[Nous livrons ici la totalité d'un volume dont nous disposons des droits. Edité en faible tirage ( Phenix Editions - La Procure, 2001, 2004), ce premier travail est actuellement épuisé (une édition critique augmentée est en préparation). Ce choix de "Discours chrétiens et spirituels" livre le coeur de madame Guyon en fin de vie, arrivée à la pleine maturité mystique.]
Discours Chrétiens et Spirituels sur divers sujets
qui regardent la vie intérieure
présentés et annotés par Dominique TRONC
Quatre-vingt Discours Chrétiens et Spirituels
qui regardent la vie intérieure
1.01 De deux sortes d’Écrivains des choses mystiques ou intérieures.
1.02 De la simplicité de l’intérieur et sa conformité à l’Écriture sainte : § II
1.03 Lecture, matière, usage des Livres intérieurs.
1.14 De trois voies imperceptibles de l’intérieur.
1.17 Effets de la Foi et de l’Humiliation.
1.19 Comment on doit porter les croix pour être intérieur.
1.30 Avantages de la bassesse et du rien.
1.31 Vicissitude d’élévation et d’abaissement.
1.36 Perte de tout pour passer en Dieu et y trouver tout.
1.37 Fuite, silence et repos en Dieu.
1.38 De la Prière parfaite, ou de la contemplation pure.
1.40 La vraie simplicité et ses avantages.
1.41 Avantages de la simplicité
1.43 Contemplations de plusieurs sortes et quelle est la meilleure.
1.44 La pente du cœur, et l’attrait de Dieu par l’union représentée dans les créatures.
1.46 Qu’aimer et regarder Dieu purement, est le but de tout, et l’Évangile éternel.
1.48 De l’amour intéressé, et du désintéressé.
1.49 Divers effets de l’amour.
1.55 Le néant de l’homme devant le Tout de Dieu.
1.56 Que la gloire et la louange n’appartiennent qu’à Dieu.
1.60 Différence de la sainteté propriétaire et de la sainteté en Dieu.
1.61 De la mauvaise et de la bonne indifférence.
1.62 De la Foi pure et passive, et de ses effets.
2.03 L’intérieur marqué par tout, aussi bien que les oppositions qu’on lui fait, mais en vain.
2.04 La Volonté de Dieu est la voie et l’essence de la perfection.
2.05 Voie du cœur, préférable à celle de l’esprit.
2.08 De la vraie et libre oraison et de ses avantages.
2.09 De l’oraison d’affection et de silence.
2.15 Différence de la foi obscure à la Foi nue.
2.16 De la conduite de la Foi.
2.17 De la Foi et de ses effets.
2.19 Épreuves et purifications de diverses sortes.
2.20 De la sécheresse spirituelle et de ses effets.
2.21 Des tentations et mortifications de l’Esprit.
2.24 Motions et opérations purifiantes de Dieu : fidélité qu’on leur doit.
2.25 Variété et uniformité des opérations de Dieu dans les âmes.
2.27 Ne se reprendre dans l’abandon de Dieu.
2.31 Deux obstacles à l’avancement spirituel de plusieurs.
2.32 La Sagesse humaine et la divine sont incompatibles.
2.35 Diverses Opérations préparatoires pour réunir l’âme à son principe.
2.36 Des états de mort, d’anéantissement, de résurrection…
2.37 Des plus pures Opérations de Dieu et de leurs effets.
2.38 De deux sortes d’anéantissements.
2.42 Pureté d’Acte et de Connaissance des âmes pures.
2.43 Ce que c’est que voir les choses en vérité.
2.44 Opérations illuminatives de Dieu : ce qu’elles exigent de l’âme.
2.45 Deux Opérations de Dieu dans la volonté : la Souplesse et l’Onction.
2.46 Si on peut être dispensé de faire la volonté de Dieu.
2.48 Du pur Amour, ou de la parfaite Charité.
2.49 Du pur Amour ou de la pure Charité.
2.50 Que l’Amour pur est le principe et le but de tout !
2.51 Le pur Amour et la simple vérité font tout.
2.52 Sur le sacrifice absolu et l’indifférence du salut.
2.53 L’âme en pure Charité n’est plus à sa propre disposition, mais à celle de Dieu.
2.54 Opération de l’amour de Dieu sur les âmes.
2.55 Soumission et immutabilité de l’âme unie.
2.56 De la Fermeté intérieure.
2.57 Enfance et dépouillement nécessaires pour la charité.
2.59 De l’état de la parfaite simplicité.
2.61 État d’une âme passée en Dieu.
2.64 Voies et Opérations de Dieu et de Sa grâce sur les âmes de choix.
2.65 État Apostolique. Appel à enseigner.
2.66 Vie et fonctions de Dieu dans une âme.
2.67 Des Communications spirituelles et divines.
2.68 Communication de cœurs et d’esprits.
2.69 Conclusion de toutes les voies de Dieu.
LETTRES Tome quatrième : QUELQUES DISCOURS CHRETIENS ET SPIRITUELS
3.01 Courte idée de la Voie Intérieure.
3.02 Economie de la vie intérieure.
3.06 L’intérieur rebuté et recherché.
3.09 Union éternelle avec Dieu.
3.11 Vie d’une âme renouvelée en Dieu et sa conduite.
3.12 Âme Épouse de Jésus-Christ.
3.15 Dispositions pour la maladie et la mort. [Pour les malades et les mourants.]
3.16 Dieu et son Amour sont la fin de tout.
Annexe I : Lettre de Monsieur Bertot
Annexe II : La vie et l’œuvre de Madame Guyon
Annexe IV : Œuvres et leurs abréviations
Ce volume reprend environ la moitié des opuscules rassemblés et publiés au XVIIIe siècle par l’éditeur et pasteur Pierre Poiret sous le titre de Discours Chrétiens et Spirituels sur divers sujets qui regardent la vie intérieure…[1716], comportant 140 pièces, ainsi que ce qui apparaît comme une conclusion, sous forme de Discours complémentaires, attachée au quatrième volume des Lettres chrétiennes et spirituelles sur divers sujets qui regardent la vie intérieure ou l’esprit du vrai christianisme… [1718] et comportant 16 pièces. La description détaillée de ces sources est donnée à la fin de ce volume, dans l’Annexe IV : Bibliographie[1]. L’édition eut lieu en Hollande[2] où vivait Poiret qui découvrit, s’intéressa et rechercha l’œuvre de Madame Guyon dès 1704[3].
Ces opuscules expriment l’enseignement vivant de Madame Guyon (1648-1717) distribué dans le cercle de ses disciples proches. Ils sont souvent plus révélateurs que des textes qui s’adressent à un cercle élargi tels que le Moyen court[4] ou les Torrents spirituels. Sans recourir à de larges développements lyriques, ils décrivent en effet l’expérience intérieure à partir de laquelle Jeanne-Marie Guyon établit son autorité. Ils furent appréciés des spirituels de l’époque mais ne furent jamais réédités, en partie parce que leur titre trop banal rend mal compte de leur contenu. Aussi ces textes devenus des plus rares ne sont accessibles que dans quelques bibliothèques[5].
Il s’agit de textes de direction écrits dans des conditions très diverses mais qui s’adressent toujours à un aspirant à la vie intérieure, assez souvent sous la forme d’une lettre. Dans ce dernier cas, Poiret en a retiré les aspects personnels afin de voiler l’identité d’un destinataire encore vivant ou très récemment disparu.
Ceci explique l’absence de plan général : il ne s’agit pas de « chapitres » d’une œuvre construite. On sera cependant attentif à un regroupement selon des « zones » successives traversées par les itinérants intérieurs auxquels s’adressent les Discours. Nous les reprenons de Poiret dont on pense qu’il demanda l’avis de Madame Guyon[6]. Ce regroupement renforce la perception des répétitions mais elles s’avèrent peu gênantes : telles des facettes multiples à travers lesquelles se perçoit une même lumière profonde, des textes similaires quant à leur objet tiennent compte de la variété des besoins personnels comme de la diversité des chemins possibles[7].
La majorité de ces écrits furent rassemblés à la fin de la vie de Madame Guyon, période paisible où sortie de prison mais sous surveillance après la condamnation du quiétisme, elle a pu faire venir près d’elle quelques disciples et correspondre avec beaucoup d’autres. Très certainement avec son accord, 140 de ces 156 textes furent édités en 1716 alors que Madame Guyon mourut en 1717. Elle n’a probablement pas eu le temps de revoir à Blois les manuscrits - disparus - utilisés par Poiret à Rijnsburg en Hollande[8]. Seuls les 16 textes édités en 1718 à la fin des volumes rassemblant par ailleurs une fraction de sa correspondance nous apparaissent comme un supplément rassemblé post-mortem sans le contrôle de leur auteur.
En général tous ces écrits expriment une très forte autorité, toutefois paisible et sans illusion, comparable à celle des dernières pages autobiographiques écrites en 1709. Un dialogue permanent avec l’Ancien et le Nouveau Testament supplée à l’absence de théories théologiques. Ce dialogue est distinct des Explications trop abondantes de 1684[9] et nous paraît constituer un approfondissement d’une interprétation mystique. Ces deux indices nous font attribuer une majorité des Discours aux dernières années et les rendent ainsi incontournables. Toutefois certains sont plus anciens, telles les lettres adressées à Fénelon, mais dès 1689 la maturité intérieure était assez grande chez cette femme de 41 ans pour justifier leur publication en 1716.
En résumé ces écrits sont rassemblés dans la perspective d’une disparition prochaine de leur auteur comme de son cercle d’amis français et étrangers, afin de fournir à une nouvelle génération de disciples les traces écrites d’une direction spirituelle qui fut vivante. Rappelons que le duc de Chevreuse est mort en 1712 et Fénelon en janvier 1714. L’éditeur et disciple Poiret va disparaître en 1719. C’est ici toute une génération qui s’efface pour être remplacée par des disciples français, écossais, hollandais et suisses[10].
Nous ne présentons que 80 Discours : une telle sélection, rendue nécessaire par le volume imposant des textes, est justifiée par le caractère composite de l’ensemble[11]. Il évite des répétitions en privilégiant la forme la plus achevée et la plus dense de préférence à celle qui porte les traces d’une écriture sans repentir. Les 76 Discours laissés de côté n’apportent guère de points nouveaux car en fidèle disciple, Poiret était très attentif à ne rien laisser perdre de l’œuvre de Madame Guyon.
Poiret et ses amis ont donc édité un témoignage sobre et sûr, rempli d’admirables descriptions d’états vécus, en tout point conforme au courant reliant à plus d’un siècle d’écart Jean de Bernières à Jean-Pierre de Caussade. Mais les textes que l’on va lire ne s’ajoutent donc pas simplement au corpus immense de la littérature spirituelle et ascétique du Grand siècle. Une adaptation est nécessaire pour surmonter leur éventuelle étrangeté et pour être saisi par la véracité et la précision de l’explorateur d’une terre nouvelle. On a en effet bien l’impression de toucher une autre rive, de voyager au cœur d’un continent inconnu plutôt que de cerner sa cartographie, ce qui serait le travail de géographes supposant des connaissances théoriques, par exemple théologiques. Mais écrits souvent à l’intention d’un interlocuteur défini et très personnellement connu, ils témoignent d’une expérience acquise « sur le terrain » et situé au-delà des frontières connues par l’ensemble des membres des structures religieuses, qui se plient nécessairement à des règles majoritaires de prudence et respectent des critères d’accord avec des développements théologiques, d’absence d’ambiguïté etc. Madame Guyon est peu théoricienne mais s’appuie par contre fort solidement sur les deux Testaments : elle y était remarquablement préparée par ses Explications [1684] sur la Bible et par ses Justifications [1694] qu’elle avait dû fournir à Bossuet pendant la querelle du quiétisme.
La première impression d’étrangeté s’atténue lorsque l’on tient compte des textes mystiques antérieurs au XVIIe siècle qui courent parallèlement aux explicitations théologiques et se situent bien au cœur du christianisme. Nous citons parfois en notes aux Discours, deux femmes : Hadewijch II (béguine du XIIIe siècle inspiratrice du grand Ruysbroeck) et Catherine de Gênes (femme mariée de la fin du XVe siècle dont les dits recueillis par ses proches furent très lus et admirés par les prédécesseurs immédiats de Madame Guyon) parce qu’elles abordent des sujets théologiquement sensibles et parfois plus vigoureusement même que Madame Guyon[12] !
Une certaine patience est requise du lecteur dans les ouvertures ou fermetures de certains Discours, un peu diffuses ou dévotes et probablement arrangées par Poiret. On tiendra enfin compte d’une progression intérieure, puisque nous suivons l’ordre « ascendant » adopté par ce dernier.
Ces textes ont souvent une profondeur comparable à ceux de Ruysbroeck ou de Jean de la Croix, ce dernier très bien connu de Madame Guyon[13]. Mais les témoignages de ces deux maîtres de la mystique furent retravaillés pour le premier et partiellement détruits pour le second. Et leur éloignement par le temps et par leurs états consacrés les vouant à des modes de vie particuliers est grand. Pour ces raisons, ce que nous lisons ici des écrits intimes de Madame Guyon se révèle unique et proche. La finesse psychologique de la contemporaine de Racine permet de démonter tous les pièges de l’amour propre. Certes les descriptions des effets de l’amour divin qui conduisent à la désappropriation prennent parfois un caractère rigoureux et abrupt. Il n’est toutefois « terrible » que si l’on oublie l’aide (non écrite) de la grâce divine et la libération (affirmée mais indescriptible) qui est le terme du chemin.
La belle indépendance de Madame Guyon vis-à-vis des autorités de son temps fut rendue possible par le contact direct avec une réalité intime donnée par grâce divine. Ceci entraîna de sa part une certaine indifférence vis-à-vis de la théologie, outre celle provenant d’un handicap culturel féminin propre à son temps[14]. Cette certitude intérieure permet de comprendre mieux sa tentative « naïve » d’influencer Bossuet puis sa résistance opiniâtre lors des assauts de l’évêque de Meaux - ainsi que l’incompréhension de ce dernier face à une affirmation d’autorité uniquement basée sur une expérience intérieure qui lui échappe. Cette autorité issue de l’expérience seule continue d’ailleurs de poser le problème sérieux de Madame Guyon par rapport à la religion - surtout si l’on tient compte d’affirmations abruptes et incontournables sur la transmission, son rôle dans la direction intérieure etc.
C’est par la condamnation de son disciple Fénelon que le Pape mit un terme à la querelle du « quiétisme ». Puis des Protestants l’admirèrent et la publièrent d’abord en Hollande, ensuite en Suisse. Tous ces faits rendirent difficile jusqu’à nos jours la reconnaissance de cette grande mystique dans le monde catholique qui constituait cependant son milieu naturel auquel elle demeura fidèle. D’un autre côté elle demeura toujours « une dévote » aux yeux des esprits sceptiques du Siècle des Lumières luttant contre l’influence des Eglises. Sa propre influence resta souterraine et par là suspecte aux uns comme aux autres : il fallut attendre 1907 pour voir authentifiée sa correspondance de la direction de Fénelon ! Puis Henri Delacroix dès 1908, le philosophe Bergson, les historiens Henri Bremond et Louis Cognet la réhabilitèrent avant que l’on ne la réédite partiellement[15].
Ce qui nous rend Madame Guyon très proche est sa vie plongée « dans l’ordinaire » quotidien. Née en 1648 et mariée à Montargis à l’âge de seize ans, elle devint veuve à vingt-huit ans après cinq grossesses dont survivront trois enfants jusqu’à l’âge adulte.
Elle pensait (avec ses conseillers religieux) qu’elle devait contribuer à l’évangélisation : aussi voyagea t-elle cinq ans durant, à Thonon en Savoie, à Grenoble, ainsi que près de Turin en Piémont pendant presque une année. Le succès rencontré dans cette entreprise suscita jalousies et oppositions ; mais son action féconde fut reconnue. Le Moyen court… publié à Grenoble en témoigne[16]. Ainsi c’est une femme d’expérience qui revint en France et arriva à trente-huit ans à Paris, l’année précédant la condamnation de Molinos et de « quiétistes[17] » dont post-mortem le grand spirituel français Jean de Bernières auquel elle se rattache par le franciscain Archange Enguerrand, la supérieure bénédictine Geneviève Granger et le confesseur du couvent de Montmartre Jacques Bertot. Elle fut emprisonnée un peu moins d’une année puis délivrée sur l’intervention de Mme de Maintenon tentée momentanément par la vie mystique. Elle entreprit un apostolat à la Fondation des Demoiselles de Saint-Cyr que dirigeait alors sa cousine Mme de la Maisonfort. Elle s’attacha de nombreux disciples dont Fénelon et les ducs et duchesses de Chevreuse et Beauvillier sont les figures connues. Ils lui demeureront fidèles jusqu’à leur mort, c’est-à-dire durant près de trente ans.
Tombant en défaveur, elle tenta en vain de se réfugier dans l’isolement et le silence ; lorsqu’il s’avéra qu’elle était l’âme de la résistance à la normalisation « anti-quiétiste », elle fut emprisonnée une seconde fois à quarante-huit ans, pour sept années et demie dont cinq en isolement à la Bastille. Elle en sortit à cinquante-cinq ans - sur un brancard.
Il lui restait cependant quatorze années à vivre : elle les consacra à former des disciples catholiques et protestants, les ouvrant à la vie intérieure, ce dont témoignent les textes présentés ici et une correspondance qui devint européenne. Elle mourut en 1717 âgée de soixante-neuf ans. On trouvera une courte chronologie des principaux événements et de ses écrits en Annexe II , La vie et l’œuvre de Madame Guyon.
Au nom de sa liberté intérieure, elle refusa donc toute sa vie de se laisser embrigader par les autorités ecclésiastiques masculines : elle refusa en particulier de devenir supérieure des Nouvelles Catholiques de Gex malgré les pressions de l’évêque in-partibus de Genève. Elle vécut une vie d’épouse et de mère de famille, géra sa fortune, voyagea, connut la Cour et ses mondanités. Mais elle resta toujours centrée sur sa vérité profonde comme en témoigne cette confidence au Duc de Chevreuse :
« J’avais fait cinq vœux en ce pays-là [la Savoie]. Le premier de chasteté que j’avais déjà fait sitôt que je fus veuve, [le second] celui de pauvreté, c’est pourquoi je me suis dépouillée de tous mes biens - je n’ai jamais confié ceci à qui que ce soit. Le troisième d’une obéissance aveugle à l’extérieur à toutes les providences ou à ce qui me serait marqué par mes supérieurs ou directeurs, et au-dedans d’une totale dépendance de la grâce. Le quatrième d’un attachement inviolable à la sainte Eglise. Le cinquième était un culte particulier à l’enfance de Jésus-Christ plus intérieur qu’extérieur[18]. »
Sa vie témoigne d’une incessante lutte pour garder cette voie personnelle inébranlable au milieu de la vie ordinaire et publique. Son expérience est semblable à celle de Catherine de Gênes, Jean de la Croix ou Jean de Saint-Samson – au-delà des dates, des lieux et dogmes particuliers.
Son témoignage peut conforter ceux qui sont exposés au doute sur l’existence même d’une Réalité intime, cause première et premier moteur, plus profonde et plus centrale que notre nature consciente et inconsciente, en amont des religions qui tentent d’en donner l’écho. En effet « l’hypothèse » divine n’est plus avancée de nos jours par les historiens qui s’efforcent de cerner le champ mystique. Ils recourent à des modèles d’explications psychologiques ou empruntés aux « sciences sociales » et tentent parallèlement d’accéder à une compréhension profonde par l’analyse du travail d’écriture. Inversement Bergson voyait dans le témoignage de Mme Guyon un invariant mystique, une preuve par universalité qui ne dépend pas du temps et des croyances religieuses.
Une mystique très pure, dégagée d’une gangue dévotionnelle, est exposée ici avec précision et finesse - et dans notre langue - ce qui facilite l’approche à travers les mots, quelque peu analogue au mode de perception poétique. Nous en soulignons maintenant quelques aspects.
Ils sont présentés selon une séquence analogue à « l’histoire » sous-tendant le texte des Torrents : la prière est indispensable sur le chemin qui, surmontant des obstacles par de précieuses qualités au travers d’une purification allant jusqu’à la nuit vécue dans la foi, trouve son terme apostolique en Dieu, permettant la communication.
On sera conscient de la durée très grande - plusieurs dizaines d’années - de la trajectoire ainsi mise en œuvre. Parfois des prises de conscience peuvent surgir brusquement : ainsi à dix-neuf ans, ne connaissant que la méditation et la prière vocale et cherchant vainement une voie intérieure satisfaisante, fit-elle la connaissance du franciscain A. Enguerrand qui lui répondit : « C’est Madame que vous cherchez au dehors ce que vous avez au-dedans[19]. » - réponse dont l’efficacité la fit entrer brusquement dans la vie mystique. Puis cette évolution spirituelle se poursuivit sur toute la durée de la longue vie de Madame Guyon. Afin d’en porter témoignage, celle-ci écrivit les opuscules des Discours et des rédactions successives de sa Vie par elle-même, mêlant intimement les événements de la vie concrète aux événements intérieurs incluant des résonances psychologiques propres à sa nature, tentant aussi d’en tirer des leçons dont elle pensait qu’un tiers pouvait tirer avantage. Ces trois composantes - vie extérieure, vie intérieure, enseignement - forment une tresse complexe qui la rend parfois difficile à lire !
Mais chez beaucoup de spirituels l’évolution reste inachevée. Ceci explique une confusion dans les termes mystiques utilisés par des observateurs qui superposent certains états à d’autres états analogues mais plus avancés d’un ou quelques tours, selon une comparaison imagée où le chemin est assimilé à une spirale ascendante plutôt qu’à une progression linéaire :
« Ce ne sont donc point les mêmes degrés que l’on repasse ; ce qui serait aussi difficile que de rentrer dans le ventre de sa mère : mais de nouveaux degrés, qui paraissent les mêmes[20]… »
Le parcours intérieur va bien au-delà des phénomènes propres aux débuts de la vie mystique, qui sont liés à la faiblesse de notre nature et qui sont rejetés ou du moins mis à leur place secondaire par l’ensemble des auteurs mystiques[21]. Il dépasse la « voie de lumières[22] » pour aboutir parfois, après purification comportant éventuellement une nuit, à la foi nue, l’anéantissement en Dieu et parfois la vie apostolique.
Tout commence par « ce concours vital …pour adhérer à Dieu[23]. » Mais comment le mettre en œuvre ? Madame Guyon décrit une voie médiane qui ne fait pas appel à l’effort méditatif d’exercices spirituels (elle ne rejette cependant pas le recours à des moyens tels qu’une lecture introduisant doucement au recueillement) ; à l’opposé elle rejette une recherche « quiétiste » qui se satisferait d’un vide ponctuel obtenu par abstraction d’esprit. Car les exercices peuvent être utiles au commencement mais risquent ensuite d’enfermer le pratiquant dans leurs procédés ; et la recherche du vide peut conduire à une fausse paix de l’esprit, danger contre lequel Ruysbroeck mettait en garde :
« On rencontre d’autres hommes qui... au moyen d’une sorte de vide, de dépouillement intérieur et d’affranchissement d’images, croient avoir découvert une manière d’être sans mode et s’y sont fixés sans l’amour de Dieu. Aussi pensent-ils être eux-mêmes Dieu... Ils sont élevés à un état de non-savoir et d’absence de modes auxquels ils s’attachent ; et ils prennent cet être sans modes pour Dieu[24]. »
Ces deux extrêmes des exercices prolongés ou de l’abstraction volontaire d’esprit ont en commun de privilégier l’effort. Ils risquent donc en pratique de ne plus reconnaître la primauté voire l’existence même du don de la grâce ! Au contraire, dans la voie d’amour :
« On ne fait nul effort d’esprit pour s’abstraire; mais l’âme s’enfonçant de plus en plus dans l’amour, accoutume l’esprit à laisser tomber toutes les pensées ; non par effort ou raisonnement, mais cessant de les retenir, elles tombent d’elles-mêmes[25]. »
Madame Guyon privilégie sur l’esprit le cœur mais aussi la volonté aux sens propres que leur prêtaient son siècle :
« L’esprit se lasse de penser, et le cœur ne se lasse jamais d’aimer. (…) il est impossible que l’action de l’esprit puisse durer continuellement : c’est de plus une action sèche, qui n’est bonne qu’autant qu’elle en procure une autre, qui est celle de la volonté. Concluons qu’il est plus utile pour nous, plus glorieux à Dieu, et même uniquement nécessaire, d’aller par la voie de la volonté[26]. »
Dans l’état contemplatif ainsi établi peuvent se présenter phénomènes mystiques ou psychologiques, souvent sous la forme de représentations, d’images. Au mieux elles sont la coloration dépendant d’un contexte religieux ou culturel sous laquelle transparaît un travail profond de la grâce ; au pire, elles sont des illusions. Dans tous les cas, il faut s’en détourner :
« Cette contemplation doit être nue et simple; parce qu’elle doit être pure. Tout ce qui la détermine, la termine et l’empêche … ne donne jamais la chose telle qu’elle est en soi, mais en image grossière, qui ne peut ressembler au simple et immense Tout.[27] »
Ainsi, tandis que les illusions sont ainsi dénoncées conformément aux nombreuses mises en garde de Jean de la Croix, Mme Guyon se situe dans la tradition spirituelle qui remonte par Benoît de Canfield aux Rhéno-flamands :
« L’élévation d’esprit qui se fait par ignorance, n’est autre chose que d’être mu immédiatement par l’ardeur d’amour, sans aucun miroir, ou aide des créatures, sans l’entremise d’aucune pensée précédente, et sans aucun mouvement présent d’entendement, afin que la seule affection puisse toucher, et que la connaissance spéculative ne puisse rien connaître en cet exercice d’esprit[28]. »
Elle ajoute des descriptions précises, même si elles sont lyriques, du vécu intérieur, à un tel résumé « théorique » dense et sait définir clairement les termes mystiques correspondant aux divers états de prière ou oraison, tels qu’ils sont en usage à la fin du siècle[29], toujours par référence à l’expérience, distinguant comme on le verra en la lisant : oraison de simple regard, contemplation, oraison simple, oraison de foi, foi simple sans bornes ni mesures[30].
La Vie de Madame Guyon décrit une évolution qui naît au cœur de l’individu et le transforme sur la longue durée. Cette expérience est dite mystique parce qu’elle est intérieure et cachée mais elle ne se traduit par aucun refus des engagements dans la vie concrète visible et libère une énergie active considérable. On distingue, sans en faire système, trois étapes ou mieux grandes périodes :
En premier lieu, la découverte de l’intériorité permet une pacification progressive. Cette découverte s’accompagne d’événements intérieurs variés selon les tempéraments et l’environnement, brefs instants ou états pouvant durer des jours. Leur caractère extra-ordinaire a toujours attiré une attention exagérée au détriment de la vie profonde. Manifestations secondaires souvent liées aux faiblesses d’une nature rencontrée par la grâce, elles sont cependant utiles pour confirmer le commençant dans sa voie. Elles élargissent sa vision en relativisant l’importance accordée à soi-même par une ouverture à la beauté du monde et des êtres. Madame Guyon souligne la manifestation divine qui détruit - suavement en ce début - les obstacles :
« Dieu commence par combler l’âme de grâces : ce ne sont que lumières et ardeurs : on monte incessamment de grâce en grâce, de vertus en vertus, de faveurs en faveurs[31]. »
« Dès le commencement elle consiste en un regard d’amour sur l’homme; et ce regard le consume et détruit ses impuretés … Car il faut concevoir, que toutes les opérations de Dieu en lui-même et hors de lui-même ne sont qu’un regard et un amour éclairant et unissant. … Plus il purifie par ce regard, plus il atteint le dedans et le purifie de ce qui est plus subtil, plus délicat, mais aussi plus enraciné[32]. »
En second lieu suivent des années de « désappropriation » terme qui s’avère d’un emploi fréquent dans les Discours[33]. Il se substitue souvent à celui de « purification » terme beaucoup plus courant dans la littérature spirituelle mais ambigu aux yeux de Mme Guyon. Elle l’emploie souvent[34] mais dans un sens moins large, parce qu’il risque de laisser croire que nous serions à terme un ‘nous-mêmes’ moins ses défauts !
Tandis que la désappropriation porte sur l’être même :
« On s’élève au-dessus de soi en se quittant soi-même par un désespoir absolu de trouver aucun bien en soi. On n’y en cherche plus; on trouve en Dieu tout ce qui nous manque ; ainsi on s’élève au-dessus de soi par un amour de Dieu très épuré[35].
Ce ‘soi-même’ ne subsiste pas mais seulement des capacités et aussi des infirmités[36].
Ainsi en troisième lieu la structure individuelle est mise au service de ce qui vient prendre la place centrale au cœur et la dirige, comme l’exprime l’apôtre Paul si souvent cité par Madame Guyon :
« Cette âme sait fort bien que Dieu est devenu sa vie. Au commencement cela est plus aperçu, dans la suite cela devient comme naturel. Saint Paul qui l’avait éprouvé dit : je vis, non plus moi, mais Jésus-Christ vit en moi[37]. »
C’est la naissance à une vie nouvelle à partir de laquelle pourra éventuellement s’exercer une transmission. Avant de toucher à cette « vie apostolique » et à la communication qu’elle permet, elle est vécue par la mystique accomplie,
« …sans que l’âme fasse autre chose que se reposer, sans savoir comme cela se fait, elle s’élève insensiblement au-dessus d’elle-même, et par un renoncement parfait, elle se quitte peu à peu à force de s’élever au-dessus d’elle-même, comme un aigle qui quittant la terre, s’élève si haut qu’il la perd de vue[38].
« Je ne suis ni saint, ni orné etc. dira cet homme éclairé de la lumière de Dieu, mais Dieu est tout cela pour moi. … comme Il ne laisse rien pour moi, et que je ne saurais subsister sans rien, Il m’absorbe et me perd en Lui, où Il ne me laisse rien de propre, ni propre justice, ni propre vertu[39]. »
On peut trouver des descriptions plus fines[40] ou plus imagées[41] que celle de la division tripartite que nous venons de rappeler. Ainsi selon la succession suivante : (1) attirance en soi où demeure la voie de l’intériorité et sa source[42], (2) laisser faire Dieu plutôt que de s’efforcer à quelque exercice ou ascèse[43], (3) chasser l’amour-propre en ne se recourbant jamais sur soi[44], (4) accepter la purification nécessaire[45] parce qu’on ne peut concilier attachement et amour ; on est obligé de suivre Jésus-Christ par la voie de la foi nue[46] et non des lumières, (5) l’Amour pur rend heureux dans le sans-limite[47], (6) vient la nuit ou du moins quelques touches nocturnes qui touchent l’être même et non plus seulement ses vêtements[48], (7) puis un état intermédiaire où l’on est perdu à soi mais où le divin demeure encore caché[49], (8) enfin une recréation divine ; alors suivant Paul « ce n’est plus nous qui agissons[50]. »
Mais toute division en trois étapes[51] ou en huit etc. présente le danger de substituer un chemin à la diversité permise dans la traversée des zones évoquées précédemment ou dans l’ascension selon la belle comparaison de la montagne qui ouvre les Discours[52].
Le principal obstacle est celui de la volonté propre qui empêche le divin d’être notre principe. En effet l’exercice de la volonté propre conduit souvent à une fausse ascèse à propos de laquelle Madame Guyon n’hésite pas à évoquer les sépulcres blanchis de l’Evangile :
« Il y avait alors un certain ordre d’architecture aux tombeaux qui les faisaient paraître très beaux par dehors, quoiqu’ils ne renfermassent que des ossements de morts. … On met toute la perfection dans un certain arrangement extérieur, dans une certaine composition, durant que nous laissons vivre nos passions. Par les passions je n’entends pas seulement la colère et la sensualité grossière, mais la cupidité de l’esprit et tout ce qui nous fait vivre à nous-mêmes…[53] »
Ensuite le doute auquel tente de remédier le recours à la loi ou aux raisonnements :
« Nous parlâmes d’abord des tentations contre la foi, des doutes sur l’éternité et sur l’immortalité de l’âme … Le plus court, le plus assuré, et le plus avantageux est, de n’admettre dans l’esprit nulles raisons mais de vouloir déterminément servir Dieu, et l’aimer indépendamment de tous les événements.[54] »
Ainsi ces obstacles peuvent arrêter l’évolution intérieure :
« Etant dans un fort recueillement, il me fut montré deux personnes : l’une qui était toujours exposée aux rayons divins et qui recevait incessamment les influences de la grâce ; et l’autre qui mettant continuellement de nouveaux obstacles, quoique subtils et légers, à la pénétration du Soleil, était cause que le Soleil ne faisait autre chose par son opération, que de dissiper les obstacles[55]. »
Ils seront surmontés à l’aide des qualités de simplicité et d’humilité, analogue au creux de la pierre, sur lesquelles revient toujours Madame Guyon :
« En quoi consiste la simplicité ? C’est dans l’unité : si nous n’avons qu’un regard unique, un amour unique, nous sommes simples[56].
« Il faut savoir qu’on creuse la pierre en proportion que ce qu’on y veut graver a de grandeur, d’épaisseur et d’étendue. Afin que Dieu s’imprime dans notre âme, il faut qu’elle soit dans un néant proportionné au dessin de l’impression que Dieu y veut faire. Ici tout s’opère en vide … L’homme ne voit point ce merveilleux ouvrage : il n’en paraît rien au dehors. Ce n’est point un ouvrage de relief, mais un creux profond, une concavité, que l’âme n’aperçoit que par un vide souvent très pénible[57]. »
Finalement se manifestent la pure charité et le pur amour qui absorbent la foi et l’espérance :
« La pure charité est si pure, si droite, si grande, si élevée, qu’elle ne peut envisager autre chose que Dieu en Lui-même et pour Lui-même. Elle ne peut se tourner ni à droite ni à gauche, ni se recourber sur nulle choses créées quelque élevées qu’elles soient. …
« [la foi et l’espérance] sont absorbées dans elle, qui les renferme et les comprend sans les détruire : comme nous voyons la lumière du soleil, lorsqu’il est dans son plein jour, absorber tellement celle des autres astres, qu’on ne les peut plus discerner, quoiqu’ils subsistent réellement[58].
« La volonté embrasse l’amour et se transforme en lui et la foi fait la même chose de la vérité : en sorte que quoique cela paraisse deux actes différents, tout se réduit en unité[59].
Nous ne saurions ajouter à ce que décrit inlassablement Madame Guyon :
« …l’âme n’éprouvant plus de vicissitudes, n’a plus rien qui la trouble, elle est toujours reposée de toute action, n’en ayant plus d’autre que celle que Dieu lui donne et étant même dans une heureuse impuissance de se soustraire à son domaine, elle est toujours parfaitement tranquille et paisible[60].
« Elle sait qu’elle vit et c’est tout, et elle sait que cette vie est étendue, vaste, qu’elle n’est pas comme la première : et c’est tout ainsi que cette âme sait fort bien que Dieu est devenu sa vie[61].
Jacques Bertot, son père spirituel, avait écrit une lettre-programme adressée à la jeune Madame Guyon, toute de même inspiration, éditée grâce aux soins de cette dernière en conclusion du « tombeau » qu’elle éleva à celui-ci[62]. Nous la publions en conclusion des Discours, en Annexe I : Lettre de Monsieur Bertot.
Tout dépend de la grâce divine : sa transmission en silence de cœur à cœur est un des moyens qu’elle peut utiliser pour guider les êtres vers Dieu. Aucune dépendance humaine ni matérielle ni psychologique ne doit prend place : la grâce seule agit, « utilisant » un canal - ici Madame Guyon .
Celle-ci découvrit ce lien assez tardivement, à l’âge de 44 ans[63], remplissant alors en soumission à l’action divine ou passiveté[64] la fonction de directeur mystique. Madame Guyon l’appelle « vie apostolique » se référant à la description imagée des Apôtres compris par tous leurs auditeurs après la descente de l’Esprit Saint lors de la Pentecôte : leur parole « entendue » simultanément en diverses langues incluait ce qui passait de cœur à coeur pendant leur discours et qui peut aussi bien être transmis en silence.
Il s’agit d’un état spécifique de vide même si Mme Guyon perçoit le passage de la grâce par son canal, en l’absence de toute volonté propre et sans intentionnalité[65]. Cette « prière » de caractère surprenant et rare a fait l’objet de sarcasmes, puis a été sujet de curiosité et d’étude[66]. En réalité elle a toujours été connue chez les Orthodoxes, par exemple chez Seraphim de Sarov. On en trouve aussi des indices chez les Pères du désert[67], peut-être dans le Carmel, et chez Monsieur Olier[68]. Mais compte tenu de l’existence de communautés fermées chez les Catholiques[69], ils en parlent peu. Le témoignage de Mme Guyon est donc particulièrement précieux.
La transmission de la grâce divine se situe bien loin de toute intention qui serait un exercice subtil de la volonté propre, mais dans une extrême soumission à cette « main de Dieu qui donne », dans un vide de soi-même et des créatures[70]. Elle vibre alors de la plénitude divine dans la pleine liberté et la « communication » est ressentie par tous dans un état de paix ou parfait repos. L’on note ainsi l’association très étroite du vide à la plénitude[71] :
« Quand l’âme a perdu et tout pouvoir propre et toute répugnance à être mue et agie selon la volonté du Seigneur, alors Il la fait agir comme Il veut … Quand Dieu la meut vers un cœur, à moins que ce cœur ne refusât lui-même la grâce que Dieu veut lui communiquer, ou qu’il ne fût mal disposé par trop d’activité, il reçoit immanquablement une paix profonde … Quelquefois plusieurs personnes reçoivent dans le même temps l’écoulement de ces eaux de grâce; et cela à proportion que leur capacité est plus ou moins étendue, leur activité moindre et leur passiveté plus grande[72]. »
Cette transmission ne dépend que de Dieu seul et s’effectue le plus parfaitement en silence. Elle suppose un accord au niveau du recueillement des personnes qui est souvent favorisé par une proximité physique tandis que le transmetteur est affranchi de toute inclination naturelle :
« Vous m’avez demandé comment se faisait l’union du cœur ? Je vous dirai que l’âme étant entièrement affranchie de tout penchant, de toute inclination et de toute amitié naturelle, Dieu remue le coeur comme il Lui plaît; et saisissant l’âme par un plus fort recueillement, Il fait pencher le coeur vers une personne. Si cette personne est disposée, elle doit aussi éprouver au-dedans d’elle-même une espèce de recueillement et quelque chose qui incline son cœur … Cela ne dépend point de notre volonté : mais Dieu seul l’opère dans l’âme, quand et comme il Lui plaît, et souvent lorsqu’on y pense le moins. Tous nos efforts ne pourraient nous donner cette disposition; au contraire notre activité ne servirait qu’à l’empêcher[73]. »
On trouve de nombreux textes parallèles décrivant les modalités de la transmission dans la Vie par elle-même[74] et dans les Explications des deux Testaments :
« Ils se parlent plus du cœur que de la bouche ; et l’éloignement des lieux n’empêche point cette conversation intérieure. Dieu unit ordinairement deux ou trois personnes … dans une si grande unité, qu’ils se trouvent perdus en Dieu … l’esprit demeurant aussi dégagé et aussi vide d’image que s’il n’y en avait point. … Dieu fait aussi des unions de filiations, liant certaines âmes à d’autres comme à leurs parents de grâce[75]. »
Fénelon fut un des bénéficiaires les plus connus comme en témoigne le début de la lettre du 1er décembre 1689, suivi d’un bel exposé de la transmission cœur à cœur et de la passiveté requise de l’âme exposée au regard divin, que l’on trouvera au Discours 2.25 :
« Je me sens depuis hier dans un renouvellement d’union avec vous très intime. Il me fallut hier rester plusieurs heures en silence si remplie que rien plus. Je ne trouvais nul obstacle qui pût empêcher mon coeur de s’écouler dans le vôtre. … »
Madame Guyon écrira également à Fénelon un peu plus tard, en avril 1690 :
« …Je n’aime que Dieu seul et je vous aime en Lui plus que personne du monde, non d’une manière distincte de Dieu, mais du même amour dont je L’aime, et dont Il S’aime en moi … j’ai cette confiance que si vous voulez bien rester uni à mon coeur, vous me trouverez toujours en Dieu et dans votre besoin. … Je vous laisse l’esprit directeur que Dieu m’a donné. … Je laisse aussi cette Vie que vous m’avez défendu de brûler, quoiqu’il y ait bien des choses inutiles[76]… »
A cette confiance Fénelon répond :
« Si vous veniez à manquer, de qui prendrais-je avis ? ou bien serais-je à l'avenir sans guide ? Vous savez ce que je ne sais point et les états où je puis passer ... Je puis me trouver dans l'embarras ou de reculer sur la voie que vous m'avez ouverte, ou de m'y égarer faute d'expérience et de soutien. Je me jette tête première et les yeux bandés dans l'abîme impénétrable des volontés de Dieu. Lui seul sait ce que vous m'êtes en Lui et je vois bien que je ne le sais pas moi-même, mais je vous perds en Lui comme je m'y perds[77]…»
C’est à cette mission que Mme Guyon a consacré les dernières années de sa vie : elle réunissait à Blois quelques disciples qui formèrent par la suite des cercles guyoniens dont on peut relever trace sur plus d’un siècle.
Ainsi chez Madame Guyon la prière ouvrit le chemin et surmonta les obstacles au travers d’une longue purification qui dura sept années dont cinq de nuit profonde. Puis l’anéantissement en Dieu n’empêcha pas la « Dame directrice » d’être singulièrement résistante à l’adversité et fort active dans son état apostolique malgré toutes les contraintes[78] . Cette activité eut enfin une influence attestée sur plus d’un siècle, visible en France chez J.-P. de Caussade et à l’étranger chez des Ecossais, des Hollandais et des Suisses[79].
Les Discours forment un ensemble d’opuscules très divers qui circulaient dans le milieu guyoniens au début du XVIIIe siècle. Certains sont fort longs tandis que d’autres sont des lettres dont on a souvent ôté un paragraphe final jugé trop personnel.
Il nous reste à citer, de préférence à toute paraphrase, quelques extraits de la préface du premier volume édité par Pierre Poiret des Discours Chrétiens et Spirituels sur divers sujets qui regardent la vie intérieure[80]… Ils nous éclairent sur le traitement que ce pasteur protestant, cartésien reconnu et grand éditeur de textes spirituels[81], a pu faire subir à ses sources. 140 opuscules de dimensions très diverses nous sont ainsi parvenus assez fidèlement comme semble le montrer les comparaisons que nous avons pu faire sur les rares d’entre eux dont on possède une copie manuscrite[82]. Disciple attentif, respectueux et apprécié de Madame Guyon, il en explicite ainsi la genèse, le choix et le classement :
“Le titre de ce livre ne veut pas dire que ce soient des Discours prononcés de vive voix : ils ont seulement été écrits, soit à la réquisition de quelques âmes pieuses, soit de la simple inclination où l’auteur s’est pu trouver de fois à autres à se décharger de la plénitude de son cœur sur le papier. Ils nous sont venus en main de divers endroits et par divers moyens. C’était des pièces séparées, sans titre ni sans ordre (…) Pour l’ordre des matières, on a fait précéder celles qui regardent le plus les personnes commençantes, et fait suivre le reste à mesure de ce qui se découvre et qui s’expérimente dans le progrès de la vie de l’esprit. Ceux qui aiment en toutes choses des partitions générales, en pourront aisément remarquer trois ou quatre dans le corps de l’ouvrage[83], s’ils veulent observer, (I.) que dans les treize premiers de ces Discours Spirituels il s’y agit principalement des vérités qui concernent le général, les principes et les commencements des voies intérieures : (II.) Que depuis de Discours XIV jusqu’au XXXVIII, on y trouve des matières convenables à ceux qui sont déjà entrés considérablement dans ces voies de l’esprit. (III.) ces matières-là sont suivies de plusieurs autres qui regardent des âmes encore plus avancées dans la perfection Chrétienne : c’est depuis le Discours XXXIX jusqu’au LXII ; et celui-ci contient comme une espèce de récapitulation de toute cette troisième partie, ou au moins du principal. (IV.) Tout le reste, depuis le Discours LXIII jusqu’à la fin, regarde en gros la constitution soit bonne soit mauvaise, présente ou bien future, du général des Chrétiens aussi bien que de ceux ou qui les ont conduits, ou que Dieu veut leur susciter encore avant la fin du monde selon ses promesses. On ne s’est pas avisé de marquer cette Partition dans le corps de l’ouvrage, mais on la verra dans la table qui suit (…) Ce n’était ici, comme on l’a déjà dit, que des pièces séparées, écrites sans relation ni vue des unes sur les autres : il y en a même plusieurs où il s’agit de diverses matières, et qui appartiennent à des états différents. Pour placer celles-ci (…) on s’est réglé sur celle des matières qui y régnait le plus…[84] »
Nous n’avons pas jugé utile de bouleverser l’ordre que Poiret adopte ici (comme dans son second volume) : il reflète très probablement la vision qu’en avait le cercle proche de Madame Guyon ou elle-même, comme nous l’avons déjà signalé[85].
S’ajoutent enfin les 16 Discours en conclusion du quatrième volume des Lettres chrétiennes et spirituelles sur divers sujets qui regardent la vie intérieure… Au-delà de sa nature de complément post-mortem, ce petit ensemble semble constituer un condensé simple et abordable mais complet de toute la voie mystique, à l’usage probable des disciples de Blois puis des cercles guyoniens qui leur succédèrent. On sait que l’activité d’un tel cercle auquel appartenait Dutoit à Lausanne est attesté jusque vers 1830[86].
On trouvera dans l’Annexe III, les 156 Discours publiés au XVIIIe siècle… à la fin de ce volume, la table des titres de l’ensemble de ces opuscules. Ils incluent, pour chacun de ceux que nous avons retenus (imprimés en caractères gras), un précis de leur contenu, reprenant dans la mesure du possible des expressions mêmes de Madame Guyon. Le lecteur soucieux d’étudier ou de méditer un thème particulier y trouvera un instrument facilitant leur consultation. Nous avons ici privilégié la synthèse par rapport à l’analyse qui reposerait sur un index étendu du vocabulaire. Le chercheur spécialisé pourra recourir à celui très abondant établi consciencieusement par Poiret. Mais la liste de ses entrées montre le caractère peu technique d’un vocabulaire qui ne prend sa pleine signification que par des associations contextuelles de plusieurs termes autour d’un thème faisant l’objet d’un ou plusieurs paragraphes, voire d’un Discours entier[87].
La recherche[88] des sources sur le vaste ensemble de l’œuvre guyonienne n’a pas conduit à de nombreux doubles. Dans le choix présenté ici, onze Discours sont des lettres adressées à Fénelon et deux sont des lettres adressées à Bossuet, dont une est reprise dans la Vie[89]. Ils sont en général brefs. Les lettres adressées en 1689 à Fénelon sont toutes différentes. Il n’y a donc pas de doublon ou de lettre scindée entre deux Discours. A notre surprise, aucune des nombreuses lettres adressées au Duc de Chevreuse ou à d’autres correspondants tels que la « petite duchesse » de Mortemart ainsi qu’aux disciples du début du XVIIIe siècle n’est reprise (cependant certains Discours pour lesquels nous n’avons pas de source parallèle sont visiblement des lettres). On peut penser que les disciples ont été sensibles au caractère illustre de Fénelon, « notre père » ; ou à la forme plus achevée, par précaution, de lettres adressées à Bossuet.
Les très abondantes et relativement précoces Explications bibliques de 1683-1684 ne comportent pas les développements propres à certains Discours. Ces derniers, souvent très denses, correspondent probablement à un retour tardif et approfondi sur les textes sacrés.
Nous ne possédons aucun manuscrit couvrant l’ensemble des Discours contrairement au cas de la Vie. Il est donc intéressant de comparer précisément le texte repris des rares manuscrits de lettres au texte édité par Poiret qui est à la base de notre édition : nous donnons à cet effet en notes les variantes même mineures que nous avons relevées. Elles ne portent que sur des corrections de style effectuées par Poiret.
L’orthographe et la ponctuation sont modernisés. Nous nous limitons à un seul niveau de soulignement indiqué par des italiques (également utilisées pour les citations bibliques). Poiret utilisait des italiques et des petites capitales, mais très probablement Madame Guyon ne soulignait rien, négligeait de nombreuses majuscules et utilisait de nombreuses abréviations. Si l’on en juge par les nombreux autographes de la Correspondance, elle écrivait par exemple ns pour Notre-Seigneur et n’introduisait ponctuation et mise à la ligne correspondant à un découpage en paragraphes que très exceptionnellement ! Aussi, à la suite de Poiret, nous avons privilégié le sens. Nous avons délibérément pris le parti de revoir librement ponctuation et découpage du texte en paragraphes de façon à le rendre clair tout en gardant le rythme original et si possible la respiration poétique. Parfois nous - ou Poiret - ajoutons entre crochets un ou quelques mots nécessaires à la compréhension d’un texte peu soucieux de correction grammaticale. Enfin de nombreuses majuscules s’avèrent nécessaires pour éclairer les dialogues fréquents mettant en relation l’homme et Dieu ou Jésus-Christ.
Par fidélité au texte, nous avons laissé les lourdeurs et les incorrections de style : elles sont dues en partie au manque d’éducation des filles à cette époque, et surtout au fait que Mme Guyon ne revenait jamais en arrière pour corriger. Son unique souci était de laisser la grâce lui inspirer ce qui était nécessaire à son interlocuteur ou lecteur. Au sujet de cette écriture sans repentir, on a abusé de l’expression « écriture automatique » qui s’applique mal ici : il ne s’agit pas chez Mme Guyon de trouver une source d’inspiration poétique dans l’inconscient surréaliste mais seulement de laisser toute la place à l’action de la grâce, en évitant des reprises qui requièrent un travail intellectuel d’écriture. Ceci pourrait facilement prêter au reproche d’illusion ou – terme de l’époque – d’ « enthousiasme » si une analyse précise ne révélait une mystique sobre et très en recul sur les manifestations mystiques sensibles ou sur le prophétisme de son temps[90].
Nous reproduisons toutes les notes de Poiret, tenant ainsi compte de la compréhension du sens spirituel par un disciple cher à Madame Guyon et dont l’intelligence fut appréciée par des contemporains (comme en témoignait Leibnitz).
Il est utile de compléter certaines références à des textes spirituels par quelques extraits ; ceci est particulièrement important pour Catherine de Gênes très appréciée de Madame Guyon et de Poiret qui signale les passages où cette dernière se réfère à cette grande mystique du Pur Amour. Avec Jean de la Croix et Jean de Saint-Samson, Catherine de Gênes fait en effet partie des trois auteurs les plus cités dans les Justifications qui furent rédigées au moment le plus crucial de la « querelle » quiétiste. Enfin nous avons parfois cité une autre femme, Hadewijch II, connue directement par Ruysbroeck et qui aurait influencée Catherine de Gênes[91]. D’autres textes parallèles alourdiraient cette édition.
Il est nécessaire pour mieux comprendre le dialogue permanent entre Madame Guyon et l’Ecriture Sainte, de « doubler » fréquemment la traduction ou l’adaptation figurant dans le texte principal. Nous accompagnons alors par sa citation en note, la référence du verset indiqué par le pasteur Poiret, parfois en faisant appel à plusieurs sources qui s’éclairent mutuellement. Les manuscrits et autographes de Madame Guyon ne comportent jamais de références précises et bien rarement une indication de l’origine testamentaire, tout étant rédigé de mémoire.
Nous étudions les problèmes des références bibliques, des sources et des traductions que nous utilisons en complément, et nous donnons un aperçu de l’usage de la Bible par Madame Guyon dans l’Annexe V : Sources bibliques.
La liste suivante des abréviations est utilisée dans les notes des Discours[92] :
(Amelote) pour le Nouveau Testament de Louvain selon Amelote.
(Comm. au Cantique) pour cette œuvre de Mme Guyon.
(Dict. Rey) pour le Dictionnaire Historique de la Langue Française.
(Grande Dame du pur amour) pour Catherine de Gênes...
(Guyon Vie) pour l’édition critique de la Vie par elle-même.
(Masson) pour l’édition de la correspondance Guyon-Fénelon.
(Moyen court) pour cette œuvre de Mme Guyon.
(Poiret Explic.) pour l’édition des Explications de Mme Guyon.
(Poiret note) pour les notes figurant dans l’édition des Discours.
(Poiret 1716) pour l’édition des Discours.
(Sacy) pour la Bible de Lemaître de Sacy.
(Torrents) pour cette œuvre de Mme Guyon.
Nous remercions Monsieur Jacques Le Brun pour de précieuses indications portant sur les sources des Discours. Une carmélite a collaborée à la saisie d’une fraction de ces derniers et nous a incité à traiter plus précisément le problème posé par les références bibliques. Enfin de très proches lectrices ont contribué au choix des textes puis à améliorer notre préface, permettant ainsi l’achèvement de cette édition de textes rares de Mme Guyon, utiles aux chercheurs d’aujourd’hui.
Il me semble que les personnes qui écrivent des choses intérieures, devraient attendre pour écrire que leurs âmes fussent assez avancées pour être dans la Lumière divine. Alors elles verraient la Lumière dans la Lumière même. Elles verraient, comme une personne qui est sur une montagne élevée, voit les divers chemins qui y conduisent, le commencement, le progrès, et la fin où tous les chemins doivent aboutir pour arriver à cette montagne ; on voit avec plaisir que ces chemins si éloignés se rapprochant peu à peu et enfin se joignant en un seul et unique point, comme des lignes fort éloignées se rejoignent dans un point central, se rapprochent insensiblement. On voit aussi alors, avec douleur, une infinité d’âmes arrêtées, les unes pour ne vouloir point quitter l’entrée de leur chemin, d’autres pour ne vouloir pas franchir certaines barrières qui traversent de temps en temps leur chemin ; [ on voit] que la plupart retournent sur leurs pas faute de courage, et enfin que d’autres, plus courageuses, franchissant tous les obstacles, arrivent au terme tant désiré. On voit avec quelle bonté Dieu leur tend la main et les invite à passer outre, mais que l’Ennemi, les hommes pleins de leur propre esprit, l’amour-propre et le peu de courage les arrêtent presque tous en chemin. Ils aiment mieux suivre les hommes que Dieu, quoiqu’il soit écrit : Malheur à l’homme qui se confie à l’homme[94].
Ceux qui sont seulement dans le chemin ne connaissent que le chemin où ils marchent et n’enseignent que celui-là ; comme ils sont bien loin du but, ils condamnent sans miséricorde toutes les autres voies, ne voyant rien de meilleur que la leur. Ils écrivent avec impétuosité sur une voie où ils ne sont qu’à peine, veulent porter tout le monde à y marcher ; et comme ils n’ont point franchi le premier obstacle qu’ils ont trouvé, ils se persuadent qu’on ne peut aller plus loin sans s’égarer. Ils l’écrivent de la sorte ; et comme ces personnes ont souvent de l’autorité, ils entraînent une foule de monde après eux qui croiraient être perdus s’ils outrepassaient la première barrière. Ils s’échauffent même dans la dispute et assurent qu’il n’y a point d’autre voie, qu’il est impossible d’aller plus loin, et brouillent et arrêtent les âmes de bonne volonté qui sont invitées à passer outre.
Ceux, au contraire, qui ont franchi les barrières, les invitent de toutes leurs forces, voyant avec douleur qu’ils perdent des biens et des trésors immenses pour ne pas vouloir avancer. Quelques-uns se hasardent et s’en trouvent bien, mais combien de bêtes féroces ne rencontrent-ils pas ? Ces bêtes ne peuvent leur nuire s’ils s’abandonnent à Dieu et s’ils ne craignent rien ; au contraire, ces bêtes les appréhendent. Plus ils avancent, plus ils voient le bonheur d’avoir suivi avec courage leur route, et enfin lorsqu’ils sont arrivés à la montagne, ils s’exhalent en louanges de Dieu et en reconnaissance. Ils entrent dans une humiliation profonde à la vue de leurs misères et des bontés de Dieu, qui leur a donné un secours si puissant. Ils avouent qu’ils se sont rendus mille fois indignes des bontés de Dieu, qu’ils ont tâché plusieurs fois de retourner en arrière, mais que les amoureuses invitations de leur Bien-aimé les en ont empêchés. Lorsqu’ils voient tant de personnes arrêtées en chemin, ils en sont affligés ; ils les invitent de toutes leurs forces à passer outre, de ne rien craindre, ils écrivent pour les rassurer.
Mais on tâche d’étouffer leur voix et on entortille ces pauvres âmes de quantité de filets qui les retiennent et les empêchent d’avancer un peu, de sorte qu’elles passent toute leur vie à aller et venir dans les avenues du chemin. On leur crie : « Où allez-vous ? Les autres chemins sont bordés de précipices, vous n’y trouverez point de guide, il faudra marcher la nuit et porter le poids du jour ; au lieu qu’ici vous avez des retraites sûres qui vous mettent à couvert du Soleil ; et vous ne marchez point de nuit. »
Les autres répondent : « il est vrai que notre chemin est bordé de précipices, que nous ne nous arrêtons point pour les ténèbres qui nous environnent, que le soleil de justice nous fait sentir quelquefois ses rayons ardents et brûlants. Mais nous ne manquons pas de guide : ceux qui sont arrivés au terme nous instruisent. Et nous avons plus que cela : notre Pasteur fidèle nous conduit avec Sa houlette. Il nous mène avec une grande droiture et simplicité en sorte que nous ne détournons ni à droite ni à gauche, et c’est pour nous un grand avantage que notre chemin soit bordé de précipices. Cela nous fait toujours marcher droit et nous empêche de gauchir, au lieu que votre chemin est fait en zigzag, comme on dépeint le Méandre[95], en sorte que vous ne suivez point le sentier uni. Nous marchons la nuit sans nous reposer et nous arrêter, afin de trouver le repos immuable ; mais outre l’étoile admirable de la Foi qui nous conduit sûrement, notre divin Pasteur nous montre une colonne de feu pendant la nuit[96], qui n’est autre que Son pur Amour, qui fait que, sans nous intéresser pour nous-mêmes, nous courons sans regarder nos pas, nous courons sûrement sans nous méprendre en suivant notre étoile et ne regardant que la colonne.
« Mais lorsque la crainte et l’amour-propre nous fait baisser la vue sur nous-mêmes, perdre notre étoile et ne plus envisager la colonne, nous péririons alors sans doute par notre faute, si notre divin Pasteur, toujours attentif à Ses brebis et plein de compassion de leur faiblesse, ne nous donnait promptement des coups de houlette pour nous redresser. Alors voyant clairement quelle est notre misère et sa bonté, nous nous haïssons de plus en plus et notre amour en devient plus pur et plus fort[97]. Ainsi notre plus grand avantage est de marcher la nuit car les lumières de la nuit la plus obscure sont mille fois plus sûres que celles du jour dont vous vous vantez et sur lequel vous vous appuyez. Car ce sont vos pas qui vous conduisent, le grand jour n’empêche pas que vous ne vous égariez. Mais notre abandon, la nuit de la foi et le pur amour, ont une sûreté infaillible. Si nous nous appuyions sur nos démarches, nous nous égarerions comme vous. Il est vrai que vous avez une retraite contre la chaleur piquante : c’est votre vous-même. Nous n’en avons ni n’en voulons point ; au contraire, nous nous exposons aux rayons divins du Soleil de Justice, afin qu’Il nous pénètre, nous fonde, nous purifie, nous raréfie et nous change en Soi. Nous sommes bien éloignés de L’éviter puisque tout notre désir est d’en être consumés.
« Mais aussi, dites-vous, vous n’avez plus cette beauté éclatante d’autrefois. - O que notre beauté a bien changé de nature ! Notre divin Soleil nous a un peu brunis, à la vérité : decoloravit me Sol[98] ; mais la beauté de la fille du Roi vient du dedans, et la vôtre n’est que superficielle. La nôtre est affermie, et notre divin Soleil, en nous parant de Sa propre beauté, a rendu notre beauté immuable. » Ce sont là les disputes de ceux qui, n’ayant jamais passé la voie des commençants, détournent autant qu’ils peuvent les autres de suivre les routes de l’Amour pur et de la foi nue.
Comme il y a bien plus de commençants que de profitants, aussi, bien plus de gens ont écrit des commencements des voies de Dieu. Tous disent que la crainte est le commencement de la Sagesse ; on reste dans ce commencement, on n’entre pas dans la Sagesse, où, comme dit saint Jean : le parfait amour bannit la crainte[99]. Il y a donc plus d’écrits, et plus diversifiés, des commençants que des profitants ; mais il y en a plus des profitants que de ceux qui sont arrivés au terme.
Je ne sais si les écrits de ces profitants ne sont point plus dangereux et moins utiles que ceux des commençants. Ceux des commençants seraient bons si on les donnait pour ce qu’ils sont, c’est à dire pour une introduction dans la voie de l’esprit. Le danger qu’ils ont est lorsqu’on en veut faire la conduite de toute la vie. Les profitants ayant goûté les prémices de l’intérieur chrétien et n’étant pas encore dégagés des formes et des espèces, font un mélange de ce qu’ils nomment commencement avec ce qu’ils croient être la fin, faute d’expérience ; et se méprenant beaucoup, ils veulent retenir les âmes dans cet état mélangé, ce qui leur nuit infiniment, les arrêtant dans la sphère lumineuse, distincte, pleine de goûts et de sentiments qui flattent beaucoup l’amour-propre, et nuisent[100] infiniment aux âmes. Ce qui est de plus déplorable, c’est que ces personnes se disant spirituelles, font la plus rude guerre aux parfaits mystiques, parlant avec une assurance entière de leurs expériences, et condamnant tout ce qu’ils n’ont pas éprouvé comme autant de choses impossibles et forgées par la seule imagination. Comme les degrés de ces profitants sont différents, leurs écrits le sont aussi, et ce sont eux qui s’accordent le moins entre eux et avec les autres.
Pour les parfaits mystiques, qui sont ceux que je compare à ceux qui sont arrivés sur la montagne, ils s’accordent très bien entre eux. Etant dans la lumière de Vérité ils y voient les mêmes choses, ils assurent tous et affirment la bonté de la voie de la Foi et du pur Amour. Il n’y a point de contestations dans leurs pensées ni dans leurs sentiments (quoique leurs expressions soient diverses[101]), parce qu’il n’y en a point dans leurs expériences. Dans tous les temps, dans tous les siècles, dans tous les pays, les mystiques parfaits ont écrit les mêmes choses, et c’est une grande consolation de voir que l’Esprit de Dieu est simple et un dans sa multiplicité. Arrêtons-nous à ces grands Maîtres qui ont éprouvé de tout, au Docteur des Gentils, le grand saint Paul, et plus que tout cela à notre divin Maître, qui nous a enseigné la pauvreté d’esprit, le renoncement à nous-mêmes, la mort au vieil homme, l’enfance spirituelle, la régénération en renaissant de nouveau, la foi au-dessus de toute vie (Thomas, tu as cru, parce que tu as vu, etc.), l’amour parfait, l’union, l’unité avec lui en son Père qui est la consommation de tout[102]. Enfin, l’âme expérimentée qui pénètre l’esprit de l’Evangile, y découvre tout. Dieu nous donne cet esprit ! Amen, Jésus !
Vous[103] voyez que tout ce chemin est simple : tout ce qui est dans la nature nous prêche l’intérieur.
Lorsque les yeux sont illuminés, ils le voient répandu partout, car l’intérieur n’est autre qu’une participation de cet Esprit vivant et vivifiant qui anime toute chose. Rien n’est plus simple que l’intérieur, et si l’on comprenait bien que c’est le propre état de l’âme convertie et tournée vers Dieu, ensuite attirée et purifiée par Son amour, on ne s’en ferait pas des chimères. On s’en fait des monstres, pour avoir le plaisir de les combattre, au lieu de comprendre que c’est le propre état de l’âme, la fin de sa création, son lieu de repos. Elle est partout ailleurs dans un état violent ; et là elle trouve une paix parfaite, parce qu’arrivant à son centre et ensuite l’ayant trouvé, elle est hors des agitations de ceux qui y tendent. Elle discerne que son néant, d’un côté, par rapport à ce qu’elle a de propre, est son centre, et que Dieu est le centre de toute l’âme et tout son bonheur.
On m’objectera que les mystiques parlent pourtant de certaines purifications si douloureuses, et de tant de moyens différents et inouïs[104] dont Dieu se sert pour purifier l’âme, ce qui est bien éloigné de ce repos heureux dont je parle. A cela je dis que les purifications ne viennent que des impuretés qui sont en nous, de nos attaches et de nos résistances : car Dieu, comme dit l’Écriture, est un feu dévorant[105], il faut que Sa Justice consume et détruise tous les obstacles qui nous empêchent d’être unis à Lui. Si Elle ne le fait en cette vie, Elle le fera en l’autre. La Justice ne fait point souffrir par Elle-même. Elle est béatifiante et non crucifiante, puisqu’il est certain que sans changer de situation, Elle béatifie le sujet auquel Elle a fait souffrir d’extrêmes douleurs. C’est donc l’impureté qui est en nous qui nous fait souffrir et non pas la Justice, de même que le soleil blesse les yeux malades et réjouit ceux qui se portent bien. Il est vrai que la Justice ne saurait souffrir aucune impureté, qu’Elle ne l’attaque vivement que pour tâcher de la détruire. Elle est surtout attachée à la propriété, qui est la source des usurpations et la mère de toute impureté. S’il y avait une âme assez simple, souple et fidèle pour La laisser agir, elle ne souffrirait rien, ou presque rien. Mais l’attachement que nous avons pour nous-mêmes, est incroyable. L’amour-propre, l’amour de la propre excellence (péché de Lucifer) est si difficile à détruire que Dieu livre quelquefois à des tentations basses pour guérir cet orgueil, puisqu’il y a bien livré saint Paul, qui le raconte lui-même de lui-même[106]. Plus on est attaché, plus on souffre. Plus on laisse faire la Justice sans résistance, plus tôt on est délivré de ses peines : car qui a pu résister à Dieu, et vivre en paix[107] ? Les personnes qui se laissent volontiers dépouiller de tout ce qu’elles ont de propre, souffrent beaucoup moins.
Ce dépouillement est celui du vieil homme. Ce que prétend la divine Justice est de nous faire de nouvelles créatures en Jésus-Christ, afin que tout ce qui est de l’ancien soit passé, que tout soit rendu nouveau[108]. Cette purification se fait par la connaissance expérimentale de ce que nous sommes, qui nous rend si petits, si rien, que nous sommes comme réduits au néant : Si quelqu’un se croit être quelque chose, n’étant rien, il se trompe[109]. Quand on parle d’anéantissement, on n’entend jamais un anéantissement physique, car rien ne se détruit dans la nature : quand une chose a été, elle reste et ne change que de forme. Notre corps change de forme lorsque la pourriture l’a réuni à la terre.
Notre esprit est changé lorsque la simplicité l’a rendu si pur et si délié qu’il est en état de se rejoindre à son tout, comme une petite étincelle qui se perd dans un grand feu[110]. On remarque tous les jours qu’un petit feu ne saurait subsister auprès d’un grand : il s’amortit et il ne reprend sa vigueur que lorsqu’on l’en éloigne. Si ce petit feu a de la flamme, vous la voyez se courber avec une extrême activité et tout d’un coup s’élancer de ce côté pour s’y réunir. Si ce ne sont que des charbons, ils s’éteignent insensiblement, comme si ce grand feu avait une vertu secrète pour attirer ce qui reste de lumineux et d’ardent dans ce petit feu, afin de se le réunir. C’est ainsi que l’Esprit Saint en use. Il attire à Soi ce qu’il y a dans notre âme de lumière et d’ardeur, amortissant en nous ce qui nous est propre et nous faisant passer en Lui. C’est ce que dit Jésus-Christ à Nicodème : Ce qui est de la chair, est chair ; ce qui est né de l’esprit, est esprit. On entend sa voix, mais on ne sait d’où il vient, ni où il va : il en est de même de tout homme qui est né de l’Esprit[111].
Lorsque le feu se réunit à un autre feu, il ne reste plus qu’un charbon éteint : le feu paraît mort et anéanti. Il vit cependant bien mieux dans ce plus grand feu qui l’a attiré, et si le feu était immortel et éternel, cette petite portion de feu deviendrait immortelle et éternelle par cette union à son tout. Notre âme perdant ce qu’elle a de grossier, se réunit en manière de lumière et de feu à ce tout lumineux et ardent, qui est le Saint Esprit ; elle est séparée de ce qu’elle a de grossier et de propre, comme le feu l’est de la matière qui le retenait lorsqu’il passe dans un feu qui lui est beaucoup supérieur. Le Saint Esprit sépare notre esprit du grossier de ce que nous avons de propre. Il le fait d’une manière si secrète, que l’on ne sait ni d’où il vient, ni où il va, mais enfin Il l’attire, le perd et le mélange avec son Tout. Il reçoit cette petite étincelle dans cette mer immense de lumière et d’ardeur. L’esprit passe dans la Vérité immense, qui est la seule lumière ; et la volonté dans l’Amour, qui est son lieu propre, de sorte que cet amour borné et limité, à force de se tourner comme la flamme vers ce Tout immense, se détache insensiblement de ce qui l’arrêtait et se rejoint à son principe, qui est ce Dieu tout amour[112].
On voit par là que nous ne serons jamais réunis à ce Tout lumineux et ardent que nous ne perdions ce que nous avons de propre, qui nous retient attachés à nous-mêmes. Cela est naturel et facile ; il n’y a rien là d’étrange, ni de barbare. Lorsque Jésus-Christ parle de la simplicité, ne dit-il pas : Si votre œil est simple, tout votre corps sera lumineux[113] ?C’est-à-dire, si votre esprit est purifié par le Saint Esprit, vos actions seront pures ; vos pensées et tout votre extérieur sera purifié par cette simplicité.
Après avoir parlé de la purification et de l’entière désappropriation, il faut voir ce que Jésus-Christ dit à Nicodème sur la nouvelle vie : Si vous ne renaissez de nouveau, vous ne pouvez entrer au Royaume du Ciel, et tout ce que contient cet admirable Évangile où il dit des choses si profondes. Il fait voir que ce qui est né de l’Esprit, est esprit, et ce qui est né de la chair, est chair. Nous sortons de la circonférence de la chair et du monde par la désappropriation, et le Saint Esprit devenant principe de nos œuvres, elles sont nées de l’esprit[114]. De plus, par la régénération ou la nouvelle vie, nous sommes faits spirituels, de charnels que nous étions, et cette opération est du Saint Esprit qui purifie absolument l’esprit. Lorsqu’il est purifié, l’Esprit Saint nous anime, et Jésus-Christ devient notre vie[115], comme saint Jean dit que ceux qui sont les enfants de Dieu sont ceux qui ne sont point nés de la volonté de la chair ni de la volonté de l’homme, mais de la volonté de Dieu[116]. Saint Pierre ne nous exhorte-t-il pas à devenir enfants et à nous nourrir du lait spirituel, comme des enfants nouvellement nés[117] par cette nouvelle naissance dont Jésus-Christ parle à Nicodème et à ses disciples : Si vous ne devenez comme des enfants, vous n’entrerez point au Royaume des Cieux, il est pour ceux qui leur ressemblent ?[118]. Jésus-Christ ne se dit-il pas voie, par laquelle nous devons marcher ; vérité, qui doit nous éclairer ; et vie, qui nous doit animer et vivifier[119] ? Ailleurs : Je suis le principe qui parle même à vous[120] ? C’est comme s’Il disait : si vous écoutiez Mes paroles et que vous les gardiez, Je deviendrais moi-même le principe de toutes vos actions et de vos paroles, Je parlerais par vous, et Je me ferais entendre en vous ; et ensuite, Je parlerais par vous aux autres. Ce qui regarde la vie apostolique[121].
Nous disons que le Verbe s’incarne mystiquement en l’âme lorsqu’elle est régénérée. Cette demeure du Verbe dans l’âme, cette[122] union d’unité, dont Jésus-Christ parle, ne dit-elle pas toutes ces choses ? Nous viendrons en lui[123], etc. Nous verrons ci-dessous ce qu’en dit saint Paul.
L’âme devenue nouvelle créature en Jésus-Christ, passée avec lui en Dieu et transformée en son image[124], participe au dedans au commerce ineffable de la sainte Trinité. Et comme Dieu est un et multiplié, plus cette âme est une au dedans, plus elle est multipliée au dehors pour le bien de ses frères[125], s’oubliant de toute elle-même pour leur avantage, et cela par rapport à la gloire de Dieu. J’entends [en] ce qui regarde les choses spirituelles, et non les besoins naturels de la vie. Elle imite la vie apostolique de Jésus-Christ après avoir pratiqué sa vie cachée ; elle est toute employée à procurer leur salut. Alors Dieu devient le principe unique des paroles de cette âme. On ne peut rien faire par soi-même, mais un autre esprit se sert de la plume et de la langue de ces personnes. Et si cet esprit ne les anime pas, ils restent dans une pure ignorance. Et lorsqu’on leur parle de ce qu’ils ont écrit, et qu’on veut leur en faire rendre raison, ils sont souvent étonnés qu’ils n’y entendent rien à moins que cet Esprit directeur ne le leur remette dans l’esprit. On fait des hymnes à la louange de Dieu : l’esprit et le cœur sont employés par Lui sans savoir comment cela se fait. C’est ce que Jésus-Christ disait à Nicodème : L’esprit souffle où il veut ; on ne sait ni d’où il vient ni où il va[126]. Son souffle et Son impulsion met tout en mouvement ; s’Il se retire, tout reste comme une montre démontée, qui ne peut aller que par son ressort. J’ai tant écrit sur tout cela que ceci suffit.
Quand Jésus-Christ parle de cette union à Dieu, il parle en même temps de l’unité entre tous ses membres : Père, qu’ils soient comme nous sommes un[127]. Si les esprits étaient purifiés et désappropriés en pareil degré, il y aurait entre eux une union d’unité admirable[128]. Il est aisé de comprendre que tous les esprits étant émanés de Dieu, auraient un égal instinct de réunion à leur principe s’ils étaient entièrement dégagés des obstacles qui empêchent cette union. Mais comme les obstacles sont grands dans la plupart, plus les obstacles à la réunion sont grands, plus ils impriment la division ; et plus ces obstacles sont ôtés, plus les esprits ont de liaison. Lorsqu’ils sont dégagés selon leur degré, ils tendent ensemble selon le même degré à leur réunion, mais lorsqu’ils sont parfaitement purifiés, ils se perdent dans l’Unité et deviennent un dans cette perte, avec un rapport et une unité qu’on aurait peine à comprendre. Comme il y a, dit Jésus-Christ, plusieurs demeures dans la maison de mon Père[129], il y a différents degrés des esprits purifiés. Les uns le sont éminemment et avec une étendue admirable car, quoiqu’au ciel tous les esprits soient entièrement purifiés et désappropriés, la perfection et l’étendue n’en est pas pareille. L’entière désappropriation fait que tous les bienheureux sont unis, mais ceux qui sont en pareil degré sont bien plus un, ayant entre eux un rapport entier. Sur la terre même les esprits purgés éprouvent cette liaison ; et plus Dieu les destine à une même perfection, plus il les rend uniformes. Saint Paul parlant aux Corinthiens, leur dit : Je suis avec vous en esprit au milieu de vous par la puissance de Dieu[130].
Pour revenir à ce que Jésus-Christ dit à Nicodème, après les choses admirables qui sont rapportées dans l’Evangile, Il lui fait voir que ce sont là des choses toutes communes et de la terre. Que serait-ce donc, dit Jésus-Christ, si je vous parlais des choses du Ciel[131] ? Il y a donc des choses plus élevées qu’Il a tues - comme Il le dit à la Cène à Ses disciples, après leur avoir enseigné les mystères admirables de l’union et de l’unité, qu’Il aurait bien d’autres choses à leur dire, mais qu’ils n’étaient pas capables de les porter. Lors, ajoute-t-Il, que l’Esprit de vérité sera venu, il vous enseignera toute vérité[132] ; vous expérimenterez alors ce que vous ne faites qu’écouter : en ce temps-là vous connaîtrez que je suis en mon Père, et vous en moi, et moi en vous[133].
Saint Paul parle aussi des états des plus consommés des
mystiques. Et s’il ne se sert point de termes extraordinaires, c’est qu’il en
parle en grand maître qui, possédant sa matière, la tourne comme il lui plaît.
Car il ne faut pas croire que tous ces grands mots qui sont si durs à entendre,
viennent d’un état plus avancé : au contraire, ils viennent ou d’un défaut
d’expression, ou d’une expérience trop bornée et qui n’a pas eu toute son
étendue, ou à dessein et pour cacher les mystères de Dieu, comme il est dit
ci-dessus.
Voyons comme parle saint Paul de la perte en Dieu. Nous sommes morts et notre vie est cachée avec Jésus-Christ en
Dieu[134],
ce qui revient aux paroles de Jésus-Christ : Mon Père, qu’ils soient un
comme Vous et Moi sommes un. Vous êtes morts, c’est-à-dire renoncés.
Dans un autre endroit il dit : Tandis que nous vivons, nous sommes sans
cesse livrés à la mort pour Jésus, afin que la vie de Jésus se manifeste
dans notre chair mortelle. La mort opère en nous, et la vie en vous
autres[135].
Ensuite : Si nous sommes morts avec Jésus-Christ, nous ressusciterons avec
lui[136]
c’est à dire, si nous sommes morts par le renoncement et la pauvreté d’esprit,
nous ressusciterons avec Jésus-Christ de la résurrection spirituelle et
mystique pour n’être plus à nous-mêmes, mais à celui qui nous a rachetés
d’un grand prix, qui est mort et ressuscité pour nous[137].
Nous ne sommes plus à nous-mêmes sitôt que nous sommes désappropriés, que nous
avons perdu notre propre âme en Dieu. Nous sommes transformés en l’image de
Dieu[138]
c’est-à-dire, transformés en Jésus-Christ, qui est l’image du Père, de
sorte, dit-il ailleurs, que je ne vis plus, moi, mais Jésus-Christ vit seul
en moi[139].
Je Lui ai cédé par une entière désappropriation la place que je tenais en moi et que j’avais usurpée.
Lorsque les mystiques parlent de l’incarnation mystique, c’est la même chose dont parle saint Paul par le terme de formation de Jésus-Christ en nous[140], qu’il appelle aussi révélation de Jésus-Christ[141], non une révélation en lumière, mais une connaissance expérimentale du même Jésus-Christ. Il est dit ailleurs : A qui Jésus-Christ a-t-il été révélé ou manifesté[142] ? Ce n’est pas une révélation de quelque prérogative particulière, ou de quelque autre chose lumineuse ou sensible, mais de Lui-même, suprême vérité, lorsqu’Il est formé en notre âme tel qu’Il est en justice et sainteté. Car saint Paul faisait une grande différence de l’apparition de Jésus-Christ lors de sa conversion et de cette formation et révélation de Jésus-Christ, qu’il exprime encore par ces paroles : Lorsque Jésus-Christ, qui est notre vie, viendra à paraître[143] ; et encore de cette autre [parole] où Jésus-Christ lui-même dit qu’il est la résurrection et la vie[144] et [celle où] saint Paul [dit] qu’il ne vit plus, c’est-à-dire en lui-même, le moi étant détruit, mais que Jésus-Christ vit en lui, comme principe vivant et vivifiant.
Pour ce qui est de l’état de mort et de sépulture, saint Paul ne dit-il pas qu’il faut que nous soyons ensevelis avec Jésus Christ[145], c’est-à-dire tellement dérobés aux yeux des autres et de nous-mêmes qu’on ne voie ni n’aperçoive plus rien de nous et que nous ne nous voyions plus nous-mêmes ?
Le même Apôtre ne parle-t-il pas de la motion du Saint Esprit dans la prière, lorsqu’il dit : Nous ne savons pas ce qu’il faut demander, ni le demander comme il faut[146] ? Ce qui est conforme à ce que dit Jésus-Christ : Votre Père céleste sait vos besoins avant que vous les lui demandiez[147]. Saint Paul ajoute : Mais le Saint Esprit le demande pour nous avec des gémissements ineffables, car l’esprit connaît ce que l’esprit désire, et demande pour les Saints ce qui est bon, ce qui est parfait. Il n’y a rien de bon et de parfait que ce que l’Esprit désire. Il dit encore que l’Esprit prie en nous, que celui qui adhère à Dieu devient un même esprit avec lui[148]. Et encore, fort expressément, que les enfants de Dieu sont mû et agis par l’Esprit de Dieu[149]. Lorsqu’il parle de la foi, avec quelle énergie ne le fait-il pas ? Il fait même voir que la foi fut imputée à justice à Abraham, parce qu’il crut contre toute espérance[150] au-dessus de tous les témoignages contraires, ce que nous appelons foi nue et qui a rapport à ce que dit Jésus-Christ : Thomas, tu as cru parce que tu as vu, heureux ceux qui croiront et ne verront pas[151] ! Nous appelons foi lumineuse celle qui est fondée sur les témoignages (ou marques extérieures), foi nue celle qui étant destituée de toute sorte de témoignages, s’élève au-dessus de tous les témoignages pour croire au-dessus de ces mêmes témoignages la Vérité en elle-même, et non dans ses effets discernés et connus.
L’oraison passive n’est-elle pas cette adhérence continuelle à Dieu qui nous fait être un même esprit avec Lui[152] ? Car il ne faut pas croire que l’oraison passive soit une oraison destituée de vie, comme ce qu’on exerce sur un mort ; mais c’est une adhérence libre, un concours vital, qui laisse faire librement à l’agent ce qu’il lui plaît sans vouloir mettre aucun obstacle à ce qu’il fait et même le regarder, demeurant mort à l’action propre, quoique plein de vie, pour adhérer à Dieu et Le laisser faire ce qu’il Lui plaît.
Lorsque saint Paul parle des voies secrètes et cachées par lesquelles Dieu conduit les âmes, ne dit-il pas : O altitudo[153] etc. Dans un autre endroit il dit : Nous prêchons la sagesse entre les parfaits : la sagesse de Dieu cachée et renfermée dans un mystère que Dieu nous a révélé par son Esprit, parce que l’esprit pénètre tout, et même ce qu’il y a en Dieu de plus profond et caché[154] ? Et Jésus-Christ dans un transport d’esprit dit : Père, je vous rends grâces, de ce que vous avez caché vos secrets aux sages et prudents et les avez révélés aux petits. Oui, mon Père, parce que vous l’avez ainsi voulu[155], que les sages et les savants ne présument jamais pénétrer cette science qu’en devenant petits. Jésus-Christ a préféré les enfants et cette simplicité enfantine à tout autre état.
Quand il s’agit d’être destitué de toute force propre pour entrer dans la force du Seigneur, outre ce que dit ailleurs l’Écriture : L’homme ne sera jamais fort de sa propre force ; j’entrerai dans la puissance du Seigneur[156], Saint Paul ne dit-il pas : C’est dans ma faiblesse que je trouve ma force[157] ?
Outre l’état d’épreuves que nous voyons dans l’Ancien Testament en Job, Tobie, David, les Prophètes, etc., Saint Paul ne fait-il pas le dénombrement de celles qu’il a éprouvées en toute manière[158]? David ne dit-il pas, que Dieu a éprouvé son cœur[159] ? N’est-il pas dit que Dieu est un feu dévorant et consumant[160] ?
S’il s’agit de gloire, saint Paul ne se glorifie que dans la croix de Jésus-Christ[161] mais pour la charité ou l’Amour pur, que ne dit-il pas ? Outre David, qui fait voir qu’il n’a rien à désirer au ciel ni en terre que Dieu[162], Paul, après Moïse[163], veut bien être anathème pour ses frères[164]. Quoique ce ne soit qu’une charité dérivante, que ne voudrait-il pas faire pour le souverain bien lui-même ? Mais quelle estime de la Charité fait celui qui dit : Quand je livrerais mon corps aux flammes, quand je parlerais le langage des Anges, quand je donnerais tout mon bien aux pauvres etc., si je n’ai la charité, je ne suis rien[165]. *Celui qui parle de la sorte reconnaissait la Charité infiniment au-dessus de tout cela. Il prétend que sans la charité les plus grandes œuvres sont comme un airain résonnant, qui éclatent au dehors, font du bruit, mais sont vides au dedans, étant destituées de la charité qui donne la vie et la valeur à tout le reste. Je sais que le motif de la récompense est utile, et même nécessaire pour les commençants, que c’est souvent le plus fort motif de la conversion, mais il ne faut pas en rester là. C’est la porte : qui voudrait toujours rester à la porte parce qu’on y a passé, paraîtrait extravagant. Car le même Jésus-Christ qui nous a assuré qu’Il est la porte par où il faut passer, nous apprend en même temps qu’Il est la voie qu’il faut suivre après être entré par la porte. Il entrera, dit Jésus-Christ, et sortira par moi[166] : passage qui veut aussi marquer qu’on entre par Jésus-Christ en son Père et qu’on sort par Lui dans la vie apostolique, et que c’est le même Jésus-Christ qui nous ayant fait passer en son Père, devient le principe de ce que fait l’homme qui est apostolique, non par choix propre, mais par état, comme dit saint Paul, par la vocation et l’appel de Dieu[167], sur quoi Jésus-Christ dit à ses Apôtres : Ce n’est pas vous qui m’avez choisi, mais c’est moi qui vous ai choisis et tirés du monde[168].
Que ne dit pas saint Paul de cette paix au-dessus de tout sentiment[169] qui est la même que Jésus-Christ donne à ses Apôtres lorsqu’il leur dit : Je vous donne ma paix, je ne vous la donne pas comme le monde la donne[170]. Jésus-Christ dit : L’Esprit consolateur demeurera en vous[171]. Si l’Esprit consolateur demeure en nous, qui peut nous affliger ? Nous ne nous affligeons pour l’ordinaire que pour notre propre intérêt, mais lorsque le Saint Esprit a détruit le notre propre, le moi, et qu’il habite en nous, notre joie est alors pleine et parfaite, parce que cette joie n’est pas en nous pour nous, mais en Dieu pour Dieu. C’est ce que disait la sainte Vierge : Et exultavit spiritus meus in Deo salutari meo[172]. Saint Paul nous dit, de nous réjouir sans cesse dans le Seigneur[173], et Jésus-Christ nous assure, que rien ne nous ravira notre joie[174].
Pour ce qui est de la stabilité dans la charité ou Amour pur, nous sommes assurés que les puissances, les principautés, les tourments, la mort même ne nous sépareront pas de la charité de Dieu qui est en Jésus-Christ[175]. C’est l’assurance que Jésus-Christ donna lorsqu’il dit : Nul ne vous ravira votre joie : cette joie qui vient du pur amour, qui, comme dit S. Jean, bannit toute crainte[176] parce que nous ne craignons que par rapport à nous et que le parfait amour bannissant tout rapport à soi, en bannit toute crainte. Rien n’égale la dignité de l’amour ; c’est pourquoi il est écrit : Quand un homme donnerait tout ce qu’il possède pour l’amour, il compterait tout cela pour rien[177] au prix de l’amour. C’est pourquoi il ne faut pas s’étonner si l’amour nous dépouille de tout pour nous posséder pleinement. Il est encore dit dans les Cantiques que la multitude de grandes eaux ne saurait éteindre la charité[178]. Et pourquoi ne peut-elle s’éteindre ? C’est que celui qui demeure en charité demeure en Dieu, car Dieu est charité[179]. Dieu, dit l’Apôtre, nous fortifie dans l’homme intérieur par son Esprit ; Jésus-Christ habite par la foi dans nos cœurs. Nous sommes enracinés et fondés dans la charité, afin que nous soyons comblés de toute la plénitude de Dieu ; celui qui par sa puissance agit en nous avec efficace, fait infiniment plus que tout ce que nous demandons et pensons[180]. Il n’est point parlé ici d’un état passager, mais d’un état affermi (manet, habitat), ce qui se rapporte aux paroles de Jésus-Christ : Nous ferons notre demeure en lui[181]. Ce n’est donc plus une chose momentanée, mais un état réel. Si celui qui demeure en charité demeure en Dieu, si celui qui adhère à Dieu devient un même esprit avec Lui, si on passe en Dieu, si on est transformé en Lui, qui peut condamner ou censurer ce qu’en disent les mystiques ?
Il y a tant d’autres passages dans le Nouveau Testament, et un si grand nombre dans l’Ancien, que si on voulait les citer, on en ferait un volume. Ceci suffit pour faire remarquer que la vie intérieure n’est pas une chimère puisqu’elle est fondée en Jésus-Christ et par Lui, soutenue par saint Paul et par une infinité de saints ; et aussi, [cela suffit] pour en faire voir la simplicité, qui est la première chose que je me suis proposée, et [pour faire remarquer] que les termes extraordinaires ne viennent que parce que nous ne savons pas nous exprimer. Un homme intérieur doit être un Évangile vivant, mais il est caché aux sages et savants et n’est connu que des petits, ses semblables.
Si ceux qui, comme dit saint Jude, blasphèment les choses saintes[182] voulaient travailler à en faire l’expérience, ils verraient qu’on leur en dit trop peu. Nul ne demeure en même situation : il faut avancer, ou reculer. Si celui qui n’avance pas recule, celui qui, après une parfaite conversion, ne recule point et tend toujours à sa fin y doit enfin arriver. Si l’on pensait avec David que tout notre bien est d’adhérer à Dieu[183], qu’on le cherchât sans cesse, cherchant toujours Sa face[184] et adhérant sans cesse à Lui par le renoncement continuel, ils en éprouveraient plus qu’on ne peut leur en exprimer. Rien n’est plus simple que ce qu’on déduit ici : c’est pourtant là toute l’économie de l’intérieur.
Esprit Saint, répandez-vous en nos cœurs, délivrez-nous par Votre vérité des erreurs et du mensonge, et faites éprouver à ceux qui combattent Vos voies que Votre joug est doux etVvotre fardeau léger[185] ! Qu’ils adorent ce qu’ils ont méprisé, qu’ils méprisent ce qu’ils ont adoré, et que ce soit en Vous que nous agissions, puisque c’est en Vous que nous sommes. Amen, Jésus !
J’avoue que je n’ai aucun talent pour élever ni aider les âmes par la voie de la méditation, quoique j’ai tâché de la faire plusieurs années mais avec peu de succès, Dieu ensuite m’ayant attiré tout d’un coup au silence intérieur[186]. J’ai même éprouvé en autrui la méditation trop longtemps continuée, peu fructueuse. Lorsque les vérités qu’on médite ont fait l’effet que Dieu en prétend, l’âme se dessèche peu à peu et ne trouvant plus rien dans la méditation, elle a besoin de changer de route. Je crois que si les âmes accompagnaient une méditation courte d’un recueillement intérieur, regardant Dieu en elles, elles avanceraient bien plus vite et acquerraient bientôt un état plus parfait.
Si au lieu de faire de longues lectures, elles lisaient sans précipitation, laissant la lecture sitôt qu’elles se sentent touchées, et la reprenant lorsque la touche est passée, la lecture leur serait un grand profit, et peut-être que cette manière leur servirait beaucoup plus qu’une méditation raisonnée[187]. Mais il semble qu’on ne lise les livres spirituels que pour étudier et en savoir discourir. Cette précipitation de lecture fait qu’ils profitent à peu, et nuisent à beaucoup. Car comme les livres intérieurs sont faits plus pour recueillir que pour instruire, quoi qu’ils fassent l’un et l’autre, et plutôt pour se faire goûter que pour se faire examiner, ceux qui les lisent ou par curiosité ou par étude, ou pour les examiner, n’en tirent aucun fruit, la précipitation faisant perdre l’onction, qui est le propre caractère de ces livres. Ou on les a à dégoût, ou on regarde ce qui y est dit comme des raisonnements outrés, comme un fanatisme[188] qu’on prend plaisir à censurer ; et souvent on se fait une loi de les combattre ouvertement, de les déconseiller comme quelque chose de dangereux. Je m’assure que toute personne qui les lira avec humilité en la manière que j’ai dit et avec un véritable dessein d’en profiter, y trouvera une vie secrète, une onction cachée, et un amour de Dieu qu’il n’avait pas éprouvé auparavant.
J’avoue donc que je n’ai aucun talent pour écrire et parler des voies de la méditation. Peut être est-ce par la raison que j’ai dite. Peut-être est-ce aussi que, comme il y a une multitude d’auteurs qui ont écrit là-dessus et que je n’ai point écrit ni par choix ni d’une manière préméditée - le[189] besoin de l’intérieur étant plus grand que jamais, cet intérieur étant ignoré et même combattu par des gens qui n’en ont aucune expérience - Dieu a voulu que, toute ignorante que je suis, j’écrivisse sur ces matières. Je l’ai fait comme il est venu. Dieu, peut-être, a permis que je n’aie aucun autre talent, et que toute idée du reste me fut ôtée, parce qu’il ne voulait que cela de moi.
C’est à nous à faire simplement ce que Dieu nous fait faire, sans nous mêler de ce qu’Il ne nous demande pas. Quiconque outrepasse le don du Seigneur ou suit des raisons politiques en écrivant, écrit certainement par son propre esprit et sortant de l’ordre de Dieu, il ne fait aucun fruit ; et ce qu’on lit, quoique bien raisonné, étant destitué d’esprit et de vie, ne peut que contenter l’esprit et non toucher le cœur. C’est cette fidélité à suivre l’Esprit de Dieu et à ne s’y point mêler soi-même sous quelque prétexte que ce puisse être, qui est seule capable de porter (par ce qu’on écrit) l’esprit de grâce et d’amour, pourvu qu’il soit lu avec la même simplicité et fidélité qu’il a été écrit. Mais comme il y a peu de personnes assez fidèles pour écrire en lumière divine, quoiqu’en ténèbres, il y a aussi peu de personnes assez fidèles pour lire en la manière que je dis. Il y a encore une raison de cette fructueuse manière de lire : c’est que les livres intérieurs écrits par l’esprit de Dieu étant la manne cachée, et cette manne ayant tous les goûts, il arrive de là que chacun les entend selon son goût et sa portée et qu’il en tire infailliblement le profit qu’il doit en tirer.
Au lieu que les lisant ou par curiosité ou par quelque motif imparfait que ce soit, on les lit souvent à sa ruine : on s’attribue des états, on veut voir et sonder si on est comme il est écrit, on se croit dans un état avancé lorsqu’on n’est que dans le commencement, on fait pour ainsi dire un pot-pourri de tous les états ; on varie autant pour les pensées que pour le désir qu’on a de voir des sentiments différents. Restant ainsi perplexe, sans savoir que s’appliquer, on va à tâtons, ne faisant que faire et défaire ; et voulant suivre non une chose générale mais spécifique, et qui était très propre pour la personne à laquelle elle a été écrite, on n’entre jamais dans ce que Dieu veut de nous ; ou bien on a trop de défiance de sa voie ou trop de présomption. Et c’est en ce sens que la lettre tue et que l’esprit vivifie[190].
Ces sortes d’écrits ont plus de rapport qu’aucuns à l’Écriture sainte : plus on les lit simplement, plus l’âme y trouve cette nourriture foncière qui est l’esprit qui vivifie et non la lettre qui tue. Il faut remarquer qu’outre le propre caractère des livres intérieurs, à l’exclusion des autres, qui est d’entrer par le dedans, par l’intime de l’âme, touchant le même endroit dont ils parlent, en sorte qu’ils semblent passer tout droit au cœur sans l’entremise des sens, et que celui qui les lit semble tirer l’onction de son profond fond et non de la lecture - ce qu’il lit étant si propre à son âme qu’il paraît que la lecture ne fait que remuer ce qu’il avait déjà - outre, dis-je, ce caractère des livres intérieurs et écrits par la motion de l’Esprit saint, ils ont encore celui-ci que la personne qui les lit simplement ne les entend que selon sa portée : les mêmes choses qu’il entendait d’une façon dans un temps moins avancé, il les entend d’une toute autre manière dans un état plus avancé, et toujours selon son besoin présent. Ce privilège qui semble n’être réservé que pour l’Écriture sainte, s’étend aussi sur les livres intérieurs qui sont écrits par son esprit et qui ne sont pas un fruit de l’étude ; de sorte que d’autant plus que les livres intérieurs sont écrits par le mouvement de l’Esprit de Dieu, d’autant plus ont-ils une nourriture cachée. Ce que n’ont pas les autres qui sont les fruits de l’étude : quoiqu’ils semblent dire la même chose, ils sont secs et sans vie, destitués de cet humide radical[191] qui entretient la vie de l’âme. Or ces lectures quelque avancées qu’elles soient, ne nuiront point à une âme simple et peuvent lui servir beaucoup. Ces gens qui abusent de ces lectures sont des gens pleins d’orgueil qui abusent aussi de l’Écriture, ce que l’Apôtre appelle blasphémer contre les choses saintes[192].
Il y a dans les Livres intérieurs les maximes générales et les spécifiques, ou les routes et les sentiers particuliers par lesquels Dieu conduit. Il y a le renoncement, la mort à soi-même, les épreuves, les humiliations, la foi simple et nue, l’Amour pur, l’abandonnement de tout soi-même entre les mains de Dieu, la candeur, l’innocence, mourir au vieil homme pour se vêtir de nouveau, se quitter soi-même, ce moi ennemi de Jésus-Christ. Se laisser mener à Dieu à l’aveugle, préférer Son ordre divin sur nous et Sa volonté à toute dévotion particulière - un amour souverain qui nous porte à vouloir Dieu pour Dieu et non pour nous, à préférer Sa gloire et Son bon plaisir à tout intérêt nôtre, quelqu’il soit, en temps et en éternité. Et bien d’autres maximes, voies, sentiers, conseils généraux. Il y a outre cela, dans ce général, un moyen spécifique que Dieu a choisi pour chacun de nous ; et ce moyen est tellement spécifique pour nous, quoiqu’il ait rapport aux autres dans le général, que qui voudrait s’en écarter pour suivre celui qui est spécifique pour un autre, se méprendrait assurément et prendrait le change[193].
