Mémoires de Saint-Simon

concernant Fénelon, Madame Guyon

                  et leurs proches

 

 

 

 

Un choix d’extraits établi par Dominique Tronc



 

 

Ce dossier…

Ce dossier contient les principaux extraits des Mémoires du duc de Saint-Simon relatifs aux membres des cercles animés par Madame Guyon et par Fénelon. Il donne des précisions biographiques et historiques portant sur les membres des cercles de la quiétude. Tel savoureux paragraphe sorti de la plume du duc de Saint-Simon réveillera l’attrait du lecteur sur une figure mineure.

Les Mémoires sont un admirable témoignage de la vie de Cour de la dernière décennie du Grand siècle aux trois premières du siècle des Lumières. En outre, malgré la relative jeunesse de leur auteur à l’époque de la « querelle », ils nous apparaissent bien informés et à nos yeux équilibrés : Saint-Simon était l’ami des ducs. Probablement l’intelligence la mieux située pour évoquer les longs parcours des ami(e)s de la quiétude.

Notre relevé fut établi sur l’édition Chéruel dont nous reprenons les chapitres et leurs paginations dans sa réédition récente. S’y ajoutent quelques « Additions au Journal de Dangeau » reprises de l’édition Boislisle [1] et certaines de ses notes choisies dans cette édition « définitive ». On les retrouvera facilement sur un fichier *.docx, comme attachées aux premières occurrences de noms propres (Guyon, Fénelon, Dupuy,…) ou de thèmes (quiétiste,…). Il n’a heureusement pas été nécessaire de recourir à l’édition « définitive » en 42 volumes pour accéder au plein texte de Saint-Simon, car l’édition dirigée par Chéruel [2] s’avère exacte (mais les notes ainsi que les additions propres à Boislisle restent incontournables).


 

La table des matières reprend nos annotations de lecture (tome, chapitre, année, pages dont celle du titre, sujet traité) :

Table des matières

Ce dossier….. 5

Tome 1. 11

ch. 8 1694        117-127  mariage de Saint-Simon ? Avec une Beauvillier. 11

ch.17 1695       283-295  Mme Guyon – Fénelon. 24

ch.18 1696       299, 308-312  Mme Guyon arrêtée. 40

ch.19 1696       312, 320-321  Mme de Miramion. 44

ch.25 1696       392, 406  « tour unique » Mortemart. 45

ch.26 1697       408-411  La Reynie. 46

ch.27 1697       422-439  Lacombe Chevreuse Beauvilliers Fénelon….. 47

Tome 2. 68

ch.8 1698         120-134  Fénelon Maintenon disgrâces Guyon La Reynie Béthune   68

ch.11 1698       167, 176  Seurre Fénelon Bossuet. 83

ch.17 1699       263-269, 284  maximes Beauvilliers Fénelon, Grammont. 83

ch.18 1699       285-286, 300  Fénelon, La Reynie. 89

Tome 3. 91

ch.3 1700         33-37, 43  Beauvillier en Espagne, id. 91

ch.17 1701       328, 339  Maintenon hait Chevreuse  & Mme de Beauvilliers. 95

tome 4. 95

ch.5 1703         102, 110  l'illustre béate sort de la Bastille. 95

ch.12 1703       213-214  duchesse de Mortemart quitte la cour. 96

ch.17 1704       324-327  Montfort tué. 97

ch.18 1704       345, 368  duchesse de Guiche. 99

tome 5. 100

tome 6. 100

ch.8 1708         154, 162-166  mariage fille Mortemart ?. 100

ch.9 1708         183-187  Chevreuse ministre d’État. 104

ch.11 1708       220-232  avec Beauvilliers sur le duc de Bourgogne. 108

ch.12 1708       241, 256  comtesse de Grammont. 120

ch.14 1708       277, 285-286  entrevue duc de Bourgogne à Cambrai 121

ch.19 1708       369, 375-394  campagne du duc de Bourgogne. 122

ch.20 1708       394, 402-406  ibid. 141

ch.21 1708       415, 425  Mme de Noailles. 146

Tome 7. 148

ch.1 1708         1, 5-6   faute de campagne du duc de Bourgogne. 148

ch.7 1709         98-108   projet politique Chevreuse Beauvilliers. 150

ch.8 1709         121-123  hiver terrible. 161

ch.12 1709       196, 200-203, 209 intime à Dampierre, La Reynie. 163

ch.13 1709       212, 222, 227  Grammont vilaine, Loire déborde. 166

ch.15 1709       245-247  Beauvilliers en mission délicate disgrâce Chamillart. 168

ch.17 1709       279-299  Saint-Simon Beauvilliers Chevreuse Marly. 170

ch.23 1709       396, 401-402  Godet bon. 188

Tome 8. 191

Tome 9. 191

ch.12 1711       268, 287-307  Fénelon coquet, après la mort de Monseigneur, retenue   191

ch.14 1711       331-359  brillante situation Beauvilliers, Saint-Simon sur Port-Royal 213

ch.15 1711       359, 366, 378  le Dauphin juste, éclairé…, Beauvilliers avec lui 239

Tome 10. 243

ch.4 1712         78-81, 93-115  la Dauphine meurt, le Dauphin meurt, son éloge   243

ch.5 1712         116. 271

ch.6 1712         134, 139-140    la Dauphine empoisonnée, le Dauphin de même   272

ch.10 1712       225,  237-242   Beauvilliers tance Chevreuse qui raisonne de travers  276

Tome 11. 282

ch.11 1714       173, 185-213   tombeau Beauvilliers. 282

ch.12 1714       194-213   ibid. 292

ch.22 1715       434-447   tombeau Fénelon. 311

tome 12. 321

tome 13. 321

ch.2 1715         17-22, 30    Maintenon. 321

ch.3 1715        32-42        Maintenon. 329

Extraits de la Table analytique du tome 20 et dernier des Mémoires  340

fin   363

 

 


 


 

Tome 1

ch. 8 1694  117-127                      mariage de Saint-Simon ? Avec une Beauvillier

118

Origine de mon intime amitié avec le duc de Beauvilliers jusqu'à sa mort * Louville * Demande en mariage * Il me faut y renoncer      * où je vais chercher des consolations * La Trappe, son réformateur et mon intime liaison avec Iui * Son origine * Procès de préséance de M. de Luxembourg contre seize pairs de France ses anciens *Sa généalogie * M. de Luxembourg, son nom de Bouteville et sa fortune * Ducs à brevet * Mot du cardinal Mazarin à leur sujet * L'empoisonneuse la Voisin * Séjour à la Bastille * Succès à l'armée * Ruses de M. de Luxembourg.

Ma mère, qui avoit eu beaucoup d'inquiétude de moi pendant toute la campagne, désiroit fort que je n'en fisse pas une seconde sans être marié. Il fut donc fort question de cette grande affaire entre elle et moi. Quoique fort jeune, je n'y avois pas de répugnance, mais je voulois me marier à mon gré. Avec un établissement considérable, je me sentois fort esseulé dans un pays où le crédit et la considération faisoient plus que tout le reste. Fils d'un favori de Louis XIII, et d'une mère qui n'avoit vécu que pour lui, qu'il avoit épousée n'étant plus jeune elle-même, sans oncle ni tante, ni cousins germains, ni parents proches, ni amis utiles de mon père et de ma mère, si hors de tout par leur âge, je me trouvois extrêmement seul [3]. Les millions ne pouvoient me tenter d'une mésalliance, ni la mode, ni mes besoins me résoudre à m'y ployer.

 Le duc de Beauvilliers s'étoit toujours souvenu que mon père et le sien avoient été amis, et que lui-même avoit vécu sur ce pied-là avec mon père, autant que la différence d'âge, de lieux et de vie l'avoit pu permettre; et il m'avoit toujours montré tant d'attention chez les princes [4] dont il étoit gouverneur, et à qui je faisois ma cour, que ce fut à lui à qui je m'adressai, à la mort de mon père et depuis, pour l'agrément du régiment, comme je l'ai marqué. Sa vertu, sa douceur, sa politesse, tout m'avoit épris de lui. Sa faveur alors étoit au plus haut point. Il étoit ministre d'État [5] depuis la mort de M. de Louvois, il avoit succédé fort jeune au maréchal de Villeroy dans la place de chef du conseil des finances [6], et il avoit eu de son père la charge de premier gentilhomme de la chambre; la réputation de la duchesse de Beauvilliers [7] me touchoit encore, et l'union intime dans laquelle ils avoient toujours vécu. L'embarras étoit le bien : j'en avois grand besoin pour nettoyer le mien, qui étoit fort en désordre, et M. de Beauvilliers avoit deux fils [8] et huit filles. Malgré tout cela, mon goût l'emporta, et ma mère l'approuva.

 Le parti pris, je crus qu'aller droit à mon but, sans détour et sans tiers, auroit plus de grâce; ma mère me remit un état bien vrai et bien exact de mon bien et de mes dettes, des charges et des procès que j'avois. Je le portai à Versailles, et je fis demander à M. de Beauvilliers un temps où je pusse lui parler secrètement, à loisir et tout à mon aise. Louville [9] fut celui qui le lui demanda. C'étoit un gentilhomme de bon lieu, dont la mère l'étoit aussi, la famille de laquelle avoit toujours été fort attachée à mon père et qu'il avoit fort protégée dans sa faveur, et longtemps depuis par M. de Seignelay [10]. Louville, élevé dans ce même attachement, avoit été pris, de capitaine au régiment du roi infanterie, pour être gentilhomme de la manche [11] de M. le duc d'Anjou [12], par M. de Beauvilliers, à la recommandation de mon père, et M. de Beauvilliers, qui l'avoit fort goilté depuis, ne l'a-voit connu, quoique son parent, que par mon père. Louville étoit d'ailleurs homme d'infiniment d'esprit, et qui, avec une imagination qui le rendoit toujours neuf et de la plus excellente compagnie, avoit toute la lumière et le sens des grandes affaires et des plus solides et des meilleurs conseils.

 J'eus donc mon rendez-vous, à huit heures du soir, dans le cabinet de Mme de Beauvilliers, où le duc me vint trouver seul et sans elle. Là, je lui fis mon compliment, et sur ce qui m'amenoit, et sur ce que j'avois mieux aimé m'adresser directement à lui, que de lui faire parler comme on fait d'ordinaire dans ces sortes d'affaires; et, qu'après lui avoir témoigné tout mon désir, je lui apportois un état le plus vrai, le plus exact de mon bien et de mes affaires, sur lequel je le suppliois de voir ce qu'il y pourroit ajouter pour rendre sa fille heureuse avec moi; que c'étaient là toutes les conditions que je voulois faire, sans vouloir ouïr parler d'aucune sorte de discussion sur pas une autre, ni sur le plus

120 

ou le moins; et que toute la grâce que je lui demandois étoit de m'accorder sa fille et de faire faire le contrat de mariage tout comme il lui plairoit; que ma mère et moi signerions sans aucun examen.

 Le duc eut sans cesse les yeux collés sur moi pendant que je lui parlai. Il me répondit en homme pénétré de reconnoissance, et de mon désir, et de ma franchise, et de ma confiance. Il m'expliqua l'état de sa famille, après m'avoir demandé un peu de temps pour en parler à Mme de Beauvilliers, et voir ensemble ce qu'ils pourroient faire. Il me dit donc que, de ses huit filles, l'aînée étoit entre quatorze et quinze ans; la seconde très-contrefaite et nullement mariable ; la troisième entre douze et treize ans [13]; toutes les autres, des enfants qu'il avoit à Montargis, aux Bénédictines [14], dont il avoit préféré la vertu et la piété qu'il y connoissoit, à des couvents plus voisins où il auroit eu le plaisir de les voir plus souvent. Il ajouta que son aînée vouloit être religieuse; que la dernière fois qu'il l'avoit été voir de Fontainebleau, il l'y avoit trouvée plus déterminée que jamais; que, pour le bien, il en avoit peu [15]; qu'il ne savoit s'il me conviendroit, mais qu'il me protestoit qu'il n'y avoit point d'efforts qu'il ne fit pour moi de ce côté-là. Je lui répondis qu'il voyoit bien, à la proposition que je lui faisois, que ce n'étoit pas le bien qui m'amenoit à lui, ni même sa fille que je n'avois jamais vue, que c'étoit lui qui m'avoit charmé et que je voulois épouser avec Mme de Beauvilliers. « Mais, me dit-il, si elle veut absolument être religieuse? — Alors, répliquai-je, je vous demande la troisième. ». À cette proposition, il me fit deux objections : son âge et la justice de lui égaler l'aînée pour le bien, si le mariage de la troisième fait, cette aînée changeoit d'avis et ne vouloit plus être religieuse, et l'embarras où cela le jetteroit. À la première, je répondis par l'exemple domestique de sa belle-soeur, plus jeune encore lorsqu'elle avoit épousé le feu duc de Mortemart [16]; à l'autre, qu'il me donnât la troisième, sur le pied que l'aînée se marieroit [17], quitte à me donner le reste de ce qu'il auroit destiné d'abord, le jour que l'aînée feroit profession, et que si elle changeoit d'avis, je me contenterois d'un mariage de cadette, et serois ravi que l'aînée trouvât encore mieux que moi.

  Alors, le duc levant les yeux au ciel, et presque hors de lui, me protesta qu'il n'avoit jamais été combattu de la sorte; qu'il lui falloit ramasser toutes ses forces pour ne me la pas donner à l'instant. Il s'étendit sur mon procédé avec lui, et me conjura, que la chose réussît ou non, de le regarder désormais comme mon père, qu'il m'en serviroit en tout, et que l'obligation que j'acquérois sur lui étoit telle qu'il ne pouvoit moins m'offrir et me tenir que tout ce qui étoit en lui de services et de conseils. Il m'embrassa en effet comme son fils, et nous nous séparâmes de la sorte pour nous revoir à l'heure qu'il me diroit le lendemain au lever du roi. Il m'y dit à l'oreille, en passant, de me trouver ce même jour, à trois heures après midi, dans le cabinet de Mgr le duc de Bourgogne, qui devoit être alors au jeu de paume et son appartement désert. Mais il se trouve toujours des fâcheux. J'en trouvai deux, en chemin du rendez-vous, qui, étonnés de l'heure où ils me trouvoient dans ce chemin où ils ne me voyoient aucun but, m'importunèrent de leurs questions; je m'en débarrassai comme je pus, et j'arrivai enfin au cabinet du jeune prince où je trouvai son gouverneur qui avoit mis un valet de chambre de confiance à la porte pour n'y laisser entrer que moi. Nous nous assîmes vis-à-vis l'un de l'autre, la table d'étude entre nous deux. Là, j'eus la réponse la plus tendre, mais négative, fondée sur la vocation de sa fille, sur son peu de bien pour l'égaler à la troisième, si, le mariage fait, elle se ravisoit; sur ce qu'il n'étoit point payé de ses états [18], et sur le désagrément que ce lui seroit d'être le premier des ministres qui n'eût pas le présent que le roi avoit toujours fait lors du mariage de leurs filles [19], et que l'état présent des affaires l'empéchoit

122

d'espérer. Tout ce qui se peut de douleur, de regret, d'estime, de préférence, de tendre, me fut dit; je répondis de même, et nous nous séparâmes, en nous embrassant, sans pouvoir plus nous parler. Nous étions convenus d'un secret entier qui nous faisoit cacher nos conversations et les dépayser, de sorte que, ce jour-là, j'avois conté à M. de Beauvilliers, avant d'entrer en matière, les deux rencontres que j'avois faites; et sur ce qu'il me recommanda de plus en plus le secret, je donnai le change à Louville de ce second entretien, quoiqu'il sût le premier, et qu'il fût un des deux hommes que j'avois rencontrés.

 Le lendemain matin, au lever du roi, M. de Beauvilliers me dit à l'oreille qu'il avoit fait réflexion que Louville étoit homme très-sûr et notre ami intime à tous deux, et que, si je voulois lui confier notre secret, il nous deviendroit un canal très-commode et très-caché. Cette proposition me rendit la joie par l'espérance, après avoir compté tout rompu. Je vis Louville dans la journée; je l'instruisis bien, et le priai de n'oublier rien pour servir utilement la passion que j'avois de ce mariage.

 Il me procura une entrevue pour le lendemain dans ce petit salon du bout de la galerie qui touche à l'appartement de la reine et où personne ne passoit, parce que cet appartement étoit fermé depuis la mort de Mme la Dauphine. J'y trouvai M. de Beauvilliers à qui je dis, d'un air allumé de crainte et d'espérance, que la conversation de la veille m'avoit tellement affligé, que je l'avois abrégée dans le besoin que je me sentois d'aller passer les premiers élans de ma douleur dans la solitude, et il étoit vrai; mais que, puisqu'il me permettoit de traiter encore cette matière, je n'y voyois que deux principales difficultés, le bien et la vocation; que pour le bien, je lui demandois en grâce de prendre cet état du mien que je lui apportois encore, et de régler dessus tout ce qu'il voudroit. À l'égard du couvent, je me mis à lui faire une peinture vive de ce que l'on ne prend que trop souvent pour vocation, et qui n'est rien moins et très souvent que préparation aux plus cuisants regrets d'avoir renoncé à ce qu'on ignore et qu'on se peint délicieux, pour se confiner dans une prison de corps et d'esprit qui désespère; à quoi j'ajoutai celle du bien et des exemples de vertu que sa fille trouveroit dans sa maison.

 Le duc me parut profondément touché du motif de mon éloquence. Il me dit qu'il en étoit pénétré jusqu'au fond de l'âme, qu'il me répétoit, et de tout son coeur, ce qu'il m'a-voit déjà dit, qu'entre M. le comte de Toulouse [20] et moi, s'il lui demandoit sa fille, il ne balanceroit pas à me préférer, et qu'il ne se consoleroit de sa vie de me perdre pour son gendre. Il prit l'état de mon bien pour examiner avec Mme de Beauvilliers tout ce qu'ils pourroient faire tant sur le bien que sur le couvent : Mais si c'est sa vocation, ajouta-t-il, que voulez-vous que j'y fasse? Il faut en tout suivre aveuglément la volonté de Dieu et sa loi, et il sera le protecteur de ma famille. Lui plaire et le servir fidèlement est la seule chose désirable et doit être l'unique fin de nos actions. n Après quelques autres discours, nous nous séparâmes.

 Ces paroles si pieuses, si détachées, si grandes, dans un homme si grandement occupé, augmentèrent mon respect et mon admiration, et en même temps mon désir, s'il étoit possible. Je contai tout cela à Louville, et le soir j'allai à la musique à l'appartement, où je me plaçai en sorte que j'y pus toujours voir M. de Beauvilliers qui étoit derrière les princes. Au sortir de là je ne pus me contenir de lui dire à l'oreille que je ne me sentois point capable de vivre heureux avec une autre qu'avec sa fille, et sans attendre de réponse, je m'écoulai. Louville avoit jugé à propos que je visse Mme de Beauvilliers, à cause de la confiance entière de M. de Beauvilliers en elle, et me dit de me trouver le lendemain chez elle, porte fermée, à huit heures du soir. J'y trouvai Louville avec elle; là, après les remerciements, elle me dit sur le bien et sur le couvent à peu près les mêmes raisons,

124 

 mais je crus apercevoir fort clairement que le bien étoit un obstacle aisé à ajuster, et qui n'arrêteroit pas; mais que la pierre d'achoppement étoit la vocation. J'y répondis donc comme j'avois fait là-dessus à M. de Beauvilliers. J'ajoutai qu'elle se trouvoit entre deux vocations; qu'il n'étoit plus question que d'examiner laquelle des deux étoit la plus raisonnable, la plus ferme, la plus dangereuse à ne pas suivre l'une, d'être religieuse, l'autre, d'épouser sa fille; que la sienne étoit sans connoissance de cause, la mienne, après avoir parcouru toutes les filles de qualité; que la sienne étoit sujette au changement, la mienne stable et fixée; qu'en forçant la sienne on ne gâtoit rien, puisqu'on la mettoit dans l'état naturel et ordinaire, et dans le sein d'une famille où elle trouveroit autant ou plus de vertu et de piété qu'à Montargis; que forcer la mienne m'exposoit à vivre malheureux et mal avec la femme que j'épouserois et avec sa famille.

  La duchesse fut surprise de la force de mon raisonnement et de la prodigieuse ardeur de son alliance qui me le faisoit faire. Elle me dit que si j'avois vu les lettres de sa fille à M. l'abbé de Fénelon [21], je serois convaincu de la vérité de sa vocation; qu'elle avoit fait ce qu'elle avoit pu pour porter sa fille à venir passer sept ou huit mois auprès d'elle pour lui faire voir la cour et le monde sans avoir pu y réussir à moins d'une violence extrême; qu'au fond elle répondroit à Dieu de la vocation de sa fille dont elle étoit chargée, et non de la mienne; que j'étois un si bon casuiste, que je ne lais-sois pas de l'embarrasser; qu'elle verroit encore avec M. de Beauvilliers, parce qu'elle seroit inconsolable de me perdre, et me répéta les mêmes choses tendres et flatteuses que son mari m'avoit dites, et avec la même effusion de coeur. La duchesse de Sully [22] qui entra, je ne sais comment, quoique la porte fût défendue, nous interrompit là, et je m'en allai fort triste, parce que je sentis bien que des personnes si pieuses et si désintéressées ne se mettroient jamais au-dessus de la vocation de leur fille.

  Deux jours après, au lever du roi, M. de Beauvilliers me dit de le suivre de loin jusque dans un passage obscur, entre la tribune et la galerie de l'aile neuve au bout de laquelle il logeoit, et ce passage étoit destiné à un grand salon pour la chapelle neuve que le roi vouloit bâtir. Là, M. de Beauvilliers me rendit l'état de mon bien, et me dit qu'il y avoit vu que j'étois grand seigneur en bien comme dans le reste, mais qu'aussi je ne pouvois différer àapproprié queqleus me marier; me renouvela ses regrets et me conjura de croire que Dieu seul qui vouloit sa fille pour son épouse avoit la préférence sur moi, et l'auroit sur le Dauphin même, s'il étoit possible qu'il la voulût épouser; que si, dans les suites, sa fille venoit à changer et que je fusse libre, j'aurois la préférence sur quiconque, et lui se trouveroit au comble de ses désirs; que, sans l'embarras de ses affaires, il me prêteroit ou me feroit prêter, sous sa caution, les quatre-vingt mille livres qui fai-soient celui des miennes; qu'il étoit réduit à me conseiller de chercher à me marier, et à s'offrir d'en porter les paroles, et de faire son affaire propre désormais de toutes les miennes. Je m'affligeai, en lui répondant, que la nécessité de mes affaires ne me permit pas d'attendre à me marier jusqu'à sa dernière fille, qui toutes peut-être ne seroient pas religieuses : c'étoit en effet ma disposition. La fin de l'entretien ne fut que protestations les plus tendres d'un intérêt et d'une amitié intime et éternelle, et de me servir en tout et pour tout de son conseil et de son crédit en petites et en grandes choses, et de nous regarder désormais pour toujours l'un et l'autre comme un beau-père et un gendre dans la plus indissoluble union. Il s'ouvrit après à Louville, et dans son amertume il lui dit qu'il ne se consoloit que dans l'espérance que ses enfants et les miens se pourroient marier quelque jour, et il me fit prier d'aller passer quelques jours à Paris pour lui laisser chercher quelque trêve à sa douleur par mon absence. Nous en avions tous deux besoin.

126 

  Je me suis peut-être trop étendu en détail sur cette affaire, mais j'ai jugé à propos de le faire pour donner par là la clef de cette union et de cette confiance si intime, si entière, si continuelle et en toutes affaires si importantes de M. de Beauvilliers en moi et de ma liberté avec lui en toutes choses qui sans cela seroit tout à fait incompréhensible dans cette extrême différence d'âge, et du caractère secret, isolé, particulier et si mesuré ou plutôt resserré du duc de Beau-villiers et de cet attachement que j'ai eu toujours pour lui sans réserve ni comparaison.

  Ce fut donc à chercher un autre mariage. Un hasard fit jeter des propos à ma mère de celui de la fille aînée du maréchal-duc de Lorges avec sa charge de capitaine des gardes du corps; mais la chose tomba bientôt pour lors, et j'allai chercher à me consoler à la Trappe de l'impossibilité de l'alliance du duc de Beauvilliers.

  La Trappe est un lieu si célèbre et si connu et son réformateur si célèbre que je ne m'étendrai point ici en portraits ni en descriptions; je dirai seulement que cette abbaye est à cinq lieues de la Ferté-au-Vidame ou Arnault, qui est le véritable nom distinctif de cette Ferté parmi tant d'autres Ferté en France qui ont conservé le nom générique de ce qu'elles ont été, c'est-à-dire des forts ou des forteresses ( firmitas). […]

ch.17 1695 283-295                      Mme Guyon – Fénelon

283

Attitude du prince d'Orange après l'affaire de Namur * Brias, Archevêque de Cambrai * Sa mort * Abbé de Fénelon * A qui il s'était adressé avant de se tourner aux jansénistes * Pour qui il quitte ces derniers * Madame Guyon * Fénelon, précepteur des enfants de France * Comment il arrive à l'intimité de Madame de Maintenon * II lui présente un saint-personnage * Petit troupeau dont il s'approprie quelques ouailles * Sa nomination à l'évêché de Cambrai fut-elle regardée par lui comme une faveur? * Il est sacré par le dictateur de l'épiscopat d'alors * Boucherat, chancelier, ferme sa porte aux carrosses même des évêques * Harlay archevêque de Paris *Sa coquetterie pour l'entretien de son jardin * Une grande dame adoucit l'ennui de sa retraite * Sa mort * A qui va sa dépouille * Coislin, évêque d'Orléans, nommé au cardinalat * Noailles, évêque de Châlons, nommé archevêque de Paris * Son frère évêque de Châlons * Régularisation de la Trappe * Évêque de Langres e Gordes * Ce qu'il disait au roi * Sa mort * l'évêque de Langres se confine dans son diocèse pour une étude secrète * L'abbé de Tonnerre lui succède * Sa modestie * M. le maréchal de Lorges ne sert plus * Forte dissension des princesses.

  Avant de parler de ce qui se passa depuis mon retour de l'armée, il faut dire ce qui se passa à la cour pendant la campagne. M. de Brias, archevêque de Cambrai, étoit mort, et le roi avoit donné ce grand morceau à l'abbé de Fénelon , précepteur des enfants de France. Brias étoit archevêque lorsque le roi prit Cambrai. C'étoit un bon gentilhomme flamand, qui fit très bien pour l'Espagne pendant le siège , et aussi bien pour la France aussitôt après. Il le promit au roi avec une franchise qui lui plut, et qui toujours depuis fut si bien soutenue de l'effet, qu'il s'acquit une considération très-marquée de la part du roi et de ses ministres, qui tous le regrettèrent et son diocèse infiniment. Il n'en sor-toit presque jamais, le visitoit en vrai pasteur, et en faisoit toutes les fonctions avec assiduité. Grand aumônier, libéral aux troupes, et prêt à servir tout le monde, il avoit une grande, bonne et fort longue table tous les jours, il l'aimoit fort et en faisoit grand usage et en bonne compagnie, et à la flamande, mais sans excès, et s'en levoit souvent pour le

284 

moindre du peuple qui l'envoyoit chercher pour se confesser à lui , ou pour recevoir sa bénédiction et mourir entre ses bras, dont il s'acquittoit en vrai apôtre.

  Fénelon étoit un homme de qualité qui n'avoit rien, et qui, se sentant beaucoup d'esprit, et de cette sorte d'esprit insinuant et enchanteur, avec beaucoup de talents, de grâces et du savoir, avoit aussi beaucoup d'ambition. Il avoit frappé longtemps à toutes les portes sans se les pouvoir faire ouvrir. Piqué contre les jésuites, où il s'étoit adressé d'abord comme aux maîtres des grâces de son état, et rebuté de ne pouvoir prendre avec eux, il se tourna aux jansénistes pour se dépiquer, par l'esprit et par la réputation qu'il se flattoit de tirer d'eux, des dons de la fortune qui l'avoit méprisé. Il fut un temps assez considérable à s'initier, et parvint après à être des repas particuliers, que quelques importants d'entre eux faisoient alors une ou deux fois la semaine chez la duchesse de Brancas. Je ne sais s'il leur parut trop fin, ou s'il espéra mieux ailleurs qu'avec gens avec qui il n'y avoit rien à partager que des plaies, mais peu à peu sa liaison avec eux se refroidit, et à force de tourner autour de Saint-Sulpice, il parvint à y en former une dont il espéra mieux. Cette société de prêtres commençoit à percer, et d'un séminaire d'une paroisse de Paris à s'étendre. L'ignorance, la petitesse des pratiques, le défaut de toutes protections, et le manque de sujets de quelque distinction en aucun genre, leur inspira une obéissance aveugle pour Rome et pour toutes ses maximes , un grand éloignement de tout ce qui passoit pour jansénisme, et une dépendance des évêques qui les fit successivement désirer dans beaucoup de diocèses. Ils parurent un milieu très-utile aux prélats qui craignoient également la cour sur les soupçons de doctrine, et la dépendance des jésuites qui les mettoient sous leur joug dès qu'ils s'étoient insinués chez eux, ou les perdoient sans ressource, de manière que ces sulpiciens s'étendirent fort promptement. Personne parmi eux qui pût entrer en comparaison sur rien avec l'abbé de Fénelon ; de sorte qu'il trouva là de quoi primer à l'aise et se faire des protecteurs qui eussent intérêt à l'avancer pour en être protégés à leur tour. Sa piété qui se faisoit toute à tous, et sa doctrine qu'il forma sur la leur en abjurant tout bas tout ce qu'il avoit pu contracter d'impur parmi ceux qu'il abandonnoit , les charmes, les grâces, la douceur, l'insinuation de son esprit le rendirent un ami cher à cette congrégation nouvelle , et lui y trouva ce qu'il cherchoit depuis longtemps , des gens à qui se rallier, et qui pussent et voulussent le porter. En attendant les occasions, il les cultivoit avec grand soin sans toutefois être tenté de quelque chose d'aussi étroit pour ses vues que de se mettre parmi eux, et cherchoit toujours à faire des connoissances et des amis. C'étoit un esprit coquet qui, depuis les personnes les plus puissantes jusqu'à l'ouvrier et au laquais, cherchoit à être goûté et vouloit plaire, et ses talents en ce genre secondoient parfaitement ses désirs.

 

 

Dans ces temps-là, obscur encore, il entendit parler de Mme Guyon [23], qui a fait depuis tant de bruit dans le monde qu'elle y est trop connue pour que je m'arrête sur elle en particulier. Il la vit, leur esprit se plut l'un à l'autre, leur sublime s'amalgama. Je ne sais s'ils s'entendirent bien clairement dans ce système et cette langue nouvelle qu'on vit éclore d'eux dans les suites, mais ils se le persuadèrent, et la liaison se forma entre eux. Quoique plus connue que lui alors , elle ne l'étoit pas néanmoins encore beaucoup , et leur union ne fut point aperçue, parce que personne ne prenoit garde à eux, et Saint-Sulpice même l'ignora.

  Le duc de Beauvilliers devint gouverneur des enfants de France, sans y avoir pensé, comme malgré lui. Il avoit été fait chef du conseil royal des finances , à la mort du maréchal de Villeroy, par l'estime et la confiance du roi. Elle fut telle qu'excepté Moreau que , de premier valet de garde-robe, il fit premier valet de chambre de Mgr le duc de Bour‑

286

gogne, il laissa au duc de Beauvilliers la disposition entière des précepteurs, sous-gouverneurs et de tous les autres domestiques de ce jeune prince, quelque résistance qu'il y fit. En peine de choisir un précepteur, il s'adressa à Saint-Sulpice où il se confessoit depuis longtemps et qu'il aimoit et protégeoit fort. Il avoit déjà ouï parler de l'abbé de Fénelon avec éloge; ils lui vantèrent sa piété, son esprit, son savoir, ses talents, enfin ils le lui proposèrent; il le vit, il en fut charmé, il le fit précepteur. Il le fut à peine qu'il comprit de quelle importance il étoit pour sa fortune de gagner entièrement celui qui venoit de le mettre en chemin de la faire et le duc de Chevreuse, son beau-frère, avec qui il n'étoit qu'un, et qui tous deux étoient au plus haut point de la confiance du roi et de Mme de Maintenon. Ce fut là son premier soin, auquel il réussit tellement au-delà de ses espérances qu'il devint très promptement le maître de leur coeur et de leur esprit et le directeur de leurs âmes. Mme de Maintenon dinoit de règle une et quelquefois deux fois la semaine à l'hôtel de Beauvilliers ou de Chevreuse , en cinquième entre les deux soeurs et les deux maris , avec la clochette sur la table, pour n'avoir point de valets autour d'eux et causer sans contrainte. C'étoit un sanctuaire qui tenoit toute la cour à leurs pieds, et auquel Fénelon fut enfin admis. Il eut auprès de Mme de Maintenon presque autant de succès qu'il en avoit eu auprès des deux ducs. Sa spiritualité l'enchanta; la cour s'aperçut bientôt des pas de géant de l'heureux abbé, et s'empressa autour de lui. Mais le désir d'être libre et tout entier à ce qu'il s'étoit proposé , et la crainte encore de déplaire aux ducs et à Mme de Maintenon , dont le goût alloit à une vie particulière et fort séparée, lui fit faire bouclier de modestie et de ses fonctions de précepteur, et le rendit encore plus cher aux seules personnes qu'il avoit captivées , et qu'il avoit tant d'intérêt de retenir dans cet attachement.

Parmi ces soins , il n'ouhlioit pas sa bonne amie Mme Guyon ; il l'avoit déjà vantée aux deux ducs et enfin à Mme de Maintenon. Il la leur avoit même produite, mais comme avec peine et pour des moments, comme une femme tout en Dieu, et que l'humilité et l'amour de la contemplation et de la solitude retenoient dans les bornes les plus étroites, et qui craignoit surtout d'être connue. Son esprit plut extrêmement à Mme de Maintenon ; ses réserves, mêlées de flatteries fines, la gagnèrent. Elle voulut l'entendre sur des matières de piété , on eut peine à l'y résoudre. Elle sembla se rendre aux charmes et à la vertu de Mme de Maintenon, et des filets si bien préparés la prirent. Telle étoit la situation de Fénelon, lorsqu'il devint archevêque de Cambrai et qu'il acheva de se faire admirer par n'avoir pas fait un pas vers ce grand bénéfice; et qu'il rendit en même temps une belle abbaye qu'il avoit eue lorsqu'il fut précepteur, et qui, jusqu'à Cambrai, fut sa seule possession. Il n'avoit eu garde de chercher à se procurer Cambrai; la moindre étincelle d'ambition auroit détruit tout son édifice, et de plus ce n'étoit pas Cambrai qu'il souhaitoit [24].

  Peu à peu il s'étoit approprié quelques brebis distinguées du petit troupeau que Mme Guyon s'étoit fait, et qu'il ne conduisoit pourtant que sous la direction de cette prophétesse. La duchesse de Mortemart , soeur des duchesses de Chevreuse et de Beauvilliers, Mme de Morstein , fille de la première, mais surtout la duchesse de Béthune [25], étoient les principales. Elles vivoient à Paris, et ne venoient guère à Versailles qu'en cachette et pour des instants, lorsque, pendant les voyages de Marly, où Mgr le duc de Bourgogne n'alloit point encore , ni par conséquent son gouverneur, Mme Guyon faisoit des échappées de Paris chez ce dernier et y faisoit des instructions à ces dames. La comtesse de Guiche [26] , fille aînée de M. de Noailles, qui passoit sa vie à la cour, se déroboit tant qu'elle pouvoit pour profiter de cette manne. L'Échelle [27] et Dupuy [28], gentilshommes de la manche de Mgr le duc de Bourgogne, y étoient aussi ad‑

288

mis , et tout cela se passoit avec un secret et un mystère qui donnoient un nouveau sel à ces faveurs.

  Cambrai fut un coup de foudre pour tout ce petit troupeau. Ils voyoient l'archevêque de Paris menacer ruine ; c'étoit Paris qu'ils vouloient tous, et non Cambrai, qu'ils considérèrent avec mépris comme un diocèse de campagne dont la résidence , qui ne se pourroit éviter de temps en temps, les priveroit de leur pasteur. Paris l'auroit mis à la tête du clergé, et dans une place de confiance immédiate et durable qui auroit fait compter tout le monde avec lui, et qui l'eût porté dans une situation à tout oser avec succès pour Mme Guyon et sa doctrine qui se tenoit encore dans le secret entre eux. Leur douleur fut donc profonde de ce que le reste du monde prit pour une fortune éclatante , et la comtesse de Guiche en fut outrée jusqu'à n'en pouvoir cacher ses larmes. Le nouveau prélat n'avoit pas négligé les prélats qui faisoient le plus de figure, qui de leur côté regardèrent comme une distinction d'être approchés de lui. Saint-Cyr, ce lieu si précieux et si peu accessible, fut le lieu destiné à son sacre, et M. de Meaux , le dictateur alors de l'épiscopat et de la doctrine , fut celui qui le sacra. Les enfants de France en furent spectateurs, Mme de Maintenon y assista avec sa petite et étroite cour intérieure , personne d'invité, et portes fermées à l'empressement de faire sa cour.

  Il y avoit eu cet été une assemblée du clergé , et c'étoit la grande, comme il y en a une grande et petite de cinq ans en cinq ans, c'est-à-dire de quatre ou de deux députés par province. Le chancelier Boucherat , dès qu'il fut dans cette grande place, ferma sa porte aux carrosses des magistrats , puis des gens de condition sans titre, enfin des prélats. Jamais chancelier n'avoit imaginé cette distinction , et la nouveauté sembla d'autant plus étrange , que les princes du sang n'ont jamais fermé la porte de la cour à aucun carrosse. On cria , on se moqua, mais chacun eut affaire au chancelier, et comme en ces temps-ci rien ne décide plus que les besoins, on subit : cela forma l'exemple, et il ne s'en parla plus. À la fin de cette assemblée qui se tenoit à Saint-Germain, elle fit une députation au chancelier pour mettre la dernière main aux affaires, et l'archevêque de Bourges, fils du duc de Gesvres, étoit à la tête. Quand leurs carrosses se présentèrent à la chancellerie à Versailles, la porte ne s'ouvrit point; on parlementa, les députés prétendirent que le chancelier étoit convenu de les laisser entrer, non à la vérité comme évêques, mais comme députés du premier ordre du royaume. Lui maintint qu'ils avoient mal entendu. Conclusion, qu'ils n'entrèrent point, mais aussi qu'ils ne le voulurent pas voir chez lui , et que par accommodement tout se finit entre eux dans la pièce du château où le chancelier tient le conseil des parties

 Harlay, archevêque de Paris, avoit présidé à cette assemblée, et lui qui avoit toujours régné sur le clergé par la faveur déclarée et la confiance du roi qu'il avoit possédée toute sa vie, y avoit essuyé toutes sortes de dégoûts. L'exclusion que peu à peu le P. de La Chaise étoit parvenu à lui donner de toute concurrence en la distribution des bénéfices l'avoit déjà éloigné du roi; et Mme de Maintenon, à qui il avoit déplu d'une manière implacable en s'opposant à la déclaration du mariage dont il avoit été l'un des trois témoins, l'avoit coulé à fond. Le mérite qu'il s'étoit acquis de tout le royaume, et qui l'avoit de plus en plus ancré dans la faveur du roi, dans l'assemblée fameuse de 1682, lui fut tourné à poison quand d'autres maximes prévalurent. Son profond savoir, l'éloquence et la facilité de ses sermons, l'excellent choix des sujets et l'habile conduite de son diocèse, jusqu'à sa capacité dans les affaires et l'autorité qu'il y avoit acquise dans le clergé, tout cela fut mis en opposition de sa conduite particulière, de ses moeurs galantes, de ses manières de courtisan du grand air. Quoique toutes ces

290 

choses eussent été inséparables de lui depuis son épiscopat et ne lui eussent jamais nui, elles devinrent des crimes entre les mains de Mme de Maintenon , quand sa haine depuis quelques années lui eut persuadé de le perdre, et elle ne cessa de lui procurer des déplaisirs. Cet esprit étendu, juste, solide, et toutefois fleuri, qui pour la partie du gouvernement en faisoit un grand évêque, et pour celle du monde un grand seigneur fort aimable et un courtisan parfait quoique fort noblement, ne put s'accoutumer à cette décadence et au discrédit qui l'accompagna. Le clergé, qui s'en aperçut et à qui l'envie n'est pas étrangère, se plut à se venger de la domination quoique douce et polie qu'il en avait éprouvée, et lui résista pour le plaisir de l'oser et de le pouvoir. Le monde, qui n'eut plus besoin de lui pour des évêchés et des abbayes, l'abandonna. Toutes les grâces de son corps et de son esprit, qui étoient infinies et qui lui étoient parfaitement naturelles, se flétrirent. Il ne se trouva de ressource qu'à se renfermer avec sa bonne amie la duchesse de Lesdiguières qu'il voyait tous les jours de sa vie, ou chez elle ou à Conflans, dont il avait fait un jardin délicieux, et qu'il tenoit si propre, qu'à mesure qu'ils s'y promenoient tous deux, des jardiniers les suivaient à distance pour effacer leurs pas avec des râteaux.

  Les vapeurs gagnèrent l'archevêque ; elles s'augmentèrent bientôt, et se tournèrent en légères attaques d'épilepsie. Il le sentit et défendit si étroitement à ses domestiques d'en parler et d'aller chercher du secours quand ils le verraient en cet état, qu'il ne fut que trop bien obéi. Il passa ainsi ses deux ou trois dernières années. Les chagrins de cette dernière assemblée l'achevèrent. Elle finit avec le mois de juillet; aussitôt après il s'alla reposer à Conflans. La duchesse de Lesdiguières n'y couchait jamais, mais elle y allait toutes les après-dînées, et toujours tous deux tout seuls. Le 6 août il passa la matinée à son ordinaire jusqu'au dîner. Son maître d'hôtel vint l'avertir qu'il étoit servi. Il le trouva dans son cabinet, assis sur un canapé et renversé ; il était mort. Le P. Gaillard fit son oraison funèbre à Notre-Dame; la matière était plus que délicate, et la fin terrible. Le célèbre jésuite prit son parti; il loua tout ce qui méritait de l'être, puis tourna court sur la morale. Il fit un chef-d'oeuvre d'éloquence et de piété.

  Le roi se trouva fort soulagé, Mme de Maintenon encore davantage. M. de Reims eut sa place de proviseur de Sorbonne , M. de Meaux celle de supérieur de la maison de Navarre , et M. de Noyon son cordon bleu. Sa nomination au cardinalat et son archevêché demandent un peu plus de discussion. M. d'Orléans l'eut, et d'autant plus agréablement que, ni lui ni pas un des siens, n'avaient eu le temps d'y penser. M. de Paris était mort à Conflans au milieu du samedi 6 août ; le roi ne le sut que le soir. Le lundi matin 8 août, le roi , étant entré dans son cabinet pour donner l'ordre de sa journée à l'ordinaire, alla droit à l'évêque d'Orléans, qui se rangea même, croyant que le roi voulait passer outre; mais le roi le prit par le bras sans lui dire un mot, et le mena en laisse à l'autre bout du cabinet aux cardinaux de Bouillon et de Furstemberg qui causoient ensemble, et tout de suite leur dit : « Messieurs, je crois que vous me remercierez de vous donner un confrère comme M. d'Orléans, à qui je donne ma nomination au cardinalat. » À ce mot, l'évêque qui ne s'attendoit à rien moins, et qui ne savait ce que le roi voulait faire de le mener ainsi, se jeta à ses pieds et lui embrassa les genoux. Grands applaudissements des deux cardinaux, puis de tout ce qui se trouva dans le cabinet, ensuite de toute la cour et du public entier où ce prélat était dans une vénération singulière.

  C'était un homme de moyenne taille, gros, court, entassé, le visage rouge et démêlé, un nez fort aquilin, de beaux yeux avec un air de candeur, de bénignité, de vertu qui captivait en le voyant, et qui touchait bien davantage en le connoissant. Il étoit frère du duc de Coislin , fils de la fille aînée du chancelier Séguier, qui , d'un second lit avec M. de

292 

Laval, avoit eu la maréchale de Rochefort. Le frère du chancelier étoit évêque de Meaux et premier aumônier de Louis XIII, puis de Louis XIV, dont il avoit eu la survivance pour son petit-neveu tout jeune, de manière qu'il avoit passé sa vie à la cour. Mais sa jeunesse y avoit été si pure qu'elle étoit non seulement demeurée sans soupçon , mais que jeunes et vieux n'osoient dire devant lui une parole trop libre, et cependant le recherchoient tous , en sorte qu'il a toujours vécu dans la meilleure compagnie de la cour. Il étoit riche en abbayes et en prieurés , dont il faisoit de grandes aumônes et dont il vivoit. De son évêché qu'il eut fort jeune, il n'en toucha jamais rien , et en mit le revenu en entier tous les ans en bonnes oeuvres. Il y passoit au moins six mois de l'année, le visitoit soigneusement et faisoit toutes les fonctions épiscopales avec un grand soin, et un grand discernement à choisir d'excellents sujets pour le gouvernement et pour l'instruction de son diocèse. Son équipage, ses meubles, sa table sentoient la frugalité et la modestie épiscopales, et, quoiqu'il eût toujours grande compagnie à dîner et à souper et de la plus distinguée, elle étoit servie de bons vivres, mais sans profusion et sans rien de recherché. Le roi le traita toujours avec une amitié, une distinction, une considération fort marquées, mais il avoit souvent des disputes et quelquefois fortes sur son départ et son retour d'Orléans. Il louoit son assiduité en son diocèse, mais il étoit peiné quand il le quittoit et encore quand il demeuroit trop longtemps de suite à Orléans. La modestie et la simplicité avec laquelle M. d'Orléans soutint sa nomination, et l'uniformité de sa vie, de sa conduite et de tout ce qu'il faisoit auparavant, qu'il continua également depuis, augmentèrent fort encore l'estime universelle.

  L'archevêché de Paris ne fut guère plus long à être déterminé , et devint le fruit du sage sacrifice du duc de Noailles du commandement de son armée à M. de Vendôme, et le sceau de son parfait retour dans la faveur. Son frère avoit été sacré évêque de Cahors, en 1680, et avoit passé six mois après à Châlons-sur-Marne. Cette translation lui donna du scrupule; il la refusa et ne s'y soumit que par un ordre exprès d'Innocent XI. Il y porta son innocence baptismale, et y garda une résidence exacte, uniquement appliqué aux visites, au gouvernement de son diocèse et à toutes sortes de bonnes oeuvres. Sa mère, qui avoit passé sa vie à la cour, dame d'atours de la reine mère, s'étoit retirée auprès de lui depuis bien des années; elle y étoit sous sa conduite et se confessoit à lui tous les soirs, uniquement occupée de son salut dans la plus parfaite solitude. Ce fut sur ce prélat que le choix du roi tomba pour Paris. Il le craignit de loin et se hâta de joindre son approbation à celle de tant d'autres évêques au livre des Réflexions morales du P. Quesnel , pour s'en donner l'exclusion certaine par les jésuites. Mais il arriva, peut-être pour la première fois, que le P. de La Chaise ne fut point consulté; Mme de Maintenon osa, peut-être aussi pour la première fois, en faire son affaire. Elle montra au roi des lettres pressantes de MM. Thiberge et Brisacier, supérieurs des Missions étrangères, que, pour contrecarrer les jésuites dont le crédit la gênoit, elle avoit mis à la mode auprès du roi. Il lui importoit que l'archevêque de Paris ne fût point à eux pour qu'il fût à elle; M. de Noailles lui étoit un bon garant : en un mot elle l'emporta, et M. de Chàlons fut nommé à son insu et à l'insu du P. de La Chaise. Le camouflet étoit violent, aussi les jésuites ne l'ont-ils jamais pardonné à ce prélat. Il étoit pourtant si éloigné d'y avoir part que malgré les mesures qu'il avoit prises pour s'en éloigner, lorsqu'il se vit nommé il ne put se résoudre à accepter, et qu'il ne baissa la tète sous ce qu'il jugeoit être un joug trop pesant, qu'à force d'ordres réitérés auxquels enfin il ne put résister. Il avoit été quinze ans à Châlons et il avoit la domerie d'Aubrac, abbaye sous un

1. [note de Chéruel] Le mot dornerie , dérivé du latin dominus, était employé pour désigner la dignité abbatiale dans certains monastères. L'abbaye d'Aubrac , dont il est ici question , dépendait du diocèse de Rodez.

