse être dès cette vie, c’est une chose incontestable [50], puisque Jésus-Christ nous a commandé de demander dans le Pater que Sa volonté s’accomplisse dans la terre comme au ciel. Si l’on ne pouvait pas avoir cette perte de toute volonté dans celle de Dieu dès cette vie comme les bienheureux l’ont dans le ciel, Jésus-Christ ne nous aurait pas commandé de le demander. Car nous aurait-Il fait demander une chimère ? Ou l’aurait-Il demandé Lui-même pour nous lorsqu’Il fit cette admirable prière : Mon Père, qu’ils soient un comme Nous sommes un [51] ? Il est certain que cette unité parfaite ne peut être sans la perte totale de toute volonté opposée à Dieu. […]
L’homme ne doit donc jamais se contempler soi-même ni se regarder hors de Dieu. S’il le [33] fait c’est la source de ses désordres et il tombe dans une fausse présomption, tirant vanité de sa bassesse et s’oubliant de son origine. Mais s’il est fidèle à n’envisager jamais que Dieu, c’est en Lui qu’il découvre avec admiration sa noblesse sans craindre l’orgueil. Car il ne voit rien en soi hors de Dieu, que la boue dont il fut pétri, mais en Dieu il se voit Dieu par participation, et il le voit de telle sorte qu’il découvre en même temps que s’il cesse de se regarder en sa source pour se voir en soi et qu’il veuille s’attribuer quelque chose, il ne le peut faire sans usurpation. De sorte qu’il serait hors de Dieu un si effroyable néant, qu’il perd toute envie de jamais plus se regarder. Et ce qui est étrange, c’est que la vue de ce qu’il est hors de Dieu ne sert point à l’humilier ; au contraire il devient orgueilleux dans son humiliation et prenant le change il s’attribue ce qui n’est pas à lui [52].
Il est donc de conséquence pour l’homme de ne se regarder jamais lui-même, mais de regarder uniquement son Dieu dans lequel il se voit sans danger, ce qui est une contemplation continuelle de l’homme vers son Dieu [53]. Et cette contemplation qui n’est autre chose qu’un simple regard ou envisagement de l’esprit en Dieu, attire la contemplation de Dieu sur l’homme. Car plus l’homme contemple son Dieu, plus il en est contemplé. C’est l’admiration de ce grand prodige qui fit dire à David dans un transport d’esprit : “O Dieu, qu’est-ce que l’âme pour être l’objet de Votre souvenir” [54] !
Des états, ou passages, desquels nous venons de parler, Dieu en compose le sixième jour mystique ou le sixième degré de l’intérieur chrétien [34] ; et c’est ici où tout est fini pour l’homme dans l’homme même. C’est la consommation des ouvrages de Dieu en l’homme, puisque la fin de Son travail est de retracer l’image de Son Fils. C’est à présent que l’homme quitte la voie, pour se reposer dans la fin ; et qu’il sort des jours mystiques, pour entrer dans le jour éternel et divin.
Chapitre II
V.1 Le ciel et la terre furent donc achevés avec tous leurs ornements.
V.2 Et Dieu accomplit le septième jour l’oeuvre qu’il avait faite ; et il se reposa le septième jour après tous les ouvrages qu’il avait faits.
Il est dit que Dieu acheva son oeuvre. Qu’elle était l’accomplissement et la perfection de toutes ses œuvres. C’était l’ouvrage de l’image parfaite de son Verbe, après laquelle Il se repose en soi-même, et fait reposer l’âme en Lui, où elle demeure cachée avec Jésus-Christ, son divin original [55].
Mais l’Écriture ajoute que Dieu accomplit l’œuvre qu’Il avait faite : Tous ces termes sont nécessaires et ils expriment bien l’intérieur. Il n’est pas dit seulement son œuvre puisque tout le bien qui s’opère dans l’homme s’opère indubitablement par Dieu ; et que nul ne peut dire, Jésus Seigneur, que par le Saint-Esprit [56]. Mais il est dit : son œuvre qu’Il avait faite, pour marquer qu’Il l’avait faite seul. Aussi en est-il de même d’une âme arrivée à l’état d’innocence par l’anéantissement. Dieu y opère comme seul, agissant souverainement sans que la créature Lui résiste [35] en rien. Et Il se reposa au septième jour de toute œuvre qu’Il avait faite, ce qui s’entend de la gloire, et aussi du repos qu’Il [57] trouve dans l’âme divinisée, qui ne Lui pouvant plus résister et étant une en Lui, où Il l’a acheminée Lui-même, Il n’a plus qu’à se reposer en elle et y prendre Ses délices.
V.3 Il bénit le septième jour et Il le sanctifia, parce qu’Il s’était reposé en ce jour-là, après tous les ouvrages qu’Il avait créés pour les faire.
Dieu bénit et sanctifia le septième jour ; parce qu’en ce même jour Il avait cessé de faire toute Son œuvre, absorbant l’âme en Lui-même dans Sa vie divine, où il n’y a plus que repos, quoiqu’Il eût créé cette œuvre pour être faite ; mais étant arrivé à la fin de Sa création qui est le repos en Dieu, il n’y a plus qu’à demeurer dans ce repos divin, en Dieu même. Là l’œuvre est achevée quant à l’agitation qui la portait à sa fin, mais non quant à l’action jouissante qui se continue dans le repos, laquelle durera éternellement.
V.4 Telle a été l’origine du ciel et de la terre. Et c’est ainsi qu’ils furent créés au jour que le Seigneur Dieu fit l’un et l’autre.
V.5 Et qu’Il créa toutes les plantes des champs avant qu’elles fussent sorties de la terre, et toutes les herbes de la campagne avant qu’elles eussent poussé. Car le Seigneur Dieu n’avait point encore fait pleuvoir sur la terre et il n’y avait point d’homme pour la labourer.
V.6 Mais il s’élevait de la terre une fontaine qui en arrosait toute la surface.
[36] [...] Ces plantes sont les vertus qui croissent et germent dans l’âme avant même qu’elle travaille à leur acquisition, car le désir même d’acquérir la vertu est une vertu que Dieu met dans l’âme par sa seule bonté : et elle en est pas plutôt éclairée de la vraie lumière, que l’on connaît que c’est à Dieu seul à mettre dans l’âme toutes les vertus.
Quel est donc, me dira-t-on, le soin de l’âme et en quoi consiste sa fidélité, si ce n’est en l’acquisition des vertus ? C’est ici le secret, chrétiens mes frères : la fidélité de l’âme consiste à se soumettre incessamment à son Dieu, et, comme nous l’enseigne saint Pierre [58], à nous humilier sous la main puissante de Dieu, qui peut seul opérer en nous toutes sortes de biens ; à remettre [37] entre Ses mains toutes nos inquiétudes car Il prend soin Lui-même de nous ; à nous renoncer continuellement, afin d’ôter les oppositions de la nature à la grâce ; et en nous renonçant, nous résigner entièrement à toutes les volontés de Dieu, afin que par ce renoncement et par cette résignation nous donnions lieu à Dieu d’agir en nous dans une entière liberté. C’est là en quoi consiste le principal travail de l’homme avec la grâce, mais pour l’ornement des vertus, c’est à Dieu à le faire et Il le fait infailliblement, pourvu que nous soyons fidèles à coopérer à la grâce en ces deux points. Et afin que l’on ne croie pas que cette grâce nous manque, il est dit que Dieu a mis une fontaine, qui nous représente Sa grâce [...]
V.7 Le Seigneur Dieu forma donc l’homme du limon de la terre, et Il souffla sur son visage l’esprit de vie, et l’homme devint animé et vivant.
[38] […] Dieu de cette boue crée un homme nouveau. Et alors Il lui souffle Son propre Esprit et non un esprit particulier. En sorte que ce n’est point un autre esprit que celui de Dieu qui l’anime et le meut. Mais cela ne s’opère que par l’anéantissement.
V.8 Or le Seigneur Dieu avait planté dès le commencement un jardin délicieux, dans lequel Il mit l’homme qu’Il avait formé.
Dieu place d’abord l’homme dans le paradis de délices. Ceci s’entend des douceurs de l’état passif de lumière et d’amour et de la présence de Dieu sensible, qui est le plus grand de tous les plaisirs qui se peuvent avoir dans cette vie.
V.9 Le Seigneur Dieu avait aussi produit de la terre toutes sortes d’arbres beaux à voir et dont le fruit était doux à manger et l’arbre de vie au milieu du Paradis, avec l’arbre de la science du bien et du mal.
V.10 De ce lieu de délices sortait un fleuve qui arrosait le Paradis, qui de là se divisait en quatre canaux.
Dans cet état passif tout fleurit dans l’âme et les arbres de Ses puissances se trouvent tous chargés de la pratique des vertus sans que l’âme puisse connaître comment elles ont été produites [39] dans la terre de son cœur. Ces fruits sont délicieux : car alors la pratique des vertus est très agréable.
L’arbre de vie est au milieu : cet arbre de vie est Dieu même. [...]
Le fleuve qui arrose le Paradis de délices, qui est le parterre intérieur de notre âme, c’est la grâce qui coule dans le cœur du juste [...][41]
V.15 Le Seigneur Dieu prit donc l’homme et le mit dans le Paradis de délices afin qu’il le cultivât et qu’il le gardât.
V.16 Et il lui fit ce commandement, disant : mangez des fruits de tous les arbres du Paradis.
V.17 Mais ne mangez pas de celui de l’arbre de la science du bien et du mal. Car au même jour que vous en mangerez, vous mourrez de mort.
[…] Dieu permet à l’homme de goûter de toutes ces délices représentées par les fruits, c’est-à-dire [43] de toutes les vertus; mais Il lui défend celui de la science du bien et du mal, qui est
l’usurpation de notre propre conduite [59] au préjudice du règne de Jésus-Christ sur nous. Si vous en goûtez, dit-Il, vous mourrez : C’est que par là on s’empare de ce qui n’appartient qu’à Dieu et on se l’attribue, regardant comme un fruit de ses soins ce qui vient de la pure bonté de Dieu. [...]
V.24 C’est pourquoi l’homme quittera son père et sa mère et s’attachera à sa femme et ils seront deux dans la même chair.
V.25 Or Adam et sa femme étaient alors tous deux nus et ils ne rougissaient point.
[...] Figure du mariage mystique de l’âme avec Jésus-Christ, [...] Il est ajouté que Dieu donna cette femme à Adam, ce qui fait voir que cette union ne peut jamais être opérée par la créature, étant un ouvrage de Dieu seul, et non de la volonté de l’âme, qui n’y a point d’autre part que celle de l’acceptation et de la fidélité à suivre en tout les mouvements divins.
Que doit donc faire l’âme fidèle pour correspondre à ce que son époux a fait pour elle, et pour jouir des délices ineffables des noces de l’Agneau ? Il faut qu’elle quitte son père et sa mère, [49] sans quoi le mariage spirituel ne sera jamais consommé en elle. Quel est ce père et cette mère ? sinon le vieil Adam et la nature corrompue qu’il faut quitter absolument. C’est en se quittant soi-même par le renoncement qui opère la mort totale, que l’on parvient aux noces de l’Agneau [60] ; et on n’y arrivera jamais par une autre voie. Ceux qui sont tout pleins d’eux-mêmes et qui croient être parvenus à ce mariage spirituel et divin, sont infiniment trompés. Et si Jésus-Christ a été obligé de quitter le sein de Son Père pour épouser notre nature, croyons-nous Le [pouvoir] épouser sans nous quitter nous-mêmes ? Non ; cela ne sera jamais.
Il est encore ajouté, qu’ils étaient tous deux nus, savoir Adam et sa femme et qu’ils n’avaient point de honte : ce qui marque le dénuement parfait de toute propre volonté, de toute vue propre, de tout propre retour et de tout bien propre, ce qui est l’état d’une âme qui s’est entièrement quittée soi-même. Ces âmes vivent dans un si grand oubli d’elles-mêmes qu’elles n’ont point de honte de leur nudité spirituelle, c’est-à-dire de l’extrême pauvreté d’esprit et de la profonde abjection où elles sont réduites, ne la pouvant voir ni y penser à cause de leur absorbement et perte en Dieu, qui est un état de transformation, qui peut bien s’appeler un vrai état d’innocence.
Chapitre III
V.4 [61]. Le serpent dit à la femme : vous ne mourrez point.
V.5 Mais Dieu sait qu’aussitôt que vous aurez mangé de ce fruit, vos yeux seront ouverts et [50] ainsi que des dieux vous connaîtrez le bien et le mal […]
L’amour-propre, sous la figure du Serpent, veut faire voir à l’âme l’avantage qu’il y aurait d’aller à Dieu par une autre voie que celle de l’abandon aveugle à la conduite de Dieu sans retour sur soi-même, et que s’ils se soustrayaient à l’obéissance de Dieu et à l’abandon total, ils connaîtraient toutes choses, seraient assurés de leurs voies et ne mourraient point. [...]
V.9 Le Seigneur Dieu appela Adam et lui dit : où êtes-vous ? […]
V.10 Lequel lui répondit : j’ai ouï votre voix dans le Paradis ; et ayant eu peur parce que j’étais nu, je me suis caché.
[…] C’est la fausse humilité de ceux qui se retirent de l’abandon après leur chute sous prétexte qu’ils ne sont pas dignes d’y demeurer ni de plus traiter si familièrement avec Dieu.
V. 11 Le Seigneur lui repartit : Comment avez-vous appris que vous étiez nu, sinon parce que vous avez mangé du fruit de l’arbre que Je vous avais défendu de manger ?
[…][52] Vouloir connaître où Dieu nous conduit et le secret de Ses desseins sur nous, c’est anticiper sur Ses droits, et Lui faire une injure : au contraire s’abandonner à Lui à l’aveugle est le plus assuré témoignage de l’amour et la véritable adoration qui rend à Dieu ce qui lui est dû. […] [62] [53]
V.22 Dieu dit : Voilà Adam devenu comme l’un de Nous, sachant le bien et le mal. Prenons garde qu’il ne porte pas sa main à l’arbre de vie, de peur que prenant de son fruit, il n’en mange et qu’il ne vive éternellement.
Ce passage marque admirablement comme cette connaissance du bien et du mal qui est celle des œuvres de Dieu en nous, conserve la vie propre de l’âme et empêche sa mort intérieure. C’est pourquoi Dieu chasse Adam du lieu de délices afin qu’il n’étende plus sa main sur cet arbre et qu’il ne lui reste plus nulle connaissance qui entretienne sa vie et empêche sa mort [mystique], car le remède à son mal ne se peut plus trouver que dans sa mort, par laquelle perdant sa vie propre et infectée, il rentre dans la vie divine qui lui avait été communiquée par la justice originelle. S’il ne mourait à soi-même, il ne pourrait pas revivre en Dieu. C’est l’effet d’une fausse humilité que le trouble et l’inquiétude après la chute et cela se termine souvent au désespoir. Où l’on se chagrine et tourmente si fort après quelque faute, il faut qu’il y ait beaucoup d’orgueil et d’amour propre. Comme au contraire, c’est le fruit d’une vraie humilité, que de demeurer paisible et tranquille dans son abjection, étant tombé dans quelque manquement, même de conséquence, s’abandonnant doucement à Dieu pour en être relevé par Sa miséricorde et se soumettant par un grand sacrifice à tous les usages qu’il Lui plaira d’en faire. [54]
Chapitre VI [63].
V.4 En ce temps-là il y avait des géants sur la terre. […]
Les géants et les monstres de l’orgueil ne viennent que de l’alliance de l’humain et du divin. Tous les grands hommes fameux dans les siècles ont été ceux qui ont fait triompher la prudence de la chair cachée sous un peu de spiritualité. [56] O l’épouvantable monstre ! vous verrez des personnes enflées et élevées comme des géants par l’estime qu’ils ont d’eux-mêmes [64], à cause de quelques talents naturels accompagnés de quelques maximes spirituelles. [...]
Chapitre VII [65]. [59]
V.1 Le Seigneur dit à Noé : Entrez dans l’arche, vous et toute votre maison ; parce que je vous ai trouvé juste devant Moi entre tous ceux qui vivent aujourd’hui sur la terre.
Dans tout un monde il se trouve un seul homme juste, digne d’entrer dans l’arche qui est Dieu même. Cependant il y a parmi nous tant de gens qui croient être en Dieu. Il faut être juste pour y entrer, c’est-à-dire n’avoir rien usurpé de Dieu ou lui avoir restitué toutes les usurpations que l’on Lui avait faites, laissant Dieu en Lui-même et tout ce qui Lui appartient pour demeurer dans notre néant. C’est là la justice qu’il faut avoir pour être reçu en Dieu par une très intime union.
V.12 La pluie tomba sur la terre pendant quarante jours et quarante nuits.
V.20 L’eau s’éleva de quinze coudées plus haut que le sommet des montagnes, qu’elles avait gagnées.
V.21 Toute chair qui se remuait sur la terre en fut [60] consumée […]
V.22 Et tout ce qui a vie et qui respire sur la terre, mourut.
C’est ici une belle figure de ce qui se passe dans l’état intérieur où il faut que tout l’humain et le naturel, quel qu’il soit, soit entièrement submergé et noyé dans les eaux de l’amertume et de la douleur, afin que Noé qui représente ici le fond de l’âme, reste seul sauvé et qu’il passe en Dieu même [66]. Mais il faut que ces eaux s’élèvent au-dessus des plus hautes montagnes c’est-à-dire que les puissances mêmes de l’âme en soient submergées. […]
Chapitre VIII
V.1 Mais Dieu s’étant souvenu de Noé, de toutes les bêtes et de tous les animaux [61] domestiques qui étaient dans l’arche avec lui, Il fit souffler le vent sur la terre et les eaux commencèrent à diminuer.
V.2 à 4 Les sources de l’abîme et les cataractes du ciel furent fermées […] Le vingt-septième jour du septième mois, l’arche se reposa sur les montagnes d’Arménie.
Dieu se souvient de ce fonds et centre de l’âme, qu’Il avait conservé seul, inconnu, parmi une si étrange inondation. [...] [62] Mais comment Dieu arrête-t-Il ce déluge, et de quels moyens doit-Il se servir pour cela ? Il envoie un souffle vivant et vivifiant de Son Esprit qui dessèche les eaux de l’iniquité et qui redonne la vie, suivant ce beau passage [67] : « vous enverrez, Seigneur, Votre esprit, et elles seront créées le nouveau ; et vous renouvellerez la face de la terre. »
Lorsque ce vent de salut vient souffler sur l’âme, il l’agite d’abord d’une telle sorte qu’elle ne peut point discerner s’il souffle pour son salut ou pour sa perte, quand tout à coup elle est étonnée de voir que l’arche se repose sur les montagnes d’Arménie, c’est-à-dire que la paix et la tranquillité commencent à paraître sur la pointe et sur la partie suprême de l’esprit, où Dieu se découvre par un petit rayon de Sa majesté, qui fait comprendre à cette âme que sa perte n’est pas sans ressource et qu’il y a quelque espoir de salut pour elle.
V.6 Quarante jours après, Noé ouvrant la fenêtre de l’arche qu’il avait faite, laissa aller le corbeau. [63]
V.7 Qui sortit et ne revint plus jusqu’à ce que les eaux fussent séchées sur la terre.
Le corbeau désigne l’âme propriétaire et pleine de propres volontés, qui s’arrête à tout ce qu’elle rencontre : tout est pour elle un repos, mais un repos trompeur, parce qu’elle y trouve aussitôt de l’instabilité.
V.8 Il envoya aussi la colombe après le corbeau, pour voir si les eaux avaient cessé de couvrir la terre.
V.9 Laquelle ne trouvant point où asseoir son pied parce que la terre était toute couverte d’eaux, retourna à lui en l’arche; et Noé étendant la main la prit et la remit dans l’arche.
Mais la colombe représente l’âme abandonnée et déjà abîmée et transformée en Dieu, laquelle sort de Dieu pour agir au dehors si telle est Sa volonté, je veux dire qu’elle sort de son repos mystique lorsque Noé, qui en cet endroit représente Dieu, la met dehors pour le bien du prochain. Toutefois comme il n’y a rien pour elle sur la terre, elle n’y trouve aucun lieu où elle puisse reposer son pied, c’est-à-dire sur quoi elle puisse s’appuyer. C’est pourquoi sans s’arrêter à rien, elle revient dans le repos mystique où le divin Noé lui tendant la main la reçoit en lui. Ceci représente l’état anéanti où l’âme ne trouve plus rien pour elle sur la terre.
V.10 Ayant attendu encore sept autres jours, il envoya une autre fois la colombe hors de l’arche.
Sept jours après, qui représentent les années de l’anéantissement parfait, elle est remise hors de l’arche et alors elle trouve partout son repos, comme dans l’arche même, tout le monde lui étant devenu Dieu ; alors elle s’arrête partout [64] sans s’arrêter en aucun lieu et c’est ici la vie Apostolique.
V.11 Elle revint à lui sur le soir, portant en son bec un rameau d’olivier, dont les feuilles étaient toutes vertes. Noé donc reconnut que les eaux s’étaient retirées de dessus la terre.
Elle porte partout le signe de la paix, mais sans en rien retenir pour elle, elle la porte au divin Noé. Cette âme dans la vie apostolique [68] ne prend rien pour soi de ce qu’elle fait pour Dieu, mais avec une fidélité admirable, elle Lui rapporte le rameau d’olivier [...]
Chapitre IX [69].
V.1 Dieu bénit Noé et ses enfants et leur dit: Croissez et multipliez et remplissez la terre.
C’est alors que l’on multiplie sur la terre par les âmes que l’on gagne à Jésus-Christ et pour la justice et pour l’intérieur. [...] [70].
V.21 Et ayant bu du vin il s’enivra et parut nu dans sa tente.
[…] Lorsque Jésus-Christ vient dans une âme véritablement anéantie qui ne vit plus en elle-même mais en qui Jésus-Christ vit seul, Il y achève ce qui manque à Sa passion, c’est-à-dire qu’Il y fait l’extension de cette même passion, et pour l’ordinaire Il l’enivre de son premier calice, mais Il réserve le dernier pour les âmes choisies et Il le leur fait boire en deux temps différents. L’un est lorsqu’Il extermine leurs propriétés et qu’Il les [70] anéantit. C’est alors qu’une telle âme n’éprouve plus rien en elle que la fureur et l’indignation de Dieu. L’autre temps c’est lorsqu’elle est devenue un autre Jésus-Christ. Oh alors elle boit ce calice de fureur pour les péchés des autres, comme Jésus-Christ, mais avec tant d’horreur que Dieu lui cache que ce soit pour les autres, tant que son indignation dure, et ne le lui découvre qu’après, ou tout au plus en Lui demandant son consentement. Car Dieu demande d’ordinaire le consentement de l’âme avant que de la faire souffrir pour le prochain. [...]
Chapitre XI [71]. [72]
V.4 Ils dirent: Bâtissons-nous une ville et une tour qui soit élevée jusqu’au ciel ; et rendons notre nom célèbre avant que nous nous dispersions dans toute la terre.
C’est la peinture des âmes qui aspirent à être saintes par leurs propres œuvres et qui croient pouvoir en venir à bout par leurs efforts naturels quoique sans connaître assez leurs méprises. Ces gens subtilement présomptueux, amassent et entassent pratique sur pratique, afin, disent-ils, de nous rendre saints. Ils attendent tout de leurs propres efforts et sans penser à ce qu’ils sont ils croient faire la loi à Dieu. C’est pourquoi l’Ecriture dit qu’ils bâtissaient de briques et de ciment, marquant par là que tout était de l’invention de l’homme. […]
Chapitre XVII [72]. [90]
V.3 Abram [Abraham] se prosterna le visage en terre.
Cette âme étant instruite à ne plus vouloir de témoignages, ne pense plus qu’à s’anéantir, connaissant que la disposition la plus propre à servir aux desseins de Dieu est l’anéantissement et que la vraie préparation au surnaturel est le néant .
V.4 Et Dieu lui dit : C’est Moi qui suis. Je ferai alliance avec vous. Et vous serez le père de plusieurs nations.
Après l’anéantissement mystique, Dieu Se communique bien d’une autre manière qu’Il ne faisait auparavant, car Il donne à un cœur qui Lui est parfaitement soumis, la plus grande et la plus haute connaissance qu’on puisse avoir ici-bas de Sa divine Majesté, disant qu’Il est et que rien n’est sans Lui ni hors de Lui. Il renouvelle aussi l’union et Ses promesses [73]. […]
V.19 Mais Dieu lui dit : Sara votre femme enfantera un fils que vous nommerez Isaac. Et Je ferai avec lui, et avec sa race après lui, une alliance éternelle.
La partie supérieure, qui avait cru aux promesses qui lui avaient été faites pour elle-même, hésite lorsqu’on lui promet que, de sa réunion [94] avec l’inférieure, doit naître un fils à qui toutes les promesses ont été faites, connaissant la faiblesse de cette partie inférieure, regardée hors de Dieu, elle doute d’elle, et en même temps du pouvoir divin, alléguant des raisons prises de la longue expérience de leur faiblesse, impuissance et stérilité. Ces deux parties vivaient contentes dans leurs misères et, ne désirant plus rien, n’espéraient plus rien. C’est l’état du repos en Dieu, qui précède la vie apostolique. Cet Isaac qu’il faut concevoir, est Jésus-Christ formé dans les âmes, mais Il ne s’enfante que lorsqu’il n’y a plus rien en elles qui puisse fonder une juste espérance de Le concevoir. Cet enfant ne se conçoit que dans l’entier désespoir de tout secours naturel et dans un parfait désintéressement de tous les dons surnaturels, afin que, comme dit saint Paul [74], la grandeur de la force ne soit pas attribuée à l’homme, mais à Dieu. […]
Chapitre XVIII
V.2 Ayant levé les yeux, il parut trois hommes [75] proches de lui.
V.3 Et il dit : Seigneur, si j’ai trouvé grâce devant vos yeux, ne passez pas la tente de votre serviteur.
[96] Cette âme ne voudrait point laisser aller son Bien-aimé qui l’honore de sa visite, elle souhaite au contraire le retenir pour toujours. Dans cet amour qu’elle a pour son Dieu, elle croit que tout est Dieu et voudrait traiter tout le monde comme Dieu même. C’est alors qu’Il Se communique tellement à elle qu’elle Le trouve en toute chose. Aussi Abraham traite-t-il ces étrangers qui se présentent à lui comme Dieu seul : il est si rempli de Dieu qu’il ne peut dire autre chose. Il parle à trois comme à un seul. […]
V.17 Le Seigneur dit : Pourrais-je celer à Abraham ce que je dois faire ?
V.18 Puisqu’il doit être père d’un peuple si grand et si fort ; et qu’en lui seront bénies toutes les nations de la terre ?
[99] Dieu ne saurait rien cacher à Son serviteur établi dans la foi nue et reposant en Lui. Il ne peut qu’Il ne lui découvre Ses secrets; et comme il a l’Esprit de Dieu, aussi connaît-il ce qui se passe dans le cœur de Dieu et même ce qu’il y a de plus caché dans les consciences, discernant à l’abord leurs états par une odeur secrète et par un goût divin. […]
V.33 Après que le Seigneur eut cessé de parler à Abraham, Il Se retira et Abraham retourna en son lieu.
[101] ...les personnes arrivées à cet état permanent en Dieu ne peuvent prier que comme Il veut et selon qu’Il les meut Lui-même, n’ayant plus d’autres intérêts que les Siens. Cela est visible dans Abraham, qui, oubliant tout intérêt propre et tout ce qui regarde la chair et le sang pour délaisser tout à Dieu, ne s’informe pas même de ce que deviendra Lot son neveu dans la vengeance que Dieu veut prendre de la ville où il demeure, tant il est assuré de la bonté de Dieu et de Sa justice. Ses propres intérêts ne lui sont pas plus que ceux des autres et tout lui est devenu un en Dieu. [...]
Chapitre XIX
V.17 Et le conduisant hors de la ville, ils [les deux anges] lui dirent : sauvez votre vie, ne regardez point derrière vous et ne demeurez pas dans le pays d’alentour, mais sauvez-vous sur la montagne, de peur que vous ne périssiez avec les autres.
[103][...] Dieu voulant les tirer de tout le créé et les conduire par Sa providence, leur commande de ne point regarder derrière elles et de ne point s’arrêter. Ce sont là les fautes des personnes de cet état : ou ils regardent derrière eux par la réflexion, ou ils s’arrêtent à quelque chose de moindre que Dieu par quelque réserve. Les anges conseillent de quitter tout commerce avec la créature, d’aller sur la montagne, qui est le degré le plus élevé de la contemplation. [...]
Chapitre XX
V.16 Il dit ensuite à Sara [...] : ayez toujours un voile sur les yeux devant tous ceux avec qui vous serez [...]
[110] …Dieu fit donner un voile à Sara, qui était la femme de son temps la plus favorisée de Dieu, pour apprendre deux choses aux personnes intérieures : l’une, qu’ils doivent conserver les dons de Dieu sous le voile du silence et de la retraite, l’autre que Dieu Se sert de la foi nue comme d’un voile pour couvrir les dons et les faveurs qu’Il fait aux âmes et les tenir en assurance quand Il croit que Ses grâces les exposent à être prises dans le piège du démon par la vanité. [...]
Chapitre XXII
V.1 Après cela Dieu tenta Abraham et lui dit :
V.2 Prenez Isaac votre fils unique qui vous est si cher et allez en la terre de vision pour Me l’offrir en holocauste sur une des montagnes que Je vous montrerai.
Dieu tente Abraham pour faire la dernière épreuve de sa foi et la pousser jusques au bout dans la nudité totale et dans le dépouillement de tous les appuis, non seulement des appuis humains, dont Il l’avait déjà dépouillé autrefois, [117] le faisant sortir de son pays, mais aussi des appuis pris en Dieu même et dans tous Ses bienfaits et sur toutes Ses promesses. Il n’épargne rien et pour rendre la chose plus dure et cette foi plus magnanime, pour éprouver et épurer son amour et le défaire de tout intérêt propre et de toute amitié étrangère, quoique la plus légitime, Il lui dit : Prenez votre fils [...] Venez Me le sacrifier sur une montagne éloignée. N’est-ce pas afin que la longueur du chemin éprouve davantage sa foi ? Isaac qui a toujours représenté la vie passive ou la contemplation, doit périr. Il faut encore que la foi sacrifie cette vie et qu’elle lui donne le coup de la mort afin qu’il ne reste plus rien qui puisse empêcher la perte totale en Dieu. [...]
V.7 Isaac dit à son père : Voilà le feu et le bois, mais où est la victime pour l’holocauste ?
[121] Cette demande d’Isaac marque l’ignorance dans laquelle la foi conduit l’âme, jusqu’à ce qu’elle soit arrivée au lieu du supplice. La réponse d’Abraham exprime l’abandon à la Providence qui accompagne la foi, et la docilité d’Isaac à ne plus s’informer de rien désigne la fidélité de l’âme à se laisser conduire aveuglément par la foi et par l’abandon. [...]
V.10 Il prit le couteau à la main et comme il étendait le bras pour immoler son fils,
V.11 L’Ange du Seigneur lui cria du ciel : Abraham…
[122] Le sacrifice fut aussi entier de la part de la foi, car Abraham levant le bras avait une volonté sincère d’immoler ce fils si cher. La manière et le temps dont Dieu Se servit pour empêcher l’exécution de cet étrange dessein sont admirables pour faire voir la conduite qu’Il tient sur les âmes de ce degré. Premièrement, Il attend l’extrémité pour les secourir, parce qu’il n’y a plus pour elles ni témoignage ni assurance, mais seulement le moment divin qui ne fait arriver ni connaître les choses que dans l’instant qu’elles se doivent exécuter et non plus tôt. Secondement, Il les fait marcher par là même dans une perte entière et, pour les arracher à tout ce qui est distinct, [123] Il ne leur fait connaître les choses que lorsqu’elles arrivent.
C’est aussi pour éprouver la pureté de leur amour, qui ne craint point de tout perdre pour faire la volonté de Dieu, jusqu’à commettre des crimes apparents par un excès d’abandon et de confiance à Sa sagesse et à Son pouvoir. [...]
V.15 …il vit paraître Rébecca…
V.16 …qui étant descendue à la fontaine et ayant rempli sa cruche, s’en retournait.
[132][...] La charité est toujours accompagnée de l’humilité, qui en se vidant s’emplit et, comme une fontaine, plus elle se vide de ses eaux, plus la source, qui est Dieu même, lui en communique de nouvelles. C’est ce qui fait que ces deux vertus, représentées sous ce mystère, sont absolument nécessaires à une âme destinée à l’abandon et à l’unité en Dieu, parce que la fidélité de la charité consiste à être toujours pleine pour les autres et ne retenir rien pour soi, et la perfection de l’humilité est de se vider incessamment des eaux de grâce qui lui sont communiquées et de les rendre à Dieu aussi pures qu’elle les reçoit de Lui-même. [...]
V.62 Isaac se promenait dans le chemin qui mène au puits du Vivant et du Voyant.
V.63 Il était alors sorti pour méditer dans le champ vers le soir. Et levant les yeux il vit de loin venir les chameaux.
Isaac se promenait vers le puits du Vivant et du [139] Voyant c’est-à-dire auprès de la source laquelle est en Dieu, qui est seul Celui qui vit et qui voit. Il se promenait en Dieu, parce que la largeur de son âme n’était point rétrécie. Il était sorti hors de lui-même afin de se mieux occuper de Dieu seul. Ce fut dans cet admirable commerce que la charité toute pure lui fut amenée pour être unie à lui d’un lien indissoluble. Il va au-devant d’elle dès qu’il l’aperçoit. L’amour pur n’est accordé à une âme que, lorsqu’étant sortie d’elle-même, elle ne s’occupe plus que de Dieu et cela n’arrive que vers le soir, sur les dernières périodes de la vie et après de grands travaux. […]
Chapitre XXV
V.8 Abraham se sentant défaillir mourut dans une heureuse vieillesse.
[141][…] Toute vue de foi et tout usage de cette lumière demeurent comme morts et ensevelis pour l’âme arrivée en Dieu seul, à cause que tous les moyens, jusqu’aux plus nécessaires et aux plus saints, finissent lorsque l’on est dans la dernière fin. Alors il n’y a rien à faire pour cette âme qu’à jouir de la pure charité, mais en Dieu même avec une netteté et simplicité admirables. Et c’est ce qui précède la vie apostolique, laquelle est une et multipliée. Car comme Dieu agit en tout sans sortir de Lui-même ni de Son unité, aussi ces âmes agissent au-dehors sans sortir de leur unité en Dieu. L’abandon et la foi sont laissés dans le même lieu, à savoir en arrivant en Dieu seul. [...]
Chapitre XXVI
V.12 Isaac sema en cette terre-là et il recueillit en la même année le centuple et le Seigneur le bénit.
V.13 Cela excita l’envie des Philistins contre lui.
[148] C’est ici le progrès de la vie apostolique : après que l’âme a joui longtemps du repos en Dieu seul, elle va jeter sa semence dont les fruits ne paraissent pas sitôt, mais qui dans la suite rend jusqu’au centuple.
Cela attire l’envie des âmes communes à cause qu’elles ne voient pas un pareil succès de leur travail ; et c’est parce que, travaillant pour elles-mêmes, ou du moins mêlant beaucoup de leur propre intérêt dans leurs fonctions les plus saintes, elles n’ont pas une bénédiction qui approche de celles des personnes désintéressées. C’est Dieu même qui travaille où l’on ne travaille que pour Dieu. Et si c’est Lui qui travaille, comment ne bénira-t-Il pas Son ouvrage ? [...]
V.22 Etant parti de là, il creusa un autre puits pour lequel il n’eut plus de querelle…
[…] Le prédicateur de l’Evangile doit être de même, surtout celui qui prêche l’Evangile le plus intérieur. Il doit creuser ses puits dans des lieux qui soient à l’abri des débats et des contestations et ne point quitter ces lieux jusqu’à ce que Dieu en fasse naître l’occasion, parce que, comme son âme est au large, sans que rien [151] la rétrécisse, il ne doit point non plus se gêner dans son ministère. La pureté de la foi et de l’Evangile étant puisée en Dieu même, qui est tout paix, l’on ne doit faire des puits que dans des lieux où l’eau est reçue toute pure, et où on la peut posséder tranquillement. […]
Chapitre XXVIII
V. 12. Il vit en songe une échelle, dont le pied était appuyé sur la terre, et le haut touchait au ciel ; et des anges de Dieu qui montaient et descendaient par cette échelle.
V. 13. Il vit aussi le Seigneur qui était appuyé sur le haut de l’échelle, et lui disait : Je suis le Seigneur, le Dieu d’Abraham votre père, et le Dieu d’Isaac. Je vous donnerai et à votre race aussi la terre où vous dormez.
[162] Jacob, dormant d’un sommeil mystique, vit une échelle qui allait depuis cette terre de repos jusqu’au ciel ; et Dieu était appuyé sur le haut de l’échelle. Cette échelle, qui était appuyée de son pied sur cette terre de repos et qui servait à l’autre bout de repos à Dieu même, marque les degrés qu’il faut monter pour aller du repos de la contemplation jusqu’au repos en Dieu seul. La distance est grande. Ces âmes, quoique tout angéliques, montent et descendent : parce que les degrés mêmes de montée leur deviennent souvent des degrés de descente, ou apparente, ou réelle ; mais tout est égal pour une telle âme par l’excellent usage qu’elle en sait faire, délaissant à Dieu tout ce qui la regarde. [...][163] Comment Dieu ne Se reposerait-Il pas avec complaisance dans une âme qui ne se repose plus qu’en Lui ? C’est Se reposer en Lui-même puisque cette âme n’a plus rien hors de Lui. [...]
V.16. Jacob étant éveillé de son sommeil, dit : le Seigneur est vraiment en ce lieu-ci et je ne le savais pas !
Lorsqu’il fut éveillé de son sommeil mystique, il dit que Dieu était là et qu’il n’en savait rien, [165] non qu’il ignorât que Dieu fût partout, mais à cause que les âmes de ce degré sont si absorbées dans la paix et dans l’union et que la foi les conduit si nuement, qu’elles possèdent Dieu sans penser qu’elles Le possèdent et sans en avoir nulle connaissance, à la réserve de quelques moments où Il Se fait un peu apercevoir, ce qui se fait comme revenant d’un profond sommeil. La foi et l’abandon les aveuglent, comme la trop grande clarté du soleil éblouit, en sorte qu’elles ne peuvent rien distinguer de Lui. C’est comme une personne qui vit dans l’air et le respire sans penser qu’elle en vit et qu’elle le respire, à cause qu’elle n’y réfléchit pas. Ces âmes, quoique toutes pénétrées de Dieu, n’y pensent pas, parce que Dieu leur cache ce qu’elles sont : c’est pourquoi on appelle cette voie « mystique », qui veut dire secrète et imperceptible.
V. 18 Jacob donc se levant le matin, prit la pierre qu’il avait mise sous sa tête, et l’érigea comme un monument, versant de l’huile dessus.
V. 20 Et il fit un vœu en disant : si Dieu demeure avec moi et s’Il me conduit dans le chemin par lequel je marche et me donne du pain pour me nourrir et des vêtements pour me couvrir ;
V. 21 Et si je retourne heureusement à la maison de mon père, le Seigneur sera mon Dieu ;
V. 22. Et cette pierre que j’ai dressée comme un monument, s’appellera la maison de Dieu.
Ce monument devait servir de mémoire à la postérité de ce qui était arrivé à Jacob en ce lieu, et de ce qu’il y avait connu. C’est le propre de la connaissance dont on est prévenu de cette voie si obscure, de faire craindre et hésiter. De plus, dans la voie de foi et d’abandon, on ne saurait s’arrêter ni aux visions, ni aux paroles ou faveurs, ni à quoi que ce soit qui rassure, car cette assurance retarderait la course ; c’est pourquoi Jacob, bien instruit et pour lui-même et pour nous, sans s’arrêter à ce qu’il avait vu ni même à ce que Dieu lui avait dit et outrepassant courageusement toutes choses pour ne s’arrêter qu’au moment divin de la Providence [167], qui est la seule assurance sans assurance des âmes abandonnées, dit en lui-même : Si le Seigneur demeure avec moi, et si par Sa providence Il me conduit en sorte qu’Il me préserve du péché dans une voie si dangereuse et si délicate, alors je reconnaitrai qu’Il sera mon Dieu. [...]
Chapitre XXXII
V.1 Jacob continuant son chemin, des Anges de Dieu vinrent au devant de lui.
Cette consolation que donnent les Anges est pour préparer l’âme à de grands combats [180] qu’elle doit soutenir avant que d’entrer en Dieu. Ce ne sont plus les persécutions des créatures qu’elle doit appréhender, c’est Dieu même ; mais auparavant il faut essuyer la rencontre des ennemis terrestres, qui ne sont que les avant-coureurs d’un autre combat, que l’on ne craint point parce qu’on ne le connaît pas. On craint un combat visible qui n’est qu’apparent, et on ne craint point un combat réel qui est inconnu.
V.6 Esaü votre frère vient lui-même en grande hâte au-devant de vous avec quatre cents hommes.
V.7 Jacob eut une grande crainte et fut saisi de frayeur.
On se trouble souvent d’un mal imaginaire pendant que l’on demeure ferme et constant dans des combats réels. Ainsi Jacob craint extrêmement la rencontre d’Esaü, qui néanmoins ne lui fera point de mal : mais il n’est pas encore effrayé de bien d’autres combats que Dieu lui prépare, quoique par Son assistance particulière il en doive sortir heureusement.
V.9 [76]. Jacob pria Dieu de cette sorte : Dieu de mon père Abraham, Dieu de mon père Isaac, Seigneur qui m’avez dit : retournez en votre pays et au lieu de votre naissance et Je vous comblerai de bienfaits,
V.10 Je suis indigne de toutes Vos miséricordes et de la vérité que Vous avez gardée dans l’accomplissement des promesses que Vous avez faites à votre serviteur. J’ai passé ce fleuve du Jourdain, n’ayant qu’un bâton, et maintenant je retourne avec deux troupes de monde et d’animaux.
La manière avec laquelle Jacob retourne à Dieu dans son affliction fait voir combien la [181] peine et l’affliction est [sont] utile[s] [77]. Elle fait souvenir des bienfaits de Dieu, non seulement pour servir de quelque consolation, mais aussi pour redoubler la confiance. Jacob représente à Dieu toutes Ses promesses : il ne se plaint point, il Lui expose seulement tous les biens qu’Il lui a faits afin qu’ils ne soient pas rendus inutiles.
Il Lui demande son secours d’une manière si forte et si tendre, que les paroles rapportées dans le texte l’expriment plus que tout ce que l’on en peut dire. La perplexité et la douleur où il se trouve représentent bien une âme qui retourne par le chemin de la foi et de l’abandon en Dieu son origine, car alors elle est dans les doutes et dans les peines ; les frayeurs de la mort la saisissent et elle lui paraît inévitable. Mais quelle mort craint-elle ? La mort qui est causée par le péché. Elle sait qu’elle a souvent été victorieuse de cet ennemi, qu’elle l’a dominé et supplanté; mais se voyant près de tomber entre ses mains, elle ne doute point qu’il ne se venge et dans l’assurance qu’elle a qu’il ne l’épargnera pas, il lui semble ne pouvoir éviter sa perte. Alors cette pauvre âme pressée de toutes parts, fait ressouvenir Dieu que c’est Lui qui l’a fait entrer dans cette voie ; que c’est pour Lui obéir à l’aveugle qu’elle s’y est engagée, qu’elle s’est entièrement abandonnée à Lui ; ensuite de quoi elle Le prie de la protéger. Elle lui remontre encore que ses pères ont marché par la même voie et que c’est par là qu’Il S’est déclaré leur Dieu. Elle s’humilie devant Lui et Le fait souvenir de sa vérité.
V.11 Délivrez-moi de la main de mon frère Esaü car je le crains beaucoup ; de peur qu’il ne frappe la mère avec les enfants. [182]
V.12 vous avez promis de me combler de biens et de multiplier ma race comme le sable de la mer, dont la multitude est innombrable.
C’est une belle expression que de dire frapper la mère avec les enfants. Le péché frappe la mère qui est la justice acquise par la grâce ; et aussi les enfants qui sont les vertus et les bonnes œuvres. Or cette âme pressée d’angoisse se voit à la veille de perdre l’un et l’autre. Elle oublie tous les autres biens et ne songe qu’à sa propre justice qu’elle se voit tout près de perdre : elle donne librement les autres biens, c’est-à-dire qu’elle consent à la perte des goûts et des faveurs célestes. Il est juste que tout cela lui soit ravi par le péché, qui lui paraît ici inévitable ; mais la propre justice et les fruits qui sont les divines vertus, ha! c’est ce qu’elle ne peut consentir de perdre. Non, pauvre âme affligée, vous aurez plus de peur que de mal, il n’y a rien à craindre pour vous, parce que Dieu empêchera la chute dont vous êtes menacée.
V.13 Jacob passa la nuit en ce lieu-là et il sépara de tout ce qui était à lui, ce qu’il avait destiné pour être offert en présent à Esaü son frère.
V.23 [78] Après avoir fait passer tout ce qui était à lui,
V.24 Il demeura seul en ce lieu-là. Et il parut en même temps un homme qui lutta avec lui jusqu’au matin.
V.25 Et voyant qu’il ne pouvait vaincre Jacob, il lui toucha le nerf de la cuisse, qui se sécha aussitôt.
Jacob, comme j’ai dit, hasarde tous ses biens et il demeure seul. O pauvre homme, vous croyez n’avoir à combattre qu’un ennemi que vous pouvez même apaiser par vos présents : vous avez déjà échappé à la poursuite de votre beau-père [183][qui signifie la créature], vous pensez, selon votre propre sens, éluder de même les autres ennemis; mais vous ne savez pas qu’il vous faut combattre Dieu même et que c’est Lui qui vient vous attaquer. Or ce combat est le dernier et le plus rude de tous. Soutenir un combat contre Dieu, soutenir le poids de la force de Dieu, c’est une chose que la seule expérience peut faire entendre. Il en coûte toujours en cette guerre, comme à Jacob qui y devint boiteux.
V.26 Cet homme lui dit : Laissez-Moi aller car l’aurore commence déjà à paraître. Jacob répondit : Je ne vous laisserai point aller que vous ne m’ayez béni.
V.27 Cet homme lui dit : Comment vous appelez-vous ? Il lui répondit : Je m’appelle Jacob.
V.28 L’homme ajouta : Jusqu’ici on vous a appelé Jacob, mais à l’avenir on vous appellera Israël. Car si vous avez été fort contre Dieu, combien le serez-vous davantage contre les hommes ?
Ce combat étant le dernier de tous, après l’avoir essuyé il faut changer de nom et le nom nouveau est donné, comme à Abraham et à Sara. Ceci est clair dans l’Ancien et le Nouveau Testament [79]. Mais cette âme perd ici sa propre justice et sa propre force, pour être revêtue de la force de Dieu ; aussi ce nom d’Israël qui lui fut donné signifie fort contre Dieu, comme s’il était dit : fort comme Dieu et de la force de Dieu même. Pour cette raison tous les enfants de Jacob et son peuple, qui doit être le peuple spirituel de Dieu, doit être appelé le peuple d’Israël, revêtu de la force de Dieu même; aussi est-il dit à ce peuple dans l’Exode [80] : Le Seigneur combattra pour vous et vous demeurerez dans le [184] silence ; ce qui veut dire qu’Il combat Lui-même en eux et qu’ils n’ont qu’à se tenir en repos. Et au livre des Rois [81] : vous venez contre Moi avec l’épée, la lance et le bouclier, mais Moi Je viens à vous au nom du Seigneur des armées. Cette âme donc, revêtue de la force de Dieu, ne craint plus ni les hommes ni les démons, car après avoir soutenu le combat de Dieu même, qu’y a-t-il plus à craindre ?
V.31 Aussitôt que Jacob eût passé ce lieu, qu’il avait nommé Phanuel, il vit le soleil qui se levait, mais il demeura boiteux d’une jambe.
Après ces terribles combats le soleil se lève : la créature étant encore plus détruite et recoulée, fondue et anéantie qu’elle n’était auparavant, elle comprend plus véritablement ce que c’est que Dieu, vrai soleil de tous les êtres, lors même qu’elle Le peut encore moins comprendre, l’excès de son absorbement en Lui le lui rendant encore plus incompréhensible, quoiqu’elle Le connaisse mieux qu’elle ne fit jamais.
Ces personnes assez heureuses pour avoir soutenu avec fidélité le combat divin, peuvent paraître aux yeux des créatures encore plus faibles qu’on ne les croyait auparavant ; mais dans la vérité, elles ne furent jamais plus fortes puisque, par la perte de leur propre force, elles sont entrées dans la force de Dieu, ainsi que Jacob, quoique devenu boiteux, porte le nom et remplit le sens d’Israël, fort contre Dieu.
Chapitre XXXIII
V.10 Jacob dit à son frère Esaü : J’ai vu aujourd’hui votre visage comme si j’eusse vu le [185] visage de Dieu. Soyez-moi donc favorable.
V.11 Recevez ce présent que je vous ai offert et que j’ai reçu de Dieu qui donne toutes choses.
Lorsque le nom nouveau a été donné et que l’âme est bien avancée, elle voit toutes choses en Dieu et Dieu en toutes choses. Le péché, qui auparavant lui donnait tant d’effroi, ne lui en donne plus ; tout l’enfer même ne pourrait l’épouvanter parce qu’elle ne peut plus rien voir distinct de Dieu même, où il n’y a point de coulpe, mais la parfaite sainteté. [...] [82].
Chapitre I
V.4. Un jour Elcana [83] ayant offert son sacrifice, il donna à Phenenna, sa femme, et à tous ses fils et à toutes ses filles leur part de l’hostie.
V.5. Et il n’en donna qu’une à Anne ; et il la lui donna étant triste, parce qu’il l’aimait : mais le Seigneur l’avait rendu stérile.
[...][Tome IV, 4] Quoiqu’il soit dit ici qu’Anne fût stérile, ce n’était point qu’elle dut être pour toujours inféconde ; mais c’est que Dieu nous donnait Lui-même par elle la figure des âmes qu’Il rend fécondes en Lui. Il les prépare par une longue stérilité et par une forte épreuve, à lui enfanter des prédestinés : car quoique Jésus-Christ les ait tous enfantés sur la croix, Il donne à tous des pères en Jésus-Christ qu’Il associe à Sa paternité, du moins à ceux qu’Il destine à l’intérieur ; et c’est une extension de la fécondité de Jésus-Christ, de même qu’Il étend sur eux Sa passion : c’est aussi ce qui s’achève en nous, comme parle saint Paul [84] de ce qui manque à la passion de Jésus-Christ, qui n’est autre que cette extension. [...]
V.15. Anne lui dit : pardonnez-moi, mon Seigneur, je suis une femme comblée d’afflictions : je n’ai bu ni vin ni rien qui puisse enivrer, mais j’ai répandu mon âme en la présence du Seigneur.
[...] Ce doit être là l’effet des afflictions, des épreuves, des tentations, de la stérilité spirituelle, que de répandre [10] notre âme en la présence du Seigneur. Celui qui répand quelque vase, ne fait que l’incliner vers la terre, et sans autre effort il se répand de soi-même ; il en est tout de même de celui qui répand son âme en la présence du Seigneur : en ne faisant autre chose que de s’incliner doucement vers Lui, l’âme suivant la pente naturelle et foncière qu’elle a de s’unir à son centre, s’écoule insensiblement vers lui comme une eau pure et nette. C’est comme si elle disait : c’est l’excès de ma douleur qui m’invite à prier, mais je ne suis pas plutôt devant Dieu, que, perdant tout autre idée je ne puis faire autre chose que de suivre le penchant qu’Il a mis Lui-même en moi, de me perdre et de m’écouler en Lui. Et de même qu’un vase plein d’eau se vide sans qu’il en reste rien, je veux me vider entièrement moi-même et me perdre en Dieu : c’est mon unique prétention ; je ne désire que cela, et c’est de cette manière que je prie. Ma prière est mon penchant, mon penchant est ma prière ; et l’un et l’autre est produit par mon amour et ma douleur. [...]
Chapitre II [85].
V.8. Il tire le pauvre de la poussière, et l’indigent du fumier, pour le faire asseoir entre les princes…
Ces paroles expriment admirablement comment Dieu ne Se contente pas de réduire l’homme qu’Il veut faire passer en Lui dans la plus extrême indigence ; Il le détruit de plus et le réduit dans la poussière, dont il a été tiré, suivant ces paroles de l’Ecriture : tu es poudre, tu retourneras en poudre [86]. Anne, pour nous faire comprendre l’excès du néant, dit que Dieu retire l’indigent du fumier pour le faire asseoir avec les princes. De même que Dieu n’appauvrit qu’après [27] qu’Il a comblé de biens, aussi Il ne tire de la pauvreté que lorsqu’elle est au comble de l’indigence de la poussière, mais une poussière d’ordure, exprimée par le fumier. L’excès des biens désigne celui des maux, et l’on peut appeler de la sorte ce qu’une âme parfaitement morte souffre sans peine et sans résistance. Lorsque le fumier nous a servi de trône, comme à Job, Dieu nous en donne un de gloire. [...]
Chapitre III
V.8. Le Seigneur appela donc encore Samuel pour la troisième fois, et Samuel se levant s’en alla à Héli.
[43] Notre Seigneur semble appeler de ce triple appel tous ceux à qui Il donne une vocation singulière pour l’apostolat. [...] Lorsque Jésus-Christ chargea saint Pierre de la conduite de Son Eglise, ne lui fit-Il pas ce triple appel ? Et comme cette Eglise devait être fondée sur l’amour, animée d’amour, et consommée dans l’amour, Jésus-Christ lui demande par trois fois [87] : Pierre, M’aimes-tu ? comme pour lui dire : la mesure de ta vocation pour conduire Mon troupeau est la mesure de l’amour que tu Me portes : l’amour le plus épuré envers Moi est le signe de la plus parfaite vocation pour aider aux autres. Pierre, M’aimes-tu ? Pais Mes agneaux : c’est un premier amour, qui est un amour de reconnaissance ; c’est ce qui fait que l’on se charge des fatigues de l’Apostolat pour l’amour de [44] Dieu. Pierre, M’aimes-tu ? Seconde vocation, produite par l’amour de confiance, qui fait que l’on espère de trouver en Dieu ce qui nous manque pour un tel emploi. De là il est encore dit : Pais Mes agneaux. Pierre, M’aimes-tu ? Troisième appel par rapport au troisième amour, qui est un amour d’abandon, amour gratuit, amour pur, qui fait que, s’étant livré tout à son Dieu, l’on est prêt de donner sa vie, son honneur, son âme, et le reste pour Son troupeau. A cet amour il est répondu : Pais Mes brebis ; ce qui marque non seulement une vocation pour être pasteur des personnes, mais de plus une grâce de communication qui fait qu’étant appelé, l’on a comme un degré hiérarchique, qui fait que l’on communique même la grâce et la fécondité à d’autres âmes, qui sont elles-mêmes arrivées à l’Apostolat, et en état d’aider les autres [88]. Ce triple appel marque donc une vocation extraordinaire, et une grâce surabondante. Saint Jean exprime d’une autre sorte dans ses Epîtres cette grâce, dont il était possédé, lorsqu’il dit [89] : je parle à vous, jeunes gens, parlant des âmes communes qui composent le troupeau ; parce, dit-il, vos péchés vous sont pardonnés, et qu’étant en état de grâce vous êtes des membres vivants du troupeau de Jésus-Christ. [...]
Chapitre X
V.6. L’Esprit du Seigneur Se saisira de vous : vous prophétiserez avec le prophète, et vous serez changés en un autre homme.
[88] Lorsque Dieu choisit un homme pour le faire pasteur, Il le change véritablement en un autre homme ; et il éprouve que, quoiqu’il soit faible et ignorant pour soi-même, quand il s’agit d’aider aux autres, il se trouve une force divine, et qu’il est entièrement changé. Saint Paul ne remarque-t-il pas que les peuples auxquels il écrivait, disaient de lui [90] : c’est un petit homme, qui n’a pas d’extérieur ; et cependant dans ses lettres il y paraît une force et une autorité extraordinaires. Dieu leur donne aussi quelque connaissance de l’avenir, qui est comme une espèce de don de prophétie, ce qui attire la créance de tout le monde. Mais ce don n’est que passager.
V.7. Lors donc que tous ces signes vous seront arrivés [89], faites tout ce qui se présentera à faire, parce que le Seigneur est avec vous.
Lorsque l’Esprit de Dieu s’empare d’une personne, elle doit faire avec une grande fidélité tout ce qui se présente le premier à elle, parce que Dieu, devenant son principe, le devient de ses premiers mouvements. Ce passage est d’une merveilleuse beauté : c’est ce qui nous possède le plus qui est la source de nos premiers mouvements ; c’est pourquoi lorsque l’on veut juger des inclinations d’une personne, il en faut juger par les premiers mouvements de son cœur, qui déclarent souvent malgré elle ce qu’elle passionne [91]. [...]
Chapitre XII
V.20. Samuel répondit au peuple : ne craignez pas. Il est vrai que vous avez fait tout ce mal ; mais néanmoins ne quittez pas le Seigneur, et servez-Le de tout votre cœur.
Il y a pas de si grand mal qui n’ait son remède : le plus assuré de tous est de ne pas quitter Dieu, en se séparant de Lui par un péché volontaire. Il y a des personnes qui, après avoir quitté la conduite de Dieu, après s’être retirées de l’abandon à Sa divine Providence, sentant l’étrange différence qu’il y a entre la conduite de Dieu et celle de l’homme, ne peuvent presque supporter les troubles et les agitations que celle-ci cause [123] : elles entrent dans des désespoirs étranges, ne pouvant retrouver leur place, et se trouvant en tout lieu comme une personne dont les os sont déboités ; ou bien elles se jettent dans le libertinage. Quelque faute que l’on ait faite, pourvu que l’on demeure attaché à Dieu et que l’on s’abandonne de nouveau à Lui, il n’y a rien à craindre, et l’on y remédie aisément. [...]
Chapitre XV
V.9. Mais Saül avec le peuple épargna Agag [92], et réserva ce qu’il y avait de meilleur dans les troupeaux de brebis et de boeufs, dans les béliers, dans les meubles et les habits, et généralement tout ce qui était le plus beau ; et ils ne le voulurent pas détruire ; mais ils détruisirent tout ce qui était vil et méprisable.
[...] Les divines vertus sortent donc toutes pures de Dieu : mais reçues dans cette âme propriétaire, peu à peu elles se corrompent plus ou moins, selon la force de la propriété ; et enfin se mêlent si fort avec la propriété, [158] qu’elles se changent en elle-même. Cette eau claire se change enfin en boue, quoiqu’elle soit d’elle-même toute pure.
Le dessein de Dieu n’est donc pas de dépouiller l’âme des vertus comme vertus, mais parce qu’elles se sont mêlées, changées et identifiées avec la propriété, Dieu voulant ôter à l’âme cette propriété, il faut nécessairement qu’Il lui ôte en même temps usage de toutes les divines vertus, sans qu’il en reste qu’une seule. Car s’il en restait pour peu que ce fût, et quelque nécessaire qu’elle parût [être], il resterait une source de propriété, un levain de corruption, qui gâterait incessamment et jusqu’à l’infini toutes les vertus que Dieu y mettrait. C’est pourquoi les âmes qui ne s’en laissent pas dépouiller absolument, et qui veulent toujours agir sur quelque prétexte que ce puisse être, ne peuvent jamais arriver à l’entière pureté et transformation qui est requise : parce que cette propriété, qui paraît si légère et imperceptible, est suffisante jusqu’à l’infini pour corrompre tout ce que Dieu y mettrait ; et c’est ce qui fait la nécessité du purgatoire, et pourquoi des âmes d’ailleurs si saintes y demeurent si longtemps. Car si une âme pouvait aller au ciel avec la moindre propriété, elle corromprait pour ainsi parler, tout le paradis : d’où il faut remarquer qu’il y a [nécessairement] un purgatoire pour la propriété, comme il y a un enfer pour le péché. [...]
Chapitre XVI
V.1. Et le Seigneur dit à Samuel : jusqu’à quand pleurerez-vous Saül, parce que Je l’ai rejeté, et que Je ne veux plus qu’il règne sur Israël ? Emplissez d’huile la corne que vous avez, et venez, afin que Je vous envoie à Isaï Bethléemite ; car Je Me suis choisi un roi entre ses enfants.
[...][173] Et c’est là la différence des personnes qui aident les autres sans être dans la vie apostolique par état, et de celles qui y sont, que l’amour de ceux-là pour le prochain regarde le même prochain : ils ont une tendresse de compassion pour lui, ils ont de la douleur de sa perte ; et tout cela, pris du côté du pécheur, est une bonne chose. Mais ce n’est pas pourtant la perfection de la charité qui n’a que Dieu seul pour objet et pour fin. L’âme dans l’état apostolique, donnerait mille fois et âme et vie pour ses frères sans regarder ses frères autrement que dans la volonté de Dieu, qui la dispose de la sorte ; mais quoiqu’elle soit de cette manière, elle n’a cependant nul trouble ni inquiétude de leur perte. C’est un état qu’il faut expérimenter pour le comprendre.
Une âme ne refuse jamais une grâce qu’elle ne soit donnée à un autre. Il ne se perd jamais la moindre chose de tout ce qui sort de Dieu pour être distribué aux hommes. Dieu transfère souvent la grâce de la foi d’un royaume à l’autre et tout se trouve en Lui : ce qui n’empêche pas que ces âmes ne soient punies de leur refus, ne tenant pas à elles que cette grâce ne soit perdue. [...]
Chapitre XVII
V.40. Il prit son bâton, qu’il tenait toujours à la main ; il choisit dans le torrent cinq pierres polies, et les mit dans sa panetière qu’il avait sur lui ; et tenant à la main sa fronde il marcha contre le Philistin.
[186] Le bâton que David portait toujours en ses mains, est une belle figure de l’abandon à Dieu. David en fit en cette occasion un renouvellement, sa foi devint plus pure, et sa confiance s’augmenta, mais confiance qui ne regardait que le seul intérêt de Dieu, étant très content de périr en cette occasion, pourvu que Dieu en tirât de la gloire, et que son ennemi fût détruit. L’abandon fut donc le seul soutien de David : il n’en voulut prendre en nulle chose créée. Il choisit cinq pierres très claires du torrent [...] parce qu’elles se trouvent dans le torrent de l’abandon, et dans la pureté et nudité de la foi : car sitôt qu’une âme, désespérant de toute force propre, s’abandonne à Dieu, elle est par cet abandon revêtue de la force de Dieu en Jésus-Christ, du salut de Dieu par Jésus-Christ. [...]
Chapitre XXX.
V.26. David, étant arrivé à Sicéleg [93], envoya du butin qu’il avait pris aux Anciens de Juda, qui étaient ses proches, en leur faisant dire : Recevez cette bénédiction des dépouilles des ennemis du Seigneur.
[302] Ce passage fait voir la fidélité de David pour ne rien retenir de ce que Dieu lui donne. Il en fait part à toutes les personnes de Juda, qui sont les âmes intérieures et abandonnées, qui attendent tout de Jésus-Christ, qui doit être leur force et leur appui [...] Et c’est en cet état que l’âme ne retenant rien pour elle-même distribue tout sans se rien réserver. Ceux qui ne sont pas accoutumés à un état si nu, s’étonnent de ce que ces grandes âmes parlent aussi librement des choses de Dieu. Ils les accusent même souvent de vanité. Et ce n’est rien moins que cela : c’est un effet de leur [303] désappropriation. Elles sont comme un canal pur et net, qui ne reçoit les eaux que pour les distribuer, assurées qu’elles sont que ces eaux sont d’autant plus pures, qu’elles s’écoulent davantage ; et que si elles croupissent, c’est parce qu’elles se sont arrêtées, et qu’elles ont séjourné dans les tuyaux, ce qui ne peut arriver lorsque les tuyaux n’ont nulle concavité, et qu’ils sont tellement unis et en pente, qu’ils ne peuvent rien retenir. Il faut qu’ils soient unis par une entière désappropriation, qui ne forme aucun arrêt ; il faut qu’ils soient en pente de chute, ce qui exprime bien l’anéantissement. C’était l’état de David lorsqu’il distribuait ainsi ces dépouilles, c’est aussi la figure de Jésus-Christ, qui dans le désert distribue le pain après l’avoir multiplié. Ceci représente parfaitement bien la distribution de la parole de grâce : c’est pourquoi David appelle ce qu’il distribue, la bénédiction du Seigneur. […]
Chapitre II
V.4. Alors ceux de la tribu de Juda étant venus à Hebron, y sacrèrent David, afin qu’il régnât sur la maison de Juda.
[Tome V, 328] La suite de l’histoire de David jusqu’à la possession de son royaume est une belle figure des traverses par lesquelles il faut passer avant que d’arriver à la nouvelle vie ; et que l’état d’une mort réelle et profonde n’est pas sitôt passé que l’on s’imagine. [...][329] Ils sacrent eux-mêmes David, pour faire voir qu’encore bien que le règne de Dieu en nous soit de la destination divine, il faut pourtant que ce règne soit volontaire, et que nous le choisissions nous-mêmes pour notre Roi, nous assujettissant de notre plein gré sous Son doux empire.
V.10. Isboseth, fils de Saül, avait quarante ans lorsqu’il commença à régner sur Israël ; et il régna deux ans. Il n’y avait alors que la seule maison de Juda qui suivît David.
[330] Si la modération de David a été grande dans la perte de son ennemi à l’entrée de son règne, elle ne l’est pas moins dans sa possession. [...][331] Cette suprême indifférence, et cette fermeté à ne se démentir en quoi que ce soit, condamne bien le procédé de certaines personnes spirituelles, qui, lorsqu’elles ont connu que Dieu veut faire quelque chose d’elles, font des tentatives, et veulent toujours directement ou indirectement les faire réussir, n’attendant jamais en patience ni en perte que Dieu exécute Lui-même Ses volontés. Il faut que l’heure vienne. Jésus-Christ nous a bien enseigné cela, lorsqu’Il disait : mon heure n’est pas encore venue. Il faut donc attendre cette heure. D’autres commettent un autre défaut, qui est, que lorsque Dieu a commencé de les mettre en possession de ce qu’Il leur a promis, ils veulent eux-mêmes achever d’étendre cette possession jusqu’aux limites que Dieu leur a marquées.
Les uns et des autres se méprennent, parce que Dieu ne leur fait pas connaître les choses pour les porter à les exécuter, mais afin qu’ils les laissent en Lui, Lui abandonnant le soin de tout faire et de tout exécuter. [...]
Chapitre VI
V.6. Mais Oza porta la main à l’Arche de Dieu et la retint; parce que les boeufs regimbaient et l’avaient fait pencher.
V.7. En même temps la colère de Dieu s’alluma contre Oza et Il le frappa à cause de sa témérité. Et Oza tomba mort au même lieu devant l’Arche du Seigneur.
[355] O Dieu, que vous êtes jaloux ! Et où ne s’étend pas Votre jalousie ? Jusqu’aux choses les plus innocentes. Il y a deux choses principales dont Dieu est infiniment jaloux : l’une de Son opération, et l’autre, Sa sainteté. Lorsqu’une âme est assez favorisée de Dieu pour qu’Il veuille bien être le principe de ses opérations, elle ne peut vouloir agir par soi-même qu’elle ne blesse Sa jalousie. Il l’est encore plus de Sa sainteté, de sorte que, lorsqu’Il veut sanctifier une âme en Lui de Sa propre sainteté, ô, toute propre justice Lui est en horreur. La mort d’Oza est moins un châtiment personnel qu’un exemple pour nous. On ne saurait étendre sa main sur la sainteté de Dieu pour se l’approprier comme son bien, que l’on ne se rende coupable envers Dieu, et qu’on ne réveille Sa jalousie. C’est la raison pour laquelle Dieu détruit la créature par tant de renversements étranges, et qu’Il ne vient pas en elle qu’elle ne soit dépouillée de toute sainteté propre, afin que la seule sainteté de Dieu règne et subsiste en elle. [...]
V.21. David répondit à Michol : Oui, devant le Seigneur, qui m’a choisi plutôt que votre père et que toute sa maison, et qui m’a commandé d’être chef de son peuple dans Israël ;
V.22. Je danserai, et je paraîtrai vil encore plus que je n’ai paru : je serai méprisable à mes yeux, et je paraîtrai plus glorieux devant les servantes mêmes dont vous parlez.
[...][361] Si je pouvais (voulait encore dire mon saint Roi) achever de me détruire tout à fait pour glorifier mon Dieu, ô que je le ferais avec plaisir ! La parfaite pauvreté d’esprit fait que l’âme se trouvant vide de tous biens, ne peut s’attribuer autre chose que la misère. C’est par cette pauvreté que l’âme apprend à se connaître elle-même : jusqu’alors, plus elle s’humiliait en apparence, moins elle se connaissait, car cette humilité connue était un bien qui lui cachait absolument son néant et le vide de tout bien qui est en elle. Ceux qui croient que cette voie donne de la vanité, à cause de la sainte liberté qu’elle procure, se trompent fort, parce qu’il est certain que l’âme ne voyant en soi aucun bien, ne s’en attribue aucun. Le dépouillement de tout la rend libre et légère : rien ne donne une si grande légèreté à un voyageur, que de se tenir déchargé d’un poids sous lequel il gémissait. La parfaite liberté vient de l’entière pauvreté, plus encore la spirituelle que la temporelle : car celui qui n’ayant rien désire quelque chose, est chargé de sa propre pauvreté. [...]
Chapitre VII.
V.1. Le roi étant établi dans sa maison, et le Seigneur lui ayant donné la paix de tout côtés avec tous ses ennemis ;
V.2. Il dit au prophète Nathan : Ne voyez-vous pas que je demeure dans une maison de cèdre, et que l’Arche de Dieu n’a pour couverture que des peaux de bêtes ?
V.3. Nathan lui dit : Allez, faites tout ce que vous avez dans l’esprit; parce que le Seigneur est avec vous.
[...][366] Saint Paul nous recommande de ne pas éteindre l’Esprit [94] : ce qui ne s’entend pas seulement par la perte de la grâce, mais aussi en n’étant pas fidèle à suivre Sa motion.
On dira sur ce que j’avance : comment connaître ce mouvement ? Et ne puis-je pas prendre ce mouvement pour un mouvement naturel, ou me laisser surprendre par la nature, croyant suivre la grâce ? Il est aisé de répondre à cela. Premièrement, le mouvement de Dieu étant toujours à détruire la nature corrompue, au renoncement de soi-même, à détruire l’amour-propre et la vie d’Adam. Il commence par les choses les plus grossières, puis par les plus délicates et spirituelles : ce qui n’était au commencement qu’un mouvement léger, devient un feu dévorant pour consumer les impuretés, car plus les impuretés deviennent spirituelles et délicates, plus deviennent-elles difficiles à détruire; Mais ces impuretés ne peuvent être détruites qu’en suivant le mouvement de l’Esprit [367] de Dieu, qui conduit l’âme peu à peu jusque devant la face du Seigneur.
Les mouvements du Seigneur ont encore cela de propre qu’ils ne laissent pas ignorer que c’est Dieu, surtout si l’on est prompt à les suivre. J’avoue que dans la suite l’on ignore que ce soit Dieu, on l’ignore même en hésitant à Le suivre : l’hésitation ôte la certitude, mais par un défaut. Lorsque l’inspiration ou le mouvement est exécuté, toute certitude en est ôtée ; et cela est nécessaire pour faire marcher l’âme par une foi aveugle et un abandon entier entre les mains de Dieu, de sorte que, quoiqu’on marche très sûrement par cette voie, l’on ignore sa sûreté ; et cette ignorance devenant toujours plus profonde, cela fait qu’on marche toujours en foi et en abandon, et non en certitude. On peut bien avoir la certitude pour les autres, et jamais pour soi, quoiqu’il soit vrai, comme j’ai dit, que Dieu ne laisse jamais ignorer lorsqu’Il demande, dans le temps seulement qu’Il demande. [...]
V.8. Maintenant donc vous direz ceci à Mon serviteur David : voici ce que dit le Seigneur des armées : Je vous ai tiré des pâturages lorsque vous suiviez les troupeaux, afin que vous fussiez le chef de Mon peuple d’Israël.
[370] Le soin que Dieu prend de faire ressouvenir David du lieu d’où Il l’a tiré pour le faire régner, afin qu’il ne s’attribue aucune des grâces que Dieu lui fait et qu’il ne s’en rende pas propriétaire, nous est d’une grande instruction, pour nous faire comprendre, qu’Il ne regarde ni les talents, ni la qualité, ni aucun autre avantage, dans le choix qu’Il fait des hommes apostoliques, faisant un berger roi et un pêcheur la pierre fondamentale de Son Eglise, Dieu Se servant ordinairement des sujets les plus faibles, afin que la gloire de toutes choses Lui soit attribuée. C’est bien l’effet de Votre jalousie, ô mon Dieu, qui s’étend sur toutes choses sans exception ; et lorsque Vous voulez une âme pour Vous-même, Vous la cachez aux yeux de tous les hommes, Vous la cachez à elle-même aussi, et Vous voulez qu’elle s’ignore si fort qu’elle ne Vous dérobe rien de ce qui n’est en elle que pour Vous.
[371] Mais jusqu’où ne s’étend pas Votre jalousie ? Il semble que Vous soyez jaloux de Vous-même en cette âme, du moins l’êtes-Vous si fort de Vos dons que vous la dépouillez de tout. C’est alors qu’elle Vous peut bien dire : “Vous m’avez dépouillée de ma gloire et de ma beauté.” Mais, ô âme assez fortunée pour exciter la jalousie d’un Dieu, ne devez-vous pas vous réjouir de ce qu’Il ne vous ôte votre gloire que pour Se glorifier Lui-même ? Il ne vous ôte votre beauté que pour devenir Lui-même votre beauté : mais c’est ce qu’elle ne connaît pas alors. Celui qui possède sa propre gloire, la peut perdre ; mais celui dont la gloire est toute en Dieu, ne la peut jamais perdre. Dieu est jaloux de Sa gloire et de Sa beauté en nous, de sorte que plutôt que de souffrir [qu’elles n’y fussent pas pures,] Il armerait le ciel et la terre. Véritablement Vous êtes bien un Dieu jaloux. [...]
V.13. Ce sera Lui qui bâtira une maison à Mon Nom ; et j’établirai pour jamais le trône de son royaume.
[...] La première [Eglise] est celle des combattants, où l’âme est toute employée dans le combat et dans l’action. [376] De là elle passe dans l’état souffrant ou passif, où elle ne combat plus, mais elle souffre sans se mouvoir autrement que par une correspondance toute libre et un acquiescement tout volontaire les opérations crucifiantes et gratifiantes d’un Dieu, tant pour l’extérieur que pour l’intérieur. C’est alors que les croix extérieures sont très grandes et très continuelles, étant unies au feu dévorant de la divine Justice, qui consomme et purifie par la véhémence de son ardeur la rouille de la propriété de la créature. Cet état est fort détruisant, et bien plus douloureux à porter que nul autre, l’homme ne pouvant jamais parvenir par tous ses soins à se causer une douleur pareille à celles que Dieu lui fait souffrir, soit extérieurement par des croix choisies d’une main puissante et habile, soit intérieurement par l’opération dévorante du dedans, ce que Dieu opère Lui-même dans les âmes étant bien d’une autre sorte [que ce que l’on souffre d’ailleurs.] Cet état de purgatoire passif est semblable à celui des âmes du purgatoire en l’autre vie, où l’âme demeure tellement unie à la volonté de Dieu, qu’elle ne peut ne vouloir pas tout ce qui se passe en elle, quelque détruisant qu’il soit : elle ne peut regarder ce qui se passe en elle ni ce qu’elle souffre tant qu’elle demeure absorbée dans la volonté de Dieu. Elle ne peut réfléchir sans une très grande infidélité ; elle souffre donc nullement tout ce que Dieu opère en elle par la rigueur de Sa Justice et par la douceur de Son amour, ces âmes étant dans un contentement achevé au milieu des plus étranges peines. On peut voir ce que sainte Catherine de Gênes en [377] a écrit [95] ; rien n’exprime mieux l’état purifiant dont je parle.
De cette Eglise souffrante, l’âme passe immédiatement dans la triomphante, qui est Dieu même, où tout triomphe pour celle qui n’a plus d’autre triomphe que celui de Dieu. [...]
V.18. Alors le roi David alla s’asseoir devant le Seigneur et dit : Qui suis-je, ô Seigneur mon Dieu, et quelle est ma maison, pour m’avoir fait venir jusqu’au point où je me trouve aujourd’hui ?
[382] Ces paroles marquent assez l’étonnement de David dans la vue de son extrême misère et de sa bassesse [...][383] et comme l’union hypostatique [96] se fit à la nature de l’homme la plus dénuée de subsistance qu’il y ait jamais eu et qui sera jamais ; aussi faut-il, afin que Dieu s’unisse essentiellement l’âme, qu’elle soit dénuée de tout soutien et de tout appui. Ceci est très clair à qui la lumière de foi en est donné. O que ce mystère n’est-il compris de tout le monde ! [...]
V.26. Afin que Votre Nom soit glorifié éternellement, et que l’on dise : Le Seigneur des armées est le Dieu d’Israël, et la maison de Votre serviteur David sera établie devant le Seigneur.
Je ne vous demande ces choses, ô mon Dieu, [390] qu’afin que Votre Nom soit glorifié éternellement ; et que l’on puisse dire que ce Dieu des armées, si redoutable à Ses ennemis, si terrible pour ceux dont la volonté n’est pas unie à la Sienne, est un Dieu plein de douceur et de bonté pour les âmes intérieures, abandonnées sans réserve à Ses divines volontés. C’est alors que la maison de Jésus-Christ, (figurée par celle de David,) demeure stable, Jésus-Christ étant produit en elles d’une manière durable, et qui n’est plus sujette aux vicissitudes des commençants.
Il est nécessaire, ce me semble, d’expliquer ici que, lorsque l’on parle d’un état confirmé, permanent et durable, l’on n’entend pas parler d’un état d’impeccabilité : ce qui n’est pas pour cette vie, sans une grâce très extraordinaire. Jésus-Christ fut impeccable par nature, Marie par une grâce de prévention, et d’autres saints par une grâce de sanctification. Les apôtres furent confirmés en grâce : cela pourrait être encore en quelques âmes ; mais nul ne doit présumer d’avoir cette grâce, qui est absolument ignorée de celui qui la possède ; en sorte qu’à quelque degré qu’il soit élevé [97], il ignore toujours s’il est digne d’amour ou de haine.
Ce qu’on veut donc dire par un état stable et confirmé, est un affermissement intérieur dans la volonté de Dieu, causé par une longue habitude de conformité et de perte de volonté en celle de Dieu avec une profonde mort à soi-même, qui rend l’âme exempte des vicissitudes continuelles qu’elle éprouvait dans les commencements, qui lui faisaient trouver dans son propre cœur des résistances continuelles contre les désirs plus ardents de ce même cœur : elle [391] portait une guerre intestine, qui était [tantôt] apaisée par les sentiments, une grâce savoureuse qui mettait l’âme dans une profonde paix, [tantôt] réveillée par les sentiments naturels, qui la troublaient avec d’autant plus de force que sa paix avait été plus profonde. L’âme accoutumée à ne plus agir par les sentiments, et persuadée qu’elle doit sacrifier sans cesse sa volonté propre à la volonté suprême de son Dieu, s’en fait une telle habitude, que cette volonté [propre] tant de fois repoussée, n’ose plus paraître ; et ne trouvant plus d’aliment, par la privation de tout exercice, expire heureusement dans la volonté de son Dieu. C’est ce qu’on appelle perte de volonté, qui est plus un gain qu’une perte : comme le fleuve perdu dans la mer demeure toujours, et passant dans un état plus parfait prend les mouvements et les qualités de la mer. C’est alors que la demeure de Dieu est stable dans l’âme, puisque Dieu demeure en l’âme par Sa volonté, selon ce qu’Il en dit en saint Jean [98] : “Si quelqu’un M’aime, il fera Ma volonté, Nous reviendrons à lui, et Nous ferons notre demeure en lui”. Dieu vient premièrement à l’âme ; puis Il habite en elle par la foi et par l’amour, selon la doctrine de saint Paul [99], et la promesse qu’Il fait à l’âme par Son Prophète [100] d’épouser l’âme en foi, de l’épouser éternellement. Ce qui est seulement fiançailles, se peut rompre ; mais le mariage est rendu indissoluble, selon la loi même de Jésus-Christ.
V.27. Vous avez révélé à Votre serviteur, ô Seigneur des armées, ô Dieu d’Israël, que Vous lui vouliez établir sa maison. C’est pour cela que Votre [392] serviteur a trouvé son cœur pour Vous prier par cette oraison.
David est admirable : rien n’est plus clair que la manière dont il s’exprime pour faire connaître qu’il a prétendu parler de l’intérieur dans ce qu’il a dit jusqu’ici. O Dieu des armées, dit-il, qui combattez Vous-même pour les âmes qui Vous sont abandonnées, Vous m’avez révélé ce secret ; Vous avez dit à l’oreille de mon cœur, que Vous me vouliez établir une maison. J’ai bien compris que cela s’entendait de mon intérieur où Vous êtes Vous-même la maison, et où je serai la Vôtre : c’est pourquoi sitôt que Vous m’avez eu révélé ce secret, je suis rentré en moi-même, je suis retourné dans mon cœur, qui est le lieu où Vous habitez : alors j’ai trouvé dans ce même cœur un lieu pour Vous prier. Mais de quelle manière ? C’est que mon cœur était en même temps et la prière et le lieu de la prière : cette oraison se trouva toute faite dans mon cœur sans que j’eusse besoin d’autre chose. [...]
Chapitre XV.
V.25. Alors le roi dit à Sadoc [101] : Reportez à la ville l’Arche de Dieu. Si je trouve grâce devant le Seigneur, Il me ramènera ; et me fera revoir Son Arche et Son Tabernacle.
V.26. Que s’Il me dit : vous n’agréez pas ; je suis tout prêt : qu’Il fasse de moi ce qu’il Lui plaira.
La mort et le détachement de David sont si admirables, que l’on ne les saurait trop considérer. C’est trop pour David affligé et anéanti [452] d’avoir un prêtre et un soutien : il faut qu’il en soit privé, afin qu’il soit livré à une douleur sans mélange de consolation. Le dépouillement du directeur serait peu de chose si l’Arche de Dieu restait. Non, non, David, il faut que vous soyez dépouillé de Dieu même, (en ce qu’il y a de consolant et d’aperçu ; car [au reste] Il ne fut jamais plus avec vous.) O que ceci est étrange ! Et où se trouvera-t-il quelqu’un qui, loin de le souffrir, puisse le comprendre ? Cependant c’est une vérité. Il faut perdre tout vestige de Dieu ; et c’est l’état le plus terrible de tous les passages. Perdre les grâces et les dons, le royaume, la vie, tout cela n’est rien : mais perdre son Dieu, ô, cela est impossible ! L’on irait plutôt en enfer avec Dieu qu’en paradis sans Lui. Il faut pourtant perdre Sa douce présence. Il faut Le perdre Lui-même, à ce qu’il paraît à l’âme.
Cette perte est celle d’un soutien presque imperceptible, qui la fortifiait dans un si étrange passage. Quand il reste une assurance cachée que Dieu ne S’est pas entièrement retiré du fond, on voit bien encore la séparation du fond d’avec les sentiments, et que la volonté n’a aucune part à ce que les sens éprouvent. Mais, ô soutien si juste, et si raisonnable qu’il semble que ce serait une injustice de ne te pas avoir, il faut pourtant te perdre ; car quelque subtil et délicat que soit cet appui, c’est pourtant un appui, qui empêchant l’âme de défaillir à elle-même et de mourir, l’empêche par conséquent de se perdre en Dieu. Il faut perdre Dieu pour Dieu même, Dieu en nous et pour nous, pour Dieu en Lui et pour Lui. Comment cette perte s’opère-t-elle ? Un nuage affreux offusque tellement l’esprit de ces pauvres âmes, qu’elles croient vouloir [453] tout ce qu’elles souffrent avec une extrême douleur. Dieu ne leur paraît plus du tout favorable : au contraire. [...]
Chapitre XIV
V.15. Et le Seigneur frappera Israël et le rendra comme le roseau qui est agité dans les eaux ; et Il arrachera Israël de cette terre si excellente qu’Il a donnée à leurs pères, et Il les dispersera au-delà du fleuve ; parce qu’ils se sont fait des bocages pour irriter le Seigneur.
La manière dont Dieu frappe les âmes qui se retirent de l’abandon est très bien expliquée en ce passage. Elles croient s’assurer du royaume comme Jéroboam, en devenant infidèles. Elles croient que le vrai moyen d’assurer leur salut est de se gouverner selon leur lumière, ou selon la raison ou la conduite humaine ; et c’est tout le contraire : car lorsque l’âme demeure abandonnée, elle est comme un rocher au milieu des vagues de la mer, qui reçoit bien contre ses flancs les ondes furieuses et bruyantes, qui en est même choqué et battu, mais sans être ni sensible, ni ébranlé, demeurant toujours ferme et immobile ; au lieu que sitôt qu’elle se retire de l’abandon, elle est comme le roseau abattu et agité en l’eau, tantôt abattu, tantôt relevé ; et lorsque les vagues sont plus fortes, il est brisé. [...]
Chapitre XVII
V.18. Elle dit donc à Elie: Qu’y a-t-il entre vous et moi, homme de Dieu ? Êtes-vous venu chez moi pour faire mourir mon fils ?
V.22. Et Dieu exauça la voix d’Elie, et l’âme de l’enfant revint en son corps.
V.24. Et la femme dit à Élie : Je reconnais maintenant par ce que vous venez de faire que vous êtes un homme de Dieu, et que la parole du Seigneur est véritablement en votre bouche.
Tous les miracles qu’Elie fait ne sont que pour conserver la vie et pour la rendre : ce sont des miracles éclatants. La vocation de ces sortes d’Apôtres est pour conserver les âmes dans la vie de la grâce, et empêcher qu’elles ne périssent, et pour ressusciter ceux qui sont morts par le péché ; mais ils ne sont pas appelés à conduire les âmes dans la mort intérieure : aussi n’en parlent-t-ils point. David le grand pasteur des âmes intérieures, appelé pour y conduire un si grand peuple, ne fait pas de miracles, le plus grand des miracles étant l’anéantissement ; et si [599] ces personnes faisaient des miracles, cela les soutiendrait et les empêcherait de mourir. S’ils en faisaient, ce ne serait que comme Jésus-Christ [102], sur la fin de leur vie, dans l’état apostolique et dans la vie divine, dans un temps où, ayant perdu toute propriété, cela ne leur peut nuire. Mais à moins que Dieu n’ait quelque dessein pour le bien de Son Eglise, Il ne permet pas qu’elles en fassent, leur vie étant fort humiliante, inconnue, condamnée de tout le monde [...] Les pasteurs des âmes intérieures n’ont pas besoin de ces choses [les miracles] : leur parole touche le cœur à mesure qu’elle sonne à l’oreille ; et souvent le cœur est pris et pénétré avant que la parole soit sortie de la bouche. Jésus-Christ regarde Madeleine, et Il la change en amante ; Il regarde Pierre [103], et le convertit plus par ce regard que par Ses paroles. [...]
Chapitre XVIII
V.38. Et le feu du Seigneur tomba sur l’holocauste et le consomma avec le bois, les pierres, la poussière même, et l’eau qui était dans les conduits.
Le feu de l’amour pur descend du ciel, et consomme l’holocauste par son ardeur : ce feu est l’amour et la foi passive, qui sont infus à l’âme, qui consument en un instant toute cette victime et ses impuretés : il consume aussi toutes les matières du sacrifice, surmontant toute l’activité de la créature qui demeure par là détruite et consumée en ses opérations, et anéantie par ce feu sacré. Non seulement ce feu divin dévore la victime, mais même le bois, comme croix active ; les pierres, qui sont les vertus pratiquées activement ; et même la poussière.
Par cette poussière l’on peut entendre les pratiques extérieures d’humilité, l’âme se trouvant impuissante de les faire par elle-même ; mais ces vertus, ces grâces et ces faveurs lui sont données par infusion ; et à mesure que ce feu sacré consume l’activité de la créature, il met les vertus en l’âme d’une manière infuse, parce que la charité étant la reine des vertus, toutes les autres vertus la suivent ; et si elle est active, c’est-à-dire donnée pour faire agir la créature, elle donne les vertus d’une manière active ; mais lorsqu’elle est passive, c’est-à-dire donnée de Dieu afin qu’Il exerce Lui-même en l’âme ces mêmes vertus, toutes les vertus sont en l’âme d’une manière passive, reçues de Dieu pour être exercées par Dieu même en l’âme. Et elles sont [alors] [607] beaucoup plus pures que celles que la créature exerce par elle-même, quoique soutenue et fortifiée par la charité. La prière se fait aussi ici passivement : c’est pourquoi l’autel est aussi consumé avec le sacrifice, et l’eau qui était au conduit, parce que Dieu consume cette grâce qui coule et rampe sur la terre, pour la donner d’une manière bien plus pure, la donnant immédiatement. [...]
Chapitre XIX
V.8. S’étant levé, il marcha par la force de cette nourriture, quarante jours et quarante nuits, jusqu’à Horeb la montagne de Dieu.
[611] La force intérieure que donne cette viande fait marcher avec beaucoup de vigueur ce Prophète [Élie] durant un si long chemin. Après avoir goûté de cette viande céleste, l’on se trouve dans une ferveur admirable. Ces âmes ont alors le courage si grand que rien ne leur coûte ; et tout leur chemin se fait dans la force, sans qu’il y ait un seul jour d’affaiblissement ; et de cette sorte elles sont conduites à la montagne de Dieu, mais non pas à Dieu même. La montagne de Dieu, ce sont Ses communications les plus sublimes, et Ses grâces les plus réservées, qui se reçoivent toujours en la manière de la créature et dans sa capacité propre, quoique rehaussée et anoblie pour cet effet d’une manière singulière.
V.9. Et quand il fut venu là, il y demeura dans une caverne, et le Seigneur lui adressant Sa parole lui dit : que faites-vous ici, Élie ?
Quand l’âme a fait un si long chemin dans cette force céleste, elle se retire dans la caverne : ce qui représente une profonde retraite, dans laquelle la personne demeure enfoncée et comme absorbée dans une contemplation obscure et profonde. Cet état est le plus grand où ces âmes arrivent, et le plus simple. Cette caverne est encore un certain approfondissement ténébreux et lumineux tout ensemble, où l’âme est toute pleine de son néant : elle ne voit que sa profonde bassesse, et le poids immense de la grandeur de [612] Dieu, qui l’anéantit infiniment ; et plus Dieu paraît dans Sa grandeur, plus l’extrême bassesse de la créature lui est montrée. Et c’est là la manière d’anéantir ces âmes, qui ne sont anéanties qu’en lumière et connaissance, et non en réalité. Cependant les personnes qui ont passé ceci, et qui entendent parler de l’état d’anéantissement, croient l’avoir passé, et prennent en leur manière tout ce qui se dit de l’état de mort et d’ensevelissement.
Cette caverne leur paraît comme un lieu de sépulcre, où ils se cachent et se reposent ; mais ils y reposent vivants. La parole de Dieu se fait entendre à eux dans cette profonde caverne, et elle leur est comme une parole de vie, ces âmes ayant toujours des paroles intérieures : cette parole, dis-je, qui se fait entendre dans la caverne, leur est comme une parole de résurrection. Tout ceci se passe en lumières ; et les mêmes états que David a portés en réalité, ce Prophète les a eus en lumière : aussi toutes les âmes conduites de cette sorte parlent très bien de tous ces états, les ayant eus en lumières, et les connaissant véritablement selon ce qui leur en a été montré.
Lorsque Dieu demande à Élie ce qu’il fait, c’est comme l’interrogeant de son état. [...]
V.11. Le Seigneur lui dit : sortez, et tenez-vous sur la montagne devant le Seigneur.
[...][613] Dieu fait sortir Elie de sa caverne comme le Lazare de son sépulcre [104], lui disant les mêmes paroles. C’est ce qui marque toujours plus une véritable résurrection : aussi est-elle véritable, l’âme mourant à ses propres opérations, à ses propres actes et à ses propres lumières, qui se trouvent comme détruites, pour donner lieu à l’opération et à la lumière de Dieu, reçues passivement, mais toujours dans la capacité de la créature. Et voilà la différence de ces deux sortes de mort : celle-ci tire l’âme de ses opérations [614] propres et de ses propres lumières, la fait défaillir et mourir à tout cela, pour la ressusciter par l’opération de Dieu, qui prend la place de la sienne, de sorte que, perdant sa propre vie, elle reçoit la vie nouvelle que Dieu lui communique: vie, à la vérité, communiquée et émanée de Dieu, mais reçue dans la capacité de la créature bornée et limitée. Voilà la mort de ces âmes ; et elles n’en n’ont pas d’autre, ni d’autre résurrection que cette vie de Dieu reçue en elles.
La mort réelle mystique des âmes conduites en foi est bien différente [105]. Elles éprouvent toutes cette mort de leurs propres opérations, pour laisser place aux opérations de Dieu, et passent encore par une quantité de morts. Mais ce qui est la véritable mort est que non seulement l’âme est tirée de ses opérations propres pour donner lieu aux opérations de Dieu en elle ; mais de plus, il faut qu’elle soit tirée de sa propre capacité de recevoir, quelque grande qu’elle puisse être, qu’elle soit entièrement tirée d’elle-même et de tout ce qu’il y a en elle de propre, de mêmeté [106], de distinction, non de vue, mais d’état ; et que perdant même la vie de Dieu, écoulée en elle, elle perde ce fonds propre, cette capacité propre de recevoir, afin qu’il ne reste plus que Dieu seul, qui S’écoule, non plus en cette créature qui est morte, disparue, et anéantie, mais en Lui-même, Se trouvant seul pour Se communiquer et recevoir sans que la créature y ait nulle part, ni qu’il y ait rien en elle ni pour elle, tout cela étant perdu, et elle n’ayant plus d’être et de vie propre, son être s’étant fondu, écoulé et perdu en celui de Dieu, qui subsiste seul en Lui et pour Lui. Ceci s’entend mystiquement, et non d’une manière physique.
[615] Ces deux morts ont une différence presque infinie, et toute âme de grande expérience m’entendra fort bien, car ceci n’est pas imaginaire, mais plus réel que l’on ne peut dire. Et c’est alors que l’incarnation [mystique] se fait, que les trois divines Personnes Se produisent en cette âme, comme il a été dit plus haut.
Dieu dit donc à Élie : Sortez dehors, et tenez-vous sur la montagne devant le Seigneur. Ceci confirme encore notre différence, comme nous l’avons dit : Sortez hors de vos opérations pour vous tenir sur la montagne dans la plus haute élévation de vos puissances ; et là, tenez-vous devant le Seigneur. Qui se tient devant Lui, n’est pas perdu en Lui. L’oraison de ces âmes est une oraison de simple exposition devant Dieu, où elles se tiennent en passiveté [107] d’attente ; et c’est la disposition à recevoir les plus grandes grâces, que Dieu ne manque pas de leur donner lorsqu’elles sont ainsi exposées dans cette simple passiveté d’attente. Et c’est ce que ces âmes appellent nudité.
V.11. Et alors le Seigneur passa avec un grand vent et fort impétueux renversant les montagnes et brisant les pierres devant le Seigneur ; et le Seigneur n’était pas dans ce vent. Après le vent il se fit un tremblement ; et le Seigneur n’était pas en cette agitation.
L’âme étant ainsi disposée dans l’état passif et d’attente, qu’elle prend pour un état fort nu, Dieu la voyant alors dans le vide de toute propre opération, la trouve disposée pour la remplir de Ses grâces les plus grandes. Il passe par une touche qu’Il fait dans les puissances, et surtout dans la volonté, [616] où l’âme sent cet attouchement divin et cette union, dont elle ne peut pas douter. Alors ce toucher, ou cette approche, cause un vent (c’est un zèle et une ardeur,) qui renverse les montagnes d’orgueil, (cet état apportant à l’âme de très grands profits,) : Il brise les pierres, c’est-à-dire tout ce qu’il y a de dur et qui fait quelque résistance ; rien ne s’oppose à Son passage. Dieu envoie le vent devant Lui comme un ambassadeur qui renverse tout ce qui s’oppose à son passage : c’est la voix qui crie [108] : aplanissez les sentiers.
Mais quoique cela fasse des effets si étonnants qui réduisent l’âme dans l’admiration, Dieu cependant n’est pas dans le vent. Dieu n’est pas dans le tracas et le tumulte. Quoique rien ne paraît si grand et si admirable que ce zèle et cette ardeur qui émeut toute l’âme, [cependant] après qu’elle a été renversée, elle se trouve toute tremblante. Ce sont des assauts impétueux, auxquels le corps ne peut résister : il faut qu’il soit renversé par terre. Toute cette âme est émue d’amour et de crainte dans le sentiment de l’approche de Dieu. Tout cela, qui paraît si grand, qui fait l’admiration et l’étonnement des hommes non éclairés, n’est rien : et Dieu n’est pas en tout cela. C’est un simple toucher, fort éloigné. L’Epouse dit [109] que ses entrailles ont été émues de ce toucher ; c’est la partie inférieure, qui se trémousse et se remue sitôt que la volonté est seulement touchée : mais lorsqu’il s’agit du baiser de la bouche, qui est l’union intime, elle ne tremble pas. C’est que Dieu Lui-même n’est pas dans ces choses qui émeuvent ; mais [617] seulement quelque chose de Lui, qui cause une grâce plus impétueuse assez abondante.
V.12. Après le tremblement il s’alluma un feu ; et le Seigneur n’était pas dans le feu. Après le feu on entendit le souffle d’un petit zéphir.
Après ce tremblement et cette émotion de la partie inférieure, il s’allume un si grand feu dans la volonté, qu’il semble que l’on ne puisse porter son incendie : les côtes s’enlèvent de la véhémence de ce feu. Y a-t-il a rien de plus grand que cela ? C’est ce qui passe en de certains esprits pour la perfection la plus consommée ; car c’est là le brasier de la charité et l’amour le plus fort. Ces personnes sont comme une fournaise ardente : elles embrassent tout ce qui les touche : c’est assurément Dieu même. Ah non ! vous vous trompez : Dieu n’est pas en tout cela. C’est bien quelque petites choses de Lui, qui marque qu’Il est proche ; mais ce n’est pas Lui.
