L'intelligence ou être constitue le monde véritable ou premier, monde inétendu, que la division n'affaiblit pas ; il ne lui manque rien, même en aucune de ses parties, puisque ces parties ne sont pas des fragments arrachés au tout ; il réunit en une unité indivisible toute vie et toute intelligence, si bien que cette unité fait de chaque partie un tout ; chacune d'elles est unie à elle-même sans être séparée des autres ; elle est seulement une partie différente ; mais elle n'est pas étrangère aux autres ; aucune partie ne fait tort à une autre, même si elle est son contraire. Partout un et partout complet, il est immobile et n'éprouve aucune altération ; il n'y a pas d'action d'une partie sur l'autre ; à quoi bon cette action, puisqu'il n'a pas de défaut ? Pourquoi, s'il est raison, produirait-il une raison, et, s'il est intelligence, une intelligence ? Le pouvoir de produire par soi-même n'appartient pas aux êtres tout parfaits ; on produit et on se meut, dans la mesure où l'on est imparfait; les êtres bienheureux sont immobiles en eux-mêmes; il leur suffit d'être ce qu'ils sont; ils ne se risquent pas à s'occuper de tout ; ce serait sortir de leur état. Mais telle est leur félicité que, sans agir, ils font pourtant de grandes choses et qu'ils produisent beaucoup en restant immobiles.
2 De fait, c'est de ce monde-là, véritable et un, que tire son existence ce monde-ci, qui n'est pas véritablement un ; celui-ci est multiple ; il est partagé en beaucoup de parties séparées les unes des autres et mutuellement étrangères ; l'amitié n'y règne plus seule ; la haine y est aussi, parce qu'il s'étend dans l'espace, et parce que chaque partie, devenue imparfaite, est ennemie d'une autre partie. Chaque partie ne se suffit pas à elle-même ; il lui faut une autre partie pour se conserver, et elle est l'ennemie de celle qui la (26) conserve. Ce monde n'est pas né parce que l'Intelligence a réfléchi qu'il fallait le créer ; il résulte d'une nécessité inhérente à la nature de second rang[note B. : C'est-à-dire de l'Intelligence ou Être, qui vient après le Premier] ; celle-là n'était pas telle qu'elle pût être le dernier des êtres. Elle en est le premier, et elle a beaucoup de puissance ; elle a même la toute-puissance ; elle a donc la puissance de produire un autre être sans effort pour le produire. Si elle faisait effort, c'est qu'elle ne tirerait pas ce pouvoir d'elle-même ni de sa propre essence ; elle serait comme un ; artisan qui n'a pas de lui- même le pouvoir de produire, mais qui l'a acquis par l'instruction. L'Intelligence en donnant à la matière quelque chose d'elle-même fait tout sans agitation ni mouvement ; ce qu'elle donne, c'est la raison qui procède de l'Intelligence. De l'Intelligence émane la raison, et elle en émane à chaque instant, aussi longtemps que l'Intelligence est présente dans les êtres. Dans une raison séminale, toutes. les parties d'un animal sont ensemble en un même point, sans qu'elles entrent en conflit ni en différend, et sans qu'elles se fassent obstacle ; puis, l'animal naît avec sa masse corporelle, où chaque partie est à un endroit différent des autres ; l'une fait obstacle à l'autre ou la détruit. De même, de l'Intellience qui est une et de la raison qui en procède surgit ce monde qui s étend dans l'espace ; forcément, ll a des parties qui s'attirent et se conviennent, d'autres qui se haïssent et et sont ennemies ; volontairement ou non, celles-ci se font tort les unes aux autres ; la destruction des unes produit la naissance des autres.
Entre les parties qui agissent et pâtissent ainsi, s'établit pourtant une unité harmonieuse ; chacune d'elles rend un son propre, et la raison qui est en elle produit l'harmonie et l'ordre à travers toutes choses. Si cet univers n'est pas, comme le monde intelligible, intelligence et raison, il participe l'une et à l'autre. Il a besoin d' harmonie, parce que l'intelligence concourt en lui avec la nécessité [n.: L'idée est empruntée au Timée, 47 e-48 a : c La génération du monde s'est opérée par suite d'un mélange de l'intelligence et de la nécessité ; mais l'intelligence domine la nécessité. »] ; la nécessité l'attire vers le mal et le fait échapper à la raison, parce qu'elle est elle-même dénuée de raison ; (27) l'intelligence domine pourtant la nécessité. Le monde intelligible est pure raison, et il ne peut naître un autre monde qui soit pure raison 1. S'il naît autre chose, ce doit être une chose inférieure à lui et non pas une pure raison ; ce ne doit pas être non plus la matière, puisque la matière n'est pas un monde ; c'est donc une chose mélangée des deux. Elle se décompose donc en matière et en raison ; son origine est l'âme qui préside à ce mélange ; il ne faut pas croire qu'elle ait du mal à gouverner cet univers ; elle le gouverne très aisément, en y étant comme présente.
3 On aurait tort de blâmer ce monde et de dire qu'il n'est pas beau, et qu'il n'est pas le plus parfait des êtres corporels. Il ne faut pas non plus accuser celui qui est cause de son existence ; d'abord il existe nécessairement et ne dérive pas d'une intention réfléchie' ; c'est par sa nature qu'un être supérieur engendre un être semblable à lui. De plus, même s'il était l'oeuvre d'une pensée réfléchie, son auteur n'aurait pas à en rougir ; son oeuvre forme un ensemble fort beau qui se suffit à lui-même ; il est uni à lui-même comme à toutes ses parties, qui, grandes ou petites, lui sont proportionnées. Il est absurde de faire grief des parties à l'ensemble ; les parties doivent être examinées dans leur rapport à l'ensemble, pour que l'on voie si elles lui conviennent et lui sont ajustées ; il faut examiner l'ensemble sans avoir égard à de minimes détails. Ce n'est pas accuser le monde que d'en prendre séparément quelques parties ; autant vaut prendre, dans l'animal entier, un cheveu ou quelque partie basse, un orteil, en négligeant le divin spectacle qu'offre l'homme dans son ensemble ; autant vaut laisser de côté les autres animaux pour s'arrêter au plus vil d'entre eux, ou encore ignorer l'espèce dans son ensemble, telle que l'espèce humaine, pour n'y faire voir que Thersite ! Or l'oeuvre à considérer, c'est le monde entier ; à force de le contempler, on l'enten-
[ce texte reste à corriger par mises en notes et suppression des en-têtes de pages !]
1 . Comparer chapitre 1, 1. 37 ; Plotin doit viser, dans ces deux passages, la thèse gnostique des générations au sein de la réalité intelligible, thèse qu'il a soumise à une critique de détail dans II 9.
2. Plotin insiste d'autant plus sur ce point (cf. 1, 18) que sa thèse est ici contraire à la lettre du Timée, où Platon parle à plusieurs reprises de la pensée réfléchie du démiurge (34 a).
