Textes de Tauler

(p.16-17) : sortir de nous-mêmes, être vide.

Mais, en vérité, il nous faut de toute nécessité un retour sur nous-mêmes pour que cette naissance s'accomplisse; il faut nous recueillir fortement, ramener et rassembler intérieurement toutes nos facultés, les inférieures aussi bien que les supérieures, et les rappeler de toute dispersion à la concentration, qui rend plus puissantes toutes les choses unifiées. Si un tireur veut atteindre sûrement son but, il ferme un œil pour que l'autre vise plus juste. Celui qui veut comprendre une chose à fond y emploie tous ses sens et les ramène en ce centre de l'âme d'où ils sont sortis. De même que tous les rameaux viennent du tronc de l'arbre, ainsi toutes nos facultés, celles de la sensibilité, celles de désir aussi bien que celles de lutte sont unies aux facultés supérieures dans le fond de l'âme. Voilà l'entrée en nous-mêmes.

Si nous voulons maintenant sortir de nous, bien plus nous élever en dehors et au-dessus de nous-mêmes, alors nous devons renoncer à tout vouloir, désir et agir propres. Il ne doit rester en nous qu'une simple et pure recherche de Dieu sans plus aucun désir d'avoir rien qui nous soit propre, et en quelque manière que ce soit, sans aucun désir d'être, de devenir ou d'obtenir quelque chose qui nous soit propre, mais avec la seule volonté d'être à lui, de lui faire place de la façon la plus élevée, la plus intime avec lui pour qu'il puisse accomplir son oeuvre et naître en nous, sans que nous y mettions obstacle. En effet, pour que deux êtres puissent n'en faire qu'un, il faut que l'un se comporte comme patient et l'autre comme agent : pour que l'œil puisse percevoir les images qui sont sur ce mur, ou tout autre objet, il doit n'avoir en lui aucune autre image. N'eût-il même qu'une image d'une couleur quelconque, jamais il ne pourrait en percevoir d'autre, de même l'oreille qui est pleine d'un bruit ne peut en percevoir un autre. Ainsi donc tout ce qui doit recevoir, doit être pur, net et vide.

C'est pourquoi saint Augustin nous dit : « Vide-toi pour que-tu puisses être rempli ; sors afin de pouvoir entrer » ; et ailleurs « O toi, âme noble, noble créature, pourquoi cherches-tu en dehors de toi ce qui est en toi, tout entier de la façon la plus vraie et la plus manifeste? et puisque tu participes à la nature divine, que t'importent les créatures et qu'as-tu donc à faire avec elles? » Si l'homme préparait ainsi la place, le fond, Dieu, sans aucun doute, serait obligé de le remplir et, certes, complètement; sinon le ciel se romprait plutôt pour remplir le vide. Mais Dieu peut encore beaucoup moins laisser les choses vides, ce serait contraire à sa nature, à sa justice.

(…) autant tu sors, autant il entre, ni plus ni moins.

(36) : Le seul désir de Dieu.

Dieu ne désire dans le monde entier qu'une seule chose, la seule dont il ait besoin, mais il la désire d'une façon si extraordinairement forte qu'il lui donne tous ses soins. Voici cette seule chose : c'est de trouver vide et préparé le noble fond qu'il a mis dans le noble esprit de l'homme, afin de pouvoir y accomplir son oeuvre noble et divine.

(37) : Deux sortes d’âmes.

Il y a deux catégories d'âmes qui répondent à cette touche intérieure et la suivent de deux manières différentes. Les premières se présentent avec leur subtilité naturelle, leurs conceptions rationnelles, leurs hautes spéculations, avec lesquelles elles troublent le fond. Elles font taire le désir en voulant écouter et comprendre ces grandes pensées. Elles y trouvent un grand apaisement et, dans cette activité de leurs conceptions rationnelles, elles s'imaginent qu'elles sont une Jérusalem et qu'elles ont la paix. D'autres veulent trouver leur satisfaction dans les observances et les pratiques de leur choix, dans la prière, les méditations, soit qu'elles les inventent elles-mêmes ou qu'elles imitent ce qu'elles voient faire à d'autres. C'est par ces exercices qu'elles veulent préparer leur fond; elles y trouvent la paix et s'imaginent alors qu'elles sont tout à fait devenues une Jérusalem. Elles trouvent une grande paix dans les pratiques de piété et les oeuvres, mais dans celles-là seules, qu'elles ont elles-mêmes réglées, et nulle part ailleurs. Que cette paix soit fausse, on peut le connaître facilement en ce qu'elles demeurent encore dans leurs propres défauts, l'orgueil, la complaisance dans les satisfactions du corps, de la chair, des sens, dans celles que peuvent donner les créatures, dans la malveillance dans le jugement.

