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EXPÉRIENCES MYSTIQUES EN OCCIDENT

I

DES ORIGINES À LA RENAISSANCE

 

 


 

 

 

 

 

 

 

EXPÉRIENCES MYSTIQUES EN OCCIDENT

 

 

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Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par la loi.

 

 

ISBN 978.2.86681.173.0

© Les Deux Océans.  2012

19, rue du Val-de-Grâce

75005 – PARIS –

tél. 01.46.33.68.19

www.lesdeuxoceans.fr


 

 

EXPÉRIENCES MYSTIQUES EN OCCIDENT

I

DES ORIGINES À LA RENAISSANCE

 

Dominique Tronc

 

Les Deux Océans

Paris

 

 

 

Remerciements

Ce travail sur la tradition mystique en terres chrétiennes n’aurait pu être mené à bien sans l’aide de quelques érudits et amis de bon conseil : le P. André Derville, S.J. dont les « tables générales » qui parachevèrent le Dictionnaire de Spiritualité restent à portée de main l’ouvrage le plus fréquemment ouvert ; le P. Irénée Noye, P.S.-S., mon premier conseiller dans une entreprise de restitution guyonienne, correcteur qui exerça une influence discrète sur certains de mes choix ; le P. Philippe Raguis, o.c.d., et dom Thierry Barbeau, o.s.b., qui apportèrent d’utiles précisions et leurs encouragements précieux ; comme le furent ceux prodigués par Philippe Sellier, et quelques lecteurs d’une première rédaction mise en ligne.

J’ai eu la chance d’être accueilli dans des lieux paisibles et pleins de trésors : à Chantilly du temps de l’existence de sa bibliothèque qui rassemblait les fonds jésuites, aux Archives Saint-Sulpice, aux bibliothèques franciscaine et de Solesmes, dans des carmels.

Enfin je suis très redevable à de proches lectrices dont l’expérience a précisé intuitions et rédactions. Comme lors de toutes mes publications précédentes de textes mystiques, le prénom de mon épouse Murielle est inséparable du mien : elle a contribué à de nombreuses présentations et en premier lieu à l’introduction que l’on va lire.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

PLAN DE LA SÉRIE

 

 

 

Introduction 

I. DES ORIGINES À LA RENAISSANCE

II. L’INVASION MYSTIQUE EN FRANCE DES ORDRES ANCIENS

III. ORDRES NOUVEAUX ET FIGURES SINGULIÈRES

IV. UNE ÉCOLE DU CŒUR.  ÉTOILEMENT DES MYSTIQUES

Conclusion

 

 

 

Le présent volume couvre Introduction et

I. DES ORIGINES À LA RENAISSANCE 



INTRODUCTION

 

Arpentant les allées de la mystique, j’ai regretté de ne pas trouver de guide qui m’évite de perdre du temps en lectures inutiles : voilà pourquoi, parvenu à l’âge mûr, je publie ce travail destiné aux amateurs - ceux qui aiment - attirés par des beaux textes disséminés au sein d’une immense littérature spirituelle. Beaucoup ne disposent pas de carte, ne savent pas par où commencer, quelles éditions choisir, et surtout quels sont les textes essentiels.

Je me suis attelé à opérer un choix sévère de personnes et d’œuvres puis à les présenter en suivant le fil historique. Je me suis  concentré sur deux points essentiels : ne citer que les témoignages d’expérience du divin en évitant toute littérature dérivée ; mettre en valeur les influences personnelles exercées par des « aînés » expérimentés sur leur entourage constitué de « cadets » : les mystiques ne se forment pas tout seuls, même en lisant d’excellents livres !

Le lecteur est en droit de demander des précisions sur ce que recouvre à nos yeux le domaine « mystique ».  Nous donnerons notre perception « de la mystique », que nous ferons suivre des « opinions de quelques-uns ». Cette introduction s’achèvera sur un aperçu du contenu des quatre volumes de l’ouvrage qui couvriront la vie de personnes mystiques ayant vécu en terres chrétiennes occidentales.

De la Mystique

    On ne trouvera pas ici une réflexion sur la mystique puisque notre but est de laisser place à des témoignages qui font pressentir un au-delà inexpliqué du psychisme humain. Soulignons leur originalité et  le respect qui leur est dû : lorsqu’un alpiniste éprouvé raconte son ascension de l’Éverest, il ne vient guère à l’esprit de remettre en cause son vécu. Écoutons de même un « aîné » tenter d’en rendre compte, même si nous sommes déroutés lorsqu’il s’appuie sur des expériences non partagées, en s’exprimant à travers des symboles ou des croyances qui ne sont plus les nôtres.

Jamais le terme « mystique » n’a été plus galvaudé qu’à notre époque, comme le montre tout sondage effectué sur le net ou en feuilletant certaines revues : dérivé du grec mustes « initié », il en est arrivé à désigner toutes sortes de phénomènes incompréhensibles, bizarres voire pathologiques (délire mystique). On y mêle les transes chamaniques ou les expériences dues aux substances hallucinogènes. On le confond souvent avec le paranormal ou avec le miraculeux, domaine de tout ce qui contredit les lois habituelles de la matière ou du biologique. Rien de tout cela n’a intéressé les auteurs que nous allons présenter.

Comme en témoignent des récits venus du monde entier, l’expérience qualifiée de « mystique », c’est-à-dire cachée - parce qu’elle ne se prête qu’à des descriptions indirectes et qu’elle n’est confirmée que par ses effets -, est spécifique. Elle est définie dans toutes les traditions comme l’expérience humaine de ce qui sous-tend l’univers, qu’on l’appelle Dieu, Grâce divine, Énergie…

Loin de n’être qu’un sentiment décrit comme « océanique », il est confrontation au Vide ou au Plein situé au-delà des expériences instantanées, des sentiments, des imaginations, de l’intellect. « Dès que les cavernes de l’entendement et de l’imagination sont vacantes, l’essence divine se révèle [1] » et l’homme s’incline du plus profond de son être devant l’irruption de ce qu’il perçoit comme au-delà de son corps et de son psychisme mais dont il ne sait rendre compte. Le don reçu satisfait l’aspiration de celui qu’il remplit et donne un sens à sa vie.

Si son intensité est très forte, il peut conduire, de façon le plus souvent transitoire, à des manifestations liées à notre faiblesse, qui ne sont pas l’expérience ultime. Ces phénomènes ont trop souvent détourné de l’essentiel l’attention des observateurs. Connaissances médicales, observations ethnologiques, pratiques psychanalytiques nous permettent d’identifier à des intoxications, à des phases hystériques ou délirantes beaucoup de « phénomènes » et bizarreries (sensations physiques, visions, etc.) : ils appartiennent au registre de la maladie ou de la projection individuelle. Même si certains en étaient affligés, les grands mystiques les ont toujours rejetés et s’en méfiaient, appelant à dépasser le particulier de l’individu humain pour aller à l’Un. Nous avons donc délibérément écarté ce domaine pour aller vers les témoignages d’expériences profondes dont nous donnerons de nombreux extraits.

La mystique n’est pas non plus le simple prolongement des expériences humaines les plus hautes comme le sont l’amour, la perception de la beauté de la musique ou de la nature, les compréhensions fulgurantes, la ferveur religieuse. Elle n’est pas non plus présente dans les méditations de « pleine conscience » qui font tant de bien par la paix qu’elles apportent, mais qui appartiennent au développement personnel, corporel et psychologique : il y a là un repos parfait de toutes les facultés, mais c’est en soi que l’on repose, dans sa propre nature.

    Le domaine mystique fait partie de ce qu’on appelle le « spirituel », il en est même le cœur qui anime tout. La spiritualité est à la fois plus large et beaucoup plus vague : elle englobe tous les écrits où l’on s’oriente vers « Dieu ». L’intellect, l’imaginaire, le sentiment tournent autour du divin : on est trop souvent dans une rêverie autour de…, dans une réflexion sur… Dans le meilleur des cas, il s’agit d’un élan, d’une tension vers Dieu, qui prépare l’être à être attentif à l’événement inouï qui peut se produire.

Face à l’immensité du champ spirituel, nous nous sommes efforcés d’éliminer les discours sur le divin pour nous concentrer sur les témoignages d’expérience. Les textes mystiques racontent l’irruption dans l’humain d’une dimension verticale, d’une autre nature, que les hommes sont forcés d’appeler « divine » car elle ne peut être fabriquée par les facultés humaines : l’Énergie qui sous-tend l’univers se manifeste à l’homme.

C’est ce face à face entre l’humain minuscule et « Dieu », qui forme le domaine propre à la mystique : l’homme rencontre sa source et la source de toutes choses. Des hommes et des femmes ont vécu cette irruption du divin en eux depuis l’aube de l’humanité, et cette expérience est universelle. Ils attestent la présence au centre d’eux-mêmes d’une Réalité expérimentée au-delà du corps, du psychologique, de l’intellect ou de l’imaginaire, qui existe au-delà de l’humain mais qui l’inclut et peut l’envahir intensément.

     Cette expérience est ressentie au centre, au « cœur » de l’être : c’est pourquoi elle est souvent appelée « intériorité ». Une fois vécue, on ne peut plus la nier quelles que soient les contraintes extérieures ou les doutes d’origine intellectuelle. On ne peut que s’incliner devant elle, la vénérer et l’aimer. Une mystique contemporaine raconte joliment : « Et plus ça allait, plus je m’abandonnais à cette « chose » qui avait pris jour en moi, qui a pris pouvoir sur tout. J’en suis tombée folle amoureuse. Tout le reste est passé au second plan. » [2].

Cette Présence comble le vide de la nature humaine. En comparaison, tout ce qui a été vécu avant n’est rien que du transitoire, de l’illusoire : le capucin Benoît de Canfield (1562-1610) parlera du Tout de Dieu et du rien de la créature. Pour Pascal, cette expérience est si importante qu’il la transcrit sur un papier qu’il garde toujours sur sa poitrine : « Joie, pleurs de joie ».

    Ces manifestations du début sont diverses, mais universelles : vibration du cœur, coulées d’amour, de béatitude, de silence, de paix, qui envahissent la personne et l’émerveillent. Le mystique les recherche, les attend, les favorise ; il les pleure lors de sécheresses, de « nuits », lorsque la Présence semble disparaître. Même si elle est recherchée volontairement, cette Présence se manifeste librement : c’est pourquoi bien des textes l’appellent la « grâce ». Si les préparatifs qui veulent faire remonter vers Dieu par l’effort humain, peuvent servir à apaiser ou favoriser cette expérience, ils sont bien entendu sans commune mesure avec cette liberté : « L’Esprit souffle où il veut », dit l’apôtre Jean [3].

    Cette présence peut au début recevoir des qualificatifs : paix, amour… Mais selon leurs destins individuels, certains mystiques sont amenés à prendre conscience que ce ne sont que des effets de cette Présence et ils désirent davantage. Un double mouvement s’opère : par amour, dans un abandon total, le mystique se donne au divin pour qu’il fasse ce qu’Il veut ; en réponse, le divin l’envahit de plus en plus et nettoie tout ce qui n’est pas Lui. Le mystique perd alors toute projection vers l’objet-Dieu. Un grand retournement s’opère où le divin prend la place au cœur de l’homme, où se réalise l’union entre Dieu et l’homme :

[L’âme] « ouvre la capacité de tout son esprit pour engloutir cet abîme, mais au contraire s’en trouve être heureusement absorbée et engloutie…[4].

Ceci au prix d’un profond dénuement et d’une grande obscurité car le divin est incompréhensible aux facultés humaines [5] : c’est le « Nuage d’inconnaissance », titre d’un texte anglais du XIVe  siècle sur lequel nous reviendrons. Ruusbroec déclare :

Là toutes nos puissances défaillent, et nous sommes précipités dans ce qui s’ouvre à notre regard, et tous nous devenons un, et un seul  tout, dans l’embrassement d’amour de l’Unité des Trois.

[…] nous sommes un même être, une même vie, une même béatitude avec Dieu ;  là toutes choses sont accomplies, et toutes choses se renouvellent. [6].

Saint Paul s’écrie : « Je vis, non plus moi, mais Jésus-Christ vit en moi »[7]. La vie humaine parvient là à son accomplissement parfait où le mystique participe au grand courant de la Vie universelle.

Il ne reste plus que « le Rien », qui n’est pas vide car y vibre l’Amour éternel :

[l’âme] demeure comme suspendue en une immense vacuité …, sans pouvoir voir ni appréhender chose aucune, ni même elle-même ; laquelle infinie vacuité … ressemble à la sérénité du ciel …, et est une déiforme lumière. Or en cette  lumière est aussi l’amour (non autre chose) qui doucement enflamme, brûle et allume l’âme, et ce si secrètement, simplement et intimement qu’elle ne cause nul mouvement ou motion de l’âme qui puisse empêcher cette sérénité, mais au contraire, elle en est si subtilement agitée et si doucement éprise qu’elle se fond, liquéfie et s’évanouit davantage, et est sa tranquillité et sérénité augmentée.[8].

Si ce vécu s’exprime souvent en termes religieux, il n’est pas le produit de la religion : l’expérience mystique est première.  Les religions sont les expressions particulières à chaque civilisation d’une expérience universelle : à partir de l’expérience de Jésus, du Bouddha, de François d’Assise, s’organise une communauté qui espère recréer les conditions où elle peut se manifester (croyances, prières, règles, méditations, ascèse…).

L’organisation nécessaire pour le grand nombre fossilise l’élan créateur : naissent les règles et la théologie. Cependant comme le christianisme était la première grille de lecture et la principale issue pour des êtres attirés par la mystique jusqu’au XXe siècle, certains entrent dans les Ordres et y trouvent parfois leur épanouissement : Benoît de Canfield, Jean de la Croix, François de Sales… C’est leur expérience qui revivifie la vie chrétienne et lui redonne son sens. Beaucoup de nos textes se situeront donc dans le champ religieux.

Ces mystiques écrivent pour tenter de mener leurs lecteurs vers l’indicible qu’ils ont vécu mais qui dépasse infiniment la foi religieuse. Ils ont souvent été persécutés par des contemporains qui entendaient les ramener vers des croyances communes et compréhensibles, se proclamant juges d’une expérience qu’ils n’avaient pas : on brûla Marguerite Porete, on censura Jean de la Croix et Benoît de Canfield, on persécuta madame Guyon… Puis la peur de ne pas être dans les normes entraîna le tarissement de la littérature mystique catholique depuis le début du XVIIIe siècle.

Les textes mystiques ne font pas partie du champ intellectuel, n’élaborent pas de champs conceptuel ou de problématique : ils tentent péniblement de suggérer l’indicible avec des mots. Nous laisserons Benoît de Canfield exprimer cette impuissance [9] :

Cette essence ne peut être comprise, sinon comme elle-même se donne à comprendre, ni [ne se peut] entendre, sinon comme elle-même se donne à entendre ; ni [ne peut être] vue, sinon comme elle-même se donne à contempler, ni goûtée, ni connue, ni possédée, sinon comme elle veut être goûtée, connue et possédée. Elle se laisse comprendre quand, comment et à qui il lui plaît ; elle se donne à entendre, goûter et être possédée quand, comment et à qui il lui semble bon, et de nous, nous n’y pouvons rien.[10].

Opinions de quelques-uns.

Quiconque, en effet, s’est uni à la Vérité  […] a pleine conscience de ne pas être le fou que prétendent les autres et il sait que la possession de la vérité simple, perpétuelle, immuable, l’a délivré tout au contraire de la fluctuation instable et mobile à travers les multiples variations de l’erreur.[11].

C’est d’une expérience individuelle qu’il faut partir ; et il se pourrait que même une étude exhaustive des vocabulaires, des traditions, enfin des faits mystiques eux-mêmes ne fût jamais aussi féconde que la directe analyse d’un devenir mystique déterminé. La mystique, en tant que vie, aboutit à des individus, et à eux seuls. Toute classification des états serait vaine, si elle ne nous conduisait à la brûlante expérience d’un être.[12].

« La mystique ». Quelle mystique ? L’emploi tardif substantivé est peu heureux car il réifie l’action de la grâce divine en donnant l’apparence d’un contenu, voire d’un acquis, à ce qui est seulement signe d’un flux vivant qui prend place « dans le Vide » [13].

S’il nous faut répondre à une demande fondée de clarification, nous pouvons citer les noms de « douze compagnons » présentés dans ce volume [14]. Ces  « chevaliers accomplis mystiques » veillèrent cinq siècles­ : Guillaume de Saint-Thierry (-1148), François d’Assise (-1226), Hadewijch I & II (~1230 & ~1280), Angèle de Foligno (-1309), Maître Eckhart (-1328), Tauler (-1361), l’auteur inconnu du Nuage d’Inconnaissance (~1370), Ruusbroec (-1381), Julian of Norwich (-apr.1416), Catherine de Gênes (-1510), Thérèse d’Avila (-1582), Jean de la Croix (-1591). Un tableau où figurent leurs noms et dates complètes, des œuvres et  des sources traduites choisies, précède la Table des matières. Ils privilégient tous une vie intérieure sobre qui dépasse les phénomènes (reconnaissant cependant ceux qui leur ont ouvert l’entrée en vie mystique tel que l’épisode des « cris » rapporté par le « frère copiste » d’Angèle).

Nous partageons une position exprimée par le philosophe Bergson (elle ne transparaîtra que rarement puisque nous nous effaçons devant les témoignages mystiques, mais il se doit déclarer dans cette introduction ce qui influe nécessairement sur nos choix textuels [15]) : la vie mystique ne dépend pas de la pratique religieuse, même si le vécu de ses meilleurs membres s’est inscrit historiquement dans son cadre. Nous faisons donc nôtre cette déclaration de Bergson :

Nous nous représentons donc la religion comme la cristallisation, opérée par un refroidissement savant, de ce que le mysticisme vint déposer, brûlant, dan l’âme de l’humanité [16].

Le cadre moderne diffère profondément de celui du XVIIe siècle ! La croyance en Dieu et dans un « au-delà » de salut ou de condamnation a disparu chez beaucoup (mais si l’on en croit Lucien Febvre, il en était de même dans le vécu de la majorité des hommes du XVIe siècle). Pourtant l’expérience mystique se renouvelle, mais la diversité des modes d’expression voile dorénavant sa permanence.

Au traditionnel mot Dieu, substituer (par exemple) le mot Énergie semble respecter aux yeux de nos contemporains, tout particulièrement chez les scientifiques, le caractère dynamique d’une circulation perçue au sein d’un univers dont le mystique est un grain. Cela permettrait d’éviter un rejet au nom du modèle évolutif reconnu actuellement mais ne laisse pas de place à l’expérience d’un amour ressenti personnellement[17]. Notons simplement que la représentation acquise du monde physico-biologique, celle d’un immense devenir dynamique, demeure compatible avec l’expérience d’un Centre actif  mais ne peut évidemment éclairer une expérience individuelle.

Finalement, sont mystiques …ceux qui s’appellent tels entre eux ! Pour Leszek Kolakowski, le mysticisme serait une « doctrine » selon laquelle…

…l’âme humaine communique au moyen d’une expérience (non sensible, mais analogue par son caractère direct à celle qui se produit dans le contact des sens humains avec leurs objets) avec la réalité spirituelle qui conserve la primauté … par rapport à toute autre réalité ; on admet en même temps que cette communication, liée à une intense affection d’amour … est … le bien suprême auquel l’homme peut accéder dans sa vie terrestre.[18].

 L’approche de phénomènes ou expériences est assez bien couverte par la définition qui vient d’être citée. Elle sera élargie selon la voie servie s’il s’agit d’une « doctrine ». Doctrine ou voie ont une certaine utilité : ils permettent de vérifier l’expérience lorsqu’elle est invoquée (car un « délire » n’est jamais à exclure). Mais demeure que seul l’individu peut vivre un dépassement par rapport à l’identité collective religieuse et dépasser son propre donné individuel pour développer une vie toute autre, donnée par grâce.

Ainsi le vécut Pierre Poiret (1646-1719), l’actif éditeur de très nombreux textes mystiques et disciple apprécié de Madame Guyon, que nous citons ci-dessous pour éviter le regrettable péché d’anachronisme historique ! Il est invoqué conjointement par Kolakowski qui ne semble pas conscient d’un déplacement du sens entre son texte et sa citation. Car Poiret ne s’intéresse pas tant aux événements qu’au travail de la grâce divine que ces derniers manifestent. Au sein d’une théologie paulinienne, il insiste sur le côté positif du travail de la grâce, optimisme qui compense l’impuissance de l’homme réduit à sa volonté propre, le grand thème du siècle de Pascal :

Tous les auteurs mystiques conviennent en ceci : Que Dieu nous a créés pour être unis à Lui, transformés à Sa ressemblance, et afin que Lui-même devienne et soit tout en nous selon les termes de l’Écriture même. Que ceci ne pouvant se faire que par l’Esprit du Seigneur (selon la même Écriture) dès que l’homme s’est voulu servir de son propre esprit et de sa propre volonté pour se perfectionner lui-même, il s’est ruiné et perdu, lui et toute sa race. …

Que Dieu seul peut le délivrer et le vider parfaitement de tous ces maux là, et refaire son ouvrage défait, qui est cet homme même perdu et ruiné. Que Dieu [19] pour cet effet se présente à lui avec Ses divines opérations ; que c’est à l’homme d’y consentir, à les accepter, à y coopérer - et à s’y abandonner ; et que moyennant cela Dieu le travaille, le purge, l’éclaire, le dispose à Son union, l’unit enfin lors qu’il est convenable, de la manière qu’Il trouve bonne et le transforme selon Son bon plaisir à Son image, l’avançant par son Esprit de clarté en clarté, comme parle saint Paul. Et enfin, que l’union et la perfection … consistent en une identification, pour ainsi dire, de volonté avec celle de Dieu, en laquelle celle de l’homme soit tellement transformée que Dieu fasse désormais de lui tout ce qu’il Lui plaît sans aucune résistance de sa part … Voilà un raccourci de toute la Substance de la Théologie Mystique, et c’est dans le fond la même chose qu’enseignent tous les auteurs éclairés qui ont écrit de cette science des saints.[20].

Les mystiques accomplis perdent tout intérêt envers les phénomènes  et les états temporaires, soulignant simplement que leur état est devenu stable et permanent ­­: ainsi Marie de l’Incarnation du Canada (1599-1672) entre sa première (1633) et sa seconde Relation (1654). Madame Guyon (1648-1717), abondante sur certaines circonstances prosaïques de la vie ordinaire, est fort sobre dès qu’il s’agit de son expérience mystique et ne peut qu’affirmer un état final « constant ».

Outre la grande fresque de Bremond [21], quelques ouvrages permettent de ne pas se perdre dans des aspects secondaires ou particuliers : le précis encore utile établi par A. Tanquerey propose en ouverture une « liste chronologique et méthodique des principaux auteurs… »­ : le plan suit les trois voies mise en honneur depuis Balma ; ce qui est sage, plutôt que de tenter une définition à priori de l’ascèse et de la mystique [22]. Le « guide de vie » établi par Max Huot de Longchamp commente un large choix de textes mystiques en présentant leurs auteurs [23]. Des aspects historiques et thématiques sont développés avec précision par P. Agaësse, A. Deblaere et d’autres collaborateurs du Dictionnaire de spiritualité [24],[25]. Finalement on observe un bon accord et la permanence d’un choix d’auteurs canoniques retenus par les auteurs chrétiens de toutes époques[26].

Ces auteurs précèdent des dérives postérieures substituant apparitions, miracles… au vécu mystique devenu discret après la condamnation de 1699 (bref Cum alias). Un « matérialisme spirituel » comparable se manifesta plus récemment par des descriptions extérieures de phénomènes physiques, approches qui se voulaient scientifiques et sont en fait scientistes (Leuba, etc.).

Ces manifestations de la faiblesse humaine se prêtent souvent à de justes réductions aux couches psychologiques, développées par Janet, par Freud et leurs successeurs[27]. Une botanique de telles manifestations fut proposée avec grand succès par le P. Poulain dans un ouvrage qui eut une large diffusion[28] parce qu’il était adapté aux récits d’apparitions qui occupèrent la place laissée vide à la suite du Crépuscule des mystiques et de leur condamnation.

Des milieux protestants anglo-saxons se détachent les ouvrages de grandes figures : W. James, E. Underhill, von Hügel…[29]. Enfin l’Orient orthodoxe, attaché aux grands Grecs cappadociens, fournit une « contre-épreuve » à l’Occident latin[30].

Nous écarterons de notre volume les très nombreux auteurs de textes introductifs. Ils souffrent souvent d’une tendance ascétisante en vue de préparer à recevoir la grâce, ou tentent d’occuper et de consoler ceux qui l’attendent. Ils peuvent être l’œuvre d’authentiques mystiques car ceux-ci ne choisissent pas d’écrire mais répondent à la demande ou à l’injonction de ceux qui les entourent. Un immense champ religieux sera finalement laissé de côté pour que puissent émerger des auteurs qui répondaient à des demandes qui  supposent le chemin intérieur engagé.

Contenu des quatre volumes

Le contact avec « ce qui peut se manifester en nous de plus grand que nous » est vécu à travers les âges dans le monde entier : on aborde ici une fraction, celui du monde occidental qui fait surtout appel aux formulations chrétiennes, et en son sein on privilégie la France où la rencontre des influences provoque un essor remarquable au début du XVIIe siècle. Sainte-Beuve, dans son Port-Royal puis l’abbé Bremond dans son Histoire littéraire du sentiment religieux en France (1916-1933) ont mis en lumière la variété des spiritualités du Grand Siècle[31]. L’ensemble couvre quatre volumes. Chacun comporte quatre chapitres  d’importances égales mais d’extensions variables :

I. Des Origines à la Renaissance s’attache aux principales figures qui marqueront les mystiques à partir du XVIIe siècle. Cette ouverture peut être utilisée indépendamment comme un guide introduisant à la Tradition mystique occidentale.

Le premier chapitre présente un panorama des grandes influences qui déterminèrent son expression chrétienne. Il rappelle l’existence de mystiques qui vécurent en terres d’islam ou de religion juive, car il y eut de nombreuses influences croisées entre les religions du Livre. 

Cette « ouverture de l’ouverture » est suivie d’un panorama précis couvrant l’Europe occidentale voisine de la France : l’est de la France d’aujourd’hui, la vallée du Rhin, les Flandres et l’Angleterre font l’objet du second chapitre, l’Italie et l’Espagne du suivant.

Le quatrième et dernier chapitre couvre le XVIe siècle qui va assurer une transmission de la tradition mystique facilitée par des réformes qui prennent place dans le monde catholique ; il rend compte d’influences entre le nord et le sud de l’Europe rendues possibles par l’apparition de l’unité politique qui assura la puissance d’un Charles-Quint.

Nous abordons ensuite le cœur de cette exploration qui devient beaucoup plus fouillée. Il était difficile de trouver des éléments communs permettant de classer la variété des expériences vécues. Nous avons retenu la façon dont l’existence concrète est encadrée : vie réglée en clôture ou vie dans le monde - toutefois  conscients que ce critère distinctif n’affecte que des formes extérieures, tandis que le vécu mystique est comparable pour tous.

II. L’Invasion mystique des Ordres anciens souligne la vitalité méconnue issue d’ordres traditionnels au sein desquels surgissent des réformes qui manifestent la vie, telles des branches d’arbres, ici mystiques. Son premier chapitre décrit le jeu des influences et s’attache à restituer une vue d’ensemble sur la population des mystiques du Grand Siècle à l’aide de listes et de leur analyse, ce qui est tout à fait neuf. Le second chapitre traite un cas particulier important mais sous-estimé dans l’historiographie moderne : celui des missionnaires franciscains, principalement capucins. Nous reprendrons souvent en deux chapitres consécutifs un tel balancement entre synthèse générale et cas particulier. La vie réglée en clôture couvre le chapitre troisième consacré aux traditions monastiques et aux réformes. Le quatrième chapitre analyse précisément le cas particulier du carmel « déchaussé ».

III. Ordres nouveaux et figures singulières s’ouvre sur un bref chapitre situant la vie mystique dans son nouveau contexte culturel, politique et religieux : car l’époque moderne commence en fait au milieu du siècle, lorsque la prise de conscience du rôle de l’expérience, couplée à la découverte de l’immensité du monde, se généralise.

Puis nous présentons des figures – que l’on présente d’habitude isolées --, au sein de structures réglées mais de création nouvelle ; enfin hors de toute clôture et n’ayant pas à suivre une Règle portant sur le déroulement de la vie journalière. Cette contraction en deux chapitres de nombreuses figures masculines, souvent agrégées en une « école française », est facilitée parce que le très vaste ensemble de la dévotion méditative se situe hors de notre domaine[32]. Le dernier chapitre qui ferme ce troisième volume aborde l’autre moitié du genre humain par quatre figures féminines illustrant des conditions de vie très diverses.

IV. Une école du cœur couvre un réseau demeuré suspect trop longtemps. La quiétude naît en Espagne, arrive en France par l’Italie, se développe dans le cercle normand et à Paris. Rapidement la seconde génération de ce réseau associant laïcs et religieux se heurte à la méfiance générale qui s’est développée vis-à-vis des mystiques. Le cercle de Montmartre sera repris par Madame Guyon, grande figure mystique qui trouve enfin ici sa juste place. On sait que son apparition chronologiquement tardive empêcha qu’elle ne figure, sinon en filigrane, dans les histoires inachevées de Bremond et de Cognet disparus trop tôt. Son influence sera déterminante sur des proches et sur le siècle suivant.