O que la plupart des hommes sont trompés ! On prend pour la plus éminente sainteté ce qui est très peu de chose, et l’on n’a que du rebut pour ce qu’il y a de plus éminent en Dieu ! Une vie abjecte, méprisée, condamnée, cachée, inconnue, simple et comme toute naturelle, est la vie de Dieu ; et cependant elle fait horreur à tout le monde ! La vie éclatante de miracles, de force, de ferveur, de choses extraordinaires, attire l’admiration et l’estime des hommes, et [néanmoins] tout cela n’est pas Dieu.
Mais après le feu vint le souffle d’un petit vent. Ce zéphir est une caresse délicate et subtile que Dieu fait à l’âme ; et c’est ce en quoi il y a plus de Dieu. C’est un air tranquille, serein, agréable et doux, qui succède à ces états impétueux ; et cet état [618] est bien plus parfait que tous les autres : c’est en celui-là que se trouve la vraie communication de Dieu, autant qu’elle peut être reçue par la créature élevée et anoblie extrêmement. Elie est le modèle de l’état le plus parfait et le plus élevé qui soit dans la créature en lumière et amour perceptibles. C’est pourquoi sainte Thérèse, vraie fille d’un si saint Père [110], a été si admirable dans cette voie.
V.13. Ce qu’Elie ayant entendu, il se couvrit le visage de son manteau : et étant sorti, il se tint à l’entrée de la caverne ; et en même temps il entendit une voix qui lui dit : que faites-vous ici, Élie ?
La manière dont Elie en use en ces communications, est une grande leçon pour les âmes qui en sont favorisées. Elie se couvre le visage de son manteau : cela veut dire qu’afin de ne se point élever pour des communications si sublimes, il couvre son esprit, le voilant, pour ainsi dire, et se cachant à lui-même ces grandes choses pour n’y pas prendre de part, ne les regardant pas, loin de les admirer, comme font la plupart de ceux qui en sont favorisés. Mais de quoi couvre-t-il son visage ? De son manteau, de sa propre misère et faiblesse, voyant ce qu’il est par lui-même, néant et péché : et se tenant ainsi dans son néant, il laisse faire à Dieu tout ce qu’il Lui plaît, sans s’en mettre en peine, sans curiosité ni attache, et sans y rien prendre.
C’est la manière pure et parfaite de recevoir ces dons et ces grâces gratuites. Aussi dans cet état d’anéantissement, où l’âme se tient par rapport à ces mêmes grâces, elle a l’avantage d’entendre la voix de Dieu, qui lui fait encore voir [619] un défaut qu’elle commettait dans la manière de recevoir ces grâces, quoiqu’il lui semblât les recevoir si purement : c’est qu’elle s’arrêtait et se tenait debout pour les recevoir. Vous vous trompez, grand Prophète ! Ces grâces ne vous sont pas données pour vous arrêter, mais pour vous faire courir avec plus de vitesse où Dieu veut que vous alliez. Que faites-vous ici ? dit Dieu. Ce n’est pas là le lieu du repos, quoique vous le croyiez, comme le croient toutes les personnes qui sont arrivées à cet état ; elles croient être arrivées à la fin et au repos lorsque qu’elles sentent ce zéphir divin, et qu’elles entendent cette parole, mais ce n’est pas là le lieu du repos. C’est pourquoi Dieu demande à Élie ce qu’il fait là, et pourquoi il se repose dans cet état, qui ne lui est donné que pour marcher avec plus de courage et de vigueur. [...]
Chapitre IV
V.3. Élysée dit à la veuve : allez emprunter de vos voisins un grand nombre de vaisseaux vides.
Le Prophète connaissait trop bien que, pour recevoir la véritable onction de la grâce, il faut que l’âme soit toute vide : c’est pourquoi il ne fait pas remplir des cruches d’eau pour la changer en huile, cela ne se pouvant jamais faire : Jésus-Christ, peut seul changer l’eau de la faiblesse humaine en la force du vin [111]. Mais afin que l’huile de l’onction puisse s’écouler dans une âme, il faut qu’elle soit entièrement vide de péché, et ensuite, de propriété. Si l’on savait quel est le vide que Dieu demande de nous, et combien il est utile, on ne travaillerait qu’à se vider de tout ce que la créature peut ôter, et ensuite on laisserait à Dieu le soin de tout le reste, sans Lui résister.
V.4. Entrez au-dedans de votre maison. Fermez-en la porte sur vous ; et vous tenant au-dedans, vous et vos fils, versez de l’huile dans tous ces vaisseaux : et quand ils seront pleins, vous les ôterez.
Il faut encore entrer au-dedans de soi par le recueillement, fermer la porte de ses sens, et s’enfoncer dans le centre de l’âme. Toutes nos puissances [643] et nos activités étant ainsi recueillies, et tous ces vaisseaux, qui sont l’entendement, la mémoire et la volonté, étant vides, alors il faut par ce même vide et par cette cessation d’opérer, donner lieu à la grâce de s’écouler et de se répandre en eux. Mais lorsque tout cela est plein, il faut ensuite les ôter de là, parce que, quand cette plénitude s’est faite dans le recueillement, il faut alors que le même mouvement que l’on a eu pour entrer en soi, on l’ait pour sortir de soi ; et que ces mêmes vaisseaux, qui ont été vides de péchés et remplis des douceurs de la grâce, soient encore une fois vidés de cette huile de la grâce, afin que Dieu vienne Lui-même dans cette âme ainsi vide. Les dons de Dieu vident l’âme de tous péchés en s’écoulant dans l’âme ; puis Dieu vide cette même âme des dons de Sa grâce pour S’y écouler Lui-même, comme ces vaisseaux ne furent remplis que pour être vidés. [...]
Chapitre XVIII
V.5. Il mit son espérance au Seigneur le Dieu d’Israël : c’est pourquoi il n’y en eut pas après lui entre tous les Rois de Juda, qui lui fut semblable, comme il n’y en avait pas eu avant lui.
[691] Mais en quoi a-t-il fait paraître une si grande sainteté ? C’était qu’il espéra en Dieu ; et la mesure de son espérance et de sa confiance en Dieu fut la mesure de sa sainteté. Les autres se sont perdus parce qu’ils se sont appliqués sur leur propre force. [...]
V.6. Et il s’unit au Seigneur, et ne se retira pas de ses voies.
[692] S’unir au Seigneur est la source, le moyen, le terme et la fin de toute sainteté. Une âme qui peut demeurer unie à Dieu, peut être sainte, puisqu’il n’y a qu’à être uni à l’auteur de la sainteté pour devenir saint. Sans se mettre en peine d’autre chose, il n’y a qu’à chercher la voie qui nous unit à Dieu, qui est la confiance, l’espérance en Dieu, et l’abandon : et quand on est une fois uni, rester dans cette union sans s’en détourner sous quelque prétexte que ce puisse être.
Il y a des personnes qui sont assez simples pour se retirer de l’adhérence à Dieu, et même de Son union, sous prétexte que dans ce repos en Dieu ils ne se combattent pas eux-mêmes : c’est un abus effroyable. Nos âmes n’ont de force qu’autant qu’elles sont soutenues de Dieu [...]
Chapitre XIX
V.6. Isaïe répondit : Voici ce que dit le Seigneur : ne craignez pas ces paroles que vous avez entendues par lesquels les serviteurs du roi des Assyriens M’ont blasphémé.
V.7. Voici, je lui enverrai un certain esprit ; et il apprendra une nouvelle ; après laquelle il retournera en son pays et Je l’y ferai périr par l’épée.
[...] Tout ce qui arrive aux âmes abandonnées, arrive comme par une conduite toute naturelle de la Providence, sans rien d’extraordinaire, afin de les porter à ne s’arrêter à rien, à ne s’appuyer sur rien que sur le moment divin, quel qu’il soit, ce moment divin étant toute leur règle, et leur [705] conduite sans conduite, n’en ayant pas d’autre que d’être comme on les fait être de moment en moment, sans attendre leur délivrance que de la volonté de Dieu déclarée par le moment de Sa providence, dans lequel Il les délivrera. Les autres âmes, qui sont conduites par les lumières, attendent des lumières et des miracles pour leur conduite ; mais celles-ci n’en ont pas d’autre que ce qui leur arrive de moment à autre. [...]
Chapitre XX
V.7. Et Isaïe dit : apportez une masse de figues : et quand il l’eurent apportée, et qui l’eurent mise sur l’apostume du roi, il fut guéri.
Le mal d’Ezéchias était la figure du mal qui procure la mort intérieure à toutes les âmes qui sont assez heureuses pour s’y laisser aller par un [718] abandon généreux et total. C’est que l’apostume [112] qui est au-dedans, cachée dans le plus profond de nous-mêmes, et que nous ne voyons pas à cause de sa profondeur, paraît au-dehors ; et son horreur nous cause la mort, nous tirant de l’amour de nous-mêmes, et de l’appui que nous avions en notre santé. Car nous ne nous croyons saints que parce que nous ne voyons pas notre maladie, qui est cachée et profonde. Cette maladie est la propriété et le repos en soi-même, qui, en nous tenant en nous, nous empêche de passer en Dieu ; et c’est ce passage qui s’appelle mort et sortie de nous-mêmes. Or pour mourir et sortir de nous, il faut que l’apostume paraisse au-dehors, et qu’elle sorte du fond en la superficie : et c’est alors qu’on la trouve si laide, si sale et si puante qu’on ne la peut souffrir. Il faut qu’en se vidant, elle nous cause une heureuse mort. Mais nous ne pouvons nous laisser mourir, et c’est pour cela que l’apostume ne se vide pas [...]
Chapitre XXIII
V.25. Il n’y a pas eu avant lui de roi qui lui fut semblable, et qui se soit retourné comme lui au Seigneur de tout son cœur, de toute son âme, et de toute sa force, selon toute la loi de Moïse ; et il y en a pas eu non plus après lui.
L’Ecriture dit qu’il n’y eut devant ce roi aucun roi semblable à lui, parce qu’ils ont toujours eu quelque différence. C’est une chose admirable [733] que la différence des conduites de Dieu. Ce qui fait voir qu’Il est Dieu, c’est que ces diversités de conduites intérieures aboutissent cependant toutes à la même fin : et ce qui est le plus admirable, c’est que les personnes les plus opposées, et dont la voie est la plus différente, lorsqu’elles sont dans la fin se trouvent toutes semblables.
Quelle fut la sainteté de ce roi ? C’est qu’il se tourna à Dieu de tout son cœur, de toute son âme, et de toute sa force ou vertu. Se tourner à Dieu de cette sorte, c’est accomplir toute la loi de Moïse : car c’est jusqu’où peut aller toute la perfection active ; après quoi, il faut que Dieu, selon la force de ce retour, nous conduise Lui-même.
Dès que nous sommes retournés à Dieu de tout notre cœur, c’est l’amour actif le plus parfait dont nous soyons capables. Dieu prend alors possession de tout notre cœur pour le conduire Lui-même, pour le remplir de Lui-même et le posséder autant qu’il en est possédé.
Lorsque nous retournons à Dieu de tout notre âme ; cela s’entend de toute étendue de l’âme, en sorte que les (1) puissances, et (2) le fonds, se trouvent si fort tournés pour être unis à Lui qu’ils ne peuvent avoir de mouvements que pour Lui.
1. L’entendement [113] est alors dépouillé et vidé de toutes ses lumières naturelles, par lequel vide il est nécessairement tourné vers Dieu afin d’être rempli de Lui ; et Dieu ne manque pas de Son côté de le remplir, ce qui est l’union de l’entendement, à laquelle on se dispose par ce retour, mais laquelle Dieu seul peut opérer. Effacer de sa mémoire par un oubli éternel tout le créé, est se tourner de toute sa mémoire [734] à Dieu, et donner lieu à l’union ou à l’absorbement de la mémoire en Dieu, car dès que le souvenir créé est effacé, il ne reste plus que le souvenir sans souvenir [actif] de l’incréé. Se tourner à Dieu de toute sa volonté se fait par la désappropriation de toute volonté propre, en sorte que l’âme se trouvant sans volonté, elle se trouve nécessairement et infailliblement dans la volonté de Dieu, où elle est unie selon son degré, qui au commencement est de conformité, après cela, d’uniformité, ensuite de transformation [114] ou perte totale de la volonté de la créature en celle de Dieu, en sorte que l’on ne trouve plus de volonté, mais la seule volonté de Dieu.
Le retour de toute l’âme s’entend encore de tout ce qui appartient à l’âme, comme les sens intérieurs et les passions, qui sont enfermés dans les puissances, et dont la discussion serait un peu longue à faire.
Ce retour à Dieu fait que tout l’amour se trouve pour Dieu, et que tous les désirs sont pour Lui ; et lorsqu’ils sont pour Dieu à force d’être tournés vers Lui, ils se trouvent enfin changés en Lui. Cette âme n’aime plus que Dieu ; et puis elle ne trouve plus en elle d’amour dont elle puisse aimer Dieu : il faut que cet amour se perde en Dieu, et qu’elle n’aime plus Dieu que de l’amour de Dieu même.
Le désir s’étant tourné tout pour Dieu, l’âme ne désire plus que les choses de Dieu ; ensuite elle ne désire plus que Dieu même ; puis elle perd tout désir, n’en trouvant plus en elle aucun, quel qu’il soit, et n’ayant plus [735] que le désir de Dieu sans désir [comme de foi] ; et comme aussi n’ayant plus de volonté que celle de Dieu, étant devenue volonté de Dieu (pour ainsi dire [115]) elle est, par cela même, devenue désir de Dieu. [...]
Le plaisir de l’âme est tout tourné vers Dieu lorsqu’elle ne peut trouver de plaisir hors de Lui, et qu’elle n’en trouve qu’en Lui, et enfin lorsque Dieu devient Lui-même son plaisir en Lui-même et pour Lui-même, ce qui n’empêche pas que la volonté animale et séparée de la spirituelle, n’ait son plaisir et sa douleur à quoi l’âme supérieure n’a point de part.
Par la haine nous haïssons tout ce que Dieu hait comme Il le hait : et comme on ne peut aimer un bien qu’en l’envisageant comme bien, s’y portant par le désir, et en jouissant par le plaisir ; aussi l’on ne peut haïr un mal qu’en l’envisageant comme mal. Ce mal que nous envisageons comme tel, est nous-mêmes et notre propriété. Nous le voyons [comme] mal, et nous nous en détournons de toutes nos forces, en nous haïssant nous-mêmes, c’est-à-dire en haïssant ce qu’il y a en nous de nous ; en nous haïssant, dis-je, premièrement pour l’amour de Dieu ; ensuite, nous nous haïssons de la haine de Dieu même ; et comme Dieu hait en nous nécessairement ce qui Lui est opposé, nous aussi, après avoir haï cela même volontairement, [736] nous le haïssons comme nécessairement ; [...]
[740] 2. Pour se retourner à Dieu du fond et centre, (aussi bien que des puissances,) ce retour [116] se fait par une entière sortie de soi-même, l’âme se quittant absolument pour se perdre en Dieu. (Ce qui se doit toujours entendre d’une manière mystique.) Or ce sont tous les autres retours à Dieu, ou toutes les conversions des puissances et de tout ce qui appartient à l’âme, qui commencent et qui produisent peu à peu cette conversion du fond ; [laquelle se fait au commencement par manière de concentration, ou d’entrée au-dedans de soi :] mais lorsque la conversion de toutes les puissances et de tout ce qui appartient à l’âme est faite, alors la conversion du fond se fait par la sortie de soi ; et l’âme s’écoule et se perd avec tout ce qui lui appartient, en Dieu seul, pour ne se retrouver jamais.
Et c’est alors que la jouissance est durable et permanente, et qu’elle ne peut être altérée, l’âme n’étant plus et ne subsistant plus en rien de propre, mais étant toute [retournée et] recoulée en Dieu, dans Lequel encore elle se trouve anéantie, afin que Dieu seul jouisse en Lui-même de Lui-même.
Et c’est là la consommation de l’unité parfaite.
3. On se retourne à Dieu de toute sa force ou vertu, lorsque l’âme perd toute vertu, force, justice et sainteté comme à elle appartenant, ou possédé par elle, afin que la seule sainteté de Dieu subsiste en Dieu et pour Lui. Et ceci se perd, comme le reste, en perte ; et cette perte ne s’opère [741] que par son contraire, comme nous l’avons vu des passions. L’expérience de notre injustice apparente, fait peu à peu évanouir notre propre justice, afin que la seule justice de Dieu subsiste : et à mesure que la nôtre se perd comme appartenant à l’âme, celle de Dieu gagne le dessus, absorbe la nôtre, et la fait disparaître, enfin la perd, l’abîme et l’anéantit en la Sienne ; et ainsi du reste. [...]
[Supplément aux livres des Rois].
Chapitre XVI
V.10. Que le cœur de ceux qui cherchent le Seigneur se réjouisse.
V.11. Cherchez le Seigneur et Sa vertu. Cherchez toujours Sa présence.
Il est impossible de chercher Dieu sans sentir quelquefois de la douleur de Son absence : cependant David veut que l’on se réjouisse dans Son [Tome VI, 6] absence même, en Le cherchant : cette joie ne peut venir que de la conformité à la volonté de Dieu, par laquelle l’âme trouve sa seule joie dans l’accomplissement de cette divine volonté, contente de trouver Dieu, ou d’en être privée selon cette même volonté : et cet acquiescement à tout ce que Dieu fait, est ce qui fait toute la joie de l’âme.
Chercher la vertu du Seigneur, est ne pas chercher d’avoir aucun bien ni vertu propre ; mais que la seule vertu de Dieu subsiste en nous ; et c’est cette seule vertu que nous devons chercher. C’est ce qui contribue à notre joie lorsque nous cherchons Dieu ; parce que nous nous contentons de toute misère, de toute privation, et de tous défauts, afin que la seule vertu de Dieu subsiste. [...]
Chapitre VI
V.1. Tobie se mit donc en chemin, suivi du chien de la maison; et il fit sa première demeure dans un lieu proche du fleuve Tigre [117].
Tobie s’en alla abandonné à la divine Providence, ayant pour compagnie sa fidélité [118] [91] à l’abandon pour se laisser conduire sans résistance. Il fit sa première demeure près du fleuve Tigre, qui est la première épreuve de la voie d’abandon, et très rude ; et que l’on ne passe guère sans la conduite d’une providence particulière et d’une fidélité inviolable à se laisser conduire sans résistance : c’est une demeure, et la première, où bien des gens restent.
V.2. Tobie étant allé laver ses pieds, un très grand poisson sortit de l’eau pour le dévorer.
La première chose que cette âme veut faire dans cette voie est de se laver et purifier de toutes sortes d’affections étrangères. Mais elle n’a pas plutôt entrepris ce travail, qu’un monstre effroyable sort pour la dévorer. Ce monstre est un poisson, parce que c’est la crainte, très bien représentée par le poisson, qui est timide […]...elle voudrait dévorer notre généreux abandonné.
Chapitre VII
V.19. Cette même nuit, mettez dans le feu le foie du poisson ; et le démon sera chassé.
V.20. La seconde nuit, vous serez associé aux saints Patriarches.
V.21. La troisième nuit, vous recevrez la bénédiction, afin qu’il naisse de vous des enfants dans une parfaite santé.
Ô mon Dieu, Votre conduite est bien admirable, de sanctifier et vivifier Tobie par celle même qui semblait causer la mort à tant d’autres ! Mais c’est que, lorsque le foie est brûlé, que tout ce qu’il y avait de nous-mêmes et de propriété est détruit, alors le démon est entièrement chassé ; et c’est ce qui se passe dans la première nuit de la mort de nous-mêmes. Dans la seconde, on reçoit la grâce de la formation de Jésus-Christ en soi ; et dans la troisième, la fécondité pour enfanter des [97] âmes en Lui, comme les anciens Patriarches, qui ont été pères d’une multitude, et d’une race intérieure.
Chapitre VIII
V.4. Tobie ensuite exhorta la fille, et lui dit : Sara, levez-vous, et prions Dieu aujourd’hui et demain : parce que pendant ces trois nuits nous devons nous unir à Dieu et après la troisième nuit nous vivrons dans notre mariage.
[98] Tobie exhorte sa chère épouse de se lever du repos de la contemplation pour entrer dans les trois nuits obscures de la foi nue : dans la nuit de l’entendement, où il perd toute lumière, connaissance, raisonnement, tout ce qui appartient à l’entendement ; dans la nuit de la mémoire, où l’âme perd tout ressouvenir, toute pensée, toute réflexion ; et dans la nuit de la volonté, qui est la plus étrange et terrible, où l’âme perd tous goûts, tous sentiments, toute délectation, toutes joies, tout ce qui appartient à la volonté ; et après ces trois nuits, l’âme est nécessairement unie à Dieu, parce que Dieu n’attend que cela pour remplir son vide. Après cette union, l’âme peut être en son mariage selon le dessein de Dieu, sans rien craindre, parce que son union à Dieu la purifie de toute souillure. [...]
Chapitre XII
V.6. L’Ange alors leur parla ainsi en secret : bénissez le Dieu du ciel, et Le confessez devant tous ceux qui vivent ; parce qu’Il a fait éclater sur vous Ses miséricordes.
V.7. Car il est bon de tenir caché le secret du roi ; mais il y a de l’honneur à confesser et à publier les œuvres de Dieu.
L’ange apprend à Tobie un secret que plusieurs ignorent : qu’il faut bénir le Dieu du ciel, Le confesser, et ne pas celer Ses miséricordes. Plusieurs [107] croient que c’est une perfection de cacher les grâces de Dieu et de taire Ses miséricordes, mais ils se trompent. Il faut les confesser et les publier lorsque Dieu le demande. L’Ange explique si nettement, qu’il n’y a pas lieu d’en douter : c’est bien fait, dit-il, de celer le secret du roi, ce qu’il veut être caché, et dont il fait son secret ; et l’âme le cache et le cèle quelque temps, tant que Dieu est son roi et qu’elle est la sujette. Mais, lorsque Dieu est devenu son Dieu, et que l’âme, par la perte de toute propriété, a perdu tout distinction et toute qualité, dissemblances et mêmeté, et qu’elle est tellement unie à Dieu qu’elle ne se distingue plus d’avec Lui, alors ce roi est son Dieu, dans lequel elle est abîmée et transformée. O c’est alors qu’il est glorieux à Dieu de confesser et de révéler Ses miséricordes, parce que la créature n’y prenant plus rien, toute la gloire en demeure en Dieu. Mais devant qui faut-il révéler Ses miséricordes ? Devant les vivants en Dieu, qui, étant dans le même état, les peuvent concevoir et comprendre, au lieu que les autres s’en scandaliseraient. [...]
V.16. À ces paroles ils furent troublés : et étant saisis de frayeur, ils tombèrent le visage contre terre.
17. Et l’Ange leur dit : La paix soit avec vous ; ne craignez pas.
18. Car lorsque j’étais avec vous, j’y étais par la volonté de Dieu : bénissez-Le donc et chantez Ses louanges.
Quand ces pauvres âmes connurent la bonté de Dieu et les effets de Sa providence, elles en furent étonnés, car Dieu est si bon qu’Il fait pour chacun de nous comme s’Il n’avait que nous seuls à conduire. Si une âme était fidèle à [109] s’abandonner à Dieu, Dieu lui enverrait plutôt un Ange, comme à Tobie, que de lui manquer en quoi que ce soit. On ne saurait croire ni comprendre la fidélité de Dieu à conduire les âmes qui s’abandonnent à Lui : Il ne les laisse jamais un moment, et ne leur manque en rien. Il les conduit par la main tout le long de la voie jusqu’à ce qu’Il les ait ramenés à leur origine ; et quoiqu’Il paraisse se cacher et nous abandonner quelquefois, que nous voyions souvent des monstres prêts à nous engloutir et dévorer, tout cela ne se fait que pour éprouver notre foi et fortifier notre abandon. Et lorsque Dieu paraît le plus éloigné de nous, c’est alors que Son secours est plus proche et Son aide plus certaine ; mais il est nécessaire que d’autant plus que l’on est agréable à Dieu, la tentation nous éprouve davantage. [...] Dans cette voie la paix ne vient que de l’abandon : plus on s’abandonne contre toute raison de s’abandonner, plus en est en paix ; plus on veut se tirer de [110] l’abandon sous prétexte d’avoir soin de soi, plus on est en trouble et en inquiétude.
Mais de quelle raison se sert-il [l’Ange] pour les porter à ne pas craindre ? C’est, dit-il, parce que, lorsque j’étais avec vous, j’y étais par la volonté de Dieu, nous faisant voir par là, que généralement tout ce qui arrive aux âmes abandonnées, tant qu’elles ne se retirent pas de l’abandon à la conduite de Dieu, est une volonté de Dieu absolue sur elles. C’est ce qui doit beaucoup consoler une âme et bannir toute crainte d’elle, assurée que tout ce qui lui arrive, lui arrive par un ordre et par une conduite de Dieu particuliers et par Sa volonté. [...]
Chapitre VII
V.11. La garde [que les ennemis firent des fontaines] ayant été faite pendant vingt jours, toutes les citernes et les réservoirs d’eau qui étaient dans la ville de Béthulie furent mis à sec, [140] et il ne restait pas dans toute la ville de quoi donner suffisamment à boire un seul jour aux habitants.
V.12. Alors les hommes, les femmes, les jeunes gens, et les petits enfants vinrent en foule trouver Osias et lui dirent tous d’une voix :
V.13. Que Dieu soit juge entre vous et nous ; car c’est vous qui nous avez attiré ces maux.
C’est ici la plus forte épreuve de la confiance. Dieu permet que ces pauvres âmes soient mises à sec, et soient privées de l’eau de la grâce qui les soutenait et fortifiait. Oh, alors elles sont dans une affliction incroyable : elles se croient toutes perdues, et ne doutent pas même de leur perte : car toutes les eaux sont taries, il ne reste pas de quoi les désaltéréer une seule journée. Oh, alors tout ce qui est dans l’âme, la partie supérieure et l’inférieure, toutes les puissances, les sens, enfin toute l’âme, crient vers le directeur : ils s’en prennent souvent à lui, disant que la voie qu’il a enseignée n’est pas bonne, que c’est lui qui leur a attiré tous ces maux. Mais cette pensée ne peut subsister longtemps : ils vont s’en prendre à leurs péchés, et avouer que c’est avec justice que Dieu en use de la sorte. [...]
Chapitre XII
V.17. Holopherne dit à Judith : buvez maintenant et vous asseyez pour manger avec joie, car vous avez trouvé grâce devant moi.
V.18. Judith lui répliqua : je boirai, seigneur, parce que mon âme reçoit aujourd’hui la plus grande gloire qu’elle ait reçue dans toute sa vie.
Ces paroles d’Holopherne sont celles que Dieu dit à une âme qu’Il met en liberté et lorsqu’Il la délivre de toute propriété. Holopherne disait ce qu’il ne connaissait pas. Dieu fait bien dire quelquefois la vérité au diable [...][158] Mais à celle qui est sortie hors d’elle et qui a perdu toute propriété, Dieu dit : buvez maintenant sans craindre la corruption, puisque le levain de la propriété, qui seul peut tout gâter, est ôté ; reposez-vous de tout trouble et de toute inquiétude, des soucis inutiles, de toute réflexion, de tous soins de vous-même ; et mangez de cette sorte tout ce qui vous sera donné de moment en moment, c’est-à-dire les consolations que Dieu donne, parce qu’étant sans propriété, vous ne pouvez plus en faire mauvais usage. Dieu dit encore : vous avez trouvé grâce devant moi. Et l’âme généreuse entendant ce langage dit : O Seigneur, je boirai véritablement dans le torrent de Vos délices sans craindre de me salir, parce que la propriété étant ôtée, il n’y a plus rien à craindre. Et comme ce doit être aujourd’hui le jour que l’amour-propre sera entièrement détruit, et que vous en faites la division, ce sera le jour où je serai glorifiée plus que tous les jours de ma vie : car il y a rien à craindre pour moi après cela, Dieu restant seul dans Sa gloire et dans Sa magnificence, et moi étant glorifiée et magnifiée en Lui seul par la perte de tout ce que j’avais de propre. [...]
Chapitre III
V.8. Alors Aman dit au roi Assuérus: il y a un peuple dispersé par toutes les provinces de votre royaume, gens séparés les uns des autres, qui ont des lois et des cérémonies toutes nouvelles, et qui de plus méprisent les ordonnances du roi. Et vous savez fort bien qu’il n’est pas de l’intérêt de votre royaume que la licence le rende encore plus insolent.
Voilà la véritable accusation que l’on fait contre les âmes intérieures ; et comme, dans tout ce que l’on dit de faux, on y mêle toujours quelque chose de vrai pour donner plus de poids à ce que l’on avance, ceci se trouva aussi être ici de la sorte.
Premièrement, Aman, qui est ce favori superbe, dit qu’il y a un peuple dispersé par toutes les provinces : ceci est très vrai, car il n’y a pas de lieu, pas d’endroit, où il n’y ait toujours quelque âme intérieure. C’est un peuple, car toutes ces âmes sont si unies en Dieu, qu’elles ne font qu’un : elles font un par l’unité de l’état et du fonds, ne composant qu’un même peuple, quoique séparées les unes des autres, car ces personnes, pour être séparées, n’en sont pas moins [183] unies. Voilà ce qui est de vrai, et par où l’on commence toujours l’accusation, pour y donner plus de poids.
Mais on ajoute que ces âmes ont des lois et des méthodes toutes nouvelles. On les appelle nouvelles, quoiqu’elles aient été données à Moïse sur le mont Sinaï. [...] Quelle est l’ancienne loi ? C’est de n’aimer que Dieu seul, de ne rendre qu’à Lui l’honneur qui ne peut être dû qu’à Dieu. Et quelle est la loi de l’âme ? C’est de s’attribuer la puissance, l’honneur et la gloire, qui ne sont dus qu’à Dieu. [...] [184] cependant on les accuse [ces âmes] de n’être pas obéissantes, parce que les hommes veulent qu’elles leur obéissent, et elles ne peuvent obéir qu’à Dieu. [...]
Chapitre VI
V.1. Le roi passa cette nuit-là sans dormir, et il commanda qu’on lui apportât les histoires et les annales des années précédentes. [...]
O Dieu, qu’il fait bon se reposer en Vous dans l’attente de Votre secours ! Vous veillez incessamment pour ces âmes qui sont abandonnées et, quoique vous attendiez toujours que les choses soient à l’extrémité, afin d’exercer [197] davantage la foi, et que l’on ne puisse douter de Votre protection, Vous ne manquez jamais de la secourir dans le temps favorable. Mais de quelle manière ? Tout se fait pour ces âmes comme naturellement et sans rien d’extraordinaire. Dieu ne fait pas de miracles éclatants en leur faveur ; mais tout ce qui leur arrive, aussi bien le mal que le bien, arrive par une providence toute naturelle. Quoi de plus naturel qu’un roi ne puisse dormir et qu’il se fasse lire pour s’endormir ? [119]. [...]
Préface à l’ouvrage.
[Tome VII, 3] Le livre de Job est sans contredit un des plus mystiques de toute l’Ecriture. [...] On y voit l’élévation d’une personne qui commence d’être intérieure ; comment Dieu la comble de biens ; la décadence de cet état élevé, et les endroits de dépouillements intérieurs et extérieurs par lesquels il faut qu’elle passe. Ensuite, son rétablissement dans des grâces bien plus abondantes, et qui sont d’autant plus pures, que cette âme a été plus dépouillée et plus affranchie de toute propriété.[...]
[6] Dieu lui rend ensuite avec surcroît et au double ce qu’Il lui avait ôté. Ceci est une belle figure de l’état de Résurrection. L’Ecriture s’exprime là-dessus en peu de mots, tant parce que ceux qui y sont arrivés n’ont plus guère besoin d’instruction, voyant la lumière dans la lumière même, et que de plus ils éprouvent ce qu’on pourrait leur dire sur cela ; que parce que le nombre des âmes qui aiment Dieu assez purement pour se laisser éprouver et épurer selon l’étendue de Ses desseins, est si petit qu’il y en a très peu qui arrivent à l’état ressuscité.
Chapitre I.
13. Un jour donc, comme les fils et les filles de Job mangeaient en la maison de leur frère aîné,
14. Un messager vint dire à Job : Lorsque vos boeufs labouraient, et que vos ânesses paissaient auprès,
15. Les Sabéens sont venus fondre tout d’un coup, ont tout enlevé, ont passé vos gens au fil de l’épée ; et je me suis sauvé seul pour vous en venir dire la nouvelle.
16. Cet homme parlait encore, lorsqu’un second vint dire à Job : Le feu du ciel est tombé sur vos moutons, et sur ceux qui les gardaient, et il a tout réduit en cendres ; et je suis seul échappé pour vous l’annoncer.
Quoique ce soit au démon que Dieu donne pouvoir de tenter de tourmenter Job, Il ne laisse pas de le faire d’une manière qui paraît toute naturelle. Des Sabéens sont venus comme des voleurs avec impétuosité et ont enlevé les boeufs du labourage et les bêtes de charge. Ce dépouillement figure très bien le dépouillement des travaux de la pénitence, de la pratique rigoureuse des vertus, de tout ce que l’on peut faire pour labourer et cultiver la terre de son âme. Les ânesses qui paissent [12] auprès, sont le repos que la partie inférieure de l’âme trouvait en ces pratiques, car en même temps que le pouvoir de labourer et de cultiver la terre est ôtée, le repos que l’on trouvait en ces choses est aussi ôté.
Dieu a une telle conduite sur les âmes intérieures qu’Il ne leur permet pas d’ignorer tout ce qu’Il leur arrache, soit pour l’intérieur, soit pour l’extérieur. Si l’on dit ou fait quelque chose contre elles, il faut qu’elles le sachent et le connaissent : une calomnie ignorée ne peut en nulle manière nous faire peine ; la peine des choses n’est que dans la connaissance que nous avons de notre perte. Nos dépouillements ne nous seraient pas sensibles si nous les ignorions : c’est pourquoi Dieu nous en donne toujours la connaissance.
Le feu tombe ensuite du ciel et consume les brebis. Ce feu qui consume les brebis, marque pour le dedans l’amour nu, qui dévore entièrement les douces pensées que nous avions de Dieu, aussi bien que les douces affections de notre cœur pour Lui : il sort un feu, qui est le feu de Dieu même, qui vient consumer toutes ces choses, en sorte que l’âme qui les perd, croit perdre l’amour de Dieu. Elle perd bien la douceur de l’amour, mais non pas l’amour, puisque tout cela ne se consume que par l’amour de Dieu, qui absorbe la douceur de l’amour dans un plus grand amour. Ce feu consume, par le dehors, certaines pénitences et œuvres de charité que nous pratiquions avec tant de douceur, une certaine facilité de demeurer en oraison : tout est détruit par ce feu impitoyable. Mais la consomption de ces choses marque qu’elles ne doivent plus revenir ; et [13] c’est ce qui fait la plus grande peine de l’âme : car ce qui n’est que pris, se peut rendre ; mais ce qui est consumé ne se retrouve plus.
Le désir, l’envie, la pensée même de les faire, sont aussi ôtés. Elles étaient comme les serviteurs, qui aidaient à la pratique des bonnes œuvres : il ne reste qu’un seul serviteur, qui est la connaissance cette perte, pour l’annoncer à l’âme, et lui en faire ressentir toutes les amertumes. Dieu commence par dépouiller Job des biens extérieurs qui sont hors de lui ; après quoi Il le dépouille de ceux qui lui sont plus proches. Dieu en use de cette sorte envers les âmes intérieures. [...]
V.18. Cet homme parlait encore, quand un quatrième se présenta devant Job et lui dit : Lorsque vos fils et vos filles mangeaient et buvaient dans la maison de leur frère aîné,
V.19. Un vent impétueux s’étant levé tout d’un coup du côté du désert a ébranlé les quatre coins de la maison ; et l’ayant fait tomber sur vos enfants, ils ont été accablés sous ses ruines et ils sont tous morts. Je me suis échappé seul pour vous en venir dire la nouvelle.
La conduite de Dieu sur Job est bien admirable. Il ne lui donne aucune relâche. Ces coups redoublés sont si extrêmes qu’il n’a pas le temps de respirer, et les derniers sont toujours plus étranges. Un grand vent, dit le messager : c’est bien le vent de la Providence, quoiqu’il paraisse être le vent de la tentation. Ce vent vient du désert, qui est le lieu de la sécheresse la plus excessive, au milieu de la foi la plus obscure, parmi tous [15] les autres dépouillements les plus extrêmes. Ce vent est donc venu ; et par une impétuosité à laquelle on ne s’attendait pas, (car ces choses arrivent lorsque l’on y pense le moins,) il a renversé la maison, la frappant premièrement par les quatre coins, ne laissant pas un lieu ni un endroit qui ne soit attaqué; puis la renversant de fond en comble, sans miséricorde, sans y laisser aucune marque de ce qu’elle a été, sinon un chaos effroyable, et d’autant plus horrible qu’elle avait été plus délicieuse.
Ses enfants si chers en furent accablés et ensevelis sous les ruines. Voyez comment Dieu commence toujours par les épreuves les plus légères, et puis Il attaque par les endroits les plus sensibles ! Les vertus pratiquées avec force sont bien désignées par la perte des enfants de Job : elles étaient en cette âme comme dans une maison de plaisir, où elles semblaient n’avoir été d’une manière si délicieuse que pour être anéanties avec plus de douleur et de honte. O c’est le coup le plus étrange que Job pouvait recevoir ! C’est la perte de toutes les pertes : perdre les vertus, et les voir comme étouffées dans cette âme ! Le vent de l’orgueil et de la propriété a tout détruit et arraché. O Job, comment pourrez-vous supporter ce dernier coup si étrange, et qui a été précédé de tant d’autres ?
V.20. Alors Job se leva, déchira ses vêtements ; et s’étant rasé la tête, il se jeta par terre et adora Dieu,
V.21. Et dit : Je suis sorti tout nu du ventre de ma mère et j’y retournerai tout nu. Le Seigneur m’avait tout donné, le Seigneur m’a tout ôté, il n’est arrivé que ce qui lui a plu: que le nom du Seigneur soit béni !
[16] Alors Job se lève comme d’une léthargie où des coups si accablants le tenaient et connaissant la volonté de Dieu dans ce dépouillement, comme pour seconder ce que Dieu faisait, il ne s’afflige point désordonnément ; il déchire seulement ses habits et son âme dégagée de toute affection dans sa partie supérieure, très bien exprimée par la tête rasée, se jette dans son néant et dans le lieu où il doit être, qui est la terre de sa misère et de sa bassesse, et il adore Dieu de cette sorte par un abandon total et une soumission entière à Ses volontés. Il s’abandonne non seulement pour tout ce qui était arrivé, mais même pour tout ce que Dieu pourrait vouloir.
Quoique l’histoire de Job nous soit proposée comme un miroir de patience pour toutes les choses extérieures, elle nous présente aussi le modèle le plus expressif de l’état intérieur, des dépouillements où il faut que l’âme passe, et de la manière dont ils se doivent passer. Il n’y en a point dans les livres sacrés de plus significatif, de mieux suivi ni de plus instructif. Voyons-en toutes les paroles.
Jusqu’à présent Job n’a pas ouvert la bouche, ni pour parler, ni pour se plaindre dans ses peines. Que dit-il maintenant ? Je suis sorti nu du ventre de ma mère, et j’y retournerai nu. Mais, ô prophète patient, que voulez-vous dire ? Pouvez-vous bien rentrer dans le ventre de votre mère ? Oui, car il me faut renaître de nouveau [120], et si je ne renaissais pas, je ne pourrais pas entrer dans le royaume de Dieu. Enseignez-nous donc quelle est cette manière, et s’il est possible qu’un homme fait rentre dans le ventre de sa mère. Cette mère, c’est Dieu et le néant. Nous [17] sommes sortis de Dieu dans la nudité de toute propriété et du néant dans la nudité de tout bien. Il me faut rentrer et dans le néant et en Dieu, et je ne puis entrer en Dieu sans être anéanti et entièrement nu, et dans la même nudité avec laquelle j’en suis sorti. Voilà la vérité que je conçois, qui me fait comprendre que j’ai encore bien d’autres pertes à faire. Mais que pourriez-vous perdre plus que vous n’avez fait ? N’êtes-vous pas dépouillé de tous vos biens, de vos enfants, de tout ce qu’il y a d’extérieur, et même de l’intérieur ? N’importe : j’ai encore d’autres dépouillements à faire, auxquels je m’abandonne. Il faut que je les souffre pour rentrer dans le ventre de ma mère tel que j’en suis sorti.
Mais je suis content de toutes ces choses; parce qu’elles sont dans la volonté de Dieu. [...]
Chapitre III
V.6. Qu’un tourbillon ténébreux règne dans cette nuit, qu’elle ne soit point comptée parmi les jours de l’année, ni mise au nombre des mois.
Job souhaite que les ténèbres, comme un [30] tourbillon fort précipité, entrent en possession de cette nuit qu’il avait pourtant regardée comme le plus beau jour. Car il est vrai que la méprise de l’âme est telle qu’elle prend ces petites lueurs d’étoiles pour le véritable jour, parce qu’elles brillent, et que l’âme les peut distinguer ; et elle ne voit pas que les ténèbres (qu’elle croit telles) sont les véritables lumières, dont la trop grande clarté l’obscurcit et l’éblouit, de sorte qu’elle prend le jour de la foi pour la nuit, et la nuit des lumières pour le jour ; car la foi ne paraît nuit que parce que sa clarté nous éblouit et nous empêche de pouvoir distinguer sa lumière, comme nous voyons que nous ne pouvons regarder ni distinguer le soleil, mais qu’à cause de l’excès de sa lumière nous sommes obligés de fermer les yeux et d’entrer en ténèbres, ce qui n’arrive pas la nuit, où nous distinguons bien la lune et les étoiles. De sorte que l’âme peu instruite prend l’état de lumières, qui est une nuit brillante, où l’on distingue toutes les lumières, pour le jour, et l’état de foi, où l’on demeure aveuglé et sans pouvoir rien distinguer par l’excès de la lumière, pour une nuit. […]
V.18. C’est là que ceux qui étaient autrefois liés ensemble ne souffrent plus aucun mal, et ils n’ont pas ouï la voix de l’exacteur.
Par ceux-ci, Job entend parler des âmes [36] communes, ou religieuses, qui sont unies sans dégoût pour faire le bien, mais qui aussi n’ont pas ouï la voix de l’exacteur, qui arrache tout, et n’ayant pas connu cette voix, elles n’en ont pas été troublées. Cet exacteur est Dieu, qui redemande tout ce qu’Il a donné, sans en laisser chose au monde. L’âme demeure alors dans son état naturel, et comme privée de vie.
Sitôt que l’âme est séparée du corps, tous les moyens de vie étant ôtés, le corps tombe dans la pourriture et l’infection ; et plus il a été délicat et beau, plus est-il alors difforme et puant. Voilà ce que Dieu, vengeur et exacteur, fait. Il examine et juge nos justices [121], et voyant de la propriété en toutes choses, Il reprend et arrache tout ce qui était à Lui, qui est ce qui animait et vivifiait l’âme, qui devient alors comme un cadavre puant. Dès que Dieu a retiré le souffle de Son Esprit qui l’animait, elle devient toute sale et difforme. Il ne lui reste plus rien de sa première beauté.
Ces âmes communes, qui vivent ensemble dans l’union, et qui n’entendent pas la voix de l’exacteur, sont le sujet de l’envie et du désir de ces autres qui disent : hélas, si je ne m’étais pas abandonné à Dieu comme j’ai fait, je serais à couvert de ces maux, ou si, m’y étant abandonné, je n’étais point sorti du train commun pour entrer dans cette voie, je ne serais pas comme je suis. […]
Chapitre IV
V.9. Ils sont renversés par le souffle de Dieu, et sont emportés par l’esprit de son ire.
[44] Ce sont les méchants, et non les justes, qui périssent par le souffle de Dieu, et qui sont consumés par l’esprit de son ire. O aveuglement étrange ! on prend la plénitude de la divine Justice pour l’ire de Dieu, et le souffle d’amour pour le souffle de colère. Les pécheurs, il est vrai, sont châtiés par le souffle de la colère de Dieu, et sont consumés par l’esprit de son ire : mais pour les âmes justes, elles sont anéanties par le souffle de l’amour pur, qui sort de Dieu même, et consumées par l’esprit de Sa divine Justice, qui, afin que Dieu reste seul, arrache tout à l’homme. Cependant, comme ces choses paraissent semblables à ceux qui ne sont pas divinement éclairés, on les prend pour la même chose, quoiqu’elles soient infiniment différentes.
Chapitre V
V.4. Ses enfants seront bien éloignés du salut, ils seront foulés aux pieds à la porte, et il n’y aura personne qui les délivre.
Quoique le sens littéral de ce passage soit, aussi bien que du précédent, une suite d’insultes faites à Job sur la perte de ses enfants, que l’on regarde comme un châtiment, il est cependant certain que, Job étant une figure mystique, ceci s’applique très bien à la perte des divines vertus, qui sont comme le fruit et les productions d’une âme de foi. Ces vertus, ayant servi d’appui et d’assurance de salut lorsque l’on n’en doit avoir qu’en Dieu seul, sont détruites en tout ce qu’elles ont d’apparent ; et cette perte paraissant inévitable, c’est alors que l’abandon triomphe véritablement, puisque c’est la consommation de l’abandon que de savoir se délaisser dans le désespoir de tout salut. Cet état est d’une extrême pureté d’amour, étant d’un désintéressement achevé. L’amour n’est pur qu’autant qu’il est désintéressé.
[51] Ses fils seront foulés aux portes : comment cela? C’est qu’ils sont comme chassés d’eux-mêmes parce que Dieu, qui veut y habiter seul, les en bannit : et c’est dans ce passage et cette perte qu’Il donne pouvoir à toutes les créatures et à tout l’enfer de les accabler, et que personne ne les en délivre ; car personne ne le peut faire, et tous les efforts possibles de la créature ne peuvent la tirer de cet état, à moins que de quitter la voie, et rester toute sa vie dans un état violent. Mais, lorsqu’il plaît au Seigneur, Il les en délivre tout à coup, dissipant en un instant et les ténèbres par Sa clarté, et les ennemis par Sa puissance.
La consolation que les amis de Job voulaient lui donner était plutôt un sujet de le désespérer, s’il n’eût espéré en son Sauveur, ainsi que ce qu’il dit dans la suite fait assez voir l’usage qu’il fit d’une si étrange persécution : car toute la réponse qu’il fit au désespoir qu’on lui veut inspirer est que son Rédempteur est vivant, marquant par là que, n’ayant plus de salut en soi, il en trouve en son Sauveur un d’autant plus grand qu’il a moins d’appui en lui-même.
V.6. Rien ne se fait dans le monde sans sujet, et ce n’est point de la terre que naissent les maux.
V.7. L’homme est né pour le travail, et l’oiseau pour voler.
Il est vrai que rien ne se fait sans cause sur la terre, et que la divine Providence conduit tout pour la gloire de Dieu et pour notre perfection. Mais la cause n’est pas toujours telle que l’on pense: vous croyiez que c’est à cause de ses péchés que cet homme est puni, et que [52] cette punition est pour sa perte et sa damnation ; et c’est tout le contraire. Cet homme est affligé parce qu’il a été fidèle à Dieu, qu’il ne s’est jamais détourné de sa voie ; et cette affliction sera la cause de son salut. Il est très vrai que les maux ne viennent point de la terre, et c’est avec injustice que nous en accusons les créatures. La douleur vient du ciel : c’est Dieu qui nous l’envoie, parce qu’elle nous est nécessaire. Il n’a nul dessein, comme je l’ai déjà dit, de nous affliger, mais de nous sauver. C’est pourquoi les souffrances doivent être regardées comme des véritables biens qui nous sont départis par un père plein d’amour et de tendresse, qui ne nous fait souffrir que pour guérir nos blessures mortelles.
Le caractère de l’homme, tant qu’il reste en lui-même, est de travailler et de souffrir, mais celui de l’oiseau est de voler. Ainsi celui qui, par un effort généreux sortant de lui-même, prend son essor d’un vol hardi dans les airs de la Divinité, goûte alors le repos, et il est affranchi du travail qui est le partage de l’homme infortuné et coupable. Cette comparaison de l’oiseau est très propre : il faut ou travailler comme l’homme, ou voler comme l’oiseau dans l’immensité même. [...]
V.14. Au milieu du jour ils trouveront les ténèbres, et en plein midi ils marcheront à tâtons comme s’ils étaient dans la nuit.
[…][54] Dieu permet qu’ils soient aveuglés par leurs propres raisonnements, et qu’ils ne voient pas la vérité, laquelle pourtant est toute proche d’eux. Car tout homme porte en soi un certain caractère, qui est celui des enfants de Dieu. Ce caractère est la motion divine, qui pousse l’homme au-dedans à tout ce que Dieu peut vouloir de lui : et s’il était fidèle à suivre cette lumière, cachée dans le plus profond de lui-même, il courrait dans la voie des commandements de Dieu, sans que rien le fît tomber.
Plusieurs, trompés par leur sagesse, ne veulent point suivre cette divine motion, parce qu’elle combat leurs faux raisonnements, et que, s’éloignant incessamment de Dieu et de Ses volontés, ils perdent le principal caractère des enfants adoptés, qui, selon saint Paul, est celui de la motion divine. D’autres, fous et insensés, ont cru que, lorsqu’on parlait de suivre la motion divine, c’était suivre l’égarement de leur esprit et le dérèglement de leur cœur, c’était suivre les mouvements de la nature et de la cupidité. Non : la motion divine n’a rien d’extérieur [55] ni de charnel [122] ; elle est dans le plus intime de l’âme, et elle porte avec soi un caractère divin, quoique non pas toujours accompagnée d’une certitude absolue, à cause de sa délicatesse ; mais elle ne se laisse pas ignorer de celui qui est fidèle à la suivre, qui sait fort bien la discerner et des pensées de l’esprit, et des désirs du cœur charnel. […]
V.19. Après vous avoir affligés six fois, Il vous délivrera; et à la septième Il ne permettra pas même que le mal vous touche.
[57] Dieu permet que les âmes passent par d’étranges épreuves. Il les frappe autant de fois qu’Il a dessein de les purifier. […] Mais la septième fois, qui est l’état très passif, et qui introduit dans le Sabbat ou repos divin, on ne sent presque pas les coups; et même on parvient par une très grande mort à ne plus les sentir du tout. [...]
V.22. Vous rirez au milieu de la désolation et de la famine, et vous ne craindrez point les bêtes de la terre.
V.23. Si vous rencontrez des pierres en votre chemin, elles ne vous blesseront point, et les bêtes sauvages seront douces pour vous.
[58] C’est le véritable portrait d’une âme arrivée en Dieu, et qui se repose dans sa fin, qui n’est autre que la volonté de Dieu. Elle vit contente au milieu de la désolation : elle est même comblée de joie au milieu des douleurs. Il n’y a plus rien à craindre des démons ni des hommes pervers, qui ne peuvent plus corrompre un cœur abîmé dans la volonté de Dieu. Les sujets de chutes n’ont plus de force pour faire tomber dans le mal, parce que les racines de cette âme plantée sur la pierre vive, Jésus-Christ, sont tellement profondes, que rien ne la peut plus ébranler.
V.24. Vous saurez que votre tabernacle sera en paix; et vous ne pécherez point en visitant votre espèce.
L’Ecriture dit ici que lorsque le fond et le centre de l’âme est mis dans une paix immuable et dans une grande liberté, c’est alors que le [59] tabernacle est en paix, parce que ce centre est le tabernacle du repos [...]
V.25. Vous saurez aussi que votre race sera en grand nombre, et votre postérité comme l’herbe de la terre.
Vous saurez aussi, en ce temps heureux de votre liberté en Dieu, que votre postérité sera en grand nombre, car c’est alors que Dieu donne un grand nombre d’enfants spirituels et fait faire des fruits merveilleux. On ne saurait croire les âmes que ces personnes engendrent à Jésus-Christ…
Chapitre VI
V.9. Que celui qui a commencé, achève de me briser,
V.10. Et que j’aie cette consolation, qu’en m’affligeant de douleurs, Il ne m’épargne pas. Je ne contredirai point aux paroles du Saint.
[65][…]Les autres Vous prient d’avoir pitié d’eux. Les plus grands saints craignent Votre rigueur, parce qu’ils sont saints et qu’ils ont quelque chose à perdre. Mais moi, qui suis la plus pauvre des créatures, je ne suis propre qu’à exercer Votre justice. O Amour, ne m’épargnez pas. Mon abandon est si entier et je suis si amoureux de vous, ô divine Justice, que, quelque rigueur que Vous exerciez en mon endroit, je ne contredirai point aux paroles du Saint ; car comme Ses paroles sont saintes, aussi les œuvres sont toutes dans la sainteté.
V.11. Quelle est ma force pour soutenir ? Ou quelle est ma fin, pour souffrir avec patience ?
Ce qui me porte à vous demander que Vous ne m’épargniez pas, n’est pas que je croie avoir de la force pour soutenir les maux que Vous m’enverrez : non, non, je n’ai pas cette présomption ; je ne songe pas à les soutenir, puisque je veux bien en être brisé et abattu, et je sais que toute la force de l’âme est moins qu’une feuille. Je ne songe point non plus avoir de la patience : ce n’est point là ma fin dans la prière que je vous fais ; mais content de n’avoir jamais de patience, de souffrir sans soutenir, et de pâtir sans patienter, je me laisse à vous pour tout ce qu’il [66] Vous plaira ; la gloire que Vous tirerez de ma perte me suffit [123].
V.12. Ma force n’est point la force des pierres, et ma chair n’est pas d’airain.
Job, par ces paroles, fait voir à toutes les âmes affligées que la patience ne consiste pas, comme quelques-uns se l’imaginent, à ne rien ressentir : non, la force ne consiste pas à résister à la douleur comme les pierres qui résistent à tout, mais à plier sous la douleur comme la chair qui est flexible et pliable. Soutenir la douleur est pour les pierres, mais plier sous la douleur par un abandon total est tout ce qu’il faut. [...]
V.13. Voici, il n’y a rien en moi qui me soit à secours ; et mes amis les plus nécessaires se sont retirés de moi.
Je cède, dit Job, au mal et ne lui résiste [67] point. Il n’y a point de trompette qui fasse retentir ma patience ; mais le murmure sourd d’une chair battue. [...] Combien de saints dans les déserts étaient privés de toutes créatures ? Mais ils n’étaient pas privés, comme Job, de ces amis nécessaires, qui sont la présence de Dieu perceptible, sa force et son secours, toutes les vertus qui soutiennent l’âme : voilà les choses qui se sont toutes retirées pour laisser l’âme à elle-même, et c’est cet abandon qui dans les croix est la plus étrange de toutes les croix, et la cause de toutes les faiblesses. [...]
Chapitre VII
V.1. La vie de l’homme sur la terre est un combat continuel et ses jours sont comme les jours d’un mercenaire.
V.2. Comme un esclave soupire après l’ombre et comme le mercenaire attend la fin de son travail.
Job nous fait voir que tant que l’homme reste sur la terre de lui-même et de ses passions, il est dans un combat continuel et que ses jours sont comme ceux des esclaves et des mercenaires. Mais lorsque l’âme, par un abandon généreux, sort d’elle-même pour se perdre toute en son Dieu, alors elle est en Lui comme dans un ciel, affranchie de tous ces combats. Dieu combat pour elle et elle se repose en son Dieu. Alors elle n’est plus comme le mercenaire qui attend sa délivrance, mais comme l’enfant qui ne travaille [73] que pour plaire à son père sans attendre la récompense.
Autrefois, continue-t-il de dire, comme un esclave fatigué, je désirais l’ombre, parce que j’étais toujours dans la chaleur du travail, et que je n’avais pas le repos que je possède. J’attendais comme le mercenaire pour voir la fin et pour avoir le prix de mon travail ; mais je n’attends plus rien : je regarde à présent ma peine comme ma récompense. […]
V.5. Ma chair est couverte de pourriture et d’une sale poussière; ma peau est toute sèche et toute retirée.
Job a bien raison de dire que sa chair est couverte de pourriture. Il est écrit : vêtue [124]. Ce mot n’est pas mis sans sujet et il exprime très bien comme la pourriture n’est que superficielle quoiqu’on la croit bien profonde. Cette pourriture est un vêtement que le Maître ôte tout d’un coup lorsqu’il Lui plaît, mais que nulle créature ne peut ôter. Elle n’est donc que superficielle et non intime.
La propriété est une pourriture et une saleté qui endommage la substance de l’âme, mais cette pourriture dont Dieu Se sert [75] pour arracher la propriété de l’âme n’est que comme un vêtement. La poudre couvre aussi cette pourriture et cette pourriture devient poussière à mesure que l’anéantissement se fait, comme le corps se pourrit peu à peu et devient poussière en se détruisant. Il est ajouté que la peau est séchée et toute retirée : ce rétrécissement n’est en effet que pour la peau, pour le dehors, durant que l’âme jouit d’une parfaite liberté. […]
V.7. Qu’il Vous souvienne que ma vie est comme le vent et que mon œil ne retournera point pour voir les biens.
Qu’il Vous souvienne, ô mon Dieu, dit cet innocent affligé en se tournant du côté de son aimable exacteur, qu’il Vous souvienne que ma vie est comme le vent, qui se lève, qui emporte quelque [76] poussière et puis ne paraît plus. Voilà ce qu’a été ma vie. Les jours de vie que j’ai eus ont été comme un vent impétueux, qui a fait bruit en se levant, mais qui m’a chargé de cette poussière qui me couvre aujourd’hui dans mon état de mort. [...]
V.8. Les hommes qui m’ont vu ne me regarderont plus : Vos yeux sont sur moi et je ne serai plus.
[...] Mon anéantissement me fera disparaître de devant tous les hommes. Je serai pour eux dans un oubli éternel. Mais lorsque Vous me regarderez, ô mon Dieu, ce sera véritablement ce regard qui m’anéantira et me fera disparaître, toute la vue et tous les regards que je pourrais jeter sur moi-même ne pouvant point m’anéantir, ni tous les mépris des créatures, mais le seul regard de Dieu. C’est Lui qui anéantit l’âme en un moment, mais, ô que ce regard est terrible ! Cette connaissance faisait dire au bienheureux Jean de la Croix dans son Cantique : O que Votre regard [77] me tue [125] ! C’est ce regard qui anéantit si fort l’homme que Job dit : sitôt que Vos yeux seront sur moi, je ne serai plus.
V.9. Comme une nuée se dissipe et passe outre, ainsi celui qui descend aux enfers ne remontera plus.
Job parle d’un état qui est très réel et qui suit l’anéantissement ou plutôt qui s’opère dans l’anéantissement. Comme la nuée se dissipe et passe outre, aussi sitôt que la consommation est faite, certaines âmes, privilégiées dans la nature de leurs peines et dans le dessein que Dieu a sur elles, entrent dans l’enfer spirituel qui est un état le plus étrange et le plus terrible de la vie spirituelle, parce que tout espoir est ôté [126]. Il paraît à l’âme qu’il ne peut y avoir de salut pour elle ; elle croit n’en revenir jamais ; elle ne se trouve ni en Dieu, ni en elle, mais souffre en quelque manière la peine de la damnation. Ceci n’est point l’état de blasphème, c’est un état où l’âme est comme hors de tout être et de son lieu propre, bannie du souverain Etre qui est Dieu et bannie d’elle-même, en sorte qu’il ne lui reste chose au monde que la plus terrible perte qui fût jamais. Jésus-Christ, pour nous instruire de cet état, voulut descendre aux enfers après Sa mort, et tirer les âmes des saints Pères qui y étaient avant que d’entrer au ciel. Lorsque l’âme est en cet état, il n’y a que Dieu qui l’en puisse tirer : c’est pourquoi Job dit qu’elle ne remontera plus. La raison aussi pourquoi Job dit encore que l’âme ne montera plus après avoir été aux enfers, c’est que cet état d’enfer est le comble de l’anéantissement, [78] de sorte que, lorsque l’âme a passé ces états, elle n’est jamais plus en danger de remonter par une élévation d’amour-propre.
V.10. Il ne retournera plus en sa maison et le lieu où il était ne le reconnaîtra plus.
L’âme après cet état ne retournera jamais plus en elle-même, qui est la maison et le lieu où elle habitait : on ne l’y reconnaît plus, tant elle en est séparée. Cet état d’enfer doit se passer après que l’âme est sortie d’elle-même et lorsqu’elle commence à être reçue en Dieu. Dieu la rejette en apparence, pour lui donner un nouveau degré de pureté ; et alors elle n’a plus de lieu propre, parce qu’elle n’est plus ni en elle ni en Dieu. Elle est bannie de tous les êtres et de tous les lieux qui lui sont propres. Cet état est de peu de jours et l’âme ne le pourrait porter plus longtemps. [...] [79]
V.12. Suis-je une mer, ou une baleine, que vous m’ayez environné d’enclos et de prison ?
Cette personne affligée, se trouvant dans un état si étrange et n’y voyant point d’issue, ne sait de quels termes se servir pour s’exprimer. Elle sent d’un côté son âme d’une largeur très grande, et que la douleur est immense, et cependant comme elle n’y voit point de fin, elle se voit en même temps et sans bornes et prisonnière, immense et rétrécie. [...] Je me trouve immense, je ne vois point de bornes ni de limites et cependant je n’ai point d’issue. Un peu de sable arrête ma furie, dit la mer, et la baleine ne peut sortir des eaux, quoiqu’elle ne trouve rien qui la rétrécisse. Je ne puis de même sortir de [80] mon amertume et de mon enfer, quoique j’y vois une immensité étrange. Rien ne me rétrécit et je ne laisse pas pourtant d’être emprisonné : ma prison n’a ni murailles ni remparts, et cependant je suis captif au milieu de la plus grande liberté ! [...]
V.16. J’ai perdu tout espoir et je ne vivrai plus. Pardonnez-moi car mes jours ne sont qu’un néant.
[...] Pour donner quelque jour à ceci, il faut savoir que dans tous les états par où l’âme passe et en chacun d’eux, il y a un purgatoire particulier à passer, ou une purification, qui est une espèce de mort toujours suivie d’une nouvelle vie. C’est ce qui fait que bien des âmes s’y méprennent, qui, lorsqu’elles ont passé ces purifications, ces morts et ces vies, se croient être [83] arrivées à la fin. Il y a quantité d’alternatives de mort et de vie, mais tout cela n’est point encore la mort du fond, qui est la principale.
La mort du fond est forte, terrible, étrange et durable jusqu’à ce qu’il ne reste pas la moindre vie en rien, quel qu’il soit. Et au lieu que les autres morts nous font entrer d’abord dans la vie qui les suit et qui a rapport à cette mort, la mort totale au contraire nous conduit dans un état de pourriture et de purgatoire terrible et bien différent de l’état de mort. [...] Un corps mort n’est consumé et anéanti que par la pourriture entière, aussi l’âme n’est anéantie que par cette purgation totale, qui cependant ne se fait que par degrés et peu à peu, comme cela se voit dans un corps mort, qui ne perd sa figure d’homme que peu à peu et à mesure que les vers le mangent et le rongent […]
V.18. vous le visitez le matin et subitement vous l’éprouvez.
Cette visite du matin est la visite que Dieu fait à l’âme dans le premier jour de Ses grâces et de Son amour, semblable en apparence au jour de l’éternité ou de la résurrection, mais très différent en effet. Ensuite de quoi elle est éprouvée par les plus étranges peines.
Job veut encore parler de l’état ordinaire des épreuves et des visites alternatives où la visite précède l’épreuve et plus la visite est douce [86] et grande, plus l’épreuve doit être forte. Cette visite est encore pour l’état de sépulcre où l’âme étant comme dans un cachot, il semble que dans ce cachot elle soit visitée d’un petit éclair de lumière ou d’un essai de résurrection et de vie, mais qui n’est rien qu’un éclair ou un essai de la vie qui doit venir et que la créature ne connaît pas néanmoins. Cela ne sert pour l’ordinaire qu’à lui faire mieux sentir son épreuve, comme si un homme mort pouvait à la faveur d’une lumière se voir manger des vers [...]
V.20. J’ai péché. Que vous ferai-je, ô gardien des hommes ? Pourquoi m’avez-vous rendu contraire à vous ? Et pourquoi suis-je à charge à moi-même ?
V.21. Pourquoi n’ôtez-vous point mon péché et n’effacez-vous point mon iniquité ? Voici, maintenant, je vais m’endormir dans la poussière et si vous me cherchez au matin, je ne serai plus en être.
[...][89] Ce n’est point notre misère et notre pauvreté qui sont contraires à Dieu, mais c’est notre propriété et notre propre volonté. Cette même boue, en vous arrachant toute propriété, tout amour-propre, toute propre volonté, vous empêche d’être contraire à Dieu. Dieu nous ayant formé de boue, la boue ne lui déplaît pas: comme elle est molle et pliable et qu’elle se laisse donner telle forme que l’on veut, c’est pour cela que Dieu a formé l’homme de boue et qu’Il ne l’a pas formé de pierres ni de matière qui résiste. Vous êtes moins contraire à Dieu lorsque vous êtes boue que si vous étiez diamant [...]
Bien des âmes ont le péché effacé, mais peu ont la propriété détruite et consumée : l’un est la mort et l’autre est l’anéantissement. Dans le premier état, quoique l’on souffre de voir que le péché n’est point effacé, il paraît effaçable ; dans le second, on ne le trouve plus pour l’effacer, [92] parce qu’il ne se trouve plus là de subsistance ni d’être, pour petit qu’il soit ; aussi n’y-a-t-il plus ni peine ni douleur [...] lorsqu’il [l’homme pécheur] est si détruit qu’il n’y a que de la poussière, il ne se distingue plus de la terre, il est terre paisible et tranquille, n’ayant plus de subsistance et étant retourné dans le néant dont il était sorti. L’homme avant que d’être créé ne pouvait être distingué de la terre que par Dieu même, et l’homme redevenu terre et pourriture ne peut être distingué que de Dieu. [...]
[96] Lorsque tout ce qui est d’Adam est devenu poussière et qu’elle est réduite dans le néant, ce germe de vie divine et de vie de Dieu qui était caché et étouffé sous la vie d’Adam et incommodé par le cadavre qui l’empêchait de croître, se voyant entièrement dégagé de tout ce qui était d’Adam, croît peu à peu et renouvelle toutes choses, et enfin il devient si grand, si entier et si libre que rien ne le rétrécit ni ne l’incommode. Ceci est une vérité si solide que nul corps ne sera reçu au ciel qu’il ne soit détruit par l’anéantissement, ni nulle âme en Dieu qu’elle ne soit de même anéantie et qu’il ne lui reste plus aucune subsistance propre ou propriété. […]
Chapitre VIII
V.5. Si néanmoins vous vous empressez d’aller à Dieu et de conjurer par vos prières le Tout-puissant,
V.6. Si vous marchez pur et droit, incontinent Il s’éveillera pour vous secourir et il rendra la demeure de votre justice pacifique.
[98] Toutes les personnes qui n’ont pas d’expérience prennent cet état d’épreuve pour un relâchement et pour une injustice. On croit qu’il est venu parce qu’on a commis quelque péché et qu’on a quitté la voie de la vérité et de la justice, et nul ne comprend que c’est un état de peine et de misère que Dieu permet pour purifier l’âme, l’anéantir et ensuite la revivifier. On dit à cette personne que si elle faisait quantité de prières à Dieu, Il la délivrerait de cet état, on la porte à demander cette délivrance de toutes ses forces, à faire ce qu’elle peut pour l’obtenir et tout cela ne fait qu’augmenter son mal. Il faut au contraire la porter à se délaisser à Dieu [...]
[99] Peut-on marcher pur et droit si Dieu ne donne cette pureté et cette droiture ? Il n’y a pas une âme qui ait plus de pureté que celle qui perd toute propriété et toute impureté foncière, quoiqu’il y paraisse bien des impuretés extérieures. Y a-t-il rien de plus droit qu’une âme qui, malgré l’extrémité de ses peines, ne se détourne pas un moment de la volonté de Dieu, ne se tire pour peu que ce soit de son délaissement et de son abandon ? [...] on dit que Dieu les a délaissées à cause de leurs péchés, et que Sa providence, qui veille sur les bêtes mêmes, est endormie pour elles. C’est la plus grande insulte que l’on puisse faire à Dieu et ce fut la moquerie qu’Elie fit au faux dieu Baal de dire qu’il dormait. [...]
V.13. Telle est la voie de tous ceux qui oublient Dieu et c’est ainsi que l’espérance de l’hypocrite périra.
Prendre pour un oubli de Dieu Sa présence profonde et générale et cette permanente possession de Lui-même, parce qu’elle n’est plus sensible, c’est une erreur bien grossière. Dieu étant devenu l’âme de notre âme et le principe de nos mouvements, ne Se sent plus et ne Se distingue plus, comme nous ne sentons point notre âme quoiqu’elle anime notre corps. Nous savons que c’est elle qui fait agir et mouvoir ce corps, sans [104] néanmoins penser distinctement que cela soit, quoiqu’il n’y ait rien de plus certain et que nous n’en puissions pas douter. Cependant, les personnes qui entendent parler les âmes intérieures de cet état très nu, le prennent pour un oubli de Dieu. Ô qu’ils se trompent bien ! Dieu est leur principe vivifiant.
Cet homme aveuglé de sa fausse sagesse ajoute que l’espérance de l’hypocrite périra, prenant la confiance et l’espérance que l’on a en Dieu pour une hypocrisie, ce qui en est pourtant bien éloigné : car que fait l’hypocrite, selon le témoignage de Jésus-Christ même ? Il s’appuie sur sa propre justice, se confiant en lui-même, mais la véritable espérance ne s’appuie qu’en Dieu seul. […]
Chapitre IX
V.14 Qui suis-je donc pour Lui répondre et pour oser Lui parler?
[...] Il nous apprend aussi la nécessité qu’il y a de garder le silence devant Dieu par un profond respect et un hommage à Sa grandeur, et non pas de parler avec Lui. Il est certain qu’un courtisan n’ose pas parler à son Roi qu’il ne le fasse parler : il demeure auprès de lui dans un silence plein de respect et s’il voulait incessamment lui parler, il mériterait d’être chassé comme un téméraire [127]. On convient de cela pour les Rois et on ne le fait pas pour Dieu ! Présentons-Lui nos requêtes, à la bonne heure, parlons-Lui pour nos besoins si nous sommes en état de le faire, mais après demeurons en silence, attendant que Dieu nous parle et écoutons-Le sans L’interrompre. Si nous croyions, si nous [109] avions la foi qu’Il connaît nos besoins avant que nous les Lui demandions, nous ne nous mettrions pas ainsi en peine de les demander ; mais nous Le laisserions le maître absolu de tout, sachant que Sa bonté a plus de soin de nous que nous-mêmes et qu’Il veut plus notre bien que nous ne le saurions vouloir. [...]
V.26 Ils sont passés avec la même vitesse que des vaisseaux chargés de fruits et qu’un aigle qui fond sur sa proie.
[115] Cette comparaison est la plus naïve du monde. Le vaisseau ne laisse point de traces sur la mer lorsqu’il passe, cependant lorsqu’il porte des marchandises de garde, il laisse toujours des assurances de ce qu’il a porté ; mais lorsqu’il porte du fruit, quoiqu’il soit chargé en sortant de son port, ce fruit se pourrit peu à peu et lorsque le vaisseau arrive, il se trouve vide. Voilà l’état de cette âme. Lorsqu’elle sortit de sa propre conduite pour entrer dans la voie de l’abandon, elle était si chargée de marchandises que rien plus ; mais comme ce n’était que du fruit, ou, selon le mot latin, des pommes et qu’elles se pourrissaient peu à peu, le navire se déchargeait à mesure et l’on jetait ces pommes dans la mer, jusqu’à ce qu’il n’en restât plus.
L’autre comparaison de l’aigle [128] est aussi fort juste. L’aigle en volant ne laisse nulle trace de son vol ; elle vole avec impétuosité et fort haut, mais c’est seulement pour aller à la proie et être nourrie, après quoi elle perd et digère peu à peu ce qu’elle avait pris, en sorte qu’il ne lui en reste plus rien et elle devient aussi affamée que si elle n’avait rien mangé [129]. […]
V.29 Mais si après cela je suis encore méchant, pourquoi ai-je travaillé en vain ?
[…] Il faut labourer la terre avant que d’y semer et c’est la préparation de la semence, car si on semait sur une terre dure et inculte, la semence ne germerait pas ; mais lorsque le maître a semé, il se contente de couvrir cette semence ; après quoi il la laisse germer, croître et fructifier peu à peu ; mais s’il voulait labourer incessamment, il empêcherait pour toujours la semence de prendre racine et elle serait inutile. [118] Il en est de même de l’âme : lorsqu’elle a labouré la terre des deux façons ordinaires qui sont la méditation et l’affection (plus de la dernière que de la première), alors le maître vient semer ; après quoi il n’y a plus qu’à couvrir la semence par le recueillement et l’attention à Dieu, puis demeurer en repos, attendant qu’elle germe, croisse et qu’elle fructifie, ce qui ne se fait que peu à peu et en essuyant bien des accidents de neiges, de gelées et semblables ; elle est souvent foulée aux pieds, mais enfin, malgré tout cela, elle sort de terre et paraît. Avant qu’elle soit levée il n’en paraît rien, on ne la voit point, mais on sait seulement qu’elle est là et c’est assez. Même, jusqu’à ce que le blé soit dans la grange, le maître n’est point assuré de son grain, il y a toujours du risque à courre [130] ; il faut cependant abandonner tout aux soins de la Providence, le laboureur ne pouvant en rien contribuer à l’accroissement de la semence. Tout se trouve de même en nous.
V.30 Quand j’aurais été lavé dans de l’eau de neige et que la blancheur de mes mains éblouirait les yeux par leur éclat ;
V.31. Néanmoins vous me plongerez dans l’ordure et mes vêtements m’auront en horreur.
Quand je serais lavé et purifié de la purification extérieure la plus grande, et que mes mains, qui sont mes œuvres, paraîtraient si pures qu’elles seraient éclatantes de blancheur, vous ne laisseriez pas de me plonger dans l’ordure. Il faut savoir que Job parle ici de la purification superficielle des sens et des puissances, et non de la purification centrale ; et il fait voir que les âmes dont la vie a été la plus innocente ne sont point exemptes de [119] cette purgation centrale. Quand bien même, dit-il, j’aurais été lavé dans une eau de neige et que j’aurais été toujours pur, je ne laisserais pas d’être propriétaire, m’étant attaché à mon innocence et à ma pureté, comme les vierges folles. […]
Chapitre X
V.17. [128] vous produisez contre moi des témoins…
Ces témoins que Dieu produit contre l’âme, sont de nouvelles connaissances qu’Il lui donne tous les jours des propriétés qu’elle avait en toutes choses et de la vie dans laquelle elle était, qu’elle croyait pourtant une grande mort [...]
V.20. Le peu de jours qui me restent ne finiront-ils pas bientôt ? Laissez-moi donc, que je plaigne un peu ma douleur,
V.21. Avant que je m’en aille sans espérance de retour, en cette terre ténébreuse, couverte de l’obscurité de la mort ;
V.22. Cette terre de misère et de ténèbres, où habite l’ombre de la mort, où tout est sans ordre et dans une éternelle horreur.
[…][131] Job parlait de tous ses états, les entremêlant, parce qu’il ne parlait pas seulement pour lui, mais pour toutes les âmes qui seraient comme lui dans ce terrible passage de la vie à la mort et de la mort à la vie. Sa vie était passée, puisqu’il était dans le sépulcre ; mais il rappelle comme présents tous les états où il a passé. Il est certain que, quoique l’état de la pourriture soit infiniment plus pénétrant et plus profond que celui de la mort, l’âme pourtant est moins en état de s’en plaindre, étant comme étouffée par l’excès de son mal. […][132] Dans cet état [de pourriture], il n’y a que d’épaisses ténèbres plus obscures que la mort même, sans nul espoir de lumière. Il n’y a aucun ordre parce qu’à mesure que le corps se détruit par la pourriture, il perd tout ordre et toute composition : ce ne sont plus que des membres pourris, qui tombent en lambeaux et qui sortent de leur place et de leur constitution naturelle. […]
Chapitre XI
V.5. Qu’il serait à souhaiter que Dieu parlât Lui-même avec vous, et qu’Il ouvrît contre vous Ses lèvres,
V.6. Pour vous découvrir les secrets de Sa sagesse et la grandeur de Sa loi, et pour vous faire comprendre qu’Il exige beaucoup moins de vous que vos péchés ne méritent !
[...] On (les censeurs de Job) veut encore leur faire prendre l’état qu’elles souffrent pour l’état de la première purification du péché et l’on veut qu’elle s’y comportent de même, ce qui néanmoins est impossible. Cependant, lorsque ces [135] âmes affligées, mais éclairées par leurs propres misères, veulent faire comprendre que cet état n’est pas la purification du péché, mais la purification de la vertu propriétaire, on prend cela pour des blasphèmes, des erreurs et des impiétés : elles ne peuvent pourtant dire autre chose que ce qu’elles ont expérimenté, parce qu’étant mises en vérité, elles ne peuvent parler que des paroles de vérité.
V.7. Trouverez-vous peut-être les traces de Dieu et trouverez-vous parfaitement le Tout-puissant ?
V.8. Il est plus élevé que le ciel : que ferez-vous? Il est plus profond que l’enfer : d’où Le connaîtrez-vous?
[...] On leur dit encore qu’il est impossible dans cette vie d’arriver à l’union intime et étroite avec Dieu. J’en conviens si c’est par ses propres efforts. Autrement, Dieu appelle certainement tous [136] les hommes à Son intime union, ne les ayant même créés que pour cela, et le moyen de trouver parfaitement le Tout-puissant est que nous défaillions entièrement à toute propre puissance, car alors nous tombons infailliblement et nécessairement dans le seul pouvoir divin.
Il est plus haut que le ciel, il est vrai, c’est ce dont je suis très persuadée, dit cette âme, et c’est pour cela que je ne prétends point aller à Dieu en m’élevant, parce que plus je m’élèverais, plus je Le trouverais élevé au-dessus de moi, sans pouvoir jamais L’atteindre. Mais je ne prétends autre chose que de tomber dans le parfait néant ; et étant là, ce sera où infailliblement je Le trouverai, tombant en Lui, puisqu’Il remplit nécessairement le vide du néant. Il est plus profond que l’enfer et c’est dans cet état d’enfer où je passe, que je serai plus en état de Le connaître par l’expérience que je fais et de la profondeur de Son immensité et de la grandeur de Son pouvoir.
V.9. Sa mesure est plus longue que la terre et plus large que la mer.
Et c’est pour cela que, persuadée que je suis de ne pouvoir L’atteindre par aucuns efforts propres, je les quitte tous afin de me laisser anéantir et que ne demeurant plus rétrécie et bornée par mes propres activités, je sois anéantie et rendue vaste et immense comme le néant, qui est la seule disposition à posséder le Tout. Et comme Il est plus large que la mer, j’ai connu que ce serait une folie de vouloir [137] L’enfermer en moi, ou dans mon simple raisonnement, ou dans toutes mes industries et connaissant que, comme je ne puis contenir la mer, aussi ne puis-je Le comprendre. Cela me porte à me jeter dans cette mer infinie pour y être abîmée et perdue ; ne pouvant la contenir ni la comprendre, je veux qu’elle me comprenne et me contienne et c’est pour cela que, comme un torrent impétueux, je me précipite en elle. Un philosophe, voyant qu’il ne pouvait comprendre le flux et le reflux de la mer, sans s’arrêter à le considérer davantage, se jeta dans la mer pour en être compris ; et moi, ayant travaillé quelque temps à regarder et à considérer le flux et reflux de Dieu dans Ses divines personnes, et voyant que je ne Le pouvais comprendre, sans m’amuser plus longtemps à Le considérer, je me suis perdue et abîmée en Lui : et c’est où j’en ai plus appris en un moment, que je n’aurais fait par mes regards et par mes soins toute ma vie. […]
V.14 Si vous bannissez l’iniquité de vos œuvres et que l’injustice ne demeure point dans votre maison,
V.15. Alors vous pourrez lever votre tête comme étant sans tache ; vous serez affermi, et ne craindrez point ;
V.16. vous mettrez votre misère en oubli, et vous n’en n’aurez non plus de mémoire que des eaux qui se sont écoulées.
N’est-ce pas une chose pitoyable d’accuser d’orgueil une personne qui s’abandonne à son Dieu, qui, désespérant entièrement de sa propre force, attend de la bonté et du pouvoir divin sa délivrance ? Et lui dire cependant, que s’il ôte lui-même son iniquité, il pourra aller le visage élevé ! N’est-ce pas un bien plus grand orgueil [139] qu’on croie de le pouvoir plutôt faire par soi-même que non pas de le laisser faire à Dieu et qu’on s’imagine que l’on puisse ainsi lever la tête sans confusion et avec une assurance secrète d’avoir ôté son péché ? J’avoue que je n’entends pas cette vertu ni la nature de cette humilité, qui, en nous rendant plus puissants que Dieu, nous porte à nous élever sans crainte et à demeurer fermes dans cette élévation. Si le plus juste [131] tombe sept fois, en quel état est-ce que l’on ne craindra pas ? Le vrai moyen de ne point craindre n’est pas de s’élever et de s’assurer par soi-même de sa justice, mais de se délaisser tellement à Dieu qu’Il soit lui-même notre justice. Alors nous ne saurions craindre de la perdre. Le moyen de ne pas craindre de tomber est d’être si bas et si anéanti que nous ne puissions plus tomber. [...]
Chapitre XIII
V.24. Pourquoi me cachez-Vous Votre visage et pourquoi me regardez-Vous comme Votre ennemi ?
V.25. Vous montrez Votre puissance contre une feuille que le vent emporte et vous poursuivez une paille sèche !
[...] Et voilà l’état où était Job lorsqu’il parlait. Il se voyait d’un côté comme sans coulpe, n’ayant plus rien de subsistant dans la partie supérieure qui seule peut faire le péché et se trouvant [157] cependant dans un état tout naturel, plongé dans l’expérience d’une nature corrompue et sans nul mélange du moindre bien.
[...][158] Dieu exprime peu à peu toute l’ordure qui pénètre jusques dans sa substance et Il l’exprime de telle sorte qu’il n’en reste plus du tout, comme lorsqu’à force de presser une éponge on lui ôte si entièrement toute son ordure qu’on pourrait bien ensuite la presser toujours sans qu’il en sortît plus aucune saleté [132]. C’est ainsi que, lorsqu’il n’y a plus de malignité foncière, les tentations, les afflictions les plus fortes, peuvent bien pressurer notre âme, mais qu’il n’en sort plus rien du tout et c’est alors que cette nature qui avait été mise dans sa pure malignité est remise dans son pur naturel.
Tout ce qui était de la corruption d’Adam pécheur étant entièrement sortie d’elle, il ne reste plus qu’Adam innocent, soit pour le divin, soit pour le naturel. La partie supérieure est mise dans le pur divin et l’inférieure dans le pur naturel, l’une et l’autre dans une innocence entière. Il y a peu d’âmes en qui Dieu fasse cette purification si profonde, se contentant pour la plupart des autres de presser un peu l’éponge [159] parce qu’elles n’ont pas la force de porter une opération si forte, qui, cependant, lorsque l’éponge a été bien pressée à fond, se fait sans nulle douleur. Car on ne trouve alors chez soi plus rien de coupable, et bien qu’il paraisse encore quelque ordure au-dehors, ce ne sont que des choses purement naturelles et non malignes, qui ne font nulle peine. [...]
Or, après que la partie supérieure est dans le divin, et l’inférieure dans le naturel, Dieu prend en cet état toutes les âmes qu’Il rend saintes pour leur particulier, et encore de celles-là y en a-t-il très peu, étant bien plus [160] rares que l’on ne peut croire ; mais pour celles qu’Il destine à Sa gloire d’une manière singulière, qu’Il choisit pour aider aux autres et pour lesquelles par une grâce spéciale Il a quelque dessein singulier, Il laisse écouler tout ce qui était suspendu dans la partie supérieure sur la partie inférieure où maintenant il n’y a plus rien d’Adam, tout en ayant été évacué. Lorsque les eaux basses du Jourdain furent évacuées, il ne resta plus que le lit du fleuve tout sec et tout pur [133] ; de même ici, tout ce qui est d’Adam pécheur étant évacué, il ne reste plus que le pur naturel, et le lit d’Adam innocent, propre à laisser écouler les eaux divines sans nul mélange. Alors la partie inférieure reçoit un écoulement continuel de la supérieure sans qu’elle renvoie rien : elle est mise dans l’ordre naturel de la création; et c’est l’opération qui conduit à cela qui s’appelle anéantissement. Tout ce qui était du propre d’Adam pécheur étant entièrement détruit, il ne reste plus que ce que Dieu a fait.
Job était dans le temps de la séparation et de l’oppression de la partie inférieure, sans nul concours de la supérieure, lorsqu’il dit à Dieu : Vous montrez Votre puissance contre une feuille, n’attaquant que la partie la plus faible. Car de même qu’une feuille est emportée par le vent et que l’eau en s’écoulant se dessèche peu à peu lorsque le vent souffle, de même aussi cette partie se trouvait desséchée et privée des eaux douces et salutaires qui la consolaient auparavant. Cette opération [161] néanmoins (ne laisse pas d’être) le plus grand effet du pouvoir divin, et l’on ne saurait croire qu’il faille la force d’un Dieu pour la faire - la créature, quoique moins qu’une feuille, ne laissant pas de lui résister. On dit qu’un diable, pour distraire saint Pacôme, se mit, et plusieurs autres avec lui, à traîner avec de grosses cordes une feuille. Ce que cet esprit malin fit, vrai ou faux, se trouve réel ici : tout l’enfer ne pourrait entraîner ni même ébranler cette feuille, il faut le pouvoir de Dieu pour l’anéantir.
Job ajoute : Vous poursuivez la paille sèche. Dieu Se sert du fléau de toutes sortes de croix et de misères pour battre et tirer le bon grain de la paille et lorsqu’Il a fait cette division, Il ne laisse pas pour cela cette paille sèche [...] Il la poursuit [...] elle devient fumier et puis elle contribue par sa pourriture, non seulement à faire pourrir le grain, mais aussi à le faire germer et fructifier. […]
Chapitre XV
V.15. Vous voyez qu’entre les saints mêmes nul n’est immuable, et les cieux ne sont pas purs devant Lui.
V.16. Combien plus l’homme qui boit l’iniquité comme l’eau est-il abominable et inutile !
[174] On accuse encore Job, et avec lui l’homme intérieur, d’un orgueil insupportable. [...] On ne peut souffrir que l’on parle de l’âme arrivée en Dieu, de son insensibilité et immobilité divines. Ils allèguent qu’entre les saints nul n’est immuable. J’avoue que cela est vrai entre les saints de la terre, parce qu’ils subsistent en leur sainteté et qu’étant quelque chose, ils peuvent toujours changer; mais il n’est pas de même des personnes anéanties [134], qui n’étant plus et ne subsistant plus en elles-mêmes, ont perdu tout ce qu’elles avaient d’inconstant et de léger, en sorte qu’elles ne subsistent plus que dans le seul néant, qui est ferme et immuable, parce que Dieu seul, qui est le tout-immuable, habite dans le rien immuable. […]
Chapitre XVII
V.11. Mes jours sont passés et les pensées qui tourmentaient mon cœur sont dissipées.
V.12. La nuit est changée en jour et après les ténèbres j’espère encore de voir la lumière.
Job, par un esprit de prophétie, envisageant la fin de ses peines, et les succès avantageux que doivent produire de telles souffrances dans les [187] âmes intérieures, regardait comme une extrême folie le refus de se laisser conduire à Dieu par des routes impénétrables, et comme la plus haute sagesse l’abandon de tout soi-même entre les mains de Dieu. Et alors, comme pénétré du bonheur qui lui est préparé, il s’écrie : « Il est vrai que les jours de ma propre vie sont passés, mais en même temps que cette vie a été détruite, j’ai été affranchi des réflexions qui déchiraient mon cœur, et tous les retours sur moi-même, qui faisaient l’unique tourment de mon esprit, ont été dissipés. » Car le cœur serait dans un repos parfait parmi les plus étranges peines si ces pensées de réflexions étaient ôtées.
Elles ne le sont pas plutôt qu’elles changent la nuit de la peine des ténèbres, de l’obscurité et du mensonge, en un jour agréable de paix, de clarté et de vérité : car l’âme est mise en vérité, et en état de discerner le bien et le mal, au lieu que par la réflexion elle appelle le bien mal et le mal bien. Que s’il lui vient encore des ténèbres, l’espérance lui est imprimée qu’après les ténèbres la lumière lui sera rendue.
V.13. Quand j’attendrai jusqu’au bout, l’enfer sera ma maison et j’ai fait mon lit dans les ténèbres.
V.14. J’ai dit à la pourriture : « vous êtes mon père » , et aux vers : « vous êtes ma mère et ma sœur. »
Job parle ici de l’état qui suit, qui est le purgatoire ou l’enfer selon le dessein de Dieu et l’avancement de l’âme. Il assure que s’il attend cet état comme un lieu qui lui soit propre, et qu’il ne s’embrouille pas de réflexions, cet enfer deviendra sa maison et le lieu où il veut [188] bien faire sa demeure : qu’il fera son lit dans les plus épaisses ténèbres, y trouvant sa paix. O si une âme savait se contenter de cet état, quoique si horrible en apparence, sans doute qu’elle y trouverait la paix ! Le lit qu’il faut faire dans l’enfer, c’est le délaissement de tout soi-même à la volonté de Dieu, qui est le lit de repos des âmes abandonnées. Cette divine volonté étant Dieu même, et au-dessus de tout le reste, doit contenter une âme dans l’enfer, et changer l’enfer en un paradis. Toutes les peines de l’âme viennent de ce qu’elle n’est pas bien unie à la volonté de Dieu, ne voulant pas ce qu’elle a ou voulant ce qu’elle n’a pas. Mais une âme qui sait se contenter de tout ce qu’elle a, quelque horrible qu’il paraisse, est toujours paisiblement contente, et serait en enfer comme en ce lieu de repos.
C’est dans cette union et transformation de ma volonté en celle de Dieu, continue Job, que j’ai dit à la pourriture et à l’ordure dont je suis couvert, vous êtes mon père, car vous me donnerez une nouvelle vie et en produisant mon anéantissement vous me procurerez le plus grand de tous les biens. J’ai dit aussi aux vers qui me rongent et me consument par mille maux cuisants : vous êtes ma mère, car c’est vous qui m’enfantez à une nouvelle vie. [...]
Chapitre XXVIII
V.3. Il a borné le temps des ténèbres ; Il considère la fin de toutes choses, même de la pierre [135] de l’obscurité et de l’ombre de la mort.
[...] La pierre de l’obscurité est la permanence dans l’état obscur. Pour entendre ceci, il faut savoir que l’âme est longtemps dans un état alternatif, tantôt de ténèbres et tantôt de lumières, avant que d’entrer dans la privation totale et dans les ténèbres où il n’y a plus de jour. Cette pierre de ténèbres est la fermeté, immobilité, insensibilité et dureté dans cet état de ténèbres, qui dispose l’âme à entrer ensuite dans le jour éternel et dans la lumière permanente. Cette pierre d’obscurité est encore l’ombre de la mort, parce que c’est elle qui opère peu à peu la mort, et elle ne peut être opérée que l’âme ne soit mise dans cette permanence de ténèbres. Car toute lumière, pour petite qu’elle soit, retarde et empêche la mort, comme toute vie qui serait donnée fortifierait et empêcherait de mourir, de sorte que quantité d’âmes passent ces choses sans en venir à la mort totale et foncière, ayant toujours quelques [222] éclairs de vie et de lumière qui les soutiennent, sans avoir jamais un véritable désespoir à cet égard, parce qu’elles ont toujours quelque soutien et quelque espérance secrète qu’elles n’avouent pas toutefois. […]
V.6. Ce sont ses pierres qui produisent le saphir et ses mottes sont de l’or.
[223] Mais lorsqu’elle est arrivée à cette destruction si entière qu’il n’y a rien en elle qui ne soit consumé et détruit, lors, dis-je, que la consommation est dans sa perfection selon les desseins de Dieu, c’est alors que ses pierres de ténèbres et de mort sont changées en saphirs, car la même fermeté et immobilité que l’âme a eue dans les ténèbres, elle l’a dans la lumière, et c’est pour cela que l’Ecriture dit que ses pierres dans le temps de sa destruction sont le lieu des saphirs et des pierres précieuses, qui donnent la même immobilité dans ce beau jour de lumières que l’on avait eue dans cette nuit de ténèbres. Ses mottes ou les endroits durs, âpres et raboteux, sont changés pour elle en l’or le plus pur de la charité parfaite. […]
V.11. Il a aussi cherché soigneusement dans les lieux profonds des fleuves et Il a mis en lumière les choses cachées.
[...] [226] les richesses ne se trouvent que dans le fond de la mer et en cela elle est différente des autres eaux, qu’elle est pleine de trésors dans son fond et que le dessus n’est qu’écume et obscurité, au lieu que les autres eaux sont belles par le dessus et que le fond n’est que bourbe et sables mouvants. [...] L’âme qui est devenue mer par sa transformation en Dieu, se communique continuellement sans altération, reçoit incessamment sans s’enfler : elle demeure toujours la même et toutes ses richesses sont dans son fond d’une manière admirable et inconcevable, pendant que le dehors est couvert d’une écume qui ne peut contenter les yeux. […]
V.12. Mais où trouvera-t-on la Sagesse ? et quel est le lieu de l’intelligence ?
V.13. L’homme n’en connaît point le prix, et elle ne se trouve point dans la terre de ceux qui vivent dans les délices.
[…] Pour avoir l’intelligence de la Sagesse [136], il faut être perdu en Dieu, dans la source et l’origine de cette divine Sagesse, [228] ce qui est le sein du Père. C’est là où l’âme, étant cachée avec Jésus-Christ, apprend véritablement ce qu’est Jésus-Christ. Toutes les connaissances qui en sont données par le dehors, et par toutes les actions de sa vie, sont de très faibles connaissances. […] O profondeur admirable ! elle n’est point trouvée dans l’âme de ceux qui vivent dans les délices spirituelles.
V.14 L’abîme dit : Elle n’est pas en moi ; et la mer, elle n’est pas avec moi.
L’abîme du néant et de la misère dit : cette Sagesse n’est pas en moi car, quoique je sois comme immense, elle me renferme encore, et ne peut être renfermée de moi. La mer orageuse et enflée des passions, ou la mer des plus grandes grâces, et pourtant limitée et bornée, dit que cette Sagesse, Jésus-Christ, n’est point avec elle. Où est-ce qu’on la trouvera donc ? […]
V. 21. Elle est cachée aux yeux de tous ceux qui vivent ; elle est inconnue aux oiseaux mêmes du ciel.
[…][231] Et tous les exercices vivants, quelques saints et relevés qu’ils puissent être, ne peuvent point faire découvrir la Sagesse. Les âmes vivant dans les dons de Dieu de la manière la plus sublime, ne la connaîtront pas : elle est même inconnue aux âmes toutes célestes, qui par la force de leur contemplation volent dans les airs sacrés sans toucher à la terre : ces âmes, que tous les hommes perdent de vue, tant elles sont élevées, ne la connaissent point. Parlez-leur de la Sagesse-Jésus-Christ ; ils prendront cela pour une méditation ou une vue de Jésus-Christ. Parlez-leur de l’incarnation qui se fait dans la plénitude des temps, lorsque l’âme est fort avancée en Dieu ; ils prendront cela pour les premiers états de Jésus-Christ où l’âme est tout appliquée à se mouler sur Jésus-Christ, à suivre ses exemples et à imiter Ses états [137].
V.22 La perdition et la mort ont dit : Nous avons ouï de nos oreilles le bruit de sa réputation.
La seule perte totale et sans aucune réserve, la [232] mort parfaite et entière, l’anéantissement consommé ont dit : nous avons seulement ouï le bruit de sa renommée. Il n’y a que les âmes entièrement perdues à elles-mêmes, mortes et anéanties, à qui il en soit donné quelque connaissance et expérience ; mais ainsi que d’un bruit sourd qui leur apprend comme de loin ce qu’elle est…
Chapitre XXX
V.30. Ma peau est devenue toute noire sur ma chair et mes os se sont desséchés de chaleur.
V.31. Ma harpe s’est changée en deuil, et mes instruments de musique en des voix lugubres.
[…][249] Mes os, c’est-à-dire ce qu’il y a en moi de plus profond et de plus substantiel, se sont desséchés : cette présence de Dieu, qui me remplissait d’onction, est disparue aussi bien que tout le reste. Et comment cela est-il séché ? C’est par la chaleur de l’amour. Ce n’est pas sans sujet que l’Ecriture nous spécifie ceci, pour faire voir que cette perte de la présence perceptible de Dieu ne vient pas de froideur ni de lâcheté, comme l’on s’imagine, et comme cela peut arriver aux âmes qui ne sont pas dans cette voie, mais qu’elle vient d’ardeur.
L’amour dessèche peut à peu tout ce qu’il y a d’onctueux dans l’âme, et cette chaleur de l’amour divin consume peu à peu par son ardeur et forte et dévorante l’amour particulier de la créature, borné et limité, qui se soutenait d’une petite moëlle et substance. Mais en même temps, ce feu divin demeure en l’âme encore plus fortement lorsqu’il a tout desséché et qu’il a consumé tout ce qu’il y a d’impur. Il en est comme du bois lorsqu’on le met au feu : le feu le dessèche d’abord et en fait sortir tout ce qu’il y a d’humide, afin de le consumer après tout d’un coup. C’est ainsi que ce feu divin vient combattre tout l’amour qu’il y a dans l’âme : il le dessèche ; mais comme à mesure que le feu dessèche le bois, y combattant la qualité humide qui lui est contraire, [250] il en fait sortir au-dehors une certaine bave ou écume, qui est très dégoûtante ; de même lorsque le feu divin vient en l’âme, avant que de pouvoir la consumer, il en fait sortir au-dehors l’impureté qui était dans sa substance, et toute la malignité qui était dans son fond : c’est ce qui rend cette créature si sale en apparence ; mais lorsque la saleté est sortie, et que le bois en est desséché, alors ce bois devient combustible et se change en feu, prenant la qualité du feu à mesure qu’il perd la sienne. [...]