Il faut donc suivre Dieu à chaque pas dans l’état et la condition où Il nous met, et Le suivre selon les conseils qui nous sont donnés ou au dehors, par quelque personne expérimentée, ou au dedans, par le mouvement de la grâce ; mais cet ordre divin se déclare assez pour chacun de nous par tous les moments et les événements de la vie.
Cependant au lieu de faire usage du moment divin et de la conduite générale pour tous avec ce qui nous est spécifique pour nous-mêmes, nous voulons suivre les avis spécifiques pour d’autres, et nous nous brouillons incessamment, voulant agir selon la vue présente puisée dans une lecture qui regardait le spécifique d’un autre. Et ainsi on n’entre jamais dans une véritable paix.
Mais, dira-t-on, je crains de me trop avancer, de quitter trop tôt la méditation. Si vous pouvez méditer, faites-le ; si la méditation vous profite, ne la quittez pas. Mais ne troublez point le repos des autres par vos inquiétudes, ni votre propre repos par vos fréquents retours. Si celui qui ne peut méditer ne pouvait prier, il serait fort à plaindre et serait bien éloigné de pouvoir obéir à Jésus-Christ, qui ne dit pas : méditez toujours - il en connaissait trop l’impossibilité - mais priez toujours[194].
Or on peut donc prier sans méditer, et même sans rien savoir. Et cette prière est la prière du cœur, la prière ineffable, dont la plus parfaite est un fruit de l’amour, et la moins parfaite le sentiment de nos besoins. O que l’indigence est éloquente ! On n’a point besoin de maître qui enseigne à un pauvre ce qu’il faut demander et la manière de le demander. La méditation est une bonne chose, mais ce n’est point une prière. Saint Paul, qui après Jésus-Christ nous dit de prier sans cesse[195], ne nous dit point de méditer sans cesse. Mais dira-t-on, il faut s’inculquer les vérités : cela se fait aussi par la lecture des vérités solides lues comme j’ai dit au commencement. Cependant, je voudrais prendre outre cela un temps pour prier et pour répandre mon âme en la présence de Dieu. Ainsi, on peut contenter tout le monde : lire les grandes vérités de la religion, si respectables d’elles-mêmes, avec cette application de repos et de cessation pour s’en laisser pénétrer, et prier dans le temps destiné pour prier. Or de toutes les prières, celle de foi est la plus glorieuse à Dieu et la plus utile à l’homme, selon le témoignage de Jésus-Christ même, qui assure que tout ce qu’on demandera avec foi, on l’obtiendra[196].
Pour ce qui est de certains sentiers de mort et de purification, il est sûr que tous les saints y ont passé, que tous se sont plaints de leurs peines. Les gens du monde n’éprouvent ni peines intérieures, ni tentation, parce qu’ils se laissent aller avec une licence effrénée à tout ce que le Démon et la nature corrompue leur inspirent ; bien loin d’en avoir de la peine, ils n’y font pas même attention. Il n’en est pas ainsi des âmes intérieures qui, toujours attentives à ce que Dieu veut d’elles, tâchent de le suivre pas à pas. Elles sentent vivement les obstacles du Démon et de la nature corrompue : elles comprennent qu’il faut mourir à celle-ci et que, pour le faire efficacement, il faut renoncer à tous ses désirs et à toutes ses cupidités, n’en admettant aucune et pour ce qui regarde le Démon, prier et s’abandonner à Dieu afin qu’il nous en délivre.
Mais comme la nature corrompue est plus maligne que le Diable, il faut remarquer que plus on travaille à la dompter par le dehors, plus elle s’enfonce au dedans ; plus on dompte la chair, plus elle tourne sa malignité du côté de l’esprit. Ainsi ce travail purement extérieur n’étant pas suffisant, quoiqu’il soit presque le seul que nous puissions pratiquer : Dieu, voyant l’usage que nous faisons de la bonne volonté qu’il a mise en nous, vient lui-même combattre cette nature corrompue dans tous ses retranchements. On sent alors que le travail qu’on faisait avec tant de peine et de plaisir tout ensemble parce que cette nature maligne se plaisait dans son travail, on sent, dis-je, que ce travail tombe des mains. Et l’âme ne peut plus faire autre chose, désespérant de toutes ses œuvres de justice, que de se tourner vers son Dieu avec un acquiescement amoureux, et lui dire : faites donc vous-même cette œuvre, puisque nul autre ne la peut faire ; Je sens que je n’y puis rien. Alors le Maître met la main à l’œuvre ; mais combien de coups de marteau, combien de peines et de souffrances ! Or la nature est si maligne que plus on la met à l’étroit, plus elle augmente sa malice, en sorte qu’il semble qu’elle devienne tous les jours plus mauvaise. Le Démon se joint souvent à elle, et la rend toute diabolique[197]. Dieu la détruirait en un instant si l’âme pouvait porter une opération si forte, mais elle se défend de toutes ses forces, elle regarde comme mal son plus grand bien, de sorte que ce fort et puissant Dieu est comme obligé de ménager la force de l’âme jusqu’à ce qu’Il chasse tout à fait cette nature maligne.
Lorsqu’elle est plus proche de sa défaite, plus elle augmente en malignité, de sorte que très souvent on retournerait en arrière si Dieu n’assistait l’âme. Plusieurs le font cependant. C’est pourquoi Jésus-Christ dit que celui qui ayant mis la main à la charrue, regarde derrière soi, n’est pas propre pour le royaume de Dieu[198]. Il veut quitter la conduite de Dieu pour entrer dans sa propre conduite. Non assurément, ô Amour, ces âmes ne sont pas propres pour Votre royaume : Vous ne régnerez jamais parfaitement en elles, puisqu’elles ne Vous laissent pas user de Votre domaine et de Votre souveraineté pour les mettre haut et bas, et en faire ce qu’il Vous plaît en temps et éternité. La défense que l’Ange fit à Loth et à sa famille de ne point regarder derrière soi dans l’embrasement de Sodome[199] est bien mystérieuse. La femme, comme faible et curieuse, se retourna et fut changée en statue de sel. Que notre fausse sagesse (dont le sel est la figure) nous est préjudiciable ! Que celui qui sait obéir à Dieu et s’y abandonner est heureux.
Or touchant les moyens de mort, je dis, qu’entre les généraux, il y en a de spécifiques qui ne se peuvent diversifier dans les expressions autant que Dieu les diversifie en effet selon l’état, le tempérament et la force de chacun : car la même chose qui ferait mourir l’un ferait vivre l’autre, ce qui est un antidote pour l’un serait un poison pour l’autre et ce qui paraît souvent poison est un antidote merveilleux. Il faut donc que Dieu fournisse à chacun les moyens de mort que Lui-même a choisis. Ce que nous pouvons faire de notre part, est de nous abandonner à Sa conduite, de Le laisser faire, d’acquiescer amoureusement à ce qu’Il ordonne quelque peine qu’on puisse souffrir, ne point vouloir choisir le moyen, ni être comme un autre, mais comme il plaît à Dieu que nous soyons. Mais, qui est-ce qui a la fidélité de se laisser en la main de Dieu sans se mêler de soi ?
Si je savais, dira-t-on, que ce fut mon bien, je m’y laisserais. Quoi ? est-ce à vous de juger de ce qui est votre bien ? C’est à Dieu. Mais, je n’aperçois plus cette conduite amoureuse de Dieu comme je la voyais au commencement ! Si vous la voyiez toujours, vous ne mourriez point. Mais je me persuade alors que c’est moi qui me conduit, je crains de m’égarer ! Tenez toujours Dieu, pour ainsi dire, par la main, et vous ne vous égarerez pas. Cette main est une soumission totale, un abandon entier, un renoncement à tout intérêt, un amour souverain, une sainte haine de nous-mêmes. Nous ne nous égarerons pas par cette voie. Quand nous nous égarerions il n’y aurait de perte que pour nous : Dieu serait toujours ce qu’Il est. J’avoue qu’il faut un grand courage, un grand abandon, un entier renoncement de soi-même. C’est aussi à quoi nous sommes exhortés.
On ne veut point s’en fier à Dieu et Le suivre par la voie qu’Il nous a choisie. Tous les conseils généraux font du bien, mais les spécifiques ne nous en feront qu’autant qu’ils seront conformes à la conduite que Dieu tient sur nous. Il faut les lire avec simplicité de cœur, en s’abandonnant totalement à Dieu afin qu’Il fasse en nous et de nous ce qu’il Lui plaira, sans vouloir nous en mêler et y prendre part. Si l’on en usait de la sorte, quel fruit ne tirerait-on pas des livres intérieurs ! Ils seraient esprit et vie pour nous. Je prie Dieu de nous éclairer de Sa véritable lumière. Amen, Jésus !
J’ai oublié de dire que selon les desseins de Dieu sur les âmes Il leur fournit des moyens conformes, soit en les laissant aller dans des lieux où elles trouvent une conduite conforme à ce que Dieu demande d’elles, soit en faisant rencontrer ou venir exprès des personnes qui leur apprennent la voie pure et droite de l’intérieur. Malheur à ceux qui n’en profitent pas ! Car Dieu ne manque jamais de son côté ! Mais l’homme est si amoureux de ses raisonnements et de ses idées qu’il ne peut point suivre Dieu un temps considérable : ce ne sont que variations. Car comme nos pensées sont comme les flots de la mer qui se battent et se choquent les uns les autres, il ne peut y avoir de solidité. Et c’est un dommage irréparable que des personnes qui d’ailleurs ont d’excellentes qualités et que Dieu a appelées par tous les soins de Sa providence, demeurent arrêtées faute de mourir à elles-mêmes et à leurs faux raisonnements, et [parce] qu’elles ne veulent point se laisser conduire à Dieu.
Sur les paroles de Salomon[200].
Il est dit dans l’Écriture trois choses qui sont excellentes au sujet de l’Intérieur. Il ne peut être mieux comparé qu’à la voie du serpent dans la pierre, à celle d’un vaisseau sur la mer, mais, comme dit Job un vaisseau chargé de pommes[201], et à la voie de l’aigle en l’air[202]. Il ne reste aucun vestige de ces trois sortes de voies.
La première est des personnes déjà avancées, mais qui sont encore loin de la perfection. Quoique le serpent laisse peu vestiges du lieu où il a été sous la pierre, on ne laisse pas d’apercevoir un sentier limoneux et luisant. Ce sont les premières âmes, en qui il reste quelques traces de certaines lumières, goûts, sentiments ; ces traces sont même presque imperceptibles. Ce qui se discerne le mieux, c’est la vieille peau du serpent qui reste sous la pierre. Cette peau marque que cette personne a travaillé à mortifier ses sens et ses passions d’une telle manière qu’elle en est dépouillée et revêtue de nouveaux sentiments et des vertus opposées à ses passions dominantes.
Le vaisseau laisse bien moins de traces sur les ondes que le serpent sous la pierre ; néanmoins on voit quelque temps comme un sillon sur les flots, qui est la trace qui ne dure guère. Si pourtant ce vaisseau était chargé de marchandises de garde, ces marchandises seraient une marque et une assurance des lieux où il a voyagé ; mais n’étant chargé que de pommes, que l’eau de la mer corrompt, on est obligé à mesure qu’elles pourrissent de les jeter dans la mer, de sorte que le vaisseau arrivant vide, il ne reste ni trace de son passage, ni vestige de ses marchandises. C’est la figure du parfait dénuement de l’âme ; il ne reste point de trace de son marcher qui puisse servir d’appui et d’assurance qu’il ait tenu la route de ces vastes mers et qu’il ait passé ce chemin ; il ne paraît rien de sa charge, qui s’est corrompue peu à peu, et c’est cette corruption qui a obligé le divin pilote de jeter la marchandise dans la mer ; enfin cette corruption devient si grande qu’on est obligé de décharger le vaisseau de tout ce qu’il portait. Il est vrai que la misère que l’âme éprouve, est quelque chose de triste pour elle. Mais elle éprouve en même temps une chose à laquelle elle ne faisait pas d’abord attention : c’est que plus elle devient misérable, plus elle devient légère, elle se trouve peu à peu dégagée du poids d’elle-même ; enfin plus sa misère augmente, plus elle devient vide. L’âme ne se trouve plus chargée ni embarrassée ; au contraire, elle éprouve un certain vide qui lui a donné de l’étendue et de la largeur. Le vaisseau vide se trouve en état d’être rempli des plus exquises marchandises. Notre âme vide est propre à tout ce que Dieu veut en faire. Heureux vaisseau ! Tu te croyais méprisable et tout honteux de ta charge, tu en rougissais dans le secret ; c’est néanmoins cette charge pleine de pourriture qui t’a vidé de tout ce qui t’appartenait et de ce qu’il y avait de plus fort et plus intime dans l’amour de toi-même. Le fond de cale a été vidé, c’est-à-dire que tu es délivré de la propriété qui te corrompait profondément : ainsi tu es entièrement vide, net et balayé de ta pourriture. On a cherché dans les endroits les plus reculés s’il ne restait point quelque pourriture, pour la jeter dans la mer. Te voilà parvenu à une nudité entière !
La troisième est la trace de l’aigle dans l’air. Quel
est l’œil assez perçant pour en découvrir les vestiges ? Qui peut discerner les
voies d’une âme qui se perd dans les airs de la divinité ? Nuls yeux, si ce
n’est ceux de l’aigle même. Mais que voit cette aigle ? Ce qui est devant elle[203],
et nullement ce qu’elle a laissé. Il n’y a point de sentier, point de trace
dans son chemin ; cependant elle ne s’égare jamais. Où loge-t-elle, cette aigle
fortunée ? Où se repose-t-elle après son vol ? Sur les rochers : elle fait son
nid sur les roches rompues, comme dit un autre endroit de l’Écriture,
dans les trous de la pierre[204].
Quelle est cette pierre vive et vivante, sinon Jésus-Christ ? Elle se repose en
lui. Ceux qui considèrent cette aigle merveilleuse et qui ne voient que des
roches rompues, une espèce de débris de cette pierre vive, croient qu’il n’y a
rien de bon dans l’aigle, qu’elle n’habite point la pierre vive, puisqu’elle
fait son séjour dans les roches rompues. Cependant c’est en Jésus-Christ
qu’elle est à couvert, c’est dans son cœur, c’est dans ses plaies, qui sont
comme les trous de la pierre, c’est Lui-même qui la porte et la cache avec lui
dans le sein de Son Père.
Dites-nous encore, Aigle merveilleux, d’où vient que les roches où
vous habitez sont si rompues ? C’est qu’elles me cachent mieux à l’oiseleur.
Ces ruptures sont les croix, les confusions, les calomnies, certaines misères
propres à ma condition : cela me met à couvert de l’oiseleur. Et quel est cet
oiseleur qui vous tend des filets ? C’est le Diable, et encore plus moi-même.
L’amour-propre et la propriété sont les filets qui peuvent me perdre et me
tirer de mon fort et de mon lieu de sûreté. C’est pourquoi loin de faire mon
nid, comme les autres, dans les pierres polies, je cherche les roches rompues
où je suis à couvert de la présomption, de l’appui en la beauté de ma demeure,
de l’assurance dans la force d’un grand rocher escarpé et inaccessible. Je suis
là sans défense, et c’est ce qui fait ma sûreté. De là je regarde ma proie, je
tâche de l’attraper, non pour m’en nourrir, mais pour en faire un sacrifice à
celui dont je suis l’oiseau favori. Quelle est cette proie que vous envisagez,
aigle admirable ? Ce sont les âmes des petits que je tâche de prendre pour les
présenter à mon Souverain. Mais hélas ! que j’en trouve peu de propres à Lui
être offertes ! Il s’en préparera, Il s’en fera. Mais qu’il t’en a déjà coûté,
et qu’il t’en coûtera ! N’importe pourvu qu’Il règne, et que je Lui fournisse
une nourriture convenable. Amen, Jésus ! (…)[205]
J’ai cru ; c’est pourquoi j’ai parlé. Ces paroles de David semblent contraires à celles qui furent dites à saint Arsène : fuyez, taisez-vous, et vous reposez ; et à cet autre : reposez-vous dans un lieu solitaire ; et vous élevez au-dessus de vous-même[206]. La même foi qui nous fait parler, nous fait taire. Il y a deux temps où la foi fait parler : dans les commencements, où cette même foi semble s’exhaler en paroles d’amour, de confiance et mille actes ; et à la fin, la foi, à force d’avoir parlé pour exprimer ce qu’elle sent et n’ayant plus de paroles, est comme obligée de se taire et d’entrer dans un silence d’admiration qui est comme un épuisement de parole, en sorte que la bouche se tait d’abord, mais c’est pour laisser parler le cœur, qui a son langage aussi bien que la bouche.
Plus la foi augmente, plus l’un et l’autre se taisent, jusqu’à ce que la foi soit tellement accrue qu’elle n’ait plus d’autre parole que le silence, qui parle très éloquemment dans un repos parfait.
Au commencement ce repos est très doux et suave, et l’âme le goûte fort bien. Dans la suite il devient plus profond et plus insensible, et se simplifie tellement que l’âme ne le discerne que par un non-trouble. Dans le temps qu’il est le plus goûté, il n’est pas si stable, et il s’altère facilement ; mais lorsqu’il devient enfoncé, il est plus ferme et il y a peu de choses qui le puissent altérer.
C’est alors que l’âme s’assied dans son repos, ce qui marque un repos plus ferme, plus établi, que se reposer simplement. Que produit ce repos central et affermi ? C’est que sans que l’âme fasse autre chose que se reposer, sans savoir comme cela se fait, elle s’élève insensiblement au-dessus d’elle-même, et par un renoncement parfait, elle se quitte peu à peu à force de s’élever au-dessus d’elle-même, comme un aigle, qui quittant la terre, s’élève si haut, qu’il la perd de vue. C’est ainsi que l’âme à force de s’élever au-dessus de soi, se perd aussi de vue ; et lorsqu’elle ne s’aperçoit plus, c’est alors qu’elle entre dans les airs sacrés de la Divinité. C’est où son repos devient invariable, n’étant plus en soi, ni en rien qui la regarde, mais en Dieu, centre de tout repos. C’est là qu’elle entre dans ce Sabbat éternel que Dieu possède de toute éternité en lui-même.
Tant que notre repos dépend de quelque chose de créé, quelque grand qu’il paraisse et quelque sublime que puisse être l’objet créé, il est sujet à la variation. Mais lorsqu’il passe en Dieu, il devient immuable comme Dieu parce qu’il ne dépend d’aucune chose créée. Je n’en excepte aucune, quelle qu’elle puisse être.
Or toute la voie s’opère par la foi. Dieu a juré aux Israélites qu’ils n’entreraient point dans son repos, parce qu’ils l’avaient tenté dans le désert par leur incrédulité[207] et que ce sacré repos est plus de la nouvelle loi que de l’ancienne. Je dis donc que c’est la foi qui nous introduit dans le repos. Mais pour nous faire entrer dans celui de Dieu même par l’élévation au-dessus de nous-mêmes, il n’y a que le pur amour qui le puisse faire. Dieu est charité[208] : Il est un feu consumant[209] qui consume et détruit tous les obstacles qui empêchent l’âme de sortir de soi pour se perdre en Lui. Son trône est de feu[210], ses esprits sont des flammes de feu tant pour s’enfoncer de plus en plus en Dieu que pour suivre ses ordres.
La foi fait donc parler et se taire, mais si elle se tait longtemps, elle parle dans sa fin : Credidi, propter quod locutus sum. Mais avant que de poursuivre les paroles de la foi dans sa fin, voyons ce que dit le Roi-Prophète : J’ai cru, c’est pourquoi j’ai parlé. Ego autem humiliatus sum nimis : mais j’ai été humilié jusque dans l’excès. Vous avez été humilié jusque dans l’excès avant que de dire vos dernières paroles et après avoir dit les premières ! La route de l’humiliation est donc celle qui nous fait élever au-dessus de nous-mêmes. Nul n’est monté que celui qui était auparavant descendu. Ne nous trompons point : ce n’est pas en montant qu’on s’élève au-dessus de soi, mais en entrant dans la plus profonde humiliation. Il faut être abaissé jusqu’au fond de la terre, y être caché et enseveli avec Jésus-Christ, pour ressusciter avec lui. Car si le grain de froment étant en terre non seulement n’y demeure caché, mais s’il ne pourrit, il demeure seul et n’apporte point de fruit[211]. Ainsi il faut que l’humiliation, l’abjection, et la pourriture, qui n’est autre que l’expérience de nos misères, nous fasse porter du fruit digne de Dieu[212]. Aussi David ne dit-il pas qu’il a été un peu humilié, mais qu’il l’a été dans l’excès : c’est cette extrême humiliation qui a été la source de son bonheur car la mesure du bonheur est celle de l’humiliation.
Qu’est-il dit de Jésus-Christ ? qu’il s’est anéanti lui-même[213]. L’anéantissement est la consommation de l’humiliation. C’est pourquoi Dieu lui a donné un Nom au-dessus de tout nom. Il ne pouvait pas comme nous, être humilié par l’expérience réelle de la misère, mais il a pris la forme de serviteur ; comme qui dirait, Il a pris la forme de la misère, Il a porté le péché de son peuple, Il s’est revêtu de nos langueurs[214]; et comme nous ne sommes que misère depuis la tête jusqu’aux pieds, Il a été couvert de plaies depuis la tête jusqu’aux pieds, se revêtant de nos misères pour nous en délivrer. Il nous a délivré du péché, et non pas de l’humiliation du péché. Il a pris la forme de la misère, mais nous sommes réellement misérables ; et cette misère est comme le fumier qui sert à faire pourrir le froment, et le faire fructifier.
Ce n’est donc pas par une élévation sublime qu’on arrive au repos de Dieu, mais par une profonde humiliation. Nul n’est monté que celui qui était premièrement descendu[215] dit saint Paul, parlant du Fils de Dieu, car il n’y a que Lui qui puisse descendre. Quelque humiliés, quelque misérables que nous soyons, nous restons en notre place : c’est notre propre misère. Mais si nous montons par cette descente, c’est que Dieu, qui se plaît à regarder les choses basses[216], nous attire par Ses regards, lorsque notre pourriture et notre anéantissement nous ont rendus comme une vapeur que ce divin Soleil attire pour la purifier et Se l’unir. Mais il est à remarquer que Dieu s’éloigne des choses hautes et ne regarde que les basses ; par conséquent il n’attire que les basses et c’est ainsi que l’homme est élevé au-dessus de soi.
Car il est impossible de toute impossibilité que l’homme s’élève au-dessus de lui-même autrement que par ce regard de Dieu qui l’attire hors de lui pour Se l’unir et le changer en Soi, c’est-à-dire le transformer en Sa pure et nue lumière. Car il ne faut pas croire que lorsque saint Paul dit : Nous sommes transformés de clarté en clarté[217], il entende parler de lumière objective et distincte, mais bien de celle dont je parle : comme lorsque le soleil attire les vapeurs de la terre, plus il les tire hors de la moyenne région de l’air où sa chaleur les avait fait remonter, plus elles deviennent pures, claires et lumineuses jusqu’à ce qu’il les ait assez purifiées pour les faire passer en lui ; cette approche les fait passer de clarté en clarté jusqu’à ce qu’elles soient faites semblables aux rayons. Il en est ainsi de nos âmes : lorsque le Soleil de justice les regarde dans leur humiliation, Il les purifie et les fait passer de clarté en clarté en Lui-même. Et c’est là qu’a lieu ce qui reste à dire [ou à parler de la foi][218] : Credidi, propter quod locutus sum.
Pour moi, j’ai dit dans mon transport : Tout homme est menteur. Quel est ce transport, ô David, qui vous fait dire que tout homme est menteur ? C’est et ce sera ma dernière parole : à mesure que Dieu par Sa chaleur vivante et vivifiante qui est Son amour, me transporte hors de moi comme une petite vapeur droite de fumée et qu’Il me transforme en clarté, Il m’apprend alors que tout homme est menteur ; parce qu’Il me met dans la vérité et que cette vérité me fait comprendre que l’homme n’est qu’erreur, illusion, mensonge : qu’il n’y a que deux choses subsistantes, le Tout et le Rien. La connaissance de cette vérité que Dieu ne donne réellement que par le passage de l’âme en Lui, lui fait voir tout le reste comme des fantômes, des ombres et des vapeurs, qui n’ont rien de réel que leur impureté, leur légèreté et leur inconstance. J’ai cru ; c’est pourquoi j’ai parlé. Et que direz-vous ? Je dirai la vérité du tout de Dieu, et la fausseté de tout le reste.
C’est en cet état que l’âme est portée à parler et à écrire après un long et profond silence, pour dire la vérité : que la grandeur, la gloire et la louange appartiennent au Seigneur, et l’empire aux siècles des siècles. Je pousserai une bonne parole : Eructabit cor meum[219] etc. pour dire : Rendez au Seigneur la gloire qui lui est due[220], restituez vos usurpations, soyez nus devant Lui, sacrifiez-vous à Son honneur en sortant de vous-même et de tout propre intérêt, quittez les attributions que vous vous faites, qui sont des larcins, quittez-vous vous-même par hommage à ce grand Tout, ne faites non plus de cas de tous vos intérêts, que d’une fourmi, mourez, renoncez-vous, ne soyez rien ; que Dieu soit tout en vous pour vous, en Lui et pour Lui. Néant, néant, demeure néant ! O Tout, ô Tout, demeurez Tout. Amen, Jésus.
Toutes les personnes que Dieu appelle à l’état passif reçoivent avec facilité les lumières et les goûts en manière passive, et il leur serait souvent difficile de faire autrement. Mais lorsque les croix viennent abondamment, soit intérieurement de la part de Dieu ou même de nos défauts, soit par la persécution et la contradiction des hommes, on se multiplie : soit par résignation, offrande, soumission, soit pour remédier activement à ses défauts, soit pour s’en purifier soi-même, s’humilier, s’anéantir, soit par d’autres moyens que la nature fine et adroite nous fournit sous de bons prétextes, mais qui ne servent néanmoins qu’à diminuer la croix, ou nous l’ôter tout à fait. Si nous sommes exercés intérieurement ou par sécheresses et distractions, nous tâchons, avec effort, quelquefois léger, de nous procurer quelque goût sensible. S’il vient certains petits troubles qui causent certains malaises dont on ignore la cause et qui sont très souvent des peines purifiantes, lorsqu’elles ne sont pas causées par quelque chose d’extérieur ou par nos réflexions, nous travaillons adroitement à nous pacifier par mille moyens.
Lorsque nous éprouvons le poids de Dieu, qu’Il nous paraît irrité contre nous, qu’Il semble s’en éloigner tout à fait selon nos idées, nous nous mettons en mille postures différentes pour nous décharger de ce poids, nous essayons ou par nos pratiques ou par des moyens plus cachés de Le rappeler : ce qui s’appelle recevoir activement la croix.
Pour recevoir passivement cette croix, la plus pesante de toutes, et quasi la plus ordinaire, il faut se laisser écraser et dévorer à la peine, sans aucun mouvement de sa part, laissant tomber sur soi la grêle et l’orage sans sortir de sa place, et sans la vouloir divertir. J’ai connu une personne qui se tenait, lorsqu’elle le pouvait sans incommoder le prochain, tout le jour cachée dans un coin, se laissant dévorer à la peine et donnant par là toute liberté à Dieu d’exercer sur elle sa justice[221]. Ces sortes de peines durent quelquefois plusieurs jours et détruisent les forces extérieures et intérieures, mais il les faut porter dans toute leur étendue et jusqu’à la fin, sans changer de manière d’agir. C’est porter le poids du jour et l’appesantissement de la main de Dieu, qui est de toute la vie spirituelle la peine la plus forte, la plus intense, la plus profonde, car c’est une peine immédiate ; et la justice de Dieu est alors appliquée par elle-même sur son sujet pour le purifier et le détruire.
C’est le passage le plus douloureux, qui revient souvent et qui dure longtemps. L’âme est très souvent tentée de se remuer, de faire des actes d’humilité, d’abandon ou de prière, pour en être délivrée ; on fait des examens pour voir ce qui a pu donner lieu à cela, et comme on se retire par là de cet état passif, qui est la manière de porter le poids de Dieu, cette infidélité fait retirer l’application de la justice sur nous, qui suspend pour un temps son opération purifiante. On croit alors avoir beaucoup gagné, quoiqu’en effet on ait beaucoup perdu. Cela augmente le désir d’agir ; et plus on agit, plus on empêche la purification. Il faut donc se laisser dévorer à la peine dans toute l’étendue des desseins de Dieu, demeurer passif, mort, anéanti sous la puissante main de Dieu, comme saint Pierre le conseille[222].
La seconde croix intérieure sont les sécheresses, les distractions, privations de la présence de Dieu, une amertume du cœur au lieu de cette occupation amoureuse de la volonté si pleine de douceur. Une divagation importune au lieu de ce recueillement aisé, [et] au lieu de souffrir, comme dit le Sage, les suspensions et les retardements des consolations, porter en paix notre douleur, afin que notre vie croisse et se renouvelle[223]. Par la purification, notre vie se renouvelle en Jésus-Christ. Et comme tout ce qui arrache notre propre vie s’appelle mort, tout ce qui sépare s’appelle purification ; or rien ne nous sépare tant de nous-mêmes que ces privations de ce qui faisait toutes les douceurs de la vie spirituelle. L’esprit étant séparé des lumières qui le nourrissaient agréablement, et la volonté de cet amour savoureux qui faisait sa nourriture, ils meurent insensiblement. Il faut, non travailler à nous rappeler les lumières et les consolations, mais porter cet état passivement, comme une personne qu’un chirurgien incise le porte sans rien faire de sa part que de porter avec patience le mal qu’il lui fait souffrir. Mais on ne peut porter cet état sans faire ce qu’on peut pour s’en délivrer.
Notez que je ne parle ici que pour une personne qui est dans l’état passif et accoutumée à porter passivement les consolations et les lumières célestes, car pour les états inférieurs à celui-ci et pour une personne qui est encore dans l’actif, quoique déjà un peu simplifié, il faut agir activement pour faire revenir cette divine lumière et cette douce correspondance de notre cœur ; et ceci plus ou moins activement, [selon] que notre état intérieur est plus ou moins actif. Quand l’oraison tient encore un peu de la considération, il faut nous rappeler par quelque considération. Quand elle est plus simple et que ce n’est qu’un simple envisagement d’une vérité, un simple regard de cette vérité réveille l’attention. Lorsque l’oraison est d’affection plus multipliée, ainsi que je l’ai écrit en tant d’endroits, une simple aspiration comme « Mon Dieu, mon tout, etc. » [nous] rappelle. Quand l’affection est plus simple, un simple retour au-dedans suffit. Mais lorsque l’oraison a été passive, il faut rester passivement dans les sécheresses, divagations, les portant en renoncement et mort, non en cherchant à s’en délivrer, mais en les soutenant simplement.
Or il faut remarquer de plus que cet état que je suppose être pour l’oraison, doit persévérer de même manière durant le jour. Ceci souvent se souffre alternativement, tantôt lumière, goût passif, tantôt ténèbres, privations passives, distractions passives, jusqu’à ce que l’âme soit entrée dans la privation totale, où tous ces efforts sont rendus inutiles.
Jusqu’alors elle s’accommode ou à la lumière ou à la peine, selon son état, tâchant de correspondre à l’un ou à l’autre ; mais dans la privation totale elle ne peut s’ajuster à rien, tout lui étant ôté, et tout discernement d’actif et de passif. Ce n’est plus ni une activité, ni une passiveté de correspondance, mais de mort, en sorte qu’on fait tout ce qu’on peut pour entretenir sa vie jusqu’à ce qu’elle soit ôtée, ainsi que je l’ai écrit en tant d’endroits.
Pour ce qui regarde les défauts, misères, pauvretés, c’est ce qui est le plus difficile à porter passivement, à cause de l’amour de la propre excellence, qui ne saurait souffrir de se voir imparfait et de sentir sa misère.
Il faut remédier aux défauts selon l’état de l’âme, activement dans l’actif, passivement dans le passif, se laissant dévorer à la peine qu’ils nous causent, sans vouloir y remédier par une humilité vertueuse, ou active, comme dans les premiers degrés, où l’âme dit à Dieu : « Voilà ce dont je suis capable ; voilà la production de mon mauvais fond. Je voudrais me cacher jusqu’au centre de la terre pour ne pas paraître devant vous, ô pureté infinie ! avec cette impureté ; lavez-moi d’hysope, et je deviendrai blanc comme la neige. Seigneur, punissez vous-même mes péchés et les purifiez en même temps ; je suis content d’éprouver ce que je suis, et que vous me laissiez longtemps sentir la puanteur du bourbier où je me suis laissé tomber ». Voilà faire un usage vertueux de nos défauts et de nos chutes. Mais dans l’état passif il ne faut pas faire cela, mais porter avec fermeté un certain brûlement intérieur que le défaut cause, une secrète agitation du dedans très difficile à porter, une douleur sourde, mais profonde, qui est l’application de la justice de Dieu sur l’âme, qui la purifie réellement.
Pourquoi est-il de conséquence de porter ses défauts et ses misères passivement dans l’état passif ? C’est que lorsque nous voulons nous purifier nous-mêmes, nous nous dérobons à la justice et à son application, qui est une purification foncière, au lieu que celle que nous faisons n’est que superficielle. Et pourquoi nous y dérobons-nous ? C’est que toute action et mouvement propre en cet état nous dérobe à l’action et à l’opération de Dieu, comme une toile qui voudrait toujours se remuer empêcherait un peintre d’y tirer un portrait.
Il faut savoir que la nature se met en mille pièces pour remédier à son défaut, dans la peine terrible qu’elle a de supporter l’application de la justice, par l’amour de la propre excellence qui veut toujours voir et sentir qu’on s’est purifié. Parce que souvent cette purification de la justice nous paraît un défaut, parce qu’elle trouble un peu ce fond et l’agite, ôtant le calme superficiel, comme une eau qu’on veut purifier ou un métal qui bout dans le feu. La justice fait le même effet. Mais si l’on ôte le métal de dessus le feu lorsqu’il bout, il ne se purifie pas. Toute chose qu’on veut séparer, fait une certaine fermentation et bouillonnement causée par l’impureté. Il faut laisser la justice purifier et séparer elle-même.
Mais pourquoi faut-il rester immobile ? C’est qu’il ne s’agit de rien moins que de réparer en nous l’image de Dieu que le péché a si fort défigurée. Il faut être immobile afin que ce beau Soleil se peigne lui-même dans notre âme, comme le Soleil se peint sur la surface d’une eau claire et tranquille et non sur celle qui est troublée. Demeurons donc passifs, aussi bien dans les peines purifiantes, dans nos défauts, comme nous y avons resté dans les lumières et consolations, jusqu’à ce que nous les portions en mort, qui est un état bien plus terrible et bien plus séparé. Mais comme je ne traite ici que de ce qui regarde l’état passif, et que j’ai tant écrit ailleurs des autres états, je me contente de ce que j’en ai dit.
Il y a encore les différentes croix des pertes de biens, maladies, contradictions, persécutions, calomnies et mille sortes d’adversités, que nous devons porter selon le degré où nous sommes, activement au commencement, puis vertueusement, en faisant usage par résignation, soumission à la volonté de Dieu en union des souffrances de Jésus-Christ. Mais dans l’état passif et de mort, il faut les recevoir passivement et en mort, sans donner à la nature cette pâture de voir et de sentir l’usage qu’elle fait des croix. Elle demeure alors abandonnée aux diverses douleurs qui la travaillent sans se remuer et agir, sans examiner si sa résignation est entière, comme un sujet demeure sous son agent qui le travaille et le traite comme il lui plaît, sans qu’il se remue ni pour l’empêcher d’agir, ni pour lui témoigner qu’il trouve bon ce qu’il fait. Laisser faire pouvant l’empêcher, dit tout cela sans rien dire[224].
Il s’ensuit de là de ne point chercher la justification personnelle des calomnies qu’on fait contre nous, ne point repousser l’injure par l’injure, ne se point venger des torts, mais se laisser en la main de Dieu et de toute créature pour l’amour de Dieu : se laisser à Dieu, qui se sert de tous ces instruments pour nous faire souffrir.
« Mais si je ne me défends pas, si je ne fais pas voir mon innocence, je passerai toujours pour coupable, je ferai tort à la piété. » Ce sont là des prétextes de la nature pour ne pas mourir à soi-même. Si la patience n’édifie pas, les disputes et les justifications le feront-elles ? Jésus-Christ a souffert, et a laissé tout le reste à son Père.
Ce qu’il y a de plus difficile, c’est que dans ce temps d’épreuves, de calomnies, de contradictions des hommes, tout paraît brouillé, à cause des différents moyens et calomnies qu’on emploie pour faire souffrir. Dieu paraît souvent être de la partie. Vous êtes exposé à tout ce que peut la malice des hommes jointe à l’autorité, sans conseil ni défense ; on est quelquefois perplexe[225], pour avoir perdu l’équilibre. Il faut porter tout cela. Les défauts que vous commettez dans ces temps, vous enfoncent jusqu’au centre de la terre, et vous font encore plus mépriser des hommes. Ces défauts ne viennent que parce qu’on a voulu agir en quelque sorte ; mais il faut porter tout cela, et souffrir de Dieu, des hommes et de nous-mêmes.
« Mais il faut répondre à mille questions que j’ignore, et où l’on ne travaille qu’à me surprendre - N’importe[226] : demeurez passif, ou mort, selon votre état, et tout ira bien. »
« Mais mon esprit est obscurci, je me sens troublé, que ferai-je ? Que dirai-je ? Dieu parait fâché contre moi - Demeurez passif ou mort - Mais ce sont des choses où il faut remédier ? - Plus vous y travaillez, plus vous vous troublez - Mais il faut que je fasse des sacrifices de tout cela ? - Il n’est pas question pour vous de faire des sacrifices, mais de demeurer en sacrifice ; c’est le Grand-Prêtre qui sacrifie, demeurez sous le couteau comme une victime - Mais ne faut-il pas que j’offre mes peines à Dieu, que je lui proteste que je souffre tout cela pour son amour, que mes péchés en ont bien mérité d’autres, ou bien que je suis indigne de ces croix ? - Qu’est-il nécessaire de dire toutes ces choses ? Dieu ne voit-Il pas tout cela ? Ne connaît-Il pas mieux que vous la disposition de votre cœur ? Tout cela sont des faux-fuyants de la nature pour ne point mourir ; si elle perd la vie d’un côté, elle tâche de la retrouver de l’autre et se sert pour cela de prétextes spécieux. Il faut donc rester passif, quoi qu’il arrive. »
Il y a les maladies et les douleurs violentes où il faut souffrir de même, prenant ce qu’on vous donne comme on vous le donne, essuyant non seulement la douleur de la maladie, mais les incommodités de cette maladie. La nature et l’amour-propre disent quelquefois : « ce n’est pas la maladie qui me fait de la peine, mais celle que je donne aux autres », la nature couvrant ainsi son impatience du voile de charité. L’homme patient donne bien moins de peine qu’un autre : se passant de mille choses et songeant peu à lui, il n’incommode guère ordinairement dans la maladie. La nature exagère les maux, et d’un autre côté elle est bien aise qu’on remarque sa patience. C’est une chose incroyable que les replis de ce serpent de la nature corrompue et du vieil homme qui, lorsqu’il ne peut mordre, donne des coups de sa queue.
Il y a deux choses dans les maladies, surtout dans les douleurs violentes : l’impatience et une certaine plainte, comme mon Dieu ! que la douleur tire de notre faiblesse. L’impatience doit toujours être bannie de la maladie ; mais pour la plainte dont je parle, elle est utile à couvrir notre patience aux yeux des hommes et à ceux de la nature. Ces plaintes sont plus simples, sentent plus l’enfant que l’homme fort ; ce ne sont point des plaintes éclatantes, mais sourdes, ainsi que Job les décrit : Ma chair est-elle de l’airain[227] ? L’airain est insensible, et cependant résonne fort haut, lorsqu’on le frappe. La chair est sensible, mais les coups font un bruit sourd qui ne résonne pas. Il faut être simple, passif, et petit dans les maladies et dans toutes les croix imaginables, les portant selon le degré où on est, les laissant tailler à la Providence.
L’amour-propre se cache dans tout ce qui est bon et excellent, il se cache ordinairement dans les croix de propre choix, qui nous donnent un grand relief[228] dans notre esprit et dans celui des autres. Il se cache moins dans les croix de Providence ; il ne laisse pas de le faire si nous n’y prenons garde, surtout dans celles qui paraissent croix aux yeux des hommes, comme maladies, perte de biens, etc. Il se cache aussi, mais beaucoup moins, dans les persécutions et calomnies, surtout si nous avons des amis qui nous plaignent et qui prennent part à notre douleur. Mais lorsque nous sommes calomniés de tous, que nos amis même nous accusent d’imprudence, que Dieu appesantit sa main, que tout est brouillé au-dedans, les actes et les appuis interdits, qu’on aperçoit qu’on a été même infidèle à la manière de porter la croix, qu’une petite échappée vous ôte à vos yeux et à ceux des autres tout le mérite des croix, qu’on croit même que ces croix, par un mauvais usage, nous ont rendus plus criminels, - car le moindre défaut dans la croix fait voir cela à l’âme, et ne lui laisse aucune ressource pour se soutenir ni pour s’appuyer - c’est alors que la nature est au désespoir de n’y rien prendre. Elle voudrait se mettre en mille pièces pour trouver quelque chose dont elle puisse se repaître ; mais en prenant tout en mort, et même les défauts qu’on y commet, elle ne trouve rien pour elle, elle crève[229] de dépit, fait des échappées, porte l’âme à se multiplier en actes aperçus, afin que du moins elle attrape quelque chose ! Car rien n’est si excellent que la croix, elle veut remarquer cette excellence dans la pratique des vertus distinctes et connues ! Si l’âme était passive, elle n’y prendrait rien. Et c’est ce qu’il y a de plus difficile, surtout à y persévérer longtemps ; et c’est l’écueil de la plupart des bonnes âmes sous bon prétexte.
Je ne crois pas que, hors Jésus-Christ, personne ait jamais porté sa croix dans une parfaite pureté. Quelques saints en ont approché. Mais quand toutes les croix sont jointes ensemble, que ce ne sont point des croix glorieuses, mais humiliantes et confusibles[230], de longue durée, cela est très difficile. Il y en a peu qui ne fassent des fautes. Il ne s’en faut point décourager puisque ces fautes mêmes sont une des meilleures parties de la croix, et une invention de la Sagesse, qui le permet pour cacher à l’âme et aux autres ce que la croix opère dans le fond de l’âme. O mon Sauveur ! faites-nous la grâce de porter la croix, non selon nos idées, mais en la manière qui vous est la plus glorieuse et plus conforme à Jésus-Christ ! Amen, Jésus !
Sur ces paroles : quia respexit humilitatem ancillæ suæ : car il a regardé la bassesse de sa servante[231].
Dieu le Père regarde Marie, et ce regard produit le Verbe dans son sein. Ce Dieu qui regarde les choses basses, comme dit l’Écriture[232], ayant vu Marie la plus anéantie des pures créatures, Il la regarde avec complaisance dans cet état bas et ravalé, et ce regard de complaisance et d’amour produit l’incarnation réelle du Verbe en elle. La disposition la plus propre à l’Incarnation mystique est donc l’anéantissement. Dieu regarde avec complaisance une âme anéantie, et ce regard produit l’incarnation mystique, ou comme dit Saint Paul, la formation de Jésus-Christ en nous[233]. C’est pourquoi l’Écriture dit encore : Toute colline sera abaissée, et toute vallée sera remplie[234]. Dieu prend plaisir d’abattre ce qui est élevé, de quelque élévation que ce puisse être, soit dans la nature, soit dans la grâce, mais Il remplit de Lui-même ce qui est humble, ravalé et vide.
Toute voie qui nous déprend de nous-mêmes, qui nous vide de notre plénitude, soit selon la nature, soit selon la grâce, est donc la meilleure et la plus agréable à Dieu. Ce qui nous anéantit devant Dieu, devant les hommes, et à nos propres yeux, est la plus sûre voie, quoique non pas la plus agréable à l’homme, qui veut toujours subsister en quelque chose, soit en soi, ou dans les autres, d’une manière ou d’une autre. S’il renonce à la nature, soit par la pénitence, soit d’une autre manière, c’est pour mieux subsister dans la grâce. Nul ne veut n’être rien, rien, rien, et cependant c’est sur le rien que Dieu fait les plus grandes choses, parce qu’il en a toute la gloire. Le rien ne dérobe rien, ne s’attribue rien, n’usurpe rien, ne prétend rien ; il ne croit rien mériter. Le rien n’attend rien de soi, n’en espère rien. Le rien reste dans son rien, non pour être quelque chose, mais pour rester dans le rien. C’est ici où le seul honneur et la seule gloire de Dieu habite.
Dieu commence par combler l’âme de grâces : ce ne sont que lumières et ardeurs, on monte incessamment de grâce en grâce, de vertus en vertus, de faveurs en faveurs. Ce sont tous les jours de nouvelles élévations et de nouvelles lumières. Mais lorsque l’âme a monté jusqu’à une certaine période, qui est bien exprimée par les nues - car cette élévation n’est point au ciel, puisque nul n’y est monté que celui qui est premièrement descendu[235] -, lors donc qu’elle est élevée jusqu’aux nues, l’obscurité se présente, et la lumière disparaît.
Or il est à remarquer, que plus l’âme a été élevée, plus sa chute est profonde : l’une se mesure par l’autre. Lors donc qu’elle a rencontré l’obscurité de la nuée, son élévation est arrêtée : ascendit et descendit[236]. Les uns descendent insensiblement. Mais il y en a que Dieu semble précipiter du haut en bas et briser tout entier comme Job, dont les disgrâces furent si précipitées qu’il n’y avait aucun intervalle entre l’une et l’autre de sorte que ces personnes peuvent dire avec le Prophète : « Il n’y a pas une partie saine en moi, tout mon corps n’est qu’une plaie, mes os sont brisés et fracassés de ma chute, je ne puis me relever ni faire un pas[237]. »
Que dois-je donc faire en cet état? Demeurer dans l’état déplorable où je suis, jusqu’à ce qu’une main secourable m’en retire. Toute ma force m’a abandonnée. Au commencement de ma chute, j’ai fait des efforts pour me relever ; mais voyant que cela m’était impossible, et que mes efforts ne servaient qu’à m’affaiblir davantage, je suis resté en paix dans ma douleur, attendant avec grande patience ; et le Seigneur s’est enfin rabaissé jusqu’à moi[238].
Il y a cette différence entre le pécheur et le juste que Dieu exerce par des tentations, des peines, des expériences de sa misère : que le premier, quoique pécheur, retournant à Dieu de tout son cœur, est exaucé ; Dieu lui pardonne tous ses péchés et l’en délivre en même temps. Mais le juste exercé éprouve que plus il prie et se donne à Dieu du fond de son cœur, plus ses maux croissent. Saint Paul dit à cet affligé pour sa consolation : J’ai prié trois fois et il m’a été dit : ma grâce te suffit[239]. Si cet affligé entendait cette même parole, il ne serait point affligé, mais quoique Dieu l’ait dite à saint Paul et qu’il ait porté saint Paul à l’écrire pour notre consolation, il ne la dit point à l’âme. Ses maux croissent chaque jour, ses plaies semblent devenir des ulcères incurables ; ce sont des plaies qui ne sont point bandées, où la pourriture se met, parce qu’on n’y apporte point de remède ; elles ne sont point pansées, Celui qui seul le peut faire en détourne les yeux. Que faire donc en cet état ? Si je pense remonter au lieu d’où je suis descendu, une main puissante me précipite plus fortement : je tombe de précipice en précipice, d’abîme en abîme, un abîme en attire un autre.
Que fera donc ce juste affligé ? Il fera ce que dit le prophète : il s’assiéra solitaire, il s’élèvera au-dessus de soi : sedebit solitarius et elevabit super se[240]. C’est-à-dire qu’il se reposera dans la douleur et s’y assiéra par un abandon de tout lui-même entre les mains de Dieu. On peut bien dire qu’il est solitaire, puisqu’il est privé au-dehors et en apparence des divines vertus, qui étaient ses fidèles compagnes : il est privé de tout bien apparent, séparé de tout. Et enfin il devient tellement solitaire qu’il se sépare de soi-même. Il s’élève aussi de soi en bien des manières, ne se laissant point aller à la réflexion, à l’agitation, au trouble.
On s’élève au-dessus de soi, abandonnant tous ses propres intérêts pour entrer dans ceux de Dieu, ne voulant plus que Sa gloire et l’intérêt de Sa divine justice. On s’élève au-dessus de soi en se quittant soi-même par un désespoir absolu de trouver aucun bien en soi. On n’y en cherche plus, on trouve en Dieu tout ce qui nous manque : ainsi on s’élève au-dessus de soi par un amour de Dieu très épuré et par une sainte haine de soi-même. On s’élève au-dessus de soi en se perdant en Dieu, après s’être quitté soi-même. Ainsi on peut dire que nul n’est monté, que celui qui est auparavant descendu. Au lieu de cette première montée jusqu’aux nues, on monte en Dieu même et, de même qu’on était descendu à proportion de ce qu’on était monté, on monte ici à proportion de ce qu’on était descendu.
Ne croyez pas, mes chers enfants, que vous puissiez atteindre Dieu par l’élévation, mais bien par les plus extrêmes abaissements. Le Fils de Dieu s’est anéanti soi-même, prenant la forme de serviteur[241], Il a passé par les plus extrêmes souffrances, par les plus étranges opprobres et ignominies, pour nous apprendre la route que nous devons tenir pour arriver à Lui. Il s’est anéanti pour venir à nous. Il n’y a que le plus profond anéantissement qui puisse nous faire retourner à Lui. Ne nous flattons point, ne nous flattons point : toute autre route nous égare, tout autre sentier nous abuse. Ne tendons qu’à n’être rien et par la tendance à être anéanti, nous tendrons véritablement à Dieu. Dieu résiste aux superbes[242]. Elevez-vous tant qu’il vous plaira, Dieu sera infiniment élevé au-dessus de vous. Mais si vous êtes bien petits, bien simples, bien anéantis, bien rien, Il se précipitera, pour ainsi dire, en vous : plus vous serez abaissés, plus tôt vous Le trouverez. Laissez-vous entraîner à la pente rapide de l’humiliation, c’est où vous trouverez Dieu. Pour vous élever au-dessus de vous-mêmes, il faut vous abaisser en-dessous de tout. Vous trouverez certainement Dieu où vous vous serez quittés vous-mêmes.
Que ce langage est barbare aux amateurs d’eux-mêmes ! Qu’il est peu entendu, et peu goûté ! Mais qu’il est naturel, doux et suave à ceux qui aiment Dieu comme Il veut être aimé, et comme Il mérite de l’être ! Je ne dis pas autant qu’Il le mérite ; car il faudrait être Dieu pour L’aimer de la sorte. Mais L’aimer de Son amour même : d’un Amour pur, net, droit, dégagé de tout propre intérêt, de tout retour sur soi et de rapport à soi. C’est où je vous désire, mes enfants. Dieu nous en fasse la grâce ! Amen, Jésus !
Vous désirez que je vous explique quelle est cette perte dont je parle en tant d’endroits. Il y en a deux : la première conduit nécessairement à la seconde, et la seconde est une suite de la première et en dépend si absolument qu’elle ne peut arriver en cette vie sans elle. Il y a plusieurs degrés dans la première perte, où il faut nécessairement passer pour se perdre en Dieu, qui est la seconde.
L’ordre de la première commence par un détachement général de tout ce qui est hors de nous, sans rien excepter. Et c’est le premier pas qui est connu de tout le monde, et dont tous conviennent. Peu le pratiquent néanmoins, et ceux qui le pratiquent passent pour des saints et se croient souvent eux-mêmes au sommet de la perfection. Plût à Dieu qu’il y en eût bien de cette sorte ! Par les choses hors de nous, j’entends les biens, les honneurs temporels, la faveur des amis, la magnificence, le faste, la réputation même d’homme vertueux, enfin tout ce qui n’est pas nous-mêmes. Une autre perte est quand non seulement on est détaché de ces choses en les possédant, mais lorsqu’on en est dépouillé réellement : on connaît alors le détachement par le plus ou moins de peine qu’on a dans leur perte réelle, car celui qui y tient beaucoup, en souffre beaucoup. Celui qui y tient peu, en souffre peu, mais celui qui en est parfaitement détaché, n’en souffre rien du tout : c’est un gant qu’on lui ôte au lieu qu’on arrache la peau aux premiers.
Comme nous sommes composés de corps et d’esprit, de partie supérieure et d’inférieure, il y a aussi des pertes conformes à ces choses. La perte de la beauté, de la santé, mille choses qui défigurent la première et qui dérangent l’autre. Il y a des femmes si attachées à leur beauté, à leurs grâces extérieures, qu’elles aimeraient autant perdre la vie que la beauté. Il y a des personnes qui paraissent en être détachées, mais qui en souffrent infiniment lorsque quelque accident la leur enlève ; d’autres qui l’ayant regardée comme un obstacle et un sujet de tentation, la perdent non seulement sans peine, lorsque Dieu la leur ôte, mais aussi avec joie. Par rapport à la beauté, on entend aussi les attaches aux parures, à l’ornement, être bien mise. On entre en chagrin lorsqu’on ne se croit pas si bien à son avantage qu’on le désire. Mais celui qui ne tient point à la beauté, ne tient point à ces choses, et s’en met fort peu en peine. Ce détachement empêche les dépenses excessives, et met en état d’assister les pauvres. Il y a des personnes qui ont une négligence affectée, qui, sous un habit de serge, couvrent une vanité bien plus raffinée que cette vanité extérieure : ce ne sont pas ces personnes qui entreront dans la voie de la perte, et je ne parle pas pour elles. Une troisième perte est pour la santé, et même pour la vie. On remarque que les personnes dévotes ont plus d’inquiétude, de précaution, d’attention sur leur santé que les autres, et qu’ils craignent plus la mort. Il faut être détaché de tout cela. Ce détachement s’appelle mort et perte, l’âme se laissant entre les mains de Dieu pour toutes ces choses. Il y a aussi, pour ce qui regarde le corps, la privation des aises, des commodités, des plaisirs que les hommes appellent permis ; une mort entière sur tout cela et sans relâche. Il faut aussi mortifier tous les sens, le goût, la vue, etc.
Il y a le détachement de tout ce qui appartient à l’esprit, qui fait le quatrième ; et de celui-là il y en a de deux sortes. Le premier est le détachement des vaines sciences, vaines occupations, faux raisonnements, mille curiosités, raisonnements inutiles ; être détaché de tout ce qui orne l’esprit et le fait briller, être content que Dieu fasse perdre toutes choses, être méprisé des beaux esprits du siècle, dont toutes les conversations les plus spirituelles sont de vrais riens. La seconde chose est d’être détaché des lumières sublimes, des hautes connaissances, de tout ce qui brille et satisfait l’esprit humain, lumière, visions, illustrations, etc. pour entrer dans la pauvreté d’esprit : ce qui s’appelle perte, dépouillement, nudité ; et c’est la foi qui sape ces choses, et les fait perdre à l’âme. Elle perd jusqu’à la facilité d’appliquer son esprit à Dieu ; il faut qu’elle meure, et qu’elle laisse la foi opérer dans son esprit, ce qui produit la suprême vérité, qui étant simple, pure et générale, est sans nul brillant. Mais il faut parler à présent de la perte de ces choses, sans en venir encore à ce que cette perte opère. Au lieu de ces lumières qui consolaient l’esprit, l’âme est accablée par des distractions de fantômes importuns ; et cette perte compte plus à l’âme que les précédentes.
On perd aussi tout souvenir, même de bonnes choses, ce qui afflige beaucoup l’âme et qui s’appelle perte de la mémoire. Mais celle des puissances qui coûte le plus à perdre, c’est la volonté. Dieu retire de l’âme ses goûts, ses sentiments qui faisaient ses délices ; l’oraison, qui lui était si douce et si facile qu’elle était continuelle, en sorte qu’il lui semblait qu’elle ne pouvait ne la point faire, lui est ôtée quant à l’aperçu, mais non quant à la réalité ; l’ennui, la peine, le dégoût ont pris la place de la joie, du goût et de la facilité. Il en est de même à la sainte communion, où l’âme éprouvait un goût divin, en sorte qu’elle aurait discerné une hostie consacrée d’une qui ne l’était pas. Ses désirs fervents s’amortissent peu à peu. Enfin l’âme se trouve dans une nudité étonnante.
Pourquoi Dieu en use-t-il de la sorte ? C’est afin de dérober aux ennemis de l’âme la connaissance de ce qu’Il fait en elle. Ces ennemis sont l’amour-propre et le diable. Le premier vole ce qui est à Dieu, se nourrit d’usurpations, et s’approprie ce qui est à Dieu. Le diable mêle ses fausses lumières et ses goûts contrefaits, afin de tromper l’âme et c’est pourquoi Dieu en use de la sorte. Comme Il veut se rendre paisible possesseur de notre âme, Il l’assiège de toutes parts, afin qu’il ne lui reste aucuns faux-fuyants par où elle puisse s’échapper. Il fait les choses à petit bruit, semblable à ceux qui attachent le mineur à une place : ils le font le plus secrètement qu’ils peuvent, de peur que l’ennemi ne fasse une contre-mine et qu’il n’évente et ne découvre le travail du mineur ; on fait diversion par un grand bruit qui se fait dans un autre endroit, pour attirer en cet endroit toute l’attention des assiégés. Dieu en use de même ; il permet les distractions, une foule d’imaginations, un tumulte au lieu de cette paix si goûtée. Alors toute l’attention de l’âme se tourne là par la peine et l’angoisse qu’elle a du tumulte de son imagination. C’est dans ce temps que Dieu ruine insensiblement tout ce qui s’oppose à sa conquête. On ne l’aperçoit que lorsqu’Il est entré dans la place, comme un conquérant victorieux. Le diable et l’amour-propre ne s’apercevant de rien, ne se mêlent point en cet ouvrage : c’est pourquoi Dieu nous conduit par cette voie de la perte et de toutes nos opérations et des siennes aperçues, pour se rendre maître absolu de notre âme.
Ensuite de cela, Dieu attaque la forteresse, qui est comme le centre de la place. Cette forteresse est la propriété. Il ôte tous les retranchements. L’âme ne peut plus faire le bien qu’elle faisait ; non seulement cela, mais il lui semble qu’elle est pétrie de tout mal, tant elle est attaquée par les tentations de toute espèce. Sa désolation passe tout ce qu’on en peut dire, l’affliction la pénètre jusqu’aux os ; elle se dit à elle-même : Lucifer, d’où es-tu tombé[243] ? Tu étais d’une beauté si admirable, et tu paraissais tel à tes yeux et à ceux d’autrui ! Elle se défend tant qu’elle peut ; elle tâche de retrouver ce qu’elle a perdu ; mais tout cela inutilement, jusqu’à ce que voyant son impuissance et la force dont elle est poursuivie, elle s’abandonne totalement et sans réserve à Dieu son vainqueur. Que fera-t-elle ? Elle n’a plus d’armes ni offensives ni défensives, plus de munition de guerre et de bouche, elle tâche de composer et de conserver ce qu’elle peut ; mais ce Dieu fort et puissant ne veut faire aucune composition, Il ne veut rien laisser, Il veut qu’on se rende à discrétion ; il faut bien en venir là. Enfin on se remet à Sa discrétion, faisant entendre à ce Victorieux qu’on espère tout de Sa générosité ; Il n’écoute point, Il fait dépouiller cette pauvre âme toute nue, Il ne lui laisse pas un cheveu dont elle puisse disposer, Il n’est pas content des blessures qu’elle a reçues en se défendant, Il ne fait point bander ses plaies, Il la met dans un cachot ténébreux, où on lui fait entendre qu’elle doit finir ses jours. Elle s’afflige d’abord extraordinairement d’être nue, couverte de plaies qui saignent encore, auxquelles on ne met point d’appareil. « Je vois bien, dit-elle, qu’après avoir tout perdu, il faut que je me perde aussi moi-même, et je n’attends plus que la mort ».
Elle demeure enfin en paix dans sa douleur la plus amère, par impuissance de faire autrement. La source de ses larmes est tarie. Elle n’a plus de force de crier ; elle a dit comme Job : « Je suis perdue, tout espoir m’est ôté[244] ; il faut donc que je reste comme les morts éternels. Celui en qui je mettais toute ma confiance, m’a abandonnée. Je ne m’étais point soucié de la perte de ma beauté, de mon bien, et de tout le reste que j’ai perdu. Je trouvais en lui un ami fidèle, un refuge assuré ; mais c’est cet ami fidèle, ce Dieu auquel j’ai tout sacrifié, et pour lequel j’ai tout perdu, qui se déclare contre moi : ô douleur qui passe toute douleur ! mais ma douleur est venue à tel excès que je ne la sens plus. Si on me demande ce que je veux, je ne désire plus rien. J’ai perdu celui en qui tous mes désirs sont renfermés. Je ne trouve ni esprit, ni mémoire, ni volonté. Il ne me reste qu’un seul et unique désir, qui est, que celui qui a commencé, achève de me briser, qu’il ne m’épargne pas, c’est l’unique consolation que je puis prétendre[245], qu’il achève de me détruire sans m’épargner. Hélas, que n’eussé-je pas fait pour lui s’il l’eût exigé de moi ! Lorsqu’Il a attaqué la place où j’étais réfugiée, Il s’est servi des armes de mes ennemis, Il a pris leur livrée ; je ne pouvais pas Le reconnaître ; je Lui aurais tout cédé d’abord, je me serais rendue. O qu’il me fait payer chèrement la résistance que j’ai faite ! Je croyais combattre ses ennemis et les miens, et je combattais ses soldats. »
« Mais, divin Amour, pourquoi m’avez-vous fait ces choses ? - C’est à cause de ta propriété : tu m’avais volé tous les biens que Je t’avais prêtés ; tu te les étais appropriés - Mais ne Vous les ai-je pas rendus ? - Tu t’appropriais encore le don que tu m’en faisais, et tu t’en estimais davantage ; tu croyais que Je te devais beaucoup, parce que tu me laissais prendre ce qui M’appartenait. Il faut que tu rendes jusqu’au dernier denier, et que cette propriété soit entièrement détruite, qu’il n’en reste plus rien, car elle volera tant qu’elle subsistera ».
L’âme voit alors que l’Amour a raison, elle ne demande plus rien, elle n’espère plus rien, elle demeure muette et morte à tout, abandonnée à toutes les rigueurs que l’Amour voudra exercer sur elle : elle les trouve justes et équitables. Elle voit bien qu’elle a eu tort de se plaindre, et que l’Amour fait tout justement. Elle vient jusqu’au point de vouloir bien qu’il se venge sur elle de tout ce qui lui a déplu. Elle commence à entrer dans les intérêts de Dieu contre elle-même, elle aime et bénit cette justice, qui en lui ôtant tout, a restitué à Dieu ses usurpations. Elle tourne toute son indignation contre elle-même, et c’est le dernier degré de cette perte. Alors l’amour, comme un feu dévorant, vient dissoudre tout ce qui reste de consistant en cette âme, et qui lui est propre. Alors arrive la dernière perte, mais perte heureuse et fortunée, où l’âme dépouillée de tout, fondue, s’il est permis de parler ainsi, s’écoule et se perd avec Jésus-Christ en Dieu[246].
C’est en Dieu qu’elle retrouve tout ce qu’elle a perdu, non pour en jouir propriétairement, mais pour le voir en Dieu et pour Dieu avec une complaisance infinie. Les biens temporels, et tout ce dont on a parlé, qui sont des biens hors de nous, ne sont point rendus ; mais il est donné une aisance à l’âme pour se passer de ce qu’elle n’a pas, et Dieu ne manque pas au nécessaire.
Pour les puissances, leur perte a fait leur gain, Dieu leur donnant ce qui leur est nécessaire dans le moment présent, et non par anticipation. Par exemple, cette personne qui se croit une bête, toute lumière de son esprit propre étant éteinte, trouve dans l’occasion que l’esprit lui fournit de tout ce qu’il lui faut, mais s’il fallait fonder son esprit par anticipation, elle n’y trouverait rien du tout. Mille choses lui paraissent impossibles, qu’elle fait parfaitement bien dans l’occasion. La mémoire lui fournit à point nommé ce dont on a besoin, et non plus tôt, car si on voulait chercher quelque chose, on ne le trouverait pas ; mais dans le besoin il est remis tout d’un coup, ce qui fait que l’esprit est dans un grand repos, ne cherchant point ce qu’il n’a pas, et recevant de moment à autre ce qui lui est donné. Et elle est surprise qu’elle trouve mille choses divines et admirables qu’elle ne croit pas avoir. Elle ne les a point à la vérité en elle pour en jouir, mais en Dieu pour Dieu, qui lui fournit dans le besoin ce qui lui est nécessaire, même pour les choses extérieures qui regardent les conversations non recherchées, mais celles qui viennent par providence. La mémoire fournit à point nommé les choses nécessaires, les passages de l’Écriture etc. quoiqu’on s’en croie entièrement vide.
Pour la volonté, Dieu ne lui en rend jamais l’usage. Mais Sa sainte volonté supplée à tout dans l’âme ; c’est pourquoi cette âme ne retrouve plus ni choix, ni désirs, ni volonté. Tout cela s’est écoulé en Dieu. L’âme trouve en elle une souplesse presque infinie, ne trouvant aucun usage de sa volonté, mais Dieu lui faisant faire et souffrir tout ce qu’il Lui plaît et comme il Lui plaît, sans répugnance de sa part.
Or comme la volonté est la souveraine des puissances, c’est par elle que Dieu perd les autres en lui. Il se sert d’elle d’abord pour tout réunir dans le centre, et c’est elle qui produit le fort recueillement.
C’est ce qui fait que ceux qui vont par le recueillement et par le simple goût de la volonté, prennent le plus court chemin. Les autres puissances peuvent bien attirer la volonté pour des moments et la distraire, mais non l’entraîner avec elles : c’est elle qui a ce pouvoir, et qui les perd en Dieu par une heureuse extase d’autant plus réelle qu’elle s’aperçoit moins dans[247] l’extérieur, auquel il n’arrive aucun changement, ni rien d’aperçu, cette extase se faisant par un écoulement simple et mystique en Dieu, d’autant plus admirable qu’il est plus simple et plus naturel.
C’est elle encore (la volonté) qui fait écouler tout dans le centre, et le centre même en Dieu. Or comme les choses tendent naturellement à leur centre, et qu’elles ne font d’effort pour y arriver qu’afin de détruire les obstacles qui les retiennent hors de leur centre, de là vient que la volonté ne pouvant se perdre en Dieu sans obstacles qu’après les pertes susdites, elle s’y perd alors sans effort, et comme naturellement. Or comme toutes les puissances réunies se trouvent dans ce centre où la volonté les a entraînées en s’y écoulant et où elles se sont perdues peu à peu, et que ce centre est Dieu et la vie de la volonté, c’est alors véritablement que l’âme est et vit en Dieu comme en son lieu propre, ainsi que l’exprime saint Paul : C’est en Dieu que nous agissons, que nous nous remuons, que nous vivons, et que nous sommes[248].
C’est là que l’âme est peu à peu transformée en son divin objet[249] parce que l’âme n’ayant plus d’usage de sa propre volonté, cette volonté passée en Dieu, Dieu la change en la Sienne.
C’est cette perte qui nous ayant fait mourir au vieil homme, nous donne l’homme nouveau. On peut dire alors : Je vis, non pas moi, mais Jésus-Christ vit en moi[250]. J’ai tant écrit de ces choses, que cela suffit.
L’homme animal ne comprend point les choses de l’esprit ; l’homme spirituel juge de tout[251].
L’homme est tellement enveloppé dans les sentiments, qu’il ne peut ni agir ni juger que par ces mêmes sentiments. Ce qu’il ne sent pas ou extérieurement ou intérieurement, lui paraît une chimère. Il veut juger de tout par des idées bornées, il veut soumettre tout à ces mêmes idées et ne s’élevant jamais au-dessus de lui-même par le désembarrassement de tout ce qui tombe sous les sens, il ne peut point comprendre les choses de l’esprit.
Il n’en est pas ainsi de l’homme spirituel, qui dégagé de tous préjugés, de toutes idées, de tous fantômes, imaginations, et de tous sentiments, s’élève au-dessus de lui-même pour contempler les beautés éternelles. Alors il juge des choses comme Dieu en juge : il commence à comprendre ce que Dieu est et ce qu’il mérite, qu’Il est Tout, que tout le reste n’est rien, que le Tout mérite tout et que le rien ne mérite rien. Il entre dans les intérêts de ce Tout, il compte le rien pour rien. Ce Tout doit tout exiger de ce rien, parce qu’il lui doit toutes choses. Et la plus grande de ses dettes est qu’il l’a rendu capable de L’adorer, glorifier, et aimer : Il doit donc employer tout ce qu’il est à ces trois fonctions. Il faut que le rien soit prêt à rendre au Tout, tout ce qu’il a reçu de Lui. Le Tout a droit de disposer du néant pour le temps et l’éternité ; le néant doit se compter pour rien, n’étant rien. Que Dieu se glorifie en lui ou par justice ou par miséricorde, tout lui doit être égal. Il n’y a qu’une justice, c’est ce que Dieu fait, et tout ce qu’Il fait est juste. Il n’y a ni ne doit [y] avoir qu’une seule gloire : c’est celle de Dieu ; il ne doit par conséquent [y] avoir qu’un amour, qui est celui de Dieu en Lui-même et pour Lui-même. Voilà ce que connaît l’homme spirituel.
Cette connaissance que l’homme spirituel a puisée dans la vérité éternelle, fait qu’il juge de tout, et de l’aveuglement des amateurs d’eux-mêmes qui se rapportent toutes choses et Dieu même - eux qui devraient s’immoler sans cesse à ce seul et souverain Être. Les hommes spirituels ayant le goût très délicat, très purifié, très subtilisé, jugent des choses par ce même goût. J’entends des choses spirituelles et intérieures, car il ne faut pas s’imaginer que l’esprit purifié doive juger de toutes les choses temporelles : c’est de celles là qu’il faut juger par la droite raison. Mais le discernement des esprits s’étend sur toutes choses spirituelles, et sur l’esprit même. Il est vrai que pour le conseil qu’on leur demande, même en choses temporelles, ils ont une assistance plus particulière de Dieu, qui fait qu’ils rencontrent[252] assez bien ; il ne faut pas les croire infaillibles pour cela. Ces choses matérielles ne sont guère de leur ressort, ils s’en dispensent autant qu’ils peuvent, mais leur fort est sur les choses de l’esprit : ils ont un goût très délicat pour la vérité qui leur fait discerner la fausseté du premier coup d’œil. La contrariété que fournit le faux raisonnement les blesse jusqu’au fond du cœur, mais à moins qu’ils n’aient mouvement de combattre cette fausseté, ils demeurent dans leur silence.
Ils voient avec douleur que des hommes choisis et dont Dieu ferait ses délices, demeurent arrêtés et ne répondent pas aux desseins de Dieu, par la fixation de leur pensée. Quelque pratique que l’on propose à l’homme, il y entre volontiers parce que cela est de sa compétence, qu’il y a de quoi exercer son action, et qu’il voit son travail devant soi ; tout ce qui est objectif lui plaît assez parce qu’il a de quoi exercer son raisonnement, de quoi comparer, de quoi choisir. Il n’en est pas de même des vérités abstraites et purement spirituelles parce qu’il faut que l’homme s’élève au-dessus de soi, sorte de soi par une mort et un renoncement continuel général et sans exception. Il ne trouve rien là qui lui puisse servir de pâture, qu’il puisse comparer, qu’il puisse choisir. C’est une longue mort, c’est un retranchement de toutes les vies de l’esprit et du cœur desquelles l’homme fait ses délices, et qui font d’autant plus ses délices qu’étant éloignées de la région de la sensualité, il ne voit rien de plus innocent que de s’y livrer, parce qu’il n’en connaît pas le dommage, qui devient si grand que Dieu le livre quelquefois aux passions basses et honteuses pour guérir l’esprit. Celui qui ne marche pas par le renoncement et la mort de l’esprit ne deviendra jamais spirituel et ne sortira point de sa propre sphère pour passer en Dieu.
Amour pur, feu sacré, purifie, prépare, dissous cette fixation, fonds, détruis, afin que cette âme changeant de nature, d’usage, de pensée, soit propre à passer en Toi ! Fais cette fonte merveilleuse qui la perde, la change, la transforme en Toi. Ton seul divin amour le peut faire. Tu le feras sans doute, si ton sujet te laisse agir dans toute ta force et selon toute l’étendue de ta pureté. Qu’ils sont rares les sujets qui se laissent à Toi sans réserve, qu’ils sont rares ! Quand est-ce que Tu forgeras des cœurs dignes de toi ? C’est où tendent tous mes soupirs, et les gémissements de mon cœur ne te sont point cachés. Jésu infanti laus, honor et gloria !
Sur ces paroles qui furent dites à saint Arsène : fuge, tace, quiesce : fuyez, taisez-vous et soyez en repos[253].
Il faut remarquer qu’on doit fuir toutes les créatures, non tant par la séparation extérieure, qui n’est pas toujours en notre pouvoir, que par la division du cœur. Cela ne se peut faire que par un retour sincère et véritable vers Dieu : en s’approchant continuellement de Lui, on s’éloigne insensiblement des créatures, c’est pourquoi la conversion est un retour à Dieu et un détour de la créature. La perfection consiste à être uni étroitement à Dieu et entièrement séparé des créatures.
L’exercice de la présence de Dieu est le plus assuré moyen d’y parvenir, joint à la retraite intérieure : rentrer souvent en soi-même, où Dieu habite, lier avec lui une conversation de cœur. La conversation de cœur doit être conforme à l’opération de Dieu dans notre âme ; elle doit être simple comme Dieu est simple. L’acte de la créature vers Dieu doit être simple, comme l’action de Dieu sur la créature est très simple. Cet acte doit être un écoulement de notre âme en Dieu, comme le Verbe s’écoule, pour ainsi parler, dans notre âme ; et cela s’opère peu à peu, par retours fréquents de la volonté vers Dieu, ensuite par une simple tendance de cette même volonté vers son divin Objet. Cette tendance se simplifie chaque jour, et enfin devient unité. Parce qu’à mesure que la créature se convertit à son Dieu, ce Dieu de bonté demeure tourné vers Sa créature, laquelle tendant continuellement à Lui et Lui la gratifiant continuellement des infusions divines, Il la dispose à recevoir passivement ces mêmes infusions. Par la réception desquelles elle est peu à peu disposée à l’union divine, ce qui n’est pas plutôt fait que Dieu S’unit à cette âme. Et en S’unissant, Il s’écoule en elle par sa vertu secrète et divine, et la fait passer en Lui - pourvu toutefois qu’après avoir fui et quitté toutes les créatures, elle se quitte aussi elle-même, perdant toute propriété, toute dissemblance, tout ce qui est d’elle et à elle, pour passer en Dieu - où tout ce qui est de la créature se trouve anéanti moralement en ce qu’elle a de propriétaire et passe en Dieu très véritablement, où elle perd toute dissemblance, et par là est une même chose avec son Dieu[254], étant entrée dans son être original, où l’être particulier de cette créature se perd et confond comme une goutte d’eau se perd dans la mer et se change en elle.
Ce serait peu de quitter toutes les créatures et aller dans les déserts, si on ne se quittait pas soi-même. Se porter dans la retraite, ce n’est point fuir ; être séparé de soi-même au milieu même du monde, c’est fuir. C’est pourquoi Notre Seigneur ne nous a pas dit de fuir absolument dans les déserts, mais bien de nous renoncer nous-mêmes[255], cette renonciation faisant une âme parfaitement solitaire puisque se quittant soi-même, Dieu habite seul en elle, et elle participe à la solitude éternelle de Dieu avant la création du monde. Non que cela empêche qu’elle ne s’applique aux choses et aux personnes auxquelles Dieu l’applique, mais cela se fait en Dieu même, qui la meut de ce côté-là et l’applique à qui il Lui plaît - ce qui n’interrompt point sa solitude, non plus que celle de Dieu n’est point interrompue par son application continuelle sur les enfants des hommes. Cela (cette interruption de solitude avec Dieu) est[256] entièrement impossible à une âme ainsi perdue dans son Être original, où elle n’a plus de possession de soi-même, parce que Dieu n’est plus distinct d’elle, à cause du parfait mélange qu’il y a entre Dieu et cette créature[257].
Elle ne peut donc, par nul effort, ni prier, ni s’appliquer pour aucune personne, quelque proche et chère qu’elle lui soit, que Dieu ne l’y applique. Mais elle ne peut non plus se distraire de l’application où Dieu la met pour certaines personnes, ni ne point faire ce que Dieu veut qu’elle fasse. Parce qu’ayant fait une démission de tout elle-même entre les mains de Dieu, Dieu par l’acceptation qu’Il en a faite s’est emparé de sa liberté, en sorte qu’autant qu’elle était autrefois captive, quoique avec tous les droits de sa liberté, elle est à présent libre par la perte de toute liberté, tant qu’elle suit aveuglément le Maître qui la gouverne. Et elle cesse d’être libre sitôt qu’elle pense user d’elle-même en quelque chose, car alors sortant de son état naturel, elle entre dans un état violent[258].
Pour me faire mieux entendre, il faut savoir que lorsque l’âme est passée en Dieu par la perte de toute volonté propre et de toute propriété, Dieu devient son propre bien, et la volonté de Dieu sa parfaite liberté. De manière que tant qu’elle subsiste en Dieu et qu’elle fait aveuglément et sans retour ce qu’Il lui fait faire, elle est dans un état tout naturel. Rien n’est sensible, ni distinct, ni aperçu. Elle vit continuellement sans retour et fait continuellement la volonté de Dieu sans penser qu’elle la fasse, comme une personne respire continuellement l’air qui lui est propre et naturel, sans penser qu’elle respire. Ou, si vous voulez, comme un poisson qui vit dans la mer parce que c’est son élément, et qui suit le mouvement de cette mer d’une manière toute naturelle ; mais on ne le tire pas plutôt de l’eau qu’il entre dans un état violent. De même l’âme perdue en Dieu n’entre pas plutôt en possession d’elle-même pour se conduire par le sens et la raison, sous quelque prétexte que ce puisse être, qu’elle entre dans un état violent. Elle n’est pas alors dans cet état d’aisance qui lui est tout naturel, si bien que ne pouvant vivre longtemps de cette sorte, il faut qu’elle retourne dans son premier état simple, qui est devenu son état naturel.
Ceci supposé, une âme fort perdue en Dieu et établie dans cet état de perte, d’impuissance de se posséder soi-même et d’user de sa liberté, est dans la plus sûre marque de l’anéantissement. Et l’anéantissement est vraiment fuir de soi-même après avoir fui de tout le reste puisque effectivement l’homme anéanti s’est véritablement quitté soi-même pour passer à sa dernière fin.
La seconde parole qui fut dite à saint Arsène, c’est Tace : tenez-vous dans le silence. Il y a le silence extérieur de la bouche ; il y a le silence intérieur du cœur. Il faut commencer par se taire de bouche, se taisant à toutes les créatures et de toutes les créatures, afin que le cœur parle, suivant ce beau passage de saint Augustin, que contre ma coutume, je dirai en latin, pour ne le savoir d’une autre façon : silentium est oris otium, propter cordis negotium : ideo enim otiatur homo exterior, ut liberius negotietur interior ; et ideo clauditur oris ostium, ut plenius impleatur cordis officium[259]. Il faut donc se taire de la bouche pour laisser parler le cœur. Et quel est le langage du cœur ? C’est une effusion de lui-même par l’amour dans l’objet aimé : c’est ce qui s’appelle répandre son cœur en la présence de Dieu[260]. C’est le silence de la parole qui opère ce parler du cœur, qui n’est autre qu’une tendance ou saillie tranquille de ce même cœur vers son Dieu.
Mais il y a encore le silence du cœur, qui retranche même au cœur ce langage expressif, cet écoulement actif, quoique tranquille, cette tendance qui est un acte simple du cœur, pour mettre ce même cœur dans un parfait silence. Et c’est là la pure passivité, où le cœur ne fait que recevoir ce qui lui est donné, sans faire d’actes quelques simples qu’ils soient, j’entends, actes d’opération ; car il y a toujours un acte de vie par lequel il reçoit vitalement et avec agrément ce qui lui est donné sans rien apporter de son côté ni pour se préparer, ni pour le recevoir, ni pour le conserver. Mais de même que le poisson vit dans l’eau sans rien retenir de cet élément, qui est la source de sa vie, le laissant entrer en lui et sortir de lui comme il lui plaît, de même l’âme arrivée à la parfaite passivité, non seulement pour l’oraison, mais aussi pour l’action, laisse Dieu opérer comme il Lui plaît, sans en rien retenir. Et de même que le poisson se noie, lorsqu’il ne peut rendre l’eau qu’il reçoit, de même l’âme qui retient quelque chose des opérations de Dieu, en est quelquefois noyée et submergée de telle sorte qu’on a vu des saints tomber dans des extases, et d’autres mourir de la violence de l’opération de la grâce. Mais les âmes anéanties reçoivent les communications continuelles de Dieu sans altération, parce qu’elles ne retiennent rien, et qu’étant parfaitement passives, elles[261] leur sont naturelles, comme l’air que l’on respire aisément est naturel. Mais quoique l’air soit absolument nécessaire à la vie, un air violemment poussé dans une personne la ferait aussi bien mourir qu’un air supprimé.
Je dis donc que le silence de la bouche est le premier. Qu’il opère une oraison de recueillement, de foi lumineuse et savoureuse dans laquelle le cœur se répand devant Dieu. Mais le silence du cœur suppose la parfaite passivité, qui exclut du cœur la plus simple action procédant de ce même cœur, quoiqu’elle n’exclut pas l’action de Dieu dans le cœur, au contraire, qu’elle y donne un plein lieu. Elle n’ôte pas non plus l’action de ce même cœur mû et agi par Dieu, ce qui au contraire est un état très parfait et le fruit de l’anéantissement. Mais elle exclut toute action propre au cœur et dont il est le principe, quoique accompagné de la grâce, quelque simple et petite que soit cette propre action. Ces paroles ont bien de la convenance avec celles de Jérémie : il s’assiéra, se taira, et s’élèvera au-dessus de soi[262]. La cessation de nos propres opérations nous porte à nous taire de bouche et de cœur. La fuite de toutes les créatures et de nous-mêmes nous élève au-dessus de nous-mêmes pour nous perdre en Dieu.
Le quiesce, qui est la dernière parole qui fut dite à saint Arsène, est un repos en Dieu, repos commencé en cette vie et qui se consomme dans l’éternité. C’est comme s’il lui avait été dit : En fuyant et vous taisant, vous parviendrez au parfait repos qui ne se trouve qu’en Dieu même, qui étant notre premier principe est aussi notre dernière fin. L’âme perdue en Dieu et établie en Lui trouve partout et en tout son repos, parce qu’elle est possédée de Dieu sans interruption. C’est le sabbat éternel où l’âme n’éprouvant plus de vicissitudes, n’a plus rien qui la trouble : elle est toujours reposée de toute action, n’en ayant plus d’autre que celle que Dieu lui donne ; et étant même dans une heureuse impuissance de se soustraire à son domaine, elle est toujours parfaitement tranquille et paisible. Mais cet état, surtout lorsqu’il est fort avancé, est tellement naturel à l’âme, qu’elle ne peut plus rien distinguer. Elle[263] ne connaît point faire la volonté de Dieu en la faisant, car faire continuellement la volonté de Dieu est un état qui lui est tout naturel.
Mais elle la connaît, lorsqu’il lui paraît qu’elle ne la fait point et qu’elle suit la raison ou le train ordinaire des choses. Parce qu’alors elle est mise dans un état violent, qui lui fait comprendre qu’en suivant en cette occasion la loi de la raison elle s’écarte de la loi de la volonté sur elle, qui est sa loi particulière, loi d’amour, qui est gravée dans le fond de son cœur - du cœur de l’homme abîmé et perdu dans son Dieu. A moins que l’homme qui est ainsi en Dieu, ne sorte de cet état (qui lui est tout naturel) soit par la réflexion, soit pour suivre des conseils extérieurs, soit pour faire dans l’ordre naturel ou raisonnable quelque chose que Dieu ne veut pas, ou pour ne pas faire ce que Dieu veut, à moins de cela, dis-je, il est dans un état simple, pur, qui semble tout naturel, et dans un repos parfait, étant dans l’ordre et la disposition divine, qui fait tout le repos du temps et de l’éternité. Et aussi [il est] dans sa fin.
Mais comme il arrive souvent qu’à cause de la faiblesse de la créature et des différentes choses que Dieu exige d’elle, elle sorte quelque façon[264] (sans sortir cependant) de cette disposition divine, où il faut qu’elle rentre tout-à-l’heure[265], sans quoi elle ne pourrait vivre, à cause de l’extrême violence qu’elle ressent, on peut bien dire, que quelque sublime que soit le repos de cette vie, ce n’est qu’un repos commencé, qui ne se consommera que dans l’éternité, où n’ayant à faire à nulles créatures qui ne soient parfaitement anéanties, il n’y a nulle raison de rien craindre, d’hésiter, et par conséquent d’altérer ce repos pour peu que ce soit.
Sur ces paroles : Priez sans cesse, dit Jésus-Christ, et saint Paul : Priez sans intermission[266].
Lorsque Notre Seigneur nous commande de prier sans cesse, il n’a pas voulu nous commander une chose impossible, non plus que saint Paul nous le conseillait. Il faut voir quelle sorte de prière peut être continuelle.
La prière vocale, quoique bonne selon la manière dont elle est faite, ne peut être continuelle : mille choses l’interrompent ; et c’est une chose connue de tout le monde qu’il est impossible que la prière vocale soit sans interruption. Quelques personnes peu éclairées sur la véritable prière, ont dit que Jésus-Christ parlait à l’Eglise en général et non à une personne particulière, et qu’ainsi la distribution des offices fait que toute l’Église ensemble fait une prière continuelle. Qui ne voit que Jésus-Christ et saint Paul ne parlaient point de la distribution des heures canoniales, puisqu’il n’en a été question que longtemps après, et que d’ailleurs ce qui se passerait dans l’Église générale se doit passer dans l’Église particulière, c’est-à-dire dans l’âme ? D’ailleurs le même Jésus-Christ, qui nous commande de prier sans cesse, nous ordonne aussi de parler peu dans nos prières, parce que notre Père céleste connaît nos besoins, et qu’Il sait ce que nous devons Lui demander avant que nous le Lui demandions[267]. L’Écriture dit qu’il exauce la préparation du cœur du pauvre[268], de celui qui ne sait rien demander et qui ne connaît pas même ses besoins. Saint Paul ne dit-il pas : L’Esprit nous aide dans nos faiblesses ; parce que nous ne savons ce que nous devons demander, ni le demander comme il faut[269]. D’ailleurs Jésus-Christ veut que nous adorions le Père en esprit et vérité, qu’il est esprit, et qu’il lui faut des adorateurs en esprit[270]. Le chant est plutôt des Cantiques de louange ou des relations de ce que Dieu a fait en faveur des Juifs, qu’une prière perpétuelle. Il y a d’excellentes prières dans les Psaumes, mais ces prières ne sont pas continuelles.
La méditation ne peut être non plus une prière perpétuelle. Outre la difficulté de toujours méditer, c’est que la méditation dans toutes ses parties n’est pas une prière ; et que d’ailleurs tout ce qui se passe dans l’esprit d’une manière raisonnée ne peut pas être perpétuel, à cause de la faiblesse de l’esprit de l’homme et de sa volonté et légèreté.
Les oraisons qu’on appelle jaculatoires, quoique les plus excellentes, parce qu’elles viennent du souvenir de Dieu, et d’affection, ne peuvent pas non plus être continuelles.
Toutes ces prières, pourvu qu’on ne s’en surcharge pas, sont très bonnes, pour introduire dans la prière sans intermission, comme les anciens sacrifices étaient une disposition au sacrifice perpétuel.
Il reste à faire voir qu’il y a une prière qui se peut faire en tout temps et en tous lieux, que rien ne peut interrompre que le péché et l’infidélité. Cette prière est une tendance perpétuelle du cœur vers Dieu, laquelle vient de l’amour. Cet amour attire la présence de Dieu en nous, et on éprouve souvent que cette prière se fait en nous sans nous. Elle se fait dans l’esprit par la foi.
Cette prière de Foi est simple, pure, générale, indistincte ; et comme rien ne la termine à cause de sa vastitude et de son étendue, aussi rien ne l’interrompt ni ne la finit. La prière de la volonté qui se fait par tout le penchant du cœur vers son souverain objet, ne peut non plus être interrompue, parce que le cœur ne se lasse point d’aimer, comme il est écrit que l’œil ne se lasse point de voir[271], et le cœur de comprendre.
Cette vue simple, pure, générale, indistincte, ne lasse jamais ; ni l’Amour pur, simple et nu. Plus l’amour est grossier, plus il se lasse, car ce qui est sensible ne peut être de durée. Parce que plus les choses sont grossières et matérielles, plus elles sont sujettes au changement. Plus au contraire elles sont simples et pures, plus elles sont invariables. Il y a dans les choses simples une continuité sans effort, qui est si naturelle que la continuité en fait toute l’aisance, au lieu que les choses matérielles tiraillent et s’affaiblissent par leur continuité. Les choses spirituelles, plus elles sont simples, plus elles sont de durée.
Toutes les créatures gémissent[272] et sont dans un état violent jusqu’à ce que leur changement arrive, c’est à dire qu’elles soient délivrées des obstacles qui les empêchent de retourner à leur principe, ou de retourner à leur centre, suivant leur nature. Une muraille composée de pierres liées ensemble et qui font une continuité, ne peut subsister toujours de la même manière à moins qu’on n’y travaille souvent : le temps détruit les plus grands et superbes édifices. Mais lorsque les pierres sont détachées de cette continuité qui les retenait avec violence, elles retombent dans leur centre, elles y subsistent sans effort, elles y restent sans soin de personne, elles ne s’usent ni se fatiguent. Il en est ainsi de notre esprit : la foi le retire de la multiplicité et de l’état violent pour le réduire à l’unité ou à l’état simple, qui est son centre. Il est sorti pur et simple des mains de Dieu ; c’est où il doit retourner pour retrouver son principe, son centre, sa fin, le lieu dont il est sorti, où il tend sans cesse.
Cette tendance est la prière propre à l’esprit, qui se fait sans interruption parce que Dieu étant Esprit, et notre esprit étant émané du Sien, il a une tendance à se rejoindre à son tout. Et lorsqu’il est arrivé à son centre, qui est Dieu, il n’a plus de tendance, parce qu’il a trouvé le lieu de son repos, où il demeure tranquille et paisible, sans se donner d’autre mouvement que celui que lui donne son centre même, où il est parvenu. Il faut penser de la volonté comme de l’esprit.
Le centre de l’esprit est la foi, qui le purge pour le faire passer en Dieu, son plus profond centre. Le centre de la volonté est l’amour, qui la purifie assez pour la faire passer en Dieu, où elle perd toutes les agitations d’un feu éloigné de sa sphère et toutes les tendances de celui qui approche de son centre, pour se reposer dans ce même centre, où il est arrivé.
Or il faut raisonner de l’oraison, de son commencement, de son progrès et de sa perfection selon ce que nous avons dit de l’esprit et de la volonté : car la prière intérieure est un assemblage de ces deux puissances, et un composé de foi et d’amour.
Plus l’esprit et la volonté sont éloignés de leur centre, plus la foi est multipliée en différents objets, et plus l’amour a d’agitations et d’élans marqués. Mais à mesure que l’esprit et la volonté approchent de leur centre, ce qui est multiplié se simplifie, et enfin se réunit, et devient esprit purgé dans une entière simplicité. Les élancements de la volonté se perdent de même ; elle devient peu à peu tranquille et reposée, jusqu’à ce qu’elle arrive à son centre, où toute agitation et la tendance même cessent par un entier repos. Au commencement l’agitation est plus forte ; ensuite elle devient une tendance, qui se simplifie chaque jour, et qui devient peu à peu plus imperceptible, jusqu’à ce que l’âme étant parvenue à son centre, ait atteint un parfait repos.
De sorte qu’il est aisé de remarquer, que ceux qui croient que le multiplié et le distinct dans l’esprit, et le véhément dans l’amour, sont le plus parfait, se trompent beaucoup. Tout le distinct lumineux, et l’amour ardent et impétueux, ne viennent que de leur défaut et de l’éloignement de leur centre, dont l’un est Dieu-vérité pour l’esprit, et Dieu-charité pour la volonté. C’est pourtant ce dont on fait le plus de cas aujourd’hui : on étale à nos yeux, comme quelque chose de bien grand ces brillants, ces ardeurs, ces véhémences, cette multitude d’objets, visions etc., quoique cela soit en vérité très faible et très petit au prix de la révélation de Jésus-Christ, que l’âme trouve dans son centre (lorsqu’elle y est arrivée) sans images, formes, ni espèces. Cet amour agité et de tendance est bien différent de cet amour reposé dans son centre.
On commence donc par l’agitation, qui s’apaise et tombe insensiblement dans une certaine tendance, qui est bien plus parfaite. Et cette tendance nous conduit dans le centre, où elle se perd elle-même avec nous. Il n’est pas surprenant que l’homme ne fasse cas que de ce qui est de sa portée, de ce qu’il peut distinguer et nommer.
Aussi ce qu’on écrit dans les Vies des saints est la moindre partie de ce qu’ils sont. Ceux qui ont écrit les vies des saints n’ont pu écrire que les choses extérieures et qui tombent sous les sens. Ceux des saints qui ont écrit leur propre vie, quoi qu’ils aient écrit des choses plus intérieures et des dispositions qui paraissent très parfaites, n’ont pu écrire que l’aperçu et les choses nominables. Mais lorsque l’amour et la foi ont atteint à peu près la perfection qu’elles doivent avoir en cette vie, ils ne peuvent plus rien dire d’eux-mêmes, puisque la tendance, qui était la seule chose exprimable, est tombée dans le centre, où l’âme étant toute anéantie à elle-même, ne pense rien de soi, ne voit rien de soi, se perd elle-même avec son amour et sa foi dans son être original, où elle ne voit rien que Dieu sans rien discerner en Lui, comme une personne tombée dans la mer ne voit plus que la même mer, sans rien discerner de cette mer, ni couleur, ni odeur etc. Il en est ainsi de l’âme perdue en Dieu : elle ne peut plus rien dire de ses dispositions présentes, elle peut parler du passé, et écrire dans le général ce qu’on lui fait écrire de la vie intérieure ; mais lorsqu’on lui demande sa disposition, elle est interdite et étonnée, n’en connaissant aucune et [ne] sachant ce qu’on lui veut dire, non plus qu’un petit enfant ignorant.
C’est en parlant de cette prière, qui devient un état de prière, et par conséquent sans interruption, que saint Antoine, ce premier homme connu des déserts, a dit que la prière de celui qui prie, n’est pas parfaite, lorsqu’il connaît qu’il prie[273]. Il ne faut pas douter que ces Pères des déserts fussent des gens très intérieurs, très éclairés, et très parfaits. On ne nous écrit que de leur abstinence, qui est la moindre partie d’eux-mêmes. De ces grands solitaires il y en avait de plus intérieurs les uns que les autres. Je crois que ces derniers, sans rien affecter, mangeaient simplement ce que la Providence leur fournissait. Comment celui qui ne discernait plus sa prière, aurait-il été dans cette attention perpétuelle pour le boire et le manger ? Ils étaient par la nécessité de leur état dans une abstinence perpétuelle et générale de toutes choses, sans toutes ces attentions entièrement opposées à l’état d’un homme qui ne discerne ni sa prière ni lui-même. Mais chacun écrit selon sa disposition particulière, et non celle du saint, relevant beaucoup ce qu’on estime, et passant légèrement ou taisant tout à fait ce qu’on n’estime pas, parce qu’on ne le connaît pas.
Qu’auraient-ils fait ces grands hommes dans les déserts sans l’oraison, les Paul ermites[274], qui n’avaient ni livres, ni ouvrage, ni amusement, et qui étaient si accoutumés à prier que saint Antoine[275] dit, que son corps priait même après sa mort ? C’est l’oraison qui fit persévérer saint Antoine plusieurs années dans un sépulcre, et vingt années dans un château ruiné où il était seul. C’est l’oraison qui a dérobé tant de grands hommes à la connaissance des autres hommes, car je ne doute pas qu’il n’en soit bien mort d’inconnus à toute la terre. Dieu nous en a montré un exemple en saint Paul l’ermite, qu’il a manifesté à saint Antoine, pour marquer qu’il y en avait d’inconnus à toute la terre qui ne seraient connus que dans l’éternité. C’était donc cette prière continuelle, dont j’ai parlé, qui était leur nourriture et leur occupation perpétuelle. Comme Dieu a fait voir en Paul qu’il pouvait y avoir un grand nombre de ses serviteurs inconnus, il a fait aussi comprendre par ce peu de paroles de saint Antoine quelle était la prière de ces grands hommes. L’oraison n’est pas parfaite de celui qui connaît qu’il prie. O oraison, qui faisiez qu’Antoine[276] craignait le retour du soleil, combien étiez-vous pure, simple et facile dans votre continuité !