Étoilement des mystiques du même volume achève l’entreprise.  Nous doutons de la réalité de tout Crépuscule des mystiques, titre suggestif de l’ouvrage de Louis Cognet centré sur la figure de Madame Guyon, devenu trop fameux[33]. Il s’agit plutôt de l’effet « pervers » d’une diversification dans les expressions de l’expérience, liée à la disparition d’une langue technique commune adoptée du début du XIIe jusqu’à la fin du XVIIe siècle, celle d’une théologie mystique tributaire d’une représentation caduque du monde.

Une trentaine de figures de ces trois derniers siècles sont remarquables par  leur diversité ; certaines surprendront des lecteurs par leur éloignement vis-à-vis de toute attache religieuse. Elles témoignent de la permanence de premiers contacts mystiques dont les manifestations ne se réduisent pas au domaine psychologique[34].

Le champ théorique d’une théologie mystique au sens réduit depuis le XVe siècle n’est pas abordé. L’investigation s’attache aux données biographiques et aux influences qui s’exercèrent entre des personnes. Aucun modèle d’école n’écrase leur diversité concrète.

§

Je m’incline devant ces textes très profonds avec le respect qui leur est dû. Le lecteur exercera son propre jugement.


Avertissement.

Le texte ne fait pas l’économie de précisions biographiques indispensables pour établir des filiations entre individus. Quelques développements reportés en notes allègent le texte courant dès que se dessinent « étoilements » et chemins de traverse.

Nous groupons parfois plusieurs références autour d’un thème commun. La bibliographie distribuée au fil de l’ouvrage ne sera pas reprise, sinon sous forme d’un choix, puisqu’elle n’est ni exhaustive ni soucieuse de privilégier les publications les plus récentes : elle est le fruit d’un parti-pris revendiqué.

Le texte courant inclut les citations d’études modernes.  Les citations de textes ou dits des mystiques et de leurs témoins directs sont différenciées par leur retrait marginal et un corps légèrement condensé.  Quelques sigles signalent­­­­­ : incertitude sur la datation (~), relation d’implication ou de filiation (>), relation d’échange ou d’équivalence (=).

Des lecteurs pardonneront quelques rappels évidents à leurs yeux, et leur simplicité,  en songeant au grand écart qui existe entre ancienne et jeune génération. La connaissance de données textuelles semble à cette dernière d’une importance relative : on « trouve tout sur le web » sauf une culture traditionnelle hiérarchisée.

Nous avons donc besoin d’une boussole -- ce projet --  pour naviguer sur l’océan de la noosphère informatisée. Les textes quant à eux sont disponibles puisque ayant allègrement franchi la barre des soixante-dix ans [35].

 


 


I. DES ORIGINES À LA RENAISSANCE

 


 


1.   L’antiquitÉ et le haut moyen Âge

Les rappels qui suivront tout au long de ce premier chapitre peuvent paraître évidents et schématiques. Ils s’adressent aux lecteurs qui n’ont pas été en contact avec l’histoire des principales Traditions : le lecteur cultivé pardonnera ce travail « à la serpe » qui doit explorer en quelques paragraphes dix siècles et trois cultures pour rappeler des bases premières.

Quatre grandes influences déterminèrent l’expression d’une mystique qui prend un nouvel élan en Europe à partir du XIIe siècle : le legs religieux d’Israël et l’influence qui perdure de sa diaspora, le legs antique des civilisations grecque et romaine, auquel succède au bas Moyen Âge l’apport de moines vivant au sein de l’empire byzantin, enfin le contact avec les civilisations avancées de pays islamisés. Ces facteurs contribuent chacun par leur couleur particulière à l’expression d’une expérience universelle issue d’une même Source.

Israël

Israël exerce son influence par son Écriture ou Ancien Testament,  et aussi à travers les Évangiles et les Épîtres du Nouveau Testament, rédigés entre ~50  et ~120. Des « païens au seuil » de la diaspora sont attirés par le message judaïque. Leur adhésion est facilitée au sein de la nouvelle secte juive lorsque Paul estime caduques des pratiques contraignantes. S’ensuivent disputes, opposition entre les deux camps qui se définissent au second siècle, enfin séparation. Deux religions – celle traditionnelle d’un peuple élu et la nouvelle à l’ambition universelle - ne peuvent partager un Messie dont ils n’attendent d’ailleurs pas le salut sous une forme commune. De nombreux convertis cherchent une confirmation de leur foi en Jésus-Christ dans l’adhésion improbable d’une Synagogue qui possède l’Écriture. Lorsque, de minorité combattue les chrétiens deviennent majoritaires à la fin du quatrième siècle, ils  persécutent les juifs perçus comme « négationnistes » de la nouvelle religion d’État. Pourtant, beaucoup plus tard, après l’an mille,  les marranes contribuent à la renaissance de la mystique chrétienne en Espagne ; enfin, à la Renaissance, l’influence de la mystique juive s’exerce directement en Italie dans le milieu des kabbalistes chrétiens. 

L’Ancien Testament

L’Écriture est le nom juif de l’Ancien Testament repris dans l’actuelle traduction œcuménique chrétienne ou TOB. Elle contient les dits de prophètes qui ont rencontré l’Absolu et qui furent pour certains d’entre eux mystiques, comme le « second Isaïe ». Le prophétisme est l’expression de la vie intérieure à une époque où la personne humaine, qui ne disposait d’aucun moyen d’écrire dans l’intimité, et demeurait par ailleurs étroitement dépendante de son milieu clanique, ne pouvait que difficilement laisser trace de sa conscience intérieure autonome.  Ce modèle précède celui de la sainteté individuelle manifestée sous la forme héroïque de moines du désert, inspirés peut-être par la communauté juive des Thérapeutes,  en tout cas par des précédents égyptiens [36]. Puis ceux-ci inspirèrent (partiellement) le « dernier des prophètes » Mohammed, respectueux de ses prédécesseurs.  Le prophétisme sera encore au XVIIIe siècle repris par des réformés protestants qui s’inspiraient étroitement de l’Écriture pour remplacer la médiation cléricale. Ce qui posa problème : ainsi une madame Guyon fut défavorable aux annonces prophétiques de jeunes exilés camisards faites en Ecosse. De même le réformateur méthodiste Wesley fera face à des enthousiastes.

Le livre d’Isaïe est une bibliothèque couvrant plus de deux siècles. Le premier Isaïe est un personnage extraordinaire qui a prophétisé à un âge relativement jeune, vers -740, et son activité s’est étendue sur une période d’au moins quarante ans : il s’oppose aux injustices et annonce la colère divine. Le second Isaïe se situe deux siècles plus tard, vers -540, au milieu de ses frères exilés. Il est suivi d’un troisième Isaïe qui aurait exercé son ministère à Jérusalem dans les deux premières décennies qui suivirent le retour d’exil. Les versets 52, 13 à 53, 12 constituent le sommet du second Isaïe, ainsi rendus dans la Traduction Œcuménique de la Bible :

 Il était méprisé, laissé de côté par les hommes, homme de douleurs, familier de la souffrance, tel celui devant qui l’on cache son visage ; oui, méprisé, nous ne l’estimions nullement. En fait, ce sont nos souffrances qu’il a portées, ce sont nos douleurs qu’il a supportées, et nous, nous l’estimions touché, frappé par Dieu et humilié. Mais lui, il était déshonoré à cause de nos révoltes, broyé à cause de nos perversités : la sanction, gage de paix pour nous, était sur lui et dans ses plaies se trouvait notre guérison. ... Brutalisé, il subit ; il n’ouvre pas la bouche, comme un agneau traîné à l’abattoir...

Le thème du serviteur souffrant, juste qui plaide pour son peuple, a aidé les chrétiens à comprendre la figure de Jésus et à se comprendre eux-mêmes, placés face à des promesses de renouveau qui ne se réalisaient pas concrètement. Cette évocation d’une Écriture laisse de côté d’autres textes plus récents, qui sortent de la ligne prophétique, dont se détachent Job et le Cantique des cantiques. On en retrouve les thèmes abondamment commentés par tous les spirituels, en particulier par Rashi (Chelomo Ben Yits’hak, 1040-1105) puis lors de la collaboration autour du Cantique entre Bernard de Clairvaux et Guillaume de Saint-Thierry  (~1138).

Le Nouveau Testament

Le Nouveau Testament comporte, outre l’Apocalypse, deux ensembles textuels qui ont sensiblement le même volume : d’une part les quatre Évangiles, d’autre part l’ensemble formé par les Actes des apôtres composés par un disciple de Paul et associé aux Épîtres de ce dernier. Ces Épîtres précédèrent la fixation du texte des Évangiles.

Les mystiques reprendront très souvent des versets de saint Jean, des Épîtres de Paul que l’on peut considérer comme un des leurs. Ainsi du verset qui sera cité très fréquemment :

…et je vis, mais non plus moi-même : c’est Jésus-Christ qui vit en moi : et en ce que je vis maintenant dans la chair, je vis dans la foi du Fils de Dieu, qui m’a aimé, et qui s’est livré lui-même pour moi [37].

Par exemple madame Guyon (1648-1717) en donnera l’explication suivante [38] :

Nous ne sommes plus à nous-mêmes sitôt que nous sommes désappropriés, que nous avons perdu notre propre âme en Dieu. Nous sommes transformés en l’image de Dieu [2 Co 3, 18] c’est-à-dire, transformés en Jésus-Christ, qui est l’image du Père, de sorte, dit-il ailleurs, que je ne vis plus, moi, mais Jésus-Christ vit seul en moi. Je Lui ai cédé par une entière désappropriation la place que je tenais en moi et que j’avais usurpée. Lorsque les mystiques parlent de l’incarnation mystique, c’est la même chose dont parle saint Paul par le terme de formation de Jésus-Christ en nous [Ga 4, 19], qu’il appelle aussi révélation de Jésus-Christ [Ga 1, 16].

Le premier siècle appelle une redéfinition du judaïsme au regard de la domination gréco-romaine qui ne permet plus l’isolement culturel. Jésus parfait le message prophétique ; il n’a plus besoin de la médiation externe des prêtres mais il enseigne avec autorité et monte à grand risque au Temple de Jérusalem pour la Pâque. Ensuite,

Paul et la première génération chrétienne, à la suite même de Jésus, opèrent un singulier retournement des valeurs, où ce qu’il y a de plus faible et méprisable l’emporte ... Ce retournement historique est à la base de la pensée et de la pratique chrétiennes, ou du moins devrait l’être. Il s’exprime, entre autres, dans une ancienne hymne judéo-chrétienne, reprise et aménagée par Paul : « Lui (Jésus) qui appartient à la réalité divine n’a pas considéré comme une proie à saisir d’être à l’égal de Dieu ; au contraire, il s’est lui-même vidé, assumant (en lui) la réalité de l’esclave en devenant semblable aux hommes ; puis ... il s’abaissa lui-même, en devenant obéissant jusqu’à la mort, et la mort de la croix.[39].

Paul, scandalisé comme le devait être un juif pratiquant par le rôle de médiateur direct qu’assume Jésus, qui ne baptise plus dans l’eau, comprendra que le judaïsme doit être vécu de l’intérieur ; ce qui ôte dès lors toute importance aux prescriptions minutieuses de la Loi juive, incluant la circoncision. À ses yeux le comportement éthique ne trouve plus son fondement dans la Loi mais procède spontanément de la foi vive, c’est-à-dire d’une expérience mystique.

L’apport judaïque

L’apport du judaïsme est constant depuis l’établissement de ses communautés, en particulier dans le sud de l’Europe : on le verra en Espagne lorsque nous évoquerons les sources d’un trop bref siècle d’or mystique. Ces communautés ont joué un rôle d’intermédiaire entre les deux grandes religions (de par le nombre de leurs adeptes) chrétienne et musulmane, en partie filles de l’Écriture. Ce rôle d’échange est illustré de façon exemplaire à Tolède par les interprètes traducteurs des textes qui vont féconder les premières universités occidentales.

Puis les persécutions qui prennent de l’ampleur à partir de la fin du XIIe siècle[40] entraînent des conversions douloureuses et ambiguës  favorisant le développement du christianisme : les conversos de la fin du XVe siècle se retrouvent nombreux dans les ordres religieux espagnols, comme l’illustre saint Jean d’Avila (1499-1569), défenseur de Teresa, elle-même d’ascendance juive du côté de son grand-père paternel. Enfin lorsque l’on entreprend l’étude approfondie des sources de la Vulgate latine, on a recours à la connaissance des convertis de langue hébraïque : c’est le cas pour la bible polyglotte d’Alcala (1514-1517) [41].

Cette histoire de l’alternance des coopérations et des persécutions est trop complexe pour qu’il soit possible ici d’en cerner les contours, sinon en les évoquant succinctement à l’aide d’une table présentée à la fin de ce chapitre. La succession de leurs localisations géographiques souligne l’imbrication difficile des communautés juives dispersées au sein des majorités tantôt chrétiennes, tantôt musulmanes : elles préservent leur foi par leur contrainte mobilité [42].

La Kabbale chrétienne constitue un lieu de rencontre marqué par la mystique propre à la grande tradition remontant au Zohar (~1280) [43]. Mais elle est négligée par les juifs et rejetée par les chrétiens : ils y voient un affadissement ou un danger. Au sein du judaïsme, la tradition mystique n’a retrouvé droit de cité que récemment. Elle apparaissait comme un obscurantisme s’opposant à l’intégration tentée depuis le siècle des Lumières, dont témoigne la vie de Moses Mendelssohn (1729-1786)[44]. Récemment, la redécouverte de cette tradition a été l’œuvre de trois générations marquées respectivement par Buber, Scholem, Idel [45]. La mystique juive n’a jamais été largement diffusée, sinon peut-être de manière voilée, et par des relais très indirects. On note au XVIIe  siècle le rôle de Spinoza, trop longtemps considéré seulement comme l’archétype de l’athée par les juifs comme par les chrétiens.



Le monde gréco-romain

Au cours des trois derniers siècles de l’empire romain, cinq tendances reflètent la vitalité de traditions issues d’une grande civilisation passée de la sagesse grecque à la foi chrétienne non sans apports de l’une à l’autre. Nous les suggèrerons en quelques touches :

Le stoïcisme et Épictète (vers 130)

Les stoïciens [46] proposent une « philosophie du bonheur », tout comme les épicuriens. L’apatheia (absence de passions) est reprise par des chrétiens grecs (Évagre [47], Climaque). L’influence de Cicéron sera importante mais elle s’exerce au niveau de l’ascèse plutôt que sur les mystiques [48]. Celle de Sénèque sera considérable chez tous et à toute époque : « On n’est pas sage, on le devient » et son exhortation, rédigée lorsque le péril le menace, émeut. L’influence d’Épictète, mineure sur les Pères du désert contrairement à ce qui a été avancé, s’exerce dans l’Occident chrétien  lorsque les milieux platoniciens de Florence, le prenant pour un disciple de Platon, assurent sa traduction latine par Politien (1497) [49]. François de Sales et Pascal l’apprécient, avec des réserves.

Le néoplatonisme de Plotin ( ? - 270) à Proclus (412-485)

L’œuvre de Plotin [50] fut très influente dès le Moyen Âge, ne serait-ce que par l’intermédiaire d’Origène (~185 ~254), que l’on a cru être son condisciple à Alexandrie auprès d’un maître commun, père du néoplatonisme, Ammonios Saccas. Si cette thèse séduisante reste incertaine, - l’Origène disciple d’Ammonios (avec Herennios) pouvant avoir été confondu à tort avec l’Origène chrétien, - elle traduit bien l’importance et une certaine confiance accordée à Plotin [51]. Au XIe siècle, Guillaume de Saint-Thierry connaît bien Origène, « le plus lu de tous les anciens auteurs grecs » [52].

Le néoplatonisme ne s’arrête pas à l’œuvre de Plotin : la permanence de l’école néo-platonicienne malgré la montée en puissance du christianisme et une vie « en famille » probablement de nature spirituelle propre au milieu de l’École d’Athènes est heureusement évoquée en introduction à la Théologie platonicienne de Proclus (412-485) :

« La tradition de la philosophie platonicienne, devenue le dernier rempart de la religion païenne [...] s’est conservée à l’intérieur de ‘familles d’universitaires’ comme une foi que l’on se transmettait de père en fils. » [53].

L’apport des païens a été sous-estimé par suite de la destruction systématique des sources écrites, combiné au désir d’attribuer une valeur incomparable à une fraction des écrits chrétiens. Parmi les rares textes antiques qui nous sont parvenus, à l’Hymne à Zeus stoïcien [54] répond sept siècles plus tard l’Hymne à la transcendance de Dieu de Proclus, attribué à Denys, qui témoigne de la piété personnelle des derniers philosophes païens [55] :

Seul, Tu es inconnaissable puisque tout ce qui est connu vient de Toi.

Tout ce qui parle et qui ne parle pas Te proclame d’une voix claire,

Tout ce qui connaît et qui ne connaît pas Te rend des honneurs,

Car tous les désirs et toutes les nostalgies de toutes choses

Se portent vers Toi ; tous les êtres T’adressent une prière,

Et tout ce qui connaît Ton chiffre Te dit un hymne silencieux.

En Toi seul tout demeure ; vers Toi tout ensemble s’élance,

Tu es la fin de tout, Tu es l’unique, le tout, le rien,

Tu es non-un, non-tout. Innommé, comment Te nommerait-on,

Toi, le seul innommable ?

Plotin aurait touché quatre fois mystiquement « le Premier » [56]. Rappelons l’universalité de sa voie « apophatique ». Damascius d’Alexandrie, le dernier des maîtres « païens », célèbre l’Ineffable, « inaccessible à tous », peu avant la fermeture en 529 de l’École d’Athènes. Cette voie semble moins vivante chez les intermédiaires Porphyre (-305) et Jamblique. Mais on la retrouve chez Proclus (-484) comme nous venons de le lire.

Elle  influença  Denys [57] et, par ce supposé disciple de Jésus, exerça d’innombrables influences indirectes. Le néoplatonisme exerça aussi une grande influence par une autre voie, celle des commentaires de Proclus aux dialogues de Platon repris au Moyen Âge, puis à la Renaissance par l’Académie platonicienne de Florence illustrée par Ficin (-1499), enfin au XVIIe siècle par les platoniciens de Cambridge.

Le commentaire sur le Parménide rassemble ainsi les thèmes de la supériorité de l’amour et des conditions nécessaires à la contemplation de l’Unique :

…la beauté convertit toutes choses vers elle-même, les met en mouvement, fait qu’elles soient possédées du divin et les rappelle à elle par l’intermédiaire de l’amour, elle est ce qui inspire l’amour ... il ne faut pas rechercher le bien à la manière d’une connaissance, c’est-à-dire d’une manière imparfaite, mais en s’abandonnant à la lumière divine et en fermant les yeux ... car ce genre de foi est supérieur à l’opération de connaissance ... c’est par elle que tous les dieux sont unis et rassemblent autour d’un centre unique selon une seule forme toutes leurs puissances et leurs processions [58].

Enfin l’influence antique d’origine païenne s’exerce par l’intermédiaire de Denys l’Aréopagite auquel nous consacrons ci-dessous une section.

Grégoire de Nysse (~331 – apr. 394) et les Pères grecs

La patristique grecque est restée influente en Orient. Elle ne peut être négligée sous le prétexte d’une présence très diffuse dans l’Occident latin médiéval, car elle fut relayée tardivement par l’intermédiaire de Byzantins émigrés [59]. Nous évoquerons par la suite Clément d’Alexandrie (- av. 215), figure très importante aux yeux d’un Fénelon émerveillé de trouver un frère en expérience mystique dans un passé si proche du Christ[60].

Antoine (-356) a une grande influence sur le monachisme occidental ; Basile de Césarée (-379) parle de l’Esprit « incirconscriptible », qui n’est pas l’esprit opposé au corps mais l’Esprit indépendant de nos catégories temporelles et spatiales : « l’Esprit ... émet suffisamment pour tous la grâce en plénitude ». L’humilité est le remède et le moyen du salut. L’initiative est divine, conformément à l’expérience de tous les mystiques :

Ce n’est pas toi qui as connu Dieu par ta propre justice, mais Dieu qui t’a connu par bonté ... Ce n’est pas toi qui as saisi le Christ par vertu, mais le Christ qui t’a saisi par son avènement.

Faut-il lui reconnaître une première division devenue classique « des trois voies » en voie purgative, voie illuminative, voie unitive ?

Par lui [l’Esprit] s’opère la montée des cœurs. Il conduit par la main les faibles et rends parfaits les progressants. Illuminant ceux qui sont purifiés de toute souillure, il les rend spirituels en se les unissant[61].

Parmi les écrits des Pères grecs, La vie de Moïse ou traité de la perfection en matière de vertu de Grégoire de Nysse[62] présente « une doctrine toute centrée sur la perfection conçue comme progrès indéfini », selon J. Danielou qui résume la doctrine : « Le but de la vie spirituelle est de rendre l’âme à sa vraie nature. C’est l’idée commune à toute la pensée antique, ... idée platonicienne, d’une divinité immanente à l’âme que l’âme retrouve par un retour en elle-même. Mais cette idée paraît difficilement conciliable avec la conception chrétienne de la gratuité de la communication que Dieu fait de lui-même. ... L’essence de l’âme est ... une « participation » toujours croissante, mais jamais achevée, à Dieu. » [63].

Grégoire de Nysse présente le sens spirituel du récit de l’Exode.  Il souligne la transcendance divine :

Ce que Moïse, à la lumière de la théophanie, me paraît avoir compris alors, c’est précisément qu’aucune des choses qui tombent sous les sens ou qui sont contemplées par l’intelligence ne subsistent réellement, mais seulement l’être transcendant et créateur de l’univers à qui tout est suspendu. Quels que soient en effet, en dehors de lui, les êtres vers lesquels l’intelligence se tourne, elle ne trouve pas en eux cette suffisance qui leur permettrait d’exister en dehors de la participation à l’être.[64].

La « nuée » de la grâce est notre guide dans la quête du bien :

Chaque fois que quelqu’un fuit l’Égyptien et que, parvenu hors des frontières, il s’effraie des attaques des tentations, son guide lui apprend à attendre d’en haut le secours inespéré, lorsque l’ennemi, cernant les fuyards avec son armée, l’oblige à se frayer un chemin dans la mer ; dans cette traversée il a pour guide la "nuée" : ce mot, qui désigne le guide, a été interprété à juste titre, par nos devanciers, [comme] de la grâce du Saint Esprit, qui dirige les justes vers le bien. [65].

Entretenir sans cesse la disposition amoureuse est la condition requise pour contempler une beauté qui se découvre sans limite :

Il [Moïse] fait disparaître l’idole. Il apaise Dieu. Il rétablit la loi ... Il rayonne de gloire – et s’étant élevé par de telles élévations, il brûle encore de désir ... Ressentir cela me semble d’une âme animée d’une disposition amoureuse à l’égard de la beauté essentielle, que l’espérance ne cesse d’entraîner de la beauté qu’il a vue à celle qui est au-delà et qui enflamme continuellement son désir de ce qui reste encore caché par ce qu’elle découvre sans cesse.  ... Car c’est en cela que consiste la véritable vision de Dieu, dans le fait que celui qui lève les yeux vers lui ne cesse jamais de le désirer.[66].

Saint Augustin (~354 - 430) et les Pères latins

Saint Augustin est le plus influent des Pères latins. Dans la droite ligne de saint Paul, il a été marqué par Cicéron, Mani, Plotin, Ambroise. Dans son œuvre très ample, outre les célèbres Confessions, la seconde partie de La Trinité traite du Mystère défini ainsi : « Et voici trois choses : celui qui aime, ce qui est aimé, et l’amour même ». La transformation de l’âme sous l’influence de la grâce permet de retrouver le Créateur à l’intérieur du cœur [67]. 

Pourquoi aller et courir au plus haut des cieux, au plus profond de la terre, à la recherche de celui qui est tout près de nous, si nous voulons être tout près de lui ? / Que personne ne dise : je ne sais quoi aimer. Il connaît mieux en effet l’amour dont il aime, que son frère qu’il aime. Et voilà dès lors que Dieu lui est mieux connu que son frère…

Denys l’Aréopagite (~500)

Denys l’Aréopagite qui fut considéré comme un disciple de saint Paul (d’où l’appellation à l’effet pervers de « pseudo-Denys »), est la plus influente des sources de l’Antiquité tardive reconnue par les mystiques chrétiens. Il faut attendre le XIXe siècle pour établir la date approximative d’apparition du corpus dionysien, postérieur à 482, antérieur aux auteurs qui le citent au début du VIe siècle[68]. L’auteur est probablement un moine d’origine syrienne, au confluent du courant chrétien et du courant néo-platonicien ; il aurait suivi les cours de Damascius [69] à Athènes peu avant que l’Académie ne soit fermée. Son œuvre complète est d’accès facile, vu sa relative brièveté [70]. On y retrouve le thème, partagé avec Proclus, du Beau qui attire à lui l’âme dans le recueillement :

C’est cette Beauté qui produit toute convenance, toute amitié, toute communion, c’est cette Beauté qui produit toute unité et qui est principe universel, parce qu’elle produit et qu’elle meut tous les êtres ... [L’âme] se meut d’un mouvement circulaire lorsque, rentrant en soi-même, elle se détourne du monde extérieur, lorsqu’elle rassemble en les unifiant ses puissances d’intellection dans une concentration qui les garde de tout égarement, lorsqu’elle se détache de la multiplicité des objets extérieurs pour se recueillir d’abord en soi-même, puis, ayant atteint à l’unité intérieure, ayant unifié de façon parfaitement une l’unité de ses propres puissances, elle est conduite alors à ce Beau et Bien, qui transcende tout être, qui est sans principe et sans fin.[71].

La puissance créatrice divine est la cause agissante cachée qui demeure hors du domaine parcouru par le mouvement circulaire (parfait) de l’âme, en quelque sorte un attracteur [72] de l’âme :

C’est par surabondance de bonté que la Cause universelle désire amoureusement tout être, opère en chacun, parachève toute perfection, conserve et tourne à soi toute réalité, que ce désir amoureux est en Dieu parfaite Bonté d’un Être bon, qui se réalise à travers le Bien même. Faiseur de Bien en toute chose, cet amoureux désir, préexistant de façon surabondante au cœur même du Bien, ne lui aurait pas permis de demeurer stérile et de se replier sur soi-même, mais il le met tout au contraire en branle pour qu’il agisse selon cette puissance surabondante d’universel engendrement.[73].

En conférant la ressemblance divine aux créatures, Elle les ordonne selon une hiérarchie qui répand la lumière céleste :

Et il convient ... que les illuminateurs, intelligences plus transparentes que les autres et capables par elles-mêmes tout ensemble de participer à la lumière et de retransmettre cette participation, dans la bienheureuse splendeur d’une sainte plénitude, répandent cette lumière de toutes parts débordante sur ceux qui en sont dignes.[74].

Cette vision hiérarchique est reprise chez certains mystiques pour rendre compte de la communication de la grâce dans la prière. Le modèle néo-platonicien des processions ou émanations s’accorde assez bien à l’expérience intime propre aux grandes religions monothéistes.

Elles l’adoptent sous la condition que soit préservé le dynamisme d’une circulation de la grâce ou énergie issue d’un Centre divin. Le modèle peut être présenté analogiquement à l’aide de belles images empruntées à l’optique, telle celle d’un cercle de miroirs reflétant les uns aux autres la lumière unique issue d’une flamme (divine) située en son centre.[75].

L’influence de Denys est immense jusqu’à la fin du XVIIe siècle ; Mme Guyon, sensible à cette vision hiérarchique du monde, empruntant l’analogie « par transmission », déclare :

Si nous étions sans action, sans retour, sans réflexion et que nous fussions toujours ainsi exposés à Dieu en pure et nue foi, nous deviendrions des Séraphins. Les hommes de cette sorte ... consumés par la Divinité dont ils sont plus proches que les autres esprits bienheureux ... sont comme ces miroirs ardents [lentilles] qui, pénétrés des rayons du soleil, brûlent ce qui est au-dessous d’eux.[76].


Le Moyen Âge en terres chrétiennes

Moines du désert et leurs Apophtegmes

En Orient, le christianisme, devenu religion d’état à Constantinople, s’illustre par les très nombreux moines, depuis les Pères du désert du IIIe siècle jusqu’à ceux du début du XVe siècle. Le premier d’entre eux en importance, sinon en date, est le rénovateur de la connaissance de Dieu : Syméon le Nouveau Théologien (949 - 1022). Son lointain prédécesseur Jean Climaque (~575 ~650)  est influent à toutes les époques par son Échelle sainte, appréciée en Espagne au XVIe siècle, puis en France dès le début du XVIIe siècle. Ces deux figures, le mystique Syméon et le médecin des âmes Climaque, illustrent deux modes d’expression du vécu anachorète, plus lyrique chez le premier, plus analytique chez le second, partagés par une myriade d’auteurs orientaux. Une immense littérature traduit l’expérience marquée par l’ascèse. Elle est consignée de façon anonyme dans des Apophtegmes [77] et dans des Centuries, qui inspirèrent Cassien (- ~435) et tout le monachisme d’Occident [78]. Enfin on n’oubliera pas le grand mystique Jean de Dalyatha (VIIe siècle) d’une église nestorienne aujourd’hui disparue.