(61) L’image de la résille.

L'homme devrait tendre à Dieu avec tant d'application, qu'il n'ait plus d'attention pour toutes ces choses, qui se greffent de droite ou de gauche sur l'une ou l'autre grâce reçues. C'est tout comme quelqu'un qui, de toutes ses forces, regarderait très attentivement un objet à travers une fente étroite ou un treillis serré ; tant qu'il considère avidement, de toutes ses forces, l'objet ainsi regardé, l'intermédiaire ne l'empêche pas de voir; mais dès qu'il dirige son attention sur cet intermédiaire et qu'il se met à l'examiner, alors cet objet interposé, si petit et si mince soit-il, lui cache l'objet qu'il voulait regarder. De même, si petit que puisse être l'intermédiaire, si pures et si nobles que soient les grâces reçues, il suffit de se reposer en elles, de s'y arrêter avec jouissance et satisfaction, pour dresser un obstacle entre vous et Dieu. On aurait dû recevoir Dieu dans ces, dons, lui rapporter ceux-ci et, avec eux, se plonger de toutes ses forces dans la source d'où ils sont sortis.

(178) Douceur spirituelle.

Voilà précisément ce qui arrive à l'homme : aussi souvent qu'il se tourne vers Dieu avec reconnaissance, aussi souvent qu'il s'offre à Dieu avec amour et gratitude, Dieu vient au-devant de lui, à chaque instant, avec cent mille fois plus de dons, de grâces et de consolations. Et de la sorte la douceur spirituelle nous devient un secours qui nous conduit à Dieu et vers un plus grand bien. Nous devons en user, mais non pas en jouir. C'est comme quelqu'un qui voyage en voiture : il n'en use pas pour son plaisir, il en use pour son utilité et n'y met pas sa pleine satisfaction ; ainsi doit-on chercher son profit dans les dons de Dieu, mais ne mettre sa pleine jouissance qu'en Dieu.

(181-182) La prière des hommes privilégiés est d’un seul regard

La véritable prière, qui est une véritable ascension en Dieu, élève si bien le cœur que Dieu peut entrer dans le fond le plus pur, le plus intime, le plus noble, le plus intérieur où est la véritable unité, et dont saint Augustin dit qu'il y a dans l'âme un abîme mystérieux […]

L'esprit se fond ici tout entier [en Dieu], il s'abîme en Lui, [en se détachant] de soi-même ; il est entraîné dans le feu ardent de la charité qui est essentiellement et par nature, Dieu lui-même. De cet état, ces hommes privilégiés s'abaissent ensuite de nouveau vers tous les besoins de la sainte chrétienté et ils s'emploient alors, avec une sainte prière et un saint désir, à demander tout ce que Dieu veut qu'on lui demande ; ils s'occupent de leurs amis, des pécheurs, des âmes du purgatoire, ils pourvoient en toute charité aux besoins de chaque homme en toute la sainte chrétienté, non pas en priant individuellement pour dame Mathilde ou Cunégonde, mais d'une manière toute simplifiée et essentielle. De même que d'un seul regard, je vous contemple tous ici, assis devant moi, ainsi embrassent-ils tout d'un seul regard, comme le font les contemplatifs. Puis ils reportent leurs regards dans l'abîme de l'amour, dans la fournaise d'amour, et s'y reposent. Alors cette ardente flamme d'amour retombe comme une rosée, sur tous ceux qui, dans la sainte chrétienté, sont dans le besoin, pour, de là, retourner bientôt dans l'abîme divin, à l'aimable repos des silencieuses ténèbres.