294 

titre particulier, mais qui n'est qu'un simple nom dont il se démit en arrivant à Paris. Le roi, si content du duc de Noailles, et Mme de Maintenon tout à lui, voulurent que la grâce fût entière : la domerie fut donnée à l'abbé de Noailles et l'évêché de Châlons en même temps. C'étoit le plus jeune des frères de M. de Noailles et de M. de Châlons qui avoit au moins quinze ou dix-huit ans moins qu'eux.

 Peu après mon retour, j'allai me réjouir avec M. de la Trappe de la solidité que le roi venoit de donner à son ouvrage. C'étoit une abbaye commendataire de onze mille ou douze mille livres de rente tout au plus en tout, et la moindre de celles dont il s'étoit [démis] en se retirant, sans penser encore à s'y faire moine, et beaucoup moins à y rétablir la vie ancienne de saint Bernard dans toute son austérité. […]

ch.18 1696 299, 308-312              Mme Guyon arrêtée

[…] Le nouvel archevêque de Cambrai s'applaudissoit cependant de ses succès auprès de Mme de Maintenon; les espérances qu'il en concevoit , avec de si bons appuis, étoient grandes , mais il crut ne les pouvoir conduire avec sûreté jusqu'où il se les proposoit, qu'en achevant de se rendre maître de son esprit sans partage. Godet , évêque de Chartres , tenoit à elle par les liens les plus intimes ; il étoit diocésain de Saint-Cyr : il en étoit le directeur unique ; il étoit de plus celui de Mme de Maintenon : ses moeurs, sa doctrine, sa piété, ses devoirs épiscopaux, tout étoit irrépréhensible. Il ne faisoit à Paris que des voyages courts et rares, logé au séminaire de Saint-Sulpice, se montroit encore plus rarement à la cour et toujours comme un éclair, et voyoit Mme de Maintenon longtemps et souvent à Saint-Cyr, et faisoit d'ailleurs par lettres tout ce qu'il voulait. C'étoit donc là un étrange rival à abattre; mais quelque ancré qu'il fût, son extérieur de cuistre le rassura. Il le crut tel à sa longue figure malpropre, décharnée, toute sulpicienne ; un air cru simple , aspect niais et sans liaisons qu'avec de plats prêtres, en un mot il le prit pour un homme sans monde, sans talents, de peu d'esprit et court de savoir, que le hasard de Saint-Cyr, établi dans son diocèse, avoit porté où il étoit, noyé dans ses fonctions, et sans autre appui , ni autre connoissance : dans cette idée , il ne douta pas de lui faire bientôt perdre terre par la nouvelle spiritualité de Mme Guyon, déjà si goûtée de Mme de Maintenon; il n'ignoroit pas qu'elle n'étoit pas insensible aux nouveautés de toute espèce, et il se flatta de culbuter par là M. de Chartres, dont Mme de Maintenon sentiroit et mépriseroit l'ignorance pour ne plus rien voir que par lui.

  Pour arriver à ce but, il travailla à persuader Mme de Maintenon de faire entrer Mme Guyon à Saint-Cyr, où elle auroit le temps de la voir et de l'approfondir tout autrement que dans de courtes et rares après-dînées, à l'hôtel de Chevreuse ou de Beauvilliers. Il y réussit. Mme Guyon alla à Saint-Cyr deux ou trois fois. Ensuite Mme de Maintenon, qui la goûtoit de plus en plus, l'y fit coucher, et de l'un à l'autre, mais près à près, les séjours s'y allongèrent, et par son aveu elle s'y chercha des personnes propres à devenir

310 

ses disciples, et elle s'en fit. Bientôt il s'éleva dans Saint-Cyr un petit troupeau tout à part, dont les maximes et même le langage de spiritualité parurent fort étrangers à tout le reste de la maison, et bientôt fort étranges à M. de Chartres. Ce prélat n'étoit rien moins que ce que M. de Cambrai s'en étoit figuré. Il étoit fort savant et surtout profond théologien; il y joignoit beaucoup d'esprit; il y avoit de la douceur, de la fermeté, même des grâces; et ce qui étoit le plus surprenant dans un homme qui avoit été élevé et n'étoit jamais sorti de la profondeur de son métier, il étoit tel pour la cour et pour le monde que les plus fins courtisans auroient eu peine à le suivre et auroient eu à profiter de ses leçons. Mais c'étoit en lui un talent enfoui pour les autres, parce qu'il ne s'en servoit jamais sans de vrais besoins. Son désintéressement, sa piété, sa rare probité les retranchoient presque tous, et Mme de Maintenon, au point où il étoit avec elle, suppléoit à tout.

  Dès qu'il eut le vent de cette doctrine étrangère, il fit en sorte d'y faire admettre deux dames de Saint-Cyr sur l'esprit et le discernement desquelles il pouvait compter, et qui pourroient faire impression sur Mme de Maintenon. Il les choisit surtout parfaitement à lui et les instruisit bien. Ces nouvelles prosélytes parurent d'abord ravies et peu à peu enchantées. Elles s'attachèrent plus que pas une à leur nouvelle directrice, qui, sentant leur esprit et leur réputation dans la maison, s'applaudit d'une conquête qui lui aplaniroit celle qu'elle se proposoit. Elle s'attacha donc aussi à gagner entièrement ces filles; elle en lit ses plus chères disciples; elle s'ouvrit à elles comme aux plus capables de profiter de sa doctrine et de la faire goûter dans la maison. Elle et M. de Cambrai, qu'elle instruisoit de tous ses progrès, triomphoient, et le petit troupeau exultoit. M. de Chartres, par le consentement duquel Mme Guyon étoit entrée à Saint-Cyr et y étoit devenue maîtresse extérieure, la laissa faire. Il lia suivoit de l'oeil; ses fidèles lui  rendoient un compte exact de tout ce qu'elles apprenoient en dogmes et en pratique. Il se mit bien au fait de tout, il l'examina avec exactitude, et quand il crut qu'il étoit temps, il éclata.

 Mme de Maintenon fut étrangement surprise de tout ce qu'il lui apprit de sa nouvelle école, et plus encore de ce qu'il lui en prouva par la bouche de ses deux affidées, et par ce qu'elles en avoient mis par écrit. Mme de Maintenon interrogea d'autres écolières ; elle vit par leurs réponses que, plus ou moins instruites et plus ou moins admises dans la confiance de leur nouvelle maîtresse, tout alloit au même but, et que ce but et le chemin étoient fort extraordinaires. La voilà bien en peine, puis en grand scrupule; elle se résolut à parler à M. de Cambrai; celui-ci, qui ne soupçonnoit pas qu'elle fût si instruite, s'embarrassa et augmenta les soupçons. Tout à coup Mme Guyon fut chassée de Saint-Cyr, et on ne s'y appliqua plus qu'à effacer jusqu'aux moindres traces de ce qu'elle y avoit enseigné. On y eut beaucoup de peine; elle en avoit charmé plusieurs qui s'étoient véritablement attachées à elle et à sa doctrine, et M. de Chartres en profita pour faire sentir tout le danger de ce poison et pour rendre M. de Cambrai fort suspect. Un tel revers et si peu attendu l'étourdit, mais il ne l'abattit pas. Il paya d'esprit, d'autorités mystiques, de fermeté sur ses étriers. Ses amis principaux le soutinrent.

 M. de Chartres, content de s'être solidement raffermi dans l'esprit et la confiance de Mme de Maintenon, ne voulut pas pousser si fort de suite un homme si soutenu; mais sa pénitente, piquée d'avoir été conduite sur le bord du précipice, se refroidit de plus en plus pour M. de Cambrai, et s'irrita de plus en plus contre Mme Guyon. On sut qu'elle continuoit à voir sourdement du monde à Paris ; on le lui défendit sous de si grandes peines qu'elle se cacha davantage, mais sans pouvoir se passer de dogmatiser bien en cachette, ni son petit troupeau de se rassembler par parties autour

312 

d'elle en différents lieux. Cette conduite, qui fut éclairée, lui fit donner ordre de sortir de Paris. Elle obéit, mais incontinent elle se vint cacher dans une petite maison obscure du faubourg Saint-Antoine. L'extrême attention avec laquelle elle étoit suivie fit que ne la dépistant de nulle part, on ne douta pas qu'elle ne fût rentrée dans Paris, et à force de recherches on la soupçonna où elle étoit, sur le rapport qu'on eut des voisins des mystères sans lesquels cette porte ne s'ouvroit point. On voulut être éclairci; une servante qui portoit le pain et les herbes fut suivie de si près et si adroitement qu'on entra avec elle. Mme Guyon fut trouvée et conduite sur-le-champ à la Bastille avec ordre de l'y bien traiter, mais avec les plus rigoureuses défenses de la laisser voir, écrire, ni recevoir de nouvelles de personne. Ce fut un coup de foudre pour M. de Cambrai et pour ses amis , et pour le petit troupeau qui ne s'en réunit que davantage. Les suites dépasseroient l'année. Il vaut mieux en demeurer où nous en sommes pour celle-ci et remettre aux événements de la suivante tout ce qui les amena.

ch.19 1696 312, 320-321              Mme de Miramion

320 

[…] On perdit en même temps Mme de Miramion à soixante-six ans, dans le mois de mars, et ce fut une véritable [perte]. Elle s'appeloit Bonneau et son père le sieur de Rubelle, de fort riches bourgeois de Paris. Elle avoit épousé un autre [bourgeois] d'Orléans fort riche aussi , dont le père avoit obtenu des lettres patentes pour changer son sale et ridicule nom de Beauvit, en celui de Beauharnois. Elle fut mariée et veuve la même année, en 1645, et demeura grosse d'une fille qu'elle maria à M. de Nesmond , qu'elle vit longtemps président à mortier à Paris, et qui n'eut point d'enfants. Mme de Miramion veuve, jeune, belle et riche, fut extrêmement recherchée de se marier sans y vouloir entendre. Bussy-Rabutin, si connu par son Histoire amoureuse des Gaules et par la profonde disgrâce qu'elle lui attira, et encore plus par la vanité de son esprit et la bassesse de son coeur quoique très-brave à la guerre , la vouloit épouser absolument, et, protégé par M. le Prince qui n'eut pas, dans les suites, lieu de se louer de lui, l'enleva et la conduisit dans un château. Tout en y arrivant elle prononça devant ce qu'il s'y trouva de gens un voeu de chasteté, puis dit à Bussy que c'étoit à lui à voir ce qu'il vouloit faire. Il se trouva étrangement déconcerté de cette action si forte et si publique, et ne songea plus qu'à mettre sa proie en liberté et à tâcher d'accommoder son affaire. De ce moment Mme de Miramion se consacra entièrement à la piété et à toutes sortes de bonnes oeuvres. C'étoit une femme d'un grand sens, et d'une grande douceur qui de sa tête et de sa bourse eut part à plusieurs établissements très-utiles dans Paris ; et elle donna la perfection à celui de la communauté de Sainte-Geneviève, sur le quai de la Tournelle, où elle se retira, et qu'elle conduisit avec grande édification, et qui est si utile à l'éducation de tant de jeunes filles et à la retraite de tant d'autres filles et veuves. Le roi eut toujours une grande considération pour elle, dont son humilité ne se servoit qu'avec grande réserve et pour le bien des autres, ainsi que de celle que lui témoignèrent toute sa vie les ministres , les supérieurs ecclésiastiques et les magistrats publics. Sa fille, dont la maison étoit contiguë à la sienne , se fit un titre d'en prendre soin après sa mort, et devenue veuve se fit dévote en titre d'office et d'orgueil […]

ch.25 1696 392, 406                     « tour unique » Mortemart

406

[…]  Mme de Castries étoit un quart de femme, une espèce de biscuit manqué, extrêmement petite, mais bien prise, et auroit passé dans un médiocre anneau ; ni derrière , ni gorge, ni menton, fort laide, l'air toujours en peine et étonné , avec cela une physionomie qui éclatait d'esprit et qui tenoit encore plus parole. Elle savoit tout : histoire, philosophie, mathématiques, langues savantes, et jamais il ne paroissoit qu'elle sût mieux que parler français, mais son parler avoit une justesse, une énergie, une éloquence, une grâce jusque dans les choses les plus communes, avec ce tour unique qui n'est propre qu'aux Mortemart. Aimable, amusante, gaie, sérieuse, toute à tous, charmante quand elle vouloit plaire, plaisante naturellement avec la dernière finesse sans la vouloir être, et assénant aussi les ridicules à ne les jamais oublier, glorieuse, choquée de mille choses avec un ton plaintif qui emportoit la pièce, cruellement méchante quand il lui plaisait , et fort bonne amie, polie, gracieuse, obligeante en général, sans aucune galanterie, mais délicate sur l'esprit et amoureuse de l'esprit où elle le trouvait à son gré; avec cela un talent de raconter qui charmoit, et, quand elle vouloit faire un roman sur-le-champ, une source de production, de variété et d'agrément qui étonnait. Avec sa gloire, elle se croyoit bien mariée par l'amitié qu'elle eut pour son mari. Elle l'étendit sur tout ce qui lui appartenoit, et elle étoit aussi glorieuse pour lui que pour elle; elle en recevoit le réciproque et toutes sortes d'égards et de respects. […]

ch.26 1697 408-411                      La Reynie

  […] La Reynie, conseiller d'État si connu pour avoir tiré, le premier, la charge de lieutenant de police de Paris de son bas état naturel, pour en faire une sorte de ministère, et fort important par la confiance directe du roi, les relations

411

continuelles avec la cour, et le nombre des choses dont il se mêle, et où il peut servir ou nuire infiniment aux gens les plus considérables, et en mille manières, obtint enfin, à quatre-vingts ans, la permission de quitter un si pénible emploi qu'il avoit le premier ennobli par l'équité, la modestie et le désintéressement avec lequel il l'avoit rempli sans se relâcher de la plus grande exactitude, ni faire de mal que le moins et le plus rarement qu'il lui étoit possible : aussi étoit-ce un homme d'une grande vertu et d'une grande capacité, qui, dans une place qu'il avoit pour ainsi dire créée, devoit s'attirer la haine publique, [et] s'acquit pourtant l'estime universelle. D'Argenson , maître des requêtes, fut mis en sa place. C'est un personnage dont j'aurai lieu de parler ailleurs. […]

ch.27 1697 422-439                      Lacombe Chevreuse Beauvilliers Fénelon…

Molinos, prêtre espagnol, meurt à Rome dans les prisons de l'inquisition * Développement de l'affaire de l'archevêque de Cambrai * Instruction sur les états d'oraison de M. de Meaux * Rapidité et soins dans l'édition des Maximes des Saints de M. de Cambrai * Le duc de Chevreuse correcteur d'imprimerie * On renouvelle un mot de Madame de Sévigné * Le roi et Madame de Maintenon fort prévenus contre MM. de Chevreuse et de Beauvilliers * Voyage du cardinal de Bouillon à Rome * Il obtient pour son neveu la coadjutorerie de son abbaye de Cluny * Les jésuites sont embarrassés * Succès des Maximes des Saints et de l'Instruction sur les états d'oraison * Ces lettres sont mises à l'examen * Qui sont les examinateurs * Mort de l'évêque de Metz * Origine de sa fortune * M. de Paris commandeur de l'ordre * M. de Meaux, conseiller d'État d'Église * M. de Cambrai porte son affaire à Rome * Lettres au pape de part et d'autre . Réponses du pape * M. de Cambrai disgrâcié et exilé dans son diocèse * Mort de la duchesse douairière de Noailles * Sa charge * Sa famille * Retraite de M. de Noailles * Quelle a été sa vie, sa famille * M. d'Orléans condamné de nouveau contre M. de la Rochefoucauld * L'abbé de Coislin est fait évêque de Metz . Origine de sa fortune * Place décidée pour le premier aumônier derrière le roi à la chapelle * Le duc de la Rochefoucauld et l'évêque d'Orléans se réconcilient * Mort du chevalier de La Hillière, gouverneur de Rocroy * Sa culture et sa courtoisie * Son amitié avec mon père * Les comédiens italiens sont chassés par le roi * Ils s'avisent de jouer la « Fausse Prude » ou Madame de Maintenon est aisément reconnue * Le ridicule de cet événement tombe sur Madame de Maintenon.

  Molinos [29], ce prêtre espagnol qui a passé pour le chef des quiétistes [30], et pour en avoir renouvelé les anciennes erreurs, étoit mort à Rome dans les prisons de l'inquisition, tout au commencement de cette année, et cela me fait souvenir qu'il est temps de reprendre l'affaire de M. de Cambrai. J'ai laissé Mme Guyon dans le donjon de Vincennes, et j'ai omis bien des choses curieuses, parce qu'elles se trouvent dans ce qui a été imprimé de part et d'autre. Il faut néanmoins dire, pour l'intelligence de ce qui va suivre, qu'avant d'être arrêtée, elle avoit été mise entre les mains de M. de Meaux, où elle avoit été fort longtemps chez lui, ou dans les filles de Sainte-Marie de Meaux [31], où ce prélat s'étoit instruit à fond de sa doctrine, sans avoir pu lui persuader de changer de sentiments. On peut juger qu'elle les avoit épurés en effet, ou du moins en apparence, de tout ce qui étoit reproché de sale et de honteux à cette doctrine, et à ce qui lui avoit été reproché de sa conduite avec le P. Lacombe [32], et de ses bizarres voyages avec lui [33]. Sans des précautions les plus scrupuleuses là-dessus, elle n'auroit pu surprendre la candeur et la pureté des moeurs des ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, de leurs épouses, de l'archevêque de Cambrai, et de bien d'autres personnes qui faisoient l'élite de son petit troupeau. Mais, lasse enfin d'être comme prisonnière

424 

entre les mains de M. de Meaux, elle avoit feint d'ouvrir les yeux à sa lumière, et avoit signé une rétractation telle qu'il la lui avoit présentée, moyennant quoi lui qui étoit doux et de bonne foi en fut la dupe, et lui procura la liberté, dont l'abus qu'elle fit par les assemblées secrètes qu'elle tenoit avec les plus affidés de son école la firent chasser de Paris, puis, sur son retour secret, enfermer à Vincennes [34]. Cette mauvaise foi de la fausse convertie, jointe au peu de fruits des conférences d'Issy qui sont si connues, et le célèbre tour que fit si prestement M. de Cambrai de se confesser à M. de Meaux, pour lui fermer la bouche, mit enfin la main de ce dernier prélat à la plume, pour exposer au public et la doctrine, et la conduite, et les procédés de part et d'autre depuis la naissance de cette affaire, sous le titre d'Instruction sur les états d'oraison.

 Cet ouvrage lui parut d'autant plus nécessaire que M. de Chartres d'abord, et M. de Paris ensuite , n'avoient traité l'affaire que d'une manière toute théologique par leurs mandements, et qu'il crut important de réduire au clair cette théologie assez pour être entendue de tout le monde , et mettre en même temps au net tout ce qui s'étoit passé là-dessus avec M. de Cambrai. Comme il étoit rempli de la matière, tant par ce qui s'étoit passé à Issy avec M. de Cambrai, que par ce qu'il avoit vu des livres de Mme Guyon, puis d'elle-même tandis qu'il l'avoit eue à Meaux, d'où Mme de Morstein l'avoit ramenée en triomphe dans l'équipage de la duchesse de Mortemart, sa tante. Il eut bientôt composé son ouvrage, et avant de l'imprimer le donna à voir à M. de Chartres, aux archevêques de Reims et de Paris et à M. de Cambrai lui-même. Ce dernier en sentit tout le poids et la nécessité de le prévenir. Il faut croire qu'il avoit sa matière préparée de loin et toute rédigée, parce qu'autrement la diligence de sa composition seroit incroyable, et d'une composition de ce genre. Il fit un livre inintelligible à qui n'est pas théologien versé dans le plus mystique, qu'il intitula Maximes des saints, et le mit en deux colonnes : la première contenoit les maximes qu'il donne pour orthodoxes et pour celles des saints, l'autre les maximes dangereuses, suspectes ou erronées, qui est l'abus qu'on a fait ou qu'on peut faire de la bonne et saine mysticité, avec une précision qu'il donne pour exacte de part et d'autre et qu'il propose d'un ton de maître à suivre ou à éviter. Dans l'empressement de le faire paroitre avant que M. de Meaux pût donner le sien, il le fit imprimer avec toute la diligence possible; et pour n'y perdre pas un instant, M. de Chevreuse s'alla établir chez l'imprimeur pour en corriger chaque feuille à mesure qu'elle fut imprimée [35]. Aussi la promptitude et l'exactitude de la correction répondirent-elles à des mesures si bien prises que, en très peu de jours, il fut en état de le distribuer à toute la cour, et que l'édition se trouva presque toute vendue.

  Si on fut choqué de ne le trouver appuyé d'aucune approbation, on le fut bien davantage du style confus et embarrassé, d'une précision si gênée et si décidée, de la barbarie des termes qui faisoient comme une langue étrangère, enfin de l'élévation et de la recherche des pensées qui faisoit perdre haleine, comme dans l'air trop subtil de la moyenne région. Presque personne qui n'étoit pas théologien ne put l'entendre, et de ceux-là encore après trois et quatre lectures. Il eut donc le dégoût de ne recevoir de louanges de personne, et de remerciements de fort peu, et de pur compliment ; et les connoisseurs crurent y trouver, sous ce langage barbare, un pur quiétisme, délié, affiné, épuré de toute ordure, séparé du grossier, mais qui sautoit aux yeux, et avec cela des subtilités fort nouvelles et fort difficiles à se laisser entendre et bien plus à pratiquer. Je rapporte non pas mon jugement, comme on peut croire, de ce qui me passe de si loin, mais ce qui s'en dit alors partout ; et on ne parloit d'autres choses, jusque chez les darnes ; à propos de quoi on renouvela ce mot échappé à Mme de Sévigné lors de

426 

la chaleur des disputes sur la grâce : Épaississez-moi un peu la religion, qui s'évapore toute à force d'être subtilisée. »

  Ce livre choqua fort tout le monde : les ignorants parce qu'ils n'y entendoient rien ; les autres par la difficulté à le comprendre, à le suivre et à se faire à un langage barbare et inconnu ; les prélats opposés à l'auteur par le ton de maître sur le vrai et le faux des maximes, et par ce qu'ils crurent apercevoir de vicieux dans celles qu'il donnoit pour vraies. Le roi surtout et Mme de Maintenon, fort prévenus, en furent extrêmement mal contents, et trouvèrent extrêmement mauvais que M. de Chevreuse eût fait le personnage de correcteur d'imprimerie, et que M. de Beauvilliers se fût chargé de le présenter au roi en particulier, sans en avoir rien dit à Mme de Maintenon , et M. de Cambrai à la cour qui le pouvoit bien faire lui-même. Il craignit peut-être une mauvaise réception devant le monde et en chargea M. de Beauvilliers qui avoit des temps plus familiers et seul avec le roi, pour faire mieux recevoir son livre par la considération du duc, ou cacher au monde s'il étoit mal reçu ; mais ces messieurs, enchantés par les grâces et par la spiritualité du prélat, s'aliénèrent entièrement Mme de Maintenon par ces démarches : l'un en se faisant le coopérateur public, par une fonction si au-dessous de lui, d'un ouvrage qu'elle ne pouvoit agréer après avoir pris si hautement le parti contraire ; l'autre en lui marquant une défiance et une indépendance d'elle, qui la blessa plus que tout, et qui la fit résoudre à travailler à les perdre tous deux [36].

  Parmi ces mouvements de doctrine et d'écrits, M. de Cambrai avoit songé à de plus forts secours. Ami des jésuites, il se les étoit attachés, et ils étoient à lui en corps et en groupes, à la réserve de quelques particuliers plus considérables par leur mérite que par leur poids et par leur influence dans les secrets, la conduite et le gouvernement intérieur de leur compagnie [37]. Il se voyoit sans ressource en France, avec les premiers prélats en savoir, en piété, en crédit contre lui, qui, ayant la cour déclarée pour eux, mèneroient tous les autres évêques. Il songea donc à porter son affaire à Rome où il espéra tout par une démarche si contraire à nos moeurs et si agréable à cette cour, qui affecte les premiers jugements, et que toute dispute un peu considérable soit d'abord portée devant elle sans être d'abord jugée sur les lieux. Il y compta sur le crédit des jésuites, et la conjoncture lui présenta une autre protection dont il ne manqua pas de s'assurer [38].

  Le cardinal de Janson étoit depuis six ou sept ans à Rome; il y avoit très dignement et très-utilement servi : il voulut enfin revenir. Le cardinal de Bouillon n'avoit pas moins d'envie de l'y aller relever. La frasque ridicule qu'il avoit faite sur cette terre du dauphiné d'Auvergne, et d'autres encore, avoient diminué sa considération et mortifié sa vanité. Il vouloit une absence, et une absence causée et chargée d'affaires, pour revenir après sur un meilleur pied. Il n'y avoit plus que deux cardinaux devant lui, et il falloit être à Rome, à la mort du doyen , pour recueillir le décanat du sacré collége. M. de Cambrai s'étoit lié d'avance avec lui, et l'intérêt commun avoit rendu cette liaison facile et sûre. Le cardinal voyoit alors ce prélat dans les particuliers intimes de Mme de Maintenon, et maître de l'esprit des ducs de Chevreuse et de Beauvilliers qui étoient dans la faveur et dans la confiance la plus déclarée. Bouillon et Cambrai étoient aux jésuites, les jésuites à eux, et le prélat, dont les vues étoient vastes, comptoit de se servir utilement du cardinal, et à la cour et à Rome. Son crédit à la cour tombé, celui de ses amis fort obscurci, l'amitié du cardinal lui devint plus nécessaire. Ce dernier leur avoit l'obligation d'avoir vaincu la répugnance du roi pour l'envoyer relever le cardinal de Janson, et celle encore de lui avoir obtenu l'agrément et la protection du roi pour faire élire l'abbé d'Auvergne, son neveu, coadjuteur de son abbaye de Cluny. C'étoit avoir pris l'orgueil, qui gouvernoit uniquement le cardinal, par l'en‑

428 

droit le plus sensible. Il ne se démentit donc point à leur égard lorsqu'il vit leur crédit en désarroi, et il espéra les remettre en selle par le jugement qu'il se promettoit de faire rendre à Rome. Tout l'animoit en ce dessein, le fruit d'un si grand service, et on prétendit que le marché entre eux étoit fait, mais à l'insu des ducs, que le crédit de l'un feroit l'autre cardinal en lui faisant gagner sa cause, et que le crédit de celui-ci relevé par sa victoire et sa pourpre, seroit tel en soi et sur les deux ducs, à qui il seroit alors temps de parler et sur lesquels il pouvoit tout, qu'ils feroient entrer le cardinal de Bouillon dans le conseil, d'où Bouillon ne se promettoit pas moins que de s'élever à la place de premier ministre.

 Ce dernier point du conseil n'étoit pas à beaucoup près si aisé à imaginer raisonnablement que les espérances de Rome. Le roi n'avoit jamais mis d'ecclésiastique dans son conseil, et il étoit trop jaloux de son autorité et de sembler tout faire, pour se résoudre jamais à un Premier ministre; mais Bouillon étoit l'homme le plus chimérique qui ait vécu en nos jours, et le plus susceptible des chimères les plus folles en faveur de sa vanité, dont toute sa vie a été la preuve. Un peu de sens auroit pu lui découvrir qu'indépendamment de la difficulté du côté du roi il n'étoit pas sûr que, si ses amis les eussent pu vaincre, c'eût été à son profit, et que M. de Cambrai n'eût pas mieux aimé prendre pour soi ce qu'il eût pu procurer à un autre; mais, outre ces chimères, le cardinal de Bouillon haïssoit personnellement les adversaires de M. de Cambrai, et auroit peut-être plus que lui encore triomphé de leur condamnation.

 Les Bouillon et les Noailles étoient ennemis de tous les temps. Les principales terres des Noailles étoient dans la vicomté de Turenne. Ce joug leur étoit odieux, ils le vouloient secouer. Le procès en étoit pendant depuis nombre d'années, et se reprenoit par élans avec une aigreur extrême et jusqu'aux injures, jusque-là que les Bouillon avoient reproché aux Noailles dans les écritures du procès qu'un Noailles avoit été domestique d'un vicomte de Turenne de leur maison. C'étoit avec un dépit extrême qu'ils voyoient briller les Noailles dans la splendeur des dignités, des charges, des emplois et du crédit, et ce fut avec rage que le cardinal de Bouillon vit arriver M. de Châlons à l'archevêché de Paris, où il avoit taché inutilement d'atteindre autrefois, et devenir incessamment son confrère par le cardinalat. Les mêmes Bouillon n'étoient pas moins ennemis des Tellier. M. de Louvois, brouillé à l'excès avec M. de Turenne, et diverses fois humilié sous son poids, l'avoit rendu depuis à toute sa famille, et jusqu'à MM. de Duras ses neveux, et l'inimitié s'étoit perpétuée. M. de Reims, dans ce grand siège, étoit d'autant plus odieux au cardinal de Bouillon qu'il n'avoit pu affoiblir son crédit et sa considération. Le savoir éminent de M. de Meaux, l'autorité qu'il lui avoit acquise sur tout le clergé et dans toutes les écoles, ses privances avec le roi, sa considération, son estime et sa réputation au dedans et au dehors, tout cela piquoit l'émulation et l'orgueil du cardinal, et lui donnoit un désir extrême de lui voir tomber une flétrissure ; enfin le crédit que M. de Chartres commençoit à prendre sur le roi à la faveur de cette affaire, porté par son intimité avec Mme de Maintenon, étoit insupportable à un homme qui vouloit tout, et qui, dédaignant de regarder cet évêque que comme un cuistre violet, se trouvoit néanmoins obligé à des égards et à des ménagements qui l'outroient. Toutes ces choses ensemble étoient plus qu'il n'en falloit pour enflammer le cardinal de Bouillon, et pour lui faire entreprendre et porter la cause de M. de Cambrai autant et plus que la sienne propre. Je me suis étendu sur ces motifs parce que sans cette connoissance on n'en pourroit comprendre les suites.

  M. de Cambrai ne put soutenir en face le triste succès de son livre, qui ne trouva de louanges que dans le Journal des savants qu'un calviniste faisoit en Hollande. ll partit pour

430 

son diocèse, où il alloit de temps en temps, et partit brusquement; mais aussitôt après, il tomba malade ou le fit, et pour demeurer plus près de ses amis, se relaissa chez Malezieux , son ami, et domestique gouvernant tout chez M. et Mme du Maine, où il ne fut qu'à six lieues de Versailles. Cependant les jésuites se trouvèrent embarrassés. Outre leur liaison intime et de tout temps avec le cardinal de Bouillon, et la leur bien affermie avec M. de Cambrai, ils haïssoient aussi ses adversaires : M. de Meaux, parce qu'il ne favorisoit ni leur doctrine ni leur morale, que son crédit les contenoit, et que son savoir et sa réputation les accabloient; M. de Paris, par les mêmes raisons de doctrine et de morale, mais ils frémissoient de plus de ce qu'il étoit devenu archevêque de Paris sans eux, et comme malgré eux; M. de Chartres, parce qu'ils haïssoient et envioient la faveur de Saint-Sulpice, quoique sur Rome et d'autres points dans les mêmes sentiments, mais la jalousie détruisoit toute union, et de plus ils sentoient déjà le crédit que ce prélat prenoit dans la distribution des bénéfices, et c'étoit leur partie la plus sensible que d'en disposer seuls; M. de Reims, qui se rallioit à ces prélats, parce qu'il ne les ménageoit en rien, et qu'ils n'avoient jamais pu ni l'adoucir ni être soutenus contre lui en aucune occasion.

  Leur partialité avoit donc été aperçue; elle fut appréhendée; on voulut les contenir; on en parla au roi. On lui montra l'approbation du P. de La Chaise et du P. Valois, confesseurs des princes, au livre de M. de Cambrai; on mit le roi en colère, et il s'en expliqua durement à ces deux jésuites. Les supérieurs, inquiets des suites que cela pourroit avoir pour le confessionnal du roi et des princes, et par conséquent pour toute la société, en consultèrent les gros bonnets à quatre voeux; et le résultat fut qu'il falloit céder ici à l'orage, sans changer de projets pour Rome. C'étoit le carême; le P. La Rue prêchoit devant le roi : on fut donc tout à coup surpris que le jour de l'Annonciation, ses trois points finis, et au moment de donner la bénédiction et de sortir de chaire, il demanda permission au roi de dire un mot contre des extravagants et des fanatiques qui décrioient les voies communes de la piété autorisées par un usage constant, et approuvées de l'Église, pour leur en substituer d'erronées, nouvelles, etc.; et de là prit son thème sur la dévotion à la sainte Vierge, parla avec le zèle d'un jésuite commis par sa société pour lui parer un coup dangereux, et fit des peintures d'après nature par lesquelles on ne pouvoit méconnoitre les principaux acteurs pour et contre [39]. Ce supplément dura une demi-heure, avec fort peu de ménagements pour les expressions, et se montra tout à fait hors d'oeuvre. M. de Beauvilliers, assis derrière les princes, l'entendit tout du long, et il essuya les regards indiscrets de toute la cour présente. Le même jour, le fameux Bourdaloue et le P. Gaillard firent retentir les chaires qu'ils remplissoient dans Paris des mêmes plaintes et des mêmes instructions, et jusqu'au jésuite qui prêchoit à la paroisse de Versailles en fit autant.

  La vérité est que le P. Bourdaloue, aussi droit en lui-même que pur dans ses sermons, n'avoit jamais pu goûter ce qu'alors on nommoit quiétisme. Car, que la doctrine de M. de Cambrai et de Mme Guyon, pour la défense de laquelle il avoit uniquement fait ses Maximes des saints, fût ou non quiétiste, ni en quel degré, ou point du tout, c'est ce que je n'entreprends pas de décider ; mais passant, bien ou mal, pour telle, on lui en donnoit aussi le nom, et à ceux qui lui étoient attachés; et comme il faut des noms dans le langage pour s'expliquer et pour s'entendre sans circonlocution, c'est aussi le terme dont je me servirai avec le public pour me faire entendre, sans prétendre qu'il ait une vraie ni une fausse application à la doctrine ou aux gens dont il s'agit. Le P. Gaillard étoit encore plus loin de les approuver; il étoit soupçonné, jusque dans sa compagnie, de n'en porter que l'habit; il y a eu plus d'une fois besoin d'apologie, et il n'y

432  a dû son repos et les supériorités qu'il a eues, qu'à sa réputation et au nombre d'amis illustres qu'elle lui avoit faits, et encore à la politique de la société, qui par une conduite opposée ne vouloit pas donner cette prise sur elle, en donnant force à l'opinion que le P. Gaillard fût plus janséniste en effet que jésuite. Je dis et dirai dans la suite janséniste et jansénisme, si l'occasion se présente de parler de ceux qui sont réputés tels, par les mêmes raisons et avec la même protestation que je viens d'écrire sur les quiétistes. Enfin le P. de La Rue, jésuite de tous points, fut dirigé par ses supérieurs, et passa toujours pour nager entre deux eaux, entre le gros de la société qui appuyoit les quiétistes, et quelques particuliers qui leur étoient effectivement contraires. Cela fit même une espèce de scission entre eux, dont, par politique, ils ne furent pas fâchés, mais qui embarrassa étrangement le P. Valois et le P. de La Chaise, que l'habitude, l'amitié et l'ancienne confiance du roi tirèrent plus d'affaire que son adresse, et l'estime et l'affection que sa douceur, ses bons choix et toute sa conduite lui avoient acquise, et qui avoient fait qu'il n'avoit presque point d'ennemis.

  Dans ces circonstances, M. de Meaux publia son Instruction sur les états d'oraison, en deux volumes in-octavo, la présenta au roi, aux principales personnes de la cour, et à ses amis. C'étoit un ouvrage en partie dogmatique, en partie historique, de tout ce qui s'étoit passé depuis la naissance de l'affaire jusqu'alors entre lui, M. de Paris et M. de Chartres, d'une part; M. de Cambrai et Mme Guyon, de l'autre. Cet historique très-curieux, et où M. de Meaux laissa voir et entendre tout ce qu'il ne voulut pas raconter, apprit des choses infinies, et fit lire le dogmatique. Celui-ci, clair, net, concis, appuyé de passages sans nombre et partout de l'Écriture, et des Pères ou des conciles, modeste, mais serré et pressant, parut un contraste du barbare, de l'obscur, de l'ombragé, du nouveau et du ton décisif de vrai et de faux des Maximes des saints; [on le] dévora aussitôt qu'il parut. L'un, comme inintelligible, ne fut lu que des maîtres en Israël; l'autre, à la portée ordinaire, et secouru de la pointe de l'historique, fut reçu avec avidité et dévoré de même. Il n'y eut homme ni femme à la cour qui ne se fît un plaisir de le lire et qui ne se piquât de l'avoir lu, de sorte qu'il fit longtemps toutes les conversations de la cour et de la ville. Le roi en remercia publiquement M. de Meaux. En même temps M. de Paris et M. de Chartres donnèrent chacun une instruction fort théologique, en forme de mandement, à leur diocèse, mais qui fut un volume, surtout celui de M. de Chartres, dont la profondeur et la solidité l'emporta sur les deux autres, au jugement des connoisseurs, et devint la pierre principale contre laquelle M. de Cambrai se brisa.

  Ces deux livres, si opposés en doctrine et en style, et si différemment accueillis dans le monde, y causèrent un grand fracas. Le roi s'interposa, et obligea M. de Cambrai à souffrir que le sien fût examiné par les archevêques de Reims et de Paris, et par les évêques de Meaux, Chartres, Toul, Soissons et Amiens, c'est-à-dire par ses adversaires ou par des prélats qui leur adhéroient. Paris, Meaux et Chartres étoient ses parties reconnues; Reims s'étoit joint à eux; Toul, qui a tant fait parler de lui depuis, sous le nom de cardinal de Bissy, vivoit avec M. de Chartres comme avec un protecteur duquel il attendoit sa fortune; Soissons, frère de Puysieux, étoit un fat, mais avec de l'esprit, du savoir, et plus d'ambition encore, qui lui avoit fait changer son évêché d'Avranches avec le savant Huet, pour être plus près de Paris et de la cour, dès volontés de laquelle il étoit esclave. Lui et M. de La Rochefoucauld étoient enfants du frère et de la soeur, et Mme de Sillery, sa mère, qui n'avoit rien eu en mariage, et dont les affaires étoient ruinées, vivoit depuis longues années à Liancourt, chez M. de La Rochefoucauld. L'union étoit donc grande entre eux, et M. de La Rochefoucauld, le plus envieux des hommes, ne

434 

pouvoit souffrir les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, dont le crédit et les places du dernier le désoloient, et dont la chute faisoit tous les désirs. Amiens, auparavant l'abbé de Brou et aumônier du roi, étoit très-savant, mais ami intime de M. de Meaux, et pensant comme lui en tout genre de doctrine ; c'étoit d'ailleurs un homme extrêmement aimable, fort rompu au monde, goûté et recherché, mais un saint évêque, tout appliqué à son étude et à son diocèse, dont il ne sortoit que le moins qu'il pouvoit, et qui y donnoit tout aux pauvres.

  Je ne puis me passer de raconter ici un trait qui en deux mots le fera connoitre. Le scrupule le prit de son entrée dans l'épiscopat; et, après y avoir bien réfléchi, il fut trouver le P. de La Chaise, à qui il dit qu'il n'avoit acheté une charge d'aumônier du roi que dans l'esprit de se faire évêque; que c'étoit là une intrusion; qu'il lui apportoit sa démission pure et simple; qu'il ne demandoit point d'abbaye en quittant un évêché dans lequel il étoit mal entré, et qu'il le prioit de porter sa démission au roi et de lui faire nommer un successeur. Le P. de La Chaise admira sa délicatesse, et refusa sa démission. Ils disputèrent et se séparèrent ainsi. Quelques mois après, M. d'Amiens lui rapporta sa démission, et voyant que ce seroit avec le même succès de la première fois, il lui déclara que, s'il ne vouloit pas s'en charger, lui-même l'alloit porter au roi. Le P. de La Chaise, voyant cette résolution si déterminée, prit sa démission, et lui promit d'en rendre compte au roi. Il le fit en effet : la réponse fut prompte et digne de tous les trois. Le confesseur dit au prélat que le roi avoit accepté sa démission, mais qu'en même temps il le nommoit de nouveau évêque d'Amiens, et lui commandoit absolument d'accepter, et de cette manière le scrupule cessa, et l'affaire fut finie; mais elle n'eut pas une médiocre part au scrupule que le roi prit, à son tour, de la vénalité des charges de ses aumôniers, et à l'attention qu'il a eue depuis à l'éteindre.

   Pour revenir d'où la parenthèse m'a distrait, M. de Cambrai souffrit l'examen qu'il ne put éviter, et duquel il n'avoit rien de bon à attendre, pendant lequel M. de Metz mourut à Metz et qui fit vaquer un cordon bleu et une place de conseiller d'État d'Église. M. de Metz étoit frère aine de M. de La Feuillade, leur aine à. tous deux ayant été tué à la bataille de Lens en 1647 [20 août 1648], sans alliance, attaché à M. Gaston comme leur père tué au combat de Castelnaudary en 1632. M. de Metz étoit un homme de beaucoup d'esprit, avec du savoir, qui avoit toujours fort été du grand monde. Il avoit été un moment jésuite, à quoi son génie vif et libre étoit fort peu propre. Lorsqu'en 1648 M. de Lyonne fit nommer son père, qui étoit évêque de Gap, à l'archevêché d'Embrun, Georges d'Aubusson, qui est notre M. de Metz, eut Gap, et aussitôt après Embrun, sur le refus obstiné du père de M. de Lyonne qui étoit un saint évêque, et qui ne voulut point quitter son évêché.

  M. d'Embrun brilla fort en diverses assemblées du clergé par sa capacité et son éloquence. Il eut des abbayes et l'ambassade de Venise en 1659, où il se soutint très dignement, avec sagesse, mais fermeté, contre la prétention du nonce Altoriti qui lui disputa l'Excellence et le rochet découvert devant lui, parce qu'à la manière d'Italie il couvroit le sien du mantelet. Il passa de là à l'ambassade d'Espagne en 1661, où il étoit lors de l'insulte du baron de Batteville au comte, depuis maréchal d'Estrades, pour la préséance à Londres; et ce fut ce prélat qui fit à Madrid toute la négociation par laquelle il fut arrêté que l'ambassadeur d'Espagne déclareroit solennellement au roi que son maître lui cédoit partout la compétence, et qu'en aucun lieu les ambassadeurs d'Espagne ne disputeroient le pas ni la préséance aux ambassadeurs de France : ce que le marquis de La Fuentes vint exécuter à Paris comme ambassadeur extraordinaire d'Espagne, en 1662. M. d'Embrun servit en cette occasion avec une grande fermeté et dextérité. Pendant

436 

cette ambassade il eut l'ordre du Saint-Esprit en la promotion de 1661. Il eut grande part à la fortune de son frère qui lui déféroit beaucoup. Il passa à Metz en 1668 avec tout ce qui lui fallut de Rome pour conserver le rang et les honneurs d'archevêque. Le roi lui parloit toujours et plaisantoit avec lui; il mettoit d'autres seigneurs en jeu, et cela faisoit des conversations souvent fort divertissantes. On l'at-taquoit fort sur son avarice, il en rioit le premier, et jamais le roi ne le put réduire à porter un Saint-Esprit sur sa soutanelle comme les autres. Il disoit que celui du manteau suffisoit; que la soutanelle étoit comme la soutane où on n'en mettoit point, et que la vanité avoit mis cela à la mode. Les autres lui répondoient qu'il n'en vouloit point, pour épargner deux écus que cela coûtoit sur chaque sou-tanelle; et c'étoit ainsi des prises sur sa chère , sur son équipage, et sur tout, qu'il soutenoit avec beaucoup d'esprit, et se ruant à son tour en attaques fort plaisantes. Il conserva un grand crédit et une grande considération jusqu'à sa mort, et les ministres le ménageoient. Il étoit bon évêque, résidant et fort appliqué à ses devoirs. Il avoit quatre-vingt-cinq ans, et il y en avoit trois ou quatre qu'il étoit peu à peu tout à fait tombé en enfance : il laissa un riche héritage à son neveu.

  Cette mort arriva fort mal à propos pour M. de Cambrai. Il n'étoit plus à portée de rien; mais il eut la douleur de voir donner l'ordre à M. de Paris, et la place de conseiller d'État d'Église à M. de Meaux. Ce dégoût fut suivi d'un autre. Mme de Maintenon chassa de Saint-Cyr trois dames principales, dont une avoit eu longtemps toute sa faveur et sa confiance, et elle ne se cacha pas de dire qu'elle les chassoit à cause de leur entêtement pour Mme Guyon et pour sa doctrine [40]. Tout cela, avec l'examen de son livre dont il ne se pouvoit rien promettre de favorable, lui fit prendre le parti d'écrire au pape, de porter son affaire devant lui, et de demander permission au roi d'aller la soutenir à Rome ; mais  le roi lui défendit. M. de Meaux là-dessus envoya son livre au pape, et M. de Cambrai eut la douleur de recevoir une réponse sèche du pape, et de voir M. de Meaux triompher de la sienne '. Rien de plus adroit, de plus insinuant, de plus flatteur que la lettre de M. de Cambrai. L'art, la délicatesse, l'esprit, le tour y brilloient, et, tout en ménageant certains termes trop grossiers pour l'honneur de l'épiscopat et des maximes du royaume, il y fit litière de l'un et de l'autre, sous prétexte de modestie et d'humilité personnelles; elle ne laissa pas par cela même de faire pour lui un bon effet dans le monde. En général on est envieux, et on n'aime pas l'air d'oppression. Tout étoit déclaré contre lui : ses parties, devenues ses juges par le renvoi de son livre à leur examen ; elles venoient de profiter des vacances de M. de Metz. On lui passa donc les flatteries de sa lettre en faveur du tour et de la nécessité, et il vit une lueur de retour du public.