Or comme le bois, lorsque le feu commence à l’échauffer, paraît plus humide que lorsqu’on le mettait au feu, et que cela ne se fait pas par le froid, mais par le chaud, de même lorsque le feu de l’amour pur prend par le dedans, tout le froid et toute la saleté paraissent bien au-dehors ; mais c’est toujours par la chaleur, et non par la froideur : de sorte que les âmes qui sont ici, et qui se tourmentent si fort en se croyant tièdes, sont bien trompées. [...][251] Comme ce bois avant que de devenir feu, perdant son humidité, se noircit et paraît se détruire, se fondre et se changer en larmes [138] ou en deuil, ainsi cette âme n’a plus qu’afflictions pour pleurer son désastre apparent, qui est cependant son bonheur. Le bois semble pleurer sa perte et sa destruction, se salir et se gâter, et néanmoins c’est son bonheur : puisque la fin du bois est d’être brûlé, et qu’à mesure qu’il se détruit et se consume, perdant sa qualité de bois, il en contracte une bien plus parfaite, qui est d’être feu ; et qu’en perdant son être grossier et matériel, il devient tout spirituel et céleste. Ceci exprime très bien tout ce qui se passe dans l’âme de cet état.
Chapitre XXXI
V.1. J’ai fait un accord avec mes yeux pour ne penser pas seulement à une vierge, etc. [139]
Toute la faute que Job a faite en toutes ses paroles est en ce dernier chapitre : car tout le reste est une expression si belle des états intérieurs, qu’il ne faut que le lire pour voir que l’expérience qu’il en a faite, l’obligeait à parler de la sorte. Mais dans ce dernier chapitre, il voulut se persuader qu’il n’avait point en lui tous les maux qu’il souffrait, et qu’il n’y avait point donné de lieu ; et pour le prouver, il fait un détail de tout le bien qu’il avait fait.
Quoique ce fut une faute en Job, qui mérita d’être reprise de Dieu, elle ne laisse pas de nous être fort utile : car presque toutes les âmes font cette faute. Elles s’amusent à penser à ce qu’elles ont été, aux vertus qu’elles ont autrefois pratiquées, et qui sont si opposées à tout ce qu’elles souffrent, que cela leur fait souvent croire qu’il n’y avait en elle aucun de ces défauts, et que ce ne sont que des misères qui leur sont venues de surcroît. Mais assurément elles avaient tout cela en principe et en propriété, bien qu’elles ne le vissent pas, de sorte que Dieu ne fait que pousser au-dehors ce qui est au-dedans : Il les barbouille par dehors de ce qu’elles ont de sale par dedans, et elles s’en plaignent comme de nouvelles misères que Dieu leur envoie. Cela n’est point pourtant. Dieu ne [253] fait que retirer ce qu’Il avait mis de bon dans nous pour en corriger notre malignité et pour la couvrir : ôtant donc ce qui est Sien, il ne reste plus que notre corruption naturelle et l’on crie que ce sont de nouvelles misères ! Elles y étaient toutes, mais elles étaient cachées et Dieu empêchait que l’on ne sentît leur malignité. Il a tout ôté et alors nous sentons ce que nous sommes véritablement. C’est une chose horrible à voir qu’une âme dénuée de tout bien et dans sa malignité naturelle : elle est pire mille fois que le diable. Sainte Catherine de Gênes dit qu’elle vit une fois son âme nue de tous biens et qu’elle en eut tant d’horreur que si Dieu ne l’eut soutenue par miracle et ne lui eut ôté cette vue, elle en serait morte d’effroi [140].
Chapitre XXXIII
V.19. Dieu châtie l’homme par la douleur qu’il souffre dans son lit et Il fait sécher tous ses os.
V.20. Dans l’état où il est, il a le pain en horreur et la nourriture qu’il trouvait auparavant délicieuse devient l’aversion de son âme.
V.28. Enfin Dieu a délivré son âme afin qu’elle ne se perdît mais qu’en vivant elle vît la lumière.
V.29. Dieu fait toutes ces choses trois fois en chacun des hommes,
V.30. Pour rappeler leurs âmes de la corruption et pour les éclairer de la lumière des vivants.
[254] Dans ce peu de paroles il est fait un détail de certaines choses qui se passent dans la vie intérieure, lesquelles n’avaient pas été expliquées dans toutes les paroles de Job. Premièrement Dieu reprend l’homme par de certaines douleurs intérieures très violentes lorsqu’il est dans le repos de la contemplation. Ce sont des pressures que l’on ne peut expliquer ; des langueurs, des peines intérieures dévorantes, qui semblent dessécher les os : ce sont là des peines, et non des affaiblissements ; ou si c’en sont, ils sont en même temps bien forts. Ces sortes de peines appartiennent à la vie illuminative. De plus l’homme vient de là dans un état où tout ce qui nourrissait son âme lui est à dégoût, il en a même horreur, il ne peut alors entendre la parole de Dieu, ni lire ni rien faire [...] C’est là l’antidote de l’amour-propre et de la propriété avec lesquels on avait fait toutes les choses saintes. […]
Dieu fait passer les âmes sur lesquelles Il a de [255] grands desseins trois fois dans ces états : la première est, dans la voie passive de lumières, lorsqu’Il veut faire entrer l’âme dans le mystique [141] et dans la foi nue, ce qui n’empêche pas qu’elle n’ait déjà eu quantité d’alternatives durant toute la voie passive, tantôt de facilité, tantôt de dégoût. Et elle éprouve un état pareil lorsqu’elle sort de la voie illuminative et affective, où elle pouvait encore agir avec ses puissances, quoique d’une manière fort simple. C’est là la première purification, qui sert à faire passer l’âme de la voie illuminative dans la voie passive d’amour seul.
Ici l’âme entre dans l’union avec son Dieu d’une manière plus pure et plus profonde par une touche de la volonté qui est très délicieuse. Et c’est là que l’oraison continuelle lui est infuse, qu’elle ne peut plus ni prier ni faire d’actes, ni dire une parole par elle-même. Dieu lui fait faire ces choses lorsqu’il Lui plaît, mais elle se trouve absorbée dans un fond ténébreux qu’elle goûte bien. Ici les visions et les extases finissent pour donner lieu à cette opération profonde et centrale, qui est plus dans la volonté que dans nul endroit. Jusqu’à présent l’entendement avait été illustré de lumières admirables, ce n’étaient que feux qui semblaient pousser au-dehors et faire des incendies. Mais tout cela cesse par cette nouvelle purification, qui est autant longue et rude qu’il plaît à Dieu et que l’âme est fidèle à se laisser dépouiller, obscurcir et arracher toutes ces lumières distinctes, ces ardeurs si grandes et cette vie toute céleste, qu’il faut tout perdre, quoique cela soit bien rude, pour venir à une vie comme tout animale en apparence et toute nouvelle effectivement, dans laquelle l’âme, [256] après la première purification et la mort des puissances en choses distinctes, est mise peu à peu. Cette vie nouvelle est un certain état tout passif, sans lumières distinctes ni aperçues de l’âme, qui cependant y sent un principe vivifiant qui la meut, l’agit et qui lui fait goûter des délices bien plus profondes et bien plus pures que tout ce qu’elle avait goûté dans la voie de lumières. Elle se sent ici unie, liée et collée à son Dieu intimement, d’une manière autant forte que profonde, sans nulle vue, distinction ni connaissance, sans rien qui soit : elle est unie et c’est tout [...]
La première purification, ou le premier purgatoire, fait passer l’âme de la vie illuminative à l’unitive, ensuite [deuxième purification] il faut passer un autre purgatoire encore bien plus purifiant, [257] plus étendu et plus étrange que le premier, pour venir de cet état unitif et de passiveté de foi dans l’état mystique et de foi nue. Ici il n’y a plus rien de tout cet amour perceptible. Tout est ôté et l’âme y est dans un état très simple et très nu, sans autre soutien que la foi la plus dénuée. Ce soutien qui était dans le fond de la volonté est perdu et il reste un certain repos plus large et plus étendu, mais qui ne se goûte plus comme repos ; c’est plutôt, ce semble, insensibilité et dureté que repos. Cependant, quoique ce repos ne soit pas si sensible, il est bien plus ferme, plus fixe, plus immobile, moins variable et moins changeant et comme il ne dépend d’aucun moyen, cela fait qu’il en est plus exempt d’altération. Cet état est fort et comme il est en quelques âmes que Dieu veut bien avancer dans une nudité étrange, il ne leur laisse nul soutien quel qu’il soit. Cet état de foi nue amène peu à peu la mort et la perte totale, non seulement des puissances, mais même du fonds. Il fait le purgatoire véritable et en quelque-uns, presque en tous, la pourriture la plus profonde. L’état d’abjection [142] opère cette féconde purification, et peu d’âmes la passent.
La troisième purification est celle qui tire l’âme de l’état de foi nue et mystique pour la faire passer en Dieu seul, ce qui est un total anéantissement, non physique, ce qui ne peut jamais être, mais mystique et même moral. C’est la purification la moins douloureuse quoique la plus forte, l’âme étant morte à toute vie et ayant déjà fait deux espèces de résurrection, l’une dans le pur passif, l’autre dans le pur mystique, où elle est déjà dans une grande immobilité. Etant ainsi anéantie entièrement par ce [258] dernier purgatoire, remise dans l’état de son néant et propre à être créée de nouveau, (comme il est dit quelque part [143] : Vous enverrez votre Esprit, et ils seront créés de nouveau) elle reçoit une nouvelle vie en Dieu seul, où elle vit pour ne plus mourir, à moins d’une infidélité la plus noire et d’un orgueil de Lucifer. [...]
Chapitre XXXIX
V.27. L’aigle s’élèvera-t-elle à votre commandement et mettra-t-elle son nid dans les lieux élevés ?
V.28. Elle demeure entre les pierres et fait son nid dans les roches rompues et dans les rochers inaccessibles.
[266] Cette aigle est l’âme qui du seul commandement du Tout-puissant, s’élève comme d’un sépulcre pour se perdre dans le sein de son Dieu. Elle met son nid dans les lieux élevés, mettant son repos en Dieu même ; elle demeure entre les pierres dans l’insensibilité et l’immobilité divine ; elle a fait son nid ou sa demeure permanente dans les roches rompues de ses propres débris, lorsqu’elle a été détruite ; et elle loge à présent dans les rochers inaccessibles, dans la fermeté et l’immobilité parfaite, en Dieu seul, qui est un rocher inaccessible à ceux qu’Il n’y introduit pas Lui-même.
V.29. Elle contemple de là sa proie et ses yeux regardent de loin.
V.30. Ses petits sucent le sang et en quelque lieu que paraît un corps mort, elle y est présente.
Il est parlé là comme l’âme, sans sortir de Dieu, va dans l’état apostolique. Elle voit et contemple de là sa proie, c’est-à-dire elle connaît là les âmes que Dieu lui veut donner, et elles lui sont données, et lorsqu’elle voit là quelques-uns de ses petits, de ses nourrissons, s’amuser après les créatures qui comme des corps morts les infecteraient de leur corruption, elle le connaît et se trouve présente pour leur donner secours, de sorte que ces âmes encore imparfaites et faibles se trouvent secourues sans le savoir et d’une manière qui leur paraît miraculeuse. […]
Chapitre XL
V.20. Pourrez-vous enlever Leviathan avec l’hameçon, et lui lier la langue avec une corde?
V.21. Lui mettrez-vous un cercle au nez, et lui percerez-vous la mâchoire avec un anneau? […]
Dieu fait voir à Job par ce passage l’inutilité de nos efforts et de nos soins pour nous délivrer de nos ennemis. Les plus à craindre sont, comme je l’ai dit, l’amour-propre et la propriété. Mais s’ils sont dangereux, ils sont aussi insurmontables par nos propres forces, ce qui nous prouve la nécessité qu’il y a de nous abandonner à Dieu et de n’attendre rien de nous-mêmes. C’est dans la confiance de Sa bonté et dans la défiance de [273] nous-mêmes que nous trouvons les armes propres à les détruire. La propriété se nourrit de tout, il n’y a que Dieu qui puisse fermer sa mâchoire et l’empêcher de se nourrir de toutes nos actions. […]
Chapitre XLI
V.3. Je ne l’épargnerai point : Je n’aurai d’égard ni à la force de ses paroles ni à ses prières les plus touchantes.
Je ne l’épargnerai point [l’amour-propre dans [276] sa destruction] par une pure miséricorde, quoiqu’il M’en prie avec la dernière instance et avec des paroles les plus touchantes du monde, et qu’il y mêle l’intérêt de Ma gloire. Je lui apprendrai, en ne l’exauçant pas, qu’il ne peut être délivré que par Ma puissance qui n’est mûe que de Ma volonté [144]. […]
V.15. Son cœur s’endurcira comme la pierre, et se resserrera comme l’enclume du forgeur.
[279] Il y a cette différence entre les effets que produit le pur amour et ceux de l’amour-propre : que le pur amour rend le cœur toujours plus souple, il le fond comme la cire et le rend propre à toutes les impressions qu’il veut lui donner ; et en l’amollissant et le rendant ainsi souple à toutes les volontés de Dieu, il l’étend aussi et le dilate, comme une cire fondue s’étend en se fondant. Mais le cœur des personnes propriétaires, bien loin de devenir peu à peu maniable et de se dissoudre par l’amour-propre, bien loin, dis-je, que le cœur reçoive de l’amour-propre d’être ainsi maniable, souple et pliable aux mouvements de la grâce, il en devient au contraire toujours plus dur, plus resserré et plus opposé à Dieu, en sorte que le feu sacré ne le peut plus ni dissoudre ni purifier.
Si le feu ne pouvait dissoudre l’or, il n’en séparerait jamais la terre ; aussi si notre cœur n’est fondu, la propriété n’en sera point ôtée. Mais ce feu de l’amour-propre, bien loin de fondre, endurcit, et par conséquent enfonce les propriétés et les rend plus irrémédiables : aussi le cœur bien loin de s’en élargir et de s’en dilater, en devient toujours plus étréci et plus resserré, [280] comme l’enclume qui, loin de se raréfier en servant, devient toujours plus compacte et plus dure : tout le fer que l’on bat dessus jette bien des étincelles, mais qui ne peuvent jamais la fondre ni la dissoudre.
V.16 Les Anges craindront quand il sera ôté ; et dans leur frayeur ils seront purifiés.
Les âmes qui paraissent pures et angéliques craindront extrêmement lorsqu’on leur voudra ôter leur amour-propre et le lieu où il réside. Elles se croiront perdues et la frayeur qu’elles en auront leur servira de purgatoire [145]. Mais qu’y a-t’il à purifier dans ces âmes qui paraissent si pures ? C’est la propriété avec laquelle - quoiqu’elles paraissent des Anges et à leurs yeux et aux yeux des autres - elles seront toujours fort impures quant au fonds, qui ne peut être parfaitement purifié que par la destruction de la propriété. Mais leur crainte en la perdant, ou plutôt l’assurance de leur destruction, les purifiera, parce que le feu purifiant est un feu rempli de terreur. […]
V.22 Il fera bouillir le fond de la mer comme une chaudière.
[282] L’amour-propre fait bouillir le fond de la mer en deux manières : l’une par l’ardeur dévorante qu’il met dans toute l’âme, par une certaine sensibilité qui paraît un amour ardent ; l’autre par un certain trouble secret qu’il met dans le fonds, quoique la superficie paraisse toute calme. Cela se fait encore lorsqu’on le détruit, aussi bien que lorsqu’il subsiste, le calme paraît fort au-dehors, mais cependant le fonds est agité de peines et de troubles, et n’est jamais stable, tranquille ni permanent ; mais lorsqu’il se détruit, quoique le dessus de la mer paraisse agité de flots, le fonds est fort tranquille, ferme et stable [146]. […]
Chapitre XLII
V.10 Le Seigneur aussi se laissa fléchir à la pénitence de Job lorsqu’il priait pour ses amis et Il lui rendit au double tout ce qu’il possédait auparavant.
V.12, 13 Il eut aussi sept fils et trois filles.
V.15, 16 Job vécut après ces afflictions cent quarante ans…
[...][286] C’est une chose véritable, que Dieu ne dépouille pas une âme pour la laisser nue, mais pour lui ôter seulement la propriété qui était mêlée dans les choses dont Dieu la dépouille ; après quoi, Il lui rend au double les dons, les grâces et les vertus qu’Il lui avait ôtés en apparence : car en Se donnant Lui-même, sans donner aucun don, Il donne tous les dons ; et celui qui Le possède, possède avec Lui tous les trésors. C’est ce qui fait que je ne comprends pas ce que veulent dire certaines personnes, d’ailleurs fort éclairées, qui assurent que les choses dont on a été dépouillé ne sont point rendues. Elles sont assurément rendues et l’âme a facilité pour tout ; et tant qu’elle répugne ou qu’elle est en impuissance, elle n’est pas en pleine résurrection. […]
[287] Job eut aussi sept fils et trois filles, qui est l’usage de toutes les vertus qui semblaient avoir été ôtées. Les trois filles sont les trois puissances de l’âme […] : l’entendement peut s’appliquer à toutes les affaires extérieures avec une facilité très grande et une très grande netteté ; [...] la mémoire lui est rendue pour les souvenirs nécessaires et dans les temps qu’il faut ; [...] la volonté est rendue ferme et intrépide pour vouloir ce que Dieu fait vouloir dans les occasions, rejetant tout le reste. […]
Job, après tous ces états d’affliction, vécut encore beaucoup dans une vie toute divine, Dieu lui donnant une vie autant longue et abondante, comme sa mort avait été rude et amère, et sa boue terrible. Dieu lui donna une grande postérité : les âmes que Dieu pousse si fort et si vite, Il ne les pousse de la sorte que pour les employer à aider et servir les autres et que pour leur donner un grand nombre d’enfants. Dieu gagne les âmes par ces âmes, et celles qu’elles ont gagnées en gagnent aussi une infinité d’autres à Dieu, et cela se va beaucoup multipliant, en sorte qu’une seule âme peut contribuer à la perfection d’un fort grand nombre d’autres.
Psaume 2.
V.6. Mais pour moi, Il m’a établi roi sur Sa montagne sainte où j’annonce et prêche Sa loi.
[...] Plus je croyais me captiver pour Son amour [147], plus j’éprouvais que d’esclave je devenais libre. Plus je m’efforçais d’entrer dans la dépendance de Ses lois, plus j’éprouvais que ces mêmes lois, loin de me captiver, me procuraient une largeur, une étendue, un affranchissement qui me surprenaient, jusqu’à me faire arriver à un état si élevé que non seulement je règne [148] sur les choses extérieures et terrestres, sur moi-même et sur mes passions desquelles la bonté de Dieu me rendait maître à mesure que je me soumettais avec plus d’ardeur à Son doux empire ; mais, de plus, je règne sur Sa montagne sainte, c’est-à-dire que je ne suis pas même assujetti par les choses saintes et spirituelles auxquelles je voulais me captiver pour l’amour de Dieu. Je les domine sans en être dominé, et quelque grand que soit un don créé, je le [Tome VIII, 10] vois moindre que moi. Il n’y a que Dieu seul qui soit au-dessus de moi. O Dieu, qui est l’homme que vous l’honoriez de Votre visite [149] ? Et quel est le fils de l’homme que Vous l’éleviez à un état si sublime ? Dans cet état de souveraineté, Vous lui avez donné le pouvoir d’annoncer Votre loi, de la publier aux nations et de faire connaître à tout le monde que Votre joug est doux et que Votre fardeau est léger [150].
V.7. Le Seigneur m’a dit : vous êtes Mon Fils, Je vous ai engendré aujourd’hui.
V.8. Demandez-moi, et Je vous donnerai toutes les nations pour votre héritage, et toute l’étendue de la terre pour la posséder.
L’homme dont je viens de parler est non seulement fait roi ; mais de plus il devient le Fils de Dieu, ainsi que saint Paul le dit [151] : que ceux qui sont de cette sorte sont appelés à la liberté des enfants de Dieu. [...] Le Verbe est engendré aujourd’hui, étant toujours engendré quoiqu’Il l’ait été de toute éternité, de sorte que, comme ce jour éternel n’a point eu de commencement, aussi cette génération n’en a jamais eu ; mais de plus, elle parle ici d’un état extrêmement subtil dont j’ai déjà écrit autre part, état où Dieu engendre Son Verbe dans les âmes anéanties lorsqu’Il les a mises dans le jour éternel de Lui-même, et Il engendre Son Verbe en elles incessamment et sans interruption. Alors Il dit à ce Fils engendré en cette âme, laquelle n’a plus [11] de propre vie, Jésus-Christ seul vivant en elle : demandez-Moi et Je vous donnerai. C’est alors que cette âme peut tout demander et tout obtenir, car ce n’est plus elle qui demande, mais c’est le Fils qui demande pour elle : alors toutes les nations lui sont données pour héritage, Dieu donnant à celle-ci quantités d’âmes de toutes sortes, tant de celles qui se convertissent que de celles qui, après être converties, ont besoin d’entrer dans l’intérieur où elle les fait aller plus avant, et c’est ce Fils qui fait toutes ces opérations dans les âmes.
Jésus-Christ a encore pour Sa possession l’étendue de la terre, n’y ayant pas en cette âme un endroit qui ne soit animé et vivifié par Lui, étant autant l’âme de notre âme que notre âme est celle de notre corps. Ces personnes-là ne Le connaissent pas, à moins qu’elles ne soient fort avancées, parce que, comme il n’y a rien de Jésus-Christ qui se puisse discerner ni entendre, concevoir ni voir, on ne croit pas avoir cette vie de Jésus-Christ ; mais de même que nous ne sentons pas notre âme lorsqu’elle nous anime et que nous ne la distinguons que par ses fonctions, aussi nous ne pouvons distinguer Jésus-Christ être notre vie. On sait que l’on a une âme et que c’est par elle que l’on vit, et c’est tout, sans avoir nulle connaissance distincte de cette âme : de même on sait que Jésus-Christ vit et c’est tout. C’est là le droit qu’Il s’est acquis par la Rédemption, comme le Père Se l’est acquis par la Création, et l’Esprit-Saint par l’une et par l’autre, étant inspiré et en la Création et en la Rédemption comme souffle de vie, de sorte que cette vie divine est la vie de Dieu. […]
Psaume 3.
V.6. Je me suis endormi, je me suis laissé aller au sommeil, et je me suis levé parce que le Seigneur a pris ma défense.
[16] C’est cette connaissance de la bonté de Dieu à protéger ceux qui mettent en Lui toute leur confiance qui m’a fait reposer entre les bras de Sa Providence : je m’y suis même laissé aller au sommeil. Ce sommeil n’est autre chose que l’entier oubli de soi-même par abandon à Dieu, ainsi que ce qui suit le donne assez à entendre : Je me suis levé, ajoute David, ce qui marque la consommation de la foi et de la confiance. Je ne me suis pas contenté de m’endormir (qui est comme l’abandon au soin de la Providence), j’ai passé outre. Je me suis laissé aller au sommeil, m’oubliant entièrement moi-même, puis je me suis levé, me quittant moi-même par le renoncement parfait. Je suis sorti de moi, je me suis séparé de tous mes intérêts, j’ai fait un entier divorce avec moi-même. Hé, pourquoi, grand roi, en avez-vous usé de la sorte ? C’est, dit-il, que le Seigneur a pris ma défense. Mon Dieu, que cette expression est belle ! C’est comme si David disait : “Sitôt que je me suis endormi dans l’abandon entre les mains de mon Dieu, que j’ai commencé de m’oublier moi-même par un excès de confiance, j’ai connu sensiblement que mon [17] Dieu a pris ma défense, c’est ce qui m’a porté à pousser mon abandon jusqu’à me quitter moi-même ; je suis sorti de moi et je me suis abandonné et délaissé en Celui qui m’avait pris en sa protection.”
V.7. Je ne craindrai point les millions d’hommes qui m’environnent : levez-Vous, Seigneur, sauvez-moi, mon Dieu.
C’est en me quittant de la sorte que je suis établi en une entière assurance. Tant que nous sommes en nous-mêmes, nous devons toujours craindre à cause de notre faiblesse ; mais sitôt qu’en nous quittant nous-mêmes nous tombons en Dieu, ô, nous ne saurions plus rien craindre ! […]
Psaume 4.
V.2. Le Dieu de ma justice m’a exaucé lorsque je L’invoquais. Vous m’avez mis au large lorsque j’étais dans l’affliction.
[…][20] C’est comme s’il disait : je priais Dieu de me rendre juste et je voulais trouver de la justice en moi-même ; et plus je priais Dieu de me rendre juste, plus j’éprouvais que j’étais pécheur, jusqu’à ce que, désespérant d’obtenir ce que je demandais avec tant d’instance, je me suis quitté pour me perdre en Dieu. C’est là que j’ai été exaucé, car j’ai été éclairé comme toute ma justice doit être en mon Dieu : je n’ai plus désiré d’avoir une justice qui me fût propre, mais j’ai souhaité que toute la justice fût en mon Dieu et que je restasse dans mon néant où est la privation de tout bien. Le Dieu de ma justice m’a exaucé alors, parce que je Lui demandais ce qui était conforme à Sa divine volonté, Il est devenu ma justice et c’est de cette sorte qu’Il m’a mis au large dans le fort de mon affliction. […]
Psaume 17.
V.2. Seigneur qui êtes ma force, je Vous aimerai. Le Seigneur est mon appui, mon refuge et mon libérateur.
V.3. Mon Dieu est mon soutien, j’espérerai en Lui.
[63] L’âme qui, après avoir éprouvé son extrême faiblesse en toutes choses, et qui, après s’être vue dépouillée de toutes forces propres, trouve que Dieu Lui-même est devenu sa force, entre dans une si grande joie et dans un amour si tendre et si pur qu’elle ne se peut empêcher de l’exprimer. Elle Lui dit à Lui-même : “Ô Dieu qui êtes Vous-même ma force, je serai pénétrée d’un amour le plus tendre qui se puisse éprouver à cause de cette miséricorde si immense qui Vous a porté à Vous rendre ma force lorsque Vous m’avez vue réduite à la plus extrême faiblesse. Vous êtes mon appui pour empêcher que je ne tombe, mon refuge dans tous mes maux et dans toutes les attaques que l’on me livre. Je trouve tout en Vous. Lorsque je me suis engagée par ma faiblesse dans le péché, Vous êtes Vous-même mon libérateur, ô Dieu qui êtes mon seul soutien. J’espérerai en Vous, et moins je verrai de lieu d’espérer, plus mon espoir se redoublera. Je ne m’appuie que sur Vous seul, n’ayant nulle créature pour moi sous le ciel et ne voyant pas en moi le moindre bien sur lequel je puisse fonder l’espoir de mon salut ; il faut que Vous deveniez mon seul appui.” L’âme tombant dans le néant trouve Dieu seul qui soutient le néant même et qui en tire ce qu’il Lui plaît.
Psaume 20.
V.3. Vous avez accompli le désir de son cœur, et Vous n’avez point rejeté la volonté de ses lèvres.
[…][84] Elle [l’âme] est ravie de joie par la perte de son salut en elle-même, parce qu’il ne fut jamais mieux assuré que par cette perte. Mais en quoi est-il assuré ? Dans le salut qui est en vous, ô mon Dieu ! Comme une personne, qui saurait que dans le fond de la mer elle doit trouver l’immortalité et un bonheur infini, ferait son plaisir de sa perte et sa joie de son naufrage, de même cette âme se réjouit dans la perte de tout salut parce qu’elle trouve en Dieu un salut mille fois plus abondant, son salut étant la seule volonté de Dieu. Dans cette volonté la perte est salut, et hors de cette volonté le salut est perte. […]
Psaume 24.
V.10. Toutes les voies du Seigneur sont miséricorde et vérité envers ceux qui cherchent Son alliance et Ses lois.
V.12. [152]. Qui est l’homme qui craint le Seigneur ? Il lui donnera une loi dans la voie qu’Il a choisie.
[111] Les voies de Dieu sont des voies de miséricorde, de douceur et de suavité, ce ne sont point des voies de violence ni de trouble : c’est par la miséricorde qu’Il nous y conduit, quoique nous sentions souvent le poids de Sa justice, mais c’est une justice plus aimable que toute miséricorde. Il faut remarquer que les peines que Dieu cause sont des peines tranquilles, mais les peines de la propriété sont des peines troublantes et inquiètes, remplies d’aigreur et d’amertume. Les voies de Dieu sont aussi les voies de vérité parce que toutes les voies qui sont de Dieu mettent l’âme dans la vérité du tout de Dieu et du néant de la créature ; elles arrachent tout à la créature pour tout attribuer à Dieu et c’est de cette sorte qu’Il conduit les âmes qui désirent de s’unir à Lui de tout leur cœur, qui recherchent Son alliance par la donation irrévocable qu’elles Lui font de tout elles-mêmes.
David assure que tous ceux qui craignent véritablement le Seigneur recevront de Lui une loi particulière dans la voie qu’Il a choisie, ce qui se doit entendre qu’outre les lois générales, Dieu donne à chaque âme intérieure une loi particulière qu’elle doit suivre avec exactitude pour Lui marquer sa fidélité, car toutes les âmes sont conduites par différentes voies qui aboutissent toutes à l’unité ; et lorsque l’âme est arrivée à cette unité, il n’y a plus de voie ni de loi, comme dit le père Jean de la Croix, parce qu’il n’y a pas de loi pour le juste, l’amour étant sa loi et sa loi étant l’amour : aime et fais ce que tu voudras, dit saint Augustin, car celui qui aime [112] ne fera jamais rien qui puisse déplaire au Bien-aimé.
Psaume 29.
V.7. Pour moi, j’ai dit dans mon abondance : je ne serai jamais ébranlé.
V.8. C’est Vous, Seigneur, qui par Votre volonté avez donné la force à ma beauté.
L’âme est dans le temps de son abondance et de sa plénitude dans un contentement si grand et un [131] rassasiement si parfait qu’elle croit que rien du monde ne sera jamais capable de l’ébranler. Cette disposition lui paraît durable et permanente, car c’est le propre de cet état de ne donner aucun souci pour la suite et de persuader à l’âme qu’elle doit toujours durer, de même que dans celui de peine il lui semble de n’en devoir jamais sortir. Cependant elle ne sort pas plus tôt de sa première disposition tranquille pour entrer dans celle de peine qu’éclairée par son expérience, elle dit à Dieu : C’était Vous, ô mon Dieu, qui donniez toute sa force à ma beauté, puisque, loin de vous, je suis dans la plus effroyable laideur. Cet état de vicissitude est nécessaire pour faire connaître à l’âme que toute sa beauté ne vient que de la force que Dieu y donne, Dieu étant le principe vivifiant qui fait pratiquer toutes les vertus, et qui rend une âme si belle et si florissante. Cependant si ce beau jour n’avait point de soir, et si ce soleil était sans éclipse, l’âme croirait infailliblement que c’est elle qui par ses efforts et ses soins se donne cette beauté. […]
Psaume 32.
V.1. C’est à ceux qui ont le cœur droit qu’il appartient de louer le Seigneur.
V.2. Car la parole du Seigneur est droite et toutes Ses œuvres sont dans la foi.
[...][155] La droiture consiste à n’avoir que Dieu seul pour objet en toutes choses, soit intérieures, soit extérieures, sans se détourner jamais de Lui, sous quelque prétexte que ce soit, pour se recourber vers les créatures ni pour se regarder soi-même. C’est ce qui fait que la réflexion est si fort opposée à la droiture, qui consiste à se demeurer fixement attaché à Dieu sans nous tourner vers nous-mêmes en nulle manière [153].
Cette même droiture et simplicité fait que dans l’oraison nous envisageons Dieu par un [156] simple regard, nous contentant d’un acte droit de pur amour sans en sortir pour quoi que ce soit. Cet acte de pur amour consiste à avoir notre volonté tellement tournée, unie et collée à la volonté de Dieu que nous ne nous en séparions jamais. On demande s’il n’en faut pas faire souvent des actes ? Cela n’est point nécessaire, et deviendrait même impossible parce que pour faire un nouvel acte de retour vers Dieu, il faudrait s’être détourné de Lui ; or, tant que l’âme demeure unie à son Dieu et que sa volonté est une avec celle de Dieu, elle est dans un acte continuel, qu’elle ne peut renouveler, ne pouvant se tourner vers Celui où elle est si fort tournée qu’elle y est unie intimement et continuellement. C’est une conversion habituelle. […]
V.20. Notre âme attend le Seigneur parce qu’Il est notre secours, Il est notre protecteur.
V.21. Notre cœur se réjouira en Lui et nous avons espéré en Son saint Nom.
[…] L’âme qui attend tout son secours de Dieu et qui se confie en Lui seul éprouve une joie inconcevable en son Dieu. Le sujet de sa joie vient de ce que, ne s’étant appuyée sur aucun moyen créé mais sur le seul incréé, son attente n’a point été [160] vaine : Dieu l’a secourue d’une protection singulière. [...]
Psaume 36.
V.6. Il fera paraître votre justice comme la lumière et votre jugement en son midi.
V.7. Tenez-vous soumis au Seigneur et priez-Le.
Lorsque l’âme est bien abandonnée à son Dieu et qu’elle Le laisse tout faire en elle, c’est alors qu’Il fait paraître la Justice, qu’Il lui communique comme une lumière éclatante. Il fait paraître le jugement, ou plutôt le choix qu’elle a fait de se laisser conduire à son Dieu, dans un éclat merveilleux. L’âme n’a plus rien à faire que de se tenir soumise à Dieu par une démission si parfaite de tous ses vouloirs et pouvoirs qu’elle soit en la main de Dieu pour l’exécution de toutes Ses volontés comme une plume est à la merci du vent. C’est donc là l’unique exercice d’une telle âme de se soumettre uniquement et incessamment à Dieu et de Le prier. L’oraison continuelle et la dépendance à tous les mouvements de Dieu sont la seule occupation de [179] l’âme et son entière perfection. Dieu prend soin de rendre son extérieur lumineux et édifiant (qui est : faire briller la justice), pendant que l’unique occupation du cœur est de prier et de se soumettre. […]
Psaume 50.
V.12. Mon Dieu, créez en moi un cœur pur et renouvelez l’esprit de justice dans mes entrailles !
[267] Après que l’âme a éprouvé la perte de tout ce qu’elle avait de propre et même de son cœur, qui est la volonté, elle prie son Dieu de lui créer un nouveau cœur, une volonté nouvelle afin de pouvoir L’aimer d’un amour nouveau, car lorsqu’elle commence à sentir sa nouvelle vie, elle voudrait être tout amour et elle ne sait pas que sa demande est inutile puisque Dieu, en lui arrachant le cœur [154], lui a donné le Sien en sorte qu’elle n’a plus besoin d’un cœur particulier : elle aimera désormais par le cœur de Dieu et de l’amour de Dieu, qui est le seul amour pur. […]
Psaume 61.
V.9. Tous les peuples, espérez en Lui ; répandez vos cœurs en Sa présence. Dieu est notre protecteur pour jamais.
[...][298] Une personne qui aime beaucoup une créature verse son cœur dans le sien, de même une personne qui aime bien Dieu verse son cœur en Lui. La différence est que l’on ne peut sortir entièrement de soi pour se perdre dans une autre créature et c’est ce qui fait l’inquiétude de l’amour humain, qui ne peut donner un véritable repos dans la possession même de son objet, parce que cet objet est au-dehors et qu’il ne peut être uni qu’en superficie, au lieu que Dieu étant notre fin et notre centre, nous pouvons recouler en Lui avec d’autant plus de paix que nous Le possédons plus intimement et qu’en Lui tous désirs se trouvent bornés parce qu’Il est le terme et qu’Il les remplit tous. […]
Psaume 64.
V.9. Vous remplirez de joie la fin du soir et du matin.
V.10. Le fleuve de Dieu est rempli d’eaux. Vous avez préparé leur nourriture parce que Vous seul pouvez la préparer ainsi qu’il faut [155].
[313] Ces deux versets, qui paraissent si obscurs, expriment très bien l’état d’une âme que Dieu met en Lui, finissant toutes ses vicissitudes pour la mettre dans l’immobilité divine. Pour comprendre ce premier passage : Vous remplirez de joie la fin du matin et du soir, il ne faut que se souvenir de ce qui a été dit plusieurs fois : que l’âme, avant que d’entrer dans la nudité totale, dans le commencement du désert de la foi, passe par des alternatives de lumière et de ténèbres, de grâces et de privations, jusqu’à ce qu’enfin elle perde peu à peu ces alternatives de lumière et de ténèbres ; alors elle est mise, non dans la joie de la fin du matin et du soir, mais dans la douleur de cette même fin, mise qu’elle est dans la nuit entière et dans l’état de mort, où elle ne perd ces vicissitudes de jour et de nuit que parce qu’il faut mourir, et que dans le sépulcre il n’y a du tout plus de jour.
Mais lorsque l’âme ressuscite, et qu’elle entre en Dieu, elle est mise dans la joie de cette fin, étant mise dans le plein jour de l’éternité, où il n’y a plus de douleurs ni de nuits, ni de crainte de perdre le jour et d’éprouver les obscurités de la nuit.
Le fleuve de Dieu est rempli d’eaux. L’âme est devenue le fleuve de Dieu lorsque, par un vide entier, par un abandon total et par un anéantissement parfait, elle a donné lieu à Dieu de S’écouler en elle. Il faut remarquer que l’Ecriture ne dit pas : les fleuves des grâces, mais : les fleuves de Dieu, et que ces fleuves de Dieu sont remplis d’eaux, parce que lorsque Dieu vient Lui-même, Il remplit tout et ne laisse point de vide [156], apportant avec Lui la plénitude de toutes les grâces.
La marque que David parle de ces âmes anéanties est que, dans le même verset, il est dit : [314] vous leur avez préparé la nourriture. Quelle est cette nourriture ? C’est Dieu même qui peut seul mettre cette âme vide dans un rassasiement parfait, parce que, dit David, Vous seul pouvez la préparer de la sorte qu’il faut : pour toutes les âmes qui se trouvent vides, Vous préparez premièrement leur vide, puisqu’il y a que Vous qui les puissiez mettre dans un vide proportionné à la nourriture que Vous voulez leur donner, et c’est Vous aussi qui préparez cette plénitude, ou cette nourriture, conformément au vide que Vous avez fait.
Psaume 67.
V.4. Que les justes soient repus et se réjouissent en la présence de Dieu, et qu’ils soient comblés d’allégresse.
V.5. Chantez des cantiques à Dieu, dites des hymnes de louange à Son nom ; faites un chemin à Celui qui monte sur l’Occident : Son nom est le Seigneur.
[...] Cette nourriture abondante de la présence de Dieu fait encore un autre effet, qui est de combler l’âme de joie et de contentement. Rien ne réjouit davantage une âme que de voir tous ses désirs remplis et qu’elle n’a plus à faire d’aucune chose, au lieu que ce qui cause sa tristesse est le manque de quelque chose à son désir.
David ne se contente pas de dire que l’âme qui a cette présence doit être dans la joie, mais il veut que sa joie soit si grande que le corps y prenne part et en tressaille : lorsque la présence fait cet effet de grâce particulière, tout est dans le tressaillement et le frissonnement, comme [325] saint Jean l’éprouva dans les entrailles de sa mère Elisabeth [157], qui le remarqua fort bien. Ce tressaillement cause un effet qui est comme une saillie ou sortie de soi pour passer en Dieu [158]. L’âme ne sent pas plutôt cette divine présence qu’elle sent en même temps une tendance pour sa fin ; et c’est pour mettre l’âme dans sa fin que cette présence est donnée dans les commencements. Sitôt que l’âme sent les approches de son Dieu, elle a un désir et une impatience extrêmes de se perdre dans ce qu’elle sent présent, et c’est ce qui la fait comme sortir hors d’elle et, quoiqu’elle soit rassasiée par cette présence qui la comble de biens, il y a pourtant quelque chose dans cette même présence qui la tire et la fait tendre à sa fin jusqu’à ce qu’elle y arrive dans une perte totale où elle perd toute tendance quelle qu’elle soit, comme elle a perdu toute faim par cette présence.
David veut encore que cette âme chante à Dieu et fasse un chemin ou un passage au nom de Dieu. Ce chemin ne peut se faire que par la perte de la propriété et de la résistance, la résistance étant la seule opposition qu’il y ait à un passage et à une voie : il faut donc que cette résistance soit ôtée afin que Dieu passe et trouve la voie telle qu’Il la veut dans l’âme. Et pourquoi Dieu veut-Il ce chemin ? Pour monter sur l’Occident. L’Occident est la fin, le couchant est la destruction de nous-mêmes : Dieu monte et paraît sur la perte de notre propre vie et sur la ruine de tout ce que nous sommes. Ce qui n’est pas plutôt dans le couchant de l’anéantissement que Dieu vient et S’y établit. Il ne peut venir et monter que sur notre Occident, parce qu’il faut que tout ce qui est de [326] nous soit détruit, afin que Dieu vienne. Ce monter de Dieu sur l’Occident est comme s’Il disait : “Je me lèverai sur cette âme détruite comme le soleil se lève du sein de la nuit dans lequel le jour s’était perdu. Cette âme n’est pas plutôt entrée dans son Occident, que cet Occident est Mon lever : Je monte alors sur elles, et Je paraîs sur ses ombres.” O bonheur extrême de la perte de nous-mêmes ! Dieu S’en fait comme un trophée pour y monter, et c’est Lui seul qui est et qui subsiste en cette âme lorsqu’elle n’est plus en elle-même.
V. 7. C’est Dieu qui fait demeurer dans une même maison ceux qui ont une même conduite, qui par Sa force met en liberté ceux qui étaient liés de chaînes, pendant que ceux qui Lui sont rebelles habitent dans les sépulcres.
Dieu est Lui-même la maison des âmes qui s’abandonnent et se laissent conduire à Lui ; et toutes ces âmes vivent ensemble dans une union parfaite, chacune selon son degré : celles qui ont plus de rapport d’intérieur sont celles qui sont les plus unies.
C’est aussi ce même Dieu qui par Sa force met en liberté ceux qui auparavant étaient enchaînés. Et comment les met-Il en liberté ? C’est qu’Il leur ôte le rétrécissement qui les bornait, et les chaînes qui les tenaient captifs. Cette liberté n’est pas un libertinage, mais une facilité qui les fait courir dans le chemin de l’abandon et de la foi sans s’arrêter ni être embarrassés de rien. Cette liberté est une largeur et une étendue de l’âme et de cœur qui fait dire ailleurs à David [159] : “Lorsque vous aurez étendu mon cœur, je courrai dans la foi de Vos préceptes, sans que rien me fasse [327] tomber.” Alors l’âme ne craint plus rien, parce qu’elle est mise en liberté par Dieu même, comme il est dit ici et ailleurs [160], que c’est Dieu qui met en liberté ceux qui sont liés, et qui veulent bien se laisser délier à Lui et s’abandonner à Son soin, pendant que ceux qui Lui sont rebelles demeurent dans des cachots. Par cette rébellion le roi-prophète marque ceux qui ne veulent pas se laisser à Dieu et s’abandonner à Lui, mais qui veulent se conduire eux-mêmes.
Il y a une autre version, (c’est celle de Louvain [161],) qui dit que Dieu, qui est dans Son saint lieu, fait habiter en Sa maison ceux qui ont un même vouloir : la version de ce passage étant bien plus naturelle que celle que j’avais prise, j’ai cru la devoir mettre ici. Dieu habite dans Son saint lieu : le seul lieu de Dieu est Lui-même : Il fait habiter dans ce même lieu saint, en Lui, ceux qui n’ont plus d’autre volonté que la Sienne, et qui n’ont plus de vouloir propre. Il est certain qu’aussitôt que la volonté de l’homme est entièrement perdue dans celle de Dieu, l’âme passe en Dieu sans délai et qu’elle habite dans la maison de Dieu même, étant cachée [162] avec Jésus-Christ en Dieu. […]
Psaume 68.
V.34. Car le Seigneur a écouté les pauvres, Il n’a pas méprisé ceux qui sont Ses captifs.
V.35. Que les cieux, la terre et la mer et tout ce qui se meut en eux célèbrent Ses louanges.
Le Seigneur, dit David, a écouté les pauvres : Il ne méprise jamais ceux qui sont Ses captifs, qui se sont abandonnés à Lui et se sont rendus volontairement ses esclaves. La pauvreté jette l’âme dans cet esclavage parce qu’elle la dépouille de toute liberté et de toute propre volonté pour l’assujettir à Dieu.
Dieu doit être loué de la bonté qu’Il a de S’assujettir ainsi l’âme parce que la douce captivité où Il la tient est infiniment plus avantageuse que sa [352] première liberté, puisque l’âme ne pouvant alors pécher grièvement, sa volonté étant absorbée dans la volonté de Dieu, elle peut néanmoins faire le plus grand des biens…
Sainte Catherine de Gênes éprouvait cet état lorsqu’elle disait [163] que « Dieu la tenait comme assiégée au-dehors et au-dedans en sorte qu’elle ne pouvait opérer que par l’amour qui la tenait captive. » Il faut louer Dieu pour cette faveur, non seulement d’une louange purement spirituelle, mais il faut de plus que les puissances et même les sens louent Dieu en leur manière.
V.36. Car le Seigneur sauvera Sion et les villes de Juda seront rebâties, ils y demeureront et en seront possesseurs par droit d’héritage.
V.37. La race de Ses serviteurs la possédera et ceux qui aiment Son nom y habiteront.
C’est Dieu qui fait mourir et qui vivifie ; après que l’âme a été ainsi détruite, perdue et submergée, que les édifices qu’elle avait bâtis avec tant de soin ont été frappés jusque dans les fondements et qu’ils sont tombés en ruine, Dieu sauve Sion du naufrage, c’est-à-dire que tous ses débris ne passent point les sens et les puissances inférieures, que le centre de l’âme s’est conservé en Dieu où, comme dans une arche, il était à couvert des inondations du déluge, que la volonté supérieure n’a point participé aux révoltes des sens, qu’elle était à couvert en Dieu de toute attaque, qu’elle était abîmée en Lui, que les villes de Juda, qui sont le lieu où réside la force sensible de l’âme, seront enfin rebâties et rétablies dans leur premier ordre et que cette âme supérieure, qui était séparée d’elle-même et qui semblait disparue ou surmontée par l’inférieure (quoique cela ne fût pas dans le sentiment, et non pas dans la vérité), sera rétablie dans son autorité, de telle sorte qu’elle dominera sur ce qui lui était assujetti dans l’ordre de la création : elle demeurera paisible dans tous les lieux qu’elle semblait avoir abandonnés et les puissances aussi bien que les sens auront une nouvelle liberté, non pour pécher mais pour louer leur Dieu.
Psaume 71.
V.5. [362] Il demeurera autant que le soleil et la lune dans la suite de tous les âges.
V.6. Il descendra comme la pluie sur une toison et comme l’eau qui tombe goutte à goutte sur la terre.
On peut aisément remarquer qu’il est parlé dans ce Psaume du règne de Jésus-Christ, non seulement de Son règne extérieur et général sur tous les chrétiens, mais de Son règne plus particulier dans l’âme du juste. Lorsqu’Il en a une fois pris possession et que, par la donation que l’âme a faite à Dieu de soi-même, Jésus-Christ commence à régner en elle sans résistance, Il y établit Son trône. Et il ne faut pas croire que Dieu Se sépare de l’âme pour les petites faiblesses qu’Il remarque en elle : non assurément. Il la purifie peu à peu et l’ordonne dans Sa volonté à moins d’un mépris positif des volontés de Dieu ou de quelque péché de malice. Dieu n’abandonne pas si aisément qu’on se l’imagine ce qui est à Lui, comme Il l’assure même en divers endroits. Par la pluie sont désignées les grâces du Rédempteur, qu’Il répand sur les âmes qu’Il possède en la manière qui vient d’être décrite.
Psaume 72.
V.26. Ma chair et mon cœur ont langui d’amour. O Dieu, vous êtes le Dieu de mon cœur et mon partage pour jamais.
Cette langueur d’amour dont parle David n’est pas cette première langueur d’amour sensible et perceptible que l’âme a dans le commencement de la voie passive de lumière et d’amour, mais [373] c’est l’état d’une consommation si grande qu’il n’y a plus rien sur la terre pour cette créature. Elle languit de l’amour le plus pur, le plus profond et le plus central qui fût jamais. L’âme est toujours vigoureuse, mais la chair et le cœur matériels qui sont entièrement séparés de ce qui se passe au-dedans, languissent pour un état si étrange.
Dieu est alors véritablement le Dieu du cœur, tout le reste lui est étranger, et Dieu n’est pas plutôt le Dieu du cœur que l’on y trouve un double avantage, car le cœur devient la possession et le partage de Dieu, et Dieu, en contre-change [164], veut bien Se donner à Sa pauvre créature et être son partage. O héritage heureux ! O portion avantageuse et souhaitable ! Comment chacun n’envie-t-il pas Votre possession ? Et comment des cœurs ayant goûté un si grand bien peuvent-ils encore se repaître de la créature ? Non, cela ne se fait plus dans cet état-ci, où l’hiver et tous les travaux sont passés et où l’âme est assurée que cette part sera éternellement durable ; cet état si avancé n’en laissant point douter, comme saint Paul l’avait éprouvé lorsqu’il disait : « Je suis assuré que ni la mort ni la vie, ni rien qui soit, ne me séparera jamais de l’amour de Dieu » [165]. Cette certitude marque qu’il n’y a plus de doute, de crainte ni d’hésitation. […]
Psaume 75.
V.3. Il a établi Sa demeure dans la paix et Son tabernacle dans Sion.
V.4. C’est là qu’Il brise les arcs, les boucliers, les épées, et qu’Il fait cesser la guerre.
[...] Ce n’est plus une paix passagère comme Dieu Se communiquait autrefois à l’âme, mais ici Il fait Sa demeure permanente et durable dans cette âme ; Il a posé Son tabernacle au milieu d’elle pour n’en plus sortir : la montagne de Sion est la suprême pointe de l’esprit où Dieu fait sa demeure. Quelquefois on ne [382] s’aperçoit pas de cette demeure, tous les sens restant comme abandonnés à eux-mêmes : elle ne se connaît que parce que rien ne peut troubler l’âme, ce que pourtant on prend souvent pour une insensibilité.
C’est là, dans le fonds et le centre de l’âme, ou dans sa suprême partie, que Dieu brise les arcs, les boucliers et les épées : par ces trois sortes d’armes, le Prophète entend toutes les armes offensives et défensives. Lorsque Dieu s’empare entièrement d’une âme, Il S’en rend si fort le maître qu’Il ne lui permet plus ni d’attaquer ses ennemis, ni de repousser leurs attaques : c’est pourquoi Il lui ôte tout moyen de le faire, brisant toutes les armes. Dieu veut alors tout faire en l’âme, et afin d’y travailler seul, Il fait cesser toutes les guerres : il n’y a plus que paix partout pour cette âme, parce que Dieu faisant Sa demeure dans la paix, sitôt qu’Il vient Lui-même, les guerres cessent.
Psaume 76.
V.13. Mon Dieu, je considérais Vos ouvrages et je méditais sur Vos conseils.
[Tome IX, 390] Il y a deux manières de considérer les ouvrages du Seigneur, toutes deux infiniment différentes. L’une est lorsque l’âme est toute active et qu’elle peut par la force de son raisonnement parcourir les ouvrages de Dieu, les méditer, en tirer le suc comme l’abeille fait des fleurs, et ceci se fait par l’effort de la créature aidée et soutenue de la grâce ; l’autre manière de considérer les ouvrages de Dieu c’est lorsque l’âme est arrivée en Dieu même et qu’ayant perdu toute activité propre, elle est arrivée dans sa fin en unité parfaite. C’est là que, sans interrompre le profond repos du centre dont elle jouit, elle voit en Dieu même les ouvrages de Dieu comme Il les comprend et enferme en Lui-même ; elle en découvre la bonté sans nulle multiplicité et cela d’une manière ineffable et qui la ravit d’autant plus que plus elle avait été privée par sa mort de toutes ses connaissances.
Que l’on ne croie donc pas que la simplicité qui nous fait mourir à toutes nos propres activités pour nous laisser conduire par un abandon total aux seuls mouvements de la grâce, et qui nous fait écouter Dieu dans un profond silence et par la mort de nos propres opérations pour donner lieu à Son Esprit d’agir en nous et pour ne Le point éteindre, selon le conseil de saint Paul [166], soit une fausse oisiveté, comme quelques-uns se le sont persuadé. C’est un état infiniment fécond : l’âme ne perd son activité propre que pour laisser agir Dieu en elle : elle cesse d’opérer en la manière de la créature pour opérer en la [391] manière divine, et si elle ne perdait pas tout ce qui se fait par ses propres efforts, elle ne mourrait jamais à elle-même et par conséquent elle n’arriverait jamais à l’unité divine ; n’arrivant pas à l’unité divine et n’agissant qu’à la façon de la créature, elle n’aurait les choses qu’en manière créée, elle ne les aurait que très petitement. Au lieu que sortant d’elle-même par la perte de tout ce qui peut être compris de la créature, elle retrouve toutes ces mêmes choses en Dieu, mais d’une manière autant ineffable qu’elle est immense et éloignée de la manière ordinaire de concevoir. Toute l’activité de la créature, quelque rehaussée qu’elle soit du secours ordinaire de la grâce, ne peut pas aller jusqu’à lui faire pénétrer la grandeur de Dieu dans un seul de ces ouvrages, comme la pénètre sans le considérer celui qui étant arrivé en Dieu, voit tout en Dieu même.
Psaume 77.
V.5. Il a rendu un témoignage dans Jacob et Il a établi une loi dans Israël.
Quel est ce témoignage que Dieu a rendu en Jacob ? C’est le témoignage de ce qu’Il est. Il le rendit en plusieurs manières, lui faisant voir [394] et Sa puissance et la manière dont Il voulait être glorifié, lorsque par cette mystérieuse échelle où des Anges montaient et descendaient incessamment [167], Il nous apprenait que l’on ne peut monter à Dieu qu’en descendant par le plus profond anéantissement : toute la vie spirituelle consiste à cela, de descendre autant que l’on monte. Il a encore rendu ce témoignage dans le même Jacob [168], lorsque d’un côté Il le blessa et le rendit boiteux après l’épreuve de sa force contre l’Ange de Dieu et que, de l’autre, ce fut Lui-même, qui avait rendu si puissant un homme mortel, qui était si peu de chose. Combien l’éleva-t-Il après l’avoir abaissé par la douleur et par l’affliction ?
Mais quelle est cette loi que Dieu a établie en Israël ? C’est une loi toute d’amour et de confiance. […]
V.18. Ils tentèrent Dieu dans leur cœur. Ils demandèrent des viandes pour leur âme.
[...] La sensualité spirituelle est souvent plus grande que la corporelle, et tel qui paraît un grand jeûneur aux yeux des hommes ne saurait souffrir la moindre privation intérieure. Rien au monde ne fâche tant Dieu que le procédé de ces personnes auxquelles Il a fait connaître Ses amabilités divines, et c’est vraiment Le tenter que de vouloir cette sorte de nourriture lorsqu’Il nous en prive.
Car Il ne nous en prive que pour nous donner la manne cachée qui est Lui-même : c’est le véritable soutien de l’âme, mais soutien si spirituel que celle qui le reçoit n’en peut abuser, car elle n’en peut prendre que ce qu’il lui en faut. O, si on savait le tort qu’on se fait à soi-même et l’injure qu’on fait à Dieu en préférant Ses dons à Lui-même, on en serait effrayé. Véritablement ceux qui en usent de la sorte envers Dieu ont un cœur lâche et mercenaire et ne savent pas même aimer Dieu de la manière qu’on doit aimer la créature quand on a l’âme noble, qui est de l’aimer sans intérêt. Ces cœurs qui sont si pleins de l’amour d’eux-mêmes que de s’aimer même dans l’amour qu’ils ont pour autrui et qui ne savent jamais aimer aucun objet pour son propre mérite, mais pour leur utilité particulière ou pour leur plaisir, ne seront jamais propres pour aimer un Dieu infiniment aimable et qui ne peut être aimé que d’un amour souverain, infini et gratuit, comme Il ne peut aimer que souverainement, gratuitement et infiniment. […]
Psaume 83.
V.10. O Dieu, notre protecteur, regardez-nous, jetez les yeux sur le visage de Votre Christ.
Lorsque nous n’avons plus rien de nous en nous, il n’y a plus rien aussi que nous puissions marquer être digne de la protection de Dieu, et cependant c’est dans ce dépouillement de toutes choses que nous devons avoir plus de confiance en Dieu et qu’Il aura pour nous une protection toute singulière. C’est lorsque l’âme est si détruite et si anéantie, qu’il ne reste plus aucune trace en elle d’Adam pécheur, qu’elle peut dire à son Dieu avec une entière confiance : regardez-moi, ô mon Dieu, et jetez les yeux sur le visage de Votre Christ. Car vous ne verrez plus [430] en moi autre chose que Jésus-Christ ; il y a plus rien qui puisse Vous faire détourner Vos regards ; il n’y a plus que Votre Christ, l’objet de Vos complaisances : regardez-moi donc, et jetez en même temps les yeux sur Votre Christ : ce n’est plus moi qui vis en moi, c’est Jésus-Christ [169].
Psaume 84.
[435] V.11. La miséricorde et la vérité se sont rencontrées, la justice et la paix se sont entre-baisées[170].
David confirme ce qui a été dit pour inviter toutes les âmes à entrer dans cette voie d’amour et à ne point craindre l’illusion comme la plupart le veulent persuader. Il assure que dans cette voie du cœur, la miséricorde et la vérité se sont rencontrées, car à mesure que l’âme est pénétrée des miséricordes de son Dieu et de Son amour, elle est mise dans sa vérité qui fait qu’elle reconnaît tout bien, toute grâce et toute amabilité être en Dieu, et en même temps toute misère être en elle. Elle est dans la vérité du tout de Dieu et de Son essence, ce qui la comble de joie et la remplit d’amour, et à même temps dans la vérité de son néant et de sa bassesse qui l’enfoncent dans l’abîme de l’anéantissement, de sorte que, loin que les grâces de foi et de nudité l’élèvent, elles la mettent toujours plus dans la vérité.
Le Roi-Prophète ajoute que la justice et la paix se sont baisées : par ce baiser il entend une [436] union parfaite en sorte que, à mesure que Dieu met l’âme dans cette paix dont il a été parlé, Il la met en même temps dans Sa Justice, si bien que, dès qu’elle est avancée, la paix ne lui est donnée que pour lui faire éprouver toutes les rigueurs les plus étranges de la divine Justice. Il se fait comme un mariage de la Justice et de la paix afin que l’âme demeure paisible dans ses souffrances lorsqu’il plaît à Dieu d’exercer sur elle la sévérité de Ses jugements et afin aussi qu’elle ne se repose pas dans le goût de la paix. Cette conduite de Dieu est admirable sur la créature dans cette voie d’amour où la vérité est jointe à la miséricorde, et la justice mariée avec la paix.
V.12. La vérité est née de la terre et la justice a regardé du ciel.
Quoique Dieu soit la vérité par essence il ne laisse pas d’être vrai que la vérité comme créature est née de la terre. Cela se doit entendre que, jusqu’à ce que l’âme soit réduite dans son néant, comme elle était dans sa création, jusqu’à ce qu’elle soit remise dans la terre, elle n’est point dans la vérité, mais elle n’est pas plutôt anéantie et redevenue terre et poudre que de cet état naît une vérité sans erreur, qui est que l’âme ne peut plus rien attribuer à la créature et ne peut plus rien dérober à son Dieu. Elle laisse Dieu être toutes choses pendant qu’elle demeure dans la vérité de son néant.
La justice regarde du ciel, car dès que l’âme est mise en vérité, elle rend à Dieu justice et elle est en même temps mise elle-même dans la justice, qui la regarde favorablement car la vraie justice consiste à dépouiller la créature de toutes les choses qu’elle avait usurpées sur Dieu, pour [437] les Lui rendre. Cette justice de dépouillement et de restitution ne s’opère que par la vérité de l’anéantissement ; mais que fait la divine Justice ? Elle regarde du ciel si ce dépouillement total est fait afin de se venir précipiter dans cette âme vide et nue ; c’est pourquoi le Roi-Prophète ajoute :
V.14. La justice marchera devant Lui et Il conduira ses pas dans la droite voie.
La justice marche devant le Seigneur et elle prépare Sa voie. Sitôt qu’elle vient dans une âme, Dieu la suit immédiatement, l’âme n’est pas plutôt en vérité et en justice qu’elle est en Dieu, et Dieu en elle, mais très réellement, et Dieu la conduit jusqu’à la fin dans la droite voie, ne permettant pas qu’elle s’égare.
Psaume 89.
V.11. [474] Qui connaît la grandeur de Votre colère ? et qui peut dans la grandeur de Votre crainte comprendre que Votre indignation est aussi grande qu’elle est ?
Dieu, pour sauver l’âme, l’anéantir et la perdre en Lui, Se met en colère contre tout ce qui est en elle un obstacle à la pureté de Son amour et la mesure de sa colère est la mesure de son amour [...] Les âmes seulement qui ont l’amour le plus épuré, qui ne craignent rien, ce sont celles-là qui comprennent la grandeur de l’indignation de Dieu parce qu’elles l’éprouvent. Plus Dieu a d’amour pour une âme et la destine à un amour plus épuré, plus Il lui ôte toutes choses sans pitié et sans miséricorde : Il s’arme contre elle et contre sa propriété qui Lui veut disputer l’empire de Son pur amour, et Il ne cesse point de Son indignation [475] que l’âme ne soit détruite et sans résistance. De sorte que si ces âmes résistent toujours, elles ressentent toujours cette indignation, qui ne finit qu’avec leur résistance.
Psaume 90.
V.13. vous marcherez sur le basilic et vous foulerez aux pieds le lion et le dragon.
[481][…] Et comme Il a laissé tous les anges [171] et les bienheureux pour venir ici chercher et porter sur Ses épaules cette brebis égarée qui n’est autre que notre âme, il faut se laisser porter par Lui, assurés que nous devons être qu’Il ne laissera point tomber cette brebis cherchée avec tant de soin, qu’Il la ramènera dans sa bergerie qui est le sein de Son Père. O aimable Pasteur, adorable Rédempteur, n’est-ce pas vous faire la dernière injure de craindre de périr en se laissant porter à Vous et de se croire plus assurés en marchant par des pas faibles et si chancelants que les nôtres ? […]
Psaume 101.
V.3. Seigneur, hâtez-vous de me secourir.
V.4. Car mes jours se sont évanouis comme la fumée et mes os se sont séchés comme un foyer où le feu brûle sans cesse.
[502] Jusqu’à ce que l’âme soit en Dieu par état permanent, elle est sujette à mille vicissitudes et changements. C’est comme un or que l’on veut extrêmement purifier : on ne fait autre chose que de l’ôter du creuset pour l’y remettre avec un feu plus ardent et plus fort. Dieu traite tout de même l’âme : Il la retire de temps en temps du creuset des afflictions, mais c’est pour l’y enfoncer encore davantage. Lorsqu’elle voit que sa vie est si courte en comparaison des morts qu’elle expérimente, elle prie Dieu dans ses maux de la secourir avec promptitude, parce que les jours de vie passent comme l’ombre en comparaison de ses maux ; c’est comme une fumée qui sort avec force, et qui se dissipe aussitôt.
Le prophète ajoute que la relâche qu’il a est si peu de chose que ses os, ce qu’il a de plus intime dans l’âme, sont devenus secs comme un foyer qui brûle sans cesse et sans discontinuation, parce que la trêve est si petite que le feu de la douleur n’a pas le temps de s’éteindre. Cet état est très bien comparé au feu parce que le feu fait plusieurs choses à la fois : il brûle et l’âme sent de si terribles brûlements [172] intérieurs qu’elle ne peut appeler ces sortes de peines autrement que des brûlements. Le feu, en la brûlant de la sorte, consume tout ce qu’il y a en elle de combustible et elle est purifiée en même temps parce qu’il n’y a que [503] l’impureté qui soit combustible. Elle se dessèche aussi d’une certaine humeur radicale qui entretenait la vie propre de l’âme et ce feu la fait sortir, comme l’on voit que le feu, préparant un bois avant que de le consumer, le dessèche peu à peu et en fait sortir une humidité impure dont on ne s’apercevait pas avant qu’il fût au feu, un reste de sève végétante qui produit sa propre vie, et qui est entièrement opposée à le faire devenir feu : il en est de même de l’âme ; et il ne se peut pas faire une comparaison plus juste.
V.5. J’ai été frappé comme l’herbe et mon cœur s’est desséché parce que j’ai oublié de manger mon pain.
L’âme éprouve une sécheresse si étrange, qu’il semble qu’elle soit comme une herbe sans humeur, et dont la racine est toute desséchée : c’est un coup de la main de Dieu ; c’est un dessèchement du cœur, qui n’est autre que la perte d’une certaine onction et suavité intérieure qui faisaient tout le soutien de l’âme : elle perd alors non seulement ce soutien perceptible, mais elle oublie même de manger son pain, qui est une impuissance secrète de faire oraison qui est le pain qui la sustentait. Dieu fait faire cette perte à l’âme pour l’enfoncer dans une oraison continuelle, intime et profonde, pour lui faire perdre en même temps la pratique du temps préfix [173] de l’oraison qui lui servait d’appui et de moyen et aussi d’empêchement d’arriver dans sa fin. Ces âmes croient que c’est cet oubli de manger leur pain qui les tient dans cette sécheresse.
V.7. Je suis devenu semblable au pélican des déserts et aux hiboux des lieux solitaires.
[...] Une âme de cette sorte est comme le pélican des déserts, parce qu’elle ne trouve [505] qu’une solitude étrange soit du côté de Dieu, qui la prive de son concours perceptible, soit du côté des créatures avec lesquelles elle ne peut plus avoir de correspondance. […]
V.8. Je passe la nuit en veillant et je me suis trouvé comme un passereau qui est tout seul sur un toit.
[...] Lorsque Dieu nous commande de veiller [174], Il ne nous oblige pas tant à veiller sur nous comme à être attentifs à Lui. [...][506] L’autre qualité de l’âme en nudité de soi est que, comme il a été dit, elle se trouve dans une telle solitude qu’elle est comme le passereau qui est tout seul, et elle est sur le toit parce qu’elle ne se trouve plus enfermée en elle-même comme dans les premières solitudes, mais elle éprouve que sa solitude est hors d’elle-même. […]
V.11. A cause de Votre colère et de Votre indignation, parce qu’en m’élevant en haut Vous m’avez brisé.
[…] Voilà comment Dieu en use à notre égard. Il a mis des trésors dans des vases de terre, mais d’une terre qui ne peut être brisée que par son [508] potier. Ces vases de terre ne sont autres que ce que nous avons de propre. Dieu brise cette propriété, Il l’anéantit et la détruit en la précipitant du plus haut dans le plus profond de l’abîme, et alors, cette boîte ou ce vase étant brisé, il ne reste plus que le trésor que Dieu y avait mis et qui n’était pas auparavant à sa disposition, quoiqu’il fût sous Sa puissance. […]
Psaume 102.
V.1. O mon âme, bénis le Seigneur et que toutes tes entrailles bénissent Son saint Nom !
V.2. O mon âme, bénis le Seigneur et n’oublie jamais toutes les grâces que tu as reçues de Lui !
Ce Psaume est un cantique de louange et de reconnaissance. L’âme qui a été détruite, brisée, tuée, revivifiée, sentant la joie de sa nouvelle liberté et le plaisir de sa délivrance, s’écoule toute en témoignages de reconnaissance, en louanges, en bénédictions. O mon âme, dit cette personne, sois désormais employée à bénir ton Seigneur ! Il t’a délivrée par Sa bonté du soin de toi-même. Tu n’as plus qu’une seule chose à faire qui est de t’employer tout entière en louanges et en bénédictions. Lorsque de l’état des combattants et des souffrants, on est arrivé [511] à la participation de l’état des triomphants par la délivrance de la captivité, ô alors, il n’y a plus qu’une seule chose à faire pour l’âme qui est de s’employer toute en louange et en bénédiction de son Dieu ; elle est dégagée du soin d’elle-même, de demander, de penser à elle, car nul intérêt propre ne la touche plus. C’est ce qui fait qu’elle commence ce cantique que saint Jean rapporte [175] qui est tout à l’honneur et à la gloire de l’Agneau auquel les saints disent incessamment : honneur et bénédiction et gloire. Voilà la seule occupation de ces âmes sur la terre, rien que le seul intérêt, la seule gloire de Dieu. O mon âme, encore une fois, bénis le Seigneur ! C’est à présent ton unique affaire : que tes entrailles, que tout ce que tu as de plus intime et de supérieur et tout ce que tu as de plus inférieur se joignent ensemble pour bénir et louer Dieu, que je devienne moi-même toute louange et que je n’oublie jamais les miséricordes que Dieu m’a faites.
Les personnes peu éclairées m’entendant parler de la sorte, prendront cela pour une activité et pour un état affectif, mais qu’il est bien différent ! Celui-ci est le Cantique de la consommation : l’âme est ici active sans activité, elle est agissante sans action propre, c’est Dieu même qui est devenu son action et elle agit sans perdre son repos en Dieu. […]
Psaume 106.
V.4. Ils ont erré dans la solitude, dans un lieu sec et sans eau, ils n’ont trouvé aucun chemin pour aller dans une ville habitée.
[…][546] L’âme n’entre pas plutôt dans la foi nue qu’elle est errante dans la solitude parce qu’elle ne peut trouver de repos dans le commencement de cet état et elle ne sait où aller, elle ne peut rentrer dans son premier état et elle ne peut trouver de refuge en Dieu, le temps n’en étant pas encore venu ; c’est ce qui fait qu’il est qu’elle ne trouve point, non seulement de refuge, mais même de chemin pour rencontrer une ville habitée. Les âmes qui sont dans ce désert ne trouvent personne qui aille par le même chemin : elles ne trouvent et ne connaissent point le chemin parce qu’elles marchent dans un tel aveuglement qu’elles ne voient pas même le lieu où elles marchent et elles ne peuvent voir que ce chemin puisse aboutir en aucun lieu, quoiqu’il y en ait, et des personnes saintes qui y habitent. Ce désert est fort sec et sans eau parce qu’on ne trouve pas le moindre soutien ni le moindre rafraîchissement dans un si long et si effroyable chemin.
Psaume 107.
V.12. Ne sera-ce point vous, ô Dieu, qui nous avez repoussés et qui ne sortirez plus avec nous dans nos armées?
[…][562] Une personne qui voudrait faire entrer une autre dans un lieu où il souhaiterait de s’unir à elle n’aurait qu’à s’emparer elle-même de ce lieu et de s’y tenir, puis environner cette personne d’ennemis pour l’obliger par force à entrer et demeurer en ce lieu ; ces ennemis semblent alors attaquer cette personne avec furie mais ils n’ont pas le pouvoir de la tuer mais seulement de l’obliger par force à entrer dans ce lieu, n’y ayant point d’autre ressource pour elle. C’est là la manière dont Dieu en use à notre égard : Il S’enfonce en nous et pour nous obliger d’y entrer et de nous perdre en Lui, Il fait que nous ne trouvons tout autour de nous que des ennemis qui semblent nous devoir perdre. Dieu ne sort point, comme au commencement pour détruire et chasser tous ces ennemis, au contraire Il s’enfonce davantage dans l’âme afin de donner lieu aux ennemis, en la persécutant au-dehors, de la faire entrer et enfoncer plus avant dans le dedans où Il est Lui-même.
Psaume 115.
V.7. Vous avez rompu mes liens,
V.8. Je Vous sacrifierai une hostie de louange.
[…][590] Il y a trois sortes de liens que Dieu seul peut rompre : le premier lien est celui de la multiplicité qui nous retient sous notre propre conduite, et Dieu rompt ce premier lien en retirant l’âme de la multiplicité pour la faire entrer dans la simplicité et unité. Le second lien est celui qui tient l’âme en elle-même et qui l’empêche de se perdre en Dieu, et Dieu rompt ce second lien par la mort mystique. Le troisième lien est celui qui retient l’âme après la résurrection et l’empêche d’agir en pleine liberté d’homme ressuscité [176]. […]
Psaume 118.
V.19. Je suis sur la terre comme un étranger, ne me cachez pas la connaissance de Vos préceptes.
L’âme est étrangère sur la terre en deux manières : l’une, lorsque s’étant donnée à Dieu bien fortement, la vie lui est comme ennuyeuse en sorte qu’elle la regarde comme un long et fâcheux pèlerinage : elle attend la mort avec empressement, et la désire même. C’est alors qu’elle dit : Hélas, que mon exil est long et ennuyeux ! L’autre manière, dont elle est étrangère, est quand cette âme est entièrement sortie d’elle-même et passée en Dieu. O alors ! elle est si étrangère à elle-même qu’il faut qu’elle se fasse une grande violence pour penser à elle ; lorsqu’elle y pense, c’est comme à une chose étrangère et qui ne la touche plus, elle se sent comme divisée et séparée d’elle-même : une seule [603] chose est et subsiste en elle qui est Dieu, et elle ne peut plus se voir distincte de Dieu, Dieu pour ainsi dire est elle, et elle est Dieu [177]: mais pour se regarder elle-même, cela lui est étranger : elle n’a plus nulle correspondance d’elle-même pour elle-même, mais Dieu seul, sans distinction, subsiste ; et plus elle est en Dieu dans cette unité indistinguible [178], plus est-elle étrangère à elle-même et séparée d’elle-même. Rien de ce qui peut avoir rapport à elle ne la peut plus toucher : salut, perfection, éternité, paradis, enfer, rien de tout cela ne la touche, cela ne la regarde plus. Lorsque l’on dit qu’elle est pleine de défauts et d’imperfections, qu’elle sera damnée, tout cela n’entre point en elle et ne la regarde point. Ce n’est point là son affaire, il semble qu’on lui parle de rêveries : tout ce qui a rapport à la créature est perdu pour elle et dans une perte si étrange que la perte même en est insensible et étrangère. Dieu est Dieu en Lui et pour Lui : c’est tout ce que fait cette âme, non qu’elle y pense en distinction, mais c’est qu’elle sait qu’il n’y a que Dieu pour elle, tout le reste lui est étranger.
Si son propre salut ne la touche pas alors, celui des autres ne le fait pas non plus ; cependant, elle y est employée et elle y travaille par providence, mais sans soin ni souci, sans y penser, sans s’en occuper, sans se soucier du succès ; tout périrait et renverserait qu’elle n’en serait point touchée. Tout lui est Dieu, et Dieu est tout : la gloire de Dieu se trouve autant dans la destruction que dans l’édification. On ne sait plus alors ce que c’est que parents, amis, biens, enfants, intérêt, [604] honneur, santé, vie, salut, gloire, éternité, tout cela ne subsiste plus pour une telle âme : Dieu est, toutes ces choses en Lui et pour Lui.
Cet état s’éprouve même de certaines âmes qui ne l’ont encore que par disposition : comme elles ne sont pas en Dieu par état permanent, elles n’en ont que la disposition, et dans cette disposition, qui dure plus ou moins selon qu’il plaît à Dieu, elles éprouvent une impuissance absolue de réfléchir sur elles-mêmes, mais cela passé, elles fourmillent de réflexions. L’âme qui y est par état y est bien plus parfaitement et d’une autre sorte, elle ne peut plus en nulle manière se courber vers elle. […]
V.67. J’ai péché avant que d’avoir été humilié. C’est pourquoi je me conduis maintenant selon Votre parole.
[...][610] Pour pécher, il faut être et subsister en quelque chose, le néant, ne subsistant en rien, ne peut pécher, et il est moralement impossible qu’une âme bien anéantie puisse pécher, et si elle pèche, elle entre en quelque être et subsistance et sort de son néant. C’est pourquoi David ajoute : je me conduis à présent selon Votre parole, selon l’impression que Vous me donnez de Votre parole au-dedans, selon Votre Verbe qui est à présent devenu ma vie, ma conduite, mon soutien, mon être et ma subsistance ; je n’ai péché que parce que j’ai subsisté en moi, mais depuis que j’ai été anéanti, Votre Verbe vit en moi et je ne me conduis plus que selon Votre parole, que selon qu’elle me conduit. […]
V.72. La loi de Votre bouche me vaut mieux que des millions d’or ou d’argent.
La loi particulière que Dieu donne à l’âme anéantie est la loi de la bouche de Dieu, car c’est la loi de Jésus-Christ. C’est Jésus-Christ même qui est la loi de cette âme qui n’a d’autre conduite que la Sienne, non par conformité d’état, [611] ni même par uniformité, mais parce que Jésus-Christ vit et opère en cette âme, non plus comme modèle, mais par état de vie en Lui.
Pour mieux entendre cela, il faut savoir qu’il y a trois états de Jésus-Christ : le premier est celui des commençants où l’âme est tout occupée à se mouler sur Jésus-Christ selon le modèle qui lui a été montré sur la montagne. Après ce premier [état], l’âme perd toute vue et pensée distincte de Jésus-Christ qu’elle a suivi comme voie, et elle ne l’aperçoit plus, caché qu’Il est pour elle en Dieu. Alors l’âme ne peut plus penser à Jésus-Christ en nulle manière, elle se repose seulement dans son unité en Dieu et c’est tout ce qu’elle peut faire, il ne lui reste nulle trace de Jésus-Christ [179]. Lorsque l’âme a été de la sorte, Dieu la met par états dans les états de Jésus-Christ sans qu’elle pense à Jésus-Christ. Il la met dans le dépouillement et la pauvreté intérieure, dans la croix, dans tous les états de Jésus-Christ que l’âme porte par état dans une unité grande avec Jésus-Christ, sans penser à Jésus-Christ en distinction, tout se trouvant caché en Dieu seul, de sorte que Jésus-Christ lui est alors vérité. Puis il y a un troisième état, où, dans la plénitude des temps, c’est-à-dire lorsque l’âme est fort avancée en Dieu, Jésus-Christ S’incarne en l’âme comme vie. Il y opère et agit : ce n’est plus un modèle comme au commencement ou une conformité à Jésus-Christ, ce n’est plus porter les états de Jésus-Christ, mais c’est porter Jésus-Christ même dans Ses états, qui vit, qui souffre et qui opère dans l’âme comme vie. Ainsi donc l’âme porte premièrement ses croix particulières en union et conformité avec Jésus-Christ, ensuite elle porte la croix de Jésus-Christ et avec [612] Jésus-Christ, en unité grande mais cachée en Dieu, sans découvrir Jésus-Christ ; puis dans la consommation, elle porte Jésus-Christ crucifié qui est sa vie et sa subsistance. Ce n’est alors plus elle qui vit et opère, mais Jésus-Christ vit et opère en elle [180] : Il prêche, Il parle, Il converse, et ainsi du reste ; et comme l’on commence tout en Jésus-Christ, Jésus-Christ consomme tout : Il est le commencement et la fin. On croira peut-être que cela se passe par vue, pensée de Jésus-Christ, lumières, etc. Ce n’est rien de tout cela, et l’âme qui possède un si grand bien n’en connaît rien à moins que Dieu ne le lui manifeste, ou pour le dire, ou pour l’écrire. O, c’est alors qu’elle s’écrie : La loi de Votre bouche, ô Dieu, vaut mieux que tous les trésors spirituels, signifiés par l’or et que les temporels exprimés par l’argent. […]
Psaume 144.
V.16. Vous ouvrez Votre main et Vous remplissez de bénédiction tout ce qui a vie.
[668] Presque tous les directeurs non expérimentés disent qu’il faut que les âmes soient mortes à toutes leurs passions avant que de se laisser conduire à Dieu. Cependant Dieu ouvre Sa main et remplit de bénédictions ces âmes toutes vivantes encore, pour opérer en elles la mort. C’est une chose étrange que la manière de raisonner des hommes : tous conviennent qu’il n’y a que Dieu qui puisse opérer la mort, cependant ils veulent que l’âme soit morte avant de se laisser conduire à Dieu. N’est-ce pas une chose impossible et une contrariété manifeste ?
V.17. Le Seigneur est juste en toutes Ses voies, saint dans toutes Ses œuvres.
[669] S’il est juste dans toutes Ses voies, peut-on craindre qu’Il fasse quelque injustice et qu’Il ne conduise pas l’âme dans la voie qui lui est propre ? Et s’il est saint dans toutes Ses œuvres, n’opérera-t-Il pas la sainteté conformément à l’état de l’âme ?
V.18. Le Seigneur est près de tous ceux qui L’invoquent dans la vérité.
Dieu est si près de ceux qui L’invoquent dans la vérité, de la manière qu’Il veut et doit être invoqué qu’il ne faut point appréhender qu’Il n’écoute pas la prière de vérité. Cette prière de vérité est une remise de toute l’âme entre les mains de son Dieu, la créature Lui rendant par là ce qu’elle Lui doit. […]
Psaume 148.
V.9. Que les montagnes et toutes les collines, les arbres fruitiers et tous les cèdres,
V.10. Que les bêtes sauvages et tous les animaux doux et domestiques [181],
V.12. Que les jeunes hommes et les filles, les vieillards et les enfants louent le nom du Seigneur.
[676] Par les montagnes, il entend les âmes les plus élevées, par les collines, les médiocres, par les arbres fruitiers, celles qui sont abondantes en œuvres de charité, en pratique de vertus ; les cèdres, ce sont les âmes qui sont plus rares et plus cachées, des âmes qui ne sont point portées au-dehors ni à l’extérieur mais qui sont toutes intérieures : ces âmes sont très grandes devant Dieu, et de bonne odeur, mais inconnues à la plupart des hommes ; par les bêtes sauvages il entend les âmes austères retirées, solitaires, qui craignent la moindre approche des créatures ; par les animaux doux et domestiques, les âmes communes qui sont obligées de vivre dans le monde où elles passent une vie douce, tranquille, et assez innocente ; par les jeunes hommes, il entend les âmes nouvelles et jeunes dans la vie spirituelle, mais fortes dans leur voie ; par les filles, les âmes plus avancées mais plus faibles et moins courageuses ; par les vieillards, celles qui sont proches de leur fin, qui ont vieilli longtemps dans la voie intérieure mais qui ne sont pas encore arrivées en Dieu par une nouvelle naissance ; par les enfants, il veut marquer les âmes redevenues enfants par leur simplicité et innocence, par leur renaissance et renouvellement de vie en Dieu : toutes dans leur degré louent Dieu comme Il veut être loué. […]
Psaume 149.
V.4. Parce que le Seigneur a mis toute Son affection dans Son peuple, Il glorifiera les humbles.
[...][678] Qu’y a-t-il en une telle âme qui puisse Vous obliger à l’aimer ? Plus elle se voit indigne de Votre amour, plus Vous l’en comblez ; plus elle se trouve laide, plus Vous la trouvez digne de Vos complaisances ; et c’est par un pur effet de Votre amour que Vous glorifiez cette âme dans son humiliation. […]
Chapitre II
V.17. L’élévation de l’homme sera abaissée, la hauteur des grands sera humiliée, le Seigneur seul paraîtra grand en ce jour-là.
[Tome XI, 10] Il faut nécessairement que l’homme soit abaissé et anéanti, que tout ce qu’il y a en lui de grand soit détruit, qu’il n’en reste rien, afin que Dieu paraisse seul grand en Lui-même ; jusqu’à ce que cela soit, l’homme dispute toujours de la grandeur avec son Dieu.
Chapitre III
V.1. Car le Dominateur, le Seigneur des armées va ôter de Jérusalem et de Juda le courage et la vigueur, et toute la force du pain et toute la force de l’eau.
Comment est-ce que le Seigneur demeurera seul grand et que ce qu’il y aura de l’homme sera anéanti ? C’est que le Seigneur qui domine ces âmes, qui les avait remplies de force et de courage, Celui qui combattait en elles et pour elles, va ôter de cette âme intérieure toute vigueur et toute force pour le bien, et pour se défendre du mal. Il ôte premièrement toute la force qu’elle trouvait en son pain, soit en la sainte Eucharistie où elle ne trouve plus que dégoût et amertume, soit dans l’oraison où elle n’a plus de facilité, soit à la lecture qu’elle ne peut plus ni goûter ni faire. Dieu ôte ainsi toute force à la nourriture de l’âme et par conséquent tout soutien. Mais comment ôte-t-Il la force de l’eau ? C’est que l’âme ne sent plus de force ni de vigueur pour s’abandonner : il semble qu’elle ne le puisse plus faire ; les grâces qui s’écoulaient en elle sont taries et desséchées, elles n’ont plus ni force, ni saveur, ni soutien.
V.3. Tous les hommes les plus éloquents et qui ont en eux l’intelligence de la parole mystique [leur] seront ôtés.
[11] Dieu ôte à cette âme toute direction et tout soutien : s’il lui reste un directeur, ce n’est que pour la contrarier et tourmenter. Il lui ôte même toutes les personnes qui entendent les voies mystiques, et qui pourraient entendre son langage [182]. O Dieu, Vous voulez être seul ! demeurez donc seul !
V.5. L’homme se déclarera contre l’homme, l’ami contre l’ami.
La nature semble se déclarer en ce temps-là contre elle-même. Cet ami si cher en qui l’on avait mis toute sa confiance, en fait autant, tous les amis abandonnent et se déclarent ennemis : il faut qu’il ne reste point d’hommes sur la terre.
V.10. Dites au juste qu’il espère bien parce qu’il recueillera le fruit de ses travaux.
Mais, parmi tous ces maux, il ne faut pas perdre la confiance ni l’espérance, car Dieu, qui semble pour lors être contraire à l’âme ne l’abandonne pas un moment et Il lui fera recueillir les fruits de sa foi, de sa confiance, de sa patience et de sa fidélité.
Chapitre IV
V.2. En ce temps-là le germe du Seigneur sera dans la magnificence et dans la gloire, les fruits de la terre seront élevés en honneur, et ceux qui auront été sauvés d’Israël seront comblés de joie.
[12] Lorsque tout aura été détruit dans l’homme, le germe du Seigneur, ce principe vivifiant qu’Il a mis en l’homme, ce germe d’immortalité le tirera de son sépulcre et peu à peu croîtra et fructifiera en magnificence et dans la gloire due à Dieu seul. Les fruits de l’âme, c’est-à-dire ses œuvres, ses productions, qui n’étaient auparavant que des fruits de terre, sont, à cause de ce principe vivifiant que Dieu y a mis, des fruits d’honneur, et deviennent des productions divines. Ceux (celles) d’entre les âmes abandonnées qui ont déjà passé l’état de mort seront comblés de joie.
V.3. Alors tous ceux qui seront restés dans Sion et qui seront demeurés dans Jérusalem seront appelés saints, tous ceux qui auront été écrits dans Jérusalem au rang des vivants.
Toutes les âmes qui seront restées fermes dans leur mort et leur abandon, et qui seront demeurées dans leur anéantissement seront appelées saintes parce qu’étant entièrement désappropriées, elles participent de la sainteté de Dieu qui demeure en elles sans mélange, et sans qu’elles en dérobent rien. Tous ceux qui auront été ressuscités et qui seront écrits dans le livre des vivants, qui est Jésus-Christ, afin de vivre de Sa vie, ceux-là seront appelés saints puisqu’ils seront saints de Sa sainteté.
V.5. Et le Seigneur fera naître, sur toute la montagne de Sion et au lieu où Il a été invoqué, une nuée obscure pendant le jour et une flamme ardente pendant la nuit, car Il protégera de toute(s) part(s)Sa gloire.
Dieu fait naître sur le centre de l’âme qui est [13] la montagne de Sion, où Il est invoqué, une nuée très obscure pendant le jour de Ses lumières de sorte qu’Il remplit l’âme de Ses connaissances sans qu’elle sache comme cela se fait. Et lorsqu’elle est dans la plus grande [nuit et] [183] obscurité, c’est alors que la flamme intérieure, secrète et cachée la consume. Et Dieu en use de la sorte pour protéger Sa gloire et la maintenir en cette âme, afin qu’elle ne se puisse rien attribuer ni rien dérober à Dieu.
Chapitre V
V.12. Vous n’avez aucun égard à l’œuvre du Seigneur, et vous ne considérez point les ouvrages de Ses mains.
V.13. C’est pour cela que mon peuple a été emmené captif, parce qu’il n’a pas eu d’intelligence, que ses plus grands sont morts de faim et que tout le reste a séché de soif.
Rien au monde ne déplaît tant à Dieu que de n’avoir pas d’égard à l’ouvrage qu’Il veut faire en nous, faisant cesser toutes nos opérations pour Le laisser agir et opérer. C’est là la cause de tous nos maux, et de ce que nous n’attribuons pas tout à Dieu, ne considérant pas toutes choses comme venant de Lui ; c’est pourquoi il détruit par la faim et la privation ce qu’il y avait de plus grand en nous, et par la sécheresse les choses menues et communes.
V.14. C’est pour cela que l’enfer a étendu ses entrailles et qu’il a ouvert sa gueule jusques à l’infini.
C’est à cause de ce que nous ne cessons pas toutes [14] actions, pour simples qu’elles soient, afin de laisser Dieu agir pleinement et que nous ne Lui rendons pas la gloire de toutes Ses œuvres que l’on entre dans l’état d’enfer et de purgation, [état] semblable à l’enfer et d’autant plus étrange et terrible qu’il est presque infini.
V.16. Le Seigneur des armées fera connaître Sa grandeur dans Son jugement, le Dieu saint signalera Sa sainteté en faisant éclater Sa justice.
C’est en réduisant des âmes à des peines et à des états si terribles que Dieu fait connaître Sa grandeur, en exerçant un jugement si rigoureux sur les âmes qui sont toutes à Lui. Le Dieu qui est seul saint signalera Sa sainteté, fera voir que c’est en Lui seul que la sainteté est renfermée, faisant éclater Sa justice sur les âmes qui lui sont dévouées parce qu’elles Lui ont dérobé cette sainteté.
V.21. Malheur à vous qui êtes sages à vos propres yeux et qui êtes prudents en vous-mêmes !
Tous ces malheurs n’arrivent que parce que l’on est sage à ses propres yeux et que Dieu hait cette propre sagesse qui empêche la Sienne d’agir et d’opérer en nous ; Il ne peut souffrir cette prudence que l’on a en soi-même parce qu’elle est entièrement contraire à l’abandon et à la simplicité.
V.26. Il élèvera Son étendard pour servir de signal à un peuple très éloigné,Il l’appellera d’un coup de sifflet des extrémités de la terre, et il accourra aussitôt avec une vitesse prodigieuse.
Ce Dieu infiniment bon qui ne demande qu’à communiquer Sa bonté, voyant que les [15] sages de leur propre sagesse, ces prudents en eux-mêmes, ne veulent pas écouter Sa voix, ni ôter leur prudence pour se laisser pénétrer de la grâce de la simplicité, Il élève Son étendard du côté des pécheurs, de ces âmes qui sont infiniment éloignées de Lui par leurs péchés. Chose étrange que ces pécheurs soient plus propres, plus dociles pour écouter la grâce que les plus grands, prudents et sages, qui ont une opposition directe à Dieu ! Ces âmes ne sont pas plutôt appelées qu’elles courent de toutes leurs forces pour se rendre à toutes les volontés de Dieu et profitent tout d’un coup des grâces que les autres ont négligées et refusées. On ne saurait croire la promptitude de ces conversions ; un petit signal les fait retourner à leur Dieu ; ils n’y sont pas plutôt retournés que, sans s’amuser à disputer et à combattre, ils courent d’une vitesse incroyable à Celui qui les appelle. Ces pauvres pécheurs ne disent pas qu’ils n’en sont pas dignes, ils ne s’excusent pas comme ces faux humbles, mais ils croient qu’il faut accepter promptement et de bon cœur les grâces dont on les honore.
V.27. Il ne sentira ni lassitude ni travail, il ne dormira ni ne sommeillera point, il ne quittera jamais le baudrier dont il est ceint, et un seul cordon de ses souliers ne se rompra dans sa marche.
Ces âmes sont attirées si fortement et si suavement que, quoiqu’elles courent infatigablement, elles ne sentent point de travail ni de lassitude. La ferveur et l’amour les portent, elles ne se reposent pas un moment dans leur course, quoique la course soit toujours accompagnée de paix et de repos, elles ne quittent jamais le baudrier de la confiance en Dieu, de l’abandon et de [16] l’espérance ; elles ne font point de faux pas ni de fautes, rien ne les arrête. La vitesse avec laquelle ces personnes retournent à Dieu est incroyable, au lieu que ces suffisants, sages et prudents, passent toute leur vie à raisonner s’il n’y a point d’imprudence à se jeter ainsi à corps perdu entre les bras de Dieu. Ah, pauvres pécheurs, venez tous vous y abandonner : venez, tout sales que vous êtes, vous serez lavés, venez, boiteux et estropiés, vous serez admis au festin. Ah, pécheurs, ne vous écartez point de votre Dieu ! Venez avec confiance, vous ne serez point rebutés comme vous l’êtes de la plupart de ces hommes qui Lui déplaisent plus que vous. Venez à Lui, Il vous recevra après qu’Il vous aura lavés et purifiés dans Son sang. On ne saurait croire les démarches que font ces âmes et combien elles sont plus dociles et avancent plus que ces vierges folles et entêtées de leur sainteté, pureté et justice, qui n’est qu’en idée, lorsqu’elles sont toutes sales de leur propriété. O pécheurs, venez, je vous en conjure, accourez à votre Sauveur et vous serez reçus. […]
Chapitre XI
V.6. Le loup habitera avec l’agneau, le léopard se couchera avec le chevreau ; le veau, le lion et la brebis demeureront ensemble ; un petit enfant les conduira.
[35] C’est une épreuve que fait l’âme arrivée à l’état d’innocence et d’enfance spirituelle : tout est d’accord et en paix chez elle : les bêtes féroces et malignes ont perdu leur malignité, les bêtes douces et faibles ont contracté une force et un courage généreux, il n’y a plus dans cette âme de révolte et de tumulte des passions, tout y est en paix et en tranquillité, l’amour-propre n’incommode plus, ni la propriété ne fait plus de ravages. […]
Chapitre XXVIII
V.24. Le laboureur laboure-t-il toujours afin de semer ? Travaille-t-il sans cesse afin de fendre les mottes de la terre ?
V.25. Lorsqu’il l’a aplanie n’y sème-t-il pas ?
[...] L’Ecriture nous fait connaître par ces figures que chaque chose a son temps. Il ne faut pas toujours agir, mais il faut se reposer lorsque l’action que nous devons faire est cessée. Si le [55] laboureur, après que le blé est semé, voulait labourer encore, il renverserait le grain et l’empêcherait de croître : quand il a labouré (qui est son travail), il se repose et Dieu fait croître et fructifier ce grain semé comme il Lui plaît. Cette conduite de la Sagesse de Dieu dans les choses naturelles est la conduite qu’Il tient dans les âmes. Il faut labourer par la conversion, par le retour vers Dieu, par les premières démarches de la vie spirituelle. Sont-elles faites, Dieu sème en cette âme ; il faut que l’âme se repose et demeure en paix, et Dieu fera croître et fructifier cette semence jusqu’au jour de la moisson où Il fera Lui-même la récolte de ce qu’Il a semé dans notre terre. La terre ne doit rien retenir pour elle que la misère et la pourriture : tout le bon est à Dieu et pour Dieu même. […]
Chapitre XXXII
V.16. L’équité habitera dans le désert et la justice se reposera dans un champ fertile.
L’équité est l’ouvrage de la divine Justice ; lorsque cette divine Justice, cruelle et impitoyable, vient dans une âme, elle commence par troubler tout parce qu’elle ôte et rejette tous ces beaux meubles rangés qui étaient dans cette âme, toutes ces grâces, dons, richesses, vertus dont elle faisait son capital : elle enlève tout sans pitié, comme on voit la justice humaine enlever les meubles d’un homme qui doit et, ne voulant [67] pas payer, s’empare du bien d’autrui. La Justice divine fait tout de même, elle ôte sans pitié tous ces beaux meubles dont cette âme fait son principal ornement parce que tout cela appartient à Dieu et que cette âme s’en était rendu propriétaire ; lorsque la divine Justice a tout ravagé, troublé, et enfin tout ôté de l’âme, elle la met à nu. Oh, c’est alors qu’elle produit la paix, paix d’autant plus grande qu’elle ne subsiste en rien de créé, quelque grand et relevé qu’il puisse être. L’âme trouve sa paix dans son rien, mais une paix d’autant plus assurée que, n’ayant plus rien à perdre, rien ne la lui peut plus ravir, et c’est de cette sorte que la divine Justice opère la paix dans l’âme. Le silence intérieur, qui maintient l’âme dans son rien, cultive cette paix aussi bien que le silence extérieur. […]
Chapitre XXXV
V.8. Il y aura là un sentier et une voie qui sera appelée la voie sainte ; celui qui est impur n’y passera point et ce sera pour vous une voie droite, en sorte que les ignorants y marcheront sans s’y égarer.
Il y a en Dieu une voie et un sentier qui est la voie sainte parce que rien d’impur ni de souillé n’y peut entrer, quand ce ne serait qu’un atome de propriété. Cette voie n’est pas une voie de [71] marche pour l’âme, car étant arrivée dans sa fin elle ne peut plus marcher vers la même fin, mais une voie d’enfoncement et de poids, mais voie si sainte qu’elle n’est autre que Dieu Lui-même. Il faut, avant que d’y passer, que l’âme ait été purifiée radicalement, mais pour les âmes abandonnées et anéanties, ce sera une voie droite en sorte que les âmes simples et ignorantes y marcheront sans s’égarer : et, sans savoir ce que c’est que cette voie, elles y marcheront très sûrement, comme une pauvre ignorante, sans savoir la définition de l’amour, peut aimer très purement. Mais pour les doctes, à moins que de captiver leurs lumières, ils n’y passeront que très difficilement : ils ne veulent point s’abandonner, mais au contraire ils veulent qu’on leur rende raison de tous les lieux où ils passent. […]
Chapitre LVIII
V.9. Me voici, si vous ôtez la chaîne du milieu de vous.
[132] Si vous savez ôter cette chaîne qui vous tient liés à vous-mêmes et à votre propre volonté, alors vous serez agréables à Dieu et vous Le trouverez pour donner le prix et la valeur à toutes vos œuvres.
V.10. Si vous assistez le pauvre avec une effusion de cœur, et si vous remplissez l’âme affligée, votre lumière se lèvera dans les ténèbres et vos ténèbres deviendront comme le midi.