28 III 2 DE LA PROVIDENCE I
dra peut-être parler ainsi : « C'est Dieu qui m'a. fait ; venu de lui, je suis parfait je renferme
tous les êtres animés ; je me suffis à moi-même, et je n'ai besoin de personne, parce je contiens tous les êtres, plantes, animaux, et tout ce qui peut naître 2 ; j'ai en .moi beaucoup de dieux, des peuples de démons, des âmes bonnes, des hommes dont la vertu fait le bonheur. La terre ne s'est point embellie de toutes les plantes et d'animaux de toute sorte, la mer n'a pas reçu en elle la puissance vitale, pour que l'air, l'éther et le ciel soient tout entiers sans vie ; là-haut sont toutes les âmes bonnes ; elles donnent la vie aux astres et à la sphère éternelle du ciel qui, à l'image de l'intelligence, tourne d'un mouvement circulaire, sagement réglé, toujours autour du même centre, sans rien chercher au dehors. Tous les êtres qui sont en moi désirent le bien ; et chacun l'atteint selon son pouvoir ; tout le ciel est suspendu à lui, ainsi que mon âme tout entière, les dieux qui sont en mes parties, tous les animaux, les plantes et les .êtres en apparence inanimés que je contiens. Ceux-ci ne participent qu'à l'existence.; les plantes ont la vie ; les animaux _ont en outre le- sentiment ; certains possèdent la raison, et d'autres la vie universelle ; de ces êtres qui sont inégaux, il ne faut pas réclamer un effet égal ; il ne faut pas demander au doigt de voir, mais à l'oeil seulement : au doigt, il faut demander, je pense, d'être un doigt et d'accomplir son office. »
4 Si le feu est éteint par l'eau, si autre chose est détruit par le feu, qu'on ne s'en étonne pas ; c'est autre chose qui l'a amené à l'existence ;uis u'il ne se produit pas lui-même, autre chose le détruit. Et il n'est. venu à l'existence que par la destruction d'autre chose. S'il en est ainsi, sa
1 . Les prosopopées du genre de celle-ci sont assez fréquentes chez Plotin ; voir dans cette même Énnéade, 7, I I, la prosopopée du temps, 8, 4, celle de la nature. Sur l'origine du procédé, voir Introduction, p. xxxv.
2. Le passage est imité du Timée : « Dieu, ayant voulu faire ressembler le monde au plus beau et au plus parfait des êtres intelligibles, constitua un animal visible unique, qui portait en lui tous les animaux d'une nature pareille à la sienne » (3o d). Cf. encore 32 d. Pour ce qui suit (la répartition des animaux selon les quatre régions du monde), voir 39 e-4o.
29 III 2 DE LA. PROVIDENCE I
destruction n'a rien de terrible ; le feu une fois détruit est remplacé par autre chose. Dans le ciel incorporel tout subsiste; dans notre ciel, l'ensemble reste toujours vivant, ainsi que les parties les plus précieuses et les plus importantes ; mais il y a des âmes qui changent de corps, et renaissent chaque fois sous un aspect différent ; lorsqu'elles le peuvent, elles échappent à la naissance et s'unissent à l'âme de l'univers. Il y a enfin des corps vivants, espèce par espèce, groupe par groupe, dont d'autres animaux tireront leur existence et leur nourriture : vie mobile d'ici-bas, au lieu de la vie immobile de l'intelligible. De l'immobilité doit venir le mouvement ; de la vie renfermée en elle-même, une vie différente, une sorte de souffle sans repos qui est comme la respiration de la vie immobile.
Les animaux sont dans la nécessité de s'attaquer et de se détruire ; car ils ne sont pas éternels et ils sont nés. S'ils sont nés, c'est que la raison occupe toute la matière et qu'elle les contient tous en elle, puisqu'ils sont là-bas en eux-mémes dans le ciel intelligible ; d'où viendraient-ils, s'ils n'étaient là-bas ? Les torts que se font réciproquement les hommes ont pour cause leur aspiration au bien ; comme ils ne peuvent l'atteindre, ils s'égarent et se tournent les uns contre les autres. Ces torts ont leurs châtiments ; l'action vicieuse vicie les âmes et les met en un lieu inférieur ; on n'échappe pas à l'ordre inscrit dans la loi de l'univers. L'ordre ne naît pas du désordre, ni la loi de l'inégalité, comme le croit certain philosophe 1 ; selon lui, le supérieur naîtrait de l'inférieur et viendrait au jour grâce à lui. Mais l'ordre est. là parce qu'il y a été introduit ; aussi, parce qu'il y a de l'ordre, il y a du désordre 2 ; parce qu'il y a loi et raison, il y a illégalité et déraison ; non pas que le meilleur produise le pire ; mais les choses qui aspirent au meilleur sont impuissantes à le recevoir, soit par leur nature, soit par le concours des circonstances et par des obstacles venus d'ailleurs.
I. Allusion à Épicure et à la critique habituelle qu'on lui adressait.
2. La démiurgie du Timée consiste à amener la réalité sensible du désordre à l'ordre » (3o a) ; mais la thése de l'union nécessaire du bien et du mal vient de Chrysippe qui, sur ce point particulier, rattache d'ailleurs ses idées à Platon (Aulu-Gelle, Nuits Attiques, VII, z).
30 1II 2 DE LA PROVIDENCE I
L'étre qui n'a qu'un ordre emprunté peut manquer de l' atteindre soit pour des motifs qui tiennent à lui, soit par la faute des autres êtres ; et souvent les autres lui font subir un dommage sans le vouloir, en visant un tout autre but. Les êtres vivants qui possèdent la faculté de se mouvoir spontanément, inclinent tantôt vers le bien, tantôt vers le mal. Sans doute il ne faut pas dire que le penchant au mal vient de ce qu'ils recherchent le mal au début, ce penchant est très faible i ; puis il progresse, et, ainsi, les fautes ne cessent pas de se multiplier et de se renforcer. De plus l'âme est unie au corps de cette union suit nécessairement le désir. Enfin, une première erreur ou un égarement momentané qui n'est pas tout de suite réprimé disposent notre volonté à la chute définitive. Mais le châtiment suit ; il est juste que l'on subisse, en pareil cas, les conséquences de ses vices ; et il ne faut pas exiger le bonheur pour qui n'a rien fait pour le mériter. Seuls, les êtres bons sont heureux ; et c'estP ourquoi les dieux sont heureux.
5 Si donc les âmes peuvent être heureuses même en cet univers, il faut accuser de leur malheur non pas le lieu où elles vivent 2, mais leur impuissance à combattre ce bon com- bat, où nous sont proposés les prix de la vertu.
Qu'y a-t-il d'étrange, si l'on n'est pas devenu un être divin, à ne pas posséder la vie des dieux ? Quant à la pauvreté et à la maladie, elles ne sont rien pour les gens de bien ; elles ne sont un malheur que pour les méchants. De plus la maladie est une nécessité pour qui possède un corps. Et même d'ailleurs elle n'est pas du tout sans utilité pour l'ordre universel et pour la perfection de l'univers : comme la raison universelle se sert des êtres qui dis -affaissent pour en engendrer d'autres (car rien n'échappe à la prise de la
I. On remarquera l'opposition de cette thèse, de couleur stoïcienne {cf. Notice, p. 22, n. 3) avec le pessimisme platonicien ordinaire qui admet un vice inné dans l'áme.
2. C'est là un aspect important de la pensée de Plotin, qui renvoie souvent à ce sujet à un passage du Théétète (176 b) : cc S'enfuir d'ici, c'est devenir semblable à Dieu; cette ressemblance consiste à devenir juste, pieux et sage. » La pensée de Plotin est par là tout à fait dégagée du mythe de la montée de l'âme dans la région céleste.