Jean Climaque (~575 ~650) et la Philocalie

Jean Climaque vécut près du Mont Sinaï pendant quarante ans dans une grotte, au milieu d’une colonie d’anachorètes, mais fit cependant au moins un voyage en Égypte, pour être finalement élu higoumène du monastère de la sainte Montagne. Il aurait composé son Échelle sainte, suivie d’une intéressante Lettre au Pasteur (ou directeur d’âme), à un âge avancé. Les trente degrés de cette « échelle du Paradis » font parcourir des étapes : rupture avec le monde, acquisition des vertus fondamentales, lutte contre les passions, couronnement de la « vie pratique » (simplicité, humilité, discernement), union à Dieu[79]. Son influence s’exerça par l’intermédiaire de très nombreux manuscrits. Ainsi, découvert par Syméon le Nouveau Théologien (949-1022) dans la bibliothèque de son père, l’ouvrage fut aussi le principal inspirateur du grand spirituel russe Nil Sorskij (1433-1508), qui ramena une « bibliothèque » grecque d’auteurs spirituels en Russie. En Occident, l’Échelle figure dans les bibliothèques des franciscains, des chartreux, etc. Elle est traduite en Espagne dès 1504, en France par Gaultier dès 1603, puis à Port-Royal (nombreuses éditions à partir de 1652).

Elle propose une progression à l’usage des ascètes du désert en recherche de Dieu, comme le souligne son traducteur moderne : « Jean est un moine qui a fait l’expérience à la fois du terme de la vie spirituelle : la déification de l’homme par la lumière incréée, et de la voie qui y achemine. C’est cette voie qu’il nous trace, d’une manière essentiellement pratique. L’unique moyen d’en acquérir une intelligence véritable est de s’y engager soi-même [… comme] disciple qui, ayant fait une fois pour toutes le choix décisif, se met à l’écoute d’un maître, laisse parler son œuvre, ou plutôt s’efforce de percevoir ce que Dieu lui dit à travers elle au secret de son cœur, et s’applique à en suivre les directives avec la même attention et le même sérieux que le mode d’emploi d’un instrument précis et complexe. » [80].

Jean met en garde contre une interprétation trop littérale de ce qui fut écrit pour des hommes menant une vie rude :

L’ascèse corporelle, l’obéissance et l’amour des humiliations n’ont d’autre fonction que de nous préparer à cette illumination de la lumière divine en nous faisant signifier et réaliser, sous la motion de la grâce, la mort de notre individualité opaque, de notre volonté propre, unique obstacle à notre communion personnelle avec Dieu.[81].

Ce texte assez bref n’est cependant pas sec : il reprend des histoires très vivantes, telle celle de la confession devant tous les frères d’un auteur de beaucoup de « choses qu’il ne convient ni d’entendre, ni d’écrire ... pour délivrer le pénitent lui-même de la honte future par la honte présente »[82]. On apprécie la justesse de ses observations :

Il me semble que nous devrions nous taire dans toutes les occasions d’humiliation qui nous sont offertes, car c’est l’heure du gain. Mais dans les circonstances où un tiers est en cause, nous devons rétablir la vérité, pour garder indissoluble le lien de l’amour et de la paix.[83].

Il aborde sans détour tous les problèmes qui se posent dans une société d’hommes jeunes et fait ailleurs appel aux images issues de l’expérience humaine, car :

Il n’y a rien d’inconvenant à emprunter aux choses humaines des images pour représenter le désir, la crainte, l’ardeur, la jalousie, le service et l’amour passionné de Dieu. Bienheureux celui qui a obtenu un désir de Dieu semblable à celui d’un amant passionné pour celle qu’il aime.[84].

Car la réorientation des tendances humaines est préférable à leur rejet :

J’ai vu des âmes, qui se livraient avec fureur à l’amour charnel ... C’est pourquoi le Seigneur, parlant de cette chaste pécheresse, ne dit pas qu’elle a craint, mais qu’elle a beaucoup aimé, et qu’elle a pu facilement chasser l’amour par l’amour.[85].

 L’optimisme est finalement toujours présent, car « l’homme de foi n’est pas celui-ci qui croit que Dieu peut tout, mais celui-ci qui croit pouvoir tout obtenir [86]. » En effet « rien n’égale ni ne surpasse la miséricorde de Dieu. C’est pourquoi celui qui désespère est son propre meurtrier [87]. » La foi est confirmée dans la contemplation : « La certitude intime que toutes nos demandes sont exaucées nous est donnée clairement dans la prière. » [88].

Inspiré par les auteurs de Centuries, le livre abonde en brèves définitions, qui réorientent vers Dieu : « Le discernement est et se définit : la perception certaine de la volonté de Dieu en toute occasion, en tout lieu et en toute circonstance » [89]. Les définitions remontent souvent des manifestations qu’elles évoquent immédiatement à leurs causes : « La charité est avant tout le rejet de toute pensée d’inimitié » [90].

L’ascèse, omniprésente dans le monde particulier du désert où l’auteur vécut, est une garde du cœur ; il en modère l’exercice par l’importance donnée à la sincérité et la transpose en sobriété dans l’exercice de la prière :

N’attend pas de visite [spirituelle] et ne t’y prépare pas à l’avance, car l’hésychia est un état de parfaite simplicité et liberté.[91].

  Durant la prière, n’admets aucune imagination sensible, de peur de tomber dans l’égarement.[92].

Enfin il rend témoignage sans ambiguïté à l’efficace d’une prière orientée envers autrui :

Celui qui s’est vraiment rendu Dieu propice peut soulager ceux qui souffrent sans qu’ils le sentent et en secret ; il en résulte deux grands biens : il se préserve de la gloire humaine comme de la rouille, et il induit ceux qui ont été l’objet de sa miséricorde à ne rendre grâce qu’à Dieu seul.[93].

Jean Climaque est une figure que nous venons de mettre en valeur parmi beaucoup d’autres spirituellement comparables, auteurs de Philocalies : le mot grec signifie « amour de la beauté » et il est repris par les orthodoxes pour désigner une anthologie de textes mystiques, dont la dernière et la plus célèbre, publiée à Venise en 1782, exerce aujourd’hui encore une forte influence [94]. De trente-sept auteurs représentés se détachent les cinq figures de Maxime le confesseur, Syméon le Nouveau Théologien et Nicétas Stéthatos, Grégoire le Sinaïte et Grégoire Palamas : leurs écrits occupent plus du tiers de l’ensemble qui constitue une encyclopédie portant sur l’ascèse pratique mise au service d’une vie orientée vers la contemplation de la lumière divine.

Jean de Dalyatha (~690 ~780)

Originaire d’un village du nord de l’Iraq, au pied des montagnes du Kurdistan, Jean entra dans un monastère du sud de la Turquie actuelle puis s’établit dans la solitude au sein des montagnes de Dalyatha avant que des moines ne se groupent autour de lui. Il est le grand ermite nestorien, condamné puis réhabilité par son Église, dont les homélies et les lettres, joyaux de la mystique syriaque, révèle une vie mystique conçue comme une « résurrection anticipée » fondée directement sur l’expérience. Il a été redécouvert par un carme missionnaire enseignant en 1956 au Séminaire Chaldéen de Bagdad. Celui-ci le situe « au niveau d’un Jean de la Croix » et nous partageons son éblouissement [95] :

Il n’y a pour moi en dehors de lui [le Créateur] ni stabilité, ni mouvement, ni vie, ni perception. Et lorsque je suis absorbé par l’émerveillement, je les vois [la Trinité] (comme) une lampe unique, et comme celle-ci je resplendis. Aussi je m’émerveille de moi-même et me réjouis spirituellement : en moi se trouve la Source de la Vie, cette Source qui est la fin du monde incorporel. Il n’est possible à aucun sage de fournir à ceci une explication : gloire à Celui qui rend sage les siens par ce qui est sien et révèle sa beauté pour la délectation de ceux qui l’aiment !

Syméon le Nouveau Théologien (949 - 1022)

Encore jeune, Syméon fut envoyé à Constantinople chez son oncle paternel pour y achever son instruction et pour être introduit à la cour impériale. Après la mort inattendue de l’oncle, il se proposa d’entrer au monastère de Studios, auprès de son père spirituel, Siméon le pieux ; le projet n’eut pas de suite et il mena un temps « une vie dissipée ». Enfin à vingt-huit ans, il entra au Studios et fut confié à son vénéré maître. En 980, il devint l’higoumène du monastère, travailla à le réformer et devint le père spirituel d’un grand nombre, rayonnant au dehors de sa communauté. Une filiation mystique passe de Siméon le Pieux, à Syméon le Nouveau Théologien, puis à Nicétas Stétathos. Après de nombreuses épreuves, dont une révolte de moines et deux condamnations à l’exil, il s’installa dans un oratoire en ruine, dédié à sainte Marine, sur la rive asiatique du Bosphore, près du moderne Scutari, Usküdar. C’est là qu’il écrivit nombre de ses œuvres.

Une grande joie émane de ses écrits[96]. Ils célèbrent une rencontre jamais achevée, dans la lumière sans limite. À l’influence néo-platonicienne transmise par Denys, il ajoute le dynamisme de sa vie mystique et une relation d’amour. Les thèmes qui reviennent le plus souvent portent sur sa connaissance acquise personnellement dans sa vie contemplative[97]. Il traduit son expérience dans des hymnes :

Il [le moine] Le voit et en est vu, L’aime et en est aimé,

Et devient lumière, parce qu’éclairé de manière ineffable ;

Glorifié, il se voit toujours plus pauvre :

Intime, Il est comme un étranger

- Ô merveille totalement étrange et inexprimable !

À cause de ma richesse infinie je suis un indigent

Et pense ne rien avoir, quand je possède tellement,

Et je dis : « J’ai soif », par surabondance des eaux ... [98].

L’action vertueuse mais intéressée ne donne pas « la lumière [incréée] » :

... Les femmes qui tissent, les fondeurs d’or et les orfèvres

Veillent plus que la plupart des moines

Et voilà pourquoi nous disons que rien

De toutes ces actions vertueuses ne s’appelle la lumière.[99].

Mais tout est donné gratuitement, dont la lumière divine resplendissante :

... Et qui donc s’approcherait de Lui ? ...

Tandis que j’y réfléchis, Il se découvre Lui-même en moi,

Resplendissant à l’intérieur de mon misérable cœur ...

Il se donne tout entier à moi, l’indigne,

Et je suis rempli de Son amour et de Sa beauté ... [100].

Le terme est la « déification », chère aux orthodoxes, thème qui deviendra souvent suspect (peut-être l’était-il déjà à son époque mais les indices manquent). Il provoquera l’amendement de certains écrits trop explicites lorsque l’auteur quitte le mode lyrique en commentant son poème. Dieu est célébré ainsi par Syméon :

 ... Tu es tout entier immobile et tout entier toujours en mouvement,

Tout entier en dehors de la création et tout entier en toute créature,

Tu emplis entièrement tout, Toi qui es tout entier en dehors de tout,

Au dessus de tout.

... Tu es la simplicité, et Tu es toute variété,

Et notre esprit est totalement incapable de sonder

La variété de Ta gloire et la splendeur de Ta beauté […]

Demeurant ce que nous sommes, nous devenons par Ta grâce

Fils, semblable à toi, et dieux, voyant Dieu.[101].

La splendeur de ces hymnes précède celle des odes de Rûmî (1207-1273), poète iranien réfugié en Anatolie qui assura la continuité entre la tradition sufi de Nichapour (la grande capitale détruite par Gengis khan, dont ne demeure que quelques traces à l’est de l’Iran actuel) et les derviches d’une principauté musulmane proto-turque récemment fondée sur une terre byzantine, assez proche de la rive asiatique du Bosphore. Le milieu s’était islamisé, deux siècles et demi s’étaient écoulés depuis Syméon. La forme hymnique de louanges à Dieu ou célébration de ses exploits demeure cependant commune à tout le Moyen Orient[102].

Syméon souligne la nécessité d’être guidé par un père spirituel. Sa biographie montre les difficultés auxquelles il se heurta par sa fidélité à son vénéré maître Siméon le pieux (celui de Rûmî fut tué !). Le problème de la validité de la hiérarchie ecclésiale se pose et un passage autobiographique témoigne d’attaques violentes [103] :

Arrête, disent-ils, dévoyé et orgueilleux que tu es ! Qui donc actuellement est devenu tel que furent les saints Pères ? Qui donc a vu Dieu ou est capable de le voir si peu que ce soit ? ... Arrête si tu ne veux pas que nous te fassions accabler de pierres.

Il y répond par l’expérience de la « vie en Esprit » :

Si c’était par les lettres et les études que la découverte de la vraie sagesse et de la connaissance de Dieu devait nous être donnée ... quel besoin avions-nous de la foi ... Aucun certainement [104]. 

Elaborant un thème classique depuis Augustin, il évoque par une belle analogie la « plongée » mystique :

Debout sur le rivage de la mer, l’homme voit l’océan infini des eaux ; il n’en peut cependant saisir la fin et n’en aperçoit qu’une partie. Ainsi celui qui a été jugé digne de fixer son regard par la contemplation sur l’océan infini de la gloire de Dieu et de Le voir intérieurement ne Le voit pas aussi grand qu’Il est, mais aussi grand que cela est possible aux yeux intérieurs de son âme ... Dès qu’il commence à entrer dans l’eau et qu’il s’y enfonce ... il perd aussi la vue de ce qui est au dehors [105].  

Il affirme nettement la réalité d’un état déifié vécu dès ici-bas :

Avant la mort se produit une mort et avant la résurrection des corps une résurrection des âmes en œuvre, en puissance, en expérience et en vérité [106].

L’influence de Syméon se fera sentir d’abord sur son disciple et biographe Nicétas Stétathos, puis après un long oubli, sur Grégoire Palamas (-1359). Nicodème l’Hagiorite (1749-1809), qui collabora avec Macaire de Corinthe à l’édition de la Philocalie (Venise, 1782), l’appelle « le troisième théologien, après l’apôtre Jean et Grégoire de Naziance » (-390). En Occident, le carme Honoré de Sainte-Marie ne l’ignore pas : il lui consacre sa plus longue notice relative aux spirituels du XIe siècle, dans sa Tradition des Pères et des Auteurs Ecclésiastiques sur la Contemplation…, 1708.


Le Moyen Âge en pays islamisés

Nous venons de citer Rûmî en le rapprochant de Syméon, suggérant un cadre commun d’expression littéraire. Les pays rapidement recouverts au VIIe siècle par la conquête arabe appartenaient à l’empire byzantin successeur de Rome, du moins sur le pourtour du « lac Méditerranée » si favorable à des échanges autant qu’aux invasions.

Les influences furent donc intimes, d’abord de la culture chrétienne des cités conquises du Moyen-Orient sur les conquérants nomades ; ensuite en sens inverse, les pays chrétiens du nord plus frustes recevant l’influence des civilisations musulmanes, en Espagne et par la Sicile, et lors des croisades.

Par la suite, les  catastrophes répétées depuis le XIIIe siècle, invasions mongoles puis domination turque, ouverture de nouvelles voies maritimes isolant les pays continentaux, enfin colonisations, rendent compte de la stagnation observée en terres d’Islam sur les six derniers siècles.

Les invasions de Gengis Khan (~1220) qui entraînèrent la destruction de Nichapour et l’exil de Rûmî, puis celles de Tamerlan (~1400), s’ajoutèrent à l’effet de grandes pestes dans des civilisations urbaines (le déficit de celle de 1358 fut plus rapidement compensé dans une Europe paysanne moins fragile).

Ensuite la domination étrangère turque créa une coupure entre les peuples soumis et une caste militaire conquérante, bloquant ainsi l’émergence d’une classe moyenne « bourgeoise » au profit d’un fonctionnariat soumis à l’arbitraire sans frein et à la terreur.

Une telle stagnation  n’eut pas lieu en Europe où se mit en place progressivement un cadre légal, héritage romain : les procès injustes sont enregistrés. Autre legs de Rome, la confusion des pouvoirs religieux et civils s’avère présenter une face positive : freiner utilement le changement de pouvoir au moyen de la seule force brute [107].

Puis la domination des puissances chrétiennes maritimes étouffèrent par isolement les empires terrestres du Grand Soufi en Perse, et des Moghols en Inde dont la domination, étrangère aux cultures indiennes, était instable : ces deux empires se disloquèrent au XVIIe siècle. Des régions devenues misérables furent alors colonisées et perdirent toute initiative économique et culturelle.

Il est toujours risqué de postuler des influences diffuses sans preuves matérielles, mais certaines influences sur le monde chrétien ont fait l’objet d’inventaires : venant d’Andalousie, sur l’amour courtois et sur Dante[108] ; venant par l’intermédiaire de l’école des traducteurs de Tolède, intimement mêlées à des influences juives car ces derniers servaient d’interprètes[109] ; thèmes rapportées par les Croisés, comme l’illustre l’histoire devenue « universelle » de Râb’iâ (-801) qui veut mettre le feu au paradis et éteindre l’enfer. Le récit est repris par Joinville (1225-1317), comme par Aflâkî, rédigeant en 1353 la biographie des fondateurs de l’ordre fondé par Rûmî :

Un jour, une compagnie de mystiques virent Râbi’a ‘Adawiyya prendre dans une main un brandon allumé, et de l’autre une cruche d’eau, et courir avec rapidité. On l’interrogea : « O dame du monde futur, où vas-tu, et qu’as-tu à faire ? » Elle répondit : « Je vais mettre le feu au paradis et éteindre l’enfer, afin de faire disparaître ces deux voiles qui nous coupent la route [vers Dieu] ; afin que le but soit désigné, et que les serviteurs de Dieu le servent sans motifs d’espérance ou de crainte…[110].

Divers auteurs reprennent Joinville jusqu’à l’époque de la querelle du « pur amour » au XVIIe siècle :

Il est remarqué dans la Vie de saint Louis, écrite par M. de Joinville, que saint Louis étant allé dans la Terre Sainte, ils trouvèrent dans la ville d’Acre une femme qui tenant un flambeau dans une main, et une cruche d’eau dans l’autre, allait par la ville de cette sorte. Un bon Ecclésiastique qui la vit lui demanda ce qu’elle voulait faire de cette eau et de ce feu ? C’est, dit-elle, pour brûler le Paradis et éteindre l’Enfer, afin qu’il n’y ait jamais plus ni Paradis ni Enfer. ... parce que je ne veux plus qu’aucun fasse jamais de bien en ce monde pour  en avoir le Paradis comme récompense, ni aussi qu’on ne se garde plus de pécher par la crainte de l’enfer ; mais bien le doit-on faire pour l’entier et parfait amour que nous devons avoir à notre Dieu créateur, qui est le bien souverain.[111].

On discerne trois tendances parmi les spirituels vivant en terre d’Islam [112] :

- les soufis : Ils sont attestés à Koufa puis à Bagdad, dans l’actuel Irak, par des figures marquantes telle que Râb’iâ. Ils sont liés à la religion musulmane même si certains traits sont inspirés du monachisme syrien ou indien. Ils se distinguent le plus souvent par leur mode de vie retiré ou communautaire, en contraste avec l’existence laïque de milieux urbains fortement socialisés. Certains s’attachent aux états spirituels et à des pratiques favorisant l’apparition de transes, ou mieux, le partage d’états avec ceux de leur maître. Ainsi repérables par leurs vêtements, leurs règles, leurs monastères, pratiquant l’ascèse, le terme « soufi » devint synonyme de « mystique » en terre musulmane [113].

Ils n’ont guère besoin des docteurs de la loi. Par leur pratique parfois inspirée des prophètes, au point de mettre en question le rôle totalisant du dernier d’entre eux, Mohammad, ils font facilement l’objet de persécutions : Hallâj (-922), Hamadâni (-1131), Sarmad (-1661) et beaucoup d’autres sont les figures emblématiques martyrisées en pays arabe, iranien, indien. Ils furent tous trois influencés par le modèle présenté par l’avant-dernier prophète Jésus.

- Les gens du blâme ou malâmatîya apparurent à Nichapour dans le Khorassan, province du nord-est de l’Iran. Le premier d’entre eux serait Hamdun al-Qassâr (-884). Ils se réclament de Bistâmî (-849) et sont attestés par des figures telles que Sulamî (-1021) leur premier historien, suivi d’Hujwîrî (-1074), auteur d’un célèbre traité soufi. Le très simple et très direct Khâraqânî (-1033) fut le premier au sein des directeurs mystiques : le « pôle » de son époque. Tous demeurent cachés, se méfient des états et rejettent les pratiques, « blâmant » leur moi jusqu’à son effacement complet. Ils ne sont pas à confondre avec certains qalandarîya et d’autres excentriques [114].

- Les théosophes : une tendance théosophique (au sens premier du terme, à rapprocher de la théologie mystique telle qu’elle fut pratiquée par des spirituels chrétiens comme Syméon) s’illustre chez Sohravardî (-1191), Ibn ‘Arabî (-1240), Shabestarî (-1340). Elle est particulière en Iran chiite, reprenant des éléments de la tradition sassanide tels que des symboles propres au jeu lumière / ténèbres, les émanations propres au néo-platonisme supposant un monde intermédiaire. Elle s’illustre chez Molla Sadra (-1640) pour devenir un chemin intellectuel (peut-être sous influence de docteurs du judaïsme médiéval ?).

En fait on ne doit pas cloisonner les mystiques en terre d’islam en plusieurs voies car elles fonctionnent comme des tendances qui peuvent s’associer chez le même individu : ainsi Abû Sa’id (-1049) apparaît-il à la fois soufi et homme du blâme. Le « premier des philosophes » Abû Hamid al-Ghâzalî (-1111) est devenu soufi : il est l’auteur du bref Al-Munqid, « Erreur et délivrance », autobiographie spirituelle et témoignage du grand philosophe éveillé à la mystique [115]. Son frère Ahmad  fut toute sa vie un soufi éminent  (et probablement à l’origine de la conversion du philosophe). Ibn ‘Arabî est le « premier des soufis », né en Andalousie, mort à Damas, dont l’influence fut immense[116].

Thèmes et influence

L’effacement devant la toute-puissance divine est commun à tous ces spirituels ; ce thème aux références innombrables est  mis en relief par la religion musulmane. Mais c’est aussi une clé mystique universelle, présente aussi bien dans le judaïsme et dans le christianisme de manière moins apparente. Un exemple chrétien de cet effacement sera fourni dans les descriptions par Madame Guyon de l’état « apostolique », où le divin est devenu le maître libre d’agir parce que toute volonté propre a disparu. Condition pour être autonome et libéré par dépossession intime, il peut être vécu au sein d’une société politiquement et religieusement très totalisante, l’umma des croyants – mais de façon cachée : les danses et les transes « soufies » voilent l’essentiel.

Dans son Erreur et délivrance Al-Ghâzalî définit clairement et pour la première fois dans l’histoire de la pensée, les domaines distincts de la science, de l’expérience, de la foi, tout en demeurant critique des intellections ou des visions. Finalement…

…Je quittai donc Bagdad, après avoir distribué mon argent, ne gardant que le strict nécessaire pour nourrir mes enfants. ... Je me rendis à Damas, où je passai près de deux ans, consacré à la retraite et à la solitude ... Je séjournai quelque temps dans la Mosquée de Damas : je passais la journée en haut du minaret ...

Que dire d’une Voie où la purification consiste, avant tout, à nettoyer le cœur de tout ce qui n’est pas Dieu ; qui débute par la fusion du cœur dans la mention de Dieu ; et qui s’achève par le total anéantissement en Dieu ? Et encore cet anéantissement n’est-il qu’un début par rapport au libre-arbitre et aux connaissances acquises. En fait, c’est le commencement de la Voie, dont ce qui précède n’est que l’antichambre…[117].


Figures

Les figures regroupées en tableaux et listes appartiennent aux trois grands courants des religions du Livre. Nous voulons souligner ainsi l’étendue du paysage mystique, sans même y inclure des traditions asiatiques. Ces tableaux et listes servent de repères sur lesquels viendront facilement s’adjoindre la foule des figures qui, à défaut d’être aussi connues, ont partagé la même qualité d’expérience.

Une Liste des principaux courants mystiques et des spirituels juifs du Xe au XVIIe siècle rappelle l’apport incessant du judaïsme post-biblique, en terres d’Islam comme chrétiennes[118]. Nous la reportons en ANNEXE I : COURANTS & MYSTIQUES JUIFS.

Un Tableau chronologique de figures du début du christianisme [119] suivi d’une  Liste des principaux mystiques chrétiens du Xe au XVe siècle regroupés en dix groupes constitue un bref aperçu chrétien (largement complété par les nombreux tableaux répartis dans les chapitres suivants) . TABLEAU ET LISTE  propre au « pré carré » chrétien, suivent immédiatement cette page.

Deux Tables (chronologique et géographique) des mystiques en terre d’Islam montrent l’étendue considérable dans le temps et dans l’espace de la dernière religion reliée au tronc commun biblique, s’épanouissant dès le IXe siècle. Nous les reportons en ANNEXE II : MYSTIQUES EN TERRES D’ISLAM [120].

 

Tables et listes de spirituels et mystiques chrétiens

Les deux tables chronologiques de spirituels proches des origines puis du haut Moyen Âge se raccordent avec la liste de mystiques chrétiens débutant au XIe siècle et donnée à la suite ; cette dernière liste particulièrement sélective, chronologique dans la succession de ses groupes, peut servir de première armature et, mémorisée, elle évite tout grossier anachronisme.


TABLE CHRONOLOGIQUE DE SPIRITUELS PROCHES DES ORIGINES

100     150     200     250    300     350     400     450

      ~145 ~215 CLÉMENT

            ~155 >220 Tertullien

                ~185 ~253 ORIGÈNE

                        210-276 Mani

                               252-356 ANTOINE (les Kellia)

                                        292 ~347 PACHOME 306

                                             330-378 Basile (Cappadoce)

                                              338-379 GREG. NYSSE

                                                  345 ~399 Évagre

                                                    347 ~419 JEROME

                                                     ~360~430 CASSIEN

                                                      ~360~400 MACAIRE

                                                      ~360-430 AUGUSTIN

                                                       ~362~425 MARTIN

                                                           ~373 Éphrem

  100     150     200     250    300     350     400     450


 

TABLE CHRONOLOGIQUE DE SPIRITUELS DU HAUT MOYEN ÂGE

 

400   500  600  700  800  900  1000  1100  1200

      ~500 DENYS 

         ~540-604 GRÉGOIRE LE GD

           ~563-615 Colomban    

          575-650 CLIMAQUE

                      ~690 ~780 J. DALYATHA

                             ~750-821 Benoît d’Aniane

                                           949-1022 SYMÉON                                                                            ~1101 BRUNO

                                         1085-1148 GUILLAUME

       1091-1153 BERNARD

400   500  600  700  800  900  1000  1100  1200  

 


LISTE DE MYSTIQUES CHRÉTIENS DU XIE AU XVIIE  SIÈCLE dont les quatre volumes vont traiter.

Cette liste constitue une chronologie pouvant servir de première armature à une histoire qui s’avère complexe. Les neuf premiers titres  regroupent au total une quarantaine de figures selon des étapes inscrites dans un développement chronologique. Elles éclairent tout à tour l’apport d’une famille spirituelle et elles sont groupées selon une (large) localisation géographique.  Une telle liste veut prévenir les plus grossiers anachronismes.

 

1. Fondation (~1140) :

Guillaume de Saint Thierry (1085-1148)

Bernard de Clairvaux (1091-1153)

2. Franciscains « d’origine » (~1220) :

François d’Assise (1182-1226)

Claire d’Assise (1193-1252)

3. Spirituels, Observants, Conventuels (~1300) :

Jacopone da Todi (1233 ? – 1306)

Angèle de Foligno (1248-1309)

4. Rhéno-flamands « d’origine »

(~1270 ~1370) :

Hadewijch I ~1230, Hadewijch II ~1280

Marguerite Porete (1250?-1310)

Eckhart (1260-1328)

Ruusbroec (1293-1381)

Tauler (1300-1361)

Suso (1300 ?-1366)

 

5. Anglais (~1340 ~1400)

       Rolle (1295-1349)

       L’auteur du Nuage d’Inconnaissance (~1370)

            Julian of Norwich (1343-1413)

6. Rhéno-flamands « de la Vie commune et de la Dévotion moderne »

(~1370 ~1470)  

       Geert Grote (1340-1384)

       Gerlac Peters (1378-1411)

       Thomas a Kempis (1379-1471)

       Hendrik van Herp ou Harphius (1400-1477)

       Denys le Chartreux (1402-1471)

7. L’est et l’Italie (~1500 ~1580)

Catherine de Gênes (1447-1510)

L’auteur de la Perle évangélique (1535)

Maria van Hout et la chartreuse de Cologne (~1520 et  ~1550)

Le Breve Compendio d’Isabelle Bellinzaga et de Gagliardi (~1580)

Philippe Néri (1515-1595)

    8. Le siècle d’or espagnol (~1500~1590)

Garcia J. de Cisneros (Montserrat) et François de Cisneros (La Salceda) (~1500)

Bernardino de Laredo (~1482~1540)

Thérèse de Jésus (1515-1582)

Jean de la Croix (1542-1591)

 

9. Le siècle français (~1600~1700) [121]

       Benoît de Canfield (1562-1610)

      Jean de Saint-Samson (1571-1636)

      Jeanne de Chantal (1572-1641)

       Constantin de Barbanson (1582-1631)

       Marie de l’Incarnation (du Canada) (1599-1672)

       Jean de Bernières (1602-1659)

       Laurent de la Résurrection (1614-1691)

       Jeanne-Marie Guyon (1648-1717)

 

 

 

10. Les « byzantins » [122].

Ils forment une “branche parallèle” le plus souvent ignorée des chrétiens occidentaux figurant dans la liste principale. On retiendra les noms de Maxime le confesseur, du Pseudo-Macaire, de Jean Climaque ~650 (Sinaï), de Syméon le pieux (Stoudios) -949, de Syméon le nouveau théologien -1022, d’Arsène (hésychasme de l’Athos), de Grégoire le Sinaïte -1346, de Théolepte -1315 ?, de Grégoire Palamas -1359, de Nicolas Cabasilas…

 

 

 



2. Le nord de l’Europe du XIIe au XVe  siÈcle

Le nord de l’Europe englobe l’est de la France d’aujourd’hui, la vallée du Rhin, les Flandres et l’Angleterre. Nous présentons les courants et les figures mystiques en suivant cet ordre géographique globalement orienté du sud au nord qui est aussi celui d’un développement continu sur deux siècles. L’essor débute au milieu du XIIe siècle lorsque Guillaume de Saint-Thierry adresse en 1144 sa Lettre d’or à des chartreux ardennais, puis atteint sa plénitude au milieu du XIVe siècle lorsque Ruusbroec rédige à Bruxelles (avant 1343 donc avant la grande peste noire de 1357) ses Noces spirituelles, enfin se prolonge en Angleterre, région relativement à l’abri des troubles et de la guerre dite « de cent ans ».