Il y a deux sortes d’aumônes, toutes deux très nécessaires, la temporelle et la spirituelle. Ceux qui ont de l’attache à ce qu’ils possèdent et le cœur dur pour les pauvres, ne seront jamais grands spirituels. L’aumône dont il est parlé ici est la spirituelle : il faut assister ces âmes qui sont dans la dernière pauvreté et le dépouillement. Elles sont plus à plaindre que celles qui demandent [133] l’aumône dans les rues ; cependant il ne se trouve que trop de personnes qui les rebutent parce que l’on ne fait cas que de ce qui paraît et éclate au dehors. D’autres, par une fausse humilité, ne veulent pas aider ces personnes.
Il faut aider ces pauvres âmes avec une entière effusion de cœur, leur faisant part, s’il est nécessaire, de ce que l’on a dans l’âme et le versant dans la leur, la remplissant d’onction et de force pour porter leur pauvreté. Si vous en usez de la sorte, votre lumière, la lumière qui est en vous, se lèvera en eux au milieu de leurs ténèbres, et par cette charité, ce qu’il y a encore en vous de ténèbres deviendra comme la lumière du midi.
V.12. Les lieux qui avaient été déserts depuis plusieurs siècles seront, dans vous, remplis d’édifices. vous relèverez les fondements abandonnés pendant une longue suite d’années, et on dira que vous faites une demeure paisible des chemins passants.
Dieu Se sert de Ses serviteurs choisis pour [134] faire ces choses lorsqu’ils sont bien abandonnés à Lui. Les âmes qui paraissent comme désertes, qui avaient abandonné l’ouvrage de leur intérieur, qui ne voulaient pas le laisser bâtir à Dieu, Dieu, en faveur de ces âmes choisies à qui Il unit les autres, retravaille de nouveau à leur édifice spirituel, mais Il ne le rebâtit que dans les âmes choisies : cela veut dire qu’il semble que toute la perfection de ces âmes-ci dépende de l’union qu’elles ont avec celles que Dieu leur a données pour les aider. Et cela se trouve si vrai qu’il semble que Dieu ne Se communique à elles que par le moyen de ces personnes [de choix]. Pour trouver Dieu, il faut qu’elles pensent à ces personnes choisies et d’abord, elles sont remises en Dieu : dans les tentations les plus fortes, elles se trouvent délivrées par leur secours ; enfin Dieu, qui est tout vivant et agissant en ces personnes Se fait sentir par elles en toutes manières, et Dieu Se sert d’elles pour Se faire une demeure tranquille et paisible de ces âmes volages qui étaient exposées à toutes les tentations et attaques de l’ennemi et dont l’esprit était si égaré qu’il était comme un chemin passant.
Chapitre XXXIII
V.6. Je couvrirai leurs blessures et Je les guérirai. Je leur révèlerai la prière de paix et de vérité.
Dieu ayant premièrement découvert les blessures de cette âme pour lui faire découvrir ce qu’il y a en elle de mauvais, guérit ensuite le mal qu’Il avait fait connaître. Lorsqu’une âme est avancée, ordinairement Dieu lui cache ses défauts afin de lui faire perdre tout souvenir d’elle : puis, quand il Lui plaît, Il lui fait voir mille plaies qu’elle ignorait, mais Il ne les lui montre que pour les lui ôter car il serait insupportable à cette âme de voir en elle quelque chose qui déplût à son Dieu : elle s’en occuperait et se détournerait par là de son occupation unique. Il lui apprend aussi la véritable oraison de paix et de vérité, qui consiste à traiter avec Dieu d’une manière conforme à ce qu’Il est : Il est paix et vérité, et il faut traiter avec Lui en paix et en vérité par la cessation de tout opérer [propre], et en demeurant dans la vérité de notre néant. Ah ! que l’âme à qui cette prière est révélée est savante !
Chapitre II
V.3. Et il me disait : Fils de l’homme, je vous envoie aux enfants d’Israël.
[234] On peut voir ici l’ordre de la mission apostolique. Après que l’état de lumière est passé, que l’âme est morte et anéantie, Dieu la ressuscite, Son Esprit s’emparant d’elle, puis Dieu parle Son langage profond, qui n’est pas une parole distincte mais une parole secrète qui s’imprime et fait effet en l’âme, puis Il lui donne la mission afin d’aller aider aux âmes intérieures.
V.8. Mais vous, fils de l’homme, écoutez tout ce que Je vous dis. Ne soyez pas rebelle comme l’est ce peuple : ouvrez la bouche et mangez ce que Je vous donne.
Dieu invite cet homme apostolique, qu’Il destine à porter Ses volontés, à les écouter. L’âme a plus de besoin d’attention et de souplesse en cet état qu’en tout autre ; la parole de Dieu est fort délicate et subtile, elle est si secrète et cachée qu’elle se fait plus sentir qu’entendre : c’est une douce et profonde invitation.
Chapitre III
V.17. Fils de l’homme, Je vous ai donné pour sentinelle à la maison d’Israël, vous écouterez la parole de Ma bouche et vous leur annoncerez ce que vous aurez appris de Moi.
[245] Dieu donne à l’homme apostolique de veiller sur le troupeau qu’Il a choisi, qui n’est autre que les âmes intérieures : Il y veille sans y être et les personnes qui lui sont commises en sentent les effets, même de loin éprouvant une protection singulière. De plus Dieu lui demande d’écouter la parole de Sa bouche : la parole de la bouche de Dieu est le Verbe. Il ne lui dit pas simplement d’écouter Sa parole, ce qui se pourrait entendre de toutes Ses paroles écrites, mais de la parole sortie de Sa bouche. Cela veut dire que l’âme de cet état doit être si anéantie et si accoutumée aux opérations de Jésus-Christ qu’elle ne fasse que L’écouter et recevoir ce qu’Il lui enseigne. Tout ce qu’Il fait par elle dans les autres est d’annoncer cette parole comme elle est sortie, c’est-à-dire aussi pure qu’elle est en elle-même et sans rien mélanger des propres pensées et des propres raisonnements de la créature, ni sans rien en cacher ; c’est là annoncer la parole de la bouche de Dieu, c’est engendrer Jésus-Christ dans les âmes.
Chapitre XLVII
V.5. Puis Il me fit passer l’eau jusqu’aux reins. Enfin Il mesura un autre espace de mille coudées, et je trouvai que c’était alors comme un torrent que je ne pus passer parce que les eaux étaient tellement enflées et le torrent était si profond qu’on ne pouvait le passer.
[298] Le Prophète décrit ici trois états ou purgations à passer avant que d’entrer dans la perte totale et dans le torrent de l’abandon à l’aveugle que l’âme ne doit pas passer d’elle-même mais se laisser entraîner.
La première purgation est très légère, et c’est celle que l’on nomme communément vie purgative. C’est une purgation active et qui introduit l’âme dans la vie illuminative.
La seconde purgation est plus forte et plus pénible, quoiqu’encore supportable, et c’est celle qui purifie l’âme et qui tient un peu de l’actif et du passif : c’est la purification qui se fait pour passer de l’illuminative à la passive, communément appelée unitive. L’âme y est unie passagèrement, et même quelquefois d’une manière permanente, néanmoins dans les puissances seulement.
La troisième purgation est toute passive quant à l’action aperçue, quoique non dans le néant des opérations : elle est plus forte et plus terrible que les autres, elle passe les reins pour marquer que l’âme y éprouve d’étranges révoltes des passions et de la chair ; les peines de cette nature sont les épreuves de cet état avec toutes celles qui ont été décrites et qui n’empêchent pas que l’âme ne les ait éprouvées plus [299] superficiellement dans les autres purgations. Celle-ci est celle qui fait passer l’âme de l’état passif dans l’état de foi pure et nue.
La quatrième purgation que l’âme ne peut point passer, parce qu’elle est dans le néant absolu de toutes opérations quelles qu’elles soient, est le torrent : il ne faut point que l’âme le passe, mais qu’elle s’y laisse emporter car ce torrent est l’abandon qui doit entraîner avec une rapidité inconcevable sans que rien [n’]arrête. Cette purgation est le véritable purgatoire : toutes les autres purgations ne sont que des ombres en comparaison de celle qui fait passer l’âme de la foi nue à l’état divin. Cette purgation ou ce purgatoire est terriblement grand et long : les sept, dix, vingt années souvent ne le terminent pas : c’est selon la fidélité de l’âme et le dessein de Dieu, qui avance certaines âmes très promptement lorsqu’Il veut les faire servir aux autres. Ce qui fait que ce purgatoire est si long et ennuyeux, c’est l’infidélité de la créature qui ne veut point se laisser détruire. Si l’âme était fidèle et souple dans la main de Dieu, le feu du purgatoire serait plus ardent et il aurait en peu de temps consumé son sujet. Dans cette purgation, la mort, la perte, l’anéantissement y est enfermé : l’âme ne la passe pas puisqu’elle y meurt et y expire.
V.6. Puis Il me fit sortir en me menant au bord du torrent.
V.7. M’étant ainsi tourné, j’aperçus une très grande quantité d’arbres des deux côtés, sur le bord de ce torrent.
V.8. Et Il me dit : Ces eaux qui sortent vers l’Orient et qui descendent dans la plaine du désert, [300] entreront dans la mer et en sortiront, et les eaux seront rendues saines.
V.9. Et toute âme vivante vivra partout où viendra le torrent.
Il y a au bord du torrent quantité d’arbres bien enracinés et verts qui représentent les âmes qui tiennent fortement à elles-mêmes, à leurs pratiques de choix ; elles sont et paraissent vertes, elles ne sont point néanmoins chargées de fruit. Mais ces eaux qui sortent d’Orient désignent les âmes abandonnées qui sortent d’elles-mêmes et courent avec vitesse à leur fin ; elles sont comme des torrents impétueux par la force et la générosité de leur abandon : elles descendent dans la plaine ou vallée de leur anéantissement, elles passent par le désert de la foi nue, du dépouillement total ; et, de ce désert, de cet anéantissement, elles entreront dans la mer immense de la Divinité où elles se perdent et s’abîment pour n’en ressortir jamais. […]
Chapitre II
V.19. Le mystère fut découvert à Daniel dans une vision pendant la nuit ; et il bénit le Dieu du ciel…
[Tome XI, 301]. C’est dans la nuit et l’obscurité de la foi que les misères sont révélées [...] Dieu assiste admirablement Ses serviteurs dans le besoin.
V.27-28. Daniel répondit au Roi : Il y a un Dieu au ciel qui révèle les mystères…
[302] Remarquez la fidélité de Daniel à référer tout à Dieu, et à ne se rien attribuer. Il ne parle que de Dieu, et ne se nomme pas même comme interprète de Sa parole.
V.31. Cette statue grande et haute [...]
Cette statue est la figure de ces grands hommes dont les pensées sont les plus belles du monde [...] leurs inclinations sont nobles et généreuses [...][303] elles tiennent quelque chose du principe dont elles partent : mais leurs pieds, ou leurs démarches sont très faibles [...]
Chapitre III
V.24. Et ils marchaient au milieu de la flamme, louant Dieu et bénissant le Seigneur.
Les âmes véritablement intérieures se tiennent [309] toujours debout, parce que toutes calomnies ne servent qu’à fortifier leur union à Dieu : elles n’entrent point en plainte, justification, excuse [...] La fournaise [...] rompit les liens qui les empêchaient de courir plus fortement dans la voie, qui les tenaient resserrées et empêchaient leur entière liberté [...] C’est le secret de la purgation, qui fait que l’âme [...] ne laisse pas de marcher à toutes les volontés de Dieu. [...]
V.48. Et la flamme s’étant élancée au-dehors brûla tous les Chaldéens qui étaient auprès de la fournaise.
V.49. Or l’Ange du Seigneur était descendu vers Azarie et ses compagnons dans la fournaise, et écartant les flammes,
V.50. Il avait formé au milieu de la fournaise un vent frais et une douce rosée [...]
[314] Cette flamme ne brûle point les âmes abandonnées à Dieu, au contraire, elle brûle ceux qui l’allument pour les perdre [...] Lorsque tout l’extérieur paraît le plus embrasé, il se fait au-dedans un vent du Saint-Esprit, qui rafraîchit et empêche que ce feu, qui paraît devoir tout consumer, n’endommage l’âme et ne la touche même pas. O Dieu [...] Vous ne manquez point de secourir, mais il est vrai que Vous ne le faites qu’à l’extrémité, lorsque tout secours paraît désespéré [...] Ils conservèrent et leur intégrité et leur abandon au milieu de tant de maux : le centre de leurs âmes fut toujours arrosé des eaux célestes et l’Esprit Saint ne cessa jamais de souffler dans leur fonds : ils ne perdirent point la grâce.
[315] V. 92 Nabucodonosor leur dit: J’en vois quatre néanmoins qui marchent sans être liés au milieu du feu, qui sont incorruptibles dans les flammes [...]
[...] Lorsque l’on souffre l’on est jamais seul ; Dieu y est nécessairement [...] ce feu [316] sert à les mettre en liberté, à rompre tout ce qui les tenait encore resserrés…
Chapitre IV
V.8 Je vis un arbre grand et fort, dont la hauteur allait jusqu’au ciel, et qui paraissait s’étendre jusqu’aux extrémités de la terre.
C’est la véritable description de ces personnes puissantes et fortes en elles-mêmes. Elles sont élevées jusqu’au ciel par leurs lumières et par leurs [318] dignités, aussi bien que par la grandeur extraordinaire de leur vertus et de leurs révélations [...]
V.11 [...] Abattez l’arbre…
[319] [...] Dieu [...] ôte à cette âme en même temps et ses lumières et ses pratiques [...] Il ternit peu à peu sa réputation [...] Il arrache ses fruits, mettant l’âme hors d’état de pouvoir pratiquer ses premières vertus [...]
V.12 Laissez néanmoins en terre le germe de ses racines…
[320] Quoique Dieu détruise et anéantisse de la sorte ces âmes superbes et propriétaires, Son dessein n’est pas de les perdre, mais de les sauver. [...]
V.13 Qu’on lui ôte son cœur d’homme et qu’on lui donne un cœur de bête et que sept années passent sur lui.
[321] Ce qui paraît de plus terrible et de plus effrayant, c’est que ce cœur qui était autrefois si doux, si humain et si charitable, paraît devenir plus dur, plus insensible et même plus cruel que celui des bêtes [...] Ceux qui auront éprouvé un si étrange état, verront qu’il est décrit au naturel. Encore si cet état ne durait que quelques jours! Mais sept ans souvent ne le finissent pas, si ce n’est des personnes que Dieu avance pour les autres [...] ou [...] qui se laissent entre les mains de Dieu sans réserve[184]. [...]
V.23 Quant à ce qui a été commandé, qu’on réservât la tige de l’arbre avec ses racines, cela vous marque que Votre royaume vous demeurera après que vous aurez reconnu que toute puissance vient du ciel.
L’âme, après avoir souffert toutes ces épreuves et avoir connu par expérience son rien et le pouvoir divin, est rétablie avec surcroît dans ses premières faveurs : et il ne faut pas croire [...] que l’état de perte dure toujours. Ceux en qui il dure toute la vie, doivent conclure qu’il faut bien qu’il y ait en eux de l’infidélité [...]
V.31 ...Moi, Nabocodonosor, j’élevai les yeux au ciel; le sens et l’esprit me furent rendus : je bénis le Très-Haut...
[324][...] Chose admirable que cet homme [...] ne lève pas plutôt les yeux au ciel pour rendre à Dieu la justice qui lui est dûe, qu’il est restitué dans son premier état. Jusqu’à présent il avait toujours été courbé vers lui-même ; s’il souhaitait sa délivrance, il ne la souhaitait que par rapport à lui : on la demande, on la souhaite, mais on ne l’obtient pas ; l’âme n’a pas plutôt levé les yeux au ciel [...] [pour] reconnaître [...] l’impuissance où l’on est [...] de rien faire par soi-même, on ne lui rend pas plutôt des actions de grâce de ce que l’on souffre, qu’on est rétabli dans son premier état avec avantage. Il faut remarquer que l’Ecriture ne dit point que Nabucodonosor pleura et gémit ; mais seulement qu’il leva les yeux au ciel pour reconnaître [326] la souveraineté de Dieu, que le sens lui fut rendu, c’est-à-dire le discernement, par lequel il connut que loin de s’affliger dans ces peines, il fallait en bénir et louer Dieu [...]
Chapitre VII
V.3 Je vis quatre bêtes. La première était comme une lionne et elle avait des ailes d’aigle : [...] ses ailes lui furent arrachées [...] elle se tint sur ses pieds comme un homme, et il lui fut donné un cœur d’homme.
[332][...] L’état d’une âme toute divine : c’est une lionne, pour le courage et la force ; [...] elle ne songe qu’à voler de plus en plus en son Dieu, lorsque tout à coup ses ailes lui sont arrachées, parce qu’elles ne lui sont plus nécessaires : elle se trouve reposée pour toujours dans Celui où elle tendait avec tant de force. Alors il lui est donné d’être comme un homme, Dieu lui donnant un extérieur tout commun [...] parce qu’Il veut la mettre [...] dans l’état apostolique. Elle ne laisse pas de conserver le courage du lion [...] mais il lui est donné un cœur d’homme, parce qu’elle a besoin de s’humaniser avec les hommes, un cœur de charité pour supporter leurs faiblesses [...]
V.7 …je vis paraître une quatrième bête, qui était terrible, merveilleuse, et extraordinairement forte. Elle avait de grandes dents de fer, elle dévorait [...] fort différente des autres bêtes [...] elle avait dix cornes.
[337] Cette quatrième bête est l’Amour pur. [...] Merveilleux dans ses effets [338][...] broie, met en poudre, et engloutit dans son vaste sein ce qui reste de cette âme : l’extérieur, qu’il ne peut dévorer de la sorte, il le foule aux pieds, le réduisant dans la dernière humiliation. [...] Les dix cornes [...] sont les dix commandements de Dieu [...] les trois vertus théologales et les sept dons du Saint-Esprit, qui sont tous enfermés dans le pur amour [...]
V.8 …je vis une petite corne qui sortait du milieu des autres. Trois de ses premières cornes furent arrachées de devant elle. Cette corne avait des yeux [...] une bouche [...]
[...][339][Elle] est la volonté de Dieu suprême, unique et cachée [...] Elle est prise aussi pour la pure charité, qui en se levant absorbe et arrache les autres vertus théologales, qui se trouvent réunies en elle, parce que, lorsque l’âme est dans la consommation de l’état en Dieu, la foi et l’espérance disparaissent, et sont comme absorbées dans la seule charité. [...] Tout le chemin n’est que foi et espérance, mais foi nue et dépouillée, espérance qui n’est point soutenue. L’âme dans tout ce chemin ignore qu’elle ait la charité, tant elle est cachée. Avant cela, le passif, où elle était, ne lui paraissait qu’amour et charité, sans penser à la foi ni à l’espérance. [...] Mais lorsque cette foi pure et l’espérance ont conduit l’âme en Dieu, elle est mise en charité [185]. [...][340] La foi s’est changée en connaissance : c’est ce qui fait que cette corne a des yeux ; l’espérance est changée en fécondité : c’est pourquoi elle est devenue bouche. La charité en Dieu devient toute lumière et toute parole pour connaître et instruire les âmes. [...]
V.9 [...] Son trône était des flammes ardentes, et les roues de ce trône un feu brûlant.
[...] Ardeurs pleines de [341] repos : c’est un feu qui est dans sa sphère, qui rafraîchit et ne brûle pas. Par ces roues s’entendent les motions qu’Il donne à l’âme, par lesquelles Il la fait agir selon toutes Ses volontés, dont elle ne s’écarte jamais non plus que la roue de ce qui la fait tourner. Tout cela est feu, à cause de sa pureté, netteté et simplicité. Le feu a cette qualité, de monter toujours en haut et ne se courber jamais en bas. De même toutes les actions de cette âme retournent à Dieu avec une entière pureté, ne se courbant jamais vers la terre pour pouvoir faire quelque chose pour la créature [186]. [...]
V.10 Un fleuve de feu rapide sortait de sa face, un million le servaient [...] les livres furent ouverts.
Un fleuve de feu sort de Dieu même, et se répand dans une infinité de cœurs. [...] Il ouvre les livres, manifestant les secrets des consciences sans que l’âme à qui [187] ils sont manifestés y fasse attention. On parle à une personne des états où elle doit entrer sans faire attention qu’on lui parle, et elle entre souvent dans ces états presque aussitôt qu’on lui a parlé [...]
V.13 Je regardais ces choses dans une vision de nuit ; et je vis comme le Fils de l’homme, qui venait avec les nuées du ciel, qui s’avança jusqu’à l’Ancien des jours. Ils Le présentèrent devant Lui.
[343] Lorsque l’âme purifiée, dans laquelle le pur amour règne, et en qui tout amour distinct est consommé par Dieu même, est réduite dans l’unité de Dieu seul, Jésus-Christ paraît et opère seul. [...] C’est Lui qui est [...] le seul priant : l’âme n’a plus d’offrandes et de sacrifices propres à faire [...] elle est morte et anéantie à tout : cela se fait en elle sans elle. Ceci est très réel et véritable.
V.14 Et Il lui donna la puissance…
Alors Jésus-Christ homme-Dieu agit en souverain : Il a une puissance absolue, non seulement sur cette âme, mais encore sur toutes celles qui lui sont unies en charité [...][344] Si par exemple Il dit à une âme troublée; soyez en paix, cette paix est opérée en même temps que la parole est sortie. [...]
V.8 [...] Sa grande corne se rompit et quatre cornes crûrent sous elle…
[349][...] La crainte, ou plutôt l’assurance de sa perte ; la défiance, le doute, et la frayeur mortelle ; ou, si vous voulez, la perte, la mort, le désespoir, et la nudité totale. L’âme ne voit plus que sa perte inévitable, et c’est ce qui cause les frayeurs de mort : elle se voit nue de tout bien, et c’est ce qui fait sa crainte : la défiance cause son désespoir, parce que la perte qu’elle a faite de cette douce confiance qui la fortifiait, lui ôte tout espoir de salut ; enfin le doute la jette dans la mort [...]
V.9-10 De l’une de ces cornes, il en sortit une petite [...] Elle fut élevée [...] jeta en bas les plus fortes et les étoiles…
[...] Une autre petite corne qui est l’anéantissement [...][350] En même temps que cet anéantissement détruit tout, il est élevé jusqu’à la force du ciel, il est fort comme Dieu, et Dieu ne lui peut résister : il faut que Dieu vienne nécessairement Lui-même dans ce lieu que la divine Justice Lui a préparé par l’anéantissement [188] ; il faut que la force de Dieu vienne remplir cette âme destituée de toute force propre, et qu’elle y renverse, pour ainsi dire, ce qui reste encore de force propre [...][Dieu] anéantit tout ce qui reste de lumière [...]
V.11 [...] Il lui ravit son sacrifice perpétuel, et Il renversa le lieu de sa sanctification.
[...][351] A mesure que Dieu immole, détruit, égorge, renverse, frappe, brise et anéantit, l’âme a une pente au sacrifice [...] la vue de ce sacrifice continuel lui est un grand soutien [...] Tout cela lui est ôté : il ne lui reste plus d’idée de sacrifice, et le lieu de la sanctification est renversé et détruit. Dieu [...] veut rester seul [189].
Chapitre X
V.2-4 [...] je fus dans les pleurs [...] Je ne mangeais d’aucun pain [...]
Les sens sont affligés et tourmentés [354] jusqu’à ce qu’ils deviennent morts. [...] Deux sortes de personnes s’arrêtent et demeurent toute leur vie dans la mort des sens ; les uns par défaut, manquant de courage ; [...] les autres [...] se renfermant dans cette vie austère [...][355][...] y demeurent attachées. [...] Les austérités excessives font vivre l’orgueil et l’amour-propre. [...] Visiter les pauvres, les soigner, les panser, les servir de ses mains est fort utile, surtout aux personnes délicates, et Dieu y donne bénédiction : mais celles qui ont famille doivent éviter d’approcher des maladies où il y aurait du danger. [...][357] On ne trouve que trop de prétextes spécieux pour contenter la curiosité ; cependant je dis que qui ne mortifiera pas ces deux sens [la vue, l’ouïe] dans toute leur étendue, ne sera jamais un grand spirituel. [...] Son esprit sera toujours rempli [...] il n’arrivera jamais à la nudité et au vide qui est nécessaire pour recevoir purement les motions et les impressions divines. [...]
V.9 J’entendis la voix de Ses paroles [...] j’étais prosterné le visage contre terre.
[359] Lorsque Dieu parle de cette sorte à l’âme, elle doit l’écouter [...] dans un entier anéantissement, le visage contre terre. Cela marque que tout raisonnement, toute pensée et explication, doivent être bannis [...]
V.19 Ne craignez point [...] la paix soit avec vous ; reprenez vigueur…
[364][...] Dieu ne veut point que l’on craigne ; et pour peu qu’Il paraisse, Il bannit d’abord toute crainte [...] C’est encore une des marques de la présence de Dieu après qu’Il a chassé la crainte, que de donner la paix à l’âme. Elle ne peut alors ignorer que son Dieu ne l’ait touchée [...]
Chapitre II
V.1 Dieu fit en même temps qu’un grand poisson se trouva là, qui engloutit Jonas. Il demeura trois jours et trois nuits dans le ventre de ce poisson,
V.2 où, adressant sa prière à Dieu, il Lui dit…
[428] L’âme qui s’abandonne, jetée qu’elle est par l’abandon dans la mer, croit périr sans ressource. C’est ici la véritable figure de la perte totale et de la mort mystique consommée. L’âme qui est jetée de la sorte paraît pour un temps submergée à tout le monde, elle se croit perdue elle-même, tient que sa mort est certaine et sa perte inévitable. Lorsqu’elle s’abandonne entre les mains de Dieu, elle s’y abandonne pour périr si telle est Sa volonté, et il semble qu’elle périt : elle sent vraiment qu’elle enfonce dans les ondes, que les flots ne l’épargnent pas, enfin elle descend même dans la mer, les vagues passent par-dessus sa tête, la raison en est offusquée, elle ne voit partout que des images des morts ; il lui semble même que le péché, figuré par le poisson, l’engloutit. Mais, ô merveille de la bonté de Dieu sur une âme qui s’abandonne à Lui ! Elle trouve la vie dans le sein de la mort, sa grâce dans le corps du péché, son salut dans sa perte. Elle reste comme morte trois jours et trois nuits, c’est-à-dire plusieurs alternatives de lumières et de ténèbres : elle y reste même sans assurance de n’y mourir pas et sans espérance (429) d’en sortir jamais, parce que Dieu ne retire l’âme de cet état que lorsqu’elle consent d’y mourir et d’y périr. Ce n’est pas un consentement forcé ou à demi, mais libre, volontaire, véritable, sans que l’âme pense à autre chose qu’au moment de sa mort : elle est là comme les morts éternels jusqu’à ce que Dieu la meuve à Le prier de nouveau et à Lui redemander une vie qu’Il a dessein de lui donner [190].
Chapitre III
V.14 Fille de Sion, chantez des cantiques de louange, Israël, poussez des cris d’allégresse, fille de Jérusalem, soyez transportée de joie et tressaillez de tout votre cœur.
[489] Le Prophète veut, avec raison, que les âmes de cet état soient transportées de joie dans la connaissance du bien qu’elles possèdent : cela paraît contrarier le sentiment de quelques personnes spirituelles qui ne veulent pas que les âmes connaissent leur état. Il y a un temps où elles le connaissent trop et c’est dans le temps des lumières, des ardeurs et des ferveurs ; lorsqu’elles sont dans la lumière passive, elles se croient au comble de la perfection. Il y a un temps où elles l’ignorent, c’est dans le temps de la peine, de l’obscurité et de l’affaiblissement : elles croient cet état bien inférieur à l’autre et elles se trompent extrêmement. Il y a un temps où elles le connaissent ni trop ni trop peu : c’est lorsque l’âme est absorbée en Dieu et perdue entièrement, non passagèrement mais par état[191]. Alors elle est dans un si grand oubli d’elle-même qu’elle ne peut penser ni à ce qu’elle est ni à ce qu’elle n’est pas. Dieu lui en donne de temps en temps la connaissance, ou, plutôt, Il réveille ce souvenir que l’anéantissement tient comme mort, et ce réveil met les âmes dans des ravissements de joie en Dieu [...].
Chapitre IV
V.59 Et Judas, avec ses frères et toute l’assemblée d’Israël, ordonna que dans la suite des temps on célébrerait ce jour-là la dédicace de l’autel […]
[588][...] Lorsque Dieu veut quelque sacrifice nouveau ou un changement d’état de l’âme, Il la met dans une nouvelle disposition de sacrifice jusqu’à ce que tous les sacrifices soient réunis dans l’unité de Dieu seul. C’est l’état où était Jésus-Christ sur terre : état de sacrifice continuel, non actif mais passif, et lorsqu’il fut question de faire le dernier sacrifice, Il S’immola et Se sacrifia au jardin [192], non avec joie, mais avec douleur et c’est la différence qu’il y a de ce dernier sacrifice aux autres : que tous les autres sacrifices volontaires que l’âme fait d’elle se font avec joie et facilité, quoique, lorsque Dieu vient à prendre Lui-même le couteau pour faire le sacrifice auquel on s’est offert, alors l’âme en souffre une terrible peine.
Pour comprendre ceci, il faut savoir que l’âme ne se sacrifie jamais elle-même, elle se sacrifie bien pour être sacrifiée, mais c’est Dieu qui la sacrifie, de sorte que, lorsqu’elle fait son sacrifice d’immolation, elle le fait avec joie. Il n’en est pas de même lorsque Dieu fait son sacrifice d’exécution : elle le souffre avec peine et répugnance. L’âme oublie entièrement l’immolation qu’elle a faite pour ne se souvenir que de sa douleur. Mais dans le dernier sacrifice il en est tout autrement : l’âme ne s’immole point avec plaisir, au contraire, elle ne veut point [589] s’immoler, elle y sent des répugnances inconcevables, le sang lui glace dans les veines et la nature qui frémit de sa destruction, ne veut point consentir à sa perte totale. Jésus-Christ, lorsqu’Il fit Son immolation dernière au jardin des olives, souffrit un si rude combat de la nature humaine, qui ne peut supporter sa destruction et qui, étant en Jésus-Christ infiniment plus parfaite qu’en nul autre, avait aussi plus d’opposition que nul autre à se laisser détruire, qu’il fallait la force d’un Dieu pour porter un état si douloureux. L’état de Jésus-Christ au jardin des olives fut le plus douloureux de Sa passion, avec celui du moment de sa consommation. Jésus-Christ vit et comprit en un moment l’extrême douleur de tout Son sacrifice, Il porta la répugnance naturelle de tous Ses saints dans un si effroyable sacrifice, Il porta la douleur du peu d’âmes qui auraient le courage de s’immoler de la sorte.
L’âme souffre donc extrêmement dans cette immolation, et la plupart s’en défendent tout à fait et ne passent point outre. Mais, lorsque l’immolation est faite, l’exécution que Dieu en fait cause moins de peine, si ce n’est vers la fin, où l’âme se voyant sur le point d’expirer et tout abandonnée, elle souffre un tourment inconcevable où elle fait un nouveau et dernier sacrifice sans peine qui consomme tous les autres. C’est une remise totale de son être et de son esprit entre les bras de Dieu : elle expire par la main de l’Amour, entre les bras de l’Amour même dans une mort d’autant plus délicieuse que la souffrance a été plus grande dans l’immolation, mort tout autre que la première mort : celle-ci est la mort à tout sacrifice et à tout être, non seulement à tout l’être corrompu d’Adam, [590] (qui a été évacué dans la première mort), mais à tout l’être spirituel subsistant, à toute fonction d’homme.
L’âme est alors séparée d’une autre manière de tout ce qui est créé, et elle n’a plus qu’une seule motion qui la meut tout naturellement pour les moindres choses. C’est un état dont il ne se peut rien dire, état de Jésus-Christ ressuscité, qui ne fait plus tant d’opérations par sa parole comme par les impressions du dedans. Cette âme a une communication de grâce tout intérieure pour les personnes qui en sont capables, et sans leur parler elle leur imprime dans le fond une grâce selon leur besoin et leur degré qu’elles ne peuvent comprendre.
Cet état est celui de Jésus-Christ depuis Sa mort, qui Se communique dans les âmes dans le fond d’une manière ineffable et tout incompréhensible. Il est d’une pureté inexplicable, et il faut en avoir l’expérience pour le comprendre. On y instruit les âmes d’une manière ineffable sans leur parler, et celles qui sont en pareil degré, quoiqu’éloignées ont une communication admirable ensemble, les âmes même inférieures avec celles qui leur sont supérieures ; mais ces communications des supérieures aux inférieures sont plus sensibles, plus palpables et moins spirituelles, moins pures et moins parfaites. Mais en celles que Dieu unit en pareil degré, c’est un mélange comme de deux eaux mêlées l’une dans l’autre et versées dans la mer, qui ne trouvent plus de distinction d’elles et de la même mer. O état ineffable, plus de l’éternité que du temps, qui vous comprendra que celui qui vous éprouve ? […]
[Tome I, 6][...] 9 [193]. Il est beaucoup parlé dans tous ces écrits de l’entière désappropriation et de la perte de toute propriété. Quelques-uns ont pris la désappropriation pour un dépouillement des biens extérieurs. C’est bien le premier pas. D’autres l’ont mise dans certaines austérités, dans les habits pauvres, etc. C’est bien quelque chose, mais avec tout cela on peut conserver la propriété. La propriété est spirituelle et elle ne peut se perdre que par l’entière pauvreté d’esprit, si recommandée dans l’Evangile et si inconnue jusqu’à présent. Elle s’étend sur tout ce qui appartient à l’esprit [comme] science, opinion, [7] raisonnement, activité, propre jugement et tout le reste qui appartient à l’esprit ; pour la mémoire, tout souvenir, pensée inutile, occupation des choses de la terre, se mêler dans les nouvelles, curiosité, critique, etc. ; pour la volonté, elle doit être dépouillée de toute affection, même des choses spirituelles, de tous goûts, sentiments, penchants, choix, désirs propres, même des choses qui sont les plus divines, de tout intérêt propre du temps et de l’éternité. Que l’esprit soit en obscurité par le moyen de la foi ; la mémoire vide et surmontée par l’espérance inconnue ; la volonté entièrement dépouillée et absorbée dans la charité, elle y est même perdue. Et c’est cette perte dont il est parlé en tant d’endroits, toujours sous le même nom de perte.
10. Les puissances de l’âme ne peuvent parvenir à l’entière pauvreté qu’en perdant leurs premières manières de concevoir, d’entendre, et d’aimer. Une chose ne peut prendre une nouvelle forme qu’elle ne perde la première, de même notre âme ne peut être changée et transformée en Dieu, qui est son être original, qu’elle ne perde ce qu’elle avait de propre, d’acquis, ou d’infus. Il faut perdre toute attache, d’abord aux choses mauvaises et dangereuses, ensuite aux inutiles, quelque innocentes qu’elles soient, et puis aux bonnes qui sont les plus difficiles à perdre. Nous avons de telles attaches à notre bien-être qu’il faut des peines et des renversements étranges pour nous les faire perdre. Nos peines [8] sont proportionnées à nos attaches. Celles qu’on a aux bonnes choses sont incomparablement plus grandes que les autres.
11. Lorsque les fondateurs d’ordres ont conseillé les voeux de pauvreté, de chasteté et d’obéissance, c’était autant pour l’intérieur et plus que pour l’extérieur. Cependant on a tout tourné du côté de l’extérieur et l’on est par là même devenu plus propriétaire intérieurement. La démission d’esprit, de jugement, de science et d’opinions est la véritable pauvreté lorsqu’elle est jointe à celle des biens. La pauvreté de la volonté par l’écoulement des désirs en Dieu est la véritable obéissance quand elle est jointe à l’extérieure. [...][9] Pour la volonté, il faut qu’elle se perde en Dieu. Elle ne s’y peut perdre qu’en perdant toute consistance propre, c’est pourquoi il faut que toute volonté propre soit détruite, même dans le bien. Dans le Ciel, l’esprit pur et simple est uni au pur et simple Esprit de Dieu. Les vues et connaissances sont claires par le moyen de la lumière de gloire, mais la volonté est perdue dans l’amour qui l’absorbe entièrement et qui fait qu’elle n’aime plus de son amour borné, limité et impur, mais par l’amour dont Dieu S’aime Soi-même, tout pur, tout simple, toujours égal à soi-même, parfaitement reposé et qui est si propre à l’âme qu’il ne lui est plus douloureux, mais béatifiant. S’il avait la moindre agitation et qu’il ne fût point dans un parfait repos, il ne serait pas béatifiant car ce qui cause agitation cause altération. Il est aisé de voir par là qu’en cette vie l’amour impétueux n’est pas le parfait amour et qu’il n’est parfait que dans la nudité, tranquillité et simplicité.
Chapitre II
V.1. Jésus étant né dans Bethléem de Juda au temps du roi Hérode, des Mages vinrent d’Orient à Jérusalem.
V.2. Et ils demandèrent : Où est le Roi des Juifs qui est né ? Car nous avons vu son étoile en Orient et nous sommes venus l’adorer.
Jésus naît dans Bethléem qui est le Centre, ou le fond d’une âme anéantie. C’est une ville de Juda et la plus petite de cette tribu, ce qui nous apprend deux choses : l’une que l’âme en laquelle Jésus-Christ vient naître doit être de Juda, c’est-à-dire : pleine de la force de Dieu ; [Tome I, 9] [194] et l’autre, que c’est dans les plus petites de toutes ces âmes qu’Il Se produit plus volontiers et qu’Il aime à naître. Mais quand vient-Il naître en elles ? Dans le temps de la plus forte persécution, sous le régime d’Hérode, lorsqu’elles sont plus tourmentées, plus décriées, plus anéanties et plus cruellement poursuivies. […]
V.3. Le Roi Hérode l’ayant su en fut troublé, et toute la ville de Jérusalem avec lui.
V.4. Et, ayant fait assembler tous les princes des Prêtres et les Scribes du peuple, il s’enquit d’eux où devait naître le Christ.
V.5. Ils lui répondirent que c’était en Bethléem de Juda, selon ce qui a été écrit par le Prophète, etc.
[12] Dès que l’on sait que Jésus est né dans une âme (ce qui s’apprend bientôt par le concours de ceux qu’Il attire à Lui par Son organe), l’on en est troublé à cause que les personnes de quelque puissance dans la vie de la nature craignent ce Règne de Jésus-Christ qui détruit l’empire d’Adam et la propriété que chacun tâche de conserver, et c’est une chose étrange que, quoique les Docteurs et les savants du peuple sussent où Jésus-Christ devait naître, cependant il n’y en eut aucun qui L’y alla chercher. C’est l’ordinaire : tout le monde sait que Jésus-Christ naît et Se produit dans les âmes anéanties et nul ne veut Le chercher par la voie de l’anéantissement ; mais surtout les Docteurs et les personnages d’autorité et de science savent bien où Jésus-Christ doit naître, ils l’enseignent même aux autres et cependant ils ne veulent point L’aller trouver. […]
V.7. Alors, Hérode, ayant appelé les Mages en particulier, leur demanda avec grand soin en quel temps l’Etoile leur était apparue.
V.8. Et les envoyant à Bethléem, il leur dit : Allez, informez-vous exactement de cet enfant, et lorsque vous L’aurez trouvé faites-le moi savoir afin que j’aille aussi moi-même L’adorer.
[13] Tout ce soin qu’Hérode prend de s’informer des particularités de la naissance du Fils de Dieu est un artifice malicieux et non pas un désir sincère de se convertir ; la plupart des personnes d’autorité en usent de la sorte : elles veulent savoir ce qui se passe dans l’intérieur dont elles ont ouï dire quelque chose, surtout que Jésus y est né, faisant semblant de L’y vouloir adorer, mais ce n’est qu’une feinte par laquelle sous une piété apparente elles cachent un zèle amer et une jalousie secrète.
Il n’est que trop vrai que la plupart des Directeurs ont jalousie contre Dieu même, et ne pouvant souffrir que Dieu soit l’unique conducteur tant des Directeurs que des dirigés, à cause que cela leur semble diminuer leur autorité, ils sont jaloux de leur gloire contre la gloire de Dieu. Ils auront peine à l’avouer, cela paraissant horrible, mais les empressements, les inquiétudes, les bruits et les remuements qu’ils font paraître lorsque tout ne réussit pas selon leur dessein, en sont des preuves assez visibles.
V.9. Ayant ouï ces paroles du Roi, ils partirent. Aussitôt l’étoile qu’ils avaient vue en Orient alla devant eux jusqu’à ce qu’étant arrivée sur le lieu où était l’enfant, elle s’y arrêta.
Sitôt que ces saints Rois eurent appris le lieu [14] où Jésus-Christ devait naître, ils partirent pour L’aller trouver ; une âme qui a quelque connaissance de Jésus-Christ par la foi n’a point de repos jusqu’à ce qu’elle soit arrivée à Lui. Cette étoile, ou cette lumière de foi qui les avait conduits depuis leur conversion, se montre à eux de nouveau, et elle marche la première comme un flambeau qu’il faut suivre et non pas précéder. Mais lorsque la foi a conduit l’âme jusqu’à Jésus-Christ, l’ayant perdue en Dieu, elle s’arrête là, n’ayant plus de chemin à faire depuis qu’elle est arrivée à son terme. La foi lumineuse disparaît pour donner lieu à la foi nue, celle-là devenant inutile, et ses rayons aperçus n’étant plus nécessaires depuis que Jésus-Christ, lumière éternelle, commence à paraître, quoiqu’encore enfant : la foi s’arrête pour laisser Jésus-Christ être toutes choses à l’âme.
V.10. Lorsqu’ils virent l’étoile, ils eurent une très grande joie.
Comment se peut accorder ce passage avec celui qui le précède ? il est dit dans celui-là que l’étoile les accompagnait et allait devant eux ; et celui-ci, que lorsqu’ils la revirent, ils eurent une grande joie. C’est qu’elle disparut pendant qu’ils furent dans Jérusalem, mais sitôt qu’ils en partirent elle se remit devant eux. Cette conduite était la figure des vicissitudes de la foi : tant qu’elle n’est pas encore arrivée à sa parfaite nudité, ayant conduit l’âme à Jérusalem qui marque son centre, elle ne se laisse plus découvrir à elle pour un temps afin de l’accoutumer peu à peu à la nudité, mais elle reparaît encore pour conduire l’âme jusqu’à Dieu seul. Ce qui étant fait, la foi lumineuse, comme ayant fait son office, [15] disparaît pour toujours, et donne lieu à la foi nue qui unit l’âme à Dieu, et la conduit en Lui d’une manière très sûre mais très imperceptible.
V.11. Et, entrant dans la maison, ils trouvèrent l’enfant avec Marie sa mère, et se prosternant en terre, ils L’adorèrent, puis, ouvrant leurs trésors, lui présentèrent de l’or, de l’encens et de la myrrhe.
Ces saints Rois, à la faveur de la foi, tantôt évidente, tantôt secrète, sont conduits jusque dans eux-mêmes, jusque dans le centre le plus profond de leur âme où se découvre leur origine ; et là ils trouvent le divin Enfant, perdu et abîmé dans le sein de Dieu, qui est représenté par celui de Sa Mère, sur lequel Il repose. C’est donc là qu’ils Lui font trois admirables offrandes, l’une de leur foi, l’autre de leur sacrifice même et l’autre de leur abandon parfait. O secret ineffable ! sitôt que Jésus-Christ est découvert dans le sein de Son Père et que l’âme a trouvé ce sein adorable pour s’y perdre et abîmer, elle y découvre en même temps ce divin Enfant qui l’a amenée jusque là pour vivre de Sa vie, qui est une vie toute simple et enfantine, mais également divine et innocente.
Chapitre IV
V.5. Alors le démon Le transporta dans la ville sainte et L’ayant mis au haut du Temple,
V.6. Lui dit : Si vous êtes le Fils de Dieu, jetez-Vous en bas car il est écrit : Il a commandé à Ses Anges de prendre soin de Vous, et ils Vous porteront dans leurs mains de peur que Vous ne vous heurtiez le pied contre quelque pierre [195].
[45][...] Il y a bien de la différence entre le vrai abandon et la témérité de la créature qui tente Dieu. Les personnes en qui Dieu veut Se faire glorifier d’une manière extraordinaire le font par un ordre secret de Sa Providence auquel elles se laissent entraîner doucement, sans désir ni inclination propre ; mais la tentation est une ardeur précipitée dont l’âme se laisse transporter avec amour de son propre intérêt, soit de perfection ou d’éclat ou de quelque autre avantage. Celui qui entreprend quelque chose pour Dieu doit être sans intérêt même de salut, de perfection et d’éternité, sans penser à lui-même et il ne doit jamais rien faire de ce qui est contraire à la loi de Dieu ou à son état, à moins d’une impuissance ou d’une volonté de Dieu bien reconnue. On doit se jeter entre les bras de Dieu pour faire toutes Ses volontés sans réserve, mais on ne doit jamais se jeter en bas dans les choses de la terre. […]
V.23. Jésus allait par toute la Galilée, enseignant dans les synagogues et prêchant l’Evangile du Royaume, et Il guérissait les langueurs et toutes les maladies qui étaient parmi le peuple.
[63] Quel est cet Evangile du Royaume que prêchait mon Sauveur ? C’est qu’Il enseignait la manière de chercher Dieu en nous, où Il est comme dans Son royaume si nous voulons l’y laisser régner. C’est prêcher l’Evangile du Royaume que d’apprendre aux âmes à se laisser conduire et gouverner par l’Esprit de Dieu et leur faire comprendre que selon la parole de Jésus-Christ [196] : Le Royaume de Dieu est au-dedans de nous, car, au lieu qu’avant la prédication de l’Evangile Dieu était si peu connu et si mal servi qu’on Le cherchait en certains lieux seulement et l’on ne croyait pas Le pouvoir adorer sans des cérémonies grossières. Depuis ce jour de grâce, on a appris à Le trouver par une seule œillade de foi, dans l’intérieur, et à L’adorer parfaitement dans le sanctuaire de l’âme. Jésus-Christ n’a pas plutôt prêché ce Royaume intérieur et introduit les âmes dedans qu’Il guérit toutes leurs maladies spirituelles et les langueurs qui les accablaient, en sorte qu’elles se trouvent mises dans une nouvelle et céleste vigueur sitôt qu’elles respirent cet air de Paradis. […]
Chapitre V
V.3 Bienheureux les pauvres d’esprit ; car le Royaume du ciel est à eux.
[65] Cette première béatitude renferme seule toute la perfection et la consommation de la perfection même. Une vive pénétration de cette sentence de Jésus-Christ a donné lieu aux spirituels et aux mystiques de dire de si belles choses touchant la pauvreté d’esprit à laquelle ils ont donné divers noms, de dépouillement, d’appauvrissement, de nudité, de perte, de mort, d’anéantissement... Tout ce que l’on en dit est bien véritablement fondé sur cette déclaration du Fils de Dieu, et tout ce qui s’en peut dire ne s’approche pas de ce que c’en est dans la vérité ; mais nul ne peut pénétrer le sens de ces profondeurs s’il n’a le courage de se donner à Dieu sans réserve pour les pratiquer.
J’en dirai ici quelque chose selon qu’il plaira au Père des lumières de me l’inspirer. Jésus-Christ met cette béatitude au premier rang et à la tête des autres, comme celle à laquelle elles doivent toutes se rapporter. La pauvreté d’esprit ne s’entend pas seulement du détachement d’affection des richesses comme plusieurs l’expliquent : elle s’étend de plus à un [66] appauvrissement général de toute l’âme, et de tout l’esprit et jusqu’à une désapropriation entière et absolue et une perte de tout propre intérêt. Il faut que cette pauvreté se répande sur les trois puissances de l’âme et qu’elle pénètre même sa substance et son centre pour les dépouiller de tout ce qu’elles possèdent avec attache et les réduire dans une parfaite nudité.
Comme parmi les pauvres de biens extérieurs, il y en a de plus ou moins pauvres, les uns étant dans une extrême indigence et dans la dernière disette, les autres possédant encore quelque chose pour peu que ce soit, de même l’appauvrissement d’esprit est plus ou moins poussé, selon le dessein de Dieu sur les âmes : les uns ne passent que par les premiers dépouillements des sens, quelques-uns vont jusqu’au dépouillement des puissances, mais il en est peu qui vont jusqu’au dépouillement central et à la pauvreté du fond qui est qui est l’entier anéantissement.
Il y a des biens qui sont hors de l’homme, tels que sont les temporels : il y en a d’autres qui sont en lui comme la santé et la beauté. La pauvreté est plus ou moins grande selon qu’elle lui arrache plus des uns ou des autres. L’esprit a de même des biens qui sont hors de lui, comme l’honneur, la réputation, l’estime et l’affection des créatures ; et il y en a qui sont en lui-même , à savoir toutes les richesses des sens intérieurs et des puissances de l’âme, la science, le discernement, la vertu et le reste. Dieu voit que ces biens possédés avec propriété, par une avidité naturelle et impure, au préjudice de la souveraineté de Son amour, empêchent que l’homme puisse posséder le Royaume des cieux, qui n’est autre que Dieu même, le dépouille de tout [67] cela afin qu’il apprenne à donner à Dieu seul la préférence de son estime et de son amour, sans laquelle il est impossible qu’il jouisse de Dieu. Car il est sûr que Dieu ne remplit un cœur de Soi-même qu’autant qu’il est vide et dénué de ce qui pourrait l’attacher, l’amuser ou le partager : tout autre cœur ne serait pas digne de Lui. C’est pourquoi Jésus-Christ déclare que notre béatitude consiste à être pauvres d’esprit, c’est-à-dire que quiconque est parfaitement détaché de tout bien créé est heureux, puisque dès lors le bien souverain, Dieu et tout ce qu’Il est, est à lui.
Dieu commence donc par dépouiller les sens intérieurs, l’imagination et la fantaisie de leurs formes, figures et images et de leurs activités naturelles, et la partie inférieure de l’âme de ses passions. Puis il dépouille l’entendement de ses conceptions, raisonnements et réflexions, de sa subtilité à pénétrer les choses et de la facilité qu’il avait autrefois à exercer ses fonctions ; Il le prive même des dons surnaturels dont Il l’avait gratifié pour un temps, comme des illustrations, extases, visions et révélations. Il dépouille la mémoire de ses idées naturelles ou surnaturelles, des sciences acquises ou infuses, du souvenir des choses passées et de celles qui arrivent de jour en jour, en sorte que toute mémoire semble perdue. Il dépouille la volonté de tout désir, penchant, choix, inclination, affection ou attache à quoi que ce soit : elle croit même perdre toutes les grâces, vertus, dons et biens spirituels sensibles ou aperçus ; enfin toute l’âme est tellement appauvrie qu’elle ne trouve plus rien non seulement qui l’enrichisse, mais même qui la nourrisse et qui la soutienne, [68] en sorte que, se trouvant dans l’impuissance d’agir et de tirer de ses puissances leurs actes ordinaires, elle tombe en défaillance et il lui semble qu’elle a perdu l’esprit et qu’elle n’a plus ni être ni vie. Aussi ce dépouillement s’appelle-t-il une mort : ou la mort des sens, si c’est une privation de leurs plaisirs et inclinations naturelles et de la vivacité avec laquelle ils se portent sur leurs objets ; ou la mort des puissances, l’âme perdant la facilité de s’en servir, en sorte qu’elles semblent être perdues et qu’elles ne se trouvent plus : ou enfin la mort de l’âme, en ce qu’elle se trouve privée de ses fonctions sensibles et aperçues qui faisaient sa propre vie.
Mais cet appauvrissement, quelque extrême qu’il paraisse, ne suffit pas encore. Dieu appauvrit ensuite cette âme de toute propriété centrale, de toute passion secrète et profonde, de toute attache aux choses les plus saintes, de tout amour naturel de ce qui n’est point Dieu, enfin de toute vie et de tout être propre, de sorte qu’elle ne se trouve plus en quoi que ce soit, ni pour quoi que ce puisse être ; c’est comme une cessation d’existence et de subsistance propre pour n’exister et ne subsister plus qu’en Dieu ou, plutôt, tout être propre est ici si fort anéanti quant à sa propriété, opposition et consistance en soi-même qu’il faut nécessairement que, par la perte de tout être propre, l’âme recoule dans le Souverain Etre où tous les êtres possibles sont renfermés lorsqu’ils n’ont point d’opposition à n’exister qu’en Dieu. Mais lorsqu’ils ont une opposition foncière, comme celle de la propriété, ils existent bien en Dieu nécessairement, à cause de Son immensité qui renferme toute chose ; mais ils n’y existent pas en unité, ni par l’union d’agrément, qui fait comme un mélange sans distinction de l’être créé avec l’incréé, rien ne l’empêchant plus de se rejoindre à son origine, quoique toujours avec la disproportion essentielle de la créature au créateur, au lieu que les autres créatures propriétaires, ou pécheresses, existent en Dieu par nécessité d’être et de dépendance, mais avec éloignement, ou opposition de cœur. Je ne sais si j’aurai expliqué ceci de manière qu’il puisse être entendu.
Ces pauvres d’esprit par la perte de leur propriété reçoivent en propre le Royaume du ciel, qui est Dieu même. Dieu règne en eux, et ils règnent en Dieu. Dieu les possède, et ils possèdent Dieu. La possession et la récompense sont proportionnées à la pauvreté qui les a méritées, et la pauvreté d’esprit, étant arrivée jusqu’à la perfection que je viens de décrire, ne mérite rien moins que Dieu : non par un mérite de dignité ou de justice, car la pauvreté, le vide et le néant ne méritent rien, quoique l’âme qui aime à s’y voir réduite pour la gloire de Dieu mérite tout auprès de Lui ; mais par un mérite de disposition et de rapport, car le seul Tout peut remplir le vide du néant. […]
V.15. Et on n’allume point la lampe pour la mettre sous un boisseau : mais on la met sur un chandelier […]
[78][...] La vie apostolique est une vie commune, mais droite, juste et simple qui n’effraie personne et qui attire tout le monde, marchant dans la droiture et dans l’accommodement aux états différents et aux faiblesses des hommes, que Jésus et Ses Apôtres ont pratiquée. De plus Jésus-Christ ne parle pas ici d’une perfection ou d’un exemple actif, mais passif. La lampe ne s’allume pas elle-même ni elle ne s’expose pas non plus d’elle-même sur le chandelier : cela lui doit venir de quelque autre action que de la sienne ; son office est seulement d’éclairer où l’on la met, et de se laisser allumer ou éteindre, poser ou remuer, comme l’on veut. […]
V.48. Soyez donc, vous autres, parfaits comme votre Père céleste est parfait.
[93] Dieu fait du bien indifféremment à tous et c’est en quoi Il veut que nous L’imitions. Il ne tire pas le motif de ses bienfaits du mérite de Ses créatures, mais Il n’envisage que Sa pure charité. Il nous est enfin ordonné dans ce Sermon de si grande perfection d’être parfaits comme notre Père céleste, ce qui ne s’accomplit parfaitement que lorsque nous sommes parfaits de Sa perfection et non pas de la nôtre ; non que la perfection de chaque âme ne soit en elle comme un ornement réel de son être particulier, mais parce que, lorsqu’elle est parfaite par l’anéantissement (ne pouvant l’être autrement), elle ne peut voir sa perfection en elle-même, ni se l’attribuer comme propre ; elle ne se trouve parfaite qu’en Dieu et de la perfection de Dieu même, non plus qu’elle ne peut plus se trouver en distinction hors de Dieu. Elle est donc parfaite comme Dieu, mais non pas autant que Dieu, ce qui est impossible : elle l’est pourtant de la même perfection de Dieu, car le transport ou le passage de l’âme dans l’éternelle origine la fait passer en unité divine avec tous ses biens et tous ses avantages, en sorte que, ne pouvant se distinguer en rien ni chose quelconque qui lui appartienne, elle sent seulement par le centre que Dieu lui est tout en toutes choses. Quiconque met sa perfection en telle ou [94] en telle chose créée ou distincte n’est pas parfait comme Dieu, puisque la perfection de Dieu n’a besoin que de Lui-même et est indépendante de toutes choses ; mais ceux-là sont parfaits comme Dieu qui se laissent animer de Son Esprit qui les affranchit de tout le créé, les élève au-dessus de tous moyens pour les unir sans milieu à la seule volonté divine, leur imprime Ses propres caractères et les perfectionne de Sa perfection.
Chapitre VI
V.10. Que votre règne arrive : que votre volonté soit faite dans [sur] la terre comme au ciel.
[104][...] La consommation d’une âme ne se connaît point à l’amour le plus ardent, ni aux choses extraordinaires, ni aux plus extrêmes austérités, aux dons, grâces et faveurs spéciales, à ces enthousiasmes, extases et ravissements, ni à toutes les plus grandes choses : elle se connaît seulement à la perte totale de toute volonté dans celle de Dieu, lorsque l’âme n’a plus ni pente, ni inclination, ni penchant pour les choses même les plus divines, et qu’elle ne se trouve de choix ni de préférence pour chose au monde ; c’est alors qu’elle est consommée : Dieu règne souverainement sur elle, et depuis que la volonté de Dieu est devenue toute sa volonté, la vie de Dieu est aussi devenue sa vie. Cela se connaît particulièrement à ce que tous les états lui sont égaux, quels qu’ils soient, fussent-ils même les plus malheureux, et qu’elle ne s’y trouve ni crainte d’y demeurer, ni désir d’en sortir, ni enfin pas le moindre mouvement, s’étant parfaitement délaissée à Dieu pour toutes choses.
[105] Faire la volonté de Dieu sur la terre comme elle est faite au ciel, c’est la faire comme la font les bienheureux, et faire la volonté de Dieu comme la font les bienheureux, c’est être uni, transformé et perdu dans la volonté de Dieu, en sorte que, comme il est impossible à un bienheureux de faire autre chose que la volonté de Dieu, de même une âme anéantie ne peut plus faire autre chose que la volonté de Dieu : sitôt que notre volonté est anéantie, celle de Dieu prend sa place et l’âme n’est plus que volonté de Dieu. Et l’on ne doit pas s’étonner que cette âme ne soit plus autre chose que volonté de Dieu puisque, par son anéantissement et par sa transformation, elle est devenue un même esprit avec Dieu [197]. C’est pourquoi, lorsqu’elle veut sonder son fond, elle n’y peut plus trouver que Dieu et Sa volonté, ni dans les autres créatures non plus, hors de celles qui sont opposées à Dieu par leur propriété, dont elle sent avec beaucoup de peine l’être particulier et infecté.
Elle fait alors nécessairement et infailliblement cette volonté, quoique toujours très librement, s’étant dépouillée de la sienne par un franc abandon lorsqu’elle en avait l’usage en propre, et ayant renoncé à sa volonté pour la donner à Dieu. Alors par un excès de liberté et par le plus fort usage de sa volonté, elle perd toute volonté. Cette âme fait sans peine et sans contrainte tout ce que Dieu veut et elle fait aussi tout ce qu’elle veut elle-même avec un plaisir très grand. Elle se trouve dans l’impuissance de vouloir autre chose que ce qu’elle a et ce qu’elle fait. Que nul n’entreprenne de juger de ses actions.
V.25. C’est pourquoi Je vous dis que vous ne devez point vous inquiéter pour le boire et pour le manger, dont vous avez besoin pour vivre, ni pour les vêtements nécessaires pour couvrir votre corps. La vie n’est-elle pas plus que la nourriture et le corps plus que le vêtement ?
V.26. Voyez les oiseaux du ciel, ils ne sèment ni ne recueillent, ni ne serrent point de blé dans des greniers, mais votre Père céleste les nourrit. Et vous, n’êtes-vous pas beaucoup plus considérables qu’eux ?
Tout cet endroit est un sermon clair et spécifique que Jésus-Christ nous fait sur l’abandon. Il nous le prêche en bien d’autres lieux, mais celui-ci est si propre et si évident qu’il n’en reste aucun doute ; et, par l’abandon à Sa Providence pour nos besoins corporels, Il veut que nous apprenions aussi à nous abandonner à Sa bonté pour les biens spirituels. Rien n’est si contraire à la perfection que les inquiétudes que nous prenons pour notre perfection même. S’inquiéter de ce qui nous concerne, soit pour l’extérieur ou [117] l’intérieur, pour le spirituel ou le temporel, c’est sortir de l’abandon. Une âme bien abandonnée ne saurait penser à elle-même, elle ne peut se soigner ni prendre aucun souci d’elle-même, mais elle en laisse tout le soin à la Providence, non qu’elle ne veuille coopérer et travailler autant que Dieu le veut, mais, par la confiance qu’elle a qu’Il lui fera faire chaque chose en son temps en la manière qu’Il le désire. Si Dieu a soin des moindres choses, comment n’en aura-t-Il pas des grandes ? S’Il est si soigneux des créatures irraisonnables, comment ne le sera-t-Il pas d’une âme pour laquelle Son Fils est mort et qu’Il désire plus de sauver qu’elle ne désire elle-même d’être sauvée ? Il faut pour manquer d’abandon à Dieu manquer de raison, et quoiqu’il faille captiver la raison sous la foi et sous l’abandon, je dis néanmoins que c’est manquer de raison que de manquer de foi et d’abandon.
V.34. C’est pourquoi ne vous mettez point en peine pour le lendemain, car le lendemain se mettra en peine pour lui-même : à chaque jour suffit son mal.
Ce conseil nous porte à nous abandonner de moment en moment à toutes les volontés de Dieu, sans penser d’un moment à l’autre, mais nous délaissant à tous les moments à la divine Providence pour qu’elle fasse en nous et de nous tout ce qu’Elle a ordonné. Tout ce qui nous arrive de moment en moment, hors de nos propres fautes, est volonté de Dieu sur nous, le reste est recherche de nous-mêmes. Nous ne saurions penser d’un quart d’heure à l’autre pour savoir ce que nous ferons dans ce temps-là et nous en faire un dessein, que ce ne soit [125] amour-propre. Une âme en qui l’amour-propre est arraché ne peut non plus penser à elle ni être en souci d’elle-même que si elle n’était pas ; mais elle laisse tout écouler et tout perdre dans la volonté de Dieu, recevant également et indifféremment toutes choses de Sa main, et le bien, et le mal, et elle ne peut regarder comme mal une chose qui lui vient par cette divine Providence.
Chapitre VII
V.8. Car quiconque demande, reçoit ; et qui cherche, trouve, et l’on ouvre à celui qui frappe à la porte.
[130][...] Mais l’on me demandera à quoi cette âme peut connaître qu’un si grand bonheur lui est arrivé. A cela même qu’elle perd toute envie et toute facilité de demander, de chercher et de frapper : car qui n’a plus rien à demander a tout reçu, et qui n’a plus rien à chercher a tout trouvé, et qui n’a plus à frapper est entré. Ce grand “je ne sais quoi” qu’on ne saurait nommer, qui satisfait, qui rassasie, qui arrête, qui occupe, qui ravit cette âme fortunée ne peut être autre chose que son Bien Souverain, qui, s’étant donné à elle très réellement, quoiqu’encore sous l’obscurité de la foi, lui ôte tout désir de quelque autre bien que ce soit, outre que l’union parfaite de sa volonté avec celle de Dieu fait qu’elle ne sait plus rien lui demander ; mais se fiant infiniment à Lui et laissant toutes choses à Sa disposition, elle reçoit un plaisir excessif de l’accomplissement de toutes Ses volontés, soit dans elle, soit dans les autres créatures. Et comment cette amante pourrait-elle demander encore bien des choses à son Epoux puisque la grandeur de sa foi lui ferme la bouche du cœur, et que la véhémence de son amour, lui ôtant toute parole, même intérieure, la tient dans un silence et dans un excès de jouissance à ne Lui pouvoir pas parler ?
Il faut donc demander jusqu’à ce qu’on ait obtenu ce que l’on demande, mais, l’ayant obtenu, ce serait une sottise de le redemander encore. Or le signe qu’une âme pure l’a obtenu, c’est lorsqu’elle ne saurait plus le demander. [131] Jésus-Christ assure, Lui qui est la vérité infaillible, que celui qui demande reçoit. Si celui qui demande reçoit, il faut qu’il cesse de demander lorsqu’il a reçu. Et que doit-il demander ? Ce que le divin Maître lui a appris à demander : le Royaume de Dieu et sa justice ; après quoi tout le reste est donné par surcroît. Il faut chercher ce qu’Il nous commande de chercher et rien autre chose, et l’ayant trouvé, il faut nous reposer dans la jouissance de ces grands biens. Quiconque cherche en cette sorte trouve immanquablement : que si nous ne trouvons pas le Royaume de Dieu, c’est que nous ne le cherchons pas comme il faut. Mais, comme celui qui le cherche comme il faut le trouve infailliblement, aussi, sitôt qu’il l’a trouvé, toutes ses recherches doivent cesser, et il connaît assez qu’il l’a trouvé en ce que l’abondance et la grandeur de ce Royaume le satisfait pleinement. Celui qui, ayant trouvé ce qu’il cherchait, le chercherait encore ferait un acte de folie, de même que celui à qui son maître ayant dit de chercher quelque chose voudrait passer toute sa vie dans cette recherche, et ne pas la prendre où il la pourrait trouver.
L’on ouvrira à celui qui frappe à la porte. Frapper à la porte n’est autre chose que rentrer en soi-même, et là, frapper à la porte du cœur de Dieu par de saintes affections jusqu’à ce qu’elle nous soit ouverte, ce qui arrive bientôt pourvu que l’on frappe avec patience et persévérance, car c’est ainsi que les aspirations ouvrent la porte à la contemplation, comme les filles de Jérusalem qui, assurant le Bien-Aimé que son amante languit d’amour pour lui, l’obligent de venir. […]
Chapitre VIII
V.13. Et Jésus dit au centenier [198] : allez, et qu’il vous soit fait selon votre foi ; et son serviteur fut guéri à la même heure.
[150][...] L’on veut des assurances et des témoignages pour assurer la foi, et de fortes raisons pour la persuader, et cela même lui est contraire, en affaiblit la force et en diminue le prix. La foi veut que l’on s’abandonne à Dieu en captivant l’esprit sous Sa parole, et le cœur sous Sa conduite et en se fiant à Lui au-dessus de toute raison ; de même qu’il faut espérer en Lui contre toute espérance. Des personnes qui semblaient être les plus éloignées de Dieu, viennent en foule se donner à Lui et entrent dans Sa voie, pendant que ceux qui ont été appelés de bonne heure à Son Royaume s’en tiennent éloignés. Le Sauveur dit au centenier qu’il lui soit fait selon qu’il a cru. La mesure de notre foi est la mesure des grâces que nous recevons de Dieu, et plus la foi est grande, plus Dieu est dans une âme, car c’est le propre de la foi de L’y attirer, de L’y faire venir et de ne lui donner rien moins que Dieu.
V.27. De sorte que les hommes l’admirèrent, disant : quel est celui-ci, à qui les vents et la mer obéissent ?
[160][...] Mais une âme abandonnée doit perdre tout soin d’elle-même et doit, comme Jésus-Christ, dormir par le repos en Dieu sans se mettre en peine de périr ou de ne périr pas, car le Sauveur ne dormait ainsi, au sein d’une si effroyable tempête que pour donner un exemple sensible à tous ses chers abandonnés de la manière dont ils doivent se reposer de tout soin d’eux-mêmes sur leur Père céleste, quoique parmi les plus extrêmes dangers. Leur foi ne consiste pas à demander leur délivrance, mais à s’abandonner à tout ce que Dieu pourrait vouloir ou permettre, sans perdre pour un moment leur repos en Dieu et sans se détourner de leur attention à Lui pour se recourber et s’appliquer à eux-mêmes, au contraire demeurant toujours plus fermes, quoique abîmés dans la volonté de Dieu qui est le repos des âmes abandonnées : ce repos est bien tranquille et bien doux et nul ne le peut troubler, puisque c’est le repos de Dieu même.
[161][...] A cause de la faiblesse des âmes, Il commande souvent aux vents et à la mer irritée de s’apaiser, et aussitôt le calme devient si grand que ceux qui l’éprouvent après avoir été battus de la tempête en sont dans l’étonnement et dans l’admiration. Sentant ce calme, ils croient avoir reçu une grande grâce, et il est vrai, d’autant plus même qu’elle est souvent accompagnée du miracle, mais c’est une grâce qui n’est accordée qu’à leur faiblesse ; et quiconque aurait été abandonné sans réserve à toutes les volontés de Dieu dans cette tempête n’en aurait jamais plus appréhendé aucune autre : au contraire, il aurait été revêtu de la force de [162] Jésus pour opérer le calme dans les autres au milieu de semblables dangers. Tout ce qu’une âme devenue Jésus-Christ dit aux autres s’opère dans elles et c’est la marque qu’elle est devenue Jésus-Christ... Les miracles que font ces personnes sont très fréquents, quoiqu’ils ne s’étendent pas tant au-dehors ou à quelque chose d’éclatant aux yeux des hommes qu’à ce qui se passe au-dedans : lorsque des personnes troublées ou agitées de peines et de tentations viennent à eux, sitôt qu’ils leur disent que le calme se fasse, il se fait, mais d’une manière si profonde qu’il ne se peut rien de plus ; aussi ne le commandent-ils que lorsqu’ils y sont mus et portés par l’Esprit de Jésus-Christ qui opère Lui-même ce qu’Il fait ordonner ; il n’y a que Jésus-Christ à qui les vents et la mer obéissent de cette sorte.
Il y a eu des saints qui ont fait plus de miracles sur les corps que sur les âmes et ces prodiges font plus d’éclat que les autres ; ces personnes ont le pouvoir de faire des miracles par un don gratuit, qui, quoique fort éminent, ne les rend pas pourtant plus saintes bien qu’ils soient donnés à des personnes saintes. Mais les miracles dont je parle ne sont pas de même nature. Ce n’est point un don gratuit qui soit accordé à l’âme, mais c’est que, comme leur propre esprit a été anéanti, il ne reste plus en eux que l’Esprit de Jésus-Christ qui opère Lui-même ces choses (qui tiennent du prodige) par le mouvement soudain et secret qu’Il en donne. Les choses sont plus intimes et cachées et les merveilles s’opèrent par le dedans bien plus qu’au-dehors ; mais c’est le même Esprit de Dieu, lequel convertit les cœurs, qui opère ces [163] miracles, et ce sont des miracles qui marquent l’entier anéantissement de l’âme et qui la rendent plus sainte, parce que ces œuvres miraculeuses donnent toujours plus de pouvoir à Jésus-Christ sur les personnes qui les font en suite de la fidélité qu’elles ont à suivre ses mouvements et à se laisser aller sans résistance et sans hésitation au moindre instinct qu’elles ont de faire ou de dire les choses. […]
Chapitre IX
V.10. Et il arriva que Jésus étant allé manger avec lui dans sa maison, il vint des publicains et des pécheurs manger avec Lui et Ses disciples.
V.11. De quoi les Pharisiens s’étant aperçu, ils dirent à Ses disciples : Pourquoi votre Maître mange-t-il avec des publicains et des pécheurs ?
V.12. Jésus les ayant entendus leur dit : Ce ne sont pas ceux qui se portent bien qui ont besoin du médecin, ce sont les malades.
V.13. C’est pourquoi, allez apprendre ce que veut dire : C’est la miséricorde que Je demande et non pas le sacrifice, car Je ne suis pas venu appeler les justes mais les pécheurs.
[173] Jésus s’est plu avec les pécheurs qui avaient un désir sincère de se convertir et qui, à raison de leur bassesse et de l’humiliation de leur état, étaient plus disposés que nul autre à recevoir Sa grâce. Mais hélas ! il ne se trouve que trop de personnes qui, par un zèle pharisaïque, condamnent la bonté de Dieu et la facilité qu’Il a de Se communiquer à ces pécheurs humiliés ! Il semble que tout le soin de ces zélateurs amers et ulcérés soit d’empêcher les pécheurs d’aller à Dieu sous prétexte qu’ils n’en sont pas dignes. Faut-il donc les laisser périr sans remède ? Ou y a-t-il un autre médecin que Lui qui puisse ressusciter leurs âmes ? On veut leur persuader que Jésus-Christ n’est point pour eux, ni dans Son Eucharistie ni dans Son intérieur, qu’ils ne doivent ni manger ni converser avec Lui, c’est-à-dire ne pas prétendre ni à la communion ni à l’oraison. Cependant c’est tout le contraire, car Jésus s’est fait pain de vie pour Se donner à eux, et Il ne demande qu’à Se communiquer plus intimement à leurs âmes, pourvu qu’ils aient un vrai désir de se convertir à Lui et de se donner à l’Esprit de Sa grâce.
Pharisiens de nos jours, qui, par un faux zèle encore plus indiscret et plus cruel que n’était celui des Pharisiens juifs, écartez les gens de bonne volonté des sacrements et de la pratique de l’oraison que Jésus-Christ leur offre, qui dites que l’oraison mentale n’est pas pour tous, que les séculiers ne doivent pas l’entreprendre, et qu’il la faut laisser aux religieux, qui dites que le Saint Siège condamnera l’oraison de repos et de foi et que [174] l’oraison d’union est défendue ; qui abusez du tribunal de la pénitence pour déconseiller les vies intérieures, jusqu’à refuser l’absolution à ceux de vos pénitents qui ne veulent pas vous promettre ou de quitter tout à fait l’oraison, ou de renoncer à l’oraison de simplicité et de résignation où ils sont déjà établis pour reprendre la multiplicité, les méthodes et les inventions de l’homme ; qui forcez ceux qui contemplent déjà et même depuis bien des années, avec tout le succès et le témoignage des plus grandes vertus, de reprendre la méditation, qui faites des missions à dessein de décrier l’oraison, l’abandon et la vie intérieure, alors qu’il en faudrait faire partout pour les établir dans tous les cœurs [...] vous tous, dis-je, qui vous déclarez en tant de manières les ennemis des âmes abandonnées et du Royaume intérieur de Jésus, vous imitez la cruelle indiscrétion de ces anciens Pharisiens, mais vous aurez aussi part aux justes reproches que leur fait le Sauveur et à cette menace que l’Esprit de Jésus-Christ fait par saint Paul [199] : Pour celui qui vous trouble, quel qu’il soit, il sera puni. […]
V.38. Priez donc le maître de la moisson qu’il y envoie des ouvriers.
Les petits enfants demandent du pain et il n’y a personne qui le leur rompe [200]. Ce qu’il y a de plus pur, de plus saint et de plus commun, de plus aisé, en un mot, de plus évangélique dans l’Evangile, est ce que l’on prêche le moins, à savoir : l’intérieur et l’oraison ! ô, quand verra-t-on l’Eglise pleine d’ouvriers apostoliques qui vivent eux-mêmes fort intérieurement et qui s’appliquent principalement à porter tout le monde à la vie intérieure ! C’est une chose bien louable et qui fait de très grands biens à l’Eglise que d’avoir des séminaires pour l’éducation des jeunes clercs et la réformation de tout le clergé ; mais l’on devrait aussi établir des séminaires d’oraison où l’on apprît à connaître le vrai esprit intérieur, non d’un degré seulement ou d’une seule méthode, comme si la même [190] règle devait servir pour tous, ou qu’il ne fallût pas faire autre chose dans la suite que dans les commencements, mais de tous les états des voies intérieures et des différentes conduites que Dieu tient sur les âmes, afin que ceux qui en doivent être les pères et pasteurs les puissent toutes servir, chacune selon ses besoins. O si les prêtres étaient intérieurs, quel bien ne feraient-ils pas dans toute l’Eglise de Dieu ! Ils répandraient partout l’Esprit de Jésus-Christ. Mais l’on ne peut point donner ce que l’on n’a pas. Cet esprit intérieur, si nécessaire et si essentiel au caractère de la prêtrise est la chose à laquelle on pense le moins. […]
Chapitre X
V.7. Et où vous irez, prêchez en disant : Le Royaume du ciel est proche.
[193] Ce que Jésus-Christ veut que l’on prêche à Ses brebis perdues, est que le Royaume du ciel est proche. Il est véritablement bien proche puisqu’il est au-dedans de nous [201]. C’est donc ce qu’il faut enseigner à toutes les âmes, que le Royaume du ciel est proche, et qu’étant au-dedans d’elles, c’est là qu’il le faut chercher, leur donnant en même temps tous les moyens de le trouver. Mais on laisse ignorer à tout le monde que ce Royaume est si proche, et l’on leur prêche tout autre chose sans les instruire de ce qu’il y a de plus essentiel dans la religion. C’est cependant le seul sermon que Dieu ordonne ici à Ses Apôtres de faire aux fidèles parce que, lorsque l’on cherche ce Royaume au-dedans et qu’on le trouve, tout le reste est donné par surcroît. […]
V.8. Rendez la santé aux malades, ressuscitez les morts, guérissez les lépreux, chassez les démons. Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement.
[194][…] Il leur commande de donner gratuitement et sans désir de récompense ce qui leur a été donné sans mérite de leur part, afin qu’ils soient libéraux et charitables envers leurs frères, comme Dieu l’a été envers eux. On ne saurait croire la puissance que Dieu donne aux personnes qu’Il a admises à la mission apostolique. S’il leur fait dire à une âme troublée qu’elle demeure en paix, elle entre d’abord dans une paix profonde, mais il faut être bien fidèle pour n’y rien mêler du sien et pour dire et faire sans hésiter tout ce qui vient dans l’esprit, car, lorsque cela n’est pas, que l’on doute, que l’on hésite, et que l’on appréhende de ne pas réussir, la grâce ne s’accorde point.
Deux choses sont nécessaires pour que de tels commandements soient suivis de l’effet, comme quand l’on dit : soyez guéris, ou : soyez en paix. L’une, que la personne à qui on le dit y acquiesce et le croie, car si l’on doute, l’effet ne s’ensuit pas, et la personne par qui Dieu veut faire la grâce sent très bien qu’il y a eu de la résistance du côté du sujet qui devait la recevoir. Il en est de même pour l’écoulement de certaines grâces : si la personne à qui elles se doivent communiquer résiste par quelque propriété ou [195] rétrécissement, la grâce, par une espèce de réflexion, retourne à la personne qui la communique, comme l’on voit un miroir ardent renvoyer les rayons au soleil. Cela vient quelquefois avec tant d’abondance que c’est comme une inondation qui remonte à sa source, et qui fait souffrir jusqu’à n’en pouvoir plus.
L’autre chose qui est nécessaire est que la personne qui commande le fasse sans recherche, sans réflexion et sans hésitation : sans recherche, pour ne pas se remuer par elle-même ; sans réflexion, pour ne pas perdre le mouvement divin par le mélange qui se fait d’abord des actes naturels, ainsi qu’il arrive d’ordinaire à ceux qui ne sont pas encore accoutumés à suivre incessamment l’instinct ; et sans hésitation, pour ne pas mettre obstacle à la grâce qui se doit faire par son incrédulité. C’est dans ces dispositions de part et d’autre que se font les miracles. Si l’on était fidèle à suivre les impressions de la grâce, on éprouverait de grandes choses ! O, qu’il faut de fidélité pour tout faire et tout dire selon les impressions divines, sans aucun respect humain et sans aucun retour sur soi !
V.9. Ne possédez ni or ni argent et ne portez point de monnaie dans vos ceintures.
V.10. N’ayez point de sac en votre voyage, ni deux robes, ni (de) souliers, ni (de) bâton, car celui qui travaille mérite qu’on le nourrisse.
Ce conseil de Jésus-Christ condamne bien la fausse prudence de ces personnes qui veulent tout prévoir et qui craignent que tout leur manque, qui regardent l’abandon à la Providence comme une erreur et le détachement de toutes choses comme un folie, alléguant que [196] ce serait tenter Dieu que de ne pas se précautionner. J’avoue que ce serait tenter Dieu que de prétendre qu’Il nous pourvût de toutes choses par voies miraculeuses sans nous mettre en devoir de faire de notre côté ce que nous pouvons et ce qu’Il nous ordonne, mais loin que l’abandon détruise ce devoir il l’établit davantage, nous faisant agir de notre mieux avec un délaissement tranquille à la divine Providence pour toutes choses, car c’est à elle à nous appliquer aux moyens convenables aussi bien qu’à nous accorder la fin. En un mot, s’abandonner à Dieu n’est pas ne vouloir rien faire et attendre que Dieu pourvoie miraculeusement à tous nos besoins, comme plusieurs se l’imaginent faussement ; mais c’est se donner à Dieu et se tenir toujours dans une paisible résignation pour qu’Il nous fasse faire ce qu’Il veut que nous fassions avec une promptitude et fidélité entière à suivre Ses mouvements, et quand il faudrait en venir aux miracles pour nous assister dans l’extrémité, Il les ferait plutôt que de nous laisser manquer du nécessaire, car Il ne délaisse jamais ceux qui n’espèrent qu’en Lui, et Il ne peut abandonner ceux qui L’aiment [202].
Chapitre XI
V.27. Mon Père m’a mis toutes choses entre les mains, et nul ne connaît le Fils que lePère, et nul ne connaît le Père que le Fils et celui à qui le Fils l’aura voulu révéler.
[...] Tout l’intérieur ne consiste qu’à rendre Jésus-Christ maître des droits que Son Père Lui a donnés, se soumettant à Son doux empire jusqu’à cesser d’être afin qu’Il soit tout ; or, pour que cela soit, il faut que l’homme soit désapproprié de tous les droits qu’il a sur lui-même afin que Jésus-Christ en prenne une entière possesssion, et cela ne se peut faire que par la perte de notre être, même moral et vertueux, en tant qu’il nous est propre, et de notre appui ou subsistance en quelque chose que ce soit. Il est donc nécessaire pour arriver là que l’homme soit appetissé et anéanti ; autrement, Jésus ne régnerait pas pleinement sur lui.
Or, les sages et prudents en eux-mêmes, se conduisant eux-mêmes et se possédant en toutes choses, sont directement opposés au règne de Jésus-Christ, puisqu’il ne peut s’établir que par la cessation de ce que nous sommes pour Le laisser être toutes choses. Il a ce droit sur nous comme Rédempteur, mais outre cela, Dieu le Père Lui a remis toutes choses entre les mains, Lui cédant Son droit de création. Le droit de Créateur était que, Dieu ayant fait l’homme, le rendît participant de Son être afin que Dieu seul fût en l’homme et que l’homme n’existât qu’en Dieu ; le corps était une figure inanimée que Dieu anima et vivifia de Son esprit, le faisant vivre de Sa vie [203]. L’homme donc, dans l’ordre de Sa création, ne doit vivre que de la vie de Dieu. Mais le démon, jaloux de ce que les hommes [229] étaient des dieux, ne vivant que de cette vie, et n’étant mus que de Son Esprit, se fit entrer dans leur cœur, et y fit glisser son poison pour y détruire cette vie de Dieu et inspirer en sa place sa vie corrompue. Qu’est venu faire Jésus-Christ ? Il est venu bannir cette vie du démon, vie de propriété et de péché, et ayant, comme Rédempteur, évacué cette vie opposée à la vie de Dieu pour rétablir la vie divine dans le cœur de l’homme, Il entre ensuite dans les droits du Créateur, que Son Père Lui a remis afin d’inspirer dans l’homme une nouvelle vie et le faire vivre de Sa propre vie. Voilà l’économie de la Création et de la Rédemption.
Chapitre XII
V.37. Car ce sera par vos paroles que vous serez justifiés ; et ce sera par vos paroles que vous serez condamnés.
[...] Dans les commencements, où l’on n’a encore Dieu que pour fin et non pour objet en toutes choses (car quoiqu’on veuille bien les rapporter toutes à Lui, on opère néanmoins sous diverses vues et par différents motifs ou de vertus ou de pratiques particulières), il est encore temps de s’observer et de veiller sur ses actions et sur ses paroles pour les mesurer à leurs objets et à leur fin ; mais dans l’état passif où tout se trouve réuni en unité et où Dieu est l’objet et la fin, le motif et la règle de tout ce qui se fait, en sorte qu’il est devenu comme naturel à l’âme de faire tout pour Dieu seul, alors il n’est plus temps de s’observer : au contraire il faut laisser tout couler insensiblement à Dieu, et cette manière d’agir avec oubli de soi-même pour s’abandonner pleinement à Lui, Lui plaît plus infiniment que toutes les observations possibles. C’était peut-être de cet état que parlait saint Paul lorsqu’il disait [204] : Pour moi, je ne comprends pas ce que je fais, mais il est clair que c’est celui que David a compris dans ce beau verset d’un de ses psaumes [205] : J’avais le [253] Seigneur toujours présent devant moi.
Chapitre XIII
V.15. Car le cœur de ce peuple est devenu charnel, et ils ont eu les oreilles sourdes ; et ils ont fermé les yeux…
[…] Il faut remarquer que Notre Seigneur ne dit pas que c’est leur esprit qui comprend, mais leur cœur, pour nous apprendre deux choses : l’une que tout l’intérieur se doit opérer principalement par le cœur, l’esprit n’y ayant que très peu de part ; l’autre qu’il n’est pas question d’une compréhension de science ou d’intelligence, mais d’une compréhension propre au cœur, qui est une compréhension de goût et d’expérience, d’infusion et de réception. Dieu remplit le cœur de Sa vérité et ce cœur La reçoit, non par lumière et connaissance intellectuelle, mais par voie d’amour et dans la volonté, le Saint-Esprit étant un esprit de pure charité qui se communique par le cœur et qui en échauffant le cœur, l’éclaire plus, mille fois, que ne feraient toutes les lumières purement intellectuelles. Or, sitôt que ce cœur a reçu les premiers écoulements des grâces prises dans la volonté, l’esprit est attiré par la volonté au-dedans et elle [267] l’oblige à donner toute son attention à écouter Dieu qu’elle goûte délicieusement. Dès lors, la conversion intérieure est faite et Dieu ne manque pas de guérir l’âme. […]
V.22. Celui qui a reçu la semence parmi les épines, c’est celui qui écoute la parole. Mais le soin d’être au monde et la tromperie des richesses étouffent la parole, et la rendent infructueuse.
[270] Notre Seigneur ne dit pas qu’il faille abandonner le soin de sa famille ni que ce soin nuise à l’intérieur, mais seulement que c’est l’inquiétude des choses du siècle et le souci trop empressé qui nuit et non pas ce qui regarde le devoir. Il faut laisser les soucis et les inquiétudes, se contentant de faire le devoir avec paix et tranquillité, étant toujours content de tout le succès qu’il plaît à Dieu de donner à nos soins, avec indifférence pour la perte ou pour le gain. Ce soin paisible et tranquille, loin d’être contraire à l’oraison, lui est même favorable et il ne l’interrompt point lorsqu’elle est bien avancée, mais l’inquiétude, la peine d’esprit et le chagrin sont tout à fait opposés à ce saint exercice parce que tout cela est contraire à l’abandon qui est essentiel à la prière. Il suffit donc pour l’oraison de conserver un soin réglé des choses temporelles et de bannir l’inquiétude. Le Sauveur ne dit pas non plus qu’il ne faille pas se servir de l’argent, mais Il défend de servir à l’argent [206]. […]
V.33. Il leur dit encore une autre parabole : Le Royaume du ciel est semblable au levain qu’une femme prend et met dans trois mesures de farine jusqu’à ce que la pâte soit toute levée.
[...] L’entendement [207] en qui le levain de la foi est mis, contracte si fort la qualité de la foi que, par le séjour qu’elle y fait, elle lui fait perdre [277] peu à peu sa facilité de raisonner sur les choses pour lui faire prendre une manière d’en juger plus noble et plus pure, qui est de les croire sur la parole de Dieu sans les examiner. Et la foi prend enfin si fort le dessus, que l’entendement vient à une telle pureté qu’il voit d’abord tout par un simple envisagement, sans entremise de l’idée de l’imagination ni des autres sens intérieurs, et commence dès cette vie à tenir de la nature des pures intelligences. L’on ne pourrait jamais comprendre, à moins de l’expérimenter, la netteté et la simplicité où cette puissance est mise par une excellente foi : l’esprit n’étant plus agité ni troublé par le tumulte de diverses pensées, et l’âme venant en tel état que, se trouvant vide de toutes formes et images, elle est toujours très disposée à recevoir les impressions divines.
L’espérance en fait autant à proportion dans la mémoire laquelle, à force d’espérer et par la demeure que l’espérance fait en elle, perd tout souvenir quel qu’il soit, tout soin et tout souci, mais cette perte de souvenir ne lui nuit point : au contraire, elle est mise par là même dans une pureté admirable où elle se trouve en Dieu qui ne lui représente que ce qu’Il veut et comme Il veut, de sorte qu’une telle âme, sans ressouvenir, sans recherche, sans étude, a de quoi répondre et fournir à tout sans qu’elle sache comment cela se fait ; et, sans avoir rien de présent ni d’aperçu, elle se trouve n’ignorer chose au monde de ce qui regarde le règne de Dieu dans les âmes, étant prête à rendre raison sur-le-champ de tout ce qu’on lui demande. Si elle se sonde elle-même, il lui semble de ne savoir chose quelconque, et même [278] si elle voulait rappeler quelque chose dans sa mémoire et s’en servir par elle-même, elle ne le pourrait. Il faut qu’elle demeure comme une glace pure, exposée devant Dieu, qui lui imprime ce qu’il Lui plaît sans qu’il en reste rien pour elle. Or cela s’opère par l’espérance, puisque c’est elle qui a dépouillé l’âme de tout soin et souci de ce qui la concerne, soit pour le dehors ou le dedans, et l’ayant tenue longtemps dans un oubli total d’elle-même, elle a réduit sa mémoire dans cette pureté. Tout ceci néanmoins ne s’opère point par l’action de la créature, mais par son inaction, quoiqu’elle concoure véritablement à tout ce qui demande sa coopération, mais par une fidélité passive, car l’action propre produirait des espèces, multiplierait les activités, renouvellerait le souvenir et ainsi entretiendrait la vie propre et impure de cette puissance et aussi des autres.
La charité s’empare de la volonté et gagne si fort le dessus qu’elle la transforme toute en soi et, faisant par sa force divine que la volonté de l’homme devient toute volonté de Dieu, elle fait par là même que cette volonté devient toute charité, tout amour et toute Dieu. Par cette charité, l’âme devient impuissante à rien vouloir ni désirer. Elle se trouve sans choix, sans inclination, sans penchant : enfin il ne se trouve plus de volonté, la charité a tellement tout gagné que la volonté se trouve abîmée dans la volonté essentielle de Dieu, où l’âme ne peut plus rien vouloir quoiqu’elle y veuille tout ce que Dieu veut ; mais Dieu veut pour elle, et si elle voulait ou penchait vers quelque côté, étant arrivée à cet état, et n’étant point déchue par le péché, ce penchant [279] serait la volonté de Dieu aussi infailliblement qu’il est vrai que cette âme a perdu toute volonté en Dieu et n’est plus mue que par la volonté de Dieu. […]
Chapitre XV
V.21. Jésus étant parti de ce lieu-là, se retira du côté de Tyr et de Sidon,
V.22. Et une femme cananéenne, qui était sortie de ce pays-là, s’écria en Lui disant : Seigneur, Fils de David, ayez pitié de moi ! ma fille est cruellement tourmentée par le démon.
V.23. Mais Il ne lui répondit pas un mot. Et ses disciples s’approchant Le prièrent en lui disant : Renvoyez-la parce qu’elle crie après nous.
Tout ceci est bien admirable. Jésus-Christ, qui est si plein de miséricorde qu’Il prévient même les pécheurs pour leur faire grâce [208] lorsqu’ils ne lui en demandent point, qui fait venir à Lui ceux qui ne se mettaient point en peine de Le connaître et qui se fait trouver de ceux qui ne Le cherchaient point, paraît si [319] insensible à la prière de cette pauvre femme qu’Il fait semblant de ne la vouloir point écouter et ne veut pas même lui répondre ! O invention toute divine ! Lorsque Dieu veut faire d’abondantes miséricordes, Il paraît impitoyable et sans miséricorde ; et ceux qui ignorent cette conduite de l’amour, s’affligent de n’être pas aussitôt exaucés, et cessent de prier, mais ceux à qui la lumière est donnée augmentent leur foi par ces rebuts apparents, assurés qu’ils sont que Dieu ne fait jamais plus de grâce que lorsqu’Il refuse ou diffère de faire grâce.
La persévérance de cette femme est si admirable qu’elle a mérité l’éloge que Jésus-Christ en a fait. Ses disciples, importunés d’une fidélité que leur Maître admirait dans le secret (son silence même étant une profonde communication de foi qu’Il faisait à cette femme), se crurent obligés de lui demander qu’Il la renvoyât. Ils Lui firent une prière à deux sens, comme voulant dire : ou exaucez-la promptement, afin qu’elle s’en aille, ou, si Vous la refusez, renvoyez-la incessamment. Jésus en usa de la sorte pour obliger Ses disciples à Le prier en faveur d’une âme qu’Il avait plus d’inclination d’exaucer qu’elle n’avait de désir de l’être, et aussi afin de faire connaître à tous les chrétiens la foi de cette femme et la persévérance de sa prière. Il semble la rebuter, mais en la rebutant Il l’attire d’une force sans égale. O amour, vous êtes comme la pierre d’aimant, qui repousse d’un côté et attire fortement de l’autre !
V.24. Il leur répondit : Je ne suis envoyé qu’aux brebis de la maison d’Israël qui se sont perdues.
V.25. Mais elle s’approcha de lui et l’adora lui disant : Seigneur, assistez-moi.
[320] Plus Jésus-Christ la rebute, plus elle s’approche de Lui par la confiance. Il ne se contente pas du silence, Il y ajoute un refus manifeste, car, s’Il n’est envoyé qu’aux brebis de la maison d’Israël qui se sont perdues, que fera-t-Il pour cette femme qui est sortie du pays des Gentils, ne pouvant rien faire contre Sa mission ? O que cette parole a un grand sens, surtout étant prise dans le mystique ! Jésus-Christ est envoyé pour sauver tous les hommes comme Rédempteur, mais Il n’est venu comme Prédicateur de l’intérieur que pour les personnes intérieures ou destinées à l’être. Il est de deux sortes de ces brebis perdues : les unes qui se sont écartées de l’abandon, et celles-là ont besoin de Jésus Prédicateur pour les rappeler à Lui de l’éloignement où elles sont ; ces sortes de brebis sont plutôt égarées que perdues. Les autres se peuvent dire dans un bon sens être perdues en Dieu par la perte de leur être propre pour donner lieu à l’être de Dieu : c’est à ces brebis heureusement perdues que Jésus-Christ est envoyé pour être leur remplacement et les revivifier.
Jésus-Christ est venu sous trois sortes de qualités en faveur de trois sortes de personnes. Il est venu comme voie pour les pécheurs dévoyés afin de les mettre dans la voie de salut ; Il est venu comme vérité, pour les justes qui, n’étant pas dans le péché, se sont néanmoins détournés du chemin, afin de les éclairer par Sa lumière de vérité et leur faire voir qu’ils s’écartent de la voie de l’abandon et de la foi où ils étaient [321] : c’est comme si une personne marchant de nuit et égarée, étant prête à tomber dans un précipice, était redressée par la lumière d’un flambeau qui lui ferait voir son égarement et qui, la tirant du danger où elle était, lui donnerait lieu de rentrer dans le bon chemin. Mais Il n’est venu comme vie que pour les brebis perdues de la maison d’Israël, parce que ces âmes, mortes à toute propre vie, ces âmes heureusement perdues en Dieu trouvent cependant le salut que Dieu donne et sont par leur mort vivifiées de Sa vie.
C’est pourquoi Notre Seigneur dit : les brebis qui se sont perdues de la maison d’Israël. La maison d’Israël est la congrégation des âmes abandonnées, comme il a tant été vu et expliqué dans l’Ancien Testament. Ce sont donc les brebis perdues par un abandon total et par l’écoulement de leur être propre en celui de Dieu que Jésus-Christ est venu vivifier, et nulles autres que celles-là ne peuvent jouir de cette vie dont parlait saint Paul lorsqu’il disait [209] : Je vis, non plus moi-même, mais c’est Jésus-Christ qui vit en moi. Et dans un autre endroit [210] : vous êtes morts et votre vie est cachée en Dieu avec Jésus-Christ. C’est-à-dire : vous êtes morts par la séparation entière de vous-mêmes et de tout ce qu’il y a en vous d’Adam pécheur et corrompu [...].
Chapitre XVIII
V.11. Car le Fils de l’homme est venu sauver ce qui était perdu.
V.12. Dites-Moi : si un homme a cent brebis et qu’il y en ait une qui s’égare, ne laisse-t-il pas les quatre-vingt-dix-neuf autres sur les montagnes pour aller chercher celle qui s’était égarée ?
V.13. Et s’il la trouve, Je vous dis en vérité qu’il en a plus de joie que des quatre-vingt-dix-neuf qui ne se sont point égarées.
Le Fils de Dieu est venu sauver les âmes qui étaient perdues et ramener celles qui étaient égarées. O vous tous qui, par une fausse humilité, ne voulez pas aller à Jésus-Christ, disant que vous voulez attendre que vous ne péchiez plus : sachez que vous vous êtes trompés ! C’est là l’erreur la plus grossière qui empêche les pécheurs de se convertir et les imparfaits d’entrer dans la voie de perfection. Qui pourra vous sauver, ô pécheurs, et vous tirer de vos péchés si vous ne vous donnez à votre Sauveur ? Et si vous n’allez au-devant de Lui lorsqu’Il vient à vous le premier, si vous Le fuyez lorsqu’Il vous cherche, le moyen qu’Il vous trouve ? Et si vous attendez d’être quittes de vos péchés pour vous approcher de Jésus, quand vous en approcherez-vous, puisque Lui seul peut vous en rendre quittes ? Un malade qui [Tome II, 381] voudrait attendre d’être guéri pour parler au médecin ne serait-il pas fol ?
V.20. Car en quelque lieu que se trouvent deux ou trois personnes assemblées en Mon nom, Je m’y trouve au milieu d’elles.