On sait bien que tous n’étaient pas également parfaits ; mais ceux qui aspiraient à le devenir, faisaient leur principale étude de l’oraison. Qu’auraient-ils fait sans elle dans ces déserts inhabités ? Elle était toute leur ressource, leur compagne fidèle, c’est elle qui combattait leurs ennemis. Aussi les hommes bien éclairés ne voulaient pas qu’on fut solitaire, séparé de tous, qu’on ne fut avancé en l’oraison, de crainte des embûches du Démon.
O mon Seigneur Jésus-Christ, vous qui me commandez de prier sans cesse, donnez-moi la grâce de le faire, accordez-moi cette même faveur pour ceux que vous m’avez donnés. C’est vous, ô divin Verbe, qui êtes en nous cette prière perpétuelle et sans interruption. C’est vous, ô divin Agneau, qui êtes la lampe qui éclaire tout le ciel de notre âme. Que nous n’ayons jamais d’autre prière que la vôtre, d’autre lumière que la vôtre, d’autre amour que le vôtre !
J’ai fait cette nuit un songe admirable. Il me semblait que m’étant cachée dans le coin d’un lit pour prier, on m’a appris comme les Anges contemplent. C’est quelque chose de si vaste et de si grand, que je ne le puis exprimer. J’ai compris que les Anges ne pensent point[277], et dans tout ce temps il n’a pas été admis une pensée. L’âme élevée au-dessus de tout ce qui est possible n’admet ni vue distincte ni objet, mais elle est abîmée dans ce Dieu surressentiel. C’est quelque chose qui surpasse toute intelligence. J’ai compris la nécessité de n’admettre aucune pensée quelle qu’elle soit, ni bonne ni mauvaise, et comment il faut être dégagé de toute espèce pour une pure oraison. Il y avait longtemps que je l’avais compris, mais non pas de cette manière.
Ce que nous pouvons et devons faire de notre part est de nous défaire de toutes pensées, de tout raisonnement, de toutes espèces, n’en admettant aucune volontairement, non seulement en priant, mais durant le jour, les laissant tomber dès qu’elles paraissent, sans les admettre, et nous aurons cette Contemplation suressentielle, qui ne peut être donnée qu’à l’esprit purgé.
Cette purification de l’esprit s’appelle mort. Or, comme la mort, ou la mortification de la volonté, consiste non seulement à n’admettre aucune volonté, quelle qu’elle soit, pour ne vouloir que la volonté de Dieu mais aussi tout désir, tout penchant, toute inclination, en sorte que cette âme n’aime plus par choix, mais que Dieu la lie à qui il Lui plaît, et comme il Lui plaît : aussi la purification de l’esprit consiste à n’admettre ni raisonnement, ni pensée, ni espèce - afin que l’esprit nu et dégagé soit imprimé de ce qu’il plaît à Dieu, ou plutôt qu’il demeure dans cette immense vacuité. Si l’homme pouvait être dans ce dégagement absolu de toute idée, pensée, espèce, raison, ressouvenir, et y persévérer comme il persévère dans l’extinction de tout désir, il serait parfait en Dieu, quoique Dieu le couvrit au-dehors de certains défauts apparents pour le dérober à la connaissance des hommes, comme Son Sanctuaire et le tabernacle de ses complaisances. Mais on retombe à la manière de penser, et on ne reste pas fidèle, parce que l’homme veut agir en la manière de l’homme, et non en celle de Dieu.
Cette mort de l’esprit est bien plus longue, plus dure, plus difficile que toute autre mort. Mais si l’homme voulait travailler de bonne heure et avec une fidélité exacte et perpétuelle à se défaire de tous ses embarras de l’esprit, cet esprit se purgerait, et il adorerait véritablement en esprit purgé le pur et sublime Esprit. Si mes enfants prenaient un nouveau courage, et qu’ils voulussent bien sans discontinuation travailler à ne laisser entrer chez eux volontairement aucune des choses que j’ai dites, ils entreraient dans un pays nouveau, ils se délivreraient des fantômes et de mille croix que l’imagination fournit. Commençons, je vous conjure, à travailler avec courage. Dieu nous aidera lui-même dans notre travail, et accomplira enfin en nous toutes nos œuvres[278]. O mon Dieu ! Est-ce par les défauts apparents que j’ai portés depuis quelques jours, par cette suite d’humiliations, et surtout dans le temps que je croyais que Vous m’aviez rejetée et que je ne me trouvais plus la même, est-ce, dis-je par ces contraires que vous prépariez mon âme à une si haute intelligence ? Vous me faites comprendre, ô Amour, Esprit saint, que par cette voie de mort on prévient ou évite toutes hérésies, toutes disputes, toutes dissensions, tout ce qui excite les passions, tout entêtement, pour entrer dans la nue et pure Vérité ? O Dieu, faites comprendre ceci, et encore plus le pratiquer, à ceux que vous avez choisis, et pour lesquels vous m’intéressez si fort !
Il est dit que Jésus allait la nuit sur la montagne pour faire la prière de Dieu[279]. Qu’est-ce que la prière de Dieu ? Contempler et aimer. Dieu Se contemplant Soi-même, produit par Sa fécondité divine une Image vivante de tout Lui-même, si conforme et si égale à Lui, qu’il ne peut y avoir de différence. Il a une complaisance infinie dans cette Image vivante de tout Lui-même ; et cette image vivante, qui est Son Verbe, a aussi une complaisance autant infinie qu’elle est réciproque dans le Père qui L’engendre sans cesse. Cette complaisance réciproque produit un Amour infini et égal au Père et au Fils. Une complaisance infinie ne peut produire qu’un amour infini. C’est donc la contemplation et l’amour qui est la prière de Dieu.
C’est celle qu’Il faisait sur la montagne la nuit, et c’est celle que nous devons faire, comme Jésus-Christ n’a rien fait que nous ne devions tâcher d’imiter, autant que notre faiblesse et la bassesse de ce que nous sommes nous le peut permettre. Examinons les circonstances de cette prière.
Premièrement, Jésus-Christ se retire à l’écart, pour nous apprendre que nous devons nous séparer de toutes les créatures, de pensée et d’affection. L’affection produit ordinairement la pensée. Si nous nous aimons beaucoup nous-mêmes, les pensées et les retours sur nous-mêmes nous distrairont souvent, l’amour, la haine, les désirs des richesses ou honneurs, des sciences, de l’esprit etc. Il faut donc nous séparer de toutes ces choses. Il faut encore se retirer sur la montagne, nous outrepassant nous-mêmes, nous oubliant, pour ne nous laisser occuper que de cet Etre simple et immuable : là, vides de tout ce qui n’est pas Lui, nous serons en état de recevoir Son image, qui est Son Verbe en nous. Car partout où il n’y a que Dieu par la séparation de nous-mêmes et de tout le créé, Dieu y produit son Verbe, et S’y aime Soi-même ; de sorte que cette âme ainsi séparée, participe au commerce ineffable de la très sainte Trinité. Il faut de plus que pour imiter Jésus-Christ, notre retraite sur la montagne se fasse de nuit, pour nous apprendre que quelque haute que soit la contemplation en cette vie, c’est toujours une nuit à l’égard de l’éternité ; et aussi pour nous enseigner que la contemplation véritable se doit faire dans la nuit de la foi.
C’est cette admirable obscurité que saint Denis appelle brouillard caligineux[280], et qui était figuré par la nuée qui était sur le Tabernacle sitôt que la présence de Dieu remplissait le Tabernacle. O nuit, plus admirable que le plus beau jour! O obscurité, plus lumineuse que la lumière même ! Tu parais obscure à la faiblesse de notre esprit, quoique tu sois la même lumière. L’homme ne peut se contenter de toi, parce qu’il ne te connaît pas : cependant cette foi ténébreuse est si absolument nécessaire que sans elle on ne parviendra jamais en cette vie à la parfaite contemplation.
Cette contemplation doit être nue et simple parce qu’elle doit être pure. Tout ce qui la détermine, la termine et l’empêche, parce que Dieu étant un être pur et simple, on ne peut contempler ce qu’Il est que selon ce qu’Il est. Or il n’y a que la foi obscure et nue qui puisse nous donner cette contemplation pure et générale, qui n’ayant aucun objet formel, ne peut avoir aucune distinction ; et c’est la source de l’Amour pur. Car comme la contemplation n’a nul objet que ce Tout immense, où n’y ayant rien de distinct, elle ne peut rien discerner, elle n’a aussi qu’un amour simple, qui ne peut admettre aucun objet ni aucune distinction, ni par conséquent aucun retour sur soi. Toute lumière particulière est comme une réverbération, qui ne donne jamais la chose telle qu’elle est en soi, mais en image grossière, qui ne peut ressembler au simple et immense Tout.
Comme donc la prière de Dieu, ou la contemplation, n’est qu’un seul acte qui est contempler et aimer, l’âme absorbée dans ces ténèbres divines ne voit rien, ne connaît rien, tout lui paraît amour, elle ne croit faire autre chose qu’aimer. Et comme son amour est nu, proportionnellement à sa foi, elle ne discerne point son amour ni sa connaissance que par une chose, qui est l’amour surpassant et toute chose et soi-même.
Dès que l’amour n’a plus de retour sur soi, il est censé pur, quoiqu’il ne soit pas tout parfait. Lorsque l’amour ne veut rien pour soi, qu’il n’a que l’honneur, la gloire et le seul intérêt de Dieu, sans aucun rapport à soi, quel qu’il puisse être, il est censé plus parfait, car la perfection de l’amour consiste dans la ressemblance qu’il a avec celui de Dieu. Dieu comme Dieu, souverain principe et dernière fin, ne peut aimer que Lui ; et ce qu’il Lui plaît d’aimer, il faut nécessairement qu’Il l’aime par rapport à Lui ; et c’est ce que lui donne la qualité de Dieu. Il n’en est pas de même des êtres créés et émanés de ce Tout ; ils ne doivent aimer que ce Tout, et référer tout au Tout. S’ils aiment par rapport à eux, ils usurpent la qualité de Dieu, ils anticipent sur ses droits, ils contrarient ce qu’ils sont, qui est d’être créatures. De sorte que d’aimer Dieu par rapport à soi, loin d’être un bien, est un défaut. Dieu en nous donnant cette émanation de lui-même, nous a donné cette qualité d’amour contemplant, et de pouvoir L’aimer comme il S’aime, sans retour ni rapport qu’à Lui-même.
Cette contemplation, qui n’admet rien, ne fait rien perdre à Dieu de ce qu’Il est ; car elle n’admet ni pensée, ni figure, ni rien de nominable, qui ne se pourrait trouver en Dieu et qui nous ferait nous forger de Lui quelque chose qui n’est pas. C’est pourquoi la foi obscure et nue est la parfaite contemplation de Dieu en Lui tel qu’Il est, laquelle ne Lui attribuant rien, ne Lui ôte rien. L’amour nu suit nécessairement la contemplation nue. Or cet amour est appelé nu et pur parce qu’il n’admet que Dieu sans rapport à soi-même, et que le moindre rapport à quelque bien que ce puisse être qui n’est pas Dieu même, empêcherait sa pureté, parce qu’il l’éloignerait de sa fin, qui est Dieu seul en lui et pour lui.
C’est cette contemplation parfaite et cet Amour pur qui fait la félicité des Anges et des saints dans le ciel, d’où tout propre intérêt, quel qu’il soit, est banni, et c’est aussi la félicité de cette vie, quoique d’une manière bien moins parfaite. Ce qui fait nos peines et nos souffrances intérieures, si nous l’examinons bien, ne vient que du rapport à nous-mêmes, de quelque beau prétexte que nous voulions nous couvrir. Prions avec Jésus-Christ sur la montagne. Prions comme lui ; contemplons, aimons, nous ferons la prière de Dieu. O divin Jésus ! Je m’unis à cette prière que vous faisiez la nuit à l’écart sur la montagne, à cette prière de Dieu ; faites que nous n’en fassions jamais d’autre !
Quoique cet amour ne regarde que Dieu-même, il influe ou il coule sur le prochain de ce même amour en Dieu ce que Dieu même veut et a voulu de toute éternité[281]. Or cela se fait ainsi. L’Amour pur ayant ôté tout amour particulier de la créature et toute inclination naturelle, Dieu lui influe, comme en Jésus-Christ, un amour si grand pour les hommes, pour le rachat desquels il a donné sa vie. Dieu, dis-je, influe dans l’âme un amour si grand que c’est comme celui de Jésus-Christ, avec toute la disproportion néanmoins qu’on y doit mettre, en sorte que cette personne donnerait mille vies pour le salut de ses frères. Et comme ce cœur tout en Dieu, tout pénétré de son amour, ne se donne aucun mouvement par soi-même, Dieu incline ce même cœur pour prier ou s’intéresser pour qui Il lui plaît, plus ou moins fortement, selon Ses desseins éternels sur ces âmes, de sorte que cela n’est point au choix de l’homme, mais de la volonté de Dieu. Il donne particulièrement certaines âmes, dont on ne pourrait pas se décharger quand on le voudrait. La chair, le sang, les proches, les amis ne sont point considérés. Dieu fait cela comme il Lui plaît, et pour qui il Lui plaît. Nous voyons un exemple de cela en saint Paul[282] qui pensant aller d’un autre côté, fut envoyé dans la Macédoine. Ce qui s’est fait plus sensiblement en cet Apôtre pour nous être un témoignage, se fait plus intimement dans les âmes dont je parle. Cela se fait aussi très purement, sans images ni espèces.
Je ne puis mieux, ce me semble, expliquer cette contemplation amoureuse dont j’ai parlé, que par ces paroles de saint Jean : J’ai vu la nouvelle Jérusalem descendant du ciel, etc. Il dit qu’il n’y a là ni clameurs, ni douleurs, qu’il n’y a point d’autre lumière que l’Agneau, qui en est la lampe[283]. Il est certain que dans l’amour unissant et contemplant, qui est cette Jérusalem céleste descendue dans l’âme pure, il n’y a rien de nominable. Les cris de douleurs, même des péchés, en sont bannis parce qu’ils les supposent effacés par la pénitence, et que ce séjour n’est point fait pour ceux qui les pleurent encore. Comme les anciens pénitents demeuraient à la porte de l’Église, que ces personnes restent à la porte de ce Sanctuaire et ne présument pas d’y entrer. Il n’y a là nulle douleur, parce qu’aucune n’y peut être admise. Si Dieu en inflige quelques-unes, comme à Jésus-Christ, tout le Sanctuaire en est environné, mais elle n’entre pas ; on porte pour autrui des peines, mais elles ne pénètrent pas ce saint lieu. Il n’y peut avoir là aucune lumière particulière, il n’y a point d’autre lumière que l’Agneau lui-même. Comment éclaire-t-il ce lieu ? Le dehors est éclairé par ses exemples, et par ses paroles, et le dedans est illuminé par l’impression de tout Lui-même. Il ne faut donc point prétendre là d’autre lumière que ce divin Agneau ; ceux qui en veulent d’autres n’y seront point admis.
O céleste Jérusalem ! séjour de paix, quand descendrez-vous sur la terre universelle ? Vous descendez dans quelques cœurs, qui vous béniront à jamais ; mais qu’ils sont rares, ces cœurs ! parce que nul ne veut mourir parfaitement à soi-même, et qu’on résiste à vos bontés ! Donnez-nous des cœurs nouveaux ! Amen, Jésus !
Sur ces paroles : soyez simples comme des colombes, et prudents comme des serpents[284].
En quoi consiste la simplicité ? C’est dans l’unité : si nous n’avons qu’un regard unique, un amour unique, nous sommes simples. Celui qui n’a que Dieu pour objet, qui ne voit que Lui, qui n’aime que Lui, est véritablement simple. Celui au contraire qui se regarde soi-même ou quelque chose de créé, qui s’aime soi-même, qui a beaucoup de rapport à soi, qui cherche son propre intérêt en temps et en éternité, qui suit son amour propre, sa cupidité, en est infiniment loin.
Notre Seigneur a dit : Si votre œil est simple, tout votre corps sera lumineux[285], car la simplicité renferme la droite intention, nulle intention ne pouvant passer pour droite, si ce n’est celle d’un homme qui ne regardant que Dieu seul, ne se recourbe jamais ni sur soi ni sur aucune créature par amour propre et par le propre intérêt. Aussi est-il écrit : quand je serais simple, je ne le saurais pas moi-même[286]. On connaît plus facilement les autres vertus ; mais celui qui est simple, ne connaît ni la simplicité, ni les autres vertus qu’il possède, parce que la simplicité ne souffrant aucun retour sur soi, ne laisse discerner aucune vertu, comme elle ne pense à aucun mal ; ainsi la simplicité est l’ignorance du bien et du mal. Dieu a dit de son fidèle serviteur Job, qu’il était un homme simple et droit, éloigné de tout mal[287]. Aussi cette simplicité qui rend le corps lumineux, suppose que tout l’homme, par ce simple regard, est perfectionné et exempt de toute malice, car, comme dit Jésus-Christ, c’est du cœur que sort tout ce qu’il y a de mauvais[288].
Le cœur n’est corrompu que par la multitude des pensées qui le remuent. Lorsque le regard est unique en Dieu, l’amour est rendu pur et unique. Alors le cœur ne pense et ne conçoit aucun mal et comme il n’est attaché à aucune créature ni à lui-même, il n’est point ému par les passions, ni incliné d’aucun côté. Sa droiture l’empêche de tourner ni à droite ni à gauche. Aussi est-il dit dans le Cantique : Ma sœur, mon Épouse, vous m’avez blessé par un de vos yeux et par un de vos cheveux[289]. Les cheveux représentent les pensées qui étant réunies dans un seul et même objet, sont le regard fixe en ce même objet et causent la pureté de l’amour.
Dieu avait créé l’homme dans cette pureté et dans cette ignorance du bien et du mal, quoiqu’il fut dans la consommation de tout bien, qui est l’innocence et la parfaite droiture ; il l’ignorait cependant, par l’impuissance où il était de se regarder soi-même. Il savait tout bien être en Dieu : cela lui suffisait. Il ne voyait que ce grand objet, il n’aimait que lui, il ne connaissait aucun mal, ne connaissant que Dieu, source de tout bien. Cette ignorance de tout mal l’aurait mis dans l’impuissance de le commettre, et nous aussi, si Adam n’avait pas désobéi. Son premier péché, et la source du second, fut le retour sur lui-même et de d’être retiré de ce regard simple et unique en Dieu. Le démon prit Eve par son faible : Si vous mangez de ce fruit, vous serez semblables à Dieu, discernant le bien et le mal[290]. Il n’y a que Dieu certainement qui puisse discerner le bien et le mal. Les hommes appellent le bien mal, et le mal bien et c’est le fruit du renversement de l’homme et de sa chute. Vous serez semblables au Très-haut : c’est faire voir qu’on est ce qu’on est et ce qu’on peut devenir. Quoi ! tu es un être subsistant, et tu t’ignores toi-même ! [ce] qui est pourtant cette grande qualité de l’Épouse des Cantiques : Si vous vous ignorez, ô la plus belle des femmes[291]. C’est votre ignorance qui fait votre beauté. O Eve, cette même ignorance aurait conservé la vôtre ! Vous êtes : voilà la première réflexion. Mais vous êtes dissemblable au Très haut en ce que vous êtes créature : voilà la seconde. Mais vous pouvez lui devenir semblable : voilà la troisième, et qui est le comble de l’amour de soi-même et de sa propre excellence. Non seulement vous serez semblable au Très-haut, mais vous discernerez le bien et le mal.
Cette simplicité tenait Adam et Eve ignorants de tout bien en eux, ne pouvant voir que Dieu en Lui-même et tout bien dans son origine ; l’ignorance du mal les empêchait de le discerner et de le commettre, mais après la désobéissance d’Adam et qu’il eût mangé du fruit défendu, il se vit, et se vit nu[292]. Il vit un mal et un sujet de honte dans sa nudité. La première réflexion, sur soi ; la seconde, sur son état ; la troisième, de comparaison du créé à l’incréé, produisirent l’amour de la propre excellence, source de tout péché ; et de là s’ensuit la désobéissance. Car comme, par le regard direct, l’amour est toujours direct, aussi la volonté, qui suit l’amour, demeure toujours soumise, obéissante et assujettie à l’amour ; elle s’écoule et passe dans ce même amour. Il n’en est pas ainsi lorsqu’elle est dépravée, et elle ne devient dépravée que par l’amour-propre, qui la rend indocile et inflexible.
C’est donc la perte de la simplicité qui est la source de tous les maux, comme cette même simplicité est la source de tout bien, puisque, comme nous l’avons vu, la simplicité de l’esprit produit le pur amour. Soyons simples et nous ignorerons tout mal. Comme Adam n’a perdu son innocence qu’en perdant sa simplicité, nous ne pouvons retrouver l’innocence que par la simplicité. Ce qui fait la corruption du monde est que s’étant éloigné de la simplicité par laquelle on rentre dans la vérité, il entre dans l’erreur et dans le mensonge. La multiplicité des idées cause l’erreur de l’esprit parce qu’adhérant à ces mêmes pensées qui se combattent et détruisent les unes les autres, on devient perplexe et incertain, et l’on tombe dans l’erreur, cette multiplicité faisant celle des vouloirs. On se porte au mensonge, séduit qu’on est par la fausseté de l’esprit : ce que l’esprit embrasse fortement, la volonté s’y attache avec fermeté et inflexibilité et par conséquent perd sa souplesse.
La démission d’esprit fait la soumission de la volonté. C’est pourquoi Jésus-Christ a dit : Renoncez-vous vous-mêmes[293], c’est-à-dire quittez l’entêtement de votre propre esprit et la fixation de votre volonté, quittez tout et vous trouverez tout ; mais surtout, soyez pauvres d’esprit et vous posséderez le Royaume de Dieu. Devenez simples et petits comme des enfants[294], sans quoi vous n’y entrerez point.
Soyez aussi prudents comme des serpents. Ce second article semble contredire le précédent car le démon prit la figure du serpent pour tenter l’homme. Le serpent est plein de détours, de finesses, de replis, de mensonges : ce n’est pas cela que Jésus-Christ veut que nous imitions puisque c’est ce qui est cause de notre perte. Ce que Dieu demande de nous, c’est que nous quittions, comme fait le serpent, notre vieille peau, c’est-à-dire le vieil-homme pour nous revêtir du nouveau, que nous exposions tout notre corps pour conserver notre tête. Jésus-Christ est le chef de l’homme[295], comme dit saint Paul. Perdons tout pour gagner Jésus-Christ. Mais comme j’ai écrit ailleurs et de la prudence et de la simplicité, je ne le répète pas ici.
Ce que je désire, mes enfants, est que vous soyez simples à l’oraison, sans multiplicité de discours, afin que Dieu, qui verse Son esprit sur le simple, soit Lui-même votre prière : simples de pensée, - les laissant tomber et ne les admettant point - simples d’esprit - n’ayant qu’un seul regard en Dieu. Cette oraison de simple regard s’appelle quelquefois contemplation lorsqu’elle a un objet ; oraison simple lorsqu’elle perd peu à peu cet objet distinct pour se perdre dans cet objet unique, qui renferme tous objets distincts sans les laisser voir à l’âme. Et lorsque cette oraison de simple regard est plus avancée, nous l’appelons oraison de foi, qui se perd dans ce qu’elle ne peut discerner ni comprendre, ne voulant ni le discernement, ni la compréhension, sachant trop bien que ce qui se discerne et comprend, est moindre que nous et que Dieu étant un Etre infini, ne peut s’atteindre que par la foi simple qui n’a ni bornes ni mesures. Plus une chose est simple, plus elle a d’étendue. Et cette simplicité se perd dans le Tout immense où elle demeure mélangée, parce que n’ayant ni qualité, ni rien de subsistant en soi, ni terminaison, ni couleur, elle prend cette forme sans forme de l’immensité.
Mais pour en venir à bout, quittons notre forme propre, c’est-à-dire notre manière de concevoir, de voir et d’entendre. C’est ce qui dépend de nous avec la grâce, comme l’explique le précepte du renoncement et comme disaient saint Jean : rendez droite la voie, aplanissez les montagnes etc. et David : ouvrez-vous portes éternelles et le roi de gloire y entrera. Ce sont notre esprit et notre volonté qui sont les portes éternelles, parce que Dieu nous a créés pour le connaître et l’aimer éternellement. Ouvrons la porte de notre esprit par cette simplicité qui cause une démission parfaite ; ouvrons notre volonté par cette simplicité, qui ne lui laissant rien de propre, la fait écouler dans son principe. Notre amour deviendra simple et pur, il n’aura que Dieu pour objet et pour fin.
Il nous reste la simplicité des actions qui dérive des principes établis. Celui qui ne connaît plus la duplicité, ignore la tromperie et l’hypocrisie, il paraît ce qu’il est. Or les personnes ainsi simplifiées, n’ont qu’une action simple. Elles ne sont multipliées ni dans leurs dévotions, ni dans leurs pratiques. Comme la simplicité conduit à l’unité, leur action est toujours la même, quoique diversifiée par tous les emplois de la vie.
Ainsi la simplicité nous rapproche de la création et de la ressemblance de Dieu car Dieu est simple et multiplié sans sortir de Son unité : nous sommes simples et uns, lorsque nous sommes arrivés à ce point unique où nous conduit la simplicité. Toutes les oeuvres diverses de notre état et condition ne nous multiplient point. Nous n’avons que ce moment divin, qui est un moment éternel, toujours moment présent et toujours éternité parce que ce point est indivisible. L’œil simple ne regarde que le moment présent, il ne regarde ni le passé ni l’avenir. L’amour simple n’a qu’un objet, sans rapport à soi, sans regard sur soi. Simplicité de vue, simplicité d’amour, simplicité d’action. C’est ce qui nous rend semblables à Dieu par la complaisance qu’Il prend en nous par Jésus-Christ notre Seigneur.
Sur[296] ces paroles : Avec le simple, ô Dieu, vous serez simple ; avec le juste, vous serez juste ; avec le méchant vous serez comme méchant[297].
O avantage de la simplicité ! Celui qui agit avec un cœur droit et simple, qui ne pense point à mal, Dieu ne l’examine point avec rigueur. Il agit simplement avec lui, passant par dessus les petits défauts que sa simplicité lui fait commettre. Dieu aime même ce cœur simple et enfantin qui ne se détourne pas du mal, parce qu’il ignore même tout mal. Son soin n’est pas de combattre les vices et les passions : il les ignore, les ayant surpassés de très loin, et il vit dans un état d’innocence qui l’éloigne de tout le reste. Dieu prend le simple dans sa simplicité, agit simplement avec lui : c’est pourquoi il est écrit que les yeux du Seigneur sont attachés sur le simple. Ce regard de Dieu sur l’âme simple marque que c’est dans cette âme que Dieu engendre son Verbe. Il est dit ailleurs ses yeux[298] et son cœur[299] pour faire voir que le Saint Esprit y est aussi produit et que Dieu aime singulièrement l’âme simple. Il est encore écrit : Si votre œil est simple, tout votre corps sera lumineux[300] pour montrer que c’est ce simple regard de l’âme vers son Dieu et de Dieu sur l’âme qui fait la parfaite pureté.
Le simple a une intention toujours pure et droite, il
n’envisage que son divin objet, sans se recourber sur soi-même, (les retours
sur soi, de quelque prétexte qu’on se serve, étant entièrement contraires à la
simplicité, qui n’en peut admettre aucun). C’est pourquoi l’Époux dit à
l’Épouse : Vous m’avez blessé par un de vos yeux[301],
parce que ce regard simple et unique de l’Épouse attire un regard de
complaisance et d’amour de l’Époux sur elle.
Quiconque est simple, qu’il vienne à moi[302]
! c’est celui-là que je reçois des bras de mon amour, je ne le rejetterai
point. Celui qui marche simplement, marche confidemment[303],
sans crainte et sans défiance, ces deux choses étant entièrement contraires
à la simplicité. On ne craint, on ne se défie, que parce qu’on se regarde
soi-même. L’âme simple est incapable de ce retour : son œil épuré est toujours
simple et droit. Dieu ne loue ses amis dans l’Écriture Sainte que de leur
droiture et de leur simplicité. C’est donc le chemin qu’il faut suivre pour
être agréable à Dieu et pour marcher en assurance.
Dieu dit : avec le juste, je serai juste, c’est à dire : avec celui qui s’appuie sur sa justice, Dieu se fera sentir si juste que tout ce qui nous a paru justice et vertu, paraîtra devant ses yeux divins comme des linges souillés. Celui qui se fonde sur sa pureté se trouvera si sale devant cette pureté infinie qu’il en sera rempli de frayeur et de confusion. Il dit qu’il examinera nos justices[304] : il les épluchera, les considérera de si près qu’il les fera voir pleines d’injustices, d’usurpations, de rapines. Il fera connaître que nous avons été notre objet à nous-mêmes, que dans cette justice apparente nous avons été notre fin. Il fera voir dans cette fausse justice mille détours que nous n’avons jamais connus nous-mêmes. C’est pourquoi Job dit : Quand mes mains, qui sont mes œuvres, me paraîtraient aussi blanches que la neige, vous me les feriez voir toutes sales[305] et je ne pourrais me soutenir devant vous.
Celui qui est juste connaît qu’il fait des œuvres de justice, mais celui qui est simple ignore toutes choses. C’est pourquoi Job dit : Quand je serais simple, je ne le saurais pas moi-même[306]. Quand je serais parvenu à cette bienheureuse simplicité, je ne le saurais pas, parce que je m’ignore moi-même et que c’est le propre de la simplicité enfantine de nous tenir dans l’ignorance de ce que nous sommes. C’est la source de l’abandon et du pur amour. Celui qui ne se voit point s’abandonne à son guide, celui qui ne se regarde point, ne s’aime point. Comme il n’a d’yeux que pour son objet unique, il n’a aussi d’amour que pour lui. O homme ! qui que vous soyez, examinez le juste tant qu’il vous plaira puisque même Dieu l’examinera avec rigueur, mais n’examinez pas le simple. Dieu le garde dans le secret de Sa face : il le protège par tous les soins de Sa providence. Lorsque Jésus-Christ caresse les enfants, il ne fait voir que de l’indignation contre les faux justes.
Dieu ajoute qu’il sera méchant avec les méchants, en faisant voir par Sa divine lumière leur malice beaucoup plus étendue qu’ils ne le croyaient eux-mêmes. Il fera voir en eux les profondeurs de Satan, mille tours et retours dans leur méchanceté, une noirceur affreuse souvent couverte du voile de l’hypocrisie. Il est vrai que la manière dont leur conscience sera épluchée ferait paraître Dieu méchant, si la propre malice de l’homme découvert ne rendait Dieu victorieux dans ses jugements[307], faisant voir l’équité de sa justice et comment la grâce n’a pas manqué aux plus méchants, non plus que les moyens de salut. O Dieu ! soyez toujours victorieux dans vos jugements ! Ce sera alors que les hommes qui ont osé se rendre les juges de Dieu même, qui ont posé des bornes à la conduite, qui lui ont attribué une réprobation gratuite, seront confondus dans la malignité de leurs pensées et dans leurs intentions perverses ; leur orgueil sera confondu.
Le simple ne peut avoir d’orgueil, car il ne veut rien pour soi. Il ne s’attribue rien : Dieu seul est son amour, sa foi, sa justice. Il ne regarde que Lui. Le simple à force de se renoncer s’est enfin quitté soi-même et s’est tellement éloigné de soi qu’il est comme étranger à lui-même. Il ne s’intéresse plus pour soi, le moi est absolument mis en oubli. Mais comment parvenir là ? C’est en se renonçant incessamment, n’admettant aucune pensée pour soi, aucun retour volontaire, les laissant tous tomber dès leur naissance, ce qui est très aisé ; au lieu que lorsque la réflexion est jointe à la pensée, il est difficile d’empêcher qu’elle ne gagne tout. Renoncez absolument et entièrement le moi. Qui est ce qui fait la matière de nos réflexions ? le moi ; la crainte de perdre et ne pas acquérir ? le moi. Dieu ne saurait rien perdre ni rien acquérir : Son immobilité parfaite, Son immensité, Sa suprême félicité, Son éternité, Ses perfections infinies ne sauraient avoir d’altération. C’est donc le moi que je pleure, c’est pour lui que je m’inquiète et que je m’afflige, c’est lui qui cause tous mes mésaises, toutes mes réflexions et tous mes retours ; c’est lui qui me dérobe à la parfaite simplicité, au pur amour, enfin à Dieu même ; c’est lui qui me rend misérable, lorsque je ne travaille qu’à le rendre heureux. O Dieu, rendez-nous simples par le renoncement perpétuel de nous-mêmes ! Faites-nous porter notre croix, et marcher à votre suite ! Amen, Jésus !
Il y a deux sortes de simples regards, l’un bon et l’autre dangereux. Le dangereux est de s’abstraire de toutes sortes d’objets sans en avoir aucun, et cela activement, en sorte que, quoique l’âme ne soit point intérieure ou très peu, étant encore dans l’activité, elle s’abstrait à la manière des Philosophes de tous les objets, fantômes, imaginations qui empêchent une certaine recherche naturelle de la vérité. Ceux qui se sont abstraits de la sorte ont eu à la vérité quelque connaissance d’un Souverain Etre supérieur à tout autre, et cela par une tension surprenante de leur esprit et une abstraction de tout le reste. Ce n’est point là un état d’oraison.
Il y a un autre simple regard, qui envisage Dieu tel qu’Il est, s’abstrayant avec effort de tout le reste pour tendre plus purement à ce pur et sublime objet. Cet état est bon, mais ce n’est ni le meilleur, ni le plus court pour arriver à Dieu.
Le meilleur de tous les états est de recueillir au dedans l’esprit par le moyen de la volonté amoureuse de son Dieu, qui rassemble autour d’elle les puissances et semble se les réunir. C’est une contemplation amoureuse qui n’envisage rien de distinct en Dieu, mais qui l’aime d’autant plus que l’esprit s’abîme dans une foi implicite, non par effort, ni par contention d’esprit, mais par amour. On ne fait nul effort d’esprit pour s’abstraire, mais l’âme s’enfonçant de plus en plus dans l’amour, accoutume l’esprit à laisser tomber toutes les pensées, non par effort ou raisonnement : mais cessant de les retenir, elles tombent d’elles-mêmes. Alors l’âme prend la véritable voie qui est le recueillement intime, où elle trouve la présence de Dieu et un concours merveilleux de sa bonté qui fait tomber insensiblement toute multiplicité, tout acte, toute parole, et met l’âme dans un silence goûté.
Par cette voie, l’âme trouve en peu [de temps] son centre, ce qui n’arrive pas par la simple abstraction de l’esprit : car quoique l’âme y ait une certaine paix qui vient de l’abstraction des objets multipliés, cette paix n’est ni savoureuse ni si profonde que par la voie de la volonté. De plus, l’homme faisant lui-même par effort cette abstraction, il en est le principe et par conséquence l’agent, en sorte que Dieu n’est ni principe de son oraison, ni son moteur. Il n’en est pas ainsi de celle qui se fait par le recueillement intérieur où la volonté commande et attire les autres puissances. L’amour sacré s’emparant de la volonté de l’homme, devient son principe, son moteur, son agent. L’âme devient passive par ce moyen et la volonté perdant peu à peu toute force active, sent qu’une autre volonté, qui est celle de Dieu, prend insensiblement la place de la sienne, de sorte qu’enfin elle n’en trouve plus. Ses désirs aussi s’amortissent insensiblement jusqu’à ce qu’ils s’écoulent avec la volonté en Dieu. Ne nous trompons point, on ne se perd en Dieu que par la volonté ; et c’est cet écoulement de la volonté en Dieu, l’esprit étant simplifié par la foi et ne retenant nul objet ni pensée volontaire, qui fait cette extase permanente qui est le passage de la volonté en Dieu.
C’est l’abstraction de la volonté qui est l’essentiel car n’étant plus retenue par rien, elle retourne en son principe, entraînant avec elle l’esprit, dont elle est supérieure. Toute autre voie, quelque sublime qu’elle paraisse, arrête l’âme, et ne la perd jamais dans son principe originel. Adam aurait eu beau considérer le fruit défendu : si sa volonté n’avait point consenti à le manger, il serait resté innocent et nous aussi. Il faut que comme le péché d’Adam est entré en lui et en nous par sa volonté, l’homme Adam soit détruit en nous par l’écoulement de cette même volonté en Dieu : alors le nouvel Adam prend la place du vieil homme et nous communique sa vie et son esprit. Ce trépas et mort mystique ne se fait qu’en perdant peu à peu la propre volonté. Toute la propriété est renfermée en elle. Quand la volonté perd ses propriétés par la charité, l’esprit perd aussi les siennes. Si par impossible, l’esprit était désapproprié sans que la volonté le fut, la volonté lui communiquerait plutôt sa propriété qu’il ne lui communiquerait sa désappropriation.
Il faut donc aller par cette voie, c’est le chemin le plus court et le plus facile. Si la purification est si forte et si longue, c’est que nous conservons des volontés sous de bons prétextes. Marchons donc par la foi pour l’esprit, une foi générale et implicite, qui le dénue peu à peu. Le dénuement est mille fois plus excellent que l’abstraction. Il est permanent et durable, c’est la pauvreté d’esprit. Au lieu qu’il faut renouveler l’abstraction toutes les fois qu’on fait oraison, se servir par conséquent de ses propres efforts, n’être jamais parfaitement passif et assujetti à Dieu, quelque suspension ou abstraction que nous puissions donner à notre esprit. Ceci est d’une extrême conséquence pour ne pas prendre le change et pour entrer dans la pure et nue lumière de la foi et dans la mort entière de la volonté. Persévérons par cette voie, et nous arriverons en Dieu même. L’Écriture ne dit pas : voyez et vous goûterez ; mais bien : goûtez, et voyez[308]. Car il est certain que les lumières qui viennent par le goût de la volonté, qui est comme la bouche de l’âme et seule capable de goûter les choses divines, sont la véritable lumière. Cela est si vrai que les âmes à qui Dieu communique les plus assurées lumières, n’ont rien dans l’esprit, et elles éprouvent qu’il ne leur passe rien ou presque rien par la tête, ce qui les étonne beaucoup dans les commencements. Mourons, perdons toute propriété, marchons par la volonté[309], nous en expérimenterons plus qu’on ne peut nous en dire, et nous avancerons bien davantage. C’est par là qu’on a une véritable humilité : c’est par la perte de la volonté qu’on tombe dans le néant, et par conséquent en Dieu.
Il y a dans la pente des rivières pour se perdre dans la mer non seulement le penchant naturel à toutes les choses fluides qui suivent nécessairement ce qui est en penchant et ne peuvent rester sur un penchant, comme les corps solides, sans s’écouler, il y a de plus l’attrait de l’eau même où une eau plus profonde et plus considérable en attire une moindre : c’est une démonstration qui se fait chaque jour. Mettez de l’eau sur une assiette, d’un côté une quantité plus abondante, et de l’autre quelques gouttes - ces gouttes, quoiqu’il n’y ait aucune pente à l’assiette étant dans un parfait niveau - ces gouttes, dis-je, tâchent de se joindre à cette plus grande quantité d’eau, et lorsqu’elles en sont plus proches, elles semblent s’y élancer avec promptitude et sans toucher au petit espace qui reste de l’assiette.
Dieu a donné à notre cœur ces deux qualités : il a une pente naturelle vers Dieu, mais il a de plus cet attrait de Dieu qui l’attire à soi par une certaine sympathie inexprimable, si on peut se servir de ce terme. De sorte que l’attrait de Dieu d’un côté et la pente naturelle de notre cœur vers Lui feraient que nous nous perdrions bien vite dans notre dernière fin, si nous n’en étions empêchés par les obstacles de nos impuretés. Mettez quelque poussière entre les deux eaux qui sont sur l’assiette, l’attrait de l’eau est arrêté : aussi l’imperfection de l’amour empêche et le penchant du cœur et l’attrait de Dieu pour perdre ce cœur en Lui. Quand je parle de cœur, j’entends la volonté qui est le cœur de l’âme. Il n’y a qu’un amour parfaitement épuré qui ôte cette sale poussière et tous les entre-deux qui empêchent la parfaite réunion de l’amant et de l’aimé. Le plus petit obstacle empêche cette réunion. Il faut que l’amour soit extrêmement pur et droit pour que se fasse cette réunion de la partie au tout. Un seul cheveu empêche l’aimant d’attirer le fer et le fer de se rendre à l’aimant. Nous voyons un feu qui est presque éteint se rallumer tout d’un coup à l’approche d’un autre feu, et la flamme semble se détacher d’elle-même et sauter sur la mèche demi éteinte ; cette mèche demi éteinte n’a aucune action de sa part qu’un reste de chaleur qui attire la flamme, la flamme semble tout faire, et il paraît en cela quelque chose de différent de l’eau : c’est pourtant le même effet de sympathie. C’est la figure de l’amour sacré, qui se précipite dans le cœur de l’homme pour l’attirer à soi.
Toutes les créatures, animées et inanimées, portent le caractère de l’amour sacré et le figurent ; il n’y a que le cœur de l’homme ingrat qui s’y oppose. Le rocher même dans sa concavité reçoit la voix et repère les paroles de la voix ; et notre cœur, qui est fait pour recevoir l’expression de la parole du Verbe incarné, ne la rend point parce qu’il ne la reçoit point. Celui qui est assez heureux pour recevoir le Verbe en soi, est comme un écho qui rend cette parole pour le bien des autres, non entièrement (ce qui ne se peut, cette parole étant infinie) mais seulement en partie. L’écho ne rend la parole et ne la reçoit que dans les concavités du rocher : nous ne pouvons recevoir la parole ni la rendre que notre cœur ne soit entièrement vide de tout, et surtout de nous-mêmes, de notre propre vouloir.
Le pur amour est l’Évangile éternel[310]. Dieu de toute éternité S’est aimé infiniment, c’est-à-dire autant qu’Il est aimable, renfermant toutes les perfections possibles ; et cet amour est Dieu comme Lui, car il fallait un amour infini pour un bien infini. Il n’y a que Dieu qui Se puisse aimer de la sorte infiniment par un tout égal à Lui, différent de Lui, et qui est pourtant Lui-même. Et ce tout infini, aimant un tout infini, s’appelle le Saint Esprit, Esprit d’amour et de vérité, car cet amour, infini et Dieu, montre un Dieu totalement et infiniment parfait. C’est donc cet amour unique, immense, infini, cet Amour-Dieu, qui est éternel, qui a été de toute éternité, et qui sera éternellement dans les siècles des siècles et au-delà.
Dieu ayant voulu créer des êtres intelligents, leur a donné une capacité de L’aimer uniquement dans la totalité de ce qu’Il est et non infiniment, étant des êtres fort bornés et limités. Mais [ces êtres] ne Le pouvant aimer infiniment dans la totalité de Son infinité et de tout ce qu’Il est parce qu’il faudrait être Dieu pour L’aimer de la sorte, Il leur a donné dans leur petite capacité un pouvoir de l’aimer de tout ce qu’ils sont comme leur objet unique et infiniment parfait. Ils l’aiment dans la totalité de ce qu’Il est, selon leur petite totalité : tout ce qu’ils sont est employé en cet amour d’un Tout qui les surpassant infiniment, les abîme dans Sa totalité, leur communiquant une petite goutte de cet Amour-Dieu dont Il s’aime, s’il est permis de se servir de cette expression. Cet amour est pur, droit, net, sans retour, sans rapport à eux, sans détour, toujours appliqué à cet Être suprême, sans distraction ni partage, ne voyant que Lui, et voyant tout en Lui.
Dieu a créé ensuite les hommes à qui Il a donné de l’intelligence et un cœur ou une volonté capable de L’aimer, selon ce qu’ils sont, et dans la totalité de ce qu’ils sont. Cet amour était gravé et buriné dans le cœur de l’homme, dans son essence, dans sa volonté. Dieu ne l’écrivit point dans le Décalogue, parce qu’Il avait été écrit dans le cœur de l’homme avant le Décalogue ainsi que Moïse le dit aux Juifs : Vous aimerez le Seigneur votre Dieu de toute votre âme, de toutes vos forces, de toute votre puissance[311] ; et c’est la loi du cœur. Si Adam n’avait point péché, son amour ne se serait point retiré de son Dieu ; son regard et son amour auraient été directs. Mais il se retira de ce regard pour considérer le fruit défendu. La convoitise et l’orgueil renversèrent cet ordre admirable de la charité que Dieu avait établi en lui. La convoitise changea cet amour épuré en concupiscence et l’orgueil changea ce regard direct en amour-propre, en retour sur soi, rapport à soi, ambition, et le reste, qui sont les apanages du regard propre : son orgueil monta au point de vouloir être semblable à Dieu, d’usurper ce qui était à Lui. Il cessa de L’aimer dès lors, parce qu’il ne pouvait plus retrouver ni son regard direct, ni son Amour pur et désintéressé.
Il se vit nu, il s’intéressa pour soi, il fuyait la présence de Dieu. Dieu le cherche avec bonté, Il lui demande où il est, « Adam, ubi es[312] ? » C’est comme si Dieu lui avait dit : « Je cherche Adam dans Adam même. Qu’est devenu cet homme que J’avais créé à Mon image, qui ne pouvait regarder que Moi, comme Je ne puis regarder que Moi-même et par ce regard immense et infini produire mon Verbe, qui est Mon image, égale à Moi en toutes choses, et Dieu comme Moi ? » Voulant créer des images raccourcies de ce que Je suis, Je t’avais donné une âme capable de ne regarder que Moi, sans te distraire et recourber sur toi-même. Tu te serais vu en Moi sans cesser de Me voir, et sans te détourner de Moi. Je t’avais rendu capable de M’aimer, non autant que Je le mérite, mais dans la totalité et l’étendue de tout ce que tu es, sans division, partage, distraction, rapport à toi, retour vers toi ; mais d’un Amour pur, nu, net, droit, rapportant à Moi seul. Ton péché t’a retiré de là, et t’a rendu incapable de rentrer, sans un Sauveur, dans ce premier état. »
L’économie de la création et sa fin, aussi bien que de la rédemption, est donc de nous rendre capables de ce regard et de cet amour direct, sans retour et rapport à nous-mêmes, sans nous regarder en quoi que ce soit, sans nul intérêt nôtre, mais pour la seule gloire et le seul intérêt de Dieu seul. Jésus-Christ est venu au monde pour nous en montrer l’exemple et nous l’enseigner. Je ne cherche point, dit-il, ma propre gloire[313]; Il est écrit à la tête du livre de ma génération temporelle que je ferai votre volonté[314]. Il nous répète ce premier commandement de la charité et nous assure que toute la loi est renfermée en ce précepte de charité et les Prophètes[315] parce que tous ces grands hommes ont obéi sans se regarder eux-mêmes et qu’ils ont tous enseigné Jésus-Christ, réparateur de la gloire de Son Père et de la charité parfaite.
L’amour parfait enferme une charité immense pour nos frères, mais c’est une charité dérivante de l’Amour pur et non une charité objective, Dieu étant l’unique objet de l’Amour pur.
Jésus-Christ dit que quiconque parlera contre le Fils, il lui sera remis : mais qui blasphème contre le Saint Esprit, il ne lui sera remis ni en ce monde ni en l’autre[316]. On pourrait dire, sur ceci, en passant, qu’il y a donc des péchés qui se remettent en l’autre siècle par l’expiation qui est le Purgatoire, mais cela ne fait rien à mon sujet. Je dis seulement sur ce passage que le blasphème contre le Saint Esprit est nier la vérité de l’Amour pur, de sa motion divine etc. Le Saint Esprit est descendu sur les Apôtres pour les confirmer dans cet Amour pur et désintéressé, Il leur a appris à chercher la gloire de Dieu et Son règne aux dépens de tout le reste. Qu’ont-ils ménagé[317] ? Et n’ont-ils pas donné leur vie pour Dieu ? Il est dit dans les Cantiques que l’amour est d’une si grande dignité que quand l’homme donnerait tout ce qu’il a pour l’amour, il le compterait pour rien[318]. Il est dit encore que les plus grandes eaux ne sauraient éteindre la charité car elle consume et absorbe tout. C’est le règne de Dieu, c’est le trésor évangélique caché dans l’intime de nous-mêmes, et qui ne se développe qu’à mesure que nous perdons la propriété. C’est pour la guérir que Jésus-Christ nous a enseigné la pauvreté spirituelle, la haine de nous ; et saint Paul, le dépouillement du vieil homme pour être revêtu du nouveau, la régénération. C’est de cette charité que parle saint Paul, lorsqu’il dit : Quand je livrerais mon corps aux flammes etc., si je n’ai la charité, je ne suis rien[319].
Nous sommes donc appelés à rentrer dans l’ordre de la Création, qui est l’Amour pur : c’est le dessein de la Rédemption, c’est ce que nous devons faire éternellement que d’aimer Dieu purement. Il
faut aimer gratuitement Celui qui nous a aimés d’une charité gratuite.
Cependant, ce ne sera jamais gratuitement que nous L’aimerons, quand nous
L’aimerions de l’amour le plus désintéressé, puisque nous Lui devons toutes
choses. Aimons-Le du moins autant qu’il est en nous d’un Amour pur, droit, net,
désintéressé, qui nous fasse oublier toutes choses et nous-mêmes. O Amour, vous
êtes au-dessus de toutes lois, vous les renfermez toutes, vous les commandez,
vous les observez seul toutes ! O divin Amour, vous êtes avant toutes choses,
et vous subsisterez après la consommation de toutes choses ! Qui peut donc
s’opposer à Vous et Vous être contraires, sinon ces âmes adultères dont il est
parlé dans l’Écriture[320],
qui se sont éloignées de Vous en Vous quittant pour des objets trompeurs, qui
partagent leur cœur, qui Vous l’ôtent tout entier, ces amateurs d’eux-mêmes qui
s’idolâtrent et qui s’aiment plus que Vous ? On adore ce qu’on aime, et on aime
ce qu’on adore en vérité. Celui qui ne Vous aime pas uniquement et purement est
un adultère. O divin Amour, vous êtes la source de tout bien ; et celui que
vous ne possédez pas possède tous les maux, quoiqu’il s’imagine le contraire !
O lux beatissima,
Reple cordis intima
Tuorum fidelium !
Sine tuo Numine
Nihil est in homine,
Nihil est innoxium[321].
Il est dit en divers endroits de plusieurs livres spirituels qu’il faut sacrifier à Dieu même. Comment cela se doit-il entendre ? C’est qu’il faut sacrifier le goût de Dieu, et le désir de faire quelque chose pour Lui, à Sa volonté. Par exemple je désire de faire oraison, d’aller à l’Église, de faire telle ou telle œuvre : je dois sacrifier ces choses aux devoirs de mon état et m’en priver pour suivre une volonté connue dans l’état et la condition où Dieu m’a mis. Ainsi, c’est quitter l’envie que j’ai de servir Dieu pour faire sa volonté dans l’ordre où sa Providence m’a mis. C’est préférer nos devoirs à toute dévotion particulière.
Il y a des personnes qui disent qu’il faut sacrifier même l’amour de Dieu. Cela ne peut jamais être pris en un certain sens, comme serait de sacrifier l’amour de Dieu pour Le haïr, ou pour quelque satisfaction propre. On doit sacrifier dans son amour tout intérêt propre, soit pour le temps ou pour l’éternité, tout goût, tout sentiment d’amour, tout ce qui nous le fait discerner en nous, à l’amour même. Il faut préférer l’amour mourant à l’amour vivant ; l’amour souffrant au jouissant en cette vie, tout ce qui a rapport à nous, quel qu’il soit, à l’Amour pur et nu, dépouillé de récompense.
Ce sacrifice de l’amour, tel que je le décris, est la plus forte preuve de l’amour, mais d’un amour essentiel, qui aime Dieu au dessus de soi, comme Dieu veut qu’on L’aime, et comme Il mérite d’être aimé, c’est-à-dire en Dieu, et non d’un amour mercenaire ou rapportant à soi. C’est aimer l’Être souverain d’un amour souverain, qui est le seul amour digne de Lui. Quiconque ne L’aime pas de la sorte, ne connaît ni Dieu, ni la perfection de l’amour. Sacrifier tout intérêt dans l’amour par un amour suréminent n’est pas vouloir haïr Dieu, puisque l’amour parfait est plus éloigné de la haine de Dieu que le ciel de l’enfer. C’est la quintessence de l’amour, c’est cette charité que Dieu a pour soi-même, qui ne peut rien aimer que par rapport à soi. Il n’y a que Dieu qui Se puisse aimer souverainement, et c’est le privilège de la qualité de Dieu. Cet amour est le comble de l’humilité, de l’entière désappropriation.
O homme ! qui que tu sois, qui te rends toi-même la fin de ton amour en aimant Dieu par rapport à toi, tu anticipes sur les droits de la Divinité. Tu aimes Dieu pour ton intérêt ; et ton intérêt devenant la fin de ton amour, c’est un amour servile, qui n’a rien de la noblesse de la charité, laquelle fait tout céder à l’amour, tout notre intérêt[322], tout nous-mêmes, et c’est alors qu’on aime Dieu comme Dieu S’aime. C’est L’aimer par Son amour même, que L’aimer de la sorte en réalité et non en idée ; c’est être arrivé dans sa fin, c’est demeurer en charité : Or celui qui demeure en charité, demeure en Dieu ; car Dieu est charité[323]. C’est cet amour invariable qui a trouvé son terme, quoiqu’il puisse toujours croître en sa fin même qui est infinie. Il est moralement invariable, mais non physiquement, puisque l’on peut toujours décroître en son amour, et même en déchoir, à parler en rigueur, comme on y peut croître jusqu’à ce qu’on soit arrivé au point fixe de l’éternité, où l’amour ne peut croître ni déchoir.
Quand l’amour est parfaitement désintéressé, il ne déchoit guère ; et c’est une chose si rare, que je doute qu’il y en ait des exemples. L’Ange est déchu dans le moment de sa liberté : c’est que son amour cessa d’être pur. Il se préféra à Dieu, son amour devint intéressé, l’ambition et l’orgueil s’emparèrent de son esprit car, comme l’amour désintéressé et l’absolue préférence de Dieu à nous est le comble de l’humilité, vouloir se préférer à Dieu est le comble de l’orgueil. C’est ce qui fit la révolte de Lucifer et que saint Michel lui dit : Qui est comme Dieu ? C’est le défaut de notre amour qui est cause ou de notre révolte, ou de nos résistances : de notre révolte, lorsque l’amour est entièrement banni de notre cœur ; et de nos résistances, lorsque notre amour est intéressé ; et ces résistances sont plus ou moins fortes, [selon] qu’il y a plus ou moins d’intérêt dans notre amour. Le parfait amour donne une souplesse si grande à notre volonté qu’elle est mue par l’amour comme il plaît à l’amour, en sorte que cette facilité de se laisser remuer par son agent est si grande que notre volonté ne se discerne plus. Il en est comme d’une roue fortement agitée, qui ne laisse discerner aucune de ses parties et ne laisse voir qu’un continu qui tourne avec une vitesse incroyable : de même notre volonté remuée par l’amour ne se discerne plus, et c’est la perfection de la volonté que d’être de la sorte.
Car au reste, lorsqu’on dit que la volonté est perdue, cela ne s’entend point d’une autre manière, sinon qu’elle a perdu son mouvement propre pour être mue par un vouloir infiniment supérieur et qui l’emporte dans un tourbillon immense et infini avec une rapidité presque infinie. L’âme ainsi perdue par la volonté dans l’amour n’a plus de répugnance, de choix, de désir, car ces choses viennent d’une détermination, après avoir comparé une chose dans son esprit . Et Dieu qui entraîne rapidement la volonté ne lui laisse rien à délibérer, rejeter ou choisir : ainsi tout désir et toute répugnance lui sont ôtées. Elle ne discerne plus rien en soi ni hors de soi ; tout ce qui lui arrive est la même chose pour elle ; prospérité, adversité, peines, croix, mort, vie, désolation, abandon, calomnie, tout cela ne tombe plus sous sa répugnance, parce qu’il ne tombe plus sous son discernement.
On dira que si l’amour entraîne la volonté avec tant de rapidité, l’âme ne mérite donc rien. Ce n’est pas le mérite qu’elle cherche. Cependant elle mérite beaucoup plus, n’étant arrivée là qu’après un renoncement et une mort continuelle à toutes choses, qu’après avoir fait à Dieu un don irrévocable de cette même volonté pour en disposer comme il lui plaira. Par le renoncement continuel et la mort à toutes choses, l’âme a contracté une certaine souplesse qui l’a rendue propre à être mue de la sorte, ayant perdu toute consistance en elle-même, toute raideur, fixation et rétrécissement. C’est le comble de la perfection de la volonté.
On lit cela, on croit le comprendre. Néanmoins les personnes qui croient le comprendre le mieux, à moins d’expérience, cherchent toujours soit en eux-mêmes soit en autrui une perfection particulière, distincte, marquée, extérieure, matérielle, et non la perfection de la volonté dans sa souplesse et son amour, parce que cette sorte de perfection ne tombe point sous les sens et ne peut être discernée par aucun des sens ni par notre jugement propre. On peut dire de ces personnes ce que dit saint Paul : Qui accusera les élus de Dieu ? c’est Dieu même qui les justifie[324]. Aussi peut-on dire que ces personnes vivent inconnues sur la terre. Il n’y a que ceux qui leur ressemblent qui les connaissent, ou ceux qui du moins sont assez dociles pour croire au-dessus des sens et pour éprouver dans leur fond la vérité, après avoir détruit avec la grâce toute propre suffisance et tout propre raisonnement. Les Pharisiens ne reconnurent point Jésus-Christ lorsqu’Il vivait sur la terre : leur orgueil, leur fausse sagesse, leur propre raison Le dérobèrent toujours à leur connaissance. Les petits Le connurent. Il en est ainsi de ces serviteurs de choix : ils sont entièrement inconnus aux grands et aux sages du monde, ou à ceux qui cherchent une perfection purement extérieure et distincte, selon leur idée de perfection.
Mourons entièrement à nous-mêmes, et nous les connaîtrons par expérience ; mais tant que nous resterons fixés dans nos propres limites, nous ne les connaîtrons pas et nous nous en éloignerons de plus en plus. O Seigneur, détruisez toute hauteur, toute fixation, toute fausse sagesse, et nous rendez conformes à Votre divine volonté ! Amen, Jésus !
Sur ces paroles de saint Augustin : Pondus meum amor meus. Mon poids est mon amour[325].
C’est ici toute l’économie de la voie du pur amour. L’amour est un poids qui enfonce continuellement dans le Tout immense.
Au commencement cet amour est plus sensible parce qu’étant plus éloigné du centre qui est Dieu, il fait, pour atteindre la pente centrale, certains efforts qui sont comme des élans et ces élans rendent lumière et chaleur sensibles, qui est ce qu’on estime le plus lorsqu’on n’a pas une lumière plus profonde. Ces personnes paraissent toutes éclatantes de lumière, et toutes brûlantes d’ardeur ; plusieurs néanmoins meurent sans avoir atteint la pente de la montagne, ou plutôt, le commencement de la vallée. Il ne faut pas croire que pour trouver Dieu il faille monter. Il est partout, Il environne tout, et Il se donne volontiers à celui à qui la plus profonde humilité a fait trouver la pente, car il faut être persuadé que nous ne trouvons Dieu Lui-même que dans le plus profond anéantissement.
C’est ce plus profond anéantissement qui, étant notre lieu propre, nous fait trouver infailliblement notre centre éminent et invariable qui est Dieu. Car comme Dieu, par sa toute-puissance, a tiré toutes choses du néant lorsqu’Il nous a créés, c’est dans ce même néant qu’Il nous prend pour nous faire de nouvelles créatures. Emittes Spiritum, etc.[326] C’est cet Esprit saint, cet Amour-Dieu qui nous fait cette nouvelle création, lorsqu’Il nous a réduits à néant et qu’Il nous a fait rentrer par Sa lumière de vérité dans l’état bas et ravalé d’où nous étions tirés par notre orgueil. Il faut donc savoir en cela l’économie de la Sagesse. L’âme ayant passé ces élans d’amour dont nous avons parlé, ce même amour actif et par secousse est premièrement ralenti et devient plus tempéré ; ensuite l’âme ne le sent plus que comme un poids qui l’entraîne insensiblement en bas. C’est un poids qui enfonce peu à peu l’âme en son rien, et qui est comme tout naturel, jusqu’à ce que par cette pente insensible et ce poids d’amour, l’âme tombe dans le plus profond de la vallée, qui est son néant. Ceci se fait tout naturellement, sans effort, et d’une manière presque imperceptible, jusqu’à ce que l’âme étant éloignée de toute hauteur, retombe dans cette profonde humilité qui la réduit à néant, c’est-à-dire dans son rien. Alors ce poids d’amour la faisant outrepasser elle-même, elle trouve Dieu en manière de centre plus profond ; et par cette même pente d’amour qui entraîne tout avec soi, volonté, esprit et tous leurs apanages, elle tombe en Lui où elle se perd et s’abîme toujours de plus en plus par ce même poids de l’amour[327]. Or comme Dieu est immense et infini, ce poids l’enfonce toujours plus en Dieu.
Elle est alors faite une nouvelle créature : tout ce qui est de l’ancienne est passé et tout est rendu nouveau, parce que le vieil homme ne peut entrer en Dieu. Il faut mourir absolument à ce vieil homme pour être changé en l’homme nouveau, pour être fait une nouvelle créature en Jésus-Christ, et être transformé en son image. Si une pierre qu’on jette dans la mer trouvait une profondeur infinie, elle s’enfoncerait toujours plus par son propre poids, sans s’arrêter un seul instant et sans pouvoir être arrêtée : plus la pierre serait pesante, plus elle enfoncerait , au lieu qu’une chose légère nagerait sur la surface de l’eau. Il en est de même de l’amour : lorsqu’il est faible et léger, il reste pour ainsi dire sur la surface, il se voit, se discerne fort bien ; mais lorsque son poids est grand, il s’enfonce, s’abîme et se perd dans cette mer d’amour qui est Dieu même. Deus charitas est[328]. Or cette pente ou ce poids d’amour humilie toujours plus l’âme en l’enfonçant en Dieu. Ne nous trompons pas, nous ne pouvons arriver en Dieu que nous ne soyons faits une nouvelle créature en Jésus-Christ, et nous ne pouvons être faits une nouvelle créature en Jésus-Christ que tout ce qui est de l’ancienne ne soit passé. Pour peu que nous soyons encore assujettis au vieil homme, l’homme nouveau ne sera point en nous. Il ne s’établit que sur les débris d’Adam pécheur, car, comme dit saint Paul, pour être fait une nouvelle créature en Jésus-Christ, il faut que tout ce qui est de l’ancienne soit passé, que tout soit rendu nouveau[329]. Il n’y a que l’amour sacré qui puisse faire cette division du vieil homme. C’est l’amour qui, comme un admirable dissolvant, dissout et change le fer de notre nous-mêmes en or pur de la charité.
Plus il y a de charité dans une âme, plus il y a d’humilité - de cette humilité profonde qui, causée par la réelle expérience de ce que nous sommes, fait que, quand nous le voudrions, nous ne pourrions nous attribuer aucun bien. Car l’esprit d’amour est aussi un esprit de vérité. En sorte que l’amour fait ces deux fonctions, qui n’en sont qu’une, qui est de nous mettre en vérité sitôt que nous sommes en charité, car l’amour est vérité. Plus l’amour devient fort, pur, étendu, plus il nous fait approfondir notre bassesse. C’est comme une balance : plus vous la chargez, plus elle s’abaisse et plus elle s’abaisse d’un côté, plus elle s’élève de l’autre. Plus le poids de l’amour est grand, plus elle s’abaisse au-dessous de tout et plus l’autre côté de la balance s’élève vers cet amour-vérité qui fait connaître ce que Dieu est et ce qu’Il mérite. Tout s’élève pour rendre gloire à Dieu et pour L’aimer au-dessus de tout, à mesure que nous sommes plus rabaissés.
O Néant ! tu n’es rien et cependant tu portes tout le poids de l’amour ! Cet amour t’anéantit toujours plus par son poids et nous fait voir Dieu d’autant plus grand et plus élevé que nous sommes plus petits et plus rien. C’est ce poids d’amour qui, à force de nous enfoncer en Dieu, nous dérobe aux yeux de toutes les créatures et de nous-mêmes. Ah ! quand serons-nous si bien perdus que nous ne nous retrouvions jamais ! O homme, si tu savais combien ta bassesse est lumineuse ! Tu ne peux être éclairé que par elle, car c’est où la vérité habite ; et où la vérité habite, la charité y habite aussi comme compagne inséparable. O Dieu, donnez-nous cet Esprit-Amour et Vérité dont le poids, en nous anéantissant toujours plus, nous enfonce davantage en Vous ! Amen, Jésus !
Sur ces paroles : Le septième jour, le Seigneur se reposa de toutes ses œuvres[330].
Dieu de toute éternité avait eu un repos parfait en Lui-même. Ce repos, qui vient de l’assemblage de toutes perfections, et perfections infinies, auxquelles rien ne manque, qui ne peuvent croître ni diminuer, n’ayant point d’autres bornes que l’infinité même, est un point fixe dans Son immensité éternelle, surcomblé de tous les plaisirs invariables qu’Il trouve dans la contemplation de Sa beauté et dans la complaisance de cette même beauté si grande, si étendue, si fort au-dessus de toute compréhension, que l’intelligence de tous les Anges et de tous les saints n’en peuvent comprendre qu’une petite partie[331].
Ce Dieu de beauté, qui Se connaît Soi-même infiniment et qui ne peut être parfaitement connu que de Soi, S’aime aussi infiniment et Il ne peut être aimé comme et autant qu’Il le mérite que de Soi-même.
Si Dieu ne peut être connu, même dans l’autre vie, qu’imparfaitement et non dans toute l’étendue de ce qu’Il est parce qu’il faudrait être Dieu comme Lui pour Le connaître de la sorte, Il ne peut non plus être aimé dans l’étendue de ce qu’Il est par des créatures bornées et limitées, quelques grandes et parfaites qu’elles puissent être. Il n’y a donc que Dieu qui Se connaisse et qui S’aime Soi-même dans toute l’étendue de la perfection de ce qu’Il est ; et cette connaissance et cet amour Lui donnent un repos immense et infini que rien ne peut altérer ni diminuer.
Pour ce qui est de nous, nous pouvons encore moins connaître Dieu en cette vie que dans l’autre : nous ne Le connaissons ici que par la foi, qui est une lumière d’autant plus obscure qu’elle est plus étendue, parce que rien ne la borne. Elle croit Dieu, ce qu’Il est dans sa totalité ; et ce que la connaissance ne peut atteindre, la foi l’embrasse sans distinction de ce qu’Il est.
Représentez-vous par manière de comparaison trois différentes personnes : l’une qui, ayant ouï parler de la mer sans avoir jamais rien vu qui en approche, croit ce qu’on lui en dit sans rien examiner ; une autre qui, ayant vu un petit amas d’eaux, croit avoir vu toute la mer et l’assure de la sorte ; et une autre enfin qui, vivant dans la mer, en connaît des beautés et des richesses que les premiers ne voient ni n’imaginent pas . Mais cependant cet habitant de la mer n’en peut voir qu’une très petite partie, surtout si la mer est infinie.
Les bienheureux sont comme ce dernier. Le second marque ceux qui vont par la voie des lumières distinctes . Et ceux qui marchent par la foi croient, comme le premier, la totalité de ce qu’est la mer sans s’en former d’idée, ni rien imaginer , et leur foi est d’autant plus pure et plus étendue qu’ils ne s’en forment aucune espèce. Croire Dieu dans la totalité de ce qu’Il est, sans rien se figurer ou imaginer, perdre toute idée et distinction pour se perdre dans cette foi, qui est d’autant plus pure qu’elle est plus obscure et plus dégagée de témoignages et de tout ce qui est distinct et spécifique, approche plus que toute autre chose de la vérité.
Les bienheureux sont si ravis de ce qu’ils voient de Dieu qu’ils sont hors d’eux-mêmes en cette mer immense de beauté, quoiqu’ils ne puissent découvrir que la moindre partie de sa totalité, (chacun selon ce qu’ils sont,) qu’ils s’y abîment et s’y perdent sans cesse.
La meilleure manière de connaître Dieu en cette vie et la seule sûre est de croire dans sa totalité ce qu’Il est et de s’abîmer dans cette foi ténébreuse et générale car, comme elle n’attribue rien à Dieu en distinction et qu’elle le croit ce qu’Il est, elle ne Lui ôte rien non plus : elle est par là à couvert de toute méprise.
Il n’en est pas de même de ces autres âmes dont j’ai parlé qui, prenant un petit amas d’eaux pour la mer elle-même, sont la figure des âmes conduites par les lumières, les visions, les révélations etc. Ce que Dieu leur manifeste de Lui-même est si peu de chose qu’on oserait quasi dire que, si elles croient de Dieu ce qu’elles voient ou s’imaginent de voir, elles sont dans l’erreur et sont comme la mère de Samson qui croyait avoir vu Dieu, quoique ce ne fut qu’un Ange. Toutes ces visions, quand elles seraient vraies, ne sont que quelques manifestations par le moyen des bons Anges, et ce n’est nullement Dieu.
Il faut expliquer quelle est la nature de l’amour que nous devons avoir pour ce Dieu si infiniment aimable et si infiniment digne d’être aimé. Pour aimer Dieu comme Il mérite de l’être, il faudrait être Dieu . Mais il y a un amour qui n’est pas indigne de Lui, quoiqu’il n’ait pas une étendue infinie : c’est un amour répondant à la foi, qui aime Dieu dans la totalité de ce qu’Il est, et avec toute la pureté dont une créature bornée et limitée est capable. C’est d’aimer Dieu du même amour dont Il S’aime Soi-même, quoique non pas autant qu’Il S’aime, ce qui est impossible. Dieu S’aime tellement pour Lui-même qu’Il ne peut aimer que par rapport à Lui ce qu’il aime hors de Lui et qu’il n’aime en Lui que Lui-même. Il ne serait pas Dieu s’il pouvait S’aimer d’une autre manière.
Pour aimer Dieu comme Il le mérite, et non autant qu’Il le mérite (ce qui est impossible), il faut L’aimer d’un Amour pur, net, droit, qui ne regarde que Lui-même : il faut que cet amour surpasse toutes choses et soi-même, sans qu’il lui soit permis d’avoir d’autre regard ni retour sur aucun objet que sur Dieu même en Lui-même, pour lui-même. Toute autre vue ou motif est indigne de Dieu et n’est pas le pur amour, qui est seul proportionné, sans proportion, à ce que Dieu est. Il aime Dieu dans la totalité de ce qu’Il est : il aime, comme dit saint Denis, le beau pour le beau[332]. L’âme se plonge et s’abîme dans cet amour qui la surpasse infiniment. Lorsqu’elle est plongée dans cette mer d’amour, elle ne voit qu’amour, elle est bien éloignée de se voir ni de se regarder soi-même ni quelque avantage rapportant à soi, quel qu’il soit. Elle ne voit qu’amour : elle se promène, pour ainsi dire, dans l’amour sans voir autre chose quelle qu’elle soit, comme les enfants dans la fournaise ne voyaient que flammes, quoiqu’ils n’en sentissent pas l’ardeur. L’âme est donc abîmée dans l’amour, sans rien distinguer ni discerner dans l’amour que l’amour même, ni motif, ni raison d’aimer : l’amour tient lieu de tout cela. C’est ainsi qu’on aime Dieu dans le ciel, sans retour ni raison d’aimer. L’amour est la seule raison d’aimer, l’amour est la récompense de l’amour. Et comme la foi ne discerne rien en Dieu et croit ce qu’Il est dans Sa totalité, l’amour ne discerne rien, mais il aime Dieu dans Sa totalité. Il aime Dieu tellement pour Lui-même et si fort au-dessus et hors de soi que, dans cet amour, tout autre motif que Dieu même lui serait un enfer.
Les âmes de lumière distincte ont aussi des distinctions et des motifs en leur amour, mais comme je ne parle de cela que par accident, je n’en dirai pas davantage.
Les âmes ainsi bien ordonnées dans leur amour et dans leur foi, goûtent sans goût un repos très grand, qui est une participation de ce repos que Dieu goûte en Lui-même car comme leur amour n’est pas en elles, ni rapportant à elles, leur repos est de même invariable, parce qu’il n’est ni en elles, ni rapportant à elles.
Il est dit, que Dieu se reposa le septième jour de toute œuvre qu’il avait faite, c’est-à-dire, qu’ayant créé tout ce qu’Il voulait créer, Il cessa la création. Car la puissance de Dieu étant sans bornes, Il ne peut se fatiguer ni se lasser. De plus la création de ce grand Univers et de tout ce qu’il contient, ne Lui coûta qu’un Fiat : l’homme, le plus parfait de tous ses ouvrages, fut créé d’un peu de boue, et un souffle l’anima. D’où vient donc que l’Écriture parle de ce repos du septième jour que la suite de tous les âges ont imité, soit dans l’ancien soit dans le nouveau Testament ? C’est pour nous faire connaître qu’il y a un repos de toute œuvre, auquel repos Dieu nous invite. Ce repos est une cessation de toute œuvre comme j’espère le faire voir, et il tend au repos du Seigneur qui est invariable, dans la cessation générale et universelle de toutes choses par un état tout passif et tout anéanti. Si cela n’était pas, Dieu n’aurait pas dit : J’ai juré dans ma colère qu’ils n’entreront point dans mon repos[333] puisque, pour ce qui est du repos ou sabbat Judaïque, il est certain que les Israélites observaient très rigoureusement ce sabbat.
Jésus-Christ dit, lorsqu’il justifiait ses disciples d’avoir rompu des épis au jour du sabbat[334], qu’il était lui-même le Seigneur du sabbat[335]. Car les Juifs avaient pris les paroles de garder le sabbat d’une manière toute grossière, matérielle et extérieure, au lieu que Dieu ne faisait observer si rigoureusement le sabbat que pour nous instruire de quelques autres sortes de sabbat où nous sommes invités.
Le premier sabbat est de cesser toutes les œuvres d’iniquité pour embrasser les voies de la justice, ce que les Juifs n’entendaient pas lorsqu’ils reprenaient Jésus-Christ de faire des guérisons le jour du sabbat. Il leur dit : Est-il permis de faire du bien ou du mal ? Et leur fit voir que lorsqu’ils le blâment du bien qu’il faisait le jour du sabbat, ils ne faisaient point de scrupule de retirer un bœuf ou un âne de la fosse où il était tombé.
Il leur enseigne ailleurs un autre sabbat, qui est de cesser toute convoitise et avarice[336], et c’est le second sabbat. Car ce n’est pas assez de s’abstenir de commettre le péché, si on ne cesse toute convoitise, toute avarice - comme ce n’est pas assez de se priver des biens extérieurs, si on en conserve l’amour et l’affection.
La cessation de l’affection de toutes choses de la terre, de tout ce qui regarde ce qui est hors de nous comme biens, honneurs, grandeurs, dignités, renommée, etc. c’est le troisième sabbat.
Le quatrième est de cesser par la pauvreté d’esprit tout raisonnement, de faire cesser toute lumière propre, tout ce qui appartient à l’esprit, pour l’assujettir à la foi. Et ce sabbat est bien plus parfait que tous ceux qui l’ont précédé.
Il faut aussi cesser toutes sortes d’affections hors de nous, en nous et rapportant à nous, tout amour-propre, toute propre volonté, tous désirs, enfin tout ce qui appartient à la volonté, afin de la soumettre à Dieu par l’amour, et que ce même amour la perde en soi. C’est le cinquième sabbat, plus parfait que les autres. L’âme y goûte déjà un très grand repos et tel qu’on aurait peine à l’exprimer.
Le sixième repos ou sabbat, qui est le plus proche du sabbat du Seigneur et en comparaison duquel les autres peuvent passer pour des jours de travail, c’est l’entière désappropriation, qui fait tomber, pour ainsi dire, l’âme dans le repos du néant. Elle est là, non dans un repos goûté et aperçu comme auparavant, mais dans un repos de mort et de néant, qui est un repos plus grand que tous les autres quoiqu’il ne soit pas aperçu ni goûté comme les autres. Mais avant que de parler du septième Repos, il faut dire comment, ainsi que dans les autres sabbats, il y a ici, et surtout vers la fin, diverses cessations d’œuvres.
L’âme commence à sortir par la simplicité de la multiplicité de voies et d’actions pour devenir simple et reposée, car auparavant l’âme était si fort multipliée en toutes choses qu’on pouvait dire d’elle ce que dit le Prophète : Ils se sont fatigués dans la multiplicité de leurs voies, sans dire jamais « demeurons en repos[337].
L’âme ainsi simplifiée se ramasse pour ainsi dire et se réunit dans tous les endroits où elle était éparse et dispersée. Elle cesse son action vive, multipliée et turbulente pour donner lieu au repos ou sabbat qu’elle commence à goûter.
Ensuite elle devient passive, recevant les pures lumières de l’Esprit de Dieu sans y rien ajouter, faisant cesser les lumières du propre esprit. Puis la lumière de Dieu qui devient plus abondante, fait cesser nos propres limites, les mettant en obscurité, comme la lumière du soleil fait disparaître celle des étoiles. Et c’est alors que la foi pure et nue, que la lumière de vérité s’empare de l’esprit, le fait défaillir et mourir à toute lumière et action propre pour recevoir passivement la vérité telle qu’elle est en elle-même et non en image. La volonté est ensuite privée de toute action propre, d’amour, d’affections, de toute action quelle qu’elle soit, pour recevoir purement l’action de Dieu, soit qu’Il la purifie ou qu’Il la vivifie. Et c’est l’amour qui fait toutes ces choses, pour être lui-même l’action de la volonté.
Ainsi l’âme privée de toutes ses plus nobles fonctions, laissant la place au fort et puissant Dieu, entre dans le repos du néant où tout le propre est ôté, propre vie, propre action. L’âme étant ainsi rentrée dans ce repos du néant dont Dieu l’avait tirée, c’est alors que Dieu la crée de nouveau par une nouvelle régénération, la faisant une nouvelle créature en lui. Il la tire du chaos, sépare l’humide du sec, c’est-à-dire qu’Il sépare ce qui est pur, simple, fluide, de ce qui est matériel et grossier. C’est alors que l’esprit de Dieu se promène sur les eaux pour les rendre fécondes en Jésus-Christ. Il crée un nouveau ciel de nouvelle lumière, non pour être propre à la créature[338]. C’est-à-dire qu’Il lui communique l’esprit de vérité, dont elle est investie et remplie - cet esprit d’amour, qui est lumière et ardeur, qui est le grand luminaire qui éclaire le nouveau ciel de l’âme.
Ensuite de quoi, l’âme entre dans le sabbat éternel, dans ce repos de Dieu en lui-même, qui n’est plus un repos goûté, ni un repos comme celui du néant, ni un repos en soi, mais le repos du Seigneur, promis dès le commencement et dont notre Seigneur parle lorsqu’il dit : bon et fidèle serviteur, entrez dans le repos ou la joie de votre Seigneur[339] car c’est la même chose[340].
C’est ce repos qui n’étant plus en nous ni pour nous mais en Dieu pour Dieu même, ne varie plus. Il n’y a point d’état permanent en cette vie tant que nous sommes à nous-mêmes, car tout ce qui est en nous est sujet au changement. Mais lorsque nous sommes vides de tout et que nous avons transporté tout en Dieu parce que nous nous y sommes perdus nous-mêmes, le repos trouve alors en Dieu cette permanence que l’on ne peut jamais trouver en soi-même ni en aucune créature.
Dieu nous fasse la grâce de bien connaître, comprendre et pratiquer les sabbats, pour être introduits dans le Sabbat éternel où est le parfait repos[341]. Amen, Jésus !
L’homme ne comprend point sa véritable gloire. Il la met où elle n’est pas et ne la met pas où elle est. Il se fait une élévation chimérique qui ne subsiste que dans son imagination. Lorsqu’il s’enfle en son cœur et qu’il le fait paraître dans ses paroles, il se rend méprisable à Dieu et aux hommes, qui le flattent souvent de paroles lorsqu’ils le détestent dans leur cœur. Toute gloire humaine est méprisable, soit qu’elle soit dans notre idée ou dans la vaine opinion des hommes. Toute vaine gloire vient d’ignorance : lorsque nous nous enflons, c’est que nous nous ignorons nous-mêmes. Ceux qui nous louent, ou le font pour nous flatter et nous disent le contraire de ce qu’ils pensent ou, s’ils nous estiment en effet c’est qu’ils ne nous connaissent pas. Dieu seul mérite toute gloire et tout honneur aux siècles des siècles.
La vraie gloire pour l’homme est de se bien connaître soi-même pour n’être point trompé dans ce qui le regarde et c’est la véritable gloire. Un homme qui se dit et se croit très savant, est un ignorant s’il ne se connaît pas lui-même. De quoi me peut servir de connaître les choses passées et qui ne reviendront jamais ? en quoi me peut-il être utile de connaître ce qui est hors de moi et ne pas connaître ce qui est en moi ? De connaître ce qui regarde autrui et jamais ce qui me regarde ? Je dois donc apprendre à me connaître.
Comment puis-je apprendre à me connaître ? Il y a plusieurs manières. La principale est de connaître Dieu, ce qu’il mérite, ce qu’il est ; et alors nous nous trouverons si petits, si rien, que nous aurons honte de nous-mêmes. C’est nous connaître par comparaison. C’est pourquoi saint Augustin disait : que je vous connaisse et que je me connaisse ! Pour nous connaître il faut connaître Dieu et pour connaître Dieu il faut nous connaître. Nous nous connaissons lorsque nous restons en notre place qui est le néant, où nous serions encore si Dieu ne nous en avait tirés. Le vrai néant consiste à rester en notre place au-dessous de tout. Il ne faut pas croire que pour s’anéantir il faille faire un effort. Il n’y a qu’à rester en notre place, le moindre élèvement nous en tire. Toute la pente d’une âme bien ordonnée est de rester dans son néant : quia respexit humilitatem ancillae tuae. Car il a regarde la bassesse de sa servante[342]. Il est dit de Jésus-Christ qu’il s’est anéanti soi-même prenant la forme de serviteur[343]. Le plus grand anéantissement qui a jamais été est celui du Fils de Dieu, lorsqu’il s’est revêtu de la nature humaine. Il nous a montré par là que notre place est le néant. Humilions-nous tant que nous voudrons, nous serons toujours au-dessus de ce que nous sommes car en vérité nous ne sommes rien.
Or ceci ne se sait ni par considération, ni par raisonnement, comparaison, illustration, mais par une réelle expérience de ce que nous sommes. La foi commence l’ouvrage car sans avoir ni distinction, ni espèce, ni idée formelle, elle imprime la vérité au fond de l’âme. Cette vérité a deux principaux objets en elle-même[344], c’est le tout de Dieu et le rien de la créature. Ceci n’est point tracé dans notre mémoire ni dans notre imagination comme le sont les objets, mais il est imprimé et buriné pour ainsi dire dans l’essence de notre âme, en sorte que cela devient comme notre propre âme, le tout de Dieu et le rien de la créature. Comme ceci ne fait point d’espèce[345] en nous, mais que cette vérité est simple et nue, nous ne l’avons point par idée ni par pensée, mais cela est comme essentiel à l’âme qui est régénérée dans la vérité comme elle y a été créée. Cette vérité est plus certaine à l’âme qu’elle n’est certaine qu’elle est, car elle douterait plutôt de son existence que de la vérité.
Cette foi ou vérité, imprimée sans forme ni espèce dans le centre de l’âme, fait qu’elle n’aime que Dieu, qu’elle ne fait cas que de lui, qu’elle se méprise autant que le rien est méprisable ; enfin elle demeure en sa place, et en vient même jusqu’à ce point, que de ne plus se mépriser ni se haïr. Car il faut être quelque chose pour être un objet et un objet de haine et de mépris. Or le rien n’étant rien n’est objet ni haïssable ni méprisable, mais c’est une chose oubliée, à laquelle on ne pense plus, pour laquelle on ne s’intéresse plus.
Il y a un Objet immense, si on peut appeler Objet ce qui n’en peut être [un] à cause de sa totale simplicité et pureté. Mais on s’exprime comme on peut. Car un objet a en soi quelque chose de limité auquel l’esprit peut s’attacher, mais la vastitude immense de ce grand Tout ne peut être proprement un objet réel à l’esprit. Il [ce Tout] peut le perdre et l’abîmer dans sa totalité, et non lui être un objet dans la totale vérité de ce qu’Il est. Mais pour se faire entendre, il faut s’exprimer en quelque manière. C’est donc cet Objet immense infiniment parfait, qui mérite toute l’attention de l’âme, sans attention aperçue pourtant parce qu’elle n’a rien de distinct [à percevoir]. Toute la totalité de l’âme dans sa petite capacité est appliquée à la totalité de ce Tout, sans distinction ni discernement.
Et comment est-elle appliquée à la totalité de ce Tout, puisqu’elle n’est rien ? Cette application de la totalité de l’âme au Tout de Dieu s’appelle union - mais union d’esprit à esprit, qui n’ayant rien de matériel n’a rien de distinguible. Cet esprit ou âme spirituelle, étant une participation de la Divinité, s’y écoule - pour ainsi dire se perd et retourne en son origine pour être faite une même chose[346] dans sa petite totalité avec ce Tout immense. Cette union s’appelle essentielle parce qu’elle n’est ni en partie, ni momentanée, mais du tout au Tout, par perte et mélange de cette petite goutte émanée de l’Esprit divin dans la totalité du Tout immense, où elle disparaît comme une goutte d’eau ou de vin disparaît dans la mer.
C’est alors que nous disons que l’âme est anéantie : lorsqu’elle ne se connaît plus ni pour s’aimer ni pour se haïr. Mais comme on ne vient là que par degrés, la foi nous y conduit insensiblement. Elle commence à nous attacher à Dieu et cet attachement simple à ce souverain Objet nous détache insensiblement de tout le reste. Cet attachement devenant plus fort et plus continuel, devient une adhérence à Dieu, comme l’exprime le Roi-Prophète : il m’est bon d’adhérer à Dieu[347] etc. Cette adhérence devient toujours plus intime et plus serrée : plus on se serre et colle à Dieu, plus on s’éloigne nécessairement de tout le reste et de soi-même, plus on s’éloigne de tout, plus on s’attache à Dieu. Or il est impossible de s’attacher à Dieu sans l’aimer et sans l’aimer purement, car la foi nous en donne une connaissance nue et simple qui attire un amour simple, nu, et par conséquent pur.
On ne peut avoir une connaissance de Dieu plus parfaite en cette vie que cette connaissance simple et nue que la foi nous donne. Car toutes les lumières de la raison, même celles des visions, révélations, extases etc. ne nous en peuvent donner qu’une faible idée, souvent très fausse. Au lieu que la foi simple et nue, croyant la totalité de ce que Dieu est, ne se trompe point : elle le croit ce qu’il est et ne s’en forme point d’idée. L’amour suit la foi. Cet amour ne s’attache en Dieu à aucune de ses perfections particulières mais à la totalité de ce qu’il est. C’est ainsi que cette foi simple se perd dans la vérité simple qui est Dieu et s’éloigne de tout mensonge, comme cet Amour pur et simple se perd dans la totalité de ce même amour qui est Dieu. Deus charitas est[348].
L’âme en adhérant à Dieu, comme j’ai dit, s’éloigne de soi. Plus son attachement d’estime et d’amour l’unit à Dieu, plus elle se méprise et se hait soi-même ne trouvant que Dieu seul digne de son amour. Or comme l’amour de nous-mêmes qu’on appelle amour-propre est entièrement opposé à l’amour de Dieu, plus elle aime Dieu, plus elle hait ce qui compose le moi. Elle le méprise jusqu’à ce que l’amour et la foi ayant perdu l’âme en Dieu, elle ne voit plus le moi pour le mépriser ou haïr mais elle l’oublie totalement. L’oubli est un mépris plus grand que le mépris même, et la haine de nous-mêmes est encore quelque chose qui se perd dans l’oubli entier.
C’est par ces degrés que l’âme descend à sa place, qui est le néant et c’est par cette descente qu’elle passe en Dieu, qui est la plus grande gloire pour l’âme qu’elle puisse avoir. Cette humilité du néant n’est pas d’action ni de parole, mais réelle et essentielle. Celui qui paraît se mépriser soi-même et dire des paroles d’humilité s’élève par cela même, mais celui qui se méprise assez pour s’oublier ne dit guère des paroles d’humilité. Quelquefois une louange lui réveille la haine de soi-même, comme une corde qu’on touche et qui résonne, mais ce n’est que par surprise et comme un subit réveil. On racontera, lorsqu’il est utile pour autrui ou lorsque Dieu y porte, les miséricordes du Seigneur - et cela parce qu’on n’y prend rien, s’estimant moins que rien.
La profonde expérience qu’on a de ses propres misères éloigne bien de l’orgueil, car la meilleure connaissance de nous-mêmes est la réelle expérience de ce que nous sommes et c’est elle qui nous fait tomber dans le mépris et la haine de nous-mêmes, ensuite dans le rien et l’oubli entier de nous-mêmes. C’est pour en venir là que Dieu permet les peines, les tentations, toutes sortes d’afflictions, la haine, les persécutions des hommes, le dépouillement, le renoncement et le reste.
L’amour n’est pas parfait jusqu’à ce qu’on en soit là, car étant encore renfermé dans la créature, il est borné en elle, il a des rapports et des retours sur nous-mêmes. Mais lorsqu’il est retourné à sa sphère, par la perte de l’âme en cette mer d’amour, il devient pur, net , nu, droit. Il ne se recourbe plus sur ce qui ne paraît plus, sur ce qui est perdu et oublié. Une chose est perdue quelque temps avant que d’être oubliée : on se souvient de temps en temps de sa perte, ensuite on l’oublie entièrement. L’amour n’a plus de retours : lorqu’il est de la sorte perdu dans sa source, il a atteint le degré de perfection où Dieu le veut et l’homme celui de bassesse où Dieu le demande, ce qui n’empêche pas, ni le même amour de croître dans cette fin où il est arrivé, ni l’anéantissement d’approfondir toujours de plus en plus. Ainsi celui qui s’est humilié a été exalté, comme celui qui s’était élevé, se cherchant en tout et son bien être, a été humilié et réduit dans son néant.
Comprenons une bonne fois que nous ne trouverons de véritable élévation que dans cette humilité réelle et que lorsque nous nous élevons, nous méritons que Dieu nous abaisse par quelque chute, que la vraie science est dans l’humiliation, ainsi que dit le Roi-Prophète : Vous m’avez humilié pour m’apprendre vos justifications[349] et ailleurs : J’ai été abaissé jusque dans l’excès et c’est alors que j’ai dit dans un saint transport « tout homme est menteur[350] ». C’est comme s’il disait : Tout homme qui se croit quelque chose n’étant rien, est le même mensonge puisqu’il est plein de vanité, ainsi qu’il est écrit : Tout homme vivant est un abîme de vanité[351]. Tout homme qui vit encore en soi et pour soi, de quelque prétexte qu’il se couvre, est un abîme profond et impénétrable de vanité. Un tel homme, quoiqu’il se dise véritable est essentiellement menteur, car le mensonge ne consiste pas simplement dans les paroles mais dans les actions et les fausses idées. Or celui qui se croit être quelque chose n’étant rien, est dans le mensonge et l’erreur, celui qui s’estime, [est] tout de même.
La vérité se trouve uniquement dans l’anéantissement tel que je le décris. Nous nous croyons alors ce que nous sommes, c’est-à-dire rien. Nous ne nous offensons et ne nous blessons de rien. Nous souffrons en paix les injures et les contradictions des hommes, leurs mépris, leurs calomnies, leurs persécutions. Tout est égal : le rien ne craint rien et ne se blesse de rien. On ne craint que pour soi et quand on aime bien Dieu, on est ravi qu’on nous venge de ses ennemis et des nôtres. Or notre plus grand ennemi ayant été notre nous-mêmes, nous sommes ravis qu’on nous venge de lui et qu’on lui donne le double du mal qu’il nous a fait : O Babylone! Babylone qui te rendra le mal que tu m’as fait ? celui qui te détruira, sera béni du Seigneur[352]. Combien de temps m’as-tu retenu captif ? Que ne m’as-tu pas fait souffrir lorsque tu m’as dominé ? Qui te rendra le mal que tu m’as fait ? Ainsi, que ceux qui seront employés à te détruire soient bénis du Seigneur. Amen, Jésus !
Sur ces paroles : Non nobis Domine, non nobis, sed Nomini tuo da gloriam. C’est-à-dire : Ne nous donnez point de gloire Seigneur, ne nous en donnez point, donnez seulement gloire à votre Nom[353].
O mon Dieu ! Qu’il n’y ait plus que votre seule gloire ! Quand dirons-nous avec vérité ce que disait Jésus-Christ : Je ne cherche point ma propre gloire[354] mais celle de celui qui m’a envoyé[355] ? O ! qu’un seul retour sur soi est un crime, Amour, digne de Ta colère ! Un regard dérobé, une pensée précipitée et involontaire, une légère complaisance plutôt avortée qu’elle n’est conçue, est un sujet d’une douleur pleine de confusion. Sitôt que l’âme peut l’apercevoir, elle s’écrie : « O Amour juste et vengeur, que ne Te venges-tu pleinement ? » Venge non seulement les usurpations, non seulement la convoitise, mais le moindre coup d’œil sur les biens qui n’appartiennent qu’à Dieu. Que j’ai d’horreur, quand je vois attribuer quelque chose à la créature et s’attacher à cette créature et dire comme les nouveaux Chrétiens d’autrefois : Je suis à Paul - et moi, à Apollos[356] ! Ne soyons qu’à Jésus-Christ, ne regardons les créatures que comme de vils instruments dont Il se sert pour ses plus grands ouvrages, et qu’Il peut ensuite jeter au feu, ou les mettre en réserve pour les garder comme Il lui plaît.
La seule gloire de l’instrument est d’être souple et pliable sous la main de celui qui l’emploie, sans lui faire de résistance. S’il résistait, il ferait faire de faux traits à la main qui l’emploie. Alors le divin Ouvrier le briserait dans sa fureur et cette fureur serait une véritable justice. Il se sert de différents instruments, les uns ne servent qu’à ébaucher l’ouvrage, d’autres à lui donner certaines formes, d’autres à faire des traits plus délicats. Et lorsque l’ouvrage est presque achevé, cet admirable Sculpteur se sert d’autres instruments pour lui donner sa perfection. Tant que le monde durera et qu’il y aura des hommes, Dieu fera écrire selon le temps, pour perfectionner toutes choses. Il viendra après nous des personnes dont Dieu se servira pour perfectionner son ouvrage, dont les lumières paraîtront nouvelles à cause de leur profondeur. La main de Dieu n’est point abrégée[357], sa puissance est égale à ce qu’il est. Et quand on écrirait toute l’éternité, ce ne serait, comme a dit quelque saint, qu’une petite gouttelette de ce qu’on pourrait dire de lui.
D’attribuer quelque bien à une créature, parce que Dieu s’en sert, c’est la même folie que d’attribuer à un petit ver la perfection de la plus belle statue. C’est une étrange habitude que l’homme a contractée, que d’attribuer à soi-même ou aux autres ce qui n’est dû qu’à Dieu. Il est si fort accoutumé à penser grossièrement et matériellement, qu’il ne s’élève point au souverain Moteur et Modérateur de toutes choses, et s’il le fait ce n’est que secondairement. Il jette d’abord la vue sur l’instrument pour l’admirer. Il regarde Dieu ensuite pour l’en bénir - et ce sont les meilleurs qui en usent de la sorte. Mais si nous étions accoutumés à ne regarder que Dieu en toutes choses, nous ne jetterions jamais l’œil sur l’instrument. Nous le trouverions digne de mépris et nous admirerions cette main savante, qui avec des choses si viles fait des chef-d’œuvres si admirables. Si cet instrument pouvait parler et qu’il se vit estimer en quelque sorte, il s’écrierait : Non nobis, domine, etc.
Il y a des personnes qui s’attachent même si fort aux instruments, qu’elles semblent ne voir Dieu que par rapport à eux au lieu de ne regarder l’instrument qu’en Dieu. Il y en a d’autres qui, pour s’être bien trouvés d’une chose, y veulent rester sans passer outre. Ils s’attachent à ce premier instrument d’ébauche, semblables à un ignorant qui voudrait que, parce que le statuaire s’est servi d’un instrument pour ébaucher un ouvrage, il se servit du même instrument pour l’achever, ne pouvant souffrir qu’il en emploie d’autre, ne croyant pas qu’il puisse rien faire de mieux que l’ébauche qu’il a faite.
« O ignorant ! répondrait l’habile Ouvrier[358], cette ébauche te paraît admirable, parce que tu ne sais pas et Ma capacité et Mon pouvoir ; et que n’étant accoutumé qu’à des ouvrages grossiers, tu admires celui-ci, quoique ce ne soit qu’une ébauche de Ma main. Je Me servirai de nouveaux instruments, et Je rendrai par ces autres instruments Mon ouvrage plus exquis. Si ta compréhension était plus développée, tu trouverais tous les jours de nouvelles beautés en ce que Je ferai par de nouveaux instruments, jusqu’à ce que J’ai mis la dernière main à Mon ouvrage. Et cet ouvrage, l’admiration des siècles à venir, ne sera encore rien auprès de ce que Je pourrais faire. Mais cette oeuvre est parfaite, proportionnellement à l’homme, et non à ce que Je puis. Une oeuvre parfaite, selon Moi, serait Dieu, comme Moi.