Le courant de réforme cistercien et chartreux (la Lettre d’or est destinée aux frères chartreux du Mont-Dieu) associant Guillaume de Saint-Thierry à Bernard de Clairvaux, naît dans l’est de la France ; il inspire très probablement le milieu des moniales et des béguines dont se détachent les figures des deux Hadewijch puis de Marguerite Porete ; celles-ci influent à leur tour les maîtres rhénans Eckhart puis Tauler, dont les contacts sont profonds avec le milieu féminin constitué de très nombreuses béguines et religieuses dominicaines.

Les béguines sont également influentes sur le fondateur flamand Ruusbroec. Celui-ci connaît les chartreux de Hérinnes et rédige plusieurs ouvrages pour une clarisse amie. Tout ceci souligne l’existence d’échanges libres entre des groupes assez divers.

 Enfin cette propagation de la flamme mystique atteint l’Angleterre, dont l’auteur du Nuage d’Inconnaissance est probablement chartreux, tandis que le port actif de Norwich qui fait face et est en relation avec le continent, abrite Julian, l’auteur des Revelations of divine love. Ces influences entrecroisées sont facilitées par l’intense circulation des idées et des textes dans le monde fluvial et maritime liant le Rhin à l’Angleterre en traversant les Flandres.

Mais la grande catastrophe de la peste noire traverse l’Europe et brise cet élan au milieu du XIVe siècle : une nouvelle époque moins originale commence, que nous n’évoquerons pas dans ce chapitre. La joie et l’ambition cèderont le pas à la crainte du Jugement et à la primauté de l’ascèse, préservant quand même la flamme mystique au sein des mouvements de la Vie commune et de la Dévotion moderne.

Ainsi nous prenons pour lieu de départ de notre approche des mystiques  la riche région des plaines centrales de l’Europe proches du Rhin. Le choix d’une date est plus hasardeux car la vie mystique remonte aux temps les plus anciens même si elle est confinée à des monastères pendant les troubles des invasions, dont les Vikings mènent la dernière vague destructrice tout au long du IXe siècle. Nous adoptons pour point de départ symbolique les conversations entre Guillaume de Saint-Thierry et Bernard de Clairvaux, qui eurent lieu peu après 1135, et dont naquirent deux chefs-d’œuvre : les Sermons sur le Cantique de Bernard et l’Exposé sur le Cantique de Guillaume.

Sur cette fameuse rencontre entre deux moines, événement dont la portée sera considérable, nous avons le récit dans la Vie de S.Bernard rédigée par Guillaume : ce dernier raconte comment, immobilisés à l’infirmerie  du monastère, les deux amis purent échapper à la règle du silence et s’entretenir à longueur de journée de « spiritualité ». Guillaume, très humble, déclare que Bernard lui découvrit de ces choses « qu’on ne sait qu’en les éprouvant soi-même », ce qui lui aurait fait percevoir ce qui manquait à son amour. Les deux amis posèrent ainsi les fondements d’une approche plus intériorisée : cette date peut être considérée comme le début d’une histoire de la mystique occidentale couvrant la période du second Moyen Âge à l’époque moderne.[123]  

Guillaume apportait au débat une pénétrante analyse des divers « états » de la vie intérieure, nous dit son « découvreur » moderne bénédictin, J.-M. Déchanet, dans sa préface à l’Exposé[124]. La grandeur de cette figure mystique, dont les œuvres  ont longtemps été confondues avec celles de Bernard, est aujourd’hui bien servie par l’édition et par les traductions.

Guillaume de Saint-Thierry (~1085-1148)

Après la rénovation opérée à Cluny, se manifeste à la fin du XIe siècle un courant tendant à réformer la vie monastique par un retour à la vie ascétique et sous l’autorité des Pères du désert, de Cassien, témoignages antiques connus à l’époque. Les deux principaux groupes religieux issus de ce courant sont les chartreux et les cisterciens : la grande Chartreuse est fondée en 1084, Cîteaux en 1098.

L’héritage lointain de saint Benoît (~480 ~547) et du pape Grégoire (~540 ~604), - qui promeut la règle bénédictine en envoyant une quarantaine de moines dans le lointain et petit royaume de Kent, dans la nation des Angles, « reléguée dans un coin du monde, demeurée jusqu’ici attachée au culte du bois et des pierres[125] », - est vivant et très divers. Les trois noms de Cluny, de Cîteaux, et bientôt de Clairvaux, ne doivent pas occulter le foisonnement largement antérieur  de monastères et d’ordres : ainsi dans la période relativement paisible allant de 768 à 855 apparaissent 471 établissements monastiques ! Les ermites réapparaissent massivement dès que les conditions d’une relative sécurité existent, soit après l’an mil : leur grande figure est Pierre Damien (-1072). Plus tard, Cluny a de nombreux émules…[126]. 

Au XIIe siècle, ceux qui cherchaient Dieu avec un cœur sincère, tournaient leur regard vers la « lumière de l’Orient » décrite par Guillaume de Saint-Thierry qui débute ainsi sa Lettre d’or :

Vers les frères du Mont-Dieu, par qui la lumière de l’Orient et l’antique ferveur religieuse des monastères égyptiens - le modèle de la vie solitaire, le type de la vie céleste - se répandent dans les ténèbres occidentales et dans les froidures des Gaules...[127].

Né à Liège autour de 1085, Guillaume de Saint-Thierry rencontre Pierre Abélard lorsqu’il se met à l’école d’Anselme (-1117)  à Laon. Cet Anselme est distinct mais contemporain d’Anselme de Cantorbéry (-1109), l’auteur de la célèbre « preuve ». Guillaume est moine à Reims en 1113 et devient abbé du monastère de Saint-Thierry en 1119. Le premier de ses opuscules est un traité sur La nature et dignité de l’amour qui demeurera son thème préféré.

Il devient ami de Bernard de Clairvaux (1090-1153), ce qui explique que l’on ait souvent confondu les œuvres de ces deux auteurs au bénéfice du célèbre fondateur, politique autant que spirituel. En 1135, Guillaume reçoit l’habit cistercien à l’abbaye de Signy, une fondation ardennaise toute récente. Vers 1138, il commente pour son propre compte le Cantique. La Lettre d’or ou Lettre aux frères du Mont-Dieu, dont nous venons de citer l’ouverture, voit le jour à l’occasion d’un voyage fait vers 1144 dans une chartreuse récemment fondée, dont les frères sont en butte à la critique. Guillaume meurt en 1148.

Il doit beaucoup à Origène (~185 ~254) dont nous avons évoqué la possible fréquentation de Plotin (-270) à Alexandrie auprès d’Ammonios, le père du néoplatonisme. Le lien est ainsi très fort avec l’Antiquité, facilement accessible par des manuscrits abondants à Clairvaux et à Signy.  « L’ombre d’un certain Plotin plane sur l’œuvre de Guillaume ... Pour les deux auteurs l’amour est une seconde puissance de l’âme, une sorte d’intellect qui lui permet d’atteindre et de voir (Guillaume préfère le mot « sentir ») ce qui est au-dessus d’elle, comme l’intellect lui permet de connaître ce qui est de même nature qu’elle »[128]. Guillaume bénéficie d’une solide formation qui lui permet de se confronter avec Abélard (1079-1142), en  s’opposant à une recherche dialectique de la vérité. Il ne peut se contenter d’une connaissance rationnelle qui empêche la connaissance intime et personnelle du mystère divin [129] : 

On atteint pourtant cette Vie plus sûrement par le sens de l’amour illuminé et humble que par n’importe quelles réflexions de la raison ; toujours meilleur qu’on ne le pense, on le pense cependant mieux qu’on ne l’exprime.[130].

C’est par l’amour, comme par un sens, que le Créateur est perçu par la créature, c’est lui qui, comme un intellect, donne l’intelligence de Dieu.[131].

Guillaume se heurte déjà au problème de la prédestination, promis à un bel avenir. Il suggère que la réponse est à trouver dans une expérience intime :

La prescience de Dieu à ton sujet, c’est sa bonté envers toi ; la prédestination, sa bonté dès ce moment à l’œuvre en toi ; le choix, l’œuvre elle-même ;  la connaissance, le sceau de la grâce.[132].

 « Dieu n’aime rien d’autre que Lui-même en nous », et l’amour qui vient de Lui peut alors circuler, liant les hommes entre eux comme avec Dieu, ce qui suggère une grande unité, loin d’une dualité désespérante plaçant le pécheur face à son Juge :

De même que Dieu n’aime rien d’autre que Lui-même en nous, et que nous, nous avons appris à n’aimer que Dieu seul ; de même aussi commencerons-nous à aimer le prochain comme nous-mêmes, puisqu’en lui, c’est Dieu seul que nous aimons, comme nous-mêmes.[133].

L’union est possible, elle vient par ressemblance, grâce à l’initiative amoureuse divine qui provoque la transformation de l’être, dont toute la nature fournit l’analogue :

L’amour de Dieu, l’Esprit Saint vient planer sur l’esprit des pauvres ... Et de même que le soleil se joue à la surface des eaux, les réchauffe, les éclaire, et puis les attire à soi, par sa chaleur, comme par une force naturelle, pour les rendre ensuite à la terre altérée, sous forme de pluie, au temps et lieu de la miséricorde divine, ainsi l’amour de Dieu se joue sur l’amour de ses fidèles, le pénètre de son souffle, le comble de ses bienfaits ; puis il ravit cet amour, qui le cherche par une sorte d’appétit naturel, et qui tend naturellement à s’élever comme le feu. Il l’unit alors à soi et l’esprit de l’homme croyant, possédé par Dieu, devient avec lui un seul esprit.[134].

On retrouve le « lieu » indéterminé commun aux mystiques.[135].

Cisterciens, victorins, chartreux

Les cisterciens et Bernard de Clairvaux (1091-1153)

Les cisterciens, comme nous venons de le voir chez Guillaume, devenu l’un d’entre eux, mettent l’amour et la charité à la première place. Mais un certain relâchement de la vie mystique se manifeste dès ~1250 lorsque les moines quittent leurs retraites pour peupler les universités naissantes où se développe l’influence scolastique. Ce sont les cisterciennes, telle Béatrice de Nazareth (-1268), qui transmettront alors la flamme mystique. Elles ont été malheureusement assez peu étudiées [136].

Bernard de Clairvaux, auquel on a attribué longtemps les œuvres de Guillaume de Saint-Thierry et aussi celles du chartreux Guigues II, demeure la grande figure de la réforme de Cîteaux [137]. Cette réforme est issue de la tradition bénédictine et conserve des liens avec elle (l’abbé Robert, après avoir fondé Cîteaux en 1098, retourne à l’abbaye bénédictine de Molesmes).

Le rayonnement de Bernard se manifeste très tôt. À vingt-et-un ans, il entre à Cîteaux qui est une jeune fondation relativement pauvre et d’observance stricte, avec son oncle, quatre de ses frères et plus de vingt de ses amis. À vingt-cinq ans, il est envoyé par son abbé à la tête d’un groupe de douze moines pour fonder un monastère à Clairvaux. Les fondations se succèdent, qui demandent des voyages incessants, alors que sa santé sera toujours médiocre. Il est à la fois rigoureux et bienveillant, consolant la famille du novice Geoffroy de la manière suivante :

Je remplacerai auprès de lui son père et sa mère, son frère et sa sœur ... je le conduirai avec tant d’égards et de ménagements que son âme fera des progrès dans la vertu sans que son corps succombe sous le poids des macérations ; en un mot, il trouvera beaucoup de charme et de douceur dans le service  de Dieu.[138].

Son activité réformatrice s’étend parfois de façon discutable. Il favorise les deux premières croisades, il lutte contre les hérétiques sans aucun ménagement, contre Abélard (à l’instigation de son ami Guillaume), et même contre Pierre le Vénérable, le sage abbé de Cluny. Il dirige l’ancien moine de Clairvaux devenu le pape Eugène III.

Cette intransigeance dans la vie publique au service de la « vraie foi » offre un contraste avec une vie intérieure orientée vers l’amour de Dieu et la charité, cette dernière étant à ses yeux la substance divine même. On retrouve là le même contenu vécu par les deux amis, mais les formes d’expression sont très différentes. Chez Bernard, le moine s’adressant à de larges publics fait appel à l’éloquence propre à la langue latine ; ce qui devient un écueil pour le lecteur moderne dont la sensibilité est bien différente de celle des auditeurs de sermons. Par contre, la méditation que partage avec nous Guillaume le solitaire facilite le partage de son intuition mystique.

Quelques courts extraits de Bernard livrent le chemin de l’amour qui vient de Dieu et retourne vers Lui.

Le salut ne dépend pas du mérite :

Quoi ? Penserais-tu par hasard que tu es l’auteur de tes mérites, que tu pourrais être sauvé par l’effet de ta justice, toi qui ne peux même pas prononcer le nom du Seigneur sans [le secours du] Saint-Esprit ? [139].

Mais de l’amour de Dieu seul :

 Vous voulez donc que je vous dise pourquoi et comment il faut aimer Dieu ? Et moi, je vous répondrai : la raison d’aimer Dieu, c’est Dieu. La mesure de l’aimer, c’est de l’aimer sans mesure. ... La raison pour laquelle nous devons aimer Dieu, c’est de l’aimer pour lui-même.[140].

Cet amour vient de Lui, ce que nous éprouvons sans pouvoir en douter :

 Par où donc est-il entré ? ... En effet, il ne s’identifie avec aucune des choses qui sont au dehors. Cependant, il n’est pas venu du dedans de moi, puisqu’il est le bien ... quand mon cœur se réchauffe ... alors c’est pour moi l’indice de son retour.[141].

L’amour est réciproque :

Toute déférence tombe devant le parfait amour ... ainsi maintenant s’établit ... comme entre deux amis intimes, un dialogue tout à fait familier. Il n’y a pas lieu de s’étonner : leur amour provient de la même source, il est donc réciproque.[142].

La charité sans aucun vouloir d’intérêt propre s’identifie à la motion divine :

 Or, voici pourquoi je dis, de la charité, qu’elle est sans tache : c’est qu’elle a l’habitude de ne rien retenir pour elle de ce qui lui appartient. Mais celui qui n’a rien en propre tient, de Dieu, tout ce qu’il possède, et ce qui est à Dieu ne peut être souillé ... la charité est la substance divine elle-même et je n’avance là rien qui soit nouveau ou insolite, car Jean dit : Dieu est charité.[143].

Concluons par cet hymne :

Qu’y a-t-il de plus agréable que cette conformité, de plus désirable que cette charité qui fait que ton âme ne se contente pas des enseignements qu’elle reçoit des hommes, mais s’approche avec confiance du Verbe, adhère sans cesse à Lui, l’interroge familièrement, le consulte en tout, la capacité de ton intelligence devenant la mesure de la hardiesse de tes désirs. Voilà vraiment le contrat d’un mariage spirituel et saint ... C’est trop peu dire : ce n’est pas un contrat : c’est un embrassement, oui, un embrassement, puisque la liaison parfaite de leurs volontés fait, des deux, un seul esprit. Il ne faut pas craindre que l’inégalité des personnes fasse boiter en quelque point cette union de volonté.

De la charité on passe à l’amour :

L’amour a par lui-même sa plénitude. Lorsqu’il se fixe dans une âme, il absorbe en lui toutes les affections. C’est pourquoi celle qui aime, aime et ne sait rien d’autre ... Mais je lis que Dieu est charité [I Jean, 4, 16] ; je ne le lis pas qu’il soit l’honneur ou la dignité. ... L’amour est la seule tendance parmi tous les mouvements, les sentiments et [154] les affections, qui permet à la créature de répondre à son auteur, bien qu’inégalement ... Lorsque le Dieu aime, Il ne demande pas autre chose que d’être aimé, parce qu’Il n’aime qu’afin d’être aimé, sachant que ceux qu’Il aime seront rendus heureux par cet amour même. ... [155] Car, bien que la créature aime moins le créateur qu’elle n’en est aimée, cependant, si elle aime autant qu’elle le peut, il ne manquera rien à son amour, qui sera tout ce qu’il peut être.[144].

Les victorins

Le réveil d’une pensée chrétienne proche des influences scolastiques n’exclut pas toute vie mystique, ce dont témoigne l’heureuse synthèse qui prit place dans l’abbaye de chanoines réguliers de Saint-Victor de Paris. Hugues de Saint-Victor (-1141) fut un contemplatif. Sa grande influence, renforcée par son successeur Richard (-1173), plus célèbre encore, ne peut être passée sous silence dans un panorama du nord de l’Europe (ici quelque peu étendu au centre).

La vie d’Hugues ne présente aucun relief extérieur et il ne figure pas dans la liste des prieurs de l’abbaye  parisienne. L’infirmier de Saint-Victor a laissé un récit émouvant de sa mort sereine. On venait en pèlerinage sur son tombeau, malgré une certaine hostilité manifestant la lutte d’un rigorisme spirituel contre l’humanisme et l’union de science et de sagesse dont il est un représentant (on évoqua une apparition où il aurait révélé qu’il souffrait dans le Purgatoire à cause de son amour pour la science !). En effet, parlant et écrivant latin, il goûtait Virgile – et il connaissait probablement l’hébreu, adoptant parfois des interprétations propres à l’école juive du nord de la France : rappelons que Rashi (-1105), le grand commentateur juif du Moyen Âge, résidait à Troyes.

Hugues et Richard défendent, comme Guillaume et Bernard (et Rashi), le primat de l’amour qui introduit à la contemplation. Celle-ci a pour objet la vérité, qu’elle soit naturelle ou surnaturelle, « mais à l’encontre de la scolastique dont leur époque voyait apparaître les premiers essais, ils n’atteignent la vérité ni par induction ni surtout par déduction, mais par la méditation et la contemplation. » [145].

Le De arrha animae est un livret adressé par Hugues à ses anciens confrères de Saxe (il serait lui-même d’origine probablement saxonne, peut-être flamande) où un échange entre l’Homme (Hugues) et l’Âme décrit le chemin qui mène à la beauté du Dieu d’amour[146]. Il tente de rendre compte de la dynamique de l’ascension :

L’HOMME. - ... Regarde le monde et tout ce qu’il contient. Tu y découvriras quantité de formes gracieuses et séduisantes qui enlacent les affections humaines et allument le désir de leur jouissance ... tu as fait connaissance avec toutes ces séductions, à peu près toutes, tu les as considérées, et pour la plus grande part, tu les as éprouvées. ... Dis-moi donc, je t’en supplie, ce dont parmi tout cela tu as fait ton unique objet, celui que seul tu voudrais étreindre, celui dont tu voudrais jouir toujours. ...

L’ÂME. - Comme je ne peux aimer ce que je n’ai jamais vu, ainsi, de tout ce qui s’offre à la vue, il n’est rien jusqu’ici que j’aie pu ne pas aimer, et cependant, parmi tout cela, l’objet qu’il faut aimer par-dessus tout, je ne l’ai pas encore trouvé. ...  incertaine parmi les désirs, je ne puis être sans amour et le véritable amour, je ne le trouve pas.

Il s’agit alors d’opérer par comparaison :

L’HOMME. - Mais tu possèdes un sérieux principe de salut : ton amour. Tu as appris à le modifier en un meilleur ; tu pourras donc être arrachée à l’amour de tout ce qui passe, si tu te vois proposer une beauté plus insigne, une beauté plus délicieuse à atteindre.

L’homme se heurte à une objection - comment  aimer sans voir ? On la rencontre à toutes les époques :

L’ÂME. - Comment pourra-t-on me montrer ce qui ne peut se voir ? Et ce qui ne peut se voir, comment l’aimer ? ... Il te faut donc ou approuver l’amour du visible, ou si tu me l’enlèves, montrer quelque autre chose dont l’amour soit plus salutaire et plus agréable.

L’HOMME. - ... Tu as un fiancé et tu l’ignores. C’est le plus beau de tous, mais tu n’as pas vu son visage. Lui, il t’a vue, sans quoi il ne t’aimerait pas. Il n’a pas voulu jusqu’ici se présenter lui-même, mais il t’a envoyé des présents, il t’offre le cadeau des fiançailles, un gage d’amour, une marque de sa dilection. Si tu pouvais le connaître, voir ses traits, tu ne douterais plus de sa beauté.

La dynamique se poursuit : c’est tout l’intérêt de ce dialogue que nous sommes obligés de couper :

... Le monde entier t’est subordonné, et toi, tu n’as pas honte d’admettre dans l’intimité de ton amour, je ne dis pas le monde entier, mais je ne sais quelle infime portion du monde… Ah ! Du moins si tu aimes ces créatures, aime-les comme des inférieures, aime-les comme des suivantes, aime-les comme des dons, comme le cadeau de ton fiancé, comme les présents d’un ami, comme les largesses d’un seigneur ; mais que ces affections ne t’enlèvent pas cependant le souvenir de ce que tu lui dois. Aime ces créatures, non pas au lieu de lui ; ni elles avec lui, mais elles pour lui ; et lui pour elles, lui au-dessus d’elles ...

Cette marche en avant est aidée par l’appel divin pressenti qui vient à son secours :

L’ÂME. - Voudrais-tu agréer que je te pose une dernière question ? Quelle est donc cette douceur qui parfois, lorsque je songe à lui, me touche et m’attache avec tant de véhémence et de suavité ? C’est comme si j’allais m’être enlevée à moi-­même pour être ravie je ne sais où. Soudain je me trouve nouvelle et toute transformée, et je ne saurais exprimer comme je suis bien. Ma conscience est ensoleillée, j’oublie la peine de toutes mes misères passées, mon esprit exulte, mon intelligence s’éclaire, mon cœur s’illumine, mes désirs s’égaient, je vois que je suis ailleurs, je ne sais où ; il y a là, à l’intérieur, quelque chose que mon amour tient embrassé, et je ne sais ce que c’est, et cependant je voudrais de toutes mes forces le retenir et ne le perdre jamais ...

C’est le don de grâce, la visite du Bien-aimé qui conclut le dialogue :

L’HOMME. - En vérité, c’est lui, c’est ton bien-aimé qui te visite. Mais il vient invisible, il vient caché, il vient insaisissable. Il vient pour te toucher non pour que tu le voies ; il vient pour t’avertir non pour que tu le saisisses ; il vient non pour s’infuser tout entier, mais pour se laisser goûter, non pour remplir ton désir, mais pour attirer tes affections. ... puisses-tu ne reconnaître que lui, n’aimer que lui, ne suivre que lui, pour l’atteindre et le posséder lui seul ! [147].

Richard présentera quatre degrés de l’amour ardent envers Dieu : premier degré de la suavité intime, second degré de la contemplation, troisième degré où « l’âme oublie tout, jusqu’à perdre conscience d’elle-même » puis s’embrase du fer froid au fer rouge, quatrième degré de l’humilité où elle peut dire : « Ce n’est pas moi qui vis mais c’est Jésus-Christ qui vit en moi. »[148]. Alors « l’âme à ce degré devient immortelle et impassible ». En résumé, « au premier et au second degré elle s’élève, au troisième et au quatrième elle se transforme. »[149]

Les chartreux

Le fondateur est Bruno (~1030-1101), chanoine à Cologne, chancelier de Reims, opposant courageux en 1077 d’un prélat simoniaque, un parent du roi de France qui lui fait perdre charge et biens. Il se retire en 1084 avec six compagnons dans le massif de la Chartreuse près de Grenoble, mais est appelé à Rome en 1090. Finalement il rejoint avec des compagnons une solitude en Calabre où il meurt après dix années, « entouré de trente-deux de ses fils ».

On note l’influence probable sur le mode de vie chartreux du monachisme érémitique byzantin déjà présent dans le sud de l’Italie. Celui-ci est intermédiaire entre la solitude érémitique et la vie commune cénobitique. La liturgie est simplifiée en conformité avec l’esprit propre au désert :

Nous chantons rarement la messe, car notre but premier, notre soin principal, c’est la solitude et le silence…[150].

Le chartreux « compte surtout atteindre les âmes à travers l’union divine, qui est à la fois le foyer unique de convergence de son activité et le centre de rayonnement surnaturel de sa vie. » [151].

La vie cartusienne se caractérise par un sens d’union intime avec Dieu et de séparation de tout ce qui peut distraire de lui, ce que l’auteur d’un article consacré aux chartreux nomme « esprit de virginité », apportant ainsi une interprétation profonde au thème virginal ; un esprit de simplicité écarte tout ce qui est factice, extraordinaire et exagéré, et favorise la sincérité et la droiture [152]. L’esprit d’effacement qui s’ensuit ferme toutes les voies de l’amour-propre. L’ascèse et l’isolement sont sources de paix : « l’horreur d’une si vaste solitude n’ôte point la joie aux religieux qui l’habitent », écrira Dom Martène au début du XVIIIe siècle [153].

Les chartreux exercent en effet une influence discrète mais continue à travers les siècles, en conservant inchangé leur mode de vie caché. Nous avons souligné leurs rapports élargis à d’autres malgré leur interdiction de se déplacer : ils provoquent la visite de Guillaume de Saint-Thierry à la chartreuse du Mont-Dieu vers 1145, et en 1362 celle de Ruusbroec l’Admirable, parvenu à la fin de sa vie, séjournant à la chartreuse d’Hérinnes durant trois jours.

Au XVIe siècle, les chartreux de Cologne publient l’abondant Denys le Chartreux, ainsi que van Herp (Harphius). Ils assurent la transmission de l’esprit et des œuvres de Ruusbroec, traduites en latin par Surius, ainsi que de celles de Tauler et d’autres spirituels (incluant des textes d’Eckhart).

Au début du XVIIe siècle, les chartreux de Paris, conduits par Beaucousin, traduisent Surius en un français précis, rendant ainsi possible l’influence de la mystique du nord sur tous les spirituels français.

Enfin une influence discrète continue de s’exercer de nos jours : nous allons bientôt citer les belles traductions des béguines Hadewijch I et II  faites par le chartreux J.-B. P[orion] (-1987).

Des figures influentes du Moyen Âge vont éclairer l’exercice contemplatif tel qu’il est pratiqué au sein des chartreuses à travers tous les siècles sans changement notable (ce qui nous autorise exceptionnellement à effectuer une rapide traversée couvrant plusieurs siècles) :

Trois Guigues

Le premier chartreux du nom de Guigues (1083-1136) est tenu pour un « rare génie » par ses contemporains Pierre le Vénérable (-1156) et Bernard [154]. Le second Guigues (-1188) a influencé l’ermite anglais Rolle et s’accorde avec l’auteur du Nuage d’Inconnaissance, qui est lui-même très probablement un chartreux [155]. Il existe enfin un intéressant Guigues du Pont (-1297) [156].

Dans son Échelle, le second Guigues distingue quatre degrés : lecture, méditation, prière, contemplation. À ses yeux aucun maître spirituel ne remplace la lecture, mais l’exposition des degrés indique la profondeur de son expérience. Une voie « individuelle » est possible, si la grâce le permet, car le quatrième degré de contemplation n’est en rien dépendant des précédents. Le caractère d’un pur don propre à ce degré n’est toutefois pas souligné dans la récapitulation de la voie, dont se dégage un optimisme résolu, assez fréquent en ce premier Moyen Âge, plus rare après les ravages des grandes pestes [157]. Mais le Maître divin de la contemplation est exigeant :

Il est venu pour ta consolation, il se retire par prudence, pour que la grandeur de la consolation ne t’enorgueillisse pas [158]. ... Cet Époux est un Époux jaloux : s’il t’arrive d’admettre un autre amour, ou de t’appliquer à plaire davantage à un autre, aussitôt il s’éloigne de toi ... S’il voit en toi une tache ou une ride, il détourne aussitôt son regard, car il ne peut supporter aucune impureté.[159].

 Aussi faut-il demander avec une vigueur qui en quelque sorte soit comparable à cette exigence ; c’est le combat spirituel de Jacob, bien au-delà de l’ascèse des sens :

…mon âme : une terre déserte et vide, invisible et informe ... Pourtant ... l’abîme inférieur et obscur appelle l’abîme supérieur.[160].

Demandez et vous recevrez ... le royaume de Dieu souffre violence, et ce sont les violents qui s’en emparent.[161].

S’ouvre alors la paix par et dans l’amour, seul « moyen » autorisé dans la voie mystique :

 Car ton intelligence a travaillé en vain, si tu n’aimes pas ce que tu as compris : la sagesse, en effet, est dans l’amour ... Là, dans l’amour, réside toute la force de l’âme, là se rassemble toute la nourriture vitale, et c’est de là que la vie est diffusée par tous les membres que sont les vertus.[162].

Hugues de Balma (~1300)

L’auteur d’une Théologie mystique (souvent nommée par son début : Viae Sion lugent…) est prieur de la chartreuse de Meyriat, en Bresse, de 1289 à 1304. On ne possède pas d’autres renseignements sur lui [163]. Son œuvre sera très influente en Espagne comme en France, car il allie l’élan à l’inconnaissance, thème qui sera repris par l’auteur anglais du Nuage. Cette doctrine de l’amour sans connaissance s’appuie sur Denys l’Aréopagite dont il veut être un fidèle commentateur, tandis que la pratique de fréquents élans affectifs développe le conseil donné par Guigues I. Denys et Guigues s’accordent sur l’élan car « la ténèbre contemplée par la théologie mystique n’est pas un néant abstrait et vide de tout, mais la suprême Réalité divine, débarrassée des brouillards créés dont notre procédé cognitif naturel l’enveloppe habituellement. Elle n’est ténèbre qu’à cause de nos yeux de hibou… » [164].