  Pour achever de suite ce qui s'en peut dire pour cette année, il ne jouit pas longtemps de cette petite prospérité. Elle fit peur à ses ennemis. Ils irritèrent le roi, qui, sans le vouloir voir, lui fit dire de s'en aller sur-le-champ à Paris, et de là dans son diocèse, d'où il n'est jamais sorti depuis. En envoyant cet ordre à M. de Cambrai, le roi envoya chercher Mgr le duc de Bourgogne, avec lequel il fut longtemps seul dans son cabinet, apparemment pour le déprendre de son précepteur auquel il étoit fort attaché, et qu'il regretta avec une amertume que la séparation de tant d'années n'a jamais pu affoiblir. M. de Cambrai ne demeura que deux jours à Paris. En partant pour Cambrai, il laissa une lettre à un de ses amis qu'on ne douta pas qu'il ne fût M. de Chevreuse et qui incontinent après devint publique. Elle parut

1438              

une espèce de manifeste d'un homme qui, d'un langage beau, épanche sa bile et ne se ménage plus, parce qu'il n'a plus rien à espérer. Le style haut et amer en est d'ailleurs si plein d'esprit et à. tout événement d'artifice, qu'elle fit un extrême plaisir à lire, sans trouver d'approbateur, tant il est vrai qu'un sage et dédaigneux silence est difficile à garder dans les chutes.

  La cour de Rome eut une extrême joie de se voir déférer cette cause à juger en première instance par les premiers prélats d'un royaume jusqu'alors si attachés à des maximes plus anciennes, et elle triompha de les tenir en suppliants à ses pieds. Cette affaire y fit grand bruit. Elle fut renvoyée à la même congrégation qui examinoit un ouvrage dogmatique du feu cardinal Sfondrat, abbé de Saint-Gall, qui avoit été déféré au Saint-Siège, qui, sur cette même matière et sur d'autres, étoit, disoit-on, fort étrange, mais que la pourpre de son auteur, quoique mort, protégea. Il faut les laisser travailler à Rome, et y amener le cardinal de Bouillon qui passa par Cluny, et y emporta la coadjutorerie pour son neveu qu'il fit confirmer à Rome. […]

Tome 2.

ch.8 1698   120-134                      Fénelon Maintenon disgrâces Guyon La Reynie Béthune

Le père la Combe à la Bastille . Orage contre les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers et les personnes qui défendent M. de Cambrai * Sainte magnanimité du duc de Beauvilliers *Admirable conduite de l'archevêque de Paris * Quatre domestiques principaux des enfants de France chassés et le frère de M. de Cambrai cassé * Effet que produit cette mesure sur les personnages composant la cabale * Madame Guyon passe de Vincennes à la Bastille * Distinction entre le cérémonial de Versailles et celui de Marly * Ce que l'on pense à Rome au sujet de M. de Cambrai * Le père de la Trappe consulté par M. de Meaux ., Indiscrétion de ce dernier * Comment la cabale en profite * Duchesse de Béthune, principale amie de madame Guyon  * Complaisance des ducs de Chevreuse et de Beauvilliers pour moi au sujet de M. de la Trappe * Plaisante et singulière aventure entre le duc de Chartres et moi in Carretti * L'empirique devenu grand seigneur.

  Cependant l'affaire de M. de Cambrai étoit à la cour dans une grande effervescence ; les écrits de part et d'autre se multiplioient. Le P. La Combe fut mis à la Bastille , duquel on publia qu'on découvrit d'étranges choses. Mme de Maintenon avoit levé le masque, et conféroit continuellement avec MM. de Paris, de Meaux et de Chartres. Ce dernier ne pouvoit pardonner à M. de Cambrai le projet bien avéré de lui avoir voulu enlever Mme de Maintenon jusque dans son retranchement de Saint-Cyr ; et les Noailles, si nouvellement unis à elle par leur mariage, avoient auprès d'elle les grâces de la nouveauté auxquelles elle ne résistoit jamais. Son dessein de porter M. de Paris dans la confiance de la distribution des bénéfices , pour énerver le P. de La Chaise qu'elle n'aimoit ni sa société, et de s'introduire dans ce nouveau crédit à l'appui de celui de l'archevêque, lui faisoit embrasser tout ce qui pouvoit l'y porter, et par conséquent une cause dont il étoit une des parties principales , et la rendoit ennemie de tout ce qui la pouvoit contre-balancer auprès du roi. Les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers , et leurs femmes , tenoient directement à lui par une faveur ancienne qui avoit fait naître la confiance, et qui étoit fondée sur l'estime et sur une continuelle expérience de leur vertu. Cette habitude, qui jusqu'alors les avoit rendus les plus florissants et les plus considérés de la cour, avoit contenu l'envie.

 Il étoit question d'un effort pour déprendre le roi d'eux. Mme de Maintenon , entraînée par M. de Chartres, et piquée de la conduite indépendante d'elle des deux ducs sur les Maximes des saints, que l'un avoit corrigées chez l'imprimeur, l'autre directement présentées au roi en particulier,

422 

consentoit à leur perte, et le duc de Noailles, qui songeoit à s'assurer la dépouille de M. de Beauvilliers, poussoit incessamment à la roue. Il ne vouloit pas moins que la charge de gouverneur des enfants de France , celle de chef du conseil des finances, et celle de ministre d'État. Il sentoit que si le roi pouvoit se laisser persuader, sous prétexte du danger de la doctrine et de la confiance, d'ôter ses petits-fils à Beau-villiers, il n'étoit plus possible qu'il pût demeurer à la cour, et que, par nécessité , les deux autres places seroient en même temps vacantes, et que toutes trois ne pouvoient guère que le regarder, dans l'heureuse et nouvelle position où il se trouvoit. Les difficultés qui se rencontroient et qui se multiplioient à Rome sur la condamnation de M. de Cambrai, et la conduite qu'y tenoit le cardinal de Bouillon, malgré des ordres si contraires, aigrissoit la cabale au dernier point, et devint enfin le moyen qu'elle mit en oeuvre pour culbuter les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers.

  Mme de Maintenon la proposa au roi comme un moyen auquel il étoit obligé en conscience, pour le succès de la bonne cause, et ôter à la mauvaise les appuis qu'elle faisoit valoir à Rome, où on ne pouvoit croire que, s'il étoit aussi convaincu qu'il vouloit qu'on le crût des opinions de MM. de Paris, de Meaux et de Chartres, contre celle de M. de Cambrai, il ne laisseroit pas le plus grand protecteur et le plus déclaré de la dernière, dans les places de son conseil, beaucoup moins dans celle de gouverneur de ses petits-fils , avec un nombre de subalternes qu'il y avoit mis, et qui étoient tous dans cette même doctrine ; que cette apparence si plausible, soutenue des démarches du cardinal de Bouillon, don-noit un poids à Rome, qui embarrassoit le pape; qu'il en répondroit devant Dieu s'il laissoit plus longtemps un si grand obstacle, et qu'il étoit temps de le renverser, et de montrer au pape par cet exemple qu'il n'avoit aucune sorte de ménagement à garder.

Tout jeune que j'étois , je fus assez instruit pour tout craindre. Mme de Maintenon étoit pleine jusqu'à répandre. Il lui échappoit des imprudences dans les particuliers ; elle en lâchoit à Mme la duchesse de Bourgogne, et quelquefois devant des dames du palais. Elle savoit que la comtesse de Roucy n'avoit jamais pardonné à M. de Beauvilliers d'avoir été pour M. d'Ambres contre elle dans un procès où il y al-loit de tout pour sa mère et pour elle , et qu'elle gagna. L'orage grondoit; les courtisans s'en aperçurent; les envieux osèrent pour la première fois lever la tête : Mme de Roucy, âpre à la vengeance, et plus encore à faire bassement sa cour à Mme de Maintenon , ne perdoit point de moments particuliers, et en remportoit toujours quelque chose, et elle en triomphoit assez pour avoir l'imprudence de me le confier, quoiqu'elle n'ignorât pas ma liaison intime, tant la haine a d'aveuglement. Je recueillois tout avec soin ; je le conférois en moi-même avec d'autres connoissances ; j'en raisonnois avec Louville à qui Pomponne, ami intime des deux ducs, se déploroit ouvertement , et apprenoit tout ce qu'il découvroit. Louville, à ma prière, avoit plus d'une fois parlé à M. de Beauvilliers ; M. de Pomponne , de son côté , ne s'y étoit pas oublié, et tout avoit été inutile. Il ignoroit ce dernier et extrême danger; personne n'avoit osé lui en montrer le détail; il ne le voyoit qu'en gros. Je me résolus donc à le lui faire toucher , et à ne lui rien cacher de tout ce que j'avois découvert et que je viens d'écrire.

 J'allai donc le trouver; j'exécutai mon dessein dans toute son étendue, et j'ajoutai, comme il étoit vrai, que le roi étoit fort ébranlé. Il m'écouta sans m'interrompre et avec beaucoup d'attention. Après m'avoir remercié avec tendresse, il m'avoua que lui, son beau-frère et leurs femmes s'apercevoient depuis longtemps de l'entier changement de Mme de Maintenon, de celui de la cour, et même de l'entraînement du roi. J'en pris occasion de le presser d'avoir moins d'attachement, au moins en apparence, pour ce qui l'exposoit si fort, de montrer plus de complaisance, et de parler au roi.

124 

Il fut inébranlable : il me répondit sans la moindre émotion qu'à tout ce qu'il lui revenoit de plusieurs côtés, il ne doutoit point qu'il ne fût dans le péril que je venois de lui représenter ; mais qu'il n'avoit jamais souhaité aucune place; que Dieu l'avoit mis en celles où il étoit; que quand il les lui voudroit ôter, il étoit tout prêt de les lui remettre ; qu'il n'y avoit d'attachement que pour le bien qu'il y pouvoit faire ; que, n'en pouvant plus procurer, il seroit plus que content de n'avoir plus de compte à en rendre à Dieu, et de n'avoir plus qu'à le prier dans la retraite où il n'auroit à penser qu'à son salut; que ses sentiments n'étoient point opinià.-treté ; qu'il les croyoit bons, et que les pensant tels, il n'avoit qu'à attendre la volonté de Dieu, en paix et avec soumission, et se garder surtout de faire la moindre chose qui pût lui donner du scrupule en mourant. Il m'embrassa avec tendresse , et je m'en allai si pénétré de ces sentiments si chrétiens, si élevés et si rares, que je n'en ai jamais oublié les paroles, tant elles me frappèrent, et que si je les racontois à cent fois différentes , je crois que je les redirois toutes et dans le même arrangement que je les entendis.

  Cependant l'orage arriva au point de maturité , et en même temps un autre prodige. Les Noailles se servaient bien de M. de Paris pour persuader au roi par conscience un éclat qui retentit jusqu'à Rome, et d'ôter d'auprès des princes tout mauvais levain ; mais ni le mari ni la femme n'osèrent jamais lui confier leur but: il étoit trop homme de bien ; ils le connoissoient ; ils auroient craint de lui égarer la bouche, et Dieu permit qu'il en devînt l'arbitre. Le roi, poussé par les trois évêques sur le gros de l'affaire, et pressé en détail par Mme de Maintenon qui, serrant la mesure, lui avoit proposé le duc de Noailles pour toutes places du duc de Beauvilliers, ne tenoit plus à ce dernier que par un filet d'ancienne estime et d'habitude , qui cependant le retenoit assez pour le peiner. Dans ce tiraillement, il ne put se décider lui-même, et voulut consulter un des trois prélats. Qu'il ne choisit pas l'évêque de Chartres, sa défiance sur son attachement personnel à Mme de Maintenon, qui le feroit penser tout comme elle, put aisément l'en détourner. Mais M. de Meaux n'avoit pas le même inconvénient à craindre. Il étoit accoutumé à lui ouvrir son coeur sur ses pensées de conscience, et de son domestique intérieur les plus secrètes. M. de Meaux avoit conservé les entrées et la confiance que lui avoit données sa place de précepteur de Monseigneur. Il avoit été le seul témoin des différents combats , et à différentes reprises, qui avoient séparé le roi de Mme de Montespan. M. de Meaux seul en avoit eu le secret , et y avoit porté tous les coups. Malgré tant d'avances, tant d'habitudes, tant d'estime, on ne sait ce qui put l'exclure de la préférence de cette importante consultation, et ce qui la fit donner à celui des trois qui portoit son exclusion naturelle par être frère de celui à qui , si M. de Beauvilliers étoit perdu , toute sa dépouille étoit dès lors destinée. Néanmoins, quoique de connoissance plus nouvelle même que M. de Chartres, puisqu'il n'avoit jamais approché du roi que depuis qu'il était archevêque de Paris, ce fut lui que le roi préféra. Il se trouva dans ces temps où l'impression de tout ce qui avoit été dit au roi pour le faire archevêque de Paris, et tout ce qu'il en avoit remarqué depuis, l'avoit puissamment frappé d'une estime qui lui ouvroit le coeur pour tout ce qui regardait la conscience, qu'il ne répandoit alors plus volontiers que dans son sein. Aucune réflexion sur ce qu'il étoit à M. de Noailles ne le retint. Il lui fit sa consultation si entière, qu'elle alla jusqu'à lui dire qu'en cas qu'il se défît de M. de Beauvilliers, c'étoit au duc de Noailles à qui il s'étoit déterminé de donner toutes ses places.

  Si M. de Paris y eût consenti, dans l'instant même, la perte de l'un et l'élévation de l'autre étoit déclarée. Mais si la vertu et le détachement de M. de Beauvilliers m'avoient pénétré d'admiration et de surprise, celles de l'archevêque

126 

de Paris furent, s'il se peut, encore plus admirables, puisqu'il y a peut-être moins à faire pour s'abandonner humblement à la chute, et ne s'en vouloir garantir par rien de peur de s'opposer à la volonté de Dieu, qu'il n'y a à prendre sur soi pour conserver dans les plus grandes places le protecteur de son adversaire, et d'une cause qu'on a si solennellement entrepris de faire condamner, et devenir sciemment l'obstacle de la plus grande fortune d'un frère avec qui on est parfaitement uni , et des établissements de sa maison les plus éclatants et les plus solides. C'est là pourtant ce que sans balancer fit l'archevêque de Paris. Il s'écria sur la pensée du roi comme passant le but, lui représenta avec force la vertu, la candeur, la droiture de M. de Beauvilliers, la sécurité où le roi devoit être à son égard pour ses petits-fils, le tort extrême que cette chute feroit à sa réputation, [au point d'] attirer dans Rome un dangereux blâme à la bonne cause , par celui qu'y encourroient ceux qui seroient si naturellement soupçonnés de l'avoir opérée. Il conclut à ôter d'auprès des princes quelques subalternes dont on n'étoit pas si sûr et dont la disgràce feroit voir à Rome la partialité et les soins du roi, sans faire un éclat aussi préjudiciable et aussi scandaleux que seroit celui d'ôter M. de Beauvilliers.

 Ce fut ce qui le sauva, et le roi en fut fort aise : le fond d'estime et la force de l'habitude n'avoit pu être arraché par tous les soins que Mme de Maintenon avoit pris d'en venir à bout, et par elle-même, et par tout ce qu'elle avoit pu y employer d'ailleurs. Il en fut de même à divers degrés du duc de Chevreuse que la chute de M. de Beauvilliers eût entraîné, et que sa conservation raffermit; et le roi, rassuré sur le point de la conscience par un homme en qui sur ce point il avoit mis sa confiance, et qui de plus s'y trou-voit aussi puissamment intéressé, respira et devint inaccessible aux coups qu'à l'appui de cette affaire on voulut leur porter désormais. Mais l'orage tomba sur les autres sans que M. de Beauvilliers trop suspect à leur égard les pût sauver.

  Ce fut pourtant avec lui-même que le roi décida leur disgrâce. Il fut longtemps seul avec lui le matin du lundi 2 [juin] avant le conseil, et l'après-dînée on sut que l'abbé de Beaumont, sous-précepteur; l'abbé de Langeron, lecteur; Dupuis et L'Échelle, gentilshommes de la manche de Mgr le duc de Bourgogne, étoient chassés sans aucune conservation pécuniaire, et Fénelon, exempt des gardes du corps, cassé, sans autre faute que le malheur d'être frère de M. de Cambrai. On apprit tout de suite que M. de Beauvilliers avoit ordre de présenter au roi un mémoire des sujets qu'il croiroit propres à remplir les quatre places auprès des princes.

  Rien ne marqua plus la rage de la cabale que Fénelon cassé, qui, par son emploi, n'approchoit point des princes, et dont la doctrine assurément étoit nulle. Aussi Mme de Maintenon fut-elle outrée de s'être vue toucher au but, pour n'avoir plus d'espérance contre des gens qui, échappés de ce naufrage, ne pouvoient plus être attaqués, ni donner sur eux aucune prise. Aussi ne leur pardonna-t-elle jamais; mais, en habile femme, elle sut prendre son parti, ployer sous le joug du roi, et vivre peu à peu, à l'extérieur au moins, honnêtement avec d'anciens amis, puisqu'elle n'avoit pu les perdre. M. de Noailles fut encore plus outré qu'elle et fut longtemps en grand froid avec son frère. Mme de Noailles n'en étoit pas moins affligée, mais elle en savoit trop pour ne pas sentir les conséquences de cette brouillerie domestique. Elle mit donc tous ses soins d'abord pour empêcher le plus qu'elle put qu'on ne s'en aperçût, ensuite pour les raccommoder, à quoi il fallut bien que son mari en vint. Le maréchal de Villeroy, M. de La Rochefoucauld, un gros d'envieux qui, chacun à sa façon, avoit poussé à la roue, et qui, ravis de la chute des deux beaux-frères, auroient encore été plus piqués d'en voir profiter M. de Noailles, furent désolés d'un si grand coup manqué, et par leur jalousie, et par leur espérance sur la dépouille. Mme la duchesse de Bourgogne qui , à force de n'être occupée qu'à plaire au roi et à Mme de Maintenon, prenoit, en jeune personne, toutes les impressions que lui donnoit cette tante si factice, et qui ne cachoit pas toujours celles qu'elle avoit prises, parut [avoir] depuis cette époque un grand éloignement pour MM. et Mmes de Chevreuse et de Beauvilliers, à travers tous les ménagements que le goût du roi lui imposoit, et plus encore l'amitié tendre et toute l'intime confiance de Mgr le duc de Bourgogne pour eux.

  Ce qui acheva d'ôter toute espérance à la cabale qui les avait voulu perdre fut de voir deux jours après les quatre places vacantes chez les princes remplies de quatre hommes proposés par M. de Beauvilliers, les abbés Le Fèvre et Vittement, Puységur et Montriel. Vittement dut ce choix à son mérite, et à la beauté de la harangue qu'il avoit faite au roi sur la paix, à. la tête de l'Université dont il étoit alors recteur, et qui fut universellement admirée. Louville conseilla au duc de Beauvilliers les deux gentilshommes de la manche. Il avoit été avec eux dans le régiment d'infanterie du roi , capitaine. Puységur en étoit lieutenant-colonel, et par là fort connu du roi. Il l'était extrêmement de tout le monde parce qu'il avoit été l'orne de toutes les campagnes de M. de Luxembourg toute la dernière guerre. Outre ces fonctions de maréchal des logis de l'armée qu'il faisoit avec grande étendue et grande supériorité, il soulageoit M. de Luxembourg pour tous les autres ordres de l'armée, il avoit la principale part à ses projets de campagne et à leur exécution, et la confiance en lui étoit telle que M. de Luxembourg ne se cachait pas de ne rien penser et de ne rien faire pour la guerre sans lui. Montriel, ancien capitaine au même régiment, étoit fort attaché à Puységur, et tous deux fort amis de Louville et très propres à cet emploi auprès d'un prince dont l'âge demandoit désormais plus d'application pour les choses du monde, et surtout de la guerre, que pour celles de l'étude.

  En même temps que ces amis de M. de Cambrai furent chassés, Mme Guyon fut transférée de Vincennes, où étoit le P. La Combe, à la Bastille, et sur ce qu'on lui mit auprès d'elle deux femmes pour la servir, peut-être pour l'espionner, on crut qu'elle étoit là pour sa vie. Cet éclat ne laissa pas de porter fortement sur les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, et sur leurs épouses. À Versailles, où ils vivoient fort peu avec le monde, cela ne parut guère. Mais le jeudi suivant, octave de la Fête-Dieu, c'est-à-dire le quatrième jour après l'éclat, le roi alla à Marly; ils essuyèrent une désertion presque générale; M. de Beauvilliers, qui étoit en année, servoit jusqu'au dîner inclus, et le marquis de Gesvres achevoit toujours les journées.

  Tout étoit local : à Versailles , le service étoit précis et réglé, et ces grandes entrées attendoient dans les cabinets quand ils avoient à attendre. À Marly, où le roi n'en avoit que deux, et encore à peine, nulle grande entrée n'y mettoit le pied. Il falloit attendre dans la chambre du roi, ou dans les salons, mêlé avec tout le courtisan, et cette attente prenoit une grande partie de la matinée, lorsqu'il n'y avoit pas conseil qui y étoit bien moins fréquent qu'à Versailles. Pour les dames, les plus retirées partout ailleurs ne le pouvoient guère être à Marly. Elles s'assembloient pour le dîner, presque jusqu'au souper elles demeuroient dans le salon, et par-ci par-là, les distinguées dans la première pièce de l'appartement de Mme de Maintenon, où elle ni le roi ne se tenoient pas , mais où elles le voyoient passer plus à leur aise, et mieux remarquées.

  Mmes de Chevreuse et de Beauvilliers, accoutumées à voir l'élite des dames se ramasser autour d'elles partout, se trouvèrent tout ce voyage-là et quelques autres ensuite fort esseulées. Personne ne les approcha celui-ci, et si le hasard, ou quelque soin, en amenoit auprès d'elles, c'étoit

130 

sur des épines, et elles ne cherchoient qu'à se dissiper, ce qui arrivait bientôt après. Cela parut. bien nouveau et assez amer aux deux soeurs; mais, semblables à leurs maris en vertus et en bienséances, elles ne coururent après personne, se tinrent tranquilles, virent sans dédain ce flux de la cour, mais sans paroi tre embarrassées, reçurent bien le peu et le rare qui leur vint, mais sans empressement, et à leur façon ordinaire, et surtout sans rien chercher, et ne laissèrent pas de bien remarquer et distinguer les différentes allures, et tous les degrés de crainte, de politique ou d'éloignement. Leurs maris aussi courtisés, et encore plus environnés qu'elles, éprouvèrent encore plus d'abandon, et ne s'en émurent pas davantage. Tout cela eut un temps, et peu à peu , on se rapprocha d'eux et d'elles , parce qu'on vit le roi les traiter avec la même distinction, et que la même politique qui avait éloigné d'eux le gros du monde l'en rapprocha dans les suites, et que l'envie, lasse de bouder inutilement, fit enfin comme les autres.

  Pendant ces dégoûts , La Reynie interrogea plusieurs fois Mme Guyon et le P. La Combe. Il se répandit que ce barnabite disoit beaucoup, mais que Mme Guyon se défendoit avec beaucoup d'esprit et de réserve. Les écrits continuoient. Le roi loua publiquement l'histoire de toute cette affaire, que M. de Meaux lui avoit présentée, et dit qu'il n'y avoit pas avancé un mot qui ne fût vrai. M. de Meaux était ce voyage-là fort brillant à Marly, et le roi avoit chargé le nonce d'envoyer ce livre au pape. Rome fut agitée de tout cet éclat. L'affaire qui dormait un peu à la congrégation du Saint-Office, où elle avoit été renvoyée, reprit couleur, et couleur qui commença à devenir fort louche pour M. de Cambrai.

  Dans ces entrefaites , il arriva une chose qui ne laissa pas de m'importuner. M. de Meaux étoit anciennement ami de M. de la Trappe : il l'était allé voir quelquefois , et ils s'écrivoient de temps en temps; ils s'aimaient et ils s'estimoient encore davantage. M. de Meaux , dans les premières crises de la dispute, lui envoya ses premiers écrits, ceux que M. de Cambrai publia d'abord , et en même temps les Maximes des saints ; il le pria d'examiner ces différents ouvrages, et, sans en faire un lui-même dont il n'avoit ni le temps ni la santé , de lui mander franchement, et en amitié, ce qu'il en pensoit. M. De la Trappe lut attentivement tout ce que M. de Meaux lui avoit envoyé. Tout savant et grand théologien qu'il fût, le livre des Maximes des saints l'étonna et le scandalisa beaucoup. Plus il l'étudia, et plus ces mêmes sentiments le pénétrèrent. Il fallut enfin répondre après avoir bien examiné. Il crut répondre en particulier et à son ami; il compta qu'il n'écrivait qu'à lui, et que sa lettre ne seroit vue de personne. Il ne la mesura donc point comme on fait un jugement, et il manda tout net à M. de Meaux, après une dissertation fort courte, que, si M. de Cambrai avoit raison, il fallait brûler l'Évangile, et se plaindre de Jésus-Christ, qui n'étoit venu au monde que pour nous tromper. La force terrible de cette expression étoit si effrayante, que M. de Meaux la crut digne d'être montrée à Mme de Maintenon, et Mme de Maintenon, qui ne cherchoit qu'à accabler M. de Cambrai de toutes les autorités possibles, voulut absolument qu'on imprimât cette réponse de M. de la Trappe à M. de Meaux.

  On peut imaginer quel triomphe d'une part, et quels cris perçants de l'autre. M. de Cambrai et ses amis n'eurent pas assez de voix ni de plumes pour se plaindre, et pour tomber sur M. de la Trappe, qui de son désert osoit anathématiser un évêque, et juger de son autorité, et de la manière la plus violente et la plus cruelle, une question qui étoit déférée au pape, et qui était actuellement sous son examen. Ils en firent même faire des reproches amers à M. de la Trappe; et de là, éclatèrent contre lui.

  M. de la Trappe fut très-affligé de l'impression de sa lettre, et de se voir sur la scène, au moment qu'il s'en était

132 

le moins délié. Il prit le parti d'écrire une seconde lettre à M. de Meaux, et en même temps de la publier. Il lui faisait des reproches, mais comme un ami, d'avoir communiqué sa réponse sur sa dispute avec M. de Cambrai, qu'il lui avoit écrite avec ouverture de coeur, dans sa confiance accoutumée de leur commerce de lettres , que celle-ci seroit brûlée aussitôt qu'elle auroit été lue ; qu'il étoit affligé avec amertume de la peine qu'il apprenait de toutes parts qu'elle causoit à des personnes dont il avoit toujours particulièrement honoré les vertus, les places et les personnes; qu'il l'étoit encore davantage du bruit qu'il lui revenoit que faisoit sa réponse, lui qui depuis tant d'années ne cherchoit qu'à être oublié, qui dans aucun temps n'étoit entré dans aucune affaire de l'Église, et qui, en les évitant toutes, ne s'étoit vu forcé , qu'avec un très- grand déplaisir , à se défendre sur des questions monastiques de son état qui l'avoient conduit plus loin qu'il n'aurait voulu, mais qu'il n'avoit pu abandonner en conscience; qu'il étoit vrai que ce qu'il lui avait mandé sur M. de Cambrai, il l'avoit pensé, et qu'il le penseroit toujours ; mais que, sans penser autrement ni chercher le moins du monde à se déguiser, surtout sur des points de doctrine, où il se seroit tu s'il avoit pu craindre de se voir imprimer, parce que son partage étoit la retraite et le silence, ou, s'il avoit été forcé à s'expliquer, il l'auroit fait au moins dans des termes mesurés, convenables à être publiés, et propres à répondre à sa vénération pour l'épiscopat, et en particulier au respect qu'il avoit pour la personne, la vertu et le savoir de M. de Cambrai, et que l'entière différence de sentiment où il étoit de lui ne devoit pas altérer pour sa dignité dans l'Église, ni pour sa personne. C'étoit là dire, ce semble, tout ce qu'il étoit possible de plus satisfaisant, et c'était à M. de Meaux, et plus encore à Mme de Maintenon, qu'il s'en falloit prendre, qui avaient commis une si grande infidélité pour exciter tout ce fracas. Mais M. de Cambrai et ses amis, à bout de colère contre leur persécutrice, et d'écrits faits et à faire au fond contre M. de Meaux, ne se contentèrent de rien, et ne le pardonnèrent de leur vie à M. de la Trappe.

  Il arrive quelquefois aux plus gens de bien de diviniser certaines passions, et telle est la foiblesse de l'homme. J'étois passionnément attaché à M. de la Trappe; je l'étais intimement à M. de Beauvilliers, et fort à M. de Chevreuse; ils ne se cachaient de rien devant moi, et quelquefois il leur échappait des amertumes sur M. de la Trappe, que j'aurois voulu ne pas entendre. Je me souviens qu'ayant dîné en particulier chez M. de Beauvilliers, il nous proposa à M. de Chevreuse, au duc de Béthune et à moi une promenade en carrosse autour du canal de Fontainebleau. La duchesse de Béthune était la grande âme du petit troupeau, l'amie de tous les temps de Mme Guyon, et celle devant qui M. de Cambrai était en respect et en admiration, et tous ses amis en vénération profonde. Le petit troupeau avait donc réuni dans une liaison intime la fille de M. Fouquet et les filles de M. Colbert; et le duc de Béthune, qui n'allait pas en ce genre à la cheville du pied de sa femme, étoit, à cause d'elle, fort recueilli des deux ducs et des deux duchesses. À peine fûmes-nous vers le canal, que le bonhomme Béthune mit la conversation sur M. de la Trappe à propos de M. de Cambrai, dont on parlait; les deux autres suivirent, et tous trois se lâchèrent tant et si bien , qu'après avoir un peu répondu, puis gardé le silence pour ne les pas exciter encore davantage, je sentis que je ne pouvais plus supporter leurs propos. Je leur dis donc naïvement que je sentais bien que ce n'était pas à moi, à mon âge , à exiger qu'ils se tussent, mais qu'à tout tige on pouvoit sortir d'un carrosse ; que je les assurais que je ne les en aimerais et ne les en verrais pas moins, en ajoutant que c'était pour moi la dernière épreuve où mon attachement pût être mis , mais que je leur demandais l'amitié d'avoir aussi égard à ma faiblesse s'ils voulaient l'appeler ainsi, et de me mettre pied à terre,

134 

après quoi ils diroient tout ce qu'ils voudroient en pleine liberté. MM. de Chevreuse et de Beauvilliers sourirent. « Eh bien! dirent-ils, nous avons raison, mais nous n'en parlerons plus , » et firent taire le duc de Béthune qui vouloit toujours bavarder. J'insistai, et sans fâcherie, à sortir pour les laisser à leur aise. Jamais ils ne le voulurent souffrir, et ils eurent cette amitié pour moi que jamais depuis je ne leur en ai ouï dire un mot. Pour le bonhomme Béthune il n'étoit pas si maître de lui, mais comme aussi je ne m'en contraignais pas comme pour les deux autres, je lui répondois de façon que c'en étoit pour longtemps.

  Encore ce mot pour sa singularité : le duc de Charost, son fils, ne bougeoit de chez moi, et étoit intimement de mes amis ; il étoit aussi un des premiers tenants du petit troupeau , et, comme tel, protégé des ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, qui nous avoient liés ensemble, mais qui ne lui parloient jamais de quoi que ce soit, que des affaires de leur communion. Par même raison Charost étoit infatué à l'excès de M. de Cambrai, et fort aliéné de M. de la Trappe. Nous badinions et plaisantions fort ordinairement ensemble, et de temps en temps il se licencioit avec moi sur M. de la Trappe. Je l'avertis plusieurs fois de laisser ce chapitre, que tout autre je l'abandonnois à tout ce qu'il voudroit dire, et en badinerois avec lui, mais que celui-là étoit plus fort que moi, et que je le conjurois d'épargner ma patience et les sorties que je ne pourrois retenir. Malgré ces avis très souvent réitérés, il se mit sur ce chapitre à Marly dans la chambre de Mme de Saint-Simon où nous avions dîné et où il n'étoit resté que Mmes du Châtelet et de Nogaret avec nous. Je parai d'abord, je le fis souvenir après de ce que je lui avois tant de fois répété; il poussa toujours sa pointe, et de propos en propos de plaisanterie fort aigre, et où il ne se retenoit plus, il me lâcha avec un air de mépris pour M. de la Trappe que c'étoit mon patriarche devant qui tout autre n'étoit rien. Ce mot enfin combla la mesure. « Il est vrai, répondis-je d'un air animé, que ce l'est, mais vous et moi avons chacun le nôtre, et la différence qu'il y a entre les deux, c'est que le mien n'a jamais été repris de justice. » Il y avoit déjà longtemps que M. de Cambrai avoit été condamné à Rome. À ce mot, voilà Charost qui chancelle (nous étions debout), qui veut répondre, et qui balbutie; la gorge s'enfle , les yeux lui sortent de la tête , et la langue de la bouche. Mme de Nogaret s'écrie, Mme du Châtelet saute à sa cravate qu'elle lui défait et le col de sa chemise, Mme de Saint-Simon court à un pot d'eau, lui en jette et tâche de l'asseoir et de lui en faire avaler. Moi, immobile, je considérois le changement si subit qu'opère un excès de colère et un comble d'infatuation, sans toutefois pouvoir être mécontent de ma réponse. II fut plus de trois ou quatre Paters à se remettre, puis sa première parole fut que ce n'étoit rien , qu'il étoit bien, et de remercier les dames. Alors je lui fis excuse, et le fis souvenir que je le lui avois bien dit. Il voulut répondre, les dames interrompirent. On parla de toute autre chose, et Charost se raccoutra, et s'en alla peu après. Nous n'en fûmes pas un instant moins bien ni moins librement ensemble, et dès la même journée; mais ce que j'y gagnai, c'est qu'il ne se commit jamais plus à quoi que ce soit sur M. de la Trappe. Quand il fut sorti, les dames me grondèrent, et se mirent toutes trois sur moi; je ne fis qu'en rire. Pour elles, elles ne pouvoient revenir de l'étonnement et de l'effroi de ce qu'elles avoient vu, et nous convînmes, pour la chose et pour l'amour de Charost, de n'en parler à personne; et en effet, qui que ce soit ne l'a su. […]

ch.11 1698 167, 176                     Seurre Fénelon Bossuet

176 

  […] Un arrêt du parlement de Dijon fit en même temps un grand bruit. Il fit brûler le curé de Seurre, convaincu de beaucoup d'abominations, en suite des erreurs de Molinos et fort des amis de Mme Guyon. Cela vint fort mal à propos en cadence avec la réponse de M. de Cambrai aux États d'oraison de M. de Meaux, qui n'eut rien moins que le succès et l'applaudissement qu'avoit eus ce livre, et qu'il conserva toujours. M. de Paris avoit, quelque temps auparavant , fait une visite aux ducs de Chevreuse et de Beauvilliers. Ils avoient su la belle action qu'il avoit faite à l'égard du dernier, et qui portoit sur tous les deux. Ils se séparèrent donc fort contents de part et d'autre, et ils firent depuis, dans toutes les suites de cette affaire, une grande différence de lui aux deux autres prélats. […]

ch.17 1699 263-269, 284              maximes Beauvilliers Fénelon, Grammont

  L'affaire de M. de Cambrai touchoit à son terme et faisoit plus de bruit que jamais. Ce prélat faisoit tous les jours quelque nouvel ouvrage pour éclaircir et soutenir ses Maximes des saints , et y mettoit tout l'esprit imaginable. Ses trois antagonistes y répondoient chacun à part; l'amertume à la fin surnagea de part et d'autre, et, à l'exception de M. de Paris qui se contint toujours dans une grande modération,

264  M. de Cambrai et MM. de Meaux et de Chartres se traitèrent fort mal. Le roi pressoit le jugement à Rome, où, fort mécontent de la conduite du cardinal de Bouillon à cet égard, il crut hâter l'affaire en donnant à Mme de Lévi le logement de M. de Cambrai à Versailles, et défendant à ce prélat de plus prendre la qualité de précepteur des enfants de France dont il lui avoit déjà ôté les appointements, et le fit dire au pape et à la congrégation établie pour juger. En effet, le cardinal de Bouillon, lié comme on l'a vu ci-dessus avec M. de Cambrai, ses principaux amis, et les jésuites, quoique chargé des affaires du roi à Rome , et recevant ordres sur ordres de presser le jugement et la condamnation de M. de Cambrai , mettoit tout son crédit à le différer et à éviter qu'il fût condamné. 11 en reçut des reproches du roi fort durs qui ne lui firent pas changer de conduite au fond, mais qui lui firent chercher des excuses et des couleurs. Mais quand il vit enfin qu'il n'y avoit plus à reculer, il ne rougit point d'être solliciteur et juge en même temps et de solliciter contre les ordres du roi , directement contraires , en faveur de M. de Cambrai, pour qui l'ambassadeur d'Espagne sollicitoit aussi au nom du roi son maître. Ce ne fut pas tout : le jour du jugement il ne se contenta pas d'opiner pour M. de Cambrai de toute sa force, mais il essaya d'intimider les consulteurs. Il interrompit les cardinaux de la congrégation, il s'emporta, il cria, il en vint aux invectives, de manière que le pape, instruit de cet étrange procédé et scandalisé à l'excès, ne put s'empêcher de dire de lui : « È un porco ferito, c'est un sanglier blessé. » Il s'enferma chez lui à jeter feu et flammes , et ne put même se contenir quand il fut obligé de reparoître. Le pape prononça la condamnation, qui fut dressée en forme de constitution, et où la cour de Rome, sûre de l'impatience du roi de la recevoir, inséra des termes de son style que la France n'admet point. Le nonce qui la reçut par un courrier la porta aussitôt au roi qui en témoigna publiquement sa joie. Le nonce parla au roi entre son lever et la messe. C'étoit un dimanche 22 mars. Le roi revenant de la messe trouva M. de Beauvilliers dans son cabinet pour le conseil qui alloit se tenir. Dès qu'il l'aperçut il fut à lui , et lui dit : « Eh bien! monsieur de Beauvilliers, qu'en direz-vous présentement ? Voilà M. de Cambrai condamné dans toutes les formes. — Sire, répondit le duc d'un ton respectueux, mais néanmoins élevé, j'ai été ami particulier de M. de Cambrai, et je le serai toujours, mais s'il ne se soumet pas au pape, je n'aurai jamais de commerce avec lui. » Le roi demeura muet, et les spectateurs en admiration d'une générosité si ferme d'une part et d'une déclaration si nette de l'autre, mais dont la soumission ne portoit que sur l'Église.

  Rome, à même de faire pis , montra par la condamnation même qu'elle étoit plus donnée au roi qu'appesantie sur M. de Cambrai. Vingt-trois propositions du livre des Maximes des saints y furent qualifiées téméraires , dangereuses , erronées, mais in globo, et le pape excommunie ceux qui le liront ou le garderont chez eux. Monsieur, qui étoit venu de Paris dîner avec le roi, en sut la nouvelle en arrivant. Le roi lui en parla pendant le dîner avec une satisfaction qui s'épanchoit , et encore à M. de La Rochefoucauld en allant au sermon, qui répondit fort honnêtement sur M. de Cambrai, comme ne doutant pas qu'il ne se soumît : c'étoit un personnage bon à faire à l'égard des gens dans cette situation dont il n'avoit jamais été ami.

  M. de Cambrai apprit presqu'en même temps son sort, dans un moment qui eût accablé un homme qui auroit eu en soi moins de ressources. Il alloit monter en chaire ; il ne se troubla point ; il laissa le sermon qu'il avoit préparé, et, sans différer un moment de prêcher, il prit son thème sur la soumission due à l'Église ; il traita cette matière d'une manière forte et touchante, annonça la condamnation de son livre, rétracta son opinion qu'il y avoit exposée, et conclut son sermon par un acquiescement et une soumission

266 

parfaite au jugement que le pape venoit de prononcer. Deux jours après il publia un mandement fort court, par lequel il se rétracta, condamna son livre, en défendit la lecture, acquiesça et se soumit de nouveau à sa condamnation, et par les termes les plus concis, les plus nets, les plus forts s'ôta tous les moyens d'en pouvoir revenir. Une soumission si prompte, si claire, si publique, fut généralement admirée. Il ne laissa pas de se trouver des censeurs qui auroient voulu qu'il eût comme copié la constitution, et qui se firent moquer d'eux. M. de Meaux qui étoit à la cour reçut les compliments de tout le monde qui courut chez Iui en foule. M. de Chartres étoit à Chartres, où il demeura, et M. de Paris montra une grande modération. Mme de Maintenon parut au comble de sa joie.

  La difficulté fut après sur l'enregistrement au parlement, à cause de la forme de cette bulle et des termes qui s'y trou-voient contraires aux libertés de l'Église gallicane, libertés qui ne sont ni des nouveautés ni des concessions ou des privilèges, mais un usage constant d'attachement à l'ancienne discipline de l'Église, qui n'a point fléchi aux usurpations de la cour de Rome, et qui ne l'a point laissée empiéter comme elle a fait sur les Églises des autres nations. On prit donc un expédient pour mettre tout à couvert sans trop de retardement ; ce fut une lettre du roi à tous les métropolitains de son royaume, par laquelle il leur mandoit d'assembler chacun ses suffragants pour prononcer sur la condamnation que le pape venoit de faire du livre des Maximes des saints de M. de Cambrai, de la constitution duquel il leur envoya en même temps un exemplaire. L'obéissance fut d'autant plus prompte que cette sorte d'assemblée par provinces ecclésiastiques sentoit fort les conciles provinciaux, quoique limitée à une matière, et que l'interruption de ces sortes de conciles, dont les évêques avoient abusé en y mêlant pour leur autorité force affaires temporelles, étoit un de leurs plus grands regrets. Par ce tour nos évêques furent censés examiner le livre et la censure, et n'adhérer au jugement du pape que comme juges eux-mêmes de la doctrine, et jugeant avec lui. Ils en firent des procès-verbaux qu'ils envoyèrent à la cour, et de cette manière il n'y eut plus de difficulté , et le parlement enregistra la condamnation de M. de Cambrai, en conséquence de l'adhésion des évêques de France en forme de jugement.

  M. de Cambrai subit ce dernier dégoût avec la même grandeur d'âme qu'il avoit reçu et adhéré à sa condamnation. Il assembla ses suffragants comme les autres métropolitains, et y trouva de quoi illustrer sa patience comme il avoit illustré sa soumission. Valbelle , évêque de Saint-Omer, Provençal ardent à la fortune, n'eut pas honte, comptant plaire, d'ajouter douleur à la douleur. Il proposa dans l'assemblée qu'il n'y suffisoit pas de condamner le livre des Maximes des saints, si on n'y condamnoit pas en même temps tous les ouvrages que M. de Cambrai avoit faits pour le soutenir. L'archevêque répondit modestement qu'il adhéroit de tout son coeur à la condamnation de son livre des Maximes des saints, et qu'il n'avoit pas attendu, comme on le savoit, cette assemblée pour donner des marques publiques de son entière soumission au jugement qui avoit été rendu, mais qu'il croyoit aussi qu'il ne devoit pas l'étendre à ce qui n'étoit point jugé; que le pape étoit demeuré dans le silence sur tous les écrits faits pour soutenir le livre condamné; qu'il croyoit devoir se conformer entièrement au jugement du pape en condamnant comme lui le livre qu'il avoit condamné, et demeurant comme lui dans le silence sur tous les autres écrits à l'égard desquels il y étoit demeuré. Il n'y avoit rien de si sage , de si modéré , ni de plus conforme à la raison, à la justice et à la vérité que cette réponse. Elle ne satisfit point M. de Saint-Omer, qui vouloit se distinguer et faire parler de lui. Il prit feu, et insista par de longs et violents raisonnements que M. de Cambrai écouta paisiblement sans rien dire. Quand le Provençal fut épuisé, M. de

268 

Cambrai dit qu'il n'avoit rien à ajouter à la première réponse qu'il avoit faite à la proposition de M. de Saint-Omer, ainsi que c'étoit aux deux autres prélats à décider, à l'avis desquels il déclaroit par avance qu'il s'en rapporteroit sans répliquer. MM. d'Arras et de Tournai se hâtèrent d'opiner pour l'avis de M. de Cambrai , et imposèrent avec indignation à M. de Saint-Omer, qui ne cessa de murmurer et de menacer entre ses dents. Il se trouva fort loin de son compte. Le gros du monde s'éleva contre lui ; la cour même le blâma, et quand il y reparut, il n'y trouva que de la froideur parmi ceux mêmes qu'il regardait comme ses amis, et qui ne l'étaient ni de M. de Cambrai ni des siens. […]

284 

[…] Il découvrit cette année que la comtesse de Grammont avoit été passer quelques jours de cette octave à Port-Royal des Champs, où elle avoit été élevée, et pour lequel elle avoit conservé beaucoup d'attachement. C'étoit un crime qui pour tout autre auroit été irrémissible; mais le roi avoit personnellement pour elle une vraie considération, et une amitié qui déplaisoit fort à Mine de Maintenon , mais qu'elle n'avoit jamais pu rompre, et qu'elle souffroit parce qu'elle ne pouvoit faire autrement. Elle ne laissoit pas de lui montrer souvent sa jalousie par des traits d'humeur quoique mesurés, et la comtesse qui étoit fort haute, et en avoit tout l'air et le maintien avec une grande mine, des restes de beauté, et plus d'esprit et de grâce qu'aucune femme de la cour, ne se donnoit pas la peine de les ramasser, et montroit de son côté à Mme de Maintenon, par son peu d'empressement pour elle, qu'elle ne lui rendoit le peu qu'elle faisoit que par respect pour le goût du roi. Ce voyage donc que Mme de Maintenon tacha de mettre à profit ne mit la comtesse qu'en pénitence , non en disgràce. Elle qui étoit toujours de tous les voyages de Marly, et partout où le roi alloit, n'en fut point celui-ci. Ce fut une nouvelle. Elle en rit tout bas avec ses amis. Mais d'ailleurs elle garda le silence et s'en alla à Paris. Deux jours après elle écrivit au roi par son mari qui avoit liberté d'aller à Marly, mais elle n'écrivit ni ne fit rien dire à Mme de Maintenon. Le roi dit au comte de Grammont qui cherchoit à justifier sa femme, qu'elle n'avoit pu ignorer ce qu'il pensoit d'une maison toute janséniste qui est une secte qu'il avoit en horreur. Fort peu après le retour à Versailles, la comtesse de Grammont y arriva , et vit le roi en particulier chez Mme de Maintenon. Il la gronda, elle promit qu'elle n'iroit plus à Port-Royal sans toutefois l'abjurer le moins du monde ; ils se raccommodèrent, et au grand déplaisir de Mme de Maintenon , il n'y parut plus.

ch.18 1699 285-286, 300              Fénelon, La Reynie

  Les amis de M. de Cambrai s'étoient flattés que le pape, charmé d'une soumission si prompte et si entière, et qui avoit témoigné plus de déférence pour le roi que tout autre sentiment dans le jugement qu'il avoit rendu , le récompenseroit de la pourpre; et en effet il y eut des manèges qui tendoient là. Ils prétendent encore que le pape en avoit envie, mais qu'il n'osa jamais voyant que, depuis cette soumission, sa disgrâce n'étoit en rien adoucie. Le duc de Béthune, qui venoit toutes les semaines à Versailles, y dtnoit assez souvent chez moi, et ne pouvoit avec nous s'empêcher de parler de M. de Cambrai : il savoit qu'il y étoit en sûreté, et outre cela mon intimité avec M. de Beauvilliers. Cette espérance du cardinalat perdue, il se lacha un jour chez moi jusqu'à nous dire qu'il avoit toujours cru le pape infail‑

286 

lible; qu'il en avoit souvent disputé avec la comtesse de Grammont, mais qu'il avouoit qu'il ne le croyoit plus depuis la condamnation de M. de Cambrai. Il ajouta qu'on savoit bien que ç'avoit été une affaire de cabale ici et de politique à Rome, mais que les temps changeoient , et qu'il espéroit bien que ce jugement changeroit aussi et seroit rétracté, et qu'il y avoit de bons moyens pour cela. Nous nous mimes à rire, et à lui dire que c'étoit toujours beaucoup que ce jugement l'eût fait revenir de l'erreur de l'infaillibilité des papes, et que l'intérêt qu'il prenoit en l'affaire de M. de Cambrai eût été plus puissant à lui dessiller les yeux, que la créance de tous les siècles et tant et tant de puissantes raisons qui détruisoient ce nouvel et dangereux effet de l'orgueil et de l'ambition romaine, et de l'intérêt de ceux qui le soutenoient jusqu'à en vouloir faire un pernicieux dogme.