[386][...] Mais les personnes intérieures, en quelque lieu qu’elles se rencontrent, se trouvent unies d’une liaison de cœur si forte et si intime qu’elles éprouvent que les unions de la nature et des parents les plus proches n’égalent pas celle-là. C’est une union si pure, si simple et si nette qu’il en s’y mêle rien de l’humain et l’on est aussi unis étant loin que près. Or, les intérieurs éprouvent cette union parce qu’ils sont animés d’un même Esprit et qu’ils sont saintement liés dans le cœur et dans l’âme de l’Eglise. Ce qui fait que, dès la première fois qu’ils se rencontrent, ils se trouvent pris les uns pour les autres, et ont réciproquement une cordialité et une confiance aussi libres et aussi entières que s’ils s’étaient vus et fréquentés depuis cent ans. Cela les surprend agréablement, mais ils le sont encore davantage lorsque, conférant ensemble sur leurs expériences, à l’imitation des Apôtres [211], ils se trouvent n’avoir tous qu’un même langage, et avoir vu les mêmes pays, sans doute parce qu’ils ont tous le même Maître, et que, marchant par une même voie et dans une même vérité, ils tendent à une même vie. Dieu sait bien ménager ces consolations à Ses pauvres et petits serviteurs, tant pour leur donner quelque rafraîchissement dans un voyage si pénible et si long, que pour leur faire entrevoir quelque rayon de Sa lumière par le témoignage des autres au travers de tant d’obscurités dont la voie mystique est couverte. Cela causait même quelque joie aux Apôtres et à leurs disciples : J’ai grand désir de vous voir, écrivait saint Paul [388] aux Romains [212], afin de vous donner, pour vous affermir, quelque part à la grâce spirituelle que j’ai reçue : je veux dire, pour me consoler avec vous par la foi dont vous et moi faisons profession. Nul n’entend mieux ce que cela veut dire que les intérieurs.
Mais, entre tous, Dieu unit plus particulièrement ceux qui sont dans le même degré d’oraison. Leur union est si pure que c’est inconcevable. Ils se parlent plus du cœur que de la bouche, et l’éloignement des lieux n’empêche point cette conversation intérieure. Dieu unit ordinairement deux ou trois personnes de cette sorte dans une si grande unité qu’elles se trouvent perdues en Dieu jusqu’à ne pouvoir plus se distinguer, ce qu’Il fait pour Sa gloire et pour les faire travailler de concert au salut des âmes. C’est à ces cœurs si unis que tout ce qu’ils ont mouvement de demander est accordé. Et ils se trouvent si conformes que très souvent ils ont les mêmes sentiments et, quand l’un a la pensée de demander une chose, l’autre a aussi instinct de le faire. Jésus est toujours au milieu d’eux, parce qu’ils sont toujours unis en Lui et Il se trouve d’autant plus en eux que plus ils sont en Lui et un en Lui-même.
O Unions, que vous êtes différentes des unions humaines et des attaches dangereuses ! Ceux qui les regardent humainement les voient du côté de la chair et du sang et les prennent pour de mauvais attachements. [389] Ces unions ont encore une autre qualité, qui est qu’elles n’embarrassent ni n’occupent point, l’esprit demeurant aussi dégagé et aussi vide d’image que s’il n’y en avait point. D’ordinaire on ne la sent pas, quoiqu’elle soit très intime, mais s’il s’agit de divorce ou de séparation par infidélité, ah ! qu’elle devient sensible ! L’on ne sent pas l’union de l’ongle avec la chair tant que l’on n’y touche point, mais s’il s’agissait de l’arracher, la douleur la ferait bien sentir.
Dieu fait aussi des unions de filiation, liant certaines âmes à d’autres comme à leurs parents de grâce, avec tant de dépendance qu’il faut qu’ils leur obéissent exactement et leur communiquent toutes choses.
Chapitre XIX
V.16. Et un certain homme se présentant Lui dit : Bon Maître, quel bien dois-je faire pour avoir la vie éternelle ?
V.17. Jésus lui répondit : Pourquoi M’appelez-vous bon ? Il n’y a que Dieu seul de bon. Que si vous voulez entrer dans la vie, gardez les commandements.
[401] Jésus-Christ qui, comme Dieu, est la bonté essentielle, ne veut pas qu’on l’appelle bon. Il ne disait pas cela pour soi, comme s’Il ne méritait pas d’être appelé bon, mais pour nous apprendre qu’il n’y a que Dieu seul de bon, de même que Lui seul est, et que toute bonté qui n’est pas la Sienne n’est que malice et corruption. Sitôt que l’homme s’approprie quelque chose de ce qu’il a reçu de Dieu, il le salit et en fait un larcin. […]
Chapitre XX
V.16. Ainsi les derniers seront les premiers et les premiers seront les derniers parce qu’il y en a beaucoup d’appelés mais peu d’élus.
[413] C’est la bonté de Dieu qui Le porte à nous faire du bien ; nous ne devons point envier les grâces des autres, mais nous contenter de celles qu’Il nous accorde. Il y a des gens si faibles qu’ils ont envie de tout le bien que Dieu fait aux autres. S’ils comprenaient bien que le bien des biens est de servir Dieu pour Lui-même et sans vue de récompense, ils seraient bien éloignés de ces sentiments intéressés. Une âme qui pourrait servir Dieu sans nul retour de sa part, ou être punie même en Le servant, et qui voudrait Le servir avec d’autant plus de fidélité que plus Ses châtiments seraient rigoureux, serait dans la pureté de l’amour le plus parfait. Lorsque Dieu veut beaucoup faire avancer une âme, Il la traite très longtemps de cette sorte : Il n’a que des rebuts apparents pour tous les services qu’elle Lui rend. […]
Chapitre XXI
V.16. Et ils Lui dirent : Entendez-Vous bien ce que ceux-ci disent ? Oui, leur dit Jésus : N’avez-vous jamais lu : vous avez accompli la louange par la bouche des enfants et de ceux qui sont à la mamelle.
[...] Il faut être enfant par la simplicité et l’innocence pour rendre à Dieu une louange parfaite et qui soit digne de Lui, car elle n’est parfaite que lorsque la créature n’y prend rien pour soi, ainsi que les enfants, n’étant capables de rien par eux-mêmes, suivent leurs instincts sans penser à autre chose, et, en usant de la sorte, ils rendent à Dieu la louange la plus parfaite, qui consiste à faire Ses volontés et à s’abandonner à Lui pour ne pas S’en écarter.
Cet état d’enfance spirituelle est le même que celui de l’abandon parfait, qui a tant été recommandé et dépeint en si différentes manières dans tout cet ouvrage sur le crayon des figures innombrables qu’en fournit l’Ecriture sainte. Sa perfection consiste à être réduit dans un dénuement si entier de tout ce qui n’est point Dieu, qu’il ne reste plus à l’âme d’autre puissance et d’autre volonté que celle de Dieu, ni d’autre conduite que l’entraînement de Sa providence qui accomplit de moment en moment Son ordre éternel. L’homme a peine à se laisser réduire à un état si dénué, et il n’y peut arriver que par la mort à soi-même et par la perte de tout ce qui était en lui comme à lui, quelque grand et [433] relevé qu’il lui parût, car tout ce qui lui donne quelque soutien ou quelque appui, soit en lui-même ou en quelque créature que ce soit, l’empêche autant de tomber dans l’état de vraie enfance et de parfait abandon, qu’il lui fait encore chercher des assurances de son état et de sa conduite en quelque chose hors de Dieu.
Mais, étant enfin pénétré de la vérité divine, il comprend que ce qui lui paraissait une grande sagesse n’était que folie, à savoir de chercher quelque plus grande assurance que celle de se fier uniquement à Dieu ; et, se trouvant à la fin établi dans la grande liberté que Dieu donne à Ses enfants après avoir passé par tant de déserts d’abîmes, de précipices, de morts et de pertes pour y arriver, il s’écrie avec ravissement que vraiment le Seigneur conduit les justes qui se confient à Lui par des voies droites et sûres [213], quelque obliques et dangereuses qu’elles leur aient paru un long temps et qu’à la fin Il leur montre le Royaume de Dieu, qui est l’immense liberté où ils sont mis par la réelle jouissance de Dieu même, et Il leur apprend la science des saints qui est cachée avec les mêmes saints en Dieu. […]
Chapitre XXII
V.10. Ses serviteurs étant allés dans les chemins, assemblèrent tous ceux qu’ils trouvèrent, bons et mauvais : et toutes les places du festin furent remplies.
[...] Loin que nos péchés, nos imperfections, nos misères, nous doivent empêcher d’aller à Jésus-Christ, c’est pour cela même que nous y devons courir, puisque le remède à tous nos maux ne se peut trouver qu’en Lui. Et quel bien nous feront tous les hommes, quelque habiles ou saints qu’ils soient, si nous ne recourons immédiatement au Sauveur des hommes ? Les [451] hommes nous peuvent donner de bonnes paroles et, tout au plus, nous faire connaître les volontés de Dieu, mais la grâce et la fidélité pour les accomplir, mais la vérité de la conversion et du salut ne se donnent que par Jésus-Christ, car la loi a bien été donnée par Moïse, mais la grâce et la vérité a (ont) été apportée (s) par Jésus-Christ [214]. Ceci doit faire comprendre le tort que l’on fait aux âmes qui veulent se convertir de les arrêter dans de vaines terreurs et de les embarrasser dans un amas d’inventions humaines au lieu de les envoyer droit à Jésus-Christ.
Convertissez-vous, ô pécheurs ! Quittez ces grands chemins où vous êtes, rentrez en vous-mêmes et venez à ce festin. Vous y serez admis sans doute, car il est fait pour vous et vous ne cesserez point d’être mauvais que vous n’ayez mangé à cette table. Allez-y donc en toute assurance. Mais me direz-vous, où faut-il que nous allions ? Au-dedans de vous-mêmes [215] : car c’est là que vous entendrez l’inspiration divine qui vous convie à ce festin et où vous trouverez bientôt votre Père céleste qui, Se montrant à vous plein de bonté et toujours prêt à vous recevoir, vous fera fondre en larmes de componction, et, vous donnant le baiser de paix et de réconciliation, vous fera entrer dans la vraie et sûre pénitence et vous régalera d’abord des consolations de Sa grâce. C’est une grande méprise que de chercher la consolation hors de nous dans certaines personnes, dans certains lieux et certaines pratiques. Ce n’est qu’au-dedans de nous qu’elle se fait, et ce n’est qu’au-dedans de nous qu’elle se doit chercher pour l’y trouver en Dieu qui [452] veut S’y laisser trouver et nous y faire Ses miséricordes. Le moyen donc de jouir de ce festin salutaire et d’en recueillir les fruits, c’est de rentrer en nous pour écouter ce que le Seigneur nous dira, car Il annoncera la paix à Son peuple, et non seulement à Ses saints, mais aussi à ceux qui rentrent au fond de leur cœur.
L’amour seul guérit tous les maux, et sans l’amour il ne se guérit aucun mal. Dieu ne nous demande que le cœur, car dès qu’Il a le cœur Il a bientôt tout le reste. Cependant on fait autrement : on veut obliger les âmes à donner leur trésor sans donner leur cœur. Leur trésor est dans leur cœur et leur cœur est dans leur trésor : elles ne peuvent donc faire cette division. On veut commencer à les détacher par le dehors de leurs vanités et de leurs inclinations. Cela est impossible, puisque tout leur cœur y est ; tournez ce cœur vers un autre objet et vous verrez que tout le reste tombera en ruine. Le cœur ne sera pas plutôt gagné que tout le reste le sera aussi. Nous donnons aisément toutes choses à une personne à qui nous avons donné notre cœur.
Chapitre XXIV
V.13. Mais celui qui persévérera jusqu’à la fin, sera sauvé.
[492][...] Or, vouloir apprendre à aimer Dieu sans apprendre à vivre intérieurement avec Lui, c’est vouloir apprendre à aimer un objet que l’on n’a jamais connu ni possédé, à qui l’on ne parle point et avec qui l’on n’a aucune familiarité. L’amour cherche la présence du bien-aimé ; l’amour veut de la connaissance et du goût de ce qu’il aime ; l’amour veut de la conversation et de la familiarité. Tout cela ne s’éprouve à l’égard de Dieu que dans le plus intime du cœur. Il faut être intérieur pour aimer Dieu. […]
V.26. Si donc on vous dit : Le voici dans le désert : ne sortez point pour y aller. Et si l’on vous dit : Le voici dans le lieu le plus retiré de la maison, ne le croyez point.
[504][...] Ne croyez donc pas ceux qui vous disent que Jésus-Christ est pour vous dans un lieu où vous n’êtes pas. Il est pour vous dans le lieu même où vous êtes : Il est en vous. Songez donc à vous rendre saints dans votre état.
Saint Jean, qui vint le premier annoncer le Royaume du Ciel, le prêcha indifféremment à toutes sortes de gens, leur apprenant ce qu’ils devaient faire pour y entrer, aux Pharisiens, aux Publicains, aux soldats, et généralement à tout le peuple. Il ne leur dit point de sortir de leurs états [...]
V.27. Car, comme un éclair sort de l’Orient et paraît jusqu’à l’Occident, il en sera de même de l’avènement du Fils de l’homme.
Lorsque Dieu daigne venir visiter une âme, Il paraît dans son fond comme un éclair. Il se découvre à elle par un éclat divin qui Le fait [505] d’autant plus paraître seul que plus Il cache à l’âme toutes choses, ainsi que celui qui est frappé de la vive lueur d’un éclair ne peut en ce moment-là apercevoir autre chose que la lumière même qui l’éblouit. Cet éclair passe de l’Orient à l’Occident, pénétrant toute la capacité de l’âme et surpassant même son étendue. Mais ce n’est qu’un éclair qui passe en un instant, sans qu’il soit en notre pouvoir de le faire venir, ni de le retenir quand il paraît. Il en est ainsi des plus vives touches de Dieu en cette vie.
Chapitre XXV
V.10. Pendant qu’elles en allèrent acheter, l’Epoux vint : Et celles qui étaient prêtes, entrèrent avec Lui aux noces ; et la porte fut fermée.
[530][...] Le Verbe de Dieu ne vient dans l’âme que lorsque tout y est dans le silence, dans le repos, dans les ténèbres de la foi et dans le dénuement des dons aperçus, ce qui est si clairement exprimé par la similitude de la nuit et exagéré par le minuit et le repos dans lequel est à cette heure-là tout le monde. Le Verbe divin ne vient en l’âme que lorsqu’elle se tait pour L’écouter, et il faut qu’elle perde sa propre parole pour donner lieu à la parole de Dieu. O heureux échange ! Pourquoi a-t-on tant de peine à y consentir ? Ou pourquoi tant de spirituels font-ils craindre cette extinction de notre parole intérieure comme si c’était l’écueil de la vie spirituelle ?
Les âmes donc qui se trouvent prêtes, étant sorties d’elles-mêmes, sont prises et reçues : elles entrent aux noces avec l’Epoux, et sont reçues en Dieu avec Jésus-Christ qui les cache et enferme avec Lui dans le sein de Son Père. C’est là que la porte est fermée, car il ne faut point de témoin de cet admirable commerce et de cette union ineffable de l’âme avec son Dieu. C’est là l’union essentielle et le mariage spirituel dont il a été parlé dans le Cantique [216].
Chapitre XXVI
V.8. Ce que voyant Ses disciples, ils dirent avec indignation : A quoi bon cette perte ?
[564] Ce n’est pas d’aujourd’hui que l’on regarde comme une perte le temps que l’on emploie dans le repos divin et tant d’heures précieuses que l’on sacrifie à Dieu seul. Mais que fait une âme dans cette oisiveté ? diront ceux qui n’ont jamais éprouvé ce que l’on y fait. Elle ne fait autre chose que de recevoir et de rendre comme un petit conduit d’eau qui, sortant d’une source, aboutirait à la même eau : il ne ferait que recevoir, sans se mouvoir, les eaux qui lui seraient données, et les laisser recouler à leur source. Il en est de même des âmes occupées de Dieu seul : elles reçoivent et elles rendent, demeurant également et passives aux communications divines, et fidèles à les laisser retourner à Dieu, ce qui se doit toujours entendre avec la différence d’un canal vivant (qui coopère vitalement à tout ce qu’il reçoit) à un conduit inanimé (qui n’y contribue par aucune action). Or Dieu a un plaisir infini à voir une telle âme ainsi passive à toutes Ses opérations et si désintéressée que, quoique des trésors de grâces inestimables coulent par elle, elle n’en retient rien pour soi.
V.9. On eût pu vendre cela bien cher et en donner l’argent aux pauvres.
V.10. Mais Jésus le sachant leur dit : Pourquoi tourmentez-vous cette femme ? Elle a fait une bonne oeuvre en Ma personne,
V.11. car vous avez toujours des pauvres avec vous, mais vous ne M’aurez pas toujours.
[565] L’on tourmente les personnes intérieures de ce qu’elles n’emploient pas leur temps et leur grâce en faveur des pauvres, car il vient un temps où l’on ne peut plus s’appliquer aux œuvres de charité, hors ce qui est du devoir : tout ce que l’on peut faire alors est de demeurer seul avec Dieu seul, étant si pris de l’occupation du dedans que l’on ne peut plus penser à autre chose. […]
V.39. Et S’étant un peu écarté, Il Se prosterna le visage contre terre, priant et disant : Mon Père [587], s’il est possible, que ce calice s’éloigne de Moi ! Toutefois que Ma volonté ne soit pas faite, mais la Vôtre.
[600][...] Il n’y a que ce qui se reçoit en Dieu même (lorsque l’âme étant perdue trouve tout en Lui), qui puisse la contenter pleinement. Alors, ayant tout en Dieu sans distinction, et tout lui étant devenu Dieu, elle devient si grande, si noble et si élevée que tout ce qui n’est pas Dieu Lui-même est indigne d’elle. Aussi doit-elle tout outrepasser par un généreux mépris et une élévation aussi pleine d’humilité que de justice, et soutenue de la fidélité de l’amour, pour se perdre toute en Dieu.
C’est pour cette raison que tout ce qui est donné à l’homme, quelque sublime qu’il soit, ne peut lui donner d’orgueil dès qu’il a connu sa noblesse en Dieu et non en lui, et sa capacité de Le posséder, parce que tout cela lui paraît moindre que Lui, créé qu’il est pour quelque chose de plus grand, à savoir : pour être réuni à l’Etre Souverain. Dans cet état, il ne peut plus y avoir ni orgueil ni humilité. Rien ne l’élève car il est au-dessus de tout et rien ne l’abaisse à cause que la conviction de son néant le rend inaltérable. Ce qui fait l’orgueil des autres lui paraît une bassesse, et la bassesse lui paraît un orgueil. Que si une telle âme se voit dans la distinction d’avec son Dieu, elle se trouve dans son rien, n’ayant rien d’elle ni à elle qu’elle se puisse approprier ; et si Dieu lui ôtait ce qui est à Lui, elle tomberait à l’instant toute dans le néant : elle ne peut donc se glorifier en rien qui soit sien, mais elle se glorifie dans son rien et dans ses faiblesses qui sont propres au néant, et sa gloire vient de ce qu’étant demeurée dans son rien, telle qu’elle est par son origine et ayant appris à s’en contenter par préférence du [601] Tout de Dieu, sans toucher propriétairement à rien de ce qui est à Lui, cette participation de l’Etre divin qui lui avait été donnée, par là réunie au Tout, mêlée et transformée en Lui, de sorte que cette âme est Dieu [217] et rien moindre que Dieu n’est digne d’elle. […]
Chapitre XXVIII
V.8. Elles sortirent promptement du sépulcre avec crainte et avec beaucoup de joie et elles coururent porter cette nouvelle aux disciples.
Ces saintes femmes n’ont pas plutôt reçu leur mission apostolique que sans délai elles sortent du sépulcre, c’est-à-dire de l’état caché et tout intérieur par lequel elles étaient enfermées en elles-mêmes, pour obéir à l’ordre du Ciel. Il faut avoir une grande fidélité pour faire sans délai et sans hésiter tout ce que Dieu veut de nous et sans regarder à notre propre intérêt, ni s’il y a plus de sûreté pour nous dans la retraite que dans la vie tout exposée au-dehors pour le service des âmes ou pour un emploi extérieur. Quiconque use encore de ces observations n’est pas dégagé de l’amour de soi-même, ni délaissé à Dieu au point qu’il le doit être, mais ceux qui ont perdu toute volonté dans celle de Dieu et noyé tout raisonnement dans la foi ne sauraient plus ni hésiter ni discerner ; au contraire, se laissant aller au gré de la Providence, ils sont persuadés qu’ils entreront d’autant plus infailliblement dans l’ordre de Dieu que moins ils l’examineront et qu’ils en useront plus simplement avec Lui.
Ce n’est plus notre affaire que de penser à nous après nous être abandonnés à l’entraînement divin. Après une donation irrévocable de nous-mêmes, c’est une infidélité que de vouloir encore chercher nos précautions. Lorsque la mission est donnée, il faut s’en acquitter dans la volonté de Dieu, mais on ne doit [696] jamais se porter par soi-même à aider aux autres. Cependant, dans le commencement qu’une âme est mise dans l’état apostolique, elle entre dans la crainte sur ce qu’elle se voit dans des pratiques toutes contraires à ce qu’elle faisait autrefois, et qu’elle avait même regardé comme un défaut pour elle. Il faut néanmoins le faire : le temps en est venu, Dieu veut d’elle toutes choses nouvelles, et, quoiqu’elle sente cette crainte, elle n’est que superficielle, car au reste, dans le fond, elle se trouve comblée de joie dans la vue et par l’expérience de sa nouvelle liberté, et c’est de cette manière qu’elle s’acquitte de sa mission.
Chapitre I
V.15. Et disant : Le temps est accompli ; le Royaume de Dieu est proche. Faites pénitence, et croyez à l’Evangile.
[...] L’âme rentre au-dedans de soi par le recueillement, et y étant entrée, elle se trouve disposée à recevoir les divines influences et les impulsions de Dieu, qui est dans le fond comme un soleil qui ne demande qu’à pénétrer l’air de sa lumière ; mais Il ne le fait pas parce que nous ne sommes pas exposés à Ses divins rayons ou que nous y sommes, tout au plus, d’une manière oblique, ce qui ne donne pas [Tome III, 10] assez de lieu à leur pénétration ; cependant plus notre retour est achevé, plus nous sentons les impressions et les rayons brûlants de ce divin soleil, mais si nous ne sommes pas tournés vers Lui, mais qu’au contraire, nous soyons tout [218] au-dehors, il y a une interposition si forte entre ce beau soleil et notre âme qu’Il devient tout éclipsé pour nous et nous tombons dans le froid de la mort.
C’est ce qui fait qu’il y a si peu de conversions durables, parce qu’on ne s’y prend pas de la bonne manière : l’on se contente de réformer le dehors sans se tourner au-dedans, de sorte que l’on demeure toujours froid et languissant, et ce même froid cause souvent la mort. O âme, veux-tu recevoir la vie ? Demeure toujours exposée à la chaleur vivifiante de ce divin Soleil, ne t’en détourne jamais et tu trouveras en Lui un véritable repos.
V.16. Un jour, passant sur le rivage de la Galilée, il vit Simon et André qui jetaient leurs filets dans la mer, car ils étaient pêcheurs.
V.17. Il leur dit : Venez après Moi et Je vous rendrai pêcheurs d’hommes.
V.18. A l’heure même, ils quittèrent tout et Le suivirent.
Jésus-Christ n’oblige point à changer d’état, mais Il perfectionne l’état même. Tous les maux et les désordres de la plupart des hommes viennent d’une fausse persuasion qu’ils ont que l’on ne peut être à Dieu sans changer d’état. C’est un abus : il faut quitter ce qu’il y a de mauvais dans l’état sans quitter l’état, le rectifiant, le sanctifiant et le perfectionnant autant qu’il est possible. Un marchand peut [11] devenir saint en continuant son négoce, retranchant seulement l’injustice, l’avarice et le mensonge, devenant loyal et fidèle, et ainsi du reste. Rien ne nous empêche de faire notre devoir dans notre état. Dieu n’est point contraire à Lui-même : lorsqu’Il nous appelle à un état, Il nous donne nécessairement tout ce qui est conforme à cet état. C’est pourquoi Il a mis le royaume de Dieu au-dedans de nous afin que nous le trouvassions en toutes choses et qu’il n’y eût point d’état et d’emploi qui nous empêchassent de jouir de Sa présence. Car, enfin, qui empêche un marchand dans son négoce de penser à Dieu qui est dans son cœur, de Lui lancer de temps en temps des regards amoureux ? Il se délivrera par là de la corruption du siècle ; cela n’empêche pas son commerce : au contraire, il ne sera jamais plus libre pour vaquer à ses affaires que lorsque son cœur sera plus uni à Dieu.
L’abus de la plupart des hommes vient de ce que, s’étant faussement persuadés qu’il faut changer d’état pour se sanctifier, ils ne songent pas à se sanctifier dans leurs états. [12][...] Jésus-Christ a mené une vie toute commune, afin que tous la puissent imiter et l’on rend la perfection si difficile que l’on empêche tout le monde de l’entreprendre : l’on écarte les enfants de leur Père parce que l’on ne leur prêche que Ses rigueurs et non Ses bontés ; l’on rend la perfection inaccessible, c’est ce qui fait que nul ne s’efforce d’y arriver ; nul ne peut ni ne veut y prétendre, et se remplissant de la prévention d’une chose impossible, tous s’excusent d’y tendre et l’on regarde une tentative là-dessus comme une chose fort extraordinaire : cependant rien de meilleur que Dieu, rien de plus aisé que la perfection. La perfection est de trouver Dieu. Dieu est en nous et Il s’y est mis afin que nous Le trouvions. Rien de plus aisé à trouver qu’une chose que nous possédons en nous-mêmes. La perfection consiste à connaître que nous avons Dieu en nous, à L’y chercher et à L’y trouver. Jésus-Christ nous apprend que le royaume de Dieu est en nous [219]: Il nous ordonne de le chercher [220] et Il nous assure que quiconque le cherche le trouve [221]. Rien n’est plus aisé que cela. Ceux qui cherchent trouvent infailliblement. Il ne tient qu’à nous de trouver puisqu’il ne tient qu’à nous de chercher. Il ne tient donc pour être parfait qu’à faire cette recherche. J’avoue que la perfection, prise du côté de la créature, et envisagée par ses propres efforts, est rendue impossible ; mais du côté de Dieu, rien n’est si facile : il n’y a qu’à chercher en nous le Royaume de Dieu et Sa justice, tout le reste est [13] donné par surcroît, et sans penser à la perfection, cherchant seulement ce règne de Dieu en nous, toute la perfection nous est donnée.
Chapitre II
V.3. Il vint à lui quatre hommes qui portaient un paralytique.
V.4. Mais parce que la presse [foule] ne leur permettait pas de le lui présenter, ils découvrirent le toit du lieu où il était et descendirent le lit dans lequel le paralytique était couché.
V.5. Jésus, voyant leur foi dit à ce paralytique : Vos péchés vous sont pardonnés.
La foi qui porta ces hommes à exposer ce malade auprès de Jésus-Christ est extrêmement instructive. Ce paralytique était si fort la figure du pécheur que l’on n’en peut pas douter, puisque Jésus-Christ même ne lui parle que de la guérison de ses péchés, de la guérison de son âme, non de celle du corps. Tout ce que l’homme peut faire est d’exposer à Dieu un malade de cette sorte ; cette manière de la présenter à Dieu marque si bien l’oraison de simple exposition qu’il ne se peut rien de plus naturel. Les sens et les puissances s’unissent ensemble et se tournent au-dedans, découvrant le lieu où Dieu habite, qui est le fond de l’âme ; alors cette âme s’expose seulement à son Dieu avec toutes ses misères, elle se voit incapable de Lui pouvoir rien dire ; son cœur parle et sa bouche se tait. L’état de ce malade fait assez voir ce qu’il demande, c’est pourquoi Jésus-Christ, sans attendre qu’il Lui [21] parle, prévient son mal et lui dit : “Vos péchés vous sont pardonnés.” Pourquoi Jésus-Christ lui parle-t-Il de la sorte ? C’est, selon l’Ecriture, à cause de leur foi. L’oraison de simple exposition est une oraison de foi qui obtient plus que toutes les paroles. Un pauvre couvert de plaies qui se tait , et qui expose seulement ses blessures attire plus la compassion que tous ces grands parleurs : il obtient ce qu’il ne demande pas, au lieu que les autres n’obtiennent presque rien de ce qu’ils demandent. L’on peut voir de cet endroit de l’Ecriture que l’oraison de simple exposition est même très utile aux pécheurs, car l’on ne s’expose pas plutôt de cette sorte que l’on cesse d’être pécheur quand on viendrait de commettre le crime, parce que l’âme ne peut point se tourner au-dedans que la première conversion ne soit faite du péché à la grâce, et, de la grâce, on se tourne vers Jésus-Christ. Cela se peut faire en un clin d’œil, de sorte que si l’on trouvait un pécheur assez docile pour pouvoir se présenter et s’exposer à Jésus-Christ, il cesserait par cette même exposition d’être pécheur et Jésus-Christ le guérirait infailliblement.
Il faut remarquer que l’Ecriture dit qu’à cause de la foule et du tumulte ils ne pouvaient passer jusqu’auprès de Jésus-Christ, mais qu’ils découvrirent la maison où Jésus-Christ était. O que ces circonstances sont belles ! La foule des créatures, le tumulte des passions, est ce qui empêche les pécheurs d’arriver à Jésus-Christ. Et qui voudrait attendre que cette foule fût passée, ou croire le trouver au travers de ce tumulte, n’en viendrait jamais à bout.
V.6. Or il y avait là quelques-uns des scribes assis qui conçurent ces pensées dans leur cœur :
V.7. Que dit cet homme ? Il blasphème : qui peut remettre les péchés que Dieu seul ?
[22] Ce n’est pas d’aujourd’hui qu’on a condamné cette manière de remettre les péchés, puisqu’on le faisait même du temps de Jésus-Christ. L’on dit que c’est un blasphème que de s’exposer de la sorte devant Dieu et de croire que par là les péchés sont guéris, qu’il faut avoir quitté toutes les affections du péché avant que de s’exposer de la sorte ; enfin, l’on y veut prouver qu’il faut être parfait avant que d’en venir à Jésus-Christ. [23][...] Il suffit de s’approcher toujours plus de Jésus-Christ pour s’en éloigner infiniment [du péché], comme une personne qui, sans penser à quitter un lieu, ne ferait autre chose qu’avancer toujours plus vers un qui lui serait tout à fait opposé, et sans penser ni regarder si elle s’éloigne de ce lieu, marchant seulement et avançant vers celui qui lui est contraire, s’en trouverait enfin peu à peu très éloignée : si cette personne voulait regarder si elle s’éloigne, elle ne le pourrait faire sans se retarder, et son retardement durerait autant que son retour vers le lieu qu’elle abandonne, de sorte que si elle regardait toujours ce lieu ,elle resterait toujours arrêtée ; ou, si elle marchait, elle marcherait infailliblement vers ce qu’elle a quitté. Cela est clair. Cependant c’est ce que l’on fait faire aujourd’hui aux âmes : l’on veut, dit-on, qu’elles se quittent elles-mêmes et on les tient toujours courbées vers elles-mêmes et l’on veut qu’elles en soient toujours occupées. C’est une chose impossible ; il faut donc les porter à [24] demeurer toujours auprès de Dieu, n’envisageant que Lui, ne se regardant jamais elles-mêmes, ni aucune créature. Lorsque l’on en use de la sorte, l’on vient aisément à bout de tout et l’on se trouve insensiblement séparé de soi et de toutes les créatures.
V.11. Je vous dis : Levez-vous, prenez votre lit et vous en allez dans votre maison.
V.12. Il se leva aussitôt, emporta son lit et s’en alla devant tous [...].
[25][...] Il faut que le cœur soit premièrement gagné, qu’il soit tourné vers son Dieu, qu’il soit animé de Son Esprit : alors toutes les actions du dehors seront vivantes. Je n’entends pas parler ici de la grâce commune, car je sais que toutes les actions qui ne sont pas faites en péché mortel sont des actions vivantes, mais je parle d’un certain principe vivifiant que toutes les personnes intérieures éprouvent, d’un germe de la présence de Dieu qui donne vigueur et vie à tout ce que l’on fait.
Chapitre IX
V.33. Mais ils se turent, parce que le sujet de la dispute qu’ils avaient eue pendant le chemin était qui d’entre eux était le plus grand.
[...] Rien ne nous possède si fort que le désir d’être quelque chose. Nous aspirons tous à cela. Ceux qui le font, ce semble, avec plus de justice sont les personnes spirituelles qui ne tendent qu’à s’élever dans l’ordre de la grâce. Les gens du monde ambitionnent d’être [65] quelque chose dans le monde, et de s’y faire distinguer. Les religieux de même dans leur ordre. Les gens savants veulent paraître, et les personnes spirituelles ne tendent qu’à s’établir dans l’être moral et vertueux. Mais où en trouve-t-on qui tendent à n’être rien ? [...] La profondeur de notre bassesse fait notre plus grande élévation parce qu’elle donne lieu à Dieu d’être tout en nous. […]
V.49. Ayez du sel en vous-mêmes, et gardez la paix entre vous.
[72] ...nul être ne peut être créé qu’il ne soit nécessairement un écoulement de ce Verbe ; tous ceux qui auront le bonheur de vivre de la vie divine se trouveront réunis agréablement avec cette seule vie du Verbe dans l’unité de Dieu seul, avec d’autant plus d’agrément et de profondeur qu’ils auront donné plus de lieu à cette vie immense du Verbe de s’étendre en eux, de sorte que l’étendue de cette vie du Verbe en l’âme sera l’étendue de la béatitude de cette créature.
Cette vie du Verbe, ayant par sa nature une immensité parfaite, lorsque l’âme la restreint par quelque propriété, la vie du Verbe est en elle comme dans un état violent, mais, lorsque la propriété est ôtée, cette vie s’étend plus ou moins selon que cette propriété est parfaitement arrachée et qu’il se trouve moins d’obstacles, dilatant l’âme par sa vertu à mesure qu’Il Se communique à elle, et plus cette âme s’étend, plus le Verbe s’écoule abondamment en elle, de manière que dans les bienheureux il n’y aura nulle résistance qui empêche cet écoulement de la vie du Verbe en eux ; ce qui fera que tous les saints n’ayant qu’une même vie, auront tous part au commerce ineffable de la Trinité par lequel cette vie du Verbe s’écoulera toujours plus en eux sans que l’éternité la puisse épuiser. Et, comme ils seront sans propriété, cette même vie du Verbe les fera toujours écouler en l’unité de Dieu seul, comme elle s’y écoule sans cesse elle-même, en naissant incessamment, et y recoulant incessamment, en sorte qu’il n’y a pas le moindre instant entre la réception de la vie du Père communiquée au Verbe et cette même [73] vie du Verbe recoulée dans le Père. Toute l’éternité a fait et fera ce flux et reflux égal et infini, qui n’ayant ni commencement ni fin, ni interruption, fait une égalité parfaite entre la Personne qui communique et Celle à qui il est communiqué.
Le Verbe ne reçoit donc rien qu’Il ne communique. Et quoique, comme Personne, il soit vrai de dire qu’Il reçoit tout du Père et qu’Il n’a rien qui ne Lui soit communiqué du Père dans l’unité d’essence, toutefois, il est aussi principe dans les communications mêmes qu’Il reçoit sans qu’il y ait un instant de division entre la réception et la communication, parce que, recevant tout de Dieu le Père, qui Se communique au Verbe sans réserve, Il rend tout à ce Père sans réserve ; et, en Lui rendant et recevant, Il recoule en Lui en unité de principe pour produire un Dieu aussi grand et en tout égal à cet unique principe. Parce qu’Il rend tout ce qu’on Lui donne, tout se trouve consommé dans une seule et divine essence qui demeure toujours une, quoique les communications nécessaires en Dieu fassent incessamment et nécessairement la distinction très réelle, sans qu’il y ait aucun instant entre l’Unité de l’essence et la Trinité des Personnes. L’Unité n’a point été devant la Trinité, ni la Trinité n’est point autre que l’Unité, quoique les personnes de la Trinité dans l’Unité d’un même Dieu soient véritablement distinctes, de sorte que cette Unité et Trinité dans ses opérations internes a toujours été, est, et sera la même.
Il y a eu un temps où cette vie divine d’Unité et de Trinité a voulu s’écouler et répandre au-dehors. C’est pourquoi Dieu a créé des [74] sujets propres à communiquer cette vie [75] …tous les hommes justes participent excellemment à cette vie du Verbe qui est un écoulement continuel. Mais comme le Verbe rend incessamment ce qu’on Lui communique, il faut de même que l’homme rende incessamment ce qui lui est communiqué.
[...] Il faut donc que l’homme, et tous les êtres qui ont une vie, rendent ce qu’ils reçoivent, ou qu’ils cessent de recevoir, car, quoique le Verbe soit communicatif de Sa nature, Il ne peut communiquer que pour rendre, et Il ne peut communiquer aux hommes qu’à mesure qu’ils rendent ce qu’ils reçoivent, parce que, si l’homme pouvait retenir quelque chose de ce qui lui est communiqué, par là il détruirait une partie de Dieu autant qu’il en est capable ; de même que si le Verbe pouvait retenir et ne pas S’écouler dans Son Père, et avec Lui dans le Saint-Esprit, il faudrait que Dieu fût détruit, ce qui est impossible. De sorte qu’il faut nécessairement que tous les êtres possibles communiqués par le Verbe s’écoulent en Dieu. Cela est clair.
C’est pour cette raison que la propriété est entièrement et directement opposée à Dieu, parce qu’elle veut retenir cette vie du Verbe et se l’approprier, ce qui est impossible. Il faut qu’elle arrête les communications divines, plus ou moins, selon que la propriété est [76] forte ; de plus elle prive Dieu de la plus grande gloire qu’Il puisse avoir au-dehors, qui est de communiquer Sa vie. C’est pourquoi la propriété rend l’homme criminel et est la source de tous les désordres.
[77][...] Lorsque la propriété n’est pas mortelle, l’âme n’est pas alors comme un canal bouché qui ne peut rien recevoir ni rien rendre, mais elle est comme un canal étroit, plus ou moins selon que la propriété est forte, en sorte qu’il y en a en qui le Verbe ne S’écoule qu’à peine et d’une manière si petite qu’il s’en faut peu que le canal ne soit entièrement bouché. Mais lorsque la propriété est arrachée, rien n’empêche plus ce canal de recevoir et de rendre ce qu’il reçoit, et ce qui est admirable, c’est qu’en perdant la propriété, il perd toute restriction et il contracte une qualité souple et pliable propre à être étendue. […]
Chapitre X
V.15. Je vous dis en vérité que qui ne recevra pas le Royaume de Dieu comme un enfant, n’y entrera point.
[82][...] L’état d’enfance est, pour le dedans, une simplicité parfaite, un oubli de tout ce qui nous concerne ; pour le dehors, un abandon total à tout ce qui arrive, sans rien prévoir ni penser, recevant les biens et les maux comme Dieu les envoie. Un enfant ne pense ni à être une chose ni une autre, il ne pense pas même s’il vit ou comme il vit ; il laisse faire de lui tout ce que l’on veut ; s’il est tombé par terre, il ne peut se relever si l’on ne le relève. L’enfant agit tout naturellement et dans la simplicité de la création, il est exempt de duplicité et de malice. Voilà comme on en doit user, ou plutôt c’est l’état où il faut être, car ce n’est point une chose pratiquée avec soin et gêne, mais c’est une chose qui est donnée tout naturellement et qui vient de l’état simple où l’âme est mise. […]
V.52. Allez, dit Jésus : Votre foi vous a sauvé. Il [l’aveugle] vit en même temps, et suivait Jésus dans le chemin.
[...][91] Jésus-Christ lui dit : Allez, votre foi vous a sauvé, parce qu’il n’y a que la foi seule qui puisse guérir l’aveuglement de l’esprit. La foi paraît ténèbres parce qu’elle aveugle par sa clarté les yeux de la raison ; et la raison paraît lumineuse parce que l’on distingue quelque lueur. Il faut pour guérir cet aveuglement (que l’on prend pour lumière) que la lumière de la foi vienne peu à peu, comme un beau soleil, absorber dans sa lumière ces petites étoiles de la raison et les éteindre par l’excès de sa lumière. Ce n’est pas que les étoiles n’aient toujours leur même lumière, mais c’est que la lumière du soleil est si forte, qu’elle surmonte si absolument la lumière des étoiles qu’elle paraît les obscurcir : elles ont pourtant les mêmes lumières par rapport à elles-mêmes, mais elles sont en obscurité par rapport au soleil. Il en est de même de la raison et de la foi : lorsque le soleil de la foi se lève par une grâce plus forte et plus abondante, il paraît obscurcir les lumières de la raison. Il faut nécessairement que la foi surmonte la raison, sans quoi, quelque éclairés que nous paraissions à l’égard de nous-mêmes, nous serons toujours très aveugles à l’égard de Dieu ; mais dès que la foi est parfaite et que par son moyen l’on a trouvé Jésus-Christ, l’on est d’abord éclairé de la vérité et l’on marche à sa suite. […]
Chapitre XII
V.34. Jésus, voyant qu’il avait sagement répondu, lui dit : vous n’êtes pas loin du Royaume de Dieu […].
[100][...] Avoir l’expérience de l’amour, c’est être dans le Royaume de Dieu. C’est pourquoi il est si nécessaire et si sûr de s’y prendre par le cœur, parce que tout consiste dans l’amour. L’amour est dans le cœur, il faut donc aller à Dieu par le cœur et non par l’esprit.
Chapitre I
V.41. Aussitôt qu’Elisabeth eût entendu la voix de Marie qui la saluait, son enfant tressaillit de joie dans son sein et elle fut remplie du Saint-Esprit.
[153][...] Sitôt qu’une personne en qui Jésus-Christ est formé s’approche d’une autre qui est bien disposée, elle lui communique un certain principe vivifiant qui remplit son âme de joie et de contentement. Il s’opère en elle une grâce qu’elle ne comprend pas, mais que les personnes d’expérience savent bien. […]
V.53. Il a rempli de biens ceux qui étaient affamés et a renvoyé vides ceux qui étaient riches.
[...] C’est de cette sorte que s’explique [164] en très peu de mots toute l’économie de la vie spirituelle. Dieu s’applique à vider ce qui est plein et à remplir ce qui est vide. Ces deux mots comprennent seuls tout ce que l’on peut dire de la vie intérieure. Il faut donc laisser Dieu remplir les vides et vider la plénitude. L’on laissera plus aisément remplir le vide que l’on ne laissera vider la plénitude, et c’est là l’endroit où presque toutes les âmes manquent, se laisser vider à Dieu. Dieu, pour combler les affamés de biens, que fait-Il ? Il les remplit de Lui-même. Mais lorsqu’Il veut vider ces riches de la plénitude de leurs richesses, Il semble les renvoyer et les éloigner de Lui, et cet éloignement cause peu à peu leur vide. Lorsque l’on sait ce secret de se laisser remplir et vider, il n’y a plus de difficulté pour toute la vie intérieure.
V.76. Et vous, petit enfant, vous serez appelé le prophète du Très-Haut car vous irez devant le Seigneur pour Lui préparer Ses voies.
[172] Il n’y a que l’état d’enfance et d’innocence qui puisse préparer les voies au Seigneur : il faut devenir enfant afin qu’Il vienne en nous. O, que les âmes qui entrent dans les voies de l’enfance spirituelle sont heureuses ! Elles avancent plus en un mois par cette voie qu’en toute autre en je ne sais combien d’années ; elles entrent dans une liberté parfaite, elles sont les prophètes du Très-Haut : ce sont ces enfants qui annoncent la vérité de Dieu et qui la proclament partout pour le Très-Haut [222] et pour Celui qui doit seul dominer parce que ces enfants ne prennent rien et ne s’approprient rien.
V.77. En donnant à son peuple la connaissance du salut afin qu’il reçoive la rémission de ses péchés.
C’est cet état d’enfance qui peut seul donner la connaissance du salut, bien différente de tout ce que l’on s’imagine. O que la connaissance et l’expérience que ces enfants en ont, est bien autre que celle que tous ces docteurs s’imaginent ! Et c’est dans cet état d’enfance que l’on reçoit le pardon de tous ses péchés, en sorte qu’ils demeurent si oubliés et si effacés qu’ils [173] paraissent comme étrangers à l’âme, et elle se trouve dans une heureuse impuissance de les commettre.
V.78. Par les entrailles de la miséricorde de Dieu qui ont porté le Soleil levant à nous visiter d’en-haut.
Mon Dieu ! Que ceci est expressif ! Les seules entrailles de la miséricorde de Dieu, qui ne consultent que Sa bonté dans les grâces qu’Il nous veut faire, sans regarder en nous ni mérite, ni démérite, nous ont fait cette miséricorde signalée d’envoyer ce Soleil divin se lever, et dissiper peu à peu les ténèbres de notre ignorance et du péché, comme le soleil de la nature dissipe peu à peu les ténèbres de la nuit. Et c’est là l’état de l’âme en qui Jésus-Christ Se lève pour y communiquer Sa vie et Sa lumière par une grâce qui ne peut venir que des entrailles d’un Père tout plein de bonté.
V.79. Pour éclairer ceux qui sont assis dans les ténèbres et dans l’ombre de la mort, pour conduire nos pieds dans le chemin de la paix.
Mais ce divin Soleil ne se lève dans l’intérieur que pour éclairer ceux qui savent demeurer assis et se reposer par un abandon total dans l’état de mort, et dans les plus épaisses ténèbres ; l’âme n’est pas plutôt en paix dans son sépulcre, sans vouloir être autrement que ce qu’elle est dans la volonté de Dieu, que ce divin Soleil, Jésus-Christ, se lève dans cette âme pour l’éclairer et la faire marcher dans le chemin de la paix, exempte de tout trouble, de toute crainte, dans une entière liberté. […]
Chapitre II
V.35. Vous en aurez vous-même l’âme percée d’une épée de douleur afin que les pensées de plusieurs soient découvertes.
[195][...] Il faut savoir que les mères spirituelles dont Dieu Se sert pour enfanter les âmes à Jésus-Christ les enfantent en Lui avec des douleurs inconcevables. Dieu leur fait porter toutes les infidélités de leurs enfants : sans qu’Il le leur déclare, elles ne peuvent l’ignorer par le contrecoup qu’elles en ressentent [223]. […]
Chapitre III
V.5. Toute vallée sera remplie ; toute montagne et toute colline sera abaissée ; les chemins tortus [224] deviendront droits, et les raboteux, unis.
[208][...] Ensuite l’Ecriture ajoute que toute vallée sera remplie, parce que la véritable disposition à la plénitude, c’est le vide absolu : plus il y a de profondeur de vide, plus il y aura de plénitude. Mais il faut remarquer que l’Ecriture ne fait point dire à saint Jean : “Videz-vous et vous serez remplis”, comme elle lui fait dire de la pénitence : c’est que la pénitence est toujours une opération active de la créature aidée et secourue de la grâce ; mais le vide ne se peut jamais opérer par la créature, non plus que la plénitude : c’est une chose passive pour l’âme. C’est pourquoi saint Jean dit que toute vallée sera remplie, parce qu’il n’y a que Dieu qui puisse remplir le vide comme il n’y a eu que Lui qui l’ait pu opérer. Ainsi il est ajouté : Toute montagne et toute colline sera abaissée ; les chemins âpres, rudes et inégaux seront rendus aisés, unis et faciles. L’on ne trouvera plus de peine dans tout ce qui paraissait autrefois de plus difficile, parce que tout ce qu’il y avait de tortu et de gauchissant sera redressé par une entière droiture et simplicité. Dès que l’âme est dans cette parfaite droiture et simplicité, qu’il n’y a plus rien en elle qui gauchisse, ô, alors il n’y a plus rien pour elle d’âpre ni de difficile : c’est pourquoi le Prophète-Roi disait : Lorsque Vous aurez étendu mon cœur, je courrai dans la voie de Vos préceptes [225]. Lorsque ce qui était élevé est abaissé et que les vides sont remplis, que toutes les inégalités sont ôtées, il se fait un chemin uni très large et spacieux qui est une dilatation et étendue pour l’âme, qui la fait courir sans craindre aucune chute. […]
Chapitre V
V.6. Les ayant jetés [les filets], ils prirent une si grande quantité de poissons, que leurs filets se rompaient.
[224][...] Mais quand faut-il pêcher et entrer dans l’état apostolique ? Lorsqu’on a travaillé toute la nuit inutilement, c’est-à-dire qu’il faut avoir passé la nuit de la foi la plus obscure et la plus nue, en sorte qu’ayant vu par sa propre expérience l’inutilité de son travail, l’on désespère absolument de soi-même. Tel était saint Pierre lorsqu’il dit à son Maître qu’il avait travaillé inutilement toute la nuit. Ce travail de la nuit est que l’âme se voyant dans une si étrange obscurité et nudité cherche par son travail à se procurer quelque chose : se voyant si inutile, elle voudrait s’employer au-dehors à quelques œuvres de charité, elle voudrait faire quelque chose pour Dieu, mais son travail demeure infructueux, parce qu’il n’est pas de l’ordre de Dieu. L’âme voyant donc ses tentatives inutiles, elle entre dans une si grande défiance de son travail qu’elle ne pense plus à rien faire qu’à demeurer en repos dans la barque de l’abandon, lorsque, tout à coup, le Maître lui ordonne de sortir de ce repos et d’agir au-dehors. Elle s’en défend d’abord, alléguant son impuissance ; cependant par une démission totale de son propre esprit et par une perte entière de volonté, aussi bien que par une lumière qui est donnée, alors que le peu de succès de son travail n’est venu que parce qu’elle agissait par elle-même et qu’elle n’était pas assez soumise à son Dieu, elle s’abandonne à Lui de nouveau en Lui disant : Je m’en vais jeter le filet sur Votre parole, je n’agirai plus moi seule, ce sera Vous qui agirez, ce ne sera plus cette parole stérile et inféconde qui parlera, ce sera Votre parole toujours puissante et efficace, [225] par laquelle tout est fait et sans laquelle rien n’est fait. O ! de tout mon cœur, je veux bien jeter le filet sur Votre parole, je jetterai le filet et Vous ferez la capture, je serai l’organe de la parole, mais c’est Vous, qui êtes la parole, qui Vous insinuerez dans le cœur et qui produirez tous les effets que Vous prétendez. C’est de cette manière que doit agir l’homme apostolique : tant qu’il veut faire quelque chose par lui-même, il ne fait rien, mais sitôt qu’il cesse d’être et d’opérer et qu’il n’est qu’un faible instrument, ô, c’est alors que se font les merveilles ; aussi l’Ecriture ajoute-t-elle qu’ils prirent une si grande quantité de poissons que leurs filets se rompaient. […]
V.8. Simon Pierre voyant ce miracle, se jeta à genoux en disant : Seigneur, retirez-vous de moi, parce que je suis un homme pécheur.
[227][...] Les âmes encore commençantes se soutiennent et se flattent dans les grandes choses que Dieu opère par elles, elles en ont une certaine joie et vigueur secrète et, quoiqu’elles ne veuillent pas se les attribuer, elles en conservent un certain soutien foncier qui les met dans une assurance secrète de la bonté de leur voie. Il n’en est pas de même des âmes avancées et qui éprouvent leur propre corruption : les grandes choses que Dieu fait par elles les anéantissent étrangement, et il semble que ce soit une nouvelle lumière qui ne serve qu’à leur mieux faire discerner leur ordure et leur bassesse. Les faveurs leur sont plus insupportables que les plus extrêmes châtiments ; et cela dure jusqu’à ce que l’âme vienne à un état d’une parfaite insensibilité, qu’elle n’ait plus ni peine ni plaisir dans ces choses parce qu’elle ne se voit plus elle-même ni Dieu agissant par elle, mais elle est évanouie et disparue ; elle ne se distingue plus dans aucun bien. Le premier état est celui d’une âme vivante dans les grâces de Dieu, qui prend tout en vie et en soutien ; le second état est celui d’une âme mourante qui prend tout en mort et en anéantissement ; mais le troisième est l’état d’une âme anéantie, qui n’est plus et ne subsiste plus en quoi que ce soit, et c’est l’état où il faut être lorsque l’on est établi dans l’apostolat, sans quoi l’on ne pourrait point remplir son ministère. Le premier état nous rendrait propriétaire de ce que Dieu ferait en nous et par nous ; le second nous empêcherait d’agir en pleine liberté par la vue de notre bassesse : mais le troisième fait que l’âme ne s’arrêtant ni à ce qu’elle est, ni à ce qu’elle n’est pas, exécute dans une pleine liberté d’esprit toutes les volontés de Dieu. [...].
Chapitre VII
V.37. Or il y avait dans la ville une femme pécheresse, qui, ayant su qu’il mangeait chez le Pharisien, y apporta un vase d’albâtre plein d’huile de parfum.
[249][...] La pureté de l’amour fut si prompte en Madeleine qu’il n’y eut point d’instant en elle entre la pécheresse et l’amante. Jésus-Christ la regarda et, comme l’héliotrope, elle fut fidèle à suivre le mouvement du Soleil et à se tourner à ses regards. O ! regards si pénétrants et si puissants ! ils fondent d’abord la glace la plus endurcie. O si nous voulions bien nous exposer à ces divins regards ! Nous serions en un instant changés de démons en anges. Si Madeleine n’avait pas suivi l’avis de sa soeur qui la porta à aller écouter Jésus, elle n’aurait pas été le modèle de toutes les âmes intérieures. Madeleine ne fit que deux choses pour entrer en un état si sublime : elle s’approcha de Jésus-Christ, s’exposant doucement à Ses regards divins qui lui dardèrent des rayons si vifs et si pénétrants que son cœur se fondit ; ensuite elle L’écouta. Elle s’exposa et écouta : voilà la préparation que Madeleine fit à un état si sublime, mais elle n’eut pas plutôt écouté qu’elle put dire avec l’épouse : Mon âme s’est fondue sitôt que mon bien-aimé a parlé [226] ; elle fut dès lors fondue et liquéfiée, parce que le feu fut si ardent qu’il fit en Madeleine la plus forte opération de l’amour, et il fit par son ardeur et sa véhémence en cette amante fortunée ce qu’il fait dans les autres par sa longueur [227].
Chapitre X
V.40. Marthe qui s’occupait avec empressement à divers services, se vint présenter devant Jésus et Lui dit : Seigneur, ne considérez-vous point que ma soeur me laisse servir toute seule ? Dites-lui donc qu’elle m’aide.
V.41. Mais Jésus lui répondit : Marthe, Marthe, vous vous empressez et vous vous troublez de beaucoup de choses.
V.42. Cependant une seule chose est nécessaire : Marie a choisi la meilleure part qui ne lui sera point ôtée.
Ah ! mes frères, qui combattez la voie intérieure ou qui ne voulez pas y entrer, ce seul passage ne devrait-il pas vous convaincre de sa nécessité et de son avantage ? Tout ce qui a été dit jusqu’à présent dans l’Ancien et le Nouveau Testament est presque tout renfermé dans ces paroles : quitter la multiplicité, le soin, le souci, l’empressement, pour entrer dans la simplicité, l’unité, l’abandon, le délaissement, la [285] paix, la tranquillité et le silence ; quitter la multiplicité et le trouble de l’action pour entrer dans le repos de la contemplation, après quoi on sera en état de pratiquer une vie mixte qui est d’être au-dehors dans l’action sans sortir du repos de la contemplation.
Tout le mal est que l’on a voulu faire deux états différents et séparés de deux états qui doivent se trouver réunis dans un même, mais qui ne le peuvent être que dans leur temps. L’action n’est pas mauvaise : il n’y a que l’empressement de l’action. Or cette action n’est empressée que parce qu’elle ne part pas d’un fond simple et anéanti. Il faut, pour que l’action soit bonne, qu’elle imite celle de Dieu ; c’est pourquoi Jésus-Christ nous dit : Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait. Dieu est un et multiplié : il faut être de même, un par l’union du dedans et multiplié par le dehors dans la volonté de Dieu. Mais comme cette multiplicité pour le dehors ne doit être que lorsque Dieu nous y engage par Lui-même, nous devons toujours tendre de nous-mêmes à l’unité. Jésus-Christ, le parfait modèle que nous devons suivre, a été trente ans caché avant que de se donner au-dehors pour nous apprendre qu’il faut être entièrement établi dans l’intérieur avant que de se répandre dans l’extérieur. […]
Chapitre XXII
V.65. Et ils proféraient beaucoup d’autres blasphèmes contre Lui.
[412] Cette face n’est autre que la Divinité de Jésus-Christ qui se trouve imprimée en tous les hommes [...] Nous avons été prédestinés pour être conformes à cette image et Dieu n’a pu avoir d’autre dessein dans tout le bien qu’Il fait aux hommes que de les disposer par là à laisser retracer sur eux cette image qui ne se peut point retracer sur une planche mouvante ni sur un fond agité et troublé, mais sur une âme paisible et tranquille. Comme l’eau troublée ne peut point recevoir l’image du soleil telle qu’elle est : il n’y a que celle qui est claire et paisible. Or l’eau ne s’éclaircit point par quelque effort ; au contraire tout ce que l’on pourrait faire par là ne servirait qu’à la troubler : il faut la laisser [413] reposer, rasseoir et tranquilliser. Une petite pierre jetée dans une eau bien calme ne sert qu’à la troubler et y faire des rides ; de même une petite action propre brouille ce fond paisible et, plus l’action est forte, plus ce fond et cette belle eau (est) sont troublé(e)s. Mais lorsque rien n’empêche ce beau Soleil de s’imprimer en nous, c’est alors que nous ne pouvons plus rien craindre. […]
Chapitre XXIII
V.47. [...] Je remets Mon esprit entre Vos mains. Et disant ces paroles, Il expira.
Toutes ces choses n’arrivèrent pas plutôt à la mort de Jésus-Christ que Jésus-Christ, faisant une remise de Son âme et de Son esprit entre les mains de Son Père, expire. L’âme n’est pas plus tôt dans cet état que, finissant son sacrifice par un délaissement total de tout elle-même, elle expire heureusement entre les bras de l’amour. Mais pourquoi Jésus-Christ dit-Il en mourant ces paroles si mystérieuses : Mon Père, je remets mon esprit entre Vos mains ? C’est pour apprendre à toutes les âmes abandonnées et sacrifiées que, sitôt qu’elles cessent de vivre en elles-mêmes, leur âme passe en Dieu et que Dieu reçoit en Lui cette âme de qui la partie inférieure demeure délaissée dans la pâleur et dans la faiblesse de la mort, comme l’âme de Jésus-Christ fut reçue dans le sein de Dieu dans le temps même que Son corps était froid et abandonné de vie et de soutien. Il en est de même de l’âme en cet état : la partie supérieure est unie à Dieu pendant que l’inférieure reste quelque temps dans le froid de la mort ; mais sitôt que la mort mystique est achevée, l’âme, sans délai, est reçue entre les mains de Dieu, quoiqu’elle ne soit pas pour cela transformée, ce qui ne se fait que par l’anéantissement total après la mort, et c’est la différence de l’union à la transformation. Il faut remarquer que, comme nonobstant que le corps de Jésus-Christ fût mort, la Divinité n’en fut point séparée et la division de l’âme et du corps de Jésus-Christ ne fit point de séparation de la Divinité, qui resta toujours unie au corps et à l’âme de [429] même aussi, quoique la partie inférieure reste dans la mort, elle ne laisse pas de participer à l’union de la partie supérieure ; mais c’est en mort totale en sorte qu’elle n’en connaît et n’en distingue rien. […]
Chapitre XXIV
V.36. Lorsqu’ils s’entretenaient de la sorte, Jésus Se présenta Lui-même au milieu d’eux, et leur dit : La paix soit avec vous ; c’est Moi ; n’ayez point de peur.
...Tout ce qui regarde un bien futur et un avantage auquel on peut prétendre, ou comme don, ou comme récompense, est l’objet de l’espérance et de la foi, et non pas de l’amour qui aime aveuglément et sans autre vue que celle d’aimer : il aime non une chose future et qui doit être, mais une chose qui est. L’amour fait sa résidence dans la volonté, qui est une puissance souveraine mais aveugle, qui ne peut rien regarder dans l’amour que l’amour même qu’elle goûte et qu’elle voit en goûtant, le discernant par son goût et par son expérience et non par ses yeux ; c’est pourquoi l’amour, même le profane, est peint avec un bandeau sur les yeux pour marquer que le véritable amour n’a point [445] d’yeux : il aime et c’est assez. Ceux qui condamnent si fort les personnes qui aiment Dieu pour Lui-même et qui ne peuvent point penser au Paradis ni le désirer, non plus que craindre l’enfer, ne voient pas qu’elles se méprennent beaucoup en ce point, faute d’avoir fait attention que le désir du ciel est l’objet de l’espérance aussi bien que les promesses futures sont l’objet de notre foi, et que, la foi et l’espérance étant jointes ensemble, l’une croit ce qui est promis et l’autre l’espère. Mais la charité ne peut point envisager tout cela : elle ne peut qu’aimer et lorsque l’âme est fort avancée et réduite dans l’unité et qu’elle commence déjà à devenir une, peu à peu l’entendement et la mémoire perdent, ce semble, leurs fonctions et se trouvent tomber dans l’unité de la seule volonté ; alors ils perdent aussi tout objet distinct et il ne reste que le seul objet de la volonté sans autre objet distinct : tout se trouve réuni dans la seule volonté qui, étant la puissance souveraine, attire après elle les deux autres et se les unit, ce que les autres puissances ne peuvent point faire ; elles peuvent bien émouvoir la volonté mais jamais se l’unir et la surpasser, comme la volonté absorbe les autres puissances. Or, comme la foi appartient à l’entendement et l’espérance à la mémoire, ces deux vertus, par la réunion des deux puissances, se trouvent absorbées et surmontées par la seule charité qui se les unit, mais comme une souveraine qui prend le dessus et les change en elle, de sorte que, lorsque tout est en unité, la foi et l’espérance disparaissent quant à l’usage, quoiqu’elles restent quant à l’habitude, et il ne reste que la seule charité qui, ayant tout [446] surmonté, agit en souveraine et est réunie en son seul objet présent et non futur. Or cet objet est Dieu, qui est toujours présent, et le Ciel et la gloire future ne peu[ven]t point être l’objet de la charité, qui ne peut aimer que ce qui se peut posséder et que ce qui est : elle aime et jouit, et, quand elle ne jouirait pas, elle aimerait.
C’est ce qui fait que, dans le ciel, il n’y a plus ni foi ni espérance : tout est perdu et absorbé dans la seule charité, non seulement parce que la jouissance fait perdre la foi et l’espérance, puisqu’un objet présent n’a pas d’espérance ni de foi, mais aussi parce que tout est dans l’unité qui est la pure charité. Or, plus on approche de l’unité, plus on sent perdre toute foi et espérance, et lorsque l’âme est réduite en unité, elle ne distingue plus ni foi ni espérance, tout étant réuni dans la seule volonté où la jouissance de son objet et son expérience semblent (et il est vrai) éteindre la foi et l’espérance ou, plutôt, les surmonter par la seule charité. Or comme celui qui demeure en charité demeure en Dieu, celui qui demeure en Dieu Le possède nécessairement et Le possédant, il ne peut ni Le désirer ni vouloir Le posséder davantage, parce que la possession ôte tout désir. Celui qui peut encore désirer ne possède pas. Or dans le ciel, la foi ne sera plus l’objet de l’entendement, mais la claire connaissance ; l’espérance ne sera plus l’objet de la mémoire, mais la jouissance absorbera tout : un regard ferme et toujours direct en Dieu éclairera tout sans qu’il soit besoin d’exercer la mémoire. Toutes les puissances subsisteront, quoique leur objet change quant à ce qui regarde la foi et l’espérance, qui seront perdues dans la vue et dans la [447] possession, mais la charité subsistera seule et sera perfectionnée en Dieu où tout se trouvera réuni dans le même Dieu, qui absorbe tout en lui, perdant l’âme incessamment en Lui-même, et la transformant de clarté en clarté et d’amour en amour.
C’est ce bonheur ineffable qui se commence dès cette vie sitôt que tout est réuni dans la seule charité et, l’âme y étant établie, elle demeure dans cette charité et demeurant dans la charité elle demeure en Dieu, car Dieu est charité [228]. Si cela est de la sorte, comme l’on n’en peut douter, celui qui demeure en Dieu possède Dieu et en est possédé ; le possédant, il ne L’espère et ne Le désire plus. On dira qu’il désire une plus grande possession : cela ne peut point être parce qu’il est dans un rassasiement parfait qui ôte toutes pensées et tous désirs ; ce rassasiement ne vient pas de ce qu’il ne peut croître en amour, car il peut toujours augmenter dans ce même amour, mais de ce que, l’âme étant pleine selon sa capacité, et ne pouvant contenir davantage que ce qu’elle a, elle ne peut rien désirer davantage. Elle augmente cependant toujours en charité, parce que Dieu étend et dilate toujours davantage cette capacité réceptible [sic] , mais cela ne cause ni vide ni désir car, à mesure qu’Il l’élargit, Il l’emplit, et en l’emplissant, Il l’étend et l’accroît toujours davantage de sorte qu’elle augmente incessamment sans cesser d’être pleine, la même opération qui fait la plénitude faisant la dilatation. Mais cette dilatation ne se peut faire que par la perte de la propriété : alors tout est facile et rien ne fait plus de peine, il n’y a plus de chute, car l’âme est toujours, non seulement en charité mais en plénitude de charité. C’était la connaissance qu’en avait David qui lui faisait dire : Lorsque Vous aurez étendu mon cœur, je courrai dans la voie de Vos préceptes sans que rien me fasse tomber.
Chapitre I
V. 5. Et la lumière luit dans les ténèbres, et les ténèbres ne l’ont point comprise. [Tome IV, 7]
Cette lumière, Jésus-Christ lumière du Verbe, luit dans les sacrées ténèbres de la foi. L’âme est pénétrée de la lumière de la vérité, mais elle ne la distingue pas. Ces ténèbres sont pleines de cette lumière, quoiqu’elles restent toujours ténèbres à l’égard de la créature, à cause de sa faiblesse. Et elle ne comprend pas la lumière, parce qu’elle surpasse ses ténèbres, et qu’elle est plus grande qu’elles ; elle les absorbe comme on voit la lumière du soleil aveugler les yeux de ceux qui le regardent et les mettre en ténèbres, sa lumière étant si forte qu’elle met toutes les autres lumières en ténèbres. O sacrées ténèbres de la foi ! La lumière qui vous éclaire est si forte que, ne la comprenant pas, vous croyez toujours être dans les ténèbres. C’est une chose admirable que les âmes de foi, étant les plus éclairées de toutes, comme leur lumière surpasse toutes les lumières : elles croient n’avoir point de lumière, parce qu’elles n’en ont point de distinctes. Au lieu que les âmes qui ont des lumières et des connaissances distinctes paraissent très éclairées quoiqu’elles le soient très peu.
V. 10. Il était dans le monde et le monde a été fait par Lui, et le monde ne l’a point connu. [9]
C’est une chose étrange que cette divine lumière soit en tous les hommes et que presque tous les hommes l’ignorent : Elle est dans le monde, et le monde la fuit et la condamne. Le monde a été fait par Jésus-Christ, tout a été fait par Lui et sans Lui rien n’a été fait, et cependant l’on craint de se laisser conduire par Lui. Quoi ! craindre de laisser gouverner une chose par Celui qui l’a faite ! L’ignorance de l’Esprit du Verbe en nous, et de Sa lumière, cause tous les maux.
V. 11. Il est venu chez Lui et les Siens ne L’ont point reçu. [10]
Nous sommes tous la demeure de Dieu [229]. Il est venu demeurer et habiter en nous, selon le témoignage qu’Il en rend Lui-même : Nous viendrons, dit-Il, à lui et nous ferons notre demeure en lui [230]. Il est donc venu dans le cœur de l’homme comme dans une maison où Il désirait de demeurer, parce que Ses délices sont d’être avec les enfants des hommes [231].
V. 12. Mais Il a donné le pouvoir à tous ceux qui L’ont reçu de devenir enfants de Dieu, à ceux qui croient en Son nom. [11]
[...] Recevoir Jésus-Christ dans son cœur, et bannir tout ce qui peut Lui en empêcher l’entrée, se soumettre à Son empire souverain, se laisser conduire à Lui, demeurer en Sa compagnie, se laisser posséder par Lui, ô c’est un bonheur inconcevable. Ceux qui ont cet avantage ont celui de devenir enfants de Dieu, parce qu’ils participent non seulement, comme dit saint Paul, à l’adoption des enfants, mais, étant devenus un même esprit avec Lui [232], ils sont transformés en Son image [233].
V. 13. Qui ne sont point nés du sang, ni de la volonté de la chair, ni de la volonté de l’homme, mais qui sont nés de Dieu. [12]
Il est parlé ici de la naissance spirituelle et des productions dans les âmes. Il faut que l’intérieur et l’état, pour être conformes à la filiation divine, soient de Dieu. Ce ne sont point les gens charnels qui comprendront les choses de l’esprit, et les opérations qui viennent de la nature, du sang et de la chair, ne sont point celles qui nous rendent les véritables enfants de Dieu ; ni même celles qui partent de la volonté de l’homme : quoiqu’elles soient bonnes, elles ne portent pas la qualité d’enfants de Dieu, mais de fidèles serviteurs, ainsi qu’il est dit : bon et fidèle serviteur. Il faut qu’ils partent de Dieu, [13] que l’intérieur soit opéré par Dieu même, et qu’Il soit le principe de toutes nos actions. Nos enfants sont nos productions, mais afin que ce que nous produisons appartienne à Dieu par le droit de filiation, il faut qu’il soit aussi de Lui : toutes les actions qui viennent d’un principe charnel sont toutes charnelles ; celles qui viennent d’un principe humain sont humaines ; celles qui sont d’un principe vertueux sont vertueuses, et partent de la bonne volonté de l’homme aidée de la grâce ; mais celles dont Dieu est le principe sont divines ; et ainsi, pour que nous soyons nés de Dieu, il faut que nous soyons de nouvelles créatures[234] en Jésus-Christ, et que tout ce qui est de l’ancienne, qui sont les productions de la chair, et du sang, et de la volonté de l’homme, soit passé, perdu et écoulé. Il faut pour que nos actions appartiennent à Dieu, qu’Il en soit le principe.
V. 15. Jean rend témoignage de lui et il crie en disant : Voici Celui dont je vous disais : Celui qui doit venir après moi a été préféré à moi, ou élevé au-dessus de moi, parce qu’Il était avant moi [235].[14]
Saint Jean rend, comme il a été dit, témoignage de Jésus-Christ : la voie de la pénitence reconnaît que la voie intérieure, qui consiste à se laisser conduire à Jésus-Christ, est préférable à la sienne, qu’elle y a été préférée, parce que la conduite de Jésus-Christ est plus grande et plus élevée, et même plus ancienne, puisque c’était [15] celle qui était en Adam innocent, qui se laissait conduire à l’Esprit du Verbe avant la chute. La pénitence n’est que depuis le péché, et la motion divine est avant le péché. Dans la loi de grâce et dans la réparation, c’est cette motion divine qui a le premier rang, mais comme elle est empêchée par la péché, il faut que, sitôt que nous avons péché, la pénitence Lui vienne préparer la voie comme Il Se l’était préparée Lui-même dès le commencement des siècles : mais sitôt qu’elle a préparé la voie, elle doit laisser Jésus-Christ prendre la place, parce que cette voie de la conduite de Jésus-Christ est plus grande et plus ancienne que celle de la pénitence.
V. 18. Personne n’a jamais vu Dieu. C’est le Fils unique qui est dans le sein du Père qui L’a fait connaître. [16]
Et afin de nous porter à nous laisser conduire et animer par Jésus-Christ, l’Evangéliste nous avertit d’une chose : que ce n’est point par l’effort du raisonnement, ni par toutes les lumières naturelles que nous connaîtrons Dieu ; nul ne S’en peut rien figurer, et toutes les lumières les plus fortes des hommes n’ont servi qu’à faire paraître leur erreur, leur égarement et leur ignorance. Personne n’a jamais vu Dieu : il est donc inutile de croire que toutes nos connaissances nous en puissent donner une idée juste. [...] S’il n’y a que Jésus-Christ qui fasse connaître Dieu , laissons-Le donc agir en nous afin qu’Il nous Le fasse connaître en imprimant en nous Son image.
V. 25. C’est pourquoi ils lui demandèrent : D’où vient donc que vous baptisez, si vous n’êtes ni le Christ, ni Elie, ni le Prophète ?
V. 26. Jean leur répondit : Pour moi je baptise dans l’eau, mais il y en a un au milieu de vous que vous ne connaissez pas.
V. 27. C’est Lui qui doit venir après moi, qui m’a été préféré, et je ne suis pas digne de délier les cordons de Ses souliers. [19]
Les Pharisiens, qui ne faisaient cas que de l’extérieur de la pénitence et que de ce qui était extraordinaire, firent encore de nouvelles interrogations à saint Jean, qui attirèrent une réponse admirable : Pour moi, dit ce grand saint, comme figure de la pénitence et comme précurseur du Messie, je baptise dans l’eau, je sers seulement à purifier les dehors, et c’est à moi que vous vous attachez seulement, mais il y en a un au milieu de vous, Il est bien au milieu, puisqu’Il est dans votre cœur, dans le plus profond de vous-mêmes, et vous ne Le connaissez pas. N’est-ce pas une chose étrange qu’ayant en nous-mêmes un si grand bien nous l’ignorions ? Vous ne Le connaissez pas, leur dit saint Jean, et votre ignorance vous porte à me faire les interrogations que vous me faites. O si vous Le pouviez connaître et vous attacher à Lui, que vous seriez heureux ! Il est avant moi, puisqu’Il habite dans les âmes dès le moment de leur création : c’est pourquoi saint Jean dit qu’Il était dès le commencement. Il mérite d’être préféré à moi, et, quoique je paraisse purifier l’extérieur, je suis si peu de chose par rapport à Lui, que je [20] ne mérite pas de délier Ses souliers, c’est-à-dire de Lui donner entrée dans l’âme, et, s’il ne faisait Lui-même toute ma valeur et mon mérite, je serais très peu de chose : je n’ai de valeur et de mérite que celui que j’emprunte de Lui.
V. 38. Jésus se retournant et voyant qu’ils Le suivaient, Il leur dit : Qui cherchez-vous ? Ils Lui répondirent : Rabbi, c’est-à-dire Maître, où demeurez-vous ?
V. 39. Il leur dit : Venez et voyez. Ils vinrent et virent où Il demeurait et ils demeurèrent chez lui ce jour-là ; et il était environ la dixième heure. [24]
Jésus voyant qu’ils le suivaient, se retourne. O amour ! On ne vous suit pas plutôt au premier signal que vous faites que vous vous tournez : l’âme n’est pas plutôt convertie à vous et tournée vers vous que vous vous tournez vers elle, selon l’assurance que vous lui avez donnée par votre Prophète : Convertissez-vous à Moi et je Me retournerai vers vous [236]. L’âme n’est pas plutôt retournée à son Dieu que son Dieu Se tourne à elle, et lui demande ce qu’elle cherche ou désire afin de le lui donner. [...] Jésus-Christ montre le lieu où Il demeure, c’est-à-dire qu’Il donne quelque connaissance à cette âme de Sa vie divine. Il lui fait même part pour quelque temps de cette vie divine en union passagère, comme pour lui donner un gage de ce qu’Il fera un jour en sa faveur : tout se passe en connaissance et en lumière distincte.
V. 40. André, frère de Simon Pierre, était l’un des deux qui avaient entendu dire ceci à Jean et qui avaient suivi Jésus.
V. 41. Et ayant trouvé le premier son frère, il lui dit : Nous avons trouvé le Messie, c’est-à-dire le Christ.
V. 42. Et il l’amena à Jésus. Jésus, l’ayant regardé, lui dit : Vous êtes Simon, fils de Jonas. Vous serez appelé Céphas, c’est-à-dire : Pierre.
L’âme n’a pas plutôt connu Jésus-Christ par le moyen de la pénitence et goûté Sa douce présence qu’elle voudrait en faire part à tout le monde. Dans l’ardeur et la joie de cette nouvelle découverte, on voudrait l’annoncer à tout le monde, et convier tous ceux que l’on connaît à prendre part à un si grand bien. Dieu Se sert souvent des âmes commençantes, dans la ferveur de leur amour, pour en gagner d’autres.
Saint Pierre ne fut pas plutôt arrivé à Jésus-Christ, qu’Il lui change de nom, le choisissant pour la [26] pierre fondamentale de son édifice [237]. Selon tous les raisonnements humains, saint André, qui était l’aîné de saint Pierre, et le premier des Apôtres, qui avait gagné saint Pierre à Jésus-Christ, qui devait toujours persévérer, sans faillir, comme saint Pierre, ne devait-il pas être la pierre fondamentale ?
V. 48. Nathanaël lui demanda : D’où me connaissez-vous ? Jésus lui répondit : Je vous ai vu avant que Philippe vous appelât, lorsque vous étiez sous le figuier.
V. 49. Alors Nathanaël lui dit : Maître, vous êtes le Fils de Dieu, le Roi d’Israël.
Jésus-Christ voit et connaît avant que d’appeler ou faire appeler. Le premier appel de Jésus-Christ se fait par un regard : Il regarde l’âme et, en la regardant, Il l’attire doucement et [29] fortement ; ensuite, après qu’Il a disposé l’âme par Son attrait, Il lui envoie quelqu’un par providence qui lui apprend à trouver Jésus-Christ et qui le lui montre. Jésus-Christ Se sert ordinairement des voies communes, et non de l’extraordinaire, autant que cela se peut : Il appelle les âmes au-dedans par Son regard, mais Il envoie quelques personnes apostoliques à qui Il communique Son Esprit, qui lui servent de guide pour les introduire à Jésus-Christ. Ces personnes apostoliques ne peuvent dire qu’une chose : Venez et voyez, jugez-en par votre expérience, car tout ce que l’on vous en peut dire n’est rien au prix de ce qui en est.
Chapitre II
V. 1. Trois jours après, il se fit des noces à Cana de Galilée et la Mère de Jésus y était.
V. 2. Jésus était aussi invité à ces noces avec Ses disciples.
Il serait bien à souhaiter que toutes les noces se fissent de cette sorte, que Jésus-Christ, Sa Mère et Ses disciples y assistassent : toutes les noces seraient saintes. C’est un abus étrange qui s’est introduit dans le monde, que les personnes qui sont à [31] Dieu ne doivent point se marier : cela fait que bien des gens ne se veulent point donner à la dévotion. [...]
V. 3. Or, le vin étant venu à manquer, la mère de Jésus Lui dit : Ils n’ont point de vin.
V. 4. Jésus lui répondit : Femme, qu’y a-t-il entre vous et Moi ? Mon heure n’est pas encore venue.
Mon Dieu, que ceci est divin ! Qu’arrive-t-il à ces noces ? C’est que, premièrement, le vin manque. Toute la force et la vigueur qui restaient à l’âme se perd absolument, tout reste de soutien lui est ôté, il ne reste plus rien : l’anéantissement est absolu, et la perte parfaite. [...][32] Dans le sens mystique, Jésus disait à sa mère : Ô femme bénie entre toutes, j’ai fait une union avec vous si étroite que je ne la puis faire pareille avec nul autre : Qu’y a-t-il entre vous et moi ? Mon corps n’est-il pas formé de votre sang ? Et j’ai épousé en vous la nature humaine par une union hypostatique [238] qui ne s’opérera jamais dans nulle autre créature. Je sais que ce que vous demandez est que j’épouse cette âme mystiquement, et que je sois formé en elle. Mais mon heure n’est pas encore venue [33] pour cela. Il y a encore une chose à faire avant que je sois formé en elle : c’est que non seulement elle soit détruite et anéantie, mais qu’elle soit changée, que son être moral soit changé en Moi, et, comme votre sang s’est changé en Ma chair, et que le vin sera changé en Mon sang, il faut qu’elle soit transformée en Moi ; mais l’heure n’est pas encore venue. Cependant elle va venir puisque je vais commencer à l’opérer par un ordre admirable qu’il est aisé de remarquer.
V. 5. La mère dit aux serviteurs : Faites tout ce qu’Il vous dira.
La première préparation aux noces est l’obéissance à l’aveugle à toutes les volontés de Dieu : il faut faire tout ce qu’Il ordonne, sans vue, sans retour et sans réflexion, sans hésiter ni douter. Si l’âme n’a point passé par cette dépendance absolue et cette obéissance aveugle aux desseins de Dieu, qu’elle ait encore quelque restriction, elle n’est pas propre pour le mariage spirituel, et, quelque faveur qu’elle ait déjà reçue, ce n’est point cette dernière. Cet avis de la sacrée Vierge est très important : Faites, dit-elle, tout ce qu’Il vous dira, car mon obéissance aveugle m’a rendu épouse du Saint-Esprit et mère de Jésus-Christ, de sorte que si vous voulez être épouse, il faut que votre obéissance égale en quelque chose la mienne, et vous serez mère de mon Fils, le produisant dans les âmes par l’état apostolique.
V. 6. Or il y avait là six urnes de pierre pour servir à la purification des Juifs dont chacune tenait deux ou trois mesures.
V. 7. Et Jésus leur dit : Remplissez d’eau ces urnes . Et ils les remplirent jusqu’au haut.
[34] Les six urnes servaient à la purification des Juifs : c’est la figure de la purification des âmes intérieures, figurées par les Juifs. Cette purification est de six urnes, c’est-à-dire qu’elle se fait de six choses que nous avons déjà dites : l’abandon, la mort, l’anéantissement, la foi nue, le sacrifice pur et la perte totale ; tout cela sont des choses vides, car toutes ces six choses ou états par où passe l’âme, et qui ont un si grand rapport entre elles, la vident absolument. L’abandon vide de toute propre conduite, la foi nue dissipe les propres lumières, le sacrifice pur évacue toute opération et tout usage de nous-mêmes pour petit qu’il soit, la mort nous prive de notre propre vie, l’anéantissement nous détruit absolument et nous arrache toute subsistance ; la perte totale, nous ôtant tout soutien, nous fait entièrement défaillir et perdre totalement, en sorte qu’il ne reste ni vie ni être moral, ni subsistance, ni aucune chose qui se puisse nommer ; de sorte que, par ces six purifications propres aux Juifs, c’est-à-dire aux âmes abandonnées, on est disposé pour le mariage divin.
Ensuite Jésus-Christ les fait emplir d’eau, c’est-à-dire qu’il est donné à l’âme une vie nouvelle lorsque le vide est parfait, mais vie très bien comparée à l’eau à cause de sa pureté, netteté et simplicité. L’eau a des qualités admirablement rapportantes à cette nouvelle vie, qui sont qu’elle est sans odeur, sans couleur, sans saveur, sans consistance : aussi cette nouvelle vie, par sa pureté et sa netteté, est sans rien qui la puisse faire distinguer : elle est sans [35] couleur et propre à prendre toutes celles que l’Epoux voudra lui donner ; elle n’a ni odeur, ni goût, et elle peut prendre toutes les odeurs et tous les goûts qu’il plaira à l’amour de lui donner ; elle n’a ni forme ni consistance, mais elle prend toutes les formes de tous les lieux où il plaît à Dieu de la mettre, prenant telle figure qu’on veut, et n’en prenant jamais aucune, elle peut toujours s’écouler et elle n’a rien de solide qui puisse l’arrêter. Voilà donc les qualités qui préparent l’âme au mariage et à la consommation des noces divines [239].
V. 8. Alors Jésus leur dit : Puisez maintenant, et portez-en au maître d’hôtel, et ils lui en portèrent.
V. 9. Le maître d’hôtel ayant goûté de cette eau qui avait été changée en vin, ne sachant d’où venait ce vin, quoique les serviteurs qui avaient puisé l’eau le sussent bien, il appela l’époux.
V. 10. Et lui dit : Il n’y a point d’homme qui ne serve d’abord le meilleur vin, puis, quand on a un peu bu, il sert le moindre, mais vous au contraire, vous avez gardé le bon vin jusqu’à cette heure.
L’âme n’est pas plutôt en nouveauté de vie après la résurrection spirituelle, qu’elle est comme une eau très claire, pure et nette comme nous avons vu, ayant toutes les qualités de l’eau ; c’est alors que, n’ayant plus de qualités propres, ni aucune consistance, elle peut s’écouler en Dieu sans peine, et elle s’y écoule aussi ; mais avant ce temps il faut encore qu’elle change d’eau en vin, qu’elle soit changée et transformée en Dieu ; c’est alors, et dans ce même instant, que se fait la consommation du mariage [36] spirituel où le Verbe prend l’âme pour Son épouse, Se l’unit non plus par un simple attouchement, mais l’absorbe, la dévore, la change en Lui. Ce n’est pas assez de la recevoir en Dieu, et qu’elle soit cachée avec Lui en Dieu : Il l’avale, pour ainsi dire, comme ce vin se boit, et c’est là que se fait la véritable transformation. Il S’unit essentiellement à elle, mais Il la change en Lui : comme un excellent vin qui est bu se change en la substance de celui qui le boit, cette âme se trouve changée en Jésus-Christ et transformée en Lui par une parfaite charité ; comme le feu change le fer en sa qualité de feu, le rendant ardent et brûlant comme lui, à la réserve qu’il reste toujours du fer ; ou pour mieux parler, comme il transforme le bois en lui donnant ses qualités sans que le bois en garde de particulières, de même cette âme se trouve toute transformée en charité et en amour, cet Epoux la change en Lui après qu’elle est passée en Lui. C’est la doctrine de saint Paul que cette transformation [240], et ce passage de l’âme en Dieu qui précède la transformation est prouvé par ces autres paroles : Passez en Moi, vous tous qui Me désirez avec ardeur [241]. Comment passer en Dieu, sinon par cet écoulement de nous-mêmes en Lui comme il a été dit ? Et c’est alors que se fait le mariage spirituel où il y a communication de substance, comme chose passée dans une autre, et il se consomme par la transformation totale de cette même chose où il ne reste plus de distinction ni de différence, [tant] ce mélange est parfait [242] [37].
Mais cette opération si admirable n’est jamais du commencement de l’état, comme l’on se persuade d’ordinaire lorsque l’on éprouve cet état d’union d’amour sensible, mais seulement pour cette heure qui est la fin et la parfaite transformation. Il y a des demi-transformations : notre esprit paraît tout transformé de clarté en clarté dans le temps des illustrations divines ; la mémoire paraît changée lorsqu’elle ne représente plus que de bons et saints objets, la volonté paraît changée en amour, lorsqu’elle en est toute brûlante, et c’est là le premier vin présenté à l’époux, mais qu’il est différent du dernier, où les puissances ne sont pas seulement changées en ces choses, mais où le fond de l’âme est changé en Dieu même, avec toutes les distinctions [cependant] qui ont été faites plusieurs fois et qu’il ne faut pas répéter ici !
V. 11. Jésus fit ce commencement de miracles dans Cana de Galilée, par lequel Il fit connaître Sa gloire et Ses disciples crurent en Lui.
Après avoir montré que ce miracle représente le mariage spirituel dans toutes ses circonstances, il faut voir comment il est aussi le premier état de l’âme que Jésus-Christ opère en elle. Il ôte premièrement à l’âme cette faiblesse qui lui est comme naturelle et qui fait que ses jours s’écoulent dans les plaisirs et dans les choses de la terre comme l’eau. Il change cette faiblesse de la créature, qui la porte au mal comme une eau malheureuse qui s’écoule incessamment sur la terre, dans la force divine, lui donnant des commencements de Sa charité, qui l’anime d’une certaine force et vigueur secrète et même très sensible qui lui fait [38] opérer le bien avec plus de facilité qu’elle n’en avait pour le mal. C’est pourquoi, sitôt que l’Epouse commença à se convertir et à goûter les douceurs des mamelles de l’Epoux[243], Il la mena dans Ses celliers pour la changer en vin. C’est le premier miracle ou changement qu’Il opère en l’âme, du moins qui fasse éclat et qui relève la grandeur de Dieu et la manifeste devant les hommes.
V. 13. La Pâque des Juifs étant proche, Jésus s’en alla à Jérusalem,
V. 14. où, ayant trouvé dans le temple des gens qui y vendaient des boeufs et des moutons et des colombes, Il y trouva aussi des changeurs qui y étaient assis.
V. 15. Mais, ayant fait un fouet de cordes, Il les chassa tous hors du temple avec les brebis et les boeufs, jeta par terre l’argent des changeurs et renversa leurs tables.
V. 16. Il dit à ceux qui vendaient des colombes : Ôtez tout cela d’ici et ne faites pas de la maison de Mon Père une maison de trafic.
Jésus-Christ, qui pardonne et tolère toutes choses, ne peut souffrir qu’on profane le temple. Il ne fait rien à mille et mille pécheurs qui s’adressent à Lui, qui sont en apparence chargés de crimes, et Il ne peut souffrir que l’on commerce dans le temple ; Il veut que tous les temples Lui soient consacrés et Il est plus jaloux de ceux qui sont les plus nobles. Or de tous les temples, il n’y en a aucun qui égale la dignité de ce temple vivant qui est notre intérieur : c’est pourquoi Jésus-Christ ne saurait souffrir qu’on le profane, non seulement par des crimes, mais par des commerces. Cependant tous les hommes [39] font de leur intérieur un lieu de commerce et de trafic : ils s’y entretiennent avec les créatures de leurs affaires, de tout ce qui les concerne et ne s’occupent jamais de Dieu ; et toutefois ce fonds de l’âme est la maison de Dieu qui Lui doit être entièrement consacrée et où l’on ne doit s’occuper que de Lui seul. D’où vient que la plupart des personnes se plaignent de la distraction dans leurs prières ? C’est qu’elles font de leur esprit et de leur intérieur un commerce continuel et un lieu de marché où l’on est incessamment occupé de tout ce qui n’est point Dieu, et où l’on n’est point occupé de Dieu. Mais il n’y a que Jésus-Christ seul qui puisse empêcher ce commerce et chasser tous ces négociateurs. Il le fait immanquablement sitôt qu’on Lui donne entrée dans le temple : nous ne lui donnons pas plutôt entrée dans notre cœur qu’Il en bannit tout le reste.
[40] Commercer sur l’argent, c’est s’entretenir des choses de la terre, s’en remplir et occuper, quoique l’on assure qu’on ne le fait que pour faire des charités. Il faut les faire, mais il ne faut pas s’occuper des choses de la terre, mais laisser à Dieu tout le soin : il faut travailler au-dehors mais ne s’en point occuper par le dedans. [...][41] Ce commerce des colombes est que l’âme, au lieu de rester dans l’état de simplicité, veut raisonner sur la simplicité et croit que cela est le meilleur pour se rendre simple ; cependant elle sort, par là même, de la simplicité, se multipliant davantage. Être simple par état est infiniment plus parfait que de raisonner sur la simplicité. C’est pourquoi notre Seigneur leur dit : Ôtez d’ici tout ce commerce et laissez le temple vide de toutes ces choses, et alors vous serez dans la véritable simplicité qui est le vide et la nudité. [...]
V. 20. Les Juifs répartirent : On a employé quarante-six ans à bâtir ce temple, et vous le rebâtirez en trois jours ?
V. 21. Mais Il parlait du temple de son corps.
[43] Jésus-Christ parlait non seulement de Son corps naturel mais de Son corps mystique ; il parlait de chaque âme en particulier qui en fait une partie. Après qu’on a employé une longue suite d’années à bâtir ce temple, à le bâtir et édifier, il est après cela entièrement détruit et renversé ; mais Dieu le rétablit en très peu de temps et le rend infiniment plus magnifique et plus grand qu’il n’avait jamais été : mais ce temple ne sera jamais rebâti que par sa destruction.
Chapitre III
V. 5. Jésus lui répondit : En vérité, en vérité, Je vous dis que quiconque ne naît pas de l’eau et du Saint-Esprit ne peut entrer dans le Royaume de Dieu.
[48] …il est impossible de voir ce Royaume si l’on n’entre dedans. Il faut donc être dans ce Royaume intérieur, selon les deux manières qu’il a été dit, pour en avoir une véritable connaissance. Pour y entrer de ces deux sortes, il faut donc passer par deux naissances, la première est celle de l’eau, qui est la pénitence et la véritable conversion, qui lave et essuie le dehors, le purifie par le moyen du dedans, où Jésus-Christ opère cette nouvelle naissance du péché à la grâce ; et l’âme, par le moyen de cette première purification, entre dans le Royaume intérieur. La seconde naissance se fait par le Saint-Esprit, qui réduit par sa chaleur vivifiante l’âme en cendres, et c’est l’anéantissement, et, de ces mêmes cendres, il renaît comme un phénix, un homme nouveau qui entre par ce moyen dans le Royaume de Dieu, qui est Dieu même, dans lequel il s’abîme et se perd par cette nouvelle vie. Cette nouvelle vie n’est point seulement notre vie purifiée par l’eau de la grâce, comme la première, mais c’est une nouvelle vie opérée par l’Esprit qui souffle, vivifie et fait vivre l’âme, non plus de sa propre vie sanctifiée mais de la vie de Dieu même. […]
V. 11. En vérité Je vous dis que nous parlons de ce que nous savons, et que nous rendons témoignage de ce que nous avons vu ; et cependant vous ne recevez point notre témoignage.
[51] Jésus-Christ parle à Nicodème comme à un Docteur et Il parle en lui à tous les Docteurs. Il leur dit : En vérité, Je vous dis que nous, parlant de Lui et des âmes en qui Il règne, nous parlons de ce que nous savons, mais ce que nous savons par notre expérience, qui est une chose bien plus certaine que la science. Rien n’est si certain que l’expérience d’une chose, et toute l’expression ou l’étude que nous pourrions faire pour connaître un plaisir ou une douleur ne peut nous en donner une connaissance aussi certaine que celle d’éprouver ce plaisir et cette douleur ; de plus, toute l’étude qu’on peut faire pour apprendre une chose qui tombe sous la [52] vue, la description qu’on peut faire d’une beauté, n’égale point la certitude d’une chose qu’on a vue. Cependant, dit Jésus-Christ dans les âmes intérieures et par elles : Nous rendons témoignage de ce que nous avons vu et éprouvé, et vous ne croyez pas notre témoignage, et, n’examinant les choses que sur la spéculation, vous ne donnez point de lieu à la croyance du témoignage que nous rendons par notre expérience.
V. 12. Si lorsque Je vous parle des choses de la terre, vous ne Me croyez pas, comment Me croirez-vous quand Je vous parlerai des choses du Ciel ?
Jésus-Christ assure, contre l’erreur de la plupart qui s’imaginent que des choses si relevées, comme sont ces états de nouvelle vie en Dieu, ne sont pas pour cette vie mais pour l’autre, Il assure, dis-je, que ce sont des choses qui se passent sur la terre. Le Royaume de Dieu dont Jésus-Christ a parlé tant de fois, n’est point proprement le ciel, mais le Royaume intérieur qui s’éprouve sur la terre de la manière dont il est expliqué. […]
V. 22. Jésus vint ensuite avec ses disciples dans la Judée et il y demeurait avec eux et y baptisait.
V. 23. Jean baptisait aussi à Ennon, près de Salim, parce qu’il y avait là beaucoup d’eau, et il y venait plusieurs personnes qui recevaient le baptême.
Le baptême de Jésus-Christ étant infiniment plus relevé et plus efficace que celui de saint Jean, il semblerait, selon toutes les règles, que saint Jean aurait dû cesser de baptiser sitôt que Jésus-Christ baptisait, et que, comme il Lui envoya ses disciples, il devait Lui envoyer aussi ceux qui [59] venaient à lui pour être baptisés ; il paraît même, à la manière de parler de l’Ecriture, que saint Jean baptisait plus de monde que Jésus-Christ. Tout cela devait être de la sorte et est extrêmement mystérieux.
Premièrement il fallait que tous ceux qui allaient à Jésus-Christ, ou du moins la plus grande partie, allassent recevoir le baptême de saint Jean avant celui de Jésus-Christ, nul n’étant exempt de la pénitence que ceux qui n’ont point péché. Il faut donc passer par là, et ceux qui croient appartenir à Jésus-Christ sans avoir passé par la pénitence se méprennent beaucoup : c’est par où il faut commencer. La pénitence n’est en elle-même autre chose que quitter le mal et embrasser le bien, s’éloigner ou détourner des créatures pour se tourner vers Dieu et s’approcher de Lui. Toutes les autres choses que l’on attribue à la pénitence, comme les haires, cilices, disciplines, jeûnes, veilles, sont bien des moyens de pénitences très saints et salutaires, mais ce n’est pas la pénitence elle-même, qui ne consiste qu’à se séparer du créé pour s’attacher à Dieu ; toutes ces choses servent à le faire, mais tous n’ont pas la force de se servir de ces moyens ; mais tous ont la force de quitter la créature qui n’est point une force corporelle ou de tempérament, mais une force de volonté, soutenue de la grâce que Dieu donne à tous ceux qui la Lui demandent.
V. 24. Car Jean n’avait pas encore été mis en prison.
[60] …comme la pénitence, [dis-je] ne sert qu’à conduire à Jésus-Christ sitôt qu’on est arrivé à Lui, qu’on est tourné vers Lui, et que l’on commence d’être attaché à Lui, on n’a plus besoin de pénitence : elle est alors captive, n’ayant aucun moyen d’agir sur l’âme. […]
V. 36. Celui qui croit au Fils de Dieu a la vie éternelle, et celui qui ne croit point au Fils n’aura point la vie, mais la colère de Dieu demeure sur lui.
[73] Ce passage confirme admirablement tout ce qui a été dit : Celui qui croit au Fils, qui s’y confie de telle sorte qu’il donne lieu à Son Esprit d’agir au-dedans et qui embrasse pour le dehors Ses plus pures maximes, celui-là a la vie éternelle. Cette vie éternelle n’est autre que cette vie du Verbe qui est communiquée à celui qui croit, car il faut remarquer que l’Evangile ne dit pas qu’il aura la vie éternelle, ce qui s’entendrait de la gloire, mais il met la chose au présent : il a la vie éternelle, c’est-à-dire : dès le moment qu’il croit à ce Fils et qu’il Lui laisse le pouvoir d’exercer Sa mission, dès ce moment il a la vie et la vie éternelle, car c’est cette vie du Verbe qui lui est communiquée. [...]
Chapitre IV
V. 5. Il vint dans une ville de Samarie nommée Sichar, auprès du fonds de terre que Jacob donna à son fils Joseph.
V. 6. Où il y avait un puits appelé le puits de Jacob. Jésus, étant donc fatigué du chemin, s’était assis sur le bord du puits et c’était environ la sixième heure.