  Nous exposons la progression proposée par la Théologie mystique de Balma. Parce qu’elle fut attribuée à saint Bonaventure, elle sera souvent reprise au cours des siècles au point de devenir le modèle « standard » de la voie mystique.

En premier lieu, les âmes aimantes ne doivent pas se contenter de lire des “quaternions” !

[Vol. I, 125] § 1. Viae Sion lugent ... Les chemins de Sion pleurent ... Sont en effet appelés « voies » les désirs des âmes aimantes. Elles habitent encore un corps mortel et ces désirs les soulèvent en direction de Dieu et de la cité céleste, Jérusalem, au-dessus de toute raison et de tout intellect. ... [127] Dieu n’a pas créé l’âme pour qu’en sens contraire de sa propre générosité elle se rassasie d’une multitude de quaternions en peau de mouton, mais pour qu’elle soit le siège de la sagesse.

Hugues de Balma est le premier à exposer très clairement la « triple voie » reprise par la suite au point de devenir  un « canon » d’exposition du chemin mystique:

 [131] § 5. Cette voie vers Dieu est donc triple : voie purgative, qui dispose l’esprit à apprendre la vraie sagesse ; voie illuminative, qui par la réflexion éclaire l’esprit en vue de l’embrasement de l’amour ; voie unitive enfin, par laquelle l’esprit, par Dieu seul qui l’élève, est dirigé au-dessus de toute raison, de tout intellect, de toute intelligence.

[171] § 12. Il faut prier de toutes ses forces la clémence du Créateur non seulement pour lui-même ou pour ses proches, mais pour tous ... afin que, de même qu’il les a tous créés et rachetés, il daigne subvenir avec miséricorde à tous sans distinction.

Après un très bref exposé de la voie purgative, la voie illuminative fait l’objet de belles analogies :

 [133] § 6. …« Nuit, mon illumination dans les délices. » L’âme s’élève ensuite à un degré et à un état beaucoup plus éminent en lequel chaque fois qu’elle le veut, sans aucune connaissance réflexive préalable, elle est immédiatement charmée en Dieu. Cela, nulle industrie humaine ne peut l’enseigner parfaitement.

 [179] § 1. …le vrai soleil de la justice éternelle de la cité céleste, dont le soleil matériel est la similitude ou l’image obscure, n’attend rien d’autre, immobile à la porte du cœur, si ce n’est que par un essuyage purificateur un accès lui soit préparé pour se reposer heureusement en l’esprit comme dans un lit, enseignant l’âme, sa fiancée, par les irradiations des splendeurs spirituelles : ainsi de la part de celui qui accueille et de la part de celui qui se répand, l’irradiation spirituelle suit la purification.

Par le don de la Sagesse éternelle, l’âme renaît et est assurée d’une vie éternelle :

[223] § 26. De même en effet que l’âme est la vie des corps, de même l’amour est la vie des esprits. ... Cette vie ne durera pas un moment du temps comme celle du corps ; elle s’étendra sur toute la durée des jours, toujours et à jamais. L’amour dont en vivant l’âme commence à aimer totalement l’époux ne cessera pas en effet à l’avenir.

[239] § 32. « Je vous referai », moi, non un autre, moi qui suis la Sagesse éternelle, née d’en haut ; je vous donnerai non seulement plus tard, mais maintenant même les consolations divines qui apaisent vos désirs ... Cela ne l’attendez pas de la spéculation…

La voie unitive fait l’objet du large développement propre au second volume de l’édition bilingue des “Sources chrétiennes” :

[Vol. II, 23] « Le roi m’a introduit dans le cellier à vin »  ...

[91] § 56. ... Parce qu’il ne s’attribue pas en effet les choses qu’il possède, mais les fait toutes tourner à la louange du dispensateur de toutes choses, il creuse en soi une concavité en luttant contre soi-même avec plus de vérité. Par elle, l’abondante pluie des grâces divines, franchissant monts et collines, s’introduit dans les endroits moins élevés, de telle sorte que plus grande aura été la concavité de l’humilité, plus elle sera capable de recevoir une grâce plus abondante.

Élévation spontanée par un amour sans cause humaine, dans l’ignorance des facultés où « l’œil de l’intellect » est absolument détruit :

 [133] § 83. Cette élévation dite « par  ignorance » n’est rien autre qu’être mû immédiatement par l’ardeur de l’amour, sans miroir d’aucune créature, sans réflexion préalable, sans même un mouvement concomitant de l’intelligence.

 [159] § 98.  …puisque toute appréhension dont on a déjà parlé est en dehors de l’élévation mystique, il faut cependant qu’en celle-ci il y ait ignorance, c’est-à-dire qu’il faut détruire absolument l’œil de l’intellect qui veut toujours en cette élévation appréhender ce vers quoi tend l’affectivité.

L’ouvrage s’achève par  des réponses à des objections ou « questions difficiles ». Le point précédent, mystique « éloge  de l’ignorance », est repris ainsi :

 [233] § 48.  … Je considère le mouvement de la pierre qui par son poids descend naturellement vers son centre. De même, disposée par le poids de l’amour, l’affectivité s’élève vers Dieu sans aucune connaissance réflexive ou délibération, comme si elle se tendait vers son centre et, par ces mouvements, elle s’élève en un continuel désir ; elle atteindra dans la béatitude éternelle l’accomplissement de celui-ci…

Denys le chartreux (1402-1471)

Il entra à la chartreuse de Zelem, le monastère du frère Gérard (-1377) qui décrivit la visite de Ruusbroec à Hérinnes, puis fut inscrit à l’université de Cologne. Quatre ans plus tard, fixé à la chartreuse de Ruremonde, il composa de très nombreux ouvrages : l’édition latine moderne couvre 44 volumes [165]. Le livre II du De vita et fine solitarii est un « véritable petit traité de contemplation » qui sera cité par Fénelon plusieurs fois [166] :

En cette transformation de l’esprit en Dieu, l’esprit même […] est plongé et enfoncé, fondu et liquéfié, absorbé et abîmé dans cet abîme sur-ineffable, très simple et interminable, et aussi en cette obscurité inscrutable et inaccessible, et afin de comprendre tout ensemble, il est anéanti et perdu, mais il vit en Dieu et étant avec lui nu, pur et libre de toute propriété , mélange et affection, il est fait une chose, un esprit, une âme, un être, une félicité, car il reçoit et n’admet autre chose. Parce qu’il a passé en la simplicité déiforme, l’influence de Dieu le tirant intérieurement, et le contact le surélevant, aliène l’âme de soi et la transporte comme en un être nouveau, non pas qu’en tout ceci la nature et l’existence de la créature soit changée ou cesse d’être, mais parce que la façon est exaltée et la qualité déifiée. 

La théologie mystique de ce deuxième Denys associe les deux notions du pur amour et du nuage d’inconnaissance :

C’est par l’ignorance actuelle de toutes choses et par un amour très ardent, qu’on atteint à la vision mystique.[167].

C’est en contemplant et en aimant Dieu que nous nous rendons semblables à Lui. C’est pourquoi les contemplatifs sont appelés divins.

Le principal travail du solitaire, est de se maintenir dans une union aussi actuelle et aussi continue que possible avec Dieu ... de telle sorte que le souvenir de Dieu lui soit tellement fortement et amoureusement imprimé dans le cœur, qu’en aucune occupation, aucun lieu, aucun temps, il ne L’oublie, mais que toujours, qu’il mange, qu’il boive ou fasse autre chose, son esprit soit dirigé vers Dieu.[168].



Béguines et Moniales

Un nouveau mode de vie

Tant d’abbayes de moniales cisterciennes ont été fondées au XIIIe siècle dans les Flandres que l’on a comparé cet exode de femmes fuyant le monde au mouvement qui a attiré les hommes dans les croisades. On construit dix abbayes dans la première génération suivant 1201, date de la fondation de l’abbaye de la Cambre. Tandis que beaucoup de cisterciens subissent l’attirance de l’érudition universitaire et perdent souvent leur vocation contemplative, les moniales restent fidèles à la spiritualité de Cîteaux. Aussi cinquante abbayes de cisterciennes fondées durant la première moitié du siècle en Flandres ne peuvent accueillir l’afflux toujours croissant de nouvelles vocations, ce qui encourage une forme mitigée de vie cloîtrée.

De nombreuses femmes s’installent à l’intérieur ou à proximité d’un hôpital ou d’une léproserie pour y travailler et prier dans la solitude, telle la première Hadewijch dont on suppose qu’elle acheva ses jours au service d’un hôpital. Naissent ainsi les « béguines », du terme néerlandais begijn dérivé du français beige, couleur de la laine naturelle de leurs vêtements non teints. La solution est originale et s’harmonise au développement d’une bourgeoisie urbaine : ces femmes contribuent par le tissage ou la broderie à la richesse des cités. Les béguines resteront cependant étroitement liées aux moniales cisterciennes : ainsi la béguine Ide de Nivelle était amie de Béatrice de Nazareth (1200-1268)[169].

Pour Paul Verdeyen, biographe moderne de Ruusbroec : « Les premières béguines ont été des femmes indépendantes, habitant seules, qui eurent l’audace de se jeter dans l’aventure d’une consécration personnelle et exclusive à l’amour divin et qui choisirent pour cela la vocation du célibat chrétien, sans émettre des vœux ni habiter des béguinages clôturés, ni entretenir des liens spéciaux avec la hiérarchie. Elles ont vécu comme des femmes pieuses, « religieuses » dans le contexte normal de la vie en société. Les évêques et les curés ont alors mis en œuvre tous les moyens en leur pouvoir pour réunir ces indépendantes à l’intérieur d’enceintes bien murées et pour les soumettre à leur autorité et à leur juridiction. Et à l’aide de décrets, comme ceux du concile de Vienne (1312), ils y ont parfaitement réussi. » [170].

Le mouvement des béguines dura cependant jusqu’au XVIIe siècle, non sans avoir une histoire marquée par les résistances de la « Dame » (élue qui représentait leurs intérêts) à plusieurs pressions : celle de l’Église, qui tente de régulariser ce corps « informe » en le convertissant en ordre religieux soumis à des règles et contrôlé par des confesseurs ; celle de la bourgeoisie dont les béguines sont issues et qui souhaite une symbiose et une soumission étroite ; celle d’artisans auxquels elles font concurrence en filant et en brodant (outre les béguinages célèbres de Bruges et d’Amsterdam, on peut toujours visiter leur paisible quartier enclos de Louvain, délimité par deux rivières, car l’eau est nécessaire au travail du lin).

Certaines de ces femmes se laissaient emmurer à proximité d’une église ou d’un couvent pour y mener la vie érémitique. Un tel ermitage avait le plus souvent trois fenêtres : la première donnait sur le chœur d’un sanctuaire et rendait ainsi possible l’assistance aux offices, la seconde permettait d’avoir sur le monde extérieur des contacts assez fréquents, dont des entretiens spirituels, la troisième avait vue sur un petit jardin. En Italie, sainte Claire avait une cellule semblable près de San Damiano. La vie de ces recluses sera précisée au début d’une section consacrée à l’Angleterre.

Une abondante littérature spirituelle et mystique se prolonge jusqu’au XVIIsiècle, dont on a seulement exploré les textes primitifs. Se détachent les figures d’Ivette de Huy (1157-1228) qui se retira dans une pauvre léproserie avant de se faire emmurer dans une cellule attenante à sa chapelle, de Marie d’Oignies, des deux Hadewijch, de Marguerite Porete…[171]. Nous laissons ici de côté les témoignages d’un milieu plus large où les femmes occupent une place importante aux côtés des hommes. Se détache la belle et profonde « idylle mystique » entre le dominicain suédois Pierre de Dacie et la simple paysanne westphalienne Christine :

…serviable et contemplative, tu es semblable à Marthe et Marie.

Même nature, jeunesse, condition égale,

Parole bienveillante, consolation vraie.

Merveilleux mystère : avec les tourments vient la guérison.

Attachée à ceux qui te révèrent, par eux tu es aimée, même si te flétrissent

Les ignorants qui ne veulent croire qu’à ce qu’ils connaissent.

Union, confession, mœurs et communion l’enrichissent :

L’union la consume, la confession la purifie, ses mœurs

Font son ornement, et elle communie dans la joie.[172].

Deux Hadewijch

La première Hadewijch (la critique a établi l’existence de deux béguines du même nom), active avant 1240, femme de grande culture, a lu Guillaume de Saint-Thierry et Richard de Saint-Victor. Elle connait les troubadours et la littérature courtoise.

L’intuition qui chez Guillaume prenait le relais de la raison, et dont nous avons rapporté un exemple, celui d’une solution apportée au problème de la prédestination, laisse place à la célébration sans réserve du « noble amour », dont dérive l’amour courtois. L’amour (minne), thème central de ses poèmes, est une source vivante [173].

L’emploi du moyen néerlandais succède ici à la prose latine utilisée jusque là par Bernard et Guillaume de Saint-Thierry, Richard de Saint-Victor, comme tous les clercs qui s’adressaient à leurs semblables. Bel exemple du rôle linguistique éminent de mystiques qui, confrontés à la difficulté d’exprimer leur vécu auprès de tous, et donc souvent dans des dialectes dédaignés des savants, les font accéder à l’expression littéraire : les deux Hadewijch, suivies bientôt par Ruusbroec, établissent le moyen néerlandais ; le rhénan Eckhart contribue à la même époque à forger la langue allemande ; Jean de la Croix apportera sa contribution à l’espagnol par ses poèmes. 

Les poèmes du noble amour des deux Hadewijch bénéficient d’une traduction française magnifique, œuvre déjà signalée du chartreux Dom Porion. Aussi nous en donnons quelques extraits conséquents qui expriment l’amour donné à celui qui se donne :

Ce que vraiment nous devons faire,

nous le savons dans un éclair

lorsque Vérité nous révèle

combien nous manquons à l’amour :

la douleur comme une tempête

assaille alors un noble cœur.

Après cette prise de conscience permise par irruption de la Grâce divine vient le don et sa réponse, à l’image de la Samaritaine :

Qui donne tout à l’Amour

en éprouve grande merveille;

l’âme adhère dans l’unité

au clair Objet qu’elle contemple,

puisant par l’artère secrète

à cette fontaine où l’Amour

enivre les cœurs étonnés

de Sa divine violence. [174].

L’hymne à l’Amour marque la reconnaissance de celle qui a reçu le don :

Ce que l’Amour a de plus doux, ce sont Ses violences;

Son abîme insondable est sa forme la plus belle ;

se perdre en Lui, c’est atteindre le but ;

être affamé de Lui c’est se nourrir et se délecter ;

l’inquiétude d’amour est un état sûr ; [...]

s’Il nous prend tout, quel bénéfice ! [...]

ne rien avoir, c’est Sa richesse inépuisable. [...]

Le témoignage est authentifié par Hadewijch au nom de ses compagnes bénéficiaires des merveilles de l’Amour :

Voilà le témoignage que moi-même et bien d’autres

nous pouvons porter à toute heure,

à qui l’amour a souvent montré

des merveilles, dont nous reçûmes dérision,

ayant cru tenir ce qu’Il gardait pour Lui.

Merveilles, appât, jeu de l’Amour, sont maintenant bien reconnus par expériences répétées :

Depuis qu’Il m’a joué ces tours

et que j’ai appris à connaître ses façons,

je me comporte tout autrement avec Lui :

Ses menaces, Ses promesses,

tout cela ne me trompe plus:

je le veux tel qu’Il est, peu importe

qu’Il soit doux ou cruel, ce m’est tout un.[175].

Dans ses Lettres [176] la poésie laisse place à ce qui sera développé par Ruusbroec comme « fond » de Dieu : 

L’homme qui a dépouillé l’humanité terrestre, Dieu l’exalte avec Lui-même et l’attire en Soi : Il a fruition de cette âme dans la non-élévation. Ah Dieu ! quelle merveille survient alors, lorsque si grande dissemblance atteint l’égalité, atteint l’unité sans élévation. Hélas ! je n’en puis écrire davantage : c’est sur le plus haut secret que je dois garder le plus profond silence.

La Lettre XII est particulièrement belle dans son expression et originale par son interprétation biblique mystique :

…que le feu occupe tellement votre être et votre agir, que rien ne vous soit plus rien, sinon Dieu seul : ni plaisir ni peine, ni faveur ni labeur. Lorsque vous serez constamment ainsi, la Maison de Jacob sera le feu dont Abdias a parlé. … Comme Joseph fut sauveur et juge de son peuple et de ses frères, ainsi vous-même et toute âme identifiée à Joseph doit être protectrice et guide des autres, qui n’ont pas atteint cet état, qui souffrent encore famine parmi les douleurs étrangères à l’amour. Par le feu de la vie unifiée, vous les allumerez à leur tour… Ah ! vraiment aidez-nous… Hâtez-vous d’aimer ! [177].

La seconde Hadewijch a vécu probablement près de Bruges. Active vers 1280, elle décrit la nudité d’esprit [178]. L’âme doit s’abîmer dans un non-savoir sans fond :

Si je désire quelque chose, je l’ignore, car dans une ignorance sans fond je me suis perdue moi-même.

Ruusbroec reprend cette citation et s’en inspire lorsqu’il décrit la vision sans intermédiaire, consistant à être absorbé dans un simple regard.  Ruusbroec et le “bon cuisinier” Jan van Leeuwen, ont tenu cette Hadewijch en très grande estime : « Les livres de Ruusbroec ne comportent pour ainsi dire aucune citation d’auteurs ; seules l’Écriture et Hadewijch sont citées fort souvent et littéralement » [179].

Ah mon Dieu quelle aventure

de ne plus entendre, de ne plus voir

ce que nous suivons, ce que nous fuyons,

ce que nous aimons, ce que nous craignons.

Nous avons cru jadis posséder quelque chose,

mais c’est du tout au rien que nous chasse l’amour.[180].

Et :

L’unité de la vérité nue,

abolissant toutes les raisons,

me tient en cette vacuité

et m’adapte à la nature simple

de l’Éternité de l’éternelle Essence.

Ici de toutes raisons je suis dépouillée;

Ceux qui n’ont jamais compris l’Écriture,

ne sauraient en raisonnant expliquer

ce que j’ai trouvé en moi-même - sans milieu, sans voile - au-dessus des paroles.[181].

Hadewijch II influence aussi une troisième béguine, au sort plus malheureux encore que celui de la première Hadewijch qui disparut en prenant peut-être refuge au service d’une léproserie ou d’un hôpital[182]. Il s’agit de la figure de Marguerite Porete, qui fut considérée longtemps comme une hérétique, et dont la fin fut dramatique :

Marguerite Porete

Marguerite Porete (~1250-1310) naît peut-être à Valenciennes. Son Miroir des simples âmes anéanties apparaît en ~1290 avec trois approbations qui figurent en tête de versions latines et anglaises. L’évêque de Cambrai condamne cependant l’ouvrage en 1300, le faisant brûler publiquement à Valenciennes. En 1306-1307, Marguerite Porete adresse des exemplaires à différents notables, notamment à l’évêque de Châlons-sur-Marne. De nouvelles dénonciations provoquent un nouveau procès diocésain.

L’évêque de Cambrai n’est autre que Philippe de Marigny, l’âme damnée de Philippe le Bel. Marguerite est conduite devant l’Inquisition de Haute-Lorraine, et de là devant l’Inquisition de Paris, aux mains de Guillaume de Paris, parfaitement compromis lui aussi par Philippe le Bel dans la lutte contre les Templiers. C’est face à ces bourreaux qu’il faut évaluer l’attitude de la prisonnière : refus de prêter un serment de loyauté préalable à l’instruction du procès,  puis refus de recevoir l’absolution pour des fautes qu’elle soutenait ne point avoir commises.

Excommuniée, elle est déclarée relapse le 30 mai 1310 et consignée le lendemain au bras séculier pour être publiquement brûlée avec son ouvrage : l’exécution intervient dès le premier juin 1310 sur la place de Grève ; son compte-rendu évoque la dignité de la victime tandis que le grand succès du Miroir explique la mise en scène impressionnante de son procès auquel toutes les autorités de la Sorbonne participèrent.

Le texte du Miroir se présente comme un dialogue entre Raison, Amour, l’âme[183]. Il vaut la peine de surmonter une forme littéraire étrangère aux habitudes du lecteur moderne [184]. Nous donnons un extrait du cinquième chapitre qui propose un plan en neuf points. Nous éclairons ce beau programme, d’expression très dense, par quelques extraits de l’auto-commentaire placés entre crochets à la suite de chaque point abordé [185] :

Amour : Mais il y a une autre vie, que nous appelons « paix de charité en vie anéantie » [...] demandant que l’on puisse trouver

I  une âme,

[Elle ne veut plus rien qui vienne par un intermédiaire, ... elle ne cherche pas la science divine parmi les maîtres de ce siècle mais en mépris véritable du monde et d’elle-même.]

II qui se sauve par la foi et sans œuvres,

[C’est-à-dire que cette âme anéantie a en elle-même si grande connaissance par la vertu de foi, et qu’elle est en elle-même si occupée à entretenir ce que Foi lui administre ... que rien de créé ne peut demeurer en sa mémoire sans passer brièvement du fait de cette autre occupation qui a investi son entendement. Cette âme ne peut plus faire d’œuvres ; aussi est-elle certainement assez excusée et justifiée, en croyant sans œuvrer que Dieu est bon sans mesure].

III qui soit seulement en Amour,

[Une telle âme ne mendie ni ne demande rien aux créatures.]

IV qui ne fasse rien à cause de Dieu,

[C’est-à-dire que Dieu n’a que faire de son œuvre, et que cette âme n’a que faire de rien, sinon de ce dont Dieu a à faire. Elle ne se soucie pas d’elle-même; que Dieu s’en soucie, lui qui l’aime plus qu’elle ne s’aime elle-même !]  

V qui ne délaisse rien à cause de Dieu,

VI à qui l’on ne puisse rien apprendre,

VII à qui l’on ne puisse rien enlever,

VIII ni donner,

IX et qui n’ait point de volonté,

[Tout ce que cette âme veut en y consentant, c’est ce que Dieu veut qu’elle veuille, et elle le veut pour accomplir la volonté de Dieu et non la sienne]. 

Marguerite, flamande, utilise une belle image marine pour indiquer comment l’esprit limité ne peut décrire l’infini divin :

Je sais en vérité que, pas plus que l’on pourrait compter les vagues de la mer par grand vent, personne ne peut décrire ou dire ce que saisit l’esprit, si peu et si petitement qu’il saisisse quelque chose de Dieu.[186].

 La « bonté de Dieu », c’est-à-dire l’Amour, peut opérer simultanément - car il ne saurait être un simple moyen - l’anéantissement de la volonté humaine et l’envahissement libérateur par la vie divine :

Je me repose en paix complètement, seule, réduite à rien, toute à la courtoisie de la seule bonté de Dieu, sans qu’un seul vouloir me fasse bouger, quelle qu’en soit la richesse. L’accomplissement de mon œuvre, c’est de toujours ne rien vouloir. Car pour autant que je ne veux rien, je suis seule en Lui, sans moi, et toute libérée ; alors qu’en voulant quelque chose, je suis avec moi, et je perds ainsi ma liberté.[187].

La « perte en Dieu » s’ensuit :

Le sixième état, c’est que l’âme ne se voie point elle-même, quelque abîme d’humilité qu’elle ait en elle, ni ne voie Dieu, quelque bonté très haute qui soit la sienne. Mais Dieu se voit alors en elle, par sa majesté divine qui illumine cette âme de Lui-même, si bien qu’elle ne voit rien qui puisse être hors de Dieu même…[188].

L’influence cachée de Marguerite Porete s’étendrait jusqu’à Catherine de Gênes, malgré la destruction de nombreux manuscrits.[189]

Monachisme féminin

Fondés dès le début du XII siècle,  les monastères abritant des femmes cherchent « à s’agréger aux ordres naissants, cisterciens et chartreux, puis aux congrégations bénédictines ; mais l’incorporation ne se fait pas sans résistance des moines qui hésitent à prendre en charge des maisons féminines ; une certaine autonomie leur est d’ailleurs laissée sous l’autorité de l’abbesse ou de la prieure. » Ces monastères abritent des écoles de filles et sont les foyers de la culture féminine du Moyen Âge [190].

Parmi leurs nombreuses moniales, la plus célèbre de nos jours, grâce à ses dons musicaux et littéraires, est Hildegarde de Bingen (1098-1179), bénédictine allemande. Elle eut été fort surprise de l’écho qu’elle suscite aujourd’hui ! Elle « n’est pas à proprement parler une mystique » car « ses écrits majeurs s’inscrivent dans le genre prophétique » [191]. D’autres figures de moniales appartiennent au genre visionnaire...

Du point de vue mystique se détachent trois Ida et deux Mechtildes :

-- Ida de Nivelle (-1231) amie de Béatrice de Nazareth, Ida de Louvain, Ida de Leeuw (~ -1260). Elles n’ont pas laissé d’écrits mais leurs Vitae, rédigées par des cisterciens proches, exposent leur vécu et leur relation avec le monde « dans un climat d’humilité et de charité. » [192].

-- Mechtilde de Magdebourg (~1212-1282/94) [193]  fut béguine puis moniale :

[l’âme] s’est écoulée une première fois du cœur de Dieu et doit à nouveau retourner en ce lieu.

C’est la nature de l’amour de s’épancher d’abord en douceur ; ensuite il devient riche par la connaissance, et en troisième lieu, il devient avide et désireux de déréliction.

-- Mechtilde de Hackeborn (1241-1299) [194] était la supérieure du couvent d’Helfta et l’amie de la « grande Gertrude » :

Gertrude d’Helfta

Simple moniale dans le monastère « noble » d’Helfta, sainte Gertrude (1256-1301) travailla à la copie de manuscrits du scriptorium. Elle est à peu près étrangère aux tendances abstraites des mouvements spirituels rhénans.[195].

Au bout de quelques jours, recueillie en elle-même, elle constata que son âme brillait encore de cette même blancheur dont elle avait eu alors conscience et se prit à redouter que cette vue d'une telle intégrité intérieure fût l'effet d'une illusion ; car elle pensait à part soi que cette grande pureté précédemment révélée, même si elle était réelle alors, devait maintenant ne plus paraître tout à fait sans ombre, du fait de ces cons­tantes fautes de négligence et de légèreté où la faiblesse humaine ne laisse pas de glisser. Le Seigneur consola avec bonté sa peine par ces mots : « Ne me suis-je pas réservé une puissance plus grande que celle que j'ai accordée à mes créatures? Or, le soleil créé a reçu un tel pouvoir que, si un linge blanc se souille de quelque tache, aussitôt, sous l'effet des chauds rayons, cette tache faite à sa pureté disparaît et sa blancheur première lui est rendue, même plus éclatante. À plus forte raison, moi qui suis le créateur du soleil, puis-je conserver pure de toute marque du péché et des imperfec­tions l'âme sur laquelle je dirige le regard de ma miséri­corde, effaçant en elle toute tache par l'ardente vertu de mon amour. »[196].

Elle dit au Seigneur : « Alors que votre généreuse tendresse, Seigneur, me favorise de cette grâce si incroyablement douce, que donnerez-vous aussi à ceux qui, se trouvant appliqués actuellement aux tra­vaux extérieurs, ne jouissent guère de grâces semblables? » -- Et le Seigneur : « Je les oins de baume bien qu'ils soient comme endormis. » Réfléchissant à la vertu du baume, elle admira grandement que le fruit en soit le même, que les âmes s'adonnent à la vie spirituelle ou non, puisque l'effet du baume est de préserver de la corruption les corps qui en sont oints, important peu que cette onction soit faite pendant le sommeil ou en état de veille. En outre, il lui vint en exemple une analogie plus éclairante encore, à savoir que, lorsque l'homme mange, c'est tout son corps dans cha­cun de ses membres qui en est réconforté, bien que la bouche seule jouisse de la saveur de la nourriture ; ainsi lorsque certaines âmes reçoivent des grâces spéciales, la tendresse infinie de Dieu accorde à tous les membres, spécialement à l'intérieur d'une même communauté, un accroissement de mérite, à l'exception de ceux qui s'en privent par jalousie et mauvaise volonté. [197].

Un jour, sa méditation lui fit prendre conscience de sa misère un tel mépris d'elle-même que, anxieuse et troublée, elle se demandait comment il lui serait possible de plaire à Dieu à qui voyait en elle toutes ses souillures, car là où elle ne découvrait qu'une tache, le divin et pénétrant regard en apercevait une infinité. La consolation lui fut donnée de cette réponse divine : « L'amour rend l'aimé aimable. » Elle comprit par là que, si sur terre, parmi les hommes, l'amour a tant de force que la laideur elle-même plaît à l'amant à cause de l'amour qu'il lui porte, et parfois jusqu'à lui faire désirer, par amour, de ressembler à l'aimé, comment douter que celui qui est Dieu-Charité, ne puisse, par la vertu de son amour, rendre aimables ceux qu'il aime? [198].


L’essor dans la vallée du Rhin

Les influences exercées sur le milieu rhénan par la cistercienne Béatrice de Nazareth (-1268) et par la première béguine Hadewijch (active avant 1240) furent décisives [199]. Cette dernière combinait la mystique de l’amour, typique des cisterciens, à des thèmes qui annoncent Eckhart : nous ne sommes pas encore devenus ce que nous sommes, l’amour pourtant peut rendre éternel et sans cause [200]. Elle entretenait des relations très élargies avec une recluse de Saxe ainsi qu’avec de pieuses femmes de Cologne. Les deux Hadewijch, aussi influentes sur les rhénans que sur les flamands, ont cependant toujours vécu dans le pays flamand et écrit dans le dialecte brabançon du moyen-néerlandais.