 Parlant des amis de M. de Cambrai, cela me fait souvenir de réparer ici, quoiqu'en matière fort différente, un oubli que j'ai fait d'une chose qui se passa au dernier voyage de Fontainebleau. La petite direction se tient toujours chez le chef du conseil des finances qui y préside, et la grande direction dans la salle du conseil des parties : le chancelier y préside, et lorsque étant absent, et qu'il y a eu un garde des sceaux, il y a présidé de sa place, et a toujours laissé vide celle du chancelier. Il faut comprendre quand il n'est pas exilé, au moins à ce que je pense, parce qu'alors il fait partout ses fonctions, et prend même au parlement la place que le chancelier y tient. En ce voyage de Fontainebleau, où le chancelier malade n'alla point, M. de Beauvilliers prit sa place à la grande direction : il y avoit présidé d'autres fois en l'absence du chancelier, sans prendre sa place, et l'avoit laissée vide. Le roi le sut, et dit qu'étant duc et pair et président à la grande direction par l'absence du chancelier, il devoit prendre sa place et ne la plus laisser vide. Cela fut ainsi exécuté depuis, et fort souvent encore après à Versailles, par les infirmités de M. le chancelier.

 […]

300 

 […] La Reynie, usé d'âge et de travail, est celui qui a mis la place de lieutenant de police dans la considération et l'importance où on l'a vue depuis, et où elle seroit désirable s'il avoit pu l'exercer toujours; mais, noyé dans les détails d'une inquisition naissante et qui a été portée de plus en plus loin après lui, il n'étoit plus en âge ni en état de venir au grand et de travailler d'une manière supérieure. Du reste, esprit, capacité, sagesse, lumières, probité, tout fit regretter qu'il eût pour ainsi dire dépassé la première place de son état. […]

Tome 3.

ch.3 1700   33-37, 43                    Beauvillier en Espagne, id.

Le roi rentre de Fontainebleau * Le duc d'Anjou déclaré roi d'Espagne * Cérémonial à la messe * M. de Beauvilliers a seul en chef le commandement de tout le voyage . M. le duc de Noailles lui est adjoint pour le suppléer en cas d'absence ou de maladie . Le nonce et l'ambassadeur de Venise félicitent les deux rois . Harcourt déclaré duc héréditaire et ambassadeur en Espagne . Rage de Tallard * Grand éclat de rire des valets * L'électeur de Bavière fait proclamer Philippe V aux Pays-Bas * Plaintes de l'ambassadeur hollandais . Le marquis de Bedmar à Marly * Philippe V proclamé à Milan . Le roi d'Espagne fait Castel-dos-Rios grand d'Espagne de première classe . Il prend la Toison * Manière de la porter . Départ du roi d'Espagne * Philippe V proclamé à Madrid, à Naples, en Sicile et en Sardaigne * Aventures de Vaïni à Rome, qui manque d'être assassiné * Combat entre ses domestiques et les sbires . Exaltation du cardinal Albano, pape, qui prit le nom de Clément XI * L'empereur se prépare à la guerre * L'électeur de Brandebourg se déclare roi de Prusse . À quel titre il possédait ce pays * Harcourt retourne à Madrid . Son accueil.

  Le lundi 15 novembre, le roi partit de Fontainebleau entre neuf et dix heures, n'ayant dans son carrosse que Mgr le duc de Bourgogne, Mine la duchesse de Bourgogne , Mme la princesse de Conti, et la duchesse du Lude, mangea un morceau sans en sortir, et arriva à Versailles sur les quatre heures. Monseigneur alla dîner à Meudon pour y demeurer quelques jours, et Monsieur et Madame à Paris. En chemin, l'ambassadeur d'Espagne reçut un courrier avec de non‑

34   

veaux ordres et de nouveaux empressements pour demander M. le duc d'Anjou. La cour se trouva fort grosse à -Versailles, que la curiosité y avoit rassemblée dès le jour même de l'arrivée du roi.

  Le lendemain, mardi 16 novembre, le roi, au sortir de son lever, fit entrer l'ambassadeur d'Espagne dans son cabinet, où M. le duc d'Anjou s'étoit rendu par les derrières.

Le roi, le lui montrant, lui dit qu'il le pouvoit saluer comme son roi. Aussitôt il se jeta à genoux à la manière espagnole,

et lui fit un assez long compliment en cette langue. Le roi lui dit qu'il ne l'entendoit pas encore, et que c'étoit à lui à répondre pour son petit-fils. Tout aussitôt après, le roi fit , contre toute coutume, ouvrir les deux battants de la porte de son cabinet, et commanda à tout le monde qui étoit là presque en foule d'entrer ; puis, passant majestueusement les yeux sur la nombreuse compagnie : « Messieurs , leur dit-il en montrant le duc d'Anjou , voilà le roi d'Espagne. La naissance l'appeloit à cette couronne, le feu roi aussi par son testament, toute la nation l'a souhaité et me l'a demandé instamment; c'étoit l'ordre du ciel; je l'ai accordé avec plaisir. » Et se tournant à son petit-fils : « Soyez bon Espagnol, c'est présentement votre premier devoir, mais souvenez-vous que vous êtes né François, pour entretenir l'union entre les deux nations; c'est le moyen de les rendre heureuses et de conserver la paix de l'Europe. » Montrant après du doigt son petit-fils à l'ambassadeur : « S'il suit mes conseils, lui dit-il, vous serez grand seigneur, et bientôt; il ne sauroit mieux faire que de suivre vos avis. »

  Ce premier brouhaha du courtisan passé, les deux autres fils de France arrivèrent, et tous trois s'embrassèrent tendrement et les larmes aux yeux à plusieurs reprises. Zinzendorf, envoyé de l'empereur, qui a depuis fait une grande fortune à Vienne , avoit demandé audience dans l'ignorance de ce qui se devoit passer, et dans la même ignorance attendait en bas dans la salle des ambassadeurs que l'introducteur le vînt chercher pour donner part de la naissance de l'archiduc, petit-fils de l'empereur, qui mourut bientôt après. Il monta donc sans rien savoir de ce qui venoit de se passer. Le roi fit passer le nouveau monarque et l'ambassadeur d'Espagne dans ses arrière-cabinets, puis fit entrer Zinzendorf, qui n'apprit qu'en sortant le fâcheux contretemps dans lequel il étoit tombé. Ensuite le roi alla à la messe à la tribune, à. l'ordinaire, mais le roi d'Espagne avec lui et à sa droite. À la tribune, la maison royale, c'est-à-dire jusqu'aux petits-fils de France inclusivement, et non plus, se mettoient à la rangette et de suite sur le drap de pied du roi; et comme là, à la différence du prie-Dieu, ils étoient tous appuyés comme lui sur la balustrade couverte du tapis, il n'y avoit que le roi seul qui eût un carreau par-dessus la banquette , et eux tous étoient à genoux sur la banquette couverte du même drap de pied, et tous sans carreau. Arrivant à la tribune, il ne se trouva que le carreau du roi qui le prit et le présenta au roi d'Espagne , lequel n'ayant pas voulu l'accepter, il fut mis à côté, et tous deux entendirent la messe sans carreau. Mais après il y en eut toujours deux quand ils alloient à la même messe, ce qui arriva fort souvent.

  Revenant de la messe, le roi s'arrêta dans la pièce du lit du grand appartement, et dit au roi d'Espagne que désormais ce seroit le sien ; il y coucha dès le même soir, et il y reçut toute la cour qui en foule alla lui rendre ses respects. Villequier, premier gentilhomme de la chambre du roi, en survivance du duc d'Aumont, son père, eut ordre de le servir; et le roi lui céda deux de ses cabinets, où on entre de cette pièce , pour s'y tenir lorsqu'il seroit en particulier, et ne pas rompre la communication des deux ailes qui n'est que par ce grand appartement.

  Dès le même jour on sut que le roi d'Espagne partiroit le 1er décembre; qu'il seroit accompagné des deux princes , ses frères, qui demandèrent d'aller jusqu'à la frontière ; que

36   

M. de Beauvilliers auroit l'autorité dans tout le voyage sur les princes et les courtisans, et le commandement seul sur les gardes, les troupes, les officiers et la suite, et qu'il régleroit, disposeroit seul de toutes choses. Le maréchal-duc de Noailles lui fut joint, non pour se mêler, ni ordonner de quoi que ce soit en sa présence, quoique maréchal de France et capitaine des gardes du corps, mais pour le suppléer en tout en cas de maladie ou d'absence du lieu où seroient les princes. Toute la jeunesse de la cour, de l'âge à peu près des princes, eut permission de faire le voyage, et beaucoup y allèrent ou entre eux ou dans les carrosses de suite. On sut encore que de Saint-Jean de Luz, après la séparation, les deux princes iroient voir la Provence et le Languedoc, passant par un coin du Dauphiné ; qu'ils reviendroient par Lyon, et que le voyage seroit de quatre mois. Cent vingt gardes sous Vaudreuil, lieutenant, et Montesson, enseigne, avec des exempts, furent commandés pour les suivre, et MM. de Beauvilliers et de Noailles eurent chacun cinquante mille livres pour leur voyage.

 […]

  M. de Beauvilliers, qui se crevoit de quinquina pour arrêter une fièvre opiniâtre accompagnée d'un fâcheux dévoiement , mena Mme sa femme à qui Mmes de Cheverny et de Rasilly tinrent compagnie. Le roi voulut absolument qu'il se mît en chemin et qu'il tâchât de faire le voyage. Il l'entretint longtemps le lundi matin avant que personne fût entré, ni lui sorti du lit, d'où M. de Beauvilliers monta tout de suite en carrosse pour aller coucher à Étampes et joindre le roi d'Espagne le lendemain à Orléans. Laissons-les aller, et admirons la Providence qui se joue des pensées des hommes et dispose des États. Qu'auraient dit Ferdinand et Isabelle, Charles V et Philippe II qui ont voulu envahir la France à tant de différentes reprises, qui ont été si accusés d'aspirer à la monarchie universelle, et Philippe IV même, avec toutes ses précautions au mariage du roi et à la paix des Pyrénées, de voir un fils de France devenir roi d'Espagne par le testament du dernier de leur sang en Espagne, et par le voeu universel de tous les Espagnols , sans dessein, sans intrigue, sans une amorce tirée de notre part, et à l'insu du roi, à son extrême surprise et de tous ses ministres, et qui n'eut que l'embarras de se déterminer et la peine d'accepter? Que de grandes et sages réflexions à faire, mais qui ne seroient pas en place clans ces Mémoires!

ch.17 1701 328, 339                     Maintenon hait Chevreuse  & Mme de Beauvilliers 

[…] …un obstacle invincible l'arrêtait encore : Mme de Montespan vivoit, et Mme de Maintenon la haïssoit trop pour lui donner le plaisir de voir l'élévation de son fils.

  Malgré elle, M. de Chevreuse fut plus heureux, par la permission qu'il obtint de donner sa charge de capitaine des chevau-légers de la garde au duc de Montfort son fils. Elle ne put jamais revenir de l'affaire de M. de Cambrai à l'égard de ses anciens et persévérants amis qui l'avoient tant été d'elle-même; elle haïssoit surtout le duc de Chevreuse et la duchesse de Beauvilliers. M. de Beauvilliers, elle le supportoit davantage quoiqu'elle ne l'aimât guère mieux ; Mme de Chevreuse étoit le moins dans sa disgrâce ; mais le roi étoit si parfaitement revenu pour tous les quatre, que Mme de Maintenon ne put jamais leur donner d'atteinte. Ainsi finit cette année et tout le bonheur du roi avec elle. […]

tome 4

ch.5 1703   102, 110                     l'illustre béate sort de la Bastille

 […] Un personnage du même sexe, plus rare et plus célèbre, obtint en ce temps-ci sa liberté. Les amis de Mme Guyon, toujours attentivement fidèles, en furent redevables à la charité toujours compatissante du cardinal de Noailles qui la fit sortir de la Bastille où elle était depuis plusieurs années sans voir personne, et lui obtint la permission de se retirer en Touraine. Ce ne fut pas la dernière époque de l'illustre béate, mais la liberté lui fut toujours depuis conservée. Le cardinal de Noailles n'en recueillit rien moins que la reconnaissance de tout ce petit troupeau. […]

ch.12 1703 213-214                      duchesse de Mortemart quitte la cour

M. de Beauvilliers qui avoit deux fils fort jeunes , et dont toutes les filles s'étaient faites religieuses à Montargis , excepté une seule, la maria tout à la fin de cette année au duc de Mortemart qui n'avoit ni les moeurs ni la conduite d'un homme à devenir son gendre. Il étoit fils de la soeur cadette des duchesses de Chevreuse et de Beauvilliers. Le désir d'éviter de mettre un étranger dans son intrinsèque entra pour beaucoup dans ce choix; mais une raison plus forte le détermina. La duchesse de Mortemart, fort jeune, assez piquante, fort au gré du monde, et qui l'aimait fort aussi, et de tout à la cour, la quitta subitement de dépit des romancines de ses soeurs, et se jeta à Paris dans une solitude et dans une dévotion plus forte qu'elle , mais où pourtant elle persévéra. Le genre de dévotion de Mme Guyon l'éblouit, M. de Cambrai la charma. Elle trouva dans l'exemple de ses deux sages beaux-frères à se confirmer dans son goût, et dans sa liaison avec tout ce petit troupeau séparé, de saints amusements pour s'occuper. Mais ce qu'elle y rencontra de plus solide fut le mariage de son fils. L'unisson des sentiments dans cet élixir à part d'une dévotion persécutée où elle figuroit sur le pied d'une grande âme, de ces âmes d'élite et de choix, imposa à l'archevêque de Cambrai, dont les conseils déterminèrent contre ce que toute la France voyoit, qui demeura surprise d'un choix si bizarre, et qui ne répondit que trop à ce que le public en prévit. Ce fut sous de tels auspices que des personnes qui ne perdoient jamais la présence de Dieu au milieu de la cour et des affaires , et qui par leurs biens et leur situation brillante avoient à choisir sur toute la France, prirent un gendre qui n'y croyoit point et qui se piqua toujours de le montrer, qui ne se contraignit, ni devant ni après, d'aucun de ses caprices ni de son obscurité, qui joua et but plus qu'il n'avoit et qu'il ne pouvoit , et qui s'étant avisé sur le tard d'un héroïsme de probité et de vertu , n'en prit que le fanatisme sans en avoir jamais eu la moindre veine en réalité. Ce fléau de sa famille et de soi-même se retrouvera ailleurs. […]

ch.17 1704 324-327                      Montfort tué

   […] J'avois reçu depuis peu une lettre du duc de Montfort, qui étoit fort de mes amis, qui me mandoit qu'à son retour il vouloit casser son épée et se faire président à mortier. Ilavoit toujours été de l'armée du maréchal de Villeroy. Sa lettre me parut si désespérée qu'avec un courage aussi bouillant que le sien, je craignis qu'il ne fit quelque folie martiale, et lui mandai qu'au moins je le conjurois de ne se pas faire tuer à plaisir. Il sembla que je l'avois prévu. Il fallut envoyer un convoi d'argent à Landau ; on fit le détachement pour le conduire. Il en demanda le commandement au maréchal de Villeroy, qui lui dit que cela étoit trop peu de chose pour en charger un maréchal de camp. Peu après il se fit refuser encore ; à une troisième [fois] il l'emporta de pure importunité. Il jeta son argent dans Landau sans aucun obstacle. Au retour, et marchant à la queue de son détachement , il vit des hussards qui voltigeoient ; le voilà à les vouloir courre et faire le coup de pistolet comme un carabin. On le retint quelque temps, mais enfin il s'échappa sans être suivi que de deux officiers. Ces coquins caracolèrent, s'enfuirent, s'éparpillèrent , se rapprochèrent ; et l'ardeur poussant le duc de Montfort sur eux , il s'en trouva tout à coup enveloppé, et aussitôt culbuté d'un coup de carabine qui lui fracassa les reins, et qui ne lui laissa le temps que d'être emporté comme on put , de se confesser avec de

326  grands sentiments de piété et de regret de sa vie passée, et d'arriver au quartier général, où il mourut presque aussitôt après.

  Il n'avoit pas encore trente-cinq ans, et en avoit cinq plus que moi. Beaucoup d'esprit, un savoir agréable, des grâces naturelles qui réparoient une figure un peu courte et entassée, et un visage que les blessures avoient balafré ; une valeur qui se pouvoit dire excessive, une grande application et beaucoup de talents pour la guerre, avec l'équité, la liberté, le langage fait pour plaire aux troupes et à l'officier, et avec cela à s'en faire respecter; une grande ambition, mais, par un mérite rare, toujours retenue dans les bornes de la probité. Un air ouvert et gai, des moeurs douces et liantes, une vérité, une sûreté à toute épreuve, jointe à une vraie simplicité, formoient en lui le caractère le plus aimable et un commerce délicieux ; avec cela sensible à l'amitié et très-fidèle, mais fort choisi dans ses amis, et le meilleur fils, le meilleur mari , le meilleur frère et le meilleur maître du monde, adoré dans -sa compagnie des chevau-légers, ami intime de Tallard et de Marsin, fort de M. le prince de Conti, qui l'avoit fort connu chez feu M. de Luxembourg, qui l'aimoit comme son fils; ami particulier de M. le duc d'Orléans, et si parfaitement bien avec M. le duc de Bourgogne, qu'il en devenoit déjà considérable à la cour. Monseigneur aussi le traitoit avec amitié , et le roi se plaisoit à lui parler et à le distinguer en tout , tellement qu'il étoit compté à la cour fort au-dessus de son âge, et n'en étoit pas moins bien avec ses contemporains, dont ses manières émoussoient l'envie. Une éducation beaucoup trop resserrée, et trop longtemps, l'avoit jeté d'abord dans un grand libertinage, l'avoit écarté de cette assiduité qui étoit d'un si grand mérite auprès du roi, et avoit étrangement gâté ses affaires. Il revenoit depuis quelque temps d'un égarement si commun, et ce retour lui avoit tourné à grand mérite auprès du roi. Ma liaison intime avec le duc de Chevreuse, son père, et M. de Beauvilliers, avoit formé la mienne avec lui. Une certaine ressemblance de goûts, d'inclinations, d'aversions, de vues et de manières de penser et d'être, l'avoit resserrée jusqu'à la plus grande intimité, en sorte que pour le sérieux nous n'avions rien de caché Yun pour l'autre. L'habitation continuelle de la cour nous faisoit fort vivre ensemble. Sa femme et Mme de Lévi, sa soeur, étoient amies intimes de Mme de Saint-Simon, que Mmes de Chevreuse et de Beauvilliers traitoient comme leur fille. En absence nous nous écrivions continuellement. Sa perte fut aussi pour moi de la dernière amertume, et tous les jours de ma vie je l'ai sentie depuis tant d'années. On peut juger quelle fut la douleur de sa famille. Il ne laissa que des enfants tout enfants. Sa charge fut donnée à son frère, le vidame d'Amiens, qui est parvenu depuis à tout. […]

ch.18 1704 345, 368                     duchesse de Guiche

 […] Il n'y avoit donc pas moyen de faire entrer Boufflers dans cette affaire. Il vivoit intimement avec le duc et la duchesse de Guiche sa belle-soeur, et avec tous les Noailles ; ils étoient lors au comble de la faveur, et le maréchal n'avoit garde de se défier d'eux. Le mariage du duc de Noailles qui avoit environné Mme de Maintenon des siens, en avoit plus approché sa soeur aînée la duchesse de Guiche que pas une.

  Son âge fort supérieur à celui de ses soeurs y contribuoit. Quoiqu'elle eût quitté le rouge, sa figure étoit encore charmante. Elle avoit infiniment d'esprit , du souple, du complaisant, de l'amusant, du plaisant , du bouffon même; mais tout cela sans se prodiguer, du sérieux, du solide; raffolée de M. de Cambrai, de Mme Guyon, de leur doctrine et de tout le petit troupeau, et dévote comme un ange. Séparée d'eux par autorité, et fidèle à l'obéissance, tout cela étoit devenu des degrés de mérite auprès de Mme de Maintenon, supérieurs à celui qu'elle tiroit de l'alliance de son frère. Sa retraite la faisoit rechercher; elle n'accordoit pas toujours d'aller aux voyages de Marly, et Mme de Maintenon croyoit recevoir une faveur toutes les fois qu'elle venoit chez elle. Il pouvoit y avoir du vrai, mais ce vrai n'étoit pas sans art. Sa dévotion , montée sur le ton de ce petit troupeau à part, qui avoit ses lois et ses règles particulières , étoit, comme la leur, compatible avec la plus haute et la plus vive ambition et avec tous les moyens de la satisfaire. Quoique son mari n'eût rien d'aimable, même pour elle, elle en fut folle d'amour toute sa vie. Pour lui plaire, et pour se plaire à elle-même, elle ne songeoit qu'à sa fortune. Sa famille, si maîtresse en cet art, n'en avoit pas moins de passion; ils s'entr'aidèrent. Rien n'est pareil au trébuchet qu'ils imaginèrent pour tendre au maréchal de Boufflers et dans lequel ils le prirent ; aussi tout étoit-il bien préparé à temps; et il n'y fut pas perdu une minute. […]

tome 5  

rien

tome 6  

ch.8 1708   154, 162-166              mariage fille Mortemart ?

[…] Enfin les liens secrets qui attachoient ensemble Mme la duchesse de Bourgogne et les jeunes Noailles, ses dames du palais, répondoient de cette princesse pour le présent et pour le futur ; et par eux-mêmes auprès de Mgr le duc de Bourgogne ils étoient sûrs des ducs de Chevreuse et de Beauvilliers. Ils y gagnoient encore la duchesse de Guiche, dont l'esprit, le manège et la conduite avoit tant de poids dans sa famille, chez Mme de Maintenon , et auprès du roi même, et qui imposoit tant à la cour et au monde. Je n'avois avec aucun des Noailles nulle sorte de liaison, sinon assez superficiellement avec la maréchale, qui ne m'en avoit jamais parlé. Mais je croyois voir tout là pour les Chamillart, et c'étoit ce qui m'engageoit y exhorter les filles, et ceux de leur plus intime famille qui pouvoient être consultés.

  Le duc de Beauvilliers étoit ami intime de Chamillart. Il pouvoit beaucoup sur lui, mais non assez pour le ramener sur des choses qu'il estimoit capitales au bien de l'État. Il espéra vaincre cette opiniâtreté en se l'attachant de plus en plus par les liens d'une proche alliance. Je n'entreprendrai pas de justifier la justesse de la pensée, mais la pureté de l'intention, parce qu'elle m'a été parfaitement connue. Lui et la duchesse, sa femme, qui ne pensèrent jamais différemment l'un de l'autre, prirent donc le dessein de faire le mariage de la fille de la duchesse de Mortemart, qui n'avoit aucun bien , qui étoit auprès de sa mère et ne vouloit point être religieuse. Au premier mot qu'ils en touchèrent à la duchesse de Mortemart, elle bondit de colère, et sa fille y sentit tant d'aversion , que plus d'une année avant qu'il se fit, la marquise de Charost, fort initiée avec eux, lui ayant demandé sa protection en riant lorsqu'elle seroit dans la faveur, pour la sonder là-dessus: « Et moi la vôtre, lui répondit-elle, lorsque par quelque revers je serai redevenue bourgeoise de Paris. » M. et Mme de Chevreuse, quoique si intimement uns avec M. et Mme de Beauvilliers, car unis est trop peu dire, rejetèrent tellement cette idée qu'ils ne furent plus consultés. J'ai su d'eux-mêmes et de la duchesse de Mortemart, que, si sa fille l'eût voulu croire, jamais ce mariage ne se seroit fait.

  De tout cela je compris que M. et Mme de Beauvilliers, résolus d'en venir à bout, gagnèrent enfin leur nièce, et que, sûrs de leur autorité sur Mme de Mortemart et sur le duc et la duchesse de Chevreuse, ils poussèrent leur pointe vers les Chamillart, qui, peu enclins aux Noailles, ne trouvant point ailleurs de quoi se satisfaire, saisirent avidement les suggestions qui leur furent faites. Une haute naissance avec des alliances si proches de gens si grandement établis flatta leur vanité. Un goût naturel d'union qu'ils voyoient si grande dans toute cette parenté les toucha fort aussi. Une raison secrète fut peut-être la plus puissante à déterminer Chamillart; en effet, elle étoit très-spécieuse à qui n'envisageoit point les contredits. Personne ne sentoit mieux que lui-même l'essentielle incompatibilité de ses deux charges et l'impossibilité de les conserver toutes deux. Il périssoit sous le faix, et avec lui toutes les affaires. Il ne vouloit ni ne pouvoit quitter celle de la guerre; mais, étant redevable du sommet de son élévation aux finances, il com-prenoit mieux que personne qu'elles emporteroient avec elles toute la faveur et la confiance, et combien il lui impor-toit en les quittant de se faire {de son successeur] une créa‑

164 

ture reconnoissante qui l'aidât, non un ennemi qui cherchât à le perdre, et qui en auroit bientôt tout le crédit. Le comble de la politique lui parut donc consister dans la justesse de ce choix, et il crut faire un chef-d'oeuvre en faisant tomber les finances sur un sujet de soi-même peu agréable au roi, et par là peu à portée de lui nuire de longtemps ; il se le lia encore par des chaînes si fortes, qu'il lui en ôta le vouloir et le pouvoir.

 La personne de Desmarets lui parut faite exprès pour remplir toutes ces vues. Proscrit avec ignominie à la mort de Colbert son oncle, revenu à Paris à grande peine après vingt ans d'exil, suspect jusque par sa capacité et ses lumières, silence imposé sur lui à Pontchartrain, contrôleur général, qui n'obtint qu'à peine de s'en servir tacitement dans l'obscurité et comme sans aveu ni permission; la bouche fermée sur lui à tous ses parents en place qui l'aimoient ; poulié 1 à force de bras et de besoins par Chamillart, mais par degrés, jusqu'à celui de directeur des finances , mal reçu même alors du roi, qui ne put s'accoutumer à lui tant qu'il fut dans cette place, redevable de tout à Chamillart, c'étoit bien l'homme tout tel que Chamillart pouvoit désirer. Restoit de l'enchaîner à lui par d'autres liens encore que ceux de la reconnoissance , si souvent trop foibles pour les hommes ; et c'est ce qu'opéroit le mariage de Mlle de Mortemart, qui rendroit encore les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers témoins et modérateurs de la conduite de Desmarets si proche de tous les trois , et si étroitement uni et attaché aux deux ducs. Tant de vues si sages et si difficiles à concilier, remplies avec tant de justesse , parurent à Chamillart un coup de maître ; mais il en falloit peser les contredits et comparer le tout ensemble.

  Il ne tint pas à moi de les faire tous sentir, et je prévis aisément, par la connoissance de la cour et des personnages, le mécompte du duc de Beauvilliers et de Chamillart. Celui-ci étoit trop prévenu de soi, trop plein de ses lumières, trop attaché à son sens, trop confiant pour être capable de prendre en rien les impressions d'autrui. Je ne crus donc pas un moment que l'alliance acquit sur lui au duc de Beauvilliers le plus petit grain de déférence ni d'autorité nouvelle; je ne crus pas un instant que Mme de Maintenon, indépendamment même de son désir pour les Noailles, pût jamais s'accommoder de ce mariage. Sa haine pour M. de Cambrai étoit aussi vive que dans le fort de son affaire. Son esprit et ses appuis le faisoient tellement redouter à ceux qui l'avoient renversé , et qui possédoient Mme de Maintenon tout entière, que, dans la frayeur d'un retour, ils tenoient sans cesse sa haine en haleine. Maulevrier, aumônier du roi, perdu pour son commerce avec lui, avoit eu besoin des longs efforts du P. de La Chaise, son ami intime, pour obtenir une audience du roi, afin de s'en justifier, il n'y avoit que peu de jours. La duchesse de Mortemart étoit, après la duchesse de Béthune, la grande Ûme du petit troupeau , et avec qui, uniquement pour cela, on avoit forcé la duchesse de Guiche, sa meilleure et plus ancienne amie , de rompre entièrement et tout d'un coup. La duchesse de Mortemart, franche, droite, retirée, ne gardoit aucun ménagement sur son attachement pour M. de Cambrai. Elle alloit à Cambrai, et y avoit passé souvent plusieurs mois de suite. C'étoit donc une femme que Mme de Maintenon ne haïssoit guère moins que l'archevêque; ou ne le pouvoit même ignorer.

  J'étois de plus effrayé du dépit certain qu'elle concevroit de voir Chamillart, sa créature et son favori , lui déserter pour ainsi dire, et passer du côté de ses ennemis, comme il lui échappoit quelquefois de les appeler, je veux dire, dans la famille des ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, qu'elle

166 

rugissait encore en secret de n'avoir pu réussir à perdre. Je n'étois pas moins alarmé sur son intérêt que sur son goût. Elle en avoit un puissant d'avoir un des ministres au moins dans son entière dépendance, et sur le dévouement sans réserve duquel elle pût s'assurer. On voit comme elle étoit avec les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers. Elle n'aimoit guère mieux Torcy, et par lui-même et comme leur cousin germain, qui s'étoit toujours dextrement soustrait à sa dépendance, et ne s'en maintenoit pas moins bien avec le roi. Elle étoit tellement mal avec le chancelier dès le temps qu'il avoit les finances, qu'elle contribua, pour s'en défaire dans cette place, à lui faire donner les sceaux; et depuis qu'il les eut, ses démêlés avec M. de Chartres, et par lui avec les évêques pour leurs impressions et leurs prétentions à cet égard, avoient de plus en plus aigri Mme de Maintenon contre lui. […]

ch.9 1708   183-187                      Chevreuse ministre d’État

Depuis longtemps un projet des plus importants frappoit secrètement à toutes les portes pour se faire écouter. Son heure arriva enfin au dernier voyage de Fontainebleau où il fut résolu , où les promoteurs que je devinai à leurs démarches, me l'avouèrent sous le dernier secret, où j'en découvris

184 

un qui n'a été su que de bien peu de personnes intimes : c'est que le duc de Chevreuse étoit en effet ministre d'État sans en avoir l'apparence et sans entrer au conseil. À la fin je m'en doutai ; ses conférences si fréquentes à Fontainebleau avec Pontchartrain , l'aveu qu'ils me firent l'un et l'autre de ce qui s'y traitoient, les suites de cette affaire dans ce même voyage achevèrent de me persuader que je ne me trompois pas en croyant le duc de Chevreuse ministre. Je me hasardai de le dire nettement au duc de Beauvilliers, qui dans sa surprise me demanda avec trouble d'où je le savois, et qui enfin me l'avoua sous le plus profond secret. Dès le jour même, je me donnai le plaisir de le dire au duc de Chevreuse. Il rougit jusqu'au blanc des yeux, il s'embarrassa, il balbutia, il finit par me conjurer de garder sur cela un secret impénétrable , qu'il ne put me dissimuler plus longtemps.

  Je sus enfin par eux-mêmes qu'il y avoit plus de trois ans, même quatre , que les ministres des Affaires étrangères , de la guerre, de la Marine et des Finances avoient ordre de ne lui rien cacher, les deux premiers de lui communiquer tous les projets et toutes les dépêches, et tous quatre de conférer de tout avec lui. Il entroit très souvent chez le roi par les derrières, souvent aux heures ordinaires. Il avoit des audiences du roi longues dans son cabinet, tantôt retenu par le roi, tantôt y restant de lui-même quand tous en sortoient.

  Quelquefois au dîner, mais presque tous les soirs au milieu du souper, il venoit au coin du fauteuil du roi. On se rangeoit alors pour les seigneurs. Le roi , qui entendoit le mouvement, ne manquoit guère à se tourner pour voir qui arri-voit , et quand c'étoit M. de Chevreuse , la conversation se lioit bientôt, puis se faisoit à l'oreille, ou par M. de Chevreuse de lui-même, ou par le roi qui l'appeloit et lui parloit bas. J'en fus longtemps la dupe avec toute la cour, qui admiroit qu'un détail des chevau-légers pût fournir à des conversations si longues, si fréquentes et si fort à l'oreille, et qui s'en étonna bien plus quand ce prétexte eut cessé par la démission de cette compagnie à son fils. À la fin je me doutai d'autre chose , et j'en découvris tout le mystère à Fontainebleau. C'étoit d'affaires d'État qu'il s'agissoit dans ces conversations, et d'affaires d'État que le duc de Chevreuse s'occupoit si assidûment dans son cabinet, où personne ne pouvoit comprendre que ses affaires domestiques ni celles des chevau-légers le pussent tenir si habituellement. Il avoit toujours été au goût du roi. C'étoit peut-être le seul homme d'esprit et savant qu'il ne craignît point. Il étoit rassuré par sa douceur, sa mesure, sa modestie, et par ce tremblement devant lui qui fit toujours son grand mérite et celui du duc de Beauvilliers. Personne ne parloit plus juste, plus nettement, plus facilement, plus conséquemment, ni avec plus de lumière, avec une douceur et un tour aisé en tout. Le roi l'auroit volontiers mis dans le conseil, mais Mme de Maintenon, Harcourt, jusqu'à M. de La Rochefoucauld qu'il craignit là-dessus, l'en empêchèrent. Il prit donc le parti de cet incognito, que je crois avoir été unique en ce genre, et dont personne peut-être, hors le duc de Chevreuse, ne se seroit accommodé, surtout avec la certitude que l'obstacle qui le réduisoit à cette sorte de ténèbres subsisteroit toujours, et toujours lui fermeroit la porte du conseil. Il étoit un avec le duc de Beauvilliers, et ils passoient presque tout leur loisir ensemble ; ils étoient en liaison et cousins germains de Torcy, et maintenant de Desmarets, et amis intimes de Chamillart dès son entrée au ministère. Quoique le chancelier fût ennemi de Beauvilliers, il aimoit le duc de Chevreuse, et celui-ci en avoit été si content lors de ses divers échanges avec Saint-Cyr qu'il en étoit demeuré de ses amis. Par conséquent Pontchartrain, quoiqu'il n'aimât pas les amis de son père, n'osoit, avec les ordres qu'il avoit, n'être pas en grande mesure avec lui; et de cette façon, les commerces continuels d'affaires des ministres avec lui , et de lui avec eux, étoient couverts des liaisons de parenté, d'amitié et de société.

186 

  Ce fut par lui que le projet fut admis. Hough , gentilhomme anglois, plein d'esprit et de savoir, et qui surtout possédoit les lois de son pays, y avoit fait divers personnages. Ministre de profession et furieux contre le roi Jacques, puis catholique et son espion , il avoit été livré au roi Guillaume qui lui pardonna. Il n'en profita que pour continuer ses services à Jacques. Il fut pris plusieurs fois , et s'échappa toujours de la Tour de Londres et d'autres prisons. Ne pouvant plus demeurer en Angleterre, il vint en France, où, vivant en officier, il s'occupa toujours d'affaires, et fut payé pour cela par le roi et par le roi Jacques, au rétablissement duquel il pensoit sans cesse. L'union de l'Écosse avec l'Angleterre lui parut une conjoncture favorable par le désespoir de cet ancien royaume de se voir réduit en province sous le joug des Anglais. Le parti jacobite s'y étoit conservé; le dépit de cette union forcée l'accrut dans le désir de la rompre par un roi qu'ils auroient rétabli. Ilough, qui conservoit partout des intelligences, fut averti de cette fermentation ; il y fit des voyages secrets, et, après avoir frappé longtemps ici à diverses portes de ministres, Caillières, à qui il s'ouvrit, en parla au duc de Chevreuse, puis au duc de Beauvilliers, qui y trouvèrent de la solidité. C'étoit un moyen sûr de faire une diversion puissante, de priver les alliés du secours des Anglais occupés chez eux, et les mettre dans l'impuissance de soutenir l'archiduc en Espagne, et dans l'embarras partout ailleurs dénués des forces anglaises. Les deux ducs gagnèrent Chamillart, puis Desmarets tout à la fin, dès qu'il fut en place. Mais le roi étoit si rebuté des mauvais succès qu'il avoit si souvent éprouvés de ces sortes d'entreprises, que pas un d'eux n'osa la lui proposer. Chamillart ne faisait qu'y.consentir. Épuisé de corps et d'esprit, accablé d'affaires, il n'étoit pas en situation de devenir le promoteur de cette affaire. Chevreuse en parla au chancelier pour voir s'il la goûterait et s'il voudroit persuader son fils dont le ministère devenoit principal en ce genre. Le chancelier y entra. Pontchartrain n'osa rebuter, mais il essaya de profiter de la lenteur naturelle de M. de Chevreuse et de sa facilité à raisonner sans fin pour allonger et le rebuter à force de difficultés. C'est ce qui me fit découvrir l'affaire à Fontainebleau. J'y logeois chez Pontchartrain au château, et j'étois fort souvent chez M. de Chevreuse. Leurs visites continuelles, leurs longues conférences me mirent en curiosité, et je sus enfin dès Fontainebleau, de quoi il s'agissoit entre eux, que Caillières après me mit au net à mesure du progrès.

  C'était cependant à qui attacherait le grelot. Le duc de Noailles leur parut propre à gagner Mme de Maintenon qui en étoit coiffée, et qui lui parlait de tout. M. de Chevreuse, nonobstant tout ce que le maréchal avait fait et tenté contre eux dans l'affaire de M. de Cambrai , était toujours en liaison avec eux, parce que tantôt par ordre du roi, et quelquefois à la prière des parties, il avoit essayé de les accommoder avec les Bouillon dans l'affaire de la vassalité de Turenne, qui avait été poussée extrêmement loin entre eux et qui n'étoit rien moins que finie ni qu'amortie. Ils attendirent donc le retour du duc de Noailles de Roussillon, et s'ouvrirent à lui du projet d'Écosse. Flatté de la confiance, du besoin de son secours et d'une occasion d'entrer de plus en plus avec Mme de Maintenon en affaires importantes, il se chargea volontiers de lui parler de celle-ci et de la lui faire approuver. Elle étoit alors pour le duc de Noailles en admiration continuelle; elle n'eut donc pas de peine à approuver ce qu'il lui présenta comme faisable. Ces mesures prises, il ne fut plus question que d'y amener le roi. Il ne fallait pas moins pour y réussir que Mme de Maintenon avec tous les ministres. Encore était-il si dégoûté de toutes ces sortes d'entreprises, dont pas une n'avoit réussi, qu'il ne donna dans celle-ci que par complaisance et sans avoir pu la goûter. Dès qu'il y eut consenti, on mit tout de bon la main à l'oeuvre; […]

ch.11 1708 220-232                      avec Beauvilliers sur le duc de Bourgogne

L'électeur quitte la Flandre avec peine * J'ai, à Marly, avec M. de Beauvilliers, une longue conversation sur ce sujet * Ce que je pense de cette destination * Je pousse à bout la patience de M. de Beauvilliers Longs et curieux détails sur la situation des personnes et des affaires in Le grand prieur, revenu en France,voit son frère à la Ferté-Alais * Défense lui est faite d'approcher de Paris et de la cour plus près que quarante lieues * Le maréchal de Matignon sert sous le duc de Vendôme * Éclat à l'occasion de cette nouveauté * Quelques réflexions à ce sujet * Vendôme à Clichy . Le roi y envoie Bergheyck, Chamlay et Puységur pour se concerter avec lui * Étrange réception qu'il leur fait . Le roi montre ses jardins de Marly à Bergheyck * Samuel Bernard dans le pavillon de Desmarets e Le roi l'invite à venir voir ses jardins avec Bergheyck . Son affabilité avec le banquier durant toute la promenade *5 Sa cause * J'admire cette prostitution des paroles du roi à un homme de l'espèce de Bernard * Grand embarras des finances * Desmarets supplie en vain Samuel.

[…]  Un des premiers soirs que nous fûmes arrivés à Marly, et qu'il faisait fort beau, M. de Beauvilliers, qui avait envie de causer avec moi , me mena dans le bas du jardin , vers l'abreuvoir, où tout est à découvert et où on ne peut être entendu de personne. J'avais résolu de lui parler de la destination de Mgr le duc de Bourgogne , et ce fut là où je l'exécutai. Il fut étonné que je le susse, je lui en dis le comment; il me l'avoua et me demanda si je ne trouvais pas cela fort à propos, et tout de suite m'en fit l'éloge en gros comme de la seule bonne résolution à prendre. Ce fut alors que j'appris par lui l'objet du voyage de Chamillart en Flandre,

222 

et la disposition des généraux telle que je l'ai racontée, et là aussi où je lui fis les objections sur l'électeur de Bavière que j'ai expliquées , sur quoi il me répondit qu'il avoit fallu tout faire céder à la nécessité d'envoyer Mgr le duc de Bourgogne en Flandre. De là il se mit à enfiler les raisons en détail. Il me dit que , dans le découragement des affaires , il étoit important de les remonter et de donner une nouvelle vigueur aux troupes par la présence de l'héritier nécessaire ; qu'il étoit indécent qu'il languit dans l'oisiveté à son âge , tandis que sa maison brûloit de toutes parts ; que le roi d'Angleterre alloit à la guerre ; qu'il étoit plus que temps que M. le duc de Berry la connût , et qu'il ne seroit pas soutenable de l'y envoyer, et en même temps de retenir son frère ; que la licence étoit montée en Flandre, et par ceux-là mêmes qui la devoient le plus empêcher, à un point qu'il n'y avoit plus de remède à y espérer que de l'autorité de ce prince; que cette licence étoit la cause principale de tous les malheurs, puisque la discipline et la vigilance sont l'âme des armées; qu'il étoit infiniment utile de profiter de tout ce que ce prince avoit montré en ses deux uniques campagnes de goût et de talent pour la guerre , afin de l'y former et de l'y rendre capable ; que le Dauphiné et l'Allemagne n'étant pas dignes de lui par le rien ou le peu qu'il y avoit à y faire , il n'y avoit que la Flandre où il pût aller ; que ces raisons étoient toutes si fortes qu'elles avoient enfin très sagement déterminé.

  J'approuvai fort ce qu'il me dit sur l'oisiveté des princes et l'utilité de les former à la guerre, mais j'osai contester tout le reste. Je dis qu'il eût été fort à souhaiter que Mgr le duc de Bourgogne eût continué de commander les armées, et je m'étendis là-dessus; mais je soutins qu'après une discontinuation de plusieurs campagnes, après tant de pertes et de malheurs , dans une nécessité de toutes choses, avec des troupes si accoutumées à se défier de la capacité de leurs généraux, et qu'à force de mauvaise conduite on avoit mises dans l'habitude de ne plus tenir devant l'ennemi , et de se croire d'avance toujours battues, un temps de défensive et si triste ne me sembloit pas propre pour remettre Mgr le duc de Bourgogne à la tête d'une armée qui croiroit beaucoup faire que de ne pas reculer et de n'essuyer pas de fâcheuses aventures, dont les moindres deviendroient avec lui très-embarrassantes et très-affligeantes ; que ce prince s'étoit accoutumé à un particulier qui ne convenoit point à la vie de l'armée, et duquel il se déferoit malaisément ; que la raison contraire y feroit briller M. son frère à son préjudice, chose infiniment dangereuse ; mais que le pire de tous les inconvénients étoit celui de la présence du duc de Vendôme. « Eh ! c'est précisément pour cela, interrompit le duc de Beauvilliers , que la présence de Mgr le duc de Bourgogne est nécessaire. Il n'y a que lui dont l'autorité puisse animer la paresse de M. de Vendôme, émousser son opiniâtreté, l'obliger à prendre les précautions dont la négligence a coûté souvent si cher et a pensé si souvent tout perdre. Il n'y a que la présence de Mgr le duc de Bourgogne qui puisse réveiller la mollesse des officiers généraux, tenir en crainte l'exactitude de tous, en respect la licence effrénée du soldat, rétablir l'ordre et la subordination dans l'armée, que M. de Vendôme a totalement ruinés depuis qu'il commande en Flandre. :0 Je ne pus m'empêcher de sourire de tant de confiance , ni de lui répondre avec assurance que rien de tout cela n'arriveroit, mais bien la perte de Mgr le duc de Bourgogne.

  Il seroit difficile de rendre quel fut l'étonnement du duc à cette repartie. Je me laissai interrompre, je demandai après d'être patiemment entendu, et je m'expliquai ensuite à mon aise.

  Je lui dis donc que, pour en juger comme je faisois, il n'y avoit qu'à connoître ces deux hommes , et à cette connoissance joindre celle de la cour, et d'une armée qui deviendroit cour, au moment que Mgr le duc de Bourgogne y se‑

224 

roit arrivé. Que le feu et l'eau n'étoient pas plus différents, ni plus incompatibles, que l'étoient Mgr le duc de Bourgogne et M. de Vendôme, l'un dévot, timide, mesuré à l'excès, renfermé, raisonnant, pesant et compassant toutes choses, vif, néanmoins, et absolu, mais avec tout son esprit, simple, retenu , considéré , craignant le mal, et de former des soupçons, se reposant sur le vrai et le bon, connoissant peu ceux à qui il avoit affaire , quelquefois incertain , ordinairement distrait et trop porté aux minuties; l'autre, au contraire, hardi, audacieux, avantageux, impudent , méprisant tout, abondant en son sens avec une confiance dont nulle expérience ne l'avoit pu déprendre, incapable de contrainte , de retenue, de respect, surtout de joug, orgueilleux au comble en toutes les sortes de genres , âcre et intraitable à la dispute, et hors d'espérance de pouvoir être ramené sur rién ; accoutumé à régner, ennemi jusqu'à l'injure de toute espèce de contradiction, toujours singulier dans ses avis, et fort souvent étrange , impatient à l'excès de plus grand que lui , d'une débauche également honteuse et abominable, également continuelle et publique, dont même il ne se ca-choit pas par audace; ne doutant de rien, fier du goût du roi si déclaré pour lui et pour sa naissance, et de la puissante cabale qui l'appuie, fécond en artifices avec beaucoup d'esprit, et sachant bien à qui il a affaire, tous moyens bons, sans vérité, ni honneur, ni probité quelconque , avec un front d'airain qui ose tout, qui entreprend tout, qui soutient tout, à qui l'expérience de l'état où il s'est élevé par cette voie confirme qu'il peut tout, et que pour lui il n'est rien qui soit à craindre. Que cette ébauche de portrait de ces deux hommes étoit incontestable, et sautoit aux yeux de quiconque avoit un peu examiné l'un et l'autre par leur conduite, et par les occasions qu'ils ont eues de se montrer tels qu'ils sont. Que cela étant ainsi, il étoit impossible qu'ils ne se brouillassent, et bientôt ; que les affaires n'en souffrissent, que les événements ne se rejetassent de l'un sur l'autre, que l'armée ne se partialisât; que le plus fort ne perdit le plus foible, et que ce plus fort seroit Vendôme, que nul frein, nulle crainte ne retiendroit, et qui avec sa cabale perdroit le jeune prince, et le perdroit sans retour. Que le vice incompatible avec la vertu rendroit la vertu méprisable sur ce théâtre de vices , que l'expérience accableroit la jeunesse, que la hardiesse dompteroit la timidité, que l'asile de la licence, et l'asile par art, pour se faire adorer, en ren-droit odieux le jeune censeur, que le génie avantageux, audacieux, saisiroit tout, que les artifices soutiendroient tout, que l'armée, si accoutumée au crédit et au pouvoir de l'un et à l'impuissance de l'autre, abandonneroit en foule celui dont rien n'étoit à espérer ni à craindre, pour s'attacher à celui dont l'audace seroit sans bornes, et dont la crainte avoit tenu glacée toute l'encre d'Italie, tandis qu'il y avoit été.