Toutes ces circonstances sont ravissantes : dans cette terre de Jacob, héritage des âmes abandonnées, il y avait un puits qui était une eau de source qui était appelée le puits de Jacob, c’est-à-dire la source des eaux découvertes par Jacob. Or Jacob avait connu la vérité de la voie de l’abandon puisqu’il y avait marché, qu’il avait laissé cet héritage à ses enfants et même qu’il en avait découvert la source. Mais pourquoi Jésus-Christ s’assit-il dessus ? C’est pour marquer qu’Il était dès lors la source qui fournissait les eaux de ce puits, et que toutes les grâces qui avaient été faites aux âmes abandonnées n’avaient été faites qu’en Sa faveur. Il s’assit sur le puits afin de purifier ses eaux, ou plutôt afin qu’on vint à Lui-même qui était la véritable source d’eau vive, dont celle-là n’était que la figure…
V. 7. Une femme de Samarie étant venue puiser de l’eau, Il lui dit : Femme, donnez-moi à boire.
[80] Ô Amour ! vous saviez bien que cette pécheresse viendrait pour puiser de ces eaux et c’est pourquoi vous vous étiez assis afin d’avoir le plaisir de lui en donner. Cette femme vint donc pour puiser de l’eau. Voilà le premier pas de la conversion, et absolument nécessaire. Elle était altérée des eaux de la grâce, elle quitte la ville de son péché, et vient dans la volonté de puiser de l’eau : l’Ecriture ne dit pas qu’elle en puisa parce que ce n’était pas à elle à le faire, mais qu’elle vint pour en puiser se mettant en état de cela. Jésus était sur le bord du puits car Il était Lui-même la source vive qui voulait étancher sa soif. […][81] O femme, je suis altéré du désir de la conversion de pécheurs : Je désire de trouver des âmes à qui Je puisse découvrir les mystères cachés de l’intérieur ; donne-Moi à boire, que J’étanche Ma soif avec toi, Je suis fatigué de chercher des âmes avec qui Je le puisse faire. […]
V.9. Cette femme samaritaine dit à Jésus : Comment vous, qui êtes Juif, me demandez-vous à boire, à moi qui suis une femme samaritaine ? Car les Juifs n’ont point de commerce avec les Samaritains.
Cette pauvre femme samaritaine entre dans l’étonnement d’une faveur si extraordinaire, si peu espérée et si peu méritée. Elle ne sait ce qu’elle doit plus admirer, ou la bonté de Celui qui lui parle, ou la douceur de Ses paroles, ou l’impression d’amour qu’Il faisait en son cœur. Elle se sent enlevée et elle ne sait ce que cela veut dire car elle sent et connaît bien que ce sont des paroles qui sont des flèches pénétrantes qui percent et pénètrent le plus profond de l’âme ; elle éprouve entre ces paroles et celles des hommes une différence que celles des hommes ne font point, ne pouvant pas faire cette impression sur le cœur. Elle ne sait que [83] dire dans l’étonnement où elle est, et commençant à découvrir un petit rayon d’un mystère qu’elle ne peut comprendre, elle lui dit : Comment vous, qui étant Juif devez avoir l’eau pure et nette de la saine doctrine, me demandez-vous à boire, à moi qui suis une Samaritaine, en qui cette eau est toute corrompue ? Je n’ai pas seulement la corruption de la doctrine, j’ai encore celle du péché, et si ceux d’entre les Juifs qui sont les moins purs n’ont point de commerce avec nous autres Samaritains à cause de la différence de leurs cérémonies, comment vous, en qui je découvre un caractère tout particulier que n’ont pas les autres Juifs, voulez-vous bien parler avec moi, qui ne vous suis pas seulement dissemblable dans ma foi, mais dans l’impureté de ma vie ? Ô femme, vous serez bientôt prise, vous changerez bientôt d’état. Sitôt qu’un pécheur, quelque criminel qu’il soit, veut bien parler à Jésus-Christ et L’écouter, il est entièrement gagné. On ne peut pas entendre ce divin Sauveur au-dedans de soi, qui nous assure qu’Il a soif de notre salut, qui nous demande de Le laisser se désaltérer, qu’on ne soit entièrement gagné : c’est une parole si pure, si pénétrante, si intime, si douce, si insinuante que tous ceux qui veulent bien se mettre en état de l’écouter sont gagnés immanquablement. […]
V.13. Jésus lui répondit : Quiconque boit de cette eau aura encore soif, mais celui qui boira de l’eau que Je lui donnerai n’aura jamais soif.
V.14. Parce que l’eau que Je lui donnerai deviendra en lui une fontaine qui rejaillira jusque dans la vie éternelle.
[…][92] C’est ce qui fait la peine de quantité de personnes, qu’ayant eu en plénitude les eaux de grâce [et non celles de source], plus elles se sentent pleines, plus elles se trouvent altérées de quelque chose qu’elles ne comprennent pas, de sorte que quantité de saints, étant dans cette abondance, désiraient encore et se pâmaient, d’autres défaillaient de délices, cette plénitude leur causant une sainte ivresse ; cependant ils reconnaissaient au travers de tout cela qu’il y avait en eux une tendance pour une possession plus pleine et parfaite qui marquait qu’ils étaient bien en plénitude de grâce, ou pour mieux dire en abondance de grâces, mais non pas en plénitude de Dieu même : car il n’y a que Dieu qui donne la plénitude parfaite.
Il vient ensuite un autre temps où l’on ne sent plus cette plénitude et cependant l’on sent que cette grande altération se perd peu à peu : tous les désirs, tous les penchants se perdent ; et cependant il semble à l’âme que sa plénitude diminue : elle se sent devenir tous les jours plus vide, [93] et à mesure qu’elle devient plus vide elle est toujours moins altérée, ce qui fait la plus grande peine de l’âme et qui la persuade que sa peine est véritablement causée par sa perte, qu’elle devient dans l’impénitence finale ; c’est qu’elle ignore ce secret.
Pour le comprendre, il faut premièrement savoir que cette perte de tout désir ne vient que parce que l’âme est en source, et que plus elle approche de la source, plus elle perd ses désirs et son altération. Ceci n’est pas difficile à concevoir, mais ce qui fait de la peine, c’est de savoir pourquoi les désirs manquent dans un temps où l’âme se trouve plus vide, puisque son vide doit causer son altération. [...] Cette source divine, lorsqu’elle vient dans l’âme, elle vient en si grande abondance qu’elle fait peu à peu défaillir l’âme à sa propre vie, à sa vie d’Adam, à tout ce qui subsistait en elle, en sorte qu’elle ne s’aperçoit point de sa plénitude, mais seulement elle se sent vider de sa vie propre : elle n’aperçoit qu’un vide et une défaillance avec une impuissance de désirer et un dégoût général ; elle ne sait à quoi attribuer cela, elle ne sent point la plénitude qui lui cause [94] ces choses [...]
Il y a donc une abondance d’eau de grâce qui altère : l’âme sent alors et son abondance et sa soif, et il y a une plénitude de Dieu et de grâce que l’âme ne sent point et qui lui paraît un vide, qui cependant éteint tout désir, donne véritablement la mort et devient ensuite une plénitude de vie ; car il faut savoir qu’Il ne donne la mort qu’à ce qui occupe la place de la véritable vie, et, à mesure que cette vie propre ou cet empêchement à la vie divine s’évacue, l’abondance de la vie prend la place et l’abondance de cette même vie chasse dehors cette vie propre et lui cause enfin la mort. L’âme ne s’aperçoit point de cette divine vie qui la fait mourir et qui chasse sa propre vie : elle ne s’aperçoit que de la perte de sa propre vie et c’est ce qui cause toutes les méprises.
[95] ...cette âme ne vivant plus, mais Jésus-Christ vivant en elle après avoir donné la mort à sa propre vie pour substituer la Sienne en la place, Il devient Lui-même à cette âme ainsi morte, une source de vie. Cette âme n’est plus que comme un canal en qui ces eaux vives se déchargent en telle abondance qu’elles sont une source qui rejaillit jusque dans la vie éternelle, parce que sans s’arrêter elles retournent à Celui dont elles partent, et l’âme ayant cette plénitude de vie divine a une vie d’immortalité qui ne se peut jamais perdre sans une terrible infidélité, ce qui n’arrive guère. Elle entre dès ce moment dans le jour éternel, quoique ce soit seulement un jour commençant et encore mélangé de ténèbres, car elle ne sera dans la plénitude de ce jour que dans l’éternité même, où le jour sera toujours son midi. […]
V.20. Nos pères ont adoré Dieu sur la montagne ; vous autres vous dites qu’il y a en Jérusalem un lieu où l’on est obligé de L’adorer.
[…] La prière pour être parfaite est une adoration : c’est la prière qui fut faite dès le commencement du monde, c’est la prière que les saints Rois firent dans l’étable, c’est cette prière que cette femme désire d’apprendre aussi bien que les moyens de la faire. L’adoration n’est autre chose qu’un acte, ou simple, ou formel, ou substantiel, par lequel nous [100] reconnaissons Dieu digne de tout hommage et au-dessus de tout hommage, c’est un honneur souverain, un culte qui n’est nullement relatif, qui ne regarde que Dieu même pour Lui-même, un anéantissement profond devant la majesté de Dieu. […]
V. 23. Mais l’heure viendra, et elle est même déjà venue, que les vrais adorateurs adoreront Mon Père en esprit et en vérité, car ce sont là les adorateurs que Mon Père désire.
[109] Adorer Dieu en vérité n’est autre chose que Lui rendre la véritable adoration qu’Il veut de nous et en la manière qu’Il la veut : c’est entrer dans Sa vérité. La vérité de Dieu est qu’Il est et qu’Il est tout : on ne peut adorer en vérité son Souverain Être qu’en cessant d’être afin qu’Il soit toutes choses en nous. Cela ne s’opère que par l’anéantissement qui, ôtant à la créature pour donner tout à Dieu, la met dans la vérité de son rien et confesse par là la vérité du tout de Dieu, Lui rendant l’hommage qui Lui est dû, ne Lui dérobant ni usurpant rien.
Il faut donc, pour adorer Dieu en vérité, Lui laisser être tout et n’être rien nous-mêmes, Lui laisser tout opérer et n’opérer rien que par Son mouvement et selon Sa volonté. Il faut Lui laisser être tout en nous, comme faisait David qui disait qu’il était comme un néant devant Dieu ; [110] il disait que sa substance ou plutôt sa subsistance s’était anéantie devant Dieu. O Dieu, si nous étions dans cet état de vérité, que nous serions heureux ! Nous verrions que rien ne nous est dû que le rien ; nous serions contents de tout et nous ne prétendrions que ce que nous avons. Mais il semble que nous ne tendions qu’à être quelque chose, qu’à dépouiller Dieu de Son tout pour nous en revêtir : nous voulons être quelque chose et usurper ce qui est Sien, et c’est en quoi l’on fait consister la perfection, au lieu qu’elle ne doit consister qu’à nous rendre ce que nous sommes, c’est-à-dire rien [...]
V. 50. Jésus lui dit : Allez, votre fils est guéri. Il crut ce que Jésus avait dit et s’en alla.
[122][...] Comme la bonté de Dieu est encore plus infinie que notre faiblesse n’est grande, nous ne devons point mettre de bornes à notre confiance, et pourvu que nous ayons un désir sincère de nous convertir à Dieu, quelques péchés que nous ayons commis, il ne faut pas pour cela entrer en défiance de Sa bonté. Nous devons tenir la même conduite à l’égard de la perfection et tendre toujours à ce qui est le plus parfait, espérant que Dieu nous donnera les grâces nécessaires pour cela. Il ne faut point nous regarder nous-mêmes en cela, ni notre faiblesse, parce que nous ne nous appuyons point sur nous-mêmes, ce qui serait nous tromper, mais sur la bonté de Dieu et sur son pouvoir souverain ; je ne dis pas qu’on doive tendre à ce qu’il y a de plus grand, mais à ce qu’il y a de plus parfait. Quelques personnes, lisant qu’il faut tendre à ce qu’il y a de plus parfait, croient qu’on parle de tendre à des [123] choses extraordinaires : c’est pourquoi elles disent qu’il ne faut point faire cela et que c’est un orgueil. Il y a bien de la différence entre le grand et le parfait. Le grand et élevé, ce sont les grâces extraordinaires, comme sont les visions, révélations, extases, ravissements, dons extraordinaires, grâces éminentes : c’est là le grand, mais ce n’est pas le parfait. Le parfait est de tendre à la mort, à l’anéantissement, n’être rien afin que Dieu soit tout, se laisser détruire, dépouiller de tout, vider même de toutes ces choses au cas qu’on les ait, entrer dans la petitesse, l’abjection, le délaissement de nous-mêmes entre les mains de Dieu ; s’abandonner à Lui sans réserve, se dépouiller de nos lumières, de nos inclinations, de notre volonté pour laisser substituer la Sienne en la place.
Chapitre V
V. 4. Parce qu’un Ange du Seigneur descendait de temps en temps dans la piscine et en agitait l’eau, le premier qui entrait dans la piscine après le mouvement de l’eau, était guéri de sa maladie, quelle qu’elle fût.
[125] Le mouvement de cette piscine se fait en deux temps : l’un, lorsqu’il plaît à Dieu de remuer et mouvoir le fond de l’âme de ce pécheur pour le porter à la pénitence ; alors, s’il suit les premiers mouvements de son cœur, il est infailliblement guéri et il se convertit immanquablement ; mais si, au contraire, il laisse passer ce mouvement et qu’il diffère de se convertir, il y a bien de l’apparence qu’il ne se convertira pas. Le propre sens qu’on doit donner à cette explication est que ce sont des âmes qui désirent de se convertir, mais elles sont malades et elles ne peuvent presque faire d’efforts : elles attendent le mouvement de l’eau ou quelque secours favorable ; elles ont cependant un avantage sur les autres pécheurs, qui est que, bien qu’elles soient malades, elles se mettent en état de pouvoir être guéries.
L’autre mouvement de l’eau se fait dans une âme intérieure qui ne pense qu’à vivre dans le repos de la contemplation, dans sa douce tranquillité, qui ne voit rien à faire pour elle et qui croit tout consommé en elle à cause de ce grand calme qu’elle expérimente. Tout à coup l’Ange du Seigneur vient à troubler ce fond calme et paisible, on sent alors que tout ce que l’on croyait éteint se réveille : c’est un trouble et une agitation d’autant plus forte que la tranquillité était plus profonde ; c’est alors une très dure peine à l’âme, et presque insupportable. Les personnes qui n’ont point goûté de cette profonde paix ne sentent pas la peine effroyable de ce trouble ; elles vivent troublées sans s’en faire de la peine, et enfin le trouble se passe par l’endurcissement de leur cœur. Mais ceux qui, après une si longue et si profonde paix, éprouvent cette [126] étrange agitation, ô cela leur est plus insupportable que la mort ; s’ils sont fidèles à se jeter d’abord dans la piscine, qui n’est autre que l’abandon total, ils sont guéris de toute maladie, quelle qu’elle soit, mais s’ils ne le font pas, ils ne guérissent point.
Il y en a qui, loin de s’abandonner à cet état, se reprennent et veulent par leur activité rentrer dans leur première paix ; cela est entièrement impossible : il n’y a qu’à se jeter dans la piscine pour être guéri et radicalement purifié. On dira : mais puisque cette âme était si paisible et si tranquille, qu’elle était si bien, à quoi bon ce trouble de l’eau ? O c’est qu’elle était paisible parce qu’elle ne sentait pas son mal et sa propriété : elle était purifiée extérieurement, mais il y avait une maladie identifiée avec sa nature qu’elle ne connaissait pas ; le calme était sur la surface et le mal était au fond : c’est pourquoi il faut que l’Ange trouble cette piscine et que l’âme s’y jette à corps perdu par un abandon total ; alors elle s’en trouve entièrement délivrée. Et si le trouble revient et que les maux ne soient pas guéris, c’est que l’abandon n’a pas été entier et total : on a bien approché de l’abandon, qui est comme se tenir dans les salles, mais l’on n’est pas entré dans l’abandon ; c’est pourquoi la guérison n’est pas parfaite, car ceux qui sont jetés dans cette piscine troublée sont guéris, quelque maladie qu’ils puissent avoir.
Mais il faut remarquer qu’il n’y avait de guéris que ceux qui entraient les premiers après le trouble de l’eau : ainsi, afin que la guérison soit parfaite, il faut d’abord, sans douter, sans hésiter, sans craindre de se noyer, se jeter au premier mouvement de l’eau, au premier instinct : car, si l’on attend qu’on ait raisonné si l’on s’abandonnera ou non, si l’on ne prend point une autre voie, cela ne fait pas le même effet. […]
V.38. Et néanmoins Sa parole ne demeure point en vous, parce que vous ne croyez pas Celui qu’Il a envoyé.
[152][...] Comme l’action de Dieu est infiniment plus forte et plus noble que celle de la créature, la créature agit bien plus fortement, quoique paisiblement, lorsqu’elle suit l’action de Dieu, que lorsqu’elle agissait par elle-même. Enfin elle devient dans un état si fort passif qu’elle ne fait plus que souffrir l’opération de Dieu : elle reçoit Ses communications sans aucun mouvement de sa part, mais non pas sans correspondance ; alors, la correspondance étant plus relevée, l’âme reçoit librement et volontairement cette opération, elle y correspond dans la réception qu’elle en fait qui est toute libre et toute volontaire, elle y correspond en ne s’y opposant pas. Et voilà pour le dedans.
Car il faut remarquer que lorsqu’on dit que Dieu fait tout en l’âme, on ne prétend pas exclure l’action de l’âme pour le dehors, pour s’appliquer à tout le bien que Dieu demande d’elle ; au contraire elle ne le fit jamais avec plus de fidélité et de perfection. L’état passif est pour le dedans, qui reçoit tout ce que Dieu lui communique, et l’âme agit par dehors selon la communication qui lui est faite pour toutes les volontés de Dieu quelles qu’elles soient. […]
Chapitre VI
V.27. Travaillez pour avoir non la viande qui périt, mais celle qui demeure pour la vie éternelle, et que le Fils de l’homme vous donnera, car Dieu le Père l’a scellée de Son sceau.
[174][...] L’autre manière d’entendre ce passage selon le sens mystique est qu’il faut travailler à acquérir cette nourriture substantielle, et qui nous doit durer éternellement, cette nourriture nous communique la vie. Elle n’est autre qu’une communication de la vie du Verbe qui se glisse en nous lorsque nous voulons bien donner lieu à cette vie par la perte de la nôtre : ce qui commence par substituer l’action de Dieu en la place de la nôtre, cessant d’agir afin que Dieu agisse, cessant d’être afin qu’Il soit. Jésus-Christ nous promet de nous donner cette viande substantielle, de Se donner à nous mystiquement. Lui seul Se peut donner à celui qui travaille à L’acquérir, mais nul ne peut travailler à L’acquérir qu’en mourant à soi pour laisser Jésus-Christ vivre en nous. Le Père l’a scellé de Son sceau qui est Sa volonté que Son Fils soit la vie de tous les hommes car Sa vie doit être la vie et la lumière des hommes [244].
V.28. Que devons-nous donc faire pour faire l’oeuvre de Dieu ? Lui demandèrent-ils.
Ces pauvres gens firent comme font la plupart des personnes qui croient que, lorsqu’on leur dit ce qu’il faut faire pour être à Dieu, ou plutôt ce que Dieu doit faire en eux, ils croient qu’il faut tout faire activement et ils se trompent beaucoup, car il n’y a qu’à ne mettre point d’obstacles à cette oeuvre de Dieu : si c’est l’oeuvre de Dieu, ce ne doit pas être la nôtre.
V.29. Jésus leur répondit : L’oeuvre de Dieu est que vous croyiez en Celui qu’Il a envoyé.
C’est pourquoi Jésus-Christ leur fit cette admirable réponse, et si utile, que l’oeuvre de Dieu n’est pas que nous travaillions nous-mêmes, mais que nous croyions en Celui qu’Il a envoyé pour faire cette oeuvre : plus nous Le laisserons faire et plus tout se fera, croyons qu’Il peut et doit tout faire. Confions-nous en Lui et nous abandonnons à Son action et tout sera parfaitement bien. Dieu ne demande que cela de nous.
V.47. En vérité, en vérité Je vous dis que celui qui croit en Moi, a la vie éternelle.
[186][...] Le propre de la foi à l’égard de son objet est d’être certaine de sa vérité. Il n’en est pas de même de l’usage de la foi à l’égard de celui qui la possède. Je suis assurée par la certitude de la foi que Dieu est tout-puissant et qu’Il peut tout ce qu’Il veut, que, m’abandonnant à Lui, Il me peut conduire selon Ses volontés : cette foi est très certaine à l’égard de Dieu ; cependant, dans l’application de ma foi à mon égard, je suis dans le doute, dans l’incertitude si c’est Dieu qui me conduit, si ce chemin est de Lui, si je fais Sa volonté. Et mon doute et mon ignorance de ce qui me concerne est [sont] d’autant plus grand[s] que je suis plus dénuée d’appuis et de soutiens, de sorte que l’incertitude de la foi à mon égard augmente la vérité de ma foi à l’égard de Dieu : car je me confie et m’abandonne sans savoir à quoi je m’abandonne ; j’espère contre toute espérance, et plus ma foi paraît détruite à mon égard, parce qu’elle est destituée de soutiens et de témoignages, plus elle est pure et assurée du côté de Dieu. […]
Chapitre VIII
V.12. Jésus leur parla encore et leur dit : Je suis la lumière du monde, celui qui Me suit ne marche point dans les ténèbres, mais il aura la lumière de la vie.
[233][...] l’âme, par cette lumière de vérité, entre dans la mort et l’anéantissement, et c’est alors que paraît la lumière de vie, ou vivifiante, qui la tire du tombeau et fait que Jésus-Christ la vient animer comme vie, et c’est alors que cette volonté, qui avait été rendu uniforme, se transforme en celle de Dieu. Et l’âme n’a plus d’union de volonté à celle de Dieu parce que sa volonté se trouve perdue en celle de Dieu, en sorte qu’elle ne peut plus distinguer de volonté. Et c’est alors qu’ayant perdu toute volonté et toute vie, Jésus-Christ devient Lui-même sa vie, en sorte que, comme saint Paul l’avait éprouvé, cette personne ne vit plus mais Jésus-Christ vit en elle : Il est devenu sa vie, mais vie de lumière. […]
V.29. Celui qui M’a envoyé est avec Moi et Il ne M’a point laissé seul parce que Je fais toujours les choses qui Lui plaisent.
[245][...] Jésus-Christ comme homme, à ne regarder que l’humanité, a été choisi et élu entre tous les autres hommes par un choix de la bonté de Dieu pour l’union hypostatique, de sorte qu’en ce sens Jésus-Christ dit que Son Père ne l’a pas laissé un moment seul, ayant choisi Son humanité pour l’unir à Sa Divinité dans une union d’hypostase par laquelle cet homme-Dieu fait nécessairement tout ce qui plaît à Son Père, n’ayant qu’une même volonté avec Son Père. Et comme la volonté du Père et du Fils n’est qu’une, la volonté de l’homme en Jésus-Christ est entièrement dépendante de la divine, et n’a pas la moindre résistance en sorte qu’Il fait toujours ce qui plaît à Son Père. Sitôt que nous faisons toutes les volontés de Dieu et que notre volonté est unie à la Sienne, Il ne nous abandonne pas d’un moment et la plus grande marque qu’on a Dieu présent est lorsqu’on veut tout ce qu’Il fait et qu’on ne veut rien autre chose. […]
V.31. Jésus disait aux Juifs qui avaient cru en Lui : Si vous demeurez fermes dans Ma parole, vous serez véritablement Mes disciples,
V.32. et vous connaîtrez la vérité et la vérité vous rendra libres.
[…] Jésus-Christ, dont ils sont disciples et qui les conduit comme voie, les éclaire de la vérité et les met dans Sa vérité. C’est là que l’âme, entrant en Dieu, entre dans la liberté et que, plus elle est éclairée du tout de Dieu et de son rien, plus elle entre dans la liberté, parce qu’étant portée par là à tout perdre et à tout laisser afin que Dieu soit toute [247] chose, laissant le tout à Dieu et demeurant dans le rien, l’âme est mise dans une liberté tout entière, n’ayant rien qui la gêne et la rétrécisse dans ce vaste néant : c’est une liberté que l’âme a pour tout ce qui est bon et pour tout ce que Dieu veut d’elle et non pas un libertinage, comme quelques-uns se l’imaginent.
V.36. Si le Fils vous met en liberté, vous serez véritablement libres.
Il faut donc que ce soit le Fils qui nous mette dans cet état, et nous ne pouvons y arriver par tous nos efforts ; la liberté que nous nous donnerions par nous-mêmes serait une fausse liberté : il faut donc s’abandonner à la conduite de Jésus-Christ afin qu’Il nous mette dans cette heureuse liberté. Lui seul le peut faire, mais Il ne le fera jamais que nous ne donnions lieu à Son Esprit d’agir en nous, selon ce que dit saint Paul : Celui qui est poussé par l’Esprit de Dieu, est enfant de Dieu. Pour devenir enfant, il faut donc se laisser pousser, conduire et mouvoir par cet Esprit comme un vaisseau se laisse pousser par le vent. […]
V.52. Les Juifs lui dirent : C’est maintenant que nous connaissons que vous êtes possédé du démon. Abraham est mort, et les prophètes aussi, et vous dites : Si quelqu’un garde Ma parole, il ne mourra jamais.
[257] L’aveuglement des hommes est étrange, de prendre tout d’une manière si grossière. On ne peut entendre et encore moins croire qu’il y ait des états permanents où Dieu affermit et confirme les âmes par un pur effet de Sa bonté, on regarde tout cela comme des rêveries et des folies ; et, se servant de l’exemple des saints, on croit par là appuyer une condamnation qui ne peut avoir de fondement que dans le mauvais tour qu’on donne aux choses ; ensuite, on regarde cela comme un orgueil effroyable, comme si l’on s’attribuait quelque chose d’extraordinaire, ou qu’on enseignât une nouveauté, car il ne s’est rien passé en Jésus-Christ qui ne se passe aujourd’hui dans ceux qui annoncent Sa vérité. […]
V.55. Toutefois vous ne Le connaissez point, mais Moi je Le connais, et si Je disais que Je ne Le connais point, Je serais menteur comme vous. Mais Je Le connais et Je garde Sa parole.
[…][260] La connaissance de Dieu ne peut point être un raisonnement sur la Divinité, puisque plus nous pensons connaître Dieu par les lumières de notre raison, moins nous en venons à bout et plus nous pensons nous élever à Dieu, plus Il S’éloigne de nous. Il Se communique aux âmes petites, humbles et anéanties, vides d’elles-mêmes parce qu’Il ne Se fait connaître que par Ses communications et écoulements de Lui-même, qu’Il n’opère que dans une âme vide, de sorte que Jésus-Christ dit que s’Il pouvait dire qu’Il ne connaît pas son Père, Lui à qui Il S’est communiqué sans réserve, Il serait menteur comme nous. Mais Je Le connais, puisqu’Il est tout en Moi et que Je suis tout en Lui ; et Je garde Sa parole, puisque Je suis Moi-même cette parole que Je garde en Moi par l’union hypostatique de Ma divinité avec Mon humanité.
Chapitre IX
V.6. Ayant dit ces paroles, Il cracha à terre, fit de la boue avec Sa salive et l’étendant sur les yeux de l’aveugle,
V.7. Il lui dit : Allez vous laver dans le lavoir de Siloé qui signifie “envoyé”. Il y alla, se lava, et en revint voyant clair.
[264] L’aveuglement des personnes spirituelles et qui ont un amour secret d’elles-mêmes et un appui dans leur propre justice, est guéri par ce que fait Jésus-Christ. Il prend de la terre, c’est à dire ce dont l’homme est pétri et composé, et avec Sa salive, qui est un écoulement de Sa sagesse qu’Il envoie sur cette terre et qu’Il unit à elle, Il en compose une boue : cette boue paraît salir et aveugler, loin d’éclairer, cependant elle éclaire véritablement, et si Dieu n’éclairait l’âme par sa propre boue, elle serait toujours aveugle. C’est alors qu’Il lui donne une entière connaissance de ce qu’elle est : boue et fange ; elle ne voit rien que cela, elle sent véritablement cette boue. Mais elle n’est pas plutôt lavée et purifiée au lavoir de Siloé, c’est-à-dire par cette eau vive, Jésus-Christ, qui est envoyé pour la purifier, elle ne s’abandonne pas plutôt à Lui qu’Il la purifie de la boue qu’Il avait composée Lui-même et qu’elle est entièrement éclairée.
Cette boue est faite , comme il a été dit, de la terre dont l’homme est pétri : c’est une expérience de sa propre bassesse, misère, infirmité et faiblesse. Elle sent ce qu’elle est, et Dieu unit à cela l’écoulement de Sa sagesse qui lui fait encore mieux découvrir et sentir ce qu’elle est : mais cela n’est pas plutôt purifié qu’elle est éclairée pour toujours. […]
Chapitre X
V.33. Les Juifs lui dirent : Ce n’est pas pour aucune bonne oeuvre que nous vous lapidons, mais pour un blasphème, parce que, étant homme, vous vous faites Dieu.
V.34. Jésus leur répondit : N’est-il pas dit dans votre loi :“J’ai dit que vous êtes des dieux.”
V.35. Si elle appelle dieux ceux à qui la parole de Dieu a été adressée, et si l’Ecriture ne peut perdre sa force,
V.36. comment dites-vous que Celui que le Père a sanctifié et qu’Il a envoyé dans le monde, blasphème parce qu’Il a dit “Je suis le Fils de Dieu” ?
[303] Ils ne voulurent point s’arrêter sur les bonnes œuvres , afin d’avoir lieu de Le condamner, c’est pourquoi ils Lui dirent : Ce n’est pas pour les bonnes œuvres, mais pour un blasphème. Lorsqu’on voit qu’on ne peut trouver à redire aux actions des serviteurs de Dieu ni les condamner, on tâche de les surprendre en paroles, et surtout les âmes intérieures et d’oraison, parce qu’elles se servent de termes peu usités parmi les gens qui ne connaissent guère Dieu ; on prend pour des blasphèmes et des impiétés les expressions les plus véritables des choses divines. Jésus-Christ Se sert de l’Ecriture même pour appuyer ce qu’Il dit, montrant que l’Ecriture a dit : vous êtes des dieux, parlant de ceux qui reçoivent la parole. Ô que ces paroles ont de force ! Recevoir la parole, c’est recevoir le Verbe qui est la parole ; recevoir ce Verbe, c’est recevoir Dieu ; recevoir Dieu en soi, c’est vivre de Dieu, c’est être Dieu. On ne peut douter de la force et de la vérité de ces paroles qui sont si bien adaptées aux âmes intérieures, qui vivent vraiment de Dieu et qui sont transformées en Lui. […]
Chapitre XI
V.1. Il y avait un homme malade dans le bourg de Béthanie, appelé Lazare, d’où lui et ses soeurs Marie et Marthe étaient.
V.2. Marie fut celle qui répandit un baume précieux sur le Seigneur et qui Lui essuya les pieds avec ses cheveux, et Lazare, son frère, était cet homme malade.
[...] Dans cette voie illuminative qui a été jusqu’alors, il y avait un mélange de l’activité et de la passivité, et quoique les lumières et les choses extraordinaires soient reçues passivement dans l’âme, cet état ne se peut pas proprement appeler passif, parce que l’âme est toute en vigueur et en force amoureuse pour le dedans et toute en action pour le dehors, pour ce qui [309] regarde la gloire de Dieu. Au-dedans, c’est Madeleine toute brûlante d’amour ; elle ne voudrait faire autre chose que brûler d’un feu si doux et si fort qui la charme [245] par sa douceur et la consume par son ardeur. Cet état consumerait la vie de cette âme d’une manière aussi délicieuse que sainte si Dieu, par une bonté infinie et qui ne veut pas que son amante en demeure là, ne rendait le Lazare malade, mais malade d’une maladie qui ne fait que commencer à la vérité, mais qui sera suivie de la mort. Ce frère Lazare est le fond et centre de l’âme, ou plutôt, c’est, en cet endroit, toute la force et vigueur de l’âme, qui la soutenait dans son amour du dedans par une chaleur vivifiante, une facilité à demeurer en amour et à ne faire autre chose qu’aimer, et pour le dehors une agilité admirable pour tout ce qui est de la gloire de Dieu et de Ses volontés. Mais hélas ! ce frère tombe malade, une certaine langueur s’empare de tout lui-même, on sent peu à peu ce feu intérieur se ralentir et l’on perd en même temps la facilité pour tout ce qui est de bonnes œuvres extérieures qu’on faisait avec plaisir : quoique le plus grand et le plus continuel plaisir fût de demeurer en oraison, on ne laissait pas de s’adonner aux bonnes œuvres extérieures en certain temps ; on n’en faisait plus le capital mais l’accessoire, et lorsqu’on faisait ces œuvres, c’était avec une satisfaction admirable parce que la vigueur intérieure se répandait sur toutes choses. Mais sitôt que ce bon frère de ces deux soeurs, qui faisait leur plus grand plaisir et qui les soutenait toutes deux, vient à tomber malade, la défaillance prend ces deux soeurs, elles ne savent plus que devenir : que feront-elles [310] en cet état ?
V.5. Or Jésus aimait Marthe et Marie sa soeur, et Lazare.
V.6. Ayant donc appris qu’il était malade, Il demeura deux jours au même lieu où Il était.
[…] L’expression de l’évangéliste est admirable : il dit que Jésus aimait Marthe et Marie et Lazare, et que cependant, lorsqu’Il eut appris qu’il était malade, loin de l’aller secourir comme Il le pouvait, Il demeura au lieu où Il était. Est-ce marquer son amour que d’en user de la sorte ? [312] Ne devait-Il pas plutôt aller le secourir ? O non, c’est la plus grande marque d’amour qu’on puisse donner en cet état que d’être impitoyable, et de ne pas empêcher la mort : c’est pourquoi l’Evangéliste remarque très bien que Jésus aimait cette sainte famille parce qu’Il demeura sans y aller et sans S’y montrer. […]
V.11. Il parla ainsi d’abord, et peu de temps après Il ajouta : Notre ami Lazare dort, mais Je m’en vais pour le réveiller de son sommeil.
[314] Être ami de Jésus-Christ et être mort, comment cela peut-il se faire ? Jésus-Christ ne dit pas : Lazare notre ami est mort, mais il dort, pour marquer que ce n’était point une mort du péché, mais un sommeil et une mort mystique, qui privait bien de la vie apparente, mais non pas de la grâce : c’est pourquoi cet homme, mort de la sorte, est toujours ami de Jésus-Christ, quoiqu’il ne semble pas que cela soit ; c’est un sommeil et non une mort, duquel il doit sortir un homme nouveau. Adam dans son sommeil donna, sans le connaître, la vie à Eve, qui fut mère des vivants, et elle fut nommée Eve pour marquer que de semblables sommeils ne pouvaient produire que [315] la vie. Lazare dort dans le tombeau et il en sort vivant : il mourut parce qu’il fut la figure de Jésus-Christ qui voulut sommeiller de la sorte dans le tombeau, afin de détruire la mort et d’enfanter la vie, mais une vie qui ne pouvait plus se perdre. […]
V.28. Ayant dit ces paroles, elle s’en alla appeler secrètement Marie sa soeur, à qui elle dit : Le Maître est ici et Il vous demande.
V.29. Aussitôt qu’elle l’eût entendue elle se leva promptement et vint trouver Jésus.
Marie, qui paraît sans empressement lorsque Jésus ne lui ordonne pas d’approcher, est d’une extrême ardeur et promptitude lorsqu’il s’agit de faire Sa volonté. C’est en quoi l’on voit que cet amour passif n’est point oisif : il demeure tranquille tant qu’il croit que Dieu le veut de la [323] sorte, parce qu’il ne peut rien désirer que ce qu’il possède ; c’est pourquoi il n’est empressé pour rien : mais sitôt qu’il s’agit de faire la volonté de Dieu, et qu’Il l’appelle, ô rien au monde ne peut l’arrêter, et avec quel empressement ne court-elle pas pour faire ce qu’il plaît à Jésus ? Marthe dit : Le Maître vous appelle, le Maître est là : c’était bien le Maître véritablement car Il était si fort maître du cœur de Marie qu’il ne se peut rien de plus. Ô qu’il y a peu de cœurs en qui vous soyez le Maître, ô divin Jésus !
V.30. Car Il n’était pas entré dans le bourg, mais Il était au même lieu où Marthe l’avait laissé.
V.31. Alors les Juifs qui étaient avec elle dans sa maison, et qui la consolaient, voyant qu’elle se levait de sa place et qu’elle sortait si vite de la maison, la suivirent en disant : C’est qu’elle va pleurer au sépulcre.
Il n’était pas entré dans le bourg, et Il était resté au même lieu. Pourquoi ne vient-Il pas dans la maison de Marie ? O que cela est mystérieux ! C’est qu’il fallait que la résurrection fût faite premièrement et que Lazare, qui signifie le fond et centre de l’âme, fût le premier revivifié, et c’est la différence qu’il y a de la résurrection à la première vie : que la première vie entre par les puissances et les sens et de là passe dans le fond ; mais cette seconde vie de résurrection commence par le centre et de là se glisse et s’insinue sur les puissances et sur les sens. Si Jésus avait été voir premièrement les soeurs, qui signifiaient encore les sens et les puissances, ce n’aurait pas été une véritable résurrection. […]
V.34. Et Il demanda : Où l’avez-vous mis ? - Seigneur, dirent-ils, venez et voyez.
V.35. Alors Jésus pleura.
V.36. Ce qui fit dire aux Juifs : Voyez combien il l’aimait.
V.37. Mais quelques-uns disaient : Cet homme qui a donné la vue aux aveugles ne pouvait-il pas empêcher que celui-ci ne mourût ?
Jésus n’ignorait point le lieu où était Lazare, mais il voulut que sa résurrection fut faite dans toutes les formes, et que ceux mêmes qui l’avaient mis dans la terre, couvert et caché aux yeux des hommes, contribuassent à sa résurrection. Dieu Se sert d’ordinaire des mêmes choses qui ont donné la mort pour procurer la vie et, pour l’extérieur, ces mêmes personnes qui ont terni la réputation sont souvent, sans qu’ils y pensent, celles qui la rétablissent.
Alors Jésus pleura, comme il a déjà été remarqué : Il pleura notre lâcheté et le peu d’âmes qui veulent bien se livrer à la mort encore après qu’Il S’y est livré Lui-même. Alors les Juifs dirent : Voyez combien Il l’aimait. Ô âme, si tu savais l’amour que ton Dieu a pour toi, tu [327] en serais dans le ravissement et dans l’étonnement tout ensemble ! Tu voudrais mourir mille fois d’amour pour reconnaître un amour si excessif. Mais l’amour de Jésus-Christ ne consiste pas, comme bien des gens s’imaginent, à empêcher cette mort. O Dieu, Vous qui rendez la vue aux aveugles, ne pouviez-Vous pas empêcher que cet homme ne mourût ? Sans doute Vous le pouviez, mais il vous était infiniment plus glorieux et plus avantageux pour lui de le ressusciter après sa mort que de l’empêcher de mourir. Vous rendez la vue aux aveugles, mais Vous ne la leur rendez qu’après qu’ils ont été aveugles, et vous leur rendez une vue mille fois plus parfaite que celle que la nature donne, et ils ne comprendraient pas le bonheur de la vue s’ils n’avaient éprouvé ce que c’est que l’aveuglement ; de même l’on ne connaîtrait pas l’avantage de posséder la vie si on n’avait éprouvé la mort. O mort fortunée qui produit une si heureuse vie ! C’est la plus grande marque d’amour que Jésus puisse donner à l’âme que de lui procurer cette mort, mais elle ne le connaît pas tant que cette opération dure parce qu’elle ne peut penser au bien qui doit suivre cette mort : elle ne pense qu’à la douleur présente qu’elle cause. Et si elle pouvait envisager un bien futur et une résurrection, elle ne mourrait jamais parce que tout cela lui donnerait vie, appui, soutien, espérance et empêcherait sa mort. Ainsi, ceux qui croient que de laisser mourir une amante est en Dieu un défaut d’amour, se trompent bien, car Il n’en use de la sorte que par un excès d’amour : cette mort est une extase douloureuse qui fait sortir l’âme d’elle-même pour la faire passer en Dieu. […]
V.45. Plusieurs donc d’entre les Juifs, qui étaient venus voir Marie et Marthe et qui avaient vu ce que Jésus avait fait, crurent en Lui.
[…][334] La foi nue ne croit qu’en Dieu, sans distinction, motif, ni raison de sa foi : or, comme cette foi n’est fondée et appuyée sur rien, elle ne dépend de rien, et n’ayant que Dieu seul pour objet, sans rien envisager en Lui que Lui-même, comme Dieu est toujours Dieu, aussi cette foi subsiste toujours quoique tous les appuis manquent. Et plus les appuis sont ôtés, plus cette foi est forte, mais sa force n’est pas connue de celui qui la possède, parce que sa nudité est si entière qu’elle ne laisse nul témoignage, ni pour l’homme même ni en quelque chose que ce puisse être.
Mais, pour la foi qui n’est pas en Dieu même, mais en Ses œuvres, elle est sujette au changement, quoiqu’elle soit bien plus sensible et connue que la foi nue, parce que n’étant appuyée que sur des ouvrages de Dieu, sur des dons, sur des miracles, sur quelque chose de Dieu qui subsiste hors de Lui : tout cela, quoique venant de Dieu, étant créature, est sujet à périr ; quand cela arrive, la foi périt avec ces choses. Ceux qui croyaient en Jésus-Christ à cause de Ses miracles avaient une foi qui vacillait incessamment : après avoir cru en un temps, ils ne croyaient plus en un autre temps, et d’admirateurs qu’ils étaient de Jésus-Christ, ils en devenaient [335] persécuteurs, parce que l’objet de leur foi manquant, leur foi manquait aussi. Mais les autres qui croyaient en Jésus-Christ pour Lui-même, furent plus affermis par la perte de tous les témoignages.
La foi nue n’a jamais de certitude, aussi n’a-t-elle jamais d’incertitude [246] : cette foi est en Dieu et pour Dieu, non pour elle ou par rapport elle ; il n’y a rien en aucune créature qui la puisse soutenir et appuyer. Il y a deux sortes de foi nue, ou plutôt, il y a deux degrés dans la foi nue, bien différents l’un de l’autre. Il y a une foi nue qui, ayant perdu tous les témoignages dans les dons, miracles et choses extraordinaires, ne peut être [dans ces choses-là], parce qu’elle est nue et que la nudité est éloignée de tout ce qui est de Dieu hors de Dieu. De telles personnes [cependant] ont une foi appuyée sur Dieu, laquelle est encore distincte et exprimable : ils se confient en la bonté, en la puissance de Dieu et le reste des attributs divins qui, étant tous en Dieu, sont pourtant une distinction. Cette personne qui se voit abandonnée de tout soutien et appui dans les créatures et même dans les choses de Dieu hors de Dieu, dit : “Je me confie et Dieu est tout-puissant”. Cette puissance de Dieu, quoiqu’on l’envisage directement, suppose cependant une chose qu’on attend ou espère ; il y a là une relation pour la personne qui croit, quoiqu’elle ne le voie pas.
Mais il y a une foi dont la nudité est si totale qu’elle ne distingue nulle subsistance : Dieu est, on croit en Lui pour Lui-même, sans penser ni savoir pourquoi l’on croit et ce qu’on croit. Tout est perdu dans l’unité, comme l’âme depuis [336] longtemps ne distingue en Dieu aucun objet de sa foi. Et comme elle perd de même la connaissance de son propre amour, elle perd aussi toute foi. On ne parle pas ici de la foi, vertu théologale, ou de la foi ordinaire, qui regarde seulement Dieu et qui croit tout ce qu’Il veut qu’on croie et tout ce que l’Eglise ordonne de croire ; mais on parle d’une oraison de foi, ou plutôt d’un état de foi, car ce n’est plus oraison mais état. […]
Chapitre XII
V.35. Jésus leur répondit : vous n’aurez plus la lumière parmi vous que pour peu de temps ; marchez pendant que vous avez la lumière, de peur que les ténèbres ne vous surprennent parce que celui qui marche dans les ténèbres ne sait où il va.
[...] Cette lumière leur est donnée pour les faire avancer à sa faveur, comme un flambeau qu’on donne à un voyageur pour le faire avancer. [...][361] Il faut remarquer que, quand je parle de poursuivre la lumière et de marcher à sa faveur, je ne parle pas des lumières extraordinaires qui se doivent outrepasser incessamment, sans s’y arrêter pour peu que ce soit : autrement elles arrêtent l’âme en elle-même, loin de l’en tirer. Je parle de la lumière qui fait découvrir les défauts afin de les poursuivre et de les combattre incessamment en méprisant tout le sensible et aimant tout ce qui crucifie.
Il faut savoir que toutes les lumières, soit ordinaires et simples, soit extraordinaires et de choses distinctes, sont données pour deux effets : pour faire connaître Dieu et pour se faire connaître soi-même. Et l’âme, pour être fidèle à la lumière, ne doit recevoir que ces deux effets, et outrepasser tous les autres, ne s’arrêtant ni aux accidents de la lumière ni à la manière dont elle est donnée : c’est ce qui doit demeurer dans un oubli éternel. Pour ce qui regarde de connaître Dieu, il ne s’agit pas de rien distinguer en Dieu de Lui-même, mais de connaître qu’Il mérite tout notre amour et qu’il faut tout laisser pour Le suivre. La connaissance de nous-mêmes ne consiste pas à savoir si nous avons une disposition ou une autre, une faveur ou une grâce, si nous avançons et de quelle manière Dieu Se communique à nous, mais elle consiste à nous faire comprendre que nous sommes le mal essentiel et souverain et que nous n’avons aucun bien en nous, que notre propre est le péché et que tout le bien est en Dieu. Cette connaissance qui est souvent très simple et sans ce raisonnement, nous porte à nous fuir et à nous [362] haïr nous-mêmes pour nous approcher de Dieu qui est le souverain bien, jusqu’à ce qu’à force de nous éloigner de nous-mêmes et de suivre Dieu, nous sortions enfin de nous pour passer en Lui. […]
Chapitre XIII
V.3. Jésus, sachant que Son Père lui avait mis toutes choses entre les mains et qu’Il était sorti de Dieu et qu’Il s’en allait à Dieu…
[374][...] Cette sortie de Dieu est une extase d’amour qui fit sortir ce Dieu d’amour hors de Lui-même pour porter l’homme à sortir de soi-même à Son imitation. Dieu sort de Dieu pour Se faire homme par un transport d’amour, afin que l’homme sorte de l’homme par le même amour pour devenir Dieu. […]
V.4. Il se leva de table, quitta ses habits et, ayant pris un linge, Il S’en ceignit.
V.5. Après Il mit de l’eau dans un bassin et commença à laver les pieds de Ses disciples et à les essuyer avec le linge dont Il était ceint.
[376] Cette cérémonie de Jésus-Christ, ces circonstances et les paroles qui l’ont précédée ont un sens et une figure admirables. Premièrement, après que l’Evangéliste a remarqué que Jésus-Christ savait qu’Il était sorti de Dieu et qu’Il retournait à Dieu, avant que de retourner pour nous en ouvrir l’entrée, Il montre à Ses Apôtres les voies qu’il faut tenir et la purification qu’Il doit faire aux âmes, laquelle est si nécessaire que nul n’entrera avec Lui dans Son Père qu’il n’y ait passé, comme Il le dit à saint Pierre qu’Il n’aurait point de part avec Lui s’il ne se laissait purifier de la sorte. Jésus-Christ quitte ses habits pour nous apprendre qu’Il ne nous ferait participants de Sa gloire qu’en Se dépouillant de Son humanité et qu’il fallait qu’Il en usât de la sorte pour consommer notre purification ; Il nous apprit aussi qu’il fallait que nous fussions dépouillés de nous-mêmes et que la véritable purification se fait par le dépouillement. Après cela Il prit un linge et [377] S’en ceignit, tant pour marquer qu’à mesure que l’âme est dépouillée d’elle-même, elle est revêtue de la robe de l’innocence, que pour faire connaître que s’il a fallu qu’Il Se soit dépouillé de Son vêtement de gloire pour notre purification, il a fallu en même temps qu’Il se soit vêtu de notre faible nature, signifiée par ce linge qui est blanc pour montrer la pureté de cette nature. […]
V.6. Il vint donc à Simon Pierre, qui lui dit : Quoi, Seigneur, vous me lavez les pieds !
V.7. Jésus lui répondit : Vous ne savez pas maintenant ce que Je fais, mais vous le saurez à l’avenir.
V.8. Pierre répondit : Vous ne me laverez jamais les pieds. Jésus lui répondit : Si je ne vous lave, vous n’aurez point de part avec Moi.
Si l’homme ne se laisse point purifier à Jésus-Christ, il ne sera jamais pur. La parfaite purgation passive ne s’achève que pour l’union essentielle, et cette union essentielle ne se peut jamais faire que l‘âme n’ait été purifiée de toute tache [378] : or elle ne peut pas se purifier elle-même, il faut donc que le Verbe la purifie. Mais ce qu’il y a d’étrange, c’est qu’il ne se trouve presque personne qui veuille souffrir cette purification : les uns, par malice, s’en rendent indignes ; les autres, par fausse humilité, la refusent et croient pouvoir tout : ils attendent tout d’eux-mêmes et de leurs propres efforts. Saint Pierre fit alors ce même refus par une humilité d’ignorance ; c’est pourquoi Jésus lui dit :“Tu ignores à présent le mystère de ce lavement des pieds et la nécessité de cette purgation passive, mais tu le connaîtras un jour” ; cependant comme Pierre persistait à ne le vouloir pas souffrir, parce qu’il n’était pas encore éclairé de ce grand mystère, Il lui parle plus ouvertement et lui fait connaître qu’il est entièrement impossible qu’il ait aucune part avec Lui s’il ne souffre cette purification. Quelle part Jésus-Christ voulait-Il dire ? Il ne parlait pas là seulement de Sa gloire, mais de Son union intime et de Ses souffrances. Il est impossible de participer à l’unité de Dieu seul par une autre voie : c’est pourquoi, comme il sera vu dans la suite, après cette purification, Jésus-Christ fit cette admirable prière : “Mon Père, qu’ils soient un comme Nous sommes un, et qu’ils soient tous consommés en un.”
V.23. Alors Simon Pierre fit signe à un d’entre eux que Jésus aimait et qui était couché sur son sein,
V.24. afin qu’il sût de lui duquel c’était [sic] qu’il voulait parler.
[388][...] Il ne dit pas : le disciple qui aimait Jésus, mais : le disciple que Jésus aimait, parce qu’il n’aimait plus Jésus que par l’amour même de Jésus. Il n’avait plus d’amour qui lui fût propre, mais Jésus aimait en Jean de Son propre amour, Dieu Se pouvant aimer de Son amour même, ce que Jean ne pouvait pas, qui, n’ayant plus d’amour, ne pouvait aimer Jésus par son amour, mais par l’amour même de Jésus. […]
V.25. Ce disciple donc, étant couché sur le sein de Jésus, lui dit : Seigneur, qui est-ce ?
[390] Il y a une communication de silence entre Dieu et l’âme, et il y en a aussi entre les créatures qui sont à peu près en pareil degré intérieur d’oraison ; mais pour cela il faut être très avancé : restant en oraison ensemble, il se fait un langage intérieur où l’on se communique l’intérieur sans se parler, pourvu que les intérieurs soient bien conformes : ce sont comme deux luths bien d’accord : lorsque le maître en touche l’un, l’autre résonne au même ton. Il se fit alors de Jean à Jésus une double conversation de silence. […]
V.35. C’est en cela que tous connaîtront que vous êtes Mes disciples, si vous avez de l’amour les uns pour les autres.
[398] C’est la charité pour le prochain, à cacher leurs défauts et les aimer et servir malgré leurs ingratitudes et les méchants offices qu’ils nous rendent, qui est le véritable caractère qui distingue les vrais disciples de Jésus-Christ, les âmes intérieures d’avec les autres qui ne le sont pas : quelque outrage qu’on leur puisse faire, elles n’ont jamais ni fiel ni aigreur contre celles qui les offensent. […]
V.38. Jésus lui répondit : Vous donnerez votre vie pour Moi ! En vérité, en vérité Je vous le dis, le coq ne chantera point que vous ne M’ayez renoncé trois fois.
[399] C’est la différence qu’il y a entre l’amour sensible et l’amour nu que l’amour sensible, jugeant sur son ardeur, croit tout possible parce qu’il mesure ses forces à son sentiment. Cependant dans l’occasion, comme cette chaleur amoureuse vient à se ralentir, on n’éprouve que de la faiblesse et l’on ne fait rien moins que ce qu’on s’était proposé de faire. L’amour nu est tout au contraire, il ne présume de rien, il ne s’avance pour rien, et même, lorsqu’il se sonde, il se croit si faible qu’il craint la moindre occasion de peur de manquer de courage, parce qu’il n’éprouve en lui qu’une froide mort ; cependant, comme c’est un feu tout concentré au-dedans, dans une occasion forte et violente il fait un effort généreux et montre ce qui était caché. […]
Chapitre XIV
V.16. Je prierai Mon Père et Il vous donnera un autre Consolateur pour demeurer avec vous à jamais.
V.17. C’est l’Esprit de vérité que le monde ne peut recevoir parce qu’il ne le voit point ni ne le connaît point. Mais pour vous autres, vous Le connaîtrez parce qu’Il demeurera avec vous et qu’Il sera en vous-mêmes.
[411] On ne perd pas plutôt la présence distincte et perceptible de Jésus-Christ, (lorsque c’est par grâce et non par le péché), que le Consolateur est donné. Le Consolateur est un Esprit infus, général, saisissant toute l’âme et l’absorbant et perdant si fort à tout distinct quel qu’il soit, qu’il ne reste plus qu’un amour tranquille et général qui ne se distingue que par la paix qu’il opère dans l’âme. Cet Esprit est l’Esprit de vérité qui met l’âme dans la vérité, la réduisant dans l’unité de Dieu seul par l’anéantissement total et la perte de tout ce qui n’est point Dieu. Et ce Consolateur, s’étant une fois emparé de toute l’âme, ne la quitte plus. […][412] Il viendra un jour que vous le connaîtrez : ce ne sera point par lumières ni illustrations, mais par votre propre expérience car Il demeurera avec vous d’une manière permanente et afin que vous Le possédiez plus aisément, Il habitera en vous.[…]
V.21. Celui qui a reçu Mes commandements et qui les garde est celui qui M’aime, et celui qui M’aime sera aimé de Mon Père et Je l’aimerai aussi et Je Me découvrirai à lui.
[414][…] Si les commandements de Dieu sont les degrés qui font monter l’âme dans la plus pure charité, ils sont aussi les fruits et les effets de cette même charité ; ils sont comme l’échelle de Jacob : Dieu, qui est la charité même, Deus caritas est, est appuyé sur cette échelle et c’est par elle qu’on trouve Dieu Lui-même pour se perdre et abîmer en Lui ; et alors toute la loi est outrepassée par un excès d’amour et de charité pure qui n’est autre que Dieu Lui-même, mais la loi, pour être outrepassée, n’est pas pour cela violée. […]
V.27. Je vous laisse Ma paix, Je vous donne Ma paix ; Je ne vous la donne point comme le monde la donne. Que votre cœur ne se trouble point et qu’il ne craigne point.
[418] Jésus-Christ, après avoir parlé de Sa parole, dit qu’Il laisse et donne Sa paix parce que Sa parole est une parole de paix, elle ne vient jamais dans l’âme sans y apporter la paix et elle ne se laisse distinguer que par la paix. […]
Chapitre XV
V.1. Je suis la vraie vigne et Mon Père est le vigneron.
V.2. Il retranchera toutes les branches qui ne porteront point de fruit en Moi, et Il taillera toutes celles qui portent du fruit afin qu’elles en portent davantage.
[422][…] Tout ce qui est donné par notre propre effort est étranger : c’est comme une pluie qui mouille et semble verdir, mais qui pourrit si la sève n’est communiquée par dedans. Il faut remarquer que la sève se communique aux branches si imperceptiblement qu’il ne s’en voit rien, sinon qu’on connaît que la sève se communique parce que la branche est verte ; si elle cesse de se communiquer, la branche se sèche. La pluie qui mouille au-dehors paraît davantage : il en est de même de l’opération vivifiante du Verbe dans l’âme : elle est si simple et si naturelle qu’elle ne se distingue que par une certaine vigueur secrète qu’elle communique à l’âme. Les opérations propres et du dehors sont comme une eau de pluie qui mouille la superficie et se fait connaître davantage.
Toutes les branches, donc, qui ne porteront point de fruit seront absolument retranchées et ôtées, mais celles qui portent du fruit en Jésus-Christ, qu’est-ce que leur fait cet admirable vigneron ? Il les taille, les émonde, les coupe incessamment par les croix, les afflictions, les contrariétés, les calomnies épouvantables ; ce sont les façons que ce Père de famille donne à Sa vigne. Que fait cette branche ainsi coupée ? Elle pleure, elle semble même qu’elle perde sa sève. O non pourtant, tout au contraire : elle perd ce qu’elle a d’étranger, sa faiblesse, afin de recevoir une plus abondante sève de son cep. O aimable comparaison ! C’est bien le moyen de faire [423] rapporter un fruit plus abondant. Mais quel est le fruit de la vigne ? C’est un fruit qui n’est reçu que pour être broyé et écrasé sous le pressoir et qui ne vit que dans sa perte ; c’est là le véritable fruit qui est porté en Jésus-Christ, qui est d’autant plus utile qu’il est plus promptement broyé, brisé, détruit, et la différence du raisin aux autres fruits, c’est que sa bonté est dans sa destruction, son salut dans sa perte [...]
V.10. Si vous gardez mes commandements, vous demeurerez dans Mon amour, comme J’ai gardé les commandements de Mon Père et Je demeure dans Son amour.
[427] Jésus-Christ parle ici de l’exemple qu’Il nous donne et que nous devons suivre, l’exemple de l’extérieur et de l’intérieur. Pour l’extérieur, Il a observé tous les commandements et toutes les volontés de Son Père ; en faisant comme Il a fait, nous ne saurions nous méprendre. Et pour le dedans, nous n’avons rien autre chose à faire qu’à demeurer dans Son amour. Qu’est-ce que demeurer dans Son amour ? C’est demeurer dans Sa grâce et dans la charité et recevoir les opérations de Son amour au-dedans, aimer, aimer, aimer, et rien autre. L’amour ne consiste point à dire que l’on aime, mais à aimer, et pour le dehors à imiter Jésus-Christ et faire ce qui est de notre devoir. Au-dedans aimer, au dehors agir selon la volonté de Dieu.
V.11. Je vous dis ces choses afin que Ma joie demeure en vous et que votre joie soit accomplie.
Jésus-Christ assure qu’Il dit cela à Ses disciples afin que Sa joie demeure en eux, non pas une joie [428] étrangère, mais Sa propre joie. Celui qui demeure dans l’amour de Dieu, amour pur, est dans une joie ineffable. […]
V.16. Ce n’est pas vous qui M’avez choisi, mais c’est Moi qui vous ai choisis et qui vous ai établis afin que vous allassiez faire du fruit et que le fruit que vous rapporterez demeure, et que mon Père vous donne tout ce que vous Lui demanderez en Mon nom.
Mais afin que nous ne crussions pas qu’un bonheur aussi signalé que celui d’être des amis de Jésus-Christ nous ait été mérité par aucun bien qui fût en nous, ou que nous nous [431] devions à nous-mêmes l’inclination où nous sommes d’être tout à Lui, Il ajoute : Ce n’est pas vous qui M’avez choisi par la vue et la considération de Mes amabilités, de Mes bontés, de ce que Je suis. […]
Chapitre XVI
V.7. Cependant Je vous dis la vérité : il vous est avantageux que Je m’en aille car si Je ne m’en vais, le Consolateur ne viendra point vers vous, et si Je m’en vais, je vous L’enverrai.
[...] Il faut que cette privation de Jésus-Christ donne la mort afin que l’Esprit Saint vienne ensuite vivifier cette âme et la remplir d’une grâce d’autant plus abondante qu’elle sera plus durable. Cependant, [441] la plupart ne reçoivent point ce divin Consolateur, parce qu’ils ne veulent point être privés de cette présence sensible de Jésus-Christ. On veut toujours s’en tenir au premier moyen et c’est ce qu’il ne faut jamais faire : il faut en demeurer content tant que l’on nous y laisse, mais il faut nous en laisser priver lorsqu’on nous l’ôte, parce qu’il est nécessaire que cela soit de la sorte, sans quoi l’Esprit Consolateur ne viendra point. Si l’on ne quitte la méditation, on ne passera point à la contemplation. La plupart des âmes voudraient bien avancer et arriver aux derniers degrés, mais elles ne voudraient point quitter les premiers. On veut bien acquérir, et ne rien perdre : c’est ce qui fait que l’on n’acquiert rien. […]
Chapitre XVII
V.3. La vie éternelle consiste à vous connaître, Vous qui êtes le seul vrai Dieu, et Jésus-Christ que Vous avez envoyé.
[457] Il est certain que la véritable vie éternelle et le souverain bonheur de l’âme, le fruit et le fondement en même temps du plus pur amour, c’est de connaître que Dieu est seul Dieu, seul saint, seul grand, seul tout, et qu’Il doit être seul de cette sorte en nous. […][458] Toutes les créatures prétendent et désirent être quelque chose : on veut être quelque chose en Dieu, ou que Dieu fasse de grandes choses en nous, mais on n’aspire point à ce que Dieu soit Lui seul et Le connaître seul. O que l’âme est heureuse et véritablement en vie éternelle lorsqu’elle ne connaît plus que Dieu seul et Jésus-Christ qu’Il a envoyé, et que tout le reste est ôté et arraché. O Vie, plus de l’éternité que du temps, que tu es préférable à toute autre vie ! Et à quel prix ne dois-tu pas être achetée ! On ne peut t’acquérir que par la perte de tout le reste. […]
V.12. Lorsque j’étais avec eux, je les gardais en Votre nom. J’ai conservé ceux que vous m’avez donnés et nul d’entre eux ne s’est perdu, excepté le fils de perdition par qui l’Ecriture a dû être accomplie.
[466][...] Tant que Jésus-Christ a été sur la terre, Il a gardé Ses Apôtres, mais comment les a-t-Il gardés ? Au nom de Dieu, c’est-à-dire d’une manière si pure qu’Il n’avait que Dieu seul en vue dans la garde qu’Il en faisait : c’était pour la seule gloire de Dieu qu’Il les gardait de la sorte. Il garde de même encore toutes les âmes qui s’abandonnent à Lui. O qu’il fait bon s’y abandonner sans réserve et que l’on est bien gardé ! Il les garde jusqu’à ce qu’Il les perde avec Lui dans l’unité divine. O alors il n’y a point d’autre garde que cette même unité, abîme impénétrable et sans fond où l’âme est gardée dans sa perte, car alors elle est si perdue dans cet abîme qu’elle ne s’y découvre plus. […]
V.23. Je suis en eux et Vous êtes en moi afin qu’ils soient consommés dans l’unité et que le monde connaisse que Vous m’avez envoyé et que Vous les aimez comme Vous m’avez aimé.
[475][...] Le Verbe s’écoule et se produit incessamment dans l’âme vide de tout le reste et c’est cet écoulement continuel du Père dans le Verbe et du Verbe dans l’âme qui fait l’unité parfaite de l’âme avec Dieu ; et le Verbe s’écoule de manière qu’à mesure qu’il s’écoule, Il vide cette âme, l’anéantit, la détruit et la consomme, et lorsqu’elle est consommée et qu’il n’y a plus rien en elle d’elle qui ne soit consommé, elle est alors réduite dans l’unité. […]
V.26. Je leur ai fait connaître Votre nom et Le leur ferai encore connaître afin que Vous les aimiez de l’amour dont Vous m’avez aimé, étant moi-même en eux.
[478][...] Jésus-Christ fait connaître Son Père, mais d’une manière si pure que l’âme ne distingue cette connaissance que dans le besoin, lorsqu’il s’agit de parler ou d’écrire. Tout ce qu’elle en comprend est que tout ce qu’elle lit, entend, et tout ce que les créatures en disent, n’est qu’un bégaiement qui la tue parce qu’elle a, comme dit l’Ecriture [247], des sentiments du Seigneur qui sont dignes de Lui parce qu’ils sont infus par Lui-même.
Jésus-Christ fait toujours plus connaître Dieu dans cette âme où Il habite, mais il ne faut pas croire que ce soient des connaissances, lumières, illustrations promptes et soudaines qui viennent passagèrement faire voir à l’âme, par une lumière médiate, des grandeurs en Dieu qu’elle puisse distinguer. Ce n’est rien moins que cela : c’est une chose qui est mise dans l’âme, ou plutôt dans laquelle l’âme est mise, laquelle elle ne distingue ni ne voit parce qu’elle est infiniment plus grande que l’âme…
Chapitre XIX
V.5. Jésus donc sortit, portant une couronne d’épines et une robe de pourpre. Pilate leur dit : Voilà l’homme !
[494][...] Pilate dit : Voilà l’homme ! Mais quel homme ? L’homme de douleurs et d’amour, l’homme qui vient rétablir l’homme et le rendre ce qu’il était lorsqu’il fut créé, l’homme-Dieu, le Dieu fait homme pour faire l’homme-Dieu, l’homme en qui la nature humaine est dans toute sa perfection ; les autres hommes ne sont plus des hommes, ils n’en ont que la figure, ils ont perdu la qualité d’homme pour prendre celle de la bête. Voilà l’homme, ô hommes, que vous devez imiter si vous voulez redevenir hommes.
Chapitre XX
V.1. Le premier jour de la semaine dès le matin, avant qu’il fît clair, Marie-Madeleine vint au sépulcre et, voyant que la pierre était ôtée,
V.2. elle courut vers Simon Pierre et vers l’autre disciple que Jésus aimai,t et leur dit : Le Seigneur a été enlevé du sépulcre et nous ne savons où on L’a mis.
[513][...] Son amour impatient voyant que la volonté de Dieu s’accordait à son devoir, elle court, elle vole, mais ne trouvant point Celui qu’elle cherche, son amour défiant et jaloux soupçonne qu’on lui a dérobé son bien-aimé ; c’est le propre de l’amour lorsqu’il est fort d’avoir de semblables défiances. Que fait-elle dans son double transport ? Elle va trouver le prince des Apôtres, comme celui qui pouvait plus que nul autre remédier à son mal ; mais comme son amour et sa défiance ne sont pas satisfaits pour cela, elle va au disciple que Jésus aimait, elle le cherche, cet autre amant, croyant qu’il n’y a rien de secret pour lui et qu’il pourra lui dire des nouvelles de son Dieu, ou du moins que, s’il n’en sait rien, il aura autant d’impatience qu’elle de Le trouver parce qu’étant le disciple de l’amour dont elle était la conquête, ils devaient s’accorder très bien ensemble. […]
V.18. Marie-Madeleine vint donc annoncer aux disciples qu’elle avait vu le Seigneur et qu’Il lui avait dit telle chose.
V.19. Le soir de ce même jour qui était le premier de la semaine, étant venu, et les portes du lieu où les disciples étaient assemblés étant fermées, parce qu’ils craignaient les Juifs, Jésus vint et se mit au milieu d ‘eux et leur dit : La paix soit avec vous !
[522] Marie-Madeleine fut l’Apôtre de la Résurrection, mais sa mission fut bientôt confirmée par une apparition de Jésus-Christ. Il entre dans la chambre, les portes étant bien closes : c’est de cette manière qu’Il vient dans les âmes ; on ne travaille pas plutôt à se recueillir de toutes ses forces, à fermer les portes de ses sens à tous les objets du dehors, que Jésus apparaît tout à coup dans le fond de cette âme, ce qui la charme et la ravit de joie. Mais quel signe donne-t-Il de Sa venue dans l’âme ? Point d’autre que celui-là : La paix soit avec vous ! Il apporte avec Lui la paix [248]. L’âme goûte alors une paix inconcevable et inaltérable tout ensemble, et c’est là la marque de Sa présence, comme le trouble est la preuve de Son éloignement.
V.20. Après avoir dit ces paroles, Il leur montra Ses mains et Son côté, et les disciples ayant vu le Sauveur furent remplis de joie.
Après que Jésus a rempli l’âme de paix, comme Il fit à Ses Apôtres, Il se manifeste à elle ; Il le fait intérieurement par une connaissance plus claire qu’Il lui donne de ce qu’Il est, et, extérieurement, par quelque participation qu’Il lui envoie de Ses souffrances : cette faveur remplit cette pauvre âme de joie et de contentement de ce qu’elle découvre de Son amour.
Chapitre XXI
V.4. Le matin suivant, Jésus vint sur le rivage sans néanmoins que Ses disciples sussent que c’était Lui.
V.5. Jésus leur demanda : Enfants, n’avez-vous rien à manger ? Ils Lui répondirent qu’ils n’avaient rien.
V.6. Jetez, dit-il, votre filet du côté droit de la barque et vous trouverez quelque chose. Ils jetèrent leur filet et ne le pouvaient plus tirer tant il était rempli de poissons.
[528] Jésus-Christ ne paraît pas plutôt dans le point du jour de la lumière, qui est l’état apostolique, Il ne donne pas plutôt la mission, Il ne commande pas plutôt de jeter le filet que la pêche est si abondante que rien plus. O Dieu, c’est Vous seul qui faites ces captures ! La créature n’est que Votre vil instrument et Vous voulez qu’elle le sache, Vous voulez qu’elle connaisse par son expérience qu’elle ne peut rien faire sans Vous et que si elle fait quelque chose lorsque Vous le lui ordonnez, elle Vous en doit rendre toute gloire et se regarder comme un sujet inutile dont il Vous plaît de Se [vous] servir, qui n’a nulle vertu de lui-même que celle qu’il emprunte de la main qui le fait agir.
V.7. Alors le disciple que Jésus aimait dit à Pierre : C’est le Seigneur. Simon Pierre ayant entendu que c’était le Seigneur, se vêtit de sa tunique parce qu’il était nu et se jeta dans la mer.
Le disciple de l’amour reconnut son Maître, non pas tant à la vue qu’au goût du cœur, ce cœur sentit que c’était Celui dont il était aimé [529] et qu’il aimait si tendrement : c’est pourquoi il le donna à connaître à Pierre. Jésus-Christ ne Se faisait pas connaître et la vue ne pouvait Le découvrir : il n’y eut que le cœur de saint Jean qui sentit le cœur de son Maître comme un aimant qui l’attirait. O saint Jean, que vous aviez bien fait d’autres fois qu’à la Cène ce métier de vous coucher sur la poitrine de votre Maître ! Cette amoureuse privauté vous était sans doute familière : vous aviez été attiré par ce cœur d’aimant qui avait touché le vôtre non seulement pour l’attirer lui-même mais pour en attirer bien d’autres, comme l’on voit une pierre frottée d’aimant avoir la même vertu que l’aimant. Pierre n’eut pas plutôt entendu que c’était son Maître que, tout brûlant du désir de Le voir, impatient qu’il était, il se jette dans la mer ne pouvant pas attendre que la barque fût arrivée au bord. O, Dieu ! dans quel abîme et dans quel précipice ne se jetterait-on pas si l’on était assuré de Vous trouver !
V.8. Les autres disciples qui n’étaient loin de terre que d’environ deux cents coudées, vinrent avec la barque, traînant le filet plein de poissons.
Pierre était si pressé de voir son cher Maître et de Lui donner des preuves de son amour, qu’il abandonne la pêche qu’il avait faite quoiqu’il eût tant travaillé pour l’avoir. Il montra en cela et la force de son amour et le détachement de son cœur qui n’estimait rien au monde que son Dieu. Il fit voir son extrême indifférence, et qu’il était aussi prêt à ne servir jamais aux âmes qu’à y servir. C’est la disposition [530] où doivent être tous les hommes apostoliques, servir les âmes sans attache, être aussi prêt à les servir qu’à ne les servir pas, ne se pas mettre en peine du succès. Cependant les autres disciples apportèrent ou conduisirent la pêche que Pierre avait faite.
V.15. Après qu’ils eurent dîné, Il demanda à Simon Pierre : Simon, fils de Jean, M’aimez-vous plus que ne font ceux-ci ? Oui, dit-il, Seigneur, vous savez que je Vous aime. Il lui dit : Paissez Mes agneaux.
[532][...] C’est une chose admirable qu’un homme qui a éprouvé véritablement sa misère et sa faiblesse, ne se puisse plus rien promettre de lui, ni fidélité, ni persévérance, ni rien de tout cela. Si Jésus avait demandé à Pierre : “Me seras-tu fidèle ?” Il eut répondu : “Hélas, Seigneur, je ne trouve aucun fonds en moi de quoi appuyer une fidélité ; je le serai si vous me donnez de l’être”. Mais lorsque Dieu demande : M’aimez-vous ? O le cœur ne peut point se démentir et au milieu de la plus extrême misère il ne peut s’empêcher de dire qu’il aime. O Dieu ! c’est le seul témoignage sans témoignage qui reste à une âme qui est dans la mort et dans l’état de sa propre abjection que de trouver, lorsque l’on sonde son fonds, qu’il lui semble qu’elle aime Dieu, et son cœur lui rend bien ce témoignage qu’il n’aime que Lui. Mais hélas ! quoiqu’il en soit de la sorte, il ignore s’il en est aimé : Je sens, dit cette âme à son Dieu, que si je ne Vous aime pas, je n’aime rien au monde, car alors l’âme se trouve dépouillée de tout amour créé quel qu’il soit. Saint Pierre répondit donc à Jésus ce que répondent les autres cœurs comme lui : Oui, Seigneur, Vous savez que je Vous aime. Jésus lui dit : Paissez mes agneaux. Vous ne demandez donc que l’amour et l’amour pur, pour toute disposition, à un pasteur afin qu’il soit en état de paître Votre troupeau. Non, il ne faut point d’autre disposition : [533] un amour épuré, une charité parfaite renferment toutes les véritables dispositions du pasteur, parce que n’aimant que son Dieu, et ne s’aimant point soi-même, il ne pense qu’à Le satisfaire et il donne sa vie pour la garde du troupeau qui lui a été confié.
V.18. En vérité, je vous dis, que lorsque vous étiez jeune, vous vous ceigniez vous-même, et vous alliez où vous vouliez. Mais quand vous serez vieux, vous étendrez vos bras, et un autre vous ceindra, et vous mènera où vous ne voudriez pas aller.
V.19. Il lui fit connaître par là de quelle mort il devait glorifier Dieu. Et après ces paroles il lui dit : Suivez-moi.
Ce passage nous dépeint encore le véritable caractère de deux sortes de saints qui sont dans l’Eglise de Dieu ; les premiers sont des saints vivants et les derniers sont des saints morts et anéantis. Les premiers se sanctifient dans une force admirable,faisant jusqu’à la mort totues les pénitences et les pratiques qu’ils se sont proposés, ils sont riches en dons, grâces et faveurs, ils sont dans l’éclat d’une vie illustre ; ils vont où ils veulent, parce que Dieu leur accorde tout ce qu’ils désirent ; Dieu fait toutes leurs volontés, et ces grands saints sont de la sorte parce qu’ils sont les lumières des siècles où ils se trouvent ; lumières qui doivent toujours éclairer et ne s’éteindre jamais. Les seconds sont tout autrement : Dieu Se plaît à Se glorifier dans leurs anéantissements, vous ne voyez que [537] déroute, que misères, que décri, que confusion ; rien ne réussit : que si Dieu donne quelque succès, Il le détruit d’abord par quelques bonnes confusions, et par de plus grands renversements. Ces gens ne font jamais ce qu’ils veulent, mais Dieu prend plaisir à leur faire faire tout ce qu’ils ne veulent pas, et tout ce qu’ils craignent et appréhendent : ce son là les Saints de Dieu.
V.20. Pierre, s’étant retourné, vit venir aussi après lui le disciple que Jésus aimait, qui pendant la Cène, avait reposé sur le sein de Jésus et Lui avait demandé : Seigneur, qui est celui qui vous trahira ?
V.21. Pierre, donc, l’ayant vu, dit à Jésus : Et celui-ci, Seigneur, que deviendra-t-il ?
V.22. Jésus lui dit : Je veux qu’il demeure ainsi jusqu’à ce que Je vienne. Que vous importe ? Mais vous, suivez-Moi.
[537] Saint Jean qui avait souffert la mort mystique, et qui était dans un état de vie ressuscitée en Dieu, ne pouvait plus souffrir l’état que saint Pierre devait porter [249]. Cependant saint Pierre n’ignorant pas combien il était aimé de Jésus voulut savoir s’il aurait quelque part à ce qui lui était dit pour lui-même : c’est pourquoi il demanda à Jésus ce qu’il devait devenir. Jésus lui dit : Pour lui en qui Je suis mort et ressuscité, Je veux qu’il demeure de la sorte jusqu’à ce que Je vienne, parce que l’âme qui est ressuscitée n’a plus rien à faire qu’à vivre de cette vie qui lui est communiquée avec toujours plus d’abondance jusqu’à ce que Jésus-Christ la vienne chercher en la retirant du monde.
V.23. De là vient qu’un bruit courut parmi les frères, que ce disciple ne mourrait point, quoique Jésus n’ait point dit à Pierre : “Il ne mourra point”, mais : “Je veux qu’il demeure ainsi jusqu’à ce que Je vienne, que vous importe ?”
V.24. C’est ce disciple même qui rend témoignage de ces choses et qui les a écrites, et nous savons que son témoignage est véritable.
[538] Les Apôtres furent si grossiers qu’ils prirent les paroles de Jésus-Christ à la lettre comme l’on fait d’ordinaire, ne pénétrant pas le sens mystique qu’elles avaient. Le disciple en faveur de qui elles étaient dites les comprit très bien ; mais son humilité l’ayant empêché de le déclarer, il se contente de dire que Jésus-Christ ne parlait point de la mort corporelle, ce qui nous doit assez persuader qu’Il parlait d’un état permanent dans lequel le disciple devait être pour lors et qui devait durer jusqu’à sa mort. […]
Chapitre I
V.5. Car Jean a baptisé d’eau ; mais, dans peu de jours, vous serez baptisés du Saint-Esprit.
Le premier baptême, ainsi qu’il a été expliqué en saint Matthieu, est le baptême de la pénitence, qui est très bien signifié par le baptême d’eau que conférait saint Jean. C’est un baptême qui sert à laver les plus grosses ordures et les impuretés superficielles. Mais quoique ce baptême soit très bon est très utile, il n’est pas cependant le seul nécessaire pour un homme apostolique. Il faut qu’il soit baptisé par le Saint-Esprit et que le Saint-Esprit le remplissant de Lui-même, le purifie radicalement afin qu’évacuant les impuretés qui sont même identifiées avec la nature, il ne lui reste que la pure charité. [...]
V.44. Mais ceux qui croyaient, étaient tous unis ensemble ; et ils n’avaient rien qui ne fût en commun.
V.45. Ils vendaient même leurs possessions, et les distribuaient à tous les fidèles selon le besoin d’un chacun.
[Tome V, 13] Cette union du cœur et de l’esprit, qui était dans la primitive Eglise, faisait une charité si parfaite qu’il n’y avait rien caché et qui ne fût à tous. Qui a le cœur et l’esprit, a bientôt le bien : tout est commun entre les amis ; or, de tous les amis, il n’y en a pas de qui l’union soit si forte que celle des personnes véritablement intérieures. On ne demande pas que l’on vende tous ses biens pour les distribuer aux pauvres ; mais, au moins, qu’on leur fasse part de ceux dont on abonde. O si l’on avait le vrai esprit intérieur, esprit de Jésus-Christ, on ne serait pas autant attaché au bien qu’on l’est ! La plus sûre marque de la candeur et simplicité intérieures, c’est ce détachement général des choses de la terre, ce mépris des biens : et j’ai de la peine à croire qu’une personne attachée aux biens, puisse être bien intérieure. [...]
Chapitre X
V.1. Il y avait un homme à Césarée, nommé Corneille, qui était centenier de la légion appelée l’Italienne.
V.2. Il était religieux et craignant Dieu avec toute sa famille : il faisait beaucoup d’aumône au peuple, et il priait Dieu incessamment.
Véritablement la main de Dieu n’est pas raccourcie [250] : Il prend plaisir à nous faire voir dans un gentil le véritable portrait d’un parfait chrétien. O Dieu, Vous avez partout des serviteurs, et il n’y a pas de lieu où il ne s’en trouve, et Votre bonté est si grande qu’en quelque lieu que se trouve un homme qui Vous serve fidèlement selon sa lumière naturelle, vous lui donnez tôt ou tard le moyen de Vous connaître d’une manière plus particulière. On verra dans l’éternité les infinies miséricordes que Vous avez faites parmi les peuples inconnus. Ce gentil [44] était, selon le témoignage de l’Ecriture, religieux, c’est-à-dire qu’il avait toutes les qualités d’un religieux : car le religieux n’est pas tel pour avoir un habit différent des autres, s’il n’a les qualités d’un religieux : sans cela, c’est un monstre. Hélas, qu’il y a de monstres de cette sorte ! Corneille était donc religieux et craignant Dieu ; il faisait beaucoup d’aumône ; et l’aumône est le devoir et la vie du chrétien. On voit pour l’ordinaire que les personnes qui font des aumônes extraordinaires, selon leur moyen, se sanctifient tôt ou tard, Dieu récompensant cette charité d’une manière très particulière. Mais une qualité qui est véritablement le caractère du religieux chrétien, c’est qu’il priait incessamment : il avait la perfection du chrétien avant que d’être chrétien ; cet homme était donc parfait selon la lumière qu’il avait alors.
Mais il y aurait une belle réflexion à faire là-dessus : si un gentil, qui n’était pas chrétien, priait Dieu incessamment, et s’il pratiquait par avance le conseil de saint Paul, “priez sans cesse”, comment les chrétiens d’aujourd’hui trouvent-ils cela impossible, et comment s’excusent-ils si fort de s’adonner à la prière, disant qu’ils la trouvent tout à fait difficile, pour ne pas dire impossible ? O c’est qu’ils ne savent pas faire la différence de l’état de prière d’avec l’action extérieure de la prière. Nous pouvons, si nous voulons, être dans un état continuel de prière, quoique que nous ne soyons pas dans une posture continuelle de prière. L’Ecriture, qui dit que Corneille priait incessamment, ne ment pas. Cependant, c’était un centenier qui avait à veiller sur ses soldats [45] et sur sa famille : il ne pouvait donc pas être dans une posture continuelle de prière, mais il était dans un état de prière. La prière n’est autre chose que l’élévation du cœur à Dieu. Ce cœur qui s’élève incessamment vers son Dieu, et qui est au-dessus de toute attache aux choses de la terre, qui fait sa plus douce occupation de penser à Lui et de L’aimer, qui ne s’occupe volontairement que de Lui, et de tout ce qui est de l’état où il est pour l’amour de Lui, celui-là est dans une prière continuelle : il porte son Dieu partout ; et faisant avec Lui dans son cœur une conversation d’amour continuelle, il a un état de prière que l’extérieur n’interrompt pas, quoiqu’il ne soit pas toujours en posture de prière, et qu’il ne parle pas incessamment.
Il y a deux abus sur le fait de la prière. Les uns ne veulent pas prier, parce que, disent-ils, la prière est trop difficile, qu’elle est impossible : et ceux-là se trompent, faute de connaître ce que c’est que la prière. Les autres au contraire, ayant connu le mérite et la valeur de la prière, voudraient toujours prier, et d’autant plus qu’ayant goûté le plaisir qu’il y a à prier, la facilité de trouver Dieu dans son fonds, la douceur d’être en Sa compagnie, ils veulent toujours prier ; et ils font bien. Mais ne comprenant pas qu’il y a un état de prière qui n’exige ni la posture de la prière, ni la parole de la prière, ils négligent tout ce qui est de leur devoir pour satisfaire, disent-ils, à cette occupation si absolument nécessaire ; et croyant beaucoup prier, ils perdent la prière.
La prière réglée s’accorde avec tous les emplois, et avec tous les devoirs de chaque emploi. Il faut donc s’accoutumer à se tenir dans [46] dans l’état de prière, qui ne doit être interrompu par quoi que ce soit. L’action extérieure qui est dans l’ordre de Dieu, loin de nuire à la prière, la soutient ; et l’oraison perfectionne l’action. Il y a cependant des personnes qui n’ont nul emploi qui les oblige à se produire au dehors : ceux-là font très bien de joindre la posture à la prière, et la retraite leur est nécessaire. Pour les autres, il faut qu’ils portent leur prière partout. Mais comme l’on abuse de tout, il y a des gens qui se chargent par eux-mêmes d’emplois qui ne sont pas de leur vocation, ni de l’ordre de Dieu. Ceux-là ruinent leur oraison par leur action. Tout ce qui est de l’ordre de Dieu et de l’emploi d’un chacun, ne détruit pas l’oraison, pourvu que l’âme soit fidèle à demeurer dans l’état d’oraison, comme il a été dit. [...]
Chapitre XII
V.5-6. Pendant que Pierre était gardé dans la prison, et qu’il dormait entre deux soldats chargé de chaînes,
V.7. L’Ange du Seigneur parut tout d’un coup, le lieu fut rempli de lumière, et l’Ange le poussant par le côté, l’éveilla et lui dit : levez-vous promptement. Au même moment ses chaînes tombèrent.
V.8. Et l’Ange lui dit : mettez votre ceinture, attachez vos souliers, prenez votre vêtement, et suivez-moi.
Cette histoire est la véritable figure d’une âme que Dieu tient dans la mort intérieure : elle est comme dans une prison obscure, chargée des chaînes de ses misères, dont elle ne peut se délivrer ; elle est gardée de tous côtés ; elle ne voit pas d’issues ni de moyens de sortir de là ; elle attend tous les jours la mort et il lui semble que tous les moyens la lui doivent procurer. Cependant elle dort et se repose dans sa misérable prison comme dans un lieu qui lui est propre, lorsque tout à coup une lumière prompte et soudaine la saisit dans le plus profond de la nuit, dans le temps qui est le plus éloigné du jour : c’est-à-dire lorsqu’il n’y a plus d’espérance. Cette âme se trouve réveillée comme d’un profond sommeil ; elle entend une voix profonde et efficace qui lui dit : “Levez-vous” ; elle se lève de son sépulcre, les chaînes qui la tenaient captive et dont elle aurait jamais pu se délivrer, tombent d’elle. Ensuite on lui dit de se revêtir des mêmes choses dont elle avait [54] été dépouillée dans cette affreuse prison ; on la vêt de la ceinture de la justice, non pas de la propre justice, mais bien d’une nouvelle justice pure, car elle est dépouillée de ce qu’il y avait de propre. On veut que ses souliers, qui sont les affections dont on avait été dépouillé, soient attachés : car les affections servent, non plus comme autrefois, mais elles sont comme des oracles infaillibles des volontés de Dieu. Ensuite il faut remettre le vêtement de l’innocence, dont on avait été dépouillé, non seulement par le péché originel et actuel, mais par la propriété. C’est alors que l’âme en est vêtue, et qu’il lui est dit : “Vêtez-vous de la robe d’innocence que je vous ai donnée après l’avoir lavée et blanchie dans Mon sang.”
Chapitre XIII
V.46. Paul et Barnabé dirent hardiment aux Juifs : vous étiez les premiers à qui il fallait annoncer la parole de Dieu, mais puisque vous la rejetez, et que vous vous jugez vous-mêmes indignes de la vie éternelle, nous nous en allons présentement vers les gentils.
Il est certain que, de même que la grâce de Jésus-Christ était premièrement pour les Juifs, qu’ils ne la voulurent pas recevoir ; de même, la grâce de l’intérieur était principalement pour l’état religieux et ecclésiastique, mais s’opposant à leur propre bien, ils ne veulent pas embrasser cet état, ils s’y opposent même avec zèle ; et croyant rendre un grand service à Dieu, ils s’opposent à Son Esprit. C’est pourquoi l’Esprit intérieur ne leur est pas communiqué avec tant [55] d’abondance ; et il est donné aux personnes du monde. Ce n’est pas que ceux des religieux et des prêtres qui veulent bien recevoir cet Esprit, n’y soient du moins aussi propres, et même plus propres, comme les Juifs qui voulurent bien recevoir la grâce de Jésus en furent comblés, et choisis entre tous pour exercer Son ministère. [...]
Chapitre XVII
V.24. Dieu qui a fait le monde et tout ce qui est dans le monde, étant le Seigneur du ciel et de la terre, n’habite point dans les temples bâtis par les hommes.
[58] Cette vérité essentielle de l’immensité de Dieu, nous fait voir qu’Il est plus grand que tout le monde, et qu’Il ne peut être renfermé dans aucun lieu. Mais quoiqu’Il ne soit pas enfermé et qu’Il ne demeure en aucun lieu bâti par la main des hommes, il est certain qu’Il S’est fait et bâti Lui-même autant de temples qu’il y a d’hommes vivants. C’est là où Il veut demeurer sans cesse. C’est où Il veut être adoré est connu ; et c’est où Il est le moins cherché. [...]
V.27. Afin de voir si, en cherchant Dieu comme à tâtons, ils Le pourront trouver, quoiqu’Il ne soit pas loin de nous,
V.28. Car c’est en Lui que nous vivons, et que nous nous mouvons, et que nous sommes, ainsi que quelques-uns mêmes de vos poètes ont dit. Car même nous sommes de Sa race.
[60] C’est une chose déplorable, que nous cherchions tous Dieu comme à tâtons. Il semble qu’Il soit étranger, qu’Il soit inaccessible. Lorsque nous parlons de Dieu, nous L’envisageons comme une chose si hors de nous, qu’il semble qu’il faille une providence très singulière pour Le trouver. Cependant Il est si proche de nous qu’Il est en nous et que nous sommes en Lui. C’est en Lui que nous vivons, et nous n’avons d’autre vie que la Sienne, puisque étant la vie essentielle et la source de la vie, toutes les autres vies dérivent de celle-là. C’est en Lui que nous nous mouvons, comme nous voyons le poisson se mouvoir dans la mer. Si l’homme pouvait vivre dans cet élément comme le poisson, et que se mouvant dans l’eau, Il demandât où est l’eau, et qu’il dît qu’il a peine à la trouver, qu’elle lui est inaccessible, ne dirait-on pas qu’il serait un fou ? L’homme ne doit-il donc pas connaître son extravagance, d’ignorer Dieu, dans lequel il se meut, qui est en lui, qui l’anime, et de qui il tient l’être ? Nous sommes de Sa race, puisque nous sommes émanés de Lui-même. O homme, tu ignores ta dignité et ta noblesse ! Tu t’ignores toi-même comme tu ignores ton Dieu. Cependant ton être est une partie émanée du sien. [...]
Chapitre XXIV
V.24. Quelques jours après, Félix étant revenu à Césarée, fit venir Paul, et écouta ce qu’il lui dit de la foi de Jésus-Christ.
V.25. Mais comme Paul lui parlait de la justice, de la chasteté, et du jugement à venir, Félix en fut effrayé, et lui dit : c’est assez pour cette heure.
J’ai admiré deux choses dans ce que j’ai vu des Actes des Apôtres : la fermeté de saint Paul, et sa simplicité. Sa fermeté l’a porté à tout soutenir et à tout dire, sans rien ménager ; et sa simplicité à ce qu’il a parlé même contre toute prudence. [...] Saint Paul fit deux traits, qui, dans la conjoncture des choses auraient passé pour de grandes indiscrétions dans l’esprit des gens qui ne veulent que la politique. [...]
Chapitre I
V.17 Parce que la justice de Dieu nous y est découverte de foi en foi, selon qu’il est écrit : le juste vit de la foi.
[...] Il faut savoir que l’âme intérieure est mise d’abord dans une foi lumineuse, soutenue, appuyée des lumières et de la pratique de toute vertu ; alors l’âme fait consister la véritable justice en ce qu’elle goûte et opère ; et cela est tel selon son degré. Mais, de cette foi lumineuse et soutenue, elle passe dans une foi obscure et nue : elle va de cette sorte de foi en foi, de la foi lumineuse dans la foi obscure, qui [77] est celle que saint Denys appelle les sacrées ténèbres de la foi : alors il est donné une bien plus haute connaissance de la justice de Dieu.
Il est donné à l’homme une double connaissance de cette justice : l’une prise en Dieu même, et l’autre prise par relation à la créature. De celle qui est prise en Dieu même, l’âme conçoit un si grand amour de cette divine justice, et elle lui paraît un attribut tellement en Dieu pour Lui-même, qu’elle est ravie d’être dépouillée de toute propre justice, afin de rendre à Dieu la justice qui Lui est dûe. Elle voit très clairement que Dieu n’a que faire de notre justice, qu’Il est juste et saint en Lui et pour Lui. Pour ce qui regarde cette même justice par relation à la créature, elle connaît que cette justice de Dieu ne peut pas entièrement se répandre dans l’homme et y régner en souveraine, que l’homme ne perde toute justice propre ; que cette justice ne s’exerce que dans la destruction de la créature, de sorte que l’âme entre dans une si forte haine d’elle-même que sa perte et son dépouillement fait sa joie. O c’est bien de tout son cœur qu’elle se livre à toutes les rigueurs de la divine justice pour n’en être pas épargnée ! Et dans ce dénuement total, où la réduit la connaissance de la divine justice en cette foi obscure, elle est réduite à ne vivre que de foi.
Et quand est-ce qu’elle ne vit que de la foi ? C’est lorsqu’elle n’a plus d’autre justice que celle de Dieu, car toute justice qui n’est pas celle de Dieu ne peut pas porter le nom de justice : pour être juste il faut l’être de la sorte. C’est pourquoi il est écrit aux Galates [251] : “Le juste vit de la foi”, [78] le juste que J’ai sanctifié, vit de la foi. Pour pouvoir vivre de la seule et pure foi, il faut être de cette sorte. Vivre de la foi, c’est un état très pur, et tout séparé de la matière. L’âme qui ne vit plus que de cette sorte, a perdu tout le sensible, tout le distinct, tout l’aperçu, tout ce qui se peut dire ou exprimer ; et elle vit de la seule foi dans une nudité totale, et cette foi lui est si propre que l’air qu’elle respire ne le lui est pas davantage : elle vit de foi comme le poisson vit d’eau. Cette foi pure et nue, dont le juste vit, est le seul et unique moyen de l’union qui se fait en pure charité, et comme Dieu dans la gloire Se communique aux bienheureux par la lumière de gloire, Il Se communique aux âmes par cette lumière de foi obscure. Ce n’est pas une lumière qui forme quelque espèce, mais c’est une lumière si pure qu’elle n’est mélangée d’aucun objet qui se puisse discerner. Elle est appelée obscure, parce qu’elle ne laisse rien que l’esprit de l’homme puisse pénétrer, à cause de sa trop grande pureté. Ce n’est pas pour cela qu’elle ne soit infiniment plus claire que la première, qui découvrait à l’esprit quelques objets, même fort spirituels ; mais c’est que sa clarté est si pure que, surpassant infiniment la compréhension de la créature, elle la met en obscurité, à ce qu’elle croit, l’absorbant dans sa très pure clarté. Or, comme les bienheureux vivent de Dieu même et de la lumière de gloire, sans avoir besoin d’autre soutien ni aliment, ainsi l’âme du juste, justifié par Dieu même, vit de la foi.
V.18. On y découvre aussi que la colère de Dieu éclatera du ciel contre toute l’impiété et contre toute l’injustice des hommes, qui retiennent injustement la vérité de Dieu captive.
[79] On découvre aussi dans cette vie de pure foi une autre grande vérité, dont il a déjà été beaucoup écrit : c’est que la colère de Dieu et Son irritation se préparent pour ceux qui retiennent Sa vérité captive. [...] On tient la vérité captive en bien des manières, par le défaut de droiture, de simplicité, de candeur, par mille et mille détours. On la tient encore plus captive attribuant à la créature ce qui n’est dû qu’à Dieu. Or cette lumière de foi fait découvrir le tout de Dieu et le rien de la créature ; et elle fait connaître l’injustice des hommes qui la tiennent captive, s’attribuant le Tout de Dieu, et vivant comme s’ils étaient des dieux. [...]
Chapitre III
V.12. Ils sont tous devenus inutiles : il n’y en a pas un qui fasse le bien ; il n’y en a pas un seul.
V.19. Or nous savons que toutes les paroles de la loi s’adressent à ceux qui sont sous la loi, afin que toute bouche soit fermée, et que tout le monde se reconnaisse coupable devant Dieu,
V.20. Parce que nulle chair ne sera justifiée devant Dieu par les œuvres de la loi : car la loi nous a donné la connaissance du péché.
V.21. Au lieu que maintenant la justice de Dieu nous a été découverte sans la loi.
Tous les hommes sont inutiles; et le plus grand de tous les biens pour eux est qu’ils soient tous convaincus de leur inutilité, et qu’ils ne sont propres à rien, qu’ils ne sauraient faire le moindre bien. Ces paroles s’adressent à tout le monde, aussi bien à ceux qui sont soumis à la loi qu’aux autres ; aussi toutes les opérations de Dieu dans l’âme ne tendent qu’à lui faire connaître son inutilité à tout bien, afin que par là toute bouche soit fermée et que tout lemonde se reconnaîsse coupable devant Dieu. L’homme a une peine incroyable à se reconnaître coupable : il fait ce qu’il peut pour se justifier lui-même, principalement ceux dont la vie est un peu réglée : ils ont une peine incroyable à être reconnus pour imparfaits, témoin le pharisien, qui ne pensait qu’à se justifier lui-même en condamnant le publicain ; même ceux qui s’accusent eux-mêmes, en s’accusant, ils se justifient encore, je dis ceux [93] qui semblent le faire avec le plus d’humilité.
Saint Paul ajoute encore, que nulle chair ne se justifie devant Dieu par les œuvres de la loi. Ces paroles renferment un grand sens. Pour les pénétrer un peu, il faut savoir qu’il y a deux sortes de purifications, et qu’il est bien différent d’être justifié devant Dieu, ou de paraître juste devant les hommes. La première purification est une purgation extérieure, qui se fait des péchés commis, des œuvres ou actions du péché. Cette purification seule paraît devant les hommes une entière purgation ; elle se fait par l’exacte observation de la loi ; et l’homme qui observe la loi, et qui ne fait pas les péchés défendus par la loi, se croit juste, et paraît tel devant les hommes, mais sa chair n’est pas pour cela justifiée devant Dieu. Il y a une seconde purgation, qui ne se peut jamais faire par la seule observation de la loi : cette seconde purgation s’opère par Dieu même, et c’est la purification de la nature dans sa source, qui a été tant de fois expliquée sous le nom de la propriété. Ce n’est plus purification de la coulpe du péché, mais du corps, de la masse, et de la malignité du péché, de ce corps d’Adam pécheur qui ne peut être réparé que par Jésus-Christ. Or, à moins que cette dernière purgation ne soit faite, l’âme ne peut jamais être justifiée devant Dieu ; mais lorsqu’elle est faite par l’opération de Dieu, alors l’homme est justifié devant Dieu : ce n’est plus l’homme qui est justifié, mais Dieu est justifié en cet homme. Et alors Dieu y fait le bien, Dieu y est sage de Sa sagesse, et cet homme trouve en Dieu ce qu’il ne pouvait trouver en lui-même, et Dieu fait en cet homme ce que cet homme ne peut jamais que [94] faire. Mais toutes ces choses ne s’acquièrent pas par les propres œuvres de cet homme, mais par sa mort et son anéantissement, en sorte qu’il ne doit rien s’en attribuer. C’est pourquoi saint Paul dit que c’est la justice de Dieu qui a été découverte sans la loi, et non pas la justice de l’homme, prise en lui-même, qui ne se peut faire sans la loi. [...]