« La perfection de toutes Mes oeuvres est d’engendrer Mon Verbe et spirer Mon Saint Esprit, et ces oeuvres sont Moi-même, égales à Moi et parfaites comme Moi. Mais pour les oeuvres hors de Moi, Je les mettrai dans une perfection telle qu’une créature finie et bornée la peut porter, et non autrement. Néanmoins ce que tu admires aujourd’hui n’est rien au prix de ce que Je ferai dire ci-après. Ne sois pas plus jaloux de Mon instrument qu’il ne le doit être lui-même de lui-même. Car s’il était assez malheureux pour vouloir être préféré aux autres, sinon en tant qu’il croit utile pour Ma gloire ce que J’ai fait par lui, Je l’aurais en horreur, Je lui ôterais la vie. »
« - Quelle est cette vie, Seigneur, dans vos œuvres ?
« - C’est la persuasion[359], l’onction et l’esprit vivifiant. C’est un vrai éclaircissement de la vérité qui ne peut être démentie que par l’aveuglement, le mensonge et l’entêtement. Ma parole est opérante selon que le degré et l’état de l’âme l’exige. »
Ce qui a été si utile dans le commencement, ne l’est plus dans un état avancé, ne l’est plus dans un état de plus grande perfection. Dieu même change nos goûts de telle sorte qu’en avançant nous ne trouvons plus dans les premiers moyens ce que nous y trouvions auparavant. Une nouvelle lumière qui s’élève sur notre âme nous fait faire un discernement plus juste. Ceux qui disent qu’ils sont autrement et qu’ils trouvent toujours les mêmes goûts et les mêmes lumières dans les premiers moyens, qu’ils soient assurés qu’ils sont arrêtés à ces premiers moyens et qu’ils se sont fixés là, semblables à ceux qui, pour avoir trouvé une bonne hôtellerie, ne veulent pas continuer leur chemin.
Ceci, que Dieu se sert d’instruments différents, est si vrai que ceux que Dieu emploie pour nous donner la connaissance des premiers moyens n’écrivent que sur cela, n’ayant pas de lumière pour les états suivants - ou s’ils l’ont, ils n’ont point la faculté de l’exprimer. Le service que Dieu a prétendu de cet instrument est borné à cette ébauche. Au contraire, ceux dont Dieu se sert pour les états avancés et pour conduire l’âme à la perfection n’ont point ou presque point de talent pour écrire pour les commençants - s’ils le font pour la nécessité, c’est en courant rapidement.
Dieu, par une sagesse admirable, a ainsi distribué ses grâces et ses talents, afin que ce service mutuel des uns et des autres nous unisse dans notre divin Moteur, afin qu’étant utiles les uns aux autres et admirant cette variété, nous ne nous attachions qu’au Principe de qui tout dérive, et que nous ne regardions que Lui dans la variété de ses opérations. O si nous étions accoutumés à voir Dieu en toutes choses et toutes choses en Dieu, nous changerions bien de langage ! Je trouve que c’est un grand mal que de louer la créature : celui qui la loue, pèche et celui qui entend la louange sans horreur déplaît beaucoup à Dieu.
« O Amour[360] ! Quand vous rendra-t-on justice ? Quand reprendrez-vous vos droits ? Quand nous délivrerez-vous des usurpations ?
- L’âme anéantie, étant exempte de ces crimes[361] l’est aussi des usurpations et en même temps de Ma colère. Celui qui se délecte en la louange est déjà condamné.
O mon Seigneur ! Quand est-ce qu’on vous rendra la gloire de toutes choses ?
- Ce sera lorsque l’homme aura perdu toute propriété.
Et quand aura-t-il perdu toute propriété ?
- Ce sera lorsque Mon pur Amour régnera dans leur cœur.
Quand sera-ce que l’amour régnera dans leur cœur ?
- Ce sera lorsqu’ils se seront quittés eux-mêmes.
Quand se seront-ils quittés eux-mêmes ?
- Quand ayant renoncé à leur propre gloire, ils n’auront plus d’autre gloire que la Mienne. Ce sera lorsque après s’être parfaitement renoncés, ils auront perdu leur propre âme. »
Et comment perdre notre propre âme ? C’est lorsque la vie du Verbe se glissant en nous, il en bannira toute propre vie pour être lui-même notre vie et notre amour. Alors nous ne vivrons plus, mais Jésus-Christ vivra en nous.
O gloire de Dieu, qui dois faire notre félicité éternelle, pourquoi ne fais-tu pas notre bonheur temporel ? Nous ne traitons pas Dieu en Dieu, nous traitons Dieu comme s’il était homme et que nous fussions des dieux. Non nobis Domine, etc. O, jamais de gloire ni d’honneur que pour lui ! Il mérite tout, Il nous a créés pour le glorifier et nous usurpons ses droits, nous cherchons la gloire et notre vanité n’a point de bornes ! O Amour ! Dissipez tous vos ennemis et vous dissiperez les superbes. Ce sont eux qui vous sont opposés et non pas les pécheurs, qui sont faibles et plient lorsque l’orgueil ne les domine pas. Mais l’orgueil résiste à Dieu, c’est pourquoi Dieu résiste aux superbes et donne sa grâce aux humbles[362]. Dieu résiste en Dieu à celui qui résiste en homme, comme le ver tâche de résister et se fait écraser : s’il s’enfonçait dans la terre, il serait à l’abri de tout. Demeurons dans la terre de notre néant, et nous chanterons avec le Roi-prophète : Non nobis Domine, non nobis ; sed Nomini tuo da gloriam. Amen, Jésus !
*
Vous me demandez la différence de ceux qui sont saints en eux-mêmes et de ceux en qui Dieu seul est saint. Quoique j’aie expliqué diverses fois cette différence, je vous en dirai quelques mots. Les premiers sentent et connaissent leur sainteté, elle leur sert d’appui et d’assurance. Leurs œuvres leur paraissent des œuvres de justice, dont ils attendent des récompenses et des couronnes. Leur sainteté est connue parce qu’elle est en relief et qu’étant fort au-dehors, elle paraît aux yeux de tous et attire l’estime des hommes. Cette sainteté n’est pas exempte de la rouille de la propriété, il s’en faut de beaucoup. Ces saints ont une gloire et un intérêt particulier : ils sont représentés dans le Bienheureux Jean de la Croix par la figure qui est à main droite de la montagne[363] dans son livre, où il met la sûreté comme un de leurs principaux caractères, de manière qu’ils sortent de ce monde appuyés de leurs mérites. Je ne sais s’il n’y a point quelque flamme purifiante pour eux. Je le laisse au jugement de Dieu, n’osant dire ce que j’en pense.
Ceux en qui Dieu est saint, ne sont pas des pierres ou médailles de relief, mais des pierres gravées profondément, comme celle des cachets. C’est Dieu qui S’imprime profondément en eux, qui est leur véritable sainteté. Il ne paraît au dehors de ceux-là qu’une concavité. On n’en peut discerner la beauté qu’en les imprimant sur la cire, c’est-à-dire qu’on ne les connaît qu’à leur souplesse et à la perte de toute leur propriété et de tous les apanages de la volonté propre, au lieu que les premiers ont des volontés fortes et puissantes et un jugement raide. Ceux en qui Dieu est saint n’ont aucun appui en eux-mêmes parce qu’ils n’ont aucune consistance propre : ils n’ont d’appui qu’en Dieu seul. Quand ils feraient toutes les oeuvres de justice qu’on fait tous les saints, ils ne les regarderaient pas comme telles. Leur espérance n’est point en ces choses, mais en leur Sauveur, qu’ils portent comme il est dit dans le Cantique des Cantiques, sur leur coeur et sur leur bras comme un cachet[364]. Parce que leur amour, leur volonté, tout eux-mêmes ne sont imprimés que de Jésus-Christ, non plus que leurs oeuvres, représentées par leurs bras. Ils ne s’appuient en rien de cela. Ils ne croient pas avoir jamais rien fait pour Dieu, ni qui soit digne de Lui, parce qu’ils sont imprimés de Lui, de ce qu’Il est, de ce qu’Il mérite. Leurs oeuvres leur paraissent des souillures en comparaison de la pureté de Dieu. Ils n’ont point de relief comme les premiers, mais une profonde concavité, qui est leur néant.
Or il faut savoir qu’on creuse la pierre en proportion que ce qu’on y veut graver a de grandeur, d’épaisseur et d’étendue. Afin que Dieu S’imprime dans notre âme, il faut qu’elle soit dans un néant proportionné au dessin de l’impression que Dieu y veut faire. Ici tout s’opère en vide : c’est une profondeur qui ne paraît qu’aux yeux de Celui qui fait ces concavités par l’impression de tout Lui-même. Car Dieu prépare l’âme par le vide pour y graver Ses caractères et, y venant Lui-même, Il augmente ce vide presqu’à l’infini, proportionnellement à ce qu’Il veut faire. L’homme ne voit point ce merveilleux ouvrage : il n’en paraît rien au dehors. Ce n’est point un ouvrage de relief, mais un creux profond, une concavité que l’âme n’aperçoit que par un vide souvent très pénible.
Il me semble que les premiers saints dont j’ai parlé sont comme des images de relief, mais les personnes dont je parle ici sont comme ceux en qui Dieu même S’imprime profondément. Dieu est tout leur relief. Si Dieu Se retirait, il n’y aurait plus qu’un vide, mais Dieu ne Se retirant pas, ce vide - qui ne paraît que comme une profonde vacuité - est imprimé de Dieu même. Dieu est tellement saint en ces âmes qu’elles n’ont plus aucune gloire qui leur soit propre, mais le seul honneur et la seule gloire de Dieu habitent sur cette montagne, ou plutôt dans cette profonde concavité qui est leur néant. Comme ils n’ont ni forme ni vertu qui leur soit propre, ils n’ont point un amour intéressé. Leur amour est pur, sans retour sur soi et sans rapport à soi. Celui qui s’imprime en eux ne peut imprimer que ce qu’Il est et non une figure étrangère. Il est Vérité et Charité. La Vérité fait qu’ils ne peuvent voir aucun bien qui leur appartienne ni qui soit à eux : ils ne voient que par les yeux de Dieu, devant qui tout n’est qu’un néant. Ils ne peuvent avoir que l’Amour que Dieu leur imprime, qui est l’Amour de Dieu en Lui-même pour Lui-même, Amour dégagé de tout autre objet que Dieu, d’autre intérêt que celui de Dieu. Enfin Dieu vit en ces âmes vides de tout le reste, Il y agit et opère comme Il lui plaît. Il a là toute aisance, toutes les dimensions comme dit saint Paul[365] : la hauteur, l’étendue et la profondeur de Dieu. Ils sont particulièrement dévoués à l’honneur et à la gloire de Dieu. Les premiers combattent pour eux-mêmes contre leurs ennemis, ceux-ci ne combattent que pour Dieu, sans espérer autre récompense que le bien de Le servir pour Son souverain mérite.
Vous me dites : mais puisque tous deux seront au ciel, qu’importe qu’ils soient saints pour eux ou que Dieu soit saint en eux ? O qu’importe ! Cela se peut-il entendre ? Il n’y a rien de nécessaire et qui puisse importer que Dieu : tout le reste n’est rien et moins que rien ! Dieu a promis des récompenses à la vertu, Il les donne. Mais il y a plus de différence entre celui en qui Dieu est saint et celui qui est saint en soi, qu’entre le ciel et la terre. O qu’importe, direz-vous ? Mais il importe à la gloire de Dieu le Père de trouver des âmes en qui Il Se glorifie pleinement et qui n’envisagent que Lui dans la gloire qu’ils Lui rendent ! Il importe au Fils d’exercer Sa qualité de Sauveur sur des cœurs qui veulent Lui devoir toutes choses ! Il importe au Saint-Esprit que Sa sainteté Lui soit rendue, qu’elle retourne à sa source aussi pure qu’elle en est partie !
Il me semble que je vois cette sainteté de Dieu comme un fleuve immense qui se divise en divers petits rameaux. Les uns pour n’avoir pas assez de pente, séjournent sur la terre, ils y contractent certain mélange qui représente bien la propriété. Les autres au contraire, mais en petit nombre, ayant la pente de leur anéantissement, retournent à leur Source avec une vitesse incroyable et rendent l’eau presque aussi pure qu’ils l’ont reçue, ils n’en retiennent pas une goutte, ils trouvent l’eau incomparablement mieux dans la Source qu’en eux-mêmes. O qu’ils sont éloignés de l’usurpation, de l’assurance, de la vaine complaisance, de la propriété ! Cette eau recoule si rapidement qu’on ne s’aperçoit pas qu’elle ait passé par ces lieux. Cependant elle y coule sans cesse car rien ne l’arrête, elle a rejoint cette branche à son lit. Il ne paraît pas même que le fleuve ait eu un passage par cet endroit. O gloire de Dieu, gloire de Dieu ! Il n’y a que vous de nécessaire, tout le reste est accessoire et par conséquent n’est rien. O seul, seul intérêt de Dieu seul ! C’est vous qui devez attirer notre attention, tout le reste n’est rien et moins que rien. Il en faudra toujours venir là pour être au Ciel. Eh, qu’on sera alors étonné de voir que ce néant, que cette caverne profonde faisait les délices de Dieu et qu’Il avait choisi, comme dit l’Écriture, ces ténèbres pour Sa cachette[366] ! O Amour, faites-vous des cœurs qui n’aient plus d’autre gloire que la Vôtre, d’autre intérêt que le Vôtre, d’autre sainteté que la Vôtre, qui comprennent que la sainteté est à Celui qui est[367], qui chantent avec l’Eglise : Tu solus sanctus !
Mais l’homme est si enivré de l’amour de lui-même, il a une passion si forte pour sa propre excellence que tout ce qui n’est pas lui ou pour lui, lui paraît une folie. Il a en horreur la doctrine de la désappropriation enseignée par Jésus-Christ : plus il s’aime soi-même, plus il la combat avec chaleur. Cette doctrine ne sera jamais combattue que par les amateurs d’eux-mêmes qui, comme des hiboux, ne sauraient supporter la lumière de la Vérité. Ils se plaisent dans les ténèbres de leur propriété. La Vérité leur est insupportable, leurs yeux malades de l’amour-propre ne sauraient La souffrir. O divine lumière, toute douce et suave pour celui qui, selon le précepte de Jésus-Christ[368], s’est renoncé soi-même jusqu’au point de se haïr ! Celui qui est parvenu à cette sainte haine de soi-même, vous regarde avec plaisir sans baisser la paupière sur son propre intérêt. Divin Verbe qui êtes la lumière du monde, éclairez les hommes de Votre Vérité ! Qu’ils L’adorent et L’aiment puisqu’Elle seule mérite tout notre amour ! Amen, Jésus !
Il y a deux sortes d’indifférences, l’une bonne, l’autre mauvaise ; l’une qui vient d’amour-propre, l’autre qui vient de l’amour de Dieu.
La première est plutôt une certaine indolence naturelle qu’une indifférence. C’est une habitude de ne rien aimer ou de l’aimer par rapport à nous, quoique nous ne démêlions pas toujours en nous cet amour recourbé sur nous-mêmes, parce que ou l’on réfléchit trop ou cette habitude de n’aimer que nous est presque tournée en nature. Ces personnes sont rudes, dures, roides, ont peine à plier, ont peu de docilité, quoiqu’elles s’imaginent d’en avoir. Elles ont cependant certain manège pour faire réussir les choses qui leur plaisent, ou parce qu’elles leur paraissent leur être avantageuses ou parce qu’elles sont conformes et à leurs idées et à leurs désirs. Et quoique leur fond d’indolence leur persuade le contraire de ce qu’elles veulent, elles veulent pourtant plus fortement et avec plus d’âpreté que celles qui paraissent plus vives. Elles se cachent à elles-mêmes cette disposition. Elles la croient juste et raisonnable en se cachant à elles-mêmes et aux autres qu’elles sont ainsi. Elles sont peu éclairées de leurs défauts, surtout des essentiels, et si on leur en fait connaître quelques-uns, elles mettent tout en usage pour se justifier : leur justification est dure et âpre, comme leur tempérament. Elles voient très bien les moindres défauts des autres, surtout s’ils ne sont pas prévenus d’affection. Car elles ont des oppositions et des sympathies et elles voient dans les autres les défauts, selon qu’elles sont impressionnées de l’une ou de l’autre de ces passions, excusant les uns, diminuant leurs défauts, et se grossissant ceux des autres. Ces personnes aiment le particulier, ont peu de société avec ceux qui ne leur plaisent pas. Quoique ces personnes aient une indolence naturelle, elles sont ardentes pour ce qu’elles veulent et elles le veulent fortement, croyant avoir raison : elles sont peu ployables.
L’oraison de ces personnes, si elles en ont, est selon leur tempérament une oraison stupide qui n’a rien de vivant et d’animé : c’est plutôt une continuation d’indolence qu’une prière, un amour du repos et de la fainéantise qu’une véritable oraison. Aussi ne voit-on pas qu’elles fassent grand progrès : après plusieurs années elles sont toujours les mêmes et l’amour d’elles-mêmes augmente par cette sorte d’oraison, loin de diminuer. Il est plus facile de tirer un grand pécheur de ses désordres que de changer ces personnes. La raison de cela est qu’un grand pécheur connaît bien qu’il est pécheur et lorsqu’il se convertit, il le fait de tout son cœur. Ceux-ci au contraire ont une certaine sécurité, ils ne voient rien à corriger en eux, ils se sont tellement familiarisés avec leur amour-propre et leur indolence, qu’ils vivent fort en repos ensemble. L’âme en qui Dieu opère pour corriger les défauts, a une certaine agitation foncière, parce que l’âme ne peut trouver de repos que dans la perfection de Son Amour divin auquel elle tend sans cesse. Elle a des sécheresses à la vérité, mais elles sont souvent précédées et suivies d’un fort recueillement et ce n’est pas toujours la même chose . Au lieu que les personnes indolentes seront un grand nombre d’années dans les mêmes dispositions. C’est un vide infructueux car c’est un vide de Dieu, qui ne vient que par la plénitude d’elles-mêmes ; et c’est ce vide ou oisiveté indolente contre laquelle tous les mystiques ont écrit dans le commencement pour en précautionner[369].
Lorsqu’on trouve de ces personnes, il les faut tenir longtemps dans les bonnes activités, si contraires à leur tempérament. Elles paraissent plus propres à l’oraison simple que les personnes vives et actives, et c’est tout le contraire. Quand une personne active et vive se simplifie peu à peu, on voit bien que c’est une bonne simplicité, qui va contre le naturel et qui travaille à le détruire, mais les indolents prennent pour simplicité et silence ce qui favorise leur tempérament. Leur oraison simple est précisément leur naturel qui n’ayant rien de surnaturel les tient enfoncés dans leur tempérament, dont ils ne sortent jamais sans méthode – ce [cette sortie ] qui ne pourrait se faire que par une grande docilité et se mettre entre les mains d’une personne éclairée, [ce] qui serait ce qui est dit dans l’Écriture : vous avez remué mon lit dans ma maladie[370], c’est-à-dire vous avez remué ce repos d’indolence dans lequel je vivais dans la maladie de mon amour-propre. Car il faut exciter ces personnes autant qu’on prend soin d’amortir les autres.
Il faut remarquer que quelque indolentes que soient ces personnes, elles sont plus excitées et plus vives que les autres dans les choses qu’elles souhaitent. Elles paraissent sages, tempérées au-dehors, et cette fausse sagesse, qui ne vient que de tempérament, les soutient encore. Cet état est d’autant plus dangereux que n’y voyant pas des péchés considérables, il tient l’âme dans l’assoupissement sur tout le reste d’où s’ensuit que ne se corrigeant point, ils sont toutes leur vie amateurs d’eux-mêmes et indifférents pour toute autre chose. C’est là l’indifférence que j’ai appelée mauvaise.
Il y a une autre indifférence qui vient de la perfection de l’amour, parce que l’âme est tenue par l’Amour dans un parfait équilibre, n’ayant plus de volonté propre, l’Amour l’ayant fait passer en Dieu. Je parle des opérations de la Volonté et non de la volonté humaine, qui ne se perd point quant à son essence et qui fait partie de la qualité d’homme. Mais ici toutes les opérations de la volonté sont tellement détruites par la mort à toutes choses et passées en Dieu que c’est Dieu qui veut et qui opère et désire en cette âme, en sorte que si on l’écrasait, il ne pourrait sortir d’elle qu’Amour et Volonté de Dieu, sans le moindre désir ni vouloir pour elle-même, parce que tout cela a été anéanti en elle et pour elle et passé en Dieu. Je parle des désirs de la volonté et non des appétits animaux. Car, au reste, cette personne, comme un enfant, a des dégoûts de certaines viandes et l’estomac en appète[371] d’autres, ce qui ne vient point d’immortification car ces personnes ont travaillé à une mortification sans relâche qui a éteint le goût et l’appétit. Ce sont des choses contraires au tempérament naturel. Mais pour ce qui s’appelle choix délibéré de la volonté, il leur est impossible d’en trouver parce que l’Amour sacré a dévoré toutes ces choses.
Ces âmes sont indifférentes et d’une indifférence absolue pour tout ce qui a rapport à elles en tant que rapportant à elles, biens, honneurs, santé, beauté, persécutions, calomnies, maladies, infirmités, pour être d’une façon ou d’une autre dans un lieu ou un autre. Il n’y a point de lieux pour ces âmes, tous les lieux sont leur pays natal parce que Dieu est partout. Tous les états intérieurs leur sont égaux : sécheresse, abondance, facilité, impuissance, force ou faiblesse. Elles ne font plus même ce discernement parce que n’ayant ni retour ni rapport à elles, tout leur est égal et tout est également bien reçu de l’Amour qui dispose de cette âme comme il Lui plaît.
La mort et la vie lui sont égales et si elle ne portait pas ses frères dans son sein, la vie ne lui serait jamais ennuyeuse. Mais elle dit quelquefois à Dieu : « Ai-je porté ce peuple dans mon sein que vous m’affligez pour lui ? Je vois que ce peuple n’entre point parfaitement dans Votre conduite, qu’il est indocile, fixé en lui-même, qu’il n’avance point selon Vos desseins, et c’est ce qui me tue[372] ». Il ne faut pas croire que cette peine vienne du propre choix de l’âme ni de quelque désir particulier, mais de Dieu même qui, l’ayant chargée du poids qu’elle n’a ni voulu ni désiré, lui inflige des peines proportionnées à Ses desseins sur les âmes. Mais lorsque ces mêmes âmes par une longue suite d’infidélités ont mérité d’être rejetées de Dieu, Il en décharge cette âme. Ce rejet des âmes n’est pas pour le salut, mais pour le don de l’oraison de Foi et de l’Amour pur. Dieu jure dans Sa colère que ces âmes n’entreront point dans Son repos éternel, comme Il l’avait promis[373].
Il y a une figure et une réalité en Moïse de la manière dont Dieu charge l’homme apostolique du soin de ses frères. Premièrement Moïse était sur la montagne, conduisant comme par commission et obéissance les brebis de son beau-père. Il vit un buisson ardent, qui brûlait sans se consumer[374] : ce buisson hérissé d’épines marque ce qu’il y a à souffrir dans la vie apostolique par état. Cette ardeur qui ne consume point marque ce feu de l’Amour pur qui fait qu’on aide à ses frères sans intérêt. On n’est point consumé parce qu’on a été consumé pour soi-même dans le même Amour avant que d’être employé pour aider aux autres. Dieu commande à Moïse de se déchausser, ce qui marque que le vrai Apôtre doit être dégagé de toute affection singulière pour se laisser incliner selon ce que Dieu veut. La verge que Moïse tenait en la main signifie l’extrême droiture qu’on doit avoir dans la conduite des âmes, et que Dieu donne en effet. Lorsque la verge est jetée par terre elle se change en serpent, ce qui marque que les âmes ne sont rejetées de Dieu et de son Apôtre choisi que pour leur défaut de droiture, certaines ruses à se cacher et à se replier en soi-même, enfin l’amour-propre - qui est ce rusé serpent qui a séduit l’homme dès le commencement. Moïse le reprend ensuite, pour marquer que Jésus-Christ, dont Moïse était la figure, rendrait par Sa mort la droiture à l’homme. Car Dieu avait créé l’homme dans une droiture parfaite, mais le Diable par ses ruses l’ayant rendu semblable à lui, Jésus-Christ est venu sur la terre lui rendre sa première droiture. C’est ce qu’Il fait encore aujourd’hui par Ses ministres qu’Il choisit pour l’état apostolique. Ensuite, Il les charge, comme Moïse, de ces âmes, mais après avoir assuré Moïse qu’Il est celui qui est[375] pour lui faire comprendre qu’Il ne le choisissait que comme un simple instrument et non comme principe d’aucun bien qu’il put faire. C’est ainsi que Dieu choisit ceux à qui Il confie son peuple.
Pour revenir à l’indifférence, je dis que Dieu, ayant consommé l’âme dans Son Amour, la met dans une indifférence sans égale et dans un équilibre perpétuel sans pouvoir pencher d’aucun côté. C’est cet équilibre qui fait que Dieu penche et incline l’âme comme Il Lui plaît, cela n’étant point du choix de l’âme, qui demeure morte à tout choix et à tout penchant propre. Mais pour que Dieu incline l’âme, il faut que le pur Amour ait détruit en elle toute inclination particulière, tout amour de soi, enfin tout son soi-même. L’âme étant de la sorte est dans une indifférence parfaite, il ne faut pas craindre qu’elle excède dans cette indifférence, qui est réglée par l’Amour même et qui est un effet de la plus pure Charité. L’âme en cet état vit contente sans contentement, elle vit comme hors d’elle et dans une grande séparation de tout et d’elle-même. Il lui semble qu’elle soit étrangère à elle-même, qu’elle soit comme une machine qu’on remue par ressorts, tant elle est séparée de ce qu’on lui fait faire, ne prenant rien à rien, ne s’attribuant rien, ne pouvant rien. Il faut que son Moteur la remue comme il Lui plaît et quand il Lui plaît, lui étant absolument impossible de rien faire par soi-même. A-t-elle fait ce que Dieu veut ? elle reste dans une ignorance entière, sans se souvenir de rien, sans y prendre part, elle agit sans agir, sans empressement, sans envie que Dieu Se serve d’elle ou d’un autre pour ses frères, prête à les remettre en d’autres mains au moindre signal et à le faire avec joie. Enfin, l’âme venue ici ne se possède plus et est devenue un enfant.
Pasteur-Enfant, qui conduisez Israël[376], faites-Vous des cœurs capables de Vous aimer purement ! Détruisez les amateurs d’eux-mêmes, les faux Sages, et faites-Vous des petits enfants ! Amen, Jésus !
La foi passive, autant que je le puis comprendre, est une lumière obscure par laquelle nous croyons sans aucune évidence et certitude et sans vouloir en avoir, car qui dit croire dit ignorer, j’entends : ignorer quant à la connaissance expérimentale et non quant à la certitude de la foi. Tout ce qui est aperçu, sensible et connu n’est pas la Foi mais au contraire lui est opposé, la Foi n’étant que pour les choses que nous ne voyons ni ne connaissons.
La Foi produit l’abandon, et l’abandon nourrit et augmente la Foi, et je crois qu’il n’y a de véritable abandon que par cette voie. Car s’imaginerait-on être bien abandonné à un conducteur qui nous ferait connaître à tous moments les endroits par lesquels il nous ferait passer ? Le vrai abandonné ne veut rien savoir, rien connaître, il ne veut pas même être assuré ni de sa voie ni de son salut, il s’abandonne sans vue ni raison, faisant sa voie de n’avoir point de voie. Plus il se croit perdu, plus il est content, plus tout est désespéré, plus il est fort. Et s’il pouvait vouloir quelque chose, ce serait de n’avoir jamais d’assurance et de vivre dans une incertitude continuelle, et même dans le désespoir de soi-même pour ainsi dire, afin de mieux faire connaître à Dieu son abandon et la force de son amour dont la pureté exclut tout intérêt. Que dis-je? Il ne se soucie pas même que Dieu regarde son abandon, il lui suffit d’être abandonné. Il ne veut que faire la Volonté de Dieu sans certitude même qu’il La fasse, content même d’être trompé et de prendre le change si c’était l’ordre de Dieu, ce qui pourtant ne sera jamais car celui qui se confie en Dieu ne peut être trompé. La Foi l’assure, sans assurance qui puisse soutenir, que Dieu ne permettra pas qu’il s’égare et que quand Il le permettrait, il en tirerait Sa gloire. Il ne se fait une voie ni d’une chose ni d’une autre. Mais que fait-il donc ? Il suit pas à pas la Providence qui fait toute sa conduite.
L’Écriture dit, parlant de Jésus-Christ, qu’il était hier et qu’il est aujourd’hui[377]. C’est là la vie de la Foi : prendre les temps, les heures et les moments comme ils sont marqués par la Providence, et ne faire choix ni élection de quoi que ce soit. Car les providences journalières nous sont au commencement des marques de la Volonté de Dieu, à la suite elles nous donnent Dieu, et enfin elles nous sont Dieu même. Ainsi une âme abandonnée à la Providence vit en Foi et de Foi, ainsi qu’il est écrit : le juste vit de la foi[378]. Aussi ne veut-elle rien savoir, rien connaître, elle ne s’appuie que sur l’infaillible qui est le moment présent que la Providence de Dieu lui donne[379].
Il me semble, selon la lumière qui m’en est donnée, que les voies toutes fleuries de dons, de lumières, de certitudes, de paroles intérieures etc., sont des voies saintes et des voies de saints. Mais ce n’est pas la voie des petits, parfaits imitateurs de l’anéantissement de Jésus-Christ. Car qui dit lumière ne dit pas obscurité. Qui dit certitude ne dit pas abandon. Qui dit connaissance ne dit pas Foi. Qui dit paroles intérieures, visions, extases etc. ne dit pas ne rien voir, ne rien savoir, ni être conduit par la Providence journalière. Il est aisé de s’abandonner dans l’assurance, mais la Foi ne fait connaître sa force que dans le désespoir, espérant comme Abraham contre l’espérance même. Et je crois que lorsque Dieu veut conduire une âme purement à Lui, Il la conduit par là, car pour se perdre il faut ne tenir à rien. Une personne qui serait suspendue en l’air au dessus de la mer, quand ce ne serait qu’avec un fil, ne se noierait pas si le fil ne se rompait. Mais si une main secourable coupait le fil, elle se perdrait dans la mer, s’y enfoncerait, et si cette mer n’avait point de fond elle s’abîmerait toujours de plus en plus. Je ne comprends pas que l’on puisse se dire perdu en Dieu tant que l’on a quelqu’un de Ses dons distincts et aperçus. On est bien absorbé dans Ses dons et comme enivré de Ses faveurs, mais nullement perdu en Lui - car pour se perdre en Dieu, il faut perdre tout appui quel qu’il soit.
Aussi est-ce la conduite de Dieu que nous pouvons voir pas à pas. Dieu ôte à l’âme tout appui extérieur pour la perdre dans l’intérieur. Ensuite il lui ôte la pratique des bonnes choses extérieures pour la perdre davantage. Puis il lui ôte l’usage des vertus pour l’arracher à elle-même. Il lui fait enfin éprouver les plus extrêmes faiblesses et misères qui sont des coups de grâce, et par là Il la perd en Lui. Au commencement de l’expérience des misères, l’âme se perd dans l’abandon, dans la confiance et le sacrifice. Mais comme ce sacrifice, cet abandon etc. sont encore comme des fils subtils, Dieu lui ôte tout abandon aperçu, tout espoir de salut connu, en sorte qu’elle est contrainte comme malgré elle de se perdre. Mais où se perdre ? Encore si c’était en Dieu aperçu, elle serait trop heureuse. C’est dans l’abîme où elle ne voit rien ni ne connaît rien. Et après enfin elle tombe en Dieu, non pour jouir de Dieu pour elle, mais elle pour Dieu et Dieu pour Lui-même. Après quoi elle ne doit pas regarder si elle est en Dieu : ce serait un retour propriétaire qui la retirerait, qui la salirait. Que faire donc ? Il faut demeurer dans sa perte sans rien vouloir ni connaître, sans rien désirer, ni perte, ni abandon, ni foi, ni amour, ni martyre, ni souffrance, ni sacrifice, je dis plus : ni Dieu pour soi, ni être ou n’être pas, mais vivre en enfant sans aucun souci, pas même d’accomplir la volonté de Dieu d’une manière distinguée ou aperçue - ce que nous ne devons plus même rechercher -, mais nous laisser conduire par cette même Volonté qui Se fera accomplir par nous sans que nous nous en mêlions. Car vouloir savoir la Volonté de Dieu pour La suivre, c’est encore faire, pouvoir et vouloir. C’est vertu, c’est opérer. Mais se laisser conduire par cette même Volonté où Elle veut nous conduire avec les soins de Sa Providence, c’est La porter passivement. Et je crois qu’il n’y a point de vraie passivité de conduite que celle de se laisser mouvoir au gré de la Providence ; autrement c’est action, c’est pratique de vertu, c’est faire, mais ce n’est pas pâtir. L’âme peut bien croire qu’elle fait la Volonté de Dieu, mais elle ne peut jamais dire « je suis faite Volonté de Dieu » que dans cet état. Car l’âme est vraiment faite Volonté de Dieu lorsqu’elle ne fait plus chose au monde par elle-même, qu’elle se laisse purement conduire par la main de l’Amour veillant à elle et pour elle, sans voir cette main qui la conduit, et qu’elle n’a nulle propriété que celle de se laisser agir et mouvoir dans cette même Volonté. Et je crois que c’est pour cette raison que Dieu ôte à l’âme la pratique de toutes les vertus, après qu’il lui a imprimé les mêmes vertus, non comme vertus pratiquées mais comme un état propre à l’âme. Et ces mêmes vertus dans la suite sont un écoulement de Jésus-Christ, non comme autrefois mais pour nous rendre semblables à Lui dans Sa vie. Ce qui fait que l’on ne peut plus pratiquer les vertus, quelles qu’elles soient, par soin ni élection, mais par Providence et à mesure que la Providence en fournit les occasions, ce qui se fait comme naturellement.
Et cela paraît tant en ce qui regarde l’occasion de Providence qui fournit la pratique, qu’en la pratique même. Comme dans la vie de Jésus-Christ toute la conduite de Son Père sur Lui paraissait être des choses arrivées comme naturellement et Il s’y laissait [mener] de même. Il nous arrive par exemple des renversements, souvent par notre imprudence, par notre faute : cela paraît naturel, on les porte aussi naturellement et sans réflexion. Vous rencontrez par hasard, ce semble, un objet digne d’exercer la charité : ce qui paraît de hasard est une providence admirable. Et l’âme qui a le goût de la Foi et de la Providence, ne peut plus pratiquer la vertu d’une autre manière, elle ne peut plus rechercher les pauvres, elle ne peut plus se crucifier elle-même, elle voit clairement qu’elle n’en pourrait venir à bout. Il n’y a que la Providence qui nous puisse ménager des croix propres à nous faire souffrir et mourir. Jésus-Christ ne Se crucifia pas, Il Se laissa crucifier à Son Père : l’âme établie dans la Foi n’en peut user d’une autre manière et la Providence lui en fournit de si divines et de si admirables qu’elle voit qu’elles lui sont appropriées selon son besoin et que toute l’industrie des créatures ne peut parvenir là. Il n’y a donc rien à faire que de se laisser conduire de moment en moment par la Providence, sans vouloir rien savoir et connaître de l’avenir. Laissons-nous conduire en enfants, et abandonnons à Dieu toutes nos entreprises sans vouloir avoir aucune assurance du succès. Car lorsque l’âme est bien abandonnée, Dieu fait des miracles de Providence, mais lorsque l’on veut des certitudes, on est souvent trompé.
Quittons donc l’assuré et l’aperçu pour être très assuré par la Foi. Allons sans hésiter et sans voir où nous allons. Si Dieu permet que nous nous égarions, c’est assurément parce que nous avons hésité et que nous avons voulu voir où nous allions. Il faut aller ici comme le navire sur les eaux : il n’a point de trace devant lui et il n’en laisse point après lui. Il ne faut ni rien voir avant que de marcher ni rien retenir du lieu où nous avons marché pour nous en faire une voie. La Providence nous fera tous les jours une nouvelle voie, à la vérité inconnue mais très sûre. Nous ne saurions mieux marquer à Dieu notre foi et notre abandon qu’en ne voulant pas même nous assurer de Sa Volonté, oubliant tout le passé pour nous laisser à l’avenir conduire en enfants de Providence : le salut vient d’en haut, ne songeons plus à l’assurer et il sera très assuré, non en nous, mais en Dieu. Je crois qu’une âme qui serait fidèle ne pourrait plus rien perdre. Car ne possédant rien et ayant déjà tout perdu, que pourrait-elle perdre ? Son salut n’est ni en elle, ni à elle, ni en aucun bien, mais en Dieu à qui elle se laisse sans soin ni souci d’elle-même.
Il faut suivre aveuglément la conduite de la Foi dans les providences. Par exemple, dans les crucifiantes, les croix viennent en foule par le moyen des créatures, qui le font contre toute raison. On ne voit en leurs manières d’agir que passion, qu’aveuglement, et cependant la foi fait voir et goûter Dieu là-dedans. De sorte que ce qui paraît si peu raisonnable aux yeux charnels, paraît aux âmes de foi, si divin et une conduite si sage et si admirable de la Providence qu’elles en sont charmées[380]. Elles voient non les créatures qui leur font les croix mais Dieu dans les créatures. De sorte qu’elles sont fort éloignées d’avoir de la peine contre elles, ni de les taxer de mauvaise conduite, puisqu’elles ne les regardent que comme des instruments dont Dieu Se sert pour les crucifier, tout cela par un goût caché et profond, sans goût à ce qu’il paraît, au milieu des plus épaisses ténèbres, sans vue et sans lumière distincte, mais par une disposition foncière où cela se passe très réellement, non en vue et connaissance mais en réalité.
Il y a des âmes par exemple, à qui Dieu fait connaître d’une manière distincte, par paroles prévenantes, qu’Il veut qu’elles souffrent telles et telles croix pour Son amour ou pour la conversion de telles âmes ou bien aussi pour Lui être conformes et Il leur fait même remarquer alors les endroits dans lesquels elles Lui sont conformées. Elles savent encore que leurs souffrances plaisent à Dieu, qu’elles Le glorifient (il faut comprendre que je ne parle pas ici des âmes perdues en Dieu, mortes et ressuscitées, à qui les mêmes choses ne font plus de dommage, sortant d’un principe divin et étant véritablement mortes par l’obscurité et la perte de tout : je parle des âmes vivantes et en voie). Si elles ont quelque abjection ou anéantissement, Dieu leur fait connaître combien cet état Lui est plus glorieux et leur est plus utile que tous les autres. Tout cela est grand et saint, je l’avoue, mais ce n’est point la voie de la Foi.
La Foi reçoit également toutes les croix, petites et grandes, sans en être prévenue, sans vue ni motifs, sans savoir les desseins de Dieu ni comme elle souffre, sans vouloir même le savoir ni connaître si ses souffrances sont agréables à Dieu ou non, s’Il en tirera Sa gloire ou non. Il lui suffit qu’elles lui viennent pour qu’elle les souffre avec la même égalité. L’âme ne se met pas en peine si ce sont ses imprudences et ses sottises même qui les lui causent. A tout cela elle demeure également contente, sa foi l’élevant au-dessus de toute connaissance et au dessus de tout désir de savoir si Dieu en est glorifié et la nature de la gloire qu’Il en tire. Elle le Lui laisse savoir pour elle : elle souffre, et c’est assez. On lui ôte les croix, puis on les lui rend : tout cela est dans la conduite de la Providence sur laquelle elle n’a aucune vue distincte. C’est assez et c’est trop pour elle de savoir que tout se fait par la Providence, sans vouloir pénétrer les desseins de Dieu. Lorsque les choses sont passées, elle est ravie de voir, sans voir autrement qu’en soi, comment la sage Providence a conduit toutes choses. Elle s’écrie alors : Bene omnia fecit (Il a bien fait toutes choses[381]).
L’anéantissement ne peut point être véritable tant que l’âme voit et connaît qu’on l’anéantit, que son état est glorieux à Dieu et qu’il lui est utile à elle-même, parce que tout cela sont des soutiens qui la font être et subsister en quelque chose. On s’anéantit bien par ces voies si on prend l’anéantissement en manière active, qui est plutôt une élévation qu’un anéantissement, mais on n’est pas pour cela anéanti. Pour être anéanti il ne faut aucun soutien ni appui, ni même voir son néant, mais bien l’expérimenter (parce que l’on est en vérité pécheur, méchant, indigne de Dieu) et cela par une expérience si réelle et foncière de la malignité qui est en nous que de tous côtés on ne voie que néant et péché. Néant à l’égard de Dieu, ne sentant qu’impuissance à tout bien et entraînement à tout mal : on croit avoir perdu son Dieu, L’avoir perdu par notre faute et pour toujours. Néant de toutes vertus, de tous dons, de la confiance et de la foi même, de toute assurance, de tout abandon, de toute paix, de toute pratique, de toute sainteté, de toutes bonnes oeuvres, de toutes créatures et de soi-même. Puis après toutes ces pertes on entre encore dans le désespoir de soi-même, sans espérance d’être jamais regardé de Dieu que comme une personne qui ne mérite que Sa disgrâce et qui L’a perdu par sa faute, car si elle croyait que ce fut un éloignement, une feinte, une épreuve, elle ne serait pas anéantie.
Lorsque Dieu met beaucoup de Soi dans une âme et qu’Il la veut beaucoup avancer, Il permet que le Directeur doute d’elle. Elle ne trouve auprès de lui qu’une plus forte certitude de sa perte. Et c’est une conduite de Dieu autant rare qu’elle est terrible à porter, car s’Il assurait cette âme consumée d’amour sans qu’elle se connaisse ni se croie, elle se croirait en bonne voie ; et comme il ne lui importerait pas à quel prix elle pût obtenir ce qu’elle aime sciemment et sûrement, en secret elle serait contente. Mais tout lui est ôté, il ne lui reste que le rayon ténébreux de la Foi qui lui fait apercevoir que Dieu est toujours Dieu et qu’Il n’est pas moins glorifié dans sa perte que dans son salut. Ainsi elle demeure en paix sans paix, résignée sans résignation, sans vouloir cependant nulle grâce pour elle qui s’en reconnaît trop indigne. Tout ce qu’elle désire est de ne plus pécher ou faire de fautes. Mais plus elle le désire, moins elle y réussit à ce qu’elle croit ; encore le veut-elle si faiblement qu’elle doute souvent si elle voudrait bien ne point pécher ou faillir. Sa faiblesse lui paraît un péché tout volontaire.
Cependant la foi relève quelquefois son courage abattu. Elle espère par le désespoir même. Mais que croit-elle ? Qu’espère-t-elle ? Elle ne le sait pas. Tout ce qu’elle éprouve est qu’elle est enfoncée dans un abîme de boue et de corruption dont elle ne peut même vouloir sortir d’une volonté absolue, ne trouvant plus de volonté. Enfin, elle entre en complaisance de se voir ainsi perdue, et la haine qu’elle a pour elle-même devient si forte qu’elle ne peut se vouloir aucun bien ni aucun avantage, elle veut bien que Dieu la punisse et ne revienne jamais à elle. Cet état l’éloigne fort d’elle-même.
Cet état dure quelquefois bien des années et exerce beaucoup la foi, car l’âme n’a point d’envie de chercher aucun appui ni au ciel ni sur la terre ni dans aucune créature : elle se cache et se repose dans sa boue comme dans un lieu qui lui est propre, n’en pouvant espérer d’autre. Elle se console quelquefois dans la pensée que si elle ne peut aimer Celui qu’elle croit seul aimable, du moins d’autres L’aiment. Elle demeure plongée dans sa misère et abîmée dans son néant, espérant qu’il se trouvera quelque âme moins ingrate que la sienne qui paiera son Dieu d’un amoureux retour.
O état le plus difficile de tous à porter, que tu es grand ! Que tu es ineffable ! Que tu es glorieux à mon Dieu ! C’est toi qui arraches tout à la créature et qui la dépouilles de ses usurpations pour rendre à mon Dieu la justice qu’elle lui doit ! Tout autre état que celui-là est un état de mensonge et l’on ne se connaît véritablement que dans la plus extrême nudité. On se croit toujours quelque chose, on usurpe et on s’attribue au travers même de la plus grande humilité le bien que Dieu fait en nous. C’est l’état de la parfaite désappropriation qui fait passer l’âme en Dieu. Job, ce patient éclairé dit : je suis sorti nu du ventre de ma mère, c’est-à-dire de mon néant, et j’y rentrerai nu[382].
Dans le fort de ce néant, Dieu commence à reparaître peu à peu, mais toujours en lumières confuses et peu distinctes. C’est plutôt une nuée ténébreuse qui cache Dieu qu’une vue de Dieu. Mais que dis-je ? C’est Dieu Lui-même, caché et environné de ténèbres[383]. N’est-il pas dit qu’Il a choisi les ténèbres pour Sa cachette[384] ? Cependant la foi est alors si certaine que c’est Lui qu’il ne lui en reste aucun doute. Il l’attire et la renouvelle. Change-t-Il pour cela de conduite sur elle ? Non : Il la remet dans une paix si grande, si universelle, si étendue qu’elle est incompréhensible à qui ne l’a pas éprouvée. Mais que voit-elle ? Rien, un très long temps, et elle ne veut rien voir, non par volonté et par choix mais par état d’anéantissement. L’âme est éclairée sans distinction. Ce qu’elle connaît est cru pour ainsi dire sans être vu. Elle trouve qu’elle n’ignore rien et que rien ne lui manque pour sa conduite, et elle ne sait comme cela se fait. Elle sent bien sans sentir qu’il y a un Maître chez elle qui Se fait bien obéir, qui commande en Souverain, qui lui fait faire toutes Ses volontés - mais sans parole, sans distinction, sans connaissance, comme naturellement et par entraînement. Elle est comme un fou et un égaré qui ne sait où il va, comme un aveugle qui sent bien qu’on le mène, mais qui ne sait pas où on le mène et qui ne veut pas même le savoir. Il n’y a pour une telle âme rien d’évident ni d’assuré et cependant rien de douteux.
O Amour ! Qui faites ces choses, vous savez que Vous les faites et Vous savez pourquoi Vous les faites ! O le grand plaisir que d’être ainsi abandonné, aveuglé, perdu et noyé ! O Amour ! sous Votre conduite on aime mieux s’égarer et ne pas voir que de s’assurer en voyant ! O foi ! que vous renfermez de pureté et de biens et que vous rendez un cœur heureux lorsque vous vous emparez de lui ! La foi est si pure et si nue que lorsque l’on entend parler de ces choses, quoiqu’on les possède, l’âme ne peut s’en faire d’application à moins que Dieu ne les lui applique par Lui-même. Il lui semble qu’elle dort et que c’est un songe. Mais lorsque Dieu veut qu’elle en parle ou écrive, les choses lui paraissent très réelles dans ce moment, je dis dans ce moment, car hors de là il ne lui reste aucune idée, non plus qu’à ceux qui n’ont jamais rien vu ni rien su. Lorsqu’elle écrit un mot, elle ne sait pas pour l’ordinaire celui qui doit suivre, et elle oublie aussitôt ce qui est écrit. Elle écrit ce que l’Amour veut, et autant qu’Il veut. Hors de là elle demeure à sec, sans pouvoir rien ajouter d’elle-même. O Foi ! Qui Vous connaît est charmé de Vous et ne peut plus trouver de goût aux choses les plus admirables de la vie spirituelle ! Ce qui ravit les autres d’admiration ne peut toucher une âme qui Vous possède. Les communications les plus extraordinaires en lumières médiates paraissent des ombres et des impuretés auprès de Vous. La grâce des grâces la plus grande et la plus signalée, c’est de posséder Dieu en soi, c’est le posséder Lui-même pour Lui-même tout entier et non en partie : c’est Le posséder comme les Bienheureux, à la réserve de la vision béatifique. Dieu est vu en l’autre vie, mais Dieu est cru en celle-ci.
Il y a deux voies passives très différentes l’une de l’autre pour les moyens, la pureté et la fin. La première voie est toute en lumières, dons, touches aperçues, connaissances, pureté possédée, et tout ce qui se peut dire, connaître, exprimer et distinguer. L’autre voie passive est en foi, où l’âme va sans connaissance, sans lumière, même souvent sans goût, abandonnée à la Providence divine, portée pour ainsi dire sur les bras sans voir le chemin par où elle va ni le sentier qu’elle suit dans l’obscurité de la foi. Cette dernière voie est la voie des enfants, qui se laissent porter sans savoir où ils vont comme un enfant qui se laisse porter à [par] sa mère sans autre soin que de la regarder, et même très souvent sans la regarder, se reposant et dormant sur elle. Demandez à cet enfant où il a été et par quel chemin ? Il vous dira qu’il a été où sa mère l’a porté sans s’être informé du chemin, et qu’il n’a que faire de le savoir.
O abandon ! Que vous êtes pur, vous pouvez seul donner un repos assuré et une parfaite pureté à l’âme. Tous les dons remplissent mais la Foi nue ne tient point de place, au contraire Elle vide et donne lieu à Dieu d’être tout en l’âme. Toute autre voie cause propriété, vue, distinction et appui, mais cette voie est pure, simple et droite, quoique dépouillée de tout soutien et affreuse[385] à la nature.
Je crois qu’il y aurait bien des âmes qui marcheraient par cette voie si les Directeurs leur faisaient outrepasser tous les dons auxquels elles s’arrêtent sous prétexte de connaître s’ils sont de Dieu. Qu’est-il nécessaire de connaître ce qu’il faut perdre ? Et si l’âme s’efforce de les outrepasser sans les examiner, elle ne les perdrait que pour elle-même et comme lui étant appropriés, mais elle les retrouverait en Dieu d’une toute autre manière. Il est d’une extrême conséquence que les âmes soient instruites non à connaître et distinguer les dons gratuits mais à les outrepasser. Dieu ne laissera pas de faire par impression ce qu’Il aurait fait par l’autre voie. Je ne saurais dire ce que je conçois de la pureté de la Foi nue et comment Elle fait marcher non par nos pas, mais par les démarches de Dieu, appuyée sur Lui-même. La voie de Jésus, Marie et Joseph était celle-là : il n’y avait rien d’extraordinaire, mais tout était en Foi, ils se parlaient sans paroles en Foi nue. O que cela me paraît grand ! Les âmes chargées de dons ne laissent pas d’aller en Purgatoire, quoiqu’elles paraissent posséder Dieu d’une manière éminente. Il n’y a que la Foi nue en degré éminent qui est sagesse éternelle, qui ne laisse point de tache ni de propriété. Il ne peut y avoir de pureté d’enfance que par cette voie, qui est véritablement la voie de mort et d’anéantissement. Tout ce qui se sent et distingue n’est point Dieu : Il est trop pur. C’est bien quelque chose de Lui, les visions les plus admirables ne sont rien moins que Lui. Ce sont des figures et des images mais non pas Lui, et les images s’imprimant dans nos esprits, elles empêchent de Le contempler en Lui-même - et la figure occupe la place de la Vérité. Dieu n’a point de figure : il faut laisser tous ces portraits pour courir à l’Original par la perte et l’oubli de tout. Et la nature ne trouvant plus de nourriture est obligée d’expirer.
Il y a divers degrés de mort et d’inaction qui paraissent les mêmes quant à leurs expressions, mais qui dans la vérité sont bien différents. Les âmes qui ont passé par les affections et par le goût de la présence de Dieu et qui ensuite sont mises en sécheresses et en privation et après cela qui retrouvent le calme, croient avoir tout passé et les personnes qui les conduisent, le croient aussi. Comme elles ont passé et éprouvé des privations et des pertes semblables à celles que l’on décrit des états plus avancés, elles croient y être arrivée. Et à moins d’une lumière surnaturelle on a de la peine de les désabuser, cependant, il est certain qu’il y a une différence très grande. Il y a des morts à passer sans nombre. Lorsque l’on veut mettre l’or en œuvre, il y a deux moyens : ou de le battre ou de le fondre. En le battant, on lui fait prendre une autre figure que celle qu’il avait, mais il n’est pas pour cela purifié. Au lieu qu’en le mettant au feu, il se purifie et est encore plus propre à prendre une autre figure. La première fois qu’il est mis dans le creuset, il perd et son impureté grossière et sa forme, et il est propre à faire de certains ouvrages comme monnaie etc. qui sont fort grossiers. Il est vrai que l’or a été fondu, qu’il a été purifié, qu’il a même changé de forme. Mais pour savoir le degré de sa pureté, il n’y a que l’orfèvre qui le puisse, encore souvent faut-il le mettre à l’épreuve. On peut purifier l’or jusqu’à vingt-trois carats, le mettant autant de fois dans le creuset et lui faisant perdre autant de fois sa forme pour en prendre une nouvelle. Chaque degré qui purifie l’or se fait par la même voie : il est mis au feu, ensuite fondu, puis l’or change de forme. Toute la différence de ces degrés est qu’à mesure qu’il est fondu, il est toujours purifié, et plus il est purifié, plus il a besoin d’un feu plus ardent et subtil pour le purifier davantage. Et que plus il est fondu de fois, plus il est propre à être mis en oeuvre pour les ouvrages les plus délicats, et sa pureté vient après à un tel degré que le feu ne peut plus l’altérer ni le diminuer, ni même le rendre plus pur.
Je crois qu’il est ainsi des âmes. Il y en a de différents degrés de purifications. Elles ont toutes passées par le feu, au moins celles dont je parle, cependant parlez-leur des voies de purification et comment il faut qu’après que notre terre est devenue or - c’est-à-dire que notre nous-mêmes a été changé par grâce en or - qu’après cela il faut le purifier dans le creuset et le faire changer de nature : elles vous diront qu’elles ont passé ces degrés, que de terre qu’elles étaient, elles sont devenues or, qu’après cela le divin Orfèvre les a mises dans le creuset de la sécheresse, de l’affliction et de l’abjection, qu’ensuite elles ont été toutes fondues et comme anéanties par la force de son amour, après quoi Il leur a donné une autre forme telle qu’il Lui a plu, et qu’elles sont renouvelées en Lui. Tout cela est si vrai, quoiqu’en bas degré et que cet or soit de bas aloi et bien grossier, qui n’est pas propre à faire des ouvrages et l’orfèvre le mettra à un prix bas. Il en est de même des âmes de grâce. Toutes passent par le feu, mais selon les desseins de Dieu sur une âme, et plus Il la destine à son intime union, plus Il la purifie en cette manière.
Ce ne sont point, autant que je le puisse comprendre, les mêmes degrés qu’on lui fait encore passer, comme on se l’imagine faute de lumière ; car il est impossible que ce qui a été une fois purifié et séparé de l’or s’en sépare encore. Mais c’est une nouvelle impureté, qui paraît tenir quelque chose de la première. Et comme Dieu, pour l’ôter à l’âme, tient la même conduite qu’Il avait tenue auparavant, et qu’il se sert des mêmes moyens de purification, on croit repasser les mêmes états. Mais c’en sont d’autres et de bien différents, non dans leurs manières mais dans leurs effets.
Chaque degré a sa purification, et chaque changement d’état a son feu et son degré de purification, son anéantissement et la perte de sa première forme. Il est anéanti quant à sa forme mais non quant à sa substance. Chaque fois que l’âme quitte sa forme pour en prendre une autre, elle est anéantie quant à sa forme, car elle ne le peut pas être quant à sa substance. Mais jusqu’à ce qu’elle ait été purifiée radicalement, elle est toujours impure, plus ou moins, selon son degré, et elle est toujours propriétaire.
Mais lorsqu’elle a éprouvé le dernier degré du feu, elle n’a plus d’impureté ni de propriété et ce dernier degré ne s’éprouve pour l’ordinaire que dans l’autre vie - mais lorsque Dieu a de grands desseins sur une âme, il la purifie à un degré conforme à ses desseins en sorte qu’elle est vraiment changée et transformée en Lui, mais plus ou moins, selon le degré de pureté. Et ce degré de pureté est communiqué selon le dessein de Dieu, qui comme un excellent orfèvre, fait de cet or des ouvrages admirables mais différents, s’en sert et l’emploie, mais différemment, aussi est-il de différent prix.
Voilà à peu près les degrés de ces âmes de foi en lumières passives qui, après que le soleil de justice les a fait devenir or de terre qu’elles étaient, sont encore lavées et purifiées par leurs larmes et activités. Mais comme la terre peut être mêlée et comme identifiée avec l’or, l’eau n’en a ôté que la superficie : on découvre cependant que c’est de bon or, et c’est assez. Mais il faut, outre le lavement de l’eau, que la main de Dieu sépare la terre grossière de l’or : c’est pourquoi il met l’âme dans le creuset de l’affliction et de l’humiliation, et c’est une opération que l’âme souffre passivement. Ensuite elle est vraiment fondue : et voilà l’anéantissement. Tout cela se fait dès le premier degré de pureté. Mais je vous prie de voir l’extrême différence de la pureté, de l’anéantissement et de la transformation du premier degré, à celle du dernier. Ceci me paraît fort clair, et cependant, à moins d’une forte épreuve et d’une longue expérience et d’une grande lumière, le Directeur aura bien de la peine à en discerner le degré. Il voit bien que cette âme est de bon or, qu’elle a été éprouvée, anéantie et changée - mais en quel degré, c’est le difficile. Il n’y a que le Seigneur par lui-même ou par des personnes animées de Son Esprit qui le puisse faire.
Ce ne sont donc point les mêmes degrés que l’on repasse, ce qui serait aussi difficile que de rentrer dans le ventre de sa mère : mais de nouveaux degrés, qui paraissent les mêmes, quoiqu’ils soient très différents.
Quand tous les degrés sont passés, il n’y a plus de purgation ni de purgatoire pour cette âme : elle n’y souffrirait plus, parce qu’il n’y aurait plus rien à purifier. Lorsque l’or est remis dans le creuset après la première purgation, ce qui se purifie n’est pas de même nature ni de même qualité que ce qui a été purifié. C’est toujours quelque chose de plus subtil et de moins grossier, et plus il est remis dans le creuset, plus l’impureté qui reste à détruire est délicate, et difficile à connaître. Cela vient à un tel point, que l’orfèvre ne connaît plus l’impureté : pour en juger, il faut qu’il remette l’or dans le feu, et alors il en juge par le déchet. Il en est à peu près de même de l’âme : toutes les purgations lui ôtent toujours de nouvelles impuretés, qui deviennent de jour en jour plus délicates et subtiles, en sorte que l’on ne connaît plus l’impureté que par de nouvelles épreuves, tant elles sont subtiles.
Il y a encore une autre épreuve et manière de purifier l’or, qui se fait à moins de reprises. C’est lorsqu’on le laisse plus longtemps dans le feu et qu’on augmente le feu par degrés, c’est-à-dire le rendant plus fort de temps en temps, par certains degrés presque imperceptibles. L’or est plus purifié, plus il reste dans le feu et plus le feu est ardent. Il en est ainsi de l’âme : plus elle est dans l’épreuve, et plus l’épreuve est forte et longue, plus elle est purifiée.
Il n’y a rien dans l’ordre de la nature, non plus que dans celui de la grâce, qui ne prouve très clairement la vérité de l’intérieur. Cette vérité est tellement répandue dans tout ce qui subsiste qu’une personne éclairée la découvre en toutes choses. Et quoiqu’il n’y ait point de vérité parmi les hommes, qu’ils soient tous menteurs parce qu’ils sont tous coupables, on ne laisse pas au travers de mille faux traits que le démon a gravés sur eux de découvrir cette Vérité qui est une émanation de la Divinité, répandue nécessairement dans toutes les créatures qui ont été produites par la Volonté et la Puissance de Dieu.
Il n’y a rien dans la nature, soit plantes, éléments, pierres qui n’ait un esprit et un sel. C’est le fond de leur subsistance, et la cause de leur incorruption : dans leur corruption même ce sel et cet esprit se conservent, mais pour les découvrir il faut détruire la forme naturelle de la chose dont on veut tirer l’esprit et le sel. L’air, la terre, les plantes et les métaux mêmes laissent découvrir en eux ce principe universel. Ce sel signifie la divine Sagesse, et l’esprit cet Esprit vivifiant. La vérité de l’intérieur se découvre dans tout ce qui est et subsiste. Il n’y a aucune créature qui, en devenant incorruptible par sa propre destruction, ne nous apprenne que notre anéantissement et notre destruction est ce qui nous rend incorruptible, nous réunissant à notre Tout et nous mettant dans la vérité de la Sagesse et de l’Esprit vivifiant. Il n’y a pas une fleur qui ne nous enseigne que, quelque agréable qu’elle paraisse à nos yeux, elle serait comptée pour rien si elle ne se perpétuait par sa mort et sa pourriture. Les plantes, les fruits et tout ce qui est ne s’éternisent que par leur destruction, comme si Dieu avait voulu nous donner une plus grande idée de son Tout par la destruction de tout ce qui subsiste que par leur création, puisqu’il est vrai que leur destruction même en nous faisant voir le peu de durée des choses du monde, nous découvre leur principe par leur incorruption dans la corruption même.
Si toutes les choses naturelles subsistent même dans leur destruction apparente, c’est un grand argument pour l’immortalité de l’âme. Mais ce n’est pas ce que je prétends prouver puisque tout homme raisonnable n’en doutera jamais. Ce que j’avance est que dans tout cela l’Esprit de Vérité Se découvre et [aussi] une souveraine raison de la conduite de Dieu sur l’âme. Il n’y a pas un endroit de l’Écriture, pas une histoire sacrée ou profane, pas une fable même, où l’on ne découvre cette vérité, pas un événement dans l’ordre de la nature et de la grâce. Nous voyons les fortunes des hommes être comme une assurance de leurs infortunes. La jeunesse est imparfaite quoiqu’elle soit la perfection de la beauté de l’homme. L’homme subsiste peu dans son état parfait. Il croît et augmente jusqu’à la perfection de son état, après quoi il vieillit et éprouve en lui que les mêmes choses qui l’ont fait venir à la perfection de la jeunesse, de la beauté, de l’esprit et de la santé, le quittent peu à peu et qu’il n’en éprouve plus qu’un triste débris. Ensuite de quoi, après la destruction des parties, la totalité se perd, pour ainsi parler, par la mort. Mais cette destruction apparente fait toute son incorruption et son immortalité. L’esprit se cultive par les sciences, mais ce qui fait son ornement l’use et le détruit dans la suite. Les plaisirs, qui semblent être la fin des désirs de l’homme, sont la mort de ces mêmes désirs, et à force de vouloir se livrer au plaisir, tout plaisir le quitte et rien ne lui en cause plus, de sorte qu’il est puni par son dérèglement même. Il n’y a pas une histoire où nous ne voyons, après une fortune excessive, une décadence surprenante : la gloire d’un royaume nous signifie sa prochaine destruction, le calme marque la tempête etc.
Tous les commencements de la vie spirituelle sont pleins de douceurs, quoique accompagnés de pénitences. C’est ce mélange de délices spirituels et d’austérités corporelles qui rend le plaisir intérieur plus piquant. Ces commencements sont comme une belle fleur qu’un enfant admire et cueille, mais qu’un excellent jardinier laisse flétrir pour la perpétrer par sa semence. Si cet état ne changeait point, il périrait en ne périssant pas. C’est ce qui fait que Dieu conduit l’âme par de si étranges renversements qui ne sont que comme une flétrissure à cette fleur, [flétrissure] qui augmente à mesure que sa graine mûrit. Quoique cette graine paraisse mûre, elle n’apporte du fruit qu’après qu’on l’a jetée dans la terre où elle pourrit, selon le témoignage de Jésus-Christ même.
La conduite que Dieu tient sur l’homme est une conduite universelle, car quoiqu’il y ait l’ordre particulier qui regarde chacun de nous, il est néanmoins tellement dépendant de cet ordre général, que pour peu qu’il s’en éloignât il mettrait tout dans le désordre. Les désordres, les renversements des Empires sont une suite de cet ordre général et ce qui nous paraît désordre à cause de notre manière de voir les choses, est un ordre admirable selon la divine Sagesse, de sorte que ce désordre particulier est ce qui conserve l’ordre général.
Il est donc certain que c’est là la conduite de Dieu. On estime une fleur heureuse parce qu’elle est cueillie dans sa beauté par la main du Roi et qu’elle lui a causé un instant de plaisir. Une personne qui meurt dans les prémices de l’esprit, dans toute sa beauté intérieure, est comme cette agréable fleur. Personne ne doute du plaisir qu’elle a fait. Mais pour ces fleurs rares qu’on ne cueille point, qui sèchent et sont serrées[387] par le jardinier, on n’y fait pas d’attention. Cependant elles s’immortalisent par leur mort, qui pourtant les fait paraître vilaines aux yeux des hommes, dans les mêmes parterres dont elles avaient peu de jours auparavant fait tout l’ornement.
L’ordre donc général est que Dieu établit, qu’il détruit ce qu’Il a établi et qu’Il perpétue les choses par cette destruction. Et c’est ce qu’Il fait dans l’ordre de la grâce : Il établit d’abord les vertus. Mais comme elles seraient semblables à la beauté d’une fleur que le vent et la chaleur gâtent, Il tire de cette vertu l’esprit, Il en ôte tout l’éclat au dehors, de peur qu’elle ne soit corrompue par la vanité, mais Il en laisse l’esprit et le sel, c’est-à-dire qu’Il en laisse l’essentiel et la vérité, et qu’Il n’en ôte que l’éclat - et c’est de cette manière qu’Il la rend immortelle. Il en est de même de ses faveurs : Il ôte, après les avoir faites, tout ce qu’il y a d’éblouissant et par conséquent d’amusant[388], et Il n’en laisse que la substance, c’est-à-dire que Dieu donne à l’âme les qualités propres pour attirer ses faveurs, en lui ôtant la faveur apparente. Plus Dieu prend de soin de détruire une chose, plus elle lui est chère. Les hommes n’envisagent les choses que superficiellement de sorte qu’ils ont horreur de toute sorte de destruction, ne comprenant point assez que Dieu ne détruit qu’un éclat trompeur et qu’il laisse le solide. La mort, qui est la destruction d’une vie pleine de douleur, n’est-elle pas le berceau de la véritable vie ? Dieu met Son plaisir dans la Vérité de Son Esprit et de Sa Sagesse en tous les êtres, parce que cet Esprit et cette Sagesse sont la même Vérité qui n’est autre que Lui-même - et il n’y a rien dans toutes les créatures qui soit proprement sien ni une émanation de Lui-même que cet Esprit et cette Sagesse.
Le Démon a travaillé à détruire par des dehors trompeurs et éclatants l’essence de la Vérité, mais tout ce qu’il a pu faire a été de La couvrir. Les hommes l’ont secondé en cela de sorte que s’attachant désordonnément à l’extérieur de toutes choses, ils n’ont pas pénétré son esprit. Un petit nombre d’hommes ont découvert dans les choses naturelles leur quintessence, qui est cet esprit et ce sel ; encore n’en ont-ils pas pénétré tous les usages. Un petit nombre d’hommes spirituels ont pénétré l’Esprit de Sagesse et de Vérité, répandu dans toutes sortes de biens, ce qui en fait l’essence et ce tout incorruptible. Cette connaissance de la Vérité cachée dans l’essence des choses a fait qu’ils ne se sont point attachés scrupuleusement à mille petits brillants dans le bien que le vulgaire estime, parce qu’il ne pénètre pas plus avant. Au lieu qu’au contraire, eux, en avouant qu’une fleur a tout l’agrément qu’elle peut avoir, ont fait plus de cas de sa semence et de sa racine que de son éclat. Le vulgaire amusé ou par l’éclat du dehors ou par une habitude de n’agir que par ce qui frappe les sentiments ne s’est attaché qu’au dehors et au brillant, sans pénétrer le solide, poussé qu’il est d’ailleurs à cela par l’Esprit de ténèbres, lequel, craignant que l’homme, sans s’amuser à l’appas trompeur ni même au brillant de la Vérité, ne passe jusqu’à la substance de cette même Vérité, fait tous ses efforts pour l’empêcher. Les hommes mêmes et aussi la nature semblent s’y opposer. Les renversements, les ténèbres, les tremblements de terre qui arrivèrent à la mort de Jésus-Christ marquaient l’état violent de la nature, non seulement parce que l’Auteur de la nature souffrait, mais de plus parce qu’en mourant pour les hommes, Il leur laissait son Esprit de Vérité. Et afin qu’ils pénétrassent la Vérité cachée dans le mystère, Il fit ouvrir Son cœur, comme pour nous enseigner à pénétrer jusqu’au fond de la Vérité.
Je ne suis point étonnée de tout ce qui s’élève pour empêcher la Vérité de paraître dans Sa substance et ce sera ce désordre de toutes choses qui en rétablira tout l’ordre. La pente à agir par les sentiments et à préférer l’extérieur à l’intérieur est une suite du péché. Cependant quand l’Esprit de vérité[389] est dans un cœur, il lui découvre cette Vérité en toutes choses. Il n’y a pas, comme j’ai dit, une histoire, une fable, un événement, même dans la foi ridicule des païens, ni dans les hérésies, où l’on ne voit un caractère de la Vérité, et ce qui les a fait écarter de cette même Vérité en quittant l’ordre général. Dans les lois, les coutumes même les plus barbares, vous voyez partout cette Vérité. Dans la fable des Anciens, dans la multiplicité de leurs dieux, ce qu’ils leur attribuent, tous leurs égarements et leurs erreurs, me sont un si fort argument de la vérité de notre Religion et de l’Esprit de Religion, qui est l’Esprit intérieur, que par ces mêmes choses on pourrait leur enseigner la Vérité. Que le monde se déchaîne, que les hommes et les Démons se joignent : ils peuvent causer quelque mal de peine extérieure mais ils retomberont infailliblement dans l’ordre de Dieu. Ils serviront même à l’établir en paraissant le détruire, et mon Dieu règnera par la destruction.
Quoiqu’il me soit[390] très difficile de répondre aux questions de la personne qui me fait l’honneur de m’écrire, tant parce que ce sont des choses auxquelles je ne m’embarque pas volontiers que parce qu’il faudrait des volumes pour éclaircir à fond ce qu’on me demande, je ne laisserai pas de dire simplement sur quelques-uns des articles ce que je pense.
Le premier article est que tous les hommes sont appelés à la perfection dont nous avons parlé, comme ils sont appelés au salut. Mais loin que tous y arrivent, très peu même entrent dans la voie solide de la vertu, et de ceux qui y entrent peu y persévèrent jusqu’à la fin ; et presque personne n’arrive à la perfection, faute d’en prendre la véritable voie.
La perfection, selon que je le conçois et de la manière que nous en parlâmes, n’est autre chose que l’union à la Volonté de Dieu et l’accomplissement fidèle de cette même Volonté. Plus l’âme est parfaite, plus elle y est unie et L’accomplit parfaitement. Cette divine Volonté se manifeste par la fidélité à la pratique : plus on La pratique, plus on La découvre.
Le chemin de la perfection consiste donc à détruire ou à laisser détruire les obstacles qui empêchent que la Volonté de Dieu ne S’accomplisse en nous. Au commencement nous travaillons activement à détruire les plus grossières oppositions à cette Volonté divine.
Mais comme la destruction de ces empêchements grossiers nous purifie et nous éclaire, nous sommes conduits peu à peu à un état plus simple, où les obstacles étant plus subtils, quoique plus forts et plus dangereux, nous connaissons que Dieu seul les peut détruire et nous comprenons en même temps que Sa divine volonté est que nous les Lui laissions consumer par l’activité de Son Amour. Il faut que ce même Amour consume même l’activité de la créature, comme étant un empêchement à la perfection de Sa volonté en nous qui ne peut être souveraine qu’en détruisant la propre volonté de la créature et par conséquent sa propre action.
Mais comme il ne s’agit à présent que de faire voir que tous les hommes sont appelés à cette perfection comme ils sont appelés au salut, c’est à quoi je me restreint.
Il est certain que nul ne saurait entrer au Ciel qu’il ne soit entièrement conforme et uni à la Volonté de Dieu, puisqu’il est d’une incompatibilité absolue qu’une personne dont la volonté serait différente de celle de Dieu pût Lui être unie. Il est aussi constamment vrai que nous ne lui sommes unis que par la volonté, et il ne l’est pas moins que nul ne peut entrer au Ciel qu’il ne Lui soit uni. Il y a des degrés de gloire dans le Ciel qui marquent qu’il y a des âmes plus parfaites les unes que les autres, mais généralement il est certain que, soit en cette vie soit en l’autre, il faut être uni à la Volonté de Dieu pour entrer au Ciel. J’avoue qu’il y a quantité d’âmes qui demeurent toute leur vie dans la rébellion à la Volonté de Dieu (qui est péché mortel) et qui se convertissent à la mort. Mais il suffit qu’elles se convertissent pour de rebelles à la Volonté de Dieu y devenir conformes, sans quoi elles ne seraient jamais converties. Et afin de perfectionner en elles cette Volonté divine, selon leur capacité de jouissance divine (car c’est la mesure de la perfection de la volonté de Dieu en nous qui fait le plus ou le moins d’étendue de béatitude), il faut que le Purgatoire consume tous les obstacles qui empêchent l’unité de notre volonté à Celle de Dieu.
Que toute la perfection consiste dans l’union de notre volonté à Celle de Dieu et que cette union soit le fondement de notre béatitude, il est aisé de le prouver.
Pour le premier, notre Seigneur ne dit-Il pas : si quelqu’un fait ma volonté, nous viendrons à lui, et nous ferons notre demeure en lui[391] ? Or il est certain que Dieu ne demeure (car qui dit demeurer dit permanence), Dieu, dis-je, ne demeure point dans une âme maligne et assujettie au péché[392]. Il faut donc que celui qui fait la Volonté de Dieu soit dans un état de perfection pour être le temple de Dieu. De plus, lorsque notre Seigneur parle de ceux qui lui sont le plus unis, ne dit-Il pas que ceux-là seulement qui font la volonté de son Père, sont sa Mère et ses Frères[393] etc. ? Et en mille autres passages de l’Écriture Il exprime que l’accomplissement de sa Volonté est ce qui Lui est le plus agréable[394] : obéir à Dieu vaut mieux que d’offrir la graisse des moutons[395]. Que nous fait-Il demander de plus précis, si ce n’est l’accomplissement de Sa sainte Volonté sur la terre comme Elle s’accomplit dans le ciel[396] ? On peut donc L’accomplir parfaitement sur la terre en quelque sorte, quoique moins parfaitement que dans le ciel, car Dieu ne nous aurait pas fait demander une chimère. On peut donc voir que la perfection consiste dans l’accomplissement de la Volonté de Dieu.
Que la Volonté de Dieu soit le fondement de la béatitude il est aisé de le faire voir. Nous sommes plus ou moins heureux selon que nous sommes plus ou moins établis dans l’ordre et la disposition divine. La rébellion à la Volonté de Dieu nous fait sortir entièrement de cet ordre et disposition divine et, nous inspirant l’esprit de révolte qui est le caractère de l’enfer et le fruit du péché mortel, elle nous conduit insensiblement dans l’Enfer. Or l’Enfer et ce qui en fait le principal tourment, c’est que l’homme créé pour être uni à Dieu comme à son principe et à sa dernière fin et qui ne peut avoir de paix ni être heureux qu’il ne soit dans cette union (puisque c’est la place qui lui est propre) - que l’homme, dis-je, étant hors de sa place et de son centre, se trouve dans un état violent et qui lui est insupportable. De sorte que ne pouvant jamais ni cesser d’être révolté et dans cet état violent, ni cesser d’avoir la pente imprimée nécessairement en sa nature (qui est de réunion à son Centre), il entre dans des désespoirs et des rages étranges. Sa rage et son désespoir augmentent sa révolte, et sa révolte augmente son désespoir, en sorte que les tourments de ces âmes passent toute imagination et ne peuvent être conçus que de ceux qui, étant arrivés à un haut degré d’union de leur volonté à celle de Dieu, comprennent par ce que leur fait souffrir la moindre résistance ce que c’est que le tourment de cette rébellion.
On me dira : si cela est de la sorte, d’où vient que les pécheurs ne souffrent pas ici plus qu’ils ne souffrent ? A cela je réponds que leur âme étant ici comme ensevelie dans les sens, elle a perdu les sentiments spirituels et n’est capable que de l’entraînement des sentiments corporels, qu’en cette vie les fonctions du corps emportant presque toute l’âme, font diversion, amusent sa douleur, et l’empêchent de sentir son malheur. Cependant, quoique les pécheurs étourdissent la douleur de leurs âmes par les plaisirs, il est certain qu’ils ne laissent pas d’être très malheureux parce qu’étant hors de l’ordre de Dieu et déplacés, ils sont toujours dans l’agitation et le trouble. Ce qui est un tourment très grand parce qu’étant créés pour des plaisirs plus solides et plus étendus, ils sont toujours affamés et ne trouvent rien qui les satisfasse. C’est pourquoi ils ne peuvent jamais passer pour heureux, quoique regorgeant de tout ce que les hommes appellent bonheur.
Il est donc certain que c’est la rébellion à Dieu qui fait le plus grand de tous les malheurs. Si la rébellion à Dieu est le malheur et la peine de l’Enfer, il faut conclure que l’union à la Volonté de Dieu qui met l’homme dans l’ordre et la disposition divine, dans la fin de sa création, le rend heureux et d’autant plus heureux qu’étant dans son Centre, il est par conséquent dans une parfaite paix.
Comme le péché mortel fait le malheur et la révolte de l’homme, il est entièrement opposé à la béatitude qui le mettrait dans l’union avec Dieu, dans la conformité à Sa volonté et dans une paix parfaite. Il faut donc que l’homme qui veut se convertir véritablement sorte de la rébellion à la Volonté de Dieu, pour se tourner vers cette divine Volonté par un acte de conformité. Le premier pas de la conversion doit donc être un acte de conformité à la Volonté de Dieu qui fait sortir de la rébellion et qui incline le cœur de l’homme vers ce que Dieu veut de ce pécheur converti.
Comme le chemin pour revenir de la révolte contre Dieu à l’union parfaite de notre volonté à celle de Dieu, est d’une très grande étendue et d’autant plus difficile que notre volonté a été plus longtemps dans l’habitude de sa rébellion, il est certain qu’il y a des degrés de conformité à la Volonté de Dieu qui nous approchent peu à peu de l’union à cette divine Volonté.
Mais quelque éloignement qu’il y ait entre la rébellion de notre volonté contre celle de Dieu et la parfaite conformité de notre volonté à celle de Dieu, on y arriverait facilement à cause de la pente qui est gravée dans l’intime de notre âme pour être réunis à notre dernière fin, si ce n’était les obstacles qui retiennent notre âme captive dans la propre volonté, laquelle cessant d’être rebelle, ne perd pas pour cela toutes ses dissemblances, ses répugnances, et ses résistances qui l’empêchent de se perdre dans sa dernière fin, qui est le dernier degré de conformité à la Volonté de Dieu.
Il faut donc nécessairement que le premier travail de l’âme aidée de la grâce soit pour détruire ce qui empêche sa conformité, pour détruire la pente qu’elle a contractée par le péché à faire sa propre volonté et à le préférer par penchant et entraînement à la volonté de Dieu : (préférence d’entraînement) qui est péché véniel, mais qui conduit insensiblement dans la révolte que nous avons fait voir être péché mortel.
Comme Dieu est un Dieu d’ordre, ennemi de la confusion, si contraire à la paix que l’ordre communique nécessairement, Il commence par détruire les obstacles les plus extérieurs et les plus grossiers qui empêchent notre volonté de se conformer à la Sienne et Il l’arrête dans son entraînement à la rébellion. La destruction de ces premiers obstacles extérieurs s’appelle mortification, mais mortification extérieure, absolument nécessaire dans ces commencements. La raison de sa nécessité est prise de ce que l’homme devenu charnel par la rébellion de sa volonté est emporté par la chair. Son esprit, issu de Dieu, créé pour dominer sur lui-même et sur ses passions, et qui en fut effectivement le maître autant de temps qu’il fut dans l’union à la Volonté de Dieu dans la soumission à son Souverain, et par conséquent dans l’ordre et la disposition divine et dans la fin de Sa Création - cet esprit, dis-je, ne sortit pas plutôt de l’obéissance due à son Dieu, qui le rendait véritablement roi, [qu’] il devint esclave de sa chair : car la révolte de l’esprit contre Dieu fit la révolte de la chair de l’homme contre son esprit. Et ainsi celui qui, étant créé souverain, ne voyait au dessus de lui que cet Être souverain et indépendant, qui était son premier principe et qui le rendait heureux et libre par sa dépendance, se voit tout à coup assujetti à la chair qui use sur lui de son pouvoir tyrannique.
Il a donc fallu que pour restituer l’homme dans son premier bonheur, Dieu l’affranchit de l’esclavage de la chair. Mais, comme il n’a été captivé par la chair qu’en retirant son esprit de la soumission à Dieu, il faut que Dieu délivre l’esprit de la captivité de la chair en S’assujettissant cet esprit. Et comment s’assujettit-Il cet esprit ? En retirant notre volonté de sa rébellion, en Se la rendant conforme, et enfin uniforme.
La rébellion de notre volonté contre Dieu a retiré notre esprit de l’assujettissement à Dieu et à mesure que notre propre volonté est devenue plus forte, la chair a dominé l’esprit. Il faut donc que Dieu remédie à ce désordre par son contraire, et ainsi il faut nécessairement en assujettissant l’esprit à Dieu, réprimer la domination de la chair et retirer la volonté de la rébellion. Ceci est tout le travail de la créature aidée de la grâce et tout l’ouvrage de Dieu dans Sa créature. Cherchons tant que nous voudrons : tout ce qui n’est point cela est un fantôme de conversion, une idée de perfection et non une perfection véritable.
Tout se réduit à ce point et ce sont là les principes de la Religion chrétienne. Car tous les péchés et les désordres ne viennent que du défaut de conformité de notre volonté à celle de Dieu. Il faut donc faire consister la vertu dans la destruction des obstacles qui empêchent notre volonté d’être unie à Dieu. Et comme il n’y a personne au monde qui puisse unir sa volonté à celle de Dieu, mais qu’il faut que Dieu le fasse, c’est ici toute l’économie de la Sagesse de Dieu pour le salut de Ses créatures et ce qui les nécessite de se laisser conduire à Dieu et de perdre peu à peu toute leur activité pour devenir simples. Car de même que l’union à la volonté de Dieu met l’homme dans l’unité, réunissant tout ce qu’il est dans sa dernière fin, et que le péché au contraire et la révolte lui a donné une opposition étrange à l’unité et l’a mis dans une multiplicité inconcevable, aussi tout le premier travail de la grâce dans l’homme qui correspond activement à ces premières démarches est d’assujettir la chair et de simplifier l’esprit. Voilà ce à quoi nous sommes tous appelés, et l’un n’est pas moins nécessaire que l’autre.
La désunion de ces deux remèdes généraux et spécifiques empêche toutes les âmes d’arriver à la perfection et fait presque toutes les contestations qui arrivent sur ces matières. Les uns font tout consister dans la mortification de la chair sans travailler ni à la conformité de leur volonté ni à simplifier leur esprit, et passent toute leur vie à se donner beaucoup de peine et peu de succès. Les autres voulant simplifier l’esprit sans mortifier la chair et sans conformer en tout leur volonté à celle de Dieu, loin de se simplifier, sont multipliés et n’ont que stupidité et mollesse. De ceci dépend toute notre perfection.
Dieu commence par toucher le cœur de l’homme et lui donner un véritable désir de se convertir. D’où naît ce désir ? C’est que Dieu réveille un certain instinct caché dans le plus intime de l’âme qui la fait tendre à Dieu, et cet instinct réveille le pécheur. Tant qu’il est déplacé, ce sentiment lui donne de l’inquiétude et le porte à suivre ce je ne sais quoi qu’il sent en lui qui fait comme une touche à son cœur. Si cette touche est suivie (comme elle l’est d’ordinaire) d’un commencement d’amour de Dieu, la conversion est véritable.
Cette première touche porte d’abord l’homme à rentrer en lui-même, parce que Dieu porte toujours l’homme à l’unité, et toutes les touches de Dieu se font de cette sorte, pour montrer à l’homme qu’il doit rentrer en soi, que c’est en se ramassant au-dedans de lui qu’il trouvera auprès de Dieu la force de combattre son péché. Si l’homme était secondé dès les premiers moments par quelque confesseur qui l’éclairât et qui lui dit qu’il faut mettre toute l’attention de son âme à suivre cette touche de Dieu, à rentrer en soi, à s’enfermer et se recueillir au-dedans de soi, ô qu’il serait bientôt parfaitement converti ! Mais au lieu de nourrir ce commencement d’attrait et de vocation à la perfection, on commence par faire diversion et jeter l’homme tout au dehors. Alors cet attrait qui, étant secondé insensiblement, deviendrait très fort, s’affaiblit et s’étouffe par une multiplicité de pratiques extérieures. Et il ne reste plus de cela qu’une volonté de se convertir et une recherche continuelle de l’âme qui ne trouvera jamais ce qui lui manque et qui ne trouvera jamais une solide paix dans la multiplicité de tous ces exercices jusqu’à ce que Dieu lui envoie quelqu’un qui lui apprenne à se réunir tout de nouveau et à se recueillir dans son fond, ou bien que Dieu, par un attrait très fort, ne rappelle au-dedans et ne surmonte par Sa force la multiplicité de la créature. Mais supposée une âme fidèle à suivre la première touche de Dieu, je dis que la conduite de Dieu la porte à mortifier sa chair, et à simplifier son esprit par le recueillement et la conformité de volonté à celle de Dieu.
Cet exercice, dès le commencement, et quoique encore fort imparfait, est pourtant parfait dans son objet et infiniment au-dessus de tous les autres exercices. Il est imparfait dans son commencement, puisqu’il est certain que la conformité est encore très imparfaite, qu’elle n’a rien d’habituel, qu’elle n’est que par acte. Il est encore imparfait parce que l’âme est toute multipliée en elle-même et dans tout ce qu’elle fait, dans ses vues et motifs, et que sa chair est rebelle. Il est cependant parfait dans son objet parce qu’il est certain qu’il commence à n’avoir que Dieu en vue, à se simplifier par le recueillement, à se résigner à Dieu pour Dieu, et à se mortifier non pour la mortification, mais pour faire la volonté de Dieu. Il est à remarquer que l’homme est mis par là dans un chemin droit et uni, qui le conduira sans détour à son Dieu. Car sa mortification, son oraison, sa résignation ne lui servant que de moyens d’avancer à Dieu et lui ne les regardant point ni comme perfection ni comme fin, elles ne l’arrêtent point. De plus, l’homme s’est habitué par le recueillement intérieur à se rendre attentif à Dieu. En s’approchant de Dieu, il rend son esprit plus propre à Lui être assujetti, et il affaiblit sa chair.
L’homme ainsi converti doit donc être convaincu qu’il faut suivre cette touche qui a paru dans son fond comme un astre rempli d’influence favorable, qu’il faut se rendre attentif à Dieu et se divertir de l’attention aux choses de la terre. Pour le faire avec fruit, il faut qu’il réveille cet instinct qui l’a touché car cet instinct est une grâce sortie de Dieu même, qui marque à l’âme le lieu où Dieu habite et où Il veut être cherché.
L’oraison de cette âme doit être simple et multipliée. Simple dans son objet : tâchant de réunir toute la force de l’âme en elle-même par le recueillement, afin de ne s’écarter point de cette touche secrète et profonde qui est proprement un appel de Dieu dans le fond de l’âme. Car la voix de Dieu n’articule aucune parole : c’est une voix d’efficacité et d’opération. C’est pourquoi il est dit : si vous entendez sa voix, n’endurcissez point vos cœurs[397]. C’est comme si l’Écriture disait : ne vous divertissez point de cette voix, au contraire suivez-là, car c’est au cœur que Dieu parle. C’est donc là la simplicité qu’il faut dès le commencement, qui est de se recueillir pour se rendre attentif à Dieu en soi et non hors de soi, car c’est ce qui est le plus de conséquence, de ne point prendre le change.
Il faut aussi que cette oraison soit multipliée, parce que le peu d’habitude de l’esprit et du cœur à se tenir attentif à Dieu l’emporterait incessamment dans mille choses extérieures et même dans les inclinations déréglées. Il faut donc réveiller presque continuellement cet instinct, qui est tout languissant parce qu’il est encore faible et peu nourri. Et cela se fait par des actes continuels, par des lectures qui réveillent et nourrissent peu à peu cette touche intime. Alors l’homme, sans changer d’objet et se tenant attentif à Dieu, sent croître peu à peu l’instinct d’être réuni à Lui et par conséquent de détruire les obstacles qui empêchent cette réunion.
C’est ce qui l’anime contre soi-même pour détruire les rébellions de la chair. Plus son attrait augmente par la fidèle attention à Dieu et plus le bras s’arme contre la chair. En sorte que cette âme sans se détourner de son Dieu , en suivant seulement l’instinct que Dieu a mis en elle, trop heureuse si elle est fécondée et non détournée par le Directeur - l’âme, dis-je, suivant l’instinct que Dieu a mis en elle, se trouve remplie de mille inventions pour se persécuter, se refuse toute satisfaction, se donne impitoyablement tout ce qu’elle craint le plus et qui lui fait le plus de douleur[398], et cela jusqu’à ce que Dieu se soit peu à peu assujetti l’esprit et qu’Il veuille Lui-même ôter les obstacles plus subtils, plus spirituels et plus dangereux.
Alors Il la tire également et de la multiplicité des actes, la simplifiant peu à peu parce que Son opération devient d’autant plus abondante que cet instinct de réunion est plus vif et plus fort, quoique souvent moins sensible, et de l’activité à se poursuivre. De sorte qu’à mesure qu’Il s’empare de l’âme, qu’Il en devient le maître et qu’Il l’instruit de se résigner incessamment pour tout ce qu’Il ordonne, Il lui imprime l’amour de Sa volonté, Il lui ôte le pouvoir de travailler davantage à sa destruction, parce que l’amour caché de la propre excellence l’empêcherait d’être détruite. C’est Lui alors qui mortifie et qui est jaloux de tout faire en l’âme. O qu’il ne faut pas croire que l’âme qui cesse ainsi de se mortifier activement cesse d’être mortifiée ! Au contraire, comme Dieu a plus de force et d’adresse que nous, Il sait bien mieux faire et nous mortifier par les endroits essentiels que nous conservons avec soin. Cette mortification alors change de nom et s’appelle mort. Et elle est bien nommée de cette sorte, parce qu’elle va peu à peu divisant l’âme d’elle-même. Et en comparaison de la mortification active, elle est bien une véritable mort.
Toute la perfection est donc une continuité de cette attention à Dieu au-dedans et de cette mort et mortification continuelle qui sépare l’âme d’elle-même.
Comme de tous les obstacles, le plus violent et le plus dangereux est la propre volonté, (puisque nous avons vu que tout le péché est dans la rébellion de notre volonté), le travail de Dieu est aussi le plus appliqué à détruire notre volonté et à Se la rendre conforme. Le travail de Dieu est essentiellement attaché à sa qualité de Dieu et de premier Principe[399] : car comme il est impossible que le soleil ne communique point sa chaleur à une chose qui lui est exposée et ne l’échauffe d’autant plus que plus elle en approche, il est de même impossible que Dieu ne travaille pas à Se conformer une volonté qui demeure continuellement exposée à la Sienne.
La pratique de cela est de se résigner à la Volonté de Dieu pour tout ce qu’Il fait et qu’Il permet. Et comme les actes continués font l’habitude à force de se conformer, l’âme se trouve conforme et tellement souple aux volontés de son Dieu que perdant par là tout ce qu’elle avait d’opposé à Lui, elle s’unit en se conformant.
Car il est impossible que l’homme qui est créé pour être uni à Dieu n’y soit point réuni sitôt que les obstacles de cette réunion cessent. Dieu S’unit donc cette créature qui a perdu cet obstacle et de conforme, Il la rend uniforme. Et comme il est de la nature de Dieu de rapporter tout à Lui-même comme dernière fin, il est aussi de Lui de changer tout en Lui ; et c’est ce changement qu’on appelle transformation.
Vous voyez que rien n’est plus naturel que cela, rien de plus aisé, que c’est un chemin tout droit que celui d’être conforme, uniforme avec Dieu, et enfin transformé en Lui.
Or cette conformité s’étend également sur l’intérieur comme sur l’extérieur et elle enferme nécessairement un état simple, exempt de toute multiplicité. Car Dieu étant un être très simple, sans nul mélange, qui est à Lui-même Son objet et Sa fin, il est impossible que nous Lui soyons unis si nous ne sommes très simples, sans mélange d’activité et Qu’il ne soit notre seul objet et notre dernière fin.
Cela fait voir que cette disposition de résignation enferme nécessairement le pur Amour car elle exclut toute multiplicité et tout autre objet et motif que Dieu même. Si cet état renferme le pur Amour, il renferme par conséquent les autres vertus quoiqu’il n’ait la propriété ou l’appropriation d’aucune vertu, et cette exclusion de la propriété dans la vertu fait qu’il ignore la possession de cette vertu quoiqu’il l’ait véritablement.
Cette pratique accoutume l’âme à être toujours tournée vers Dieu par la conformité, à ne se point recourber sur elle-même, ce qui serait un défaut de conformité. Et enfin la remplit si fort de Dieu peu à peu et la fait si fort se laisser soi-même qu’enfin elle s’oublie, passe en Dieu et se perd par rapport à soi pour se retrouver en Dieu pour Lui-même : et c’est alors que la volonté de Dieu lui est rendue aussi naturelle que l’air qu’elle respire.
Mais, dira-t-on, si cette voie, comme vous la dépeignez, est si aisée qu’il n’y ait rien, ce semble, de si naturel[400], d’où vient donc que si peu de gens y marchent et que l’on dit qu’il y a tant à souffrir ?
Peu y marchent parce qu’il ne se trouve presque point de guide qui apprenne aux âmes à suivre Dieu et qu’au contraire ils font suivre leurs propres voies : c’est eux que l’on suit et Dieu est oublié.
Il y a à souffrir car c’est une chose inconcevable que l’amour que nous avons pour notre propre volonté et la peine que nous avons à la laisser détruire, surtout lorsqu’elle est soutenue de la raison. Il n’y a que notre résistance et notre propriété qui nous fasse souffrir car les opérations de Dieu sont douces et suaves. Le soleil n’incommode que l’œil malade : aussi Dieu ne fait souffrir par Son opération que l’âme propriétaire et qui tient à quelque chose que Dieu lui veut arracher.
Les démarches de la volonté sont donc celles-ci : de rebelle elle devient soumise et c’est le premier pas. Ensuite elle se résigne et la résignation vient de reconnaissance, de sorte qu’une âme résignée est toute pleine de reconnaissance. Sa résignation se change en conformité. Alors son amour n’est plus un amour de reconnaissance, mais bien un amour de confiance, qui est plus que la simple reconnaissance. C’est plus de se confier que de n’être point ingrat. Elle est suivie de l’uniformité, et l’amour qui appartient à cet état devient uniforme. Et c’est alors que l’âme s’abandonne sans retours sur soi et qu’elle commence d’aimer purement, car l’amour reconnaissant et de confiance a rapport à nous : il n’y a que l’abandon qui soit sans retours sur nous. On s’abandonne à Dieu pour Lui-même et l’abandon se perfectionne incessamment, jusqu’à ce que Dieu change enfin cette volonté en la Sienne. Alors l’abandon disparaît et l’âme s’étant quittée elle-même ne trouve plus de quoi s’abandonner. Elle demeure délaissée, ou pour mieux dire oubliée, comme une chose qui ne la touche plus et à laquelle elle ne prend plus de part : cela s’appelle perte de volonté en celle de Dieu, qui fait la perfection du désintéressement et de l’Amour pur.
Pour ce que vous me demandez des visions et des extases passagères, je crois qu’il vous sera aisé de comprendre par ce que je viens de dire qu’elles ne sont de nulle nécessité pour la perfection [et] même qu’il faut qu’une âme, pour arriver à la perfection, les perde, et que, lorsqu’elle y est arrivée, ces choses lui seraient non seulement inutiles mais de plus incompatibles.
La raison de cela est que si l’on regarde une âme comme étant dans la voie de mort, de dénuement, de désappropriation et de perte de soutien, il faut nécessairement qu’elle perde ces appuis, ces vies, et ces soutiens, sans quoi elle ne mourrait jamais à tout appui, ayant les plus grands appuis.
Pour l’âme arrivée dans sa fin, comme elle est unie immédiatement, elle n’a plus besoin des moyens. C’est comme une personne qui étant proche de son époux, pouvant lui parler et le posséder, voudrait qu’il lui envoyât des messagers qui lui disent de ses nouvelles : ces messagers l’empêcheraient de s’appliquer à lui. Les visions ne peuvent être des vues de Dieu même : nul ne verra Dieu, et vivra[401]. Ce ne sont que des Anges qui se revêtent de formes : ainsi ce sont des messagers ; de plus, ils font des espèces, des objets, des distinctions, ce qui est entièrement opposé à la simplicité, pureté et netteté de cet état qui n’admet que Dieu seul tel qu’Il est en Lui-même, sans nulle distinction en Lui ni de Lui.