3I III a DE LA PROVIDENCE I
raison), ainsi les maux du corps etl'affaiblissement de l'âme qui en souffre ne sont qu'un aspect différent de l'enchainement et de l'ordre auxquels reste assujetti l'être dont ces maux s'emparent. Et certains de ces maux, par exemple la pauvreté et la maladie, servent à ceux qui les subissent. Quant au vice, il a un rôle utile dans l'univers ; son châtiment fait exemple. Il rend encore bien d'autres services : il nous tient éveillés ; il excite notre intelligence et notre esprit, dans leur résistance aux voies du péché ; il nous fait voir ce qu'est la vertu, par la comparaison avec les maux que subissent les méchants. Ce ne sont pas là sans doute les motifs de la naissance du mal ; mais, comme on l'a dit, il doit, lui aussi, une fois né, nous rendre service. Le plus grand des pouvoirs est de bien utiliser le mal lui-même, et d'être capable d'employer ce produit informe à engendrer d'autres formes'.
D'une manière générale, il faut affirmer que le mal est le défaut de bien ; et, ici-bas, il y a nécessairement défaut de bien parce que le bien est ailleurs qu'en lui-même ; le sujet en qui est le bien 2, produit le défaut, parce qu'il est différent du bien, et qu'il n'est pas bon. C'est pourquoi « les maux sont indestructibles » : c'est que par rapport au bien il y a des êtres inférieurs les uns aux autres, et que tous ces êtres, différents du bien, tout en ayant en lui la cause de leur existence, deviennent ce qu'ils sont en s'éloignant de lui.
6 Aucun être, dit-on, n'est traité selon son mérite ; les bons sont atteints par les maux, les méchants possèdent des biens. Il est bon de répondre d'abord qu'il n'y a pas de mal pour les gens de bien, ni de bien pour les méchants. -- Mais pourquoi des états contraires à la nature chez l'honnête homme, et des états conformes à la nature chez le méchant? Est-ce là une bonne répartition? -- La conformité à la nature n'ajoute rien au bonheur ; son contraire n'enlève rien aux vices du méchant; qu'importe alors qu'il en soit ainsi ou
I. Il y a là, coup sur coup, depuis le début du chapitre, sept ou huit arguments de théodicée
stoïcienne (cf. Notice, p. 22), simples tètes de chapitre sans leur développement, qui donnent l'impression d'un résumé de lectures, A savoir la matière, principe du mal ; il est à remarquer que
32 HI 2 DE LÀ PROVIDENCE I10E I
autrement? pas plus qu'il n'importe d'être beau ou laid. — Mais, s'il en était autrement, il y aurait une convenance, un ordre, une juste distribution, toutes choses qui n'existentP as maintenant ; et ce serait une providence parfaite. Que les méchants soient les maîtres et les chefs des cités, que les justes soient esclaves, ce n'est certes pas convenable, cette circonstance n'ajoutât-elle rien au bien ou au mal qu'ils possèdent. S'il est le maître, le méchant peut commettre les plus grands forfaits ; s'il est vainqueur à la guerre, voyez la manière honteuse dont il traite les prisonniers. Tout cela nous fait douter ; comment pareilles choses arrivent-elles s'il y a une providence ? Quand on va. entreprendre une oeuvre, on doit avoir égard à l'ensemble, mais il est bon aussi de placer les parties au rang qu'il faut, surtout quand ces parties sont des êtres animés, vivants ou même raisonnables ; la providence doit s'étendre à tout, et son oeuvre est de ne rien négliger ' . Si donc, comme nous l'affirmons, cet univers est suspendu à une intelligence dont le pouvoir pénètre partout, il faut essayer de montrer par où tous ces événements sont comme il faut.
7 Comprenons-le d'abord ; ce bien que nous cherchons ici est dans un être mélangé de mal ; il ne faut pas lui demander d'être aussi grand que le bien qui est dans l' ê tre sans mélange ; il ne faut pas chercher le bien des êtres du premier rang dans ceux du second'. Puisque l'univers a un corps, il faut admettre que son corps lui donne aussi quelque chose ; il ne faut demander de raison au mélange que la conclusion du chapitre, toute platonicienne, avec sa théorie de la matière-mal, fait contraste avec l'argumentation stoïcienne qui précède.
I. Cette conception platonico-stoïcienne d'une providence qui s'étend aux détails des choses est issue de Platon (Lois, X, go3 b) ; elle s,oppose moins à la négation radicale de la providence chez les Ëpicuriens qu'à des théories qui, comme celles d'Aristote, arrêtaient les effets de la providence à la sphère de la lune ; la phrase suivante contient une pointe dirigée contre le péripatétisme, qui, tout en admettant qu'une intelligence est le principe de l'univers, ne concède pas qu'elle pénètre partout.
2. Ici l'être de second rang désigne les choses sensibles.
33 III 9 DE LA PROVIDENCE I
la part qu'il peut en recevoir, et voir si cette part ne fait pas défaut. Si l'on examine l'homme sensible le plus beau qui soit, on ne peut certes le juger aussi beau que l'homme intelligible ; mais on est satisfait de son créateur, si cet être, pourtant fait de chair, de nerfs et d'os, est dominé par une raison capable d'embellir ces matériaux et de pénétrer la matière. Admettons-le, et partons de là pour avancer la solution ; car peut-être pourrons-nous trouver en ces êtrés imparfaits cette providence et cette puissance merveilleuses, qui font subsister notre univers.
Considérons d'abord les actes des âmes, ces actes qui résident dans les âmes qui font le mal, les torts qu'elles font aux autres et qu'elles. se font mutuellement. A moins d'accuser la providence de les avoir faites méchantes, on ne peut lui demander compte ni raison de ces actes, dès qu'on admet (avec Platon) que « la faute est à qui a choisi » 1. Comme on l'a dit, les âmes doivent avoir un mouvement propre, et puisqu'elles ne sont pas des âmes pures, mais des âmes mêlées à des corps, il n'est pas étonnant qu'elles vivent en conséquence. Elles ne sont pas venues dans le corps, parce que le monde existe ; dès avant le monde, elles lui appartenaient et ne s'occupaient qu'à le faire exister, à l'ordonner et à le fabriquer de toutes manières, soit en le dirigeant et en lui donnant quelque chose d'elles-mêmes, soit en y descendant, soit en procédant les unes d'une façon et les autres de l'autre 2 ; ce n'est d'ailleurs pas la question actuelle, et, quel que soit leur procédé, il suffit qu'on n'ait pas ici à faire de reproches à la providence. -- Mais lorsqu'on voit les maux qui s'attachent à ceux qui sont le contraire des méchants, lorsqu'on voit les bons pauvres, tandis que les méchants sont riches et ont en surabondance les biens auxquels devraient avoir part leurs inférieurs qui sont des hommes, tandis enfin que les méchants, individus, peuples ou cités, dominent les bons? Est-ce donc que la providence ne s'étend pas à la terre 3 ? Mais bien d'autres faits témoi
Cette phrase est dans le mythe du Xe Livre de la République, 617 e. De la première manière procèdent l'âme du monde et les âmes rectrices des astres ; au contraire les âmes des hommes descendent dans les corps ; cf. IV, 8, 2.
3. Sous cette forme, l'objection rappelle Platon, Lois, X, goo b.
34 III 2 DE LA PROVIDENCE I
gnent que la raisón descend jusqu'à la terre ; voyez ces êtres vivants et ces plantes qui ont leur part de raison, d'âme et de vie. -- Alors, si elle s'étend jusqu'ici, elle n'y domine pas. — Comme l'univers est un être animé unique, autant vaudrait dire que, dans l'homme, la tête et le visage viennent de la nature et d'une raison dominatrice, attribuer le reste de son corps à d'autres causes, au hasard ou à la nécessité, et expliquer par là et par l'impuissance de la nature l'origine des parties les plus viles. Mais la sainteté et la piété nous défendent d'accorder que les faits objectés ne soient pas comme il faut, et d'en faire reproche au créateur.