Chapitre IV
V.4. Or à celui qui travaille, la récompense n’est pas imputée selon la grâce, mais selon la dette.
V.5. Il n’en n’est pas ainsi de celui qui, sans faire d’œuvres, croit seulement en Celui qui justifie le pécheur : sa foi lui est imputée à justice, selon la grâce que Dieu a résolu de lui faire.
[100] Y a-t-il rien au monde de plus clair et de plus positif ? Il y a de deux sortes de personnes qui sont à Dieu : les uns travaillent de toutes leurs forces à assurer leur salut par leurs œuvres, et font dépendre le salut des œuvres ; alors ils envisagent le ciel comme la récompense de leurs bonnes actions, et le reçoivent de même. Mais comme le ciel est la récompense leurs travaux, il faut aussi que leurs œuvres soient examinées et éprouvées pour en connaître la valeur, selon cet autre passage de saint Paul [252], que celui de qui les œuvres seront admises sera sauvé, mais comme par le feu, le feu purifiant et séparant dans ces œuvres ce qui est combustible d’avec ce qui ne l’est pas ; et c’est pour la purification de ces œuvres qu’est fait le Purgatoire.
Mais il y a d’autres âmes qui marchent en foi : à celles-là le ciel ne leur est pas donné comme une récompense de leurs œuvres, et elles ne pensent pas même qu’aucunes œuvres le leur puissent mériter : elles ne laissent pas de faire tout le bien que Dieu veut qu’elles fassent, mais elles n’y pensent pas, et ne s’en attribuent aucune chose. Elles n’espèrent pas le salut pour tout le bien qu’elles pourraient faire, mais elles croient seulement en Celui qui justifie : elles savent qu’Il peut justifier, et cela leur suffit, et elles ne veulent pas d’autre justice que celle qu’il plaira à Dieu de leur donner ; elles trouvent en Jésus-Christ tout ce qui leur faut, et leur foi en Lui leur tient lieu de toutes choses. C’était la disposition où était David lorsqu’il disait [253] : “Le Dieu de [101] la justice m’a exaucé” ; et ailleurs : “O Dieu, Vous êtes ma force, Vous êtes mon salut”, etc. Et bien d’autres endroits que l’on pourra voir expliqués dans les Psaumes, selon que Dieu l’a fait écrire. Celui donc qui vit de foi, sa foi et sa confiance lui tiennent lieu de justice, selon la grâce que Dieu a résolu de lui faire : et ce que Dieu lui donne, Il le donne gratuitement et ce sont ceux-là qui sont les propres saints du Seigneur, c’est Lui qui les justifie et qui les sanctifie.
V.6. C’est ainsi que David dit qu’un homme est heureux à qui Dieu impute la justice sans les œuvres.
V.7. Heureux ceux dont les iniquités sont pardonnées, et dont les péchés sont couverts !
V.8. Heureux l’homme à qui Dieu n’impute pas de péché !
Il est bien vrai que l’homme est bienheureux parce que Dieu est Lui-même sa justice, et que sans avoir égard aux œuvres de cet homme, Il lui impute Sa propre justice, qu’Il possède en Lui-même, comme si c’était une justice que cette âme eût acquise. C’est Lui-même qui en faveur de la foi purifie par le feu de Son amour tout ce qu’il y a à purifier en cet homme. Ah ! que celui-là, ô Seigneur, à qui vous donnez une justice gratuite, est bien plus heureux, que celui qui croit avoir acquis la justice par ses œuvres ! Mais comment ce passage s’accorde-t-il avec celui de l’Apôtre saint Jacques, que la foi sans les œuvres est morte ? O qu’ils s’accordent bien ! Les œuvres de cet homme sont un témoignage que sa foi est vivante, et non pas ce qui le justifie ; et cette foi opère son plus pur amour, car il fait tellement ses œuvres pour Dieu qu’il n’en prétend [102] pas de récompense ; et si Dieu lui fait grâce, il la regarde comme pure grâce, et cette grâce n’est pas la récompense de ses œuvres, mais un bienfait gratuit en faveur de sa foi. Lorsque Dieu veut mettre l’âme dans une grande foi, et bien pure et nue, qui est celle qui est ordinairement imputée à justice, Il la dépouille des œuvres aperçues et pratiquées, qui lui servaient de soutien et d’appui, et qui empêchaient que sa foi ne lui tint lieu de justice : alors on ne peut faire les œuvres que l’on faisait autrefois ; non que la foi soit éteinte par la langueur ou le défaut de charité, qui est la vie de la foi, mais par une charité plus pure, plus forte, et plus étendue, qui consomme les œuvres opérées par le propre effort de la créature, surmontant ses efforts par une force plus vigoureuse et plus étendue, qui la fait opérer non plus dans les créatures, mais en Dieu. Alors l’âme ne voit plus, ne connaît plus, ne distingue plus aucune de ses œuvres opérées en Dieu par la charité ; et la foi lui est imputée à justice, qui est la seule chose qui lui reste. [...]
[103] David ajoute encore, selon le rapport de saint Paul en cet endroit, que celui-là est aussi heureux de qui les péchés sont couverts. Dieu couvre les péchés passés et les défauts présents de ces âmes, et l’un et l’autre pour des raisons différentes. Il couvre les péchés passés, parce qu’Il les a pardonnés et qu’Il les a comme effacés. Comme il a été vu en Job ce que c’est qu’effacer, je ne le répète pas ici : l’âme ne peut plus s’en souvenir, et quand elle s’en souvient, c’est sans douleur et comme une chose qui n’est plus. Il couvre les défauts présents, afin que l’âme ne s’occupe que de Lui seul, et que l’occupation [104] qu’elle aurait autour d’elle-même, à regarder et envisager ses défauts, ne la retire de son état et ne la porte à vouloir avoir une justice acquise, et non imputée : ces défauts ne sont ni de conséquence, ni volontaires. Et si Dieu faisait voir à cette âme ses défauts avec la pénétration qu’Il fait aux autres, elle ne pourrait les supporter. Que fait donc Dieu ? Il lui cache sa laideur, comme Il fait sa beauté, afin qu’elle ne s’occupe jamais d’elle-même. Elle ne se croit pas pour cela sans défaut : au contraire, mais ce sont des défauts cachés, qui ne font plus de peine [...]
V.17. Selon qu’il est écrit : Je vous ai établi père de plusieurs nations devant Dieu, auquel il a cru, qui ressuscite les morts, et rappelle les choses qui ne sont pas comme celles qui sont [254].
L’Écriture assure qu’Abraham a été établi le père de plusieurs nations devant Dieu : qu’est-ce que cela veut dire ? C’est qu’il ne fut pas seulement père de de plusieurs nations connues des hommes d’une manière charnelle, mais il fut le père d’un grand nombre d’âmes de foi à cause de sa foi ; et cette génération spirituelle, qui surpassait de beaucoup la génération temporelle, n’est connue que de Dieu. Mais qu’est-ce qui lui a acquis un si grand avantage ? Ce sont les deux objets de sa foi, décrits dans ce passage, qui sont les propres caractères des âmes de foi très pure et très nue. Le premier est qu’il [108] a cru en ce Dieu qui ressuscite les morts, non seulement ceux qui sont morts de la mort naturelle, mais de la mort mystique, car cette foi fait mourir à l’homme pécheur Adam, pour faire revivre en Jésus-Christ ; et c’est cette promesse qui fut faite à Abraham, de qui Jésus-Christ, notre véritable vie, devait naître. Il encore cru que Dieu appelle les choses qui ne sont pas comme celles qui sont. C’est cette puissance de Dieu à faire du néant tout ce qui Lui plaît, et de plus grands ouvrages mêmes que ceux qu’Il a faits jusqu’à présent, qui fait le plaisir, le repos et tout le soutien des âmes de foi : plus elles sont pauvres, destituées de tout bien, anéanties, plus elles sont contentes, parce qu’elles savent que Dieu peut tout faire avec leur rien, comme Il peut ne rien faire. Et comme Il fera toujours de ce rien tout ce qui Le glorifiera davantage, et que ces âmes ne veulent que la gloire de Dieu, elles sont les plus contentes du monde, parce que Dieu sera toujours pour Lui-même tout ce qui sera nécessaire, et c’est la seule chose qu’elles prétendent.
V.18. Aussi contre toute espérance il crut devoir espérer, afin qu’il devînt le père de plusieurs nations, selon cette parole qui lui fut dite : “Ainsi sera votre postérité”.
C’est le principal caractère de la foi, et celui qui marque davantage sa consommation, que de faire espérer contre toute espérance. Espérer contre l’espérance, c’est espérer dans le désespoir même, car Dieu prend plaisir de conduire ces âmes de foi comme Il fit pour Abraham : Il leur ôte tout appui et tout soutien dans leur foi ; Il leur enlève tout ce qui peut fonder une juste espérance ; après leur avoir arraché toute espérance, Il [109] les laisse dans un entier désespoir que les choses soient jamais : il n’y a plus rien du tout ; et après en avoir ôté tous les sujets d’espérance, Il en ôte le désir, et c’est alors que l’âme voyant toute espérance perdue, et que tout est détruit, elle espère d’autant plus en Dieu même qu’il n’y a rien en elle ni en aucune créature sur quoi elle doive fonder aucune espérance, pas même dans les dons créés. Mais que veut dire ce mot : ainsi sera votre postérité ? C’est-à-dire, toutes les âmes qui seront enfants d’Abraham par la foi plus que par la chair, celles-là seront comme lui, et elles seront obligées d’espérer contre toute espérance, parce que toute espérance leur sera ôtée ; et il naîtra de la perte de leur espérance un germe de nouvelle espérance plus forte que la première.
V.19. Or il ne fut pas faible dans la foi, ni ne considéra pas que son corps était déjà mourant, ayant près de cent ans, et qu’il y avait déjà longtemps que Sara était dans l’impuissance de concevoir.
Mon Dieu, les beaux endroits que ceux-ci ! Après que saint Paul a décrit la force de l’espérance d’une âme de foi, qui tire la force de sa faiblesse, et qui prend vie de ce qui semble la tuer, il nous dépeint les qualités de la foi que doit avoir une âme en qui l’espérance est de cette sorte : c’est une foi exempte de réflexion et de retour sur la possibilité des choses. Une âme ne peut rien voir qui puisse affaiblir sa foi, parce que sa foi n’est fondée qu’en Dieu même, et n’est appuyée sur aucun moyen, quel qu’il soit : ainsi Abraham, ce Patriarche de la foi, est entièrement privé de tous les soutiens de la foi par rapport aux promesses qui sont faites, car afin que [110] la foi soit purement Dieu, il faut que tout appui se rapportant à ce que l’on croit soit ôté [...]
V.20. Il n’hésita pas et il n’eut pas la moindre défiance de la promesse que Dieu lui avait faite ; mais il se fortifia dans la foi, rendant gloire à Dieu.
V.21. Étant pleinement persuadé qu’Il est tout-puissant pour faire tout ce qu’Il a promis.
V.22. C’est pour cette raison que sa foi lui fut imputée à justice.
La seconde qualité de la foi nue est d’être ferme et sans hésitation. La raison de cela est qu’étant fondée sur un principe infaillible, qui est Dieu, et qu’étant appuyée sur Lui seul par la perte de tous les appuis créés, elle est exempte d’hésitations et de faiblesses, parce qu’elle se fortifie d’autant plus en Dieu, qu’elle se voit appuyée sur Lui seul, et privée de tout autre soutien. La perte de tout appui créé la met nécessairement [111] dans l’incréé, de sorte que, par là, elle ne voit plus sur la terre de quoi fonder sa foi ni son espérance : c’est alors qu’elle la trouve d’autant plus assurée en Dieu qu’elle semble plus perdue par rapport à la créature. [...]
Chapitre V
V.16. Et il n’en est pas du don de Dieu comme du péché. Car par le jugement de Dieu nous avons été condamnés pour un seul péché, au lieu que nous sommes justifiés par la grâce après plusieurs péchés.
V.17. Que si par un seul homme un péché a fait régner la mort, à plus forte raison ceux pour qui le don et la justice sont répandus avec profusion, régneront dans la vie par un seul, qui est Jésus-Christ.
Il ne se peut rien de plus clair que cet argument de saint Paul : cependant il semble que l’on ne prétende autre chose que de prouver aux hommes que l’empire du péché a plus de force et plus d’étendue que l’empire de la grâce. On ne s’étonne pas de voir le péché régner ; mais il semble que l’on craigne et que l’on appréhende de donner lieu à l’empire de la grâce. Quand on parle des merveilles que la grâce opère dans les âmes, tout cela est tenu pour suspect. [120][...] Véritablement, ceux qui reçoivent ce don de justice et cette grâce surabondante, règnent bien dans la vie, parce qu’ils ne sont plus assujettis à la mort du péché, Dieu par le don de la justice les ayant fait passer par la mort mystique, c’est-à-dire Il a détruit et surmonté en eux ce qui était d’Adam pécheur, pour y faire rentrer Sa grâce et Sa vie. À bien prendre les paroles de saint Paul, qui s’explique si clairement, il est aisé de voir que cet empire de la vie sur la mort, qui est l’état de vie en Dieu mérité par Jésus-Christ, n’est pas une chose extraordinaire, comme tout le monde se le persuade faussement : mais c’est la véritable grâce de la Rédemption de Jésus-Christ, à laquelle nous participerions tous si nous donnions lieu à la grâce de faire son effet en nous, et si nous laissions à la Rédemption toute son étendue. [...]
V.4. Parce que nous avons été ensevelis avec Lui par le baptême pour mourir avec Lui, afin que, comme Jésus-Christ est ressuscité d’entre les morts par la gloire de Son Père, nous marchions aussi dans une nouvelle vie.
Saint Paul est si clair en cet endroit, qu’il ne se peut rien de plus pour prouver ce qui a été avancé du second baptême : car saint Paul ne parle pas seulement de mourir au péché, mais de mourir comme Jésus-Christ pour la gloire de Son Père. La mort au péché est essentielle au salut, mais la mort mystique est essentielle à la gloire de Son Père : il faut mourir de cette seconde mort pour être en état de rendre à Dieu une gloire digne de [127] Dieu. [...] Mais pourquoi faut-il mourir de la sorte, être détruit et anéanti ? Est-ce pour rester dans la mort ? Non, assurément, selon saint Paul : c’est afin que comme Jésus-Christ est ressuscité d’entre les morts, nous ressuscitions comme Lui de ce tombeau pour la gloire de Son Père, et pour marcher dans une nouvelle vie. [...]
V.18. Car je sais que le bien n’habite pas en moi, c’est-à-dire dans ma chair, parce qu’encore que je trouve en moi la volonté de faire le bien, je ne trouve pas le moyen de l’accomplir.
Saint Paul continue à faire voir que c’est un péché matériel dont il parle, qui est seulement dans la chair ou dans le sentiment de l’homme, et non pas dans la volonté. L’âme est mise alors dans la réelle expérience de son impuissance et de son insuffisance à tout bien ; elle comprend qu’il y a rien en elle d’elle que le mal : c’est pourquoi saint Paul, afin de ne pas faire de confusion [139] entre ce qui est de Dieu en nous et ce qui est de nous, dit qu’il y a rien de bon en lui. Mais il s’explique : je veux dire, dans ma chair, parce que dans le même temps que je sens les rébellions et les révoltes de ma chair, j’éprouve dans le plus profond de mon âme une charité très forte, un amour très droit et très épuré, qui ne peut venir que de Dieu, de sorte que ma volonté est toute dans le bien alors que ma chair est toute pétrie de mal. L’âme est mise alors dans une impuissance absolue, qui opère son anéantissement : elle découvre en elle une volonté de faire le bien, mais hélas ! en même temps elle ne trouve aucun moyen de l’accomplir : tout lui est arraché. Il faut alors qu’elle entre dans la mort de toute action propre, voyant que ce qu’elle peut faire, n’est que défaut et qu’elle ne peut faire aucun bien : elle s’abandonne alors l’action de Dieu, afin qu’Il opère le bien qu’elle ne peut faire, et qu’Il détruise ce mal qu’elle ne peut empêcher.
V.19. Car je ne fais pas le bien que je veux ; mais je fais le mal que je ne veux pas.
V.20. Que si je fais ce que je ne veux pas, ce n’est pas moi qui le fai,; mais le péché qui habite en moi.
Il y a rien de plus clair, que la volonté n’est pas en tout cela : ainsi, pauvres âmes, qui vous tourmentez d’ennuis superflus, qui vous affligez jusqu’à l’excès pour des peines que vous ne pouvez empêcher, qui vous trouvez autant impuissantes pour le bien et ardentes, ce vous semble, pour le mal, que vous avez eu autrefois de facilité pour le premier et d’horreur pour le dernier, consolez-vous, et faites ce que Dieu prétend de vous par la peine qu’Il permet vous [140] arriver : Il ne prétend autre chose, sinon que, convaincues de votre extrême impuissance et de votre faiblesse, vous vous abandonniez totalement à Lui, afin qu’Il fasse en vous le bien que vous ne pouvez faire, et qu’Il détruise ce mal qui se rend maître de vous malgré vous.
V.21. Je trouve donc une loi lorsque je veux faire le bien, parce que le mal habite en moi.
V.22. Car je me plais dans la loi de Dieu selon l’homme intérieur.
V.23. Mais je vois dans mes membres une autre loi qui résiste à la loi de mon esprit, et qui me tient dans la servitude sous la loi du péché, qui est dans mes membres.
Mon Dieu que cela est clair, et qu’une âme intérieure éprouve bien comme tout ceci se passe en elle dans un certain temps ! Elle trouve la loi en elle-même, qui la tire à faire le bien ; [...] ...Elle voit aussi d’un autre côté dans ses membres, dans sa chair, une autre loi qui résiste à la loi de l’esprit, et qui tient le corps dans la servitude sous la loi du péché dans le temps même que l’esprit prend son vol pour se reposer en Dieu, de sorte qu’une telle personne se trouve Ange et Démon tout en même temps : l’esprit demeure plein de Dieu, uni à Lui, pendant [141] que le corps éprouve les plus extrêmes misères.
V.24. Malheureux que je suis ! Qui me délivrera du corps de cette mort ?
V.25. Ce sera la grâce de Dieu par Jésus-Christ Notre Seigneur. Et ainsi je suis moi-même soumis et à la loi de Dieu selon l’esprit, et à la loi du péché selon la chair.
[...] Hélas ! Qui pourra me délivrer d’un état si étrange, qui m’est mille fois plus dur que l’enfer ? Ceux qui l’ont éprouvé, savent assez par leur expérience combien il est étrange, sans qu’il soit besoin d’autre réflexion. Mais ceux qui ne l’ont pas éprouvé, n’ont qu’à considérer ce que c’est qu’une âme divisée en elle-même, et toute vivante en sa division : la partie supérieure est toute vivante en Dieu ; et plus elle est vivante de la sorte, plus elle sent le poids effroyable de la corruption de la nature ; la nature elle-même, se trouvant sans nulle correspondance du côté de l’esprit, trouve sa plus amère douleur dans ce qui semble faire son plaisir. Car enfin, les pécheurs, ou les âmes qui ne sont pas dans ce partage, n’éprouvent pas une semblable tyrannie : si elles sont dans le péché, leur cœur est dans le péché qu’elles commettent ; ainsi elles consentent au dérèglement de la chair, elle s’en font même un plaisir ; l’âme y est morte, [142] et le péché la tue, et elle reste ainsi dans la mort du péché sans douleur et sans peine. [...]
Chapitre VIII
V.15. Car l’Esprit que vous avez reçu n’est pas un esprit de servitude, qui vous fasse vivre dans la crainte ; mais c’est l’Esprit de l’adoption des enfants de Dieu, dans lequel nous crions : Abba, Père !
Le caractère de l’Esprit de Dieu lorsqu’Il meut et gouverne une âme, c’est de la rendre libre. Quelques personnes entendant parler de cette dépendance à l’Esprit de Dieu, croient que l’âme [155] qui est de la sorte, est dans une gêne continuelle. Non, elle ne fut jamais plus libre [...]
V.18. Or je tiens qu’il n’y a pas de proportion entre les maux de cette vie, et cette gloire qui doit un jour paraître en nous.
[158] [...] Cela se peut entendre non seulement de la gloire éternelle, mais du bonheur que l’âme anéantie goûte même dès cette vie dans la souffrance. O si l’on savait à quel bonheur inconcevable l’on peut arriver dès cette vie ! Lorsque l’on est regardé de tout le monde comme des personnes malheureuses, on goûte un bonheur inconcevable. O Dieu ! vous seul le savez, et l’âme qui l’éprouve. Cette paix inaltérable, ce rassasiement parfait, cette égalité admirable que rien ne peut changer, en sont les fruits. [...]
V.21. D’être délivrés de cet asservissement à la corruption pour participer à la liberté de la gloire de son fond.
V.22. Car nous savons que jusqu’à cette heure, toutes les créatures soupirent et sont dans le travail de l’enfantement.
Cette espérance reste au milieu des plus grandes misères et c’est ce qui soutient l’âme. Au commencement elle est plus aperçue ; ensuite elle devient plus profonde et plus cachée ; cette espérance enfin ne devient plus que comme un instinct caché dans le plus profond de l’âme, qui penche à cette délivrance du poids de sa corruption : et plus ce poids vient sur sa fin, plus elle souhaite d’en être délivrée, jusqu’à ce qu’enfin elle ne puisse plus le souhaiter, parce que véritablement sa délivrance est faite, quoiqu’elle ne le connaisse pas toujours.
Car l’âme est un long temps délivrée de son poids sans connaître sa délivrance, à cause qu’elle en a été si fatiguée que la lassitude qui [160] lui en reste, est comme un poids et un lourd fardeau. Elle aperçoit cependant au travers de tout cela une certaine liberté, une largeur et une étendue, qu’elle n’avait pas auparavant, comme une personne qui était presque suffoquée dans la terre dont elle était accablée et couverte, se trouvant peu à peu plus dégagée, respire aussi peu à peu avec d’autant plus plaisir, qu’elle avait été privée de ce soulagement ; cependant ses douleurs et ses fatigues sont si grandes, qu’elle est comme une personne à demi endormie. Lorsqu’elle est de cette sorte, il lui semble toujours être chargée de son poids ; mais dans les moments qu’elle s’éveille, elle voit bien que cela n’est plus ; et après un peu de temps, elle est entièrement affranchie et du poids et de la lassitude. [...]
Pour concevoir la pensée de saint Paul, il faut prendre les choses du côté du centre. Toutes les créatures tendent à leur centre, et ont une pente inconcevable d’y arriver, mais hélas ! elles sont toutes arrêtées ; et elles sont à cause de cela dans un état le plus violent du monde, jusqu’à ce qu’ayant franchi tous les obstacles, elles n’en trouvent plus, et qu’elles puissent, suivant leur cours naturel, s’écouler dans leur fin. Cela [161] est autant pour les créatures inanimées que pour les raisonnables.
Mais si elles ont toutes un centre et une fin, on peut dire que l’homme, ayant une fin infiniment plus noble et plus relevée, a aussi une ardeur et une activité de retourner à sa fin tout autre que toutes les autres créatures, Dieu ayant donné l’activité conforme à la noblesse du sujet et à la grandeur de la fin. Cela étant de cette sorte, l’homme a une pente si forte de retourner à son origine qu’elle passe tout ce qui s’en peut dire ; et s’il n’était pas diverti de cette vigoureuse pente par les emplois de la vie et par les nécessités du corps, il serait emporté en un instant avec une vitesse qui passe tout ce qui s’en peut imaginer.
[...] [162] on peut voir par là et la force de l’instinct que Dieu a mis dans l’homme pour être uni à Lui, et si l’homme ne peut avoir de véritable paix dans cette vie que par l’union à Dieu.
Ceci supposé, je dis que, sur le témoignage de saint Paul, toutes les créatures gémissent sous le poids qui les empêche de courir à leur centre, et de s’y unir ; et c’est pour elles une douleur d’accouchement. Jamais rien ne fut mieux expliqué. [...]
V.32. S’Il n’a pas épargné Son propre Fils [...] que ne nous donnera-t-Il point après nous L’avoir donné?
[173][...] ces choses ne sont pas si extraordinaires que nous n’y puissions prétendre [...] c’est un défaut de courage de dire que l’on n’ose pas prétendre à ces grandes choses [...] pourquoi ne tendez-vous pas de toutes vos forces à l’union divine? Après que Dieu vous a donné Son Fils, vous pourra-t-Il refuser un si grand bien ? [...]
V.35. Qui nous séparera donc de la charité de Jésus-Christ ? Sera-ce l’affliction, ou les déplaisirs, ou la faim, ou la nudité, ou les périls, ou la persécution, ou l’épée ?
V.36. Ainsi qu’il est écrit : On nous fait sans cesse mourir pour l’amour de Vous ; l’on nous traite comme des brebis destinées à être égorgées.
V.37. Mais parmi tous ces maux nous demeurons victorieux par Celui qui nous a aimés.
Saint Paul, après avoir fait remarquer comme les élus et les âmes intérieures n’ont rien à craindre de la part des créatures, et que les accusations des hommes et des démons ne leur peuvent nuire, parce que c’est Dieu Lui-même qui les justifie, prouve ensuite l’établissement parfait de la charité, et la confirmation de la grâce où l’âme peut arriver dès cette vie par la perte de toute propriété, et par la consommation de l’âme en Dieu, qui est la parfaite charité. Il le fait par un argument qu’il se fait à lui-même. Puisque, dit-il, toutes les créatures ne peuvent nuire à une telle âme, qui est-ce donc qui la séparera de la charité de Jésus-Christ ? Seront-ce les états par où Dieu la fait passer pour Lui être agréable ? O, dit-il, c’est, au contraire, ce qui unit plutôt l’âme à son Dieu.
Dans ce seul verset, il fait la description des états intérieurs où l’âme passe pour arriver à cette intime union. L’affliction intérieure et extérieure est le premier degré, tantôt l’une, tantôt l’autre ; les déplaisirs qui viennent de la part de toutes les créatures et de nos propres misères et faiblesses ; la faim, ou le désir de la possession de Dieu ; la nudité, ou les dépouillements extérieurs et intérieurs par où il faut passer [...]
V.6. Ce n’est pas néanmoins que la parole de Dieu soit demeurée sans effet, parce que tout ceux qui descendent d’Israël ne sont pas Israélites.
V.7. Ni tous ceux qui sont nés d’Abraham n’en sont pas les enfants ; mais Dieu lui dit : c’est par Isaac que l’on comptera votre race.
V.8. C’est-à-dire que ce ne sont pas les enfants de la chair qui sont enfants de Dieu ; mais ce sont les enfants de la promesse, qui sont réputés être enfants d’Abraham.
Ce passage confirme bien l’interprétation qui a été donnée à l’autre, car ce n’est pas les Israélites selon la chair qui sont les vrais Israélites ; mais ce sont les âmes intérieures, vraiment abandonnées à la conduite de Dieu. [...] L’appel à l’intérieur est l’appel à la filiation divine. [...][L’âme] ne jouit du fruit de l’adoption que lorsque Dieu S’est donné tout à elle par l’union intime [...] Alors l’âme est mise dans une parfaite liberté [...] C’est là qu’elle jouit d’une manière admirable [183] de tous les droits de l’enfance, étant venue à une si grande simplicité, pureté et candeur, qu’il ne reste plus en cette âme quoi que ce soit de la malignité et de la corruption d’Adam. Mais c’est une chose qui se peut mieux expérimenter qu’écrire et qui ne sera jamais comprise de ceux qui, bien que très saints d’ailleurs, mais saints en eux-mêmes, gémissent encore et soupirent après la délivrance d’eux-mêmes [...]
Chapitre IX
V.6-8 [...] ce ne sont pas les enfants de la chair qui sont enfants de Dieu; mais ce sont les enfants de la promesse…
V.11 [...] non pour les œuvres [...] mais pour la volonté de celui qui nous appelle…
[185][...] Tout notre salut vient de la bonté de Dieu, qui dispose l’âme par Son amour pour ce qu’Il en veut faire; de sorte que nous devons à Dieu, non seulement notre salut, mais toutes nos œuvres et nos mérites. [...] L’amour-propre est celui qui veut que ses œuvres soient comptées [...] mais l’amour pur veut faire de toutes ses forces toutes les œuvres que Dieu veut de lui, et il ne prétend d’autre récompense que la grâce que Dieu lui a faite, de S’être servi de lui pour les faire. [...]
Chapitre XI
V.35. Qui lui a donné quelque chose le premier, afin qu’il en soit récompensé ?
V.36. N’est-ce pas de Lui, et par Lui, et en Lui que sont toutes choses ? Que la gloire Lui en soit rendue dans tous les siècles ! Amen.
[...] N’est-ce pas de Lui, et par Lui, et en Lui que sont toutes choses ? Ces trois différences que fait saint Paul sont bien admirables. Il regarde Dieu comme principe, comme agent, et comme récompense et fin de [210] tout ce qui est fait. Le premier degré est que Dieu [étant considéré] comme principe, c’est de Lui que viennent toutes choses : aussi dès qu’une âme commence d’entrer dans la voie intérieure, elle reçoit tout de Dieu. Voilà l’écoulement de grâces de Dieu : aussi cet état intérieur d’infusion est très doux, car Dieu étant le principe de tout, Il fait écouler incessamment des grâces très sensibles et très douces. Ensuite l’âme entre dans un autre état bien plus parfait, qui est qu’elle n’opère plus rien que par Dieu même : non seulement elle reçoit de Lui pour opérer avec douceur et suavité, mais même elle perd toute action propre, quoique faite avec douceur et suavité, pour laisser tout faire à Dieu en elle, et c’est alors que tout est fait par Lui. Puis elle entre dans le dernier état, qui est de sa fin, où elle se perd en Dieu et avec elle toutes choses. Alors il n’y a plus de distinction de Dieu et de ce qui est fait par lui ou sorti de Lui, mais tout se trouve en unité de principe de retourner dans cette même fin. C’est donc à Dieu seul que la gloire de toutes choses est dûe, et il faut la Lui rendre dans tous les siècles des siècles. Amen !
Chapitre XII
La première marque de l’intérieur, c’est une grande et forte charité, mais une charité sincère et sans déguisement, c’est-à-dire qu’elle a toutes les qualités de la charité, qui est de remplir premièrement le cœur, puis se répandre au dehors. Les personnes véritablement intérieures ont une charité profonde dans le cœur pour leurs frères, qui les porte à pardonner de très bon cœur toutes les injures qu’ils leur font ; mais ce pardon n’est pas une grimace extérieure : c’est une affection réelle du cœur. Cette charité porte à haïr le mal de coulpe, parce qu’il est opposé à Dieu et contraire à Sa volonté, et à faire le bien, qui n’est autre chose qu’obéir à Dieu et faire ce qu’Il souhaite de nous : c’est là l’unique bien auquel nous devons nous attacher inviolablement. La charité envers Dieu est l’amour pur, qui n’a d’autre objet que Dieu seul : il est sincère, sans déguisement ; déguiser la charité, c’est avoir et trouver en Dieu d’autre objet de l’amour que nous Lui portons que Lui-même. Celui donc qui a cette charité parfaite et sincère aime infailliblement son prochain pour l’amour de Dieu, car la charité du prochain est la fille aînée du pur amour. Cette charité pour le prochain fait que l’on n’a pas de peine à le prévenir d’honnêteté et de déférence ; la déférence et la soumission nourrissent la charité fraternelle, comme l’envie de l’emporter sur tout le monde, de ne prévenir personne et de ne céder à personne, la détruit : [214] la première naît de l’humilité, et la seconde est produite par l’orgueil.
V.11. Ne soyez pas lâches dans votre devoir. Ayez l’esprit fervent. Servez le Seigneur.
[...] Saint Paul ne demande pas que nous ne sentions pas de répugnance à faire notre devoir, puisque la répugnance ne dépend pas de nous, mais que nous ne négligions pas notre devoir pour la répugnance. D’autres prennent la ferveur de l’esprit pour une certaine ardeur naturelle que l’on a dans ses actions, qui vient plus du tempérament que de l’amour ; ce n’est pas cette ferveur que saint Paul demande, mais un certain état intérieur d’abandon, qui tient toujours la personne en haleine pour faire toutes les volontés de Dieu, quoiqu’il en coûte, et souffrir tout ce qu’il Lui plaît d’envoyer de peines, de chagrins, de maladies, etc. Et c’est de cette sorte que l’on sert le Seigneur, et que l’on ne sert pas à son amour-propre. [...]
Chapitre XIV
V.14. Je sais et je suis persuadé par le Seigneur Jésus qu’il n’y a rien d’impur de soi ; et que si quelque chose est impure, ce n’est qu’à l’égard de celui qui la croit impure.
Il est certain que les âmes pures et innocentes, qui vivent dans une sainte liberté, ne font pas, à beaucoup près, tant de fautes que ces gens scrupuleux, qui, marchant avec une conscience erronée, font à tout moment des fautes et croient que tout est faute et péché ; au lieu que ceux qui marchent dans la simplicité de leur cœur, dans le désir sincère de plaire à Dieu, quoiqu’il semble aux autres qu’ils fassent bien des fautes, n’en font pas, à cause de la droiture avec laquelle ils marchent, les choses n’étant pures ou souillées qu’autant que l’intention de celui qui les fait est pure, droite, simple, ou impure et gâtée. C’est ce qui a fait dire à Jésus-Christ [255] : si votre œil est simple, tout votre corps sera lumineux : cet œil est la pureté de l’intention, qui rend toutes les actions claires et brillantes, à cause de la droiture avec laquelle elles sont faites. Cependant, quelque bonne, simple, et innocente que soit une chose, si elle scandalise mon frère, je dois m’en abstenir, non à cause de moi, mais à cause de mon frère, suivant cet autre endroit de saint Paul qui suit celui-ci.
V.15. Si en mangeant de quelque chose, vous attristez votre frère, dès lors vous ne vous conduisez plus selon la charité. Ne faites pas périr par votre manger celui pour qui Jésus-Christ est mort.
V.17. Car le royaume de Dieu ne consiste pas dans le boire et dans le manger, mais dans la justice, dans la paix et dans la joie que donne le Saint-Esprit.
[228] Toutes les pénitences et austérités, quelles qu’elles soient, ne peuvent pas donner cette paix, cette joie du Saint-Esprit : il n’y a que l’abandon total entre les mains de Dieu, et le vrai esprit intérieur, qui puissent donner cette justice, cette paix, cette joie si grande qu’elle est incompréhensible à tous ceux qui ne l’ont pas éprouvée : et c’est en cela que consiste le royaume de Dieu, qui est le véritable royaume intérieur, comme il a été vu quantité de fois. [...]
V.22. Avez-vous la foi ? Contentez-vous de l’avoir dans le cœur aux yeux de Dieu. Heureux celui que sa conscience ne condamne pas en ce qu’il ose faire !
[229] Ce conseil est admirable. Il ne faut pas découvrir cet état de liberté à ceux qui n’en sont pas capables, il le faut cacher en son cœur ; il suffit que Dieu seul en soit témoin : c’est Lui nous juge et une chose qui Lui plaira infiniment, paraîtrait un scandale à ceux à qui l’on découvrirait le fond de son cœur s’ils n’en sont pas capables. Véritablement, celui dont la conscience est en paix, et qui n’en est jamais condamné quoi qu’il fasse, est heureux, car il possède une liberté divine, une largeur et une immensité inconcevables, et ne fait rien qui puisse déplaire à Dieu, ne faisant rien contre sa conscience [...]
Chapitre II
V.4-5 Je n’ai point employé [...] les discours persuasifs…
[248][...] C’est l’esprit intérieur qui fait parler, et cet esprit est si fort et a tant d’efficace qu’il pénètre les cœurs de ceux qui l’entendent : les personnes qui écoutent sont étonnées de sentir une certaine vertu secrète qui les enlève, les entraîne ; un certain écoulement de grâces s’empare de leur cœur, et l’on est surpris qu’un simple paysan grossier, une petite femmelette, par les paroles de cette sagesse divine, fera plus d’effet sur un cœur en une heure, qu’un grand nombre [...] en je ne sais combien d’années. [...] Et Dieu en use de la sorte ayant égard aux personnes qui entrent dans les sentiers intérieurs, qui sont des voies de foi, afin que leur foi et leur confiance ne soient pas appuyée sur la sagesse des hommes, sur leurs lumières, leurs études, mais sur la Toute-puissance de Dieu [...]
Chapitre III
V.8. Car nous sommes les coopérateurs de Dieu ; et vous, vous êtes le champ que Dieu cultive et l’édifice qu’Il bâtit.
[...] Nous sommes le champ qu’Il cultive Lui-même, mais comment le cultive-t-Il ? En renversant la terre, en l’ouvrant avec le fer : ce champ doit se laisser cultiver, il ne contribue en rien à sa culture. Tout ce qu’il fait, c’est que, comme il est libre et qu’il peut vouloir ou ne pas vouloir ce que Dieu fait, il peut empêcher Dieu d’agir sur lui ; et comme il n’est pas un champ mort et sans vie, il correspond de sa volonté, consentant, voulant, acceptant de tout son cœur ce que Dieu fait en lui. Il est aussi l’édifice que Dieu bâtit : il faut qu’il se laisse bâtir à la mode de Dieu et non pas à la sienne. L’homme a voulu s’édifier lui-même, il a travaillé quelque temps à son propre édifice : que fait Dieu ? Il détruit, [257] Il abat ce qui est de l’invention de l’homme, puis Il bâtit sur ses ruines. [...]
Chapitre IV
V.15. Quand vous auriez dix mille maîtres en Jésus-Christ, vous n’avez pas néanmoins plusieurs pères, puisque c’est moi qui vous ai engendrés en Jésus-Christ par l’Évangile.
V.16. Soyez donc mes imitateurs, je vous en conjure, comme je le suis moi-même de Jésus-Christ.
Il est certain qu’il y a des paternités spirituelles, et qu’il y a des âmes que l’on engendre véritablement à Jésus-Christ. C’est une chose très [266] réelle. On peut trouver quantité de maîtres qui instruisent ; mais nul ne peut faire l’office de père que ces personnes, qui ont véritablement engendré en Jésus-Christ ; et l’on trouve une si grande différence de l’union, de la facilité que l’on a d’obéir à ces personnes, à tout le reste, que cela est surprenant. On peut bien dire que ce sont des pères, puisqu’il est vrai qu’ils n’instruisent pas seulement, mais qu’ils souffrent les douleurs de l’enfantement pour les produire en Jésus-Christ, et que Dieu leur fait souffrir de très grandes peines pour cela. Ils sentent et éprouvent leur résistance d’une manière si forte, que les douleurs de l’enfantement naturel ne sont pas plus fortes. Jésus-Christ enfanta de la sorte les chrétiens sur la croix. [...]
Chapitre XII
V.3-4 [...] nul ne peut dire Seigneur Jésus que par le Saint-Esprit…
[288][...] Comme un enfant qui apprend à écrire, fait de faux traits parce qu’il force la main de son maître, ne pouvant laisser conduire la sienne, [...] il faut qu’il apprenne à laisser manier sa main. D’abord nous opérons, quoiqu’avec Dieu, si fortement, que Dieu ne peut opérer à Son gré. [...] Cependant, on se persuade que, lorsque l’on parle d’oraison passive, on ôte la correspondance de la créature : c’est un abus ; elle ne correspondit jamais mieux, mais elle correspond selon la volonté de son Maître et non en Le gênant et Lui faisant violence. Il n’y a donc et ne doit y [289] avoir qu’un seul Esprit en nous, comme tous ne composent qu’un seul corps [...]
Chapitre XIII
V.1. Quand je parlerais le langage des Anges, si je n’avais point la charité, je ressemblerais à de l’airain qui sonne ou à une timbale qui retentit,
V.2. Et quand j’aurais le don de prophétie, que j’entendrais tous les mystères, que j’aurais toute la foi et toute la science, en sorte que je transportasse les montagnes, si je n’ai point la charité, je ne suis rien.
V.3. Quand je distribuerais tout mon bien pour nourrir les pauvres, que j’exposerais mon corps aux flammes, si je n’avais pas la charité, tout cela ne me servirait de rien.
[...] Nous devons de là inférer la grandeur de la [294] charité, et combien elle est préférable tout le reste, quelque grand et éclatant qu’il soit. Mais, charité, tu n’es pas connue, parce que tu es cachée sous une grande simplicité : on ne t’estime pas dans une âme que tu possèdes ; et l’on estime désordonnément ces autres choses. De là l’on peut voir qu’il y a une voie bien plus pure, et plus parfaite que toutes ces choses si grandes, si extraordinaires, qui est la voie du pur Amour, voie qui n’est autre qu’une âme cachée et perdue en Dieu, qui demeure en charité. Celui qui demeure en charité, demeure en Dieu : l’âme qui vit en Dieu, est dans l’amour épuré et dans la charité parfaite.
Mais cet état n’est connu presque de personne, parce que ces âmes ainsi brûlées et consommées par la charité, ont au-dehors une vie toute commune. [...]
V.4. La charité est patiente, elle est douce ; la charité n’est point envieuse, ni dissimulée, ni superbe [...]
Ce n’est donc pas à toutes les choses extraordinaires, extases, ravissements, visions, révélations, prophéties, pénitences, aumônes, que l’on connaît la charité ; aussi ne sont-ce pas ces choses qui sont la consommation de l’âme, puisqu’il faut les perdre toutes pour entrer dans la pure charité, qui met l’âme dans une vie toute simple, et qui ne sera jamais connue par ces choses. [...][296] De tout ce que saint Paul attribue à la charité, ce sont ou des choses passives ou négatives, parce que la personne qui est consommée en charité n’a pas d’acte qui lui soit propre, mais elle a des qualités qui sont annexées à cet état de pur amour ; son acte sans acte, ou son habitude, est d’aimer, et d’être transformée en amour.
Une telle âme est donc patiente : comment s’impatienterait-elle, vu qu’elle est dans une immobilité parfaite, et qu’elle participe à la patience de Dieu ? Elle est patiente envers Dieu, souffrant tout ce qu’Il ordonne et lui fait souffrir ; patiente envers le prochain, le supportant dans ses défauts et dans tout ce qu’il lui fait ; patiente avec elle-même, ne désirant jamais être autre que ce qu’elle est, ni avoir autre chose que ce qu’elle a. [...] Une de ses grandes qualités est de n’être pas dissimulée, toujours droite et simple [...][297] une telle âme n’a pas d’ambition, ni pour l’extérieur, ni pour l’intérieur : mais elle se contente de son petit état, vivant abandonnée à son Dieu sans se soucier de ce qui la concerne. La raison de cela est qu’elle ne cherche pas ni elle-même ni son propre intérêt, étant morte à tout intérêt quel qu’il soit, la propriété étant bannie de chez elle. Voir une âme sans intérêt, ni temporel ni spirituel, ni du temps ni de l’éternité, mais qui demeure délaissée à Dieu, afin qu’Il fasse d’elle et en elle toute Sa volonté, ne voulant que Sa seule gloire, c’est voir une âme consommée en charité. [...]
V. 12 Nous ne voyons maintenant que comme dans un miroir et en des énigmes; mais alors nous verrons face à face [...]
En quelque élévation que l’on soit, quelque sublime que soit l’état de l’âme, jusqu’à ce qu’elle soit consommée dans la pure charité, elle ne connaît les choses qu’imparfaitement et comme dans un miroir, les voyant hors de Dieu. Toutes les créatures regardées en elles-mêmes et hors de Dieu, ce sont comme des miroirs qui nous représentent quelques signes de la beauté de Dieu, mais d’une manière si superficielle et si passagère qu’elle est très bien comparée au miroir. Mais lorsque nous sommes perdus en Dieu par la consommation de la charité parfaite, nous attirons toutes choses en Dieu avec nous. Alors nous voyons face à face, c’est-à-dire les choses comme elles sont en vérité, et nous voyons tout en Dieu sans distinction de Dieu : [301] alors cette créature ne nous est plus une image de Dieu, mais elle est Dieu même pour nous, qui ne pouvons plus distinguer l’être incréé des autres êtres créés.
Lorsque nous possédons Dieu en nous, et que nous L’attirons en nous par les faveurs qu’Il nous fait, proportionnées seulement à la capacité de la créature, nous attirons Dieu dans toutes les créatures, et nous avons alors une manière de contemplation qui est de contempler Dieu dans tous Ses ouvrages. Mais lorsque nous sommes passés en Dieu par la sortie de nous-mêmes, il semble que toutes les créatures passent aussi avec nous et pour nous en Dieu : alors nous ne voyons plus Dieu en elles, mais nous les voyons en Dieu, réunies en unité de principe où tout le créé se trouve réduit en unité dans l’être incréé : alors on voit tout face à face, puisque l’on voit toutes les choses comme elles sont dans l’unité de leur principe. Et cette différence est admirable à qui l’éprouve, en sorte que cette âme consommée en Dieu, ne peut rien voir distinct de Dieu. Et c’est en ce sens que tout lui est devenu Dieu : tout ce qui est hors de Dieu, retourné à Dieu, est Dieu. [...]
Chapitre XV
V.53. Car il faut que ce corps corruptible soit revêtu de l’incorruptibilité, et que ce corps mortel soit revêtu de l’immortalité.
V.54. […] alors cette parole de l’Ecriture sera accomplie : La mort a été absorbée en victoire.
[...] Il y a deux sortes de victoires, celle que la mort mystique remporte sur la vie d’Adam, et celle que la vie de Jésus-Christ remporte sur la mort, parce que, de même que la mort absorbe et détruit cette vie d’Adam, séparant et divisant l’âme d’elle-même et de sa propre vie, comme il a tant été expliqué dans l’Ancien Testament, et que, [321] par cette destruction, la mort est devenue victorieuse de la vie, cette même victoire de la mort sur la vie donne lieu à la victoire de la vie sur la mort. La vie de Jésus-Christ absorbe cet état de mort et devient victorieuse de la mort. Mais, dira-t-on, le même moment qui fait mourir l’homme à lui le fait vivre en Dieu. Il faut expliquer ceci.
L’âme passe par quantité de morts : tout ce qui la sépare est mort ; elle meurt au péché, aux créatures terrestres, célestes, à tout ce qui n’est point Dieu, en quoi elle peut vivre hors d’elle-même. Puis elle meurt à elle-même : étant séparée et divisée en elle, la partie supérieure se divise de l’inférieure et alors cette partie inférieure entre dans la mort et souffre par cette privation les effets de la mort. Jusqu’alors, elle était divisée de toutes les créatures, mais elle n’était pas divisée d’elle-même : alors cette partie inférieure meurt en ce qu’elle a d’Adam, car elle ne peut plus prendre de vie en quoi que ce soit ; elle sent seulement une corruption qui vient d’elle-même, qui ne lui envoie que des vapeurs de mort, qui la déchirent et la font mourir mille fois ; elle n’a plus alors de soutien, ni de Dieu, ni d’elle-même, ni de nulle créature. La raison de cela est que Dieu qui habite dans la partie suprême de l’âme n’envoie plus de Ses douces communications sur la partie inférieure, la partie supérieure en est entièrement séparée et ne lui communique plus aucune vie ; de la part des créatures, elle ne reçoit nul soulagement, parce que rien de ce qui est sur la terre ne lui peut causer aucun plaisir, étant morte à toutes ces choses. Car il faut remarquer une chose de très grande conséquence et qui fait presque ordinairement l’écueil de la vie spirituelle, qui est que la mort [322] et division de soi-même ne vient que la dernière et après que l’âme a été séparée de toutes les créatures, parce que si elle venait avant que la partie inférieure fût entièrement morte à tout le créé, l’âme, ne trouvant plus de soutien ni en elle-même ni en Dieu, en irait infailliblement chercher dans les créatures : étant trop faible pour porter un état si nu, elle se perdrait infailliblement dans le péché et dans la nature au lieu de se perdre en Dieu. Et c’est l’écueil qui arrive aux âmes qui, ayant ouï parler d’un état de dénuement, s’y veulent mettre d’elles-mêmes, avant que d’être entièrement mortes à toutes les créatures et à soi-même ; car, alors, ne le pouvant porter, leur état n’étant pas assez avancé pour se tirer d’une si grande souffrance, elles retournent aux plaisirs qu’elles ont quittés de corps mais dont l’affection n’était pas parfaitement éteinte.
J’ai fait une digression un peu longue mais elle était si nécessaire que je n’ai pu m’en défendre. Je dis donc que l’état de mort est un état où l’âme est privée de toute vie et de tout soutien quel qu’il soit, mais l’état de résurrection est un état où l’âme est remise dans la vie, mais vie de Jésus-Christ, vie divine, car dans le temps de la division, ce qui était corruptible a souffert la corruption, étant corrompu, et ensuite réduit en cendres par l’anéantissement durant lequel l’âme supérieure, unie à Dieu, se change et se transforme en Lui. Puis, peu à peu, cette partie supérieure se réunit à l’inférieure, changée et purifiée et, comme cette partie supérieure est toute transformée en Dieu, en revivifiant la partie inférieure, on la rend participante de la vie divine, et cette âme devient capable de porter l’état de Jésus-Christ dans sa partie inférieure, comme la partie supérieure [323] porte celui de Jésus-Christ, de sorte que cette âme devient un autre Jésus-Christ selon ses deux parties, la supérieure jouissant incessamment et sans interruption, et l’inférieure souffrant et agissant, mais d’une manière vivante et vivifiante, et non pas d’une manière morte.
V.8. Car, mes frères, je ne veux pas que vous ignoriez l’affliction que nous avons soufferte en Asie : l’excès en a surpassé de beaucoup nos forces, jusqu’à nous rendre même la vie ennuyeuse.
[330] Il y a des temps où Dieu accable l’âme d’afflictions ; mais en même temps Il lui donne tant de consolation, que les croix ne lui sont pas pesantes ; et d’autres fois Il en fait porter à l’âme toute la pesanteur en sorte qu’elle n’éprouve que sa faiblesse et un surcroît de croix qui l’accable. C’est alors que la croix est bien dure : elle surpasse la force de la créature qui s’en trouve accablée, et qui est réduite à cet état de faiblesse de trouver la vie ennuyeuse, ce qui lui est une humiliation d’autant plus grande, qu’elle avait porté ses croix avec plus de force. Tout cela est nécessaire et avance beaucoup l’âme. Jésus-Christ a voulu porter cet état extérieurement, pour consoler ceux qui le porteraient intérieurement, étant tombés sous le poids de la croix. Cet état est une faiblesse de la nature, et non un défaut de volonté, car dans le temps que l’âme plie de la sorte sous le poids, sa volonté est toute disposée à en souffrir davantage : ce qu’elle ne connaît pas cependant, car la faiblesse est si grande qu’elle prend cette répugnance naturelle et cet ennui de la partie inférieure, pour une involonté de souffrir ; ce qui n’est pas, très assurément, car dans le temps que la nature se plaint et s’afflige, si l’on presse une personne de cet état de dire si elle ne veut pas bien souffrir, elle dira au milieu de ses désolations et de ses faiblesses, que si Dieu en veut envoyer davantage, Il le fasse.
V.9. Nous avions en nous-mêmes une réponse de mort [256], afin que nous ne missions pas notre confiance en nous, mais en Dieu qui ressuscite les morts.
L’âme en cet état, lorsqu’elle s’adresse à Dieu, [331] n’a que des réponses de mort, car cet état ne lui est donné que pour la faire mourir : Dieu ne la console plus ; elle ne trouve de tout côté que mort ; elle ne peut se consoler du côté des créatures, qui lui deviennent tous les jours plus contraires et plus cruelles. Que fera-t-elle donc ? Il faut mourir, et entrer véritablement en état de mort, car si l’on s’adresse à Dieu, il n’est mis autre chose dans le cœur que mort. Et pourquoi Dieu permet-Il ces choses ? C’est afin que l’on ne se confie pas en ses propres forces, ni en sa vertu, qui est pour lors arrachée, mais en Dieu qui ressuscite les morts, qui peut seul retirer l’âme de cet état de mort. Tous les efforts que l’on fait pour en sortir par soi-même ne servent qu’à augmenter la peine, et allonger cet état : il faut se délaisser à Dieu entièrement, et attendre que Sa bonté nous retire de ce sépulcre. [...]
Chapitre II
V.8. Combien le ministère de l’Esprit doit-il être glorieux ?
[348] ... [l’âme] est mise dans un état continuel de foi, d’espérance et d’amour, et c’est là la parfaite contemplation où les actes, devenant directs et sans réflexion, mettent l’âme dans cette parfaite contemplation, la foi devenant si forte et si étendue qu’elle absorbe toute la capacité de raisonner, l’espérance est si ferme qu’elle engloutit tout désir et toute prétention, et l’esprit se trouve élevé par sa foi au-dessus de tout le sensible et matériel ; l’espérance est toute en Dieu et pour Dieu et devient épurée de tout propre intérêt, et l’amour devient si pur, si fort et si continuel qu’il demeure toujours droit vers son Dieu, sans réflexion sur la créature et sans être interrompu un moment. […]
Chapitre III
V.18. Pour nous, en qui le visage découvert du Seigneur imprime Sa gloire comme dans un miroir, nous sommes transformés en Son image, nous avançons de clarté en clarté comme par l’Esprit du Seigneur.
[356] ...De toutes les actions de l’esprit, il n’y en a point de plus noble que la contemplation parce que la contemplation l’élève au-dessus de lui-même au lieu que le raisonnement le retient dans ses propres limites et l’empêche de s’étendre et de s’accroître. Mais la contemplation, en suspendant son action propre, bornée et resserrée, le dilate et l’étend, le faisant passer dans ce qu’il contemple pour en pénétrer toutes les profondeurs. C’est là l’avantage de la contemplation la plus épurée, de nous faire découvrir en Dieu même les secrets de Dieu, et cette connaissance s’accroît à mesure que la contemplation devient pure et dégagée de toutes formes et images. […]
Chapitre IV
V.8. Nous sommes pressés par toutes sortes d’afflictions ; mais nous n’en sommes pas accablés : nous sommes dans des perplexités ; mais nous n’y succombons pas.
V.9. Nous sommes persécutés, et non pas abandonnés : nous sommes abattus, et non pas entièrement perdus.
Saint Paul parle de deux états bien différents dans la vie spirituelle : l’un est celui des afflictions extérieures, par lequel on est pressé de toutes parts d’angoisses ; on ne sait presque que devenir, mais on n’en n’est pas pour cela accablé, parce que l’âme est dans une grande force en Dieu, en sorte que, pour ainsi dire, Il porte Lui-même le poids ; on se trouve dans des perplexités étranges ; il semble que toute lumière soit éteinte, et tout sentier détruit. Mais l’âme est soutenue dans ces choses d’une main invisible, et elle n’y succombe pas : on est dans la persécution ; mais on n’est pas abandonné de tout le monde, ni abandonné à la douleur ; on est dans l’abattement sous le poids des douleurs, mais on n’est pas perdu pour cela.
Il y a un autre état tout différent, où l’âme est accablée d’une bagatelle : la moindre chose la met dans la dernière désolation ; et c’est alors qu’elle est toute laissée, pour ainsi dire, à elle-même, et privée de tout soutien perceptible : elle succombe, ce semble, tout à fait aux perplexités de son esprit ; elle est abandonnée de Dieu et des créatures dans les persécutions ; enfin, son état lui devient un abîme et une perte totale.
Le premier état est moins rude que celui-ci, quoique les afflictions y paraissent plus grandes. Cet état-ci opère la mort, et l’autre est une marque de vie. Le premier s’éprouve en deux temps [361] bien différents : dans l’état de force et de vigueur passive, et dans la consommation de l’âme, après la résurrection. Dans le premier, c’est un soutien fort et vigoureux, qui n’empêche pas le sentiment entier de la chose, mais qui la fait porter avec force et joie. Le second est lorsque l’âme est ressuscitée et perdue en Dieu : alors elle est rendue si immobile, si ferme, et si insensible, que rien ne la touche...
Chapitre V
V.1. Car nous savons que si cette maison terrestre, où nous demeurons, se ruine, Dieu nous en édifiera une autre qui ne sera pas faite de la main des hommes et qui durera éternellement dans le ciel.
Cette maison terrestre, où nous habitons, est nous-mêmes : c’est la maison qu’Adam s’est bâtie après son péché : il vivait en lui-même, dans sa misère et dans la corruption de sa chair ; mais à mesure que cette maison terrestre se détruit, que nous perdons ce qui est en nous d’Adam, [369] Dieu Lui-même édifie en nous une maison céleste : pour la perte que nous faisons de cette maison bâtie par Adam, de ce qui est en nous de nous, Il Se donne Lui-même pour être notre demeure, car Il ne tire l’âme d’elle-même que pour la perdre en Lui. Or, cette maison n’est pas bâtie par la main des hommes : elle est éternelle. Cela se doit encore entendre que, par la perte de nos propres opérations, par lesquelles nous prétendions établir notre édifice spirituel, Dieu l’établit Lui-même d’une manière que les hommes n’y peuvent mettre la main sans empêcher ou arrêter cette divine opération. [...]
V.15. Et que Jésus-Christ est mort pour tous, afin que tous ceux qui vivent ne vivent plus pour eux-mêmes, mais pour Celui qui est mort et ressuscité pour eux.
V.16. C’est pourquoi nous ne connaissons plus personne selon la chair. Et si nous avons connu Jésus-Christ selon la chair, maintenant nous ne Le connaissons plus de la sorte.
Saint Paul confirme et explique admirablement ce qui a été avancé dans l’exposition des versets précédents, comment il entend parler de la mort mystique, et comment Jésus-Christ est mort pour tous afin que tous meurent à eux-mêmes, et entrent dans les maximes fondamentales de la religion, qui sont le renoncement à eux-mêmes, qui fait que ceux qui vivent encore ne vivent plus pour eux-mêmes, mais pour Celui qui leur a mérité par Sa mort une véritable vie, qui n’est autre que la Sienne, qu’Il communique par la mort : car Jésus-Christ est mort et ressuscité pour nous imprimer une nouvelle vie, qu’Il ne peut nous communiquer [380] que par la mort.
[...][382] ensuite, à mesure que Dieu la tire du sensible pour la porter au spirituel, ce goût et cette pensée distincte de l’humanité de Jésus-Christ se perdent, et l’âme est mise dans la simple foi, où elle n’a plus de distinction d’images et d’espèces, même de Jésus-Christ. Non que ces espèces lui puissent nuire, non, assurément, mais Dieu en use de la sorte à cause de la faiblesse de la créature, qui s’arrêterait là et ne se laisserait pas réduire dans l’unité. Il est donc nécessaire que cette présence de Jésus-Christ comme homme se perde, comme Jésus-Christ le disait Lui-même à Ses disciples : il vous est expédient que Je m’en aille [257]. Il faut par cette perte entrer peu à peu dans la simplicité et unité de Dieu seul, qui réunit toutes choses en Lui dans l’unité de principe. Alors notre vie et notre goût demeurent comme éteints et amortis, et nous restons cachés avec Jésus-Christ en Dieu dans un absorbement continuel : là, Jésus-Christ S’y trouve dans le sein de Son père d’une manière admirable, qui n’est pas cependant manifestée à la créature : alors elle peut dire avec vérité qu’elle ne connaît plus personne selon la chair, pas même Jésus-Christ.
Ensuite de cela, Jésus-Christ est manifesté homme-Dieu en Dieu même, non distinct de Dieu, quoiqu’Il soit manifesté en distinction. Je ne sais si je me pourrai faire entendre. Pour me mieux faire comprendre, il faut savoir que, lorsque l’âme est toute recoulée dans son Etre original, elle attire avec elle en Dieu tout ce qui lui paraissait hors de Dieu. Alors elle [383] est longtemps abîmée dans cet océan sans rien distinguer ni connaître : tout ce qu’elle sait est que toutes choses sont réunies pour elle, dans leur principe, aussi bien qu’elle y est elle-même réunie, en sorte qu’elle perd peu à peu toute capacité de se distinguer de Dieu, ni de rien distinguer de Dieu. Tout lui est Dieu ; et pour elle, tout se trouve en Dieu sans distinction de Dieu. Elle ne voit que Dieu en Dieu, sans rien distinguer de Dieu même, non plus qu’elle ne s’en peut distinguer à cause de son union essentielle, qui, ayant fait la transformation et le mélange sacrés de l’époux et de l’épouse, la rend indistinguible, quoique son être subsiste toujours distinct ; mais la volonté, et tout ce qui est de l’âme, est tellement mélangé dans son être originel que, sans pouvoir distinguer cet être, la créature se trouve sans existence qu’elle aperçoive, à parler mystiquement, autre que celle de Dieu.
Mais lorsque l’âme est beaucoup avancée en Dieu dans cette transformation, et qu’elle a perdu tout distinct hors de Dieu, et tout distinct en Dieu, il lui est donné en Dieu même de voir toutes les créatures distinctes dans leur être original. Alors Jésus-Christ paraît d’une manière tout admirable et toute nouvelle. Je me sers pour me faire entendre d’une comparaison. Si la mer était immense et qu’elle renfermât tous les animaux et tous les hommes, soit dans sa superficie, soit dans son fond, celui qui serait seulement sur la mer verrait distinctement tous les animaux séparés et distincts de la mer, quoique sur la mer : mais si cette personne venait à s’enfoncer dans la mer, elle perdrait peu à peu la vue de tout ce qui [384] était sur la mer, et insensiblement en s’enfonçant, elle verrait que la mer, sans pouvoir distinguer autre chose [258]. Mais si elle est elle-même changée en mer, alors elle ne peut se distinguer de la mer, ni en distinguer les autres créatures ; cependant, peu à peu, à force d’être purifiée, identifiée, mêlée, changée en la même mer, elle apercevrait toutes les créatures distinctes dans cette même mer, comme elle les avait vues sur la mer ; mais elle les verrait dans la mer sans être séparée de la mer, enfermées en elle, et distinctes d’elle ; mais pourtant dans leur être original, d’une vue claire, en la mer même. Les comparaisons ne sont jamais tout à fait propres. Je dis donc que cette âme, après avoir perdu le distinct créé, et hors de l’être incréé et dans l’être incréé, voit dans une lumière plus étendue tout ce qui est en Dieu sans sortir de Dieu et c’est de cette manière que les bienheureux voient toutes choses. Alors l’âme voit en Dieu Jésus-Christ homme-Dieu d’une manière très sublime, mais cela n’arrive que tard, comme nous verrions une personne tombée dans l’eau être quelque temps comme aveugle et sans rien distinguer que l’eau ; ensuite, reprenant ses esprits, elle voit dans l’eau même qui est claire et cristalline, jusqu’aux moindres choses qui sont dans cette eau. L’âme arrivée en Dieu même conserve quelque temps cette obscurité et indistinction, qu’elle avait eue tout le long de la foi nue ; ensuite de cela, peu à peu, la lumière lui est donnée ; mais la lumière immense et non distincte, cette lumière étant Dieu même à la faveur de laquelle elle voit dans cette lumière tout ce qu’elle contient.
[385] C’était l’espérance de parvenir à cet état si sublime qui faisait dire à David : Je verrai la lumière dans Votre lumière [259]. Toutes les lumières créées de dons, grâces, faveurs, illustrations, tout cela est voir ou recevoir la lumière, mais voir les choses en Dieu comme je le viens d’expliquer, c’est voir la lumière dans Votre lumière, ô Dieu ; c’est les voir en Vous-même où toutes Vos qualités sont Vous-même. […]
Chapitre VI
V.16. Quel rapport y a-t-il entre le temple de Dieu et les idoles ? Car vous êtes le temple de Dieu vivant, ainsi qu’Il le dit Lui-même : Je demeurerai en eux […].
[400][...] Ces personnes qui ne veulent point admettre d’union intime et permanente en cette vie me permettront de leur dire que c’est faute d’expérience, et qu’elles prennent l’union essentielle, la possession réelle, durable et permanente en Dieu, pour une application continuelle de pensée en Dieu, pour un bandement de tête et de cervelle pour se souvenir incessamment de Dieu. Ce n’est pas de la sorte, mais c’est une possession qui n’exige pas le souvenir continuel. On ne pense pas incessamment à ce que l’on possède : on en jouit et c’est assez. Notre âme nous anime et nous possède : pensons-nous continuellement que nous en sommes possédés et animés ? C’est une chose cependant réelle et que nous n’ignorons pas ; mais de penser comment notre âme nous anime, de quelle manière, c’est à quoi nous ne faisons pas seulement attention : il y a même des enfants ou des personnes simples qui vivent sans savoir s’ils ont une âme : ils vivent et c’est tout, ils savent qu’ils sont vivants, mais ils ignorent ce qui les fait vivre. Il en est de même de la possession de Dieu.
Dieu demeure donc dans cette âme et, non seulement Il y demeure, mais Il marche en elle, c’est-à-dire : Il agit, Il opère, Il parle en elle, mais d’une manière qui Lui est si agréable qu’il ne se peut rien de plus. Cette conversation que Dieu fait dans cette âme est un parler mystique par lequel Il l’instruit d’une manière imperceptible mais très profonde. Enfin Il est leur Dieu et ils sont Son peuple choisi et chéri. Nous ne pouvons point véritablement dire que Dieu est notre Dieu tant que nous estimons quelque chose hors [401] de Lui : Il est toujours Dieu, mais il n’est notre Dieu que lorsque nous savons L’honorer et L’aimer en Dieu.
Chapitre X
V.2. Et je vous demande qu’étant présent, je ne sois pas obligé d’user envers quelques-uns de l’autorité dont ils croient que j’use librement, s’imaginant que nous marchons selon la chair.
[406] Saint Paul eut la même fortune que toutes les âmes apostoliques qui marchent avec simplicité et liberté, de passer pour entreprenant et présomptueux. La fermeté qu’ils ont à entreprendre tout ce qui est de la gloire de Dieu et à détruire ce qui lui est opposé fait qu’on les regarde comme des personnes intrigantes et entreprenantes ; et la simplicité à parler indifféremment de tout ce qui les concerne (parce qu’ils ne se regardent plus eux-mêmes, n’étant plus, mais la seule gloire de Dieu et le bien des âmes), les fait accuser de présomption, quoiqu’ils soient extrêmement éloignés de l’un et de l’autre de ces défauts. Ce qui oblige les hommes à porter de semblables jugements, c’est qu’ils regardent tout du côté de l’humain et en manière humaine : ils croient, comme dit saint Paul, que l’on marche selon la chair. Mais on est bien éloigné de marcher de cette sorte, puisque, comme il été vu, tout l’humain a été détruit par la mort mystique avant que d’entrer dans ce pays de liberté. […]
Chapitre XIII
V.11. Au reste, mes frères, réjouissez-vous, soyez parfaits, exhortez-vous les uns les autres, n’ayez qu’un même sentiment ; vivez dans la paix et le Dieu de paix et de dilection sera avec vous.
V.13. Que la grâce de Notre Seigneur Jésus-Christ, la charité de Dieu, la communication du Saint-Esprit soient en chacun de vous.
[436] La véritable perfection est toujours accompagnée de joie, car la perfection opère dans l’âme la plénitude et le rassasiement parfait qui est la seule chose qui peut contenter pleinement l’âme. Une personne de cette sorte ne peut pas qu’elle ne soit pleinement satisfaite et pleine de joie. C’est cette perfection pleine de joie qui opère tout le reste de ce que saint Paul demande aux Corinthiens : qu’ils s’exhortent et s’encouragent, qu’ils soient tous dans un même sentiment. S’ils sont tous dans un même état, ils seront tous dans un même sentiment, ils auront une parfaite paix entre eux en ayant une très grande avec Dieu en l’âme, qui est toute paix et tout amour et qui produit les mêmes effets dans l’âme où Il habite. Le reste est un état [260] particulier après le général, qui est nécessairement uni à l’état dont il vient de parler.
Chapitre III
V.6. Et n’est-il pas écrit qu’Abraham crut en Dieu, et sa foi lui fut imputée à justice ?
V.7. Reconnaissez donc que ceux qui croient, sont enfants d’Abraham.
[453] Le principal caractère d’Abraham fut sa foi et son abandon à la conduite de Dieu : il crut et se confia aux promesses, ce qui ne l’empêcha pas de se laisser conduire de telle sorte qu’il suivit le commandement qui semblait détruire les promesses. Les véritables caractères des âmes intérieures sont la foi et l’abandon : leur oraison et leur intérieur est la foi, et la foi en est le fondement ; et toute leur conduite extérieure est de s’abandonner et de suivre pas à pas la divine Providence, recevant également de moment en moment tout ce que Dieu envoie, les maux comme les biens. C’est là ce qui a fait le parfait état d’Abraham, et qui l’a distingué du reste des autres hommes. Ceux en qui ces caractères sont imprimés, sont incontestablement les enfants d’Abraham. Or la foi et l’abandon à la conduite de Dieu sont ce qui compose la véritable contemplation ; c’est le propre caractère de l’âme intérieure, par lequel elle se distingue de celles qui ne le sont pas : donc les âmes intérieures sont les vrais enfants d’Abraham. [...]
V.10. Car tous ceux qui mettent leur confiance en les œuvres de la loi sont sous la malédiction, selon qu’il est écrit : malédiction sur tous ceux qui n’observent pas tout ce qui est prescrit dans le livre de la loi.
V.11. Or il est évident que personne n’est justifié devant Dieu par la loi ; puisqu’il est dit, que le juste vit de la foi.
Tous ceux qui mettent leur confiance dans les œuvres de la loi, et qui viennent à manquer à ce dans quoi ils se confient, il est certain qu’ils encourent la malédiction et sont plus coupables, parce qu’ils croient que tout dépend de cette loi, et cependant ils la violent. Car la loi seule ne peut communiquer la grâce et la force d’accomplir la loi : il n’y a que la foi en Jésus-Christ qui donne la grâce et la force d’accomplir la loi, et qui fait que le chrétien, sans se confier dans les œuvres de la loi, mettant toute sa confiance en [455] la grâce de Dieu méritée par Jésus-Christ, accomplit parfaitement la loi. Il accomplit la loi avec facilité par la grâce qui lui est donnée de faire toutes les volontés de son Dieu ; mais il ne met pas pour cela sa confiance dans la pratique des œuvres de la loi, mais il prend la miséricorde de Dieu pour l’unique appui de sa confiance. [...]
Chapitre IV
V.6. Et parce que vous êtes enfants, Dieu a envoyé dans vos cœurs l’Esprit de Son Fils, qui crie : Abba, mon Père.
V.7. C’est pourquoi nul de vous n’est plus serviteur, mais fils. S’il est fils, il est donc héritier par Dieu même.
Si nous sommes appelés à la filiation divine, comme l’on n’en doit pas douter, nous sommes aussi appelés à la liberté les enfants, qui est nécessairement attachée à cette adoption. Mais à quoi reconnaîtra-t-on que l’on est enfant de Dieu ? C’est, dit saint Paul, que si vous êtes des enfants de Dieu, il faut nécessairement que Dieu ait envoyé dans vos cœurs l’Esprit de Son Fils. Ce n’est donc à rien d’extérieur que l’on connait cette filiation, mais à l’intérieure possession de l’Esprit de Jésus-Christ. Pour sortir donc de la qualité de serviteur pour entrer dans celle d’enfant, il faut cesser de se posséder soi-même pour se laisser posséder à l’Esprit de Jésus-Christ : il faut cesser de [473] se conduire et de se gouverner soi-même pour se laisser conduire et gouverner par l’Esprit de Jésus-Christ ; et cet Esprit prie Lui-même dans ces âmes. [...]
Chapitre V
V.13. Car, pour vous, mes frères, vous avez été appelés à la liberté ; faites en sorte seulement que votre liberté ne vous soit pas un sujet de vivre selon la chair, mais soumettez-vous les uns aux autres par la charité de l’esprit.
[479][…] La liberté consiste dans la largeur et l’étendue d’une âme abandonnée à toutes les volontés de son Dieu et qui n’est retenue par aucune volonté propre quelque petite et bonne qu’elle paraisse. Ce n’est donc point à nous à nous introduire dans la liberté, mais il faut nous y laisser mettre [...]
Chapitre VI
V.2. Portez les fardeaux les uns des autres : vous accomplirez ainsi la loi de Jésus-Christ.
V.3. Car si quelqu’un s’estime quelque chose, il se trompe lui-même, parce qu’il n’est rien.
La véritable charité est celle qui nous fait porter les défauts, les imperfections les uns des autres, les faiblesses naturelles et spirituelles. Mon Dieu ! Je crois que la véritable perfection ne se peut bien connaître qu’à cette parfaite charité, qui nous fait porter avec égalité, douceur et patience les défauts des autres, persuadés que nous devons être qu’ils ont plus à souffrir de nous que nous d’eux.
Une autre manière de connaître l’avancement d’une âme est de voir si véritablement elle comprend réellement qu’elle n’est rien, et qu’elle ne fasse cas d’aucune chose qui soit d’elle ou [485] en elle. O tromperie, tromperie des âmes qui, n’étant rien, s’estiment quelque chose ou devant Dieu, ou devant les hommes, ou en elles-mêmes, soit dans la nature, soit dans la grâce ! Nous ne sommes rien. O vérité qui n’est bien conçue que dans l’état même du rien, et non dans la considération de la chose ! Il faut être parfaitement anéanti pour connaître et comprendre véritablement que l’on n’est rien. [...]
Chapitre I
V.1. Paul, apôtre de Jésus-Christ par la volonté de Dieu, à tous les saints et fidèles en Jésus-Christ qui sont à Ephèse.
V.2. Que Dieu notre Père et le Seigneur Jésus-Christ vous donnent la grâce et la paix.
V.3. Béni soit Dieu, Père de Notre Seigneur Jésus-Christ, qui nous a comblés en Jésus-Christ de toutes sortes de bénédictions spirituelles et célestes.
[489] Saint Paul commence presque toutes ses épîtres de la même sorte afin de faire voir le choix et l’élection que Dieu a faits de lui pour l’apostolat, comment il ne s’y est pas mis de lui-même, mais par une volonté de Dieu spéciale, et par un décret de Sa Providence. Il nous fait comprendre par là qu’il ne se faut pas mettre par soi-même dans l’état apostolique, qu’il faut y être appelé, y être par ordre et volonté de Dieu. Ce qui fait que l’on réussit si peu, c’est que l’on s’y met par caprice, et que n’ayant pas la grâce de l’apostolat, l’on ne fait nul fruit dans l’apostolat. [...]
V.9. Pour nous faire connaître le mystère de la volonté selon qu’il Lui a plu et qu’Il s’est proposé en Lui-même,
V.10. Savoir, de réunir dans la plénitude des temps toutes choses en Jésus-Christ et par Jésus-Christ, soit ce qui est dans le ciel, soit ce qui est sur la terre.
...Une autre chose cachée dans le sacrement de la volonté de Dieu, c’est cette réunion de tous les saints et de tous les hommes dans l’unité du Verbe, qui a demandé et désiré [261] en cette consommation d’unité, parce qu’il faut que tous les êtres participants de Lui soit enfin réunis en Lui, et Il ne fera qu’un composé des anges et des hommes qu’Il réduira dans Son unité, en sorte que tout sera réuni en Lui comme dans le chef : ce qui n’arrivera pas seulement dans l’autre vie, mais dès celle-ci, où tout sera réduit en unité du [499] Pasteur et des brebis. C’est une unité d’esprit et de cœur. [...]
V.19. Et qu’elle est la suréminente grandeur de la puissance qu’Il a exerçée sur nous qui croyons par l’efficace de la vertu de Sa force,
V.20. Qu’Il a employée sur Jésus-Christ en Le ressuscitant et en L’établissant à Sa droite au-dessus des cieux.
...Celui qui croit lorsqu’il n’y a plus aucun sujet de croire, celui qui espère contre l’espérance, celui qui se voyant dans le fond de l’abîme croit que Dieu pourra [506] l’en tirer et, et n’hésite pas, ne s’étonne pas, ne doute pas, celui-là croit et sentira bientôt l’efficacité de cette vertu et de cette force divine en qui il a cru, et sur laquelle seule il s’est appuyé.
Mais, dira-t-on, je ne doute pas du pouvoir divin : je doute seulement qu’Il veuille employer Son pouvoir à me tirer de l’abîme, à cause de mon indignité. Dieu ne consulte ni notre dignité ni notre indignité : mais Il consulte seulement Sa volonté. Or Son pouvoir sera toujours suivant Sa volonté. Cela étant, il n’y a plus de doute à avoir : car Il exercera infailliblement Son pouvoir sur nous, Sa volonté étant de nous sauver. Et je dois même porter mon abandon plus loin, m’en remettant au seul pouvoir et à la seule volonté de Dieu, ne voulant pour moi ni pour aucune créature que ce qui est conforme à cette divine volonté.
Chapitre II
V.8. Car c’est par la grâce que vous êtes sauvés par la foi ; et cela ne vient pas de vous : c’est un don de Dieu.
V.9. Ce n’est pas par vos œuvres, afin que nul ne se glorifie.
V.10. Car nous sommes Son ouvrage, étant créés en Jésus-Christ dans les bonnes œuvres que Dieu a préparées afin que nous y marchassions.
Après que saint Paul a fait voir l’éminence du salut en Jésus-Christ, il va par degrés ; il fait voir ensuite la manière dont ce salut est accordé, afin que l’on ne s’en glorifie pas : car si Dieu nous a fait de si excessives miséricordes, c’est par une surabondance de miséricorde, et non par aucun mérite de notre part. C’est par la foi que nous sommes sauvés, et cette foi est un don de Dieu : ce n’est donc pas par ce que nous faisons ; mais nous devons tout à la grâce, lui devant aussi les [514] œuvres dans lesquelles Il nous fait marcher : car qui est-ce qui peut faire aucune bonne œuvre sans la grâce ? Parce que les œuvres qui d’elles-mêmes sont bonnes, sont rendues inutiles lorsqu’elles sont destituées de grâce. De quoi nous pourrions-nous donc glorifier ? Du néant ? [...]
V.19. Vous n’êtes donc plus des étrangers hors de leur pays et de leur maison ; mais vous êtes citoyens de la même cité que les saint, et domestiques de Dieu :
V.20. Étant édifiés sur le fondement des apôtres et des prophètes dont Jésus-Christ lui-même est la principale pierre de l’angle
V.21. Sur lequel tout l’édifice étant posé, s’élève dans ses proportions, pour être un saint temple consacré au Seigneur.
V.22. Et vous-mêmes aussi vous entrez dans la structure de cet édifice pour devenir la maison de Dieu par le Saint-Esprit.
[...] Ils font tous et chacun un temple dans leur intérieur, où Dieu habite, et cependant ce n’est qu’un seul temple. Tous n’en composent qu’un seul quoique chacun soit un temple distinct : ils n’en composent qu’un seul parce qu’il n’y a en tous qu’un seul esprit, qu’un seul cœur et qu’un seul corps, dans lequel Dieu habite par Son saint et indivisible Esprit, de sorte que ce corps est composé, comme un temple, [519] d’autant de chrétiens qui sont remplis de Jésus-Christ ; et ces chrétiens sont des pierres polies par les ciseaux de la souffrance, qui composent cet édifice admirable. Cet édifice s’accroît et s’augmente jusqu’à son entière consommation par tous les chrétiens qui reviennent de nouveau ; comme l’édifice intérieur va toujours croissant en chaque particulier jusqu’à sa consommation, aussi cet édifice général va toujours s’accroissant depuis qu’il fut fondé par les prophètes et apôtres sur le même fondement de Jésus-Christ ; et le même Esprit est tout en tous, tant dans le général que dans le particulier de ceux qui sont réduits dans leur unité.
V.20. Que celui qui par la puissance qui agit en nous avec efficace, peut faire infiniment plus que tout ce que nous demandons et pensons,
V.21. Soit glorifié dans l’Eglise et en Jésus-Christ pendant la suite de tous les siècles des siècles. Amen !
[538] Mon Dieu ! Que nous sommes fous de borner nos prières, et demander certaines choses particulières, telle et telle grâce ! Quoique cela soit bon et louable, il me semble que c’est traiter Dieu en homme, et Lui demander infiniment moins que ce qu’Il veut donner et que ce qu’Il donne. C’est comme qui demanderait un denier à un roi. Il ne faut pas conformer nos demandes à ce que nous sommes, mais à la grandeur et magnificence de Celui qui donne : ainsi, celui qui s’en remet à la volonté du roi et qui lui expose simplement ses nécessités, demande plus sans rien demander que celui qui demande des grâces spécifiées. La véritable demande, c’est de ne jamais rien demander à Dieu que l’accomplissement de Sa sainte volonté, que ce qu’Il a fait demander dans le Pater, et s’abandonner à Lui pour tout le reste. O qu’Il nous donne bien plus que tout ce que nous saurions demander et désirer, ni même penser ! [...]
Chapitre V
V.14. C’est pourquoi il est dit : Réveillez-vous, vous qui dormez ; levez-vous d’entre les morts, et Jésus-Christ vous éclairera.
[563][...] vous n’avez plus le soleil pour vous éclairer, ni la lune [262]. Mais l’Agneau sera lui-même votre lumière. C’est donc ici que l’Agneau est Dieu même et la lumière de l’âme : aussi n’est-il pas dit ici que c’est la lumière qui reprend [des péchés] et fait voir, [564] n’étant plus question de cette sorte de lumière ; mais il dit que tout ce qui est découvert est lumière. On n’y découvre plus les péchés ou les accusations, qui sont des ténèbres, quoiqu’on les voie par la lumière ; mais on y découvre Jésus-Christ Lui-même, et quoique l’on se voie plus néant et misère que jamais, tout cela est la lumière même, et non les ténèbres : ce n’est plus une chose qui reprenne, mais qui fait voir la vérité, sans que l’âme voie autre chose à faire de son côté que se laisser purifier de la même vérité qui l’éclaire. [...]
Chapitre II
V.8. Il S’est humilié Lui-même, Se rendant obéissant jusqu’à la mort, et à la mort de la croix.
La plus forte marque de l’humilité et de l’anéantissement est l’obéissance. Comme il y a une humilité extérieure et une intérieure, il y a aussi une obéissance extérieure et une intérieure. Jésus-Christ a eu ces deux humilités et ces deux obéissances : l’extérieure dépend de l’intérieure, du moins il faut qu’elle en dépende pour qu’elle puisse être de durée, sans quoi c’est une obéissance qui passe aussi vite que l’humilité, ou qui [598] est dissimulée et non sincère, ou bien qui se fait par force et contrainte.
L’anéantissement intérieur nous fait demeurer anéantis dans notre place pour toute action et tout vouloir. L’esprit demeure sans action et sans volonté : il reste comme une chose qui n’est plus, qui n’a et ne veut avoir aucune subsistance propre, mais qui se laisse informer et mouvoir à Celui qui a tout droit et tout pouvoir sur lui. L’esprit demeurant anéanti de la sorte à toutes actions et à tout vouloir, l’action de Dieu vient emplir cette âme, la mouvoir et la faire agir. Alors cet esprit anéanti, sans action et sans volonté, se trouve rempli d’une action et d’une volonté divines, qui le meuvent et le gouvernent à Son gré ; de sorte que cette personne, par son anéantissement intérieur est mise dans l’obéissance intérieure, n’étant plus conduite que par la volonté de Dieu, qui a pris la place de la sienne, et la conduit en toutes choses. Pour sortir de cette dépendance et de cette obéissance il faudrait sortir de l’anéantissement. C’était l’état intérieur de Jésus-Christ d’une manière infiniment sublime : Son obéissance était égale à Son anéantissement. Or comme Il était si anéanti qu’il n’avait ni soutien que de Sa Divinité, ni action que celle dont Dieu était le principe, aussi était-Il dans l’obéissance la plus parfaite qui fût jamais, comme Il dit Lui-même que Sa nourriture était de faire la volonté de son Père [263].
De cet anéantissement et de cette obéissance intérieure en naît une extérieure, par laquelle l’âme n’ayant pas de volonté se laisse [599] conduire de moment en moment selon les volontés de Dieu, les providences, et la volonté des supérieurs [...]
V.6. Ne vous inquiétez de rien, mais dans toutes vos oraisons, vos prières, vos actions de grâces, exposez à Dieu ce que vous désirez.
V.7. Et que la paix de Dieu, qui surpasse tout entendement, garde vos cœurs et vos pensées en Jésus-Christ.
L’inquiétude étant absolument opposée à la joie, elle l’est aussi à l’intérieur. L’inquiétude ne vient que du défaut d’abandon et de soumission à toutes les volontés de Dieu : une âme bien abandonnée ne s’inquiète de rien, parce qu’elle est fortement persuadée qu’il n’arrive rien que ce que Dieu fait et permet ; et ne voulant que cette volonté de Dieu sans nul distinction, elle est [624] contente de tout ; et quoi qu’il lui arrive, rien ne la trouble ni ne l’inquiète. Le trouble est un effet de l’orgueil comme la paix vient de l’humilité et de l’anéantissement. Une âme véritablement humble ne s’inquiète de rien, quoiqu’il lui puisse arriver, soit du dehors, soit du dedans, de Dieu, des créatures ou d’elle-même, mais elle supporte tout avec paix, abandon et résignation, croyant que tout mépris, toute croix, toutes misères, lui sont dues et qu’elle ne mérite aucune grâce ni de Dieu ni des hommes. Que faut-il donc faire dans les chagrins et les sujets d’inquiétude ? Ce que dit saint Paul, qui est que dans toutes les prières, oraisons et actions de grâces : sans demander à Dieu d’être délivré de ce que l’on souffre, il faut exposer simplement devant Lui ce que l’on peut désirer, et Lui laisser le soin de faire tout réussir selon Ses volontés. Mon Dieu, que cette prière de simple exposition a de force et d’efficace ! C’est la prière de l’Evangile qui est toujours exaucée [264] : Seigneur, si Vous voulez, Vous pouvez me guérir. D’autres se contentaient sans rien dire de se présenter à Jésus-Christ avec tous leurs maux et de s’exposer devant Ses yeux.
O, que cette profonde résignation donne de paix à l’âme ! Saint Paul l’appelle paix de Dieu qui surpasse tout entendement, parce qu’il est impossible de comprendre ce que c’est que cette paix par tout le raisonnement humain : il n’y a que l’expérience qui le puisse faire comprendre. C’est cette paix qui garde le cœur et l’esprit en Jésus-Christ, empêchant le cœur de se corrompre par le tumulte des affections déréglées et l’esprit [625] par les réflexions et les pensées inutiles. Cette paix est également dans l’esprit et dans le cœur, l’un et l’autre étant dans une netteté admirable.
Cette paix surpasse aussi tout entendement : elle immerge et submerge toutes les puissances dans une abondance de paix qui se peut bien appeler sans exagération un fleuve de paix. C’est dans cette paix que les puissances se noient et meurent pour ainsi dire à toute opération active, pour se laisser remplir de l’influence des grâces et de la paix qui opère et met l’âme dans le commencement du passif, [les puissances] se laissant absorber et noyer dans cette paix qui, leur faisant perdre toute action propre, comme le vouloir, le raisonnement et le souvenir, les fait passer admirablement dans l’usage des trois vertus théologales, foi, espérance et charité. La mémoire perd tout souvenir, tout soin et souci de ce qui concerne l’âme, n’ayant plus que la seule espérance et confiance en Dieu ; l’entendement perd tout raisonnement, toute vue, toute lumière propre, particulière et distincte, et reçoit en échange la lumière générale et solide de la foi : on croit, on espère, on ne raisonne sur rien et on ne pense à rien. La volonté se perd de telle sorte dans le pur amour qu’il ne reste plus à cette âme de volonté pour quoi que ce soit ni en quoi que ce soit, mais elle est toute volonté de Dieu, la charité lui faisant perdre ce qu’elle a de propre pour la pénétrer de tout ce qui est de Dieu, de sorte que cette volonté, perdant ce qu’elle a de propre et de la volonté de l’homme, devient la volonté de Dieu qui la meut et gouverne à son gré, si bien que cette âme [626] distingue peu à peu qu’elle ne peut plus rien vouloir ni désirer, qu’elle ne peut plus choisir ni pencher, jusqu’à ce qu’enfin elle s’aperçoive (sans s’apercevoir cependant que par l’usage) que la perte de sa volonté, loin de la gêner ou rendre captive, la met en plus grande liberté parce qu’il lui est donné un usage si libre, si propre et si naturel de la volonté de Dieu qu’elle ne peut plus distinguer si la volonté de Dieu est devenue la sienne, ou si elle est elle-même volonté de Dieu. […]
Chapitre IV
V.10. J’ai reçu une grande joie en notre Seigneur de ce qu’enfin l’affection que vous avez eue pour moi s’est renouvelée : car jusqu’à cette heure vous n’aviez pas eu d’occasion favorable de me la faire paraître.
V.11. Je ne le dis pas pour la disette que j’ai soufferte, car j’ai appris à me contenter de ce que j’ai.
V.12. Je sais être humilié, je sais vivre dans l’abondance, ayant éprouvé de tout, je suis fait à tout, à la faim ou à être rassasié, à l’abondance ou à l’indigence.
V.13. Je puis tout en Celui qui me fortifie.
[629] Voici le véritable état d’un apôtre ; et à moins que d’être venu à ce parfait dégagement et à cette expérience profonde, on n’est pas propre à aider aux âmes selon leur besoin. Une âme bien désappropriée éprouve cet état : elle sait se contenter de tout ce qu’elle a, quel qu’il soit, et ne vouloir que ce qu’elle a. [...][630] On n’en vient ici que par une forte et longue expérience, après avoir porté longtemps les maux et les biens. Saint Paul dit qu’ayant éprouvé de tout, il est fait à tout. Pour pouvoir aider efficacement aux âmes, il faut avoir fait épreuve de tout. Toutes les lumières qui ne sont pas d’expérience, sont des lumières bien faibles. [...][631] Mais quoique la créature ne puisse rien d’elle-même et qu’elle n’arrive jamais ici par ses propres efforts, elle peut tout en Celui qui la conforte ; car étant abandonnée toute à Dieu, et s’étant dépouillée de sa propre force et vertu, elle a en échange la force et la vertu de Dieu. [...]
V.21. Vous-mêmes qui autrefois étiez éloignés de Dieu et qui, par un esprit attaché aux mauvaises actions, vous étiez rendus ses ennemis,
V.22. Il vous a maintenant rétablis dans Sa grâce, ayant fait souffrir à Son Fils la mort dans Sa chair, afin de vous rendre saints, sans tache et sans reproche devant Lui.
V.23. Si toutefois vous demeurez fondés et affermis dans la foi, inébranlables dans l’espérance que vous donne l’Évangile que l’on vous a prêché et à toutes les créatures qui sont sous le ciel, et dont j’ai été établi ministre.
[641][...] Il y a un autre état, qui est un état de faiblesse et de propre abjection, où l’âme éprouve qu’elle fait le mal qu’elle hait et déteste, et qu’elle ne fait pas le bien qu’elle aime. Alors ce n’est plus l’âme en cet état qui se rend ennemi de Dieu car elle voudrait L’aimer et être à Lui, mais c’est Dieu qui Se rend son ennemi. Et de quelle manière ? Se rendant contraire à lui afin de détruire en lui l’amour-propre, ce tyran cruel, cet ennemi irréconciliable. Afin donc de le détruire, et d’arracher à l’homme la propriété, Dieu Se déclare son ennemi dans le temps où il semble qu’il aime le plus Dieu, et que son cœur lui en rend un plus profond témoignage. C’est alors qu’il dit à Dieu, avec Job [265] : Pourquoi me traitez-Vous [642] comme Votre ennemi ? Et pourquoi me rendez-Vous contraire à Vous ? L’âme en cet état croit être plus contraire à Dieu qu’elle ne l’était dans le temps de ses désordres avant sa conversion ; car alors il lui restait quelque puissance pour se tourner à Dieu, se convertir, éviter le mal avec sa grâce ; ici, elle se trouve sans force et sans puissance, toute sa force est épuisée dans les premiers combats qu’elle a rendus contre elle-même et contre son amour-propre. C’est comme une personne qui se noie et qui, en combattant contre cet élément, perd si fort toute force qu’elle se trouve impuissante de combattre et se laisse emporter au gré des ondes sans avoir envie même de faire de nouveaux efforts, parce que toutes ses forces sont épuisées. Il ne lui reste plus ni pouvoir ni volonté de combattre ni de se défendre : les ondes l’emportent, et elle se voit périr sans espoir d’en pouvoir sortir, sans force, et sans volonté de combattre. En cet état, il n’y a plus de salut en cette personne, ni dans sa force, ni dans la pitié des ondes, qui deviennent toujours plus impitoyables et plus cruelles. Elle regarde de tous côtés s’il lui pourra venir du secours : il n’y a aucune créature qui lui puisse tendre la main, elle n’espère plus de se sauver par nul secours humain. Elle prie le ciel : il est fermé. La voix lui est ôtée, les ondes la suffoquent, et il ne lui reste que de mourir et d’expirer en cet état.
Et c’est alors que se fait le second coup de la grâce opérée par la mort de Jésus-Christ : c’est là que se fait la nouvelle réconciliation, c’est là que l’âme trouve son salut dans sa perte et que cette onde impitoyable, infidèle, contre laquelle on avait combattu si longtemps, devient une [643] mer officieuse par le moyen de la grâce communiquée par Jésus-Christ, qui donne à l’âme une nouvelle vie, [et qui,] lorsqu’elle n’espérait plus que la mort, la porte et la conduit dans le port. C’est alors que cet homme ne sait s’il vit, ou s’il est mort, ou s’il rêve [...]
Mais qu’ajoute saint Paul ? Cela arrivera, dit-il, de la sorte pourvu que vous demeuriez fermes et inébranlables dans la foi et dans l’espérance. Il faut espérer dans le désespoir et croire lorsque la foi est perdue, ce semble, et lorsqu’il y a plus d’espoir dans la force et dans le secours de tout ce qui est créé, et que l’incréé paraît même être contraire : c’est alors qu’il faut croire et espérer dans la toute-puissance divine, non pas espérer pour nous, mais pour Dieu. Je m’explique : espérer pour nous, c’est espérer notre salut dans notre perte ; mais espérer pour Dieu, c’est espérer qu’Il conservera Ses droits et Ses intérêts lorsque tout sera perdu pour nous. Tout est, pour [644] Lui, salut, gloire, et honneur dans notre perte. [...]
Chapitre I
V.15. Etant l’image de Dieu invisible, né avant toute créature.
V.16. Car c’est par Lui que toutes les choses visibles et invisibles ont été faites […].
[636][...] Et c’est ce qui fait que ces créatures, dans lesquelles ce Verbe est exprimé, sont immortelles ; elles ont été de toute éternité dans la volonté de Dieu qui avait de toute éternité la volonté de les créer, et cette volonté que Dieu avait de toute éternité de les créer, les faisait exister en Dieu avant qu’elles fussent créées, étant abîmées dans leur être original où elles étaient enfermées dans Sa volonté. Mais, le moment de leur création étant venu, Dieu prend plaisir à imprimer en elles l’image de Son Verbe, en qui elles étaient renfermées par la volonté de Dieu : Il les tire du néant par Sa volonté pour les faire être et subsister, non plus seulement dans la seule existence que leur donne la volonté divine en Dieu, mais les faire être réellement comme créatures distinctes de Dieu dans lesquelles Il imprime l’image de Son Fils ; et ces créatures demeurent éternellement créatures existantes et subsistantes, non seulement comme autrefois dans la volonté de Dieu et dans Son décret éternel, mais réellement comme écoulement de Lui-même dans des créatures subsistantes, dans un être séparé et distinct de Dieu, quoique cependant dans l’existence elles soient une même chose avec Dieu qui absorbe en Lui tout ce qui est, [637] sort de Lui, et n’est et ne peut être que par Lui. […]
Chapitre V
V.4. Mais pour vous, mes frères, vous n’êtes pas dans les ténèbres, pour être surpris par ce jour comme un voleur.
V.5. Car vous êtes tous des enfants de lumière et des enfants du jour. Nous ne sommes pas des enfants de la nuit ni des ténèbres.
[...] Il faut savoir qu’il y a le jour du Seigneur et le jour de l’âme. Le jour du Seigneur est celui par lequel Il arrache tout à l’âme, afin de Se rendre justice Lui-même des injustes usurpations que l’âme a faites. C’est pourquoi ce jour paraît, à ceux qui ne sont pas instruits de la conduite de Dieu sur les âmes, comme un voleur, parce qu’ils sont tout à coup surpris de se voir enlever avec autorité et avec force ce qu’ils croient posséder légitimement et comme leur étant acquis. Il semble que ce soit un larcin qu’on leur fasse, de leur enlever ainsi toutes choses. Mais ils ne sont pas [671] plutôt instruits par leur expérience qu’ils ne prennent plus cela pour un enlèvement, mais ils voient que c’est une restitution que Dieu Se fait à Lui-même, arrachant à la créature ce qu’elle Lui avait usurpé. Et ce jour s’appelle le jour du Seigneur.
Il y a un autre jour, qui est un jour de trêve et de paix, jour de repos pour nous, où Dieu nous laisse prendre un peu de forces : nous sommes alors dans le repos, et nous ne souffrons plus de ces enlèvements, Dieu nous laissant reposer et prendre des forces afin de nous préparer à un nouveau jour ; et cela tant et tant de fois, que le jour du Seigneur devient seul et se change pour l’âme en jour éternel : alors l’âme ayant perdu son propre jour, entre dans le jour du Seigneur, où perdant tout intérêt, elle perd aussi toutes peines, toute distinction de jours, toute alternative. [...]
Chapitre V
V.16. Conservez-vous toujours dans la joie.
V.17. Priez continuellement.
[672] La joie est bien nécessaire dans tout le chemin de la vie spirituelle, la tristesse étant fort nuisible à l’âme : elle abat et décourage, rétrécit le cœur au lieu que la joie l’élargit et le dilate.