  M. de Beauvilliers, qui avec toute sa sagesse et sa patience commençoit à en être à bout, voulut ici prendre la parole ; mais je le conjurai de vouloir bien m'écouter jusqu'au bout sur une affaire qui en entraînoit tant d'autres. « Mais est-il possible, me dit-il, qu'il vous reste encore quelque chose ? — Et quelque chose, répondis-je, de plus important encore , si vous voulez bien m'en donner le temps. » Je lui dis qu'après avoir traité l'armée, il falloit venir à la cour. Mais pour m'entendre ici, il faut se souvenir de sa situation, et surtout de ce que j'ai expliqué (t. III, p. 195 et suiv.) de Mlle de Lislebonne, de Mme d'Espinoy, des mêmes encore, de leur oncle de Vaudemont (p. 2 et suiv. de ce volume) de leur union avec Mlle Choin et Mme la Duchesse d'une part, avec MM. du Maine et de Vendôme de l'autre, de leur autorité sur Chamillart, de Mme de Soubise, et de Mme de Maintenon à l'égard de toutes ces personnes. Je dis donc à M. de Beauvilliers qu'il falloit ajouter à tout ce que je venois de lui représenter la part qu'y pouvoient prendre les cabales de la cour. « Le roi, monsieur, a

226 

soixante-dix ans, et vous savez qu'on se porte toujours sur le futur, surtout quand on n'espère pas de changer le présent. Mlle Choin n'a que de la sécheresse pour Mgr [le duc] et Mme la duchesse de Bourgogne. Elle gouverne Monseigneur entre M. le prince de Conti et M. de Vendôme, qui ont toute leur vie été les deux émules de l'amitié de ce prince. Vous jugez bien pour qui elle est, après ce qui lui est arrivé. Mme la Duchesse le veut aussi gouverner, et vous voyez tout ce qu'elle fait, et combien elle réussit auprès de lui. Vous n'ignorez pas aussi qu'elle ne peut souffrir Mme la duchesse de Bourgogne ; Mile de Lislebonne et Mme d'Espi-noy sont les dominantes à Meudon ; Monseigneur passe presque tous les matins seul chez elles, vous pensez bien qu'elles le veulent gouverner et M. de Vaudemont par elles. Quant à présent, toutes ces personnes vivent entre elles dans la plus intime union ; c'est un groupe qui ne fait qu'un. C'est leur intérêt pour posséder seuls Monseigneur et en écarter tout autre pour le solide, et cet intérêt subsistera tant que le roi vivra , sauf après que Monseigneur sera sur le trône à tirer chacun pour soi aux dépens des liaisons anciennes, et ce sera à qui demeurera en principale possession d'un prince trop borné pour choisir, et plus encore pour voir rien par soi-même; mais en attendant l'union subsistera par le même intérêt de n'y laisser ancrer personne. Excepté Mme la Duchesse, qui n'a jamais aimé que pour le plaisir, vous n'ignorez pas les liaisons de tous ces autres personnages avec M. de Vendôme, vous en avez eu les plus grandes preuves d'Italie et depuis. Voilà donc des personnages sur qui il peut solidement compter aujourd'hui ; et lui par lui-même, et chacun de ces autres personnages chacun par soi , à plus forte raison tous ensemble sont les maîtres de Chamillart, et vous ne pouvez vous dissimuler à vous-même qu'ils lui feront voir tout dans le point précis qu'ils voudront, et que leur autorité sur lui et leur artifice prévaudra sur lui , et à vous et à toute autre considération. Chamillart de plus est livré à M. du Maine , et M. du Maine par Vendôme est à eux; mais ce n'est pas tout.

« Mgr le duc de Bourgogne touche à vingt-six ans. À cet âge son esprit, sa vertu, son application lui ont acquis une réputation en Europe , et les plus grandes espérances des François. Il a réussi en ses deux seules campagnes. Il réussit plus encore dans le conseil. La cour le regarde avec une vénération dont elle ne se peut défendre, quoiqu'en crainte de l'austérité de ses moeurs , laquelle a déjà importuné le roi en plus d'une occasion, et qui met avec lui Monseigneur en une sorte de malaise qui se fait souvent sentir. Un héritier de la couronne devenu dauphin avec ces avantages, et continuant de réussir comme il a commencé, initié dans tous les conseils et dans toutes les affaires , n'est-il pas tout naturellement l'âme du gouvernement et de la distribution des grâces sous un père devenu roi vieux sans s'être jamais instruit ni appliqué? Qui des ministres , des princes, des courtisans osera être son émule? Qui d'eux, au contraire, n'en dépendra pas pour le présent et osera tirailler rien contre lui auprès du roi son père? Qui, de plus, à la taille et à l'âge de ce père , ne redoutera pas une prompte fin de son règne qui mettra entre les mains du fils la souveraine puissance à découvert, et les livrera tous à son bon plaisir? Je conviens que cette dernière raison devroit retenir tout le monde, mais que ne peut point l'audace et l'ambition qui veut toujours agir, parvenir, acquérir, gouverner; qui s'enivre du présent, qui espère et s'étourdit sur l'avenir ; qui se mécompte sur sa puissance et sur l'étroit et le timide d'une vertu dont ils ignorent l'étendue et la lumière ; en un mot de gens entraînés par la violence de leurs désirs! Tels sont ceux dont il s'agit ici qui, pour gouverner Monseigneur devenu roi, ont l'intérêt le plus pressant d'empêcher que son fils ne le gouverne, qui n'en seront plus à temps si la mort du roi trouve ce prince dans la réputation où nous le voyons, et qui pour cela n'ont d'autre ressource qu'à tout

228

hasarder pour la lui arracher du vivant du roi, et pour le mettre dans le plus triste état où il leur soit possible de le réduire. Je pense, monsieur, continuai-je, avoir démontré leur intérêt; ce ne seroit pas les connottre que de douter de leurs désirs quand leur conduite explique si parfaitement kers vues; et ce seroit être aveugle sur l'intérêt de tout ce 'lei est monstrueux à l'égard do Dieu et même des hommes, que de douter du tremblement des billards, à l'égard d'un prince aussi religieux que Mgr le duc de Bourgogne, pour leurs rangs qui blasphèment, et leurs établissements qui effrayent. Vous connoissez l'esprit, le manège, les artifices , l'application continuelle de M. du Maine. Elles n'ont de con-tradicleire que la timidité , la passion pour lui de Mme de Maintenon, et le foible du roi pour l'un et l'autre; les ténèbres, de plus, de ses manèges, la rassurent; l'audace et l'esprit, la position, les succès de M. de Vendôme le fortifient; la fougue et l'impétuosité de sa femme le pousse. Toutes ces vérités sont si claires que vous n'en sauriez nier pas une. Vous n'avez qu'un retranchement, c'est la possibilité d'une exécution aussi étrange à concevoir qu'un anéantissement d'un prince tel en tout genre qu'est Mgr le duc de Bourgogne.

  « Le monstrueux, monsieur, est qu'un tel projet se puisse présenter à l'esprit. Quelque difficile qu'en soit l'exécution, elle l'est moins que d'oser se la mettre dans la tête. Il faut pour arriver à ce but des conjonctures qui ne se peuvent rencontrer dans l'uni de la vie ordinaire de la cour; mais à la guerre, à la tête de troupes découragées, sans discipline, manquant de force choses, dans la funeste habitude des plus tristes revers, avec un général dont la licence, la puissance, l'habitude lui ont acquis le coeur du soldat et du bas officier, la terreur des autres, et personnellement intéressé à perdre le jeune prince, avec toute l'audace et les appuis qui le peuvent assurer, les occasions s'en peuvent trouver, et creuser do ces abîmes auxquels il n'est guère naturel de s'attendre et qui font l'étonnement des nations. Rendre la vertu importune , puis ridicule dans une armée, où personne ne la connut plus; montrer en odieux le jeune censeur de la licence qui a lié à soi les officiers généraux et particuliers; faire redouter les exemples sans lesquels on ne peut arrêter les désordres, et les donner comme cruauté; tourner l'application et l'exactitude si nécessaires en petitesse, en ignorance, en défaut des premières notions et de toute lumière; présenter les précautions comme timidité, comme crainte déplacée, qui dispose à mal juger du courage d'esprit et du caractère du jugement; proposer des partis téméraires qu'on seroit bien fâché qu'on prit, mais dont on dispute avec opiniâtreté pour s'en avantager avec les ignorants et les sots qui font le plus grand nombre, pour ne pas dire le total à fort peu près en ces matières, et rejeter sur le jeune prince les conseils qu'on appelle timides, et qu'on donne bientôt pour liches, avec le contraste du bouillant de l'âge et du désir de gloire d'un jeune homme qui devroit avoir besoin d'être retenu, et qui retient au contraire un général plein de capacité et d'expérience; avoir des émissaires qui, sans être dans le secret, débitent tout ce qu'on veut, écrivent, crient; en avoir à la ville, à la cour, qui font l'écho ; susciter des disputes, des contrariétés qui produisent des dits, des contredits, des procès pour ainsi dire, qui se répètent et se déguisent avec artifice en se débitant; en un mot, vouloir toujours le contraire de ce que veut le prince, pour se plaindre, pour jeter toute faute sur lui, pour faire crier; et surtout vouloir se battre contre toute raison, et en manquer l'occasion quand elle se présente pour affubler le prince de poltronnerie, et le déshonorer après y avoir préparé par tout ce que je viens d'exposer, et ne se pas mettre en peine des suites pour l'armée et pour l'État, afin d'écraser mieux le prince sous le poids , voilà, monsieur, ce qui se présente à moi de très-possible à un homme aimé, gâté, révéré, appuyé, mettre passé en audace, en artifice et en sacrifices de tout à soi‑

230 

même. Alors le cri de l'armée retentira dans la ville, dans le royaume, dans la cour. Monseigneur sera paqueté contre son fils, et le premier à lui jeter la pierre ; le courtisan, qui craint déjà son austérité, sera ravi de pousser de main en main cette pierre qu'il ne craindra plus, maniée par Monseigneur même. Si cela arrive, que jugez-vous que feront les personnes que j'ai nommées? Quel parti n'en tireront-elles pas? et avec quel art ne feront-elles pas jouer tous leurs ressorts de derrière les tapisseries? Mme la duchesse de Bourgogne pleurera, mais il faudra des raisons, non des larmes ; qui les produira contre ce torrent? qui osera se montrer à la cabale pour en être sûrement la victime tôt ou tard Mme de Maintenon sera affligée pour sa princesse, mais persuadée par M. du Maine. Le roi outré écoutera les traits adroits, ménagés, obscurs de ce cher fils de ses amours, et les principaux valets intérieurs [seront] séduits par la familiarité de Vendôme, par les caresses de M. du Maine, et de tout temps blessés du sérieux du jeune prince avec eux, si fort en contraste avec les manières du roi et de Monseigneur pour eux. La mode, le bel air sera d'un côté avec un flux de licence, le silence de l'autre et la solitude. Tout cela, monsieur, ne me paroît ni impossible ni éloigné, et si, indépendamment de tant de machines manifestement dressées par l'intérêt le plus pressant, il arrive une aventure malheureuse en Flandre, de celles dont l'Italie, l'Allemagne, la Flandre même n'ont que trop et trop fraîchement donné les plus cruelles expériences, vous verrez M. de Vendôme en sortir glorieux, et Mgr le duc de Bourgogne perdu, et perdu à la cour, en France et dans toute l'Europe. »

   M. de Beauvilliers, avec toute sa douceur et sa patience, eut grand'peine à me laisser dire jusqu'à la fin; puis, avec une gravité sévère, me reprit de me laisser aller de la sorte à des idées bizarres et sans possibilité, dont le fondement n'étoit en moi que le dégoût des défauts de M. de Vendôme, l'aversion de son rang et de sa naissance, et l'impatience de la faveur dans laquelle je le voyois; que tel qu'il pût être, il ne s'aveugleroit pas assez pour se risquer en lutte contre l'héritier nécessaire de la couronne, dont la réputation étoit la consolation des François, l'espérance de la cour, la surprise du monde, tout ennemi qu'il est de la vertu, que le roi, malgré ce que j'avois remarqué, aimoit avec quelque chose de plus encore que de l'estime , et que tous respectoient , dont l'épouse faisoit tout son plaisir intérieur et celui de Mme de Maintenon, un prince enfin que tout le monde ne pouvoit s'empêcher de respecter, et dont ce peu qu'il disoit dans le conseil ou dans des occasions étoit recueilli avec une attention surprenante, et portoit un véritable poids. Le duc revint encore, et avec un peu d'amertume, sur mes préventions, sur l'excès où mon imagination et mes aversions les portoient, et sur non pas l'ineptie, car il étoit trop mesuré pour employer ce terme , mais il m'en fit bien sentir la valeur, de se laisser aller à l'idée qu'il fût possible de concevoir le projet , et plus encore de pouvoir l'exécuter, de perdre le fils aîné et héritier de la maison, qui le demeureroit toujours, quoi qu'on pût faire, et qui régneroit à son tour. Je lui répondis que, sans être persuadé par ses raisons contre les miennes, je me soumettois à ses lumières, surtout pour un parti pris et arrêté, et sur lequel il n'y avoit plus à délibérer, mais que je me serois reproché de ne lui avoir pas confié mes craintes, que personne ne souhaitoit plus ardemment que moi qui n'eussent pas lieu. Il se rasséréna et se mit à me parler de la conduite que Mgr le duc de Bourgogne devoit se proposer à l'armée, dont nous convînmes aisément comme très-importante, comme de s'appliquer et de s'instruire beaucoup, mais hors de son cabinet, par la conversation avec les meilleurs officiers généraux; des promenades pour reconnottre les pays , les marches, les fourrages, les camps, les positions des gardes et des postes; se communiquer fort aux officiers, parler aisément à tous; distinguer ceux qui le méritoient à divers égards ; entrer

232 

dans le détail des troupes , avec un grand soin d'éviter le petit et la minutie ; se montrer familièrement et souvent à elles ; être gracieux en tout temps; et à table être gai sans donner lieu à une liberté peu respectueuse, et à la tenir trop longtemps; témoigner à M. de Vendôme toutes sortes d'égards et de confiance, l'apprivoiser, ne rien voir de ce qui ne devoit pas être aperçu, beaucoup moins en ouvrir la bouche, ni la laisser ouvrir en sa présence, mais conserver, parmi ces manières, dignité, gravité, supériorité et autorité.

 Nous déplorâmes le plus que pitoyable accompagnement de ces princes : d'O et Gamaches pour Mgr le duc de Bourgogne, desquels j'ai suffisamment parlé ailleurs pour n'avoir rien à y ajouter; et pour M. le duc de Berry Razilly seul, bon homme, droit, vrai, plein d'honneur, mais d'un esprit médiocre, et qui, élevé pour l'Église , marié par la mort de son frère acné trop tard pour entrer dans le service, faisoit à la lettre sa première campagne avec ce prince. Un particulier aurait eu soin de mieux accompagner ses fils. Nous nous séparâmes de la sorte, moi toujours si persuadé que je ne pus m'empêcher de témoigner en gros mes craintes au duc de Chevreuse, je dis en gros en le renvoyant là-dessus à M. de Beauvilliers , parce qu'à la façon dont j'étais avec eux, parler à l'un c'était aussi parler à l'autre, aussi le trouvai-je plein des mêmes espérances que son beau-frère , et dans la même conviction que lui sur cette campagne de Mgr le duc de Bourgogne, et plus encore, s'il se pouvoit, par son penchant naturel à tout voir en bien et à tout espérer. L'un et l'autre contèrent cette conversation aux duchesses leurs femmes, pour qui ils avoient peu de secrets, et M. de Beauvilliers, plus scandalisé encore qu'il n'avoit voulu me le paraître, s'en plaignit à la duchesse de Saint-Simon. Je lui promis pour l'apaiser que je ne lui en parlerais plus, à condition aussi qu'il me promettrait de n'oublier rien de tout ce que je lui avais dit là-dessus. […]

ch.12 1708 241, 256                     comtesse de Grammont

[…] Le père et la mère de la comtesse de Grammont étoient catholiques, vinrent passer quelque temps en France avec leurs enfants; ils mirent la comtesse de Grammont, toute jeune, à Port-Royal des Champs, où elle fut élevée, et elle en avoit conservé tout le goût et le bon, à travers les égarements de la jeunesse, de la beauté, du grand monde et de quelques galanteries, sans que, comme on l'a vu, la faveur ni le danger de la perdre l'aient jamais pu détacher de l'attachement intime à Port-Royal.

 C'étoit une grande femme qui avoit encore une beauté naturelle sans aucun ajustement, qui avoit l'air d'une reine, et dont la présence imposoit le plus. On a vu ailleurs comment se fit son mariage , le goût si marqué et si constant du roi pour elle, jusqu'à inquiéter toujours Mme de Maintenon, pour qui la comtesse de Grammont ne se contraignit pas. Elle avoit été dame du palais de la reine. C'étoit une personne haute, glorieuse , mais sans prétention et sans entreprise ; qui se sentoit fort, mais qui savoit rendre, avec beaucoup d'esprit, un tour charmant, beaucoup de sel, et qui choisissoit fort ses compagnies, encore plus ses amis. Toute la cour la considéroit avec distinction , et jusqu'aux ministres comptoient avec elle. Personne ne connoissoit mieux qu'elle son mari; elle vécut avec lui à merveille. Mais, ce qui est prodigieux, c'est qu'il est vrai qu'elle ne put s'en consoler, et qu'elle-même en étoit honteuse. Ses dernières années furent uniquement pour Dieu. […]

ch.14 1708 277, 285-286              entrevue duc de Bourgogne à Cambrai

  Mgr le duc de Bourgogne étoit parti à une heure après midi pour aller coucher à Senlis , chez l'évêque, frère de Chamillart, dont toute la famille étoit allée l'y recevoir. Il passa à Cambrai avec les mêmes défenses de la première

286

fois, mais il y dîna. À la vérité ce fut à la poste même, où l'archevêque se trouva avec tout ce qui étoit à Cambrai. On peut juger de la curiosité de cette entrevue, qui fut au milieu de tout le monde. Le jeune prince embrassa tendrement son précepteur à plusieurs reprises. Il lui dit tout haut qu'il n'oublieroit jamais les grandes obligations qu'il lui avoit, et sans jamais se parler bas, ne parla presque qu'à lui, et le feu de ses regards lancé dans les yeux de l'archevêque, qui suppléèrent à tout ce que le roi avoit interdit, eurent une éloquence avec ces premières paroles à l'archevêque, qui enleva tous les spectateurs, et qui, malgré la disgrâce, grossirent alors et depuis la cour de l'archevêque de tout ce qui étoit de plus distingué et qui, sous divers prétextes, de route et de séjour , s'empressoit à mériter d'avance ses bonnes grâces présentes et sa protection future. […]

ch.19 1708 369, 375-394              campagne du duc de Bourgogne

[…]  Le duc de Berwick, établi dans Douai, étoit arrivé trop tard pour sauver l'Artois des courses et des contributions. Sa présence servit seulement à les en faire retirer avec plus d'ordre, sans leur faire rien perdre de leur butin. Leur gros s'étoit établi à la Bassée, d'où ils avoient pensé surprendre Dourlens, et s'étendre alors en Picardie. Ils s'étoient aussi rendus maîtres d'un faubourg d'Arras et avoient manqué heureusement cette place. Ils eurent trois millions cinq cent mille livres de ce malheureux pays. Ils l'exigèrent la plupart en provisions de toutes les sortes, ce qui montra leur dessein de faire un grand siège. Le prince Eugène, retourné au-devant de son armée, s'étoit longtemps arrêté à Bruxelles, et y avoit fait préparer un convoi immense qui fut de plus de cinq mille chariots , outre ceux des gros bagages de leur armée qu'ils envoyèrent à vide pour revenir pleins avec ce convoi. Lorsqu'il fut en état, le prince Eugène l'escorta lui-même avec son armée jusqu'à celle du duc de Marlborough avec une peine et des précautions infinies. On ne pou-voit ignorer dans la nôtre de si grands préparatifs et une marche si pesante et si embarrassée. Le duc de Vendôme en voulut profiter et la faire attaquer par la moitié de ses troupes. Le projet en étoit beau, et le succès sembloit y devoir être favorable. En ce cas l'action étoit également glorieuse et utile : elle ôtoit aux ennemis le fruit de leur victoire, leur causoit une perte infinie par celle de ce prodigieux amas dont nous aurions profité en partie; leur siège étoit avorté , et ils ne pouvoient plus rien entreprendre que très difficilement du reste de la campagne. Ypres, Mons, Lille ou Tournai, une de ces places étoit leur objet, et rien de si important que d'en empêcher le siège. Néanmoins, Mgr le duc de Bourgogne s'opposa à l'attaque du convoi. Il fut soutenu dans cet avis par quelques -uns , contredit par un bien plus grand nombre. Pour moi, j'avoue franchement que je ne compris jamais quelles pouvoient être les raisons de ne le pas attaquer, et que je ne pus me satisfaire de ce peu qui en furent alléguées, encore moins par rapport à Mgr le duc de Bourgogne, sitôt après la désastreuse affaire d'Audenarde, et tout ce qui s'en étoit suivi sur son compte.

  M. de Vendôme, si opiniâtre jusqu'alors, et si rempli de cette obéissance à ses vues, sous la condition de laquelle Mgr le duc de Bourgogne avoit le commandement honoraire

376 

de son armée, ne s'en souvint plus dans cette occasion décisive. Il céda tout court en protestant de son avis, et laissa tranquillement passer le convoi. Il suivoit son projet qui n'étoit pas de faire une belle et utile campagne, mais d'en faire faire une à ce prince qui le perdît sans retour. L'opiniâtreté et l'audace y avaient servi à Audenarde ; il n'espéra pas ici un moindre succès de sa déférence ; par tous les deux, il alla également à son but. Tel fut l'étrange malheur qu'il n'y eut personne que d'O et Gamaches auprès de Mgr le duc de Bourgogne. Il écrivit ses raisons au roi et à son épouse dans la crainte d'être désapprouvé, laquelle eut le bon esprit d'en être très-affligée, et de ne le laisser apercevoir qu'à ce qu'elle avait de plus confidentes. Le roi, voyant la chose manquée, fit semblant d'être satisfait des raisons de son petit-fils. Ce qui me surprit fort fut que, traitant cela avec Chamillart tête à tête , il me soutint que Mgr le duc de Bourgogne avait raison. Je le pressai de m'en dire les siennes. Il me les promit dans un autre temps qui n'est jamais venu. Ma conjecture est qu'il n'en avoit aucune, que l'affaire était manquée, qu'il étoit fort éloigné du projet de Vendôme, quoique entraîné par parties sans s'en douter, et que fâché d'avoir eu à blâmer le jeune prince à Audenarde, quoique fort mal à propos, il voulut tout aussi mal à propos le défendre ici , pour ne pas paroître lui en être toujours contraire.

  Boufflers n'étoit rien moins que content dans sa grande fortune. Il ne se consolait point du panneau qui lui avait coûté son changement de charge. Il ne s'accoutumait point à ne plus commander d'armées, tout aussi peu à se trouver naturellement suspendu de ses fonctions de gouverneur de Flandre , depuis que le théâtre de la guerre y étoit établi. Il était aussi gouverneur particulier de Lille. C'était un homme fort court, mais pétri d'honneur et de valeur, de probité, de reconnaissance et d'attachement pour le roi, d'amour pour la patrie. Il crut que les ennemis préféreroient Lille aux autres places qu'ils étoient en état d'assiéger. Il en dit ses raisons au roi, et sans en avoir parlé à personne, il lui demanda la permission de s'y aller jeter, et de défendre la place qui serait assiégée, puisque toutes étaient de son gouvernement général. Il fut loué et remercié, mais éconduit. Boufflers , qui s'étoit préparé en secret pour avoir de l'argent et ce qui lui étoit nécessaire , n'avait pas fait cette proposition pour en demeurer à l'honneur de l'avoir faite. Il revint à la charge dans une audience qu'il eut au sortir du lever du roi, dans son cabinet , qu'il lui avait demandée. Le roi fut après à la messe, et de là chez Mme de Maintenon où il fit entrer le maréchal avec lequel il fut assez longtemps. Tout au sortir de cette seconde audience (c'était le jeudi 26 juillet), il partit. En cette dernière audience il fit deux actions d'un aussi galant homme qu'il étoit. Il demanda au roi et obtint avec peine que Surville et La Freselière allassent à Lille servir sous lui. Il n'avait avec eux ni parenté ni liaison particulière ; ils étaient perdus sans retour. Il saisit cette occasion de les remettre à flot, sans qu'eux ni personne pour eux eussent pu le deviner.

  On a vu en son lieu l'étrange affaire qui perdit Surville. La Freselière, fils d'un père aimé et révéré de tout le monde et des troupes, mort fort vieux, lieutenant général, et lieutenant général de l'artillerie, lui avait succédé en cette dernière charge qu'il faisoit avec capacité et valeur. Devenu maréchal de camp , il ne pouvait prendre jour qu'une seule fois dans l'armée par campagne, seulement pour y être reconnu. Il prétendit le prendre à son tour comme tous les autres, et il y avait été favorisé la campagne avant celle-ci par le maréchal de Villars, dans l'armée duquel il commandait l'artillerie. Celle-ci, il se mit dans la tète d'établir en droit ce qu'il n'avait eu que par tolérance. Il fut refusé. Il insista et le fut encore. Le toupet lui monta , il envoya la démission de sa charge, sans que tout ce que M. du Maine put lui dire et faire fût capable de l'arrêter.

378 

C'étoit vers la mi-mai , au moment du départ. La réponse à cette folie fut un ordre de se rendre à la Bastille. Avant partir, Boufflers étoit allé de chez Mme de Maintenon chez Chamillart s'informer de ce qu'il trouveroit à Lille, et travailler courtement là-dessus avec lui , de chez qui il partit. Ce fut de dessus son bureau qu'il écrivit à La Freselière en lui envoyant l'ordre que Chamillart expédia sur-le-champ. Boufflers prit celui qu'il fit expédier en même temps pour Surville, passa en Picardie à une terre d'Hautefort qui étoit sur son chemin, où Surville s'étoit retiré pour vivre, et l'emmena à Lille avec lui. Nous devions aller, Mme de Saint-Simon et moi , avec le maréchal et la maréchale de Boufflers le lendemain de ce départ à Villeroy voir la maréchale. Toute la cour, qui ne le sut que fort tard, applaudit fort à une si belle action et décorée de tant de générosité. La défense de Namur répondoit de celle que Boufflers feroit ailleurs. Il eut à Lille toutes sortes de munitions de guerre et de bouche, force artillerie, trois ingénieurs principaux, dix-neuf bataillons, deux autres bataillons d'invalides, quelque cavalerie, deux régiments de dragons, et il enrégimenta trois mille hommes de la jeunesse de la ville et des environs qui voulut de bon gré servir au siège. Les ennemis y amenèrent d'abord cent dix pièces de batterie et cinquante mortiers.

 L'électeur de Bavière étoit cependant à Langendel avec un pont sur le Rhin, couvert d'une redoute, et le duc d'Hanovre dans ses lignes d'Etlingen, de là le Rhin , avec un détachement commandé par Mercy derrière la forêt Noire , tous ces côtés-là fort tranquilles.

  Il étoit pourtant vrai que la plupart des bataillons qui étoient dans Lille se trouvèrent de nouveaux dont la plupart n'avoit jamais entendu tirer un coup de mousquet, et qu'il n'y avoit que médiocrement de poudre. Il s'y trouva quantité d'autres manquements. Boufflers mit à profit le peu de temps qu'il eut libre depuis son arrivée à Lille. Il y avoit apporté cent mille écus du sien qu'il avoit empruntés , répondit pour le roi de tout ce qu'il prit ou emprunta en Flandre, ce qui alla à plus d'un million, et enrégimenta quatre mille fuyards d'Audenarde, qu'il trouva encore re-laissés dans la ville et dans les environs. L'armée du roi étoit toujours à Lawendeghem , tranquille derrière le canal de Bruges. M. de Vendôme s'y moquoit de l'opinion du siège de Lille , comme d'une imagination folle et ridicule, et sa cabale faisoit l'écho à Paris et à la cour qui en furent les dupes. On auroit pu dans l'intervalle jeter bien des choses très-nécessaires qui manquoient dans Lille, si on l'avoit voulu croire l'objet des ennemis. M. de Vendôme avoit eu l'imprudence ou la malice de déclarer tout haut que Mgr le duc de Bourgogne avoit ordre de secourir à quelque prix que ce fût la place que les ennemis assiégeroient , mais que pour Lille il la prenoit sous sa protection, et répondroit bien que les ennemis ne se hasarderoient pas à une entreprise d'un si grand engagement dans notre pays. Lille étoit investi le 12 août, à ce que le roi apprit le 14 par plusieurs courriers de Flandre; que le même jour il en arriva un de l'armée, d'où on mandoit qu'on croyoit les ennemis déterminés à faire le siège de Tournai , et que là-dessus l'armée alloit marcher. On en voulut douter encore quelques jours; à la fin les visages allongèrent, mais la flatterie prit d'autres langages. Les uns ne craignirent point de dire d'un ton indifférent qu'on s'étoit passé de Lille si longtemps qu'on s'en passeroit bien encore. Vaudemont et la cabale le prirent d'un autre ton. Ils répandirent qu'une entreprise si folle étoit le plus grand bonheur qui pût arriver, et qu'il falloit que les prospérités eussent aveuglé les ennemis, pour s'être engagés si avant dans notre pays pour y échouer devant une place de cette importance, et avec une armée moins nombreuse que la nôtre. Ces misérables contes ne déplurent pas au roi, mais infiniment à Mme la duchesse de Bourgogne, qui le fit sentir à quelques dames qui osèrent les lui tenir.

380 

  Le roi Auguste, qui n'avoit point de troupes en Flandre, vint incognito à l'armée des ennemis. Le prince Eugène fit le siège, et ouvrit la tranchée le 22 août. Le duc de Marlborough commandoit l'armée d'observation. Il passa l'Escaut pour se mettre en situation d'empêcher la jonction du duc de Berwick avec Mgr le duc de Bourgogne, dont l'armée étoit toujours en son même camp de Lawendeghem. Tandis qu'on étoit tout occupé de ces intéressantes nouvelles à Fontainebleau , Albéroni y arriva sans y être attendu et mit pied à terre chez Chamillart. Il y passa vingt-quatre heures, ne vit ni le roi ni le monde, et s'en retourna tout court. On peut juger de la curiosité qu'il donna à tout le monde, et de tous les raisonnements qui se firent. Étoit-il secrètement mandé? Était-ce réprimande? Était-ce envoi, excuses personnelles ou éclaircissement des faits passés? Mais rien de tout cela, pas même raisonnements sur les affaires de Flandre. Le duc de Parme tremblant, mais fort désireux de la ligue d'Italie, avoit pris cette voie pour la presser, pour offrir tout ce peu qu'il pouvoit faire, pour entrer dans des détails bientôt discutés quand on parle , mais qui sont sans fin quand on écrit. Ce fut là le vrai sujet du voyage d'Albéroni. Mais de croire qu'entre lui et Chamillart, il n'y eut point quelque épisode de Flandre, et qu'il ne vit point en secret M. du Maine, M. de Vaudemont, et les plus importants de la cabale, je pense que ce seroit fort se tromper. Quatre ou cinq jours après , le roi partit de Fontainebleau le lundi 27 août, pour aller coucher à Petit-Bourg et le lendemain à Versailles.

  Le roi témoigna ne vouloir rien épargner pour se conserver une place aussi importante que Lille, et qui étoit personnellement une de ses premières conquêtes. Il parut surpris de la tranquillité de son armée toujours derrière le canal de Bruges, dans ce même camp où elle étoit venue d'Audenarde. Il y dépêcha un courrier avec un ordre positif de marcher au secours. M. de Vendôme le renvoya avec des représentations et des délais, qui lui en attirèrent un second avec les mêmes ordres encore plus pressants. Personne dans l'armée n'en comprenoit l'inaction. Mgr le duc de Bourgogne pressoit et faisoit d'autant plus presser M. de Vendôme par ce peu de gens d'assez de poids pour l'oser faire, que ce prince se souvenoit des propos d'Audenarde et de ceux qu'avoit réveillés l'opposition qu'il avoit montrée à attaquer le grand convoi du prince Eugène. Les efforts furent vains au premier courrier. Ils ne réussirent pas mieux au second, par le retour duquel Mgr le duc de Bourgogne ne laissa pas ignorer au roi qu'il ne tenoit pas à lui ni aux généraux qu'il ne fût obéi. Vendôme demeuroit ferme en ses remises et ne vouloit point s'ébranler.

 À cette dernière désobéissance le roi se fâcha autant qu'il put se fâcher contre M. de Vendôme, et dépêcha un troisième courrier avec le même ordre à ce duc et un autre ordre particulier à son petit-fils de marcher avec l'armée, malgré M. de Vendôme , s'il continuoit à vouloir différer. Alors il n'y eut plus moyen de s'en défendre, mais [il marcha] avec lenteur, sous prétexte de rassembler ce qui étoit séparé et de faire les dispositions nécessaires. Plus de prévoyance, ou plutôt de volonté , eût prévenu ce dernier délai dans un temps où [on] en avoit perdu un si précieux, et où tous les instants n'en étoient que plus chers. Lorsqu'il fallut se déterminer sur le choix de la route à prendre pour joindre le duc de Berwick qui avoit reçu les ordres pour s'avancer de son côté, M. de Vendôme maître absolu , ou complaisant sans réplique , comme il lui convenoit pour ses vues, et comme il l'avoit bien montré à Audenarde , sur l'attaque du convoi, et en dernier lieu pour se mettre en marche de Lawendeghem, ne voulut admettre aucun raisonnement; il décida avec autorité pour le chemin de Tournai , et dit en même temps que lorsqu'on s'approche-roit de Lille , il permettroit les délibérations, parce que les divers partis qu'on pourroit prendre le mériteroient bien.

382 

Le détail de ce qui se passa jusqu'à la jonction seroit ici inutile. Il suffit de dire que Mgr le duc de Bourgogne arriva avec son armée le mardi 28 août à Ninove sur le minuit. Le lendemain jeudi 29, le duc de Berwick le vint saluer sur les neuf heures du matin. Il étoit accompagné d'un très-petit nombre de gens principaux de son armée qu'il avoit laissée à Gamarache, et qui joignit le 30 la grande armée dans sa marche à Lessines.

 Berwick, avec ses dignités et son bâton de maréchal de France, orné des lauriers d'Almanza, et plus que tout cela aux yeux du roi, bâtard encore plus que Vendôme puisqu'il l'étoit lui-même, passa comme ses confrères sous les Fourches claudiennes ' le jour même de la jonction de son armée, pour laquelle il prit l'ordre du duc de Vendôme avec une indignation dont il ne se cacha pas. Il ne mit pas le pied chez M. de 'Vendôme; il déclara publiquement qu'il remettoit son armée à Mgr le duc de Bourgogne , pour être incorporée dans la sienne par un nouvel ordre de bataille et de campement, qu'il n'avoit plus rien à y faire , qu'il ne prétendoit à aucun commandement , ni à aucune fonction , et qu'il ne se méleroit de quoi que ce soit, sinon de se tenir auprès de la personne de Mgr le duc de Bourgogne.

 Razilly s'en étoit allé pour ne plus revenir à cause de la mort de sa femme, et d'O avoit été mis en sa place auprès de M. le duc de Berry. Le maréchal de Matignon étoit allé malade à Tournai, avec un passe-port des ennemis. Il y fut assez mal, et de là, sous prétexte de sa santé, gagna Paris d'où il eût mieux fait de n'avoir bougé. Berwick avoit proposé cet expédient pour s'épargner le calice de prendre l'ordre. Il fut accepté pour le lui éviter chaque jour, mais le roi se roidit à le lui faire avaler une fois en arrivant, pourn qu'il ne manquât rien au triomphe de Vendôme sur tous les maréchaux de France. On peut juger de l'effet que produisit cette suspension et cette séparation dans l'armée; quelle aigreur! quelle division! Jamais armée si formidable qu'après cette espèce d'incorporation : cent quatre-vingt-dix-huit escadrons, quarante-deux en outre de dragons, cent trente bataillons outre ce qui en fut dispersé dans les places et dans les postes , et ce qui n'avoit pas rejoint depuis Audenarde; tous les corps distingués, la plupart des vieux et de ceux d'élite, celle de la cour en militaire; double équipage de vivres et d'artillerie, abondance d'argent et de toutes choses, commodités à souhait du pays et du voisinage de nos places; vingt-trois lieutenants généraux, vingt-cinq maréchaux de camp en ligne, soixante-dix-sept brigadiers, en un mot, ce qui de mémoire d'homme ne s'étoit jamais vu, et une ardeur de combattre qui ne pouvoit être plus vive, plus naturelle, plus générale.

  Dans cet état, on marcha à Tournai; on y séjourna pour faire passer la rivière plus commodément, et on comptoit sur un combat décisif. Beauvau , évêque de Tournai , publia des dévotions pour implorer la bénédiction de Dieu sur nos armes. Mgr le duc de Bourgogne y assista entre autres à une procession générale. La cabale et les libertins ne le lui pardonnèrent pas; les interprétations furent les plus malignes, et fort publiques; on trouva d'ailleurs que son temps eût été plus nécessairement employé à des délibérations sur les partis à prendre au sortir de Tournai, et que c'étoit prier que de s'acquitter d'un devoir si urgent et si principal. 11 y avoit en effet beaucoup à s'aviser sur les différents partis à prendre , mais il n'y eut presque point de consultation. Ce peu même fut aigre et tumultueux. Vendôme saisit toute l'autorité ; le jeune prince , trop battu , trop mal soutenu, le laissa faire. Chacun de ce qui étoit là de principal trembla et mesura ses paroles. Berwick, uniquement attaché à suivre Mgr le duc de Bourgogne, se renfermoit à lui

384 

dire en particulier ce qu'il pensoit, et affectoit assez de témoigner son mécontentement et son inutilité. Il s'en ouvrit en particulier à d'O, et continua à ne voir Vendôme que chez le prince, improuvant en effet la plupart de ce qui se faisoit.

 Vendôme se prenoit à lui aigrement de sa réserve, de son inutilité, de son air de censeur dans son silence, surtout des douces oppositions que le jeune prince montroit quelquefois à ses sentiments, quoique inutilement. Berwick ne fut pas ménagé par la cabale, mais elle ménagea incomparablement moins l'héritier nécessaire de la couronne, et acheminait contre lui ses desseins à grands pas. Enfin, parmi toutes ces agitations, on envoya les bagages à Valenciennes, on acheva de passer l'Escaut à Tournai. On en partit le 2 septembre, et on se mit à longer la Marck par des pays coupés et fâcheux, doublant presque le chemin à cause de la tortuosité du ruisseau. Jusqu'au capitaine des guides trouvait ce parti-là le moins bon de tous à prendre , soit que l'armée se fût éloignée du cours du ruisseau pour le doubler après à sa source, comme on fit, soit qu'elle l'eût passé près de Tournai où il n'y avait rien de plus facile. Après beaucoup de peine et de fatigue , elle arriva le 4 septembre à Mons-en-Puelle, vers la source de la Marck, où elle séjourna cinq jours. Elle s'était approchée ainsi du grand chemin de Douai à Lille. Elle attendoit Saint-Hilaire , avec beaucoup d'artillerie de Douai pour en être joint à Orchies. Marlborough campait cependant au dedans de la Marck, sa droite à Pont-à-Marck , sa gauche à Pont-à-Tressin. Pendant ce petit séjour de notre armée , il faut voir ce qui se passoit à la cour, d'où elle attendait des ordres sur le choix des partis à prendre.

  L'agitation y était extrême , jusqu'à l'indécence. On n'y était occupé que de l'attente d'une bataille décisive ; chacun étoit entraîné à la désirer dans la réduction où en étaient les choses ; il ne semblait même plus permis d'en douter. L'heureuse jonction des deux armées avoit été regardée comme un présage certain du succès. Chaque retardement aigrissait l'impatience; depuis le départ de Tournai jusqu'au courrier dépêché de Mons-en-Puelle, il n'en était point venu. Chacun étoit dans l'inquiétude, le roi même demandoit des nouvelles aux courtisans, et ne pouvoit comprendre ce qui retardoit les courriers. Les princes et tout ce qui servoit de seigneurs et de gens de la cour étoient dans cette armée. On voyoit à Versailles le danger de ses plus proches, de ses amis, et les fortunes en l'air des maisons les plus établies. Les prières de quarante heures étoient partout; Mme la duchesse de Bourgogne passoit les nuits à la chapelle, tandis qu'on la croyoit au lit, et mettoit ses dames à bout par ses veilles. À son exemple, les femmes qui avoient leurs maris à l'armée ne bougeoient des églises. Le jeu, les conversations même avoient cessé. La frayeur étoit peinte sur les visages et dans les discours d'une manière honteuse. Passoit-il un cheval un peu vite, tout couroit sans savoir où. L'appartement de Chamillart étoit investi de laquais, jusque dans la rue ; chacun vouloit être averti du moment qu'il arriveroit un courrier; et cette horreur dura près d'un mois jusqu'à la fin des incertitudes d'une bataille. Paris, comme plus loin de la source des nouvelles, était encore plus troublé, les provinces à proportion davantage. Le roi avait écrit aux évêques pour qu'ils fissent faire des prières publiques, et en des termes qui convenaient au danger ; on peut juger quelle en fut l'impression et l'alarme générale.

  La flatterie parmi tout cela ne laissait pas de se présenter de front, et de se transformer en mille différentes manières; jusque-là que Mme d'O s'en allait plaignant le sort de ce pauvre prince Eugène, dont les grandes actions et la réputation allaient périr avec lui dans une si folle entreprise, et que , tout ennemi qu'il était, elle ne pouvait s'empêcher de regretter un capitaine d'un si rare mérite. La cabale, plus

386 

bruyante que jamais, répondoit d'une victoire assurée et de la certitude que le secours de Lille ne pouvoit échapper à M. de Vendôme. J'écoutois ces propos avec indignation; j'avois très-présent tout ce qui s'étoit passé avant et après Audenarde; qu'il n'avoit fallu rien moins pour ébranler M. de Vendôme de derrière le canal de Bruges que trois ordres exprès par trois courriers consécutifs , et le dernier chargé d'un ordre précis à Mgr le duc de Bourgogne de faire marcher l'armée malgré lui, s'il s'y opposoit encore ; les délais que sous divers prétextes il y avoit apportés; le choix d'autorité d'un chemin le plus long; treize jours de marche, de son aveu , pour arriver sur Lille , encore s'il n'arrivoit point d'embarras, sans compter les séjours imprévus et nécessaires. Il falloit, disoit-il après, le temps de délibérer le par où on s'y prendroit pour le secours. Je voyois un si grand temps perdu, et si précieux, tant de loisir au prince Eugène de bien assurer toutes ses avenues et cependant de presser le siège , et à Marlborough de bien choisir ses postes, de les reconnoltre, de prévoir tout, pour, de quelque côté qu'on voulût percer, se présenter au-devant avec tous ses avantages, que le projet de Vendôme et de sa cabale, qui m'avoit saisi en gros dès le choix de Mgr le duc de Bourgogne pour commander cette armée, me devint évident. Je ne crus jamais que M. de Vendôme voulût secourir Lille , mais qu'après avoir ose attaquer le prince aussi hardiment et aussi cruellement qu'il avoit fait de dessein manifestement formé, pendant toute la campagne, sa résolution étoit bien prise de lui faire avorter ce secours si important entre les mains, de l'accabler de tout le blâme, et de l'écraser de la sorte sans retour.

   Un soir que, dans l'impatience de ce courrier qu'on attendoit toujours de Mons-en-Puelle, je causois chez Chamillart avec cinq ou six personnes de sa famille après souper, et où étoit La Feuillade, pénétré de ma conviction et du dépit de toutes les vanteries de bataille , de victoires et de secours que j'entendois là sans mot dire de colère, jusqu'à en désigner le jour et le moment, la patience m'échappa tout d'un coup, et je proposai à Cani, que j'interrompis, de parier quatre pistoles qu'il n'y auroit point de combat, et que Lille seroit pris et point secouru. Grand bruit parmi ce peu que nous étions d'une proposition si étrange , et force questions des raisons qui m'y pouvoient porter. Je n'avois garde de leur dire la véritable; je répondis froidement que c'étoit mon opinion. Cani et son père, à l'envi, me protestèrent que, outre le désir ardent de Vendôme et de toute l'armée, les ordres les plus précis et les plus réitérés étoient partis pour le secours; que c'étoit jeter mes quatre pistoles dans la rivière que de les parier; et qu'ils m'en avertissoient parce que Cani parieroit à jeu sûr. Je leur dis avec le même flegme, mais qui couvroit tout ce qui bouilloit en moi, que j'étois persuadé de tout ce qu'ils avançoient, mais qu'en deux mots je ne changeois point d'avis, et que je le soute-nois à l'angloise. Je fus encore exhorté, je tins bon, et toujours avec ce peu de paroles. À la fin, ils consentirent en se moquant de moi , et Cani me remerciant du petit présent que je lui voulois bien faire. Nous tirâmes quatre pistoles lui et moi de notre poche, et nous les mimes entre les mains de Chamillart. Jamais homme ne fut plus étonné. En serrant ces huit pistoles , il m'emmena tout à l'autre bout de la chambre. « Au nom de Dieu , me dit-il, faites-moi la grâce de me dire sur quoi vous fondez votre persuasion, car je vous répète, en foi d'homme d'honneur, que j'ai dépêché les ordres les plus positifs , et qu'il n'y a plus aucun moyen de s'en dédire. » Je me tirai d'avec lui par le temps perdu que les ennemis auroient bien employé, et par l'impossibilité qui se trouveroit à l'exécution des ordres et des désirs. Je n'avois garde, quelque intimes que nous fussions, d'en dire davantage à un pupille de Vaudemont et de ses nièces , et aussi entêté de Vendôme, et trop homme d'honneur, mais trop incapable en même temps d'ouvrir les yeux

388 

pour espérer de lui faire rien voir d'un projet qu'ils n'avoient eu garde de lui laisser apercevoir, et pour lequel, sans s'en douter, il les avoit jusqu'alors si utilement servis.