Les extases viennent d’un attrait de Dieu qui veut perdre l’âme en soi. Et comme cette âme n’est pas défaite de tous les obstacles qui empêchent son passage en Dieu (passage qui est la véritable Pâques et la sortie de soi, qui ne peut être que par l’anéantissement), ces sortes d’extases peuvent bien arracher l’âme à tous les sentiments d’elle-même et la faire plutôt mourir que de la faire passer en Dieu. L’âme passée en Dieu par la perte, ou plutôt par l’uniformité de sa volonté, est dans sa fin, dans l’ordre et la disposition divine. Elle est dans un état qui exclut toute violence. De plus, supposé qu’elle soit passée en Dieu, elle y est en repos, elle n’est plus tirée par tendance vers Lui puisque toute tendance pour le Centre suppose éloignement de ce même Centre.
Voilà tout ce qui m’est venu ce matin au bout de la plume. Je vous donne ce qui m’est donné : ainsi je n’ai ni précaution ni excuse à vous faire, n’ayant rien à moi que ce qui serait mauvais.
Je ne doute point que l’action de la volonté ne vous soit plus propre que toute autre. C’est pourquoi les livres qui réveillent l’inclination de la volonté ou la pente amoureuse vers Dieu sont non seulement les meilleurs pour vous à présent, mais uniquement ceux qui vous sont propres. Vous ne devez avoir aucune hésitation là-dessus puisque l’action de la volonté est la plus noble et la plus pure action de l’âme, et celle qui est le plus selon le goût de Dieu.
L’action de l’esprit est une action morte pour Dieu, si elle n’excite pas la volonté. Il faut convenir que l’étude de la Théologie et de la Philosophie est sa plus forte action, cependant les Théologiens et les Philosophes ne sont pas plus saints. Il faut donc conclure que l’action de l’esprit ne nous est utile qu’en excitant la volonté. Or sans prendre ce circuit, qui souvent amuse l’esprit sans échauffer le cœur, vous avez la fin indépendamment de ce moyen. Servez-vous donc uniquement de tout ce qui peut émouvoir votre volonté et la tenir en acte continuel, qui n’est autre qu’une attention, ou, pour parler plus juste, une tendance amoureuse vers Dieu. L’attention est pour l’esprit et la tendance pour la volonté.
Il n’y a que cette seule action de l’âme qui puisse être continuelle et sans interruption, car il est certain que l’attention de l’esprit varie incessamment parce qu’il est sujet à mille faiblesses et distractions. Mais il n’en est pas de même de la volonté, que rien ne peut distraire de son objet qu’elle-même. L’amour n’est pas pour elle un état violent, comme la pensée l’est pour l’esprit, je veux dire une pensée fixe. L’esprit se lasse de penser et le cœur ne se lasse jamais d’aimer. L’action de la volonté lui est si naturelle qu’elle ne peut ne la point avoir, bien que son objet change malheureusement quelquefois. Il n’y a que ce qui est naturel et sans violence dans l’homme qui puisse durer longtemps, parce que l’âme est créée pour le repos et pour jouir de Dieu. Et c’est ce qui fait que toute l’action de l’esprit ne lui procure point cette paix savoureuse, cette paix don du Saint-Esprit. Elle ne lui peut non plus procurer une présence de Dieu continuelle, parce qu’il est impossible que l’action de l’esprit puisse durer continuellement. C’est de plus une action sèche, qui n’est bonne qu’autant qu’elle en procure une autre, qui est celle de la volonté.
Concluons qu’il est plus utile pour nous, plus glorieux à Dieu, et même uniquement nécessaire d’aller par la voie de la volonté. C’est le siège de l’amour, l’habitude d’aimer augmente l’amour et l’augmentation de l’amour en facilite l’habitude. Il est impossible d’aimer beaucoup sans être beaucoup occupé de ce qu’on aime. Il est impossible d’aimer beaucoup et vouloir déplaire à ce qu’on aime. Il est impossible d’aimer beaucoup et ne pas faire tout ce que l’on peut pour plaire à l’objet aimé.
Le Diable fait tous ses efforts pour empêcher cette voie d’amour parce qu’il sait bien son efficacité. Il amuse même l’esprit en des choses apparemment bonnes afin d’empêcher la touche du cœur, parce que c’est le siège de la parfaite conversion. C’est cette expérience qui a fait dire à saint Augustin : aimez et faites ce que vous voudrez. Car il est impossible d’aimer sans faire la volonté de celui qu’on aime et par conséquent sans remplir même avec perfection tous ses devoirs. Je ne serais nullement surprise que des philosophes païens, qui ont connu seulement l’action de l’esprit envers des fausses divinités, qui étaient hors d’eux-mêmes et qui n’avaient nulle action de vie à leur égard, combattissent la prière du cœur. Mais que des Chrétiens, dans lesquels cette Loi d’amour a été gravée, la condamnent, c’est ce qui m’effraie : car enfin, cette condamnation ne peut venir que de celui qui se confesse malgré lui privé d’amour[402]. Il ne s’oppose point à toutes les connaissances, puisqu’il n’y en a aucune qu’il n’ait véritablement, mais il s’oppose à l’amour dont il est dépourvu et c’est cet amour qui le tourmente infiniment.
Tendons continuellement à ce divin Objet, et nous L’aimerons continuellement. Il récompense l’amour par l’Amour même. O avantageuse récompense ! Quel profit n’apportes-tu pas à un cœur et même aussi à l’esprit puisqu’il est certain que la lumière qui vient de l’expérience de l’Amour est la lumière véritablement solide. C’est pour cela qu’il est écrit : goûtez et vous verrez[403] : goûtez Dieu, et vous serez éclairé par ce goût de la plus véritable lumière. Le bonheur d’une âme qui découvre Dieu en soi est inexplicable puisqu’à la suite les douleurs mêmes lui deviennent des félicités. Souffrir pour ce qu’on aime est plus à l’amour parfait que jouir de ce qu’on aime. On trouve par là le secret de faire bien et avec agrément tout ce qui est de l’état parce que l’on ne regarde pas la valeur d’une action par ce qu’elle est en elle-même, mais par l’ordre de Dieu et Sa volonté qui mettent le prix à toutes nos oeuvres. Il est certain que l’on tombe moins par cette voie que par toute autre parce que la présence de Dieu retient l’âme dans ses chutes. Elle donne nécessairement la confiance et l’abandon à Sa Providence : on se fie aisément à ce que l’on aime et l’on y est tellement dévoué que le moindre de ses ordres est un décret inviolable.
Il y a des temps où l’oraison du cœur devient pénible parce que l’inclinaison amoureuse est plus cachée et moins sensible. Il faut alors ou exciter la volonté par quelques actes d’amour, de confiance et d’abandon, par des retours au dedans, ou demeurer abandonné à Dieu, faisant une oraison de patience selon le degré de l’âme, souffrant comme dit l’Écriture les suspensions et les retardements de consolations, afin que notre vie croisse et se renouvelle[404], car il est certain que le temps de la sécheresse et de l’obscurité est le temps de la purification. Il y a un avantage d’aller dans ces temps par la voie du cœur plutôt que par celle de l’esprit, qui est que lorsque l’esprit est sans action, il est inutile. Mais il n’en est pas de même du cœur, qui ne laisse pas d’aimer réellement lorsqu’il aime insensiblement : son action est même d’autant plus pure qu’elle est plus cachée.
N’appréhendez donc point d’aller par cette voie. Souvenez-vous que le royaume de Dieu qui est l’intérieur est comparé à un trésor caché dans un champ[405]. Ce n’est pas toujours dans les personnes qui brillent que l’on trouve ce trésor, au contraire il y est d’autant moins qu’il serait plus exposé. Mais c’est dans les personnes cachées, qui brillent peu au dehors parce que tout leur feu est enfermé au-dedans.
L’oraison est d’institution divine et l’on ne peut non plus abolir l’oraison que l’on ne peut abolir le sacrifice. L’oraison est une des parties du sacrifice, et si essentielle que, lorsque Dieu se fit bâtir un temple, Il dit : Cette maison qui est à moi, sera nommée maison d’oraison[406]. David dit : Je vous offrirai un sacrifice de louange[407]. Tous les saints Patriarches l’ont pratiquée. Jésus-Christ en a fait durant toute sa vie Sa principale occupation. Il nous a dit à tous : Veillez et priez[408], et en un autre endroit : Priez en tout temps[409]. Saint Paul nous dit de prier sans cesse[410].
Il y a des prières secrètes et des publiques. Le sacrifice, le chant des psaumes, est public. Mais l’oraison est secrète : lorsque vous voudrez prier, entrez dans votre cabinet[411].
L’oraison est essentielle à la Religion chrétienne. Elle a été, comme le sacrifice, perpétuée et perfectionnée dans la nouvelle Loi puisqu’il est dit : Il viendra un temps, et l’heure est venue, que les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et vérité[412].
La nécessité de l’oraison ainsi fondée, il n’est question que de voir la nature de l’oraison. Tous les saints, tant de l’ancienne Loi que de la nouvelle, ont pratiqué une oraison libre qui n’est autre que l’exercice de la volonté et de l’amour. Telle était l’oraison de David, dont les sentiments sont si clairement exprimés dans les Psaumes que l’on n’en verra point de pareils ailleurs.
Comme Dieu est au-dessus de toute connaissance et que l’on ne peut rien se former de Dieu, la méditation n’est pas ce qui peut donner une plus forte connaissance de Lui, puisqu’un raisonnement humain aidé de la grâce ne peut découvrir en Dieu que ce que l’homme en conçoit, qui est toujours affirmativement et qui n’est rien moins que Dieu. Tout l’avancement de l’oraison consiste à faire découvrir à l’âme que Dieu est au-dessus de toute conception. Et alors elle va à Lui en niant et non en affirmant, et cette négation est l’exercice de la foi.
Il n’y a que deux voies par lesquelles on puisse avoir une connaissance certaine de Dieu, qui sont la vision béatifique en l’autre vie, et en celle-ci la vue de la foi qui croit tout en Dieu sans vouloir rien examiner en Lui. Car plus on veut s’élever en Dieu par la connaissance, plus Il S’élève Lui-même au-dessus et devient toujours plus incompréhensible. En sorte que la plus grande science est de connaître que l’on ne peut rien comprendre et de s’abîmer par la foi et par l’humilité en Celui que l’on ne peut concevoir, se laissant comprendre de Celui qui ne peut être compris.
Par cette vue de foi qui est non dans l’oisiveté mais dans l’exercice continuel de la charité, les deux autres vertus théologales sont exercées dans l’oraison d’une manière admirable. Car alors l’âme espère dans Celui qu’elle croit et se confie à Celui dont la puissance, la grandeur, la bonté, et le reste de Ses attributs, est au dessus de tout ce qu’elle en peut penser. L’impuissance en elle de connaître Dieu augmente sa foi et son espérance, et anime admirablement sa charité. Car l’esprit ne se dissipant point en raisonnements et étant tout ramassé dans la foi et dans l’espérance, il met toute sa force dans l’exercice de l’amour et fait sans cesse des actes d’amour, trop heureux de voir qu’il aime et qu’il peut exercer son amour envers Celui qu’il croit, qu’il espère et qu’il connaît si grand qu’il n’en peut raisonner. Or comme la fin de la méditation n’est que pour émouvoir l’affection, si dès le commencement je porte mon affection à l’exercice de l’amour, dès le commencement j’ai la fin de la méditation et employant toute l’oraison en acte d’amour, j’ai fait une oraison beaucoup meilleure. Et comme plusieurs actes réitérés font une habitude, à force d’actes d’amour je contracte l’habitude de l’amour et de la charité, qui maintient l’âme dans la grâce de Dieu et l’y affermit. Ce que ne peut faire le raisonnement, puisque nous voyons que les philosophes ont eu de très hautes connaissances de Dieu et ne L’ont jamais aimé.
C’était la connaissance donnée à David de ces choses qui lui faisait dire dans l’habitude où il était de l’exercice des trois Vertus théologales : credidi, propter quod locutus sum[413] etc. J’ai cru, et la lumière de la foi a été en moi si grande qu’elle m’a plus instruit de Dieu que tout le raisonnement, mais d’une manière si admirable qu’en m’instruisant elle m’a anéanti et humilié dans l’excès, ce que ne fait pas le raisonnement, qui élève. Cette lumière de foi m’a appris que tout homme est menteur et que toutes les connaissances qui viennent de la raison sont trompeuses. Il n’y a que la foi qui soit sûre. Toutes les hérésies sont venues par le raisonnement et par le défaut de foi. Cette foi lui redouble son espérance, il l’exprime en je ne sais combien d’endroits : J’ai espéré en Dieu. In te, Domine, speravi[414] etc., et en bien d’autres lieux.
De là entrant dans l’exercice de la pure charité, quel amour ne témoigne-t-il pas d’avoir pour son Dieu ! Cet amour est si grand que son cœur et sa chair brûlent d’ardeur pour le Dieu vivant. Il compare l’ardeur de son cœur à la soif du cerf altéré : Comme le cerf désire l’eau des fontaines[415], etc. Puis entrant dans l’amour le plus épuré et le plus fort par le continuel exercice de son cœur, il témoigne partout une espérance que rien ne peut ébranler, de sorte que l’oraison de ce Patriarche n’était que l’exercice de ces trois vertus, exercice qui fait l’oraison libre, active ou passive : recevant de Dieu l’écoulement de Ses grâces, et c’est la passive, et les lui renvoyant par l’exercice de l’amour actuel, et c’est l’action de l’homme.
Que l’exercice de l’amour soit plus noble, plus grand, plus utile, et plus glorieux à Dieu que le raisonnement, cela est clair dans l’Évangile où Jésus-Christ[416] nous assure que celui qui est dans l’exercice de la charité accomplit la loi. Dieu nous a commandé de L’aimer, mais Il ne nous a pas commandé de Le connaître[417].
De sorte que pour défendre l’oraison, il faut défendre les actes des trois vertus théologales que je n’exerce jamais mieux que dans l’oraison.
Sur ce que l’on dit que l’amour suppose la connaissance, cela n’est pas en ce qui regarde Dieu. Il suppose la foi qui est la plus sûre et la plus véritable connaissance que nous puissions avoir de Dieu, et non pas le raisonnement sur Dieu. Si je puis dans un simple envisagement regarder une créature et l’aimer sans raisonner en détail sur ce qu’elle a d’aimable, il en est encore bien autrement de Dieu, Lequel nous pouvons non seulement connaître de cette sorte, mais de plus, Dieu étant en nous et se communiquant à nous par la volonté et l’amour, l’écoulement de Ses grâces par lesquelles on Le peut connaître tombe plus sur l’expérience que sur la connaissance. C’est pourquoi il est écrit : Goûtez et vous verrez[418]. Or je dis que tout ce qui tombe sous l’expérience ne se peut connaître que par le goût et non par le raisonnement. Dieu étant en nous et S’y faisant sentir, Il S’y fait aimer avant que de S’y faire connaître et c’est l’amour qui En donne la connaissance par l’expérience, comme un enfant se fait sentir dans les entrailles de sa mère avant que de se faire connaître.
La créature doit donc, de son côté, exercer ces trois vertus théologales et c’est là l’emploi des trois puissances de l’âme : c’est son action qui est la plus noble et la plus forte de toutes, et la fin pour laquelle elle a été créée. Mais comme cet exercice est très doux, très facile et très simple, l’âme qui l’exerce croit n’y agir pas, parce qu’elle ne fait pas de différence entre la fonction des puissances et celle des sens intérieurs. Les puissances ne sont créées que pour croire, espérer et aimer dans cette vie , et dans l’autre pour voir ce qui a été cru. Et la vue est si fort le remplacement de la foi que l’Écriture dit et assure qu’il n’y aura plus de foi en l’autre vie : on y aimera[419]. Pour ici, comme les trois vertus théologales regardent les trois principales fonctions de l’âme, l’âme n’agit jamais plus que lorsqu’elle les exerce. Que si elle ne connaît pas son action, c’est parce qu’elle ne tombe pas alors sous le sentiment, et c’est ce que l’on appelle oraison passive où l’entendement, à force de croire Dieu, s’unit à lui. Il en est de même de la mémoire et de la volonté. Dieu envoie une grâce si abondante et un amour infus redonde si fort que cela absorbe toute l’action de la créature pour laisser l’âme dans la possession de ce que Dieu lui communique. Mais lorsqu’Il ne communique rien, elle reprend son exercice des trois vertus théologales.
Il est clair qu’il ne peut y avoir d’inconvénient à une telle oraison, qui peut beaucoup perfectionner l’âme. Pour les abus, il n’en vient que des personnes qui se mettent dans une fausse oisiveté, qui n’ont point cet exercice des trois vertus Théologales et qui se règlent selon leurs caprices : ces gens là abusent de tout . Et le Démon, qui voit l’avantage de cette oraison, suscite de faux spirituels pour la détruire, s’il peut, en faisant voir l’abus que l’on en fait et en la décriant. Il en a fait de même dès la naissance de l’Église et dès que l’Évangile a paru au jour pour en détruire la force par ses inventions, mais comme les hérésies qui ont pris naissance de l’Écriture n’ont point empêché sa pureté, aussi les abus de l’oraison n’empêchent pas sa bonté. Et il ne la faut non plus condamner que l’Évangile, mais en condamner seulement les abus, de même que l’on n’a pas interdit les Sacrements pour l’abus qui s’en fait chaque jour.
Comme l’oraison est un point si important qu’on le peut appeler l’unique moyen pour arriver à la perfection et pour établir le pur Amour dans nos cœurs, et comme tous les Chrétiens sont appelés à cet état du pur Amour, elle convient à toutes sortes de personnes, et même aux esprits les plus simples et les plus grossiers, qui sont capables de cette sorte d’oraison. Elle nous conduit plus promptement à l’union et à l’uniformité de volonté avec Dieu.
L’âme qui veut faire cette oraison n’a qu’à faire au commencement deux actes : premièrement celui de la présence de Dieu. Et comme c’est une vérité de foi que la Majesté infinie de Dieu et toute l’adorable Trinité remplit tout, l’âme doit faire un acte intérieur de cette foi, se persuadant fortement cette vérité que Dieu le Père, le Fils et le St Esprit, est dans elle (aussi bien que dans le lieu où elle est, et en tous lieux ) aussi réellement présent que dans le Paradis. Après cet acte de foi, elle doit faire un acte d’abandon entre Ses mains paternelles, Lui protestant de tout son cœur qu’elle abandonne et son intérieur et son extérieur à cette très-sainte volonté , qu’Il dispose d’elle selon Son bon plaisir, dans l’oraison et hors de l’oraison, pour le temps et pour l’éternité. Cela fait, elle n’a plus qu’à demeurer tout le temps de l’oraison en paix et en silence, tâchant de s’occuper de ce souvenir amoureux de Dieu, présent en elle aussi réellement qu’Il l’est au ciel. Si l’on a quelque distraction, pourvu que l’on n’y consente pas et que l’on demeure toujours dans la volonté d’être là pour aimer Dieu, on est agréable à Dieu, et on L’aime.
Il ne faut pas croire que cet état de silence intérieur soit une oisiveté ou perte de temps. Cela n’est pas. Au contraire, l’âme est mieux occupée que jamais, puisqu’elle opère les trois vertus théologales , la foi, l’espérance et la charité : la foi, puisqu’elle croit en Dieu Père, Fils et Saint Esprit aussi réellement présent qu’Il est présent au ciel ; l’espérance, puisque pour rien au monde elle ne demeurerait en cet état si elle n’espérait d’y plaire à Dieu ; mais elle exerce encore mieux la vertu de l’amour, de la charité, puisqu’elle demeure tout ce temps résignée et abandonnée à la volonté de Dieu ce qui est un perpétuel acte d’amour et qui nous rend parfaits en la manière que notre Père céleste est parfait. Il faut L’aimer comme Il nous a aimés, c’est-à-dire purement, sans intérêt, sans retour sur soi-même. C’est là l’amour le plus épuré que nous puissions avoir pour Dieu. Il ne faut pas avoir de corps, ni d’âme, ni de vie, que pour les sacrifier à Son bon plaisir et consentir aussi amoureusement à notre propre destruction, pour le faire régner à tout jamais.
La vraie manière de plaire à cette Majesté Souveraine est le silence très respectueux, confessant qu’il ne nous appartient pas de parler à un Seigneur devant lequel les colonnes du ciel tremblent. Que ce soit donc à l’avenir notre oraison, puisque dans ce silence respectueux on pratique si noblement les grandes vertus ! Mais que ce ne soit point tant pour ces vertus qu’on l’exerce comme pour le pur amour !
Les âmes[420] parvenues à leur fin par le moyen de la foi n’ont rien d’extraordinaire, quoiqu’elles semblent en avoir beaucoup : parce que voyant les choses en Dieu, cette vue, sans vue, leur est naturelle et n’a rien qui les distraie de leur unité, voyant tout dans l’unité même. Il n’en est pas de même des âmes non arrivées. Toutes les lumières distinctes les tirent de cet état de pure foi, qui doit toujours plus les aveugler en leur ôtant tout le sensible, le distinct, l’aperçu, tout ce qui est et subsiste, et qui n’est pas Dieu. Plus ces âmes ont de lumières, plus elles s’écartent de la foi. Mais plus elles sont obscures, sèches, dénuées de tout, plus elles sont bien, pourvu qu’elles demeurent fermement et inviolablement abandonnées à Dieu, qu’elles ne s’entortillent point en elles-mêmes par crainte, doute, hésitation. Il faut qu’elles perdent les assurances qu’elles ont possédées dans la foi passive. Et c’est la différence qu’il y a entre la foi passive savoureuse, et lumineuse dans sa saveur, et entre la foi nue. Que la première va toujours son train d’abandon suivant un je ne sais quoi de savoureux qui est un témoignage sensible de la protection de Dieu, et un gage du salut, un témoignage intérieur de la filiation divine et de la prédestination.
Je m’explique, et pour le faire plus nettement, je distingue trois sortes d’états, sans y comprendre celui de l’âme arrivée dans sa fin.
Le premier est celui d’une foi lumineuse. Cette lumière est accompagnée de saveur, mais c’est la lumière qui la produit. Parce que tout ce qui a du brillant pour l’âme lui cause du plaisir qui est plus ou moins sensible et grossier , [parce] que les objets lumineux sont plus sensibles et plus grossiers et ces lumières ont des corps spirituels, si je puis me servir de ce terme, il est de conséquence d’en séparer l’âme et de les lui faire outrepasser : car outre que cet état est fort sujet à l’illusion, c’est qu’il amuse l’âme et l’arrête absolument si elle n’est instruite à l’outrepasser. Ces sortes de personnes exercent leur foi en croyant que Dieu est en tout cela, qu’Il peut ce qu’Il leur promet, et leur amour est un amour reconnaissant qui, quoique pur en apparence à ceux qui ne sont pas plus éclairés, est cependant recourbé vers soi-même et par conséquent impur. Lorsque je parle d’impur, je ne prétends pas le regarder comme un mauvais amour : il peut être pur dans son degré sans l’être par rapport à l’Amour pur, nu et dégagé de tout. Il est impur par comparaison à l’Amour pur, comme il est dit que les cieux ne sont pas purs devant Dieu[421].
Il y a un second état de foi qui n’a nulle liaison avec le premier car ceux qui y entrent ne passent jamais pour l’ordinaire par le premier : c’est un état de Foi Savoureuse. Elle est savoureuse et lumineuse. C’est la saveur qui éclaire, mais elle éclaire, non objectivement et par lumière formelle, mais par science du devoir des choses que Dieu veut et exige de nous. Sa lumière, quoique moins distincte, est plus sûre et plus pure que la première. C’est une lumière efficace qui fait toucher au but, mais lumière qui ne vient que de l’expérience de la foi savoureuse. L’amour de cette foi est un amour de confiance qui attend et qui espère, et qui par conséquent a un intérêt et n’est pas entièrement pur.
Ces deux sortes de foi, l’une de lumières objectives accompagnées de délectation, l’autre de saveur accompagnée de science lumineuse, s’appellent passives : elles le sont aussi. Mais pourtant l’âme n’est point dans un degré passif lorsqu’elle reçoit ces lumières. Ce qu’il y a de passif, c’est qu’elles lui viennent sans nul travail immédiat de sa part pour avoir ces lumières et que l’esprit qui les forme les forme sans la participation de l’âme. Cependant ces âmes là sont toujours actives dans leurs correspondances et leurs reconnaissances. Les secondes le sont moins, quoiqu’elles le soient encore beaucoup. Leur activité et leur correspondance sont plus simples, aussi bien que l’amour. Car il faut savoir que plus la foi est pure et simple, plus l’amour est pur, simple et nu.
Il y a un troisième état de foi - qu’on peut considérer comme second, puisque l’on peut passer également des deux degrés précédents dans celui-ci, quoique le premier en soit plus éloigné, et qu’il soit très rare que l’on passe du premier à celui dont je vais parler. En ce troisième état, la foi est une foi pure, qui se sépare peu à peu non seulement du sensible, du distinct et du matériel, mais même de l’aperçu pour entrer peu à peu dans la nudité totale. Comme dans l’état de la foi savoureuse l’assurance de la voie et du salut avait longtemps subsisté, dans celui-ci il y a aussi une assurance secrète et cachée qui subsiste longtemps, et qui est un fort appui, quoiqu’il paraisse imperceptible et que l’âme ne le connaisse pas. Cet état de foi nue a bien des degrés jusqu’à sa consommation, laquelle ne vient que lentement et imperceptiblement. Le degré précédent distingue mieux son avancement, parce qu’il sert à monter à Dieu et que, comme il y a bien de l’aperçu, l’avancement se distingue aussi. Il n’en est pas de même de la foi nue. Comme c’est une pente presque imperceptible, on avance sans le connaître. Plus on avance et s’approche de la fin, moins on s’en aperçoit, et plus on perd les premières assurances et les appuis.
La correspondance de cet état est vraiment passive mais cette passiveté s’augmente selon que la foi devient plus simple et plus nue. L’amour conforme à cette foi est un amour d’abandon aveugle, qui est ici en son commencement. Car quoique l’on croie que tout le long de la foi, en tous ses degrés, l’âme soit abandonnée à Dieu et que le propre caractère de la foi soit de produire l’abandon, il est cependant très certain que tout ce qui précède cette foi nue est plus confiance qu’abandon. Ce n’est qu’un abandon d’espoir, d’attente, et même fort éclairé. Mais c’est dans ce degré-ci que l’on commence à s’abandonner d’une manière plus aveugle, que l’on s’abandonne à l’inconnu sans savoir où il nous conduit, que l’on perd peu à peu toute attente et que l’on en vient à ce que dit Job : J’ai perdu tout espoir et je ne vivrai plus[422], nous faisant connaître par là que l’espoir fait encore vivre et que l’on ne meurt véritablement que par la perte de cet espoir-là. L’amour conforme à ce degré est un amour nu, dégagé du propre intérêt, et même du retour de confiance ; c’est un abandon aveugle, un amour qui n’a plus d’yeux pour soi-même, mais qui n’envisage uniquement que celui auquel on s’est livré. Quoique les âmes de cet état ne sentent et ne goûtent plus l’amour, elles aiment infiniment plus que les autres. C’est un amour pâtissant, étant très passif aux opérations de Dieu, et dénué de toutes correspondances actives, quoique l’on y corresponde d’une manière très vivante, en se laissant dilater et exercer comme il plaît au Seigneur. Il est aussi très souffrant puisque c’est ici le temps des grandes croix, des tentations, et des épreuves étranges. Il faut bien que l’amour soit et bien fort et bien pur, quoique si nu, puisque, dépouillé de tout soutien perceptible et accablé de maux, il ne succombe pas et qu’il se fortifie même chaque jour en s’animant contre soi-même. C’est le sacrifice de justice et d’holocauste. Tous les sacrifices qui ont précédé, étaient des sacrifices de miséricorde, des sacrifices partagés, comme l’était aussi l’amour, mais celui-ci est le pur et le juste sacrifice que le pur amour fait et peut faire. Sur cela il faut compter que plus le sacrifice est pur et exercé fortement, plus la perte est extrême et plus l’amour est parfait. Ce dernier état exclut dans sa perfection toute saveur perceptible, toute lumière, tout espoir, toute confiance, toute attente. Car tout cela est pour l’homme et est un retour sur l’homme, entièrement opposé au pur amour qui ne regarde que Dieu, tout le reste étant la matière de l’espérance et non de l’Amour pur, nu et dégagé. Dans cet état si nu, l’âme perd peu à peu les instincts et les mouvements, qui deviennent si délicats qu’ils sont presque imperceptibles. Et enfin tout devient comme naturel à l’âme, qui ne peut plus distinguer que le pur naturel, tant la nudité est extrême.
Ce sont là des détroits par lesquels il faut passer et sans lesquels il n’y a point de véritable pureté. Mais après un état si nu, sans sortir de la nudité, l’on devient fécond, éclairé et lumineux sans lumière, ardent sans ardeur, distinct sans distinction. Jusqu’alors le distinct et l’aperçu sont dangereux parce qu’ils arrêtent l’âme en elle-même et qu’elle ne peut voir que des lumières fautives en les voyant en soi . Mais ici, c’est voir la lumière dans la lumière[423] même multipliée dans la parfaite unité. (C’est) une âme qui embrasse tout sans rien posséder, pleine de richesses sans cesser d’être très pauvre[424].
Vous demandez la différence de la foi obscure à la foi nue. On commence par la foi savoureuse, qui est comme voguer sur mer avec le vent en poupe, guidé par un excellent pilote. Vous faites beaucoup de chemin avec joie et en plein jour. Vous vous confiez au pilote, mais tout va si bien que vous n’avez nulle occasion d’exercer votre confiance.
La nuit vient : vous craignez de vous égarer mais vous vous confiez à votre pilote, qui vous dit de ne rien craindre. Ensuite les vents deviennent contraires, les ondes s’élèvent, la mer grossit, votre crainte augmente ; cependant vous êtes soutenus et par l’excellence du pilote et par la bonté du vaisseau. La tempête augmente, la nuit devient plus noire . Il faut jeter les marchandises dans la mer. On espère le jour et que la bonté du vaisseau résistera aux coups de mer ; mais le jour ne vient point, la tempête redouble. On espère un sort favorable, lorsque le vaisseau tout à coup se brise contre les rochers.
Quelle transe, quel effroi ! On se sert du débris du naufrage pour arriver au port. On commence tout de bon à s’abandonner sur une faible planche, on n’attend plus que la mort, tout manque, l’espérance est bien faible de se sauver sur une planche. Il vient un coup de vent qui nous sépare de la planche. On fait de nécessité vertu, on s’abandonne, on tâche de nager, les forces manquent, on est englouti dans les flots. On s’abandonne à une mort qu’on ne peut éviter, on enfonce dans la mer sans ressource, sans espoir de revivre jamais.
Mais qu’on est surpris de trouver dans cette mer une vie infiniment plus heureuse qu’elle n’était dans le vaisseau, et d’autant plus heureuse qu’elle subsiste sans moyens ! O Dieu, éclairez les aveugles, et instruisez le cœur de l’homme !
Il y a[425] des lumières qui sont souvent sans vérité, soit sur l’avenir, et autrement ; et les personnes conduites par les dons extraordinaires en ont beaucoup. Mais il y a des vérités sans lumières, qui s’impriment sans caractères et qui ne laissent point de traces comme elles n’ont point de formes. Les premières lumières ont des brillants, et sont pour les âmes peu avancées : elles sont toutes incertaines.
Les secondes n’ont aucun brillant et ne paraissent point lumière à l’âme qui les possède. Elles sont souvent comme de simples pensées auxquelles elle ne fait nulle attention et elle n’en ferait jamais si on ne lui faisait dire les choses. Et comme son état nu ne lui laisse point d’espèces ni de pensées sur ce qu’elle a dit, à moins qu’on ne lui en renouvelle les caractères, elle perd tout.
Il faut cependant que la même foi qui s’exerce par la nudité s’exerce aussi par la science qui y est communiquée : car si Dieu ne déclarait rien à l’âme et ne lui faisait part de ses secrets, il est certain que la voie de la foi ne serait point une docte ignorance. Elle est docte puisque Dieu les découvre , et ignorante parce que c’est sans manifestation, par manière de science cachée et dont on ne peut faire nul usage que lorsqu’il le veut. Il n’en reste nulle idée, cependant les secrets qui Le regardent Lui-même ou ceux qui regardent les créatures y sont découverts. Par exemple, une personne ignorante est instruite du mystère de la Trinité, de mille secrets ineffables, découverts en Dieu même, sans penser jamais à cela, et sans qu’elle ait nulle connaissance distincte qui ait pu l’instruire. Lorsqu’elle en écrit et en parle, cela lui vient, et la manifestation en est lumineuse, car en le disant, elle voit qu’elle sait ce qu’elle croyait ignorer et ne sait comment elle a pu apprendre cela, parce que jamais elle n’y avait pensé. La manifestation en est-elle faite, tout lui est ôté, sans qu’il lui en reste la moindre idée, à moins qu’elle ne lui soit rendue dans le moment qu’elle en parle ou écrit. Mais hors de là elle est bête, et ne peut s’énoncer sur les choses. Il en est de même pour ce qui regarde les autres. Car c’est la même manière de concevoir qui nous découvre les choses générales appartenant à la foi, et les particulières qui regardent un chacun de nous.
Comme ceci est très profond, il est difficile, à moins d’expérience, de le pouvoir discerner d’avec les lumières et illustrations : il n’y a que l’expérience qui le puisse faire concevoir. Or je crois et je n’en doute pas que les âmes de foi qui sont encore en voie (comme tout leur est général, et que n’étant pas dans la fin elles ne peuvent avoir la science dont nous parlons,) n’aient souvent du rebut pour ce qu’on leur dit. Mais il me paraît qu’elles doivent avoir un simple acquiescement pour les choses qui ne les tirent point de leur foi, mais qui exercent cette même foi et la petitesse. Et c’est de cette sorte que l’on va de foi en foi : après quoi, toute idée en est ôtée.
Car je fais grande différence entre ce qui est général et entre une chose que l’on nous fait dire et pour laquelle, cependant, la foi est tellement nécessaire que la défiance est capable de tout arrêter. Jésus-Christ, Sagesse éternelle, dans Lequel toute la foi est consommée, nous a appris, étant sur terre, ce qu’Il me fait vous écrire aujourd’hui. Sa lumière et Sa science étaient générales. Il nous enseigne et les plus profonds mystères et les plus pures maximes, qui sont celle du renoncement. Mais Il ne dit les choses qu’en gros, et Il les fait dire en détail, car le conseil du renoncement est d’une étendue infinie et il n’est jamais poussé jusqu’au bout que par l’état de foi ; hors de là, c’est une possession de soi-même, c’est tenir son âme entre Ses mains et ce n’est pas la perdre. Lorsque Jésus-Christ nous enseigne ces maximes générales, Il se contente de les déclarer ; et comme leur pratique est lumineuse, sitôt que l’on entre dans la voie du renoncement, plus on se renonce et plus on connaît les renoncements qu’il y a à faire. Celui qui se renonce peu est peu éclairé là-dessus. Celui qui se renonce beaucoup est beaucoup éclairé : et sur la voie, et sur le renoncement qui dans le commencement est un travail, et sur la nudité qui est une pure souffrance, et sur la perte qui est mêlée d’action et de souffrance ou passivité, mais action dont nous ne sommes nullement le principe et que Dieu nous donne. Cette science est pratique et la pratique est lumineuse pour aller de foi en foi, de dénuement en dénuement, de perte en perte. C’est une conduite générale qui nous enseigne ceci, mais Dieu nous donne outre cela une conduite spécifique, qui est un guide qui sache le chemin et qu’il nous choisit pour cela.
Car outre la science générale, propre à toutes les âmes de foi, il est certain que Dieu nous choisit de plus une conduite particulière, qui a tellement grâce pour nous que tous les autres guides les plus experts ne nous conduiront jamais où Dieu nous veut. Il n’y a que celui que Dieu nous choisit pour cela, à l’exclusion de tout le reste. Or la même fidélité que l’on doit avoir pour la voie en général, on la doit avoir pour le moyen. Car Dieu est maître de choisir tel moyen qu’il lui plaît et de le rendre conforme à Ses desseins pour nous détruire. C’est donc à nous à entrer avec petitesse en ce que Dieu veut et ne nous en point tirer sous prétexte que la conduite générale suffit. Cela est bon pour ceux à qui Dieu ne donne point de moyens spécifiques et particuliers. Mais pour ceux à qui il en donne, je soutiens qu’ils ne doivent pas se soustraire à ces moyens, à moins que Dieu ne les leur ôte, car ils sont moyens spécifiques ; et faire autrement, ce serait sous bon prétexte se dérober aux desseins de Dieu. En effet, telle est la volonté de Dieu et ces moyens choisis de Dieu nous sont tellement nécessaires (quoique nous ne le connaissions pas) que c’est nous fixer[426] que de ne les plus recevoir. Nous voyons qu’outre le général de la conduite de Dieu de pure Providence sur Jésus-Christ, Il Lui a donné des parents auxquels Il était soumis et que Lui, qui avait la sagesse essentielle, reçoit la conduite du pauvre Joseph et s’y laisse mener : Il leur était soumis[427]. Tout ne s’opère durant toute la voie que par la petitesse et la dépendance. Et Dieu nous ôte lui-même le moyen lorsqu’il en est temps, ôtant tout pouvoir et toute inclination d’aider, souvent dans le temps que nous en avons le plus besoin selon nos idées.
Je dis donc que comme nous recevons de ce moyen une grâce et une lumière générale pour la conduite de la foi - lumière sans lumière, propre pour nous, insinuante et onctueuse dans sa généralité, lumière qui est propre pour l’âme, quoique indistincte - aussi doit-on recevoir avec la même simplicité, les lumières distinctes et les choses particulières qui sont dites. Les lumières générales se communiquent par le goût caché de la foi, et de là passent dans la pratique. Mais les lumières distinctes ont besoin d’une foi soumise et n’ont leur effet que par l’aveugle soumission de l’esprit, qui est souvent sans goût. Or pour ces choses distinctes, et annoncées en distinction, Jésus-Christ a toujours exigé la foi : Si vous pouvez croire, tout est possible à celui qui croit[428], etc.
La manière d’agir des âmes de foi est différente des autres en ce que ces âmes croient par (principe d’enfance et de) petitesse. Puis elles laissent tout tomber ensuite, persuadées qu’elles sont qu’il n’y a rien à faire pour elles en ces choses, qu’il faut croire simplement et puis c’est tout, que Dieu fera en elles et d’elles tout ce qu’il Lui plaira dans le temps qu’Il a ordonné, sans qu’elles préviennent jamais ce temps. Et quelque éloignées que les choses paraissent, cela ne les fait pas pourtant douter, ne s’en occupant pourtant non plus que si cela ne devait jamais être, n’y faisant nulle attention, n’y fondant nul appui. Mais il faut un simple acquiescement, un qu’il me soit fait selon votre parole[429] : sans cela, point de véritable docilité ni de petitesse. Quelquefois Dieu ne veut que cette soumission, et rien plus. Combien Jésus-Christ a-t-il dit de choses qui, selon la lettre, ne sont point arrivées, et qui cependant sont très réelles en la manière qu’il les concevait ?
Il faut donc que les âmes de foi aient une croyance de soumission, mais non pas une croyance d’occupation et d’exécution. Et c’est la différence qu’il y a des âmes de foi aux autres. Que lorsque les âmes de foi apprennent que Dieu les destine à quelque chose, elles y demeurent soumises sans occupation et sans soin pour avancer les choses, persuadées que Dieu ne les leur fait point annoncer, afin qu’elles ne s’en occupent ni qu’elles se mettent en devoir de les exécuter, mais pour, par la petitesse à croire, exercer leur foi, leur patience et leur mort, ne faisant jamais un pas par elles-mêmes pour rien avancer, mais aussi ne reculant jamais d’un moment et se laissant en la main de Dieu comme un chiffon. L’incrédulité est opposée à la petitesse, parce qu’elle vient ou par le raisonnement ou par une fixation pour le seul général.
Les autres âmes qui ne sont pas de foi sont tout le contraire. Elles se repaissent de tout ce qui est extraordinaire, le préfèrent à tout le reste, s’en occupent, sont toutes en acte pour trouver des moyens de le faire réussir : ce qui est entièrement contraire à la foi, qui croit tout et qui n’exécute rien, mais qui laisse tout conduire à Dieu. Ce qui ne paraît qu’un simple accident dans la voie de la foi et le moindre de tout, deviendrait essentiel et empêcherait dans la suite le progrès de cette même foi.
Je parlerai et ne me tairai point[430], jusqu’à ce que le Seigneur m’impose le silence. Je ne cèlerai point ce que fait le Tout-puissant[431] : car si je dis, je ne parlerai plus de la sorte, vous me tourmentez merveilleusement[432] [433].
La foi[434] se doit envisager de deux manières. Il y a la Foi, vertu Théologale, commune à tous les Chrétiens, et celle-là a son évidence dans l’Écriture sainte et dans les Décrets de l’Eglise, quoiqu’Elle soit au-dessus de notre raison et qu’Elle la captive. Mais il y a l’esprit de Foi qui est l’esprit intérieur, que saint Paul[435] met au rang des fruits du Saint-Esprit parce qu’elle suppose la charité dans une âme. La foi commune peut être dans la charité mais celle-ci n’y peut être, du moins n’y pourrait subsister longtemps. Car je ne crois pas qu’un péché actuel et de surprise fit perdre à une âme le don de la foi. Il lui ferait bien perdre pour un temps l’usage de ce don, mais comme ce don ne laisserait pas un moment l’âme qu’il ne l’eût pressé par son activité à se réconcilier avec son Dieu, il faudrait nécessairement ou que le don de la foi se perdit ou que l’âme fut bientôt rétablie dans la grâce perdue. Lorsqu’en parlant de l’intérieur on parle de la foi, on n’entend point cette première foi qui tient l’esprit soumis aveuglément aux maximes de l’Evangile et aux décisions de l’Eglise. On ne veut parler que de cet esprit de Foi, qui s’emparant une fois de l’âme, ne la quitte jamais qu’elle ne soit réduite dans l’unité de son principe où l’âme étant entrée dans son être original par une perte fortunée, cette étoile disparaît et il ne paraît plus que Jésus-Christ, Sagesse Eternelle, qui Se forme et Se lève en l’âme comme l’aurore et ne la laisse point qu’Il ne l’ait fait entrer dans le plein jour de la Gloire. L’âme perdue en Dieu et abîmée avec Jésus-Christ ne connaît plus que Jésus-Christ. Elle perd toutes les traces de cette aimable loi qui l’a conduite si heureusement.
Comme cette foi dont je parle est une foi toute amour, c’est une foi de confiance, qui produit un abandon entier. Elle se fait discerner avec tous ses charmes au commencement qu’elle s’empare d’un cœur, afin que ce cœur la suive, attiré par son onction et sa douceur. Mais comme cette foi pleine d’amour et de confiance n’a qu’un seul et unique désir, qui est de se perdre dans l’abandon aveugle qui est la perfection et la consommation de la foi, c’est pour cela qu’elle cache peu à peu sa lumière et son brillant aux yeux de l’âme qu’elle conduit. Elle n’en est pas moins lumineuse pour cela au contraire, mais elle ne travaille qu’à aveugler l’âme, afin de la porter à s’abandonner sans réserve à Dieu qui est tout le but de la foi. Elle découvre d’abord les beautés et les perfections infinies de Celui auquel elle veut que l’âme se confie ; elle les découvre, dis-je, non en distinction, mais en généralité, qui est la manifestation propre à la foi. Mais après cela, comme cette connaissance qui sert de motif à la confiance lui sert aussi d’appui, elle la fait perdre insensiblement, sans quoi la confiance demeurerait toujours confiance et ne passerait point en abandon.
L’abandon étant affermi, l’âme perd tout ce qui appuyait et soutenait cet abandon, qui était des motifs où il y avait encore quelque retour sur le bien et l’avantage spirituel de la créature, quoi qu’ils parussent fort épurés. Mais l’amour jaloux d’achever son ouvrage arrache tous les appuis de l’abandon et, le rendant aveugle, sans motif ni raison de s’abandonner par rapport à soi-même, elle le rend pur parce qu’il ne reste qu’une seule et unique raison qui est la volonté de Dieu et Sa souveraineté.
Cet abandon aveugle est dans la perte et ne peut être sans elle. Car tant que je suis un chemin que je connais et conçois, mon abandon est avec connaissance de cause : il est clairvoyant, il n’est point aveugle. Dieu mène l’âme par des sentiers inconnus et incompréhensibles dont elle n’a jamais pu prendre nulles idées ni se les figurer, et plus les sentiers où Il la conduit paraissent étranges et périlleux, plus Il Se cache. Il Se montre en la faisant entrer dans ces ténèbres impénétrables. Elle ne peut douter que ce ne soit Lui. Mais quoiqu’elle suive toujours le même sentier sans se détourner ni à droite ni à gauche, lorsqu’elle est engagée dans le chemin et qu’elle ne peut plus reculer, Il se cache de telle sorte qu’elle ne L’aperçoit plus. Elle n’a de connaissance que pour regretter l’extrême perte qu’elle croit avoir faite. Et voyant que les précipices augmentent à mesure que Celui qui la conduisait s’éloigne d’elle, elle reste dans une étrange désolation jusqu’à ce que la plus pure charité, dont elle est animée sans le connaître, lui apprend à s’abandonner à la perte même, lui faisant comprendre que son Dieu ne perdra rien pour cela, qu’Il sera toujours content et heureux, qu’il faut qu’elle suive, quoiqu’il en puisse coûter, le chemin où Il l’a conduite Lui-même, quoique l’enfer lui paraisse terminer ce sentier.
Alors elle va sans nulle raison. Elle court dans les précipices, elle y roule même souvent par désespoir, se croyant entièrement égarée mais ne pouvant faire autrement. C’est alors que les vues que c’est Dieu qui a introduit dans cette voie, se perdent. On ne pense plus même à ce qu’Il est et qu’Il sera heureux malgré notre malheur. Mais comme une personne qui roule dans un abîme perd toute autre pensée que celle de son désastre présent, aussi cette âme perd toute autre vue que celle de sa perte. Mais pleine d’une juste indignation contre elle-même, après avoir gémi sur son malheur, elle le voit et elle voudrait le rendre plus irrémédiable s’il était possible. Et entrant dans la complaisance de sa perte, elle entre dans la perfection du plus pur Amour, qui ne tarde guère à reparaître, mais d’une maniere ineffable. La Foi conduit donc aveuglément, mais où ? - C’est à l’Unité. Car il faut savoir que la Foi et l’Espérance se réunissent dans la pure Charité. Cette réunion semble une perte à l’âme, qui dit avec Job : J’ai perdu tout espoir et je ne vivrai plus[436] : non, elle ne doit plus vivre mais arriver à l’Unité, soit par la réunion de la Foi et de l’Espérance dans la seule Charité, soit par la réduction des puissances en Unité. Elle trouve que cette Charité qui est seule subsistante, est Dieu même où l’âme est conduite par la perte de tous moyens. C’est là qu’elle trouve Jésus-Christ qui reparaît comme sa vie. C’est la réelle manifestation de Jésus-Christ devenant la vie de l’âme[437]. C’est en Jésus-Christ et par Jésus-Christ que la vie est rendue dans cette unité, rendant l’âme et simple et multipliée autant agissante qu’elle est mû et agie[438]. Toutes ses puissances sont agissantes sans sortir de leur unité et sans être salies d’aucunes espèces. Elles ont tout sans rien avoir. On fait tout sans rien savoir. Cet état est réel, je vous assure, et vous y êtes assurément appelé. Mais quoique les expressions ne soient peut-être pas conformes à la science, l’expérience démêle tout cela, et [on est] contraint d’approuver ce que l’on condamnerait sans elle[439].
Je ne sais pourquoi Dieu a permis que je vous aie parlé des épreuves des âmes obsédées par le démon puisque cela ne vous regarde en aucune manière, n’étant pas une épreuve qui soit pour vous. Sainte Thérèse l’a soufferte parce que toutes les âmes conduites par les lumières et les dons, qui sont toutes lumières médiates, ont une épreuve proportionnée à leurs dons. C’est par le ministère des démons, et cet exercice est le plus dangereux et le plus violent quoiqu’il ne soit pas le plus anéantissant. Le Démon porte toujours au désespoir, et c’est où il y a le plus de danger ; quoique Dieu ne permette guère qu’il en arrive d’accident, à moins que l’on ne se retirât de l’abandon ou que l’âme ne tombât dans des mains ignorantes.
Il y a trois sortes d’épreuves ou de tentations par lesquelles Dieu purifie l’âme. La première est les peines sur la pureté. La seconde sur les tentations de blasphèmes. Et la troisième (qui ne vient que du défaut d’abandon dans ces deux premiers états) est une violence qui fait perdre l’esprit et qui conduirait au désespoir si on n’était pas soutenu, mais cette dernière n’arrive jamais aux personnes fidèles et qui sont secourues. Ces trois sortes d’épreuves ont rapport aux trois vertus théologales, qui doivent être purifiées de la propriété qu’elles ont contractée. L’amour-propre empêche l’étendue de la pure charité dans l’âme. C’est pourquoi Dieu le détruit par une impureté apparente, dont Il se sert parce que ces sortes d’attaques humilient extrêmement une âme superbe. Saint Paul assure qu’elles lui furent envoyées afin qu’il ne se glorifiât pas pour les grandes révélations qu’il avait eues. Cette humiliation fait perdre un certain amour secret que l’on a pour soi-même et pour sa propre justice, cette impureté apparente servant comme d’un purgatoire à la Charité. Comme l’or est éprouvé et épuré par le feu, de même le pur Amour est épuré dans la fournaise de l’humiliation. Sans quoi, quelque bonne intention que l’on ait, on est toujours propriétaire parce que l’amour n’est parfaitement pur que par la haine de nous-mêmes, et cette haine n’est entière que par l’horreur qui nous vient de nous-mêmes dans la boue de notre humiliation.
Le second purgatoire est une espèce d’impiété dont l’âme souffre étrangement. Elle n’a plus que du rebut pour les choses les plus saintes. Elle est pleine des pensées de blasphème et d’impiété. Elle a perdu la Foi, à ce qu’elle croit, et c’est ici le purgatoire de la foi, qui en la dénuant terriblement, la rend extrêmement pure. On ne saurait croire combien ceci exerce une âme fidèle.
La troisième épreuve est une espèce d’aliénation d’esprit. L’âme n’a que des pensées noires et de désespoir. Toutes les personnes qui l’approchent et à qui elle se découvre ne servent qu’à augmenter son tourment si elles ne sont pas expérimentées ; et c’est le plus grand des tourments que celui de tomber entre les mains des personnes qui ne sont pas éclairées. C’est le purgatoire de l’espérance, où elle se purifie de toute propriété. Car avant ce temps, quoique l’espérance ne parut fondée que sur le pouvoir divin, il y avait un appui secret et inconnu dans l’assurance de la même espérance qui la rendait propriétaire et imparfaite. Il en était de même des autres vertus. Quoique la pureté de l’amour fut pour Dieu, il y avait une assurance dans la pureté de ce même amour qui, servant de soutien, faisait par conséquent un entre-deux qui empêchait l’entière pénétration du pur Amour. Et quoique la foi ne fût, ce semble, appuyée que sur la puissance de Dieu, l’assurance de cette foi l’empêchait néanmoins de tomber dans la perte en Dieu.
Ces états sont extrêmement purifiants, mais ils sont terribles parce qu’ils ne purifient qu’en salissant en apparence, [parce qu’] ils ne donnent qu’en arrachant toutes choses. On ne saurait croire la pureté et la sainteté de Dieu, qui renverse plutôt toute sainteté apparente que de souffrir une sainteté propriétaire.
Ces trois états doivent être portés dans le sacrifice pur de l’abandon parfait, ou plutôt du délaissement total entre les mains de Dieu, car tout ce que l’âme voudrait faire pour se retirer de l’abîme ne servirait qu’à l’y enfoncer davantage. Le Prophète-Roi se plaignait d’être enfoncé dans un abîme de boue dont il ne pouvait se retirer[440]. Il faut que Celui qui nous y a mis, nous en retire - comme l’or ne se tire pas lui-même du creuset.
Tous les efforts de la créature sont alors non seulement inutiles mais même très dangereux, parce que par eux elle tire sa volonté de l’union à la volonté de Dieu, qu’elle doit aimer dans la permission de ses peines. Elle se retire de plus du regard fixe et direct qu’elle doit avoir en Dieu seul et en l’amour de son ordre, pour s’amuser à ce qui se passe dans la partie inférieure. Elle ne le peut faire sans se détourner de Dieu quoiqu’elle croie le faire pour Dieu et par là elle s’affaiblit. De plus elle ne sort de son regard fixe vers Dieu que pour regarder ce qui se passe en elle. Ce regard est dangereux, parce que l’âme étant dépouillée de toute force propre et ne trouvant chez elle que de la faiblesse, cette vue l’occupe de son mal et cette occupation augmente ce même mal, de sorte qu’elle est exposée au péril de pécher ou par une délectation volontaire ou par le désespoir. Si elle envisage trop ce qui se passe en elle, la volonté suit peu à peu l’application de l’esprit ; ou bien l’amour-propre dans la douleur de se voir si sale, la jette dans le désespoir, ainsi qu’il est arrivé à des âmes bien pures.
Celles qui ne se regardent point elle-mêmes sont à l’abri des dégâts de l’amour propre. Leur volonté demeurant unie à Dieu et leur regard, sans regard aperçu, appliqué à lui, elles méprisent tout ce qui se passe en elles et par là elles sont à couvert de ces désordres, car pour pécher il faudrait nécessairement qu’elles retirassent leur volonté de celle de Dieu, la volonté de Dieu ne pouvant souffrir une volonté criminelle sans la rejeter. Il faudrait aussi qu’en péchant, elles détournassent leur vue de Dieu, car celui qui n’a de vue que pour Dieu n’en peut avoir pour le péché.
Que les âmes qui seront dans ces épreuves soient donc instruites qu’elles ne doivent faire aucune autre chose que de se délaisser à Dieu pour souffrir ces épreuves dans toute l’étendue de Ses desseins sur elle, dans un sacrifice entier et total, ne se reprenant jamais quoi qu’il arrive, n’en désirant pas la fin, mais étant contentes d’y rester toute l’éternité si tel était le bon plaisir de Dieu, sans vue ni retour sur elle-mêmes pour envisager volontairement leur état ni ce qui se passe en elles, quelque terrible qu’il puisse être ; restant sacrifiées pour tout ce que Dieu voudra et pour autant de temps qu’il voudra, évitant les réflexions et les reprises plus que la mort.
Toutes les peines sont causées ou par les réflexions ou parce que les âmes ne sont pas fidèles à se délaisser après s’y être abandonnées. Par les réflexions elles entrent dans les craintes et les doutes et par les reprises elles se retirent de l’abandon.Et par l’un et par l’autre elles se jettent dans des peines et des embarras très grands, allongeant beaucoup leurs souffrances : toute leur vie se passe à faire et à défaire, sans rien avancer. O vous qui êtes en cet état ne soyez pas si téméraires que de mettre la main à l’ouvrage de Dieu : croyant l’accommoder, vous le gâtez. Laissez à Dieu tout le soin de l’œuvre, ne détournez ni à droite ni à gauche, et Il conduira lui-même vos pas.
Je prie les personnes entre les mains desquelles ces âmes tomberont de ne les point tourmenter mais d’en avoir beaucoup de compassion. La main de Dieu est assez appesantie sur elles sans les surcharger encore. Elles ne sont souvent que trop convaincues qu’elles pèchent. Et comme elles ne peuvent empêcher ces états par tous leurs efforts et que ces efforts les irritent, il faut bien se donner de garde de les tourmenter et de les mettre en scrupule, car il ne faut pas raisonner de ces âmes comme de celles qui sont dans des degrés inférieurs. Vous les jetteriez nécessairement dans l’un des deux extrêmes, lorsque vous leur dites par des scrupules mal fondés qu’elles pèchent. Parce que ne pouvant empêcher ces états par nul moyen humain, on les met ou dans le désespoir voyant qu’elles ne peuvent éviter ce qu’on leur dit être péché, ou vous les portez à pécher. On tourmente quelquefois si fort ces pauvres affligées qu’on leur fait perdre l’esprit. La plus grande marque qu’elles ne pèchent pas est la peine extrême qu’elles souffrent de ces états qui sont d’autant plus violents et plus longs que plus on les contrarie ; et d’autant moins que plus on s’abandonne à Dieu avec foi sans foi aperçue, avec courage sans courage, avec amour sans amour connu.
L’âme doit donc demeurer fort passive dans toutes ces épreuves. Ce n’est pas assez de se délaisser au commencement, mais toujours. Plus les épreuves augmentent de la part de Dieu, plus l’âme se trouve affaiblie. De sorte qu’elle ne trouve plus en elle de résistance parce qu’elle ne trouve plus de force. Et c’est sa plus grande peine et ce qui lui persuade davantage que tout chez elle est volontaire. Car lorsque les attaques sont violentes et que l’on a beaucoup de force pour résister, la violence et l’effort sont une assurance que l’on fait ce que l’on peut. Mais lorsque l’on est si faible que l’on a aucune force ni pour résister ni pour se défendre, l’âme ne distinguant pas sa faiblesse d’avec sa volonté croit que sa faiblesse est une volonté dépravée.
Cette faiblesse est l’épreuve des âmes de foi et des plus pures parce qu’il n’y a aucune violence qui puisse leur servir d’appui. Ce sera très certainement la manière dont vous serez éprouvé ; et quoique la peine de cette épreuve paraisse plus douce que celle qui sont accompagnées de tant de violences, celle-ci détruit infiniment davantage, parce qu’elle ne laisse aucune ressource à l’âme ni aucun soutien. C’est alors qu’elle ne fait pas le bien qu’elle aime et qu’elle fait le mal qu’elle hait[441]. Mais je me trompe. Si elle trouvait en elle une puissance de haïr le mal, elle serait trop bien car cette puissance de le haïr serait un bien. Elle ne sent point cette haine, parce que tout est mort dans sa volonté qui semble ne pouvoir plus ni haïr ce qu’elle doit haïr, ni aimer ce qu’elle doit aimer.
L’âme étant dans son fond dans une indifférence entière, il ne lui reste que les sentiments d’une volonté maligne qui sont d’autant plus vifs dans la plus extrême faiblesse qu’ils sont plus séparés du fond et de la volonté supérieure, qui ne se trouvant plus ne donne nulle assurance à l’âme de sa résistance. Il ne lui reste que l’assurance qu’elle a qu’elle veut tout le mal qu’elle souffre. Parce que n’ayant plus (perceptiblement) d’autre volonté que l’instinct purement malin qui lui est resté, tout paraît chez elle pure malignité, sans pouvoir ni vouloir être autrement, parce qu’elle n’a plus la faculté de vouloir. Et c’est ici où le discernement de l’expérience et de la lumière divine est très nécessaire : car quelque savante et éclairée que soit une personne, elle ne peut porter aucun jugement de soi si ce n’est un jugement de condamnation. Et ce jugement de condamnation, loin de lui donner de la force pour sortir de son état, ne sert qu’à l’affaiblir toujours plus et à la convaincre davantage que c’est avec une volonté libre qu’elle fait tout le mal qu’elle ne peut empêcher. Et c’est là la différence des états actifs, que la conviction du mal y cause la résistance et l’éloignement du mal donne de la force. Mais ici c’est tout le contraire : cette conviction affaiblit la résistance, et donne plus de force pour le mal. Car c’est une loi[442] qui réside dans ce qu’il y a de plus extérieur, durant que l’esprit demeure assujetti à une autre loi qu’il ne connaît pas[443] et qu’il ne peut distinguer ; de sorte que n’ayant nulle satisfaction de l’assujettissement de son esprit, elle n’éprouve que la loi de la corruption.
Une des plus forte peine de l’âme est qu’avant que d’entrer dans ces états, Dieu lui demande pour l’ordinaire son consentement sans qu’elle comprenne ce qu’on lui demande. Elle se sacrifie même avec un extrême plaisir : elle aurait plus d’horreur de refuser la moindre chose à son Dieu que de tout l’Enfer. Mais lorsque Dieu frappe, elle ne se souvient plus de son abandon et du consentement qu’elle a donné : tout lui paraît malignité ou faiblesse, et presque toujours péché. Si l’âme pouvait conserver son abandon et son esprit de sacrifice, elle verrait qu’il y aurait encore en elle quelque bonté. Mais cela n’étant point, elle se trouve, comme les personnes qui n’ont jamais connu Dieu, destituée de tout : pour le dedans, privation générale de tout bien ; et pour le dehors, faiblesses à l’égard de tout mal.
[Je[444] suis si certaine que cette défaillance sans violence sera votre épreuve que je ne puis m’empêcher d’écrire ceci, sans en pouvoir discerner la raison. Je ne sais ce que Dieu prétend de là : pour moi, je n’ai qu’une chose à faire qui est de lui obéir. Je suis certaine aussi que les misères et les faiblesses qui sont en moi, ne vous seront pas un petit sujet d’exercice ; parce que tout vous mettra en défiance sans nulle assurance. Il n’y a pourtant rien à craindre malgré ce que je suis naturellement. Si vous voulez bien me dire tous les sentiments que vous aurez de moi, quand je les prendrais mal (ce que je ne crois pas qui arrive), cela servirait à vous perdre davantage. Je crois devoir tout dire, sans raisonner, et sans réfléchir pourquoi dire ce qui paraît hors de saison. Il me suffit que j’obéisse.]
Il y a donc deux sortes d’épreuves, dont les unes pénètrent l’âme jusque dans le plus intime, et lui font souffrir une extrême douleur et une peine si terrible qu’elle est comme un feu obscur et infiniment douloureux, duquel la pénétration s’étend dans toute l’âme sans en laisser la moindre partie qui n’en soit pénétrée. Ce purgatoire est douloureux et humiliant ; mais la douleur est plus forte que l’humiliation. Dieu laisse alors l’âme à elle-même. O Dieu, que fera-t-elle ! Vous l’aviez couverte jusqu’alors sous l’ombre de vos ailes. C’est la plus cuisante douleur de l’âme. Elle apercevait avant ce temps que Dieu la soutenait, mais à présent il lui semble que Dieu l’a abandonnée et qu’elle veut tout le mal qui lui arrive. Autrefois elle connaissait bien que sa volonté n’y avait point de part, qu’un je ne sais quoi la soutenait, mais à présent que Dieu l’a abandonnée, tout lui paraît volontaire. Cependant Dieu ne l’assista jamais davantage qu’Il fait alors. Mais comme le sentiment de cette assistance serait un soutien, il faut le perdre. La volonté ne fut jamais plus séparée qu’elle l’est ; mais on ne connaît pas cette séparation, parce que Dieu a perdu en Lui la volonté supérieure et l’âme ne pouvant avoir de volonté pour chose au monde, elle n’a garde d’en trouver pour s’opposer à ce qu’on lui fait souffrir. Cependant elle n’est ni en cela, ni en une autre chose, puisqu’elle ne se trouve plus.
Ce qui fait que l’on paraît vouloir tout ce qui se passe, c’est que la volonté étant unie à celle de Dieu, on ne peut pas ne pas vouloir tout ce que Dieu permet. C’est l’état le plus avancé du sacrifice et aussi le plus étrange, et ou presque toutes les âmes se reprennent ne pouvant se délaisser jusqu’au point qu’il le faut. Elles font par là une perte irréparable. Elles allongent ou finissent souvent leur état : elles l’allongent, parce qu’elles en empêchent la consommation ; elles le finissent lorsqu’elles se reprennent.
Jésus-Christ sur la Croix, modèle de tous les sacrifices, en est bien la vérité et la figure tout ensemble. La vérité, puisque tous les états n’ont de vérité qu’autant qu’ils sont renfermés en Lui. La figure, puisqu’Il les a tous passé comme notre modèle. Jésus-Christ donc reste sur l’autel de Son sacrifice. Comme il était presque fini et qu’Il souffrait cet abandon terrible de son Père, les Juifs Lui disaient : « descendez de la croix et nous croirons en vous[445]. » Il se trouve encore aujourd’hui des personnes qui font envers ces âmes crucifiées ce que les Juifs faisaient à Jésus-Christ, les voulant porter à se reprendre et à sortir de dessus la croix, les assurant que par là ils connaîtront que leur état est de Dieu, s’ils en sortent par obéissance. Jésus-Christ méprisa cette foi que l’on voulait avoir en Lui, parce qu’Il savait combien le délaissement dans le sacrifice était plus glorieux à Son Père. Ce n’est pas faire un sacrifice que de ne pas le laisser consommer, c’est plutôt faire injure à Dieu. C’est pourquoi l’on a toujours regardé la consommation comme une chose si essentielle aux sacrifices, que l’Eglise ne laisse jamais un sacrifice imparfait. Mais autant que le délaissement dans le sacrifice est essentiel au sacrifice et glorieux à Dieu, autant est-il dur à porter, particulièrement sur la fin : c’est alors que l’abandon de Dieu paraît le plus extrême.
C’est pourquoi Jésus-Christ qui ne S’était plaint ni d’aucun supplice ni d’aucun outrage extérieur, Se plaint de cet état pour nous faire voir son excès. Cette plainte n’était pas un soulagement qu’Il cherchât, mais une instruction de la douleur extrême de ces états. Mon Dieu, mon Dieu, dit Jésus-Christ, pourquoi m’avez-vous délaissé[446] ? Il ne l’appelle plus de ce doux nom de Père, parce que toutes les douceurs paternelles sont changées en rigueurs extrêmes. Mon Dieu juste, dit-Il, car Vous faites tout avec justice, mon Dieu vengeur, car Vous vengez sur Moi avec une rigueur extrême toutes les injures faites à votre grandeur par les hommes ! O Dieu juste et vengeur, pourquoi M’avez-vous délaissé à tant de rigueurs extérieures et intérieures ? O qu’il est vrai que ce délaissement rend ce sacrifice rigoureux et étrange ! Mais regardez ce qui suit : baissant la tête, il dit, Tout est consommé[447]. A peine Se plaint-Il de ce délaissement effroyable que Son sacrifice se consomme et s’achève, et l’âme, de même, expire par les rigueurs de l’amour dans les bras de ce même amour.
Quelques personnes me diront que leur sacrifice ne s’est pas terminé lorsqu’elles se sont abandonnées à Dieu sans réserve. Mais, que ces personnes soient persuadées qu’elles n’en sont pas encore venues là : ou que Dieu, pour quelque dessein particulier, ne les consomme pas, ou bien qu’elles se sont peut-être reprises. Qu’il est rare de trouver des âmes délaissées sans réserve et qui ne cherchent pas ou directement ou indirectement des assurances ! Mais une âme fidèle à se délaisser en cet état si extrême, sans soin d’elle-même, sans la moindre activité, sans chercher de remède, qui se laisse en proie à la divine Justice sans chercher d’assurance en quoi que ce soit, son état se consommerait très vite, car lorsque l’anéantissement est achevé, le sacrifice se consomme. Ceci est exprimé dans le sacrifice de l’autel, qui se consomme aussitôt que les espèces s’anéantissent. De même lorsqu’il n’y a plus aucun appui, quel qu’il soit, pour entretenir le sacrifice, il faut qu’il finisse par l’anéantissement des soutiens subsistants, ce qui s’opère lorsque Dieu laisse l’âme et qu’Il ôte ce soutien secret qui empêchait l’anéantissement total en conservant l’âme dans quelque subsistance. Si le sacrifice ne finit pas, c’est que l’anéantissement n’est pas parfait. La fin du sacrifice est la perte totale, qui en perdant la créature entièrement par la privation de tout soutien et assurance, par le désespoir entier de toutes choses, la fait retourner heureusement en Dieu, où elle demeure comme l’Agneau immolé pour les péchés du monde dans une immolation éternelle. Ceci est un mystère caché en Dieu même, qui ne sera jamais compris que du plus pur Amour qui veut des victimes éternelles, mais victimes toutes volontaires, toujours immolées et toujours vivantes dans leur immolation. Ceci est le caractère divin et ineffable de l’Agneau occis, pur et sans mélange, où il n’y a plus de pleurs, de douleurs et de gémissements[448].
Il y a une autre sorte de Purgatoire spirituel qui s’appelle Famine. C’est un état où Dieu réveille l’appétit de l’âme pour certaines choses et les lui ôte en même temps. Il y a cette différence entre la famine et la stérilité que la stérilité est bien un défaut des choses ou une disette, mais non pas une plus grande faim. Mais dans la famine, non seulement on n’a pas les choses nécessaires à la vie, mais on en a une si extrême faim que tout ce qui servait à nourrir en un autre temps plusieurs jours, ne serait pas suffisant pour un seul. Jésus-Christ en a porté quelque chose au désert.
Il faut remarquer qu’il y a quantité de purgatoires. Celui-ci est très rigoureux, et il fait même ce qu’il y a de plus rude dans le purgatoire de l’autre vie. C’est une faim étrange qui est mise de Dieu dans l’âme, et cette faim la dévore. Tous les jours sa faim augmente et tous les jours on lui fait voir et connaître de plus en plus ce Dieu dont elle a une extrême faim. Cette vue augmente encore sa faim sans qu’on la rassasie en aucune manière. Plus la faim augmente, plus on lui montre ce qui cause cette faim sans qu’il lui soit permis de s’en approcher ni de s’en rassasier. Ceci est un tourment étrange qui serait capable de réduire une âme en poudre, si elle n’était pas immortelle. Cette faim est un attrait qui enlève les âmes et les arrache à elle-mêmes ; et à mesure qu’elles sont tirées d’une main puissante, elles sont repoussées d’une autre qui ne l’est pas moins. C’est quelque chose de si étrangement violent, que tout ce que l’on en peut dire ne la pourrait faire comprendre.
Cette âme a donc une faim étrange de son Dieu : Il l’attire fortement hors d’elle et lorsqu’il semble qu’elle soit proche de Lui, Il la repousse avec d’autant plus de rigueur qu’Il l’a tirée plus fortement. Plus Il la repousse, plus Il augmente cette faim, se faisant connaître infiniment aimable et désirable. Je me trompe : cette faim n’est pas une connaissance, mais un appétit de l’âme si étrange qu’il est inconcevable. Lorsque cette faim est dans une âme extrêmement avancée, elle est sans connaissance de cette faim. C’est une expérience, je m’explique.
Deux personnes ont faim : l’une a plus de désir que de faim et l’autre plus de faim que de désir. Celle qui a plus de désir que de faim a une connaissance claire de l’amabilité de Dieu, de ce qu’Il est : elle se sent enlevée pour Sa possession avec une connaissance claire que c’est cet état qu’elle porte. Ceci est un purgatoire fort modéré en comparaison de l’autre, quoiqu’il paraisse bien rude, et ce purgatoire est pour les âmes conduites par les lumières. L’autre est une faim extrême sans voir ni connaître distinctement la cause de cette faim. Les âmes qui l’ont, appètent[449] désordonnément et nécessairement une viande dont elles sont privées. Cette viande leur paraît quelquefois toute proche, mais il ne leur est jamais permis d’en goûter. Ceci n’est point une connaissance mais un appétit extrême et qui s’accroît d’autant plus que plus l’âme approche de sa fin et de son rassasiement. Si cette faim est avec espoir de se voir un jour remplie et rassasiée, c’est le purgatoire spirituel. Mais si cette faim est avec un désespoir perceptible de se voir jamais rassasiée, et que plus la faim augmente, plus aussi ce désespoir croisse, et que plus le désespoir devenant désespéré, si l’on peut se servir de ce terme, plus la faim devienne extrême, c’est alors l’Enfer spirituel[450] qui est un état infiniment plus étrange que l’autre et il faut un secours bien extraordinaire (quoique sans secours[451] à ce qu’il paraît) pour le porter.
Il y a encore une faim que Dieu réveille pour la Sainte Eucharistie et Dieu empêche en même temps l’âme d’en approcher. Ceci fait encore souffrir quoique d’une manière bien inférieure à ce que je viens de dire. Il y a des personnes qui quittent la Communion lorsqu’elles en ont du dégoût. C’est une chose que l’on ne doit jamais faire, parce que c’est le temps où on en a le plus besoin. Dieu mêle ordinairement ce sel d’absinthe pour les personnes qui s’y sont portées avec une avidité imparfaite. Et comme il y a en cela beaucoup d’imperfection, Dieu les purifie par ce dégoût ou bien par cette faim extrême, sans permettre en même temps d’en approcher, et alors c’est un bien d’en être privé. Mais il ne faut pas quitter la Communion pour le simple dégoût - et c’est là la différence qu’il faut faire de ce dégoût à celui qu’on a des autres exercices qu’il faut quitter parce que ce sont des moyens qu’il faut perdre - mais Jésus-Christ au Saint-Sacrement est moyen et fin. Il se perd quelquefois comme moyen mais Il se retrouve comme fin.
Le temps de la sécheresse spirituelle opérera les mêmes choses que la sécheresse naturelle. Celle-ci, sans que l’on s’aperçoive comme cela se fait et peu à peu, dessèche si bien la sève des plantes que les fruits tombent, les feuilles se desséchant deviennent languissantes, perdent leur verdure et tombent ensuite. Tout paraît comme un lieu inculte et désert. Cela se fait peu à peu et insensiblement, et d’une manière qui paraît naturelle. La tige des arbres paraît morte, et s’il reste quelque sève, elle est si profonde et si cachée que l’on ne la saurait découvrir. La sécheresse spirituelle produit les mêmes effets : elle ôte insensiblement à l’âme tout ce qui l’humectait, toute l’onction savoureuse. Ensuite tout lui tombe des mains. Elle n’a plus d’inclination de pratiquer ce qu’elle pratiquait autrefois : elle en perd le goût, la pensée et même le pouvoir. Tout paraît mort et éteint et il ne reste pas même un certain extérieur qui, comme des feuilles, servait d’ornement. Si vous touchez l’extrémité de ces arbres, vous les trouvez comme mortes : les branches les plus éloignées sont sans vie et cependant un peu de pluie redonne la vie à ce qui paraissait mort.
Il y a cette différence entre l’hiver et la sécheresse que quoique les arbres paraissent morts l’hiver, ils sont plus humectés et si vous les rompez, vous y trouvez plus de vert et d’humeur. De plus ils poussent dans ce temps leurs racines dans la terre parce qu’elle est humectée. Mais pour la sécheresse, ils ne profitent alors en aucune manière parce qu’ils ne sont pas seulement desséchés sur la surface, mais ils le sont dans la sève. L’hiver est suivi du printemps, qui redonne la vie, la beauté et la fécondité à ces arbres, mais la sécheresse ne doit attendre que la mort si la pluie ne vient avec une extrême abondance. Le printemps a plus de beauté que de fertilité , l’été tient de la beauté du printemps et de la fertilité de l’automne. Vous pouvez vous faire aisément l’application de ceci.
Vous m’ordonnâtes hier de vous écrire ce que je venais de vous dire. Je le veux de tout mon cœur autant que je m’en souviendrai. Nous parlâmes d’abord des tentations contre la foi, des doutes sur l’éternité et sur l’immortalité de l’âme. Et je vous dis qu’étant éclairé comme vous l’êtes sur tous ces articles et même par des raisons naturelles qui peuvent prouver ces vérités, il ne faut plus aller chercher de raisons pour vous en convaincre. Cela ne ferait qu’augmenter le doute de votre esprit car lorsqu’une personne qui est à Dieu au point que vous y êtes, veut guérir ses tentations par le raisonnement de l’esprit, elle se trouve environnée d’une foule d’autres raisons qui semblent combattre et détruire les premières, de sorte que ces différentes pensées semblent s’armer les unes contre les autres. Elles ne font que lasser l’esprit, sans fortifier la foi. Le plus court, le plus assuré et le plus avantageux est de n’admettre dans l’esprit nulles raisons, mais de vouloir déterminément servir Dieu et l’aimer indépendamment de tous les événements. O mon Dieu, quand il n’y aurait point d’éternité à craindre ou à espérer, je voudrais toujours Vous aimer et Vous servir de la même sorte ! Si notre amour est pur, il doit être sans relation sur nous. Ainsi aimer Dieu et Le servir est l’usage que les serviteurs de Dieu doivent faire de leurs tentations. C’est le plus assuré moyen de les faire cesser car le diable voyant que l’âme le terrasse avec les mêmes armes qu’il employait pour la combattre, ne revient plus à la charge. Et Dieu tire la gloire qu’Il prétend tirer de toutes les tentations qu’Il permet nous arriver, qui est d’affermir notre foi par l’abandon à tout ce qui pourrait arriver, de fortifier notre amour et l’épurer, Se faisant aimer d’un amour souverain et gratuit qui n’espère rien pour soi-même et qui veut tout pour Dieu. Cela empêche que nous ne nous remplissions la tête de réflexions et nous met plus en état de demeurer en oraison dans une simple occupation et un simple amour de Dieu.
Pour les pénitences que Dieu veut le plus de vous à présent, ce sont celles de l’esprit et celles des sens que la Providence vous fournit. Car de chercher à fatiguer votre corps par le choix de certaines austérités qu’il ne pourrait porter et qui, en vous faisant malade, fortifieraient toutes les passions de votre esprit qu’il vous est d’une extrême conséquence de travailler à éteindre, c’est ce qu’il me serait impossible de vous conseiller. Si vous voulez bien embrasser dans toute l’étendue des desseins de Dieu la mortification que je vous propose, vous avouerez de bonne foi qu’elle est et plus difficile et plus efficace que toutes les austérités que nous choisissons. Il faut donc travailler avec un extrême abandon à Dieu, attendant tout de Lui et peu de notre fidélité, sans que la défiance de nous-mêmes diminue notre fidélité et sans nous décourager du peu de succès. Car la destruction de nous-mêmes est un ouvrage si long qu’il faut une patience infinie avec soi-même, et c’est par là qu’il faut arrêter l’impétuosité du naturel qui veut venir à bout tout d’un coup de tout ce que l’on entreprend. Nous avons plus besoin de patience avec nous qu’avec le reste des créatures : celles-ci ne nous blessent qu’autant que nous sommes vivants en nous-mêmes et nous nous en défaisons facilement, mais nous nous portons partout. Travaillez donc à mortifier l’esprit, ne donnant nulle issue à toutes les passions qui s’élèvent et ne laissant point prendre de cours à votre humeur par vos paroles. Lorsque votre vivacité vous aura entraînée, obligez ceux qu’elle vous a fait désobliger, mais ne vous en occupez point après pour vous en chagriner. Demeurez humiliée sous le poids de vous-mêmes : il n’est que trop juste que, conservant un si mauvais domestique, nous souffrions ses tyrannies jusqu’à ce qu’il soit chassé.
Il y a une mortification continuelle très pénible : c’est celle que la Providence nous fournit à tous les instants, non seulement par les grandes croix dont elle vous est assez libérale depuis quelque temps, mais par mille petites choses qui arrivent contre notre inclination , des travers des domestiques, des oublis, mille choses faites de travers, à contre-temps, ou omises, des mets apprêtés contre notre goût et mille petites choses désagréables qui arrivent incessamment et dont il faut faire usage à chaque moment, les portant en mort, et sans s’en plaindre. Comme ce sont des choses qui arrivent incessamment, cela nous tient dans une patience et une mortification continuelle. On se fait des idées de mortifications éloignées que l’on ne pourra jamais pratiquer, et l’on perd une infinité de mortifications réelles dont on ne fait point d’usage, les estimant peu : cependant ce sont celles-ci véritablement qui mortifient, et non les autres.
Il faut porter les mortifications de Dieu en patience : Ses rebuts, Ses sécheresses, Son froid, l’impuissance où nous nous trouvons, un certain défaut de facilité et de correspondance dans les choses, surtout patienter avec nous-mêmes ce qui est le plus difficile. L’ardeur d’être délivrés de nous-mêmes vient de l’amour que nous nous portons. Mourons donc par toutes les petites choses, et mourons continuellement et véritablement : c’est assurément ce que Dieu veut de vous. Soyez patiente à l’oraison, laissez tomber les vies de votre esprit et de votre cœur et elle deviendra plus facile et plus familière.
Dieu veut tout ou rien : sa délicatesse est infinie. C’est un Dieu fort jaloux. Je voudrais pouvoir vous exprimer Son extrême délicatesse. Lorsque l’on est fidèle à suivre aveuglément Ses moindres mouvements, Il meut sans cesse l’âme et Ses mouvements deviennent d’autant plus délicats et fréquents que l’âme y est plus fidèle. Dieu se tait lorsque l’on ne L’écoute pas. Plus une âme est possédée de Lui, plus Ses invitations sont délicates : elles ne se laissent pourtant jamais ignorer de l’âme malgré leur extrême délicatesse. Je sais que Dieu use quelquefois de violence et vous l’avez même assez éprouvé par ce que vos résistances vous ont fait souffrir. Mais Il n’en use de la sorte que pour un temps, afin d’introduire dans le chemin de Sa volonté cachée et aussi pour empêcher l’âme de reculer lorsqu’elle se voit accablée des cruautés de l’Amour juste et rigoureux.
L’Amour est premièrement caressant et gratifiant. Puis Il montre quelque échantillon de Sa jalousie : c’est pourquoi Il est un Amour fuyant, se cachant pour des moments. Ce sont des feintes d’amour qui ne tendent qu’à éprouver et à épurer un amour naissant. Mais cet Amour augmentant Sa jalousie, à mesure qu’Il augmente Son Amour, plus Il a de témoignage de l’amour et de la fidélité de Son amante, plus devient-Il un Amour nu et sans nul témoignage de ce qu’Il est. Il se cache si bien qu’Il ne Se laisse presque point voir. Cependant Il attache toujours plus ce cœur par des liens cachés, mais que l’on fortifie chaque jour. Il n’éloigne Sa proie, cet aimable vainqueur, que lorsqu’Il est très assuré de Sa conquête - et plus Il en est assuré, la serre et la tient liée, plus Il fuit. Plus les blessures qu’Il fait sont profondes, plus Il cache Sa main.
D’Amour nu Il devient Amour rigoureux et Sa rigueur fait qu’Il ne Se contente pas de ne plus donner à Sa bien-aimée nulle preuve de l’amour qu’Il lui porte, de ne la plus gratifier ni caresser, Il lui ôte de plus tout ce qu’Il lui a donné. Si cette âme est trop faible et trop infidèle pour porter cette rigueur, alors avec un artifice d’amour dont on ne L’accuserait jamais, Il la vient caresser de nouveau, Il la comble de biens, Il lui fait paraître en Lui de nouveaux charmes, afin de rallumer un feu que Sa rigueur avait ralenti. Mais Il ne la voit pas plutôt déterminée à essuyer ses rigueurs que de rigoureux Il devient cruel et impitoyable, et que d’Amour gratifiant et caressant Il devient ensuite un Amour juste et vengeur.
C’est alors que plus Il voit que Son amante est prise d’une flamme plus pure, plus Il exerce sur elle les rigueurs de Sa tyrannie. Il ne se contente pas de lui ôter les biens dont Il l’avait gratifiée, Il l’accable de maux et de douleurs, Il devient tous les jours plus cruel et impitoyable. O Amour pur et nu, que Tu es bien comparé à un feu dévorant ! Car de même qu’un feu s’accroît à mesure que plus il consume les sujets propres à l’entretenir, de même l’Amour augmente en détruisant toutes choses. Il ne dit jamais : « c’est assez. » Mais Il a cette qualité différente du feu, qu’Il S’arrête par la résistance au lieu que le feu matériel augmente son ardeur par la contrariété. Rien n’est plus aisé que d’arrêter l’incendie de l’Amour. Mais, qui est ce qui te connaît, Ô Amour ? et qui pourrait vouloir empêcher ou arrêter Ton progrès ? Tu noircis, Tu salis, Tu défigures ce que Tu brûles : c’est pourquoi l’on Te craint si fort. Et lorsque rien ne Te résiste et que l’on Te laisse maître, Tu réduis tout en cendre. La docilité, la fidélité, et la pureté de ton amante accroissent Ton ardeur de telle sorte que Tu deviens tous les jours plus actif pour tout détruire : plus on Te donne, plus Tu demandes, et tu n’as pas plutôt consumé ce qui Te faisait obstacle, que Tu cherches les endroits les plus reculés et les plus délicats. Comme Tu es insatiable et que Tu dévores tout sans pitié, Tu es aussi si subtil que rien n’échappe à Ta vue, et ce qui est de plus étrange, c’est que plus Ton embrasement est grand, moins il se connaît. Cet Amour impitoyable et cruel exige d’autant plus que plus on Lui donne, et Il est fait de telle sorte que quelque peine que l’on ait à Lui donner, on en aurait encore plus à ne Lui donner pas. Mais lorsqu’Il a réduit l’amante à tel état que, loin de résister, elle n’a pas même une répugnance contre Ses plus extrêmes rigueurs, peut-être croyez-vous qu’alors Sa cruauté finit ? non : c’est alors qu’elle redouble.
Samuel dit à Saül que c’est comme le péché d’enchantement que de répugner, et comme le péché d’idolâtrie que de ne pas se soumettre[452]. La répugnance marque la propriété qui est une espèce de magie, car nous n’aurions pas de répugnance à nous laisser enlever une chose, si nous n’y avions pas d’attache. La force de nos répugnances à nous laisser ôter ce que nous avons, marque la force de notre attache. Cette attache fait deux effets : l’un, que nous ne pouvons nous résoudre à nous laisser enlever ce que nous aimons ; l’autre, qu’elle empêche les progrès de l’Amour. Le feu sacré demeure comme enchanté et arrêté par la répugnance. Le défaut de soumission est une espèce d’idolâtrie : on commence par répugner, et puis on croit avoir raison de ne pas se soumettre, de sorte que sous bons prétextes l’on préfère un bien que l’on estime à la volonté de Dieu. C’est comme idolâtrer, et on se retire par là peu à peu de la possession de Dieu pour entrer dans la possession de soi-même.
L’âme fidèle, au contraire, se laissant à toutes les rigueurs de l’Amour, éprouve que Son feu, loin de S’adoucir par la perte de toutes choses, s’accroît. Et Sa rigueur augmente de telle sorte que, n’ayant rien en elle (l’ame) qui Lui résiste ni qui répugne même, étant consommée quant à elle, Il devient sur elle un amour juste et vengeur. Et c’est là le dernier effet de Sa cruauté.
Il la traite alors comme Il a traité Son Fils, lui faisant payer ce qu’elle ne doit pas[453] : on lui demande ce qu’elle n’a jamais possédé. C’est alors qu’il faut répondre pour autrui, et ceux pour lesquels on paye de cette sorte ne sont guère capables de comprendre ce qu’il en coûte jusqu’à ce qu’ils l’aient éprouvé et la nature de l’amour qu’on leur porte. Jésus-Christ a payé toutes nos dettes et cependant Il veut qu’on Lui paye ce que l’on contracte d’obligations. Il nous donne Son sang pour notre acquit et cependant Il veut des victimes continuelles qui Lui soient associées à Sa qualité de victime immolée.
Mais il faut laisser ce qui ne vous convient pas encore pour vous dire que la délicatesse de la motion Divine devient tous les jours plus subtile à mesure de la souplesse de l’âme, de sorte qu’elle devient comme imperceptible, et ensuite comme naturelle. Cette motion est conforme à la nature de la possession de Dieu. Plus Dieu nous possède d’une manière à nous distincte et aperçue, plus la motion est difficile et connue. Plus la possession est cachée, plus Sa motion est cachée. Mais à mesure que cette possession devient infinie et délicate, la motion devient de même. Mais quand Jésus-Christ est devenu notre vie, que Dieu est l’âme de notre âme et que nous sommes transformés en Lui, cette vie devient toute naturelle et si propre à l’âme que, de même qu’elle ne fait nulle attention à l’air qu’elle respire, quoiqu’elle ne puisse douter qu’elle ne le respire, de même elle ne fait plus d’attention à la vie de Dieu dont elle jouit, quoiqu’elle ne l’ignore pas. La motion devient comme naturelle. C’est comme un simple penchant qui lui est tout propre. Mais quoiqu’elle soit si naturelle, si l’âme différait ou retardait de la suivre, elle sentirait un état violent. Et c’est alors qu’elle connaît que c’est Dieu qui veut et qui lui donne ces mouvements, car en cet état elle ne peut plus résister, pour peu que ce soit, sans entrer dans une peine intolérable.
Concluons de là qu’il faut s’accoutumer par une extrême souplesse à la délicatesse de la motion. Qu’il ne faut pas attendre un commandement mais que le moindre signe est un ordre positif. Qu’il ne faut pas détourner la vue pour ne rien voir, ni divertir l’oreille pour ne pas entendre. Saint Paul dit que celui qui sonde les cœurs connaît ce que l’Esprit désire[454]. C’est comme s’il disait : les volontés du Saint Esprit en nous sont si délicates qu’elles sont comme des désirs de cet Esprit, mais désirs qu’Il n’exprime qu’à peine. Mais celui qui sonde les cœurs connaît ce désir et nous apprend à le connaître. Il faut suivre le désir de l’Esprit en nous et comme Dieu exauce le désir de l’Esprit pour nous, cet Esprit que nous suivons aveuglément de la sorte obtient pour nous incessamment ce qui nous est nécessaire ; or ce qui nous l’est extrêmement, c’est de le suivre et de ne le point éteindre.
[J’ai[455] eu une douce invitation pour vous écrire quoique je n’aie rien de particulier à vous dire mais il faut obéir. Je me sens depuis hier dans un renouvellement d’union avec vous très intime. Il me fallut hier rester plusieurs heures en silence si remplie que rien plus. Je ne trouvais nul obstacle qui pût empêcher mon cœur de s’écouler dans le vôtre. Les jours de souffrance et d’obscurité à votre égard m’ont été extrêmement lumineux pour me faire comprendre l’impuissance où je suis de me donner cette douce et suave correspondance qui fait que votre âme m’est toujours présente en Dieu d’une manière nue, pure et générale, sans bornes ni aucun objet. Cette âme me paraît toujours droite et je n’y vois rien qui gauchisse. Je vois en Dieu un regard fixe et arrêté sur elle, qui ne se détourne jamais. Ce regard est comme celui du soleil qui échauffe, purifie et détruit et il n’y a rien à faire de votre part qu’à rester exposé à Ses yeux divins. Dieu a mis dans vous, comme dans la terre, une source de fécondité : sans que la terre fasse nulle action, elle devient féconde, exposée aux rayons modérés du soleil. Quelquefois même ce soleil la brûle et la dessèche au-dehors en sorte qu’elle ne produit rien, elle est même toute brûlée ; le soleil alors ne laisse pas de travailler dans son sein et d’y procurer par son excessive chaleur des mines d’or. Lorsque j’ai souffert, je ne voyais plus votre âme et un rideau était tiré ; je me trouvais mise, comme je vous l’ai dit, dans une prière continuelle et très liée avec vous, mais je n’éprouvais plus cette correspondance que j’éprouve toujours. Je vous dis donc que…]
…Dieu[456] est incessamment appliqué sur l’âme droite et simple qui Lui est continuellement exposée. Cette âme n’a qu’à demeurer simplement passive : Dieu la purifie de cette sorte et Il lui communique d’autant plus Sa fécondité que plus elle reçoit passivement Ses opérations. Les opérations de Dieu tendent toujours à la dépouiller de toutes opérations propres, quelque nécessaires et saintes qu’elles paraissent, afin qu’elle reçoive plus nuement et continuellement Sa pure opération. Car Dieu ne lui ôte sa manière ordinaire d’agir et d’opérer, en la réduisant à une pure, nue et générale inaction sans nulle exception, que pour opérer sur elle nuement, continuellement, également, et sans interruption. Et cela est si vrai que plus l’âme se laisse vider de toute action propre, quelque nécessaire qu’elle lui ait [parue] jusqu’alors, plus elle se trouve libre, pleine et sans nul besoin. Elle éprouve alors qu’une autre opération intime et substantielle prend la place de la sienne, et qu’elle gagne en perdant.
Mais il n’en est pas de même des âmes qui, par indévotion ou par elles-mêmes, se privent des règles ordinaires de prier et d’agir : moins elles prient et agissent, plus elles sont vides, au lieu que celles-ci trouvent que plus elles manquent de tout, plus toute propre opération leur est enlevée, plus elles sont pleines et sans disette. C’est ce qui fait que l’on ne doit jamais regarder les choses par la perte que l’on en fait ni du côté du non-opérer, mais du côté de Dieu qui, étant le Souverain de sa créature, a droit de La posséder pleinement : cette possession lui arrête tout mouvement propre, mais elle lui donne en même temps les mouvements de son possesseur.
La conduite de Dieu sur l’âme est une conduite toujours uniforme. Et ce que nous appelons foi est proprement une certaine connaissance obscure, secrète et indistincte de Dieu, qui nous porte à Le laisser opérer en nous parce qu’Il a droit de le faire. Dès que nous connaissons cela et qu’Il prend possession de ce qui est sien, Il ne laisse jamais un moment la créature qu’Il a prise de cette sorte qu’Il ne l’ait conduite dans Son unité.
Son opération est toujours la même. Dès le commencement elle consiste en un regard d’amour sur l’homme et ce regard le consume et détruit ses impuretés. Dieu est d’abord occupé à combattre notre activité et tous les obstacles qui empêchent Son entière pénétration dans notre âme. C’est ce qui fait que cette opération est au commencement plus sensible : elle n’est sensible qu’à cause de la contrariété. Au commencement c’est une sensibilité de suavité, parce que l’âme étant faible, Dieu assaisonne le combat qu’il fait de la contrariété avec le sentiment de l’amour qui unit toutes choses. Car il faut concevoir que toutes les opérations de Dieu en Lui-même et hors de Lui-même ne sont qu’un regard et un amour éclairant et unissant. Ce regard brûle et détruit, comme je l’ai dit, les obstacles. Et comme Dieu commence toujours par les plus grossiers et superficiels, Il commence aussi par faire écouler sur les sens l’huile de Son onction qui n’est autre que Son amour unissant, qui accompagne toujours le regard détruisant. En sorte qu’à mesure que Dieu détruit les obstacles, Il S’unit et S’approche l’âme.
Plus Il purifie par ce regard, plus Il atteint le dedans et le purifie de ce qui est plus subtil, plus délicat, mais aussi plus enraciné. Mais comme à mesure que le regard détruit ce qui est plus caché, l’amour s’enfonce toujours plus, il devient aussi moins sensible. Dieu, sans changer de conduite, va toujours plus approfondissant Son opération savoureuse parce qu’elle s’enfonce pour unir les puissances, et enfin le centre : c’est toujours la même opération.
D’où vient donc qu’elle est savoureuse dans le commencement, et que dans la suite elle est si douloureuse qu’elle devient à la fin insupportable par l’excès du mal qu’elle cause ? La raison en est que les sens se laissent facilement ôter leur opération et leur impureté grossière parce qu’ils sont soutenus de cet amour unissant. Mais plus les obstacles deviennent délicats et profonds, plus ils sont difficiles à détruire : premièrement parce qu’il faut perdre et détruire ce qui est opposé à la sagesse humaine et raisonnable, deuxièmement parce que tout ce qui est spirituel est ce à quoi l’âme s’attache davantage, troisièmement parce que plus les opérations de Dieu s’enfoncent dans l’âme, plus l’amour unitif devient véhément afin d’attirer l’âme à lui ; et quatrièmement comme tout se passe dans le centre de l’âme, ses sens étant destitués de leur onction, elle [l’âme, étant destituée] de toute correspondance à l’oraison, de son agir ordinaire et de sa manière de concevoir les choses, elle résiste aussi plus pour ce qui est au-dessus d’elle que pour ce qui est au-dessous. Elle se cache même sa résistance, laquelle elle qualifie du nom de Justice, et c’est ce qui cause des agonies mortelles. Cependant, c’est toujours la même opération, toujours une , toujours simple, toujours uniforme, qui ne change jamais du côté de Dieu, quoiqu’elle change si fort par rapport à la créature.
Je dis donc que ce Regard amoureux et détruisant ne tend qu’à consommer toutes choses en Soi comme fin dernière et aussi premier principe. Il ne serait pas Dieu si les choses étaient d’une autre manière. Il faut donc nécessairement qu’Il détruise toutes les opérations de la créature, aussi bien que ses dissemblances et difformités, qu’Il détruise les opérations les plus saintes, les plus réglées, les plus rangées, afin de posséder tout à pur et à plein, et de réduire toute chose en pure unité.
Mais, me direz-vous, d’où viennent donc toutes les tentations, les faiblesses, les misères qui arrivent, si Dieu opère toujours au-dedans ? Elles viennent de plusieurs causes. La première, de ce que les sens étant incapables des choses intimes et purement spirituelles et nues, ils demeurent vagabonds et sans soutien ni secours. La seconde raison est que le Démon, voyant cette créature dénuée de tout bien apparent et ne voyant pas ce qui se passe dans le centre, l’attaque sans pitié. La troisième raison est que Dieu permet que les gens soient ainsi livrés afin de cacher à l’âme ce qui se passe en elle, afin de lui ôter les larcins qu’elle fait en tout, afin de perdre l’économie de sa propre sagesse et de sa raison, sans quoi elle resterait toujours fixée en elle-même, toujours propriétaire et pleine d’obstacles, et ainsi Dieu ne la pourrait unir à Soi.