Prier sans cesse est une union continuelle de notre volonté à celle de Dieu. La prière continuelle ne se peut faire ni par la bouche du corps, ni par la parole ou le raisonnement de l’esprit. Il y a une autre prière qui devient continuelle : c’est la prière du cœur, c’est une tendance et une adhérence de l’âme à son Dieu qui fait qu’à force de tendre à Dieu, elle se trouve enfin unie avec Lui ; elle éprouve qu’il se fait dans son cœur une prière continuelle, un amour non interrompu. […]
Chapitre VI
V.13. Je vous conjure devant Dieu, qui donne la vie à toutes choses, et devant Jésus-Christ, qui rendit un si beau témoignage à la vérité sous Ponce Pilate,
V.14. De garder sans défaut et sans reproche le commandement que je vous fais, jusqu’à l’avènement de notre Seigneur Jésus-Christ,
V.15. Que le bienheureux, le seul puissant, le Roi des rois, le Seigneur des seigneurs fera paraître en son temps ;
V.16. Le seul immortel, qui habite une lumière inaccessible, que nul homme n’a vu ni ne peut voir, à qui appartient à l’honneur et l’empire éternel. Amen.
Jusqu’à ce que l’avènement de Jésus-Christ soit venu dans l’âme, l’on peut et l’on doit garder des règles de perfection, qui consistent à se laisser dépouiller, à fuir et éviter les biens, à pratiquer les vertus essentielles. Voilà ce que nous devons faire, jusqu’à ce que Jésus-Christ venant Lui-même, Il nous ôte toute vue de nous-mêmes, toute conduite, même la plus subtile et délicate, pour nous conduire Lui-même dans une entière [693] abstraction et un oubli de tout ce qui nous concerne, sans que l’âme puisse plus apercevoir ni perte, ni gain, ni dépouillement ; mais Dieu est seul tout en tout, sans que l’âme pense à cela ni à elle. Dieu est vivant et subsistant en Lui et pour Lui dans cette créature, laquelle ayant perdu tout être, toute vie, et toute substance, perd aussi toute vue, comme elle a perdu toute distinction.
Mais cet avènement ne dépend pas de l’industrie de la créature, mais de la seule force et puissance de Dieu, qui étant le seul heureux, vient rendre cette créature participant de son bonheur. [...] Tout ce que l’on croit voir, connaître, découvrir de Dieu, n’est pas Dieu : ce sont des lumières de quelque chose de Lui, mais ce n’est pas Lui. On ne peut ni connaître ni posséder Dieu que dans un fond ténébreux, qui ne fait rien connaître, goûter ni sentir à l’âme qu’elle puisse nommer, connaître ni distinguer : c’est un abîme [...]
Chapitre IV
V.1. Craignons donc que peut-être quelqu’un de vous, méprisant la promesse que Dieu nous a faite de nous donner l’entrée dans Son repos, ne s’en trouve exclus.
[734][...] Le repos a toujours été la récompense promise à la foi : peut-on estimer la foi et mépriser la récompense qui lui est attachée, puisque la foi exercée par une créature est bien moins que la magnifique récompense d’un Dieu, où Il prétend récompenser en Dieu, donnant ce qu’Il a de plus grand, qui est Son repos et Son unité ? Cependant c’est ce repos promis dès quasi le commencement des siècles, cette paix apportée par Jésus-Christ, c’est cela qui fait le mépris et la raillerie des fiers mondains et savants, c’est ce que l’on estime un amusement, c’est ce que l’on croit indigne de soi.
Abraham donna à Dieu tout ce qu’il Lui [735] pouvait donner, s’étant donné à Lui par un abandon total, qui l’obligea à quitter sa patrie et tout ce qu’il avait. Dieu, pour récompenser de si grandes choses, lui fit une promesse qui semblait être attachée à un seul moyen, qui était un fils. Cependant Dieu ne donne point ce fils à Abraham, et Il ne laisse pas d’exiger sa foi sur une chose qu’il paraît refuser et ne vouloir pas donner. Enfin on accorde ce dernier moyen, et ce moyen n’est pas plus tôt donné que l’on oblige Abraham de le sacrifier, et on le laisse de cette sorte plus désespéré qu’il n’était auparavant ; on veut cependant qu’il croie lorsque tous les appuis de la foi sont sapés dans leur fondement, on veut qu’il espère contre toute espérance. Et c’est à cette foi au-dessus de toute foi, à cette espérance contraire à l’espérance même, que l’on promet ce repos. […]
Chapitre VII
V.22. Tant il est vrai que l’alliance dont Jésus-Christ a été le médiateur, est plus parfaite que la première.
V.23. Aussi le nombre des autres prêtres a été multiplié, parce que la mort ne leur permettait pas de servir toujours ;
V.24. Mais parce que Celui-ci est demeuré éternellement, Son sacerdoce est éternel.
[781][...] C’est Jésus-Christ qui vit : cette âme ne se trouve plus ni être ni subsistance, ni rien qui puisse donner ou recevoir ; il semble que tout soit elle et qu’elle soit Dieu, car elle ne sait plus ce que c’est que distinguer Dieu par nulles grâces, même les plus relevées, mais, vivant comme si elle n’était pas, elle sait tout en ignorant toutes choses. O état duquel il n’est pas permis de parler parce que l’on n’en peut rien dire ! Etat qui n’est plus un état, mais une perte si achevée qu’il ne reste plus rien de tout ce qui se peut nommer. Lorsque l’on y entend parler des autres ou de quelque chose qui est en eux, on demeure comme tout étonné, se voyant comme incapable de tout cela. Il me semble que c’est le véritable esprit d’enfance et de la plus petite enfance. [...]
Chapitre IX
V.15. C’est pourquoi il est le Médiateur du Testament nouveau, afin que, par la mort qu’Il a soufferte pour expier les iniquités qui se commettaient sous le premier Testament, ceux qui sont appelés de Dieu reçoivent l’héritage qu’Il leur a promis.
V.16. Car où il y a un testament, il est nécessaire que la mort du testateur intervienne,
V.17. Parce que le testament n’a lieu que par la mort, n’ayant pas de force tant que le testateur est encore en vie.
V.18. C’est pourquoi le premier même ne fut confirmé que par le sang,
V.20. En disant : c’est le sang du testament que Dieu a fait en votre faveur.
[...] Cette alliance ne peut donc être confirmée que [816] par le sang de Jésus-Christ ; mais elle ne peut valider pleinement que par la mort mystique de l’âme, comme elle n’a validé que par la mort naturelle de Jésus-Christ : car il est impossible que l’âme entre jamais dans le repos de Dieu même, ni dans la paix, que par la mort réelle de tout ce qu’il y a en elle du vieil homme et d’Adam pécheur, ce qui est la perte de toute propriété. Le testament de Jésus-Christ en faveur de l’âme fut de quitter toutes les grandeurs, tous les plaisirs, tout ce que le monde estime, de se renoncer et quitter lui-même par l’anéantissement le plus profond qui est jamais été, et enfin de mourir pour nous. Le testament de l’âme à son Dieu doit être : premièrement de tout ce qui est hors d’elle, biens, honneurs, etc., puis de ce qui est en nous de corporel, santé, commodité etc. et, dans l’esprit, dons, lumières, talents, opérations propres, usage de tout ce qui est en nous ; ensuite, tout ce qui appartient à l’âme, salut, vertu, justice, sainteté ; puis enfin notre être propre et notre vie propre. Ce sont là tous les degrés d’abandon, et tout ce que l’âme donne à son Dieu en échange ce qu’Il donne à l’âme dans cette nouvelle alliance ; et ceci sont les clauses du contrat, sans lesquelles on ne peut jouir du privilège de l’alliance. [...]
Chapitre X
V.9. Il ajoute ensuite : Me voici ; je viens pour faire, mon Dieu, Votre volonté. […]
[828][...] Le grand sacrifice de notre religion, le sacrifice de Jésus-Christ dans l’âme, n’est point le sacrifice de la pénitence pour le péché quoique ce sacrifice de la pénitence soit pourtant une préparation à celui-ci, comme il a été expliqué en saint Matthieu [266] en parlant de la pénitence de saint Jean. Le sacrifice propre à la nouvelle loi, qui est une loi de grâce et d’amour, est de faire la volonté de Dieu. Pour entrer dans ce second sacrifice d’immolation à toutes les volontés de Dieu, il faut nécessairement quitter ce premier sacrifice de la pénitence, qui n’est plus agréable à Dieu parce qu’Il veut faire perdre à l’âme toutes ses pratiques pour la faire entrer dans l’exercice de la volonté de Dieu, puis ensuite dans l’état de la même volonté où l’âme n’entre qu’après avoir perdu toute volonté dans celle de Dieu par cet exercice et ce continuel sacrifice à la volonté de Dieu, qui l’introduit insensiblement dans l’état même de la volonté de Dieu où l’âme ne peut plus faire autre chose que la volonté de Dieu et où, enfin, elle devient toute volonté de Dieu, étant elle même changée et transformée dans la (829) volonté de Dieu. Il est aisé de voir qu’il faut que le sacrifice de la pénitence cède au sacrifice de la volonté de Dieu, comme le sacrifice de l’ancienne loi a cédé au sacrifice de la loi nouvelle.
V.10. Et c’est cette volonté de Dieu qui nous a sanctifiés par l’oblation du corps de Jésus-Christ qui a été faite une fois.
C’est donc cette volonté de Dieu qui nous sanctifie, et tous ceux qui mettent la sainteté en autre chose, quelque relevée qu’elle soit, se trompent beaucoup ; il est impossible d’arriver à la véritable sainteté que par ce sacrifice de la volonté de Dieu. Cet état de la volonté de Dieu fait jouir l’âme des privilèges de la nouvelle alliance et l’introduit dans ce repos dont il a été parlé [...]
V.38. Or le juste qui M’appartient, vivra de la foi, dit le Seigneur, que s’il s’en retire, il ne Me sera pas agréable.
L’âme justifiée de la sorte par l’état de la volonté de Dieu, appartient à Dieu d’une manière qui est surprenante. Elle est si fort à Lui qu’elle n’est plus qu’une avec Lui : car à force de faire la volonté de Dieu, ayant perdu toute volonté, elle est faite volonté de Dieu. Or comme la volonté de Dieu est Dieu, aussi cette âme est faite une avec Dieu. C’est donc le juste de Dieu, car ce n’est pas un juste de sa propre justice, ayant perdu tout ce qu’il avait de propre : c’est un juste que Dieu a rendu juste de Sa justice, juste qui appartient tout à Dieu, étant perdu lui-même afin de ne subsister qu’en Dieu. Et ce juste, qui appartient à Dieu d’une manière si particulière qu’Il l’appelle “Son juste”, ce juste donc de cette sorte, ou “Mon juste”, dit Dieu, vivra de la foi.
Or cette vie de foi est une vie cachée, inconnue, qui cache d’autant plus qu’elle sait moins paraître. Tous les états qui ont quelque évidence, ne sont pas cet état de foi. La vie du juste qui appartient à Dieu, est une vie de foi. Tout ce qui, manifesté au-dehors par quelque chose d’extraordinaire, se distingue, se fait admirer, tout cela est une vie de manifestation ; mais ce n’est pas la vie de la foi. O vie de foi, vous êtes un [852] mystère de foi ! [...] Celles qu’Il manifeste par l’extraordinaire, ce sont celles qui vivent de dons, de grâce, [853] d’amour, de caresses ; mais ce ne sont pas celles qui vivent de la foi. Celles qui vivent de la foi sont très cachées sous un extérieur très pauvre…
J’ai dit que l’âme est dans la foi, qu’elle vit dans la foi, qu’elle meurt dans la foi avant que de vivre de la foi. Cela mérite d’être expliqué.
Elle est dans la foi sitôt que Dieu, par une bonté particulière, l’attire des actes multipliés et grossiers pour la faire entrer dans un état plus simple, où elle n’agit plus par des efforts grossiers, mais elle entre dans l’état de contemplation, où elle se contente de croire Dieu sans raisonner, et de L’aimer : alors elle vit peu à peu dans la foi, mais dans une foi autant savoureuse que lumineuse, qui la fait vivre en elle-même pleine de grâces, de douceurs et de contentements, quoique mêlés de souffrances, car la souffrance accompagne toujours la foi. L’âme en cet état croit qu’il y a rien à faire pour elle que de croire son Dieu et L’aimer, jouissant de Ses caresses et de Ses faveurs : car elle ignore que cette même foi puisse et lui donner une possession plus réelle, quoique moins aperçue, et la rendre divine, la faisant Dieu par participation. Ignorant donc ces choses, et jouissant par le moyen de la foi d’un bonheur inconcevable, elle se repose dans ce bien, et elle ne pense plus qu’à vivre en cet état jusqu’à la mort, croyant avoir atteint le terme, parce qu’elle jouit du repos que causent [854] la simplicité et le commencement de l’union.
L’âme donc vivant de cette sorte dans une foi savoureuse et lumineuse tout ensemble, à la faveur de laquelle elle est dans une contemplation et oraison continuelle, croit avoir atteint le faîte de la perfection, à cause qu’elle y reçoit les plus grands dons et les plus grandes faveurs des grâces de Dieu : elle le croit surtout à la fin de ce degré. Cette âme, dis-je, arrivée à la fin de ce degré, n’a pas de peine à croire qu’elle a atteint le sommet de perfection, parce qu’elle a souffert beaucoup de travaux, de peines et de tentations, comme saint Paul en parle plus haut en traitant de l’état d’illumination. Et il est vrai : ces âmes ont atteint le faîte de la perfection acquise, et même de celle qui est infuse dans la capacité de la créature, en sorte qu’il n’y a plus rien à faire en elles pour elles, ni même à Dieu en elles pour elles, dans cet état de vie consommée dans la foi, sinon de les tirer du monde, ou bien de les faire changer d’état. Et c’est ce qui arrive aussi.
Car, ou bien ces personnes meurent promptement et expirent dans de sacrées délices, pour cependant payer dans le purgatoire l’impureté foncière et radicale qui n’a pas été purifiée ; mais celles à qui Dieu destine une plus grande gloire, passent outre, et sont étonnées que la foi les fait passer de l’état de vie dans celui de mort. [855]
Cet état est du moins aussi long que le premier, et souvent bien davantage. Peu le passent : quantité meurent dans cet état, qui bien que fort différent de l’autre, ne laisse pas de donner une gloire bien plus abondante. Cet état est une privation, que la foi communique, de toutes les vies qu’elle avait procurées auparavant, de sorte que l’âme meurt à tout ce qui la faisait vivre. On comprend aisément qu’elle perd toutes ses lumières, ses connaissances, ses ardeurs, ses douceurs, tout ce qui la tenait en vie et en assurance, et toutes les vertus acquises et infuses, mais quant à l’usage, et non quant à la propriété, ou plutôt non, quant à l’essence, qui s’enracine plus fortement à mesure qu’elle paraît plus morte au-dehors. Car c’est alors un temps, non de printemps, mais d’hiver, où ces mêmes plantes, qui avaient paru au-dehors florissantes avec tant d’agrément, ne paraissant que comme mortes, prennent cependant de plus fortes racines, poussant en bas et s’enfonçant dans la terre, au lieu de pousser au-dehors, comme elles faisaient dans le temps du printemps : c’est ainsi que cette foi, qui n’est plus pleine de délices, mais pleine de douleurs et d’amertumes, avec le glaive à la main, donne la mort à tout ce qui est dans l’âme. Mais à la faveur de cette foi mourante, le même Jésus-Christ Se donne cependant par le fond d’une manière admirable, comme je l’ai dit bien des fois, et le dirai encore si Dieu le veut.
Ainsi donc, cette foi, le couteau à la main, poursuit l’âme de telle sorte, qu’après lui avoir [tome 6, 856] tout arraché, et l’avoir poursuivie dans tous les endroits de sa maison, où elle se cachait avec d’autant plus de soin qu’elle se voyait poursuivie avec plus de rigueur, cette foi cruelle et impitoyable attaque cette âme dans son fort avec tant de violence qu’elle est enfin contrainte de quitter la place et de sortir d’elle par un trépas qui lui est d’autant plus avantageux qu’il est plus douloureux.
Voilà ce qui s’appelle vivre dans la foi, et mourir dans la foi ; ou pour mieux dire, vivre dans la foi, et mourir par la foi, afin de vivre de foi.
Celui qui vit de foi, ne vit de la sorte que parce qu’il ne vit plus de sa propre vie, et que sa mort a donné lieu à la vie du Verbe de s’emparer de lui [...]
Chapitre XII
V.27. Or en disant, encore une fois, il déclare que les choses muables, comme ayant été faites, seront changées, afin que celles qui sont immuables demeurent toujours.
[904][...] Tous les états muables par où l’âme passe ne sont point les propres états de l’âme : il n’y a que l’état du centre, état de l’union intime à Dieu, qui, étant un état immuable quant au fond, quoiqu’il paraisse quelques changements extérieurs, soit le propre état de l’âme. Parce que l’âme doit demeurer éternellement, il lui faut un état éternel, constant et durable, ce qu’elle peut avoir aisément dès cette vie, entendant cette parole. Tout autre état est un état violent pour elle, et ce sera cet état qui sera son plus grand tourment dans l’Enfer, parce qu’étant née pour une vie éternelle et immuable qui ne peut être qu’en Dieu, elle sera dans une mort éternelle et immuable, quoique dans des changements à l’égard des supplices ; et elle sera là sans espoir d’avoir jamais la vie, parce que son état, étant immuable, ne peut changer ; et, n’ayant point voulu de la vie immuable et éternelle, il faut qu’elle ait la mort immuable et éternelle.
Une âme dans cette vie, arrivée à son centre, qui n’est autre que Dieu même, dans lequel elle est entrée par son anéantissement, éprouve une vie immuable, qui est toujours égale et permanente, qui n’est plus sujette aux vicissitudes. L’âme vivant de cette sorte ne pense pas même si elle vit : elle se contente de vivre dans une largeur et une immensité qui ne sont rétrécis par quoi que ce soit. Quelquefois, mais rarement, sa vie lui est montrée ; mais pour l’ordinaire, sa vie lui suffit sans faire d’attention ni de réflexion. C’est une vie qui est aussi propre à l’âme que la vie naturelle est propre à notre corps. Nous vivons et agissons en hommes vivants sans penser à notre vie : nous n’y pensons que lorsqu’elle est altérée par la maladie ; il en est de même de cette [905] vie du Centre, et le sentiment vif de la vie est plus une imperfection de la vie que non pas une marque de sa plénitude, quoiqu’elle en soit cependant une évidence. Un malade sent qu’il vit parce qu’il souffre ou parce que le mal le fait penser à sa vie, car s’il était mort il ne serait pas malade. Mais un homme très sain qui ne pense point à sa vie parce que rien n’y est sensible, vit bien plus parfaitement que ce malade ou ce languissant. Il en est de même de cette vie de l’âme lorsqu’elle est parfaite. […]
V.2. Mes frères, considérez comme le sujet d’une extrême joie les diverses afflictions qui vous arrivent,
V.3. Sachant que l’épreuve de votre foi produit la patience […].
[Tome VII, 10] Il faut que le règne de Dieu vienne en nous, c’est-à-dire qu’Il nous conduise et gouverne comme il Lui plaît, afin que Sa volonté soit faite ; sans quoi Sa volonté ne sera jamais faite, mais bien notre propre volonté. Or la première passiveté, qui doit être de notre part, et qui est dans le commencement très imparfaite, est de cesser peu à peu toutes nos opérations pour laisser prendre à Dieu le dessus. Longtemps durant, l’âme n’a que l’ombre de la passiveté, agissant souvent plus que Dieu ; ensuite, autant que Dieu ; puis, lorsque peu à peu cette patience devient plus forte et plus étendue, Dieu opère avec plus d’étendue, jusqu’à ce qu’enfin Il gagne le dessus.
[...] L’âme dans ce premier degré de passiveté, à force de patienter, étant venue jusques au point de s’être renoncée en ses opérations, demeure morte, sans action. Et c’est ici le second degré: elle ne fait plus que porter les opérations de Dieu, sans autre concours de sa part que la soumission libre et volontaire. La résignation parfaite est de laisser Dieu faire, en cette âme ainsi morte et renoncée, ce qu’il Lui plaira.
[11] Mais avant que cela soit de la sorte, l’âme reste longtemps dans un état mourant, où elle se prend et se laisse. Cet état lui paraît contre la raison : car ne sentant plus le reste de vie qui la faisait se renoncer, elle regarde cela non comme un avancement, mais comme un état d’insensibilité, jusqu’à ce qu’elle soit venue à tel point de mort que de ne plus sentir, goûter, connaître, distinguer ni sa soumission et résignation, ni l’avancement du domaine de Jésus-Christ ; en sorte qu’elle reste là comme un mort, de qui l’on fait tout ce que l’on veut sans qu’il ait aucun sentiment de ce que l’on fait sur lui, sans le voir ni y penser, dans un oubli total, sans penser à céder à l’opération de Dieu et à s’en laisser surmonter, car [ici] l’âme ne connaît et ne distingue plus cette opération : elle est morte, noyée et submergée en elle. Et c’est alors qu’enfin Dieu la met haut et bas, de long ou de travers : elle n’a plus ni vue, ni sentiment de ces choses : elle n’en connaît rien. Qu’on la jette dans la boue, qu’on l’élève sur le trône, sa patience est égale en toutes ces postures. On [en] fait alors ce que l’on veut ; mais on ne lui fait pas encore faire ce que l’on veut, parce que c’est comme un mort, qui, n’ayant plus de sentiments, n’a plus aucun mouvement, jusqu’à ce que la même vie, qui, par un mémorable duel, a absorbé la vie par la mort, vienne encore par un admirable effet absorber cette mort dans la vie. [Et c’est là la troisième sorte, ou le troisième degré de l’opération de Dieu.]
Comment cela se fait-il ? C’est que cette première vie, qui a surmonté peu à peu la vie et l’opération de l’âme, et qui l’a étouffée dans sa plénitude, [12] ayant laissé cette âme dans sa mort, commence à lui donner une vie nouvelle, en lui communiquant sa propre vie. C’est alors que cette âme non seulement cède à Dieu par sa résignation et qu’elle laisse surmonter sa vie ; que non seulement, par son abandon, elle demeure morte et renoncée, laissant faire d’elle et en elle tout ce que Dieu veut sans résistance, sans le voir, sans y penser ; mais que de plus, redevenant vivante de la vie que Dieu lui a communiquée, qui est la vie de Son Verbe, elle agit, vit, et opère des actions qui paraissent toutes divines, dont Dieu est le seul principe, faisant alors la volonté de Dieu incessamment et infailliblement, et cependant si librement et si aisément, qu’il semble que les actions qu’elle fait, lui soient toutes naturelles [...] [13] Mais quelle vie mène cette personne ? N’est-elle pas bien extraordinaire ? Non extraordinaire : qui paraît tel, n’est pas de ce séjour. Une vie toute d’amour, toute naturelle, toute simple, innocente, une vie réelle et véritable, qui n’est plus sujette à la mort, rend cette âme immense, libre, et toute divine. [...]
[16] Il y a trois sortes de peines intérieures : celles qui sont causées par la résistance et la propriété, et celles-là cessent sitôt que nous cédons à Dieu, et que nous faisons ce qu’Il veut de nous : par là nous connaissons que ces peines venaient de notre résistance. Les secondes peines sont des peines purifiantes, que Dieu envoie comme des purgatoires pour purifier l’âme de ses taches ; et elles finissent lorsque ce que Dieu voulait purifier, est purifié. La troisième [espèce de] peines est infligée de Dieu afin de nous rendre conformes à l’image de Son Fils. Les âmes bien anéanties n’ont que cette dernière, parce qu’elles ne résistent plus [...]
Chapitre I
V.5. A vous, que la vertu de Dieu garde par la foi pour vous faire jouir du salut, qui doit être découvert à la fin de temps.
V.6. Car alors vous serez pleins de joie, quoiqu’il vous faille à présent souffrir diverses afflictions de peu de durée.
Sitôt que l’âme remplie d’un excès de foi se donne à son Dieu sans réserve, et qu’elle a mis en Lui tout son trésor et tout son cœur, elle commence alors à s’oublier elle-même ; comme une personne qui, ayant mis son trésor dans un lieu où il est impossible qu’il soit pris, ni même découvert, en perd peu à peu le soin et la quiétude, et commence à goûter la paix que la crainte de perdre ce trésor lui avait ravie jusqu’alors. C’est alors que cette âme, ayant mis tout son cœur en Dieu, oublie peu à peu le soin d’elle-même, non par tiédeur ou par négligence, mais parce que son Dieu lui étant infiniment plus qu’elle-même, et lui étant devenu toutes choses, elle ne peut penser qu’à Lui. C’est alors qu’un amour si pur, si fort, et si entier produit une confiance parfaite. Et à mesure que l’âme croît dans cet charité, qui la fait s’oublier de tout elle-même, à mesure sa foi s’augmente de telle sorte qu’elle ne peut entrer dans la moindre défiance que Celui à qui elle se donne sans réserve n’en prenne un soin si particulier qu’elle est infiniment mieux entre Ses bras, dans l’oubli général d’elle-même, qu’elle ne serait avec la plus forte vigilance. Car enfin, un homme faible a beau veiller son trésor, il ne laisse pas de lui être ravi par ceux qui sont plus forts que lui ; mais celui qui a mis son trésor dans un lieu imprenable et entre les mains du plus fort, quoiqu’il ne [98] le veille pas, il est en assurance. [...]
Chapitre I
V.3. Comme Sa divine puissance nous enrichit de toutes les grâces qui regardent la vie et la piété, en nous faisant connaître Celui qui nous appelés par Sa propre gloire et par Sa propre vertu.
Il n’y a que la foi seule qui nous puisse donner la connaissance de Dieu et de Jésus-Christ : toutes les autres connaissances sont trompeuses. Tout ce que nous croyons connaître de Dieu et de Jésus-Christ par la profondeur de nos raisonnements, ne sert qu’à nous Le cacher davantage : [181] la vue de notre oraison s’éblouit de telle sorte que l’on prend le vrai pour le faux ; comme si l’on voyait une personne s’attacher fortement à regarder le soleil, afin de pénétrer et découvrir davantage ce qu’il est en lui-même, loin d’en découvrir quelque chose par regard opiniâtre, ses yeux s’éblouissent et s’aveuglent enfin de telle sorte qu’il n’en peut rien découvrir, et que s’il veut ensuite de cela envisager d’autres objets, il ne le peut ; ou s’il le peut encore, il les voit d’une couleur particulière de laquelle ses yeux ont été affectés : car n’ayant pu voir le corps du soleil, ils en ont été empreints d’une couleur accidentelle au soleil, qui fait que s’ils en jugent par l’espèce qui leur en est restée, ils donnent au soleil une couleur rouge, verte, jaune, qu’il n’a pas. Nous en usons de même lorsque nous voulons connaître Dieu par les yeux de notre raison. Mais la foi n’est pas ainsi : elle croit Dieu tout ce qu’Il est et tout ce qu’Il peut être, et connaît en Lui tout ce qu’Il fait. Alors sans donner de couleur ni de forme à cet Etre Suprême et à ce pouvoir infini, elle se contente de s’abîmer en Lui et d’en ressentir les effets, sans vouloir les examiner : elle sent que Sa chaleur vivifiante et purifiante va peu à peu consumant en elle toutes ses impuretés ; elle sait que c’est Lui qui fait tout cela : ce qui lui suffit, sans penser à la manière dont Il le fait.
Poursuivons cette comparaison du soleil. Dieu nous a donné ce bel astre comme pour figurer Ses opérations divines dans l’âme par les opérations que le soleil fait dans la terre. Il combat premièrement les obstacles qui l’empêchent de travailler dans la terre : ces obstacles sont le froid et l’humide ; il échauffe ce qui est froid, et [182] dissipe ce qui est humide, ou le condense et le purifie. Mais pour en venir à bout, comment fait-il ? Il attire à soi les vapeurs de la terre ; et il semble qu’en les attirant, il s’en veuille obscurcir lui-même. Dieu fait ainsi : Il attire à Lui notre âme, pour ainsi parler, comme une vapeur [267] : il semble alors qu’Il S’obscurcit Lui-même par cet attrait, l’âme Le découvrant moins imperceptiblement. Mais que fait-Il ? C’est qu’Il sépare peu à peu, ainsi que le soleil, ce qu’il y a de grossier, d’impur, de matériel, de terrestre ; et séparant cela, ou le consommant dans Sa chaleur purifiante, Il purifie, rafraîchit et clarifie le reste, en sorte que ce reste prend l’impression et la chaleur qu’il Lui plaît de lui donner. La terre, d’un autre côté, [étant ainsi] séparée des qualités opposées au soleil, Il travaille alors en elle et fait dans ses entrailles les plus grandes richesses : Il prend plaisir à s’exprimer Lui-même en l’or. C’est alors que la connaissance est donnée de la vertu et puissance du soleil, plus que par tous les regards et les raisonnements.
Dieu par le moyen de la foi en use de même. Cette foi obscurcit l’âme d’abord, et la couvre de nuages ; mais comme le soleil n’a jamais plus de force dans la région supérieure que lorsque quelque nuage semble le couvrir à nos yeux, aussi Dieu n’opère jamais plus fortement dans la suprême portion de notre esprit que lorsqu’Il nous paraît plus caché à nous-mêmes. Dieu dans ce temps, par le moyen et à la faveur de la foi, purifie l’âme peu à peu de ses impuretés, fait la séparation de ce qui est bon et qui est de Lui, d’avec ce qui est mélangé de terrestre ; et cette purification se ferait tout à coup, ou du moins bien promptement, si le sujet était assez fort pour le porter, ou s’il [183] n’envoyait pas de nouvelles vapeurs, et ne mettait pas de nouveaux obstacles, qu’il faut nécessairement vaincre avant que de travailler sur l’oeuvre. Si nous sommes assez malheureux pour mettre toute notre vie des obstacles, toute notre vie se passera à les combattre sans que nous soyons jamais purifiés : mais si nous nous abandonnons à Dieu sans réserve, Le laissant faire en nous et de nous ce qu’il Lui plaît, Dieu non seulement ôte alors et promptement ces obstacles par Sa chaleur vivifiante et par Sa vertu puissante et efficace ; mais de plus, Il purifie ce qu’il y a d’impur et de mélangé, Il enrichit cette âme, et lui imprime Ses propres caractères. Voilà en peu l’économie de la grâce. [...]
V.4. Par lequel Il nous a donné les choses très grandes et très précieuses qu’Il avait promises, pour vous rendre participants de la nature divine, pourvu que vous fuyiez la corruption et la concupiscence du monde.
Si nous sommes appelés à de si grandes choses, comme il est très clair, il ne faut pas croire que Celui qui nous donne la fin, manque de nous donner les moyens convenables de jouir et de posséder cette même fin. C’est pourquoi saint Pierre nous assure que non seulement Jésus-Christ nous a mérité une union si étroite, mais de plus qu’Il nous a donné ces chose très grandes et précieuses, qu’Il nous avait promises. Il nous donne tous les moyens nécessaires pour arriver à notre fin. Cette fin n’est autre que de participer à la nature divine. Cette participation est rendue parfaite par l’union immédiate, où Dieu, non content de nous unir à Lui d’une manière très étroite, nous change et transforme en Lui : ce qui est notre dernière fin, et l’entière participation de la nature divine. [...] [187] Or Dieu nous donne tous les moyens nécessaires pour parvenir à notre fin, en nous faisant croître et fructifier ainsi que le blé. Ensuite de cela, Il nous moissonne pour Lui ; puis Il nous broie sous la meule des afflictions, et d’un grain grossier nous rend une très pure farine ; après cela, il semble salir cette farine si pure pour en faire une pâte grossière. Toutes ces opérations s’éprouvent dans l’âme. Dieu ne fait cette pâte de la sorte que pour la purifier en Son fourneau et la cuire au feu de Sa charité : elle n’est pas plutôt cuite de la sorte qu’Il la mange, pour ainsi dire ; puis Il la digère et la fait passer en Lui. [...]
Chapitre II
V.28. Oui, mes petits-enfants, demeurez maintenant en Lui afin qu,e lorsqu’Il paraîtra, nous ayons de la confiance et qu’Il ne nous confonde pas dans Son avènement.
L’âme arrivée en Dieu n’a plus qu’une chose à faire, comme il a été dit, qui est de demeurer en Lui : toute autre action qu’elle ferait alors serait un défaut ; même c’en serait un que d’y tendre, car celui qui tend à sa fin, n’est pas encore arrivé à cette fin ; mais celui qui à force d’y tendre y est arrivé, se repose en elle. Il lui reste cependant toujours un mouvement imperceptible, qui est un enfoncement en Dieu, parce que Dieu est immense ; mais cette action ne paraît pas à la créature, parce que cette action même est un plus grand repos. Plus l’âme avance en Dieu, plus elle se repose en Lui.
Celui qui demeure en Dieu de cette sorte, est rempli d’une ferme confiance ; et sa confiance est d’autant plus grande, que sa perte est plus profonde, et l’oubli de soi-même plus entier. C’est une telle âme, qui n’est pas confuse au jour de l’avènement, car elle ne met ni n’attend son salut de ses propres œuvres, mais de Dieu même, devant Lequel elle demeure dans un repos entier de son sort éternel, et ne regarde plus même son salut comme sa propre affaire, mais comme l’affaire de Celui à qui elle se délaisse, et en qui elle demeure.
Chapitre III
V.3. Quiconque a cette espérance en Lui, se rend saint comme Lui-même est saint.
[272] Celui qui aspire à la filiation divine, sachant qu’il ne peut être un avec Dieu qu’il ne soit rendu semblable à Dieu, tâche de devenir saint comme Dieu est saint. Mais en quoi, mes chers frères, croyez-vous que consiste cette sainteté ? Elle n’est pas en telles et telles choses, en une pratique ou une autre : elle consiste en la conformité avec Dieu, et à perdre toutes les dissemblances, qui sont premièrement les péchés, puis la propre volonté, et la propriété, qui est ce qui empêche que Son image ne soit parfaitement renouvelée en nous.
V.12. Et ne faites pas comme Caïn, qui était enfant du malin esprit, et qui tua son frère. Et pourquoi le tua-t-il ? Parce que ses œuvres étaient mauvaises, et que celles de son frère étaient justes.
[277][...] L’amour pur est l’amour juste, amour anéantissant et détruisant le sujet dans lequel il subsiste pour le faire passer dans l’objet de son affection. [...] Le pur amour est celui qui ne s’envisage plus soi-même, ni dans les biens, ni dans les maux ; [278] qui ne se recourbe pas un moment sur soi pour se regarder, soit dans les épreuves, soit dans les caresses de l’amour ; mais qui Le laisse faire, qui Le laisse agir, jouir de Sa créature comme il Lui plaît. Il ne regarde en rien son propre intérêt. [...]
V.19. Nous connaissons par là que nous sommes enfants de la vérité : c’est par là que nous aurons le cœur en repos devant Dieu.
V.20. Mais si notre cœur nous condamne, Dieu est encore plus grand que notre cœur ; Il connaît toutes choses.
V.21. Mes bien-aimés, si notre cœur ne nous condamne pas, nous avons de l’assurance devant Dieu.
L’âme qui est mise dans la vérité du tout de Dieu et de son propre rien, a véritablement le cœur en repos, parce qu’il est dans son centre. Le centre de l’homme est le néant. Comme il a été tiré du néant, qui est son origine, il ne peut avoir de repos qu’il ne soit véritablement anéanti [282] d’un anéantissement moral, lequel consiste dans la désappropriation générale de toutes choses, laissant Dieu être toutes choses en toutes choses ; et lui, demeurant rien, et toujours rien dans tout ce qui est et subsiste, il ne peut subsister que dans le tout, où toutes choses sont renfermées, et duquel elles sont animées.
Cet état d’anéantissement n’est pas, comme quelques-uns se l’imaginent, un état vide et infructueux : c’est un état qui, en faisant rester l’homme dans son néant, le rend en même temps le plus propre instrument dans les mains de Dieu pour en faire les plus grands et sublimes ouvrages. Employa-t-Il autre chose que le néant pour la construction de ce grand univers ? Et toutes les créatures, qui en font toute la beauté et l’ornement, furent-elles tirées d’autre part que du sein du néant ? L’homme même, pour lequel tout a été fait, est-il autre chose que poussière ? Il doit même retourner dans la poussière dont il est sorti ; ce sera de cette poussière que les corps incorruptibles sortiront pour être glorifiés et sanctifiés. Je dis donc, que l’état du néant, quoique dépouillant l’homme de toutes choses, soit bonnes, soit spirituelles, etc., ne le laisse pas vide ni infécond pour cela ; mais il le tient seulement en impuissance de faire aucune action qui lui soit propre, et par conséquent, en impuissance de faire le mal. Mais en même temps qu’il ne peut plus agir, comme n’étant plus, selon le mystique, c’est alors qu’il est mû et agi par l’Esprit Saint, qui n’y trouvant plus de résistance, souffle en lui comme il Lui plaît. Et c’est alors que ce passage se trouve vérifié [268] : “Il [283] enverra Son Esprit ; et ils seront créés de nouveau.” [...][284] Que ceux à qui la conscience reproche des crimes secrets, soient persuadés que Dieu est plus grand que leur cœur, et que leurs crimes paraissent devant Lui bien d’autre manière qu’ils ne leur paraissent à eux-mêmes. Ceux à qui leur conscience ne reproche rien, doivent se tenir en repos dans la confiance en Dieu.
V.22. Et Il nous accordera tout ce que nous Lui demanderons, parce que nous gardons Ses commandements, faisant ce qui Lui est agréable.
V.23. Or Son commandement est que nous croyions au nom de Jésus-Christ, et que nous nous aimions les uns des autres comme Il nous l’a commandé.
[...][285] Il reçoit avec amour le pécheur qui se convertit. Il faut conduire les âmes à Jésus-Christ par la foi et ne pas les amuser toute leur vie autour des créatures. Si l’on en usait ainsi, quelles conversions ne ferait-on pas ? Si l’on veut examiner les exemples des Ecritures, on verra que les conversions rapportées par les évangélistes sont faites ainsi. Celle du centenier, du publicain, de la Cananée, de la Madeleine ; toutes les guérisons que Jésus-Christ a faites sont opérées par la foi [269]. “Pouvez-vous croire ?”, dit-Il aux uns : tout est possible à celui qui croit. C’est cette foi qui a le pouvoir de guérir nos langueurs ; et lorsque nous sentons affaiblir notre foi, disons : “Je crois, Seigneur ; aidez la faiblesse de ma foi.” Dans la suite de la vie spirituelle, tout s’opère par la foi. La foi forme l’abandon, et l’abandon vient de la foi. Où il y a beaucoup de foi, il y a beaucoup d’abandon, car la foi n’est autre chose qu’une confiance entière que nous avons en une personne qui fait que nous nous abandonnons à elle, soit pour notre conduite particulière, soit pour notre salut, notre éternité, notre vie, notre mort, tous les accidents qui arrivent. La foi nous fait nous abandonner à Dieu, nous porte à nous quitter nous-mêmes, à laisser tout soin de notre conduite, elle nous ôte le souci et le chagrin pour l’avenir, nous ôte même toute vue [286] et retour pour le présent ; et nous ayant, par cette perte de vue et de soin de nous-mêmes, tirés enfin entièrement hors de nous, elle nous fait passer en Dieu, où nous entrons par état dans la volonté de Dieu. C’est là la disposition que Dieu désire de nous, et dans laquelle nous devons entrer, et c’est cet état de la volonté de Dieu, qui n’est autre que l’amour pur. Si la foi dénote et l’abandon et la parfaite confiance, elle fait voir aussi le parfait amour. On ne se confie jamais à ce qu’on hait, mais bien à ce qu’on aime. De cet amour pur et confiance sans intérêt, naît l’amour pur et parfait pour le prochain, amour conforme à celui de Jésus-Christ, qui donna Sa vie pour le salut des hommes : car une telle âme serait prête à donner mille vies pour le salut de ses frères. [...]
Chapitre IV
V.7. Mes chers frères, aimons-nous les uns les autres, parce que la charité vient de Dieu ; et tous ceux qui ont la charité, sont enfants de Dieu, et ils connaissent Dieu.
V.8. Celui qui n’aime pas, ne connaît pas Dieu, parce que Dieu est amour.
[...][293] Voulez-vous faire une bonne oraison ? Aimez beaucoup, et vous y réussirez bien. Commencez votre oraison par des actes et des élans d’amour vers ce Dieu tout amour, et non par des raisonnements, qui, amusant votre esprit, laissent votre volonté sans nourriture, ce qui s’appelle proprement, mâcher à vide. Continuez votre oraison par l’amour, donnant lieu au Bien-aimé de Se communiquer à vous à mesure que vous tâchez par votre affection de vous approcher de Lui ; et enfin, finissez votre oraison par un amour véritable, et par un désir d’aimer toujours plus ce divin objet, qui mérite notre amour. Mais que dis-je ? Finissez votre oraison ? Non, mes frères, ne la finissez jamais, ne cessez un moment d’aimer, et vous ne cesserez jamais de prier. Les Séraphins, qui ne sont que flammes du plus pur amour [270], couvrent leurs faces de leurs ailes, pendant qu’ils laissent leurs cœurs ouverts aux traits brûlants de l’amour, afin de s’en laisser pénétrer et embraser, pour nous apprendre qu’avec Dieu, la connaissance doit revenir par l’amour, et non par la vue ; que le soleil qui échauffe, éblouit la vue : nul œil ne le peut voir ni pénétrer. [...]
V.12. Personne n’a jamais vu Dieu. Mais si nous nous aimons les uns les autres, Dieu demeure en nous, et Sa charité est parfaite en nous.
V.13. Nous connaissons que nous demeurons en Lui et qu’Il demeure en nous, en ce qu’Il nous a donné Son Esprit.
Saint Jean, afin de nous faire mieux connaître que nous ne devons pas tendre à Dieu par la lumière de la raison, mais par amour, nous assure que personne n’a jamais vu Dieu, et qu’il est inutile de vouloir Le connaître par les yeux de l’esprit. Il y a une autre manière de connaître, qui est Sa jouissance et Sa possession ; et cette possession est donnée par la charité, car la charité nous donne Dieu et Le fait habiter en nous.
Nous ne voyons pas ce qui est en nous, ni ce qui est très étroitement uni à nous ; mais nous le possédons sans le voir. Et si nous voulons le voir, il faut pour cela qu’il s’éloigne un peu de nous ; alors nous le connaissons selon notre capacité de concevoir, mais non selon la vérité de son essence. Deux choses nous dérobent la vue d’un objet : ou son trop grand éloignement, ou sa trop grande proximité. Il y a pourtant cette différence que celui qui est éloigné, ne le voit ni ne le possède ; mais celui qui est uni à lui, le possède sans le voir ; et il y a plus de certitude que c’est lui par la possession, que par la vue. De tous les sens, le plus infidèle c’est la vue, le plus assuré est le goût : tel qui voit de l’arsenic, le prendra à la vue pour du sucre ; mais le goût en sait faire le juste discernement. Il est très vrai qu’il faut goûter pour connaître. Goûtez donc, et puis vous verrez sans méprise ce que vous avez goûté. Celui qui est uni intimement à Dieu, [300] Le perd de vue, et perd en même temps toute distinction ; mais il ne Le posséda jamais davantage, et son amour, par cet aveuglement, est rendu plus fort. [...]
Celui donc qui est uni à Dieu intimement et dans une charité parfaite, devient tellement une chose avec Lui que non seulement il perd Dieu de vue à cause de la proximité et intimité de l’union, mais il se perd aussi lui-même de vue, demeurant absorbé dans son objet [...]
V.16. Et nous avons connu, et nous avons cru l’amour que Dieu a pour nous. Dieu est amour. Celui qui demeure dans l’amour, demeure en Dieu, et Dieu demeure en lui.
Ce verset est comme l’argument et la conclusion de tout ce que saint Jean a dit : nous avons connu, dit-il, par notre expérience, et nous avons cru : car c’est la lumière de la foi qui, unie à l’expérience, découvre tout en Dieu, c’est-à-dire ce qu’il Lui plaît de manifester de Lui-même, et non pas les lumières de la raison, qui ne sont que de faux brillants. Nous avons connu, dit-il donc, par l’expérience des bontés que Dieu nous a fait paraître dans l’amour qu’Il nous a communiqué, ce que c’est que l’amour qu’Il nous porte ; et cette expérience qui nous L’a fait connaître, nous en a fait croire encore infiniment davantage que nous n’en éprouvons : car nous savons qu’à cause de notre faiblesse, Dieu ne peut nous témoigner tout l’amour qu’Il nous porte. Nous avons donc connu, mais nous avons en même temps cru l’amour que Dieu a pour nous ; et cette foi de l’amour qu’Il nous porte, nous a portés aussi nous-mêmes à L’aimer, sinon autant qu’Il nous aime, du moins de toutes nos forces, et à demeurer dans l’amour ; enfin à L’aimer par son amour même, la faiblesse de notre amour et la [304] force de l’amour d’un Dieu nous faisant défaillir à notre propre amour, comme un cœur qui se trouve resserré dans un amour qui le surpasse, crève, et se fend, pour s’étendre et donner lieu à son amour, mais qui, donnant passage à l’amour, le donne aussi à sa vie, expirant pour l’amour qu’il n’a pu contenir.
Il en arrive autant à l’amant de Dieu : et, quoique cela ne se passe pas sensiblement dans notre cœur de chair, cela se passe réellement dans le plus pur de notre esprit, dans le centre de notre âme, qui est le siège la volonté et le trône de l’amour. [...]
Chapitre I
V.17 Je ne l’eus pas plutôt vu que je tombai comme mort à Ses pieds ; mais Il mit Sa main droite sur moi, et me dit : Ne craignez point : Je suis le premier et le dernier.
Sitôt que Vous paraissez Vous-même, ô mon divin Sauveur, il faut que l’homme tombe comme mort, c’est-à-dire qu’il faut que tout ce qui est d’Adam tombe comme dans la défaillance ; il faut qu’il meure, qu’il périsse, pour donner lieu au nouvel Adam de faire son ouvrage.
Mais il ne faut rien craindre car, en touchant de Sa main droite, Il soutient toute l’âme ; et lorsqu’il semble qu’elle aille périr, mourir et défaillir tout à fait, c’est alors que dans sa perte, sa mort et sa défaillance, elle trouve un plus grand salut, une plus forte vie et un plus assuré soutien. Ne crains point, dit-Il à cette âme, parce que Je suis le premier et le dernier. C’est Moi que tu trouves comme premier sitôt que tu entres dans la voie ; et tu Me trouves aussi le dernier dans la consommation. Lorsque J’ai dit qu’il était expédient que Je m’en allasse, c’est comme premier : il faut que l’âme perde Mon premier avènement, qu’elle Me perde longtemps de vue, de lumière, de sentiment, pour Me trouver dans mon second avènement. Alors cette nouvelle découverte lui paraît tout extraordinaire et l’effraie d’autant plus qu’il y avait plus longtemps qu’elle M’avait perdue de vue, et aussi parce que Mon second avènement est très différent du premier, quoiqu’il paraisse y avoir beaucoup de rapport. Je suis donc le commencement et la fin de toutes [Tome VIII, 20] choses, le premier et le dernier, celui qui est le premier entre les saints et le dernier, parce que toute leur sainteté se trouve renfermée en Moi, tout s’y réunit. […]
Chapitre II
V.8. Ecrivez à l’Ange de l’Eglise de Smyrne : Voici ce que dit Celui qui est le premier et le dernier, qui a été mort, et qui est vivant.
V.9. Je sais quelle est votre affliction et votre pauvreté ; mais vous êtes riches, et vous êtes calomniés par ceux qui se disent Juifs et ne le sont pas, mais qui sont de la synagogue de Satan.
V.10. Ne craignez rien de ce que vous devez souffrir : sachez que Satan mettra en prison quelques-uns de vous, afin que vous soyez éprouvés ; et vous serez affligés pendant dix jours. Soyez fidèles jusqu’à la mort ; et Je vous donnerai la couronne de vie.
Dieu prend plaisir dans toutes les occasions de dire qu’Il est le premier et le dernier, pour nous faire concevoir que s’Il est notre principe, Il [26] est aussi notre fin ; et que la même foi qui nous fait croire que nous sommes sortis de Lui, nous doit porter à désirer de retourner en Lui, à tendre à Lui de toutes nos forces comme à notre dernière fin, au terme de tous nos désirs et à la consommation de toute perfection par la consommation de toute unité. Cependant ceux qui tendent de cette sorte à leur dernière fin, qui mettent en Dieu même toutes leurs prétentions et tous leurs désirs, passent pour hérétiques, pour trompés. O Dieu, que Vos jugements sont différents de ceux des hommes, comme Vos voies sont différentes des leurs ! […]
Je connais votre pauvreté ; mais vous êtes riches. Qu’est-ce que cela veut dire ? C’est que les plus grandes richesses se trouvent dans la plus grande pauvreté. Un homme qui, étant privé de tout bien, n’en désire aucun, et trouve dans sa privation un contentement extrême, qui, étant abandonné [27] de tout appui et de tout soutien, se confie d’autant plus en son Dieu qu’il a moins de sujet de s’y confier par le délaissement qu’il éprouve, celui-là possède un trésor et des richesses immenses, parce que le riche peut désirer quelque chose et n’être pas content ni rassasié dans sa richesse ; mais le pauvre qui est de cette sorte, étant parfaitement content et rempli, n’a plus besoin d’aucune chose : n’ayant plus besoin de rien, il est parfaitement riche. Mais ces personnes si paisibles et si contentes ne sont pas connues, car Dieu les cache dans Son Sanctuaire : Il les cache à leurs propres yeux et aux yeux des autres […]
V.26. Quiconque aura vaincu et aura gardé Mes œuvres jusqu’à la fin, Je lui donnerai puissance sur les nations. […]
[36][...] Ils ont puissance sur les nations en plusieurs manières: premièrement, en ce qu’ils ont une autorité très grande sur les âmes et même sur les corps ; secondement sur eux-mêmes, où ils ne trouvent plus de résistance ; troisièmement, lorsqu’il sont bien anéantis, Dieu s’en sert souvent pour le gouvernement de son Eglise. Dieu prend de ces personnes pour en faire des Pasteurs lorsque les Eglises semblent être au comble de la destruction. [...] Leur autorité est tellement forte que rien ne lui peut résister : ce n’est pas pourtant une autorité pleine de rigueur, mais c’est que comme ces âmes sont bien anéanties, elles ont le pouvoir divin, en sorte qu’elles disposent des choses comme il leur plaît, même des choses les plus intérieures et les plus cachées. Car lasuite fait bien voir que c’est une puissance divine qui leur est communiquée. [37][...] Ces personnes ont un droit et un avantage que Dieu leur donne, qui est que lorsqu’ils instruisent des âmes dociles des voies intérieures du vrai esprit de Jésus-Christ, comme une belle aurore, Il ne manque point de faire luire en elles le beau jour de Sa grâce. Il envoie en même temps dans les cœurs une très abondante consolation. On sent une onction divine toute particulière : c’est là cette étoile du matin, qui annonce le jour aux voyageurs qui veulent bien marcher dans le chemin de la perfection.
Chapitre VI
V.1. Je vis ensuite que l’Agneau avait ouvert un des sept sceaux; et j’entendis un des quatre animaux qui dit d’une voix comme d’un tonnerre : “Venez, et voyez”.
V.2. Aussitôt je vis un cheval blanc ; et celui qui était monté dessus avait un arc : on lui donna une couronne et il partit victorieux pour vaincre.
[…] L’agneau ouvre donc un des sept sceaux ; et il [84] fut montré un cheval blanc ; et celui qui était dessus avait un arc. C’est le premier état de l’âme, conduite par Jésus-Christ, en qui Il veut manifester Sa vérité ; et ç’a été le premier âge de l’Eglise. C’est un état de combat et de victoire ; et l’on vainc d’autant plus que l’on combat davantage. La couronne alors est donnée à la victoire [...] Le premier cheval est blanc parce que l’âme reçoit ici la blancheur de pénitence.
V.3. Lorsqu’Il eut ouvert le second sceau, j’entendis le second animal qui dit : “Venez, et voyez”,
V.4. Et il sortit un autre cheval qui était roux ; et celui qui était monté dessus reçut le pouvoir d’ôter la paix de dessus la terre, et de faire que les hommes se tuassent les uns les autres ; et on lui donna une grande épée.
Le premier état de combat est très plein de douceur : c’est plutôt une victoire qu’un combat, parce que l’âme éprouve une si grande facilité pour tout qu’il semble que les ennemis tombent à sa seule approche : aussi lui est-il donné un arc, parce qu’il semble qu’elle ne combat que de loin : elle tire aisément, elle blesse sans recevoir aucune blessure. C’est un temps plein de douceur ; on combat les ennemis les plus éloignés, et des ennemis que Dieu arrête, [85] afin qu’ils n’attaquent pas. Tels furent les premiers combats des Israélites, où les ennemis tombaient à leurs pieds sans qu’ils les touchassent. Il en n’est pas de même de ce second combat du second sceau qui empêche la vérité d’être manifestée. C’est un cheval roux, qui n’a pas la blancheur du premier, parce que dans les premiers [combats] les défauts paraissent entièrement essuyés, d’autant qu’ils sont couverts sous la paix ; mais dans celui-ci l’âme commence à devenir brune, quoiqu’elle soit plus belle.
Celui qui est dessus, reçoit le pouvoir d’ôter la paix. C’est là la première épreuve de l’âme, qui la fait beaucoup souffrir : elle perd cette douce paix, cette tranquillité que lui causait une présence savoureuse [de Dieu :] elle est mise dans les troubles, craintes et agitations. Il n’y a pas de couronne pour celui-là, ni de victoire, car il ne paraît pas alors [à l’âme] qu’elle triomphe, ni qu’elle combat ; mais elle sent seulement qu’on la blesse. Il lui est donné une grande épée, de laquelle elle veut encore se servir ; mais une épée pour se défendre seulement : elle n’en peut rien tuer ni détruire, à ce qu’elle s’imagine. Elle ne laisse pas [néanmoins] de tuer, mais elle n’en connaît rien : tout lui est caché ; elles sent seulement les plaies qu’on lui fait. C’est une guerre mutuelle, bien différente de la première : on attaque, et l’on est attaqué ; mais les blessures que l’on reçoit sont bien plus sensibles que le mal que l’on fait à l’ennemi. À cela est joint le commencement de la persécution des créatures : lorsque l’on perd la paix au-dedans, on la perd aussi au dehors. Et d’où vient que Dieu fait cela ? C’est qu’Il veut ôter la paix de dessus la terre : Il veut que l’âme perde la paix qu’elle [86] avait en elle-même, afin qu’elle se quitte elle-même. Et c’est ici le taureau qui appelle, parce que le combat est plus violent.
V.5. Lorsqu’Il eut ouvert le troisième sceau, j’entendis le troisième animal qui dit : “Venez, et voyez”. Et je vis paraître tout d’un coup un cheval noir ; et celui qui était dessus avait en sa main une balance.
V.6. Et j’entendis une voix du milieu des quatre animaux qui dit :” Le litre de blé vaudra une drachme, et trois litres d’orge, une drachme. Ne gâtez pas le vin et l’huile.”
Le troisième cheval était noir : c’est alors que l’état devient toujours plus terrible. Cette âme n’est pas seulement brune, mais elle est noire [271] : Nigra sum, sed formosa. Il n’y a plus de combat. O hommes, venez et voyez : ce n’est plus l’âme qui combat, ni elle n’est plus combattue par des ennemis étrangers ; c’est son propre poids qui l’emporte. Elle n’a en la main que des balances. Cela signifie qu’elle n’est plus attaquée d’ennemis : elle n’a plus de combat, elle ne remporte plus de victoire, elle n’est plus blessée, elle n’attaque ni ne se défend ; mais son propre poids l’emporte à tout : elle ne sent que le penchant de la nature qui l’entraîne. Alors elle est elle-même pesée : toutes les actions qui lui semblaient bonnes, lui paraissent mauvaises ; tout est examiné au poids de Dieu, et tout paraît sans poids, sans prix et sans valeur : ce qu’elle estimait autrefois, lui fait horreur. Mais elle ne s’aperçoit pas que (comme la balance,) à mesure qu’elle est abaissée d’un côté, elle est plus relevée de l’autre, de sorte que ce poids qui [87] enfonce une partie d’elle-même dans la dernière bassesse, élève l’autre en Dieu. Cette âme est mise dans une privation de Dieu, qui est une espèce de famine. Elle n’eut jamais plus de désir de Le posséder, et elle n’en fut jamais plus éloignée, à ce qu’il lui semble : elle sent un vide et une privation profonde. S’il lui est donné une petite consolation passagère, elle lui est vendue si chèrement qu’il ne se peut rien de plus. Cependant il est encore défendu de toucher au vin et l’huile : c’est-à-dire que l’âme est encore soutenue et fortifiée d’une onction secrète, et d’un vin fort, quoiqu’elle ne le connaisse pas.
V.7. Lorsqu’Il eut ouvert le quatrième sceau, j’entendis la voix du quatrième animal qui dit : “Venez et voyez.”
V.8. En même temps je vis paraître un cheval pâle, et celui qui était monté dessus s’appelait la mort, et l’enfer le suivait. Et le pouvoir lui fut donné sur la quatrième partie de la terre pour y faire mourir les hommes par l’épée, par la famine, par les maladies contagieuses, et par les bêtes sauvages.
Le quatrième animal, qui est l’aigle, appelle pour la mort. Il me semble qu’il y a en cela quelque chose d’opposé, qui est que cet oiseau, avoisinant le soleil, et découvrant plus que nul autre la vérité en elle-même, il appelle [cependant] pour voir la mort, parce que c’est la mort qui peut seule donner l’avantage de recevoir la vérité et la vie. La mort était montée sur un cheval pâle pour marquer que ce n’est alors que terreurs et frayeurs mortelles. L’enfer suit la mort parce que la mort ne serait rien en elle-même si elle n’avait une si [88] funeste suite. Il semble à l’âme qui est en cet état, que sa perte soit infaillible, et que le moment de sa mort la va précipiter dans l’enfer ; et elle ne se trompe pas, parce qu’elle expérimente souvent un purgatoire si terrible que celui-ci est un enfer tout vivant. Mais cependant cette mort n’a pouvoir que d’attaquer la quatrième partie de la terre, c’est-à-dire la principale et dernière partie, parce que les autres l’ont été ; ou, si l’on veut, elle commence par la quatrième partie, qui sont les sens, ou la partie inférieure : c’est elle qui éprouve [la première] toutes ces choses. [...][89] Tous ces maux unis ensemble causent la mort. O Dieu, que Vous avez d’étranges inventions pour détruire les créatures qui sont à Vous sans réserve !
Ceux qui croient que ces états sont des imaginations, se trompent bien. Il faut les passer réellement. Je crois bien qu’il y a des esprits faibles qui s’en figurent beaucoup : c’est pourquoi il ne faudrait pas laisser lire de ces choses aux âmes, [90] à moins qu’elles ne fussent fort avancées, et d’une force d’esprit éprouvée.
V.9. Lorsqu’Il eut ouvert le cinquième sceau, je vis sous l’autel les âmes de ceux qui avait été tués pour la parole de Dieu, et pour le témoignage qu’ils avaient en eux-mêmes.
[90][...] Cela s’entend, non seulement des martyrs corporels, mais bien plus véritablement des martyrs qui souffrent pour l’intérieur. Ceux-là sont tués dans leur honneur par les décris et les calomnies, et souvent dans leur vie par des persécutions étranges que l’on croit faire justement à ces personnes. [...]
Chapitre VIII
V.2. Et je vis les sept Anges qui assistent devant Dieu, auxquels on donna sept trompettes.
V.3. Alors il vint un autre Ange qui se tint devant l’autel, ayant un encensoir d’or ; et on lui donna une grande quantité de parfums, afin qu’il en accompagnât les prières de tous les saints, en les offrant sur l’autel d’or qui est devant le trône.
V.4. Et la fumée des parfums jointe aux prières des saints s’élevant de la main de l’Ange, monta devant Dieu.
[112] Qui croirait qu’après que l’âme est arrivée dans l’état d’anéantissement, qu’elle est mise en vérité, comme il a été dit, il y ait encore un sceau à ouvrir ? Il semble que tout est fait. Il est vrai que tout est fait du côté de l’âme, puisqu’elle est anéantie ; elle est même déjà mise en vérité, mais la vérité n’a pas toute son étendue en elle : il reste encore un sceau, qui est la mission pour manifester cette vérité aux autres. Avant que cela se fasse, toute l’âme est mise dans un nouvel état de silence. Il se fait un silence profond et une augmentation de paix dans toute l’âme.
Les sept trompettes qui sont données aux sept Anges qui assistent devant Dieu, désignent la facilité qui est donnée à l’âme d’annoncer à la terre la vérité. Ensuite, il est encore donné la médiation, pour prier et intercéder pour les autres. Ce sont ces âmes-là qui offrent à Dieu les prières des âmes qui leur sont inférieures. [...] ces prières sont renfermées dans la volonté pure comme dans un encensoir d’or. Là, aidées du feu de la charité, il se fait une fonte et une effusion de ces prières devant Dieu [...] Cette prière est une prière pure et simple. C’est plutôt une chose que l’on souffre qu’une que l’on opère : on se contente de tout réunir dans la volonté par le recueillement, ou plutôt par l’abandon de soi-même entre les mains de Dieu; et là le feu de Son amour fond et dissout presque tout ce [...] qui pouvait l’empêcher de s’écouler en son Dieu. [...] Elle monte à Lui comme la fumée et se perd en Lui.
Chapitre IX
V.7. La figure de ces sauterelles était semblable à des chevaux préparés pour le combat…
V.9. Elles avaient des cuirasses comme de fer…
V.11. elles avaient pour Roi l’Ange de l’abîme…
[132][...] ces gens-là font paraître au-dehors qu’ils ont pitié de ces personnes [...] que c’est un malheur qu’elles se sont attiré elles-mêmes par leur imprudence, dont ils ont du déplaisir ; que les pousuites qu’ils leur font, ils les font par principes de conscience. [...] Ces personnes ont une douceur artificieuse, qui prend les âmes au lacet. [...] Ils ont des cuirasses de fer, puisqu’ils se couvrent de prétextes qui les rendent invulnérables, [...] Il semble à tout le monde que ces personnes soient armées de zèle pour défendre la cause de Dieu. Ils font savoir avec éclat et bruit leurs succès, la déroute des autres, combien il fait bon être dans leur intérêt, qui n’est autre que celui de Dieu, ce qui est bien aisé à voir, disent-ils, par le succès que Dieu donne à ce qu’ils entreprennent. [...]
V.14. …Déliez les quatre Anges qui sont liés sur le grand fleuve d’Euphrate…
…[138] Quand il n’y a plus de bornes à l’abandon, l’âme est délivrée de ses peines. Mais ici, c’est tout le contraire. Cet abandon qui avait servi à détruire la propriété, se perd ici comme un reste d’appui et de soutien. [...] C’est comme un vaisseau qui sert à faire perdre terre, mais qui cependant empêche que l’on ne se noie. Il le faut perdre immanquablement pour se noyer et mourir. Sans cet abandon, on ne se quitte jamais soi-même, on demeure toujours propriétaire. [...] On vogue et on se promène sur cet océan de l’immensité avec l’abandon, mais on n’est jamais pleinement perdu en Dieu que l’on ne perde le même abandon d’une manière connue. La perte de cet abandon ne cause plus les chagrins et les rages d’autrefois : au contraire, plus il se perd, plus il perd et abîme l’âme, plus elle y devient insensible: sa peine n’est peine que parce qu’elle le veut conserver. [...] Une âme qui se laisse conduire [139] sans réserve par son Dieu, trouve qu’une providence, la plus admirable qui fût jamais, lui fait faire toutes choses à point nommé, selon que Dieu le veut, et le désir de l’âme. [...] Pour qu’un état soit véritable, il faut qu’il soit opéré par Dieu même dans le temps que Lui-même a marqué à l’insu de la créature, qui le plus souvent ne connaît pas l’état où elle est, quoiqu’il lui en soit donné quelque connaissance dans la suite et lorsqu’il est passé. Il faut donc attendre en patience l’heure, le temps et les moments. L’âme qui perd son abandon de cette sorte, ne le distinguant et ne le connaissant plus, entre enfin dans la véritable mort.
Chapitre XI
V.18. …le temps de Votre colère est arrivé…
[169][...] Il est temps [...] d’exterminer ceux qui ont corrompu la terre. Deux choses ont corrompu la terre : le propre esprit et la propre volonté. Il faut exterminer ces deux choses qui s’opposent incessamment au règne de Jésus-Christ. Le propre esprit a fait l’idolâtrie…
Chapitre XIII
V.2. Cette bête que je vis était semblable à un léopard…
[190][...] Ses pattes sont d’ours, pour monter et s’élever au-dessus de tout ce qui s’oppose à son règne [...] Sa gueule est comme celle du lion, car il dévore tout, il faut que tout lui serve de nourriture : le pauvre, la veuve, le pupille [...][191] L’amour propre est enfant et père de l’orgueil, et le pur amour est la source de toutes les vertus. Celui qui a le pur amour ne peut avoir de péché, quoiqu’il lui semble ne posséder aucune vertu.
V.3. Et je vis une de ses têtes qui était comme blessée à mort, mais cette blessure mortelle fut guérie ; et toute la terre, étant dans une grande admiration, suivit la bête.
[191][...] Jusqu’à ce que le propre intérêt soit entièrement détruit, tous les autres vices se renouvellent et revivent lorsqu’ils semblent le plus éteints. Toute la terre est dans l’admiration, car il n’y a rien, ce semble, dont on fasse plus de cas dans le siècle où nous sommes que de la fausse prudence, qui est un des fruits de l’orgueil ; l’amour de soi-même et l’ambition est une règle que tous les hommes suivent inviolablement, et il n’y en a pas un qui ne la suive, même des plus spirituels. Car où trouvera-t-on un homme qui ne cherche pas son propre intérêt ? [...] Celui qui n’a plus d’autre intérêt que celui de Dieu seul, est celui-là seulement qui fait le bien. Mais où trouvera-t-on [192] quelqu’un qui n’ait plus d’intérêt que celui de Dieu seul ? Hélas, c’est une chose déplorable que l’on n’en trouve point ! Dans la cour des Grands, le désir de plaire au Souverain, de s’avancer : propre intérêt ! Dans la guerre, désir d’acquérir de la gloire : propre intérêt ! Chez les marchands, désir d’acquérir et d’amasser : propre intérêt ! [...] Pour la gloire de Dieu, on ne sait ce que c’est. C’est pourtant souvent la peau du léopard, dont on couvre tout ce que l’on fait. [...] Ceux qui n’ont pas un propre intérêt si grossier cherchent à acquérir la vertu, à devenir parfaits, ils cherchent leur salut, ils se regardent en eux-mêmes en toutes choses. […]
Chapitre XV
V.2. Et je vis une mer transparente comme du verre, mêlée de feu...
Cette mer n’est autre que la Divinité, dans laquelle toutes les âmes anéanties sont submergées [232] et abîmées. Mais pour en venir là, il faut être comme cette mer, purs et transparents, ce qui ne se peut opérer que par la perte de la propriété. La clarté et netteté de cette mer est mêlée de feu, c’est-à-dire du pur amour. Tous les saints réduits à leur origine, et redevenus un en Dieu, sont comme des gouttelettes pures dans cette mer [...]
Chapitre XVI
V.12. Le sixième ange répandit sa coupe sur le grand fleuve d’Euphrate ; son eau fut séchée pour préparer le chemin aux rois qui devaient venir de l’Orient.
V.13. Je vis alors sortir de la gueule du dragon, de la gueule de la bête, et de la bouche du faux prophète, trois esprits impurs, semblables à des grenouilles.
V.14. Ce sont des esprits de démons qui font des prodiges, et qui vont vers les rois de toute la terre pour les assembler au combat du grand jour du Dieu tout-puissant.
[245] Cette plaie, qui paraît bien inférieure à celles qui ont précédé, les surpasse cependant toutes : quoique les eaux fussent changées et tournées en sang, elles n’étaient pas cependant tout à fait taries, car il faut savoir que la nature est si insatiable de nourriture, qu’elle aime mieux se nourrir et se désaltérer de sang et de carnage que de n’avoir rien du tout. Les âmes bien propriétaires, malgré les états les plus terribles, trouvent en ces mêmes états de quoi se nourrir.
Il m’est, à présent que j’écris, montré une vérité que je n’avais jamais comprise sur la désappropriation et qui cependant est exprimée ici bien clairement, qui est que telles âmes auront passé tous les états qui servent à désapproprier et à faire mourir la nature, sans être désappropriées et sans que la nature soit morte en elle. Elles prennent tout cela en vie, et comme des états dont elles se font un soutien et une nourriture. C’est ce que saint Jean appelle ne pas faire pénitence rendant gloire à Dieu. La pénitence en cet état est de rendre gloire à Dieu par la désappropriation. On verra au grand jour de l’éternité des âmes avoir passé quantité d’états et être devenues beaucoup propriétaires de ces mêmes états, ce qui ne se connaîtra jamais, ni par ce que disent ces personnes d’elles-mêmes, ni par le jugement et la raison ordinaires, mais par le goût du cœur et par les lumières surnaturelles, lorsque Dieu donne un parfait discernement des esprits. Cela ne se fait plus par le raisonnement dans les âmes bien avancées, ainsi qu’il a plu à Sa bonté de [246] nous le faire connaître il y a quelque temps ; mais par le discernement du cœur, qui embrasse ou rejette les choses. Ce discernement est plus juste que tout autre : on ne discerne pas ces personnes par ce qu’elles disent, car à cent lieues l’on discernera des âmes que l’on n’a jamais vues ; mais il faut que la nature soit bien morte pour avoir ce discernement, sans quoi elle s’y pourrait toujours mêler selon son inclination ou sa répugnance.
Les âmes qui ont été bien des années dans une si grande indifférence, qu’il leur était impossible de plus pencher ou par haine ou par aucune inclination vers aucune créature ; après avoir été tourmentées longtemps par l’une et par l’autre de ces passions pour en être purifiées, après, dis-je, qu’elles ont été longtemps tourmentées de ces inclinations et de ces impressions, sont mises peu à peu ou tout à coup, selon qu’il plaît à Dieu, dans un état d’égalité si parfaite, qu’elles ne peuvent avoir ni inclination ni opposition quelconque, comme si elles étaient de pierre ou de bronze. Ensuite elles sont étonnées qu’il leur est donné un goût du cœur par lequel elles inclinent et penchent pour les uns, et rebutent les autres, desquels la seule pensée ou l’approche leur fait souffrir des brûlements étranges. Cela fait au commencement beaucoup de peine à une telle âme, parce que le secret ne lui étant pas [encore] découvert, elle prend tout cela pour des effets de la nature, qu’elle baptise elle-même de jalousie, d’oppositions, d’humeur naturelle. Tous ceux à qui elle le déclare en jugent de la même sorte. Cela afflige l’âme, qui craint de manquer de charité au prochain. [247] Elle se fait effort, et ces efforts redoublent son mal, car elle regarde ce défaut comme plus dangereux, ce lui semble, que tous les autres, parce qu’il lui paraît qu’il est impossible qu’elle vive avec le prochain si elle a de ces choix d’amour qu’elle n’a pas eus [auparavant ; il lui semble] qu’elle manque de charité et qu’elle juge du prochain. Elle a, dis-je, une peine étrange à s’accommoder à cette conduite de Dieu sur elle, ne la pouvant jamais regarder comme telle ; et après avoir fait les plus grands sacrifices à Dieu, elle ne peut faire celui-là, ne comprenant pas qu’il se doive faire : elle fait bien le sacrifice de rester toute sa vie en cet état (qu’elle regarde comme un grand défaut) si telle est la volonté de Dieu, mais elle ne le peut jamais regarder comme un discernement jusqu’à ce que la lumière lui en soit donnée, [lumière] qui lui fait comprendre que Dieu ne lui donne cet état que parce qu’Il la destine au service des âmes, et que c’est le véritable discernement par laquelle elle connaîtra leur état sans se tromper. La résistance à cet état avant la lumière mettait l’âme dans la peine sans qu’elle connût que ce fût cela, jusqu’à ce qu’il plût à Dieu de l’en éclairer. Mais elle voit maintenant que ce qu’elle regardait alors comme un mal, est une très grande grâce, et le vrai discernement ; et parce qu’elle ne juge plus les âmes par la raison, mais par le goût de Dieu.
Lorsque Dieu veut ou ne veut pas quelque chose des âmes qui lui sont unies par un lien indissoluble, Il les met aussi dans la souffrance sur ces choses, que l’on regarde par les yeux de la nature comme des envies, jalousie, etc. Mais c’est un état tout divin dans ces âmes si mortes et [248] anéanties : cela n’est connu que tard, et c’est une des plus consolantes lumières que Dieu donne que cette connaissance et ce discernement des choses. Aussi une telle âme, lorsqu’elle se laisse aller pleinement à la conduite de Dieu sur elle, a jusqu’au moindre discernement de ce que Dieu veut d’elle, ou de ce qu’Il veut des autres. Mais on manque souvent de fidélité à le déclarer aux autres, et les autres manquent de démission de leur esprit pour s’y laisser. Il faut remarquer que ceci ne peut jamais être que pour une âme parfaitement anéantie, et dont Dieu a dessein de Se servir pour les autres. [...]
Chapitre XVII
V.5. Et elle avait ce nom écrit sur le front : Mystère, la grande Babylone des abominations et des fornications de la terre.
V.6. Et je vis cette femme enivrée du sang des saints…
[261] Cette propre volonté est bien un mystère, que l’on ne saurait découvrir qu’à peine dans la plupart des âmes. Elle leur laissera faire toutes les austérités qu’elles voudront, pourvu qu’on la laisse vivre en repos. Elle se nourrit et se repaît indifféremment de tout, elle ne s’opposera point à la pratique extérieure de certaines vertus…
V.7. …Je vous dirai le mystère de la femme, et de la bête sur laquelle elle est assise…
V.8. …elle doit monter de l’abîme, et périr ensuite…
[263] L’union à la volonté de Dieu est comme l’arche qui sauve du déluge : c’est le centre de la paix et du repos. [...]
On s’étonne souvent de ce que la nature fait plus de résistance dans le milieu de la voie qu’au commencement. Au commencement, l’obéissance est très aisée : il semble que l’on soit dans une soumission parfaite à toutes les volontés de Dieu et à toute épreuve ; cependant, à quelque temps de là, on éprouve tout le contraire. Il sera bon d’en dire ici la raison pour la consolation des âmes. C’est que la propre volonté, dans le commencement de la conversion, est encore [264] toute dans le cœur, elle occupe toute l’âme et ce qu’il y a de plus profond, quoique par la conversion la rébellion de la volonté soit ôtée [...] Ensuite de cette conversion, Dieu fait entrer l’âme dans une connaissance et un amour sensible de Sa volonté, et cela avec tant de douceur et de suavité que les sens et l’extérieur se sentent entraînés doucement à faire la volonté de Dieu. Alors l’âme est comme toute épanchée dans ce sensible, et il lui est donné des désirs de faire la volonté de Dieu. Que fait alors la volonté propre ? Elle s’enfonce toujours plus dans l’âme et ne paraît point au-dehors, parce qu’elle trouve du goût et du plaisir dans les désirs sensibles de la volonté de Dieu, qui ne lui font pas encore grand mal, les choses n’étant encore qu’en de certaines évaporations de désirs et non dans les effets : la volonté propre [...] se nourrissant du délectable, elle ne se voit point attaquée, elle demeure en paix.
[265][...] Dieu, qui n’a pas fait tant de grâces à une âme pour laisser vivre en elle ce monstre horrible sans le détruire, que fait-Il ? Il ôte du sens toute la douceur et la facilité et Il vient dans le fonds de cette âme comme un fort armé, pour poursuivre cette volonté qui y est retranchée [...] elle se voit poursuivie dans son fort, elle fait des désordres horribles, jusqu’à ce qu’enfin Dieu la fait descendre dans le plus bas de l’âme où [266] il semble alors qu’elle commande et gouverne.
Ici l’âme n’aperçoit plus en elle rien de Dieu, mais seulement cette volonté maligne. [...] C’est qu’elle se découvre davantage, jusqu’à ce qu’enfin abandonnant tout l’intérieur, elle paraît toute extérieure. C’est alors qu’elle joue de son reste ; et qu’étant entièrement bannie du fond, elle ne se contente pas de paraître comme elle est, mais elle redevient rebelle et met tous les sens en rébellion. […]
Enfin cette volonté est si fort poursuivie, qu’elle est obligée de quitter la place, et alors l’âme n’en trouve plus aucune, ni extérieure ni intérieure, mais la volonté de Dieu est substituée en la place de la sienne, en sorte que l’âme n’a plus de volonté; elle ne sent plus d’opposition [267] pour rien : elle a la volonté de Dieu, qu’elle ne sent que lorsqu’on lui fait résister à Dieu ou à quelqu’une de Ses volontés, croyant par ignorance ou par défaut d’expérience que c’est encore une volonté propre […]
Chapitre XIX
V.5. Et cette voix sortit du trône : “Louez notre Dieu, vous tous qui êtes Ses serviteurs, et qui Le craignez, petits et grands.”
[…][Les premiers] font la volonté de Dieu et craignent de ne la pas faire, se rendent fidèles de toute leur force à suivre Ses mouvements, qu’ils distinguent et connaissent. Les seconds, comme les enfants, font la volonté de Dieu, sans penser à la faire, mais se tenant dans l’oubli général de tout ce qui les concerne, sans penser à cette volonté de Dieu, ils font infailliblement cette même volonté de Dieu, se laissant tels qu’ils sont dans leur simplicité, faisant de moment en moment ce qu’il leur est donné de faire, mais le tout en enfants et, comme des enfants, sans soin, pensée ni souci, [308] sans vue de ce qu’ils font. Les troisièmes sont des âmes que Dieu tire de ces deux premiers états et à qui Il a fait passer les faiblesses de l’enfance : et comme Il les destine pour aider aux autres, non seulement Il les conduit de moment en moment comme des enfants qui se laissent conduire, mais même Il leur rend raison de Sa conduite, Il leur découvre Ses secrets ineffables, Il leur donne la force pour porter Jésus-Christ dans ses autres états, et surtout Jésus-Christ crucifié, qui est le partage des âmes apostoliques. Ces âmes sont un paradoxe, car elles portent en même temps la simplicité, le délaissement, la candeur de l’enfant, l’oubli de tout ce qui les concerne, et cependant elles sont dans la connaissance de la vérité qui leur est manifestée pour les autres [...]
Chapitre XXI
V.1. Après cela, je vis un ciel nouveau et une terre nouvelle…
L’âme ayant entièrement passé tous les états qui ont été décrits, le ciel et la terre sont évanouis, c’est-à-dire que tant ce qui est dans l’âme de terrestre, de naturel, d’humain, de sensible et de charnel, que ce qui est de spirituel et appartenant à l’esprit et à l’âme supérieure, y est détruit. Toutes ces choses subsistent bien et se perfectionnent avec les dons de Dieu ; mais sitôt qu’Il vient Lui-même avec Sa Majesté, il faut que tout disparaisse et Lui cède la place. David et les autres prophètes l’ont répété tant de fois que la terre et les montagnes s’écoulent et disparaissent devant Dieu. C’est là le propre effet de la présence réelle de Dieu dans l’âme et à quoi seulement l’on peut connaître qu’Il y est venu : c’est là la marque de Sa grandeur et de Sa force. Comme l’on voit [347] des montagnes de neige se fondre et s’écouler devant la face du soleil, aussi, lorsque la majesté de Dieu paraît, il faut que toute l’âme s’évanouisse et disparaisse, qu’elle ne trouve plus en elle de subsistance qu’elle puisse concevoir et distinguer, soit dans le bien soit dans le mal : l’un et l’autre lui sont étrangers. Tout ce qui ne fait pas cet effet d’entière destruction de tout ce qui est subsistant, est bien quelque grâce, même de dépouillement ; mais ce n’est pas Dieu même dans Sa Majesté. David qui avait éprouvé cet état, le décrit: Mon être, dit-il, est devant vous comme un néant [272] ; c’est-à-dire sitôt, ô Dieu, que Vous avez paru Vous-même, tout ce qui pouvait avoir en moi quelque être ou quelque subsistance, s’est évanoui ; et il n’est resté que le simple néant, sur quoi Vous pouvez à présent travailler de nouveau, et former une nouvelle créature, à qui il ne reste rien au monde de tout ce qui était de l’ancienne. [...]
[349] La mort prépare le lieu à la Majesté de Dieu, et fait que l’âme étant morte à tout amour propre, à toute propriété, à tout sensible et aperçu, à toute volonté, quelle qu’elle soit, est mise par cette mort dans un certain état d’innocence, qui n’ayant rien d’opposé à Dieu, fait que Dieu vienne Lui-même Se reposer sur cette âme comme sur un trône d’ivoire très pur. Mais l’âme n’est pas encore anéantie pour cela, quoiqu’elle soit morte. Il faut que Dieu Lui-même, pour cet effet paraissant avec toute Sa Majesté, fasse écouler et évanouir tout ce qui reste de subsistance propre dans cette âme, en sorte que tout s’évanouisse et disparaisse devant Lui. C’est par là que l’âme est mise à la disposition du rien, afin que Dieu forme en elle une nouvelle créature ; [...] il faut prendre [350] une pierre dure, ou, si vous voulez, un métal, auquel à force de feu et d’art vous donniez la qualité de la cire : alors ce métal a perdu toutes ses résistances pour contracter comme la cire une qualité souple et pliable, qui peut prendre comme elle toutes sortes d’impressions ; et c’est là l’effet que cause la mort, qui fait que l’âme perd toute sa résistance. [...]
[352] Dieu vient alors Lui-même S’imprimer en cette âme comme un cachet ; et c’est l’union intime. Il s’assied sur cette âme ainsi purifiée de toute propriété, de rébellion et de résistance, et Il y vient avec sa Majesté. […]
V.19. Et les fondements de la muraille de la ville étaient ornés de toutes sortes de pierres précieuses...
V.21. Or les douze portes étaient douze perles...
[...][382] Pour les perles qui sont les douze portes, elles marquent la pureté de la voie intérieure, son uniformité dans toutes [les âmes], la pureté de son esprit, qui étant toujours le même et quant à sa qualité et en ce qu’il contient, sait pourtant donner entrée [à tous] et recevoir tant de différentes personnes. Ceci représente admirablement bien la bonté de tout ce qu’il y a d’extérieur dans l’Eglise, l’uniformité de sa foi et de ses sentiments ; et qu’étant toujours la même, et sans changer ce qu’elle est en elle-même, sans changer de toutes ces choses, elle sera dans son uniformité une muraille, dans laquelle il y aura douze portes, qui sont une même chose dans leur forme et dans leur matière ; et cependant par ces mêmes portes les Juifs, les Turcs, les barbares, les infidèles, les hérétiques, les schismatiques, les mauvais chrétiens, les faux catholiques, les impies, les athées, tout cela viendra de pays et de loi [ou religions] si différents, sans que [néanmoins] les portes changent pour leur réception. Ils seront reçus, non seulement dans l’enceinte des murailles, qui est proprement ce qu’il y a d’extérieur à l’Eglise, [383] et dont les dévots mêmes se contentent aujourd’hui : mais ils entreront dans la ville même, c’est-à-dire ils participeront à son esprit, ils deviendront tous intérieurs, tous se laisseront conduire au Saint-Esprit, tous seront mis dans la vérité. […]
V.23. Et cette ville n’a point besoin d’être éclairée par le soleil ou la lune, parce que la gloire de Dieu l’éclaire et que l’Agneau en est la lampe.
[387][...] L’âme n’est pas plutôt passée en Dieu qu’elle n’a plus qu’une lumière générale et sans aucune distinction. Cette lumière est Dieu même. La distinction n’est plus alors dans la lumière, mais elle est dans les objets que Dieu fait distinguer à la faveur de Sa lumière.
Chapitre XXII
V.1. Il me montra encore un fleuve d’une eau vive, claire comme du cristal, qui coulait du trône de Dieu et de l’Agneau.
Ce fleuve est la grâce de Dieu [...] l’abîme où toutes les âmes se trouvent perdues et abîmées dans Son unité. […]
V.14. Heureux ceux qui lavent leurs vêtements dans le sang de l’Agneau, afin qu’ils aient droit à l’arbre de vie, et qu’ils entrent dans la ville par les portes.
[402] Ceux qui lavent leurs vêtements dans le sang de l’Agneau, ce sont les pauvres âmes qui, par un abandon et une confiance entiers se jettent entre les bras de Dieu, se donnent à Lui, afin qu’Il les purifie [...] Qu’ils sont heureux et qu’ils s’épargnent de peines et d’ennuis ! Au lieu que ceux qui présument tout d’eux-mêmes, qui croient pouvoir se sauver par leurs efforts propres, se salissent, loin de se purifier. O si l’on comprenait un peu le bonheur de l’ABANDON et de la confiance en Dieu ! [...] Et ils en ont d’autant plus d’amour, qu’ils ont éprouvé l’inutilité de leurs efforts, et qu’ils ont plus connu que c’est à cet Agneau sans tache qu’ils doivent toute leur pureté, comme Jésus-Christ le dit en faveur de la Madeleine [273]. [403] Il y a de deux sortes d’âmes : les unes dont la pureté ne s’est point perdue, et les autres qui se purifient en un instant dans le sang de l’Agneau par l’amour et la confiance. Ceux-là ont le même droit que les premiers à l’arbre de vie car c’est le sang de l’Agneau qui leur a donné ce droit. Ils entrent dans la ville par les portes, c’est-à-dire que notre Seigneur leur donne entrée dans l’Intérieur.
L’ensemble regroupant les explications relatives aux deux Testaments comporte un total de 7713 pages, dont de nombreuses tables, errata, additions [...] Chaque page comporte 36 lignes ou environ 270 mots environ, soit un total général proche de deux millions de mots.
Ancien Testament :
Frontispice gravé
Les livres de l’Ancien Testament avec des explications et réflexions qui regardent la vie intérieure, divisés en douze tomes comme il se voit à la fin de la Préface. Vincenti. A Cologne chez Jean de la Pierre, 1715[274] :
Avertissement p. 5, Préface générale p. 32, Division de l’ouvrage sur le vieux testament en douze tomes et le contenu de chacun d’entre eux p. 53, Indice des passages du V. et du N. Testament qui se trouvent expliqués hors de leurs propres lieux ou cités avec quelques remarques considérables pp. 55 à 63.
La Genèse et l’Exode avec des explications et réflexions qui regardent la vie intérieure, Tome I du Vieux Test. Vincenti. A Cologne chez Jean de la Pierre, 1714 : La Genèse pp. 1-225, L’Exode 226-356.
Le Lévitique, les Nombres et le Deutéronome avec [...] Tome II [...] 1714 : Levitique pp. 369-416, Nombres 417-498, Deutéronome 499-589, Table des matières principales du I et II Tome ou du Pentateuque 590-623, Errata 624.
Les livres de Josué, des Juges et de Ruth avec [...] Tome III [...] 1714 : Josué pp.3-48, Juges 49-201, Ruth 202-248, Table des matières principales sur ce IIIe Tome 249-264, Errata 264.
Le premier livre des Rois avec [...] Tome IV [...] 1714 : Premier livre des Rois pp. 3-306, Table [...] 307-326, Errata 327.
Les II. III. & IVme livres des Rois avec [...] Tome V [...] 1714 : Second livre pp. 323-527, troisième livre 528-633, quatrième livre 634-745, Table [...] 746-769, Errata 770.
Les Paralipomènes, Esdras, Néhémie, Tobie, Judith & Esther avec [...] Tome VI [...] 1714 : Premier livre des Paralipomènes pp.3-21, Esdras livre premier 22-37, Nehemie [le second livre d’Esdras] 38-68, Tobie 69-125, Judith 126-173, Esther 174-219, Table [...] 220-235, Errata 236.
Le livre de Job avec [...] Tome VII [...] 1714 : Préface sur Job pp. 3-7, Job 8-288, Table [...] 289-307, Errata 308.
Première partie des Psaumes de David depuis le I jusqu’au LXXV avec [...] Tome VIII [...] 1714 : Première partie des Psaumes [...] pp. 3-384.
Seconde partie des Psaumes de David depuis le LXXVI jusqu’à la fin avec [...] Tome IX [...] 1714 : Seconde partie des Psaumes [...] pp. 387-678, Table [...] 679-705, Fautes à corriger au Tome VIII [...] au Tome IX, 706.
Les proverbes, L’ecclésiaste, Le Cantique des cantiques, la Sagesse & l’ecclésiastique avec [...] Tome X [...] 1714 : Les proverbes pp.3-87, L’ecclesiaste 88-113, Le Cantique des cantiques, Préface 114-126, Dédicace de l’Auteur [poème] 127-128, Extrait du Privilège du roi et approbations 127-128 [sic], Le Cantique 129-247, La Sagesse 248-296, L’ecclésiastique 297-344, Table [...] 345-359, Fautes [...] 360.
Les Prophètes Isaie, Jérémie & Baruc, Ezéchiel, & Daniel avec [...] Tome XI [...] 1714 : Isaïe pp. 3-155, Jérémie 156-189, Lamentations de Jérémie 189-214, Baruc 215-221, Ezéchiel 222-300, Daniel 301-375, Errata 376.
Les petits prophètes Osée, Joel, Amos, Jonas, Michée, Nahum, Habacuc, Sophonie, Aggée, Zacharie, Malachie, Le I. et II. Livres des Macchabées avec [...] Tome XII [...] 1714 : Osée pp. 387-412, Joel 413-416, Amos 417-421, Jonas 422-440, Michée 441-459, Nahum 460-461, Habacuc 462-480, Sophonie 481-492, Aggée 493-496, Zacharie 497-547, Malachie 548-563, Macchabées I 564-608, Macchabées II 609-629, Table [...] 630-655, Errata 656.
Frontispice gravé ‘Je mettrai ma loi dans leur intérieur et l’écrirai sur leur cœur’.
Le Nouveau Testament de Notre-Seigneur Jésus-Christ avec des explications et réflexions qui regardent la vie intérieure. Divisé en Huit Tomes. On expose dans la préface les conjectures que l’on a touchant l’auteur de cet ouvrage. Vincenti. A Cologne, chez Jean de la Pierre, 1713.
Préface générale pp. i-xxx, Courte préface de l’auteur pp. 1-10, Division de l’ouvrage en huit tomes 11-12.
Le Saint Evangile de Jésus-Christ selon Saint Matthieu avec [...] Tome I du NouV. Testament [...] 1713 : Saint Matthieu Ch. 1 à 17 pp. 1-371.
Suite du saint Evangile de Jesus-Christ selon saint Matthieu avec [...] Tome II du NouV. Testament [...] 1713 : Ch. 18 à 28 pp. 375-708, Table [...] 709-726, Errata 727.
Les ss. Evangiles de Jésus Christ selon S.Marc et S.Luc avec [...] Tome III [...] 1713 : S. Marc pp. 3-124, S. Luc 125-456, Table [...] 457-478, Errata 479.
Le saint Evangile de Jésus Christ selon saint Jean avec [...] Tome IV [...] 1713 : S. Jean pp. 3-539, Table 540-562, Errata 563.
Les Actes des Apôtres et les Epitres de saint Paul aux Romains aux Corinthiens & aux Galates avec [...] Tome V [...] 1713 : Actes pp. 3-71, Romains 72-232, Corinthiens I 233-325, Corinthiens II 326-436, Galates 437-488.
Les Epitres de saint Paul aux Ephésiens, Philippiens, Colossiens, Thessaloniciens, à Timothée, à Tite, et aux Hébreux avec [...] Tome VI [...] 1713 : Ephésiens pp. 489-580, Philippiens 581-631, Colossiens 632-662, Thessaloniciens I 663-675 T. II 675-676, à Timothée I 677-695 T. II 696-701, à Tite 702, et aux Hébreux 703-918, Table [...] 919-955, Fautes [...] 956.
Les Epitres canoniques de S. Jaques, S. Pierre, S. Jean et de S. Jude avec [...] Tome VII [...] 1713 : Jaques [Jacques] pp. 3-91, Pierre I 92-179 II 179-228, Jean I 228-332 II 333-338 III 339-345, Jude 345-376, Table [...] 377-398, Errata 399 Avertissement [sur une faute] 400.
L’Apocalypse de S. Jean Apôtre avec [...] Tome VIII [...] 1713 : Apocalypse pp. 3-409, Conclusion [générale] 409-412 ‘achevé le 23 de Septembre 1683’ [1682 corrigé à la main], Table [...] 413-442, Errata 443, Additions et redressemen[t]s [...] 659-664.
Fin.
1. Problème des références : Nous reproduisons très généralement les références bibliques de Poiret qui sont données en suivant la Vulgate. Aussi nous rappelons ci-dessous en note les « passerelles » qui permettent au lecteur le recours éventuel à une traduction ancienne à partir des traductions modernes ou l’inverse [275]. Il peut aussi exister des variantes dans la numérotation des versets.
2. Problème des sources : Nous n’avons pas retrouvé la version utilisée par madame Guyon et Poiret pour l’Ancien Testament. Ce dernier nous informe dans son Avertissement placé en tête des Explications de l’Ancien Testament, p. 29 : « § IV. …il ne s’est rien trouvé sur le second des Paralipomènes, sur le Cantique des Cantiques [276], sur le prophète Abdias, sur le troisième et le quatrième livre d’Esdras, ni sur l’Oraison de Manassé. On croit que l’Auteur n’aura point travaillé sur ces trois derniers tant par la raison qu’ils ne sont point compris dans le Canon de l’Ecriture tel que l’a dressé le Concile de Trente [277], que parce qu’ils n’ont point été mis en François dans la version de la Bible qui était à son usage, comme en effet ils ne se trouvent point non plus dans les nouvelles Editions de Liège des années 1700, et 1702. » - La belle traduction de Lemaître de Sacy se révèle assez proche et fut connue de Madame Guyon [278]. La forme rééditée récemment [279] de cette belle traduction, est proche de l’édition de Mons [280].
Pour le Nouveau Testament, Madame Guyon et Poiret utilisent l’édition catholique de Louvain sous sa forme revue par Amelote [281]. Ils apportent cependant des corrections, le plus souvent légères, mais il y a de notables exceptions affectant en particulier des citations jugées essentielles ! On sait que la version de Louvain eut de nombreuses variations[282].
Nous faisons figurer dans cette bibliographie, mise à jour à la fin de l’année 2004, un choix de publications récentes, centrées sur madame Guyon et facilement accessibles :
1. Etudes :
[1958] L. Cognet, Crépuscule des Mystiques, Paris, Desclée, 1958 [ancien mais insurpassé].
[1967] L. Cognet, article Guyon dans le Dictionnaire de Spiritualité, Beauchesne, tome 6, colonnes 1306-1336.
[1974-1978, 1997] J. Orcibal, Le Cardinal Le Camus témoin au procès de Madame Guyon (1974) p. 799-818 ; Madame Guyon devant ses juges (1975) p. 819-834 ; Introduction à Jeanne Marie Bouvier de la Mothe-Guyon : les Opuscules spirituels (1978) p. 899-910, dans Etudes d’Histoire et de Littérature Religieuse, Paris, Klincksieck, 1997.
[1989] M.-L. Gondal, Madame Guyon (1648-1717), un nouveau visage, Paris, Beauchesne, 1989 [ouvrage d’ensemble sur Madame Guyon, fondé sur L’Acte mystique, thèse soutenue en 1985].
[1997] Madame Guyon, Rencontres autour de la Vie et l’œuvre de Madame Guyon, Grenoble, Millon, 1997. [Précieuses contributions de spécialistes pour la première fois rassemblés autour de Madame Guyon].
[2003] D. Tronc, « Une filiation mystique : Chrysostome de Saint-Lô, Jean de Bernières, Jacques Bertot, Jeanne-Marie Guyon », XVIIe siècle, n°1-2003, 95-116.
[2004] D. Tronc, « Quiétude et vie mystique : Madame Guyon et les Chartreux », Transversalités, n°91, juillet-septembre 2004, 121-149 ; « L’expérience “quiétiste” de Madame Guyon », Mélanges Carmélitains, vol. 2 (2004), 349-395.
2. Œuvres :
Nous nous limitons aux éditions critiques réalisées à partir de l’année 1990 [283] :
[1990] Madame Guyon : la passion de croire, choix de textes par M.-L. Gondal, 1990 ; Nouvelle Cité, 1994.
[1992] Récits de Captivité, édité par M.-L. Gondal, Grenoble, Jérôme Millon, Coll. « Atopia », 1992, 182 p.
[1992] Torrents et Commentaire au Cantique, édités par C. Morali, Grenoble, Jérôme Millon, Coll. « Atopia », 1992, 305 p.
[1995] Le Moyen court et autres récits, une simplicité subversive, textes édités par M.-L. Gondal, Grenoble, Jérôme Millon, Coll. « Atopia », 1995, 298 p. [contient : Introduction, I. Le Moyen court et sa défense (Moyen court, Courte apologie et extraits des Justifications), II. Le travail de l’Intérieur (Règle des Associés, Petit abrégé), III. Le Chant de l’âme, (un choix de poésies)].
[1998] Le Purgatoire, édité par M.-L. Gondal, Grenoble, Jérôme Millon, Coll. « Atopia », 1998, 109 p.
[2000] De la Vie intérieure, Quatre-vingt Discours Chrétiens et Spirituels…, édités par D. Tronc, Paris, Phénix, Coll. « La Procure », 2000, (rééd. 2004), 482 p. [la moitié des Discours].
[2001] Le Moyen court, Mercure de France, 91p., (reprise de l’éd. Millon de 1995).
[2001] La Vie par elle-même et autres écrits biographiques, Edition critique avec introduction et notes par D. Tronc, Etude littéraire par A. Villard, Paris, Honoré Champion, coll. « Sources Classiques », 2001, 1163 p. [inclut les “récits de captivité” et des témoignages de tiers].
[2003-2005] Madame Guyon, Correspondance, I Directions spirituelles, Edition critique établie par D. Tronc, Paris, Honoré Champion, coll. « Correspondances », 2003, 928 p. [inclut la “Correspondance avec Fénelon”, complétée par l’année 1690 ; la Correspondance de Fénelon par Orcibal laisse de côté les lettres de madame Guyon] ; Correspondance, II Combats, id., 2004, 952 p. [le dossier permettant l’étude de la “Querelle du Quiétisme”] ; Correspondance, III Chemins mystiques, id. [troisième et dernier volume, prévu début 2005].