8 Reste à chercher en quoi ils sont un bien, et comment ils participent à l'ordre du monde, ou, sinon, en quoi ils ne sontas un mal. En tout être vivant, les parties supérieures, le visage et la tête, sont les plus belles ; les parties moyennes et inférieures ne le sont pas autant. Or, dans le inonde, les hommes sont dans la région moyenne et inférieure ; en haut se trouvent le ciel et les dieux .qu'il contient;. ces dieux avec le . ciel qui enveloppe le • monde forment la. plus grande partie du monde ; la terre en est le centre et n'estas plus urun astre quelconque. On s'étonne de voir l'injustice parmi les hommes parce que 1 onjuge que l'homme est la partie la plus précieuse de l'univers et l'être le plus sage de tous i . Mais sa place est entre les dieux "et les bêtes, et il incline tantôt vers les uns, tantôt vers les autres ; certains hommes ressemblent à des dieux, d'autres à des bêtes, et la plupart tiennent le milieu. Ceux que leur méchanceté rapproche des animaux sans raison et des bêtes féroces entratnent et brutalisent les hommes moyens qui leur sont supérieurs ;.mais, si ceux-ci se laissent dominer par des inférieurs, c'est qu'ils leur sont inférieurs sous certains rapports ; ils ne sont pas encore des gens de bien et sont mal préparés à ne pas souffrir _de ces violences. Si des enfants bien. exercés physiquement, mais moralement inférieurs par manque d'éducation,
1. Les idées développées dans ce chapitre, par leur réalisme un peu brutal, font un vif contraste avec la théodicée anthropocentrique, d'origine stoïcienne, exposée aux chapitres qui précèdent ; elles s'élèvent notamment contre l'idée stoïcienne que l'homme est Vôtre précieux entre tous pour qui tout a été fait.
35 III 2 DE LA. PROVIDENCE I
battaient à la lutte des camarades qui n'ont reçu nulle éducation physique ni morale, s'ils leurs volaient leurs aliments et leur prenaient leurs beaux habits, qu'y aurait-il à faire qu'à en rire ? Le législateur n'a-t-il pas raison de permettre qu'ils subissent ce dommage comme un juste châtiment de leur paresse et de leur inertie ? On leur avait enseigné des exercices ; à cause de leur paresse, à cause de leur vie molle et relâchée, ils n'en ont pas tenu compte ; les voilà comme des agneaux engraissés, devenus une proie pour les loups. Quant à ceux qui les maltraitent, leur premier châtiment est d'être des loups et des hommes malheureux i. De plus il y a des peines fixées qu'ils doivent subir ; et, méchants ici-bas, ils continuent à subir leur peine après la mort ; les actions antécédentes amènent leurs conséquences raisonnables et naturelles, le mal pour les méchants, le bien pour les bons 2. La vie sans doute n'est pas une palestre ; et nous ne parlions -que d'un jeu. Mais ces enfants grandissent dans la même ignorance ; les uns et les autres, ils ceignent leurs épées et prennent les armes : spectacle bien supérieur à un exercice de palestre. S'il en est qui sont sans armes, ceux qui sont bien armés les battent. Ce n'était pas à Dieu à combattre pour les pacifiques ; la loi veut qu'à la guerre on trouve son salut dans la bravoure et non dans les prières. On n'obtient pas de récoltes en priant, mais en prenant soin de la terre ; et l'on est mal portant, si l'on néglige le soin de sa santé. Il ne faut pas se fâcher parce que les méchants ont une récolte plus belle, qu'ils soient seuls à cultiver la terre ou qu'ils la cultivent mieux. De plus, si l'on n'a agi qu'à son caprice dans tous les actes de la vie, et si l'on ne fait rien comme il plaît aux dieux, il serait ridicule de trouver son salut auprès
I. Passage écrit dans le sentiment d'Épictète : « Le vrai dommage, le sort le plus déplorable, ce n'est pas le persécuté qui les subit, c'est celui qui était un homme et qui est devenu un loup, une vipère, un frelon » (Entretiens, IV, 1, 127) .
2. La punition (ou la récompense) sont donc considérées comme résultant de la constitution même de la nature. Plotin doit songer au mythe platonicien de la vie future, tel qu'il est présenté non pas dans le Gorgias ou à la fin de la République, mais tel qu'on le trouve au Xe livre des Lois (904 b c) ; c'est en effet par une sorte de mécanisme prédéterminé que chaque âme est appelée à résider dans le lieu qui convient à son mérite.
36 IlI 2 DE LA PROVIDENCE I
des dieux, bien qu'on n'ait fait aucun des actes que les dieux prescrivent comme des moyens d'être sauvé. La mort vaut mieux que la vie pour ceux qui ne vivent pas comme le veulent les lois de l'univers ; et, quand des ennemis surviennent, si la paix leur était conservée malgré leurs folies et leurs vices, la providence serait bien négligente de laisser dominer les plus faibles. Les méchants ont le pouvoir grâce à la lâcheté de leurs sujets : c'est justice, et le èontrairc serait injuste.
9 Oui, la providence ne doit pas faire que nous, nous ne soyons rien ; si la providence était tout, si elle était seule, elle n'aurait plus rien à faire ; à quoi aurait-elle à pourvoir? L'être divin existerait seul. Il existe effectivement un être divin ; mais cet être étend son action sur d'autres êtres, et non pas pour les détruire ; il s'approche de l'un d'eux, de l'homme par exemple, pour lui conserver ce qui fait qu'il est homme, c'est-à-dire une vie réglée par la loi de la providence, c'est-à-dire encore une conduite obéissante aux prescriptions de cette loi. Elle prescrit que, en devenant homme dé bien, il aura une vie bonne, que cette vie lui est aussi réservée plus tard, mais que les méchants auront un sort contraire. La loi divine ne nous permet pas, si nous sommes devenus méchants, de demander à d'autres de s'oublier eux-mêmesP our nous sauver, en leur adressant des prières i. Les dieux n'ont pas à négliger leur propre vie pour régler nos affaires particulières, pas plus qu'il ne convient aux hommes de bien, qui vivent d'une vie bien supérieure à celle des hommes les plus puissants, de prendre le gouvernement des méchants 2. (D'ailleurs les méchants ne veillent jamais à avoir de bons gouvernants ni à trouver pour eux-
I. Ce passage contre l'abus des prières, qui vient après plusieurs autres que l'on a lus au précédent chapitre, est bien caractéristique de la piété plotinienne ; l'idée a de profondes racines dans le platonisme ; tout un développement du Xe- livre des Lois, que Plotin utilise si souvent dans ce traité, est destiné à réprimander ceux qui croient que les dieux peuvent se laisser séduire par des prières : (C C'est comme si les chiens séduits par les cadeaux des loups leur permettaient d'emporter leurs bétes » (906 d).
2. Affirmation décidée de la supériorité de la vie contemplative sur la vie politique et pratique. Nous sommes loin de la cité platonicienne où les philosophes devaient étre rois.
Le néoplatonisme[2] est essentiellement, on l'a déjà vu, une méthode pour accéder à une réalité intelligible et une construction ou description de cette réalité. La plus grosse erreur que l'on pourrait commettre, c'est de croire que cette réalité a pour fonction essentielle d'expliquer le sensible ; il s'agit avant tout de passer d'une région où la connaissance et le bonheur sont impossibles à une région où ils sont possibles ; la ressemblance grâce à laquelle on peut passer de l'un à l'autre, puisque le sensible est l'image de l'intelligible, intéresse moins parce qu'elle explique le monde sensible que parce qu'elle permet de remonter à ce qui est en soi sans rapport au monde. [...] La philosophie de ce temps est une manière de description des paysages métaphysiques où l'âme se transporte par une sorte d'entraînement spirituel.