C'est ainsi qu'ils entrent et sortent et demeurent cependant toujours dans l'aimable et silencieux abîme où est leur être, leur vie, où est aussi tout leur agir et tout leur mouvement. Où qu'on les rencontre, on ne trouve jamais en eux qu'une vie divine. Leur conduite, leurs opérations, leurs manières sont tout à fait divines. Ce sont de nobles hommes, utiles à toute la chrétienté; ils servent à l'amélioration de tous les hommes, à la gloire de Dieu, à la consolation de tous. Ils habitent en Dieu et Dieu habite en eux. Partout où on les rencontre, il faut les louer. Puissions-nous tous arriver à ce degré. Qu'à cela Dieu nous aide! Amen.

(212-213) Elan,Calme, silence, unification.

Quand la nature a fait ainsi ce qu'elle doit faire et ne peut pas aller plus loin, étant arrivé au plus haut degré, le divin abîme vient et fait jaillir ses étincelles dans l'esprit. Par la vertu de ce secours surnaturel, l'esprit transfiguré et purifié est tiré hors de lui-même et jeté dans une recherche et un désir de Dieu, dont l'élan extraordinaire, purifié ne saurait s'exprimer. Les pensées sont alors immensément au-dessus de la terre, car cela se fait par la vertu divine, et cette conversion dépasse toute intelligence et tout sentiment; elle est merveilleuse et inimaginable. Bien que cette conversion soit très élevée au-dessus de toutes les autres, ces dernières l'ont préparé et toutes y ont aidé : bons vouloirs, pensées, désirs, paroles et actions, souffrances et tristesses; rien n’a été inutile. Une telle conversion ne peut être le don ni d'un ange ni d'un saint, ni provoquée par rien de ce qui est au ciel et la terre, mais seulement par l'abîme divin, dans toute son immensité. Car cela dépasse de loin tout exercice, étant l'œuvre de la vertu divine; cela dépasse toute mesure, puisque cela provient de l'immensité divine. Dans cet état, l'esprit, purifié et transfiguré, se plonge dans les divines ténèbres, dans un calme silence et dans une inconcevable et inexprimable unification. En cet engloutissement se perd toute convenance et toute disconvenance ; en cet abîme, l'esprit perd conscience de lui-même, et ne sait plus rien ni de Dieu, ni de lui-même, ni de la disconvenance, plus rien de rien, car il s'est abîmé dans l'unité de Dieu et a perdu le sentiment de toute distinction.

Mes chers enfants, celui qui veut éprouver cela, doit mourir à lui-même et à toutes créatures, vivre uniquement et exclusivement pour Dieu, ne plus vivre dans les sens, ni se répandre ici ou là, de telle ou telle manière, dans l'éparpillement de la multiplicité et de l'extériorité. Même les oeuvres qui paraissent bonnes sont de gros obstacles pour un tel homme; mais il ne doit vivre que pour Dieu, uniquement et exclusivement en tout, saisir Dieu en toutes choses et toutes choses en Dieu.

C'est ainsi qu'on arrive à la sainte, délectable et adorable Trinité dont j'avoue ne pouvoir parler, me sentant trop faible et trop indigne.

Que cette grâce nous soit accordée à tous! Qu'à cela Dieu nous aide! Amen.

(221-222) Recueillement, intention contemplative.

Cher enfant, si donc tu veux en arriver à contempler la Trinité dans ton fond, observe avec application les trois points suivants. Premièrement : cherche purement et exclusivement, en toutes choses, Dieu et la gloire de Dieu et rien de ce qui touche à ton intérêt personnel. Deuxièmement : dans toutes tes oeuvres et démarches, garde une attention appliquée à toi-même, considère avec persévérance ton insondable néant et vois avec attention ce qui te préoccupe et ce qui est en toi. Troisièmement : ne prête aucune attention à ce qui est en dehors de toi et ne t'est pas confié. Ne t'en occupe pas et laisse le bien pour ce qu'il vaut; quant à ce qui est mal, ne le juge pas et ne cherche pas à t'en informer. Recueille-toi dans le fond et demeures-y, prêtant attentivement l'oreille à la voix du Père qui se fait entendre en toi. Il t'appelle en lui et te donne une telle richesse que, si c'était nécessaire, tu pourrais donner satisfaction aux questions de tous les prêtres de l'Église, tellement sont claires les lumières dont est doté et illuminé l'homme intériorisé.