 Rien de plus simple que ce pari et que la manière dont il s'étoit fait, dans un particulier où je passois une partie de presque toutes mes soirées. Je n'avois pas même voulu m'expliquer sur rien, sinon tête à tête avec Chamillart, de l'amitié et de la discrétion duquel j'étois assuré, lorsqu'il me pressa dans ce bout de la chambre où il me promit même le secret de ce que je lui dirois , et où je ne lui dis rien que de vague, de mesuré, de public. Une très prompte expérience , et très-fâcheuse dans la suite, m'apprit qu'il n'y avoit rien de plus imprudent. Dès le lendemain, ce pari fut la nouvelle de la cour; on ne parla d'autre chose. On ne vit point à la cour sans ennemis. Je n'y devois donner d'envie à personne; mais les amis considérables que j'y avois me faisoient regarder comme quelqu'un et quelque chose à mon âge. Les Lorrains ne me pouvoient pardonner diverses choses que j'ai racontées , et beaucoup d'autres qui n'ont pas valu la peine d'être écrites. M. du Maine, dont j'avois esquivé les prodigieuses avances et qui ne pouvoit ignorer ce que je sentois sur son rang, ne m'aimoit pas, par conséquent Mme de Maintenon. Je m'étois trop vivement déclaré lors du combat d'Audenarde pour que la cabale de Vendôme me le pardonnât. Ils ne laissèrent donc pas tomber mon pari. M. le Duc et Mme la Duchesse s'y joignirent pour l'affaire de Mme de Lussan que j'ai racontée, et ma cessation de les voir ; d'Antin, outré fort mal à propos d'une préférence pour l'ambassade de Rome, qui même n'avoit pas eu lieu , et grandement dédommagé par la fortune qu'il avoit saisie depuis, s'y épargna peut-être moins que personne. Mon laconisme fit peut-être sentir aux coupables à qui et à quoi j'imputois la perte prochaine de Lille; bref, ce fut dès le lendemain un vacarme épouvantable. La noirceur alla jusqu'à m'accuser d'improuver tout, d'être mécontent et de me délecter de tous les mauvais succès. Ces propos furent soigneusement portés jusqu'au roi; ils lui furent adroitement persuadés ; cette réputation de tant d'esprit et d'instruction, dont ils s'étoient si bien trouvés après mon choix pour Rome, fut renouvelée et rafraîchie dans son esprit avec art, et je me trouvai entièrement perdu auprès de lui sans le savoir que plus de deux mois après, et sans même me douter de rien à son égard de fort longtemps. Tout ce que je pus alors fut de laisser tomber ce grand bruit, et me taire pour ne pas donner lieu à pis.

  Enfin ce courrier de Mons-en-Puelle tant attendu arriva , et ne fit que renouveler les transes et l'aigreur des esprits. Il rapporta que l'armée étoit enfin à Mons-en-Puelle campée sur quatre lignes, la droite vers Blouïs, la gauche sur Tumières , la réserve et les dragons à Alligny-sur-la-Marck, dans laquelle il n'y avoit pas une goutte d'eau ; qu'on attendoit Saint- Hilaire et sa nombreuse artillerie venant de Douai ; que les ennemis avoient leur droite appuyée vers Hennequin à un marais, leur gauche à Frettin et un autre marais, plusieurs chemins creux devant eux, surtout à leur droite; qu'ils occupoient le village d'Entiers devant leur gauche ; qu'ils se retranchoient partout, et Entiers même, et qu'ils travailloient à établir quantité de batteries; que notre armée se disposoit à déboucher devant eux dans la plaine pour se mettre en bataille et tâcher à les chasser de là; que nous occupions les châteaux de Plouy-de-l'Assessoy et du Roseau , et la cense d'Ainville ; que ce débouché n'avoit qu'un quart de lieue de large entre les bois du Roi à gauche et le château du Roseau à droite, où commence un pays inaccessible ; qu'on y travailloit à faire huit chemins; que notre grosse artillerie devoit aller par Falempin, parce qu'on comptoit de porter notre gauche par Seclin, vis-à-vis la droite des ennemis. En cette disposition , il y avoit deux partis à choisir, l'un de déposter les ennemis de vive force,

390

l'autre de jeter du secours dans Lille qui le pouvoit aisément recevoir par le côté de la citadelle, tandis qu'on tenoit les ennemis de si près. Ce dernier parti était l'avis de tous les généraux, celui de laisser consumer aux ennemis leurs munitions et leurs vivres, de les jeter dans la nécessité des convois, et d'attendre de leur impuissance ce qui ne s'en pouvoit espérer par la force.

  M. de -Vendôme , qui avait tant hésité et retardé pour s'ébranler, qui , ferme pour le chemin de Tournai , ensuite pour longer la Marck, avait si nettement déclaré qu'il seroit d'avis de mûres délibérations lorsqu'il seroit question des moyens et de la manière du secours, ne s'en souvint plus dès qu'on en fut là. Il maintint fort et ferme qu'il fallait attaquer; ses dépêches ne chantoient que bataille et victoire, ses chiens de meute ne publioient autre chose , tandis qu'ayant pu si commodément passer la Marck près de Tournai, il avait constamment refusé d'abréger huit journées , et beaucoup de peine et de fatigues , se porter de plain-pied dans un pays ouvert et tout proche de Lille, préféré les inconvénients dont il se trouvait maintenant enveloppé sur la seule crainte de trouver les ennemis au-devant de lui avant d'être suffisamment déployé devant eux , sur la seule confiance de les écraser à force d'artillerie qui lui en fit aller chercher le renfort de Saint-Hilaire par le long détour qu'il voulut prendre. Mais parlons ici franchement. Rien de tout cela ; mais le second tome d'Audenarde , mais plus pourpensé. La même lenteur et la même opiniâtreté à s'ébranler, la même ruine par la perte d'un temps précieux, ne rien faire quand il pouvait tout faire, vouloir tout quand il ne pouvait plus rien, et qu'il le sentoit mieux que personne. Ainsi voulut-il passer la nuit comme on était après le combat d'Audenarde, et le recommencer le lendemain, quoiqu'il vit ce dessein insensé et impraticable; ainsi publia-t-il qu'il eût battu les ennemis si on l'eût voulu croire, pour affubler Mgr le duc de Bourgogne du dommage et de la honte de toute cette action, et s'en attirer gloire et honneur, tandis que, complaisant une seule fois à l'opposition de l'attaque du convoi , pour l'insulter mieux , il s'étoit rendu si absolu toutes les autres, et l'avoit si audacieusement montré au jeune prince parlant publiquement à lui.

On voit la même conduite, la même cadence en ce secours; et quand par ses lenteurs et ses détours , en fermant la bouche à tout le monde, il a tant fait que de laisser prendre et accommoder en plein loisir à Marlborough un poste inattaquable, et qu'il juge très bien qui ne s'attaquera pas, il ferme la bouche à tous après avoir promis la liberté de délibérer, crie, écrit, corne bataille et victoire, et prépare à Mgr le duc de Bourgogne tout l'affront d'avoir manqué le secours.

  Ce prince, qui n'avait pas oublié les propos d'Audenarde, tint aussi pour attaquer les ennemis. Ce courrier tant attendu fut dépêché pour recevoir les ordres du roi sur le parti auquel on devait s'arrêter, tandis que les dispositions s'achevaient, et que Saint-Hilaire se hâtait de joindre. Mais ce ne fut pas tout ce qu'il rapporta. On apprit que le jour qu'on étoit arrivé à Orchies, M. de -Vendôme avait fait passer à Pont-à-Marck quelques troupes de l'autre côté de ce ruisseau pour reconnaître les ennemis qui , le ruisseau entre eux et notre armée, l'avaient côtoyé le plus près qu'ils avaient pu, et que ce détachement les ayant trouvés éloignés, parce que ce jour-là ils s'étoient mis dans le poste que je viens d'expliquer, M. de Vendôme envoya prier Mgr le duc de Bourgogne de pousser à Pont-à-Marck où il étoit, et où il lui avait proposé de faire passer l'armée; que tous les officiers généraux trouvèrent dangereux de se commettre à une action demi-passés , ce qui pouvait arriver si le duc de Marlborough étoit averti à temps et se reployoit sur nous; que Mgr le duc de Bourgogne ne se déclara pas assez nettement, quoique Cheladet , lieutenant général, criât qu'il fal-boit rompre son épée et n'en porter jamais si on ne passoit

392 

point dans un moment si favorable; que le duc de Berwick, outré de tout ce que j'ai raconté, garda un silence opiniâtre; qu'enfin le temps s'étant écoulé en délibérations, la marche s'étoit continuée sur Orchies. Il n'est pas croyable le bruit qu'en fit la cabale, et les avantages qu'elle en prit sur le fils de la maison dans sa maison même , et partout. Il retentit dans les provinces et dans Paris par le soin de ses émissaires, et cela s'établit et pénétra partout. Comme il venoit peu de lettres de Flandre, et toutes laconiques et vaines, chacun s'étant fait sage par son expérience, il n'est pas possible de représenter l'excès de l'étonnement , lorsqu'au retour de tout le monde de l'armée, on sut que tout ce qu'il y avoit de véritable de ce grand débat de Pont-à-Marck , c'étoit qu'Artagnan, lieutenant général , y avoit passé en effet à la tête d'un gros détachement, avec ordre de longer la Marck de l'autre côté jusqu'à sa source, qui en étoit fort proche, afin de reconnoitre le pays et d'y faire faire trois chemins pour faciliter l'armée à reployer sur les ennemis après qu'elle auroit doublé la source de la Marck ; le tout sans que M. de Vendôme, ni autre quel qu'il fût, eût imaginé de faire passer l'armée à Pont-à-Marck , de l'autre côté de ce ruisseau, ni de changer quoi que ce fût au premier projet.

 La nouvelle consultation faite au roi par les dépêches de ce courrier si l'on combattroit ou non , le fâcha à tel point, après les ordres positifs qu'il en avoit donnés tant de fois qu'il ne put s'empêcher, contre sa coutume, d'en laisser voir sa colère. Il dit avec émotion que, puisqu'ils vouloient encore des ordres, ils en auroient trois heures après, et trois heures après son arrivée ce même courrier repartit avec des ordres plus pressants que jamais. Mais on n'en fut pas quitte pour ce mensonge de dispute de Pont-à-Marck. Il fut répandu avec une assurance et un déchaînement qui ferma la bouche jusqu'au retour des officiers principaux de l'armée de Flandre, qu'il s'étoit tenu un conseil de guerre à Mons-en-Puelle pour discuter le pour et le contre de l'attaque des ennemis, et si le pour l'emportoit, les moyens et la manière de la faire; que d'O et Gamaches bonnetèrent' : les officiers généraux leur représentèrent avec autorité qu'il s'agissoit beaucoup moins de la conservation de Lille que de celle des princes; qu'intimidés de la sorte, M. de Vendôme fut le seul pour l'attaque; que Mgr le duc de Bourgogne, qui étoit d'abord de cet avis, se rendit à l'opinion uniforme des officiers généraux ; que M. le duc de Berry maltraita un peu le duc de Guiche en ce conseil; que le duc de Berwick se déclara aussi pour la négative; que ce fut en conséquence de ce qui s'étoit passé en ce conseil que le courrier avoit été dépêché pour consulter encore une fois le roi et recevoir ses derniers ordres; que Vendôme y avoit parlé aigrement et fortement, mais en général, et qu'en sortant de l'assemblée il avoit traité d'O et Gamaches durement. Il est inconcevable avec quelle célérité cette nouvelle fut répandue, fut reçue, pénétra tout, révolta tout le monde, et fit de bruit et de désordre. La cour, Paris , les provinces en retentirent. D'O et Gamaches y passèrent pour avoir agi dans l'esprit et le désir de Mgr le duc de Bourgogne, sans lequel ils n'eussent osé d'eux-mêmes se charger d'une commission si dangereuse, si honteuse, si importante, d'où résultèrent des cris et des clameurs sans retenue aussi tristes contre Mgr le duc de Bourgogne , que flatteurs pour le duc de Vendôme. Toutefois ce qu'il y eut de véritable est qu'il ne fut non seulement pas la moindre question de conseil de guerre , mais pas même mention de consulter personne. Bien est-il vrai que la cabale que Vendôme avoit dans l'armée fit si bien qu'elle persuada généralement toutes les troupes , mais sans dire un mot de ce conte imaginaire de conseil de guerre , que le duc de Vendôme et les siens seuls vouloient combattre, que Mgr le duc de Bourgogne s'y op‑

394 

posoit ; que cela fit un fracas étrange dans l'ardeur où elles étoient d'en venir aux mains, et l'impatience extrême des retardements, d'où la licence s'y glissa au point qu'elles se mirent à crier au Vendômiste ou au Bourguignon sur ceux qui passoient à la tête des camps ou des postes , suivant l'attachement qu'elles leur croyoient, et plus encore suivant l'opinion bonne ou mauvaise qu'elles avoient de leur courage. Cela dura, entretenu sous main , après avoir été excité de même. Le contre - coup en fut porté avec la dernière promptitude à la cour, à Paris, dans les provinces, à nos autres armées , enfin jusque chez les étrangers et chez les ennemis, et fit l'effet le plus sinistre. Je me contente ici d'un récit nu dans la plus exacte vérité. Il est tellement au-dessus de toute réflexion que je n'y en ferai aucune.

ch.20 1708 394, 402-406              ibid.

  […] Ils se mirent donc , au retour de Chamillart, à publier hardiment que Vendôme seul avoit voulu combattre dans tous les temps, qu'il eût fait lever le siège honteusement aux ennemis, qu'il les auroit battus, écrasés, sauvé la France, si à dix fois différentes on eût voulu le croire. L'éponge étoit passée sur Audenarde, les délais du départ de derrière le canal de Bruges effacés, l'oisiveté réelle de Mons-en-Puelle ignorée. Tout retentit des mensonges grossiers du dessein proposé à Pont-à-Marck, et du conseil de guerre de Mons- en-Puelle. La carte blanche avoit, ajoutoient-ils faussement, été envoyée depuis à leur héros, mais trop tard , et ces éloges redoublés retomboient à plomb contre Mgr le duc de Bourgogne. On rappela tout ce qui avoit été inventé de pis sur Audenarde , on lui disputa les choses précédentes les plus notoires qui lui avoient fait le plus d'honneur, qui jusqu'alors étoient demeurées certaines sans contredit aucun. On lui reprochoit ce qui s'étoit passé à Nimègue, dont j'ai parlé. M. du Maine, sur qui tout porta à la double douleur du roi, qui ne l'a pas fait servir depuis, trouvoit trop bien son compte à la confusion du fait passé, que la cabale n'avoit garde de l'oublier, et de n'y pas insister. Elle obscurcissoit le jeune prince à Brisach , et semoit avec adresse que , las de tant d'efforts qu'il y avoit faits, et prévoyant qu'il lui en coûteroit de plus grands encore devant Landau , il étoit revenu avec tant de promptitude qu'il n'en avoit reçu la permission qu'en chemin.

  Les plus modérés en apparence prirent un autre tour, et d'une adresse bien plus dangereuse. Ils n'accusoient point sa valeur et ne disoient rien qui eût un air odieux; ils s'en prirent à sa dévotion. Ils disoient que la réflexion sur tant de sang répandu , sur la perte de tant d'âmes, sur la mort de tant de gens tués sans confession, s'il donnoit la bataille, l'avoit épouvanté; qu'il n'avoit pu se résoudre d'en être responsable à Dieu; que par cette raison il avoit voulu s'en décharger sur le roi , et avoir encore une fois ses ordres précis ; que c'est ce qui lui avoit fait dépêcher ce courrier de Mons-en-Puelle. De là ils passoient aux raisonnements politiques, discutoient le peu d'aptitude d'un prince si scrupuleux pour commander des armées et gouverner un royaume ; rendirent autant qu'ils purent sensibles leurs craintes et leur opinion. De là tombant sur quelques amusements véritablement trop petits, et sur d'autres déplacés de ce prince, ils exagérèrent quelques tenues de table trop longues , et quelques parties de volant, et tournèrent en ridicule des mouches, guêpes crevées, un fruit dans de l'huile , des grains de raisin écrasés en rêvant, et des propos d'anatomie, de mécanique et d'autres sciences abstraites, surtout un particulier trop long et trop fréquent avec le P. Martineau , son confesseur. Pour rendre le prince plus petit et plus incapable , voici l'histoire qu'ils inventèrent sur du vrai qu'ils firent courir partout.

  Le P. Martineau eut la curiosité de visiter les retranchements du duc de Marlborough à la suite des princes, lorsque avec les ducs de Vendôme et de Berwick, Puységur et fort peu d'autres officiers généraux et Chamillart, ils les longèrent de près, comme je l'ai raconté , pour examiner si et par où ils pouvoient être attaqués. À ce fait véritable, voici ce qu'ils y ajoutèrent de parfaitement faux. C'est que le P. Martineau étoit si affligé de ce que Mgr le duc de Bourgogne s'étoit opposé à cette attaque, qu'il l'avoit mandé à ses amis, dans la crainte même d'être accusé d'avoir pu donner un avis si éloigné de son sentiment. Non contents d'un si noir artifice, et qui mettoit en valeur et en fait de guerre le prince si fort au-dessous de son confesseur, ils osèrent répandre que Martineau avoit eu peur qu'on ne se prît à lui dans l'armée d'un parti qui la désespéroit , et qu'il n'avoit pu s'empêcher de s'y laisser entendre que s'il en avoit été cru, les retranchements auroient été attaqués. La calomnie devint publique. Le P. de La Chaise qui en fut averti, et qu'il

404 

se disoit de plus que le P. Martineau lui en avoit mandé sa pensée, se crut obligé de montrer au roi ce que le P. Martineau lui avoit écrit de la curiosité qu'il avoit eue, sans qu'il y eût dans toute la lettre un seul mot qui pût donner lieu à ce qui se publioit. Le P. de La Chaise la fit voir à bien des gens pour laver cette calomnie, qui ne laissa pas de porter tout entière sur Mgr le duc de Bourgogne et en ridicule et en sérieux , comme les inventeurs se l'étoient bien proposé.

 Voilà donc les trois mensonges les plus impudents, les trois histoires les plus complètement composées qu'il soit possible d'imaginer, celle-ci, l'affaire de Pont-à-Marck , et le conseil de guerre de Mons-en-Puelle, ignorés parfaitement dans l'armée, démentis par tout ce qui en arriva, officiers généraux et particuliers , dont l'étonnement fut extrême d'apprendre à leur retour ce dont ils n'avoient jamais ouï parler, et qui néanmoins coururent les provinces, les autres armées, et les pays étrangers, avec des circonstances à n'en pouvoir douter. Répondre au fait de Nimègue, qui l'eût osé? C'eût été rouvrir les plaies de M. du Maine, et celle du roi par conséquent. À l'égard de Brisach et de Landau , la chose fut agitée en plein conseil du roi. Tallard , qui prévoyoit ce qui pouvait arriver du projet de Landau, et qui, en effet, causa la bataille de Spire, ne proposa ce siège qu'à condition expresse du retour de Mgr le duc de Bourgogne, Brisach pris. Ce prince écrivit au roi pour demeurer et faire ce siège; il contesta et n'oublia rien de tout ce qu'il put représenter de plus fort. Tallard et Marsin en furent témoins , et enfin il ne partit que sur la dernière réponse du roi qui , après plusieurs refus et ordres de revenir, lui manda positivement que le siège de Landau ne s'entreprendroit résolûment point , tant qu'il seroit à l'armée.

  Quoi de plus clair que ces réponses et que ces faits? Mais toute évidence fut ici inutile. Le complot étoit trop bien fait , et la cabale trop habile et trop organisée. Ses émissaires de tous états étoient infinis. Ils pénétroient partout, ils persuadoient partout les louanges de leur héros et leurs plus cruels artifices contre un prince qu'ils avoient bien résolu de perdre, et contre qui , après en avoir tant fait, ils ne se crurent pas en sûreté de reculer, mais dont ils n'eurent jamais la moindre envie. Maîtres déjà de la maison paternelle, comment ne l'être pas du public ? On a vu à quel point ils avoient persuadé et aliéné Monseigneur et tous les avantages qu'ils avoient pris sur le roi, malgré Mme la duchesse de Bourgogne, et Mme de Maintenon même. Outre ce qu'il lui échappait à ses bâtards et à ses valets de trop conforme aux impressions qu'il recevoit d'eux , toujours à l'affût de lui en donner des plus sinistres, il s'étonna aigrement plus d'une fois en public, parmi ces crises, de ce que la bataille ne se donnoit point , et après , de ce que les retranchements n'étaient pas encore attaqués. Le rare est que, dans toute sa cour, ce n'étoit presque jamais qu'à Vaudemont qu'il adressait la parole sur la Flandre, et que si quelqu'un à ces portées-là , même des princes du sang , hasardoit de mêler quelque mot dans la conversation , cela tombait aussitôt, le roi le plus ordinairement n'y répondant point , et Vaudemont toujours tenant le dé et le sachant manier à merveille. La cabale triompha donc si pleinement partout, qu'il fut vrai que ce qu'elle osa à Audenarde ne fut que des coups d'essai et que c'en fut ici de maîtres. Non seulement le public de tous états étoit enlevé, non seulement la mode et le bon air étoient gagnés, mais le rapide progrès fut tel qu'il emporta les politiques , et qu'il est vrai exactement de dire qu'il n'y avoit pas sûreté à paraître le moins du monde pour Mgr le duc de Bourgogne dans sa maison paternelle , et que tout ce qui y exaltait à ses dépens le duc de Vendôme étoit sûr de plaire au roi et à Monseigneur. De là on peut juger quel put être le déchaînement et la licence, jusque-là que le roi , n'osant aussi trouver publiquement mauvais que

406   

quelqu'un osât parler en faveur de son petit-fils, réprimanda publiquement le prince de Conti qui le faisoit en toute occasion , et qui haïssoit Vendôme , d'avoir parlé et raisonné des affaires de Flandre chez la princesse de Conti, sa belle-soeur, tandis qu'on ne parloit et qu'on ne s'entrete-tenoit d'autre chose à Versailles. Pour d'écriture, il n'en étoit point. Personne n'osoit rien mander à l'armée de ce qu'il se passoit et se disoit à Paris et à la cour, ni de l'armée rien qui pût éclaircir ni apprendre quoi que ce fût, tant la terreur de Vendôme y étoit répandue.

  Mgr le duc de Bourgogne vivoit à l'armée en de cruelles brassières. Sa douceur, sa timidité, sa piété avoient augmenté l'audace, et l'audace portée à l'excès avoit achevé de l'abattre. M. de Beauvilliers, plus timide qu'il ne devoit l'être , M. de Chevreuse , enchaîné de raisonnements et de mesure, se désoloient avec moi, et m'avouoient souvent que je ne leur avois prédit que trop vrai, et vu que trop clair. Mais de remède, ils n'en voyoient que dans la patience, dans le retour de l'armée qui éclairciroit bien des choses, et dans le temps; et quand je les pressoir pour des partis plus prompts et plus décents, ils me fermoient la bouche, ils s'affligeoient de ce qu'il n'étoit plus temps , ils m'opposoient la volonté impuissante de Mme de Maintenon qui se laissoit voir entière sur cet article au duc de Beauvilliers, comme je l'ai déjà dit; et à cette réponse majeure je n'avois rien à répliquer. Je n'ignorois pas où on en étoit de ce côté-là par Mme la duchesse de Bourgogne avec qui mon commerce alloit toujours sur la Flandre par Mme de Nogaret. Le peu de temps que cette princesse pouvoit avoir à elle, elle le donnoit à ses larmes et à écrire , et dans la vérité, elle parut infatigable, et pleine de force et de bons conseils. Mme de Maintenon étoit touchée au dernier point de sa douleur, et piquée au vif de sentir, pour la première fois de sa vie, qu'il y avoit des gens qui, par rapport à eux, avoient pris sur elle le dessus auprès du roi. […]

ch.21 1708 415, 425                     Mme de Noailles

[…]  Louville m'en a conté une aventure que je ne certifie pas , mais qu'il m'a assurée, et, quoique sujet quelquefois à se frapper et à s'engouer, il étoit homme fort vrai. L'histoire est telle : M. de Noailles étoit amoureux d'une fille de la musique du roi , fort jolie; et cet amour qui fit du bruit, j'en ai fort ouï parler dans le temps. Il étoit en quartier, et alors il logeoit dans l'appartement de quartier sous le cabinet du roi. M. de Noailles et la fille convinrent de leurs faits; elle vint passer la nuit chez lui. Malheureusement le cardinal de Noailles arriva trop matin , et à son ordinaire alla descendre chez son frère. Les valets lui dirent qu'il n'étoit pas éveillé; cela ne l'arrêta point, il se fait ouvrir et entre. On peut juger de ce que put devenir le couple fortuné. La fille se fourre la tête dans le lit, et le chevet par-dessus. Le maréchal s'écrie dolemment qu'il a une migraine à mourir, qu'il ne peut ni parler, ni entendre parler, qu'il ne sait s'il pourra se lever pour aller chez le roi , et qu'il veut se reposer en attendant. Le bon cardinal prend cela pour argent comptant, plaint son frère, lui conseille de se donner la matinée , et sort pour le laisser en repos. Voilà les amants bien soulagés. La fille, qui étouffoit de l'issue de l'aventure, et de ce qu'elle s'étoit mise sus, n'eut rien de plus pressé que de sortir de sa cache, de prendre ses cottes et de s'enfuir. Le maréchal vouloit tuer le valet confident. Il continua de faire le malade, mais il fallut pourtant aller chez le roi, où il fit accroire à son frère qu'il faisoit un grand effort. On prit grand soin d'étouffer l'aventure; mais tout se sait à la fin. Il faisoit sa cour jusqu'aux basses maîtresses de Monseigneur. Ce prince aima quelque peu de temps la Raisin , qui étoit fort belle et comédienne excellente. Elle se trouva un peu incommodée à Fontainebleau. M. de Noailles y envoyoit sans cesse savoir de ses nouvelles, lui faisoit toutes sortes de présents, et l'alloit voir avec les plus grands respects du monde. Avec tout cela, ce n'étoit ni un méchant homme ni un malhonnête homme; et quoique très-avare de crédit, il n'a pas laissé de faire des plaisirs et de rendre des services. Il plaisoit au roi par son extrême servitude et par un esprit fort au-dessous du sien, à Mme de Maintenon aussi, au contraire de sa femme qu'ils n'aimoient point, et dont ils craignoient l'esprit, les menées, la hardiesse.

  C'étoit elle qui gouvernoit mari, enfants, famille, affaires, manège de cour, avec une gaieté , une liberté d'esprit, comme si elle n'eût jamais rien eu à faire, et qui, à force d'esprit et d'adresse , sans s'étonner ni se rebuter de rien, fit toujours du roi et de Mme de Maintenon tout ce qu'elle voulut , pareillement de Mme la duchesse de Bourgogne, et gouverna à son gré toutes les princesses, tous les ministres et tous les gens en place, et tout cela sans bassesses; une femme noble, magnifique, libérale, pleine d'entrailles pour ses enfants, pour sa famille, pour son nom, extrêmement capable d'amitié, qui eut toujours des amis en nombre, et qui en mérita encore davantage; une femme qui ne disoit pas tout ce qu'elle pensoit, mais jamais ce qu'elle ne pensait pas; naturellement bonne, douce, sans humeur, franche autant que la cour le peut permettre avec prudence, à qui aussi il ne fallait pas marcher sur le pied, qui disoit alors à qui que ce pût être son fait, mais qui n'étoit point haineuse. Elle vit encore pleine de sens, d'esprit et de santé à quatre-vingt-sept ans, en patriarche de sa nombreuse famille, fort riche et fort donnante, dévote tant qu'elle peut, toujours allante, et faisant les délices de ses amis dont elle a encore beaucoup, et conserve ce badinage avec lequel elle a toujours réussi aux choses même les plus sérieuses. […]

Tome 7.

ch.1 1708   1, 5-6                          faute de campagne du duc de Bourgogne

[…]  Il falloit que ce grand général n'eût aucune sorte de mémoire, ou qu'il comptât le roi, la cour, son armée et tout le public pour bien peu de chose. En moins de quinze jours, répondre au roi, sur sa tête, qu'il empêchera aux ennemis de passer l'Escaut, et, dès qu'ils l'ont passé, écrire au roi qu'il le supplie de se souvenir qu'il lui a toujours mandé qu'il étoit impossible d'empêcher les ennemis de le passer, et cela sans qu'il fût rien arrivé entre-deux qui dit fait changer ni la face des choses ni à lui de langage, ce sont de ces vérités qui ne sont pas vraisemblables, mais vérités toutefois qui ont eu le roi, la cour, l'armée pour témoins, et dont M. de Vendôme, ni cette formidable cabale qui l'appuyoit avec un si incroyable succès, n'ont pas seulement tenu compte de se disculper, mais bien d'en étouffer le bruit à force d'en renouveler d'anciens et de nouveaux propos contre Mgr le duc de Bourgogne. Ce nouveau vacarme ne put empêcher un contradictoire si prompt, si net, si précis, si important, de la même bouche, et de cette bouche prise sans cesse pour le seul oracle de la guerre, malgré les succès. Les réflexions seroient trop au-dessous du fait pour s'y arrêter ici. Voyons le court détail de cette affaire, dont la cabale se battit, comme on dit, avec les pierres du clocher. Elle n'empêcha pas de trouver et de dire que ce trait ne pouvoit être méconnu pour être du mème homme qui en avoit fait un tout pareil à M. le duc d'Orléans sur le passage du Pô.

 L'armée étoit au Saussoy, près de Tournai, dans une tranquillité profonde, dont l'opium avoit gagné jusqu'à Mgr le duc de Bourgogne, lorsqu'il vint plusieurs avis de la marche des ennemis. M. de Vendôme s'avança là-dessus de ce côté-là avec quelques détachements. Le soir, il manda à Mgr le duc de

6      

Bourgogne que, sur les confirmations qu'il recevoit de toutes parts des mêmes nouvelles, il croyoit qu'il devoit marcher avec toute l'armée le lendemain pour le suivre. Mgr le duc de Bourgogne se déshabilloit pour se coucher lorsqu'il reçut cette lettre, sur laquelle ce qui se trouva auprès de lui alors raisonna différemment ; les uns furent d'avis de marcher à l'heure même, les autres qu'il ne se couchât point, pour être prêt de plus grand matin; enfin, le troisième sentiment fut qu'il se couchât pour prendre quelque repos, et de marcher le matin, comme M. de Vendôme le lui conseilloit. Après avoir un peu balancé, le jeune prince prit ce dernier parti. Il se coucha, il se leva le lendemain au jour, il déjeuna longtemps. Comme il alloit sortir de table, il apprit que l'armée entière des ennemis avoit passé l'Escaut. À chose faite il n'y a plus de remède. Il en fut outré de déplaisir. La vérité est que quand il auroit suivi le premier et le seul bon des trois avis, avant qu'on eût détendu, chargé, pris les armes, monté à cheval, la nuit auroit été bien avancée, et qu'au chemin qu'il falloit faire, on auroit trouvé les ennemis passés il y auroit eu plus de six ou sept heures. Mais il est des mes-séances qu'il faut éviter, et c'est le malheur de n'avoir personne auprès de soi qui le sente, ou qui en avertisse, quand soi-même on n'y pense pas. Le premier parti auroit été inutile à empêcher le passage, mais très-utile au jeune prince à marquer de la volonté et de l'ardeur.

 À cette faute il en ajouta une autre, qui , sans pouvoir avoir aucun air d'influer à la tranquillité de ce passage si important, en montra une que toutefois Mgr le duc de Bourgogne n'avoit pas, et dont il crut très mal à propos pouvoir se dissiper innocemment. Il avoit mangé, il étoit fort matin, il n'y avoit plus à marcher. Pour prendre un nouveau parti sur un passage fait auquel on ne s'attendoit pas, au moins si brusquement, il falloit attendre ce qu'il plairoit à M. de Vendôme. On étoit tout auprès de Tournai ; Mgr le duc de Bourgogne y alla jouer à la paume. Cette partie subite scandalisa étrangement l'armée et renouvela tous les mauvais discours. La cabale, qui ne put accuser la lenteur du prince, par la raison que je viens d'expliquer, et parce que M. de Vendôme ne lui avoit pas mandé de marcher à l'heure même, mais le lendemain matin, la cabale, dis-je , se jeta sur la longueur du déjeuner en des circonstances pareilles, et sur une partie de paume faite si peu à propos; et là-dessus toutes les chamarrures les plus indécentes et les plus audacieuses à l'armée, à la cour, à Paris , pour noyer la réelle importance du fait de M. de Vendôme par ce vacarme excité sur l'indécence de ceux de Mgr le duc de Bourgogne en ces mêmes moments. […]

ch.7 1709   98-108                        projet politique Chevreuse Beauvilliers

[…]  Cependant tout périssoit peu à peu ou plutôt à vue d'oeil; le royaume entièrement épuisé, les troupes point payées, et rebutées d'être toujours mal conduites, et par conséquent toujours malheureuses; les finances sans ressource, nulle dans la capacité des généraux ni des ministres; aucun choix que par goût et par intrigue; rien de puni, rien d'examiné ni de pesé; impuissance égale de soutenir la guerre et de parvenir à la paix; tout en silence, en souffrance ; qui que ce soit qui osât porter la main à cette arche chancelante et prête à tomber.

  Je m'étois souvent échappé sur tous ces désordres entre les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, et encore plus sur leurs causes. Leur prudence, leur piété rabattoit mes plaintes sans pourtant les détruire. Accoutumés au genre de gouvernement qu'ils avoient toujours vu, et auquel ils avoient part, je mettois des bornes à ma confiance sur les remèdes que je pensois depuis longtemps. J'en étois si rempli qu'il y avoit des années que je les avois jetés sur le papier, plutôt pour mon soulagement et pour me prouver à moi-mème leur utilité et leur possibilité, que dans l'espérance qu'il en pût jamais rien réussir. Ils n'avoient jamais vu le jour, et je ne m'en étois laissé entendre à personne , lorsqu'une après-dînée, le duc de Chevreuse vint chez moi dans l'appartement du feu M. le maréchal de Lorges que j'occupois, et monta tout de suite dans un petit entre-sol à cheminée dont je faisois mon cabinet, et qu'il connoissoit fort. Il étoit plein de la situation présente, il m'en parla avec amertume; il me proposa de chercher des remèdes.

À mon tour je l'en pressai, je lui demandai s'il en croyoit

100 

de possibles, non que je tinsse les choses désespérées, mais bien les obstacles invincibles. C'étoit un homme qui espéroit toujours et qui vouloit toujours marcher en conséquence, je dis marcher, mais à. part soi. Cette manière satisfaisoit son amour du raisonnement, et ne faisoit pas violence à sa prudence si à sa politique : c'étoit cela même qui me dégoûtoit. Je haïssois les châteaux en Espagne , et les raisonnements qui ne pouvoient aboutir à rien. Je voyois manifestement l'impossibilité d'un gouvernement sage et heureux tant que le système présent dureroit; je sentois toute celle d'aucun changement là-dessus, par l'habitude du roi et l'opinion qu'il avoit prise que la puissance des secrétaires d'État étoit la sienne, ainsi que du contrôleur général, par conséquent impossibilité de la borner, ni de la partager, ni de lui persuader qu'il pût sûrement admettre dans son conseil personne qui ne fit preuves complètes de roture 1/ et de nouveauté même , excepté le seul chef du conseil des finances, parce que rien ne dépendoit de lui. Ce que j'avois donc fait là-dessus autrefois , pour ma satisfaction seule, je l'avois condamné aux ténèbres, et regardé comme la république de Platon.

 Ma surprise fut donc grande, lorsque M. de Chevreuse, s'ouvrant de plus en plus avec moi, se mit à déployer les mêmes idées que j'avois eues. Il aimoit à parler et il parloit bien, avec justesse, précision et choix. On aimoit aussi fort à l'entendre. Je l'écoutois donc avec toute l'attention de voir en lui mes pensées, mon dessein, mon projet, dont je l'avois toujours cru lui et M. de Beauvilliers si éloignés, que je m'étois bien gardé de m'en expliquer avec eux quelle que

  1/. [note Chéruel] Louis XIV dit lui-même dans ses Mémoires (t. 1er p. 32, 33) : n'étoit pas de mon intérêt de prendre [pour ministres] des hommes d'une qualité éminente. Il fanon, avant toutes choses, faire connoître au public, par le rang même où je les prenois, que mon dessein n'étoit pas de partager mon autorité avec eux. 11 m'importoit qu'ils ne conçussent pas eux-mêmes de plus hautes espérances que celles qu'il me plairoit de leur donner. Ce qui est difficile aux gens d'une grande naissance.

fût ma confiance en eux sans réserve, et la leur en moi, parce que je comptois sur l'inutilité de heurter de front leur habitude tournée en persuasion , et de plus avec l'impossibilité de s'en jamais pouvoir promettre quoi que ce fût avec le roi. M. de Chevreuse parla longtemps, développa son projet, et me récita tout le mien à si peu de choses près, et si peu considérables que j'en demeurai stupéfait.

  À la fin , il s'aperçut de mon extrême surprise; il voulut me faire parler à mon tour sur ce qu'il proposoit ; et je ne répondois que monosyllabes , absorbé que j'étois dans la singularité que j'éprouvois. À son tour la surprise le saisit; il étoit accoutumé à ma franchise, à m'entendre répandre avec lui, et se voir, si je l'ose dire avec tant de différences entre nous, louer, approuver ou disputer et reprendre, car les deux beaux-frères me souffroient tout cela. Il me voyoit morne, silencieux, concentré. « Mais parlez-moi donc, me dit-il enfin; à qui en avez-vous donc aujourd'hui ? franchement, est-ce que je dis des sottises? » Alors je n'y pus plus tenir, et sans répondre une parole je tire une clef de ma poche, je me lève, j'ouvre une armoire qui étoit derrière moi, j'en tire trois fort petits cahiers écrits de ma main, et en les lui présentant : « Tenez, monsieur, lui dis-je, voyez d'où vient ma surprise et mon silence ; » il lut, puis parcourut et trouva tout son plan; jamais je ne vis homme si étonné, ou plutôt jamais deux hommes ne le furent l'un après l'autre davantage.

  Il vit toute la substance de la forme de gouvernement qu'il venoit de me proposer; il vit les places des conseils remplies de noms dont quelques-uns étoient morts depuis; il vit toute l'harmonie de leurs différents ressorts, et celle des ministres de chacun des conseils; il vit jusqu'au détail des appointements avec la comparaison de ceux des ministres effectifs du roi. J'avois formé les conseils de ceux que j'y avois crus les plus propres, pour me répondre à moi-même à l'objection des sujets, et j'avois mis les appointe‑

102 

ments pour me répondre à celle de la dépense, et la comparer à celle du roi pour le sien. Ces précautions ravirent M. de Chevreuse. Les choix lui plurent presque tous , et la balance aussi des appointements.

 Lui et moi fûmes longtemps à nous remettre de notre surprise réciproque; après nous raisonnâmes, et plus nous raisonnâmes, plus nous nous trouvâmes parfaitement d'accord, si ce n'est que j'avois plus approfondi et dressé plus exactement toutes les parties du même plan. Il me conjura de le lui prêter pour quelques jours, il vouloit l'examiner à son loisir. Huit ou dix jours après, il me le rendit. Lui et M. de Beauvilliers en avaient fort raisonné ensemble; ils n'y trouvèrent presque rien à changer, et encore des bagatelles, mais la difficulté étoit l'exécution. Ils la jugèrent impossible avec le roi, ainsi que j'avais toujours cru. Ils me prièrent instamment de le conserver avec soin, pour des temps auxquels on pourroit s'en servir, qui étoient ceux de Mgr le duc de Bourgogne.

 On verra dans la suite que ce projet fut la source d'où sortirent les conseils , mais très-informes et mal digérés , lors de la mort du roi, comme ayant été trouvés dans la cassette de Mgr le duc de Bourgogne à sa mort. Toutes ces choses s'expliqueront en leur temps. On trouvera parmi les Pièces ces mêmes conseils tels que je les montrai à. M. de Chevreuse, que M. de Beauvilliers vit avec lui, car parler à l'un c'étoit parler à l'autre, et qui avec le temps allèrent jusqu'à Mgr le duc de Bourgogne. S'il eût été question de les exécuter j'y aurois changé différentes choses , mais rien pour le fond et l'essentiel, et cette exécution auroit eu lieu , si ce prince avoit régné, ainsi que plusieurs autres.

 Tandis que nous raisonnions de la sorte, le duc de Beauvilliers couroit un grand et imminent danger. Il n'en avoit pas le plus léger soupçon. Ce fut merveille comme je l'appris et comment il fut paré si à propos qu'il n'y avoit pas une heure à perdre.

  Mme de Maintenon s'étoit enfin vengée d'avoir vu son crédit obscurci, et le duc de Vendôme triompher d'elle, en triomphant de Mgr le duc de Bourgogne, qu'elle avoit entrepris vainement alors de soutenir. Peu à peu elle avoit repris le dessus; elle avoit fait reprendre Mme la duchesse de Bourgogne, et par conséquent Mgr le duc de Bourgogne. Elle avoit éreinté Vendôme; elle avoit fait qu'il ne servirait plus, et l'avait fait déclarer. Dès lors tous ses particuliers avec le duc de Beauvilliers avaient cessé. La matière étoit tarie : il n'y avoit plus à se consulter et à prendre des mesures de concert.

  J'ai remarqué que ce rapprochement n'avait jamais été que sur ce seul point et par la seule nécessité; que la rancune subsistoit dans le coeur de la fée , qui ne pouvait pardonner au duc de s'être maintenu malgré elle, et qu'elle voulut toujours depuis regarder en ennemi, toujours attentive aux moyens de le perdre. J'ai aussi remarqué que, dans ces mêmes temps, Harcourt, un peu refroidi avec elle, étoit revenu de Normandie à Fontainebleau, et avoit trouvé les moyens que j'ai expliqué de se raccrocher avec elle plus confidemment que jamais : il sut en profiter.

  Mme de Maintenon reprit ses anciennes idées : elle travailla de nouveau à faire entrer Harcourt dans le conseil. C'était y mettre sa créature, et elle n'y en avoit plus depuis qu'elle regardoit Chamillart comme un homme qui lui avoit manqué en tout par le mariage de son fils, par le retour de Desmarets, par sa partialité pour Vendôme, enfin par ce projet si avancé de la reprise de Lille par le roi en personne et sans elle. Elle le vouloit perdre , et Harcourt dans le conseil seroit bien plus fort à l'y servir. Elle vouloit se défaire du duc de Beauvilliers, et Harcourt dans le conseil n'avait qu'à lui succéder de plain-pied, et avoit double intérêt à le détruire. Mme de Maintenon n'attendit pas ce secours : elle travailla en même temps à chasser Beauvilliers et à placer Harcourt. Son labeur fut heureux. Je n'ai pas su si la chute

104.

de l'un fut promise, et je ne veux donner pour certain que ce qui l'est, quoique ce qui arriva me l'ait fait croire; mais l'entrée du conseil pour Harcourt, le roi en donna sa parole : ce ne fut pas sans peine. La même raison de l'exemple et des concurrents qui l'avoit déjà empêché une fois s'y op-posoit encore celle-ci, quoique avec la considération de M. de La Rochefoucauld de moins, de la situation duquel je parlerai bientôt.

  La parole donnée, ou plutôt arrachée, le comment embarrassa le roi , qui, par la même raison des concurrents, ne voulut pas faire Harcourt ministre en le déclarant, et aima mieux le contour et le masque du hasard. Pour cela il fut convenu que, pendant le premier Conseil d'État, Harcourt, averti par Mme de Maintenon, se trouverait comme fortuitement dans les antichambres du roi; qu'à propos des choses d'Espagne, le roi proposerait de consulter Harcourt, et tout de suite ferait regarder si par hasard il n'étoit point quelque part dans les pièces voisines; que, s'y trouvant, il le ferait appeler; qu'il lui dirait tout haut un mot sur ce qui le faisoit mander, et tout de suite lui commanderoit de s'asseoir, ce qui étoit le faire ministre d'État, le retenir en ce conseil et l'y faire toujours entrer après.

  On a vu, à l'occasion de la disgrâce du maréchal de Villeroy, en quelle intime liaison j'étais avec son fils et sa belle-fille. On a vu ailleurs sur quel tour d'intimité le duc de Villeroy étoit avec Mme de Caylus, de l'exil de laquelle il avait été cause, son retour, l'affection tendre pour elle de Mme de Maintenon, et la liaison intime d'Harcourt avec Mme de Caylus, sa cousine germaine, et qui entra et servit en tant de choses Harcourt auprès de Mme de Maintenon. Le secret de l'entrée d'Harcourt au conseil était extrême, et infiniment recommandé par le roi. Soit imprudence, confiance, jalousie pour son père, quoiqu'en disgrâce, quoi que ce fût, je le sus sur le point de l'exécution, et la manière dont elle se devait faire. J'ouïs en même temps quelques mots louches sur le duc de Beauvilliers, dont le duc de 'Villeroy n'ignorait pas avec toute la cour que je ne fusse comme le fils.

  Je ne perdis pas un instant, les moments étoient chers. Je quittai le duc et la duchesse de Villeroy le plus tôt qu'il me fut possible, sans leur rien montrer. Je gagnai ma chambre, et sur-le-champ j'envoyai un ancien valet de chambre, que tout le monde me connoissoit et qui était entendu, chercher M. de Beauvilliers partout où il pourrait être (et il n'allait guère), le prier de venir sur-le-champ chez moi , et que je lui dirois ce qui m'empêchait d'aller chez lui : c'est que je ne voulais pas y aller au sortir de chez ceux d'avec qui je sortois, et que, sans grande précaution, tout se sait dans les cours.

  En moins de demi-heure M. de Beauvilliers arriva, assez inquiet de mon message. Je lui demandai s'il ne savait rien, je le tournai, moins pour le pomper, car je n'en avais pas besoin avec lui, que pour lui faire honte de son ignorance , qui si souvent l'avait jeté dans des panneaux et des périls, et pour le persuader mieux après de ce que je voulais qu'il fît. Quand je l'eus bien promené sur son ignorance, je lui appris ce que je venais de savoir.

  Mon homme fut interdit. Il ne s'attendait à rien moins; je n'eus pas peine à lui faire entendre que, quand bien même son expulsion ne seroit pas résolue, l'intrusion d'Harcourt en était le cousin germain, et le préparatif certain, qui, appuyé de Mme de Maintenon, sans mesure et mal avec Torcy, lié au chancelier, domineroit sur les choses de la guerre, sur celles d'Espagne, et de là sur les autres affaires étrangères, et sur celles des finances avec la grâce de la nouveauté, l'audace qui lui était naturelle, et le poids que lui donnaient sa naissance, ses établissements, et les emplois par lesquels il avait passé.

  Après force raisonnements il fallut venir au remède, et le temps pressoit, à vingt-quatre heures près au moins. Il n'en trouvait qu'à attendre, à se résigner, à se tenir en la main

106 

de Dieu, à se conduire au jour le jour, puisqu'il n'y avait pas de temps assez pour parer cette entrée, qu'il conçût pourtant fort bien être sa sortie , ou en être au moins le signal. Il m'avoua que depuis quelques jours il trouvait le roi froid et embarrassé avec lui, à quoi jusqu'alors il m'avoua aussi qu'il avait donné peu d'attention , mais dont alors la cause lui fut claire.