[...406...]
Plotin (205-270), élève d'Ammonius de 232 à 243, le quitte pour suivre l'empereur Gordien dans son expédition contre les Perses ; en 245 il est à Rome, où il reste jusqu'à sa mort ; il y réunit quelques disciples enthousiastes, et parmi eux Porphyre qui fut son secrétaire. C'est sur les instances de ces disciples, semble-t-il, qu'il se décide très tardivement, en 255, à écrire et à publier. Il rédigeait fort vite et sans revoir, confiant à Porphyre le soin des corrections matérielles ; ainsi sont nés, dans un ordre de succession que nous donne Porphyre en sa Vie de Plotin, les cinquante-quatre traités dont Porphyre, après la mort de Plotin, a donné une édition d'ensemble en les groupant en six Ennéades, ou groupes de neuf. Ces traités paraissent reproduire fidèlement son enseignement oral ; ils ne donnent pas du tout un exposé suivi et progressif de la doctrine, mais plutôt une série de conférences élucidant des points particuliers [...]
L'on a vu les stoïciens (et Plotin reprend formellement leur thèse) soutenir que le degré de réalité d'un être dépendait du degré d'union de ses parties, depuis le tas de pierre, aux parties seulement juxtaposées, jusqu'à l'être vivant dont toutes les parties sont maintenues par la tension de l'âme, en passant (407) par un corps collectif, tel qu'un choeur ou une armée. On peut concevoir l'union s'accroissant au point que les parties se fusionnent et deviennent de plus en plus inséparables : ainsi l'on ne peut parler dans le même sens des parties d'un corps vivant et des parties d'une science ; dans un corps vivant, les parties sont solidaires, mais localement séparées ; dans une science, une partie c'est un théorème, et chaque théorème contient en puissance tous les autres ; on voit ainsi comment un degré d'unification de plus nous fait passer du corporel au spirituel.
Mais, toute réalité où l'union des parties n'est pas parfaite suppose au-dessus d'elle une unité plus achevée ; ainsi la sympathie mutuelle des parties d'un corps vivant ou des parties du monde suppose au-dessus d'elle une unité plus parfaite, celle de l'âme, qui les contient ; l'union des théorèmes d'une science suppose l'unité d'une intelligence qui les saisit. Sans cette unité supérieure tout s'éparpille, s'effrite et perd son être. Rien n'est que par l'Un ; Aristote a eu tort de dire que l'être et l'un sont toujours convertibles : en réalité l'être est toujours subordonné à l'Un ; l'Un est le principe de l'être. Mais à une condition : c'est que cette unité ne soit pas une unité purement formelle et vide, mais contienne toute la réalité qui se développera en son produit : l'âme d'un vivant contient en elle, à l'état de raisons séminales inséparables les unes des autres, tout le détail du corps vivant ; rien de réel qui ne vienne d'elle. A cette condition, on voit la portée du mode d' intelligibilité qu'emploie Plotin, qui consiste à faire comprendre une réalité quelconque en la rapportant à une unité plus parfaite [n.: Ennéade, VI, traité 9].
Pourtant Plotin abandonne entièrement la théorie stoïcienne, dont il a quelquefois employé les formules ; pour les stoïciens, on s'en souvient, l'unification était due à une activité propre de l'agent qui pénétrait dans la matière et, par sa tension, en retenait les parties. Pour Plotin, toute unité est toujours plus ou moins du genre de celle d'une science ; dans une science l'esprit est un parce qu'il contemple un seul et même objet ; ce qui introduit l'unité dans la réalité inférieure, c'est la contemplation du principe supérieur [n.: III, 8]. Dire que l'un (408) est le principe de l'être revient alors à dire que la seule réalité véritable est la contemplation. Non seulement l'intelligence est contemplation de son objet, mais la nature est aussi contemplation, contemplation tacite, silencieuse, inconsciente, du modèle intelligible qu'elle s'efforce d'imiter ; un animal, une plante, un objet quelconque n'ont leur forme (au sens aristotélicien) que dans la mesure où ils contemplent le modèle idéal qui se reflète en eux. Le principe supérieur reste donc en soi, en son inaltérable perfection et immobilité ; rien de lui-même, de son activité ne passe dans la réalité inférieure, puisqu'il s'agit, comme les choses belles, qu'en emplissant les choses de sa lumière et de son reflet autant qu'elles sont capables de le recevoir.
Toutefois, pour bien le saisir, il faut avoir présente l'image fixe d'un cosmos unique, fini et éternel, avec son ordre toujours identique à lui-même, qui obsède l'esprit de Plotin comme celui de tous ses contemporains ; c'est en fonction de cette image que sa doctrine métaphysique prend un sens. Le donné, c'est l'unité du monde sensible, et toutes les réalités intelligibles dont il dépend ne sont que ce même monde, plus contracté et en quelque sorte dématérialisé. Toute la construction métaphysique de Plotin perd beaucoup de son sens si l'on n'accepte, avec l'unicité du monde, son unité, la sympathie de ses parties, son éternité et le géocentrisme [n.: II, I].
Ainsi se comprend la théorie plotinienne des principes ou hypostases : le premier principe, c'est l'Un ou Premier, en qui il n'y a encore aucune division ; il n'est rien, puisqu'il n'y a en lui rien de distinct ; et il est tout, puisqu'il est puissance de toutes choses ; il est comme l'Un du Parménide de Platon, dont on peut successivement tout nier et tout affirmer ; de fait, c'est à ce dialogue que Plotin emprunte le principe de sa théorie de l'Un. Mais c'est aussi au vie livre de la République ; l'Un est en effet aussi le Bien, puisqu'il donne à chaque être son être ; et il est lui-même « au-dessus de l'essence », puisque être, rappelons-le, pour Platon, c'est nécessairement être quelque chose. Or le Premier, Bien ou Un, est une hypostase, sans être une essence ou substance. Le mot hypostase signifie tout sujet existant, que ce sujet soit déterminé ou non ; le mot essence ou substance désigne aussi un sujet existant, (409) une hypostase, mais un sujet déterminé par des attributs positifs et ayant une forme. C'est pourquoi il faut faire attention que ces attributs :
Premier, Un ou Bien, ne soient pas pris pour des propriétés positives ou des formes de l'Un ; ce sont des manières d'en parler, par rapport aux hypostases subordonnées ; il est Premier, comme antérieur à tout autre réalité ; il est Un, comme principe unificateur ; il est Bien, à titre de fin ; mais ces expressions ne disent pas ce qu'il est puisque, à proprement parler, il n'est rien, pas même un, pas même bien, rien qu'un néant superessentiel.[VI,9;V, 1,6;VI,8.]
Pourquoi cet Un ne reste-t-il pas l'unique ? Pourquoi la réalité ne reste-t-elle pas éternellement contractée en lui ? C'est que toute chose parfaite produit, comme l'être vivant, arrivé à l'état adulte, produit son semblable ; production inconsciente, involontaire, due à une sorte de surabondance, comme celle d'une source dont le trop plein s'écoule, comme celle d'une lumière qui se diffuse ; l'être vivant, la source, la lumière ne perdent rien à se répandre, et gardent en eux-mêmes toute réalité ; c'est ce que l'on a appelé, d'une métaphore habituelle, mais qui n'est pas tout à fait juste, la théorie de l'émanation ; il faut dire plutôt, avec Plotin, la procession, la production, ou marche en avant de quelque chose qui vient du principe. Mais le produit cherche à rester le plus près possible de son producteur, dont il reçoit toute sa réalité ; à peine a-t-il procédé qu'il se retourne vers lui pour le contempler. C'est en cet acte de se retourner, ou conversion, que naît (bien entendu d'une naissance éternelle et intemporelle) la seconde hypostase, qui est à la fois Être, Intelligence et Monde intelligible.[V, 1,6;V,2;V,3, 13 sq. ; V, 4.].