 Cher enfant, et si tu venais à oublier tout ce que nous avons dit, retiens seulement ces deux petits points, et tu arriveras à cette vie intérieure. Premièrement : sois humble, purement et à fond, intérieurement et extérieurement, non pas quant à l'apparence ou en paroles, mais en vérité et dans la pleine conviction de ton intelligence; sois néant dans ton fond et à tes yeux, sans aucun déguisement. Deuxièmement : aie un véritable amour de Dieu, non pas ce que nous nommons amour à la manière sensible, mais un amour de fond, l'amour de Dieu le plus intérieur qui soit. Cet amour n'est pas cette simple intention de Dieu, extérieure et sensible, qu'on entend généralement quand on dit qu'on recherche Dieu, mais une intention contemplative, partant du vouloir foncier, une intention foncière telle qu'est celle de celui qui court au but ou du tireur quand il vise. Puissions-nous tous atteindre ce fond où nous trouverons la véritable image de la Sainte Trinité! Qu'à cela nous aide la Sainte Trinité! Amen.

(306-307)

… Sachez-le donc, ce n'est pas si terrible que vous pensez, d'entrer en relations avec Dieu. […]

Celui-là serait fou qui planterait sa vigne derrière une montagne où le soleil ne luit jamais ou qui, pour regarder le soleil, lui tournerait le dos et en détournerait son visage. Eh bien, sur cent hommes qui prétendent être de braves gens, on en trouve à peine un seul qui se tourne complètement vers la vérité.

(310) Attendre Dieu.

Ainsi, cher enfant, chaque fois qu'il t'est donné de célébrer la grande fête du recueillement intérieur, laisse hardiment la dévotion extérieure […] Quelle que soit la pensée qui excite davantage ta ferveur, plonge avec elle, plein de reconnaissance, dans le fond, et attends-y Dieu. Cet exercice fait avec amour nous met, beaucoup plus que les pratiques extérieures, en disposition de recevoir Dieu; car ce qu'il y a de plus intérieur est toujours ce qu'il y a de meilleur. C'est de l'intérieur que l'extérieur tire toute sa force. C'est comme si tu avais un vin généreux, si fort qu'une seule goutte mise dans un foudre d'eau put changer toute l'eau en bon vin : ainsi en est-il de la vie intérieure, dont une seule goutte donne une valeur supérieure à toute la vie extérieure.

Or, on trouve des hommes qui ont de grands vases aux larges dimensions; ils savent méditer et s'intérioriser avec aisance ; mais c'est à peine s'ils ont deux pouces de profondeur : ils manquent d'humilité et de cette charité universelle. Saint Augustin dit « Ce qui importe n'est pas la longueur du temps ni le grand nombre des oeuvres, mais la grandeur de l'amour. » On voit bien cela par ceux qui travaillent le blé et le vin ; ce n'est pas à eux qu'est donné le meilleur, ils mangent du pain de seigle et boivent de l'eau.

(323-325) Chemins déserts, être simple.

Voici maintenant le second degré. Quand Dieu a entraîné l'homme bien loin de toutes choses, qu'il n'est plus un enfant, quand il l'a fortifié par le rafraîchissement de la douceur, il donne alors en vérité du pain de seigle bien dur à celui qui est maintenant devenu homme et parvenu à l'âge de la maturité. A un homme de cet âge, une nourriture solide et forte est bonne et utile; il n'a plus besoin de lait et de pain blanc. Alors se présente à lui un chemin bien désert qui est tout à fait sombre et solitaire; c'est là qu'il est conduit. Sur ce chemin, Dieu lui reprend tout ce qu'il lui avait donné. L'homme est alors si complètement abandonné à lui même qu'il ne sait plus rien, absolument rien de Dieu. Il en arrive à une telle angoisse qu'il ne sait plus s'il a jamais été dans le droit chemin, s'il y a un Dieu pour lui ou s'il n'y en a pas, et si lui-même existe ou non, et cela lui devient si singulièrement pénible, si pénible, que ce vaste monde lui paraît trop étroit. Il n'a plus aucun sentiment de son Dieu, il ne sait plus rien de lui et tout le reste lui déplaît. […]