Maître Eckhart (~1260-1328)

Eckhart (~1260-1328) est né près de Gotha en Thuringe et se forme dans le sillage d’Albert le Grand, au studium generale de Cologne. Il est présent à Paris lorsque Marguerite Porete est brûlée vive. Chargé de fonctions délicates en Saxe et en Bohême au sein de l’ordre dominicain, il développe à partir de 1313 une activité intense à Strasbourg auprès de nombreux monastères de dominicaines, ainsi qu’à Cologne après ~1324, où il est probablement responsable du studium. Le célèbre procès qui lui est intenté naît de rivalités entre séculiers et réguliers ; il meurt à Avignon en 1329, avant la condamnation par l’irascible Jean XXII de vingt-huit articles tirés de son enseignement.

Laissant de côté une œuvre latine importante liée à un enseignement de nature technique, nous sommes aujourd’hui sensibles à son Liber « Benedictus » (Le livre de la consolation divine ; De l’homme noble), ainsi qu’à ses Sermons, dont une soixantaine en latin nous sont parvenus « de sa main », et dont environ cent soixante en allemand ont été préservés par des notes d’auditeurs :

Avant tout : n’accepte rien pour toi ! Abandonne-toi entièrement et laisse Dieu agir pour toi et en toi comme il veut. À lui est cette œuvre, à lui cette parole, à lui cette naissance et tout ce que tu es par ailleurs ! Car tu as renoncé à toi-même et es sorti de tes puissances et de leur activité et de la propriété personnelle de ton essence; c’est pourquoi il faut absolument que Dieu entre dans ton essence et dans tes puissances : parce que tu t’es dépouillé de tout ce qui t’est propre, t’es déserté -- comme il est écrit: « La voix crie dans le désert. » Laisse cette voix éternelle crier en toi comme il lui plaît, et sois un désert de toi-même et de toutes choses [201].

...là où l’homme va chercher et trouver Dieu du dehors, il n’est pas dans le vrai. On ne doit pas chercher ou se figurer Dieu en dehors de soi, mais le prendre comme il est mon bien propre et en moi ! Nous ne devons pas non plus servir Dieu ni accomplir nos œuvres pour un pourquoi quelconque: non pas pour Dieu, ni pour l’honneur de Dieu ni pour quoi que ce soit qui serait en dehors de nous, mais seulement pour ce qui est en nous, comme notre être, notre vie propre [202].

Un homme bon devrait avoir en Dieu une si grande confiance et une si ferme assurance et le tenir pour si bon que comptant dans sa bonté et dans son amour, il regarde comme impossible qu’un malheur lui arrive à moins qu’il ne veuille par là, ou bien lui épargner un malheur plus grand, ou bien déjà sur terre le dédommager largement, ou bien produire par ce moyen quelque chose d’incomparablement plus précieux qui ne fasse que rendre sa renommée d’autant plus magnifique. ...  Dieu - dit saint Paul - ne connaît et n’aime et ne veut en toutes choses que soi, pour l’amour de soi-même. Et Notre Seigneur: c’est la vie éternelle de connaître Dieu seul ! Dans le même esprit, les maîtres affirment que les saints au ciel connaissent les créatures non au moyen de leurs images particulières mais dans le prototype unique qu’est Dieu et dans lequel Dieu connaît tout ensemble et  aime et veut soi-même et le monde [203].

Eckhart accorde une place importante à la pensée comme mode pouvant rendre compte d’une remise totale à un Dieu qui se donne Lui-même : « Celui qui pense l’unité infinie ne peut être pensé lui-même en dehors d’elle »[204]. La conception intellectuelle maîtresse d’Eckhart est approchée par Gilson : « Puisque l’âme tient par son fond le plus intime à la Déité, elle ne peut assurément jamais être hors de Dieu, mais elle peut, ou bien s’attacher à elle-même et s’éloigner de Lui, ou bien au contraire s’attacher à ce qu’il y a en elle de plus profond et se réunir à Lui. » Ceci éviterait tout dualisme anthropomorphe : « Pour y parvenir l’homme doit s’efforcer de retrouver Dieu par delà les créatures, et la première condition pour y réussir est de comprendre qu’en elles-mêmes, c’est-à-dire indépendamment de ce qu’elles ont d’être divin, les créatures ne sont qu’un pur néant. »[205].

Dieu est néant, dit Denys. Par là on peut comprendre la même chose que ce qu’Augustin exprime ainsi : « Dieu est tout. » Cela veut dire: «  en lui il n’y a rien ! Et quand Denys dit: « Dieu est néant », ceci signifie : il n’y a pas en lui de choses quelconques.[206].

Cependant il ne faut pas « imaginer faussement que Dieu aurait projeté ou créé les créatures hors de Lui dans quelque chose d’infini ou de vide », car la création se continue à tout instant. Aussi « la créature reçoit-elle sans cesse son être du jaillissement éternel de l’Être incréé ... Le retour en Dieu se réalise dans une participation à la vie intime de Dieu, grâce à une union de l’âme avec Dieu. Cette divinisation suppose du côté de Dieu une action qui se caractérise comme une filiation. »[207].

Le quatorzième siècle voit s’opérer une scission entre le nominalisme universitaire « où la raison commence à connaître les lois naturelles des choses [de la nature], mais où la foi renvoie à la puissance absolue d’un Dieu ». Le mysticisme des couvents « va directement à Dieu sans passer par la nature, et ne retrouve ensuite la nature que toute pénétrée de Dieu et en quelque sorte résorbée en Lui ». Les mystiques sont bien éloignés de pratiquer une théologie mystique répondant au souhait exprimé par Gerson (1363-1429), chancelier de l’Université, d’être « intelligence [compréhension] claire et savoureuse des choses qui sont crues d’après l’Évangile. »[208].

L’usage du mode intellectuel est à priori aussi acceptable qu’une description d’un état, d’une révélation, de toute expérience particulière. Mais comme la dépendance vis-à-vis de la grâce disparaît dans l’exercice intellectuel pur, exercice propre à des philosophes qui admirent la puissance de pensée du témoin Eckhart, le risque d’effacer son témoignage, en ne s’attachant qu’au moyen « dialectique » utilisé pour en rendre compte, est grand. Le culte des écrits d’Eckhart est donc ambigu dès que l’on veut en déduire « une manière de », alors que c’est « sans manière et sans pourquoi » que s’accomplit l’accès à un être éternel[209].

Eckhart a-t-il vécu mystiquement au niveau de son génie intuitif ? L’historien bénédictin dom Vandenbroucke pense qu’il a rendu compte spéculativement d’expériences dont il fut témoin, en particulier chez des dominicaines et des béguines, et l’oppose au mystique anglais Rolle[210]. On rapprochera la fascination exercée par Eckhart de celle qu’exercera Silesius, et qui fera l’objet d’un même doute, venant cette fois de l’érudit laïc moderne Jean Orcibal.

Gérard Grote, disciple de Ruusbroec, mettait déjà en garde contre sa pensée comme le fit aussi violemment un autre de ses disciples, le « bon cuisinier » de Groenendael Jan van Leeuwen. En effet peu d’auditeurs sont conscients de son point de vue a-temporel (et a-spatial) qui explique certains « dits » extrêmes : « Son message est l’éternité. Jean Tauler l’avait bien remarqué : faisant allusion tout ensemble aux discours d’Eckhart et à leur interprétation erronée par ses auditeurs, il énonçait catégoriquement les affirmations suivantes : l’union de l’homme avec Dieu est un processus qui doit être compris « comme un agir hors du temps dans l’éternité, hors du créé dans l’incréé, hors de la multiplicité dans l’unité »[211] :

Cela rend Dieu plus proche que la prière (extérieure) : là ne peuvent absolument pas accéder ceux qui ont grandi selon leur raison naturelle, ceux qui se sont élevés dans leur propre mortalité et ont vécu selon leurs sens. C’est cela qu’enseignait et disait pour vous un maître bien-aimé, mais vous ne l’avez pas compris. Il parlait du point de vue de l’éternité, mais vous l’avez entendu selon la temporalité.[212].

Pour Eckart, l’éternité est une dimension qui fait irruption dans l’instant lui-même, « être-un » avec Dieu ressenti dans un mouvement de conversion décisif, irruption dans le fond : ce que l’homme est, il l’est par un don, il ne peut rien par lui-même : « Comment en tant que néant de créature, pourrait-il posséder une capacité autonome d’expérience, en laquelle Dieu serait saisi comme un objet ? Eckhart exige au contraire de l’homme un renoncement sans limite à toute possession ... l’exclusion de tout avoir au plan spirituel ...  aux antipodes d’une réalisation de l’homme par lui-même » [213] :

Dieu accomplit dans l’âme sa naissance, engendre en elle sa parole ; et l’âme la reçoit seulement, puis l’offre aux puissances de diverses façons : tantôt comme désir, tantôt comme bon propos, tantôt comme œuvre de charité, tantôt comme sentiment de gratitude, ou quelque autre forme qu’il revête pour venir à toi.[214].

Il ôte à son auditeur toute possibilité d’un « entre-deux » :

Certaines gens simples s’imaginent qu’ils devraient voir Dieu comme s’il se tenait là et eux aussi. Cela n’existe pas ! Dieu et moi nous sommes un dans la connaissance. Et de même, si je tire Dieu en moi dans l’amour, ainsi j’entre en Dieu ! [215].

Finalement ne demeure que Dieu seul :

Dieu n’aime rien en nous que sa bonté qu’Il nous manifeste. Comme le dit un saint : Dieu ne couronne rien que son propre ouvrage qu’il opère en nous ! Mais personne n’a besoin de s’effrayer si je dis que Dieu n’aime rien que soi-même : c’est là ce qu’il y a de meilleur en nous, il a en vue par là notre plus grande béatitude ! Il veut par là nous attirer en lui afin que nous nous purifiions et qu’il puisse nous transformer en lui : en sorte qu’il puisse nous aimer en lui et s’aimer en nous. Il a lui-même un tel besoin de notre amour, qu’il nous attire en lui avec tout ce qui est propre en quelque manière à nous y faire entrer, que ce soient des choses agréables ou pénibles.[216].

Tauler et Suso sont ses disciples dominicains ; Gérard Grote, lui rendit probablement souvent visite ; une rencontre avec Tauler est attestée [217]. Puis le nom même d’Eckhart sera oublié, mais son influence demeurera par l’intermédiaire de quelques sermons inclus dans les Institutions pseudo-taulériennes de 1548, si influentes sur les spirituels du XVIIe siècle français. Sa redécouverte par von Baader a lieu au XIXe siècle et sera suivie d’un véritable culte célébré par les philosophes en Allemagne ; sa renommée atteindra la France où les milieux universitaires le prennent pour le mystique du nord de l’Europe.

Suso (~1295-1366)

Il rentre dès treize ans au couvent des dominicains à Constance. Sujet d’élite envoyé au Studium generale de Cologne, il rencontre Eckhart qui tire le jeune religieux d’un scrupule touchant sa vocation. Suso le défendra dans son Livret de la Vérité composé entre sa mort et la condamnation :

La Vérité : … Remarque-le : éternellement en Dieu, toutes les créatures sont Dieu ; elles n'ont eu là aucune distinction foncière, sinon comme il a été dit. Elles sont la même vie, essence et puissance, pour autant qu'elles sont en Dieu, et elles sont l'Un même, rien de moins. Mais après l'éclosion [la création] où elles prennent leur être propre, alors chacune a son essence séparée, sa forme propre, qui lui donne sa réalité de nature [218].

 

Le disciple : L'éternel  Néant dont on pense ici, et en toute droite raison, qu'il est Néant, non parce qu'il est non-être, mais plutôt pour sa transcendante réalité, ce Néant n'a pas en lui-même la moindre distinction, mais, de lui, en tant qu'il est fécond, provient toute distinction ordonnée de toutes choses [219].

Connaître puis aimer lui demandent de longues années de retraites et de pénitence avant de devenir le guide éclairé de moniales ferventes et cultivées : « Les enseignements de Suso se réfèrent à une expérience, ils s’autorisent du témoignage d’une vie qui lui valut la réputation d’un Saint François de Souabe » [220]. Il n’échappe pas à l’affrontement du siècle entre les empereurs allemands et la papauté : peut-être est-il le « prieur de Constance » déposé par le chapitre de Lyon en 1348, alors que son innocence n’avait pas encore été reconnue. Ses dernières années semblent baignées d’une lumière sereine [221].

Le comportement de l’homme juste réside dans son abandon :

Tu dois avoir un insondable abandon. Comment, insondable ? S'il y avait une pierre et qu'elle tombât dans une eau sans fond, il faudrait qu'elle tombât toujours, car elle n'aurait pas le fond. Ainsi, l'homme devrait insondablement s'enfoncer et tomber en Dieu, qui est insondable ; et être fondé en lui, si dure chose ou quelque épreuve qui tombât sur lui, souffrance intérieure ou extérieure, ou propres fautes, que Dieu laisse peser souvent pour ton grand. bien. Tout cela devrait enfoncer l'homme d'autant plus profondément en Dieu, et il ne devrait jamais s'apercevoir de son propre fond, ni le toucher et troubler, ni se chercher, ni se viser lui-même. Il doit chercher Dieu seul, en qui il est abîmé. Qui cherche quelque chose ne cherche pas Dieu.[222].

Un homme juste se tient, en sa condition d'être créé [ou : en tant qu’il est devenu tel], plus soumis que les autres hommes, car il comprend à fond, du dedans, ce qui convient du dehors à chacun et prend toutes choses ainsi ; mais qu'il n'ait pas de lien [d’attache], cela vient de ce que lui-même opère par abandon ce que le commun opère par contrainte.[223].

L’épisode du « guenillon » qui illustre cet abandon est resté célèbre :

Il était assis, triste, dans sa cellule ... il était glacé, car c’était l’hiver ; alors une voix dit en lui : « Ouvre la fenêtre de la cellule, regarde et apprends. » Il ouvrit et regarda : il vit un chien, courant au milieu du cloître, et portant dans sa gueule un tapis râpé, et faisant avec ce tapis des gestes étonnants : il le jetait en l’air, le traînait par terre et y faisait des trous. / Alors le Serviteur leva les yeux et soupira intimement ; et il lui fut dit au-dedans : « Tout ainsi seras-tu dans la bouche de tes frères ... Il descendit prendre le tapis qu’il conserva de nombreuses années ... lorsqu’il allait éclater d’impatience il le prenait pour s’y reconnaître [224].

Elle sera plusieurs fois reprise. Madame Guyon, par exemple, dans une lettre écrite après 1710 qu’elle adresse à « l’intellectuel » baron de Metternich, la cite avec l’explication : « …Dieu lui fit comprendre que c’était ainsi qu’il [Suso] devait être en Sa main. »

Tauler (~1300-1361)

Né autour de l’an 1300 d’une famille aisée de Strasbourg, il entre vers quinze ans au couvent des Dominicains. Il étudie dans les couvents d’Allemagne du sud, achevant sa formation dans sa ville natale.

Cette période est troublée, ce qui perturbe la vie communautaire : tandis que certains frères connaissent l’abondance, d’autres souffrent de la faim. Des troubles politiques liés à l’excommunication de l’empereur poussent la majorité des frères à trouver refuge à Bâle, ville où la présence de Tauler est attestée en 1339. Les dominicains ne retrouvent leur couvent de Strasbourg qu’en 1343. Tauler est actif dans le cercle des « Amis de  Dieu ». Il se rend à Cologne en 1346 ; il ressent, lors de la peste noire de 1347, « les coups de la main de Dieu  qui anéantit tant de milliers d’hommes par une mort soudaine. » Il est devenu le père spirituel de Rulman Merswin, banquier converti qui vivait à Strasbourg dans l’Ile Verte.

L’énigmatique figure de « L’ami de Dieu de l’Oberland » serait une fiction littéraire créée par ce dernier ou par son secrétaire. À cet « ami » était attribué un ensemble de seize traités, dont un fameux récit, probablement imaginaire, de la conversion de Tauler et vingt-deux lettres [225].

Tauler exerce son apostolat à Strasbourg dans les sept couvents de dominicaines et la soixantaine de communautés de béguines (chacune comprenant une à deux douzaines de femmes). Un voyage à Paris devrait se placer après 1350, tandis qu’une visite rendue à Ruusbroec aurait pu avoir lieu au cours de la décade suivante. Il est sûr que ce dernier a fait parvenir aux Amis de Dieu de Rhénanie en 1350 un exemplaire de L’ornement des Noces spirituelles. Tauler meurt le 16 juin 1361, date gravée sur la pierre de son tombeau conservée dans le cloître de l’église protestante du Temple-Neuf, l’ancienne église des dominicains.

Son œuvre a exercée une grande influence, sur Silesius et même sur Luther aussi bien que dans le monde catholique, alors que les autres rhéno-flamands (dont Eckhart, condamné), tombaient dans un relatif oubli. Le corpus tenu pour authentique comprend au moins quatre-vingts sermons.

Leurs analyses « supposent une structure familiale de la communauté : la prieure est la mère, l’aumônier est le père spirituel, les membres de la communauté sont sœurs, filles, enfants ». Le public était composé essentiellement de religieuses ou de béguines. Tauler se désigne comme « maître de vie ». Ses emprunts à Eckhart et d’autres sont transformés de façon très personnelle.

Les trois étapes de la jubilation, de la nuit, du dépassement, débouchent dans une expérience d’unité avec Dieu dans le gemuet ou mens ou esprit, en rapport avec le grunt ou noble fond [226].

Dieu ne désire dans le monde entier qu’une seule chose, la seule dont il ait besoin, mais il la désire d’une façon si extraordinairement forte qu’il lui donne tous ses soins. Voici cette seule chose : c’est de trouver vide et préparé le noble fond qu’il a mis dans le noble esprit de l’homme, afin de pouvoir y accomplir son œuvre noble et divine. [227].

Aussi l’homme prisonnier doit tendre à son terme divin et pour cela le percevoir. Tauler utilise une analogie visuelle : il utilise l’image de la fente ou d’un treillis, premier plan qu’il faut oublier, pour accommoder sur le but lointain :

L’homme devrait tendre à Dieu avec tant d’application, qu’il n’ait plus d’attention pour toutes ces choses, qui se greffent de droite ou de gauche sur l’une ou l’autre grâces reçues. C’est tout comme quelqu’un qui, de toutes ses forces, regarderait très attentivement un objet à travers une fente étroite ou un treillis serré ; tant qu’il considère avidement, de toutes ses forces, l’objet ainsi regardé, l’intermédiaire ne l’empêche pas de voir ; mais dès qu’il dirige son attention sur cet intermédiaire et qu’il se met à l’examiner, alors cet objet interposé, si petit et si mince soit-il, lui cache l’objet qu’il voulait regarder. [228]

L’analogie profonde existe aussi dans d’autres traditions en lui ôtant tout caractère dualiste, où le ciel remplace l’objet visé par l’archer au travers d’une fente :

…comparons le Bhairava à un ciel vaste, lumineux et sans limite, qui ne serait perceptible qu’à travers un fin réseau de découpures bariolées, variées à l’infini et de surcroît constamment agitées n’ayant jamais vu le ciel autrement qu’à travers cet écran, on le confondrait avec la multitude de découpures tangibles et mouvantes, alors qu’en fait le ciel – à l’image de la pure conscience – reste intact en son essence inaltérable  indivise [229]

Voir ne suffit pas, il faut sortir de nous-mêmes dans la nudité, c’est-à-dire sans désir ni représentation :

Si nous voulons maintenant sortir de nous, bien plus nous élever en dehors et au-dessus de nous-mêmes, alors nous devons renoncer à tout vouloir, désir et agir propres. Il ne doit rester en nous qu’une simple et pure recherche de Dieu sans plus aucun désir d’avoir rien qui nous soit propre, et en quelque manière que ce soit, sans aucun désir d’être, de devenir ou d’obtenir quelque chose qui nous soit propre, mais avec la seule volonté d’être à lui, de lui faire place de la façon la plus élevée, la plus intime avec lui pour qu’il puisse accomplir son œuvre et naître en nous, sans que nous y mettions obstacle.

En effet …

…pour que l’œil puisse percevoir les images qui sont sur ce mur, ou tout autre objet, il doit n’avoir en lui aucune autre image. N’eût-il même qu’une image d’une couleur quelconque, jamais il ne pourrait en percevoir d’autre, de même l’oreille qui est pleine d’un bruit ne peut en percevoir un autre. Ainsi donc tout ce qui doit recevoir, doit être pur, net et vide.[230].

L’élan est « extraordinaire » car il est donné par Dieu :

Quand la nature a fait ainsi ce qu’elle doit faire et ne peut pas aller plus loin, étant arrivé au plus haut degré, le divin abîme vient et fait jaillir ses étincelles dans l’esprit. Par la vertu de ce secours surnaturel, l’esprit transfiguré et purifié est tiré hors de lui-même et jeté dans une recherche et un désir de Dieu, dont l’élan extraordinaire, purifié ne saurait s’exprimer. ... cela dépasse toute mesure, puisque cela provient de l’immensité divine.

Expérience du « calme silence » et de perte de conscience dans la « plongée » mystique qui assure l’unification et l’engloutissement de l’esprit :

Dans cet état, l’esprit, purifié et transfiguré, se plonge dans les divines ténèbres, dans un calme silence et dans une inconcevable et inexprimable unification. En cet engloutissement se perd toute convenance et toute disconvenance ; en cet abîme, l’esprit perd conscience de lui-même, et ne sait plus rien ni de Dieu, ni de lui-même, ni de la disconvenance, plus rien de rien, car il s’est abîmé dans l’unité de Dieu et a perdu le sentiment de toute distinction.[231].

La contemplation n’est cependant pas le terme de la vie mystique mais un viatique préparant l’homme à supporter une longue purification ; le pèlerin passe par des chemins déserts :

Voici maintenant le second degré. Quand Dieu a entraîné l’homme bien loin de toutes choses, qu’il n’est plus un enfant, quand il l’a fortifié par le rafraîchissement de la douceur, il donne alors en vérité du pain de seigle bien dur à celui qui est maintenant devenu homme et parvenu à l’âge de la maturité. ... Quand Notre Seigneur a ainsi bien préparé l’homme, par cette insupportable oppression (car cela le prépare mieux que toutes les pratiques que pourraient accomplir tous les hommes), alors le Seigneur vient et porte cette âme au troisième degré....

Ce « troisième degré » de divinisation est ressenti comme  perte dans l’être tout simple :

Dieu fait alors passer l’homme d’un mode encore humain de vie à un mode tout divin, de la détresse la plus complète à une sécurité divine. À ce degré, l’homme est tellement divinisé que tout ce qu’il est et opère, c’est Dieu qui l’est et l’opère en lui. Il est si élevé au-dessus du mode d’être naturel, qu’il devient réellement par grâce ce qu’est Dieu essentiellement par nature. Ici, l’homme a l’impression et le sentiment qu’il est comme perdu ; il ne sait, il n’éprouve, il ne sent plus rien de lui-même. Il n’a plus conscience que d’un être tout simple.[232]

Ce qui importe c’est de s’enfoncer en Dieu :

Mes enfants, en deux mots : tout ce en quoi l’homme recherche son repos et qui n’est pas uniquement Dieu, sans mélange, tout cela est vermoulu. ... Ce qui importe est de s’enfoncer, purement et simplement dans ce bien pur, simple, inconnaissable, ineffable et mystérieux qu’est Dieu, en se renonçant à soi-même et à tout ce qui peut se dévoiler en lui.[233].

La transformation passe par la nudité, néant dans le néant :

L’homme à ce moment s’abîme si profondément dans son insondable néant, il devient tellement petit, si réduit à rien, qu’il en perd tout ce qu’il a jamais reçu de Dieu ; il renvoie purement tout ce bien à Dieu qui en est l’auteur ; il le rejette comme s’il ne l’avait nullement acquis, et il se trouve ainsi anéanti et nu autant que ce qui n’est rien et n’a jamais rien acquis. C’est ainsi que le néant créé s’enfonce dans le néant incréé.

Tauler déploie son humour en décrivant cet homme noyé mais qui est cependant dans la meilleure situation possible :

… Là l’esprit s’est perdu dans l’esprit de Dieu, il s’est noyé dans la mer sans fond.

Et cependant, mes enfants, ces hommes sont en meilleure situation qu’on ne peut le comprendre et le concevoir. Cet homme devient alors un homme si profondément humain, si dégagé d’individualisme, si vertueux, si bon, d’une conduite si pleine de charité, familier et affable avec tout le monde, [et] cependant, l’on ne peut voir ou découvrir en lui aucun défaut.[234].

Quel est le chemin le plus direct ?

Bien chères enfants, celui qui parviendrait seulement à atteindre le fond de l’aveu de son propre néant, celui-là serait parvenu au chemin le plus aimable, le plus direct et le plus court, le plus rapide, le plus sûr menant à la vérité la plus haute et la plus profonde qu’on puisse atteindre en ce siècle. Pour cela, personne n’est trop vieux, ni trop faible, ni trop inexpérimenté, ni trop jeune, ni trop pauvre ni trop riche. Ce chemin c’est : « Je ne suis pas » Ah ! Quelle valeur ineffable est enfermée dans cette parole : « Je ne suis pas.» …toujours nous voulons être quelque chose, oui, Dieu nous le pardonne : nous sommes et nous voulons et voudrions toujours « être ».[235].

Au terme du chemin mystique personnel, la prière au service de la communauté des hommes devient alors pleinement efficace :

…ils s’occupent de leurs amis, des pécheurs, des âmes du purgatoire, ils pourvoient en toute charité aux besoins de chaque homme en toute la sainte chrétienté, non pas en priant individuellement pour dame Mathilde ou Cunégonde, mais d’une manière toute simplifiée et essentielle. De même que d’un seul regard, je vous contemple tous ici, assis devant moi, ainsi embrassent-ils tout d’un seul regard, comme le font les contemplatifs. Puis ils reportent leurs regards dans l’abîme de l’amour, dans la fournaise d’amour, et s’y reposent.

L’efficace de la prière est affirmé :

Alors cette ardente flamme d’amour retombe comme une rosée, sur tous ceux qui, dans la sainte chrétienté, sont dans le besoin, pour, de là, retourner bientôt dans l’abîme divin, à l’aimable repos des silencieuses ténèbres. C’est ainsi qu’ils entrent et sortent et demeurent cependant toujours dans l’aimable et silencieux abîme où est leur être, leur vie, où est aussi tout leur agir et tout leur mouvement. Où qu’on les rencontre, on ne trouve jamais en eux qu’une vie divine.[236].

Tout un chemin a été ainsi tracé, de la contemplation à l’élan, de la purification à la perte de soi dans le divin, condition du service de tous par la prière devenue efficace.


Institutions pseudo-taulériennes­ & Imitation de la vie pauvre de N.S.J.C.

Tauler et son école sont devenus très influents dans les « trois mondes » chrétiens : monde catholique de la contre-réforme (Canisius est jésuite, Surius est chartreux), monde des grandes confessions protestantes (Luther, Silesius avant sa conversion), enfin monde infiniment varié des hétérodoxes et des piétistes (J. Böhme, S. Franck…).

À cause du rayonnement unique de cette œuvre composite dans l’histoire occidentale, ajoutons quelques détails sur l’historique des éditions des œuvres dites « de Tauler ». Une petite moitié provient de sa main, soit quatre-vingt-trois sermons, et une grande moitié provient du milieu qui l’environnait, soit soixante-dix sermons, les Institutions, etc. Cette dernière et large partie du corpus qui ne sort pas directement de la plume de Tauler est souvent de très grande qualité.

La première édition de quatre-vingt-quatre sermons de Tauler parut en 1498 à Leipzig. En 1521 à Bâle, une édition en ajoute quarante, provenant d’auteurs non déclarés, dont Eckhart. En 1543, à Cologne, paraît l’édition de Canisius, qui, outre les sermons de Tauler, ajoute vingt-cinq pièces qui ne sont pas de Tauler : lettres, Göttliche Lehre… (compilation de textes d’Eckhart, de Suso, de Ruusbroec, d’extraits de Tauler), Livre des neuf états de vie de son ami Rulman Merswin, légende d’Eckhart, textes de préparation à la mort… En 1548, toujours à Cologne, Surius édite les célèbres Institutiones, traduction latine de Canisius, avec quelques additions. Toutes les éditions qui suivent, dont les traductions françaises de 1614 puis de 1665 (par Chardon), dépendent de Surius. Lui-même n’attribue le titre d’Institutiones qu’aux trente-neuf chapitres de la  Göttliche Lehre…, mais l’habitude a été prise d’utiliser le titre pour l’ensemble comprenant cent-cinquante trois sermons. On dispose aujourd’hui en français de deux traductions modernes, qui se complètent  heureusement [237].

Se limiter aux sermons « de Tauler » serait se priver de sources  de grande richesse intérieure. On ne possède qu’un seul manuscrit de sermons, « peut-être corrigé par Tauler » [238]. Ceci ne doit pas exclure, pour des raisons de style ou de forme, certaines pièces traduisant son influence. À partir d’une notation sèche de sermons, certains auditeurs retravailleront leurs schémas au risque d’y introduire leurs styles et leurs orientations mais sans affecter trop grandement le contenu : faut-il éliminer pour cela leurs textes ?