Ce Regard unissant, détruisant et consumant, exige donc de l’âme une passivité parfaite, une cessation de toute opération quelle qu’elle soit, une souplesse infinie, pour se laisser tout ôter. Elle exige de plus l’attention de l’âme, car le Regard de Dieu est Son Verbe et Sa Parole. Cette Parole est féconde, productrice et efficace. Elle s’insinue et Se fait entendre sans bruit de paroles, et ce langage va à tout ôter malgré la raison de conserver les choses.
Toutes les opérations se font par le Verbe- Parole éternelle, et par l’Esprit- Amour Divin, sans nulle distinction ni différence d’opération. Il faut l’attention à ce Verbe pour connaître Son langage et se laisser dépouiller au moindre signal sans résistance et sans attendre une impuissance absolue. Il faut une souplesse à l’Amour unissant pour se laisser consommer en Lui et lorsque tout est consommé en un, le procédé de Dieu sur l’âme ne change pas, il demeure le même. Car comme en détruisant les obstacles, il détruit tous les milieux, sitôt que l’opération de Dieu a ôté toute contrariété, l’âme se trouve unie sans milieu, par la même perte de tous les appuis. Un bon appui est aussi bien un appui qu’un mauvais et sert d’entre-deux, mais lorsque tout est ôté et que l’âme est réduite en unité, cet Amour clairvoyant ou ce Regard d’amour sur l’âme la consomme toujours plus en Soi, et c’est ce qui s’appelle transformation.
Alors l’âme jouit d’une paix et d’une liberté infinie, étant dans sa fin. C’est là que sans cesser d’être simple et nue, elle voit tout en Dieu, non par aucune action qui lui soit propre ou qui empêche sa très pure, simple et nue opération, mais d’une manière qui lui fait tout voir en Dieu, sans rien distinguer et sans sortir de Dieu. C’est (là) où l’on voit les autres âmes en Dieu, et que ce même Regard amoureux et unissant qui consomme en Soi, S’étend et pénètre les autres âmes de ce même Regard et les unit à celles qu’Il a destinées à cela et qu’Il a déjà consommées en Lui. Et bien que ces choses que l’on dit paraissent contraire à la pure foi, elles en sont pourtant une suite et une consommation.
Comme vous voyez que le soleil, sans changer son cours sur la terre, y produit une infinité de différentes choses selon la disposition de la terre qu’il regarde, il en est de même de Dieu sur nous : c’est toujours en tout la même opération. Mais les obstacles continuels que nous apportons et la mauvaise disposition de notre terre empêchent qu’Il ne nous consomme en Son unité ; mais pour l’âme qui est docile, Il la transforme et la consomme en Soi de plus en plus[457].
Pour peu que les âmes qui se sont consacrées à Dieu d’une manière singulière se retirent de l’abandon à la conduite de Dieu pour voir ce qui se passe chez elles et se mêler d’elles-mêmes, elles entrent dans un trouble étrange, parce qu’elles sortent de l’ordre de Dieu sur elles et de Sa disposition, qui les fait appartenir totalement à Dieu et quitter leur propre intérêt pour ne vouloir uniquement que la volonté divine.
Celui qui se veut retirer de son abandon après y être une fois entré, ressemble à un oiseau pris dans les filets : plus il se remue, plus il s’embarrasse et se captive davantage ; ou c’est comme un animal embourbé qui, en se remuant, s’embourbe toujours plus parce que ne trouvant point de fond et de subsistance, son agitation et la pesanteur de son corps le font plus enfoncer. C’est pourquoi le Roi-Prophète disait qu’il était entré dans un abîme de boue[458] dont il ne pouvait sortir. Eh, pourquoi, grand Prophète, n’en pouvez-vous sortir ? « C’est que je n’y trouve point de fond ni de subsistance : ainsi tous mes efforts sont vains, et ils me nuisent même, puisqu’ils ne servent qu’à m’enfoncer toujours plus ; et il ne me reste que la douleur d’avoir éprouvé d’autant plus ma faiblesse et mon impuissance à me tirer de là que mes efforts ont été plus violents et fréquents. »
Que ferai-je donc dans cet abîme où, semblable à un homme à qui on coupe les pieds et les mains, on ne fait toujours que de plus vains efforts ? J’aurai recours à mon Dieu et je lui dirai : Seigneur, si vous voulez, vous me pouvez guérir. Je reconnais que Vous seul me pouvez tirer de l’état où je suis, et s’il ne Vous plaît pas de m’en tirer, je ne le puis vouloir. Seigneur, si Vous ne me tendez Votre main puissante et secourable, je suis perdu.
L’effet que produit cet état dans une âme est de lui faire voir l’impuissance absolue où elle est d’en sortir par elle-même, et de lui faire toucher au doigt qu’il n’y a aucune créature sur la terre qui l’en puisse délivrer. Il faut attendre le moment du bon Dieu. Dans tous les autres états, nos propres efforts nous servent , car un homme tombé dans l’eau se sauve à la nage. Mais dans cet abîme de boue il ne trouve pas pied, ses efforts sont inutiles : c’est pourquoi le Roi-Prophète ne dit pas qu’il est dans un abîme d’eau, mais de boue.
Saint Paul pria trois fois ; il lui fut dit : Ma grâce te suffit[459]. Vous me direz : « O si j’étais assuré d’être en grâce ! » Écoutez l’Écriture : Nul ne sait s’il est digne d’amour ou de haine[460]. Cependant Saint Paul dit que rien ne le pourra jamais séparer de l’amour de Jésus-Christ[461]. Aimons donc Jésus-Christ, et aimons-Le véritablement, car il est notre Sauveur.
Tous les saints sont convenus que l’humilité sincère et véritable était la base et le fondement de toutes les vertus. C’est parce que l’humilité sincère est fille de la pure charité, l’humilité n’est autre que la vérité. Il n’y a que deux vérités au monde : celles du tout de Dieu et du rien de la créature. Afin que l’humilité soit vérité, il faut rendre un hommage continuel à Dieu par notre bassesse, demeurant dans notre place qui est d’aimer de n’être rien. Jésus-Christ nous dit qu’il faut être doux et humble de cœur[462] : la douceur est fille de l’humilité, comme la colère l’est de l’orgueil.
Il n’y a que Jésus-Christ qui nous puisse donner cette véritable humilité de cœur qui vient de Lui. Elle naît de l’onction de Sa grâce. Elle ne consiste point, comme l’on s’imagine, à faire des actes extérieurs d’humilité, quoique cela soit bon, mais à demeurer en sa place. Celui qui s’estime quelque chose n’est point véritablement humble. Celui qui veut quelque chose pour soi ou qui pense à soi-même, ne l’est pas non plus. Mais celui qui s’oublie si fort soi-même qu’il ne pense jamais à soi, qui n’a pas un retour sur lui-même, qui n’est blessé de rien au-dedans sans affecter de patience, qui parle de soi sans penser à soi comme il parlerait d’un autre, qui n’affecte point de ne pas parler de soi lorsqu’il en est tout plein, qui se livre pour la charité sans faire attention si c’est humilité ou orgueil d’en user de la sorte, qui est très content de passer pour être sans humilité, enfin celui qui est plein de charité est véritablement humble. Celui qui ne cherche point son intérêt, mais le seul intérêt de Dieu pour le temps et pour l’éternité, est humble. Plus nous aimons purement, plus l’humilité est parfaite.
Ne mesurons donc point l’humilité sur l’extérieur composé. Ne la laissons point dépendre d’une action ou d’une autre, mais de la pure charité. La pure charité dépouille l’homme de lui-même et le revêt de Jésus-Christ , et c’est en quoi consiste la vraie humilité qui fait que nous ne vivons plus en nous-mêmes, mais que Jésus-Christ vit en nous. Nous tendons toujours à être quelque chose, nous faisons souvent du bruit dans la dévotion après en avoir fait dans ce que l’on quitte pour elle. Et pourquoi ? C’est que l’on veut être distingué en toute sorte de temps. Mais celui qui est humble ne cherche rien, ne refuse rien. Il est également content d’être loué ou méprisé parce qu’il ne prend rien pour soi. Celui qui veut quelque chose pour lui-même et qui préfère le mépris, par son choix, à l’élévation, n’est pas encore véritablement humble - quoiqu’il ait le goût de l’humilité. Enfin, celui qui se laisse placer où l’on veut, haut ou bas, qui ne sent pas cette différence, qui n’aperçoit pas si on le loue ou si on le blâme, si ce qu’il dit est à son avantage ou s’il lui est désavantageux, est véritablement humble - quoiqu’il ne le paraisse pas aux yeux des hommes, qui ne jugent pas de la véritable vertu par ce qu’elle est en elle-même, mais bien par les idées qu’ils s’en sont faites.
Le véritable humble est parfaitement obéissant parce qu’il a renoncé à sa propre volonté. Il se laisse conduire comme l’on veut, mettre d’une façon ou d’une autre. Il plie à tout et ne résiste à rien, parce qu’il ne serait pas humble s’il avait un choix, une volonté, un raisonnement sur ce qu’on lui ordonne. Il n’a de penchant propre pour aucune chose, mais il se laisse pencher de quel côté l’on veut. Il ne veut rien, ne demande rien, non par pratique de ne rien demander, mais il est dans un si profond oubli de soi et si fort séparé de lui-même qu’il ne sait pas ce qui lui convient le mieux. Le véritable humble est un de ces enfants dont Jésus-Christ a dit que le Royaume des cieux leur appartenait[463]. Un enfant ne sait pas ce qu’il lui faut. Il ne peut rien, ne pense à rien, mais laisse faire de lui tout ce que l’on veut : en quelque lieu qu’on le mette il s’y tient, il ne comprend pas même qu’il lui en faille un autre.
Il y a bien des personnes qui pratiquent l’humilité extérieure et qui cependant sont bien éloignées de cette humilité de cœur dont je viens de parler. Par l’humilité extérieure et qui n’a pas sa source dans la pure charité, plus on croit s’abaisser, plus on se fait quelque chose, croyant agir avec force et être rempli de vertu. Il est cependant certain que pour s’abaisser il faut être élevé. Un homme qui s’abaisse, était élevé ; mais celui qui est couché à terre ne peut plus s’abaisser. Plus on croit s’abaisser, plus on est certain de son élévation. Celui qui s’aperçoit qu’il s’abaisse, n’est point encore à sa place, qui est au-dessous de tout abaissement. Les personnes qui croient s’abaisser beaucoup marquent de même beaucoup d’élévation dans le fond : aussi dans le fond cette manière d’humilité est souvent une recherche subtile de l’élévation. Ces sortes d’humilité n’entrent point dans le ciel qu’elles ne soient réduites à la pure charité, source de la véritable humilité, seule digne de Dieu, et qu’Il prend plaisir de remplir de Lui-même.
Ceux qui En sont remplis ne peuvent ni s’humilier ni s’abaisser, à ce qui leur paraît, se trouvant au-dessous de tout abaissement. S’ils voulaient s’abaisser, il faudrait qu’ils s’élevassent auparavant et sortissent par là de l’état qui leur est propre. Aussi sont-ils si fort persuadés que pour s’humilier il faut premièrement se mettre au-dessus de ce que l’on est et sortir de sa place, qu’ils ne croient pas le pouvoir jamais faire car ils ne se trouvent point humiliés par tout le mépris et la condamnation des hommes. Ils ne font alors que rester en leur place et ne prennent aucune part dans tout l’applaudissement qu’on pourrait leur donner. Ils ne méritent rien, ils ne prétendent rien, ils ne prennent part à rien. Ils comprennent qu’il n’y a que le Verbe-Dieu qui en S’incarnant, Se soit abaissé au-dessous de ce qu’Il était. C’est pourquoi l’Écriture dit qu’Il s’est anéanti Lui-même[464], ce qu’elle ne dit de nulle créature, non pas même de Marie.
Lorsque l’Écriture parle de Marie par la bouche de Marie même, elle dit que Dieu a regardé la profondeur de son néant, mais elle ne dit pas qu’elle se fut anéantie, puisqu’elle n’était rien d’elle-même ; et Marie n’a été la plus parfaite de toutes les créatures que parce qu’elle a donné plus bas que nulle autre créature dans la profondeur du néant. Plus le néant a d’étendue, plus il est parfait. Sa profondeur fait la mesure de la communication de Dieu. De sorte que Marie ne pouvant comme créature donner plus bas dans la profondeur du néant, il fallut que le Verbe Divin vint S’incarner en elle, n’y ayant que l’incarnation du Verbe qui pût être une plénitude convenable à ce profond anéantissement. Car il faut savoir, qu’à mesure que le vide est plus profond, Dieu S’y répand avec plus d’étendue. Mais comme la bonté de Dieu est infinie, Il donne toujours avec une plénitude surabondante, ainsi qu’il est écrit que la Rédemption a été très abondante, et infiniment abondante[465]. Or comme il aurait fallu que Marie eût été Dieu pour avoir par son anéantissement un vide proportionné en toute rigueur à la plénitude et au remplacement du Verbe, aussi il est vrai de dire que son remplissement fut très abondant, et infiniment abondant, parce que son vide fut très profond et infiniment étendu. La proportion néanmoins qu’il y avait entre le vide de Marie et l’Incarnation était, que Marie, quoique bornée et limitée comme une créature, avait approfondi toute l’étendue du néant borné et non toute l’étendue du néant infini, que Dieu seul peut approfondir.
Pour comprendre ceci il faut remarquer que, quoique le vide et le néant ne soient à parler proprement ni finis ni infinis, puisqu’ils ne sont rien et que la privation de tout être ne peut pas avoir les propriétés de l’être, toutefois ils se mesurent en quelque manière par rapport aux êtres dont ils font le vide et l’anéantissement. Et c’est dans un bon sens que l’on dit qu’il y a plus ou moins d’anéantissement selon qu’il y avait ou qu’il pouvait y avoir plus d’être et de rehaussement. Cela posé, je dis que Marie ayant approfondi le néant le plus profond en tant que créature, et le Verbe comme Verbe-Dieu ayant épuisé toute la grandeur de son Père par son égalité parfaite sans qu’il reste rien dans le Père qui ne passe dans le Fils, qui épuise jusqu’à l’infini l’infinité du Père, il y avait entre Jésus et Marie cette proportion, sans proportion cependant, que Jésus avait épuisé toute grandeur et tout Dieu, comme Marie avait épuisé tout néant pris dans la créature. C’est ce qui fit que le Verbe voyant cette proportion de vide avec sa plénitude, vint S’enfermer avec toutes les grandeurs en Marie, n’y ayant que Lui qui pût remplir son néant ; mais Il le remplit d’une manière infiniment abondante.
Je dis donc que ce n’est pas proprement une humilité parfaite dans la créature que de s’humilier, mais d’aimer son néant et se tenir dans son rien, laissant faire à son Dieu tout ce qu’Il veut et croyant qu’Il peut tout ce qu’Il veut. Aurait-ce été une humilité en Marie de refuser d’être la Mère de Dieu et mettre par là quelque difficulté à accepter l’Incarnation Divine ? Non assurément , c’eût été au contraire un subtil et secret orgueil qui l’aurait portée à faire quelque chose par elle-même ou à se défendre de ce que Dieu voulait d’elle. L’attache à l’humilité ne peut être une vraie humilité, puisqu’elle est contraire à la pure charité, qui ordonne que la créature ne se réserve chose quelconque et que par une totale dépendance tout soit sacrifié à la souveraineté de Dieu seul. Plusieurs se méprennent en ce point : soutenant leur humilité par leur propre volonté et manquant à la résignation et au parfait renoncement d’eux-mêmes, ils offensent la charité Divine, croyant favoriser l’humilité qui néanmoins n’est pas humilité en ce qu’elle ne s’accorde pas avec la charité. Si on avait la lumière pour le discerner, on verrait clairement que par où l’on croit s’humilier, on s’élève, qu’en pensant s’anéantir on cherche sa propre subsistance et qu’enfin on goûte et on possède la gloire de l’humilité comme une vertu insigne dans les actes d’humiliation que l’on pratique.
Le vrai humble ne fait rien, ne s’oppose à rien, il se laisse conduire et mener où l’on veut ; il croit sans se regarder que Dieu peut tout faire de lui, ainsi qu’Il pourrait tout faire d’une paille ; et il y a plus d’humilité à croire ces choses et à s’y rendre, sans y rien prendre, que de s’en défendre. Abandonnons-nous avec courage. Si Dieu ne fait rien de nous, Il nous rendra justice, puisque nous ne sommes bons à rien, et ce sera Sa gloire : s’Il fait en nous de grandes choses, on dira avec Marie qu’Il a fait de grandes choses en nous, parce qu’Il a regardé notre bassesse[466].
Deux choses mettent un obstacle si grand aux desseins de Dieu sur les âmes d’un certain état qu’il est absolument impossible qu’Il les accomplisse, si elles ne sont entièrement levées. La première est une certaine conviction que l’on ne peut pas mieux faire que l’on fait. En sorte que quoique l’on avoue qu’on est plein de misères (ce qui paraît petit et humble à qui n’a pas la lumière de vérité), on n’en est cependant pas convaincu dans le détail, et surtout sur certains articles qui sont ceux dont on est repris. On se soumet en général par courage, et l’on n’est point convaincu en particulier et dans le détail, passant par dessus ce même détail sous prétexte d’oubli de soi-même. Rien n’est si nécessaire que de s’oublier soi-même, lorsque Dieu le veut de nous. Mais aussi, rien n’est si nécessaire que certains détails, qu’un aveu de pensées et de choses qui coûtent à dire. Sans cela, point de petitesse et c’est un abus de croire que ces choses nous occupent de nous-mêmes. Au contraire, en nous appétissant[467], elles nous font enfin sortir de nous. La règle générale ne peut jamais faire une conduite particulière. Et plût à Dieu que je ne visse pas si clair ! Ce qui est bon pour une personne ne convient pas à l’autre. Tout ce qui nous convient est de faire ce que Dieu veut de nous dans le temps qu’Il veut et en la manière qu’Il le désire. Un aigle vole fort haut : un oiseau ordinaire qui veut le suivre tombe à terre pour avoir fait un vain effort et ne se peut relever qu’à peine. Outre les remèdes généraux il y a encore les spécifiques, qui conviennent au besoin et au tempérament de chacun de nous. Et qui voudrait pour la même maladie user du même remède à tout le monde, ferait voir par son peu de succès qu’il faut que les remèdes conviennent aussi bien au tempérament qu’à la nature du mal.
Le second obstacle, aussi dangereux que le premier, et qui coupe le cours de toute sorte d’efficacité dans les paroles, c’est un abandon à contre poil. Rien n’est si bon que l’abandon, rien n’est si dangereux que ce même abandon mal pris. Par exemple, on dit à une personne qu’elle a certains défauts : au lieu d’entrer bonnement et petitement dans ce que Dieu fait dire, au lieu d’être prêt d’embrasser toutes sortes de moyens pour se corriger et de se laisser comme une cire molle en la main de Dieu et de ceux qu’il nous a donnés, on se contente de s’abandonner, dit-on, pour avoir ces défauts toute sa vie. Qui ne verra que sous un abandon courageux en apparence l’on conserve une hauteur effroyable et que l’on empêche Dieu de tirer le fruit qu’Il a prétendu en ce qu’Il fait dire ? On s’abandonnera encore de nouveau, mais pour que Dieu ne tire pas encore en nous le fruit qu’Il a prétendu : par là on met toujours de nouveaux obstacles, et en s’abandonnant pour ces mêmes obstacles sans vouloir entrer en rien, on se conserve soi-même dans sa hauteur, et l’on n’entre jamais dans la vérité.
Cependant le prétexte que l’on prend pour cela paraît bon et spécieux, il sera même goûté des personnes qui tiennent une pareille conduite, parce qu’elle est de saison pour eux. Il est bon de nous abandonner à n’être jamais délivré d’aucuns (ou de quelques-uns) de nos défauts, lorsque notre réflexion, notre propre esprit, ou des gens non éclairés nous en reprennent. Et c’est couper court aux réflexions qui dans la suite sont très nuisibles. Mais lorsqu’une personne que nous avons cru avoir grâce pour nous, nous avertit de quelque défaut, c’est Dieu Lui-même qui le fait et qui n’entre dans ce détail que pour nous y faire entrer nous-mêmes avec un plein acquiescement et une petitesse entière, toute enfantine, qui ne songe qu’à faire ce qu’on lui dit. Cette conduite est moins satisfaisante pour une certaine élévation que l’on se fait et une conduite que l’on se trace, mais la souveraine Vérité S’accommode-t-Elle aussi de cette propre conduite et élévation ?
J’aime mieux ne me mêler de personne que de ne pas dire la vérité qui, lorsqu’elle est nue, peut blesser la vue. Je n’ai ni talent, ni esprit, ni caractère : je n’ai que la vérité. Lorsque je cèlerais[468] de la dire, je me rendrais coupable de cette même vérité. Si je la dis et qu’elle ne soit pas suivie, je dois me taire, sans quoi je la profanerais. Je n’ai plus rien à perdre que cette même vérité, qui reposera dans mon cœur, lorsque les autres cœurs ne la recevront pas, ou bien elle volera chez les étrangers. La vérité est tenue captive, même dans les cœurs qui se piquent de la recevoir. On ne lui laisse point son étendue. Et en se faisant une voie dans la voie même, on la déguise, et chacun l’habille à sa mode, croyant ne lui mettre qu’un vêtement convenable. Je prie le Seigneur de conserver cette vérité nue dans le cœur de ceux qui l’ont reçue et de la faire connaître à ceux qui la couvrent, afin qu’elle leur paraisse telle qu’elle est !
0 sagesse humaine, que vous êtes opposée à la sacrée folie de la croix ! Cette sagesse est un si grand obstacle à l’entière possession de Dieu que, si nous le connaissions, nous en aurions plus d’horreur que de l’enfer. Elle met entre Dieu et l’âme un voile qui devient tous les jours plus épais. C’est comme une eau qui se congèle : au commencement elle est eau claire et transparente, qui n’empêche presque point la vue des objets, mais peu à peu elle devient corps opaque. Le désir de Dieu sur l’homme est de détruire sa sagesse. Et c’est pour cela qu’il vient sur la terre car Celui qui est venu pour mettre[469] partout le feu du plus pur amour, est aussi venu pour détruire la sagesse des sages et la prudence des prudents[470]. Son plus grand soin a été de nous enseigner à devenir enfants[471] : ce sont ces enfants qui sont ses délices[472]. Il a un extrême soin d’eux : Il veille continuellement sur eux par tous les soins de Sa Providence.
Nous ne saurions nous laisser aller, pour peu que ce soit, à l’inclination naturelle ou à l’habitude de suivre la propre sagesse, que nous ne nous dérobions pour tout ce temps à la Sagesse de Dieu. Le moyen d’être très sage, c’est de s’abandonner à Dieu sans réserve - je dis : sans réserve. De même que l’on ne connaît la possession de soi-même qu’à mesure qu’on la perd, on ne connaît sa propre sagesse qu’à mesure qu’on la perd par une parfaite simplicité. Il y a des cœurs que Dieu s’est choisis, qu’il a rendu immenses et très propres pour lui, et souvent la propre sagesse empêche l’entière pénétration de la lumière et leur parfaite étendue. On se rit de la simplicité du juste ; cependant c’est une lampe préparée pour les derniers temps[473] : qu’est-ce que cela veut dire ? C’est que bien qu’il semble que Dieu jette le juste dans une voie toute différente de celle de la raison, cependant on voit dans la suite des temps que c’était une lampe préparée, qui ne brillait pas à la vérité tout le temps de la voie, mais qui sur la fin jette des flammes qui éclairent. Vous êtes le sel de la terre : si le sel est insipide, avec quoi salera-t-on[474] ? Jésus-Christ nous apprend par là que la sagesse de l’homme est comme un sel insipide, qui ne peut avoir de pointe et de vertu que par Lui-même, Sagesse éternelle.
Il faut donc que Jésus-Christ soit notre Sagesse, sans quoi la nôtre n’est propre à rien. Plus nous nous servons de notre sagesse pour réussir en ce que nous entreprenons, moins nous réussissons. Si nous avons quelque succès, c’est parce que nous nous sommes abandonnés : car il ne faut pas raisonner de l’homme intérieur comme de l’homme charnel. L’homme animal, privé de la lumière vive et pure, marche à tâtons à la lueur d’une petite lampe, qui est sa propre sagesse. Mais l’homme intérieur, en s’abandonnant à Dieu, marche par la lumière éternelle Jésus-Christ, qui est comme dit l’Écriture la lumière des saints ; l’Agneau est la lampe du ciel[475]. Mais il arrive souvent et presque toujours que cet homme intérieur, éclairé de Jésus-Christ même, cherche en plein midi avec une lampe et ne se tient pas assez à cette lumière toute pure, parce qu’elle est insensible.
Heureux donc celui qui sait s’abandonner sans nulle réserve ! Les réserves sont des milieux entre Dieu et l’homme. Pour être uni sans milieu, il faut être sans aucune réserve, il faut ôter à la raison tout pouvoir de juger des choses. Cela est bon pour un autre, mais cela n’est pas pour vous. Dieu détruit le jugement sans détruire l’intelligence. Goûtez et entendez ce que le Seigneur veut que vous goûtiez et entendiez, mais que le jugement n’ait nulle part à tout cela. Il y a des hommes qui vivent par l’esprit et d’autres par la faveur et le goût intérieur. Les premiers doivent mourir par l’esprit, et les derniers par la privation de tout ce qui est perceptible. Plus on a d’esprit, plus on a de peine à laisser détruire le jugement des choses et à devenir enfant. Cependant c’est le dessein de Dieu sur les hommes savants et pleins d’esprit que de les conduire par des choses qui, quoique très raisonnables en elles-mêmes, paraissent détruire la raison.
Qu’ils ne jugent donc jamais, car ils ne pourront être conduits à leur fin que par une conduite qui renverse leur manière de juger et selon la science et selon leur raison très éclairée. O que Dieu aime une âme de cette sorte et que Ses conduites sont cachées ! Qui croit les pénétrer se trompe infiniment. O que la sagesse est ignorante, et que la docilité et la petitesse sont savantes ! Les âmes des justes sont en la main de Dieu. Il n’y a pas une âme qui ne soit de la sorte et que Dieu ne conduise non selon les idées que l’on s’est faites, mais selon la volonté de Dieu. Tant que nous nous possédons nous-mêmes, nous allons par une voie comprise et qui ne passe pas, selon le degré de l’âme, la raison éclairée de la justesse naturelle ou la raison illuminée par la foi. Mais sitôt que nous sommes appelés à sortir de nous-mêmes, il faut que toute voie comprise nous échappe, sans quoi nous resterions toujours dans ce qui est compris, sans passer dans l’immensité divine. Je ne sais pourquoi je vous dis ceci. Dieu le sait et je sais qu’Il vous aime infiniment.
Il n’y a bassesse, opprobre et confusion que Dieu ne permette pour une âme qu’il veut toute à lui, afin de lui arracher toute propriété. Oui, mon Dieu aimerait mieux une créature toute couverte de la boue de ses misères propres qu’une autre, propriétaire de la plus grande vertu qui serait pour elle une robe d’or et de pierreries ! O que cela est peu connu parmi les saints mêmes qui font l’admiration des hommes, mais que je ne puis appeler tels, car je leur donnerais un nom qui ne convient qu’à Dieu : Tu solus Sanctus ! O soyons de pauvres anonymes à qui l’on ne puisse plus rien nommer de propre ! Que l’on ne puisse dire : il est saint, sage, vertueux, mais bien ce qu’il n’est pas ! Saint Jean Baptiste était bien instruit dans cette école lorsqu’il ne dit rien d’autre de lui-même, sinon : Je ne suis point Elie ni prophète. O je ne suis[476] ! C’est ce qui le nommait.
Faites en sorte que la misérable nature ne puisse voir où s’appuyer et qu’elle ne puisse point dire : j’ai encore cela, ou : je puis, ou : je fais cela, mais que de quelque côté qu’elle se tourne elle ne trouve rien [hors d’elle], et que toute avenue lui soit ôtée en sorte qu’elle ne trouve rien en elle, comme les choses qui n’ont jamais été ou qui ne sont plus. On s’étonne des chutes, des renversements, des déchets horribles que tous les saints font : ce sont des miséricordes pour arracher toute propriété. O que ne puis-je faire connaître combien c’est une horrible[477] chose que cette propriété !
Heureux sont ceux à qui notre Seigneur prend soin de tout arracher ! O qu’ils sont rares ! O saints, soyez saints et glorifiez Dieu dans votre sainteté. Pour moi, le rien est tout : point de sainteté si ce n’est en Dieu et pour Dieu, point de part pour la créature à rien ni en rien. Je crois que j’écrirais à l’agonie de ces choses si je pouvais les persuader. Je prie notre Seigneur de vous les imprimer de plus en plus et de vous faire connaître que ce que vous éprouvez est pour vous arracher toute propriété. Sitôt que vous n’en aurez plus et que vous ne pourrez plus rien voir de vous ni rien vouloir pour vous, vous ne sentirez plus rien car il n’y aura plus de corruption. O tôt, tôt, détruisez, Seigneur, cet être propre, et d’autant plus propre qu’il avait été plus approprié par la grâce et la sainteté ! O qui me comprendra !
La[478] nuit ou mort, opérée par l’activité simple de la créature, se fait de cette sorte : c’est une privation de tout, n’admettant dans l’esprit nulle curiosité, ni dans la volonté nul goût, nulle inclination, nul désir, en sorte que la fidélité de la créature consiste à laisser tomber tout ce qui s’élève. Ceci est très important pour l’âme qui, à force de ne rien admettre, trouve que peu à peu tout désir lui est ôté et toute envie de désirer : elle n’a de tendance ni de goût pour rien et elle regarderait même comme imperfection d’en admettre quelqu’un[479]. C’est jusqu’où peut aller la fidélité active, quoique simple, de la créature. Ceci est un amortissement, et non une mort. Cet amortissement fait le même effet que le dégoût de manger. Un homme dégoûté n’appète rien mais il répugne à quantité de choses.
Il n’en est pas de même du mort qui n’a plus ni appétit, ni répugnance, et c’est ce que Dieu fait en opérant la mort que Lui seul peut causer. La volonté véritablement morte ou, pour mieux dire, perdue à l’égard de l’homme qui la possédait, est passée en celle de Dieu - ce qui est le véritable trépas de la volonté. Elle se trouve également impuissante à répugner comme à désirer, et lorsqu’elle est réduite à cet état, elle est dans la consommation de l’Unité. Puisque ce que l’on appelle union plus ou moins parfaite, est le passage plus ou moins parfait de notre volonté en celle de Dieu.
Pour comprendre ce que je veux dire, il faut savoir que Dieu attirant l’âme en Lui, le fait d’ordinaire par le moyen de la volonté. Cette volonté, se laissant entraîner à un je ne sais quoi qu’elle goûte sans pouvoir ni l’exprimer ni même le comprendre, attire à elle les autres puissances et réduit comme à un seul acte simple et indivisible les opérations des autres puissances. En sorte que toutes ses opérations réduites en un ne sont plus qu’un seul et même acte, qui est également lumière et chaleur, connaissance et amour. C’est ce qui s’appelle union des puissances, qui n’exige point la mort ou le trépas dont je viens de parler, puisque ce n’est qu’un acheminement à ce trépas. Il exige cependant le renoncement ou négation de toutes choses en la manière que je l’ai dit, sans quoi les puissances resteraient toujours multipliées dans leurs opérations, et ne seraient jamais réunies.
Sitôt que les puissances sont toutes réunies, Dieu fait une autre opération, qui est de perdre ces puissances revenues en Lui dans la même Unité, attirant toute l’âme en Lui, qui en est le Centre, et la réduisant peu à peu dans Son Unité même en la faisant passer en Lui : ce qui s’appelle trépas. Après quoi, Il la transforme en Lui-même. C’est une véritable extase, mais extase permanente, qui ne cause point d’altération à l’âme qui la souffre, ni dans ses sens, parce qu’avant que cette transformation se fasse, il faut que l’âme ait été purifiée de tout ce qu’il y avait en elle de répugnance naturelle ou spirituelle, cause de l’extase d’altération. Et toutes les peines de la vie spirituelle ne sont que pour détruire l’âme dans ses répugnances et contrariétés, pour la détruire, dis-je, foncièrement, et non en superficie. Car tel croit n’avoir nulle répugnance parce qu’il n’est point exercé et que Dieu ne lui demande rien, qui ensuite éprouve le contraire lorsque Dieu commence d’user de son pouvoir souverain : car alors toutes ses répugnances, qui paraissent mortes, se réveillent de telle sorte qu’elles vont jusqu’à la résistance. Il y a un passage dans le Livre des Rois qui dit que c’est comme le péché d’enchantement que de répugner, et comme une espèce d’idolâtrie que de ne pas vouloir se soumettre[480].
Toutes les opérations de Dieu sur l’âme, les gratifiantes et les crucifiantes, ne sont que pour S’unir l’âme. Les gratifiantes unissent les puissances entre elles, et c’est où il y a plus de douceur que de peine. Les crucifiantes sont pour perdre l’âme en Lui et celles-là sont[481] très pénibles. C’est ici ce[482] qui s’appelle union immédiate, union essentielle. Et lorsque cette âme est beaucoup passée en Dieu, que la volonté est disparue en ce qu’elle a de désir ou de répugnance et qu’elle ne se découvre plus, c’est alors que l’union essentielle est véritable, que l’âme est passée de la mort à la nouvelle vie que l’on appelle Résurrection. L’âme alors ne vivant plus en elle-même, étant morte à tout et passée à Dieu, vit de Dieu, et Dieu est sa vie. Plus cette vie nouvelle et divine s’augmente et se perfectionne, plus la volonté se trouve perdue, passée et transformée en celle de Dieu. C’est alors que toute l’âme, réduite en unité divine, est retournée à son principe dans toute la simplicité et pureté où Dieu la demande.
Toutes les peines spirituelles qu’on décrit avec[483] des termes si fort exagérant, ne sont que ce passage de l’âme en Dieu, qui est d’autant plus rude et plus long que l’âme résiste davantage. Ce n’est pas le dessein de Dieu de faire souffrir l’âme : au contraire, Il ne prétend que de la rendre heureuse comme il est Lui-même infiniment heureux, et comme elle l’est en effet lorsqu’elle est passée en Dieu. Mais comme sa volonté répugne naturellement même sans Le connaître (et c’est ce qui s’appelle propriété), comme dis-je, elle répugne à perdre tout ce qui est d’elle-même et tout ce qui la fait subsister en quelque chose que ce soit, bonne, juste ou raisonnable (car elle se retranche en tout) - il arrive de là que plus la résistance est forte, plus les peines deviennent violentes, jusqu’à ce que l’âme étant réduite dans l’impuissance de résister, un plus Fort qu’elle l’enlève. Alors elle se rend, non de son plein gré, à moins qu’elle ne soit extrêmement éclairée, mais comme une personne qui n’ayant plus de force, se laisse entraîner au courant des eaux. Cependant elle fait souvent quelques essais de résistance, se[484] persuadant qu’elle a encore des forces ; mais ses efforts ne servent qu’à lui faire sentir sa faiblesse et son impuissance. Et cela lui arrive tant de fois qu’enfin elle fait volontairement ce qu’elle ne peut point ne pas faire[485], qui est de céder à Dieu. Et c’est alors que Dieu la reçoit en Lui-même.
Cette purgation est la même que celle du Purgatoire et elle est passive. Si l’âme ne passe en cette vie dans ce purgatoire, elle y passera en l’autre. Jusqu’alors, quelques grâces, dons et faveurs que l’âme ait reçus, elle a été comme fixée en elle-même ; mais par la voie que l’on vient de marquer, elle passe en Dieu, se perd en Lui et Lui est unie sans milieu. Et ce sont ces âmes qui font les délices de Dieu et qui font Sa volonté sur la terre comme les bienheureux dans le ciel[486].
Il y a cette différence entre l’état de mort et celui d’anéantissement que celui de mort est un affaiblissement de toutes choses qui vient peu à peu et augmente ; mais à mesure qu’il vient, il cause une douleur inexplicable. Ce sont des agonies mortelles que les moindres fautes causent, des reproches, des sursauts effroyables, des angoisses qui deviennent tous les jours plus pénétrantes, comme j’ai déjà écrit. Mais dans l’état de pourriture ou d’anéantissement, la peine devient moins sensible mais plus profonde. Il semble que la peine de la pourriture[487] gagne la moelle des os et soit comme une eau forte qui pénètre ce qu’il y a de plus intime, quoique moins douloureusement. Une plaie extérieure cause plus de douleur sensible et c’est la figure de l’état mourant. Mais la peine de la pourriture est comme un poison qui gagne le dedans et qui est bien profond, quoique moins sensible.
On ne doit point s’étonner ni se faire de peine d’entendre parler de pourriture, comme si l’âme qui est immortelle et incorruptible pouvait pourrir. Ce qu’on veut dire, c’est ce que Jésus-Christ lui-même a dit, comparant l’âme au grain de froment : Si le grain de froment[488] etc.
Cet état de pourriture n’est autre que l’expérience de sa propre misère causée par des tentations ou par un affaiblissement dans la force ou vertu active, en sorte qu’on tombe dans des défauts légers, mais qui ne paraissent pas tels à l’âme qui s’en était vue entièrement exempte, comme des premiers mouvements de promptitude et d’autres défauts de cette sorte. Dans les tentations, quoique l’on n’y fasse pas une faute volontaire, comme néanmoins on ne sent plus la force active, on croit consentir à tout ce qui se passe involontairement ; et quoique cela soit très faux, on ne laisse pas d’en souffrir des tourments inexplicables, de se faire horreur à soi-même. Comme on perd en même temps la présence de Dieu perceptible parce que Dieu semble Se retirer, quoiqu’Il ne fût jamais plus proche, l’âme se croit perdue : elle est comme Job sur son fumier avec des douleurs intolérables.
Dans l’état de mort, lorsqu’il s’avance beaucoup, l’âme reste dans un désespoir absolu, mais douloureux, affligeant et désolant : il reste des désirs de vie, des envies de guérir. Mais dans l’état de pourriture, elle y est sans aucune espérance mais en paix, sans envie d’être autrement. Son désespoir est plus absolu, quoique moins sensible. Deux personnes se désespèrent d’une chose. L’une s’en désole, s’en occupe et se remplit de ce qu’elle pouvait et devait faire pour y réussir, il lui vient des éclairs d’espérance, des envies de tenter fortune, quoique inutilement ; enfin voyant qu’elle ne peut rien faire, elle désespère de la chose, mais elle en est inconsolable. L’autre au contraire en désespère mais n’y voyant plus de jour, elle n’y pense pas et la laisse dans un oubli éternel ; il lui vient bien, ainsi qu’à la première, que c’est sa faute, mais comme la première n’y cherche plus de remède parce qu’elle n’en peut trouver, celle-ci n’en cherche point parce qu’elle n’en peut vouloir.
Dans l’état de mort, il y a mélange d’une vie qui devient toujours plus légère et imperceptible. Il y a encore de la chaleur vivifiante quoique le moribond ne le voie pas car, s’il ne vivait pas, il ne sentirait pas sa douleur. C’est une vie et un reste de vue de Dieu auquel on ne voudrait pas déplaire. On voudrait tout l’enfer pour soi, mais on ne voudrait point offenser Dieu. On voudrait qu’Il anéantit la créature, afin qu’Il ne fût pas déshonoré. La douleur que l’on ressent est une marque qu’il n’y a point de volonté. Mais dans l’état de pourriture, particulièrement sur la fin - car un état tient toujours dans le commencement de celui qui le précède et dans la fin de celui qui le suit -, sur la fin, dis-je, de la pourriture, l’âme n’a rien de tout cela. Elle est sans aucun mélange de vie, pour petite qu’elle soit. Elle n’a aucune de ces douleurs, de ces vues ou pensées, enfin elle ne pense ni à ce qu’elle a été, ni à ce qu’elle sera, elle ne pense plus à déshonorer Dieu. Elle ne peut ignorer qu’elle n’ait vécu autrefois mais elle n’y peut penser et elle ne pense pas à ressusciter jamais.
Il est à remarquer que très longtemps dans le degré de mort, lorsque l’âme est en mort elle espère une vie, et lorsqu’elle est en vie elle craint une mort , jusqu’à ce que la mort étant près de sa consommation, elle perde toujours l’espérance de jamais revivre, mais avec douleur, comme j’ai dit. Et très souvent il arrive qu’après qu’elle a perdu cette espérance aperçue et connue de vivre et qu’elle croit n’en avoir plus, si l’on y regarde de près, elle en conserve une secrète, cachée et inconnue, jusqu’à ce qu’elle la perde tout à fait pour mourir sans soutien, sans appui, et qu’il ne lui reste aucun doute de sa mort.
Il est encore à remarquer que tous les hommes portent en eux la cause de leur mort (de même qu’ils portent dans leurs cendres le germe de leur vie) et comme c’est cette cause de la mort, qui est en nous, qui nous fait mourir. Par cela même ce qui opère notre mort est la conviction entière, et non à demi, de notre faute, que c’est nous qui nous sommes procurés cela et que ce sont de vrais péchés : il faut qu’il n’en reste aucun doute. Mais dans le sépulcre, quoique l’on ne puisse ignorer la cause de la mort, on n’y pense plus, on sait qu’on est mort et qu’on est mort pour toujours, cela suffit. On reste là sans soin ni souci, on sent la puanteur de la corruption qui cause tout d’un coup un poison mortel, mais on ne pense pas à ne le pas sentir. Enfin, supposé l’avancement grand en ce degré, plus on devient cendre plus on devient insensible, jusqu’à ce que l’on ne sente plus rien du tout. Alors recommence un autre degré, qui finit les deux dont j’ai parlé.
L’état de sépulture[489] a bien du rapport à celui d’anéantissement, puisque c’est lui qui l’opère.
Mais après la résurrection et que l’âme est établie en Dieu d’une manière immobile, elle n’y est établie que parce qu’elle est antérieurement détruite. Car il y a cette différence entre l’état d’union qui se fait lorsque Dieu touche, unit et caresse l’âme, ou lorsqu’il la perd en Lui, que pour le premier il ne faut qu’une disposition pure en la créature et un amour dans le Créateur qui fait qu’Il ne méprise pas de toucher cette créature parce qu’elle a bien essuyé le dehors et qu’elle est belle, quoiqu’elle ne soit pas toute belle, ayant encore bien des difformités et des propriétés ; mais pour la faire passer en lui, il faut qu’il lui ôte la propriété centrale et, quoiqu’elle reste pleine de défauts apparents, ils ne sont qu’en superficie et non dans le fond. C’est comme une épouse qu’un grand Roi a rendue toute belle, mais il la couvre de poussière pour cacher à elle-même et aux autres sa beauté, afin qu’elle ne pense point à elle mais à lui, et que nulle créature ne s’y arrête. O que ces faiblesses sont glorieuses à Dieu et avantageuses à l’âme ! Mais celles du fond, c’est-à-dire les taches foncières, qui causent propriété et dissemblance, ô pour celles-là ! Dieu n’en laisse jamais, ni pour sa gloire, ni pour l’avantage de l’âme, car elles ne peuvent faire cet effet.
Il y a deux sortes de défauts qui paraissent être dans le fond : les uns y sont ancrés, attachés, mêlés, incorporés ; les autres y sont en superficie et ne tiennent à rien. Deux personnes ont des taches au visage : l’une les a de nature, et elles ne peuvent s’en aller qu’en séparant la chair ; l’autre a une saleté qui se nettoie avec de l’eau. La première peut être très propre et conserver la tache naturelle ; la seconde peut être très parfaite et avoir de la crasse ou saleté.
Or je dis que Dieu épouse des âmes qui ont des taches - du moins Il S’unit à elles et les caresse.
Mais pour les faire passer en Lui, Il leur ôte toute tache foncière, et même toute crasse pour cet instant. Mais comme ce qui est terrestre se salit et se gâte par dehors, aussi cette âme contracte bien des petites ordures, mais comme elles ne sont que superficielles, elles ne font pas de peine à l’âme ni à l’Ami, qui les efface dès leur naissance. Au contraire elles servent à faire voir comme Il est seul parfait et sans tache. Et l’âme ne fait nul compte de cette poussière, parce qu’elle ne veut plaire ni aux autres, ni à elle-même. Et elle attend que l’Ami la lui ôte s’Il veut, contente de la porter ou d’autres encore, toute sa vie, et elle demeure dans un repos parfait, parce que l’Ami n’en est plus offensé. Ce qui pourtant n’empêche pas que l’âme, tant qu’elle reste dans le corps, ne puisse toujours déchoir et tomber par son infidélité.
Son Epouse est tellement toute Sienne qu’elle n’a plus ni volonté ni pouvoir. Et un vouloir de se nettoyer serait une faute plus considérable aux yeux de l’Ami que toutes ces saletés apparentes qui se secouent en un moment, parce que ce vouloir serait une possession d’elle-même et un larcin qu’elle Lui ferait.
L’âme établie en Dieu demeure dans un repos parfait, invulnérable à tous les coups les plus extrêmes, tant pour le dehors que pour le dedans, et elle demeure longtemps enfermée en Dieu comme dans un asile. Dieu ne Se contente pas de la posséder, de Se tenir toute en elle, d’être l’âme de son âme et son principe vivifiant : Il la serre et l’entoure comme d’une forte muraille. Elle est alors la fontaine scellée par dehors et par dedans, et toutes les flèches se brisent bien loin d’elle. Elle est alors rendue impeccable, pour ainsi dire, non seulement quant à l’effet du péché, mais même quant à la source du péché. Car au-dehors, très longtemps on n’y peut presque apercevoir de défauts : il semble alors à l’âme qu’elle est toute divine et qu’elle n’est même rien que Dieu par dehors et par dedans. Elle voit qu’elle est un néant, qu’elle n’a rien de Dieu, mais que Dieu la possède, et elle n’y prend point de part. Elle connaît qu’elle ne possède plus Dieu comme autrefois, mais qu’elle est possédée et qu’elle est imbibée, submergée et perdue en lui.
Cela vient à une telle transformation qu’il semble qu’il y ait unité parfaite entre Dieu et l’âme, en sorte qu’elle ne peut distinguer si elle est âme ou si elle est Dieu. Il lui semble que si on la mettait dans le pressoir, il n’en sortirait que Dieu tout pur et que toute créature est évanouie. Telle âme ne sent et ne distingue nulle pente, pour quoi que ce soit, ni à quoi que ce soit. Elle ne peut connaître, sentir, goûter Dieu comme quelque chose hors d’elle, ni même distinct d’elle ; mais Dieu est elle, et elle est Dieu. O bonté infinie de Dieu à se faire ainsi une même chose avec sa vile et très vile créature ! Cette créature étant établie dans un repos parfait et central, dont elle ne peut sortir sans un extraordinaire désordre, elle ne pense plus à elle, ou d’elle, ou pour elle ; mais ne pouvant douter qu’elle ne soit tombée dans le centre, elle demeure dans son néant, Dieu faisant en elle et par elle de grandes choses. C’est ce que dit la Sainte Vierge dans le Magnificat, que Dieu ayant regardé son néant, a fait en elle de grandes choses.
Ce tabernacle paraît fermé pour jamais, tant pour le dehors que pour le dedans, à toutes choses, lorsque tout d’un coup Dieu ôte le sceau et le cachet du dehors. Et restant dans ce fond et centre tel qu’il est, d’une manière invariable et tout ensemble inexplicable, afin que cette créature soit toujours plus anéantie et qu’elle ne sorte point de son rien, Il ôte, dis-je, cette majesté qui environnait le dehors et la met comme un blanc où Il permet à toutes les créatures de tirer. Alors toutes viennent en foule lui tirer des flèches plus aiguës qu’elles n’en aient jamais décochées. Mais comme cette âme est anéantie, rien ne résiste, et tous les coups tombent ou passent outre sans que l’âme sente de douleur : quelques-unes de ces flèches viennent si proches qu’elles semblent la devoir blesser mais elles ne lui font nul mal.
Il arrive à une telle âme deux choses : c’est qu’elle ne doit avoir qu’un œil simple et pur qui n’envisage que le Bien-aimé. Et alors elle se trouve aussi contente d’être le but du dernier mépris, du décri, de la contradiction des hommes qui la couvrent d’ignominies, d’opprobres, etc. que d’être environnée de la majesté qu’elle avait autrefois. La seule volonté de Dieu lui suffit, sans même penser à cette volonté. Mais lorsqu’elle tourne cet œil pour se regarder pour des moments, alors il lui prend une espèce d’horreur de se voir si laide, s’étant vue si belle. Mais cela est léger et, comme pour se regarder ainsi, elle fait violence à cet œil, elle se rétablit incontinent en sa place où elle trouve en son Epoux un contentement indicible. Ses misères l’enfoncent plus dans Son cœur. Tous ces traits que l’on décoche, quoiqu’ils semblent salir le dehors par le mépris qu’on en fait, la serrent, collent, identifient davantage avec l’Ami. Ceci ne se peut comprendre que par l’expérience. Mais plus elle est pressée, plus elle est enfoncée dans l’Ami et dans le repos parfait : c’est une charge qui l’enfonce en lui toujours plus.
Après que Dieu a longtemps fait battre[490] cette Epouse, anéantie par toute cette artillerie, elle est comme une laine pliable, elle ne résiste point et les canonnades y perdent leur force. Plus il y a de résistance en une chose, plus le canon fait de dégât ; mais lorsqu’il n’y en a point, il tombe sans rien endommager. Il en est de même de l’âme : ce qui fait sa douleur, c’est sa résistance ; mais lorsqu’il n’y en a plus, rien ne blesse. Cette résistance est la propriété.
Il est à remarquer que comme les épreuves de l’état de mort, de sépulture et celles dont je parle, se font ou de même sorte, en apparence, ou différemment, selon le dessein de Dieu, on pourrait prendre un état pour un autre. Mais la méprise serait bientôt découverte par les différentes manières de les porter, comme je l’ai expliqué, savoir : douleur, angoisse, peines et amertumes cuisantes pour l’état de mort ; douleur plus profonde et moins sensible pour la pourriture ; indifférence pour l’état de cendre ; mais paix, joie, repos central dans celui dont je parle, qui est après la résurrection. Les croix sont incomparablement plus grandes, mais insensibles, l’âme étant toute anéantie et sans résistance, souple, pliable à tout. Après cette remarque je dirai que Dieu ayant vu que toute l’artillerie n’a rien fait à cette âme, parce qu’elle est si souple et si pliable qu’elle ne résiste à rien, Il l’oblige de se frapper et Il veut qu’elle s’arme contre elle-même. Elle le fait avec toute facilité, sans se faire mal. Il semble qu’elle frappe sur une ombre, et non sur un corps : les austérités les plus terribles sont comme paille brûlée. La véritable marque qu’une âme est anéantie, est qu’elle ne résiste pas. Plus elle est souple, pliable pour tout, quel qu’il soit sans exception, plus elle est anéantie, et lorsqu’elle est anéantie de cette sorte, rien ne souffre en elle, car pour souffrir il faut être quelque chose. Lorsque je parle de souffrance, j’entends peine de l’âme ou de l’esprit, car le corps souffre la douleur et la compte pour peu. Saint Denis disait à saint Jean dans son exil : Je n’ai garde, saint Père, de croire que vous souffriez quelque chose.
Mais si cette âme sortait de sa place pour quelque chose, si sainte et bonne pût-elle être, elle souffrirait une peine inexplicable et une violence pareille à celle d’une chose qui est hors de son centre. Et cette violence est toute autre que celle que l’on peut souffrir dans tous les états précédents, parce que l’âme est préalablement établie en Dieu par état, qu’elle y est habituée et en a une longue expérience.
Ceux qui font beaucoup en eux ne souffrent guère de cet éloignement du Centre. Une âme tirée d’elle, plus elle s’éloigne de soi, plus elle s’approche de son Centre ; et plus elle approche de son Centre, plus elle a d’impatience d’y arriver.
Mais une âme qui serait tirée hors d’elle et qui ne trouverait pas Dieu, serait dans un tourment inexplicable. Tel est le tourment des âmes du Purgatoire, qui ne sont ni en elles, ni dans le repos central : c’est pourquoi l’état de mort totale et de pourriture est appelé purgation, ou purgatoire, et avec raison, parce qu’une âme qui a souffert ce purgatoire est reçue en Dieu, qui est le ciel. Et si elle mourait étant reçue en Dieu, elle n’irait point en Purgatoire, écoulée qu’elle serait en son origine, où il faut la même pureté que pour le Paradis, puisque le lieu n’est pas ce qu’il veut ou requiert la pureté, mais Dieu.
Aussi par un contraire effet, ces âmes établies par l’anéantissement dans une entière séparation d’elles et dans un centre profond, si elles veulent se reprendre ou si elles sont rejetées du Centre, comme elles ne se retrouvent plus elle-mêmes pour se reposer en elles, elles ne sont alors ni elles ni dans le Centre. Elles souffrent une peine qui ne se peut comprendre et capable de mettre une âme en poudre, si elle n’était pas immortelle.
Cela est si vrai que sitôt que cette âme veut faire de soi quelque chose ou subsister en quelque bien que ce soit par elle-même, comme elle devient par cela même propriétaire, Dieu qui rejette toute propriété la rejetant pour cette seule chose, elle souffre alors la peine de l’Enfer. Et c’est ici proprement que s’éprouve la peine de l’Enfer. Tout ce qui précède l’état ressuscité et de vie en Dieu s’appelle Purgatoire, mais cet état-ci s’appelle Enfer. L’Ange fut rejeté de Dieu pour toujours, et ce rejet fit et creusa l’Enfer, qui n’était point avant le péché de l’Ange. L’Ange tomba donc du Ciel en Enfer. Mais l’homme tombe de la terre en Purgatoire. Ceci est bien expliqué[491].
L’homme qui est en soi et qui se possède, est comme une terre où il habite. Lorsqu’il est tiré de soi, avant que de tomber en Dieu, il passe par le Purgatoire où il tombe nécessairement. Mais l’Ange qui tombe du Ciel, c’est-à-dire une âme établie en Dieu, qui tombe de cet état, trouve nécessairement un enfer. Toute la différence est que l’Ange ne peut être tiré de son enfer pour retourner au Ciel, mais l’homme en sort, et y est très peu, selon le dessein de Dieu : car cet état est d’une si étrange violence que personne ne le pourrait supporter longtemps.
Il y a des âmes qui éprouvent cet état par grâce. Cela est rare et ce sont des âmes que Dieu choisit pour aider les autres, ou qu’Il veut consommer bien vite dans la perfection de l’anéantissement.
Il faut remarquer que, quoique nulle âme ne doive jamais être reçue en Dieu et recoulée dans son origine qu’elle ne passe le Purgatoire, ou en ce monde, ou en l’autre, cependant celles qui sont et seront en Dieu ne passent pas toutes l’état d’Enfer.
Or de celles qui le passent, il est rare d’en trouver qui le passent par grâce. Il y en a qui y tombent, comme Lucifer, par un orgueil effroyable, et de celles-là, il n’en sort guère, à moins d’un coups miraculeux de la droite de Dieu.
Comme il n’y a point d’état qui ne soit en Jésus-Christ et que tous ces états n’ont de vérité que parce qu’ils sont exprimés en Jésus-Christ, de là vient qu’il a voulu descendre à l’Enfer et puis en remonter.
Or il est à remarquer que Jésus-Christ avant que d’y entrer, s’écria : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’avez-vous délaissé[492] ? C’était pour faire connaître que cet état n’arrive que parce que Dieu semble abandonner ce qu’Il tenait et qu’Il possédait si fortement.
Mais il y a cette différence entre l’abandon que l’on éprouve avant la résurrection[493] et celui dont je parle que dans le délaissement qui précède la mort, c’est un défaut de concours de la part de Dieu qui laisse cette âme, qu’Il a tant caressée et unie à lui, sans lui tendre les bras ni la recevoir : Il fuit d’elle et elle a une tendance à aller à son Centre, qui lui paraît loin. Elle est comme un enfant abandonné de sa mère qui le tenait entre ses bras, le caressait et le mignardait : plus ses caresses étaient aperçues et distinctes, plus elles charmaient cet enfant qui, s’en voyant privé, crie de toutes ses forces : « mon Dieu, ou ma mère, m’a délaissé. » Quelquefois cependant ces caresses de la mère dont il souffre l’éloignement avec tant de peine, ne sont qu’un simple serrement contre son sein, et encore ce sont là les plus pures. Mais ici, c’est bien autre chose : ce qu’on y souffre n’est pas moins, pour ainsi dire, qu’un vomissement de Dieu, de qui l’âme était auparavant non caressée, mais absorbée, à qui elle était non simplement unie, mais si passée en Lui qu’elle était devenue une avec lui. Sortir de Dieu, lorsqu’on est dans cet état, c’est sans comparaison quelque chose de bien plus étrange[494] que tout autre éloignement de Lui ou de Ses caresses, puisque même Dieu ne lui en faisait déjà plus d’aperçues ; mais Il la possédait d’une manière si différente que, quoique l’on se serve des mêmes termes, il faut pourtant l’avoir éprouvé pour le comprendre, et tout ce que je dirais pour l’éclaircir le rendrait plus obscur. Il suffit de dire que cela est très véritable.
Cela supposé, et pour reprendre ce que je disais, c’est que l’âme rejetée ne se trouvant plus alors pour se recevoir en elle, et aussi n’étant plus en Dieu, elle est sans demeure, suspendue entre le ciel et la terre. Ceci est le plus terrible état de toute la vie. Mais une âme bien anéantie n’y demeure guère et cela ne lui arrive que rarement, parce qu’elle demeure en sa place et laisse bientôt toutes choses. Mais pour les autres, qui portent ces états longtemps et qui les ont décrits comme des état étranges, ils ne les portent qu’à cause de leur propriété, parce qu’ils se reprennent et qu’ils veulent être quelque chose : comme ils ont été tirés hors d’eux, ils n’y peuvent rentrer ; Dieu aussi ne peut les retenir en Lui propriétaires et c’est cela qui leur fait souffrir l’horrible peine dont j’ai parlé[495].
Or ceci ne peut arriver qu’aux âmes tirées d’elles-mêmes, et les âmes ne sont tirées d’elles-mêmes que par la résurrection et la perte en Dieu : avant ce temps, tout était reçu dans la capacité de la créature anoblie et enrichie extrêmement.
Ce que Dieu prétend par la mort est de tirer peu à peu l’âme d’elle. C’est pourquoi il lui ôte tous ses dons qui l’y tenaient attachée, car tous ces dons qu’elle recevait en elle, la retenaient en elle ; mais Dieu les lui ôte, la dépouille, la salit et la gâte tant, qu’enfin elle ne s’aime plus. Il ne faut pas croire pourtant que Dieu puisse salir l’âme, Lui qui est la pureté essentielle. Ce n’est pas ce que je veux dire. Il suffit qu’Il ôte ses dons et faveurs qui couvraient sa nudité et l’empêchaient de se voir telle qu’elle est. Tout étant ôté, elle se trouve si laide, si sale, si indigne de Dieu, qu’elle se fait honte : elle dirait volontiers Fuyez, mon Bien-aimé, allez sur la montagne d’aromate[496] et ne venez plus dans un lieu si indigne de vous. Sainte Catherine de Gênes dit[497] que son âme lui ayant été montrée nue de tout bien, cette vue la pensa faire mourir tant elle était épouvantable. O que si ceux qui s’admirent si fort, étaient dépouillés de ce qui est à Dieu, qu’ils se feraient horreur ! Ce n’est pas que cette âme soit plus sale qu’autrefois. Au contraire elle est incomparablement plus pure, mais Dieu lui a donné d’autres yeux et Il l’éclaire de Sa vérité.
Dieu donc la dépouille et la gâte ainsi et de telle sorte qu’enfin elle ne s’aime plus, puis elle se hait, enfin se quitte, et après Dieu l’anéantit. Or pour sortir d’elle, elle souffre une peine étrange parce qu’elle ne rencontre pas Dieu pour la recevoir à cause de son impureté. Cette sortie de soi s’appelle mort, qui se fait peu à peu à mesure que l’âme s’éloigne et sort d’elle ; et le dernier moment de sa sortie d’elle fait sa mort, comme la sortie de l’âme hors du corps fait la mort du corps.
Or comme l’âme à son sortir n’est pas reçue en Dieu d’abord, elle fait un purgatoire qui est ce que j’ai appelé pourriture. Alors elle n’est ni en elle ni en Dieu, et c’est ce qui fait sa grande douleur.
Mais à mesure que cet empêchement d’être reçue en Dieu se perd, elle trouve plus de repos, et lorsqu’elle est reçue en Dieu peu à peu, c’est ce qui s’appelle Résurrection.
Mais lorsque cette âme, qui a tant souffert pour sortir de soi, est venue à Dieu et qu’elle a goûté le repos central et la paix-Dieu, qui est tout autre chose que la paix don de Dieu qu’elle trouvait en elle - lors, dis-je, que cette âme est établie dans ce lieu - si ensuite elle en était rejetée, cela lui serait un enfer inexplicable et une peine mille fois plus cruelle que ce qu’elle a souffert pour sortir de soi. Ceci est aisé à comprendre.
Dieu ne reçoit en soi aucune créature qu’elle ne soit anéantie. Cet anéantissement n’est autre que n’être plus en soi ni par état foncier, ni en superficie, ni par penchant, ni pour quoi que ce soit. Alors cette âme sans propriété est propre pour Dieu, quelques défauts qu’elle ait d’ailleurs en apparence. Un Ange qui aurait l’extérieur d’un homme le plus laid dont il aurait pris la figure, ne serait pas rejeté de Dieu et ne laisserait pas d’être Ange, n’ayant nulle propriété ; mais un démon transfiguré en Ange ne pourrait être reçu en Dieu.
Cette âme donc reçue en Dieu, n’a point de propriété. Si elle avait la moindre propriété, elle ferait résistance, elle ne serait plus souple aux vouloirs divins pour les faire au moindre signal, après quoi il lui viendrait peu à peu des propres volontés, au commencement imperceptibles, ensuite plus fortes, enfin elle serait nécessairement rejetée de Dieu et ne trouvant aucun lieu pour y être reçue, elle éprouverait un Enfer plus dur encore que celui du Démon. Car si le Démon lorsqu’il sortit de Dieu, n’avait pas trouvé l’enfer par une miséricorde mêlée de justice, il aurait été mille fois pis, n’étant reçu en aucun lieu. Ceci est très véritable.
Or lorsque Dieu voit cette âme si souple pour tout, que sans attendre une force mais à la première inclination de l’Ami elle obéit sans se soucier de se détruire elle-même, d’être environnée soit d’ignominie ou de la majesté de Dieu, d’être faite misère comme d’être faite Ange et qu’elle ne s’envisage plus, c’est alors que le néant est parfait, quoi qu’il ne soit pas encore dans toute sa perfection. Car sitôt que l’âme est reçue en Dieu, elle est bien anéantie mais elle n’est pas parfaitement anéantie. Ici, devenue très souple en Dieu où elle a été reçue, elle est non seulement anéantie mais elle est parfaitement anéantie, quoiqu’elle ne soit pas encore dans toute la perfection de l’anéantissement.
L’anéantissement peut augmenter jusqu’à la mort parce que l’anéantissement n’est autre qu’une désappropriation générale. Or sitôt qu’il ne reste nulle propriété, c’est-à-dire lorsque l’âme est hors d’elle-même, elle est anéantie. Mais elle n’est parfaitement anéantie que lorsqu’elle a contracté cette souplesse, ainsi que je l’ai dit, qui est une facilité à s’étendre jusqu’à l’infini, à se dilater sans effort, et sans se rompre ou gâter. Mais la consommation de l’anéantissement, c’est lorsque l’âme est élargie autant que la capacité que Dieu a mise en elle le peut recevoir. Et à mesure que cet élargissement se fait, l’anéantissement se perfectionne, et Dieu se donne plus abondamment.
Pour me bien expliquer ou plutôt me faire mieux entendre, il faut savoir que la propriété n’est autre chose que la possession de soi, plus ou moins, selon que l’âme est plus près de sortir d’elle. Or cette possession qui cause des désirs ou des répugnances de soi, est entièrement et directement opposée à la possession de Dieu, quoiqu’elle ne soit pas opposée aux dons de Dieu que selon qu’elle est plus ou moins forte. Que l’âme puisse posséder les dons de Dieu sans être hors d’elle-même, c’est une vérité incontestable car c’est proprement alors qu’elle les possède. Ces dons créés étant reçus en manière créée et accommodés à la capacité propre de l’âme, s’ajustent bien avec la possession, pourvu qu’elle ne soit en péché grief[498].
C’est ce qui fait que comme ils se mélangent avec la créature, lorsque Dieu veut chasser la créature d’elle-même, Il en chasse premièrement ses dons, qui sont comme une surcharge qui enfonçait l’âme en elle-même. Afin donc que l’âme soit reçue en Dieu, il faut, comme j’ai dit, qu’elle soit entièrement quitte de cette possession : ce qui se fait par le désespoir absolu de tout, qui comme nous avons dit, la fait mourir ou expirer.
L’âme tirée ainsi hors d’elle n’est pas pourtant d’abord reçue en Dieu : c’est alors ce que l’on appelle pourriture, comme j’ai dit, ou purgatoire, où elle doit être purgée d’un obstacle plus subtil, parce qu’elle conserve encore une qualité opaque, dure, rétrécie, qui ne peut être élargie. Ceci n’est pas une propriété volontaire, mais une propriété de nature, qui ne la retient plus en elle mais qui l’empêche d’être pénétrée des rayons divins ou de Dieu Lui-même.
Voyez un miroir dont la glace est composée de cailloux ; ces cailloux ont une opposition entière à être glace transparente, quoiqu’ils portent en eux une qualité propre à cela. Mais que fait-on ? On fond et dissout dans le fourneau ces cailloux, puis on en fait une glace. Sitôt que le caillou fondu est devenu glace, vous voyez qu’il perd sa qualité propre. Mais il n’est pas encore en état d’être miroir : il faut le polir et le rendre propre à recevoir les rayons et la lumière sans obstacle. Ainsi cette âme au sortir d’elle-même a bien perdu sa qualité propre, mais elle n’est pas encore en état d’être reçue en Dieu. Il faut que cette dureté, cette opacité, soit ôtée. Par la mort elle est fondue, mais elle (l’âme) est encore brute, et incapable de recevoir Dieu. C’est pourquoi Dieu la polit peu à peu et enfin Il la vient pénétrer, ôtant cette qualité dure et rétrécie, et la rendant pliable et propre à être élargie. C’est alors que l’anéantissement de l’âme est parfait, mais elle n’est pas encore dans toute l’étendue de sa perfection. C’est pourquoi Dieu fait de nouvelles opérations, qui sont des extensions de cette âme pour la rendre toujours plus capable de Le contenir. Et cette étendue se pourrait faire jusqu’à l’infini, si l’âme n’avait pas une qualité bornée et limitée qui fait sa nature de créature différente de Dieu. Or ces créatures sont plus ou moins capables d’être étendues, selon les desseins éternels de mon Dieu.
Dieu ayant donc fait cette opération que j’ai dit, pour rendre encore cette âme plus souple, pour faire épreuve de sa souplesse et pour l’élargir extrêmement - et cette âme ayant été longtemps toute pleine de la poussière du combat d’elle et des autres dont elle était le blanc[499] et demeurant en cet état dans la même consistance, comme elle était dans l’état de gloire et de majesté, quoiqu’il ne soit pas tel aux yeux de ceux qui la regardent ni à ses propres yeux, à cause de la poussière et des débris des flèches dont elle est couverte, bien qu’il soit certain que quant au fond elle est toujours la même, à la différence qu’elle a encore contracté une qualité plus étendue - alors Dieu prend plaisir de l’abîmer davantage en Lui et de la sceller et cacheter de nouveau de Sa gloire pour autant de temps qu’il plaît à sa Majesté, qui fait souvent de ces opérations, c’est-à-dire après quelques autres années, selon Son dessein.
Ceci[500] paraît être des états différents à la créature et c’est ce qui fait encore ses méprises, ainsi qu’il a plû à Sa bonté divine de me le faire connaître. Parce que lorsqu’elle recourbe les yeux sur elle, elle voit ses ordures et impuretés ; et son infidélité qui l’a portée à se regarder, la porte aussi à juger encore d’elle. Mais comme elle est en cela dans un état violent, retournant en sa place elle en juge véritablement et non sur l’apparence, et c’est ce qui fait l’inégalité ou la différence de ses expressions.
Il est aisé de voir que les fautes que fait cette âme ne sont pas des propriétés puisqu’elle en est exempte. Mais le seul endroit par où le péché pourrait entrer chez elle en cet état, c’est lorsqu’elle se regarde et qu’elle juge d’elle. Et plus ce regard serait long, fort et de durée, plus elle pourrait se rendre coupable. Que si ce regard devient volontaire, Dieu la rejette aussitôt. Tout ce qui paraît faute au dehors, à la réserve de ce regard, n’est point faute pour cette âme et toutes les autres ne le seraient point sans ce regard recourbé. Il y a une figure de cela dans la sortie de Lot et de sa famille de Sodome[501]. Tout ce que l’Ange leur recommanda fut de ne point regarder d’où ils étaient sortis, et Dieu punit d’une mort soudaine et prodigieuse la femme de Lot, la changeant en statue de sel, pour n’avoir pas observé ce commandement. Le lieu d’où nous sommes sortis, c’est nous-mêmes ; regarder ce lieu est la seule chute que l’âme fait, et ce pourrait bien être à la suite la source de tous désordres qui pourtant commencent par là. Qu’est-ce qui fît le péché de l’Ange ? Ce fut cette vue recourbée sur lui-même qui le porta à s’admirer et à s’aimer. Si l’âme se regarde dans sa gloire, son regard est plus dangereux, quoique moins aisé, parce qu’il la porte à admirer et à aimer comme en elle ce qui est de Dieu et ce qui est à Dieu. Si elle se regarde dans sa bassesse, cela l’obligera aussi à se reprendre, quand ce ne serait que pour des moments.
On voit de là qu’il ne faut pas juger des personnes de ce degré par ce qu’elles ont d’extérieur, mais par l’immobilité, la souplesse, et l’étendue de leur âme. Une âme qui ne varie point dans le fonds, une âme qui ne résiste point, une âme qui n’est point rétrécie, ce sont là les caractères de cet état, lequel augmente et peut augmenter chaque jour.
Il est glorieux à Dieu que cette âme soit ainsi couverte de poussière, attaquée et battue de toutes parts : cela fait mieux voir la majesté de Dieu et le néant de la créature, cela empêche les vues recourbées, et que la créature ne vienne à dérober à Dieu, comme l’Ange, une gloire qui n’est due qu’à Dieu seul. O si ces âmes avaient la fidélité de ne porter jamais leurs yeux sur elles-mêmes, dans quelle pureté ne vivraient elles pas, quoique toutes couvertes de taches apparentes ? Mais une âme, dans l’état même d’innocence, qui se regarderait, pourrait tomber dans tous les péchés. Le péché d’Eve que fut-il ? Elle regarde le fruit, elle fut portée à y mettre la main. Elle regarde son avantage, son appétit. Elle tombe et fait tomber son mari. Elle ne se contente pas de cette faute qui entra par la vue. Après sa chute elle se regarde encore et ce regard l’oblige à fuir Dieu et lui fait faire d’autres fautes aussi énormes que les premières. Elle se voit dans l’innocence, et elle pèche. Elle se regarde après son péché et elle devient plus criminelle. Elle eut honte de sa nudité, dit l’Écriture, elle était nue auparavant, et elle ne le voyait pas ? Cette âme est nue, si vous voulez, de tout bien, mais si elle ne se regardait pas, elle n’en aurait point de peine. Souvent ce regard nous porte, comme Eve, à chercher de quoi nous couvrir, et nous voulons par notre industrie réparer ce que nous avons gâté par notre faute : cela est impossible. Il faut un Dieu Rédempteur et Réparateur à qui il faut tout laisser faire. Il nous donnera une rédemption très abondante et un état plus parfait que celui que nous avions avant notre chute.
C’est ici où est découvert le secret de la Rédemption et comment il était d’une gloire essentielle à Dieu de ne point laisser réparer la faute de l’homme par d’autres que par Dieu Lui-même. Il fallait qu’Il en eût toute la gloire, et que l’homme ne pût jamais s’attribuer d’y avoir eu part autrement que par la qualité d’homme-Dieu. L’homme a fait la chute mais Dieu l’a réparée, et lorsque nous croyons par nos industries et propres efforts pouvoir réparer nos fautes, nous anticipons sur le droit de la Rédemption. D’où vient que l’acte de la contrition parfaite est de tous les moyens celui qui rétablit le plus tôt l’âme en grâce ? C’est que par cet acte pur l’homme regarde Dieu et se détourne de soi - et ce regard s’appelle conversion. Ceci n’exclut pas la pénitence, pourvu cependant qu’on la fasse avec les qualités que doit avoir la vraie pénitence, c’est-à-dire ne s’y confiant point ni sur quoi que ce soit que l’on fasse, mais qu’on attende tout de la bonté de Dieu. Cet avis est pour les fautes de tout état, mais pour celui-ci, l’âme est si persuadée qu’elle ne peut se rétablir par aucun moyen, qu’elle ne pense pas à en chercher aucun. Elle demeure contente, paisible, indifférente pour être purifiée ou non, et elle voit et fait que tout ce qu’elle pourrait faire par elle-même n’étant plus de saison, la salirait encore plus. Elle fait la faute, et Dieu la répare. Et cette faute, à une âme qui est fidèle à ne point se regarder ni se remuer, est plus vite consumée par Dieu même qu’une paille ne le serait dans un grand feu. C’est ce qui fait que ces âmes ont tant de peine à se confesser. La plus assurée marque qu’elles en sont purifiées est qu’elles n’en ont ni peine, ni reproche, ni rebut de Dieu, et que cela n’altère en rien leur constitution intérieure.
On dira que c’est que Dieu les a abandonnées à leur sens réprouvé, mais cela ne peut être puisque si ces âmes résistaient à Dieu en la moindre chose qu’Il voulut d’elles, elles se sentiraient d’abord hors de cette constitution d’ordre et souffriraient une peine inexplicable. Ce qui fait que ces âmes, quoique si méprisables en apparence et si méprisées, paraissent si contentes, c’est qu’elles sont très bien ordonnées dans la Volonté de Dieu ; de sorte que ne sortant point de cette Volonté et l’accomplissant toujours, fait qu’elle les veuille faibles ou fortes[502]. Ce qui paraît défaut à l’égard des hommes ne l’est point à l’égard de Dieu.
On voit un petit défaut dans ces âmes parce qu’elles sont simples, nues, sans artifice, et qu’il n’y a que Dieu seul qui soit sans défaut, et Jésus-Christ qui pour ce sujet est appelé l’Agneau sans tache. Et l’on ne voit pas de gros défauts en des âmes bien commençantes, parce qu’elles sont couvertes d’habits. De plus une âme qui ne se possède en rien ne pense pas à se garder de rien au lieu que celles qui se possèdent, compassent et règlent toutes choses : et c’est pourquoi lorsque Dieu veut faire perdre à une âme la possession d’elle-même et la tirer de soi, Il commence par la dérégler en apparence. Non que Dieu aime le dérèglement, mais c’est pour lui faire perdre toute possession et tout soin de soi-même. Ce qui fait que cette âme se veut tout le mal possible parce qu’elle est tournée contre elle-même selon la volonté de Dieu dont elle ne peut être séparée. Car il faut que dès qu’une âme est sortie de soi, Dieu, qui l’a reçue en lui, la meuve nécessairement, puisque ayant perdu toute possession de soi par une séparation entière, il est nécessaire que Dieu remplisse ce vide et devienne le moteur et le gouverneur de cette âme qui se mouvait et gouvernait auparavant par sa propre industrie. Il en est dans l’ordre de la grâce comme dans celui de la nature de ne point souffrir de vide sans le remplir nécessairement. Ce vide n’est autre que le néant. Plus il est étendu, plus Dieu Se presse, pour ainsi dire, à le remplir abondamment. Marie fut dans ce vide parfait dès le moment de sa conception. C’est pourquoi Dieu Se précipita en elle : parce que la propriété en étant bannie, Il devint dès lors son possesseur et son moteur.
On m’objectera que si cela est ainsi, ces âmes doivent être nécessairement impeccables. Je réponds que oui, tant qu’elles sont dans l’ordre de leur moteur et qu’elles sont directement en la présence et comme à l’opposite[503] de Dieu. Mais lorsqu’elles se recourbent vers elles, elles se soustraient comme par force à cette divine motion et c’est pourquoi il ne faut pas s’étonner, comme j’ai dit, si elles font des fautes. Mais si ne se regardant jamais, elles suivent avec fidélité leurs mouvements qui ne sont pas contraires à l’obéissance et qui en sont approuvés, du moins en général, elles ne failliront point. Et quoique l’homme ne soit jamais impeccable tant qu’il vit, parce que sa nature est le péché, il le peut être par grâce et par privilège.
Mais il est cependant vrai que s’il venait par infidélité à retomber en lui-même (ce qui ne se ferait qu’avec bien de la peine et des souffrances inexplicables et tout autres que celles qu’il avait pour en sortir), ô[504] il viendrait alors à une malignité aussi grande que celle des Démons, et dans une impénitence étrange ! parce qu’étant confirmé dans un état de permanence, la même peine qu’il avait à sortir de Dieu et à entrer en soi, il l’aurait - et plus grande encore - à refaire ce chemin. C’est pourquoi l’Écriture dit[505] qu’il est difficile qu’une personne qui a connu, goûté et aimé Dieu, et qui en est tombé, y rentre jamais à cause de l’opposition qu’elle a de se convertir. Car comme plus elle est établie en Dieu, plus elle a d’opposition à se tourner vers elle-même, aussi plus elle est tombée en elle, plus elle a de peine à se tourner vers Dieu, à cause de son état de consistance. Cela vient aussi de ce qu’ayant possédé Dieu sans milieu et étant comme une même chose avec Lui, elle n’avait plus l’habitude de se tourner vers Lui et ne le pouvait pas parce que, pour se tourner vers une chose, il faut qu’elle soit séparée et différente de nous. Et l’âme (une avec Dieu) ne pouvant point voir Dieu distinct d’elle, cela faisait qu’elle ne pouvait se tourner vers Lui puisqu’Il était plus en elle-même qu’elle-même. Et ainsi elle ne pouvait faire ce retour ni cette conversion, mais simplement demeurer dans l’immobilité où elle était établie et où Dieu, comme j’ai dit, sans aucun mouvement, rétablit tout aussitôt les manquements. Or cette âme tombée a perdu toute habitude et quasi tout pouvoir de se tourner vers Dieu : c’est ce qui fait son impénitence.
De cette vérité-ci, plusieurs ont cru que quantité de grands hommes ont été damnés par des chutes en suite de ces états. C’est faute de discernement, car il y en a bien que l’on croit perdus et qui ne le sont pas, mais c’est qu’il y a des sortes de chutes qui portent un vêtement pareil[506]. Il y a des chutes véritables causées par propriété réelle, par volonté absolue, qui sont ordinairement péchés d’esprit bien volontaires, plus cachés, moins apparents, mais incurables si ce n’est par miracle. Il y a des chutes de faiblesse, les unes où les sens sont entraînés les premiers et qui n’ont aucune de ces méchantes qualités que nous avons dites mais que Dieu permet pour faire voir qu’il est Dieu , les autres où les sens, étant abandonnés à eux-mêmes à cause de la séparation totale de l’esprit d’avec les sens, entraînent après eux insensiblement un consentement plus de faiblesse que de malice. Ceci ne réside que dans le sens gagné par surprise. Tel fut le péché de David, qui lui fut très utile.
Il y a d’autres fautes qui n’ont rien que l’apparence et qui n’attirent nulle volonté de l’âme parce que la volonté demeure unie à Dieu. Et si ces âmes ont des faiblesses, ces faiblesses sont des légères fautes de surprise. Elles ne peuvent ne les vouloir point, non par volonté délibérée, ce qui n’est plus, mais par une union à la volonté de Dieu qui fait qu’elles veulent tout ce qui leur arrive, soit force, soit faiblesse : cela leur est égal, la seule volonté de Dieu et Sa motion étant au-dessus de tout le reste.
Et ce sont là les âmes de l’état dont j’écris, qui font la volonté de Dieu sur la terre comme les bienheureux dans le ciel. C’est ce qui fait qu’elles trouvent un repos parfait dans leurs misères, sans se mettre en peine d’être autres que ce qu’on les faites être car, étant dépouillées de tout propre intérêt, il leur est indifférent d’être, si Dieu le voulait, ou Anges ou démons. C’est ce que dit saint François de Sales[507] : s’il y avait un peu plus de bon plaisir de Dieu et un peu plus de Sa gloire dans notre damnation que dans notre salut, il faudrait préférer notre damnation à notre salut par l’amour du bon plaisir de Dieu. Le seul vouloir divin à leur égard fait leur béatitude essentielle, et ces âmes aimeraient mieux éprouver toutes les misères dans cette subordination à la volonté divine que toutes sortes de biens ou de contentements par leurs efforts propres, - et si elles en faisaient de la sorte, elles entreraient dans une espèce d’enfer. La raison en est que tout ce qui est fait par elles-mêmes ravit à Dieu Son domaine et qu’elles rentrent ainsi en possession d’elles-mêmes.
Cette âme ainsi déjà désappropriée n’a point de peine de toutes les faiblesses dans lesquelles elle pourrait tomber parce que, ne se souciant de l’estime de nulle créature ni d’elle, elle ne se met en peine de rien : belle ou laide, tout lui est égal. La seule volonté de Dieu fait tout son bien. Il ne faut pas croire que les faiblesses d’une telle âme soient des péchés, mais de simples fautes purement extérieures, et si délicates qu’elle ne les remarquerait pas elle-même si on ne les lui faisait remarquer.
Il y a dans l’Écriture des exemples d’actions qui sont bien autres que ces faiblesses apparentes et qui pourraient même passer pour des péchés aux yeux non éclairés. Telle était la disposition d’Abraham lorsqu’il lui fut commandé d’immoler son fils. Telle celle des Prophètes lorsqu’ils faisaient des choses en apparence contre la Loi. Et cependant ils avaient raison parce que ce qui fait le péché est ce qui est entièrement opposé à l’ordre et à la volonté de Dieu, qui ne peut vouloir le péché comme péché réel et dans sa qualité maligne de rébellion à la volonté divine. Mais il peut vouloir pour Sa gloire une action de péché détachée de sa malice et de sa qualité de péché, et alors c’est un bien et non un mal de le faire, parce que la volonté de Dieu est préférable à tout bien quel qu’il soit. Il y a de cela quantité de figures dans l’Écriture sainte. Celle qui m’est le plus présente est de Saül et de Samuel : Saül fit une action de charité apparente en conservant la vie à Amalec[508] ; cependant il fit contre la volonté de Dieu et en fut châtié. Samuel fit en apparence un homicide, cependant il fit un acte de Justice, faisant la volonté de Dieu, et c’est en ce sens qu’un Ange serait aussi content d’être Démon que d’être Ange.
Il y en a en qui Dieu permet de véritables fautes pour faire, comme dit saint Paul, éclater Sa justice par notre injustice[509], et Sa Sagesse par nos folies. Et Dieu permet des chutes étranges dans de grands hommes, comme dans Salomon, parce qu’ils Lui ont dérobé Sa gloire et que les autres hommes attribuent à la force de l’homme ce qui n’est dû qu’à Dieu. C’est ce qui fait que Dieu punit souvent l’orgueil de l’esprit par la faiblesse de la chair. Et Dieu reçut plus de gloire de la chute de Salomon que de toute sa sagesse parce que sa sagesse avait comme ravi à Dieu Sa propre gloire et sa folie la Lui a restituée.
On me demandera, sur ce que j’ai dit ci-dessus de la volonté de Dieu, comment on peut la connaître ? C’est par tout ce qui nous arrive de moment à autre, quel qu’il soit. Cette permission est une volonté de Dieu pour nous, car c’est une vérité infaillible que ce qui nous arrive de moment en moment est volonté de Dieu. C’est pourquoi ces âmes dont j’ai parlé, agissent en tout comme naturellement, car Dieu les meut et agit de manière qu’il semble que cela soit tout naturel si ce n’est en certaines choses plus extraordinaires qu’Il veut avec plus de force. Mais tout ce qui arrive à ces âmes arrive comme naturellement par une Providence infaillible. Cela supposé de la sorte, ces âmes n’ont qu’une chose à faire qui est de demeurer toujours telles qu’elles sont, sans se soucier de la perfection ni de l’avancement, évitant de se regarder, leur vue étant celle du basilic, qui peut seule leur causer la mort.
O âmes trop fortunées dans une infortune la plus extrême ! Votre boue fait vos délices et vous ne pouvez pas ne la pas aimer, car plus vous en êtes chargées, plus vous tombez nécessairement dans le centre et vous enfoncez en Dieu. Ces âmes sont si grandes que toute la terre ne leur paraît qu’un point. Il semble qu’elles la renferment au lieu d’en être renfermées. O cendre ! O néant ! O boue qui rend plus de gloire à mon Dieu que les pierres précieuses ! boue plus agréable que les parfums ! Car tu ne fais point de résistance : tu as servi à former le vieil homme Adam encore innocent et tu sers à produire l’homme nouveau en Jésus-Christ. La boue des autres degrés incommode et fait souffrir, mais celle-ci réjouit, charme, dilate. O que cet état est bon, puisqu’il est dans la volonté de Dieu et que l’âme alors ne s’y complaît pas ! Elle y est dans sa bassesse comme dans un trône. Autrefois sa boue lui causait une certaine humiliation, un enfoncement doux et suave. A présent ce n’est plus cela.
Si j’osais le dire, je dirais que sa cendre, que son néant lui est Dieu, puisque c’est ce qui la porte en Dieu et que c’est dans son rien qu’elle Le trouve sans distinction d’avec soi. Elle ne sait si Dieu est caché dans son rien, ou si ce rien lui est Dieu. Dieu est partout et en tout le même, sans pensée directe ni distincte de Dieu car elle n’y pense pas. Mais c’est que ce fonds, devenu Dieu, ne peut s’altérer de rien, ni changer pour rien. Ici les croix, quoique grandes en apparence, ne sont plus croix à cause de la subordination de cette âme à la volonté de Dieu. Dieu unit quelquefois de ces âmes d’une manière si étroite qu’il semble qu’Il attache toute leur perfection à cette union où Il fait tout pour Sa gloire, et cela suffit. Le Seigneur a tout fait pour Lui[510] et c’est assez pour une âme éloignée de tout intérêt propre. Il n’y a plus pour elle de différence des choses, mais une seule subsiste, qui est la Volonté Divine.
Les plus pures opérations de Dieu se font dans le plus intime[511] de nous-mêmes et, pour ainsi dire, comme vers le siège du cœur : rien ne passe par la tête. Mais comme une source qui bouillonne, elles éclairent l’esprit sans brillant ni distinction, le mettant dans une parfaite sérénité, et ce je ne sais quoi, dont la source est infinie, dilate le cœur, le pacifie. Et bien qu’il n’y ait rien de sensible ni de distinct, le goût sans goût est au-dessus de toute expression, avec une pureté et netteté admirable. Et ce qui paraît de surprenant, c’est que, quoique l’esprit soit clair et serein, le cœur plein et étendu, il est pourtant certain que ce qui rend l’esprit de cette sorte n’est point dans l’esprit, que ce qui remplit le cœur sans sentiment, n’est point dans le cœur. Mais cependant le siège est au-dedans et on le distingue fort bien.
Au lieu que les autres opérations viennent de la tête et qu’elles se répandent sur les parties du corps, celles-là viennent du fond proche du cœur et se distribuent dans l’esprit par un vide fécond, car la mémoire ne représente rien et cependant n’est pas stérile pour cela, mais claire, sans nul terme ni objet. L’esprit de même n’a nulle agitation, mais son calme est serein et lumineux. Ce n’est pas un vide d’abrutissement : au contraire, c’est une pure, simple, et nue intelligence sans espèce ni rien qui borne. La volonté est aussi nue et vide, mais sans disette, et avec une plénitude qui dilate toujours plus le cœur qui trouve tous ses désirs parfaitement contents et remplis, sans rien distinguer de ce qui contente et remplit. C’est un rassasiement qui est sans dégoût, et qui n’empêche pas l’appétit nécessaire pour se trouver toujours en état d’un plaisir nouveau, qui ne peut proprement porter le nom de plaisir[512].
Il y a deux sortes d’anéantissements, tous deux réels. Le premier se fait avant que l’âme soit perdue en Dieu, et ensuite de sa mort et de sa pourriture. Dans ce premier il y a des horreurs, répugnances, scrupules, rejets de Dieu : on éprouve Sa colère et Son indignation, on a peur de soi et l’on voit le péché d’une manière vive ; et ces mêmes choses opèrent l’anéantissement. Mais il y en a un en Dieu : celui-là se fait sans que l’âme sorte de Dieu, sans en être rebutée : c’est ce qui fait que ce second ne lui donne nul trouble. Au contraire il augmente sa paix, il ne cause ni scrupule, ni rejet de Dieu, mais c’est un anéantissement de tout ce qui reste de propre à la créature, bon ou mauvais sans distinction.
Ce n’est point une perte apparente des vertus comme autrefois, car l’âme les avait déjà perdues et retrouvées en Dieu. Mais ces mêmes vertus retrouvées en Dieu et possédées en Lui, doivent encore être une fois évacuées et péries afin que les vertus de Dieu ne soient plus possédées par la créature, mais que Dieu les possède Lui-même dans sa créature et, comme il est dit souvent, que ce soit jouir de Dieu, en Dieu, pour Dieu.
C’est une désappropriation de tout cela, ou plutôt comme j’ai dit, un anéantissement. Et il m’est mis dans l’esprit que c’est cet anéantissement qui produit l’Incarnation et qui est la seule disposition immédiate pour l’Incarnation mystique. Comme il est dit : en Marie, il a regardé la bassesse de sa servante[513] etc., car cette espèce d’anéantissement est une bassesse véritable . Et quoique Marie eût été divine jusqu’alors, elle n’eut cette bassesse que dans le temps de l’Incarnation, qui fut la disposition immédiate de la production du Verbe. Mais cette disposition était en elle dans un degré si éminent que nul n’y atteindra jamais : cela ne lui causa pas les faiblesses extérieures qu’éprouvent les pauvres créatures infiniment éloignées de sa pureté, parce qu’elle était exempte de toute propriété, tant intérieure que sensible, et de tout défaut. Mais il ne laissa pas de causer en elle une expérience réelle d’une nouvelle bassesse, qui la tenait dans le plus profond néant, lorsqu’elle était élevée à la qualité de Mère de Dieu : non par une humilité de vertu ou de pensée, mais par une expérience réelle de la plus profonde abjection.
Je comprends[514], sans le pouvoir exprimer, comment toutes les opérations qui se font hors de la Trinité, quoique attribuées différemment aux divines Personnes selon leurs différents effets, sont pourtant toutes des trois Personnes invisiblement à cause de l’unité de Leur essence. Et j’éprouve comment, dans l’homme devenu simple et divin, tout se fait par un seul acte et indivisible. Quoique l’on donne le nom d’amour et de connaissance à cet acte, selon ce qu’il opère et produit, cependant l’âme réduite en unité n’éprouve qu’un seul acte continuel et sans interruption. Et ce qui s’opère en elle est un acte si pur et dégagé qu’il [ne] laisse à l’âme nulle distinction, en sorte qu’elle ne sait si son amour est lumineux ou sa lumière amoureuse.
Elle aime sans sentir l’amour, et elle sait et connaît tout sans savoir comment elle le sait et connaît. Et sans nul moyen ni par l’entremise d’aucune chose, elle [se] trouve n’ignorer rien, sans savoir qui lui a appris, ni comme cela lui est venu : car cette connaissance n’a rien qui fasse ni espèce, ni plénitude. Elle est d’autant plus pure qu’elle est nue et d’autant plus nue qu’elle est plus hors de l’âme, et plus séparée d’elle-même, en sorte que l’on comprend par ce que l’on éprouve comment les Bienheureux voient tout en Dieu sans rien voir que Dieu[515] - et non en manière objective, ainsi que quelques-uns ont voulu dire que l’on voit en Dieu tous les objets comme dans un miroir, se persuadant un détail des choses mêmes. Cela n’est point de la sorte, puisque l’application à ces objets, quoiqu’en Dieu même, serait une application distincte de Dieu dont l’âme abîmée en Dieu est incapable. Mais elle voit en manière divine et indistincte toutes choses sans voir autre chose que Dieu, par un regard fixe et d’autant plus simple et épuré que rien de distinct ne le termine. C’est une vue simple et immense de l’immensité même, qui renferme tous les objets sans s’arrêter à aucun, ce qui serait une imperfection. Cette vue sans vue est amour et jouissance, et tout cela est une même chose dans l’unité même.
Lorsque l’homme est encore en lui-même, il rapporte tout à soi et attire tout en soi-même. Toutes les créatures sont pour lui-même en manière spirituelle, ou en vue de perfection ou de salut. Mais par le transport qui est fait de cette âme en Dieu par une extase d’autant plus éminente qu’elle est plus continuelle - puisqu’elle commence dès cette vie ce qui doit durer éternellement, où l’âme ne sortira plus de Dieu pour retourner à elle-même - alors elle transporte avec elle toutes les créatures en Dieu, de sorte que Dieu est son seul objet et sa seule vie : elle voit tout en Dieu, et tout Dieu, rien hors de Dieu ni distinct de Dieu. Cet Être infini fait disparaître tout le reste, dont l’âme cependant n’est point appauvrie. Mais elle possède tout sans rien avoir ni posséder, elle voit tout au-dessous d’elle et elle ne voit rien que Dieu, dont elle ne peut se distinguer pour se voir elle-même[516].
C’est alors que par un noble orgueil, elle ne trouve rien qui soit digne d’elle et qui ne soit au-dessous d’elle. Il n’y a point de Purgatoire pour une telle âme ; et celle qui écrit ceci a eu souvent certitude qu’il n’y en avait point pour elle, quoiqu’elle ne prenne ni part ni intérêt à cela. Une âme qui a été assez purifiée pour être reçue dans son principe original, est assez purifiée pour le ciel, puisque c’est Dieu seul qui exige la pureté et non le ciel.
O si je pouvais exprimer cette vérité, et ce que c’est qu’une âme dans la pure vérité exempte des méprises ordinaires ! cette âme juge de tout sainement, et connaît d’abord la vérité en toutes choses, elle connaît l’abus des sciences[517]. Et l’homme le plus savant, éclairé de la vérité, découvre dans la science la vérité qui y est cachée et que les autres savants ignorent, car la science a la vérité, mais une vérité cachée aux savants mêmes qui ne sont point éclairés de la lumière divine. Ils voient sans voir mais lorsque la vérité éternelle se manifeste à eux, ô alors ils sont agréablement surpris de voir qu’ils découvrent une profonde science qu’ils avaient ignorée.
C’est ce que vous connaîtrez un jour. Il n’est pas encore temps pour vous d’écrire : il faut être rempli de l’infusion divine auparavant ; ce sera alors que vous écrirez certainement, et comme possédant ce que vous ne voyez à présent que de loin. Croyez-moi en ce point : cessez tout et vous aurez tout. Présentement il faut goûter et se taire. Il faut se laisser vider de tout pour être capable de la plénitude divine et pour voir comme dit David la lumière dans la lumière même[518]. Tout ce qui n’est point cela est peu de chose, et est plus une lueur qu’une lumière[519].
Il y a un endroit qui dit : Nous verrons la lumière dans la lumière[520]. A voir une grande lumière séparée du soleil, elle paraît très grande et on la compte pour ce qu’elle paraît, on la distingue et on l’admire. Mais si on la mettait dans le soleil, elle paraîtrait ténébreuse et alors on la verrait dans la vérité. Voir les lumières des plus grandes vérités distinctes de Dieu, et non en Dieu, c’est ce qui fait l’admiration des hommes : mais de voir la lumière dans la lumière, c’est voir les choses comme elles sont.
Alors cette lumière suréminente et essentielle (Dieu) ne s’unit pas ces petites lumières, ainsi que fait celle du soleil, lorsqu’elle enflamme et brûle par l’entremise de quelque moyen comme par un miroir ardent. Ce qui est combustible prend alors feu en s’unissant le rayon par ce moyen là, et cela paraît toute lumière et chaleur. Mais les lumières dans la lumière ne sont pas ainsi unies à la lumière essentielle : elles en sont absorbées, et elles disparaissent en sa présence. Tout ce qui était apparemment grand dans l’attouchement du divin rayon qui illumine et qui embrase, est disparu et absorbé dans l’état de perte en Dieu. Et c’est alors que l’on voit les choses dans la vérité, tout étant réduit dans le non-être : et le seul être subsistant, toute créature et le soi-même sont anéantis, disparus et absorbés. Il ne reste plus que Dieu seul.
On ne peut point voir les choses dans la vérité que l’on ne voit la lumière dans sa lumière, car c’est alors que toute chose est en vérité ce qu’elle est, ténèbres et ignorance.
O avantage infini de la perte totale de toute subsistance, tu fais tomber infailliblement l’homme dans la vérité ! C’est pourquoi l’Écriture dit que tout homme est menteur[521] parce que tout homme qui subsiste en lui-même ne peut être ni véritable ni en vérité. Il n’y a que deux vérités, le Tout de Dieu et le néant de la créature.