Quand Notre Seigneur a ainsi bien préparé l'homme, par cette insupportable oppression (car cela le prépare mieux que toutes les pratiques que pourraient accomplir tous les hommes), alors le Seigneur vient et porte cette âme au troisième degré. Là, il lui enlève le voile qui lui couvrait les yeux et il lui découvre la vérité; à ce moment se lève dans son éclat le soleil resplendissant qui le tire complètement de toute sa peine. C'est, pour l'homme, comme s'il passait de la mort à la vie. Ici, le Seigneur arrache vraiment l'âme à elle-même pour l'attirer en lui. Là, il la dédommage de toute sa misère, il guérit toutes ses blessures. Dieu fait alors passer l'homme d'un mode encore humain de vie à un mode tout divin, de la détresse la plus complète à une sécurité divine. A ce degré, l'homme est tellement divinisé que tout ce qu'il est et opère, c'est Dieu qui l'est et l'opère en lui. Il est si élevé au-dessus du mode d'être naturel, qu'il devient réellement par grâce ce qu'est Dieu essentiellement par nature. Ici, l'homme a l'impression et le sentiment qu'il est comme perdu; il ne sait, il n'éprouve, il ne sent plus rien de lui-même. Il n'a plus conscience que d'un être tout simple.

Mes enfants, en être arrivé là, en vérité, c'est avoir atteint les dernières profondeurs du véritable abaissement et de l'anéantissement, qui en vérité dépasse les sens et l'intelligence; car c'est ici qu'on a la connaissance la plus vraie de son propre néant, et c'est ici qu'on se plonge le plus profondément dans le fond de l'humilité.

(334) Néant dans le néant, la meilleure situation !

 (le pêcheur favorisé de Dieu a fait une pêche abondante…) Il est juste que l’esprit de propriété soit brisé et rompu, car toute chose qui veut devenir ce qu’elle n’est pas doit se défaire de ce qu’elle est. Ici le corps et l’âme sombrent d’une certaine manière dans la mer profonde. Ils perdent leurs oeuvres et leurs pratiques naturelles, celles qu'ils font de façon naturelle selon leurs facultés naturelles, et quand ils s'enfoncent dans cette mer sans fond, ils n'ont plus ni paroles, ni pensées déterminées. Il se passe alors pour l'homme ce qu'il s'est passé pour saint Pierre qui, tombant à ce moment aux pieds de Notre Seigneur, lui dit des paroles insensées : « Seigneur, éloigne-toi de moi, car je suis un pécheur. » L'homme n'a plus ni paroles ni pensées précises. Voilà un premier phénomène, et en voici un autre. L'homme à ce moment s'abîme si profondément dans son insondable néant, il devient tellement petit, si réduit à rien, qu'il en perd tout ce qu'il a jamais reçu de Dieu; il renvoie purement tout ce bien à Dieu qui en est l'auteur; il le rejette comme s'il ne l'avait nullement acquis, et il se trouve ainsi anéanti et nu autant que ce qui n'est rien et n'a jamais rien acquis. C'est ainsi que le néant créé s'enfonce dans le néant incréé, mais c'est là un état qu'on ne peut ni comprendre, ni exprimer.

C'est ici que se vérifie la parole du prophète dans le psaume « L'abîme appelle l'abîme » [Ps 42, 8.].L'abîme créé appelle en soi l'abîme incréé, et les deux abîmes ne font plus qu'une seule unité, un pur être divin. Là l'esprit s'est perdu dans l'esprit de Dieu, il s'est noyé dans la mer sans fond. Et cependant, mes enfants, ces hommes sont en meilleure situation qu'on ne peut le comprendre et le concevoir. Cet homme devient alors un homme si profondément humain [Littéralement : si essentiel], si dégagé d'individualisme, si vertueux, si bon, d'une conduite si pleine de charité, familier et affable avec tout le monde, [et] cependant, l'on ne peut voir ou découvrir en lui aucun défaut. Ces hommes sont vis-à-vis de tous confiants et miséricordieux; ils ne sont ni sévères ni durs, mais cléments, et il n'est pas à croire que de telles gens  puissent jamais être séparés de Dieu. Que ce soit là notre partage à tous! Qu'à cela Dieu nous aide! Amen.

(414) néant.

Cher enfant, si tu tiens pour quelque chose n'importe lequel de tes actes ou n'importe laquelle de tes pratiques, comme si cela avait quelque valeur, mieux vaudrait de beaucoup que tu ne fasses rien et que tu t'appliques à considérer que tu n'es rien, que tu ne vaux rien, que tu ne peux rien, plutôt que de demeurer en quelque activité que ce soit extérieure ou intérieure, et d'oublier ton néant.