La situation est comparable à celle du corpus eckhartien  qui nous a fait préférer l’édition traditionnelle de F. Pfeiffer à l’impitoyable sélection de l’édition critique dirigée par J. Quint. Cette situation se reproduira au XVIe siècle en France dont la majorité des textes qui nous sont parvenus ont fait l’objet de profonds remaniements : traités construits à partir de lettres, réécritures. C’est par exemple le cas des « écrits » de Jean de Saint-Samson, grand mystique aveugle dictant son œuvre, et de ceux de M. de Bernières, assemblage de lettres « amélioré » par  son éditeur qui s’adapte à l’esprit de l’époque, devenu peut-être pour cette raison un succès de librairie sous le titre du livre Le Chrétien intérieur tout en conservant l’onction. Faudrait-il pour raison « d’authenticité » éliminer ces « œuvres » ?[239]

Le dernier volume des Œuvres complètes de J. T. s’intitule L’Imitation de la vie pauvre de N.S.J.C. Ce chef d’œuvre a souffert probablement d’une date peu propice pour l’édition de sa traduction française[240]  et certainement de son caractère d’apocryphe supposé. Il était cependant considéré au milieu du XIXe siècle, par l’érudit notable Ch. Schmidt, comme le « meilleur des ouvrages de Tauler, son œuvre principale » [241]. Il apparaît comme très radical, insistant sur la pauvreté absolue, intérieure et matérielle, traduisant peut-être les vues de groupes hétérodoxes, ce qui a pu nuire à son appréciation. Son contenu est plus mystique que celui d’une grande partie de la célèbre Imitation de Thomas a Kempis, marquée par l’ascèse.

L’introduction de l’édition citée de L’Imitation de la vie pauvre défend la thèse de l’attribution à Tauler et explique les circonstances particulières de la parution de cet ouvrage traduit directement de l’allemand (et non plus du latin de Surius) par l’anonyme chanoine traducteur[242].

Le texte de L’Imitation de la vie pauvre… est divisé en deux parties : « I, Nature de la vraie pauvreté ou de la perfection » : la pauvreté d’esprit nous rend semblable à Dieu dans son indépendance, sa liberté, son acte pur ; opérations de la nature, de la grâce. « II, Moyens pour arriver à la vraie pauvreté… » : Les obstacles rencontrés, quatre moyens à mettre en œuvre, quatre chemins, conclusion. Nous ne pouvons ici qu’inciter à découvrir cette œuvre très dense :

86. Dieu ne peut pas donner à la volonté qui l’aime, un amour inférieur à celui qu’il reçoit, et celui qu’il reçoit n’est pas autre chose que la mesure comble qu’il donne, en se donnant Lui-même ; et c’est ainsi que la volonté, en cherchant de plus en plus à embrasser Dieu dans une étreinte amoureuse, se trouve devant un bien toujours plus grand à saisir et à embrasser encore et ce qu'il lui reste à posséder de ce bien la réjouit plus que ce que, déjà, elle a le bonheur d'avoir. [243].

99. La renaissance intérieure a lieu quand l'âme éclairée de la lumière divine pénètre dans le sein paternel de Dieu et lui fait don de toutes ses puissances, de son cœur, de toutes ses facultés, les lui abandonnant comme une pâture. Elle se perd toute entière en Lui ; elle n'a plus de cœur, plus de force, plus de volonté. Et Dieu lui donne en retour son cœur, sa volonté, sa force. Le cœur de l'homme devient ainsi un cœur divin…[244].

Achevons sur les Explications et Conclusions qui terminent cet ouvrage méconnu aujourd’hui mais fort lu en son temps :

§ 3. Dieu infiniment simple demande la simplicité et l'unité.

126. Ainsi donc, voulez-vous ne pas être trompé? N'occupez pas votre esprit à la multiplicité des choses extérieures. Il y a trop d'illusions. Retirez-vous dans votre intérieur et visez l'unité de la vie spirituelle. Dans cette unité et cette pureté vous ne pouvez pas vous tromper. N'allez pas vous égarer dans le domaine de l'imagination où toutes les erreurs sont possibles, car vous seriez exposé à prendre pour autant de vérités des images vaines ou curieuses. […] Dieu est invisible, élevé au-dessus de toutes les images et de toutes les représentations des sens. Ce qu'il opère et communique est tellement simple que personne ne peut le représenter par des images, que dis-je ? personne ne peut en parler. Celui-là seul qui en a fait l'expérience connaît la vérité pure : il sait qu'il en est ainsi et il ne veut rien savoir des visions ou révélations qui se produisent, surtout à notre époque. […]

127. Bien plus, il peut arriver qu'une âme simple et pure, unie à Jésus-Christ par l'amour le plus parfait, soit obligée de renoncer à toute représentation par figure qu'elle s'est faite de la Vérité divine, si elle veut rester dans toute sa pureté et sa simplicité et ne pas mettre obstacle à l'opération divine en elle, car (ne l'oublions pas) l'action immédiate de Dieu est au dessus de toute représentation par figures et par images. Sans doute, tel homme parfait sera peut-être mis en demeure de se faire intellectuellement une représentation, une idée de la Vérité, afin de pouvoir la transmettre à son prochain d'une manière claire et intelligible. Mais, ce devoir de charité une fois rempli, la représentation de cet objet devra disparaltre de nouveau de son esprit […]

128. Cet amour si ardent et si fort est appelé l'amour agissant, parce qu'il opère aussi longtemps qu'il y a dans I'homme une imperfection à détruire. Quand toutes les inégalités, tous les défauts ont disparu, quand tous les obstacles ont été éloignés, quand la victoire est complète, alors le cœur est envahi par la paix la plus douce, par l'amour le plus suave. C'est l'amour patient, l'amour qui souffre Dieu. Ce n’est plus lui qui agit, c'est Dieu qui agit et l'âme qui subit l'action divine. Cette âme pénètre en Dieu, dans son éternité, et Dieu l'attire par lui-même, en Lui-même, et de la sorte, il se fait que l'amour de Dieu et l’amour de l'âme ne sont plus qu'un seul et même amour. […]

  129. C'est dans le fond très simple et très pur de notre âme que se produit cet amour divin très simple et très pur. Cet amour fait désormais les délices et la joie la plus vraie du cœur ; joie sans aucune illusion, délices véritables, parce qu'elles sont surnaturelles, vraiment divines. Impossible d'y trouver la moindre opposition avec la Vérité qui est Dieu même. Non seulement cette joie divine n'est pas sujette à la moindre illusion ou erreur, mais elle fait disparaître toutes les joies naturelles qui seraient contraires à Dieu. Cependant cette souveraine douceur de l'esprit ne doit pas être regardée comme la fin suprême de l'âme. Ce n'est pas à cause de cette joie que l'âme doit aimer Dieu, que dis-je ? elle doit être prête à y renoncer. Dieu veut être aimé pour Lui-même. […][245].

 

 

 


Jan van Ruusbroec (1293-1381)

Un siècle de troubles

Le siècle où vécut Ruusbroec est une période de luttes civiles entre les artisans et les patriciens peuplant les grandes villes. Elles n’ont rien à envier aux célèbres luttes intestines qui affligèrent les cités italiennes. S’y ajoutent, contrepoint aux luttes qui opposèrent au sud la Papauté et l’Empire, des guerres entre bourgeois et noblesse locale renforcée par les chevaliers français venus par deux fois à leur secours ; finalement une compétition féroce entre Flamands du nord et Brabançons de la région de Bruxelles entraînera l’écrasement des communes et sera suivie d’une longue servitude commune aux deux provinces.

A. Wautier d’Aygaliers livre une description très vivante de ces luttes sociales qui marquèrent le siècle de Ruusbroec [246] : « En 1280, il s’agit d’une véritable révolution, qui jette les artisans coalisés contre les patriciens. Elle court, comme une flamme, de ville en ville, soutenue en Flandre par le comte Gui de Dampierre, humilié de se sentir sous l’autorité croissante des gildes. » La lutte dure vingt ans et le patriciat demande l’aide de Philippe le Bel, mais « armés de piques, de masses ferrées, de terribles bâtons hérissés de pointes, les artisans se rallient dans la plaine de Courtrai» et livrent la célèbre bataille de 1302 : « au soir, les cadavres des beaux chevaliers jonchaient la plaine, étoilée de milliers d’éperons d’or. ».

Les luttes se poursuivent alternant succès et défaites des métiers. En 1305, les métiers s’emparent de la maison commune et réorganisent l’échevinage. Mais le duc de Brabant taille en pièces les métiers, quelques semaines après, dans la plaine de Vilvorde. En outre, pour assurer par l’effroi une absolue obéissance, il fait enterrer vif les meneurs du mouvement. Inversement en 1327, règnera « une véritable terreur rouge » sous la direction de Jacques Peit, jusqu’au moment où les révoltés, à bout de souffle, sont écrasés à Cassel par Philippe de Valois. Ce dernier fait décréter en 1336 la cessation du commerce avec l’Angleterre, ce qui entraîne la ruine et la famine pour la Flandre laborieuse. La révolte s’ensuit : « c’est un patricien maintenant qui prend en main la cause des appauvris : Jacques van Artevelde. Il n’hésite pas à appeler à son aide Édouard III, et réussit, par cette alliance, à rouvrir les marchés anglais. ».  

Appelé contre les révoltés, le roi de France consomme l’écrasement des communes. Cet écrasement final suivi du terrible massacre de Gand aura lieu en 1382, l’année qui suit la mort de Ruusbroec. Ils sont décrits d’un point de vue tout opposé à celui de Wautier d’Aygaliers, par le royaliste De Barante au début de son Histoire des ducs de Bourgogne, attachant chef-d’œuvre romantique[247] : on y évoque cependant bien des horreurs et comment, après les massacres de bourgeois, les chevaliers bretons emportèrent sur leurs chariots les richesses des Flandres…

La vie et les œuvres

Le biographe moderne de Ruusbroec commence ainsi son Ruusbroec l’Admirable [248] : « Ses œuvres ont toujours trouvé de paisibles lecteurs et admirateurs ; avec application, des copistes les ont maintes fois retranscrites sur parchemin ou sur papier : plus de deux cents manuscrits en font foi. Mais pour la vie de Ruusbroec, nous ne disposons que d’un récit biographique dont de nombreux éléments sont sujets à caution… » Il s’agit d’un court écrit latin rédigé vers 1420 par un chanoine de Groenendael connu sous son nom latinisé d’Henricus Pomerius (-1469), qui suit le stéréotype médiéval des vies des saints [249].

 Cependant, contrairement aux habitudes des hagiographes, Pomerius omet tout éloge des parents et quelques détails donnés involontairement sur la mère font question. En effet, vers sa onzième année Ruusbroec est accueilli par le chanoine Jean Hinckaert tandis que sa mère se fixe au béguinage de Bruxelles.

Il fait les études qui préparaient normalement à être prêtre et il est cultivé, contrairement à une légende. Ordonné en 1317, il est chapelain de Sainte-Gudule à Bruxelles jusqu’en 1343 ; c’est « l’unique fait que nous connaissions avec certitude quant au séjour de Ruusbroec dans la capitale du duché de Brabant ». Ses cinq premiers traités ont été entièrement rédigés à Bruxelles : Le Royaume des Amants de Dieu, Les Noces spirituelles, La Pierre brillante, Les Quatre Tentations, De la foi chrétienne ; avant de partir à Groenendael, « la vallée verte », Ruusbroec a également rédigé la première partie de son traité le plus long, Le livre du Tabernacle spirituel. « Ruusbroec expérimenta les sommets de l’expérience mystique tandis qu’il exerçait l’apostolat d’un simple prêtre, au milieu de l’intense activité de la ville… »  [250].

Nous disposons d’un unique témoignage sur sa vie en ville, dont on devine que Pomerius l’entendit raconter de vive voix par Ruusbroec, car on y retrouve l’accent confiant de ce dernier :

Il était toujours paisible, silencieux, peu soucieux de son vêtement ... Deux séculiers considérant la simplicité de son habit, l’un d’eux se mit à dire : Plût à Dieu que je fusse doué d’une sainteté de vie aussi grande que celle de ce prêtre ! À quoi l’autre répondit : Pour tout l’or du monde, je ne voudrais certes pas être à sa place ; car alors, je n’aurais pas un seul jour de bonheur ! Ce que le saint homme entendant par hasard, pensait au fond de son âme : Ah ! tu connais peu de quelle suavité sont pénétrés ceux qui ont goûté l’esprit de Dieu ! [251].

À l’époque, les chanoines animent les écoles des villes en même temps qu’ils assurent des fonctions liturgiques. Mais certains recherchent une vie semi cloîtrée « auprès des églises pour lesquelles ils ont été ordonnés, [ayant] table commune et dortoir commun », mettant en commun « tous les biens qui leur viennent de l’Église», selon une adresse aux évêques de France rédigée un peu avant 1059 [252]. Au XIVe siècle, l’apogée du  grand mouvement de réforme est déjà passée : l’extension des ordres franciscains et dominicains qui ont un contact plus direct avec le peuple d’une part, et celui des universités qui diminuent le rôle des écoles cathédrales d’autre part, font progressivement disparaître les chanoines en tant que membres de communautés actives et le titre seul perdurera. Seule la « dévotion moderne » échappera à ce déclin.

À l’âge de cinquante ans, Ruusbroec décide, avec Hinckaert (-1350) et Frank de Coudenberg (-1386), de former  une congrégation de chanoines réguliers. « Le départ vers Groenendael ne fut pas décidé précipitamment, ni à la légère : c’est avant avril 1339 que Frank de Coudenberg avait renoncé à sa prébende et à son titre de chanoine » [253]. Les trois fondateurs s’établissent durant la semaine de Pâques de 1343 dans la « vallée verte » en forêt de Soignes, à une trentaine de kilomètres au sud de Bruxelles ; aujourd’hui une inscription marque l’emplacement, fort humide, de leur ermitage, qui devint un grand monastère, détruit aujourd’hui.

Ils cherchent simplement une retraite et ils vivent durant les premières années sans règle ni supérieur. « Frank de Coudenberg fut nommé curé par l’évêque Guy de Cambrai : cela signifie qu’il avait la charge spirituelle du petit groupe (et des sangliers et des cerfs de la forêt !) Les nouveaux habitants de Groenendael construisirent une petite chapelle… » [254].

On note l’absence de toute institution fortement structurée : « Ruusbroec et ses compagnons ne sont pas entrés chez les chartreux, alors qu’ils connaissent l’existence de la chartreuse de Hérinnes (fondée en 1315). Ils ne sont pas entrés dans un couvent existant et ils n’ont pas davantage désiré en 1343 fonder un couvent nouveau […] ils se sont laissés porter par le désir intense de découvrir par eux-mêmes le mode de vie qui convenait le mieux à leur vocation intérieure. Les trois compagnons bruxellois ne partirent pas à Groenendaal pour y vivre selon un modèle déjà fixé. Ils sont restés pendant sept ans ce qu’ils étaient déjà à Bruxelles : des prêtres séculiers vivant en communauté.  » [255].

On devine la pression des institutions : « Au début de mars 1350, Frank de Coudenberg se mit en route pour Cambrai afin de prendre conseil auprès de l’évêque au sujet de bruits qui circulaient […] l’évêque décida de faire le voyage à Groenendael. Le 10 mars 1350, Frank de Coudenberg et Jean de Ruusbroec reçurent de ses mains l’habit des chanoines réguliers suivant la règle de Saint Augustin. Le lendemain, Frank de Coudenberg fut nommé premier prévôt du nouveau prieuré, et reçut plein pouvoir d’accueillir dans la communauté de nouveaux frères. Ainsi la chapellenie devint-elle prieuré. » Tel est le rapport concis de Sayman de Wijc, archiviste de Groenendael [256].

Ruusbroec n’est pas un isolé, il visite certainement des franciscaines clarisses et des cisterciens voisins. Dès 1350 ses œuvres diffusent à Strasbourg, Bâle, Cologne, et la « Vallée verte » rayonne sur une constellation de fondations. Selon Pomerius [257] :

Quand ses confrères ou des visiteurs lui demandaient un mot d’édification, il se faisait le plus souvent un plaisir s’accéder à leur requête. Les mots lui coulaient alors de la bouche avec une telle abondance et une telle facilité, qu’une image se représentait à l’esprit, celle d’un tonneau rempli de nouveau vin ... D’autres fois, aucune parole ne jaillissait de ses lèvres, même lorsque les visiteurs étaient des personnes célèbres et haut placées. C’était alors comme s’il n’avait jamais reçu aucune lumière de l’Esprit Saint. Quand cela lui arrivait, il prenait sa tête dans les mains pour retrouver la lumière intérieure. Mais si elle ne lui était pas donnée, il disait sans honte : « Mes enfants, ne le prenez pas en mauvaise part, ce ne sera pas pour cette fois-ci. » 

Entre 1346 et 1361, Ruusbroec écrit quatre ouvrages pour une simple clarisse, sœur Marguerite de Meerbeke : une Lettre très personnelle, Les sept clôtures, le Miroir du salut éternel [258], Les sept degrés de l’échelle d’amour spirituel. Ses dernières œuvres sont : Le livre de la plus haute vérité, expliquant son tout premier traité ; Les Douze Béguines, long mais bel ouvrage, peut-être une compilation d’écrits inédits par ses confrères ; une collection de sept Lettres. Il meurt, âgé de 88 ans, en 1381.

L’œuvre de Ruusbroec peut être lue entièrement car elle n’est pas très volumineuse. L’édition critique est très recommandée pour ses introductions, ses glossaires permettant une approche directe du brabançon en s’aidant de la remarquable quasi-translittération anglaise, sans oublier la bonne adaptation latine de Surius. En français, la traduction récente par Dom Louf a pris heureusement le relais de celle des bénédictins de Saint-Paul de Wisques. Cependant elle ne fait pas oublier l’Introduction et la traduction structurée et inspirée des Noces par  J.-A. Bizet [259]. Nous donnons en note les titres en quatre langues des œuvres en suivant l’ordre de composition probable afin de faciliter une lecture suivant l’ordre chronologique [260].

On ne sait pas dans quelle mesure l’œuvre fut retravaillée, tout comme l’on doute de certains faits avancés par l’hagiographe Pomerius. Jean Orcibal souligne « l’invraisemblance de l’épisode de l’hérétique Bloemardinne », ainsi que l’influence certaine de Guillaume de Saint-Thierry [261]. Le « Bon Cuisinier » Jean de Leeuwen (~1300-1378) nous confirmera bientôt l’influence d’Hadewijch II.

Le Royaume des amants, premier des écrits, présente déjà la racine unique d’une arborescence des thèmes incessamment repris dans les écrits qui suivront, mêlant les représentations et croyances médiévales du chanoine (parfois déconcertantes) à l’ouverture de la voie par le mystique accompli (peu métaphysicien ; on se situe à l’inverse d’Eckhart). Cette racine est le thème fondamental de l’amour, et de l’amour sous toutes ses formes, reprenant le terme Minne dominant chez Hadewijch II.

Cette base qui supporte toute l’œuvre est omniprésente dans le Miroir de la vie éternelle destiné à une sœur Marguerite et plus simplement écrit. « Unité d’amour », « nu-amour », « enivrement », l’étude de ces divers aspects reste à faire. Ruusbroec apparaît dès son premier écrit comme le chantre de l’amour comme tous les mystiques, mais lui sait tout rattacher à cette origine et fin. Il s’agit d’un élan dynamique menant à l’unité et conjoint avec elle.

Le thème de l’amour est quasiment absent de présentations modernes assez complexes. Ainsi dom Louf, son traducteur le plus récent, ne lui accorde aucune place dans son introduction au Royaume des amants et ne consacre au terme minne qu’une très modeste définition dans son glossaire répété à la fin de chaque volume. Peut-être à cause de l’omniprésence même du thème, jugé donc comme constituant une enveloppe trop vaste, le français ne disposant que d’un seul mot ambigu ?

Présentons les Noces spirituelles, ouvrage dont la structure est soulignée par l’heureux découpage du traducteur Bizet.

Les Noces spirituelles : Thèmes. Incertitude des traductions. Aperçu.

Intérieurement, Ruusbroec, avec l’heureux optimisme médiéval d’avant la peste noire qu’il a traversée adulte, met en avant la grandeur de notre vocation mystique et affirme la possibilité de son  aboutissement : « Avec l’aide de la raison illuminée, le mystique peut connaître Dieu par Dieu. … L’amour, en effet, nous arme de ses dons et illumine notre raison … Ruusbroec ne propose pas sa spiritualité à des âmes timides, mais bien à des amants intrépides, désirant mettre tous leurs talents au service du Bien-Aimé. Enfin la spiritualité de Ruusbroec possède un optimisme et un dynamisme extraordinaires. La nuit obscure de la vocation mystique n’est certes pas passée sous silence, mais cette nuit paraît courte en comparaison du jour rayonnant de soleil et de lumière. » [262].

Cet aboutissement permet le service d’autrui mais sa spiritualité sans clôture n’oriente pas l’homme vers une vie exclusivement contemplative. Le but n’est pas la contemplation divine, mais l’activité unifiée d’un homme adonné à la vie commune : il rentre en lui-même dans la prière à Dieu et sort vers le dehors pour le service du prochain, selon ce qui se présente. Ruusbroec décrit cet idéal en quelques images très simples :

L’esprit de Dieu nous pousse au dehors, pour l’amour et les œuvres de vertu, et il nous aspire et nous ramène en lui pour nous faire reposer et jouir, et cela est vie éternelle. C’est de même que nous expirons l’air qui est en nous et aspirons un air nouveau... Ainsi donc, entrer dans une jouissance oisive, sortir dans les bonnes œuvres et demeurer toujours uni à l’Esprit de Dieu, c’est là ce que je veux dire. De même que nous ouvrons nos yeux de chair pour voir et les refermons si vite que nous ne le sentons même pas, ainsi nous expirons en Dieu, nous vivons de Dieu et nous demeurons toujours un avec Dieu [263].

L’aventure du retour de l’âme à Dieu par « les degrés que sont la découverte de la ressemblance, de l’union et de l’unité sans distinction [264] » forme le sujet des Noces spirituelles. Pour ce texte du Die Geestelike Brulocht accessible aux siècles passés par l’intermédiaire de la traduction latine De ornatu spiritalium nuptiarum par Surius, on dispose d’une traduction en anglais moderne, The Spiritual Espousals, qui fait face à l’original moyen néerlandais en le suivant de très près [265].

Pour exemple, pour inciter à la prudence vis-à-vis de toute adaptation faite à partir d’une langue étrangère, comparons cinq traductions d’un très court fragment emprunté à la conclusion des Noces : elles montrent la diversité des perceptions d’un passage essentiel, il est vrai assez obscur, alors même que tous les traducteurs cités veillent avec soin à éviter tout contresens.

Nous soulignons quelques termes qui peuvent être équivoques : gouffre ou abîme ne rendent pas compte de la dynamique traduite par tourbillon, whirlpool, wiel ; on relève des variations entre engloutir ou inclure ou embrasser…; ou bien entre céder ou se résorber… ; il existe un grand écart entre la paisible perte amoureuse ou la force et l’élan traduits par flot de l’amour ou loving transport. Les traductions  précèdent l’original brabançon :

For in this fathomless whirlpool of simplicity, all things are encompassed in enjoyable blessedness, whereas the ground itself remains totally uncomprehended, unless it be by essential unity. The persons and everything that is living in God must yield before this, for here there exists nothing but an eternal rest in an enjoyable embrace of loving transport.[266].

Dans ce gouffre sans fond de la simplicité toutes choses sont englouties en béatitude fruitive ; mais le fond lui-même demeure totalement incompris, si ce n’est de l’unité essentielle. Les personnes et tout ce qui vit en Dieu doivent céder devant cette unité ; car il n’y a ici autre chose qu’un repos éternel en un embrassement de jouissance où l’on se perd amoureusement.[267].

Or dans ce gouffre sans fond de la Simplicité sont incluses toutes choses dans la béatitude fruitive, le fond y échappe toutefois, sauf dans l’unité essentielle. À cet endroit les personnes doivent se résorber, ainsi que tout ce qui vit en Dieu, car il n’y a ici qu’un éternel repos dans l’embrassement exaltant où tout s’écoule dans l’amour.[268].

Car dans le tourbillon sans fond de la simplicité, toute chose est étreinte dans la béatitude de la fruition, le fond échappant tout entier à notre saisie, sinon par le truchement de l’unité essentielle. Face à cette unité, les Personnes doivent céder et, avec elles, tout ce qui vit en Dieu. Car rien d’autre n’existe ici qu’un repos éternel, dans l’étreinte fruitive de l’écoulement d’amour. [269].

Want in desen grondelosen [fathomless] wiele [whirlpool]  der simpelheit [simplicity] werden [become] alle dinc [thing] bevaen [encompass] in ghebrukelijcker [enjoyable] salicheit [blessedness], ende [end] die gront [ground]  blivet [remain] selve al ombegrepen [unapprehended, uncomprehended], het en si met [with (whom)] weselijker [essential] eenicheit [oneness]. Hier vore [before, heterofore] moeten die persone wiken [yield], ende al dat in gode [Dieu]  levet [live], want hier en es anders [autre] niet dan een eewich [éternel] rasten [rest]  in eenen ghebrukelijcken omvanghe [caress, embrace] minlijcker [loving]  ontvlotentheit [transport].[270].

Maintenant que le lecteur a perçu la difficulté d’accéder au texte original, voici un aperçu de l’ensemble des Noces[271] dans la traduction par Bizet. Une montée revit comme en spirale par trois fois la citation évangélique extraite de la parabole des vierges folles et sages : « Voyez... sortez... ».

« Voyez, l’époux vient, sortez au-devant de lui : » Ce que nous exposons selon trois niveaux : vie active des commençants, vie intérieure dans le désir de Dieu, vie de contemplation divine.

Le premier niveau de la vie active est celui où l’initiative divine et ses dons conduisent à l’abandon de notre volonté propre et à une extrême humilité.

« Voyez : » …survient une lumière plus haute de la grâce divine, pareille à un rayon de soleil versé dans l’âme sans mérite de sa part et sans désir adéquat ... de la grâce de Dieu et de la libre conversion de la volonté éclairée par la grâce, jaillit la charité, c’est-à-dire l’amour divin; et de l’amour divin résulte le troisième point, à savoir la purification de la conscience [272].

« L’Époux vient : » Dans le premier [avènement] Il s’est fait homme pour l’amour de l’homme, par charité. Le second avènement a lieu quotidiennement et se renouvelle fréquemment de maintes manières dans chaque cœur aimant, apportant de nouvelles grâces, de nouveaux dons, selon que chacun est capable d’en recevoir. Dans le troisième on considère sa venue pour le jugement ou à l’heure de la mort.[273].

« Sortez : » Par l’abdication de la volonté propre en tout ce qu’on peut faire ou laisser faire, ou même souffrir, on ôte à l’orgueil toute matière et occasion de s’exercer et on porte l’humilité à son plus haut degré [274]. 

L’engendrement se poursuit de l’abandon à la patience, douceur, bonté, compassion, libéralité.

Celui qui est libéral … ressemble à Dieu, car il ne vit en lui-même, il ne sent, que pour se répandre et donner [275].

« À sa rencontre : » Il faut se garder de poursuivre une double fin par l’intention, c’est-à-dire d’avoir Dieu en vue et quelque chose en outre [276].

Alors vient le second niveau, celui du désir où nous sommes orientés vers Dieu, qui est tout intérieur :

« Voyez : » La troisième unité, et la plus haute, est au-dessus de notre entendement et de tout ce que nous pouvons comprendre, et pourtant elle existe essentiellement en nous [277].  ... C’est ainsi que l’homme doit rapporter à Dieu toutes ses œuvres et toute sa vie, avec une intention simple et élevée, puis reposer au-dessus de toute intention, de lui-même et de toutes choses, dans l’unité sublime où Dieu et l’esprit aimant sont unis sans intermédiaire [278]. ... Dieu nous est plus intérieur que nous ne le sommes à nous-mêmes, et son activité ou la motion qu’Il exerce en nous, naturellement ou surnaturellement, nous est plus proche et plus intime que notre propre activité.[279].

Viennent les épreuves, la détresse et un « demi doute » à la limite du désespoir, mais des rivières de grâces conduisent à la possession par l’Amour.

« L’Époux vient, sortez : »

[Premier avènement] Ils sont un objet de dédain et de rebut pour tout leur entourage. Il arrive qu’ils tombent dans la maladie et différents maux. Certains sont en proie à des tentations d’ordre charnel ou spirituel, ce qui dépasse tout. De cette détresse résulte la crainte de la chute et du même coup un demi doute. C’est là le point extrême où l’on puisse s’arrêter sans verser dans le désespoir…[280].

[Second avènement] Moyennant le premier ruisseau, qui consiste en une lumière simple, la mémoire est élevée au-dessus des suggestions des sens, placée et établie dans l’unité de l’esprit. Moyennant le second ruisseau, qui consiste en une clarté infuse, l’entendement et la raison sont illuminés pour connaître différents modes de vertus, différents exercices et le sens caché des Écritures d’une façon distincte. Moyennant le troisième ruisseau, qui consiste en une chaleur diffusée dans l’esprit, la volonté supérieure est enflammée d’un amour silencieux et dotée de dons abondants. C’est ainsi qu’on devient un homme d’esprit illuminé. [281].

[Troisième avènement] Dans cette tempête d’amour … L’homme est alors possédé par l’amour, au point d’être obligé de perdre le souvenir de lui-même et de Dieu, et de ne plus rien savoir en dehors de son amour.[282].

« À sa rencontre : »

[La base de toute union] …à la façon d’un miroir sans tache où l’image reflétée se conserverait toujours, et chaque fois que le regard s’y porte, c’est pour la connaissance, le principe d’un renouvellement perpétuel, à la lumière de nouvelles clartés. Cette unité essentielle de notre esprit avec Dieu ne subsiste pas par elle-même, mais elle demeure en Dieu, elle émane de Dieu, elle dépend de Dieu et elle revient à Dieu comme à son principe éternel.[283].