  Je pris la liberté de le gronder de sa profonde ignorance de tout ce qui se passoit à la cour, et de cette charité mal entendue qui tenoit ses yeux et ses oreilles de si court, et lui si renfermé dans une bouteille. Je lui rappelai ce que je lui avais dit et pronostiqué, dans les bas des jardins de Marly, sur la campagne de Mgr le duc de Bourgogne, la colère où il s'en étoit mis , et les événements si conformes à mes pronostics. Enfin, j'osai lui dire qu'il s'étoit mis en tel état avec le roi, par ne vouloir s'avantager de rien, qu'il ne tenoit plus à lui que par l'habitude de ses entrées comme un garçon bleu, mais que, puisqu'il y tenoit encore par là, il fallait du moins qu'il en tirât les avantages dans la situation pressante où il se trouvait. Il me laissa tout dire, ne se fâcha point, rêva un peu quand j'eus fini, puis sourit et me dit avec confiance : « Eh bien! que pensez-vous donc qu'il y eût à faire ? n C'était où je le voulais. Alors je lui répondis que je ne voyais qu'une chose unique à faire, laquelle était entre ses mains, et du succès de laquelle je répondrois bien, au moins pour lui, s'il voulait prendre sur lui de la bien faire, si même elle n'empêchait Harcourt d'entrer au conseil.

  Alors je lui proposai d'user de la commodité de ses entrées, de prendre le roi, le lendemain matin, seul dans son cabinet, et là de lui dire qu'il était informé que M. d'Har-court devait entrer au conseil, et la façon dont il y devait être appelé; qu'il n'entroit point dans les raisons du roi là-dessus ; qu'il n'en craignait que son importunité par le mépris public que M. d'Harcourt faisait de ses ministres, qui n'était pas ignoré de Sa Majesté, l'ascendant qu'il voudrait prendre sur tous et qu'aucun n'aimerait à endurer, et l'embarras sur les affaires étrangères par sa rupture particulière avec Torcy ; qu'il croyait être obligé de dire cela à Sa Majesté, mais pour son regard à soi avec une entière indifférence; qu'en même temps il n'en pouvait avoir sur une chose qu'il remarquait depuis quelques jours, et dont il ne pouvait s'empêcher d'ouvrir son coeur avec toute la soumission, le respect et l'attachement qu'il avait pour sa personne; et là lui dire ce qu'il remarquait de lui à son égard ; de lui parler un peu pathétiquement et dignement , mais avec un air d'affection ; puis d'ajouter qu'il ne tenoit qu'à son estime et à ses bonnes grâces, point à aucunes places ; lui parler encore avec la même affection et reconnaissance de ce qu'il les lui avait toutes données sans qu'il eût jamais songé à pas une ; qu'il étoit également prêt à les lui remettre pour peu qu'il le désirât ; et sur cela triompher de respect, de soumission, de désintéressement, d'affection et de reconnaissance.

  M. de Beauvilliers prit plaisir à m'entendre , il n'eut pas de peine à se rendre à cet avis. Il m'embrassa étroitement. Il me promit de le suivre et de me rendre comment cela se seroit passé.

  J'allai chez lui sur la fin de la matinée du lendemain, où j'appris de lui qu'il était parfaitement rassuré sur ses pieds. Il avoit parlé de point en point comme je lui avais dit que je croyais qu'il le devait faire. Le roi parut étonné, et , à ce qui lui échappa muettement , piqué du secret de l'entrée d'Harcourt au conseil découvert, et si entièrement, et c'était aussi ce que je m'étois proposé. Il parut fort attentif à la courte réflexion sur l'effet de cette entrée par rapport aux ministres, et à l'embarras qui en naîtrait. Il parut embarrassé de ce que M. de Beauvilliers lui dit sur lui-même; puis ouvert l'interrompant, pour l'assurer de son estime, de sa confiance et de son amitié. À la proposition de retraite, il

108 

s'y opposa, fit beaucoup d'amitiés à M. de Beauvilliers, lui dit beaucoup de choses obligeantes, et parut renouer avec lui plus que jamais. Je sus de lui que la suite y avoit depuis toujours répondu. En un mot ce fut un coup de partie. M. de Beauvilliers m'embrassa encore bien tendrement, à plus d'une reprise. De savoir si sans cela il étoit chassé ou non, c'est ce que je n'ai pu découvrir ; mais par le peu qui me fut dit, et par le froid et l'embarras du roi lorsque M. de Beauvilliers l'aborda , et qui dura pendant les premiers temps de son discours , et qui de son aveu avoit précédé et qui fut son thème , j'en suis presque persuadé.

 Harcourt, sûr de son fait et contenant à peine sa joie sur le point immédiat du succès, arriva au rendez-vous. Le temps se prolongea. Pendant le conseil , il n'y a que des plus subalternes dans ces appartements du roi, et quelques courtisans qui passent par là, pour aller d'une aile à l'autre. Chacun de ces subalternes s'empressoit de lui demander ce qu'il vouloit, s'il désiroit quelque chose, et l'importunoient étrangement. Il falloit demeurer là , il n'en avoit point de prétexte. Il alloit et venoit boitant sur son bâton, et ne savoit que répondre, ni aux demeurants, ni aux passants, dont il étoit remarqué. À la fin, après une longue attente, fort mal à son aise, il s'en alla comme il étoit venu, fort inquiet de n'avoir point été appelé. Il le manda à Mme de Maintenon , qui à son tour en fut d'autant plus en peine que le soir le roi ne lui en dit pas un mot, et qu'elle aussi n'osa lui en parler. Elle consola Harcourt; elle voulut espérer que l'occasion ne s'étoit pas trouvée à ce conseil de lui faire de question sur les affaires d'Espagne, et voulut qu'il se trouvât encore au même rendez-vous au premier conseil d'État. Harcourt y fit le même manège , et avec aussi peu de succès. Il s'en alla fort chagrin , et comprit son affaire rompue.

  Mme de Maintenon voulut enfin en avoir le coeur net. Elle avoit assez attendu pour ne pas marquer d'impatience; elle en parla au roi, supposant oubli ou faute de matière, et que la chose étoit toujours sur le même pied. Le roi, embarrassé , lui répondit qu'il avoit fait des réflexions , qu'Har-court étoit mal avec presque tous ses ministres , qu'il mon-troit un mépris pour eux qui feroit des querelles dans le conseil, que ces disputes l'embarrasseroient; que, tout bien considéré, il aimoit mieux s'en tenir où il en étoit, n'avoir point la bouderie de gens qu'il considéroit , et qui seroient piqués de cette préférence, dès qu'il admettroit quelqu'un de nouveau et de leur sorte dans le conseil ; qu'il estimoit fort la capacité d'Harcourt, et qu'il le consulteroit en particulier sur les choses dont il voudroit avoir son avis. Cela fut dit de façon qu'elle ne crut pas avoir à répliquer ; elle se tint pour battue, et Harcourt fut au désespoir. Ce coup manqué pour la deuxième fois, il n'espéra plus y revenir que par des changements également incertains et éloignés.

  J'avois été cependant comme à l'affût de ce qui arriveroit de cette entrée , sans dire mot à personne , et je fus fort aise quand le délai si long me fit comprendre qu'elle étoit échouée. Le roi n'en dit pas un mot à M. de Beauvilliers, mais il étoit redevenu libre avec lui et à son ordinaire. Je demandai après doucement au duc de Villeroy à quoi tenoit donc cette entrée, et je sus ce que je viens de raconter, et qu'il n'en étoit plus question. Je ne parus y prendre nulle part. J'étais en mesure avec Harcourt, qui même m'avait fait des avances à reprises. J'étois content au dernier point que les choses se fussent aussi heureusement conduites, niais je ne m'en gaudis qu'entre les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, qui l'avoient échappé belle. […]

ch.8 1709   121-123                      hiver terrible

  […] L'hiver, comme je l'ai déjà remarqué, avoit été terrible, et tel, que de mémoire d'homme on ne se souvenoit d'aucun qui en eût approché. Une gelée , qui dura près de deux mois de la même force, avoit dès ses premiers jours rendu les rivières solides jusqu'à leur embouchure, et les bords de la mer capables de porter des charrettes qui y voituroient les plus grands fardeaux. Un faux dégel fondit les neiges qui avoient couvert la terre pendant ce temps-là; il fut suivi d'un subit renouvellement de gelée aussi forte que la précédente, trois autres semaines durant. La violence de toutes les deux fut telle que l'eau de la reine de Hongrie, les élixirs les plus forts, et les liqueurs les plus spiritueuses cassèrent leurs bouteilles dans les armoires de chambres à feu, et environnées de tuyaux de cheminée, dans plusieurs appartements du château de Versailles, où j'en vis plusieurs, et

 

122 

soupant chez le duc de Villeroy, dans sa petite chambre à coucher, les bouteilles sur le manteau de la cheminée, sortant de sa très-petite cuisine où il y avoit grand feu et qui étoit de plain-pied à sa chambre, une très-petite antichambre entre-deux , les glaçons tomboient dans nos verres. C'est le même appartement qu'a aujourd'hui son fils.

  Cette seconde gelée perdit tout. Les arbres fruitiers périrent, il ne resta plus ni noyers, ni oliviers, ni pommiers, ni vignes, à si peu près que ce n'est pas la peine d'en parler. Les autres arbres moururent en très-grand nombre, les jardins périrent, et tous les grains dans la terre. On ne peut comprendre la désolation de cette ruine générale. Chacun resserra son vieux grain. Le pain enchérit à proportion du désespoir de la récolte. Les plus avisés ressemèrent des orges dans les terres où il y avoit eu du blé, et furent imités de la plupart. Ils furent les plus heureux, et ce fut le salut, mais la police s'avisa de le défendre, et s'en repentit trop tard. Il se publia divers édits sur les blés ; on fit des recherches, des amas; on envoya des commissaires par les provinces trois mois après les avoir annoncés, et toute cette conduite acheva de porter au comble l'indigence et la cherté, dans le temps qu'il étoit évident par les supputations qu'il y avoit pour deux années entières de blés en France, pour la nourrir tout entière, indépendamment d'aucune moisson.

  Beaucoup de gens crurent donc que messieurs des finances avoient saisi cette occasion de s'emparer des blés par des émissaires répandus dans tous les marchés du royaume, pour le vendre ensuite au prix qu'ils y voudroient mettre, au profit du roi , sans oublier le leur. Une quantité fort considérable de bateaux de blés se gâtèrent sur la Loire, qu'on fut obligé de jeter à l'eau, et que le roi avoit achetés, ne diminuèrent pas cette opinion, parce qu'on ne put cacher l'accident. Il est certain que le prix du blé étoit égal dans tous les marchés du royaume ; qu'à Paris des commissaires y mettoient le prix à main-forte, et obligeoient souvent les vendeurs à le hausser malgré eux; que sur les cris du peuple combien cette cherté dureroit, il échappa à quelques-uns des commissaires, et dans un marché à deux pas de chez moi, près Saint-Germain des Prés, cette réponse assez claire : Tant qu'il vous plaira, comme faisant entendre, poussés de compassion et d'indignation tout ensemble, tant que le peuple souffriroit qu'il n'entrât de blé dans Paris que sur les billets d'Argenson, et il n'y en entroit point autrement. D'Argenson , que la régence a vu tenir les sceaux , étoit alors lieutenant de police, et fut fait en ce même temps conseiller d'État, sans quitter la police. La rigueur de la contrainte fut poussée à bout sur les boulangers, et ce que je raconte fut uniforme par toute la France. Les intendants fai-soient dans leurs généralités 1 ce que d'Argenson faisoit à Paris; et par tous les marchés le blé qui ne se trouvoit pas vendu au prix fixé, à l'heure marquée pour finir le marché, se remportoit forcément, et ceux à qui la pitié le faisoit donner à un moindre prix étoient punis avec cruauté. […]

ch.12 1709 196, 200-203, 209      intime à Dampierre, La Reynie

[…] Avec ces établissements , il comptoit avoir fait une grande fortune et en jouissoit chez lui, lorsque M. de Beauvilliers fut gouverneur des enfants de France, et que le roi lui laissa le choix de tout ce qui de-voit composer leur éducation et leur maison, excepté du premier valet de chambre seul, comme je l'ai dit ailleurs. Il dénicha Saumery des bords de la Loire, et le fit sous-gouverneur. D'abord souple, respectueux, obséquieux, attaché à son emploi, il tâcha de reconnoitre un terrain si nouveau pour lui , après, de s'y ancrer : il courtisa les ministres et les personnages. Ce qu'il avoit d'esprit étoit tout tourné à l'intrigue, que la probité ne contraignit pas ni la reconnoissance. Il se mit à voir des femmes importantes, et à mettre, comme il le fit dire de lui , son pied dans tous les souliers. Jamais homme ne fit tant de chemin tous les jours par tout le château de Versailles, et ne montoit tant d'escaliers; jamais homme aussi ne tira si grand parti d'une vieille blessure. À la fin, il se crut un personnage ; il fit le gros dos et l'important, et ne s'aperçut jamais qu'il n'étoit qu'un impertinent. Il ne parloit plus qu'à l'oreille, ou sa main devant sa. bouche, souvent riochant et s'enfuyant, toujours des riens qu'il ramassoit toujours mystérieusement. J'ai parlé de sa femme à propos de M. de Duras, qui lui donna de fâcheux ridicules, et devant qui il n'osoit souffler, quelque impudent qu'il fût devenu.

  À force d'adresse et de manèges et de duperies de M. de Beauvilliers , il trouva moyen de tirer du roi près de quatre-vingt mille livres de rente pour lui ou pour ses enfants qui eurent pour rien les plus gros régiments , avec cela toujours plaintif en dehors, et frondeur en dessous. Il avoit pris l'habitude de ne dire monsieur de personne ni madame non plus, de ceux-là mêmes dont l'habitude et le respect en avoit rendu le nom plus inséparable. Monsieur étoit son plus

202 

grand effort, et il citoit de la sorte les plus considérables personnages, dont il se donnoit pour avoir eu la confiance , et qui lui avoient dit ceci ou appris cela.

 Je me souviens qu'étant venu à Dampierre où j'étois chez M. de Chevreuse , il vit à table un portrait de Mme la princesse de Conti. « Ah! dit-il, voilà un assez joli portrait de la princesse de Conti! » De là se mit à raconter [ce] que « ce pauvre prince de Conti lui disoit , » et puis « un marin nommé Preuilly, » et c'étoit le frère du maréchal d'Humières. Il vint après à M. de Turenne, qu'il n'appela jamais que M. Turenne , et dont il rapportoit des propos avec lui , très jeune subalterne, et dont sûrement il n'avoit jamais su le nom , qu'il auroit eus à peine avec un officier général de sa confiance. Et par-ci par-là , riochant d'autorité : « Le vieux vicomte, disoit-il, ou ce pauvre vieux vicomte, » et on étoit tout étonné que c'étoit de M. de Turenne. C'étoit trop de sa fatuité favorite pour qu'elle fût ignorée, et pour qu'elle nous fût nouvelle ; mais il en entassa tant ce jour-là, q'ue nous nous mîmes à lui en présenter des occasions pour nous en divertir davantage, et nous y réussîmes pleinement. Nous mourions de rire, et il ne doutoit pas que ce ne fût des gentillesses qu'il racontoit avec une autorité et une dignité merveilleuse.

 Le lendemain Sassenage, Louville, le petit Renault et moi, étions le matin chez Mme de Chevreuse à parler de l'excès de ces impertinences. Il vint quelqu'un. Nous nous mîmes dans une fenêtre sous le rideau à continuer. Mais nous en disions là de bonnes, et tout haut se mit à dire le petit Renault : « Mais nous serions bien étonnés si M. de Saumery nous entendoit et venoit à lever le rideau. » Il n'eut pas achevé que la chose arriva. Nous , au lieu d'être embarrassés, à pâmer de rire; et lui qui peut-être ne nous avoit pas écoutés, à demander à qui nous en avions. Les rires furent si démesurés , et si bien répondus par presque tout le reste de la chambre , qui savoit de quoi il s'agissoit, que tout effronté qu'il étoit, il en demeura confondu.

  Ce galant homme étoit du naturel des rats , qui se hâtent de sortir d'un logis lorsqu'il est prêt de crouler ; mais il n'eut pas le nez bon. Il furetoit tout et en tant de sortes de lieux qu'il ne lui fut pas difficile de voir le vol que le duc d'Harcourt prenoit, et la décadence de M. de Beauvilliers , à qui il devoit en totalité être et fortune. Le drôle ne balança point de se donner à Harcourt, qui le recueillit comme un transfuge par lequel il espéroit de savoir beaucoup de choses sur des gens qu'il vouloit culbuter pour s'élever sur leurs ruines, et avec lesquels Saumery demeuroit en commerce , sans qu'ils voulussent s'apercevoir d'une conduite que chacun voyoit. Il étoit particulièrement attaché à M. le duc de Bourgogne, quoique Denonville fût l'ancien des trois gouverneurs, et y étoit demeuré ensuite, lorsque Cheverny, d'O et Gamaches y furent mis. Cheverny avoit la santé ruinée depuis son ambassade de Danemark, et n'étoit pas sur le pied de suivre à la chasse ni à la guerre. Saumery, sous prétexte de son genou , s'exempta de la chasse, et lorsqu'il fut question de la guerre , il fut malade une fois ; les deux autres , il eut besoin des eaux. Il en revint pendant la campagne de Lille à Versailles, où, trouvant les rieurs pour M. de Vendôme, il se mit de leur côté; et pour être à la mode et s'initier parmi la cabale triomphante, en dit pis que pas un. M. de Chevreuse et M. de Beauvilliers , dont l'aveugle charité n'avoit voulu rien voir ni écouter sur la désertion de Saumery, et qui le traitoient bien, lorsqu'il leur faisoit l'honneur d'aller chez eux, eurent bien de la peine à entendre ce qu'on leur dit de ses propos sur Mgr le duc de Bourgogne. À la fin pourtant, la publicité les convainquit. Ils furent un peu plus froids, mais ce fut tout. Saumery y gagna M. du Maine, qui le fit dans la suite nommer par le roi mourant un des sous-gouverneurs du roi d'aujourd'hui.

 […]

[209]

[…] Peu de jours après mourut La Reynie, un des plus anciens conseillers d'État, des plus capables, des plus intègres, grand magistrat, et de l'ancienne roche, modeste et désintéressé, qui a formé la place de lieutenant de police dans l'importance où elle est montée, et qui ne l'avait pas mise sur le dangereux pied et honteux où peu à peu, pour plaire et se faire valoir, ses successeurs l'ont conduite. […]

ch.13 1709 212, 222, 227             Grammont vilaine, Loire déborde

[…]  Si Mme de Maintenon fut bien fatale dans le plus grand, cette vilaine que le duc de Grammont avoit épousée la fut en petit ; c'est le sort de toutes ces créatures. Celle-ci , revenue de Bayonne par ordre du roi, où ses pillages et d'adresse et de force avoient trop éclaté, où elle avoit impunément volé les perles de la reine d'Espagne, et manqué de respect en toutes façons, étoit au désespoir de se retrouver à Paris exclue du rang et des honneurs de son mariage.

  En attendant Rouillé, qui, à l'arrivée de Torcy, eut ordre de revenir, on avoit jugé à propos de ranimer le zèle de tous les ordres du royaume en leur faisant part des énormes volontés, plutôt que propositions, des ennemis, par une lettre imprimée du roi aux gouverneurs des provinces pour l'y répandre et y faire voir jusqu'à quel excès le roi s'étoit porté pour obtenir la paix, et combien il étoit impossible de la faire. Le succès en fut tel qu'on avoit espéré. Ce ne fut qu'un cri d'indignation et de vengeance, ce ne furent que propos de donner tout son bien pour soutenir la guerre, et d'extrémités semblables pour signaler son zèle.

  Cette Grammont crut trouver dans cette espèce de déchaînement un moyen d'obtenir ce qui lui étoit interdit, et qu'elle désiroit avec tant de passion. Elle proposa à son mari d'aller offrir au roi sa vaisselle d'argent, dans l'espérance que cet exemple seroit suivi, et qu'elle auroit le gré de l'invention , et la récompense d'avoir procuré un secours si prompt, si net et si considérable. Malheureusement pour elle le duc de Grammont en parla au maréchal de Boufflers son gendre, comme il alloit exécuter ce conseil. […]

  Les inondations de la Loire qui survinrent en même temps, qui renversèrent les levées, et qui firent les plus grands désordres, ne remirent pas de bonne humeur la cour ni les particuliers, par les dommages qu'ils causèrent, et les pertes qui furent très-grandes, qui ruinèrent bien du monde et qui désolèrent le commerce intérieur. […]

ch.15 1709 245-247                      Beauvilliers en mission délicate disgrâce Chamillart

[…]  Ce même matin, le roi, en entrant au conseil d'Etat, appela le duc de Beauvilliers, le prit en particulier, et le chargea d'aller l'après-dînée dire à Chamillart qu'il étoit obligé, pour le bien de ses affaires, de lui demander la démission de sa charge et celle de la survivance qu'en avoit son fils ; que néanmoins il vouloit qu'il demeurât assuré de son amitié , de son estime, de la satisfaction qu'il avoit de ses services; que, pour lui en donner des marques, il lui continuoit sa pension de ministre, qui est de vingt mille livres, lui en donnoit une autre particulière, encore à lui, d'autres vingt

246 

mille livres, et une à son fils aussi de vingt mille livres; qu'il désirait que son fils achetât la charge de grand maréchal des logis de sa maison, à quoi il avait disposé Cavoye , lequel, sa vie durant, en conserverait le titre, les fonctions et les appointements, que le futur secrétaire d'État lui payerait les huit cent quatre-vingt mille livres de son brevet de retenue, y compris la charge de secrétaire du roi ; qu'il aurait soin de son fils; que, pour lui, il serait bien aise de le voir, mais que , dans ces premiers temps , cela lui feroit peine; qu'il attendit qu'il le fit avertir; qu'il feroit bien de se retirer ce jour-là même; qu'il pouvait demeurer à Paris, aller et venir partout où il voudrait; et réitéra tant et plus les assurances de son amitié. M. de Beauvilliers, touché au dernier point de la chose et d'une commission si dure, voulut vainement s'en décharger. Le roi lui dit qu'étant ami de Chamillart, il l'avait choisi exprès pour le ménager en toutes choses.

 Un moment après, il rentra dans le cabinet du conseil, suivi du duc, où le chancelier, Torcy, Chamillart et Desmarets se trouvèrent. C'était conseil d'État, dans lequel il ne se passa rien, même dans l'air et dans le visage du roi, qui pût faire soupçonner quoi que ce fût. Il s'y parla même d'une affaire sur laquelle le roi avait demandé un mémoire à Chamillart, qui, à la fin du conseil, en prit encore son ordre. Le roi lui dit de le lui apporter le soir en venant travailler avec lui chez Mme de Maintenon.

 Beauvilliers, dans une grande angoisse, demeura le dernier des ministres dans le cabinet, où , seul avec le roi , il lui exposa franchement sa peine, et finit par le prier de trouver bon, au moins, qu'il s'associât dans sa triste commission le duc de Chevreuse, ami comme lui de Chamillart, pour en partager le poids, à quoi le roi consentit , et dont M. de Chevreuse fut fort affligé.

 Sur les quatre heures après midi, les deux beaux-frères s'acheminèrent et furent annoncés à Chamillart, qui travailloit seul dans son cabinet. Ils entrèrent avec un air de consternation qu'il est aisé d'imaginer. À cet abord , le malheureux ministre sentit incontinent qu'il y avoit quelque chose d'extraordinaire, et sans leur donner le temps de parler : « Qu'y a-t-il donc, messieurs? leur dit-il d'un visage tranquille et serein. Si ce que vous avez à me dire ne regarde que moi, vous pouvez parler, il y a longtemps que je suis préparé à tout. » Cette fermeté si douce les toucha encore davantage. À peine purent-ils lui dire ce qui les amenoit. Chamillart l'entendit sans changer de visage, et du même air et du même ton dont il les avoit interrogés d'abord : « Le roi est le maître, répondit-il. J'ai tâché de le servir de mon mieux, je souhaite qu'un autre le fasse plus à son gré et plus heureusement. C'est beaucoup de pouvoir compter sur ses bontés , et d'en recevoir en ce moment tant de marques. » Puis leur demanda s'il ne lui étoit pas permis de lui écrire, et s'ils ne vouloient pas bien lui faire l'amitié de se charger de sa lettre, et sur ce qu'ils l'assurèrent qu'oui , et que cela ne leur étoit pas défendu , du même sang-froid il se mit incontinent à écrire une page et demie de respects et de remerciements qu'il leur lut tout de suite, comme tout de suite il l'avoit écrite en leur présence. Il venoit d'achever le mémoire que le roi lui avoit demandé le matin ; il le dit aux deux ducs, comme en s'en réjouissant, le leur donna pour le remettre au roi, puis cacheta sa lettre, y mit le dessus et la leur donna. Après quelques propos d'amitié, il leur parla admirablement sur son fils, et sur l'honneur qu'il avoit d'être leur neveu par sa femme. Après quoi les deux ducs se retirèrent , et il se prépara à partir. […]

ch.17 1709 279-299                      Saint-Simon Beauvilliers Chevreuse Marly

[…]  Il y avoit longtemps que l'Espagne commençoit à être regardée de mauvais oeil, et que les oreilles s'ouvroient au spécieux prétexte que les alliés ne se lassoient point de semer, que cette monarchie étoit la pierre d'achoppement. Personne n'avoit été d'avis de passer carrière sur les énormes propositions qui avoient été faites à Torcy à la Haye, mais il sembloit que , trop crédules, on eût désiré que l'Espagne se trouvât ruinée d'elle-même , et que par là il se rouvrit une porte à la paix.

  De tout temps j'avois pris la liberté d'avoir un sentiment bien opposé ; jamais je n'avois cru que l'Espagne fût un obstacle sérieux à terminer la guerre. Je ne me figurois point les alliés de l'empereur assez épris de la grandeur de sa maison, pour ne s'épuiser que pour elle. J'étois d'ailleurs persuadé que pas un ne voulant la paix, de rage contre la personne du roi, et de jalousie contre la France, tous avoient saisi un prétexte plausible de l'écarter, durable tant qu'ils voudroient par sa nature; et j'en concluois que le seul moyen de le leur ôter étoit de secourir si puissamment le roi d'Espagne et de seconder si fermement ses succès et le bon ordre déjà rétabli dans ses troupes et dans ses finances , et la grande volonté des peuples, que de préférence à tout on rendit ses frontières libres , pour ôter aux alliés tout espoir d'y revenir, et faire tomber cet éternel prétexte d'Espagne dont ils faisoient bouclier contre toutes propositions, puisque le roi d'Espagne, délivré de la sorte, ce qui avoit été aisé quatre ans durant, il n'eût plus été soutenable aux ennemis de rien mettre en avant là-dessus, et se seroient vus réduits, lorsqu'en effet ils auroient voulu la paix, à la traiter à des conditions qui, à la vérité, eussent fort diminué la puissance des deux couronnes , leur seul intérêt essentiel. On étoit encore à temps d'y revenir; mais on n'ai-mo.it pas à approfondir, et on aimoit à se flatter dans l'extrême besoin où les désastres avoient réduit le royaume, dont on a vu ici les causes expliquées en plus d'une occasion.

  On voulut donc se fermer les yeux à tout autre raisonnement qu'à celui d'avancer nous-mêmes le renversement d'un trône qui nous avoit coûté tant de sang et d'argent à maintenir, et par ce moyen nous dérober à la honte et à la nécessité de nous mettre du côté de nos ennemis communs pour y travailler conjointement avec eux à force ouverte, et cependant les adoucir en produisant le même effet qu'ils vouloient exiger de notre concours d'une manière plus dure ou plutôt barbare. La base de ce raisonnement étoit la présupposition qu'ils vouloient bien la paix, pourvu que la monarchie d'Espagne revint à la maison d'Autriche, sans faire réflexion que tout montroit qu'ils ne vouloient point de paix,

282 

et qu'ils ne songeoient qu'à leurrer leurs peuples qui soute-noient le poids de la guerre, et à leur cacher leur dessein qui ne tendait qu'à une destruction générale de la France, qu'ils ne leur osoient pas montrer, et qui , une fois découvert par la continuation opiniâtre de la guerre, après leur avoir ôté manifestement toute espérance sur l'Espagne par les armes , produiroit nécessairement la paix malgré le triumvirat qui les gouvernoit tous par ses artifices, et qui seul voulait éterniser la guerre, comme on le verra dans les Pièces des négociations de Torcy à la Haye, et depuis du maréchal d'Iluxelles à Gertruydemberg. Mais on était si loin de raisonner ainsi, qu'on trouvait que les alliés n'avaient pas tort, et qu'il n'y avait d'issue qu'en les satisfaisant sur un point essentiel pour eux, ce qui ne se pouvait opérer sans une honte déclarée, que par les moyens obliques de laisser périr l'Espagne d'elle-même. Il fut donc agité de congédier le duc d'Albe, de faire revenir d'Espagne toutes les troupes françaises, de cesser d'y faire ou même d'y laisser passer aucune sorte de secours, et d'en rappeler Amelot et Mme des Ursins même. On ne voulait pas douter que les alliés, peu crédules à nos paroles, ne le devinssent à nos actions; que le roi d'Espagne sans ressource ne fût bientôt réduit à revenir en France, ou à se contenter du très-peu que ses ennemis lui voudraient bien laisser par grâce, pour ne pas dire par aumône, et que la paix ne suivît incontinent. Ce fut dans cette pensée qu'Amelot fut rappelé , que Mme des Ursins eu ordre de se disposer aussi à quitter l'Espagne, et Besons, celui de passer de Catalogne en Espagne pour en ramener toutes nos troupes. Le roi et la reine d'Espagne, dans la dernière alarme d'un parti si violent, se mirent aux hauts cris et à demander au moins qu'on laissât tout en l'état jusqu'à ce qu'Amelot eût achevé de mettre ordre à des affaires importantes prêtes à terminer.

  Dans cet intervalle , les alliés qui ne voulaient point de paix, ou plutôt le triumvirat qui s'étoit rendu maître des affaires, ajoutèrent les conditions énormes du passage de leur armée par la France, et autres qui se trouvent parmi les Pièces de la négociation de Torcy à la Haye , qui rompirent tout. Malgré la rupture, on voulut toujours rappeler nos troupes, non plus dans la vue de la paix, qui ne se pouvait plus espérer, mais dans celle de la défense de nos frontières, sans considérer qu'elles consommeraient le meilleur temps de la campagne à se rendre où on les destinerait. Parmi ces incertitudes , Besons reçut ordre de suspendre, suivant la demande du roi d'Espagne, jusqu'à ce qu'Amelot eût achevé ce qu'il avoit commencé, tellement qu'étant déjà en Espagne et dans cette espèce de suspension de ramener ses troupes, il n'osoit les mettre en corps d'armée et les opposer au comte de Staremberg, qui mettoit les siennes en mouvement.

  Un voyage de Marly arrivé dans ces entrefaites devint fort remarquable; et pour en faire entendre le principal, il faut en expliquer l'accessoire. On a vu (t. VI, p. 183 et suiv.) que le duc de Chevreuse était très réellement ministre d'État sans entrer dans le conseil , et la considération de sa femme et ses privances avec le roi et chez Mme de Maintenon même à cause de lui, que l'affaire de M. de Cambrai n'avait pu affaiblir que pendant quelques mois; sa santé ne lui permettait pas , depuis quelque temps, de mettre un corps, et quoique le grand habit des dames fût banni de Marly, elles n'y pouvaient pourtant paraître qu'habillées avec un corps et une robe de chambre. Cette raison avait éloigné Mme de Chevreuse de Marly, qui y allait tous les voyages ; mais toujours en se présentant , dont personne n'était dispensé. Le roi s'en était plaint, et , à la fin , voulut qu'elle y vint sans corps. Alors elle ne paroissoit ni dans le salon ni à la table du roi, mais le voyoit tous les jours chez Mme de Maintenon , et à des promenades particulières. M. de Chevreuse,

284 

qui aimoit sa maison de Dampierre, à quatre lieues de Versailles, le particulier, la solitude même et la retraite par piété, profitoit tant qu'il pouvoit du prétexte de la santé de Mme de Chevreuse, pour se dispenser des Marlys , ce que le roi trouvoit souvent mauvais, et avoit peine à le lui accorder, à cause du fil des affaires. Malgré cette facilité d'y aller sans corps, Mme de Chevreuse évitoit encore, et le roi se fâchoit, mais ils ne laissoient pas d'esquiver.

 À celui-ci ils y furent, et la rareté donna de l'attention, parce qu'avec toute cette rareté, M. de Chevreuse avoit été du dernier voyage, et depuis longtemps on ne l'y voyoit plus deux fois de suite. Les grands coups s'y devoient ruer tout de bon sur le rappel des troupes d'Espagne. Le duc de Beauvilliers étoit le grand promoteur de l'affirmative, Mgr le duc de Bourgogne l'y secondoit, les ministres sui-voient la plupart, le chancelier même ne s'en éloignoit pas, et par une singularité qu'on n'auroit pas attendue, Desmarets étoit de l'avis opposé, Voysin aussi, mais avec foiblesse , soit par sa nouveauté et son peu d'expérience, soit pour voir démêler la fusée, et se tenir cependant un peu à quartier. Monseigneur, toujours ferme en faveur de son fils, et ferme à l'excès, mais uniquement sur ce chapitre , contestoit formellement pour la négative , malgré lequel l'autre avis l'emporta, et le rappel des troupes fut résolu.

 Ce débat ne s'étoit point passé sans émotion. Il fut su dès le jour même, et ce qui avoit été résolu, et le maréchal de Boufflers en parla au roi, qui lui avoua le fait, et sans se laisser ébranler. Le maréchal alla au duc de Beauvilliers , qui , averti de l'aveu du roi au maréchal , ne disconvint point du fait. Boufflers lui demanda ses raisons pour y opposer les siennes. Beauvilliers, avec ses précisions, refusa de s'expliquer parce qu'il étoit ministre, et renvoya le maréchal au duc de Chevreuse , en l'assurant qu'il étoit aussi instruit que lui , quoiqu'il n'entrât pas au conseil, et que , n'étant tenu à rien, il le trouveroit en état de le satisfaire. Chevreuse prêta donc le collet au maréchal, et se promettoit bien de sa dialectique de mettre bientôt à bout le peu d'esprit du maréchal. Au lieu d'y réussir, il échauffa son homme, qui , plein de l'importance de la chose, en entretint chacun.

  Tout ce qui étoit à Marly ne s'entretint d'autre chose, et le courtisan, ravi d'oser parler tout haut d'une affaire de cette sorte, se partialisa selon son goût, mais avec tant de chaleur, qu'elle sembla être devenue celle d'un chacun. Le nombre et l'espèce de ceux qui tenoient pour la négative l'emporta fort sur ceux qui soutenoient l'affirmative, dont le courage accrut tellement au maréchal de Boufflers, qu'il fut trouver Mme de Maintenon et lui en parla de toute sa force. M. le duc d'Orléans , du même avis, crioit de son côté qu'il connoissoit l'Espagne et les Espagnols, et mille raisons particulières tirées de cette connoissance. Il plut tellement par là au maréchal qu'il proposa à Mme de Maintenon que, puisqu'il étoit question d'une si importante affaire, qui regardoit l'Espagne où ce prince avoit si bien servi, le roi l'en devroit consulter. Mais Boufflers ignoroit le fatal trop bon mot qui avoit rendu Mme de Maintenon et Mme des Ursins ses plus mortelles ennemies, et ne put gagner ce point. Le duc de Villeroy et La Rocheguyon, son beau-frère, recueilloient les voix, échauffèrent Monseigneur avec qui ils étoient à portée de tout, et poussèrent Boufflers à lui aller parler.

  Ce prince, bien embouché et qui ne fut jamais ardent de soi que pour le roi d'Espagne , parla au roi avec force contre le rappel de ses troupes et l'abandon. Le duc d'Albe, averti de tout ce vacarme, hasarda une chose du tout inusitée jusqu'alors. Il alla à Marly sans demander si on le trouvoit bon, et , tout en arrivant , [sollicita] une audience que le roi lui donna aussitôt, dont il usa avec tout l'esprit et la force possible, tandis qu'en même temps le duc de Chevreuse livroit chance à tout le monde en plein salon , et y disputoit

286 

contre tout venant. Tant de bruit étonna le roi enfin, et le porta, par Mme de Maintenon , à ce qu'il ri'avoit jamais fait sur une affaire discutée et résolue. Il suspendit les ordres, et rassembla le conseil d'État pour délibérer de nouveau sur cette affaire. Le débat de part et d'autre y fut très-vif, Monseigneur parla fort hautement, dont la conclusion fut un mezzo-termine , tous ordinairement fort mauvais.

 Il fut résolu de laisser soixante-six bataillons au roi d'Espagne, pour ne le pas tout à fait abandonner à l'entrée d'une campagne, et sans l'en avoir averti à temps; et de faire revenir le maréchal de Besons avec tout le reste des troupes françoises , en laissant Asfeld général de celles qui demeureroient avec quelques officiers généraux.

 Ce parti pris et déclaré ne satisfit personne. Ceux qui vouloient soutenir l'Espagne s'en prévalurent pour crier qu'ils avoient donc eu raison, et pour blâmer d'autant plus de n'y laisser qu'une partie des troupes , et en rendre le tout inutile : en Espagne par ce grand retranchement, à nos frontières par la longue marche que celles qu'on rappeloit auroient à faire pour se rendre à nos armées du Dauphiné et de Roussillon dont nous avions à garder les frontières peu couvertes des Catalans assistés des ennemis , peu occupés qu'ils seroient par le roi d'Espagne si affoibli et partagé à faire tête à eux, au Portugal, et même en d'autres lieux plus intérieurs. Ceux qui vouloient le rappel entier demeurèrent dans le silence, honteux d'avoir perdu leur cause devant le tribunal du public, et de ne l'avoir pas gagnée dans la révision qui s'en étoit faite au conseil. Mais ils n'en furent pas plus persuadés. Les ordres furent expédiés aussitôt conformément à cette dernière résolution.

 Le lendemain qu'elle eut été prise, Chevreuse, prenant Boufflers par le bras, suivant tous deux le roi qui sortoit de la messe, lui dit en riant, comme pour se raccommoder avec lui : « Vous avez vaincu. » Mais le maréchal, bouillant encore, et dépité du parti mitoyen, lui fit une si vive repartie, qu'elle déconcerta le duc, bien qu'elle n'eût rien d'offensant. Cet incident acheva de les éloigner l'un de l'autre, et Beauvilliers conséquemment.

 Une bagatelle de discussion entre un garde du corps et un chevau-léger de la garde avoit commencé cet éloignement il y avoit deux ou trois mois. Le maréchal de Boufflers, impatienté des longs raisonnements du duc de Chevreuse, étoit venu chez moi m'exposer l'affaire et me prier de lui en dire mon sentiment; et comme dans le vrai il n'y avoit pas ombre de difficulté pour le garde, et que je le dis franchement au maréchal, il voulut que j'en parlasse au duc de Chevreuse. Je le fis et je ne pus le persuader. Dans ce mécontentement que Boufflers prit aussi avec trop d'amertume, vint tout ce qui a été raconté de la disgrâce de Chamillart et du rappel des troupes d'Espagne, où tous deux se trouvèrent d'avis et de partis si opposés.

 Le reste de ce voyage de Marly se sentit de la vivacité de cette dernière affaire, et les courtisans remarquèrent en M. de Chevreuse un air d'empressement qui lui étoit entièrement nouveau. Ils s'aperçurent qu'il cherchoit à s'approcher de Mme la duchesse de Bourgogne, et qu'il en étoit bien reçu. Cela n'étoit pas étrange; elle savoit combien il s'étoit intéressé pour Mgr le duc de Bourgogne pendant la dernière campagne de Flandre par le duc de Beauvilliers et par Mme de Lévi si bien et si libre avec elle; ce qui l'avoit très-favorablement changée pour les deux beaux-frères.

 Un soir entre autres qu'elle s'amusoit dans le salon à s'instruire du hoca 1, Mme de Beauvilliers lui dit que M. de Chevreuse le savoit très bien pour y avoir beaucoup joué autrefois. Là-dessus la princesse l'appela, et il demeura jusqu'à une heure après minuit dans le salon à le lui

288 

apprendre. Cette singularité fit une nouvelle, car il n'en faut pas davantage à la cour. Les gens des autres cabales en rioient et disoient tout haut qu'ils alloient envoyer charitablement avertir chez la duchesse de Chevreuse et chez le duc de Beauvilliers, où à heure si indue on les croyoit sûrement perdus.

 Cette cabale des seigneurs tâcha de prendre l'ascendant et soutint longtemps l'autre, à force de hardiesse. Peu après le retour de cet orageux Marly à Versailles , M. de Chevreuse, raisonnant dans la chambre du roi avec quelques personnes, en attendant qu'il allât à la messe, le maréchal de Boufflers les joignit et brusqua le duc d'humeur, et pour le coup sans raison , et s'engoua de dire , et de dire si mal , que quelques-uns des siens, qui par hasard s'y trouvèrent, ne purent s'empêcher de l'avouer , toutefois sans rien d'offensant.

 Toutes ces choses me firent beaucoup de peine par les suites d'aversion que j'en craignais. Tous deux étaient intimement mes amis, et les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers n'étaient qu'un; autre raison du plus grand poids pour moi. Je connaissais leur naturelle faiblesse , et combien le maréchal étoit poussé, qui jusqu'alors avoit bien vécu avec eux, au moins avec mesure. Je redoutois un orage conduit par Mme de Maintenon, pressé par sa cabale, tous gens fermes et actifs. J'essayai donc d'abord d'adoucir Boufflers, et je reconnus que la chose n'étoit pas en état d'être précipitée; en même temps je fis des pas vers les deux ducs, tant pour les ramener au maréchal que pour les exciter à se cramponner bien , mais sans leur rien dire de tout ce que je voyais, pour ne pas intimider des gens déjà trop timides.

 M. de Beauvilliers m'étant venu voir dans ces entrefaites, et m'ayant trouvé seul, je voulus en profiter. Je le mis sur ce qui s'étoit passé à Marly, il me le conta sobrement et avec indifférence, mais franchement; je lui contestai son avis sur le rappel des troupes dont le sort étoit jeté uniquement pour entrer mieux en matière, et de cette façon je vins au point que je voulois traiter avec lui, qui étoit la cabale opposée, qui en vouloit à tous les ministres, qui commençoit à prendre force et à parler haut. Il me dit que tout cela ne lui importait guère, qu'il disoit son avis comme il le pensoit, parce qu'il avoit droit de le dire au conseil; que, du reste, il lui importoit peu en son particulier qu'il fût goûté ou non, pourvu qu'il fit l'acquit de sa conscience, moins encore de la cabale qu'il voyoit bien toute formée et toute menaçante; que je l'avois vu, dans la crise des affaires de M. de Cambrai, dans un état bien plus hasardeux, puisqu'il étoit près alors d'être congédié à tous les instants; que je lui pouvais être témoin que je ne l'en avais vu ni plus ému ni plus embarrassé, aussi content de se retirer en sa maison que de vivre parmi les affaires, et même davantage ; qu'il regardoit les choses du même oeil présentement; qu'à son âge, dans l'état où se trouvoit sa famille, et pensant comme il faisoit depuis longtemps sur ce monde et sur l'autre, il ne regarderait pas comme un malheur d'achever sa vie chez lui, en solitude, à la campagne, et de s'y préparer avec plus de tranquillité à la mort; qu'il ne se pouvait retirer avec bienséance dans la confusion présente des affaires ; mais qu'il étoit bien éloigné de regarder comme un mal la nécessité de le faire qui lui donneroit du repos.

  Je lui répondis que personne n'étoit plus persuadé que je l'étais de la sincérité et de la solidité de ses sentiments, et ne les admiroit davantage, et en cela je disois ce que je pen-sois, et je ne me trompois pas, mais que j'avois un dilemme à lui opposer que je le suppliais d'écouter avec attention, auquel je ne croyais pas de réplique : que si, charmé des biens et de la douceur de la retraite, et de n'avoir plus à songer qu'aux années éternelles, il se persuadoit que son âge (il avoit lors soixante et un ans), l'état de sa famille et ses propres réflexions sur les affaires présentes, le dussent

290 

affranchir de tout autre soin que de celui de vaquer uniquement à son salut, je n'avois nulle volonté de lui rien opposer, encore que je me persuadasse que je ne manquerais pas de bonnes raisons de conscience pour le faire; qu'en ce cas-là il devoit dès aujourd'hui remettre ses emplois, se retirer dans le lieu qu'il jugeroit le plus propre à son dessein, et abdiquer tout soin de ce monde : mais que s'il pensoit que chacun devait travailler en sa manière dans sa vocation particulière, et selon la voie où Dieu avoit conduit et établi les divers particuliers de ce monde, chacun dans son état, pour rendre compte à Dieu de ses talents et de ses oeuvres, et qu'il ne crût pas sa carrière remplie, il n'étoit pas douteux qu'il ne dût demeurer dans le monde, et dans les fonctions où il avait plu à la Providence de l'appeler, non pour en jouir à sa manière, mais pour y servir Dieu et l'État, et que de cela il compterait devant Dieu comme ferait un moine de sa règle; que cela étant ainsi, il ne lui devoit pas suffire d'aller par routine aux différents conseils où il avait sa voix, et d'y dire son avis par forme et avec nonchalance, content d'avoir parlé selon ce qu'il croyait meilleur , et peu en peine de l'effet de son avis comme feroit un moine qui, assidu au choeur, psalmodierait avec les autres, content d'avoir prononcé les psaumes dans la cadence accoutumée , peu en peine d'y appliquer son esprit et son coeur, ni de réfléchir que sa présence corporelle et l'articulation de ses lèvres étoit insuffisante sans cette double application; que l'état de ministre, surtout dans des conjonctures aussi critiques que celles où on se trouvait actuellement, demandait en ses avis non seulement la probité et la sincérité, mais la force pour les soutenir et les faire valoir leur juste poids, et de s'opposer généreusement, non pour son intérêt particulier, mais pour le bien de l'État trop chancelant, à des cabales dont le but était d'arriver à des fins particulières, et qui par sa destruction priveraient l'État de ses avis, qui néanmoins lui paraissaient tels à lui-même que sa conscience l'empêchait de l'en priver en se retirant maintenant du monde et des affaires; qu'il n'était donc pas seulement de son devoir de dire son avis, mais de le faire valoir, mais de demeurer en place pour avoir droit de le dire, mais d'y demeurer tellement qu'il n'opinât pas sans fruit, mais de faire toutes les choses nécessaires et convenables pour y demeurer, et y demeurer en autorité, sans quoi il vaudrait autant pour l'État qu'il n'y fût plus, et mieux pour lui et pour son repos et son loisir; qu'une situation mitoyenne étoit, quant au bien de ce monde et aux devoirs concernant l'autre, la pire de toutes ; que vivre ainsi content de tout étoit une tranquillité et un repos anticipés hors de place, de temps, et de saison, une usurpation de retraite, un synonyme de prévarication.