(427) se tenir en paix.

L'homme s'intériorise et il se tient en paix en tout événement, quoi qu'il arrive, et il n'a pas beaucoup d'affairement, mais il demeure dans un tranquille repos, prêt à aller partout où le Seigneur veut le conduire et à coopérer à ce que le Seigneur veut, tout comme un serviteur qui se tient devant la table de son maître et ne fait autre chose que regarder son maître, afin d'être prêt à accomplir ses désirs.

(442) S’enfoncer !

Mes enfants, en deux mots : tout ce en quoi l'homme recherche son repos et qui n'est pas uniquement Dieu, sans mélange, tout cela est vermoulu. […] Ce qui importe est de s'enfoncer, purement et simplement dans ce bien pur, simple, inconnaissable, ineffable et mystérieux qu'est Dieu, en se renonçant à soi-même et à tout ce qui peut se dévoiler en lui. Comme le dit saint Denys : « Que tout s'en tienne à son néant; ne rien savoir, ne rien connaître, ne rien vouloir, si ce n'est en se détachant, ne chercher et ne vouloir rien à soi, mais avoir seulement tout dans une pensée qui se perde en Dieu. » Car Dieu n'est rien de tout ce que tu peux nommer de lui.

(470) Universalité divine.

Quant à la largeur de Dieu, l'homme doit la reconnaître dans la charité universelle qui consiste en ce que Dieu se donne en tous lieux, en tous pays, de toutes manières, et en toute bonne oeuvre. Il n'est rien de si juste et de si universel que Dieu, rien non plus qui soit si près de notre fond le plus intime. Qui le cherchera là, l'y trouvera. Nous le trouvons aussi tous les jours dans le Saint Sacrement, dans tous les amis de Dieu, en toute créature. On doit poursuivre cette largeur avec un vouloir foncier appliqué, intériorisé, libre, affranchi du souci de tout autre chose, et se donner de toutes ses forces au sentiment intérieur de la présence de Dieu.

C'est alors que sont données à l'homme une liberté d'esprit et une grâce transcendante qui élèvent le vouloir foncier au-dessus de toute image et de toute forme et le font planer sur toutes les choses créées.

(492) le rêve de l’enfant et des épines.

il était une soeur de notre Ordre qui avait eu bien souvent le désir de voir Notre Seigneur à l'époque où il était encore enfant. Un jour, au milieu de ses dévotions, Notre Seigneur lui apparut sous les apparences d'un petit enfant, mais qui était enveloppé, emmailloté d'un faisceau d'épines pointues, si bien qu'elle ne pouvait saisir l'enfant sans enfoncer hardiment les mains dans les épines pointues. Et il lui fut donné de comprendre que celui qui désirait posséder cet enfant devait être résolu à souffrir les souffrances les plus aiguës.

(508-510) Faire en bon ordre ce qui se présente, cherchant l’abîme divin.

…faire en bon ordre et intelligence tout ce qui se présente. Mais le même bien divin, qu'on cherche [dans la passivité] à l'Église, on doit le chercher encore en toute activité : qu'on travaille, qu'on parle, qu'on mange, qu'on boive, qu'on dorme ou qu'on veille. Cherche en tout cela le bien divin, et jamais le tien.