Il ne faudrait pas exagérer l'unité systématique de la pensée plotinienne dans la description de cette seconde hypostase ; elle présente plusieurs aspects. C'est d'abord, sous l'aspect du monde intelligible, l'Un en quelque sorte détendu et multiplié : la réalité, indistincte dans l'Un, s'épand en une multiplicité hiérarchisée de genres et d'espèces, que l'on voit se former par une sorte de dialectique (la division platonicienne) et de mouvement spirituel, à partir des genres suprêmes ; encore faut-il bien voir que ce mouvement est éter-(410)nellement achevé, que cette hiérarchie d'intelligibles est éternellement fixée, et que c'est seulement notre pensée qui se meut en la parcourant. Il faut aussi se garder d'exagérer le caractère de multiplicité de ce monde : dans une pareille unité systématique, chaque être contient tous les autres, tout est dans tout : Plotin nous rappelle que la dialectique platonicienne ne procède pas, comme la logique aristotélicienne, par des additions, ajoutant au genre des différences spécifiques pour déterminer l'espèce ; elle procède par division, c'est-à-dire que le genre est un tout concret que l'on sépare pour le diviser en espèces, comme on peut concevoir le monde divisé en ciel et région sublunaire ; le progrès du genre aux
espèces n'est pas un enrichissement, mais un passage du tout aux parties, où les parties garderaient encore la richesse du tout.
De là une conséquence importante : l'intelligible aristotélicien ne désignait que des genres et des espèces ; l'individu réalisé dans le monde sensible contenait donc tous les caractères de la forme spécifique, augmentés d'autres caractères en nombre indéterminé, dus à sa réalisation dans la matière et qui constituaient sa véritable individualité ; on peut penser l'homme, on ne peut penser Socrate, dont l'individualité est due aux mille accidents que la forme spécifique de l'homme a rencontrés en se réalisant : le monde sensible serait donc à certains égards plus que le monde intelligible ! La vérité est au contraire pour Plotin que l'individu existe dans le monde intelligible, ou qu'il y a « des idées des individus ». Plotin n'admet pas d'une manière générale que la forme, pour se réaliser dans le sensible, doive être accrue de caractères positifs, comme les organes de défense, par exemple, ou les organes des sens, qui servent à l'animal sensible, non à l'animal intelligible ; à ces questions : « Quel besoin le lion intelligible a-t-il de griffes, puisqu'il n'a pas à se défendre ? Quel besoin l'être vivant intelligible a-t-il d'organes des sens, en une région où il n'y a nulle chose sensible ? » il répond : « Afin que tout soit, afin que le monde intelligible contienne toutes les richesses possibles » ; la sensation, dans l'être vivant matériel, est non (411) pas, comme le disent les stoïciens, simple impression d'une matière sur une autre, mais garde encore quelque chose de spirituel et d'immatériel qui garantit son origine intelligible. Et Plotin refuse d' expliquer la production des organes des sens par rien de tel qu'un hasard heureux ou une providence attentive ; ils ne sont qu'une imitation dégradée d'une réalité plus haute.
La deuxième hypostase est donc un véritable monde, complet, parfait, et non pas un simple schéma abstrait du monde sensible. La deuxième hypostase est aussi l'être ou essence, c'est- à-dire le contenu concret ou positif d'une chose qui fait d'elle un objet de connaissance. La première hypostase était au- dessus de l'être, et on devait en nier tout caractère positif ; la seconde est l'être même, c'est-à-dire tout ce qui fait que la réalité a une forme qui la rend connaissable.
Enfin, la deuxième hypostase est l'intelligence. Plotin introduit sur ce point des nouveautés qui ont frappé ses contemporains, qui ont notamment beaucoup choqué Porphyre à son entrée dans l'école. L'intelligence est ce qui connaît l'être ou essence ; or, entre l'être ou intelligible, qui est connu et l'intelligence, qui le connaît, il faut admettre, semble-t-il, une distinction : l'être est posé d'abord comme la réalité en acte, puis l'intelligence dont les virtualités s'actualisent lorsqu'elle appréhende l'être ; il est même essentiel au platonisme de poser l'intelligible avant l'intelligence ; c'est Aristote et Anaxagore qui, prenant l'intelligence pour principe, ne savent pas la définir et suppriment l'intelligible. Si un platonicien acceptait l'intelligence comme principe second, c'est qu'il posait comme principe premier l'intelligible, à la manière de Platon qui, dans le Timée, a décrit l'intelligence du démiurge contemplant hors d'elle-même et au-dessus d'elle les modèles idéaux à l'imitation desquels sont produites les choses. Or Plotin ne suit pas du tout cette tradition : il prend à son compte la formule connue d'Aristote : dans la science, la chose sue est identique au sujet qui connaît, et il refuse d'admettre que les intelligibles soient en dehors de l'intelligence. Sans doute, il est fidèle à Platon, lorsqu'il s'agit de mettre au-dessus de l'intelligence une réalité dont elle a la vision ; mais cette réalité, qui est l'Un, n'est plus l'intelligible. Pourquoi donc ce changement si profond ? Rappelons d'abord que si le Timée subordonnait l'intelligence démiurgique aux modèles idéaux, en revanche la République faisait du Bien le principe commun du connaissant et du connu, comme le soleil est le principe commun des choses visibles et de la sensation visuelle ; intelligence et intelligible, connaissant et connu sont ainsi au même niveau.
Ainsi Plotin, lui aussi, se réclamait de Platon.Mais de plus et surtout, la thèse contraire lui paraît introduire en philosophie toutes les difficultés de la théorie de la connaissance des dogmatismes post-aristotéliciens. Si l'intelligible est en dehors de l'intelligence, il faudrait se figurer une intelligence sans pensée actuelle et dans laquelle viennent s'imprimer, par rencontre, les intelligibles, à la manière des sensibles sur les organes des sens ; cette intelligence serait imparfaite, incapable d'appréhender éternellement son objet, incapable d'atteindre la certitude sur son objet dont elle ne posséderait qu'une image. L'Intelligence hypostase doit donc découvriren elle-même toute la richesse du monde intelligible. La pensée d e soi-même lui donne non seulement (comme le cogito augustinien ou cartésien) la certitude formelle de son existence, mais la certitude de son contenu ; sa connaissance s'y arrête, comme elle y commence.
Ici se trouve, semble-t-il, l'unité des spéculations de Plotin sur la seconde hypostase : l'Intelligence est vision de l'Un, et par là même, elle est connaissance de soi et connaissance du monde intelligible ; il ne faut pas se figurer le monde intelligible à la façon d'un être inerte qui ne serait pas en même temps une pensée ; rappelons-nous que l'être est contemplation : la conception la plus profonde que l'on puisse avoir du monde intelligible est celle d'une société d'intelligences ou, si l'on veut, d'esprits dont chacun, en se pensant, pense tous les autres et qui ne forment donc qu'une Intelligence ou Esprit unique.