Etant[522] à la messe il m’a été donné à connaître (je m’explique de cette sorte quoique je ne puisse pas appeler proprement cela connaissance, puisque ce n’est pas une lumière qui s’élève dans l’esprit mais une science intime et cachée dans le plus profond de moi-même, qui paraît très ancienne quoique la manifestation en soit nouvelle), je connus, dis-je, la pureté de Dieu être si infinie et celle qu’Il exige de l’âme pour y opérer avec plaisir être telle, qu’Il ne veut pas la moindre action de l’âme (tant sa passivité doit être absolue) - pas, dis-je, la moindre action pour imperceptible qu’elle puisse être, pas même des plus délicates correspondances qui semblent s’avancer quelquefois par une reconnaissance tacite.
Tout cela empêche que notre âme ne puisse être assez pénétrée de Dieu pour en pénétrer les autres. La plus délicate de ces fautes est une haleine qui ternit la glace de ce beau miroir et il faut que cela soit essuyé. Je comprend comme il faut être à ce degré de pureté pour recevoir sans mélange pour les autres - et que les connaissances qui y sont données n’ont rien d’objectif, et qui forme espèces. Tout y est Dieu et en Dieu.
Il me paraît que c’est là la connaissance des Séraphins. C’est un amour lumineux et éclairant par l’amour même immédiat, qui n’a qu’un acte continuel d’amour comme il n’a qu’un objet. Il me semble que ceux qui ne sont pas de cette sorte, connaissent premièrement et qu’en connaissant, ils aiment : c’est une connaissance qui produit l’amour. Mais les premiers ne font qu’aimer et en ignorant toutes choses (parce qu’il n’y a nulle distinction mais un absorbement d’amour), ils connaissent toutes choses mais en Dieu même, qui les leur manifeste pour les dire selon ses suprêmes volontés.
Saint Grégoire dans l’Homélie XXXIV sur les Evangiles, après avoir décrit les qualités et caractères de chacune des Hiérarchies des Anges en particulier, marque qui sont ceux d’entre les hommes dont la vie et les actions répondent à chacune de ces célestes Hiérarchies, et qui peuvent ainsi avoir rang parmi elles ; et voici quels sont ceux qu’il compare aux Séraphins : Et sunt nonulli qui supernae contemplationis facibus accensi, in solo Conditoris sui desiderio anhelant, nil jam in hoc mundo cupiunt, solo aeternitatis amore pascuntur, terrena quaeque abjiciunt, cuncta temporalia mente transcendunt : amant et ardent, atque in ipso suo ardore requiescunt : amando ardent ; loquendo seipsos aliosque accendunt ; et quos verbo tangunt, ardere protinus in Dei amore faciunt. Quid ergo istos nisi Seraphim dixerim, quorum cor in ignem conversum lucet et urit, quia et mentium oculos ad superna illuminant, et eas compugendo ; in fletibus vitiorum rubiginem purgant. C’est-à-dire : « Il y en a quelques-uns qui, embrasés des feux de la contemplation céleste, ne respirent plus que le seul Créateur, ne désirent plus rien dans ce monde, ne se repaissent que du seul amour de l’éternité, rejettent tout ce qui est de la terre, ont l’esprit élevé au-dessus de toutes les choses temporelles : ils ne font qu’aimer et brûler et leur ardeur est leur même repos. Ils brûlent en aimant. S’ils parlent, c’est en s’enflammant et eux-mêmes et autrui ; et on n’est pas plus tôt touché de leurs paroles, qu’on en est soudainement embrasé dans l’amour de Dieu. Quel autre nom que celui de Séraphins donnerai-je à ces personnes, de qui le cœur changé tout en feu ne fait que luire et brûler, illuminant les yeux des autres âmes pour les choses d’en haut et leur pénétrant et enflammant le cœur d’une componction, qui par les larmes qu’elle en exprime, les purifie de l’impureté de leurs vices ? »
Deux choses[523] appartiennent à la volonté : la première est la souplesse qui la meut incessamment selon tous les vouloirs divins, la seconde est ce qui l’emplit et lui sert d’aliment.
Il y a des âmes qui ne se laissent jamais assez manier par le divin Vouloir. Celles-là sont pour l’ordinaire rétrécies. C’est l’article sur lequel on a plus de peine à se rendre, c’est ce qui arrête presque tous les hommes et les empêche de poursuivre la route qu’ils ont embrassée, surtout lorsque les volontés de Dieu paraissent répugner à leur raison et combattre des idées qu’ils s’étaient faites de la perfection.
Ce qui les arrête encore est que dans les âmes bien mortes et bien nues, la volonté de Dieu est délicate. Et à moins d’expérience, si ce n’est que la résistance ne mette dans un état violent, elle paraît [être] à l’âme une volonté qui lui est propre en sorte qu’elle se dit souvent que ce n’est point Dieu qui veut en elle ou par elle, que c’est elle-même qui veut et se donne cette volonté ; et c’est pour elle une matière de souffrance, surtout lorsque cette volonté, qui paraît lui appartenir, combat sa raison.
Ceci n’arrive qu’aux âmes très simples, et en qui la volonté de Dieu devient leur volonté propre et naturelle. Car ce n’est plus, à ce qu’il paraît, une volonté supérieure qui meut la leur - ce qui supposerait encore une propre volonté, qui, quoique soumise et très pliable, appartiendrait cependant à l’âme - mais ici il n’en est plus de la sorte. On éprouve que cette volonté, qui se délaissait avec tant de souplesse à tous les vouloirs divins pour vouloir ou ne vouloir pas qu’autant qu’elle était mue, se perd ; et qu’une volonté, autant divine qu’elle est profonde et délicate, est substituée en la place de la nôtre. Mais volonté si propre et si naturelle à l’âme, qu’elle ne voit plus que cette seule et unique volonté, qui lui paraît être la sienne n’en trouvant plus d’autre.
Vous comprendrez aisément qu’il faut que l’âme soit réduite en unité pour être de la sorte, et que par le baiser ineffable de l’union intime l’âme soit faite une même chose avec son Dieu, pour n’avoir plus d’autre volonté que celle de son Dieu, ou, pour me mieux expliquer, pour avoir la volonté de son Dieu en propre et libre usage. Cependant dans le commencement que l’on est honoré d’un si grand bien, comme il paraît quelque chose de bien différent de la souplesse à une volonté supérieure à laquelle l’âme s’était toujours laissé conduire très sûrement, quoique aveuglément en apparence ; et que maintenant il ne paraît plus qu’une volonté seule et unique qui ne se peut distinguer, et qui semble être la volonté propre de l’âme, on a peine à se laisser transformer au point qu’il le faut.
Mais pourquoi, me direz-vous, me parler de cela, puisque ce n’est pas mon état présent ? Je n’en sais rien ; Dieu le sait. Tout ce que j’en comprends est que c’est ce qui arrivera chez vous, et même plus tôt qu’à bien d’autres ; et cette volonté vous étant donnée en libre et pur usage semblera déranger un peu les choses, quoi qu’elle les établisse admirablement et d’une manière inconnue.
Il y a de plus ce qui nourrit et réveille la volonté : car il y a de la différence entre la souplesse et la nourriture. On dilate une chose pour lui donner une étendue proportionnée à ce qu’on lui veut faire contenir ; mais comme une étendue trop forte romprait tout, on nourrit les endroits qui paraissent plus faibles et en les nourrissant on les fortifie.
Dieu fait ces deux sortes d’opérations dans la volonté de l’homme : il la rend souple et pliable pour l’élargir selon la mesure du don qu’Il lui veut faire de Lui-même. Mais il y a la nourriture de cette volonté, qui est une onction savoureuse, délicate et souvent insensible, qui la fixe dans son souverain objet et la rend plus propre à être étendue selon les desseins de Dieu. C’est à cette sorte d’opération qu’il faut être fidèle autant qu’à l’autre et ne pas vouloir s’en dénuer par une mort qui, quoique très parfaite en apparence, serait nuisible à l’âme et la dessécherait à un point qu’elle ne serait pas assez propre pour les desseins de Dieu ; comme on voit qu’une peau desséchée se déchire plutôt que de s’étendre.
C’est l’onction toute sainte et divine qui donne à cette âme la souplesse pour être étendue, de même que l’on huile la peau que l’on veut étendre : aussi est-il écrit, parlant de Jésus-Christ, qu’il a été consacré par l’onction de la Divinité[524]. Et pourquoi ? C’est qu’il était écrit à la tête du livre de sa naissance temporelle, qu’il ferait votre volonté, O mon Dieu[525]. Puis il dit Me voici : ce qui marque ce fameux consentement et cette disposition à toute chose. Et pour nous faire comprendre l’unité de cette volonté, Jésus-Christ dit ailleurs mon Père et moi ne sommes qu’un[526].
Laissez-vous donc consacrer par l’onction de la grâce. Tout ce qui aura de l’onction vous conviendra toujours. Je n’entends jamais que vous vous donniez de la vivacité extérieure, mais aussi ne vous faites pas une vertu de réserve. Que la simplicité vous conduise en toutes choses. Vous avez besoin d’être réveillé quelquefois ; égayez vos sens et laissez-vous comme un enfant. Enfin ne travaillez point à vous éteindre ; ce n’est pas ce qu’il vous faut. Ne raisonnez jamais des autres comme de vous, ni de vous comme des autres ; cela étant très différent.
Il y a cette différence entre le voir et le goûter : que le premier ne doit jamais être réveillé ; mais le second doit être nourri par tout ce qui peut lui servir d’aliment. Lorsque je parle de goûter, je n’entends pas le sensible ; mais le plus spirituel et délicat.
Puisque vous voulez que je vous réponde sur ce que vous me demandez de la volonté de Dieu, je vous dirai qu’il n’y a point de loi pour le juste[527], parce que toute sa justice consiste dans l’exécution de la volonté de Dieu, qui est au-dessus de toutes lois, vu que celui qui a fait la loi n’est point soumis à la loi et en peut dispenser qui il lui plaît. Dieu nous a donné la Loi comme des moyens d’arriver à Lui : mais lorsque l’âme est arrivée à Dieu, elle quitte ces moyens, comme tous [les] autres, pour suivre infailliblement la volonté de Dieu.
Lorsqu’on parle ici de loi, on n’entend point la loi morale, nommée le Décalogue ou les dix Commandements de Dieu, mais les lois ou cérémonies qui sont utiles et nécessaires pour nous conduire à Jésus-Christ, mais qui sont inutiles lors qu’on est arrivé à lui, comme le chemin est rendu inutile lors qu’on est arrivé au lieu où l’on voulait aller.
Ceci supposé, je dis qu’il y a deux volontés en Dieu, sa volonté essentielle et non manifestée et sa volonté déclarée. Pour sa volonté déclarée, tous la doivent suivre et nul ne s’en peut dispenser, si ce n’est pour suivre la volonté essentielle, qui n’est pas pour tous et ne peut être connue de tous, mais pour les personnes à qui elle est manifestée infailliblement : elles la suivent préférablement à la déclarée. Je dis infailliblement parce que les personnes dont je parlerai à la suite, la suivent nécessairement et infailliblement. Je dis donc que tant que l’âme peut et veut, elle doit suivre à l’aveugle la Loi écrite. Et si elle y contrevenait en la moindre chose, elle pécherait plus ou moins selon que la contravention serait notable, parce que l’âme pouvant se conduire elle-même, se possédant, elle doit se conduire selon le chemin qui lui est montré. Par exemple un père fait un commandement à son fils de suivre le chemin qu’il lui trace pour le venir trouver, mais lorsqu’il a atteint le lieu désiré, il n’est plus nécessaire de suivre ce chemin ; que si son père le portait sur ses bras pour le faire marcher par un autre chemin, ne serait-il pas ridicule de dire qu’il veut aller par son premier chemin ? Et même il ne le pourrait, son père le portant. Ainsi ces âmes, tant qu’elles sont en elles-mêmes, qu’elles se possèdent et qu’elles peuvent suivre des règles, elles suivent la règle infaillible pour tous. Mais lorsque ces âmes, à force d’avoir suivi ce sentier dans toute la perfection des conseils évangéliques, sont arrivées à leur Législateur, Il peut les en dispenser. Mais pour être dispensé de ces lois, il faut que l’âme soit si passive et si dépendante de l’Esprit de Dieu qu’elle ne puisse plus se gouverner soi-même.
Dieu en dispense en deux manières : l’une est lorsque Dieu veut perdre et faire mourir l’âme[528] et l’autre lorsque l’âme est morte et ressuscitée.
Lorsque Dieu veut faire mourir l’âme, il faut nécessairement qu’Il la prive des lois qui entretiennent sa vie propre, comme Il prive un moribond de l’usage de tout ce qui entretient la vie naturelle. Alors l’âme perd ces moyens ou lois comme malgré elle, sans pouvoir faire autrement parce qu’elle ne peut plus en faire usage ; et c’est alors une dispense et un violemment nécessaire et non volontaire. Pour perdre une personne, il faut l’égarer du chemin battu et usité, car si elle le suivait toujours, elle ne se perdrait jamais. Ainsi Dieu ôte toute voie et tout sentier à cette âme qu’il veut perdre. Mais tout cela se fait avec douleur et peine, comme si une personne - qui voit bien qu’elle a perdu le vrai chemin qu’elle tenait - faisait ses efforts pour le retrouver mais qui, plus elle marcherait, plus elle s’en éloignerait.
Tout cela n’est point en la volonté de l’âme, ni du moribond ni de l’égaré, car cela se fait malgré eux ; et si leur volonté y entre, c’est une volonté de soumission et d’acquiescement ou une volonté de désespoir. Une personne qui voit qu’elle doit mourir nécessairement, ou elle y acquiesce par soumission, ou elle s’y résigne, ou elle se désespère, et voyant qu’elle ne peut l’empêcher, elle ne songe plus à s’en défendre. C’est donc une nécessité de la part de cette créature et non une volonté, et s’il en paraît, c’est une volonté de nécessité et non une volonté de liberté. Si je me livre à la mort comme Jésus-Christ, dont il est dit qu’il a souffert parce qu’il l’a voulu[529], alors c’est une mort volontaire. Mais si on m’y livre, c’est une mort nécessaire de ma part et une volonté infaillible de la part de Dieu et je ne puis douter qu’elle ne soit telle. Je voudrais de tout mon cœur pratiquer la Loi commune, tant qu’il me reste la moindre vie. Mais Dieu m’arrache malgré moi, et d’autorité, à cette Loi, m’ôtant tous les moyens de la pratiquer : je ne dois plus hésiter ni douter si c’est la volonté de Dieu, quoiqu’elle soit opposée à la volonté déclarée, parce que je ne suis plus libre de choisir.
Ceci n’est point opposé à la vérité de notre liberté puisque alors l’homme n’agit nécessairement que pour s’être donné librement. Lorsque l’homme est en pleine liberté et possession de soi, il se donne à Dieu sans réserve, il fait souvent son exercice de cette donation. Dieu la reçoit. Après s’être donné et que Dieu l’a reçu, il s’abandonne et se délaisse sans songer à se reprendre ; alors Dieu en use comme d’une chose sienne. Vous êtes maître de vous avant cette donation ; mais après la donation, Dieu s’empare et conduit l’âme selon sa volonté cachée et non déclarée. Il lui fait faire de son autorité ce qu’il lui plaît. Un homme possédé du Démon fait malgré lui tout ce que le Démon veut, quoiqu’il s’y soit donné librement et qu’il ne laisse pas d’être toujours homme quant à sa nature très libre, bien qu’il ne soit plus libre quant à son engagement : il en est de même à l’égard de Dieu et la possession de Dieu est bien plus entière et absolue sans comparaison. Saint Paul éprouvait cet état mourant lorsqu’il dit : Je me plais dans la loi selon l’homme intérieur : je ne fais pas le bien que je veux, mais le mal que je hais[530]. Il y a un autre passage : nous sommes conduits, dit-il, par la loi comme par un précepteur, pour arriver à Jésus-Christ ; mais lorsque nous y sommes arrivés, nous n’avons plus besoin de ce précepteur[531]. Je ne vois pas un endroit dans la vie mystique qui ne soit déclaré par saint Paul plus clair que le jour.
L’autre temps où nous ne pouvons plus observer la Loi, c’est après la résurrection. Un mort est privé de tout ce qui entretient la vie ; mais un ressuscité vit sans aucun moyen d’entretenir la vie, et c’est celui-là qui fait nécessairement la volonté de Dieu et infailliblement. L’homme ressuscité n’aura plus de liberté ni pour faire le bien ni pour faire le mal ; mais sa captivité sera mille fois plus libre que notre liberté, qui conduit à la mort. Or comme par la mort mystique l’âme est entièrement tirée hors d’elle-même, aussi par la résurrection elle est perdue en Dieu, qui la reçoit dans son sein et la transforme en lui. Tout le soin de cette âme, lorsqu’elle était libre, était de conformer sa volonté à celle de Dieu ; mais ensuite Dieu a pris lui-même sa volonté et se l’est rendue uniforme, ce qui s’est fait dans la mort, où l’âme faisait infailliblement la volonté de Dieu, parce qu’elle y était unie.
Cela est si vrai, que sitôt que l’âme est morte mystiquement et même lorsqu’elle approche de la mort, elle ne trouve de volonté pour quoi que ce soit. Et lorsqu’on lui parle de volonté, elle ne sait ce que c’est. Et plus elle en cherche, moins elle en trouve, et cette volonté lui est si fort arrachée jusque dans la racine qu’elle ne trouve après la mort de penchants, désirs, inclinations, quelles qu’elles soient, pour quoi que ce soit ; et si l’on mettait cette âme en pièces, on ne lui trouverait ni penchant, ni résistance. Cela est la plus grande marque de son union à la volonté Divine. Mais lorsqu’elle est ressuscitée, sa volonté se change et se transforme en celle de Dieu ; en sorte que cette perte de volonté ne s’est faite que pour mettre la volonté de Dieu en la place. Si bien qu’il est entièrement impossible que cette âme, après cette perte réelle de volonté, puisse avoir autre chose que la volonté essentielle, qui est en elle, ou plutôt qui demeure en Dieu où elle est perdue.
Cette âme ne pouvant vouloir chose aucune, quelle qu’elle soit, par sa volonté qui a été anéantie, absorbée et dévorée par la volonté de Dieu, il faut nécessairement qu’elle fasse la volonté de Dieu aussi infailliblement que tout ce qui est écrit. De plus, son état de résurrection la met au-dessus de toutes lois comme les ressuscités, et cette âme fait la volonté de Dieu comme les bienheureux la font dans le ciel - non selon la lettre de la Loi mais en Dieu même où ils la découvrent très infailliblement. Ces âmes ne sont pas libres de faire ou de ne pas faire : elles sont prêtes à tout faire et à ne rien faire, parce que Celui qui les gouverne et à qui elles se sont abandonnées, leur fait faire sans résistance tout ce qu’Il lui plaît ; de sorte qu’il est aisé de voir comme elles font nécessairement la volonté de Dieu.
C’est ce qui fait le repos parfait de ces âmes dans tout ce qui leur arrive de plus étrange, parce qu’elles sont si bien ordonnées dans cette Divine volonté, comme tout ce qui fait le malheur des damnés est d’être sortis de l’ordre de cette volonté divine. Ainsi le repos parfait de ces âmes abandonnées est la marque la plus infaillible qu’elles sont dans la volonté de Dieu ; aussi ne vivent-elles que de la vie de Dieu : elles ne sont plus[532] et Dieu est. Le néant fait très nécessairement et infailliblement la volonté de Dieu. Ces âmes peuvent-elles vouloir ou résister à quelque chose ? Ont-elles peine, doute ou hésitation, scrupule, repentir, désir, tendance ? Non ; tout cela est l’apanage de la volonté propre qui est entièrement bannie de cet état.
Il est donc infaillible que ces âmes font la volonté de Dieu dans ces états puisque c’est la volonté de Dieu qui les anime et qu’elles sont comme une feuille qui se laisse conduire sans résistance. Et comme Dieu remplit nécessairement tout vide (ce qu’Il fit en Marie remplissant son néant si profond d’une manière si éminente), Il remplit ce vide de volonté de sa volonté. Et ces âmes iraient plus volontiers avec les Démons que de faire un acte de volonté propre : ce qu’elles ne peuvent, étant si perdues en Dieu qu’elles ne peuvent Le distinguer d’elles, ni Le voir et se retourner vers Lui, ni se voir elles-mêmes pour peu que ce soit. Et comme une goutte d’eau dans la mer devient mer, ces âmes sont devenues volonté de Dieu.
Il[533] me paraît à l’égard du pur amour qu’on ne démêle point assez ce que c’est que les trois vertus Théologales en sorte qu’on fait comme un mélange de l’amour d’espérance et de la parfaite charité. On peut avoir et la foi et l’espérance sans avoir la parfaite charité. Mais sans avoir l’une et l’autre de ces vertus, on ne peut avoir la même charité ; ainsi loin de les exclure, elle les renferme en elle-même.
La charité ne peut envisager que Dieu, elle ne peut avoir d’autre intérêt que celui de Dieu : c’est pourquoi saint Paul dit que la charité ne cherche point son profit[534]. L’espérance, qui attend les biens, qui les désire, est bien accompagnée de charité ; et c’est ce qu’on appelle amour d’espérance mais la charité parfaite ne peut regarder que Dieu : son œil est pur et simple, toujours direct dans son seul et unique objet. L’espérance se recourbe sur son propre intérêt mais la charité ne peut se détourner pour peu que ce soit de son seul et unique objet. C’est ce qui fait qu’elle est si pure, si nette, si droite, si simple, si dégagée de tout autre motif. Tous les autres motifs d’intérêt, de salut, etc. appartiennent à l’espérance accompagnée de charité, mais ce n’est nullement la pure charité, dont l’essence et la fin est Dieu. C’est pour confondre les choses, qu’on en dit d’inouies[535].
Le parfait amour chasse la crainte[536] mais il renferme l’espérance : non comme lui étant propre quant à son objet qui n’admet que Dieu, mais parce qu’elle est sa compagne inséparable et qu’elle n’en peut jamais être exclue, comme la crainte, mais bien surpassée. D’où vient que le parfait amour chasse la crainte ? C’est que la crainte ordinairement a un rapport à soi. Il n’y a que la crainte filiale, qui rejette tout rapport à soi, laquelle peut subsister avec la charité ; et c’est une crainte chaste de ne pas assez plaire au Bien-aimé, mais elle est sans trouble. Toute chaste pourtant et toute paisible que soit cette crainte, elle est encore surpassée par la charité : elle n’est pas rejetée comme la première, mais outrepassée, parce que la pure charité outrepasse toutes choses pour se perdre dans son divin objet.
Elle n’a plus d’yeux que pour lui, elle ne se regarde de près ni de loin, elle n’admet rien de propre, mais se laissant purifier et enlever de plus en plus par celui qui l’absorbe et la perd en soi, elle laisse tout ce qu’elle a de propre et d’étranger pour se transformer sans cesse de clarté en clarté[537] c’est-à-dire d’amour en amour. Je crois que c’est là le sens de saint Paul, car rien n’est plus clair, plus net et plus pur que la charité. Bien des gens ont expliqué ce passage de la connaissance et des illustrations de l’entendement. Il me paraît que le sens le plus naturel est celui de la charité et je crois que dans le ciel la charité par un seul et même acte sera connaissance et amour, le tout en Dieu, charité-sagesse. Ou plutôt, si ce sont deux actes séparés, ce sera une connaissance toute d’amour et un amour tout lumineux et tout sage, comme Dieu est toute connaissance et tout amour d’une manière très nue et pourtant très distincte puisque sa connaissance est son Verbe et son amour d’Esprit saint.
Je conclus que dès cette vie la charité surpasse toute connaissance et toute espérance, sans les exclure néanmoins qu’en ce qu’elles ont de propre et de rapportant à nous-mêmes. Tout ce qui ne doit pas subsister éternellement peut être surpassé en cette vie : la charité demeure éternellement[538] et c’est elle, comme j’ai dit, qui outrepasse tout et que rien ne peut atteindre qu’elle même, parce que rien ne peut approcher de sa pureté et qu’il n’y a qu’elle qui soit dans une entière désappropriation et dans une séparation générale de tout ce qui est créé. Qu’on me donne une âme parfaitement désappropriée, il faut qu’elle soit dans la pure charité, comme le feu retourne à sa sphère lorsque nul sujet ne l’arrête ici-bas. Je souhaite que ce langage soit entendu.
Le pur amour est un amour surpassant toutes choses et qui monte avec une impétuosité admirable jusqu’à Dieu même. Rien ne peut l’arrêter quelque sublime et élevé qu’il soit. L’amour qui s’arrête à quelque autre bien que Dieu même n’est point le pur amour. Le pur amour est nu, dégagé de tout. Il ne prétend rien, il n’attend rien et ne désire rien, il n’a aucun retour sur soi, ni sur salut, ni sur perfection.
Le pur amour est si droit qu’il ne se recourbe jamais, il est si impétueux que rien ne retarde sa course, il est si subtil qu’il ne peut subsister que dans sa fin, il s’entretient et se nourrit de soi-même. Il n’a aucun repos qu’il n’ait dépouillé et détruit son sujet, lui ôtant tout bien, quel qu’il soit, qui pourrait le terminer ou lui servir d’empêchement. Il est tel qu’il faut : ou qu’il détruise et consume les obstacles avec impétuosité ou qu’il quitte le sujet qui le veut arrêter afin de le perdre dans sa fin.
Ce pur amour ne peut se soucier de son sujet. Qu’il soit beau ou laid, grand ou petit, il ne se soucie que de son divin Objet si bien qu’il détruit avec une impétuosité étrange. Tout amour qui souffre dans son sujet quelque autre bien que Dieu même n’est point le pur amour. C’est pourquoi tout amour qui se nomme tel et qui a quelque chose pour soi, quelque motif, quelque retour sur soi, quelque peine, n’est point le pur amour. Le pur amour est souverain et jaloux ; sa jalousie le rend cruel, sa souveraineté ne souffre point de partage. Il exerce son empire de telle sorte qu’il s’enflamme et s’irrite par une répugnance et ne souffre point de compagnon. Il est impitoyable et cruel - et cependant impassible et indivisible. O Amour, de qui je ne puis rien dire, consomme[539] les cœurs où je voudrais t’envoyer !
La charité ne regarde que Dieu : c’est son propre caractère. Elle ne peut envisager un autre objet sans cesser d’être ce qu’elle est. Si la charité envisageait le propre bonheur de l’âme, même le salut éternel, elle deviendrait un amour d’espérance et cesserait d’être charité parfaite. Elle ne peut donc envisager que Dieu seul tel qu’il est en lui-même et sa gloire, qui est renfermée en lui aussi bien que ses attributs qu’elle ne distingue point de lui. Aimer Dieu par rapport au salut, au bonheur qui nous reviendra, ou pour tous les avantages spirituels et éternels, est un amour d’espérance. L’espérance est alors animée de la charité et peut opérer en rigueur notre salut, mais ce n’est point là la pure charité. La pure charité est si pure, si droite, si grande, si élevée, qu’elle ne peut envisager autre chose que Dieu en lui-même et pour lui-même. Elle ne peut se tourner ni à droite ni à gauche, ni se recourber sur nulle choses créées quelque élevées qu’elles soient. Elle tend avec une vivacité infinie à son divin Objet dont elle est sortie et où elle retourne sans cesse, entraînant tout avec elle dans sa fin. L’âme qui a le bonheur d’en être partagée, suit nécessairement ce mouvement pur et rapide de la divine charité, qui ne lui donne aucun repos qu’elle ne l’ait perdue avec elle dans son être original.
Toutes les bonnes et saintes choses, l’espérance et la foi même animée de la charité, sans laquelle ce ne seraient que des vertus mortes, ne sont que des moyens pour nous faire arriver à cette divine charité pure et sublime. Mais ces mêmes moyens qui nous introduisent jusqu’à elle, se perdent et sont absorbés en elle avec toute l’âme. Car il faut remarquer, que quoique la foi et l’espérance ne soient point la charité et qu’elles soient des moyens pour introduire dans la divine charité, elles ne sont pas néanmoins, tant que nous sommes dans cette vie, divisées d’elle. Mais elles sont absorbées dans elle, qui les renferme et les comprend sans les détruire : comme nous voyons la lumière du soleil, lorsqu’il est dans son plein jour, absorber tellement celle des autres astres, qu’on ne les peut plus discerner, quoiqu’ils subsistent réellement. Il en est de même de la charité : elle absorbe en elle tout le reste et ne laisse rien voir à l’âme qu’elle-même. Et comme la divine charité n’a qu’un seul et unique objet, qui est Dieu - sans quoi elle ne serait plus pure charité comme je l’ai dit - ainsi ne laisse-t-elle à l’âme qu’elle possède qu’un seul et unique objet, qui est Dieu. Et de même que les étoiles et les autres astres subsistent, quoiqu’ils ne paraissent pas, lorsque le soleil est en son midi, de même toutes les vertus sont tellement absorbées dans la pure charité, que l’âme qui les possède ne les discerne plus. Non qu’elle n’en fasse un usage réel, mais c’est qu’elle ne peut rien voir hors de son seul et unique Objet. Comme elle n’a de vue que pour cet Objet, elle n’a plus de regard pour elle-même, ce qui ne se pourrait faire sans détourner sa vue de cet objet unique et par conséquent sans déchoir pour autant de temps qu’elle quitterait son objet pour se regarder elle-même. Il en est ainsi de l’amour : cet amour unique et qui ne tend qu’à Dieu seul ne peut se recourber sur la créature sans perdre sa dignité et sa qualité de charité pure. Ceux qui soutiennent qu’il faut aimer Dieu pour son propre intérêt, ne font pas attention qu’ils détruisent par là la pure charité, ou qu’ils lui donnent une qualité qui n’appartient qu’à l’amour d’espérance.
Concluons donc que tout ce qui n’est point le pur amour est un amour d’espérance que l’on n’a point bien démêlé. Ceux qui désirent leur propre bonheur et qui se sentent un désir de la gloire éternelle sont véritablement dans la voie de salut, pourvu qu’ils ne fassent pas leur unique objet de cette béatitude. Mais c’est, comme j’ai dit, un amour d’espérance, qui étant suffisant en rigueur pour le salut, n’est point la parfaite charité. Comme les hommes ont trop d’amour d’eux-mêmes pour penser qu’on puisse aimer Dieu d’une manière plus désintéressée, ils ont combattu de toutes leurs forces le pur amour, s’imaginant qu’on voulût détruire l’espérance. Ils n’ont pas sans doute fait réflexion sur la différence qu’il y a de l’une à l’autre, parce que la charité ne peut jamais détruire l’espérance, comme j’ai dit. Au contraire elle lui donne une qualité plus noble et plus parfaite en l’absorbant en elle - et je n’ai jamais pu comprendre comment on pouvait se figurer qu’on voulait détruire l’espérance en parlant de la charité parfaite, puisque la charité étant la reine des vertus et commandant à toutes les autres, elle les suppose toutes, ou elle les pose si elles n’étaient pas là. Il n’en est pas de même des autres vertus, qui peuvent subsister sans elle, quoiqu’elles ne soient rien, comme dit saint Paul[540], sans la charité. Je puis croire et n’avoir pas la charité, je puis espérer et n’avoir pas la charité etc. mais je ne puis avoir la charité que je n’aie toutes les autres vertus, puisque les sujets dans lesquels la vertu manque, envisagés d’un certain côté cessent d’avoir la charité. On peut être chaste sans avoir l’amour de Dieu, témoin les vierges de l’Evangile[541], mais on ne peut avoir la charité parfaite qu’on ne soit chaste et ainsi de tout le reste.
Cet amour si pur, si chaste et si élevé, est donc la consommation de toutes les vertus, bien loin d’en être la destruction ; et c’est faute de démêler l’amour d’espérance d’avec la pure charité que l’on combat le pur amour avec tant de violence. Et je ne m’étonne pas qu’on le combatte si fortement, car nous sommes si fortement attachés à nous-mêmes, à nos propres intérêts, à tout ce qui nous concerne, soit temporel, soit spirituel, soit éternel, que renversant l’ordre des choses, nous faisons notre fin des moyens. Les moyens sont bons, saints et salutaires, mais ils ont une fin qui les surpasse infiniment, et loin de les faire aboutir à cette fin, on veut que la fin serve aux moyens et ne soit que secondaire !
Dieu ayant créé l’homme l’avait créé entièrement pour Lui car Dieu comme Dieu n’a point pu avoir d’autre fin que Lui-même dans tous ses ouvrages. Pour seconder le dessein de Dieu, il ne faut donc avoir que Lui seul pour fin de toutes nos oeuvres et de tout notre amour. Tout ce qui prend un autre détour, quelque saint qu’il paraisse, n’est point la fin de la création. La soumission suit l’amour. Nous devons une soumission parfaite au Souverain Être. Nous ne sommes parfaitement soumis qu’autant que nous aimons parfaitement : celui qui aime moins est moins soumis et celui qui n’a que l’amour d’espérance conserve toujours sa propre volonté, souvent sans le connaître que par les effets, qui sont la répugnance ou la douleur plus ou moins forte dans les événements contraires. Mais l’amour parfait n’admet aucune volonté propre parce qu’à mesure qu’il augmente dans le cœur de l’homme, il fait sa volonté ou soumise ou conforme ou uniforme, jusqu’à ce que l’amour sacré l’ait transformé en soi. Et c’est ici toute l’économie du dessein de la Création, de la Rédemption, de la sanctification et de la consommation dans notre fin dernière.
Si on regardait les choses d’un œil simple et désintéressé, on verrait que le plus grand de tous les biens ne peut apporter aucun mal, que ce qui fait la perfection dans le ciel ne peut pas être un défaut sur la terre ; et qu’enfin, tout ce qui ne sera pas pure charité et entière désappropriation de la volonté doit être purifié dans l’autre vie, afin de rendre l’âme capable de n’avoir qu’un seul et unique Objet, comme elle ne doit avoir qu’une seule et unique fin.
On apprend aux enfants dans leur catéchisme que la contrition est une douleur d’avoir offensé Dieu par l’amour de Lui-même, sans regarder ni peine ni récompense. Cette contrition est admise de tous, et tous conviennent qu’elle peut sanctifier seule parce qu’elle ne peut venir que de la pure charité. Si la contrition est admise de tous et qu’elle ne soit telle que par la pure charité, comment peut-on combattre le pur amour en lui-même qui est la parfaite charité ? Ne voit-on pas qu’on le combat pour s’en être fait une idée chimérique ? Ou parce que l’amour de nous-mêmes nous a tellement aveuglés que nous nous faisons la fin de Dieu même, au lieu qu’Il est et doit être notre fin ? Si j’aime Dieu par rapport à moi, je me fais la fin et l’amour est le moyen ; mais si j’aime Dieu pour Lui-même, je me redresse et je mets ma fin où elle doit véritablement être. J’ajouterai que tout autre amour est indigne de Dieu et serait même indigne d’une créature dont le mérite serait extraordinaire ; et tout bon cœur aurait peine à le souffrir. Si je disais à mon ami que je l’aime seulement parce que je trouve mes intérêts à l’aimer, ne l’offenserais-je pas, loin de lui faire plaisir ? Remontons plus haut et disons que Dieu mérite d’être aimé en Dieu, c’est-à-dire uniquement pour Lui-même.
Lorsque Dieu créa Adam, Il lui souffla et inspira son Esprit[542]. Cet Esprit n’est autre que le pur Amour, qui est le souffle de la bouche de Dieu comme le Verbe en est la Parole, et c’est pourquoi le Saint-Esprit est appelé Esprit, qui veut dire Souffle ou esprit de vie. Ce fut donc ce pur Esprit qui fut inspiré en Adam, ainsi que ce même Esprit comme un vent impétueux[543] ou un souffle puissant fut inspiré sur les Apôtres en forme de vent. Il est pris pour vent impétueux parce que nous ne pouvons mieux exprimer ce souffle fort de la bouche de Dieu. Ce souffle s’étendit sur tout l’homme et cet Esprit-Saint s’empara de la partie supérieure et S’écoula de l’intérieur sur tout Adam. C’est ce qui le maintint dans l’esprit d’innocence, l’innocence n’étant autre que la pure Charité telle qu’elle est sortie de Dieu, sans mélange de propre amour.
Que fit le serpent ? Il vit qu’il ne pouvait pas faire glisser son poison par le même endroit où l’Amour pur avait été inspiré. Il le souffla dans la partie inférieure, étant la seule qui peut être sous l’empire du Démon, mais qui actuellement ne saurait y être lorsque nous ne retirons pas de Dieu notre volonté supérieure. C’est ce qui fit que pour former le péché, il fallut le consentement de l’homme, sans quoi la femme toute seule n’aurait point péché. Ce péché fut d’amour-propre et de propriété, selon ce qui fut dit : Vous serez semblables à Dieu[544].
Lorsque Dieu voulut rétablir ce premier Amour, il fallut la vie et la mort d’un Dieu pour détruire cet amour-propre qui, comme un serpent infernal, fut écrasé sur le Calvaire. Ce misérable, qui tenait les hommes captifs en faisant semblant de les rendre libres, fut détruit par la mort de Jésus-Christ. C’est pourquoi il est dit que montant au ciel il emmena cette captivité captive[545], l’Écriture voulant nous signifier ainsi que tout le triomphe de Jésus-Christ avait été de captiver l’amour-propre qui avait rendu le pur Amour captif - Jésus-Christ ayant détruit cet amour-propre, si contraire au pur Amour, qui était ce qu’il fallait nécessairement faire avant que d’inspirer de nouveau le pur Amour.
Il souffla ensuite dans Son Eglise sur Ses Apôtres avec une extrême violence ce pur Amour qu’Il avait inspiré en Adam. C’est pourquoi l’Eglise commença par l’innocence, comme le monde, cette innocence n’étant autre que le pur Amour. Et afin de nous confirmer davantage que ce vent était l’Esprit de Dieu, il parut ensuite du feu et des langues de feu[546], pour marquer que c’était [de] ce feu sacré du pur Amour que ce vent impétueux soufflait des langues - pour marquer non seulement que ce pur Amour devait être prêché à toute la terre, mais encore la concomitance qu’il y a entre le Verbe-Parole et l’Esprit saint, qui ne sont point l’un sans l’autre. Ainsi donc l’innocence du monde créé est l’Amour pur ; l’innocence du monde réparé et de l’Eglise est l’Amour pur par la Vérité[547].
Cela est aisé à prouver par Jésus-Christ même. Ne dit-Il pas que cet Esprit qu’Il doit envoyer est l’Esprit de Vérité, mais un Esprit de Vérité que le monde infecté d’amour-propre ne peut recevoir parce qu’il ne Le connaît pas[548] ? C’est pourquoi loin de le soutenir, Il se déclare son ennemi. Il fallait aussi que ce pur Amour rapportât la Vérité dans le monde, parce que le Démon en chassant le pur Amour avait introduit le mensonge : il en est le Père[549].
Celui qui aime Dieu par intérêt ne L’aime pas de toute l’étendue du précepte, parce qu’il Le peut aimer davantage, qui est d’aimer Dieu pour Lui-même. Y a-t-il quelque commandement ou quelque conseil qui m’oblige d’aimer Dieu pour la récompense ? Et en quoi serais-je criminelle si je suis le commandement de mon Dieu qui veut que je L’aime, sinon autant qu’Il est aimable - ce qui ne se peut à cause de son infinité et que le cœur de l’homme est borné-, du moins autant que je Le puis aimer ? O Amour-Dieu, s’il y a de l’erreur, de l’illusion à aimer de tout le cœur, je puis dire que Vous êtes l’auteur de cette illusion !
Vous avez aimé l’homme, qui n’est nullement aimable, de tout Vous-même, puisque Vous Vous êtes donné tout entier pour l’homme et que Vous avez foulé au pied Votre gloire et Votre intérêt pour le seul intérêt de l’homme . Et l’on accusera d’erreur celui qui veut suivre Votre exemple et fouler au pied tout intérêt pour Votre seul intérêt ! Absurdités étranges ! Vous êtes mort, mon Dieu, non seulement pour des hommes qui n’avaient rien d’aimable, mais encore pour des ingrats qui Vous ont ôté la vie.
Saint Paul dit qu’à peine se trouve-t-il quelqu’un qui veuille donner sa vie pour un homme de bien, et : Dieu est mort pour ses ennemis[550], pour les intérêts des hommes, et cependant, on ne veut pas envisager le seul intérêt de Dieu seul ! L’Écriture a bien dit que ce précepte est la loi du cœur[551] : ce n’est point la loi de la pierre[552]. Le cœur tend naturellement vers les choses aimables : il ne réfléchit sur autre chose que sur l’amour même. C’est ce désintéressement de l’amour qui ne se regarde point qui a fait dire que le cœur est plus où il aime que où il anime, parce que la loi du cœur, la loi de l’amour, porte ce cœur à sortir comme hors de lui-même par une extase d’amour pour s’élancer dans l’endroit où il aime et où il découvre ses amabilités[553]. Jésus-Christ en a fait de même : il est sorti du sein de son Père parce que l’amour de l’homme l’avait comme ravi, et c’est ce qui a fait nommer, à quelque Père de l’Eglise, l’Incarnation [comme] une extase.
Nous remarquâmes hier toutes les peines que les Japonais souffrent pour jouir d’un bonheur qu’ils croient véritable. Sur cela nous devons remarquer que l’homme tend naturellement à être heureux et qu’il n’y a rien qu’on ne tente pour un bonheur de peu de durée, et même imaginaire. Dans les lieux où l’or est en usage et où l’on en fait cas, que ne fait-on point pour l’acquérir ? On expose tous les jours sa vie pour cela. Un voleur qui sait qu’il doit mourir d’une manière infâme, ne laisse pas de s’exposer tous les jours pour un peu d’argent. Ceux qui aiment l’honneur exposent leur vie avec une joie aussi grande que s’ils allaient à quelque chose de délicieux : et tout cela rien que pour un vain fantôme d’honneur. C’est donc l’amour de la félicité qui remue le cœur de l’homme pour l’objet où il la met. Remontons aux Japonais et nous verrons que c’est l’amour de la félicité, dont ils ont eu l’impression dès leur enfance, qui les rend si indifférents pour la mort et qui, même, la leur fait désirer et les porte jusqu’à se rendre homicides d’eux-mêmes pour une félicité qu’ils croient assurée et dont ils n’ont aucun doute. En tout cela, vous voyez qu’il n’y a qu’un amour propre et naturel.
Ce n’est que dans le Christianisme où Jésus-Christ nous ayant donné les véritables notices de la charité que nous appelons Amour pur, fait aimer le Bien Souverain uniquement pour l’amour de Lui-même et sans rapport à soi[554]. Il n’y a que ce seul amour qui soit digne de Dieu et qui mérite une récompense, puisque tout le reste est un amour de soi-même, d’autant plus désordonné que plus on fait de choses pour se procurer de la félicité. Comme il n’y a pas la moindre charité en tout cela et que ces effets si prodigieux viennent de la cupidité, cela ne peut être d’aucune valeur devant Dieu : au contraire, cela Lui est en abomination. Nous voyons de là que ce n’est pas les choses en elles- mêmes qui aient aucune bonté, mais le motif qui fait agir.
Ainsi, la moindre action faite par le pur Amour de Dieu, par le désir de Lui plaire, par ne vouloir que ce qui L’honore et Le glorifie sans nous regarder nous-mêmes, est infiniment plus agréable à Dieu que les plus grandes actions qui ne sont pas faites par ce motif : et c’est là la seule religion digne de Dieu. Or ces lumières ne sont découvertes qu’aux Chrétiens qui, ayant la connaissance des maximes et de la vie de Jésus-Christ, sont portés à honorer Dieu en Dieu. La moindre action de ces personnes dont l’intention est si pure et qui n’ont que Dieu pour objet et pour fin, est mille fois plus agréable à Dieu et plus glorieuse à sa Souveraineté que toutes les grandes actions de tous les autres ensemble qui n’ont pour motif que l’amour d’eux-mêmes - même le désir du salut éternel : parce que c’est un rapport à nous-mêmes qui n’entre point dans l’ordre de la pure Charité, laquelle ne doit avoir de rapport qu’à Dieu seul, et qui ne peut jamais se recourber sur nous-mêmes, sans perdre sa qualité de pure Charité.
Ainsi vous voyez que tout consiste à aimer Dieu, Le glorifier, Le servir en tant qu’il est Dieu, sans nous regarder nous-mêmes, ni la récompense, supposant un Dieu Créateur et Rédempteur qui renferme en Soi toutes les perfections possibles[555]. Il mérite cet amour souverain et ce n’est pas Le traiter en Dieu que d’en user d’une autre manière. Sa Souveraineté exige aussi une soumission parfaite et une telle dépendance de tous les vouloirs qu’Il puisse nous mouvoir comme il Lui plaît, nous mettre d’une façon ou d’une autre dans un lieu ou dans un autre, selon qu’Il jugera plus glorieux pour Lui, sans que nous ayons, je ne dis pas, aucune contrariété, mais même aucune répugnance pour tout ce qu’Il fait et ordonne.
C’est là le fondement de la Religion Chrétienne, c’en est aussi la perfection et la fin et tous les conseils si admirables que Jésus-Christ nous donne, ne sont que pour nous faire parvenir là. Tout homme-Dieu qu’il était, Il nous dit souvent : Je ne cherche point ma propre gloire[556] pour nous faire comprendre que s’Il ne la recherche point Lui-même, le pouvant faire si justement, combien plus des néants comme nous doivent-ils être éloignés de la rechercher. Tendons donc à n’être rien, à ne vouloir rien pour nous, mais à vouloir tout pour Dieu qui mérite tout ; et nous serons alors véritablement Chrétiens, conformes à Jésus-Christ. Toute autre manière nous éloigne du but du véritable Christianisme.
Rien n’est si grand ni si beau que cet état du Chrétien qui le porte à se renoncer incessamment afin que Dieu soit tout Dieu en lui. C’est de là que lui vient le mépris des diverses opinions des hommes et de ce qu’ils pensent à son désavantage parce que ne s’attribuant rien, il se croit digne de tout mépris. La seule chose qui l’afflige est de voir que Dieu n’est point traité en Dieu ; mais pour ce qui le regarde, soit pour le temps, soit pour l’éternité, il ne s’en met pas en peine.
Allons donc par cette voie si simple, si vraie, si glorieuse à Dieu, où il ne peut y avoir de tromperie parce que Dieu sera toujours ce qu’Il est. Nous le devons, et comme créatures qui doivent tout à leur Créateur, et comme esclaves rachetés sur lesquels le maître a droit de vie et de mort, et comme dépendants d’un Être Souverain infiniment parfait, et parce qu’Il est la Beauté souveraine, qui mérite tous les amours. Et comme cette Beauté est unique et parfaite, elle veut un cœur sans partage.
Voilà une démonstration de la Religion Chrétienne, simple et vraie. Tout ce qui est simple et vrai n’a point besoin de preuve. La vérité est vérité, c’est tout. Tout ce que l’on veut dire pour la prouver ne sert qu’à la brouiller dans l’esprit et souvent qu’à la détruire. La vérité comme vérité doit être simple et nue, tous nos raisonnements ne servent qu’à la couvrir, à lui ôter sa beauté et à la faire méconnaître. Remarquez l’Écriture : Elle ne donne jamais aucune preuve de ce qu’elle avance, Elle dit : Cela est, et c’est tout. Jésus-Christ dit souvent : En vérité, en vérité je vous dis, mais Il ne donne d’autre preuve que Sa parole. Il explique l’Écriture par l’Écriture même : qui croit l’un doit croire l’autre, qui doute de l’un doute aussi de l’autre. Il se sert quelquefois de comparaisons simples et naïves pour Se conformer à la multitude, mais Il n’a jamais donné de preuves, si ce n’est celle de Sa mort. Ne cherchons donc jamais d’arguments pour soutenir la vérité, car ils lui sont contraires, et d’autant plus qu’un argument se détruit par un autre argument.
Mais la Vérité comme Vérité ne saurait être détruite parce qu’Elle porte en Elle-même un caractère ineffaçable qui s’insinue dans le cœur de l’homme malgré lui-même. Il cherche souvent des raisons pour La combattre parce qu’il sent bien, s’il est équitable, qu’Elle s’oppose dans le secret à tous ses dérèglements - ce qu’on appelle conscience et qui est la Vérité pure - mais comme il veut suivre ses inclinations, il tâche de La détruire par ses faux raisonnements afin de n’être pas obligé de La suivre, de sorte que lorsqu’on oppose à un libertin des raisonnements pour le convaincre et le convertir, il apporte d’autres raisonnements qui ne servent qu’à le confirmer dans le mal, croyant avoir surmonté la Vérité par la subtilité de ses arguments.
Mais si vous pouvez gagner sur lui qu’il rentre sérieusement en lui-même pour écouter cette voix secrète de la Vérité, non seulement Elle le convaincra sans raisonnements mais Elle le gagnera insensiblement. Quand Jésus-Christ parlait à Pilate, il ne lui parla que de la Vérité, mais Pilate s’éloigna pour ne La pas entendre. S’il L’avait écoutée, Elle aurait produit dans son cœur l’effet qu’Elle produit ordinairement dans le cœur de l’homme qui veut bien L’entendre, mais la plupart des hommes demandent comme Pilate : qu’est ce que la vérité[557] ? Ils veulent qu’on leur apprenne ce qu’Elle est et ils fuient, [par] crainte de l’écouter, après une question superficielle. Aussi ne pourrait-on jamais La leur expliquer, parce que la Vérité n’a point d’autre interprète qu’Elle-même.
Ceux qui enseignent à rentrer au-dedans de soi ont trouvé le plus véritable moyen de La faire entendre, parce que cette Vérité s’y imprime en caractères divins, Se faisant entendre sans bruit de paroles. D’où vient que tous ceux qui se sont employés à la recherche de la Vérité ne L’ont jamais découverte? C’est parce qu’ils L’ont cherchée où Elle n’était pas et jamais où Elle est. Ils ont fait des livres immenses, pleins de faux raisonnements, qui n’ont servi qu’à La rendre inaccessible et à eux-mêmes et aux autres. Celui qui apprend à rechercher Dieu en soi apprend à connaître la Vérité : elle ne peut s’unir qu’à la foi et comme elle est pure, nue, simple, il faut une foi pure, nue et simple pour La découvrir, foi qui exclut tout raisonnement et tout argument, qui croit les choses parce qu’elles sont et comme elles sont.
Or cette Vérité est aussi Amour : c’est pourquoi il faut un Amour pur, net, simple, qui n’embrasse qu’un seul et même objet pur et simple, comme la foi n’en embrasse qu’un, qui est la Vérité. C’est pourquoi le Saint-Esprit est appelé également Esprit d’Amour et Esprit de Vérité parce que ces deux choses n’en font qu’une : la volonté embrasse l’Amour et se transforme en Lui et la foi fait la même chose de la Vérité en sorte que, quoique cela paraisse deux actes différents, tout se réduit en unité. Dans le Ciel c’est par un seul acte qu’on connaît et qu’on aime, quoique cela paraisse différent et que plusieurs aient disputé pour savoir ce qui faisait la félicité, si c’est la connaissance ou bien l’amour, faute de comprendre que dans l’Unité divine ce n’est qu’un seul et même acte, rapportant à un Dieu simple et unique. L’amour produit également la connaissance, comme la connaissance produit l’amour ; et plus l’amour est parfait, plus la connaissance est parfaite. Il en est de même en cette vie : plus nous aimons, plus la Vérité S’imprime et se manifeste en nous. Aimons donc et croyons : c’est là le tout de l’homme.
C’est parler contre une chimère que de parler contre l’indifférence du salut. Cette idée n’est jamais montée à la tête d’aucun homme, même des plus libertins. Ils voudraient bien allier un plaisir temporel avec un bonheur éternel : ce qui n’est pas possible parce que le bonheur éternel n’est que pour ceux qui se renoncent eux-mêmes, qui veulent bien suivre Jésus-Christ par l’éloignement des plaisirs et par l’amour des souffrances, pour imiter leur adorable Législateur qui, non content de faire des lois, s’y est soumis Lui-même le premier et a appris, en méprisant la joie pour porter la Croix, que la Croix est préférable à tout : Proprofito sibi gaudio sustinuit crucem[558]. Les âmes qui sont parfaitement à Dieu, sont bien éloignées de cette monstrueuse indifférence dont on parle. Il est vrai qu’elles préfèrent la gloire de Dieu à tout intérêt propre, quelqu’il soit. Nul ne peut impugner[559] cette doctrine que celui qui n’a jamais senti les impressions de l’amour sacré.
Le sacrifice[560] qu’on désapprouve ne se fait point et ne se peut jamais faire dans une ferveur sensible, laquelle n’est que le premier degré de l’amour sacré, et qui n’est fondée que sur le propre intérêt et sur le désir de la jouissance d’un bien dont on commence à sentir les prémices. Le sacrifice de son bonheur éternel en tant que son propre bonheur se fait dans le temps des épreuves, où une âme tentée de la plus terrible tentation, qui est celle de la persuasion qu’elle doit être éternellement malheureuse, ne trouve aucune ressource qu’en se sacrifiant au Vouloir suprême, avec des agonies mortelles, voulant cependant toujours aimer Dieu et le servir de toutes ses forces. Ce sacrifice plein de douleur, et de douleur la plus extrême, finit sa tentation. Et loin de la laisser dans l’indifférence de son salut, elle n’aima jamais Dieu davantage et n’eût jamais une espérance plus parfaite, puisqu’elle espère contre l’espérance même[561], ainsi que le dit saint Paul.
L’homme tend naturellement à être heureux : cela est dans son essence. Ainsi lorsqu’il sacrifie son propre bonheur à la gloire et à la volonté de Dieu, c’est la plus grande preuve qu’il puisse Lui donner de son amour. Il ne perd point pour cela l’espérance, puisque l’espérance se trouve renfermée dans la plus pure charité. On peut avoir l’espérance sans la charité et c’est une sorte d’espérance naturelle, mais il est impossible d’avoir la charité sans l’espérance, de sorte que dans le sacrifice même, quoi qu’il soit entier puisqu’il est un effet du plus pur amour, l’âme ne laisse pas d’espérer. Et qu’espère-t-elle ? Que Dieu Se glorifiera en elle, que Sa volonté s’accomplira sur elle et qu’elle Lui donnera éternellement les preuves du plus parfait amour. L’amour est le principe et la fin du sacrifice, le sacrifice n’est que l’effet et la preuve du plus parfait amour. Où a-t-on jamais vu une personne dans une indifférence brutale pour son bonheur éternel, si ce n’est une personne en délire ou dans une entière stupidité, ou une personne dont la conscience est éteinte par un nombre innombrable d’iniquités et qui a perdu même la foi du bonheur éternel ?
Ceux qui blâment l’amour qu’on a pour la divine justice, ne connaissent point ce que c’est que la divine Justice. Ils La prennent sans doute pour la colère de Dieu et se méprennent beaucoup en cela. La divine Justice est véritablement toute pour Dieu et ne regarde que Lui. Elle nous arrache sans miséricorde toutes les usurpations que l’amour-propre nous fait faire. C’est Elle qui, en précipitant l’Ange dans l’abîme par le ministère de saint Michel, a dit : Qui est comme Dieu ? C’est Elle donc qui nous fait restituer à Dieu toutes nos usurpations. C’est Elle qui détruit en nous par des purifications douloureuses notre amour-propre et notre propriété. Elle nous purifie en cette vie et dans le Purgatoire, mais lorsque tout est purifié, Elle béatifie ce qu’Elle a purifié en sorte qu’une âme purifiée serait une éternité dans le Purgatoire qu’elle ne souffrirait plus. Ce sont nos impuretés qui sont la matière de Son feu, mais lorsque toute l’impureté est détruite, Elle rend heureux son sujet : Elle n’en veut qu’à ce qui est opposé à Dieu. On a donc un grand tort de blâmer ceux qui aiment la divine Justice. On ne peut aimer Dieu sans L’aimer puisqu’Elle ne détruit en nous que ce qui est opposé à Dieu et qu’Elle nous rend dignes de Lui. Il est vrai que les âmes parfaites ne peuvent être entièrement purifiées si elles n’entrent dans les intérêts de la Justice de Dieu et si elles ne consentent de tout leur cœur à tout ce que Dieu fera d’elles, non seulement pour le temps mais encore pour l’éternité. Mais il est absolument faux qu’elles poussent cet abandon jusqu’à retrancher tous les désirs du ciel et à établir une indifférence absolue, soit pour la gloire du Paradis, soit pour les peines de l’Enfer : c’est une chose même dont il n’y a jamais eu d’exemple.
Quand saint Paul et Moïse ont consenti d’être anathèmes pour leurs frères, ce n’était point l’épreuve qui les poussait à cela, mais une charité parfaite pour la multitude de leurs frères dans le salut desquels ils voyaient une plus grande gloire de Dieu. Quoi qu’ils fissent ce sacrifice de tout leur cœur et non d’une manière simulée ou feinte, (ce qui ne peut jamais être à l’égard de Dieu qui voit le fond du cœur,) ils n’avaient en ce temps-là aucune idée réfléchie sur eux-mêmes. Mais convaincus qu’ils ne pouvaient être séparés de Dieu quant à l’amour et à la volonté, ils consentaient à la privation de leur propre bonheur pour la plus grande gloire de Dieu et le salut de leurs frères. Il faut remarquer que saint Paul prend Dieu à témoin de la sincérité de son sacrifice et que Moïse l’a dit à Dieu même. Mais faute de comprendre les choses dans un bon sens, on se fait des monstres affreux de ce qu’il y a de plus pur dans la charité.
Jésus-Christ, étant Dieu et essentiellement heureux sans qu’il pût y avoir aucune variation dans son bonheur, n’a point pu faire un sacrifice absolu de Sa béatitude puisque, comme dit saint Paul, Il n’a rien usurpé en Se faisant égal à Dieu[562]. Mais Il l’a fait (Il S’est sacrifié Soi-même) autant qu’Il l’a pu faire pour la gloire de Son Père et pour le salut des hommes en Se faisant homme, qui était le plus bas étage de l’anéantissement pour un Dieu. Il S’est rendu obéissant jusqu’à la mort, et à la mort de la Croix. Qu’a-t-Il fait sur la Croix, ce Dieu-homme rempli de charité ? Son âme bienheureuse a voulu éprouver l’abandon de la Divinité, lorsqu’Il a dit : Mon Dieu ! mon Dieu, pourquoi m’avez-vous abandonné[563] ? Il a remis Son âme ensuite entre les mains de Dieu, pour nous apprendre que le plus grand sacrifice dans le sacrifice même le plus douloureux, était de remettre notre âme entre les mains de Dieu, pour en disposer selon Sa volonté.
Il est certain que Dieu veut réellement notre salut et que l’âme ne risque jamais rien en sacrifiant ce même salut à la gloire de Dieu. Mais dans le temps du sacrifice l’âme ne saurait faire aucun retour : ainsi l’âme se sacrifie purement et nuement à tout ce que Dieu pourra vouloir faire d’elle dans le temps et dans l’éternité. Ce sacrifice est si agréable à Dieu que non seulement l’âme est délivrée par là de toutes ses peines, lorsque ce sacrifice est sincère et entier, mais de plus elle se trouve renouvelée en Dieu avec un amour beaucoup plus pur et beaucoup plus fort. C’est après ce sacrifice qu’elle dit avec saint Paul : Je ne vis plus, mais Jésus-Christ vit en moi[564]. Elle n’a plus alors ni peine, ni incertitude, parce qu’elle demeure absorbée dans Celui qui vit en elle et qui la fait vivre en Lui. Elle est donc bien éloignée de cette stupide indifférence.
Elle est alors comme un enfant qui ne songe qu’à servir, aimer, respecter son père, et qui ne s’informe pas un moment de la part qu’il veut lui faire de son héritage. Ce n’est plus le motif de l’héritage qui le fait agir mais un amour sincère pour ce même père à qui il doit toutes choses. On n’a point encore vu d’exemple qu’un père ait déshérité un fils si plein d’amour et si fidèle, mais ce n’est point cela ce qui occupe le fils : il est uniquement occupé à plaire à son père et lui laisse la disposition de tout le reste.
Celui qui a éprouvé un peu ce que c’est que l’amour sacré, ne fera jamais de difficulté là-dessus. La seule idée sans expérience la peut faire. Il est dit de saint François de Sales[565] qu’ayant été trois ans dans une tentation très forte qu’il était réprouvé, il dit à Dieu : quoique je doive être éternellement malheureux, je veux toujours Vous aimer et Vous servir. Il y a des exemples de la même chose dans les Vies des Pères du désert. Saint François de Sales ne dit-il pas dans ses entretiens[566] : s’il y avait un peu plus de bon plaisir de Dieu dans ma damnation que dans ma salvation[567], je devrais préférer ma damnation à ma salvation à cause de ce bon plaisir de Dieu ? Il est remarqué dans la Vie de saint Louis, écrite par M. de Joinville, que saint Louis étant allé dans la Terre Sainte, ils trouvèrent dans la ville d’Acre une femme[568] qui tenant un flambeau dans une main, et une cruche d’eau dans l’autre, allait par la ville de cette sorte. Un bon ecclésiastique qui la vit lui demanda ce qu’elle voulait faire de cette eau et de ce feu ? C’est, dit-elle, pour brûler le Paradis et éteindre l’Enfer, afin qu’il n’y ait jamais plus ni Paradis ni Enfer. Et le religieux lui demandant pourquoi elle disait ces paroles, elle répondit : parce que je ne veux plus qu’aucun fasse jamais de bien en ce monde pour en avoir le Paradis pour récompense, ni aussi qu’on ne se garde plus de pécher par la crainte de l’Enfer ; mais bien le doit-on faire pour l’entier et parfait amour que nous devons avoir à notre Dieu Créateur, qui est le bien souverain[569].
Le sacrifice absolu ne sacrifie jamais l’amour même. Il prétend qu’il aimerait Dieu au milieu des supplices éternels, comme il L’aime en cette vie au milieu des plus grandes traverses. Il faut donc comprendre qu’on ne sacrifie jamais à Dieu ni la gloire qu’Il peut tirer de nous, ni l’amour que nous Lui devons comme bien souverain, mais seulement la privation de notre propre bonheur, en tant que notre bonheur, et qu’on ne s’immole à la souffrance que comme souffrance et douleur.
La charité parfaite n’admet point le péché véniel volontaire, et encore moins le mortel. Celui qui par désespoir se détruit soi-même fait véritablement le plus grand des péchés, mais celui qui se sacrifie à Dieu sans rien changer à sa destinée et qui aimerait mieux mourir mille fois que de faire le moindre choix qui Lui déplût, marque en cela qu’il aime Dieu comme Il mérite d’être aimé selon notre capacité. On sacrifie tous les jours sa vie pour son Roi, pour sa patrie, et l’on ne pourra sacrifier son bonheur ou son malheur pour Dieu ? Bien des gens conviennent qu’on peut se sacrifier à être anéanti physiquement pour la gloire de Dieu. Or je prétends que cet anéantissement physique est plus fort que le sacrifice du bonheur éternel, parce que Dieu n’en peut recevoir aucune gloire, et nous perdrions par là tout moyen d’aimer Dieu, ce qui n’est point dans le sacrifice du bonheur éternel, puisque l’on espère qu’on L’aimera et qu’on Le glorifiera toujours.
Remarquons que nous ne sacrifions que ce qui nous regarde et jamais ce que nous devons à Dieu : l’amour, le respect, le désir de Sa gloire et de l’extension de cette même gloire, sans nous regarder nous-mêmes. Si c’est là un péché, bon Dieu, de quelle nature de péché est celui-là ! Si l’Amour renferme les lois et les Prophètes, la parfaite Charité accomplit toute la Loi et ne fait rien qui Lui soit opposé. Comment cet Amour qui effaça en Madeleine la multitude de tous ses péchés[570] pourrait-il être un péché ? Quand je livrerais mon corps aux flammes, dit saint Paul, quand je donnerais tout mon bien aux pauvres etc. si je n’ai la charité, je ne suis rien[571]. Donc la Charité est au-dessus de toutes ces grandes œuvres et du martyre même. Mais pour être au-dessus, Elle ne les exclue point : au contraire, elle les renferme, et on ne peut parvenir à Elle que par l’accomplissement de la loi et [par] les vertus les plus héroïques. Elles sont comme l’échelle de Jacob par où l’on monte à Dieu - qui est la pure Charité, car Dieu est Charité[572]. Et par les mêmes degrés qui ont servi de montée, on descend de la même Charité pour les besoins du prochain.
C’est en ce sens que Jésus-Christ nous a commandé de perdre notre âme pour l’amour de lui[573] : non point de la perdre par le péché, mais de la Lui remettre par un sacrifice entier afin qu’Il en dispose selon Sa volonté. Et par cette perte que la Charité nous fait faire, nous La retrouvons en Dieu avec des avantages infinis. Le même Seigneur nous a appris qu’il fallait perdre tout ce qui n’est point Lui pour sauver notre âme, mais qu’après avoir tout perdu pour la sauver, il fallait perdre cette même âme pour Lui, c’est-à- dire Lui en faire une donation entière et irrévocable. Et c’est là le plus noble effort de l’amour le plus pur et le plus véritablement libre.
Il faut distinguer entre les sacrifices qu’on fait dans les épreuves, et l’amour qui a fait faire à Moïse et à saint Paul les sacrifices dont nous parlons, qui n’étaient point de simples velléités, qui n’auraient pas été d’un grand mérite devant Dieu, mais des volontés réelles de se sacrifier à Dieu pour Sa plus grande gloire et le salut de Ses peuples. Le sacrifice de Moïse fut si efficace que Dieu en vertu de ce sacrifice réel et volontaire pardonna à ce peuple. Si on pouvait tromper Dieu comme on trompe les hommes, on pourrait croire que ces grands saints ne pensaient pas comme ils disaient ou qu’ils n’avaient qu’une velléité amusante et séductrice ; mais cela, comme j’ai dit, ne peut jamais être à l’égard de Dieu, qui voyait le fond de leur cœur.
Il est vrai que ni Moïse ni saint Paul n’ont jamais consenti à haïr Dieu et n’ont point eu ensuite cette brutale indifférence dont je crois qu’il n’y a aucun exemple dans le monde, puisque le même saint Paul a dit après qu’il désirait d’être délivré de son corps pour être uni à Jésus-Christ[574].
Pour les personnes qui sont dans l’épreuve, leur esprit est si offusqué et l’appréhension d’offenser Dieu est si grande qu’il y en a qui disent : « Damnez-moi, et que je ne pèche pas. Je sais que l’enfer est la punition du péché, mais je le demanderai pour prévenir le péché ». Qui ne voit que c’est l’amour et le respect le plus pur qu’ils ont pour Dieu qui leur fait faire ce sacrifice, sans qu’ils en pénètrent en nulle manière les suites ? Et si par impossible une telle âme était envoyée en enfer, elle y porterait l’amour le plus pur et le feu ne pourrait l’atteindre, puisqu’il ne peut brûler que le péché. Mais il ne faut pas croire qu’une âme qui fait ce sacrifice de tout son cœur pour l’amour qu’elle a pour Dieu et pour la crainte de Lui déplaire, soit en état de faire aucune de ces réflexions. Et ce sacrifice est si agréable à Dieu, comme je l’ai dit, que les peines et les tentations cessent dans l’âme quand elle le fait réellement et de tout le cœur. C’est alors que son amour est développé et qu’il n’est plus entouré de ces nuages que la peine et la tentation avaient mis dans son esprit. C’est alors que, restant abandonnée à Dieu sans réserve, elle ne songe plus qu’à L’aimer et à Lui plaire. C’est alors qu’elle éprouve dans son fond ce témoignage de la filiation divine dont parle saint Paul[575]. C’est alors qu’elle s’écrie avec l’Épouse, que la multitude des grandes eaux ne peuvent éteindre sa Charité[576] puisque tant de tentations, tant de peines, tant de persécutions et un sacrifice si réel, n’ont fait que L’augmenter, loin de La diminuer. Il faut se souvenir que l’Amour est fort comme la mort, et sa jalousie est dure comme l’enfer[577]. Mais c’est une chose que la spéculation ne peut jamais faire concevoir. Le même saint Paul qui a fait ce sacrifice entier de son propre bonheur ne nous a-t-il pas dit que rien ne peut le séparer de l’amour de Dieu qui est en Jésus-Christ[578] ? Il est à noter que ce sacrifice ne se peut faire qu’en trois occasions : ou dans une crainte extraordinaire d’offenser Dieu ainsi que je l’ai marqué, ou dans une persuasion intime que l’on doit être éternellement malheureux - on n’est pas alors en état de rien examiner -, ou lorsque la charité est parvenue à l’état le plus sublime, comme en Moïse et en saint Paul. Alors, c’est cette même charité qui enlève et qui ne laisse aucune réflexion. Il faut remarquer de plus que c’est Dieu même qui pousse l’âme à faire ce sacrifice. Elle le fait, et sans aucun retour. L’amour-propre ne s’aviserait jamais de le faire puisqu’il n’aspire qu’à être heureux et qu’il regarde son bonheur comme la fin de toutes ses œuvres ; au lieu que la pure charité n’a que Dieu pour fin en tout ce qu’elle entreprend, qu’elle souffre et qu’elle omet.
On est donc bien éloigné de croire que tout le commun des Chrétiens fasse ce sacrifice, puisqu’ils n’en ont pas même l’idée et que Dieu ordinairement ne donne cette lumière qu’à ceux dont Il doit exiger ce même sacrifice. Ce n’est pas un acte que l’âme doive faire ni qu’elle puisse faire par elle-même : c’est un acte que Dieu lui fait faire quand il Lui plaît. Il me paraît qu’on ne démêle pas assez l’amour d’espérance d’avec la Charité pure. Comme j’en ai déjà écrit, je n’en parle pas davantage.
Je remarque seulement que les âmes commençantes font des actes de soumission à la volonté de Dieu pour les choses extérieures ou intérieures, selon leurs états. Elles en font ensuite de conformité à cette même volonté jusqu’à ce qu’étant devenues uniformes, elles ne puissent plus les faire : non qu’elles ne les trouvent bons et excellents en eux-mêmes, mais parce qu’ils sont outrepassés et réunis dans l’uniformité. Il en est de même des actes de confiance, d’espérance, qui subsistent jusqu’à ce que la Charité les ait réunis en Elle. Alors ces actes se changent en abandon parfait entre les mains de Dieu et cet abandon va jusqu’à se délaisser[579] totalement à Lui, sans pouvoir plus s’abandonner activement à cause de la donation irrévocable qu’on a fait de tout soi-même. On donne d’abord une chose, on l’abandonne à Celui à qui on l’a donnée sans en rien retenir pour soi, et puis on la Lui délaisse, de manière qu’Il en peut faire tout ce qu’il Lui plaît parce qu’elle n’appartient plus à celui qui l’a donnée. Il est aisé de voir qu’il y a des actes différents selon les degrés de l’âme, qui ne demeure pas toujours dans la même situation, qui avance vers Dieu par le secours de la grâce et de la fidélité à cette même grâce. Si tous les degrés étaient pareils, il n’y aurait point d’âmes plus élevées les unes que les autres, il n’y aurait pas non plus plusieurs demeures dans la maison du Père céleste[580]. Chaque état a son commencement, son progrès, et sa fin[581].
S’il y a cinq ou six de ces âmes en plusieurs siècles, Dieu est assez puissant pour s’en faire un grand nombre. Et quand il n’y en aurait pas davantage, elles seraient toujours un argument qu’on peut parvenir à cet état.
Il est vrai que les personnes qui ont le bonheur d’être arrivées à l’union divine, n’ont plus ces désirs angoisseux et empressés qu’ils avaient autrefois dans la tendance au bonheur souverain, parce que le propre de l’union à Dieu est de tranquilliser le fond de l’âme et de le mettre dans une très grande paix. Elle le met aussi dans un oubli profond de ce qui la concerne, demeurant reposée de tout intérêt entre les mains de Celui qu’elle possède et dont elle est possédée. C’est l’effet de l’amour le plus pur. Nous pouvons nous servir d’une comparaison : le feu perd sa tendance active et pleine de vivacité lorsqu’il est arrivé à la sphère, il n’en est pas moins fort ni moins pur ; au contraire, c’est l’éloignement de toute impureté causée par la séparation de tout corps étranger qui lui fait perdre son activité. Ainsi l’âme ne perd son activité amoureuse que parce qu’elle est reposée dans un amour plus pur et plus parfait, produit par l’union au Bien-aimé.
L’oubli de soi ne cause pas une stupide indifférence. Mais un amour surpassant tout propre intérêt la tient attachée à son objet, en sorte qu’elle ne veut ni ne peut s’en détourner pour envisager quelque chose moindre que Lui. Peut-on nommer un amour surpassant tout et une charité absorbante une stupide indifférence ? Puisque l’oubli de ce qui nous concerne ne vient que d’excès d’amour et que notre salut est beaucoup plus assuré dans la main de Dieu lorsqu’on ne s’occupe qu’à Le glorifier et à Lui plaire, qu’il ne le serait dans nos inquiétudes empressées qui n’y peuvent rien ajouter ?
Il faut nécessairement que ceux qui accusent cet état d’une stupide indifférence n’aient aucune expérience des voies intérieures et n’aient pas même compris ce que les mystiques disent là-dessus, puisqu’il est même certain qu’une personne occupée d’une forte passion d’une créature - qui n’est rien, comparée à l’Etre souverain -, s’oublie de tout ce qui le concerne pour ne songer qu’à l’objet dont il est rempli : cet objet étant hors de lui ne peut jamais lui donner une parfaite tranquillité par sa jouissance même, qui souvent le dégoûte, l’ennuie, éteint son amour. Il n’en est pas de même de Dieu : Il est en nous, Il nous possède et nous Le possédons dans un parfait repos. L’amour que l’on a pour Lui se fortifie tous les jours par le bonheur de la possession et comme cette possession est dans un parfait repos et sans aucune agitation de la part de la créature, cela fait que l’amour s’accroît et se perfectionne chaque jour dans ce même repos.
Tout acte vif et inquiet est banni de ce sacré séjour mais l’amour n’en est que plus constant, plus continuel et plus pur en foi. Il est certain que tout ce qui se fait avec effort diminue la force active par l’effort même ; et quoique cet effort paraisse quelque chose de plus grand qu’un état reposé, il s’affaiblit, se diminue et souvent se perd par sa continuité. Il n’en est pas de même de l’union divine : comme dans cet état l’âme est arrivée à son Centre, son action n’a plus les secousses et les efforts des autres actions ; son repos fait sa continuité, sa perfection et sa durée.
Il[582] me semble qu’il[583] est aisé de considérer qu’une[584] personne qui met son bonheur en Dieu seul ne peut plus désirer son propre bonheur. Nul ne peut mettre tout son bonheur en Dieu seul que celui qui demeure en Dieu par la charité. Lorsqu’il en est là, il ne désire plus d’autre félicité que celle de Dieu en Dieu même et pour Dieu même[585]. Ne désirant plus d’autre félicité, toute félicité propre, même la gloire du ciel pour soi, n’est plus ce qui le peut rendre heureux et par conséquent n’est plus l’objet[586] de son désir. Le désir suit nécessairement l’amour. Si mon amour est en Dieu seul et pour Dieu seul sans retour sur moi[587], mon désir est en Dieu seul, sans rapport à moi.
Ce désir en Dieu n’a plus la vivacité d’un désir amoureux, qui ne jouit point de ce qu’il désire, mais il a le repos d’un désir rempli et satisfait. Car Dieu[588] étant infiniment parfait et heureux et le bonheur de cette âme étant dans la perfection et étant le[589] bonheur de son Dieu, son désir ne peut avoir l’activité du désir ordinaire qui attend ce qu’il désire, mais il a le repos de celui qui possède ce qu’il désire. C’est donc là le fond de l’état de l’âme, qui sait qu’elle n’aperçoit plus en soi tous[590] les bons désirs de ceux qui aiment Dieu par rapport à eux-mêmes, ni de ceux qui s’aiment et se recherchent eux-mêmes dans l’amour qu’ils ont pour Dieu.
Cela n’empêche[591] pas que Dieu ne change quelquefois les dispositions, faisant que l’âme sentira pour des moments le poids de son corps qui lui fera dire Cupio dissolvi[592] etc. D’autres fois ne sentant plus qu’une disposition de charité pour ses frères sans retour ni rapport à soi-même, elle désirera d’être anathème et séparée de Jésus-Christ pour ses frères[593]. Ces dispositions qui paraissent se contrarier, s’accordent fort bien dans un fond qui ne varie point. De manière que quoique la béatitude essentielle de cette âme soit la béatitude de Dieu en Lui-même et pour Lui-même, dans laquelle les désirs sensibles de l’âme sont comme éteints et reposés, Dieu ne laisse pas de réveiller Lui-même[594] ces désirs lorsqu’il Lui plaît. Ces désirs ne sont plus[595] de ces désirs d’autrefois qui sont dans la volonté propre, mais des désirs remués et excités de Dieu même, sans que l’âme réfléchisse sur soi. Parce que Dieu, qui la tient directement tournée vers Lui, rend ses désirs, comme ses autres actes, sans réflexion : de sorte qu’elle ne les peut voir s’Il ne les lui montre[596], ou si Ses paroles ne lui en donnent quelque connaissance en la donnant aux autres. Il est certain que pour désirer pour soi, il faut vouloir pour soi. Or tout le soin de Dieu étant d’abîmer la volonté de sa créature dans la sienne, il absorbe aussi tout désir connu dans l’amour de sa divine volonté.
Il y a encore une autre raison qui fait que Dieu ôte et met dans l’âme les désirs sensibles comme Il lui plaît. C’est qu’Il exauce les désirs de cette âme et la préparation de son cœur[597] de sorte que l’Esprit désirant pour elle et en elle, ses désirs sont des prières et des demandes[598]. Or il est certain que Jésus-Christ dit dans cette âme : Je sais que vous m’exaucez toujours[599]. Un désir véhément de la mort dans une telle âme serait presque une certitude de la mort. Désirer les humiliations est bien au dessous de désirer la jouissance de Dieu - et néanmoins lors qu’il a plût à Dieu de me beaucoup humilier par la calomnie, Il m’a donné une faim de l’humiliation. Je l’appelle faim, pour la distinguer du désir. D’autres fois il met dans cette âme de prier pour des choses particulières : elle sent bien dans ce moment que sa prière n’est point formée par sa volonté mais par la volonté de Dieu, car elle n’est pas même libre de prier pour qui il lui plaît ni quand il lui plaît, mais lorsqu’elle prie, elle est toujours exaucée. Elle ne s’attribue rien pour cela mais elle sait que c’est Celui qui la possède qui s’exauce Lui-même en elle. Il me semble que je conçois cela infiniment mieux que je ne l’explique. Il en est de même pour la pente sensible ou même aperçue, qui est bien moins que sensible. Lors qu’une eau est inégale à une autre qui se décharge en elle, cela se fait avec un mouvement rapide et un bruit aperçu, mais lorsque les deux eaux sont de niveau, la pente ne s’aperçoit plus. Il y en a néanmoins une ici mais elle est insensible et imperceptible, en sorte qu’il est vrai de dire, en un sens, qu’il n’y en a plus. Tant que l’âme n’est pas unie intimement à son Dieu d’une union que j’appelle permanente pour la distinguer des unions passagères, elle sent sa pente pour Dieu. L’impétuosité de ce penchant, loin d’être une chose parfaite comme des[600] personnes peu éclairées le pensent, en[601] est le défaut et marque la distance de Dieu et de l’âme.
Mais quand Dieu s’est uni l’âme de telle sorte qu’Il l’a reçue en lui où Il la tient cachée avec Jésus-Christ[602], l’âme trouve un repos qui exclut toute pente sensible, et tel que la seule expérience le peut faire comprendre. Ce n’est point un repos dans la paix goûtée, dans la douceur et dans la suavité d’une présence de Dieu aperçue, mais c’est un repos en Dieu même, qui participe à son immensité tant Il a d’étendue, de simplicité et de netteté. La lumière du Soleil qui serait bornée par des miroirs aurait quelque chose de plus éclatant que la lumière pure de l’air ; cependant ces mêmes miroirs qui rehaussent son brillant, la terminent et lui ôtent de sa pureté. Lorsque le rayon est terminé par quelque chose, il s’emplit d’atomes et il se fait mieux distinguer que dans l’air, mais il s’en faut bien qu’il n’ait sa pureté et sa simplicité. Plus les choses sont simples, plus elles sont pures et plus elles ont d’étendue. Rien de plus simple que l’eau, rien de plus pur, mais cette eau a une étendue admirable à cause de sa fluidité. Elle a aussi cette qualité, que n’ayant nulle qualité propre, elle prend toutes sortes d’impressions, elle n’a nul goût et elle prend tous les goûts, elle n’a nulle couleur et elle prend toutes les couleurs.
L’esprit en cet état et la volonté sont si purs et si simples que Dieu leur donne telles couleurs et tel goût qu’Il lui plaît, comme à cette eau qui est tantôt rouge et tantôt bleue, enfin imprimée de telle couleur et de tel goût que l’on veut lui donner. Il est certain que quoique l’on donne à cette eau les diverses couleurs que l’on veut à cause de sa simplicité et pureté, il n’est pourtant pas vrai de dire que l’eau en elle-même ait du goût et de la couleur ; et c’est ce défaut de goût et de couleur qui la rend susceptible de tous goûts et de toutes couleurs. C’est ce que j’éprouve de mon âme : elle n’a rien qu’elle puisse distinguer ni connaître en elle ou comme à elle et c’est ce qui fait sa pureté ; mais elle a tout ce qu’on lui donne, et comme on le lui donne, sans en rien retenir pour elle. Si vous demandiez à cette eau quelle est sa qualité, elle vous répondrait que c’est de n’en avoir aucune. Vous lui diriez : mais je vous ai vue rouge ! Je le crois, mais je ne suis point rouge, ce n’est pas ma nature. Je ne pense pas même à ce qu’on fait de moi, à tous les goûts et à toutes les couleurs qu’on me donne. Il en est de la forme comme de la couleur. Comme l’eau est fluide et sans consistance, elle prend toutes les formes des lieux où on la met, d’un vase rond ou d’un carré. Si elle avait une consistance propre, elle ne pourrait prendre toutes les formes, toutes les odeurs, tous les goûts et toutes les couleurs.
Les âmes ne sont propres qu’à peu de choses tant qu’elles conservent leur consistance propre. Tout le dessein de Dieu est de le leur faire perdre par la mort d’elles-mêmes tout ce qu’elles ont de propre, afin de les mouvoir, agir, changer et imprimer comme il Lui plaît. Et alors il est vrai qu’elles ont toutes les formes et il est vrai qu’elles n’en ont aucunes, ce qui fait que ne sentant que leur nature simple, pure et sans impression singulière, lorsqu’elles parlent ou écrivent d’elles-mêmes, elles nient toutes formes être en elles parce qu’elles ne parlent pas conformément aux dispositions variables où on les met et auxquelles elles ne font nulle attention, mais au fond de ce qu’elles sont, qui est leur état toujours subsistant.
Je vous conjure au reste d’excuser[603] les expressions et si je dis mal, redressez-moi. Si on pouvait montrer l’âme comme le visage, je ne voudrais, ce me semble, cacher aucune de ses taches. Je soumets le tout. J’ai encore ce défaut, que je dis les choses comme elles me viennent, sans réfléchir si je dis bien ou mal. Lorsque je les dis ou écris, elles me paraissent claires comme le jour : après cela, elles me paraissent comme des choses que je n’ai jamais sues, loin de les avoir écrites. Il ne reste rien dans mon esprit qu’un vide qui n’est point incommode. C’est un vide simple, qui n’est incommode ni par la multitude des pensées ni par leur stérilité. Je prie Dieu, s’Il le veut, de faire entendre ce que je ne puis mieux exprimer.
Etant dans un fort recueillement, il me fut montré deux personnes : l’une qui était toujours exposée aux rayons divins et qui recevait incessamment les influences de la grâce, et l’autre qui mettant continuellement de nouveaux obstacles, quoique subtils et légers, à la pénétration du Soleil, était cause que le Soleil ne faisait autre chose par son opération que de dissiper les obstacles.
Le Soleil dardait continuellement ses rayons avec une égale force sur ces deux âmes. Cependant l’opération en était bien différente : car l’une était toujours plus pénétrée, plus purifiée, plus éclairée, plus enrichie par les opérations du Soleil parce qu’elle ne faisait nulle action propre qui pût ni la salir, ni empêcher cette opération - car l’agitation ou l’action propre, même sous bons prétextes, empêche que le Soleil ne darde ses rayons avec autant de force et ne pénètre de toute sa chaleur. Lorsque cette autre âme mettait de nouveaux obstacles, quoique subtils et légers, à la pénétration de la lumière, le Soleil n’était occupé qu’à les dissiper : que si elle continue à en mettre, il ne pourra opérer d’une autre manière qu’en détruisant peu à peu ces empêchements. C’est ce qui fait que des âmes d’ailleurs très bonnes et qui paraissent toujours occupées à faire le bien avancent si peu, parce que ou elles mettent des obstacles qui sont comme des nuages qu’il faut dissiper, ou par leur activité naturelle elles empêchent la pénétration du Soleil.
Si nous étions sans action, sans retour, sans réflexion et que nous fussions toujours ainsi exposés à Dieu en pure et nue foi, nous deviendrions des Séraphins. Les hommes de cette sorte sont destinés à remplir les places des mauvais Anges et sont de l’ordre de cette première Hiérarchie, destinés non seulement à être brûlés et consumés par la Divinité dont ils sont plus proches que les autres esprits bienheureux ; mais de plus, ils en reçoivent tant de flammes qu’ils en pénètrent tous les Ordres inférieurs. Ils sont comme ces miroirs ardents qui, pénétrés des rayons du Soleil, brûlent ce qui est au-dessous d’eux. O hommes de foi et d’amour, que vous êtes rares ! C’est vous qui êtes les Séraphins de la terre, qui brûlez tout de vos ardeurs ; cependant cette ardeur est si paisible que l’on ne sait si ce sont des feux rafraîchissants ou des rafraîchissements brûlants.
Je ne mets pas de ce rang les ardeurs sensibles, qui sont plutôt des vapeurs chaudes que des feux. Mais je parle de ces feux sacrés et invisibles, insensibles et tout purs, qui n’ont que la charité parfaite, laquelle n’est autre chose que la consommation de la foi pure et nue, où l’on ne travaille point à s’élever par les connaissances mais à se laisser consumer d’amour et par l’amour. O s’il y avait bien des Séraphins, tout le monde serait consumé de l’Amour divin ! Et lorsque dans un paisible repos, semblable au feu quand il est dans sa sphère, ils ne sentiraient point de chaleur, ils ne laisseraient point d’en produire, mais[604] une chaleur pleine de vie et de fécondité.
Combien est-on obligé de faire de personnages dans la vie, du moins par dehors ? Car pour le dedans, c’est toujours le même et l’Unique [qui] veut un cœur unique. Mais plus Il possède le dedans, plus on est libre au dehors d’une manière toute simple, sans retour et sans embarras, et cette volonté toujours souple et pliable à tout événement rend immuable. On aurait peine à croire qu’à mesure que la volonté devient souple, pliable, qu’elle prend toutes les formes qu’on veut lui donner, elle cesse d’avoir une forme particulière : l’eau qui n’a ni goût, ni consistance, ni saveur, ni odeur, parce qu’elle est infiniment pure, prend toutes les figures, les odeurs et les couleurs. Vous m’entendez sans doute et vous comprenez aisément que la volonté ne devient de cette sorte qu’à force de se soumettre, se résigner, se conformer et s’unir au Vouloir divin. Il ne vous en faut pas dire davantage : en perdant toute inclinaison sensible et perceptible, vous n’aurez plus d’inclination particulière et vous vous laisserez mouvoir au Vouloir divin. Ce n’est pas une petitesse active mais passive que Dieu doit former en nous. N’arrangeons rien et ne dérangeons rien par nous-mêmes, mais laissons-nous déranger au Seigneur qui ne fait cas que d’une souplesse infinie. La moindre chose dont nous sommes le principe, quelque bonne qu’elle paraisse, ne Lui peut plaire. Il n’aime que Ses ouvrages et Il ne regarde comme tels que ceux qui sont sans mélange. Que Dieu est pur et qu’il faut que nous soyons purs pour n’ajouter rien à la grâce et pour Le suivre avec fidélité et sans nul retour en quelque endroit qu’Il nous mène !
La même fermeté intérieure que l’âme a pour ne point se remuer dans les tentations et dans la peine de ses défauts, elle l’a pour les dons et les grâces. En cet état, tout est si intime qu’il ne s’aperçoit rien. Mais s’il en tombe quelque chose sur les sens, l’âme est inébranlable pour laisser aller et venir la grâce, ne faisant nul mouvement, quelque simple qu’il soit, ni pour savourer ni pour goûter, mais laisse le tout comme s’il se passait dans un autre, sans y prendre nulle part.
Au commencement et longtemps, l’âme voit que la nature veut y prendre sa part, et alors sa fidélité consiste à la retenir sans lui permettre d’épanchements. Puis l’habitude qu’elle a prise à la retenir fait qu’elle demeure immobile, comme d’une chose qui ne la touche plus : l’âme ne regarde plus rien, elle ne s’approprie rien et elle laisse tout recouler en Dieu avec pureté, comme il en est sorti.
Jusqu’à ce que l’âme soit en cet état, elle salit toujours un peu l’opérer divin, qui ressemble alors à ces ruisseaux qui contractent la corruption des lieux où ils courent ; mais sitôt que le ruisseau coule dans un lieu pur, alors il reste dans la pureté de sa source. Ce procédé fait beaucoup mourir la nature et ne lui donne aucun moyen de se tenir à rien.
Mais à moins de l’expérience et que Dieu ne fasse connaître à l’âme cette conduite, on ne la peut comprendre ni se l’imaginer, à cause de sa grande nudité. L’esprit y est vide et n’est plus rempli de pensées et d’agitations, rien ne remplit un certain vide qui n’est plus pénible, et l’âme voit qu’elle a une capacité immense que rien ne peut empêcher : les emplois extérieurs ne font plus de peine et l’âme est dans un état de consistance qui ne se peut exprimer et qui même sera peu compris.
On ne connaît point cette véritable enfance que Jésus-Christ a tant louée et qu’Il donne comme la qualité essentielle pour entrer au Royaume des cieux qui, dans cette vie, est ce royaume intérieur. Il n’y a que les petits qui y entrent et qui le pénètrent et, parce que la porte est étroite et basse, il n’y a que les enfants qui puissent y entrer. Cet intérieur est la vie qu’on trouve par la porte étroite. Quelque décharné que soit un homme par son austère pénitence, il est toujours homme : il n’y saurait par conséquent passer s’il ne devient enfant. De plus, ces personnes austères sont riches de leurs propres oeuvres, ils n’y peuvent passer puisqu’il est si difficile qu’un riche y entre. Soyons donc pauvres, petits enfants, dénués de tout, et nous y passerons tout naturellement et sans effort, comme un fil simple passe où le câble ne saurait entrer. Heureux celui qui a des oreilles pour entendre cela ! Plus heureux le cœur qui le comprend ! Et parfaitement heureux celui que l’humble et pauvre Jésus y conduit Lui-même et qui se laisse porter par un abandon total, sans soin ni souci de ce qui le concerne, comme n’étant plus à lui-même mais à Celui qui l’a racheté d’un si haut prix.
Mais est-ce assez, O mon divin Maître, d’être dépouillé de tout, si on n’est entièrement dépouillé de soi-même ? Vous avez quitté tout ce que Vous pouviez quitter des accompagnements de la Divinité pour Vous faire homme (sans cesser d’être Dieu en prenant réellement la nature de l’homme), afin d’obliger l’homme à se dépouiller de lui-même et pour le rendre par là participant de la Divinité. C’est en perdant ce nous-même (que nous tenons d’Adam et que nous avons fixé par la propriété) que, devenant conformes à Jésus-Christ et un en Lui, Il nous transforme, comme dit saint Paul, de clarté en clarté en Son image[605] et nous perd en Dieu.
Mais que sont ces clartés dont parle saint Paul ? Ce ne sont point des brillants qui nous fassent discerner quantité d’objets. La clarté dont on passe pour entrer dans une autre est la sombre clarté de la Foi, laquelle en nous éblouissant nous met dans l’obscurité divine, qui nous empêche de rien vouloir, voir ni connaître et qui nous ôte toute vue et certitude prise en quelque objet distinct que ce soit pour ne nous laisser que ces sacrées ténèbres, dont parle saint Denis, qui sont si certaines quant à leur objet puisqu’elles nous laissent dans la certitude que Dieu est tout en Lui-même, pour Lui-même et nous rien, que Dieu demeure ce qu’Il est en Lui et pour Lui et qu’ainsi nous restons dans notre place, qui est le néant - néant qui n’étant rien, ne mérite rien - mais qui cependant a une qualité proportionnée, quoiqu’en petite capacité, pour posséder le tout qui ne remplit que les vides. Car c’est le vide, plus ou moins étendu, qui fait la disposition pour recevoir le tout selon sa capacité bornée et limitée, laquelle n’a qu’une certaine proportion sans proportion avec le tout.
Or de cette clarté sombre de la Foi, nous passons dans la claire Charité, qui est toute lumière et toute ardeur, mais lumière et ardeur encore plus ignorées de celui qui les possède que la Foi. Parce que le rien n’a ni vue, ni goût, ni sentiment, ni connaissance, ni ardeur et cependant la Charité possède toutes ces qualités. Et quoiqu’Elle soit en l’homme de cette sorte, ce n’est pas cependant pour l’homme, c’est-à-dire pour en jouir et La posséder : car l’homme est si corrompu que s’il possédait ces choses en manière connue, il s’en ferait une propriété, qualité si opposée à la pure Charité.
Vous voyez donc combien le dénuement de l’homme est nécessaire, puisque la possession de la Charité en manière connue et satisfaisante l’éloignerait d’Elle à cause de l’opposition infinie qu’il y a entre la propriété et cette Charité pure, nette, généreuse qui ne peut s’arrêter captive en aucun endroit et ne peut par conséquent séjourner en des endroits qui voudraient L’arrêter en se L’appropriant. Elle est légère, Elle monte au-dessus de tout pour S’unir sans cesse à son principe qui est Dieu, car Dieu est Charité[606]. Elle se plaît dans le néant, je veux dire dans l’âme anéantie, parce qu’Elle y a toujours son même effort et que rien ne L’arrête. Si les obstacles qui L’empêchent de S’étendre sont légers, Elle les consume en un moment comme un brin de fil, et Elle en use de même de nos défauts journaliers qu’Elle consume en un moment lorsqu’ils ne sont pas volontaires ou causés par la propriété. Loin d’ici le péché ! Ce n’est pas ce dont il s’agit, mais d’une parfaite désappropriation pour laisser faire tout à la Charité. Or comme la Charité est Dieu et que Dieu est Charité, en nous changeant en Elle, Elle nous transforme en Dieu.
C’est donc à Elle qu’il faut se livrer et s’abandonner. O pure Charité, les hommes propriétaires Te sont aussi opposés que le Diable ! C’est pourquoi ils se joignent à cet ennemi pour Te combattre, mais ni la multitude des eaux, ni tous les fleuves ne Te peuvent éteindre ; et quand l’homme donnerait toutes choses, et lui-même, pour La posséder, ce ne serait rien pour ce qu’Elle vaut et mérite[607]. Cependant le Maître se contente que nous ne nous réservions rien de propre pour nous La donner. Quand Il nous La donne, Il donne en Dieu ; et quand nous nous donnons, nous donnons en hommes, comme celui qui donnerait une pomme à un grand monarque, qui le récompense d’une très grande quantité d’or.
Adieu mille fois! Toute à vous en notre Tout qui, si nous sommes fidèles, fera de tant de petits grains de raisins que nous sommes, un verre de vin exquis pour le présenter à l’Epoux, qui l’avalera : alors il ne paraîtra plus rien de nous et Jésus-Christ sera tout en nous. Amen, Jésus !
L’âme[608] arrivée à la parfaite simplicité et qui a outrepassé tout moyen ne trouve que Dieu seul. Tout ce qui n’est point Lui-même, quelque grand et élevé qu’il paraisse, la gêne et l’embarrasse. Tout ce qui se voit, s’entend, se pratique, n’est point ce qu’il lui faut. Il ne faudrait pour elle que le repos du Seigneur et l’entière cessation de toutes choses. Cette âme vivrait contente, quand [même] tout serait détruit, et quand tout usage de la religion lui serait interdit, elle ne trouverait pas qu’il lui manquât rien. Il paraît à cette âme, réduite en unité et dans l’entière simplicité, que tout ce qui la concerne, même ses défauts, ne mérite plus son application - qui la détournerait de sa dernière fin, dans laquelle elle trouve que toutes actions sont finies et réduites dans leur Principe.
Il lui semble même que la purification commune et générale n’est plus pour elle et que Dieu seul peut consumer en elle tout défaut et toute dissemblance : ce qu’Il fait assurément car Il n’en peut souffrir aucun. Ce qui paraît défaut aux hommes ne l’est pas toujours devant Dieu, au lieu que ce que l’on prend souvent pour justice et perfection est réprouvé de Lui. C’est Lui qui choisit le bien et rejette le mal.