[…] Chère enfant! cherche donc tout d'abord le Royaume de Dieu, c'est-à-dire Dieu purement et simplement, rien autre chose. Quand tout attachement aura été rejeté, la volonté de Dieu se fera sur la terre comme au Ciel, de même que le Père l'a voulu' de toute éternité au Ciel, c'est-à-dire dans son Fils. Quand l'homme se tient en ces dispositions, ne recherchant, ne voulant, ne désirant que Dieu, il devient lui-même le Royaume de Dieu et Dieu règne en lui. Dans son cœur trône alors magnifiquement le Roi éternel qui le commande et le gouverne ; le siège propre de ce Royaume est dans le plus intime du fond (de l'âme). Quand l'homme, par tous ses exercices, a entraîné l'homme extérieur dans l'homme intérieur et raisonnable, quand ensuite ces deux hommes, c'est-à-dire les facultés sensibles et celles de la raison, sont pleinement ramenées dans l'homme le plus intérieur, dans le mystère de l'esprit, où se trouve la véritable image de Dieu, et quand l'homme ainsi recueilli s'élance dans l'abîme divin dans lequel il était éternellement en son état d'incréé, alors, si Dieu trouve l'homme venant de Lui en toute pureté et détachement de ce qui n'est pas Dieu, l'abîme divin s'incline et descend dans le fond purifié qui vient à Lui, et il donne au fond créé une forme supérieure et, par cette forme supérieure de vie, il l'attire dans l'incréé, de telle sorte que l'esprit n'est plus qu'un avec Dieu. Si l’homme pouvait se voir en cet état, il se verrait en telle noblesse qu'il croirait pleinement être Dieu et qu'il se verrait cent mille fois plus noble qu'il ne l'est en lui-même. Il verrait toutes ses pensées, toutes ses intentions, toutes ses paroles et ses oeuvres, toutes ses pratiques$ et aussi celles de tous les autres hommes; tout ce qui est jamais arrivé, tu le connaîtrais à fond, si tu pouvais arriver à ce royaume et dans cette noblesse; là, tu oublierais et perdrais toute sollicitude. Voilà le Royaume qu'on doit chercher tout d'abord ainsi que sa justice, de telle sorte qu'on le prenne comme le vrai but de toutes nos intentions, dans toutes nos œuvres, sans y rien ajouter, et qu'on se confie en lui. De même que Dieu ne peut jamais trop aimer les hommes', ainsi l'homme ne peut jamais trop se confier à Dieu, à la condition toutefois que sa confiance soit de bonne façon et qu'il rejette tout souci, comme Dieu l'a dit.

(584) Passiveté.

L'activité doit venir de Dieu et non de nous, et nous devons accueillir Dieu en nous. C'est que, par sa nature, l'homme est plus apte à souffrir qu'à agir, à prendre qu'à donner, car tout don prépare notre désir, et le dispose à recevoir mille fois plus de dons pourvu que l'homme veuille se tenir oisif et dégagé et dans un calme intérieur, et attendre l'opération de Dieu en lui, et lui céder la place, et laisser agir Dieu en lui, pour y accomplir sa noble oeuvre divine. Car Dieu, lui, est pure activité, mais notre esprit est en lui-même pure passivité. Si donc l'homme demeurait dans son noble état, et se tenait d'une manière dégagée et pure dans la soumission à Dieu, pour que Dieu pût réaliser son oeuvre en lui, et si Dieu le permettait, il en naîtrait une merveilleuse félicité! Laissons donc Dieu agir en nous, pour voir s'accomplir son oeuvre en nous. Qu'à cela Dieu nous aide! Amen!

(654-655) « je ne suis pas ».

Bien chères enfants, celui qui parviendrait seulement à atteindre le fond de l'aveu de son propre néant, celui-là serait parvenu au chemin le plus aimable, le plus direct et le plus court, le plus rapide, le plus sûr menant à la vérité la plus haute et la plus profonde qu'on puisse atteindre en ce siècle. Pour cela, personne n'est trop vieux, ni trop faible, ni trop inexpérimenté, ni trop jeune, ni trop pauvre ni trop riche. Ce chemin c'est : « Je ne suis pas » [note : Ne pas et rien, se disent tous deux : nut. L'idée de Tauler est ici : je ne suis rien]. Ah! quelle valeur ineffable est enfermée dans cette parole : « Je ne suis pas. » Hélas! tournez la chose comme vous le voulez, il y en a bien peu qui veulent cette voie, car toujours nous voulons être quelque chose, oui, Dieu nous le pardonne : nous sommes et nous voulons et voudrions toujours « être ». Cela emprisonne et entrave tous les hommes en général, car il y en a bien peu qui veulent se renoncer : on accomplirait plus aisément dix oeuvres que de s'abandonner à fond.

 

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[1] Œuvres complètes de Jean Tauler, par E.-P. Noël, Tralin, Paris, 1911-1913 [sur le latin de Surius ; comporte de nombreuses œuvres apocryphes et les Institutions ; le 9e et dernier vol. est L’Imitation de la Vie pauvre de N. S. Jésus-Christ, trad. « par un prêtre du diocèse de Strasbourg », 1914] ; Sermons, trad. Hugueny-Théry-Corin,  [rééd. en un vol.], 1991.