Comme l'Un produit l'Intelligence, l'Intelligence produit une troisième hypostase qui est l'Ame. Le théorie plotinienne de l'âme est encore plus complexe que sa théorie de l'Intelligence. Pour bien en saisir la portée, il faut opposer, comme le fait sans cesse Plotin, ce qu'Aristote pensait de l'âme à ce (413) qu'en pensaient, non sans une certaine concordance, platoniciens et stoïciens ; nous aurons ici un des motifs de dissentiment qui ont paru les plus graves à cette époque entre Aristote et Platon. Aristote a pour ainsi dire rayé l'âme de son image de l'univers ; les moteurs des cieux sont des intelligences ; l'âme n'apparaît que dans les corps vivants sublunaires, à titre de forme du corps, notion tout intellectuelle d'un physiologiste qui cherche le principe des fonctions corporelles ; l'âme, comme siège de la destinée, a disparu. Au contraire, dans le Phèdre, le Timée et les Lois, comme chez les stoïciens, il y a une âme du monde, rectrice du monde sensible, à laquelle les âmes individuelles, âmes des astres et âmes des hommes, sont consubstantielles et dont elles ne sont que des fragments. Ce n'est pas là une différence de terminologie, mais une opposition profonde dans la conception de l'univers et de la destinée ; de l'univers d'abord qui est un être vivant et dans lequel, par conséquent, les mouvements généraux (mouvements circulaires des astres) sont dus non pas à la propriété d'une quintessence dont la nature est de se mouvoir circulairement, mais à l'influence d'une âme qui domine l'élément igné qui compose le ciel et lui fait prendre, contrairement à sa nature, le mouvement circulaire, ce mouvement de retour sur soi, qui est une imitation du sien propre ; il n'est rien qui fasse plus horreur au platonicien que la quintessence aristotélicienne ; partisan de l'unité substantielle du cosmos et de la sympathie de ses parties, il y voit non sans raison la négation de cette thèse. Opposition aussi dans la conception de la destinée, puisque les âmes individuelles ont, dans le détail du gouvernement des choses, le même rôle que l'âme du monde a dans l'ensemble ; leur destinée fait donc partie d'un plan d'ensemble et Plotin développe avec prédilection la vieille image des diatribes, le monde, théâtre où la providence assigne à chacun son rôle.
Sans songer à cette vision du monde, à cette fonction cosmique des âmes, on ne saurait comprendre la nature de la troisième hypostase. Car l'âme n'est que le monde intelligible, mais plus divisé, plus détendu, non encore étendu pourtant, ou du moins non encore étendu d'une étendue matérielle, (414) puisque l'âme a pour propriété d'être tout entière à la fois dans toutes les parties du corps vivant qu'elle anime, disposée pourtant à répartir son influence dans le lieu et dessinant en elle, comme l'âme du monde du Timée, les divisions du monde. L'âme est en un mot l'intermédiaire entre le monde intelligible et le monde sensible, touchant au premier parce que, procédant de lui, elle se retourne vers lui pour le contempler éternellement, touchant au second, parce qu'elle l'ordonne et l'organise. Encore ne sont-ce là deux fonctions diverses qu'en apparence : en réalité, elle n'organise, nous le verrons, que parce qu'elle contemple, par une influence qui émane d'elle sans qu'elle le veuille ; comme si les figures auxquelles pense un géomètre se dessinaient d'elles-mêmes ; elle n'a pas une fonction active et providentielle à côté de sa fonction contemplative ; purement contemplante, restant en haut, elle agit. A cette triade d'hypostases s'arrête la série des réalités divines où le mal ne pénètre pas. Est-ce là une théologie ? Plotin ne prononce jamais le nom de Dieu (sauf dans un texte suspect) à propos du premier principe ; ce nom ne revient fréquemment dans ses écrits qu'à propos des âmes rectrices du monde ou des astres qui, seules, sont proprement pour lui des dieux et à propos desquels il défend le polythéisme hellénique. D'autre part, Plotin a tenu à séparer les actes cultuels de la religion et les spéculations sur lès principes : longuement, il parle de la divination astrologique, de la prière et du culte des statues, afin de montrer que l'efficace de ces actes cultuels, qu'il ne nie pas, provient non pas de l'action d'un dieu sur le monde en réponse à cet acte (comme si les astres bienheureux pouvaient s'occuper des sottises humaines), mais de la sympathie qui lie l'une à l'autre les parties du monde, tout acte cultuel étant en somme analogue à une incantation qui produit ses effets, à la seule condition qu'elle soit bien exécutée. Entre cette religion qui tend au rite pur et l'accès de l'âme aux réalités intelligibles, il n'y a aucun rapport. Remarquons, à ce sujet, à quel point sa théorie des hypostases est différente de la théorie philonienne des intermédiaires, dont on la rapproche si souvent mal à propos ; l'intermédiaire (415) philonien, le Verbe qui châtie ou récompense, va en quelque sorte au devant des besoins de l'âme humaine, et n'a d'autre rôle que le souci du bien des hommes ; l'hypostase plotinienne n'a aucune volonté de bien, aucune intention de sauver les hommes ; c'est l'opposition, mille fois rencontrée, de la dévotion sémite et de l'intellectualisme hellénique ; chez Plotin, chaque hypostase n'est qu'une contraction, une unification toujours plus haute du monde, jusqu'à l'unité absolue.
Toutefois, avec une restriction : en cette réalité ineffable, dénuée de caractères positifs, qu'est l'Un, Plotin discerne une infinité et une indétermination qui en font quelque chose d'autre que la simple raison abstraite de l'unité du monde. Dans le traité qu'il a écrit Sur la liberté et la volonté de l'Un (VI, 8), on voit naître dans le Premier une sorte de vie positive et indépendante ; ce n'est point seulement l'indépendance que possèdent le monde intelligible ou le monde sensible, c'est-à-dire la faculté de se suffire à soi-même sans besoin de l'extérieur (cela c'est l'indépendance d'une essence, mais encore le monde est-il lié à sa propre essence qu'il ne peut quitter) ; l'indépendance du Premier est l'absolue liberté, le fait de pouvoir être ce qu'il veut sans se lier à aucune essence ; une sorte de puissance indéfinie de métamorphoses, qui ne s'arrête à aucune forme. Il y a là quelque chose de nouveau et qui n'est pas chez Platon ; Platon avait parlé d'un principe suprême qui était limite, mesure et rapport fixe, donc toujours conçu relativement à l'ordre dont il était le principe. L'Un infini de Plotin est liberté absolue, la réalité qui est ce qu'elle est par soi, par rapport à soi et pour soi 15. Définir la réalité la plus profonde, comme indépendante des formes où l'esprit fixe les êtres, tel est le propre du platonisme ; mais il s'ensuit qu'elle ne pourra être atteinte que par des méthodes indépendantes des méthodes intellectuelles, puisque l'intelligence n'a affaire qu'à de l'être défini et limité. Au-dessous de la triade des hypostases divines, Plotin admet encore une autre hypostase, qui est la matière. Tandis qu'Aristote définit la matière par relation à la forme et en fait toujours un relatif, Plotin en fait au contraire une réalité absolue. Tandis qu'Aristote considère la matière (sauf la matière première) (416) comme indéterminée seulement par rapport à une forme (l'airain par rapport à la statue), bien qu'elle puisse être déterminée en elle-même, Plotin n'admet qu'une matière complètement indéterminée, et même indéterminable ; car la façon dont la forme existe dans la matière ne rend pas celle-ci plus déterminée ; la forme, en la quittant, la laisse aussi pauvre de détermination qu'elle l'avait trouvée ; la matière est impassible, elle est l'absolue pauvreté du mythe du Banquet. Aussi n'y a-t-il pas union véritable de la forme et de la matière ; il faut plutôt dire que le sensible est un simple reflet passager de la forme dans la matière, et qui n'affecte pas plus la matière que la lumière n'affecte l'air qu'elle remplit.