[L’union avec intermédiaire] I. Par toute œuvre rapportée à Dieu seul par intention simple avec amour, II. dans la crainte de Dieu, III. l’esprit de générosité, IV. le discernement, V. la force, VI. l’intelligence, VII. l’unité de jouissance où tout mode s’abolit, qui donne la sagesse par motion divine.[284].

L’unité émane de Dieu dont nous devenons un miroir, entrant dans le repos tout en aidant les créatures :

[L’union sans intermédiaire]. Et dans cette lumière l’esprit s’évanouit à lui-même dans un repos de pure jouissance, car ce repos est sans mode et sans fond, et on ne peut le connaître que par lui-même, c’est-à-dire en s’y livrant. Si nous pouvions en effet le connaître et le comprendre, il se prêterait à quelque mode et quelque mesure: ainsi il ne saurait nous satisfaire, ce ne serait plus la quiétude mais une perpétuelle inquiétude.[285]. ... (a) L’homme devient immobile intérieurement, impuissant en lui-même et dans toutes ses œuvres et il ne sait et ne sent rien d’autre au fond le plus intime de son être, dans son âme et dans son corps, qu’une clarté singulière avec un bien-être sensible et un goût pénétrant [286]. (b) Par touche et œuvres d’amour, (c) Selon la justice. C’est ainsi que l’homme vit selon la justice : il va vers Dieu avec un amour fervent, par une activité qui est éternelle, et en Dieu, par l’inclination à la jouissance, il entre dans un éternel repos ; et il demeure en Dieu, encore qu’il sorte pour se porter vers toutes les créatures, avec un amour commun, dans la vertu et la justice.[287].

Enfin, au troisième et dernier niveau (« Troisième livre : la vie dans la contemplation de Dieu »), Dieu s’engendre Lui-même dans le silence « où se perdent les amants » :

Nul n’y peut parvenir par son industrie ou par sa subtilité, non plus que par aucun exercice, c’est seulement celui que Dieu veut unir à son esprit et transfigurer par le don de Lui-même, qui peut accéder à la contemplation divine et nul autre . … Car comprendre et entendre Dieu au-dessus de toutes les figures, tel qu’Il est en Lui-même, c’est être dieu de par Dieu, sans intermédiaire ou quelque différence capable de s’interposer comme obstacle … celui qui veut comprendre doit être mort à lui-même et vivre en Dieu. [288]

« Voyez : » En premier lieu il doit être bien ordonné extérieurement dans la pratique de toutes les vertus, intérieurement ne buter contre aucun obstacle, et ainsi être aussi dégagé de toute activité extérieure que s’il n’en exerçait aucune. Car s’il se préoccupe intérieurement de telle ou telle œuvre de vertu, son esprit est envahi d’images, et aussi longtemps que durent ses préoccupations, il est incapable de contempler. En second lieu il doit adhérer à Dieu intérieurement, y appliquant son intention et son amour, comme enflammé d’une ardeur qui ne peut jamais s’éteindre. Dès l’instant qu’il sent en lui-même de telles dispositions, il est capable de contempler. En troisième lieu il doit se perdre lui-même dans l’indétermination sans modes, dans une ténèbre où tous les hommes adonnés à la contemplation s’égarent dans la jouissance, sans pouvoir jamais plus se retrouver eux-mêmes selon le mode des créatures.[289].

« L’Époux vient : » …Toutes les opérations d’ordre créé et toutes les pratiques de vertu doivent ici se résorber, car ici Dieu s’engendre Lui-même.[290].

« Sortez à sa rencontre : » …À cet endroit les personnes doivent se résorber, ainsi que tout ce qui vit en Dieu, car il n’y a ici qu’un éternel repos dans l’embrassement exultant où tout s’écoule dans l’amour. Et cela se passe dans l’Essence sans mode où, au-dessus de toutes choses, les esprits intérieurs ont élu leur séjour. C’est là que règne un ténébreux silence au sein duquel vont se perdre tous les amants. [291].


L’influence de Ruusbroec

Le cercle des proches.

Jean de Leeuwen (~1300-1378), le « bon cuisinier », avait exercé plusieurs métiers avant d’entrer comme frère lai dans l’ermitage de Groenendael, sous la conduite de Ruusbroec. Il y remplira jusqu’à la fin de sa vie l’humble fonction qui est attachée à son surnom, mais sera entre temps devenu l’auteur de nombreux traités spirituels de valeur :

L’homme doit sans cesse monter et descendre de la haute liberté de Dieu à l’humble connaissance de sa petitesse, entrer par la Trinité dans l’Un éternel, qui est l’Essence divine, pour s’épancher ensuite en œuvre de charité envers le prochain [292].

L’influence du « bon cuisinier » est visible sur Gerlach Peters ; on en trouve des réminiscences chez Gérard Grote et d’autres. Il nous renseigne sur ce que ressentent les membres de sa communauté. Critique d’Eckhart dans son Livret sur la doctrine de Maître Eckhart, « doctrine dans laquelle il erra », il admire par contre profondément la doctrine d’amour de la béguine Hadewijch II[293].

L’amour de Dieu surpasse tout. Ainsi s’exprime aussi une sainte et glorieuse femme, appelée Hadewijch et qui sait enseigner ... pour ma part je considère la doctrine d’Hadewijch comme aussi véridique que celle de saint Paul [294].

 En 1362 Ruusbroec, qui approchait de soixante-dix ans, visita les chartreux d’Hérinnes durant trois jours car on sait qu’il n’était pas permis à ceux-ci de sortir de la clôture. La chartreuse est pourtant à quelque trente kilomètres - à vol d’oiseau - de Groenendael.  Le frère Gérard ( ?-1377) rédigera le rapport le plus précis que nous possédions sur cette circonstance particulière de la vie du robuste mystique. Des liens étroits se nouèrent aussi avec différentes chartreuses, dont le couvent Sainte-Barbe à Cologne [295].

Gérard Grote et la « Vie commune ». La congrégation de Windesheim 

Ruusbroec rencontra et influença Gérard Grote (1340-1384), qui traduisit en latin certaines de ses œuvres. Grâce à l’autorité de Grote, les écrits de la Dévotion Moderne [296] vulgariseront la doctrine de Ruusbroec, mais ce co-fondateur des Sœurs et Frères de la vie commune  est ascète plutôt que mystique [297]

Ses parents moururent de la peste noire lorsqu’il avait dix ans et Grote traduisit dans ses écrits l’angoisse qui couvrit une Europe dont la population diminua brutalement : ses arguments habituels étaient la justice de Dieu et les peines de l’Enfer ; le point de départ comme le point d’arrivée de la vie spirituelle sont pour lui le salut de l’âme [298]. Converti autour de sa trente-quatrième année, il renonça à ses titres ecclésiastiques, fit donation de sa maison paternelle à un groupe de pieuses femmes, à l’origine des Sœurs de la Vie commune, se retira dans une chartreuse pendant quelques années,  enfin se fit ordonner diacre pour pouvoir prêcher. Une carrière de missionnaire ambulant fut freinée en 1383 par une décision épiscopale ; aussi « Grote a nourri à l’égard des couvents de son temps la même méfiance que celle exprimée par Ruusbroec dans ses ouvrages. Pour ce motif il a décidé que les Sœurs et Frères ne prononceraient aucun vœu : ils s’affiliaient librement à l’une ou l’autre communauté et avaient la faculté de la quitter librement. La communauté leur offrait seulement un cadre favorable pour apprendre à vivre dans la ‘dévotion’ sous la poussée d’une inspiration intérieur [299]. Son disciple Florent Radewijns (~1350 ~1400) [300], dont l’orientation est également ascétique, forme les premiers groupes des Frères de la Vie commune, puis fonde la congrégation des chanoines réguliers de Windesheim [301].

 En 1412, après un retard lié au schisme d’Avignon, le chapitre de Groenendael, comportant cinq fondations, rejoint la famille canoniale constituée dès 1387 autour des chanoines réguliers de Windesheim du diocèse d’Utrecht, qui en comportait déjà onze. L’essor de la congrégation de Windesheim ainsi élargie est rapide : de seize couvents en 1412 on passe à quatre-vingt-dix-sept en 1500, dont treize de femmes [302].

De la congrégation élargie de Windesheim au nouvel ordre jésuite

Thomas a Kempis (1380-1471), disciple de Radewijns et auteur de l’Imitation de Jésus-Christ est un chanoine régulier de cette congrégation, au sein de laquelle on copie et recopie les œuvres de « Jean Rusbroche ».

Gérard Zerbolt (1367-1398), mort à trente et un ans de la peste, rassemble en un système raisonné et logique les principes spirituels du même Radewijns. On glisse de la vie mystique à l’ascèse. Le travail sur soi ne peut être accompli par une personne seule : « c’est la ‘vie commune’ et non la ‘vie solitaire’ qui forme le cadre approprié au renouvellement de la vie chrétienne. » [303].

Jean Mombaer (~1460-1501) de Bruxelles est le dernier écrivain notable de l’école, pour qui « la méthode envahit tout le champ de la spiritualité » [304]. Né à Bruxelles, il fait ses études à l’école des Frères de la vie commune située à Utrecht. La soif de lecture et d’étude le surmène, ce qui le rend malade. Il devient l’ami d’Érasme (1467-1536). En 1496, il est envoyé avec six chanoines pour réformer l’abbaye de Château-Landon, exil dont les épreuves « défient l’imagination ». En 1501 il devient abbé de Ligny, lieu  humide et malsain. Il meurt la même année [305].

Mombaer propose l’usage de l’imagination qu’il met au service de la méditation, ce qui évoque déjà les Exercices d’Ignace de Loyola. Dans son Rosetum, les diverses parties de la main figurent une sorte de carte géographique des actes et devoirs du religieux. « En effet contrairement à ce que beaucoup croient, ce n’est pas en méditant d’une manière déjà très spirituelle et abstraite qu’on se prépare le mieux à l’ ’abstraction’ de la contemplation : le méditant reste habituellement très attaché aux concepts et c’est des scènes imaginées qu’il se laisse plus facilement abstraire, c’est-à-dire passivement dénuder, parce qu’il se les fabrique et sait leur caractère provisoire, ce qui permet de n’y pas attacher trop d’importance. »[306]

 L’influence déborde le champ de la méditation : la peinture des « Primitifs flamands » s’inspire de cette dévotion qui fait appel à une imagination conjointe au réalisme. Rogier van der Weyden (1400-1464), « charitable aux pauvres, généreux envers les institutions religieuses, soucieux des intérêts communaux et rempli de sollicitude pour sa femme et ses enfants[307] » traduit picturalement une vie intérieure profonde.

On touche ici aux méthodes de méditation, déjà très préférables aux actes extérieurs de la prière vocale où l’on occupait les moines par d’interminables liturgies, austérités, jeûnes prolongés, si épuisants qu’ils compromettaient la vie intérieure. Mombaer fit d’ailleurs des essais infructueux de réforme à Saint-Victor à Paris puis à Livry, en vue d’introduire des moments d’intériorité méditative. 

Finalement s’achèvera, assez loin de l’orientation mystique propre à Ruusbroec, qui certes ne peut convenir à tous, le rôle utile de la congrégation née à Windesheim : « L’auteur des Exercices spirituels [Loyola] n’avait certes pas lu les Ascensions de Gérard Zerbolt, mais entre ces deux œuvres les ressemblances d’esprit et de méthode sont telles qu’on ne peut nier une dépendance indirecte du premier à l’égard du second. Méthodes d’oraison fondées en psychologie, sujets gradués, des vérités fondamentales aux épisodes de la vie du Christ, examens de conscience particuliers, le tout en vue d’un but proposé nettement. La filière semble bien s’établir par le Rosetum de Mombaer et l’Ejercitatorio de la Vida espiritual publié par Garcia Jimenes de Cisneros, abbé de Montserrat, en 1500 »[308]. Les chemins bifurquent ainsi entre d’un côté une branche mystique, reprise par les chartreux de Cologne, éditeurs de Ruusbroec et de Tauler, et d’un autre une branche marquée par l’ascétisme, celle de la grande majorité des Frères et sœurs de la Vie commune, reprise par l’ordre des jésuites.

Avant de quitter les frères, présentons trois grandes figures, outre celle de Denys le chartreux (1402-1471) que nous avons préféré évoquer, malgré son caractère tardif, lors de la présentation de son ordre (sa stabilité de chartreux le place hors de l’évolution historique !). Denys passa par la chartreuse visitée antérieurement par Ruusbroec et qui conservait son œuvre. Ses écrits, d’une grande influence au XVIIe siècle, constituent un relai important.

Gerlac Peters et Thomas a Kempis, presque contemporains, sont suivis à moins d’une génération par van Herp (Harphius). Ce dernier est - avec Denys le Chartreux - un grand passeur de Ruusbroec, son « héraut ».

Gerlac Peters (1378-1411)

Gerlac Peters (1378-1411)  échappa à la tendance ascétique qui régnait au sein des Frères de la Vie commune.  Il était presque aveugle, ce qui retarda sa profession comme chanoine régulier du monastère de Windesheim. Ses dernières années furent marquées par de terribles souffrances dues à la maladie de la pierre, dont il mourut à l’âge de trente-trois ans.

Il notait ses pensées en petits fragments, comme Pascal. Son ami Jean Scutken les rassembla en un témoignage admirable, le Soliloquium ou Monologue de l’âme avec Dieu, peu connu. Aussi nous citons largement. Peters aborde le premier un thème qui reviendra particulièrement au XVIIe siècle sous le terme de désappropriation : Dieu se manifeste au plus profond de l’âme, et la croissance spirituelle consiste en ce qu’Il chasse tout ce qui est illusoire :

Ce regard a tant de force et de puissance, que le cœur de l’homme et le corps lui-même en sont merveilleusement émus et impressionnés, et qu'ils défaillent à cette vue, qu'ils ne peuvent soutenir. Bientôt tout nuage se dissipe devant le regard intérieur, et l’âme devient conforme, selon son mode, à Celui qu’elle voit ; de sorte que tout ce qui est vain, tout ce qui est étranger à Dieu, tout ce qui n’est pas selon le divin modèle disparaît et s’évanouit comme  la fumée devant un vent violent.[309].

Oh ! alors ce me serait une grande consolation et un allégement de cœur, si d'âme et de corps je pouvais me prosterner, m'humilier, m'abaisser au-dessous de tout le créé. Cette lumière de la vérité me réduit presque au néant, quand je me considère moi-même et tout ce qui n'est pas elle ou en elle; elle me montre que tout ce qui n'est pas uni au Seigneur n'est rien. / Et après que je me suis ainsi réduit à rien, elle s'empare de ce regard que je fixe sur elle de toute l'ardeur de mon être, et, l'attirant à soi, elle l'unit étroitement à son propre regard, pour qu'ils ne fassent plus qu'un, et, qu'à l'abri de toute distraction, et dans la mesure du possible, je considère en elle et avec elle tout ce qui est ou peut être, comme elle-même le considère. / Par là, je perds toute préoccupation inutile de moi-même, et, d'avance, je me trouve consolé de tout ce qui peut m'advenir. Tout ce que l'immuable Vérité permet à mon égard, tout ce qui vient de la disposition éternelle de mon Seigneur, à qui j'ai résigné ma vie et ma mort, tout ce que je suis et tout ce que je puis être, pour le temps et pour l'éternité, j'y acquiesce et je m'y soumets, sans présomption téméraire et sans recherche aucune de mes commodités.[310].

Le mystique atteint et aime toute créature :

Et nous serons remplis d'une telle abondance, d'une opulence tellement débordante, qu'avec Jésus, nous nous répandrons sur toute la création, de sorte que Dieu soit tout en tout. Nous désirerons que tous participent à la même richesse, parce que, du fond du cœur, et comme Dieu lui-même, nous devons désirer et souhaiter tout bien à tous; de sorte que les biens que nous recevons de lui, nous désirions qu'ils deviennent le bien propre de chacun, ce qui est aisé et tout spontané à ceux qui aiment, parce que partout où est l'amour véritable, il n'est pas possible que cet amour ne se répande pas au dehors dans son besoin d'aimer. Rien, en effet, n'est plus conforme, plus propre à ce qui porte la ressemblance divine que de se répandre incessamment et de se communiquer à tous.[311].

Ainsi, malgré ses épreuves physiques, le mystique cherchera à vivre dans la paix et la dilatation intérieure, car « tout ce qui inquiète et oppresse l’âme, aussi bon qu’il paraisse, est signe qu’on ne vit pas dans la volonté de Dieu. Si l’esprit ne sait pas continuellement respirer […] c’est parce que le moi a construit autour de lui une étroite cellule et s’est isolé de l’espace divin. […] Parce que le moi aspire à jouir de cette liberté promise, il sera tenté de réaliser lui-même cette désappropriation : c’est l’illusion la plus subtile et la plus fréquente. » [312]. À l’opposé, Gerlac exprime la vraie façon de prier :

Il n'est aucun indice, aucun signe de l'union avec le Verbe plus évident que de vivre ainsi sans anxiété et dans la dilatation intérieure avec le Verbe, dans un amour commun donnant tout, remplissant tout, avec Jésus, de façon qu'il n'y ait rien qui ne reçoive ce qu'il peut attendre. C'est ainsi, autant qu'il est en nous, que nous pouvons remplir le ciel et la terre et tout ce qu'ils contiennent, par notre amour, qui est Dieu.

Vivant en Jésus, nous avons en lui tous les élus rassemblés, nous les présentons et les offrons, d'un cœur sincère et généreux, au regard du Père, comme une famille de choix, exposant les misères et les tribulations de tous en général, et de quelques-uns, selon les occasions, en particulier. Enfin, de tout cœur, et dans l'intensité de nos désirs, nous l'offrons lui-même en esprit, en tout lieu, comme il s'est lui-même offert à son Père. Et là, entre la divinité et l'humanité, l'esprit comme plongé dans cet intérieur de Jésus, nous trouvons paix sur paix et cet amour chaste qui nous fait attirer en nous tous les hommes et Jésus, et là nous les embrassons dans la simple vérité.[313].

Gerlac livre son expérience, ce qui est très exceptionnel :

Quelque rares qu'aient été les occasions où il s'est révélé à mon esprit avide de le contempler, j'avoue qu'alors tout ce qui lui est étranger s'évanouit, et que même tout ce qu'il y a de plus intime dans l'homme intérieur se fond et s'écoule dans l'amour. Et cet amour est si fort et si véhément qu'il ne me reste presque plus rien de moi-même, et je ne me sens plus qu'indigence et pauvreté ; car il exige de moi tant et de si grandes choses que j'aurais beau donner tout ce que j'ai et tout ce que je puis, je paraîtrais cependant n'avoir rien donné.

Mais dans cette extrême pauvreté, que dis-je, dans ces sublimes richesses, je ne trouve rien de plus salutaire et de plus agréable à Dieu que de me résigner pleinement en tout ce qui peut m'arriver. Il acquittera à ma place ce qu'il me demande. Pour moi je n'aurai plus de recherche personnelle. Uni à Dieu, je ne m'aimerai moi- même et toutes choses qu'en lui, par lui et à cause de lui. Dieu veut que je m'aime moi-même de la même manière qu'il m'aime lui-même, et non d'une autre façon, c'est-à-dire que je devienne tout à fait sien et tout à fait transformé en lui. Et lorsque je m'aimerai moi-même et toutes choses de cette sorte, je n'aimerai plus rien en moi ni de moi que mon Dieu.[314].

Gerlac porte un regard très sobre direct en Dieu et par Lui :

Aussi, dès à présent et à jamais, nous ne connaissons ni ne voulons connaître ni rien ni personne selon le caprice de la sensibilité ; parce que, arrêtant nos regards sur le ciel et la terre, sur tout ce qui s'y trouve et sur tout ce qui s'y fait, nous ne pouvons plus être séduits par l'amour de quoi que ce soit, ni troublés par aucune crainte. Et cela, parce que le Verbe de Dieu lui-même, suprême, éternelle et immuable vérité, suprême sagesse et suprême rectitude, dominant dans notre âme, dissipe les ténèbres, illumine l'intelligence et se l'unit de telle sorte que le regard simple de l'esprit se fixe sur Dieu sans pouvoir s'en détacher, et que, dans cette union et dans cette rencontre de son regard et du nôtre, d'une certaine façon du moins, il n'y a plus d'intermédiaire.

Dans cette union, nous voyons par lui toutes choses et lui-même, comme dans cette même union il se voit lui-même, et jouit de lui-même par nous, étant lui-même tout à la fois la vision, et ce qui est vu, et celui qui voit. Et ainsi il se fait qu'en ces instants aucun objet étranger n'est plus capable d'obscurcir la mémoire ou la pensée devenue toute simple et comme recueillie en elle-même, ni de porter le trouble dans la volonté ou l'affection.

Quand nous présentons ainsi à Dieu son image, pure de tout ce qui pourrait la ternir, alors nous cessons d'opérer nous-mêmes, et il ne reste plus rien en nous qui nous soit propre. Là, il nous fait amour, de son amour ; vérité, de sa vérité ; sagesse, de sa sagesse ; en un mot, il nous fait bons du Bien qu'il est lui-même. Là nous naissons fils adoptifs, dans le Fils unique du Père, auquel nous sommes devenus conformes, pour le dedans comme pour le dehors, dans la mesure de notre infirmité.[315].

C'est pourquoi, pour tout ce qui se présente à nous au dedans ou au dehors, nous avons besoin par-dessus tout de l'œil simple et de l'intention pure : l'œil simple, qui perçoit avec maturité ce que chaque chose est selon la droite vérité, laquelle discerne ce qui a du prix de ce qui n'en a pas; l'intention pure qui, suivant l'œil simple qui aperçoit la vérité en toutes choses, nous vide tout à fait de toute propriété et nous console de tout ce qui peut nous arriver; elle nous fait accomplir d'un cœur libre, dégagé de toute entrave, et sans hésitation tout ce qui est de la vraie vertu, devant Dieu et devant les hommes, et agir intérieurement et extérieurement sans aucun autre motif et aucune autre considération que Dieu lui-même. Cette intention pure nous délivre de toute vaine anxiété, de la crainte de l'enfer et du démon, de l'appréhension des événements, de la malveillance des méchants, de ce que l'on pourrait dire de nous, enfin de tout ce qui pourrait nous donner de l'anxiété, quels que soient les maux prévus.[316].

L’Imitation de Jésus-Christ (~1408 ?)

On ne peut guère parler d’influence de Ruusbroec sur ce livre de Thomas a Kempis, rédigé en langue latine, car il est marqué par l’ascèse des Frères de la Vie commune. Il a été l’ouvrage le plus lu en chrétienté, en dehors de la Bible, donc aussi par les mystiques. Il fit l’objet de plus de quatre mille éditions et de nombreuses traductions célèbres dont, en français, celles de Corneille, de Le Maistre de Sacy, de Lamennais. Attribué à Thomas a Kempis, il est issu de quatre traités rédigés par un seul auteur, dont le style s’affermit de livre en livre ; se détache le troisième, traitant de la vie intérieure.

L’homme doit combattre les requêtes de la nature humaine déchue pour se laisser imprégner des sentiments attribués à Jésus-Christ. Jésus est l’Ami fidèle, par lequel on trouve repos, consolation et paix du cœur. Le livre est « écrit en vue de la pratique et de l’expérience ; celles-ci sont conçues comme une montée progressive vers l’union avec Dieu. L’auteur de l’Imitation est de ceux qui estiment que le sens profond de la vie ne se trouve que dans l’intériorité ». [317].

La conformité est requise avant tout, même si l’ascèse est toujours présente :

…disposez absolument de moi en toutes choses. Je suis dans votre main, tournez-moi et retournez-moi en tous sens à votre gré.[318].

…si je m’abaisse, si je m’anéantis, et si je me dépouille de toute estime pour moi-même, et que je rentre dans la poussière dont j’ai été formé, votre grâce s’approchera de moi et votre lumière sera près de mon cœur ; alors tout sentiment d’estime, même le plus léger, que je pourrais concevoir de moi disparaîtra pour jamais dans l’abîme de mon néant. Là vous me montrez à moi-même, vous me faites voir ce que je suis, ce que j’ai été, jusqu’où je suis descendu : car je ne suis rien, et je ne le savais pas.[319].

Henri van Herp (Harphius)(1400-1477)

Le « héraut de Ruusbroec » réside chez les frères à Delft en 1445. On lui offre une maison à Gouda dont il devient le premier recteur, organisant avec succès des conférences spirituelles et faisant bâtir quelques cellules pour les frères et les hôtes.  En 1450, frappé par le renouveau franciscain lors d’un voyage à Rome, il se fait frère mineur et sera actif à Malines, près de Bruxelles, et à Anvers : la province s’accroît de trois ou quatre nouveaux couvents. Il meurt gardien du couvent de Malines.

Sa doctrine spirituelle serait en retrait par rapport à celle de Ruusbroec si l’on suit l’édition postérieure à la censure romaine : il semblerait abandonner l’opinion de Ruusbroec selon laquelle, lorsque dans la vie suressentielle « l’union sans différence est atteinte, l’âme demeure habituellement dans la Divinité, et en sort pour agir d’une manière parallèle à celle des Personnes divines. » [320].

Son œuvre maîtresse, Le Miroir [Spieghel] de la Perfection, fut traduite du moyen néerlandais en latin par un chartreux de Cologne en 1536 et récemment en italien [321] ; la Theologia mystica est un recueil d’œuvres rassemblées par ses disciples, dont la troisième partie, l’Eden, est une intéressante préparation du Spieghel. Sa belle traduction française du début du XVIIe siècle mériterait d’être rendue à nouveau lisible [322]. Il traite magnifiquement de l’amour de conformation :  

[656] La flamme de la charité ne veut laisser aucun entre-deux entre soi et l’aimé. [683] Le conformé donc imitant jalousement son conformant, s’approfondit en Dieu par chacun moment, et étant fait un avec Dieu, habite toujours en unité. ...

Il semble néanmoins à quelques-uns ... qu’ils n’aiment point Dieu, et ne se reposent en Lui : mais l’amour est cause de cette apparence ; car quand ils désirent aimer plus intensivement, qu’il ne leur est permis par leurs propres forces, et qu’ils viennent à défaillir à leur amour, ils se plaignent de ne point aimer.  Secondement [ensuite] par l’envoi des rayons de ce don [d’amour], notre esprit est illuminé intellectuellement et nous enseigne à considérer notre noblesse ...

[685] Dieu opère en nous premièrement devant tous autres dons, et toutefois, est le dernier de tous, connu et senti de nous en sa propre nature. Car après être devenus simples d’esprit, chômant d’action, dénués de toutes images, immobiles, libres, morts à nous-mêmes, vivants à Dieu, nous avons ainsi cherché Dieu ... nous sentons la descente des grâces ... en ce renouvellement d’attouchement, l’esprit humain tombe en famine…

Selon Herp, l’affection amoureuse est plus importante que l’entendement. L’accès à la vie mystique est préparé par l’oraison aspirative, prière courte et intense, selon quatre pas : s’offrir à Dieu totalement, requérir la volonté divine de se manifester afin que l’âme se connaisse, se conformer lorsque le feu de l’amour s’allume dans le cœur et consume les défectuosités, s’unir à la volonté divine en y déversant la sienne[323].

Il évoque avec lyrisme l’union mystique, traite  De la très heureuse déification de l’âme amoureuse et parcours huit échelons de l’échelle d’amour :

 [715] l’esprit et l’âme ne sont qu’une même substance ... l’esprit humain est quelquefois tant soustrait du corps, et de l’âme […] qu’il oublie tout ce qui est extérieur et pareillement ignore ce qui se fait ... par mémoire ou entendement…

[720] Amy, montez plus haut.  Le monter est le progrès en l’amour divin, qui est un abîme sans borne…

Son influence fut très large. Elle s’exerce par l’intermédiaire de La Perle évangélique (~1520), texte sur lequel nous reviendrons. En Espagne il influence Osuña, franciscain comme lui, il est lu par Teresa. Au XVIIe siècle, il est apprécié par Constantin de Barbanson et  Benoît de Canfield, des chartreux, des capucins, le carme Jean de Saint-Samson ; plus tard le pasteur Poiret fait connaître Herp par sa Bibliotheca mysticorum (1708) qui eut une grande influence sur des Écossais et des piétistes allemands, et déclarera : « Personne  n’a pénétré comme lui  dans la profondeur des états intérieurs d’une âme abandonnée à Dieu. » [324].


L’Angleterre

L’Angleterre accueille les influences des mystiques du nord car elle est en rapport constant avec le continent pour livrer la laine traitée par les ateliers des Flandres. Dans ce microcosme - comparé à l’échelle du continent - « les mystiques anglais se complètent les uns les autres. La Règle des recluses trace les lois générales de l’ascèse qui prépare la contemplation. Richard Rolle rappelle les principes et montre le but dans toute sa splendeur : il s’agit d’inaugurer dès ici-bas la vie du ciel. Le Nuage d’Inconnaissance conduit l’âme aux degrés les plus élevés de l’union. L’Échelle de la perfection de Walter Hilton enseigne la correspondance à l’œuvre contemplative : Julienne de Norwich indique les résultats auxquels aboutit la vie décrite dans les traités précédents. Margerie Kempe apporte la première autobiographie intime d’une laïque dévote et mystique. Baker, venu plus tard, [...] en développe les applications… » [325].

Nous allons présenter successivement ces œuvres, réservant pour le volume prochain celle de Baker, auteur du XVIIe siècle qui vécut sur le continent.

Ermites et recluses, l’Ancren Riwle