Tout autre moyen de purification ne convient point à cette âme. Toutes les âmes conduites par les dons surnaturels sont ordinairement éprouvées par les démons. Il n’en est pas de même des âmes conduites en foi : leur épreuve paraît n’avoir rien d’extraordinaire et être toute naturelle, elle fait beaucoup plus mourir que la première épreuve des âmes conduites par les dons, d’autant que l’épreuve des premières leur sert de soutien. Nous ne pouvons jamais par nos soins et même par l’assiduité à retrancher tous les mouvements de notre propre vie nous causer la mort intérieure. Nous pouvons bien amortir l’extérieur, mais l’esprit vivra même de cette application. Il n’y a que la sortie de nous-mêmes qui puisse véritablement porter le nom de mort. Tout ce qui nous retient en nous, quelque délicat et subtil qu’il soit, empêche notre mort. Dieu tolère plutôt de gros défauts extérieurs, qu’Il corrige dans la suite par l’activité de Son Amour, que la moindre résistance ou le plus petit empêchement à l’étendue de Son domaine dans l’âme.
Plus Dieu est libre en nous, plus Il donne Son Esprit sans mesure. C’est la gloire qu’Il prétend en nous que de voir tous les ennemis comme les escabeaux de Ses pieds, c’est-à-dire de voir terrasser en nous tout ce qui s’oppose à Son empire. Aussi est-il écrit : le Seigneur dit à mon Seigneur, Asseyez-vous à ma droite[609], comme pour nous apprendre que cet Esprit demeure en Lui-même et ne Se répand en nous avec plénitude qu’autant que tout Lui est assujetti dans nous. Mais qui est-ce qui assujettit tout au Fils, sinon le Père, puisque c’est Lui qui réduit Ses ennemis à être l’escabeau de Ses pieds ?
Je donnerais ma vie afin que la personne que j’ai l’honneur de connaître ne donna aucune borne à l’Esprit de Jésus-Christ. Pour continuer de lui parler dans ma simplicité, notre Seigneur me paraît lié dans son âme et qu’Il n’est pas libre d’y opérer tout ce qu’il Lui plaît. Cela me fait souffrir d’une peine intérieure très forte. Sitôt qu’il donnera tout pouvoir à Dieu en lui, mon âme sera au large et mon cœur content et certaines répugnances lui seront ôtées.
Lors qu’une âme est une fois sortie d’elle-même et passée en Dieu, elle est si fort étrangère à elle-même qu’il faut qu’elle se fasse une grande violence pour penser à elle. Lorsqu’elle y pense c’est comme à une chose étrangère qui ne la touche plus. Elle se sent comme divisée et séparée d’elle-même. Une seule chose est et subsiste en elle, qui est Dieu. Elle ne peut plus se voir distincte de Dieu. Dieu est elle et elle est Dieu, mais pour se regarder elle-même cela lui est étranger. Elle n’a plus nulle correspondance d’elle-même pour elle-même mais Dieu seul subsiste sans distinction. Et plus elle est dans cette unité en Dieu, indistinguible, plus elle est étrangère et séparée d’elle-même. Rien de ce qui peut avoir rapport à elle ne la peut toucher ni intéresser. Paradis, perfection, éternité, rien de tout cela ne la regarde plus. Tout ce qui a rapport à la créature est perdu pour elle et dans une perte si étrange que la perte même est insensible et étrangère. Dieu est Dieu en Lui-même et pour Lui, et c’est tout ce que fait cette âme : non qu’elle y pense en distinction, mais c’est qu’elle fait qu’il n’y a que Dieu pour elle. Tout le reste lui est étranger.
Si son propre salut ne la touche pas d’une manière aperçue, celui des autres ne la touche point aussi. Cependant elle y est employée et y travaille par Providence. Dieu la pousse quelquefois fortement à désirer le salut et la perfection de certaines âmes, en sorte qu’elle donnerait sa vie pour les faire correspondre à Dieu dans toute l’étendue de Ses desseins sur elles - mais sans soin ni souci, sans y mettre rien du sien, servant de pur instrument en la main de Dieu, qui donne telle pente et telle activité qu’il Lui plaît, mais activité dans un parfait repos, sans sortir de Lui-même, sans nulle pente propre, quoique la pente soit quelquefois infinie : car l’âme parvenue à l’entière désappropriation et propre à s’écouler en Dieu, y étant abîmée, est comme une eau fluide qui ne peut être fixée mais qui s’écoule sans cesse suivant la pente qui lui est donnée.
Elle comprend qu’elle participe à la qualité communicable de Dieu et qu’elle ne vit et ne subsiste que pour se répandre. Plus elle s’écoule, plus elle est pleine sans nulle plénitude propre, mais de la plénitude de Dieu en Lui qui se communique à tous les êtres et qui entraîne avec Lui ceux qu’Il a abîmés en Lui. C’est Lui qui leur donne toute pente. Cependant cela se fait sans s’en occuper, sans y penser, sans se soucier du succès : tout périrait et se renverserait que l’âme n’en serait point touchée, ce qui n’empêche pas qu’elle ne souffre les biens ou les maux des âmes qui lui sont unies pour recevoir ses communications. C’est comme une rivière qui s’écoule agréablement lorsqu’on lui fait passage, mais qui remonte avec effort contre elle-même lors qu’elle n’en trouve point. Cette douleur, quoique très forte, n’est point propre à l’âme. Ce n’est point un déplaisir pour la perte des âmes, c’est une pente nécessaire. Tout lui est Dieu et toute la gloire de Dieu se trouve autant dans la destruction de toutes choses que dans leur succès. On ne sait plus ce que c’est que parents, amis, biens, enfants, intérêt, honneur, santé, vie, salut, gloire, éternité : tout cela ne subsiste plus pour une telle âme, quoiqu’à l’extérieur elle paraisse toute commune, agissant et faisant comme les autres.
Dieu est toutes ces choses en elle pour Lui. Ces âmes en qui Il habite sont cachées à elles-mêmes. O si je pouvais faire comprendre l’intimité et identité de cette union ! Mais je n’en puis rien dire. Dieu est, et la créature n’est rien[610] et ne subsiste plus. O Dieu qui l’avez fait ! Vous seul le pouvez comprendre, Vous qui avez fait passer en Vous cette créature. Il m’en vient une raison qui est que l’âme est tellement perdue et submergée en Dieu qu’elle ne peut voir que Dieu sans Le voir néanmoins car elle en est comprise[611]. Elle peut encore moins se voir par réflexion parce qu’il faudrait sortir de Dieu pour se regarder. Si elle voyait quelque chose d’elle, elle le verrait en Dieu par un regard direct et non réfléchi sur elle-même. Cet état s’éprouve même des âmes qui ne l’ont encore que par disposition. Comme elles ne sont point en Dieu par état permanent, elles éprouvent dans cette disposition, qui dure plus ou moins selon qu’il plaît à Dieu, elles éprouvent, dis-je, une impuissance de réfléchir sur elles-mêmes, mais après cela, elles fourmillent de réflexions. L’âme qui y est par état, y est bien plus parfaitement et d’une autre sorte, elle ne peut plus en nulle manière se courber vers soi et, quand elle le voudrait faire, elle ne se trouve plus.
Comme elle ne se distingue plus d’avec Dieu, elle ne peut par conséquent avoir d’autre intérêt hors de Dieu de sorte que, si cette âme a encore quelque intérêt particulier quel qu’il soit, fût-il de salut, je dis qu’elle n’est point dans l’état dont je parle, mais dans quelque autre qui lui est inférieur. On prendra peut-être pour ce que je dis un certain état où l’on ne veut le salut que pour glorifier Dieu et l’on croira que ce n’est point avoir d’intérêt propre. Cela est très grand, mais ce n’est point ce que je veux dire. L’âme ne pense point ici à tout cela, elle ne sent plus même en elle les intérêts de la gloire de Dieu, comme une créature qui s’intéresse pour son Créateur. Tout cela n’est point ce que je veux dire. Ici Dieu s’intéresse Lui-même pour Lui-même, et cette créature n’a plus non seulement d’intérêt pour elle-même, mais nul intérêt pour Dieu distinct de Dieu : Dieu seul en unité est toute sa gloire ; ses intérêts, tout, se trouve renfermé en Lui. Dieu est Dieu en Lui et pour Lui.
Ceci a bien de la peine à être expliqué et à moins d’expérience l’on aura peine à le concevoir. Tout est Dieu. La gloire de Dieu est Dieu, non envisagée comme telle par cette créature, mais cela est et subsiste en unité réelle de vérité, comme Dieu subsiste en unité en Lui et pour Lui-même sans différence. Il en est de même dans cette âme : les volontés de Dieu et Ses commandements sont découverts dans leur source non plus distincts de Dieu, mais en Dieu, où les volontés de Dieu paraissent bien d’une autre sorte que tout ce que l’on en pourrait penser et connaître hors de Lui.
Après que l’on a bien écrit de ces choses, il en est mis dans le cœur d’inexplicables qu’il faut laisser recouler dans leur source.
Ce qui fait que tant de personnes ont parlé si différemment du Mariage spirituel, c’est qu’ils en ont parlé suivant leur lumière ou expérience, donnant le nom de mariage à leur union, selon le degré et l’état où ils étaient : les uns le mettant dans les lumières sublimes qui sont données à l’âme dans la perfection de l’état passif de lumière, les autres prenant pour mariage spirituel ces touches sublimes, cet amour fort et impétueux. Et les autres[612] l’ont mis où il est, c’est-à-dire dans l’état de transformation. L’Écriture nous instruit mieux que toutes ces expériences lorsqu’elle dit dans Osée : Je t’épouserai en foi ; je t’épouserai pour jamais[613], ce qui fait assez voir que le mariage parfait est indissoluble et qu’il ne peut être dans les unions passagères ou unions de quelque partie.
J’appelle union passagère celles qui ne sont pas en degré permanent, comme sont celles des puissances ou bien celles qui se font à l’oraison ou autre part et qui ne sont pas par état. Sainte Thérèse dit qu’elle avait quelquefois, même dès le commencement, cette oraison d’union. C’est ce que l’Epouse demande dans le Cantique lorqu’elle dit d’abord qu’Il me baise d’un baiser de Sa bouche[614]. Ceci se peut entendre de l’union passagère et de l’union permanente. Comme baiser, c’est l’union passagère, qui ne dure qu’autant que le baiser dure et qui laisse après soi la suavité de l’Ami. Comme baiser unique, il se peut appliquer à l’union permanente parce qu’elle (l’Epouse du Cantique) prétend que ce baiser durera toujours ; autrement elle dirait : « qu’Il me donne des baisers continuels de sa bouche. » Cependant de quelque manière qu’on le prenne, ou pour l’une ou pour l’autre, ce n’est point là le mariage, mais des gages d’amour de l’amant à l’aimée. La suite le fait voir lorsqu’elle dit : tirez-moi et nous courrons[615] ; après quoi elle Le perd, Il S’enfuit et fait toutes les démarches nécessaires pour faire entrer l’âme dans la pure Foi et la rendre digne d’être Son Epouse. Ce baiser qu’Il lui accorde la rend si amoureuse de Lui qu’elle ne sait que courir comme une folle pour Le posséder entièrement : elle ne craint ni les coups, ni les plaies, elle Le demande partout, mais elle ne Le possède pas parfaitement (il est aisé de juger par là en quel temps se font les noces).
Ensuite ce sont les fiançailles où il semble que l’Epouse entre dans de nouvelles privautés avec l’Epoux. Il la mène dans Ses celliers, puis elle Le porte comme un bouquet entre ses mamelles : tout ceci marque union, caresses, privautés, mais non unité. Ils sont différents[616] et elle ne le possède pas à souhait : vous voyez, puis après son repos, ses langueurs. Quoique tout cela soit divin, elle peut Le perdre encore et elle Le perd en effet.
Mais après cela elle dit : Mon Bien-aimé est à moi et moi je suis toute à lui. Je Le tiens et ne Le laisserai point aller[617]. Or c’est alors que se fait cet admirable Mariage où l’âme est vraiment toute à son Epoux et Lui toute à elle. Elle dit « toute » pour faire voir que l’union n’est pas en quelque chose mais en tout. Ce qui dit unité car quelque soin que l’on ait d’unir deux choses ensemble, on ne peut si bien les unir qu’il n’y ait quelque endroit de désuni de sorte que l’on ne peut pas dire que l’union soit totale, quoiqu’elle soit intime. Mais pour faire qu’une chose soit toute unie avec une autre il faut fondre et dissoudre la chose que l’on veut unir afin que des deux il ne s’en fasse qu’une, et cela fait l’unité. Alors on peut dire : Mon bien-aimé est tout à moi et moi je suis toute à Lui, sans réserve ni distinction.
Or ceci ne se peut faire que par l’anéantissement non opéré activement mais souffert, qui a seul le pouvoir de faire perdre à l’âme toute forme propre afin qu’elle puisse être un avec son Dieu. C’est ce que signifie ce mot toute à lui et lui tout à moi, car nous sommes tellement un que l’union n’est pas bornée d’aucun côté, Dieu et l’âme étant l’un à l’autre sans réserve, et cela est unité parfaite. Après cela l’Epoux dit : ma Bien-aimée est toute belle, il n’y a nulle tache en elle[618], parce qu’Il l’a rendue telle pour L’épouser, lui faisant perdre sa forme défectueuse pour lui donner la Sienne. D’où il est aisé de voir que les états de déchets, de pauvretés, de misères etc. n’arrivent pas après le mariage mais avant, qui est le temps où l’Epoux met l’âme dans le creuset pour l’épurer et la rendre digne de Lui.
Il est dit : Je Le tiens et ne Le laisserai point aller, ce qui fait voir la fermeté et l’indissolubilité de ce mariage. Je crois que plusieurs ont pris les fiançailles pour le mariage qui ne sera accompli en eux que dans le Ciel. L’Epoux consomme bien ce mariage autant qu’il le peut être en cette vie, mais la véritable consommation ne s’en fera que dans le Ciel. Et cette consommation se fait par transformation où des deux il n’est fait qu’un, non seulement comme par manière d’union, mais c’est que l’Amant a changé en Lui l’Aimée.
Il dit aussi : ma colombe est unique et parfaite[619]. Elle est unique parce qu’elle n’est plus mais Moi seul Je suis. Elle est parfaite parce qu’elle possède Ma propre perfection et c’est alors que l’amour est fort comme la mort[620], parce qu’étant devenue Dieu, la force est celle de Dieu. Ainsi elle est bien éloignée après cet heureux mariage de tomber dans les faiblesses et égarements précédents. Elle dit : Il a ordonné en moi la Charité[621], ce qui fait voir que la Charité lui est donnée dans toute l’étendue et l’ordre qui lui est nécessaire.
Post-scriptum. Lorsque j’ai dit : mon Bien-aimé est à moi et je suis toute à Lui[622], je sais que l’Epouse du Cantique ne dit pas ce mot, toute, mais je l’ai mis comme il m’est venu dans l’esprit. Saint François de Sales l’explique ainsi : et je suis toute sienne. J’ai cependant vu qu’il n’y a dans les Cantiques que le simple mot ego illi, mais cette divine Amante ne se serait pas contentée d’être à Lui en partie.
Que l’aveuglement des hommes est grand de ne point connaître les voies de Dieu, Son pouvoir souverain, Son indépendance de tous les moyens ! Il choisit ceux qu’il Lui plaît et prend même plaisir de contrarier les raisons des hommes afin de paraître d’autant plus Dieu que les moyens dont Il se sert sont plus faibles et moins usités.
Une âme qui a perdue tout pouvoir propre est éloignée de se pouvoir donner quelque mouvement par elle-même puisque, sitôt que nous perdons notre propre pouvoir, nous entrons, comme dit l’Écriture, dans la puissance du Seigneur qui ne nous laisse plus ni choix, ni pente, ni tendance d’aucun côté. C’est ce parfait équilibre de l’âme qui fait que Dieu la penche comme et quand il Lui plaît. O qu’il y a peu d’âmes qui soient de cette sorte dans la main de Dieu, à cause de la difficulté qu’il y a à devenir parfaitement souple et pliable !
Dieu commence par nous rendre passifs pour recevoir Ses opérations dans notre âme. Cela se fait peu à peu, Dieu combattant et détruisant peu à peu toutes les contrariétés et les activités humaines. Il les combat par la paix et le repos qui nous rend peu à peu passifs et sans mouvement pour recevoir les opérations profondes et secrètes. Il les combat aussi par les vicissitudes qu’Il fait éprouver. Et enfin Il les détruit par la mort entière de nous-mêmes.
Mais cet ouvrage qui paraît si long n’est rien en comparaison de ce qu’il faut que l’âme passe pour devenir agissante en Dieu et ensuite mue et agie par Dieu même.
La mort totale nous fait perdre toute volonté, tout choix et tout penchant propre. Elle ôte même la répugnance à tout ce que Dieu pourra faire souffrir, mais elle ne nous donne pas cette passiveté agissante ; la nouvelle vie ne le fait pas non plus d’abord. L’âme qui croit que tout doit finir par une entière passiveté, soit pour souffrir, soit pour mourir, soit pour vivre de nouveau, est bien étonnée qu’un autre s’empare d’elle et lui fait faire ce qu’elle n’aurait jamais imaginé devoir faire. Elle a beaucoup plus de peine à perdre toute répugnance pour agir que pour mourir.
Quand l’âme a, ainsi que je l’ai dit, perdu et tout pouvoir propre et toute répugnance à être mûre et agie selon la volonté du Seigneur, alors Il la fait agir comme Il veut sans choix des moyens : Il se communique par elle sans qu’il y ait en cela le moindre penchant de son côté. Il le fait vers qui Il lui plaît, quand et comme Il lui plaît. Si elle voulait se communiquer ou d’un autre côté que Dieu ne le fait ou dans un temps qu’Il ne la meut pas, cela serait entièrement inutile et dessécherait plutôt le cœur que de lui communiquer la vie. Mais quand Dieu la meut vers un cœur, à moins que ce cœur ne refusât lui-même la grâce que Dieu veut lui communiquer ou qu’il ne fût mal disposé par trop d’activité, il reçoit immanquablement une paix profonde et même quelquefois savoureuse, qui est la plus forte marque de la communication.
Au commencement que l’âme se communique à un sujet encore rétréci en lui-même, celui-ci ne reçoit que peu à peu et l’âme dont Dieu se sert, le sent très bien, car il ne sort pas d’elle autant que Dieu lui donne pour ces personnes parce que, comme je l’ai dit, leur cœur est étroit ou qu’il y a trop d’activités. Il faut alors que la longueur du temps supplée au défaut de la largeur du cœur. Il est aisé de comprendre qu’une eau ne se communique pas abondamment dans un endroit trop étroit et qu’elle se pousse avec impétuosité dans les lieux où il y a assez d’étendue pour la contenir.
Mais, dira-t-on, comment est-ce que cette âme peut discerner quand et à qui Dieu veut qu’elle se communique ? Cela se discerne parce que l’âme sent un surcroît de plénitude qu’elle sent bien n’être pas pour elle - Dieu la tenant à l’égard d’elle-même dans un vide presque toujours égal et dans un entier équilibre, et c’est ce qui fait qu’elle est plus propre à ce que Dieu veut -, elle sent, dis-je, une plénitude très forte qui même l’accablerait si elle ne trouvait personne. Mais Dieu dont la bonté est infinie ne lui donne cette plénitude que lorsqu’il y a des sujets plus ou moins disposés pour la recevoir. L’âme ne peut non plus ignorer pour qui Dieu la remplit de la sorte, parce qu’il penche son cœur du côté qu’il veut qu’elle se communique, comme on met un tuyau dans un jardin pour faire arroser l’endroit que l’on veut arroser et cet endroit-là seulement demeure arrosé. Quelquefois plusieurs personnes reçoivent dans le même temps l’écoulement de ces eaux de grâce, et cela à proportion que leur capacité est plus ou moins étendue, leur activité moindre et leur passiveté plus grande.
L’âme que Dieu conduit de la sorte ne peut résister à ce que Dieu veut d’elle. Si elle le voulait faire, elle souffrirait une peine intolérable jusqu’à ce qu’elle eût obéi à Dieu. Dans le commencement, la honte d’un agir extraordinaire et si contraire à ce qu’elle avait pensé, lui fait commettre quelques infidélités. Et afin de ne se pas rendre à ce que Dieu veut d’elle, elle veut se persuader que c’est une imagination et que ce n’est point Dieu qui la pousse à parler ou à se taire avec certaines personnes. Mais elle en est si fort punie qu’elle apprend à ses dépends l’indépendance infinie de Dieu, le pouvoir absolu qu’Il a sur Sa créature, l’indifférence de choix des moyens dont Il veut Se servir. Une fausse humilité arrête quelquefois, mais l’âme apprend peu à peu que Dieu agit en Dieu, qu’Il choisit les choses basses pour confondre les fortes[623], qu’Il a fait faire autrefois à ses Prophètes des choses qui paraissaient puériles et que c’est dans ces mêmes choses qu’Il a le plus fait voir qu’Il est Dieu et sa Souveraineté. Quand Il veut qu’un grand Prince comme Isaïe fasse des choses indignes d’un homme raisonnable[624], Il fait voir combien Il est le Dieu de ce même Isaïe : car s’il avait agi par la raison, il n’aurait rien fait de ce que Dieu lui avait commandé, il n’aurait point fait connaître le pouvoir divin et la souplesse qu’Il veut des âmes, il n’aurait point servi au peuple de Dieu ; et combien aurait-il mérité par là de châtiments ! Il faut remarquer qu’Isaïe n’a eu sa mission pour le peuple de Dieu qu’après qu’un Séraphin eût purifié ses lèvres avec un charbon ardent : Malheur à moi, disait ce Prophète, parce que j’ai les lèvres souillées ! De quoi étaient-elles souillées, les lèvres de ce grand Prophète? Ce n’était pas d’avoir prononcé le mensonge, mais c’est parce qu’il n’avait pas dit la vérité, et toute vérité, dès qu’il lui avait été inspiré de la dire, étant encore dans la faiblesse de la nature humaine. Mais sitôt que le feu de la charité l’a purifié, il n’eût plus de honte ni d’hésitation. Il faut remarquer de plus que ce fut un Séraphin qui le purifia, ce qui nous doit faire concevoir que le pur Amour tout seul peut purifier l’âme à ce point que de lui donner cette souplesse divine.
Livrons-nous donc sans bornes ni mesures au pur Amour et il rendra nos volontés merveilleuses[625] comme celles de David. Comment et quand rend-Il nos volontés merveilleuses ? C’est lorsqu’étant perdues dans la Volonté divine, cette même Volonté divine devient notre volonté et nous meut comme il Lui plaît. Alors toutes nos volontés sont merveilleuses car elles sont certainement la Volonté de Dieu.
C’est donc cette Volonté divine qui remue l’âme et la penche du côté qu’il Lui plaît, sans qu’elle se puisse donner ni penchant ni mouvement. Elle doit avoir une fidélité sans bornes pour suivre Dieu sans doute ni hésitation et pour faire aveuglément tout ce qu’Il veut qu’elle fasse. C’est Lui qui dispose les sujets pour les Lui rendre propres et pour qu’elle exerce sur autrui ce pouvoir divin. Mais ce qui fait qu’on ne réussit pas toujours, c’est que l’âme à laquelle on est adressé n’est ni assez souple ni assez obéissante, qu’elle raisonne sur les choses commandées, qu’elle n’a pas une foi assez pure et simple. Mais alors rien ne retombe sur l’âme qui a fait son devoir et la perte de la grâce ne lui sera pas demandée. C’est ce qui est déclaré dans le Prophète[626] : « Si ton frère pèche parce que tu t’es tû, Je te redemanderai l’âme de ton frère ; mais si ayant parlé à ton frère, il n’écoute pas tes paroles et qu’il ne se tourne pas vers Moi, il est seul coupable et Je ne te redemanderai pas son âme ». Il est aisé de juger par là qu’il faut une grande souplesse de la part de l’agent dont Dieu Se sert et une grande obéissance de la part de ceux à qui Dieu veut faire des grâces par le moyen qu’Il a choisi, sans quoi tout demeure sans effet et la grâce est vaine. L’âme supérieure sent alors que cette même grâce qui n’a pas été reçue retourne sur elle. C’est ce que Jésus-Christ dit à ses Apôtres, de donner la paix dans les lieux où ils vont et que si cette paix n’est pas reçue, elle retournera sur eux . Et saint Paul dit admirablement que la grâce n’a pas été vaine en lui[627] : il ne dit pas qu’elle ait exercé son pouvoir sur tous les cœurs dans lesquels il a voulu la verser, mais qu’elle n’a point été vaine en lui parce que son cœur a toujours été préparé à recevoir celle que les autres refusaient. Et c’est une chose admirable que rien ne se perde dans l’ordre de la grâce, non plus que dans celui de la nature. La grâce frappe à la porte de notre cœur : lorsqu’elle ne trouve point d’entrée, elle se répand en d’autres cœurs mieux disposés et ce que l’un perd, l’autre le trouve. Et c’est véritablement en ce sens que la grâce est toujours efficace par elle-même et non dans le sens qu’on a voulu lui donner, puisque nous pouvons lui résister et que, lorsque nous lui résistons, elle emploie son efficacité sur d’autres sujets disposés à la recevoir. Ainsi elle n’est jamais inutile. O Amour, que le cœur est à plaindre lorsqu’il Vous refuse et lorsqu’il ne se livre pas à Vous dans toute l’étendue de ce qu’il est !
Il y en a qui ne refusent pas entièrement la grâce, mais ils lui donnent si peu d’ouverture qu’elle est comme captive en eux et ne peut y faire ses fonctions. Avec quelle plénitude cette grâce ne se répand-t-elle pas sur ceux qui la veulent recevoir pleinement sans se regarder eux-mêmes ? On reçoit également de la douleur, et pour la compression et pour la dilatation[628]. Ainsi cette grâce en se faisant passage fait souffrir : c’est ce qui fait que souvent on la craint et qu’on la refuse. Mais laissons-lui faire son passage à elle-même, recevons-la de tout notre cœur et elle étendra elle-même ce même cœur dans toute l’étendue qu’un sujet créé le peut porter. Que j’ai de douleur quand je vois cette grâce refusée presque partout ! Il me semble de voir ce qui arriva à la naissance de Jésus-Christ, qu’il ne trouva aucun lieu dans toutes les hôtelleries à cause de la pauvreté de ses parents : son réduit fut une pauvre étable. Parce que la grâce est pauvre, nue, dépouillée de brillant, elle est presque refusée partout. Elle est obligée de se réfugier dans quelque pauvre cœur, qui se trouvant vide de tout le reste, la reçoit avec une entière plénitude.
Ordinairement[629] les personnes peu avancées veulent se mêler de conduire les autres avant que Dieu les appelle à cet emploi, elles croient même le pouvoir mieux faire que celles que Dieu appelle à cela par vocation singulière. C’est un abus dans la vie spirituelle, et qui s’y glisse même dès son commencement, que de vouloir travailler pour les autres à contre temps. Et ce n’est que par une fausse ferveur que l’on entreprend de les aider par soi-même avant d’en avoir reçu la mission. Plusieurs se croient capables de conduire dans la voie des saints qui n’y sont pas encore bien entrés eux-mêmes, et voulant faire part aux autres des grâces qui ne leur sont données que pour eux, ils en perdent eux-mêmes le fruit et ne peuvent en aider les autres. Il ne se faut point porter à aider le prochain tant qu’on le désire et que l’on n’a pas l’expérience des choses divines et la vocation. Il faut être établi auparavant dans la vie intérieure.
Jésus Christ, notre parfait modèle, a passé trente ans dans la vie cachée, s’appliquant à une oraison continuelle et demeurant anéanti devant Son Père pendant un si long temps, avant que de S’employer visiblement au salut des hommes pour nous apprendre par Son exemple à laisser mourir tout empressement d’aider au prochain et à demeurer dans le silence et dans le repos jusqu’à ce que le temps et les moments soient venus, auxquels Dieu nous donnera Sa parole et Son ordre pour travailler au salut des âmes, s’Il a dessein de Se servir de nous pour cela. J’ose assurer que la vie apostolique par état permanent ne peut être donnée que lorsque l’âme est arrivée en Dieu, et en degré éminent, ce qui n’empêche pas que l’obéissance n’y engage plus tôt. Mais lorsque c’est par obéissance, ou par le devoir indispensable, Dieu supplée à ce qui manque à l’état.
Quelques personnes, même fort spirituelles, m’entendant parler de la vie apostolique par état, prendraient cela pour une certaine ardeur que les âmes nouvellement entrées dans la voie passive ont d’aider aux autres. Elles jouissent au-dedans d’elles d’un si grand bien qu’elles voudraient le communiquer à toute la terre. Mais ces personnes sont infiniment loin de l’état dont je parle, qui ne peut jamais arriver que l’âme ne soit morte et ressuscitée en Dieu, et fort avancée en Lui seul, où tout se trouve en unité divine. Alors elle entre dans la vie apostolique par état, par infusion substantielle et par union essentielle, où c’est Dieu qui agit et qui parle en elle sans qu’elle prévienne Dieu ni qu’elle Lui résiste ni qu’elle participe à ce qui se dit ou se fait par elle en rien qui lui soit propre, imitant en cela la façon de parler et d’agir de Jésus-Christ : Je ne puis rien faire de Moi-même, dit-il, et je juge selon que J’entends[630]; et celle du Saint-Esprit, duquel il assure qu’Il ne parlera pas de Lui-même, mais qu’Il dira tout ce qu’Il aura entendu[631]. Ce qui se doit entendre de cette sorte : les Personnes de la Trinité, comme unies dans l’essence, y ont tout également, et Elles parlent et agissent par Elles-mêmes comme parlant et agissant au-dehors par une même essence en unité parfaite ; mais comme Personnes distinctes, Elles reçoivent les unes des autres : le Fils reçoit du Père, et le Saint Esprit reçoit du Père et du Fils par Son émanation éternelle d’Eux.
Or je dis qu’il faut que l’âme passe par Jésus-Christ et par la Trinité en distinction avant qu’elle arrive en Dieu seul qui est la Trinité essentielle et indivisible, tout se trouvant réuni dans l’Essence unique en Unité parfaite, de sorte qu’après avoir été unie à Jésus-Christ distinctement et à la Trinité personnelle selon les opérations qui sont appropriées aux Personnes divines, il faut que tout se trouve réuni dans le point de l’Unité essentielle, où toute distinction personnelle se perd et où nous demeurons cachés en Dieu avec Jésus-Christ[632] qui est notre Vie[633], ainsi que Saint Paul l’avait éprouvé. La raison de cet ordre qui s’observe dans le retour de l’âme à son principe est que, l’âme étant sortie de l’Unité de l’Essence divine par la Trinité des Personnes et cette Trinité s’étant communiquée à elle par les grâces et par les mérites de Jésus-Christ, il faut aussi que pour rentrer pleinement dans son origine, elle aille par Jésus-Christ, son Médiateur et son chef, à la Trinité des personnes, et par elles à l’Unité de l’Essence où tout se réduit en parfaite Unité dans la plénitude de la Vie divine et dans le repos inaltérable.
Mais l’âme étant réunie dans ce point essentiel de Dieu seul, elle sort au-dehors par les effets, comme les divines Personnes par Leurs opérations, et ainsi elle se multiplie dans ses actions, quoi qu’elle soit une et très simple et indivisible en elle-même, de sorte qu’elle est une et multipliée sans que la multiplicité empêche l’unité ni que l’unité interrompe la multiplicité. Ceci ne se doit entendre ni selon la seule pensée, vue et sentiment, conformité ni ressemblance connue comme telle par la créature, mais par état réel et permanent quoique, pour l’ordinaire, il ne soit pas connu de l’âme qui a le bonheur d’y être arrivée, comme en elle-même et pour elle-même ; mais il lui est donné de le connaître et exprimer comme dans les autres et pour les autres.
Cet état néanmoins n’est point une sortie de la créature au dehors pour parler, agir et produire les effets de la vie apostolique. L’âme n’y a point de part : elle est morte et très anéantie à toute opération. Mais Dieu, qui est en elle essentiellement en Unité très parfaite où toute la Trinité en distinction personnelle Se trouve réunie, sort Lui-même au-dehors par Ses opérations : sans cesser d’être tout au-dedans et sans quitter l’unité du Centre, Il se répand sur les puissances, faisant par elles et avec elles tantôt l’office du Verbe instruisant, agissant et conversant, tantôt l’office du Saint-Esprit sanctifiant, embrasant d’Amour, fondant ce qu’il y a de plus caché dans les cœurs et parlant par la bouche de cette créature qui demeure très passive à tout ce que Dieu-Verbe et Dieu-Saint-Esprit opère en elle et hors d’elle par son organe - durant que cette âme, vide de toute propriété et distinction non seulement des Personnes mais d’elle-même, demeure essentiellement unie à Dieu dans le fond qui est Dieu même, où tout est dans le repos parfait de l’Unité essentielle de Dieu pendant néanmoins que le même Dieu agit par elle en distinction de Personnes. Tout cela s’opère sans le vu ni le su de cette créature, qui est entièrement incapable de faire ce discernement et qui ne connaît ses paroles et ses actions que lorsqu’elles paraissent, ainsi qu’elle ferait à l’égard de celles d’une autre personne. Mais Dieu révèle ce mystère à qui il Lui plaît.
L’âme arrivée à ce degré est immuable quant au fond, Dieu lui faisant part de Son immutabilité. Elle est si pure, si nette et si dégagée de toutes sortes d’espèces qu’il ne lui vient pas quelquefois en tout un jour une seule pensée. Son esprit est comme une glace pure, qui ne reçoit aucune impression que celle qu’il plaît à Dieu de lui donner. Un entendement purifié de cette sorte est toujours illuminé, mais c’est une lumière générale, immense et pure : c’est un commencement de la lumière éternelle. Cette lumière dans sa pureté et netteté ne cause point de faux brillants, comme des révélations particulières. C’est pourquoi elle n’est pas sujette à l’erreur : c’est la Révélation de Jésus-Christ, Lumière et Vérité, qui, ne laissant nulle distinction à l’âme qui La possède, lui manifeste les secrets tels qu’ils sont et lui communique tout sans lui rien donner et sans l’entremise de la raison. Cette Lumière absorbe dans son sein tout ce qui se peut distinguer, connaître et nommer. Et en laissant l’esprit dans sa pureté et clarté que rien ne termine, Elle ne lui laisse pas ignorer ce qui se peut nommer, distinguer et connaître. Elle a d’une manière infuse, pure et séparée de toutes espèces ce que les autres ont par l’entremise des idées, de l’étude et du raisonnement, et cela sans erreur et tromperie parce que c’est la Lumière de Vérité, qui dissipe par Sa clarté tous les brouillards de l’erreur et du mensonge.
La volonté est tellement purifiée qu’elle jouit sans apercevoir sa jouissance. Elle goûte sans saveur, elle a tout sans rien avoir, rien ne lui manque et elle ne possède rien. Il semble que la même pureté et netteté qui est dans l’esprit soit en elle : c’est tout la même chose. De même que le soleil échauffe et éclaire en même temps et que sa lumière est chaleur et sa chaleur lumière, de même Dieu est la Lumière et l’Amour de cette créature transformée en Lui, qui fait tellement une même chose avec Lui qu’elle ne peut Le distinguer ni se distinguer elle-même. Dieu est elle et elle est Dieu[634], puisqu’Il est sa vie et son mouvement ; tout le reste lui est étranger et elle est étrangère à elle-même. Elle ne se trouve ni être, ni subsistance, quoiqu’elle ait une vie toute divine. Il lui semble qu’elle est si séparée d’elle-même que son corps est comme une machine qui se remue, qui vit et qui parle par ressort.
Dans cet état, l’on connaît ce qui est de l’intérieur des personnes pour lesquelles Dieu applique, et cela dans la même Lumière. C’est là que l’on fait tout sans faire rien, c’est là que le Père engendre son Verbe dans l’âme et que le regard mutuel du Père et du Fils, qui est un regard de complaisance, produit le Saint Esprit. C’est là que les merveilles du temps et de l’éternité sont découvertes sans nulle manifestation particulière : le moment qui fait parler ou écrire en fait tout le discernement.
Or quand le Verbe parle par cette âme, Il ne peut parler par elle que [de] ce qu’Il a parlé Lui-même étant sur terre, ce qui fait que cette personne se sert des paroles de Jésus-Christ et de l’Écriture sans chercher à s’en servir et sans penser qu’elle s’en serve : c’est que Jésus-Christ étant Lui-même sa parole, elle ne peut jamais parler que ce dont Jésus-Christ a parlé. Et cette parole multipliée au-dehors se trouve réunie dans le Verbe et le Verbe en Dieu sans distinction ni multiplicité personnelle mais dans l’unité parfaite de l’Essence, ainsi que saint Jean l’explique : le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu. Le Verbe était en Dieu : voilà la distinction personnelle ; et le Verbe était Dieu : voilà l’Unité de l’Essence[635].
C’est donc là ce que j’appelle la vie apostolique, savoir l’état où l’âme étant morte à tout et parfaitement anéantie, ne retenant plus rien de propre, Dieu seul demeure avec elle et en elle ; et elle est abîmée et perdue en Lui, ne vivant dans son fond que de sa vie essentielle, mais sortant sans sortir au-dehors par sa vie personnelle en distinction d’effet et non de connaissance. Ce qui nous est marqué dans les Apôtres qui ne furent confirmés dans l’état permanent de la vie et des emplois apostoliques qu’après la réception du Saint Esprit avec plénitude, qui causa en eux un vide entier d’eux-mêmes et une si grande souplesse à tout ce que Dieu voulait opérer par eux qu’il est dit que ce n’était pas eux qui parlaient mais l’Esprit de leur Père céleste qui parlait par leur bouche[636], et que Saint Paul proteste que c’était Jésus-Christ qui parlait en lui[637]. Toute personne qui aura lumière ou qui sera parvenue à ce degré m’entendra.
Je dis de plus que peu de personnes arrivent à cet état et que de très saintes âmes meurent dans la consommation en Dieu seul, sans que Dieu soit sorti personnellement et par les effets en elles. Il faut une vocation particulière pour que cela soit et, quand cela arriverait, il [l’état] ne tire en rien l’âme de son unité parfaite en Dieu seul de même que Jésus-Christ n’en fut jamais tiré, ni le Saint Esprit non plus, quoiqu’ils agissent différemment au-dehors, étant assuré qu’à cause de l’Unité essentielle et indivisible, lorsque le Verbe agit au-dehors, le Père et le Saint-Esprit agissent aussi indivisiblement avec Lui. Et lorsque le Saint-Esprit agit, le Père et le Fils le font aussi parce qu’Ils sont indivisibles dans Leurs opérations à l’égard de la créature, ce qui n’empêche pas pourtant que cette unité parfaite en Dieu seul ne change de nom selon les effets multipliés qui en sortent et qu’il n’y ait une distinction aussi véritable des Personnes comme il est vrai que l’Essence est une en Elle-même. Selon le rapport qu’ont les opérations ou les propriétés des Personnes divines, elles sont attribuées différemment à ces mêmes Personnes : la Fécondité et la Puissance au Père, la Sagesse et la Providence au Fils, la Bonté et l’Amour au Saint-Esprit ; et tout cela se trouve réuni en Dieu seul, où tout est Puissance, tout Sagesse, tout Amour.
Les âmes apostoliques en qui cela s’opère, n’ont ni mouvement ni tendance, pour petite qu’elle soit, à aider et parler au prochain, mais Dieu leur fournit tout par Providence et leur met en bouche des paroles comme il Lui plaît et quand il Lui plaît. Ceci supposé, il est aisé de voir que très souvent il en est qui font de semblables fautes que celle qui a été remarquée lorsque, se trouvant dans la passiveté de lumière et d’amour, ils prennent souvent comme de Dieu ce qui ne vient que de leur ferveur, et il y a souvent de la tromperie. Mais dans l’état dont je parle ici, il n’y en a point et il n’y en peut avoir à moins de sortir de l’état. Ces autres personnes disent souvent comme Coré : nous sommes aussi propres que les autres à aider le prochain puisque tout ce qui est en nous est saint[638]. Mais la suite et l’expérience fera bien voir que s’ils sont saints en eux et pour eux, ils ne le sont pas encore pour faire l’office de Prêtre et de Pasteur en faveur des autres, cela étant réservé à ceux que Dieu a choisis pour cet emploi.
On peut aussi connaître par cela même pourquoi tant d’ouvriers qui travaillent beaucoup dans l’Église de Dieu font très peu de fruit : c’est parce qu’ils s’ingèrent d’eux-mêmes sans être appelés, ou parce qu’ils ne sont pas assez établis en Jésus-Christ ni unis à Lui, pour rapporter par Lui-même un grand fruit.
Vous me demandez comment je sais que c’est Dieu qui me fait agir et comment Il me parle. Je sais qu’Il me fait agir comme je sais que j’ai une âme qui remue mon corps et que si je n’avais pas cette âme, mon corps serait sans aucune fonction vitale. L’un est aussi certain que l’autre. Si un homme pouvait se sentir après sa mort, il saurait fort bien qu’il n’est privé de toutes les fonctions de la vie que parce que l’âme n’animerait plus son corps. Si cette âme revenait animer ce corps de nouveau et que ce corps eût perdu ce qu’il avait de terrestre et de grossier et que l’âme eût acquis des qualités qu’elle n’avait pas auparavant, la possession de cette nouvelle âme et son union à ce corps séparé de la terre, lui ferait voir un pays nouveau. Cette personne sentirait bien que toutes ses fonctions sont différentes des anciennes. Elle serait enchantée d’abord de cette nouvelle vie, elle la distinguerait et la remarquerait fort bien et la comparant à la première vie qu’elle avait avant que la mort eût purifié son âme et son corps, elle en verrait la différence. Elle serait surprise un temps de cette nouveauté, elle ne pourrait douter de sa vie, mais dans la suite elle vivrait tout naturellement, sans se dire toujours : « je vis, c’est mon âme qui fait agir mon corps ». Cette vérité si certaine ne serait plus son attention : elle vit, elle opère et c’est assez. Elle sait qu’elle a été privée de cette vie qu’elle possède, elle sait qu’elle vit et c’est tout. Et elle sait que cette vie est étendue, vaste, qu’elle n’est pas comme la première : et c’est tout ainsi que cette âme sait fort bien que Dieu est devenu sa vie.
Au commencement cela est plus aperçu, dans la suite cela devient comme naturel. Saint Paul qui l’avait éprouvé dit : Je vis, non plus moi, mais Jésus-Christ vit en moi[639]. Je ne saurais douter que je ne vive. Je ne puis douter non plus que Jésus-Christ ne vive en moi : c’est Lui qui est devenu mon âme, c’est Lui qui lui fait faire toutes ses fonctions. Il est l’âme de mon âme et comme mon âme anime mon corps, Jésus-Christ anime mon âme. Et de même que je me contente de vivre et de faire les fonctions d’un homme vivant, sans que je me dise toujours : « c’est mon âme qui fait agir ma main », me suffisant de savoir que cela est sans quoi elle serait paralytique, aussi si mon Dieu qui agit en moi et par moi cessait de le faire, je deviendrais paralytique et je ne pourrais rien faire par moi-même. Et comme on sent fort bien un membre mort et qu’on voit qu’il ne fait plus les mêmes fonctions parce qu’il n’est plus animé, aussi si mon Dieu Se séparait de moi, je ne pourrais rien faire de ce que je fais, je sentirais Sa privation avec des douleurs intolérables quoique je ne sente Sa possession que par une vie immense qu’Il me communique et qui est séparée et dégagée des assujettissements de la première vie.
Il en est de même pour la parole. Mon âme ne parle pas en moi, mais je parle par elle et je ne pourrais parler sans elle : elle remue ma langue, elle met les paroles en ma bouche. Mon Dieu fait tout de même : Il fait parler, agir, écrire, sans quoi cela me serait impossible. On sent la privation des fonctions naturelles mais on ne fait pas attention de même sur le principe de nos actions. Sitôt que le Verbe vit en l’âme, quIil est l’âme de notre âme, c’est Lui qui devient le principe de ce qu’elle fait et dit, et cela de telle sorte qu’elle ne peut rien faire par elle-même. Et si elle voulait faire effort, cela lui serait impossible : il ne lui viendrait rien, elle se trouverait comme une bête et comme une personne qui n’a rien su[640].
Concluez donc que la Vie et la Parole du Verbe est la possession de ce même Verbe. C’est Lui qui nous possède et non nous qui Le possédons, étant notre Principe vivant et vivifiant, comme Il le dit Lui-même : Je suis le Principe, qui parle même à vous[641] . C’est Lui qui parle à tous, mais Il n’est pas le Principe en tous ni leur parler, leur vie et leur fonction. Il dit ailleurs qu’Il est la vigne, que nous sommes les branches[642]. Ces branches sont entretenues par une sève secrète qui monte et qui se distingue par les effets et non autrement. Nul ne voit comme cette sève monte et s’insinue dans toutes les parties de la vigne. Il en est de même de la vie du Verbe en nous. C’est cette sève sacrée qui est notre Principe vivant et vivifiant qu’on ne discerne que par les fruits. La branche coupée perd sa sève et sa vie et ne porte plus de fruits. Nous portons en Jésus-Christ des fruits dont Il est le Principe.
Lorsque l’âme est mise dans l’état apostolique et que le parler du Verbe lui est donné, elle communique aux autres en deux manières, et par les paroles et par le silence. La première manière est pour tous et elle est la moins parfaite, la seconde est pour les personnes attirées à une plus grande simplicité.
La communication se fait de loin aussi bien que de près, lorsque les âmes sont assez perdues pour cela ; mais cette communication de loin n’est ordinairement ni si intime ni si prompte que celle de près.
Il est aussi difficile de reprendre le distinct en Dieu, et même plus, qu’il a été difficile de le perdre en Lui. Ce distinct est pour les autres, cette âme ne sortant pas par là de son anéantissement. Jésus-Christ Se communiquait de la sorte à Ses plus familiers et comme, pressé qu’Il était de répandre Sa plénitude, Il allait chercher des âmes disposées auxquelles Il le pût faire. Cette femme hémorroïsse[643] ne reçut qu’en s’approchant de Lui l’effet de la vertu qui s’écoulait de Lui parce qu’elle était autant pleine de foi qu’anéantie et honteuse de son ordure et de sa maladie. Les communications ne sont de cette sorte que pour un temps, non par rapport de la personne de qui elles sortent mais par rapport à celui qui les reçoit. Plus son cœur est étroit, plus il faut d’approche pour se communiquer et la communication ne se fait que peu à peu.
Mais quand le cœur est devenu étendu et qu’il participe à l’immensité de celui qui lui communique, alors on se communique aussi bien à cent lieues que proche. Mais ces sortes de communications veulent une correspondance immense car c’est l’Immensité qui Se communique dans l’Immensité même. Et alors il n’y a plus de souffrance pour celui qui communique car il est reçu autant qu’il peut communiquer : et c’est alors que se fait le commerce ineffable de la Ste Trinité où l’Immense est reçu dans l’Immensité même, où ne trouvant rien qui retienne sa communication, il[644] est autant large dans les autres qu’il l’est en lui-même. Ceci est relevé, je crois pourtant que vous m’entendrez.
Dieu Se communique à toutes les créatures, mais il ne Se communique avec autant d’abondance que de délectation sinon dans les âmes bien anéanties, parce qu’elles ne résistent plus et que, Dieu étant Lui-même leur fond, Il Se reçoit Lui-même en Lui-même. De là vient que la communication que nous recevons de Dieu même au-dedans est d’autant plus sensible qu’elle est plus resserrée ; et par la même raison, elle est d’autant plus insensible qu’elle est plus immense car Dieu ne Se communique point autrement par Lui-même que par le néant[645], puisque c’est la même chose. Marie, pour faire entendre qu’elle comprenait que c’était le Verbe, Fils unique du Père, qui devait S’incarner en elle et qu’elle devait communiquer aux autres hommes, dit : Il a regardé la bassesse de sa servante[646], c’est-à-dire son profond anéantissement. Et comme la communication du Verbe en nous se fait par le regard de complaisance de Dieu sur l’âme bien anéantie, aussi la communication du Verbe se fait par nous à d’autres dans notre anéantissement.
La communication se fait par approche pour les âmes qui ne sont pas anéanties et par simple regard ou pensée pour celles qui le sont. Un exemple de ceci est en saint Jean Baptiste : les premières communications se firent par voie d’approche ; et ce fut la raison pourquoi la Sainte Vierge demeura trois mois chez Sainte Élisabeth, après quoi Saint Jean n’eut plus besoin de s’approcher de Jésus-Christ dès qu’il fut fort. Aussi n’eût-il point d’empressement pour Le voir, quoique, lorsqu’ils s’approchèrent, il y eut encore un renouvellement de grâce.
Ces communications sont claires dans l’Écriture. Jésus-Christ sentait plus fortement ce désir (sans désir) de communication pour les âmes imparfaites parce qu’elles mettaient plus d’obstacles. « J’ai soif », dit-Il, et à la Samaritaine et aussi sur la Croix : la même soif qu’Il déclare à la Samaritaine est la même dont Il Se plaint à la Croix. Il a soif : et de quoi, ô Divin Sauveur ? De communiquer le don de Dieu : O si tu savais le don de Dieu, et qui est Celui qui te demande à boire, tu Lui en eusses demandé, et Il t’eût donné à boire une eau vive[647]. O c’est Lui-même ! Pressé qu’Il est de cette même soif, ne crie-t-Il pas : Si quelqu’un a soif, qu’il vienne, et des fleuves de paix couleront dans ses entrailles[648] mais des fleuves qui montent jusque à la vie éternelle, c’est-à-dire qu’ils produisent l’effet de mettre l’âme en vie éternelle et qu’elle puisse recevoir les communications immenses de Dieu même.
Lorsqu’Il a soif sur la Croix, c’était de laisser cet Esprit sur la terre qui, Se communiquant tout en tous, consommât tout le monde dans l’Unité de Son Principe. Mais ne trouvant presque personne en état de Le recevoir, Il Le remet entre les mains de Son Père, comme pour Lui dire : « Mon Père, préparez-y les cœurs, et Le communiquez Vous-même ; car Je meurs sans pouvoir Me communiquer en plénitude. » Ce fut là sa douleur extrême dans le jardin[649] où ne pouvant communiquer l’Esprit dont Il était rempli, Il communique Son sang par les mêmes endroits par où se fait la transpiration des esprits, c’est-à-dire par les pores ; enfin, après Sa mort, Il veut que l’on ouvre Son cœur pour communiquer la vie. O mystère ineffable compris de peu ! car il y a peu de petits enfants. Jésus-Christ prenait les petits enfants pour Se soulager, et les mettait sur Sa poitrine[650].
Il y a deux passages admirables de ces communications dans le Cantique où l’Épouse dans sa plénitude compare ses mamelles à la tour[651], et où elle dit qu’elle est devant l’Époux comme celle qui a des peuples. Saint Jean l’Évangéliste en recevait de son Maître à la Cène et il était accoutumé à en user de la sorte. Sur la Croix, Jésus-Christ lui communiqua Sa propre vie : c’est pourquoi Il lui dit que Marie était sa mère et qu’il était son fils.
Lorsque les personnes auxquelles on se communique sont d’un degré inférieur, cela est plus sensible : c’est comme lorsqu’une rivière se décharge dans une autre beaucoup plus bas, cela fait beaucoup de bruit et est bien plus marqué. Mais quand ces eaux sont à niveau et quand il n’y a plus du tout de pente, cela est fort tranquille : c’est alors comme une mer immense où il se fait un flux et reflux de communications. Les Bienheureux se communiqueront de cette sorte, qui s’appelle pénétration. Et ce sera dans le Ciel une Hiérarchie, lorsque les esprits du même ordre auront ensemble un flux et reflux en participant aux communications de la Trinité, où tout sera consommé.
Dieu peut donner à une âme les mêmes grâces qui opèrent l’extase, quoique pour cela cette âme ne perde pas l’usage des sens extérieurs comme on les perd dans l’extase, perte qui ne vient que de faiblesse. Mais elle perd tellement toute vue de soi-même dans la jouissance de son divin objet qu’elle s’oublie de tout ce qui la concerne ; c’est alors qu’elle ne distingue plus nulle opération de sa part. L’âme semble alors ne faire autre chose que de recevoir ce qui lui est donné avec beaucoup de profusion. Elle aime, sans pouvoir rendre nulle raison de son amour et sans pouvoir dire ce qui se passe en elle dans ce moment. Il n’y a que l’expérience qui puisse faire comprendre ce que Dieu opère dans une âme qui Lui est fidèle. Elle correspond en recevant de tout son cœur, autant qu’elle en est capable, les opérations de son Dieu, Le regardant quelquefois faire avec complaisance et amour. D’autres fois elle est si perdue et si cachée en Dieu avec Jésus-Christ qu’elle ne distingue plus son objet, qui semble l’absorber en Lui-même.
Vous m’avez demandé comment se faisait l’union du cœur ?
Je vous dirai que l’âme étant entièrement affranchie de tout penchant, de toute inclination et de toute amitié naturelle, Dieu remue le cœur comme Il lui plaît et saisissant l’âme par un plus fort recueillement, Il fait pencher le cœur vers une personne. Si cette personne est disposée, elle doit aussi éprouver au-dedans d’elle-même une espèce de recueillement et quelque chose qui incline son cœur. On discerne alors fort bien qu’on éprouve quelque chose au-dedans de soi-même que l’on n’éprouvait pas auparavant, mais pour ce temps-là seulement ; et quoique cela soit très simple, Il ne laisse pas de se faire goûter du cœur, qui éprouve en soi une correspondance pour cet autre cœur.
Mais lorsqu’il y a quelque chose qui resserre ou empêche cette communication, l’âme supérieure le sent bien. C’est comme une eau qui voulant se faire passage et ne trouvant point d’issue, retourne sur elle-même. Cela peut venir aussi de ce que l’autre personne n’étant point accoutumée à cette manière, n’y correspond pas par un certain recueillement et un certain esprit d’attente, comme pour recevoir ce que Dieu voudrait donner par là.
Cela ne dépend point de notre volonté mais Dieu seul l’opère dans l’âme, quand et comme il lui plaît, et souvent lorsqu’on y pense le moins. Tous nos efforts ne pourraient nous donner cette disposition ; au contraire notre activité ne servirait qu’à l’empêcher. Dieu la donne donc et l’ôte comme il lui plaît.
Il ne faut point dire à cela : « Je ne veux rien », car il faut recevoir également tout ce que Dieu donne et par le moyen qu’Il lui a plût de choisir, et [moyen] qui n’y a non plus de part qu’un tuyau qu’on met auprès d’une eau pour la faire couler et qu’on ôte quand on veut. Lorsque la personne ne correspond pas autant qu’il serait nécessaire, ou qu’elle se retire, cela fait une sorte de souffrance qu’on ne saurait exprimer, parce que cela est fort spirituel.
Comme Dieu est le Maître de se servir des voies qu’Il lui plaît, qu’Il les change selon son bon plaisir, qu’Il remue toute la nature comme Il lui plaît, qu’Il fait les révolutions selon que Sa Toute Puissance en ordonne, que c’est un Etre indépendant et jaloux de son indépendance, Il s’est servi des voies qu’Il lui a plu dans le monde en différents temps. Il s’est servi dans les premiers temps de la voie des Prophètes, bien que cependant ces temps aient eu quelque part des autres voies qui ont suivi. Mais néanmoins leur caractère principal était la Prophétie comme nous voyons les saisons, quoique très différentes, tenir pourtant quelque chose les unes des autres. Il y a eu ensuite celle des Martyrs, des Anachorètes, des Pénitents, dont les travaux effroyables nous étonnent. Nous avons vu les Docteurs et les Confesseurs etc. qui tous, quoique d’un caractère particulier, tenaient en quelque chose les uns des autres.
La manière dont Dieu veut être servi présentement est une entière désappropriation et une foi simple, un Amour pur et un entier anéantissement de ce que nous sommes, faisons et pouvons.
Les premières voies ornent, embellissent la créature, sont toutes rapportantes à elle, quoique référées à Dieu et subordonnées. Tout va à perfectionner ce sujet en manière de sujet parfait, orné, travaillé, embelli, anobli ; (tout va à) l’enrichir, l’élever et enfin à en faire une chose d’autant plus admirable, que tout ce qui l’environne est plus sensible, plus palpable, plus à la portée de la créature, qui estime tout ce qui est sensible, visible et plus selon sa portée et ses idées. C’est là la voie de la gloire des saints. C’est celle du serpent dans la pierre[652] dont il reste des traces et des vestiges, quoique secrets.
La voie de l’entière désappropriation, dont Dieu veut se servir à présent, est bien différente. C’est la voie de l’aigle dans l’air[653], dont il ne reste rien. C’est la voie du seul honneur et de la seule gloire de Dieu, sans relation sur l’homme et pour l’homme. La première voie a pris ce qui était à Dieu pour le donner à l’homme, ainsi qu’a dit Jésus-Christ parlant de la descente du Saint Esprit : il prendra de ce qui est à moi et vous le donnera[654]. La seconde voie restitue à Dieu toutes les appropriations que l’homme s’était faites. C’est la voie de la seule gloire de Dieu, qui n’envisage que Lui, qui ne travaille point à enrichir son sujet, mais qui est toute employée pour son Objet. Elle est nue, dépouillée de tout, parce qu’elle n’orne point la créature mais qu’elle est toute occupée de ce qui glorifie son Dieu. Elle ôte tout à son sujet pour le restituer à son objet. Elle paraît dénuée de toutes les grandes choses. Elle n’a ni traces, ni vestiges. Tout retourne et est pour Dieu. On aperçoit le trou du serpent et sa peau dans la voie qu’il a tenu sur la terre ; mais il ne reste aucune trace de celle de l’aigle. Dieu est riche, grand, saint, heureux : tout mon bonheur est en lui et non en moi. Je ne puis rien montrer d’un trésor qui est tout à lui et dont je ne me réserve rien. O richesses de la Sagesse et de la science de Dieu que vos voies sont investigables[655] ! Il n’y a point de traces ni de vestiges parce qu’il n’y a rien de l’homme et pour l’homme[656].
L’homme est tellement composé de sentiments, qu’il veut exercer en toutes choses ses sensations. Il faut quelque chose qui convienne à l’homme, qui le fasse être et subsister en soi, qui ait des marques et des vestiges de l’homme : car il faut que partout où est l’homme, il paraisse, soit sensuel, soit vertueux, soit savant, spirituel, enfin soit saint, grand, orné de vertus ; et tout cela est palpable et sensible. Otez l’homme de ses sensations, il semble que vous l’ôtiez de sa sphère ; et il est vrai : mais c’est afin de lui en donner une autre.
Il n’en est pas de même de la foi, de l’Amour pur, et de l’entière désappropriation. Cette voie étant au-dessus des sensations, l’homme la comprend plus difficilement et il la pratique plus rarement, parce qu’il n’y trouve point les traces de l’homme. Non ; ses traces n’y sont point : il n’y en a plus, il n’y a que les vestiges de Dieu. Je ne suis ni saint, ni orné etc. dira cet homme éclairé de la lumière de Dieu ; mais Dieu est tout cela pour moi. Je ne m’amuse point au sujet, qu’il soit beau ou laid, vêtu ou nu ; je ne m’arrête qu’à ce grand Objet, qui surpassant infiniment et renfermant tout ce qui est possible, à cause de son immensité, ne laisse rien pour moi. Or comme Il ne laisse rien pour moi, et que je ne saurais subsister sans rien, Il m’absorbe et me perd en Lui, où il ne me laisse rien de propre, ni propre justice, ni propre vertu. Rien ne peut contenter mes sensations, parce que ceci les surpasse infiniment. Cette voie est la voie de Dieu seul, d’autant plus pure qu’elle n’est point mélangée des rapports à la créature et qu’elle ne dérobe rien à Dieu, qu’elle n’est point idolâtre. C’est l’amour des sentiments qui fait toutes les idolâtries et matérielles et spirituelles. Cette passion est si forte en l’homme, même spirituel, qu’il ne peut la quitter sans une grâce bien spéciale et une lumière bien pure. Nos attaches quelles qu’elles soient sont des idolâtries plus ou moins matérielles. L’entière désappropriation nous fait accomplir le premier Commandement, qui est et l’Amour pur et l’adoration parfaite. Plus nous aimons purement, plus nous adorons éminemment.
L’homme comprend la pauvreté des biens temporels, leur détachement : cela est suivant sa portée ; mais il est bien éloigné de comprendre la pauvreté spirituelle et toute son étendue, parce que cela surpasse ses sensations. Il ne comprend pas même la propriété et il regarde comme vertu éminente ce qui ne sera jamais admis sans être purifié. Dieu est un Dieu jaloux : c’est pourquoi il faut l’aimer sans partage, et sans rapport à nous. C’est pour cela qu’il exige avec tant de rigueur la restitution des usurpations. L’homme saint et propriétaire ne voit rien de meilleur que ce qu’il pratique, rien de plus grand que ce qu’il conçoit. Mais lorsque ces choses font son admiration et celle des autres, l’Esprit de Dieu, infiniment supérieur, y découvre des impuretés étranges. Dieu jugera nos justices[657] qu’il regarde en Isaïe comme des souillures.
Mais Il ne jugera pas l’âme désappropriée. Il n’y a rien en elle pour y appuyer un jugement : on ne juge pas sur rien, il faut quelque chose pour juger. O Amour ! Vous jugerez les justices des hommes mais vous ne jugerez pas les vôtres. Les hommes n’estiment que ce qu’ils font et que leurs idées. Ils ont donné des noms de vertus à ce qui leur a plût - et avec des yeux de fourmis une lentille leur paraît une maison. Il n’en est pas de même des yeux de Dieu. On voit, par exemple, une personne faire quelques pénitences volontaires, qui ne lui font pas grand mal, tant parce que ce qui est du propre choix n’en fait guère que parce que nous y posons telles bornes qu’il nous plaît, et que l’amour-propre et l’amour de notre propre excellence, si abominable devant Dieu, nous soutient. On voit, dis-je, ces pénitences volontaires, qui ne tueraient pas un moucheron, et on crie au saint, à la sainte, pendant qu’une personne qui est le jouet de la Providence, à qui Dieu envoie telles douleurs qu’il lui plaît, et laquelle ne met point de bornes ni à son amour ni à sa patience, n’est presque pas regardée : et pourquoi ? C’est qu’on ne voit point là l’ouvrage de l’homme. Son idée et sa tentation ne trouvent pas là leur compte, quoique cependant Dieu fasse ses délices de cet homme. Il est pauvre, nu, dépouillé de tout, il n’a rien du bien d’autrui, et cet autrui est Dieu. Il n’est digne que de mépris mais Dieu ne juge pas des choses comme les hommes en jugent. O qu’il s’en faut bien ! Une âme éclairée par l’entière désappropriation, et revenue à la parfaite simplicité, voit qu’on admire des choses qui répugnent à son cœur et que Dieu vomit.
O Seigneur ! Ouvrez les yeux
de notre âme, pour voir la vérité dans votre vérité, et la lumière dans votre
lumière. Les yeux immenses qui sont les yeux du cœur, voient si petites ces
choses qu’on estime grandes et voient si grandes celles qu’on appelle petites,
que l’âme est étonnée du renversement de jugement des hommes avec leurs yeux de
fourmis qui ne peuvent voir plus que leur étendue et par rapport à leurs
sensations. Emitte Spiritum tuum ; et creabuntur et renovabis faciem terrae (Envoyez
votre Esprit, et tout sera créé de nouveau, et vous renouvellerez la face de la
terre[658]).
Donnez, Seigneur, cet Esprit de désappropriation à vos enfants puisque c’est ce que vous voulez présentement d’eux et que l’ancienne
Loi doit être absorbée dans la nouvelle, comme les étoiles dans la lumière du
Soleil. Faites-vous honorer en Dieu. Il n’y a que le pur Amour, l’entière
désappropriation, qui s’étend bien loin, et la foi nue, qui soient dignes de Vous. O Seigneur! Donnez des oreilles pour entendre et un cœur pour comprendre ! Amen ! Venez Seigneur Jésus !
Qu’est-ce que c’est que l’intérieur ? Commencer par chercher le royaume de Dieu au dedans de nous[660]. Or cette recherche se fait par rentrer en soi en se séquestrant[661] de tous les objets du dehors par un fort recueillement. On ne trouvera ce royaume qu’où Dieu l’a placé, qui est où je dis. Il faut donc commencer par une recherche exacte, et Jésus-Christ a dit : Cherchez, et vous trouverez ; frappez et il vous sera ouvert ; demandez et vous recevrez[662]. Il faut comprendre que tout cela se fait par une activité intérieure et cette recherche fait également la conversion, le retour à Dieu, et le commencement de l’intérieur.
Lorsque l’âme a recherché activement le règne de Dieu en elle, elle trouve qu’il se développe peu à peu, qu’elle a plus de facilité de se recueillir, et qu’elle commence à goûter une préférence de Dieu qu’elle avait ignorée jusqu’alors, car elle s’était imaginé que la présence de Dieu n’était autre chose qu’une pensée de Dieu, de sorte qu’elle se faisait une violence et un bandement de tête pour tâcher de penser à lui. Cela est bon en une manière, mais comme l’homme ne peut pas subsister longtemps dans cette pensée, et que le royaume de Dieu n’est point dans la tête mais dans l’intime de l’âme, on se donne beaucoup de peine avec peu de succès et rebuté qu’on est d’un travail si infructueux, on ne tarde guère à chercher des amusements au dehors ; et d’ailleurs, le Démon qui ne craint rien tant que le règne de Dieu dans les âmes, fait ce qu’il peut pour tourner l’homme au dehors.
Il s’y prend de deux manières, ou par des austérités excessives, persuadant à l’âme que c’est là le moyen de trouver Dieu et par ce moyen il la jette au dehors, et étouffe la semence du dedans ; ou par ce bandement de tête dont j’ai parlé. Ni les uns ni les autres ne peuvent parvenir à l’intérieur, parce qu’ils prennent un chemin tout opposé.
On me répondra : il ne s’agit donc que de se recueillir et de mener une vie sensuelle. Ce n’est nullement cela, car Dieu voyant la bonne volonté de celui qui le cherche au dedans de soi, s’approche de lui, parce qu’il connaît le désir de son cœur, et il lui enseigne une modération exacte en toutes choses. Il en retranche tout l’excès et c’est alors que l’âme commence à s’apercevoir qu’elle a trouvé ce royaume. Elle éprouve alors au dedans d’elle un Directeur qui retranche tout le superflu, et non le nécessaire, qui ne donne pas la moindre chose de superflu à la nature mais qui prend soin d’un autre côté que[663] l’amour propre et le Démon ne tournent point l’âme du côté de la pure austérité. Quand elle s’évapore dans les créatures, Il la rappelle. Les divertissements les plus innocents lui sont interdits.
Alors elle comprend qu’elle a trouvé ce royaume, et que le Roi commence d’y paraître. Elle lui dit (et c’est ce qui fait le second degré) : « Je vous ai cherché avec toute l’affection de mon cœur dans le lieu où vous m’avez dit que je devais vous chercher. Je vous ai donc trouvé, ô le Bien-aimé de mon âme. J’ai passé les jours et les nuits dans cette recherche. Tout m’était à dégoût ; je ne pouvais m’occuper que de vous. Tous les désirs de mon cœur tendaient à vous seul. Mais à présent que je vous ai trouvé, je vous prie de commander en Souverain, d’établir votre empire dans mon âme. Je ne ferai plus rien autre chose que de vous laisser faire. Je vous donne tous les droits que j’avais sur moi-même et que vous m’aviez donnés par votre bonté. »
L’âme devient alors passive, et ne fait plus rien que de regarder amoureusement l’opération de son Dieu, sans vouloir ni la féconder, ni y mettre d’obstacle. Elle a travaillé dans le premier degré à détruire de toutes ses forces ce qui pouvait l’empêcher de chercher Dieu en elle, car les habitudes qu’elle avait prises de se tourner au dehors lui rendaient le recueillement très difficile, et les forces de son âme éparses en divers objets avaient peine à se réunir en un seul et unique objet. David l’avait éprouvé lorsqu’il disait : Je ramasserai toutes les forces de mon âme dans le Seigneur[664].
L’âme ne songe plus alors à combattre les obstacles qui empêchaient son retour au dedans, mais à laisser faire Dieu, le laisser seul combattre et agir en elle. Il est temps, ô mon Dieu, dit-elle, que vous preniez possession de votre royaume : faites-le donc absolument. Je ne veux plus rien faire de ma part que de regarder votre opération. Ce commencement de règne de Dieu et de voie passive est fort délicieux à l’âme. Elle passerait les jours, les années même, éloignée de tout le créé sans s’ennuyer d’un moment. Elle avance beaucoup plus (en peu de temps) par cette voie, que par tous les efforts en plusieurs années.
Ce n’est pas qu’elle n’ait encore des défauts et des imperfections, mais le divin amour vous les retranche peu à peu, ou ne permet pas qu’elle ait une occupation amoureuse. C’est ce qui s’appelle passivité d’amour. C’est un état où l’âme ne croit plus avoir rien à craindre ; elle s’imagine que tout l’ouvrage est fait, et qu’il n’y a plus rien à faire pour elle que d’aller jouir dans l’éternité de ce Bien Souverain qui se donne déjà à elle avec tant de profusion.
Mais il n’est plus question dans la suite de goûter passivement les dons de Dieu et ses communications. L’âme commence à sentir un attrait à laisser Dieu non seulement être toutes choses en elle, mais y régner sans elle.
C’est alors qu’elle éprouve ce que dit l’Auteur de l’Imitation, cet exil du cœur[665] dans lequel [cœur] elle avait passé ci-devant des jours et des années si fortunées. Elle entend une voix dans le fond d’elle-même ou plutôt elle a une impression que Dieu veut régner seul. Cet exil lui est d’abord très pénible car il faut remarquer qu’entre la recherche de Dieu dans son fond et la possession du même Dieu dans ce même fond, il y a quantité d’épreuves, de peines, de tentations, car chaque état porte son purgatoire. C’est ce qui fait la méprise, et que l’on prend souvent la première purification pour la dernière. Mais lorsque Dieu veut être seul en nous sans nous, et qu’il veut détruire le moi, c’est bien autre chose ; et c’est où presque toutes les âmes se reprennent.
Elles veulent retrouver leurs premières manières d’agir et, se dérobant par là aux desseins de Dieu, elles passent toute leur vie à défaire sous bons prétextes ce que Dieu veut faire en elles. On croirait avoir un amour bien épuré dans cette première passivité, mais c’était soi-même et les dons de Dieu qu’on aimait ; puisque sitôt qu’il les retire, on perd courage, on veut tenir toujours son âme en ses mains, la voir, et la conduire selon l’idée qu’on s’est faite du bon et du parfait, parce qu’on ignore qu’absolument il n’y a rien de bon et de parfait que ce que Dieu fait en nous sans nous.
Lorsque l’âme est comme chassée hors d’elle-même, les défauts paraissent davantage parce que Dieu lui veut faire comprendre ce qu’elle est par elle-même et ce qu’elle serait sans Lui. Elle se tourmente alors, croit avoir perdu les vertus qu’elle avait acquises avec peine et avoir des défauts qu’elle croyait ne plus avoir. C’est alors qu’elle dit avec l’Épouse des Cantiques : J’ai lavé mes pieds, comment les salirai-je[666] ? Vous ne voyez pas, ô Amante, que vous ne les salirez pas en allant ouvrir à l’Époux et que si vous contractez quelque légère poussière, Il la nettoiera si parfaitement qu’Il vous donnera une blancheur éblouissante. Cependant le désir de l’Époux n’est pas qu’elle devienne belle parce qu’elle s’aimerait dans sa beauté, mais que se négligeant elle-même, elle ne voit plus que la beauté de son Époux.
Lorsqu’elle est fidèle dans ce degré et qu’elle veut bien mourir réellement à soi-même, elle commence à se contenter de la beauté de son Époux. Elle dit : Sa beauté sera ma beauté. Mais il en faut venir plus avant, car après s’être désappropriée de sa propre beauté, ce serait une propriété bien plus forte de s’approprier celle de son Époux. Il faut donc qu’Il demeure beau pour Lui-même et en Lui-même sans y vouloir prendre part, qu’elle Lui laisse son tout, et qu’elle demeure dans son rien, car le néant est son propre lieu. C’est alors l’amour parfait qui ne regarde plus Dieu par rapport à nous, mais par rapport à lui-même sans qu’on se regarde soi-même. Comme vous ne m’avez demandé qu’une simple idée de l’intérieur, et que j’ai tant écrit de ces choses, je me contente de ce petit crayon.
Voilà toute l’économie de la vie intérieure : Dieu envoie d’abord une douce rosée qui pénètre le cœur, qui était auparavant comme une terre sèche et aride, qui n’était point cultivée et qui ne rapportait ni herbe ni fruit. Cette rosée détrempe insensiblement cette terre, ce qui donne d’abord au cœur un désir de conversion. Le cœur s’amollit peu à peu, il se tourne vers Dieu et on s’ouvre pour recevoir cette rosée salutaire. Il croît de l’herbe : ce sont des vertus faibles qui commencent à paraître, mais combien sont-elles mélangées de mauvaises herbes ? Combien d’amour propre, d’appropriations, d’estime d’un petit bien qui ne peut quasi passer pour tel tant il est mélangé de défauts, de péchés même ?
Notre cœur à force de rosée, ou de goûts, ou de consolations, comprend qu’il faut travailler à arracher ces mauvaises herbes, à défricher cette terre inculte ; et c’est un long et pénible travail, où l’on détruit peu à peu l’herbe mauvaise de notre fonds terrestre. On laboure par une pénitence rude et laborieuse. Si la rosée cesse de tomber, on devient sec et aride, l’herbe se fane ; il semble que toutes nos peines soient perdues.
Cependant le Maître envoie une plus abondante rosée : tout reverdit en ce moment, tout devient riant et agréable, l’âme est comblée de consolation. Le Maître plante même des arbres qui décorent cette âme et la rendent très belle : ce sont des vertus plus fortes, elle est affermie dans le bien, il y a de l’espérance qu’elle portera bientôt des fruits dignes de celui qui a planté ces beaux arbres.
Mais qu’arrive-t-il ? C’est qu’on s’approprie les arbres, les fruits et même la terre qui les produit, comme son propre bien et son héritage, ce qui fait que le Maître ne trouve plus sa complaisance dans cette terre. Il n’envoie plus sa rosée, ses pluies gracieuses se retirent, les arbres n’apportent point de fruits, l’hiver vient qui les dépouille de tout et ils paraissent comme morts. Il faut remarquer que l’herbe se sent bien moins de la rigueur de l’hiver que les arbres. Il reste toujours un peu de verdure sur la terre, mais les arbres paraissent comme morts, dépouillés non seulement de leurs fruits, mais même de toutes leurs feuilles. Ils ne paraissent plus vivants aux yeux des hommes. Ils sont d’autant plus hideux qu’ils ont paru plus beaux. Ceux qui ne savent pas ce secret des saisons, les croient morts. Ils sont néanmoins pleins de vie et conservent au dedans un germe qui leur fera prendre une nouvelle vie lorsque le temps sera venu. Il y a néanmoins des arbres qu’un trop long hiver fait mourir. Il y a aussi des âmes qui reprennent les plaisirs du siècle qu’elles ont quittés et qui meurent véritablement et sans retour. Il y en a d’autres qui repoussent après être coupés, ce sont ceux que les afflictions font retourner à Dieu.
Ceux qui sont fidèles reverdissent pour ainsi dire au printemps, lorsque le Soleil de justice les regarde favorablement. L’hiver leur a été fort utile : outre qu’il a fait mourir les insectes, qui sont un grand nombre de défauts, c’est qu’il a approfondi davantage cette sève divine. La pluie détrempe la terre pour empêcher la racine de se dessécher et la gelée concentre et ramasse la sève dans la racine, ce qui fait que la racine croît et s’approfondit : aussi l’âme par là se fonde en humilité. Elle commence à comprendre qu’elle peut bien avec l’assistance de la grâce labourer la terre, ôter de l’arbre le superflu, mais qu’il n’y a que le Maître qui puisse le couvrir de verdure, lui faire porter des fleurs et des fruits dans la saison[667].
On voit souvent des arbres chargés de fleurs qui n’apportent aucun fruit. Combien voit-on d’âmes qui paraissent merveilleusement agréables et qui n’apportent que très peu et même point de fruit ! Un arbre fleuri est plus agréable à la vue que celui qui a du fruit mais l’arbre rempli de fruit est beaucoup plus estimable. D’où vient que ces arbres si fleuris n’apportent point de fruit ? C’est un mauvais vent qui fait tomber les fleurs ou qui les brûle, c’est la vaine complaisance dans les dons de Dieu, dans la pluie consolante, qui fait périr ces fleurs charmantes.
Le fruit donne moins dans la vue, surtout lorsqu’il est encore petit et qu’il est chargé de feuilles. Ces feuilles sont l’humidité, le bas sentiment de soi, un commencement de conviction que tout appartient au Maître, qui (à la façon des feuilles) en dérobant le fruit de la vue, le conservent. O si l’on savait combien la vue propre fait de ravage dans notre intérieur, on en aurait horreur ! Parmi ces douces rosées de consolations l’âme se satisfait beaucoup, elle se croit déjà arrivée au terme, quoique ce ne soit que le commencement. C’est pourquoi elle a besoin d’un terrible hiver pour apprendre à se connaître.
Il y a de deux sortes d’âmes : les unes sont plus pénétrées du Soleil que de la rosée, et ce sont les âmes qui sont conduites par les Lumières de l’Esprit - et si le divin Soleil ne se couvrait de nuages, elles périraient par le trop de lumières. Les autres ont plus d’onction que de clarté, et ce sont celles que la rosée pénètre et que la sécheresse purifie.
La voie de celles-ci serait plus solide et moins dangereuse que la première si elles étaient fidèles à ne se rien attribuer, à être également contentes tant de l’hiver que du printemps et des autres saisons. Mais on veut toujours voir en soi des matières de vaine complaisance, et personne ne sait se contenter de l’horreur de l’hiver, de ses frimas, de ses brouillards, des gelées terribles, d’une neige qui couvre tout ; c’est ce qui fait qu’il y en a si peu qui arrivent au terme. On veut quelque chose qui se nomme, qui se discerne, qui amuse la vue, ou feuilles, ou fleurs, ou fruits ; mais ne rien avoir qui attire l’estime des autres et de nous-mêmes, cela est terrible. N’attirer que le mépris, être compté pour rien, être même blâmé, accusé, persécuté, voir les autres estimés, regardés avec respect, et même avec admiration : nature, nature, il faut que tu crèves et que tu meures sous ce poids !
Mais qui est-ce qui te laisse mourir ? On te donne de l’air de peur que tu ne suffoques et ne meures ; on te donne le temps de respirer, mais on ne sait pas que tu es si maligne que ce temps qu’on te donne pour respirer, redouble ta vie (c’est ce que Sainte Catherine de Gênes appelle partie propre). Elle se vante même d’avoir été suffoquée et morte et d’être ressuscitée - et il n’est rien de tout cela ! Elle est plus vivante et plus maligne que jamais. Ce qu’elle a appris, c’est à se mieux cacher, à prendre la forme et l’habit des vrais amis de Dieu. Mais elle est plus contraire à Dieu que le Diable, car elle lui résiste ; et c’est ce que le Démon ne saurait faire.
Ô si nous savions nous laisser aux ministres de la justice de Dieu pour nous détruire en toute manière, que nous serions heureux ! Dieu se sert des hommes, des démons et de nous-mêmes pour cela, de nos misères, pauvretés, défauts naturels. Il met tout en usage pour cela mais lorsqu’on nous opprime d’un côté, nous nous relevons de l’autre sous mille prétextes spécieux, car la nature maligne ou partie propre n’en manque pas. Il n’y a que Dieu et son pur amour, qui le puissent faire[668]. C’est pourquoi, vu sa malignité et notre impuissance, il faut tout remettre entre les mains de Dieu par un abandon total, comme fit sainte Catherine de Gênes[669], elle qui a si bien connu les ruses de l’amour propre et le pouvoir du pur amour.
Voilà ce que produit en nous la rosée du ciel. Il faut voir à présent comme les nues pleuvent le juste.
Il n’a point encore été parlé de la foi pure et nue, qui est comme un brouillard ou une nue épaisse qui environne Dieu et le dérobe à toute vue, compréhension, et discernement. C’est pourquoi il est écrit que Dieu a choisi les ténèbres pour sa cachette, qu’il est assis sur les nuées, que son trône est environné de nuages épais[670], et bien d’autres passages confirmés par celui qui dit : La nuit est mon illumination dans mes délices[671]. C’est donc cet état de foi nue qui peu à peu fait pleuvoir le juste, puisque c’est elle qui, en nous aveuglant en apparence, détruit en nous tout ce qui est contraire au pur amour et à la formation de Jésus-Christ en nous.
La foi nue est absolument opposée à toute lumière distincte, à tout brillant, à toute certitude, à tout raisonnement, car quoique la foi soit très certaine en elle-même - n’ayant qu’un objet qui est Dieu pur, simple et nu, tel qu’il est en soi - elle est très incertaine et très cachée à l’égard de celui qui la possède, ne lui laissant rien où il puisse s’appuyer. C’est pourquoi il faut une grande fidélité et un grand courage pour croire au dessus de toute apparence[672] et toute raison de croire. Cette foi met l’âme dans une grande pauvreté et disette de toutes choses, de sorte que toute nourriture manquant à la partie propre, il faut qu’elle défaille et meurt véritablement.
C’est sur ce débris de la partie propre, que j’appelle ailleurs le vieil homme - c’est sur ce débris, dis-je, de la partie propre - que s’établit le pur amour. C’est par la destruction du vieil homme que l’homme nouveau est produit, et ceci ne s’opérant que par la foi nue, on peut bien dire et nubes pluant justum, puisque c’est par son moyen que Jésus-Christ s’incarne mystiquement dans l’âme. Le juste sort aussi d’elle, parce que c’est par elle qu’on apprend la véritable justice, qui arrache tout à la créature pour restituer tout à Dieu. Par elle on apprend à aimer la justice, cet attribut si redoutable aux hommes qui ne sont pas pénétrés du pur amour. C’est par elle qu’on obtient la pauvreté d’esprit et qu’on parvient à cette sainte haine de nous-mêmes si fort recommandée dans l’Évangile. C’est elle qui en introduisant le pur amour dans l’âme, nous fait pratiquer le parfait renoncement, l’abandon total, la mort entière de nous-mêmes, et la destruction du vieil homme.
C’est par elle encore qu’on obtient la vie nouvelle en Jésus-Christ. Comment cela ? C’est qu’elle nous conduit sûrement, sans lumière et sans flambeau, à Celui qui est tout et qui peut tout faire en nous, pour nous, et par nous selon Sa très sainte volonté ; et cela d’une manière d’autant plus sûre qu’elle est plus cachée à nos ennemis et à nous-mêmes. Elle est si fidèle qu’elle n’abandonne jamais l’âme qui se confie à elle, qu’elle ne l’ait conduite devant le trône de la grâce. Mais qui est-ce qui veut bien se laisser conduire de la sorte ? O qu’ils sont rares ! On veut toujours voir où l’on pose le pied et malgré notre vue nous faisons mille faux pas. Elle nous mène à l’aveugle, mais elle ne nous laisse point faire de fausses démarches.
O sacrées ténèbres, nuée plus lumineuse dans ton obscurité que le jour le plus brillant, quand feras-tu pleuvoir le juste sur la terre ! Hélas, l’injustice y règne, elle y est à son comble. Il n’y a que ce seul Juste et seul Saint qui y puisse apporter la justice. Il le fera lors qu’Il aura détruit l’injustice. Venez, Seigneur Jésus ! Je viens[673]. Hélas, qu’il y a longtemps qu’on vous attend et vous ne venez point ! Votre patience est outragée. Vous êtes patient parce que vous êtes éternel ; nous sommes impatients parce que notre vie est de peu de durée. Venez, ô le Désiré des nations[674] ! Venez ! qu’il y a longtemps qu’on vous attend ! Je viens bientôt. Amen, Jésus !
La[675] contemplation a un objet qu’elle envisage d’un simple regard, et comme elle est exempte de tout raisonnement, on peut bien l’appeler aussi une oraison de foi, mais lumineuse, mais appuyée sur l’objet distinct qu’elle contemple.
La contemplation est ou de Jésus-Christ Dieu-homme ou de quelques attributs divins, ou de la très sainte Trinité, ou de Dieu sans distinction des Personnes.
Il y a une contemplation de Jésus-Christ homme-Dieu qui ne fait aucune distinction de la Divinité et de l’humanité, mais qui Le contemple dans tout ce qu’Il est d’un regard simple et amoureux, mêlé d’admiration. Et quoi qu’on ne pense point en particulier à ce qu’Il a dit et fait, ses états et ses mystères ne laissent pas d’être imprimés dans l’âme de telle sorte que sans savoir comme cela se fait, on trouve en soi un grand désir de l’imiter, on aime les souffrances par union aux siennes, et les vertus de Jésus-Christ coulent à merveilles dans cette âme et même d’une manière éclatante et qui se remarque de tous. On ne sait point comme cela est arrivé parce qu’on n’a point pensé en distinction aux états et aux préceptes de Jésus-Christ et cependant ils se trouvent comme naturalisés dans l’âme, comme si elle y avait fait une longue attention ; elle les trouve dans le besoin d’une manière plus profonde et plus efficace que ceux qui y raisonnent chaque jour.
Il y a la contemplation des attributs divins, qu’on appelle autrement simple regard : par exemple une âme sera occupée de la sainteté de Dieu et ce passage Soyez saints comme je suis saint[676] lui sera imprimé fortement dans l’esprit. On travaille de toutes ses forces à devenir saint et effectivement beaucoup le deviennent par là. On a de profonds abaissements devant cette sainteté redoutable qui semble écraser l’âme par son poids, et c’est ce que ces sortes de personnes appellent anéantissement. Les autres contemplent la pureté de Dieu et cette pureté fait une telle impression en eux qu’elle devient comme une lumière qui pénètre toute l’âme et qui lui fait voir jusqu’à la moindre imperfection connue comme telle, ce qui met l’âme dans une grande pureté extérieure et intérieure selon la compréhension de l’âme. D’autres sont appliqués à la divine justice, mais c’est une justice distributive pour soi et pour les autres, qui charme et qui ravit l’âme. On ne la craint point parce qu’on ne voit pas qu’on ait rien à en appréhender, on la regarde même comme la source de toutes les grâces. Cette contemplation donne une grande équité pour le prochain et un désir de rendre justice à tout le monde. D’autres sont appliqués à la miséricorde, et c’est une contemplation fort douce et fort savoureuse qui donne beaucoup d’amour pour le prochain et rend fort libéral envers lui. Toutes ces sortes de contemplations ont leurs épreuves, de violentes tentations. Il y en a beaucoup qui portent toute leur vie le même état de contemplation ; les sécheresses qui leur viennent leur sont très pénibles, et leur paraissent une épreuve très forte.
Il y a la contemplation de la Trinité. Ce sont de grandes lumières accompagnées de beaucoup d’ardeur ; l’âme croit être dans le ciel et qu’elle y découvre des secrets ineffables.
C’est dans la contemplation que sont les extases et les ravissements. Dans le commencement de la contemplation il y a des visions de Jésus-Christ qui paraît comme enfant ou comme crucifié ; il y a aussi plusieurs visions représentatives d’Anges et de saints, ce qui est plus grossier que l’extase. Les paroles formelles, successives et distinctes, appartiennent aussi à l’état de contemplation. Je dis : appartiennent à l’état, car il n’est pas nécessaire d’être dans la contemplation actuelle pour les avoir ; on les entend en marchant, en travaillant, en toute occasion. C’est ce que j’ai appelé souvent foi lumineuse ou état de lumière. Toutes les personnes qui contemplent n’ont pas de ces sortes de dons, mais ils appartiennent à l’état de contemplation. Or comme cet état est fort lumineux, il est aussi fort ardent. Il s’allume comme un feu au dedans, qu’on a peine à contenir : un feu s’est allumé[677] disait David, dans ma méditation. C’était plutôt une contemplation, comme ce qu’il dit de ses dispositions le fait assez connaître. Cet amour paraît d’une grande force, il est très savoureux et fort goûté.
Il y a une autre contemplation encore plus parfaite et qui approche de plus près de l’oraison de foi nue : c’est la contemplation de Dieu en lui-même, sans distinction d’aucun attribut. C’est quelque chose de pur, net et dégagé, absorbant en quelque manière l’âme, mais c’est toujours Dieu contemplé d’une manière objective, dont la grandeur et l’immensité enlève l’âme de manière qu’elle ne se voit elle-même que comme un point presque imperceptible. L’âme passerait le jour et la nuit dans cette contemplation sans s’ennuyer. Dieu lui est tout et tout le reste ne lui est rien. Ces personnes sont fort saintes et fort édifiantes. Elles ne voient rien de plus grand que ce qu’elles ont, ce qui leur donne une certaine sécurité. Elles meurent dans le baiser du Seigneur, ce qui leur donne de grands transports de joie qui charment et édifient tous ceux qui les voient. Elles pratiquent la vertu avec une grande force. Tous ces contemplatifs sont des personnes très sages et très mesurées.
Il y a un état que j’appelle de Foi nue. C’est d’abord une contemplation obscure qui ne discerne rien dans son objet. Elle se fait plus discerner dans la volonté que dans l’esprit : l’esprit est mis en ténèbres. C’est une espèce de négation parce que l’esprit n’affirme et ne distingue rien, il est mis en obscurité afin que la volonté soit toute occupée en amour et que l’esprit n’y cause point d’empêchement ni de partage. L’amour est ici bien plus tranquille et plus simple que dans les états de contemplation dont j’ai parlé. Si l’on demande à cette âme ce qu’elle fait, elle dira qu’elle n’en sait rien mais qu’elle est très contente. Demandez-lui si elle voit et aperçoit quelque chose : elle dira qu’elle ne voit, ne distingue et n’aperçoit rien, et que cependant elle a au dedans d’elle une occupation que les objets du dehors et tout ce qui est de son état n’interrompent point, qu’un seul et unique objet sans objet l’occupe et l’absorbe pour ainsi dire. Elle passerait les jours et les nuits en cet état sans s’ennuyer ni se fatiguer. Elle n’a ni motif connu, ni raison distincte d’aimer, mais elle aime au dessus de toute connaissance de toute expression, et même souvent au dessus de toute perception.
Comme cette oraison ou contemplation infuse (si on peut appeler contemplation une chose qui se passe toute dans la volonté) occupe entièrement la volonté, l’âme éprouve peu à peu qu’elle ne veut que ce que Dieu veut et comme il le veut ; et ensuite elle ne trouve plus en elle de volonté pour vouloir ou ne vouloir pas.
Or à mesure que ceci se passe dans la volonté par le moyen de l’amour, l’esprit est toujours mis dans une plus grande obscurité. Il n’a que la foi toute seule, qui lui sert de tout ; et c’est un flambeau si caché, que quoi qu’on marche sûrement par elle, on n’a pas le plaisir de la voir elle-même, ni le chemin où elle conduit, de sorte qu’on est obligé de s’abandonner sans savoir pourquoi on s’abandonne et à quoi l’on s’abandonne.
Plus Dieu appauvrit l’esprit, plus l’amour s’empare du cœur ou de la volonté (car c’est tout un), mais aussi plus l’âme avance en cet amour, plus ce même amour se dérobe à sa connaissance et à sa perception. Ce n’est pas qu’il fuit cet amour charmant, mais c’est qu’il s’enfonce toujours plus dans l’intime de l’âme, afin de se dérober à la vue de la créature et à son discernement pour qu’elle ne s’appuie sur rien de créé, mais sur l’inconnu ; et c’est où se pratique véritablement l’abandon. Car tant qu’on voit, distingue et aperçoit son chemin, l’abandon n’est pas parfait ni l’amour désintéressé, quand même on ne ferait que le pressentir ou le deviner. Il faut être tellement abandonné qu’on ne s’informe pas où l’on nous mène ni comment on nous mène.
L’abandon croît à mesure que l’amour devient plus caché, plus nu, plus séparé de tout intérêt ; et conséquemment la foi devient aussi plus pure et plus nue. Quoi qu’il ne soit point donné de lumière connue à une telle âme comme à celle dont il a été parlé plus haut, elle est bien plus éclairée (sans nulle lumière distincte) de ce que Dieu mérite, et jusqu’où doit aller la pureté d’amour, d’abandon et d’entière désappropriation.
Toute l’opération de Dieu dans cette âme va bien moins aux défauts extérieurs qu’à ceux qui sont comme identifiés avec sa nature - l’amour propre, la propriété, l’amour de la propre excellence, le désir d’être quelque chose et tout ce qui est du vieil homme - afin que Jésus-Christ règne seul. Il lui est donné un respect infini pour l’ordre de Dieu, pour ses décrets éternels ; un dévouement absolu à la justice, non comme distributive, mais comme destructive de tout ce qu’il y a en nous d’opposé à Dieu, étant celle qui fait restituer à Dieu toutes nos usurpations et qui nous fait voir la fausseté de nos attributions.
Ces âmes ne tendent pas à être saintes, mais que Dieu soit saint en elles et pour elles ; qu’il soit tout, et elles rien. Dieu leur laisse certains défauts naturels où il n’y a nulle malice, pour les mieux cacher dans le secret de la face et les dérober à la vue du monde[678], du Diable et d’elles-mêmes. Or ces vertus, d’entière désappropriation et de désintéressement parfait ne sont pas même connues de (ces autres) premières âmes[679] ; et comme elles croient avoir tout ce qu’il y a de plus grand, elles n’ont que du mépris et de la condamnation pour ces dernières âmes, qui ne sont guère connues que par le goût du cœur, ou par leurs semblables.
Ces âmes sont tellement dévouées à Dieu pour toutes Ses volontés, elles sont si souples et si pliables en Ses mains, qu’elles ne répugnent pas même, loin de résister. Elles n’aspirent point aux dons élevés mais à n’être rien, rien du tout. En quelque situation que Dieu les mette, elles sont contentes, parce que Dieu étant immuable rien ne peut altérer son Souverain bonheur. Sa gloire est la seule chose qui les intéresse et s’il paraît qu’elles prennent intérêt à quelque autre chose, cela est purement extérieur et enfantin. On fait très peu de cas de ces âmes, quoiqu’elles soient les délices de Dieu, et on a une estime infinie des premières. C’est par le mépris que les autres en font, et par leurs propres défauts, qu’elles sont conservées pures au dedans ; et c’est là le sel qui les empêche de se corrompre.
Les épreuves de ces dernières âmes sont bien plus fortes, plus intimes, plus pénétrantes, plus étranges, que celles des premières, où le travail est plus extérieur et moins approfondi, où il s’agit des vertus comprises et non de l’entière destruction.
Ces dernières âmes connaissent beaucoup plus de choses et de plus profondes que les premières. Quoiqu’elles n’aient eu aucune connaissance distincte, ni aucune lumière particulière qu’elles aient pu discerner, tout se trouve imprimé en elles sans qu’elles aient découvert cette impression ni quand elle a été faite. C’est là ce qui est écrit : Je graverai moi-même ma loi dans leurs cœur[680]. Ce qui est buriné dans le cœur y demeure bien plus sûrement que ce qui n’est que vu ou connu. Aussi est-il bien plus caché et comme on ne voit point en nous les fonctions du cœur charnel que par ses effets, aussi ces lumières profondes et secrètes ne se connaissent que dans le besoin de parler ou d’écrire ; hors de là on n’en discerne rien et on reste à l’égard de tout dans une extrême pauvreté. C’est ce que Jésus-Christ disait à ses Apôtres à la Cène, Je me découvrirai moi-même à eux, et : Je me sanctifie pour eux[681].
Les premières font un grand cas des dons quoiqu’elles paraissent s’en humilier beaucoup, les dernières outrepassent tous les dons, ne pouvant s’y arrêter. Rien moins que Dieu ne peut les contenter ; elles sont, comme j’ai dit, dans une très grande pauvreté de toutes les richesses spirituelles et elles n’en peuvent désirer aucune ; elles sont très simples, et d’un extérieur fort commun : Dieu est Dieu, et cela leur suffit.
Dieu s’en sert quelquefois pour aider au prochain, mais c’est sans choix de leur part et par pure providence. Elles ne désirent ni d’aider ni de n’aider pas, elles ne se donnent aucun mouvement par elles-mêmes, (tout zèle étant mort en elles,) à moins que Dieu ne les remue, et le mouvement que Dieu leur donne pour certaines âmes est infiniment plus fort et plus intime que tout ce qu’elles se donneraient par elle-mêmes. Cette paternité spirituelle fait beaucoup souffrir : c’est une source de croix, soit au dehors, soit au dedans. Tant que la vie cachée subsiste, on ignore ces sortes de croix extérieures et intérieures. Mais lorsque Dieu emploie pour le prochain, il faut expirer avec Jésus-Christ sur la croix, sans voir un grand fruit de ses travaux.
J’ai déjà tant écrit sur cette matière, que ceci suffit pour donner un léger crayon de la différence de ces deux voies. Amen.
Dans le temps que les Juifs rejetaient Jésus-Christ, les Samaritains le reçoivent de tout leur cœur[682]. Il ne se trouve parmi les Juifs personne capable d’écouter ni de comprendre l’adoration en esprit et vérité. Jésus-Christ va chercher une femme pour l’en instruire, et une femme Samaritaine.