Cette incapacité de recevoir la forme et l'ordre, de la posséder, de la garder, cette impossibilité de dire : moi, d'avoir un attribut positif, c'est le mal en soi, et c'est la racine de tous les maux qui existent dans le monde sensible. Le mal n'est pas en effet une simple imperfection puisque, alors, il faudrait dire que l'Intelligence est mauvaise parce qu'elle est inférieure à l'Un. Vice, faiblesse de l'âme, tout ce qui paraît être le mal en soi, n'est un mal que parce que l'âme est entrée en contact avec la matière, est plongée dans le devenir à cause de ce contact ; elle s'en purifie non pas en s'en rendant maîtresse, mais en la fuyant. Si cette matière existe pourtant, c'est parce qu'il faut que tout degré de réalité soit épuisé ; elle n'est pas indépendante de l'Un ; elle en est seulement comme le dernier reflet, avant l'obscurité complète du néant. Dans l'appréciation de Plotin sur l'origine du mal, nous rencontrons simultanément deux théodicées de principes fort différents : dans l'une, celle dont nous venons d'indiquer le principe, le mal c'est la matière, et la chose sensible est un reflet dans un reflet ; on y échappera en revenant aux réalités. L'autre, celle qu'il développe en ses derniers écrits, en est bien différente : le logos ou raison, principe d'harmonie, joue le beau jeu du monde, et chaque être a dans le monde une place et un rôle qui le font convenir avec l'harmonie du tout ; il pâtit ou subit tout ce qui convient en cette qualité ; la souffrance qu'il subit (comme celle de la tortue trop lente pour échapper au choeur qui s'avance et la foule aux pieds) peut (417) être un mal pour lui, si on le considère isolément et détaché de tout ; elle n'est pas un mal pour l'univers 18. On voit ici deux thèses étrangères l'une à l'autre : d'une part une théodicée pessimiste n'acceptant comme remède au mal que la fuite hors du monde, dans la réalité suprasensible ; d'autre part une théodicée progressive et optimiste, admettant le remède stoïque de l'assentiment volontaire. Mais sont-elles contradictoires ?
Laideur du sensible, fuyant, évanouissant, indéterminé ; beauté du cosmos, ordonné, harmonieux, réglé par des lois éternelles, c'est l'ascétisme du Phédon, à côté de l'admiration du Timée pour l'art du démiurge : deux sentiments distincts, mais non contradictoires, puisqu'ils répondent à la dissociation du monde sensible en ses facteurs réels, abaissant d'une part notre vue vers l'indétermination de la matière, et l'élevant d'autre part vers l'âme du monde et la région suprasensible. La beauté que nous admirons en úne chose, Plotin l'a dit dans le premier traité qu'il ait écrit, Du beau (I, 6) , n'est point une simple disposition des parties de cette chose, c'est le reflet d'une idée effectivement dans le monde sensible et auquel nous sommes renvoyés par une dialectique nécessaire qui sépare l'ordre du désordre.
Cette distinction permettra de comprendre la difficile question de la destinée des âmes individuelles. Rappelons que Plotin admet une sorte d'unité de toutes les âmes, toutes les âmes dérivant d'une âme unique, à la manière dont les intelligences dérivent de l'Intelligence. L'âme du monde a préparé pour chacune une demeure correspondante à sa nature et qu'elle doit diriger pendant le temps fixé par l'ordre des choses. L'âme dirige le corps, on s'en souvient, seulement parce qu'elle contemple l'ordre intelligible ; tournée ou convertie vers ce monde et étant par là elle-même intelligence, elle reste auprès de l'intelligence, tandis qu'un reflet d'elle-même va éclairer et vivifier le corps. Mais, parce que le lien qui unit les âmes est plus détendu que celui qui unit les intelligences, l'âme peut se retourner vers son reflet ; alors, au lieu de contempler son modèle, elle voit son reflet ; comme Narcisse attiré par son image et se noyant pour l'étreindre, elle se (418) précipite vers lui, et elle est désormais asservie aux changements du monde sensible, sujette aux mille inquiétudes relatives à son corps et à de faux biens qui lui échappent. Telle est la descente de l'âme ; et sa destinée dans la vie future dépend, par une sorte de justice immanente, du péché qu'elle a commis ainsi.
Le but de l'éducation philosophique est la restitution de l'âme dans son état originaire de contemplation ; mais ici il faut bien entendre une doctrine qui n'est pas simple ; on ne pourra la comprendre que par une distinction entre mon âme et moi-même. En réalité l'ordre du monde implique que l'intelligence de l'âme (ou partie de l'âme qui contemple l'intelligence) reste éternellement convertie vers le monde intelligible, puisque c'est de cette contemplation que dérive l'existence même du corps qu'elle dirige ; c'est moi qui, au lieu de rester au niveau de ma propre intelligence, descend vers le reflet que mon âme projette ; le moi, c'est cette âme intermédiaire qui est entre l'âme intellectuelle et son reflet et qui peut aller tantôt vers l'un, tantôt vers l'autre, tandis que la partie supérieure de l'âme « reste en haut ». Dans un monde, aussi fixe et arrêté que celui de Plotin, la destinée et l'histoire ne peuvent s'introduire que si on laisse cette réalité, que Plotin appelle souvent l'âme et que nous appelons le moi, passer d'une région à une autre ; la destinée de l'âme (ou du moi) , c'est le changement qui s'opère en elle, lorsqu'elle s'imprègne successivement de tous les paysages métaphysiques à travers lesquels elle passe.
Autant de niveaux de réalité, autant de manières de vivre possibles pour l'âme : au bas, la vie dans le monde sensible, qu'il s'agisse de la vie de plaisir où l'âme est complètement passive, ou de la vie active, dont la règle est donnée par les vertus sociales qui dirigent l'action. Plus haut la réflexion, où l'âme se recueille en elle-même, jugeant et raisonnant ; c'est, par excellence, le niveau intermédiaire où l'âme est maîtresse d'elle-même. Au-dessus de cette pensée discursive, procédant par démonstration, elle atteint la pensée intuitive ou intellectuelle et monte au niveau de l'intelligence, c'est-à-dire des essences qui ne supposent rien avant elles et sont des données (419) intuitives. Mais l'âme peut encore aller parfois plus haut, jusqu'au Premier ; il ne s'agit plus alors d'une vision intellectuelle ou d'une intuition, puisque l'on ne peut saisir que le déterminé ; il s'agit plutôt d'une espèce de contact, tout à fait ineffable, où l'on ne peut même plus parler d'un sujet qui connaît et d'un objet qui est connu, où cette dualité même est supprimée, où l'unification est complète, où il y a moins une connaissance que jouissance de cet état. De cet état ne peuvent témoigner que ceux qui l'ont éprouvé ; or ils sont rares et, chez eux-mêmes, cet état est rare ; Plotin disait, selon Porphyre, n'y être arrivé que quatre fois ; de plus ils ne pourront en parler que par souvenir ; car au moment où ils l'éprouvent, ils ont perdu toute notion d'eux-mêmes ; tel est le plus haut degré où l'on puisse atteindre, l'extase, supérieure à l'intelligence et à la pensée.