  M. de Beauvilliers sourit de la chaleur que je mèlois à ce discours, et ne laissa pas de l'écouter avec grande attention; il m'interrompit peu, et je repris les détails où je descendis, qu'il étoit en état de procurer et lui seul sans qu'ils pussent être suppléés par personne par rapport à Mgr le duc de Bourgogne, et même à la façon dont il était auprès du roi. Il en convint, ensuite je passai aux autres ministres dont la ruine amenait la sienne, et je lui dis avec hardiesse ces propres termes dont je m'étois déjà servi une autre fois lorsque je le forçai de parler au roi sur l'entrée résolue du duc d'Harcourt au conseil, qu'il fit avorter : "Qu'il n'y avoit point à se mécompter", que ç'avoit été un miracle qu'il n'eût pas succombé sous la main puissante de Mme de Maintenon lors des affaires du quiétisme; que l'estime solide du roi, la confiance de sa place de gouverneur des enfants de France, ni celle du ministère dont il étoit revêtu ne l'auroient pas tiré d'affaire; que son salut, il ne le devoit qu'à ses entrées de gouverneur, qui, entées sur celles de premier gentilhomme de la chambre, avoient si bien accoutumé le roi à le voir dans ses heures les plus privées, et à l'y voir en toutes depuis si longtemps, qu'elles avoient fait de lui, à son égard,

292 

une espèce de garçon bleu renforcé qui seul avoit soutenu le seigneur, le ministre, l'homme de confiance, lequel sans cela eût péri; que c'étoit donc à ce titre qu'il devoit oser se cramponner et s'affermir en toutes manières, attaquer la cabale contraire sans crainte ni mollesse , en mettre en garde le roi, par des vérités fortes et bien assénées, non pas se laisser frapper sans montrer le sentir, et par cette sorte de dévotion si mal entendue, enhardir les frappeurs, y accoutumer le roi, devenir inutile, et se laisser enfin porter par terre lui et les siens.

 De toutes les différentes fois que j'aie parlé à M. de Beauvilliers , excepté celle de l'entrée du maréchal d'Harcourt au conseil, je ne le fis jamais tant de suite, je ne dis pas de raisonnements, mais, si cela se peut dire, exhortations, ni avec une si grande impression sur lui.

 Il se mit d'abord sur la défensive, non plus pour quitter et se retirer, car il étoit convenu d'abord que ce n'en étoit pas le temps, non plus même sur sa foiblesse par dévotion, car, à mon raisonnement, il sentit bien qu'il n'y avoit rien de solide à répondre; mais d'abord sur sa cabale; il s'effaroucha de ce mot, je ne le lui contestai pas. Il se persuadoit qu'il n'y en avoit point, ses précisions le lui faisoient croire ainsi, mais l'effet du terme je l'empêchai d'en disputer. Il se mit sur les difficultés de pratiquer ce que je lui voulois persuader de faire, et l'embarras des moyens en ne voulant dire mal de personne.

 Je répondis que cela n'empêchoit pas la force dans ses avis, les répliques étendues, ni les insinuations et les raisonnements particuliers ; qu'après cela, la cabale opposée étoit composée de diverses sortes de personnes parmi lesquelles il y en avoit de bons et de mauvais; que les mauvais étoient ceux qui, couverts du manteau du bien des affaires, ne travaillaient que pour eux-mêmes; que ceux-là étoient les maréchaux d'Harcourt et d'Huxelles , que par cela même il étoit permis de faire connoître pour tels, de les démasquer à propos et d'énerver auprès du roi , de sorte que tout leur esprit et leur sens si vanté par les leurs ne servît qu'à leur nuire en donnant ombrage de leurs sentiments et de leurs avis , ce qui les écarteroit aisément dans la suite; que la piété bien entendue le demandoit, loin de s'y opposer, et que c'étoit là ce qu'il falloit faire.

  Nous disputâmes assez là-dessus, et je crus n'avoir pas peu gagné de l'avoir fait convenir que tout ce que j'avançois à leur égard n'étoit pas à rejeter, pourvu que cela se fit par nécessité et avec modération. Je battis encore le duc là-dessus, enclin à n'y trouver jamais la nécessité assez décisive, ni la modération assez compassée, sur quoi je lui ôtai la plupart de ses réponses. De cette discussion nous passâmes à celle des bons, parmi lesquels je citai le maréchal de Boufflers pour exemple ; le duc en convint avec empressement, et saisissant le triomphe me demanda d'un air content ce que je voulois qu'il fît à celui-là qui certainement ne prenoit feu que de bonne foi. « Ce que je veux, répliquai-je, que vous le regagniez absolument, et que deux hommes aussi purs et aussi bien intentionnés que vous l'êtes tous deux ne demeuriez pas plus longtemps opposés, ni la cabale où il est plus longtemps décorée d'un homme si estimable , et qui la fortifie avec tant d'avantages contre vous.

  De là je lui dis, comme il étoit vrai, que j'avois toujours reconnu du goût pour lui fondé sur l'estime dans le maréchal; que j'étois même surpris que les autres l'eussent entraîné assez avant pour l'aigrir au point qu'ils avoient fait ; que c'étoit un bon homme, doux, aisé à ramener par des avances de considération, d'estime et d'amitié, et pareillement aisé à éloigner par l'indifférence, et un air d'autorité et de supériorité; que les premières manières étoient tellement les siennes à lui, M. de l3eauvilliers, qu'il n'y auroit nulle peine; que pour les secondes qui lui ressembloient si peu, il y fal-boit néanmoins prendre garde dans le raisonnement, qui,

294 

étant court dans le maréchal, devoit être ménagé en ne lui contestant pas les bagatelles , et réservant l'effort de 14 persuasion pour les choses importantes, mais avec art et douceur, tâchant de l'amener comme de lui-même; surtout de ne lui laisser sentir nul poids de ministre ni de supériorité d'esprit ou d'expérience dans les affaires, et s'aider adroitement de flatteries sur sa capacité à la guerre, sur les choses qu'il y a effectivement faites, et sur ses bonnes intentions qu'on ne pouvoit douter être les seules qui le menassent et sans aucun intérêt; qu'en s'y prenant de la sorte avec application et suite, j'étois persuadé que Boufflers seroit d'abord touché du cas qu'il sentiroit être fait de lui, et par là deviendroit bientôt capable d'entrer en raison; qu'il ne seroit pas difficile de lui ôter les impressions que les autres étoient venus à bout de lui donner, et sinon de le détacher tout à fait d'eux, de le rendre du moins un instrument dont ils ne feroient pas dans la suite tout l'usage qu'ils projetoient et qu'ils avoient déjà commencé d'en faire.

  Beauvilliers goûta au dernier point mon discours, et s'ouvrant de plus en plus : « Eh qui, me dit-il, n'a pas envie de le raccrocher, et de faire tout ce qu'il faut pour cela ? » Puis convint que ce que je lui proposois étoit le meilleur, et qu'il falloit incessamment travailler sur ce plan-là.

  Je me gardai bien de lui en nommer aucuns autres. Je connoissois trop l'antipathie naturelle de l'esprit et de l'humeur du chancelier pour lui proposer rien à son égard pour les rapprocher l'un de l'autre, bien moins encore pour nuire au chancelier, mon ami au point qu'il l'étoit, ni sur l'aversion des ducs de La Rocheguyon et de Villeroy, glissant ainsi pour ne pas commettre mes amis d'une part, et ne les pas laisser dupes de l'autre. Avant finir, je repris encore un peu le propos de nuire à ceux qui ne valoient rien, et je le fis souvenir de la pacifique et silencieuse conduite de Mgr le duc de Bourgogne qui l'avoit abattu sous le duc de Vendôme à tel point, qu'il en demeuroit meurtri après même la chute de ce colosse. Je lui remis que lui-même n'avoit pas approuvé cette douceur cruelle, et comme il s'éleva contre la comparaison, par sa disproportion d'avec ce jeune prince, je m'élevai à mon tour, et le mis hors de défense par la compensation de l'importance de ses places, et le devoir dont il étoit comptable au roi et à l'État.

  Nous nous séparâmes enfin, lui très-satisfait de toutes mes réponses, et persuadé qu'il devoit faire plus d'usage de son crédit et de son esprit, et moi au large et content au possible de m'être si utilement déchargé le coeur avec lui , et de lui avoir de plus vivement reproché d'être si peu instruit de mille choses qui se passoient à la cour, qui, petites en apparence auprès des affaires d'État, ne laissoient pas de découvrir mille intrigues nécessaires à savoir et dont l'ignorance conduisoit pourtant assez souvent à celles de choses qui influoient tellement à la justesse du raisonnement en choses considérables, qu'on se trouvoit au besoin court par ce défaut, et hors d'état de prendre de justes mesures et à temps.

  C'étoit aussi mon grief contre le duc de Chevreuse auquel je l'avois très souvent reproché, et qui prétendoit s'en disculper en m'opposant qu'il n'étoit chargé de rien avec ses précisions désespérantes, parce qu'il n'entroit pas au conseil, quoiqu'il fût en effet ministre et entrant dans tout avec le roi, et avec les autres ministres, comme je l'avois découvert il y avoit longtemps, et que M. de Beauvilliers et lui-même ensuite me l'eussent avoué dès lors, ainsi que je l'ai remarqué (t. VI, p. 183), il étoit de plus l'âme de la cabale des ministres, et considéré comme tel par toutes les trois.

  Je lui contai dès le lendemain la conversation que j'avois eue avec M. de Beauvilliers. Quoiqu'il fût accoutumé à ma franchise et à ma liberté avec son beau-frère et avec lui, il ne laissa pas d'être extrêmement surpris de la hardiesse dont j'avois usé dans les choses et dans les termes, et il m'en

296 

remercia, d'où je pris occasion de lui reprocher fortement pourquoi il ne parloit pas de même, puisqu'il trouvoit cette force nécessaire avec son beau-frère, avec lequel il étoit toute portée, en toute confiance et intimité, et si entièrement au fait de tout, au lieu d'entretenir ses mesures étroites et sa foiblesse par la sienne propre.

  Il s'excusa avec plus de gentillesse que de solidité, et convint pourtant de l'excès des mesures du duc de Beauvilliers, et du tort que cela faisoit aux affaires, par ne vouloir pas user de son esprit et de son crédit, demeurer dans des entraves continuelles de réserve, de retenue et d'inaction qui arrêtoient tout de leur part, et donnoient jeu aux autres dont ils savoient bien profiter, jusque-là qu'il m'avoua que Mmes de Chevreuse et de Beauvilliers n'en étoient pas plus contentes que lui , et que tous trois y échouoient continuellement.

  Nous approfondîmes fort la matière, et même avec un grand détail. Je n'en crus pas le temps perdu, parce qu'en lui inculquant les choses que je croyois nécessaires, c'étoit parler avec le même succès à eux tous et jusqu'à Mgr le duc de Bourgogne; la suite me le persuada encore davantage; ils devinrent plus éveillés sur tout ce qu'il se passoit, plus attentifs à m'en demander des nouvelles, à en raisonner avec moi, plus occupés à parer les coups et même à en porter, et M. de Beauvilliers encore plus au large avec moi et sur tous chapitres. Je m'aperçus bien par le maréchal de Boufflers même qu'ils n'étoient pas demeurés oisifs pour le rapprocher, en quoi ils auroient mieux et plus tôt réussi , s'ils l'eussent fait plus ouvertement, à quoi je suppléois autant qu'il m'étoit possible.

  Ce que le monde nomme hasard, et qui comme toutes choses n'est qu'une disposition de la Providence, qui toute ma vie m'avoit lié avec une singularité marquée à presque toutes les personnes opposées, en usoit de même à mon égard sur ces deux cabales des seigneurs et des ministres.

 Entièrement uni aux ducs de Beauvilliers et de Chevreuse, et à presque toute leur famille, lié intimement à Chamillart jusque dans sa plus profonde disgrâce, fort bien avec les jésuites, et avec Mgr le duc de Bourgogne, comme on l'a vu à propos des choses de Flandre, bien aussi, quoique de loin et par les deux ducs, avec M. de Cambrai sans connoissance immédiate, mon coeur étoit à cette cabale qui pouvoit compter Mgr le duc de Bourgogne à elle envers et contre tous.

  D'autre part, dépositaire de la plus entière confiance domestique et publique du chancelier et de toute sa famille, comme on le verra encore bientôt en continuelle liaison avec le duc et la duchesse de Villeroy, et par eux avec le duc de La Rocheguyon , qui n'était qu'un avec eux, en confiance aussi avec le premier écuyer, avec du Mont, avec Bignon , lui et sa femme dans toute celle de Mlle Choin, et ces derniers de la cabale de Meudon, qui ne seroient pas même péris avec elle , et qui y surnageoient, je ne pouvois désirer qu'aucune des deux autres succombât, d'autant plus que les ménagements constants d'Harcourt pour moi étoient tels qu'ils m'ôtoient tout lieu de le craindre, et me don-noient tout celui d'entrer plus avant avec lui toutes les fois que je l'aurois voulu.

  Je n'oserois dire que l'estime de tous ces principaux personnages, jointe à l'amitié que plusieurs d'eux avoient pour moi, leur donnoit, Harcourt excepté, une liberté, une aisance, une confiance entière à me parler de tout ce qui se passoit de plus secret et de plus important, non quelquefois sans qu'il leur échappât quelque chose sur ceux de mes amis qui leur étoient opposés et sans que les tireurs en fussent en peine. J'en savois beaucoup plus par le chancelier et par le maréchal de Boufflers que par les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers , peu vigilants, souvent ignorants.

A ces connoissances sérieuses, j'ajoutois celles d'un inté‑

298 

rieur intime de cour par les femmes les plus instruites, et les plus admises en tout avec Mme la duchesse de Bourgogne, qui, vieilles et jeunes en divers genres, voyoient beaucoup de choses par elles-mêmes, et savoient tout de la princesse, de sorte que jour à jour j'étois informé du fond de cette curieuse sphère, et fort souvent par les mêmes voies, de beaucoup de choses secrètes du sanctuaire de Mme de Maintenon. La bourre même en étoit amusante, et parmi cette bourre rarement n'y avoit pas quelque chose d'important, et toujours d'instructif pour quelqu'un fort au fait de toutes choses.

  J'y étois mis encore quelquefois d'un autre intérieur, non moins sanctuaire, par des valets très-principaux, et qui, à toute heure dans les cabinets du roi , n'y avoient pas les yeux ni les oreilles fermés.

  Je me suis donc trouvé toujours instruit journellement de toutes choses par des canaux purs, directs et certains , et de toutes choses grandes et petites. Ma curiosité , indépendamment d'autres raisons, y trouvoit fort son compte; et il faut avouer que, personnage ou nul, ce n'est que de cette sorte de nourriture que l'on vit dans les cours, sans laquelle on n'y fait que languir.

  Mon attention continuelle étoit à un secret extrême des uns aux autres sur tout ce qui pouvoit les intéresser; à un discernement scrupuleux des choses qui pouvoient avoir des suites, et pour cela même à les taire, quoique apparemment indifférentes; et sur celles qui l'étoient en effet, à les conter pour payer et nourrir la confiance, ce qui faisoit l'entière sûreté de mon commerce avec tous et l'agrément de ce commerce, où je rendois souvent autant et plus que j'en recueillois, sans qu'il me soit arrivé d'avoir trouvé jamais refroidissement, défiance, moins d'ouverture même dans pas un; encore qu'ils sussent très bien tous que j'étois dans le même intrinsèque avec plusieurs de la cabale opposée à la leur, et que les uns et les autres me parlassent de cette intimité très librement , quand l'occasion s'en présentoit, et toujours avec mesure sur ces personnes, par égard pour moi, hors quelques occasions rares de vivacités échappées auxquelles je fermois les yeux.

ch.23 1709 396, 401-402              Godet bon

[…]  L'évêque de Chartres mourut aussi consommé de travaux et d'étude, sans être encore vieux. C'étoit fort peu de chose pour la naissance, et néanmoins avec des alliances proches qui lui faisoient honneur. Il s'appeloit Godet, et il étoit frère de Françoise Godet, femme d'un riche partisan nommé J. Gravé, dont la fille épousa Ch. des Monstiers, comte de Mérinville , fils aîné du lieutenant général de Provence, reçu chevalier de l'ordre à la promotion de 1661 , avec M. le prince de Conti et quelques autres , par le duc d'Arpajon , chargé de la commission du roi , et père de l'évêque de Chartres dont je parlerai bientôt.

  Ce même Godet, évêque de Chartres, étoit cousin germain d'autre Françoise Godet, femme d'Antoine de Brouilly, marquis de Piennes, gouverneur de Pignerol et chevalier de l'ordre aussi en 1661, desquels la duchesse d'Aumont et la marquise de Châtillon étoient filles.

  M. de Chartres , Godet, des premiers élèves de Saint-Sulpice, fut peut-être celui qui fit le plus d'honneur et de bien à ce séminaire, qui est depuis devenu une manière de congrégation et une pépinière d'évêques. C'étoit un grand homme de bien , d'honneur, de vertu, théologien profond, esprit sage, juste, net, savant d'ailleurs, et qui étoit propre aux affaires, sans pédanterie pour lui , et sachant vivre et se conduire avec le grand monde , sans s'y jeter et sans en être embarrassé. Ses talents et le crédit naissant de ce séminaire, ennemi du jansénisme , le fit connoitre. Mme de Maintenon venoit d'établir à Noisy ce qu'elle transporta depuis à Saint-Cyr, qui est du diocèse de Chartres. L'abbé Godet avoit été porté à cet évêché après la mort du frère et de l'oncle des deux maréchaux de Villeroy, et y paroissoit

402

déjà un grand évêque, tout appliqué à son ministère. L'établissement de Saint-Cyr lui donna une relation nécessaire avec Mme de Maintenon. Ce fut avec lui et par lui que tous les changements de forme en ces commencements , et les règlements ensuite se firent. Mme de Maintenon le goûta au point qu'elle le fit le supérieur et le directeur immédiat de Saint-Cyr, son directeur à elle-même, et pour en dire le vrai , le dépositaire de son coeur et de son Ame, pour qui elle n'eut jamais depuis rien de caché; elle l'approcha du roi tant qu'elle put, pour contre-balancer le P. de La Chaise et les jésuites, qu'elle n'aimoit pas, dans la distribution des bénéfices, et elle l'avança jusqu'à ce point, qu'il devint le confident de leur mariage. Il en parloit et en écrivoit librement au roi , le félicitant souvent d'avoir une épouse si accomplie. Je n'en ai pas vu les lettres, mais son neveu et son successeur qui les a vues, et qui en a encore des copies, parce que dans quelques-unes il s'agissoit aussi d'affaires , me l'a dit bien des fois, longues années depuis leur mort à tous.

  Un homme, parvenu à ce point de confiance et de familiarité devient un personnage. Aussi le fut-il toute sa vie, devant qui le clergé rampoit, et avec qui les ministres étoient à « plaît-il, maître ? » et il en prit mal au chancelier de Pontchartrain d'avoir osé, quoiqu'il eût raison, lui tenir tète, dont il ne s'est jamais relevé, comme je l'ai rapporté ailleurs.

  On a vu aussi en son lieu toute la part qu'il eut dans l'affaire de Mme Guyon et de l'archevêque de Cambrai, avec quelle adresse il s'y conduisit dans sa naissance, avec quelle force dans ses suites, et avec combien d'union avec M. de Meaux et le cardinal de Noailles.

  Avec tant de crédit qu'il a eu toute sa vie sans lacune, jamais homme plus simple, plus modeste, moins précieux, qui le fît moins sentir à personne. Il logeoit à Paris dans un petit appartement fort court au séminaire de Saint-Sulpice , où il étoit parmi eux comme l'un d'eux et partout l'homme le plus doux et le plus accessible, quoique accablé d'occupations. Il n'étoit que peu à Paris, et jamais que par nécessité d'affaires , souvent à Saint-Cyr, et ne couchoit jamais à Versailles; il y faisoit rarement sa cour, mais voyoit le roi chez Mme de Maintenon ou chez lui par les derrières, jamais à Fontainebleau, et comme jamais à Marly hors de quelque nécessité pressante , et pour le moment précis; assidu dans son diocèse, à ses visites tous les ans et à toutes ses fonctions , et au gouvernement de son diocèse , comme s'il n'eût pas eu d'autres soins, et celui-là passoit devant tous : il connoissoit aussi tous ses curés, tous ses prêtres et tout ce qui se passoit dans son diocèse si exactement et par lui-même, qu'il sembloit qu'il n'avoit que quelques paroisses à conduire, et son gouvernement entroit dans tous les détails avec une charité pleine d'égards, de douceur et de sagesse. Sa dépense , ses meubles, sa table, tout étoit frugal , et tout le reste pour les pauvres.

  Parmi tant d'affaires particulières du diocèse, et générales de tout ce qui arrivoit dans l'Église de France sur la doctrine et la discipline, les lettres longues et journalières qu'il recevoit et qu'il répondoit à Mme de Maintenon quand il n'étoit pas à Saint-Cyr, et quelquefois au roi, il ne lais-soit pas d'écrire des ouvrages de doctrine, et ce surcroît de travail le consuma. […]

Tome 8.

Rien

Tome 9.

ch.12 1711 268, 287-307              Fénelon coquet, après la mort de Monseigneur, retenue

    Vaudemont et ses nièces fort embarrassés * Mademoiselle de Lis-lebonne abbesse de Remiremont * Les princes étrangers tremblent pour leur rang * D'Antin * Il se console facilement * Ducs de Luxembourg, de la Rocheguyon, de Villeroy La Feuillade * Ministres et financiers., Aversion de madame la Dauphine pour le chancelier et son fils * Elle fait une sortie contre lui dans le cabinet du roi * La Vrillière * Torcy * Les affaires de Rome le trouvaient inflexible dans le conseil * Desmarets * Il se refroidit avec moi e Son ingratitude pour d'autres personnages * Le duc de Beauvilliers * Fénelon archevêque de Cambrai * Son union avec les jésuites * Madame de Béthune favorite de madame Guyon ., Conduite des ducs de Chevreuse et de Beauvilliers * Monseigneur le Dauphin se concilie le roi par madame de Maintenon * Le salon de Marly prend une nouvelle face e Madame de Maintenon partage l'admiration pour le Dauphin * Réception que monseigneur le Dauphin fait aux ministres.

[…] On peut imaginer encore quels furent les sentiments du duc de Beauvilliers, le seul homme peut-être pour lequel Monseigneur avoit conçu une véritable aversion, jusqu'à ne l'avoir pu dissimuler, laquelle étoit sans cesse bien soigneusement fomentée.

  En échange, Beauvilliers voyoit l'élévation inespérée d'un pupille qui se faisoit un plaisir secret de l'être encore, et un honneur public de le montrer, sans que rien eût pu le faire changer là-dessus. L'honnête homme dans l'amour de l'État, l'homme de bien dans le désir du progrès de la vertu, et sous ce puissant auspice un autre M. de Cambrai dans Beauvilliers, se voyoit à portée de servir utilement l'État et la vertu , de préparer le retour de ce cher archevêque, et de le faire un jour son coopérateur en tout. A travers la candeur et la piété la plus pure, un reste d'humanité inséparable de l'homme faisoit goûter à celui-ci un élargissement de coeur et d'esprit imprévu , un aise pour des desseins utiles qui désormais se remplissoient comme d'eux-mêmes, une sorte de dictature enfin d'autant plus savoureuse qu'elle étoit plus rare et plus pleine, moins attendue et moins contredite, et qui par lui se répandoit sur les siens, et sur ceux de son choix. Persécuté au milieu de la plus éclatante fortune, et , comme on l'a vu ici en plus d'un endroit , poussé quelquefois jusqu'au dernier bord du précipice, il se trou-voit tout d'un coup fondé sur le plus ferme rocher ; et peut-être ne regarda-t-il pas sans quelque complaisance ces mêmes vagues, de la violence desquelles il avoit pensé être emporté quelquefois, ne pouvoir plus que se briser à ses

288 

pieds. Son âme toutefois parut toujours dans la même assiette; même sagesse, même modération , même attention , même douceur, même accès , même politesse, même tranquillité, sans le moindre élan d'élévation , de distraction , d'empressement. Une autre cause plus digne de lui le combloit d'allégresse. Sûr du fond du nouveau Dauphin, il prévit son triomphe sur les esprits et sur les coeurs dès qu'il seroit affranchi et en sa place, et ce fut sur quoi il s'abandonna secrètement avec nous à sa sensibilité. Chevreuse, un avec lui dans tous les temps de leur vie, s'éjouit avec lui de la même joie, et y en trouva les mêmes motifs, et leurs familles s'applaudirent d'un consolidement de fortune et d'éclat qui ne tarda pas à paroître. Mais celui de tous à qui cet événement devint le plus sensible fut Fénelon, archevêque de Cambrai. Quelle préparation ! Quelle approche d'un triomphe sûr et complet , et quel puissant rayon de lumière vint à percer tout à coup une demeure de ténèbres!

  Confiné depuis douze ans dans son diocèse, ce prélat y vieillissoit sous le poids inutile de ses espérances, et voyoit les années s'écouler dans une égalité qui ne pouvoit que le désespérer. Toujours odieux au roi , à qui personne n'osoit prononcer son nom, même en choses indifférentes ; plus odieux à Mme de Maintenon , parce qu'elle l'avoit perdu ; plus en butte que nul autre à la terrible cabale qui disposait de Monseigneur, il n'avait de ressource qu'en l'inaltérable amitié de son pupille, devenu lui-même victime de cette cabale, et qui, selon le cours ordinaire de la nature, le devoit être trop longtemps pour que le précepteur pût se flatter d'y survivre, ni par conséquent de sortir de son état de mort au monde. En un clin d'oeil , ce pupille devient Dauphin ; en un autre, comme on le va voir, il parvient à une sorte d'avant-règne. Quelle transition pour un ambitieux!

  On l'a déjà fait connaître lors de sa disgrâce. Son fameux Télémaque, qui l'approfondit plus que tout et la rendit incurable , le peint d'après nature. C'étoient les thèmes de son pupille qu'on déroba, qu'on joignit, qu'on publia à son insu dans la force de son affaire. M. de Noailles, qui, comme on l'a vu, ne vouloit rien moins que toutes les places du duc de Beauvilliers, disoit au roi alors et à qui voulut l'entendre, qu'il falloit être ennemi de sa personne pour l'avoir composé. Quoique si avancés ici dans la connaissance d'un prélat qui a fait, jusque du fond de sa disgrâce, tant de peur, et une figure en tout état si singulière, il ne sera pas inutile d'en dire encore un mot ici.

  Plus coquet que toutes les femmes, mais en solide et non en misères, sa passion était de plaire, et il avoit autant de soin de captiver les valets que les maîtres, et les plus petites gens que les personnages. Il avoit pour cela des talents faits exprès , une douceur, une insinuation, des grâces naturelles et qui couloient de source , un esprit facile, ingénieux, fleuri , agréable , dont il tenoit, pour ainsi dire, le robinet, pour en verser la qualité et la quantité exactement convenables à chaque chose et à chaque personne. Il se proportion-noit et se faisait tout à tous; une figure fort singulière, mais noble, frappante, perçante, attirante ; un abord facile à tous ; une conversation aisée, légère et toujours décente, un commerce enchanteur; une piété facile, égale, qui n'effarouchoit point et se faisait respecter; une libéralité bien entendue ; une magnificence qui n'insultoit point, et qui se versoit sur les officiers et les soldats, qui embrassoit une vaste hospitalité , et qui , pour la table, les meubles et les équipages , demeurait dans les justes bornes de sa place ; également officieux et modeste, secret dans les assistances qui se pouvaient cacher et qui étaient sans nombre, leste et délié sur les autres jusqu'à devenir l'obligé de ceux à qui il les donnoit, et à le persuader; jamais empressé, jamais de compliments, mais une politesse qui, en embrassant tout, était toujours mesurée et proportionnée, en sorte qu'il semblait à chacun qu'elle n'étoit que pour lui , avec cette précision dans laquelle il excellait singulièrement. Adroit surtout

200 

dans l'art de porter les souffrances, il en usurpoit un mérite qui donnoit tout l'éclat au sien , et qui en portoit l'admiration et le dévouement pour lui dans le coeur de tous les habitants des Pays-Bas quels qu'ils fussent, et de toutes les dominations qui les partageoient , dont il avoit l'amour et la vénération. Il jouissait, en attendant un autre genre de vie, qu'il ne perdit jamais de vue, de toute la douceur de celle-ci, qu'il eût peut-être regrettée dans l'éclat après lequel il soupira toujours, et il en jouissoit avec une paix si apparente que qui n'eût su ce qu'il avoit été, et ce qu'il pouvait devenir encore, aucun même de ceux qui l'approchoient le plus, et qui le voyaient avec le plus de familiarité, ne s'en serait jamais aperçu.

  Parmi tant d'extérieur pour le monde, il n'en étoit pas moins appliqué à tous les devoirs d'un évêque qui n'auroit eu que son diocèse à gouverner, et qui n'en auroit été distrait par aucune autre chose. Visites d'hôpitaux, dispensation large, mais judicieuse d'aumônes, clergé, communautés, rien ne lui échappoit. Il disoit tous les jours la messe dans sa chapelle, officioit souvent, suffisoit à toutes ses fonctions épiscopales sans se faire jamais suppléer, préchoit quelquefois. Il trouvoit du temps pour tout, et ii'avoit point l'air occupé. Sa maison ouverte, et sa table de même, avoit l'air de celle d'un gouverneur de Flandre, et tout à la fois d'un palais vraiment épiscopal ; et toujours beaucoup de gens de guerre distingués, et beaucoup d'officiers particuliers, sains, malades, blessés, logés chez lui, défrayés et servis comme s'il n'y en eût eu qu'un seul ; et lui ordinairement présent aux consultations des médecins et des chirurgiens , faisant d'ailleurs , auprès des malades et des blessés les fonctions de pasteur le plus charitable, et souvent par les maisons et par les hôpitaux; et tout cela sans oubli, sans petitesse, et toujours prévenant, avec les mains ouvertes. Aussi était-il adoré de tous.

Ce merveilleux dehors n'étoit pourtant pas tout lui-même.

Sans entreprendre de le sonder, on peut dire hardiment qu'il n'était pas sans soins et sans recherche de tout ce qui pouvoit le raccrocher et le conduire aux premières places. Intimement uni à cette partie des jésuites à la tête desquels étoit le P. Tellier, qui ne l'avoient jamais abandonné, et qui l'avaient soutenu jusque par delà leurs forces, il occupa ses dernières années à faire des écrits qui, vivement relevés, par le P. Quesnel et plusieurs autres , ne firent que serrer les noeuds d'une union utile par où il espéra d'émousser l'aigreur du roi. Le silence dans l'Église était le partage naturel d'un évêque dont la doctrine avait, après tant de bruit et de disputes, été solennellement condamnée. Il avoit trop d'esprit pour ne le pas sentir ; mais il eut trop d'ambition pour ne compter pas pour rien tant de voix élevées contre l'auteur d'un dogme proscrit et ses écrits dogmatiques, et beaucoup d'autres qui ne l'épargnèrent pas sur le motif que le monde éclairé entrevoyait assez.

  Il marcha vers son but sans se détourner ni à droite ni à gauche; il donna lieu à ses amis d'oser nommer son nom quelquefois, il flatta Borne pour lui si ingrate, il se fit considérer par toute la société des jésuites comme un prélat d'un grand usage , en faveur duquel rien ne devoit être épargné. Il vint à bout de se concilier La Chétardie, curé de Saint-Sulpice, directeur imbécile et même gouverneur de Mme de Maintenon.

  Parmi ces combats de plume, Fénelon, uniforme dans la douceur de sa conduite et dans sa passion de se faire aimer, se garda bien de s'engager dans une guerre d'action. Les Pays-Bas fourmilloient de jansénistes ou de gens réputés tels. En particulier son diocèse et Cambrai même en étoit plein. L'un et l'autre leur furent des lieux de constant asile et de paix. Heureux et contents d'y trouver du repos sous un ennemi de plume, ils ne s'émurent de rien à l'égard de leur archevêque qui , bien que si contraire à leur doctrine, leur laissoit toute sorte de tranquillité. Ils se reposèrent sur d'au‑

292 

tres de leur défense dogmatique, et ne donnèrent point d'atteinte à l'amour général que tous portoient à Fénelon. Par une conduite si déliée, il ne perdit rien du mérite d'un prélat doux et pacifique, ni des espérances d'un évêque dont l'Église devoit tout se promettre, et dont l'intérêt étoit de tout faire pour lui.

  Telle étoit la position de l'archevêque de Cambrai , lorsqu'il apprit la mort de Monseigneur, l'essor de son disciple, l'autorité de ses amis. Jamais liaison ne fut plus forte ni plus inaltérable que celle de ce petit troupeau à part. Elle étoit fondée sur une confiance intime et fidèle , qui elle-même l'étoit, à leur avis, sur l'amour de Dieu et de son Église. Ils étoient presque tous gens d'une grande vertu, grands et petits, à fort peu près qui en avoient l'écorce qui étoit prise par les autres pour la vertu même. Tous n'a-voient qu'un but qu'aucune disgrâce ne put déranger, tous qu'une marche compassée et cadencée vers ce but, qui étoit le retour de Cambrai leur maître, et cependant de ne vivre et ne respirer que pour lui, de ne penser et de n'agir que sur ses principes , et de recevoir ses avis en tout genre comme les oracles de Dieu même dont il étoit le canal. Que ne peut point un enchantement de cette nature, qui ayant saisi le coeur des plus honnêtes gens, l'esprit de gens qui en avoient beaucoup, le goût et la plus ardente amitié des personnes les plus fidèles, s'est encore divinisé en eux par l'opinion ferme, ancienne, constante, qu'en cela consiste piété, vertu, gloire de Dieu, soutien de l'Église, et le salut particulier de leurs âmes, à quoi de bonne foi tout étoit postposé chez eux!

  Par ce développement on voit sans peine quel puissant ressort étoit l'archevêque de Cambrai à l'égard des ducs de Chevreuse et de Beauvilliers et de leurs épouses, qui tous quatre n'étoient qu'un coeur, une âme, un sentiment, une pensée. Ce fut peut-être cette considération unique qui empêcha la retraite du duc de Beauvilliers à la mort de ses enfants, et lorsqu'il eut achevé l'établissement intérieur de sa famille, enfin aux diverses occasions où on l'a vu ici si près d'être perdu. Le duc de Chevreuse et lui avoient un goût et un penchant entier à la retraite. Il y étoit si entier que leur vie en tenoit une proximité tout à fait indécente à leurs emplois; mais l'ardeur de leurs désirs d'être utiles à la gloire de Dieu, à l'Église, à leur propre salut, le leur fit croire de la meilleure foi du monde attaché à demeurer en des places qui pussent ne rien laisser échapper sur le retour de leur père spirituel. Il ne leur fallut pas une raison à leur avis moins transcendante pour essayer tout, glisser sur tout et conjurer les orages, pour n'avoir pas à se reprocher un jour le crime de s'être rendus inutiles à une oeuvre à leurs yeux si principale, dont les occasions leur pouvoient être présentées par les ressorts inconnus de la Providence, encore que, depuis si longtemps, ils n'y eussent pu entrevoir le moindre jour.

  Le changement subit arrivé par la mort de Monseigneur leur parut cette grande opération de la Providence, expresse pour M. de Cambrai, si persévéramment attendue, sans savoir d'où ni comment elle s'accompliroit , la récompense du juste qui vit de la foi, qui espère contre toute espérance, et qui est délivré au moment le plus imprévu. Ce n'est pas que je leur aie ouï rien dire de tout cela; mais qui les voyoit comme moi dans leur intérieur, y voyoit une telle conformité dans tout le tissu de leur vie, de leur conduite, de leurs sentiments que leur attribuer ceux-là, c'est moins les scruter que les avoir bien connus. Serrés sur tout ce qui pouvoit approcher ces matières, renfermés entre eux autres anciens disciples, avec une discrétion et une fidélité merveilleuse, sans faire ni admettre aucuns prosélytes dans la crainte de s'en repentir, ils ne jouissoient qu'ensemble d'une vraie liberté, et cette liberté leur étoit si douce, qu'ils la préféreroient à tout ; de là, plus que de toute autre chose, cette union plus que fraternelle des ducs et des duchesses

294 

 de Chevreuse et de Beauvilliers ; de là le mariage du duc de Mortemart, fils de la disciple sans peur, sans mesure, sans contrainte; de là les retraites impénétrables de la fin de chaque semaine à Vaucresson, avec un très-petit nombre de disciples trayés, obscurs et qui s'y succédoient les uns aux autres ; de là cette clôture de monastère qui les suivoit au milieu de la cour ; de là cet attachement au delà de tout au nouveau Dauphin , soigneusement élevé et entretenu dans les mêmes sentiments. Ils le regardoient comme un autre Esdras, comme le restaurateur du temple et du peuple de Dieu après la captivité.

  Dans ce petit troupeau étoit une disciple des premiers temps formée par M. Bertau , qui tenoit des assemblées à l'abbaye de Montmartre , où elle avoit été instruite dès sa jeunesse, où elle alloit toutes les semaines avec M. de Noailles qui sut bien s'en retirer à temps : c'étoit la duchesse de Béthune, qui avoit toujours augmenté depuis en vertu , et qui avoit été trouvée digne par Mme Guyon d'être sa favorite. C'étoit par excellence la grande âme, devant qui M. de Cambrai même étoit en respect, et qui n'y étoit à son tour que par humilité et par différence de sexe. Cette confraternité avoit fait de la fille du surintendant Fouquet l'amie la plus intime des trois filles de Colbert et de ses gendres , qui la regardoient avec la plus grande vénération.

  Le duc de Béthune, son mari, n'étoit qu'un frère coupe-choux qu'on toléroit à cause d'elle; mais le duc de Charost, son fils, recueillit tous les fruits de la béatitude de sa sainte mère. Une probité exacte, beaucoup d'honneur, et tout ce qu'il y pouvoit ajouter de vertu à force de bras, mais rehaussée de tout l'abandon à M. de Cambrai qui se pouvoit espérer du fils de la disciple mère, faisoit le fond du caractère de ce fils, d'ailleurs incrusté d'une ambition extrême, de jalousie à proportion, d'un grand amour du monde dans lequel il étoit fort répandu, et auquel il étoit fort propre ; l'esprit du grand monde, aucun d'affaires, nulle instruction de quelque genre que ce fût, pas même de dévotion, excepté celle qui étoit particulière au petit troupeau, et d'un mouvement de corps incroyable; fidèle à ses amis et fort capable d'amitié, et secret à surprendre à travers cette insupportable affluence de paroles, héréditaire chez lui de père en fils. Il a peut-être été le seul qui ait su joindre une profession publique de dévotion de toute sa vie avec le commerce étroit des libertins de son temps, et l'amitié de la plupart, qui tous le recherchoient et l'avoient tant qu'ils pouvoient dans leurs parties où il n'y avoit pas de débauche , et non seulement sans se moquer de ses pratiques si contraires aux leurs (je dis la meilleure compagnie et la plus brillante de la cour et des armées) , mais avec liberté et confiance, retenus même par considération pour lui, et sans que leur gaieté ni leur liberté en fût altérée. Il étoit de fort bonne compagnie et bon convive, avec de la valeur, de la gaieté et des propos et des expressions souvent fort plaisantes. La vivacité de son tempérament lui donnoit des passions auxquelles sa piété donnoit un frein pénible, mais qui en prenoit le dessus à force de bras , et qui fournis-soient souvent avec lui à la plaisanterie.

  M. de Beauvilliers avoit fort souhaité autrefois que Charost et moi liassions ensemble; et cette liaison qui s'étoit faite avoit réussi jusqu'à la plus grande intimité, qui a toujours duré depuis entre nous. Je n'ai jamais connu M. de Cambrai que de visage; j'étois à peine entré dans le monde lors du déclin de sa faveur; je ne me suis jamais présenté aux mystères du petit troupeau. C'étoit donc être bien inférieur au duc de Charost à l'égard des ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, dont on lui verra bientôt recueillir le fruit, et néanmoins il en étoit demeuré avec eux à la confiance de leur gnose, tandis que je l'avois entière sur tout ce qui re‑

  1/. Le mot gnose, tiré du grec, signifie la science par excellence; de là le nom de gnostiques donné à des hérétiques qui prétendaient qu'il y avait deux christianismes : l'un pour le peuple, l'autre pour les initiés.

296 

gardoit l'État, la cour et la conduite du Dauphin. Sur leur gnose, ils ne m'en parloient pas; mais ils étoient à coeur ouvert avec moi sur leur attachement et leur admiration de M. de Cambrai, sur les désirs et les mesures de son retour. Dampierre et Vaucresson m'étoient ouverts en tout temps; les condisciples obscurs y paroissoient librement devant moi, et y conversoient de même; et j'étois l'unique, non initié en leur gnose, dans ce genre de confiance et de liberté avec eux. Il y avoit déjà bien des années que je m'étois aperçu qu'il s'en falloit tout que Charost ne fût aussi avant que moi dans leur confiance, par bien des choses dont il se plaignoit à moi de leur réserve, que je lui laissois ignorer qu'ils m'avoient confiées; et je ne vis pas depuis qu'il avançât là-dessus avec eux, tandis qu'ils me disoient et consultoient avec moi toutes choses.

  Dans ma surprise de cette différence d'un homme si fort mon ancien d'âge et de cette sorte d'amitié si puissante avec eux, j'en ai souvent cherché les causes. Son activité étoit toute de corps; il étoit bien plus répandu que moi dans le monde, mais il savoit peu et ne suivoit guère ce qui s'y pas-soit de secret et d'important. Il ignoroit donc les machines de la cour, que me découvroient ma liaison avec les acteurs principaux des deux sexes, et mon application à démêler, à savoir et à suivre journellement toutes ces sortes de choses toujours curieuses, ordinairement utiles, et souvent d'un grand usage.

  Mme de Saint-Simon étoit aussi tout à fait dans la confiance de MM. et de Mmes de Chevreuse et de Beauvilliers, qui avoient une grande opinion de sa vertu , de sa conduite, du caractère de son esprit. J'avois avec eux la liberté de leur tout dire, qui n'eût pas sié de même à la dévotion du duc de Charost ; enfin j'avois eu les occasions , qu'on a vues ici , de les avertir de choses fort peu apparentes et de la plus extrême importance, qu'ils n'avoient même pu croire que par les événements; et cela avoit mis le dernier degré à leur ouverture sur tout avec moi, dont ils avoient de plus éprouvé en tout la plus constante et la plus fidèle amitié de toute préférence.

  Ce me fut donc une joie bien douce et bien pure de me trouver le seul homme de la cour dans l'amitié la plus intime, et dans la plus entière confiance de ce qui, privativement à tout autre, et sans crainte de revers, alloit figurer si grandement à la cour, et si puissamment sur le nouveau Dauphin qui alloit donner le ton à toutes choses. Plus ma liaison intime étoit connue avec les deux ducs, et plus je me tins en garde contre tout extérieur trop satisfait, et plus encore important, et plus j'eus soin que ma conduite et ma vie se continssent dans tout leur ordinaire à tous égards.

  Dans ce grand changement de scène il ne parut donc d'abord que deux personnages en posture d'en profiter : le duc de Beauvilliers, et par lui le duc de Chevreuse; et un troisième en éloignement, l'archevêque de Cambrai. Tout rit aux deux premiers tout à coup, tout s'empressa autour d'eux, et chacun avoit été de leurs amis dans tous les temps. Mais en eux, les courtisans n'eurent pas affaire à ces champignons de nouveaux ministres tirés en un moment de la poussière, et placés au timon de l'État, ignorants également d'affaires et de cour, également enorgueillis et enivrés, incapables de résister, rarement même de se défier de ces sortes de souplesses, et qui ont la fatuité d'attribuer à leur mérite ce qui n'est prostitué qu'à la faveur. Ceux-ci, sans rien changer à la modestie de leur extérieur, ni à l'arrangement de leur vie, ne pensèrent qu'à se dérober le plus qu'il leur fut possible aux bassesses entassées à leurs pieds, à faire usage de leurs amis d'épreuve, à se fortifier près du roi par une assiduité redoublée, à s'ancrer de plus en plus près de leur Dauphin, à le conduire à paroitre ce qu'il étoit, sans avoir surtout l'air de le conduire, et pour faire que,

298 

tant du côté de l'estime et des coeurs que de celui de l'autorité, il différa entièrement de son père.

  Ils n'oublièrent pas de tâcher à s'approcher de la Dauphine, du moins à ne la pas écarter d'eux. Elle l'étoit par une grande opposition d'inclinations et de conduite; elle l'étoit encore par Mme de Maintenon. Leur vertu, austère à son gré parce qu'elle n'en connoissoit que l'écorce, lui faisoit peur par leur influence sur le Dauphin ; elle les craignoit encore plus directement par un endroit plus délicat, qui étoit celui-là même qui la devoit véritablement attacher à eux, si, avec tout son esprit, elle eût su discerner les effets de la vraie piété, de la vraie vertu, de la vraie sagesse, qui [sont] d'étouffer et de cacher, avec le plus grand soin et les plus extrêmes précautions, dont j'ai vu souvent ces deux ducs très-occupés, ce qui peut altérer la paix et la tranquillité du mariage. Ainsi , elle trembloit des avis fâcheux , du lieu même de sa plus entière sûreté. Toutes ces raisons avoient mis un froid et un malaise, que tout l'esprit et la faveur de Mme de Lévi n'avoit pu vaincre, et dont ces deux seigneurs et leurs épouses s'étoient aperçus de bonne heure, à travers les ménagements et la considération que la princesse ne pouvoit leur refuser, mais dont les sentiments étoient soigneusement entretenus par les Noailles et par la comtesse de Roucy, autant que celle-ci le pouvoit, qui , en communiant tous les huit jours, ne pardonna jamais au duc de Beauvilliers ni aux siens d'avoir opiné contre elle dans ce grand procès qu'elle gagna devant le roi contre M. d'Ambres, dont j'ai parlé ailleurs, et dans lequel Mme de Maintenon, contre sa coutume, se déclara si puissamment pour elle et pour la duchesse d'Arpajon, sa mère.

  Le printemps, qui est la saison de l'assemblée des armées , fit apercevoir bien distinctement à Cambrai le changement qui étoit arrivé à la cour. Cambrai devint la seule route de toutes les différentes parties de la Flandre. Tout ce qui y servoit de gens de la cour, d'officiers généraux et même d'officiers moins connus, y passèrent tous et s'y arrêtèrent le plus qu'il leur fut possible. L'archevêque y eut une telle cour, et si empressée, qu'à travers sa joie, il en fut peiné, dans la crainte du retentissement et du mauvais effet qu'il en craignoit du côté du roi. On peut juger avec quelle affabilité, quelle modestie, quel discernement il reçut tant d'hommages, et le bon gré que se surent les raffinés qui de longue main l'avoient vu et ménagé dans leurs voyages en Flandre.

  Cela fit grand bruit en effet; mais le prélat se conduisit si dextrement que le roi ni Mme de Maintenon ne témoignèrent rien de ce concours, qu'ils voulurent apparemment ignorer. À l'égard des ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, le roi, accoutumé à les aimer, à les estimer, à y avoir sa confiance, jusque dans les rudes traverses qu'ils avoient quelquefois essuyées, ne put s'effaroucher de leur éclat nouveau, soit qu'il ne perçât pas jusqu'à lui, chose bien difficile à croire , soit plutôt qu'il ne pût être détourné de ses sentiments pour eux. Mme de Maintenon aussi ne montra rien là-dessus.

  Il y avoit déjà des années que le duc de Beauvilliers avoit initié le duc de Chevreuse auprès du Dauphin, et qu'il l'avoit accoutumé à le considérer comme une seule chose avec lui. Le liant naturel et la douceur de l'esprit de Chevreuse, son savoir, et sa manière de savoir et de s'expliquer, ses vues fleuries quoique sujettes à se perdre, furent des qualités faites exprès pour plaire à ce jeune prince avec lequel il avoit souvent de longs tête-à-tête, et qui le mirent si avant dans sa confiance que M. de Beauvilliers s'en servit souvent pour des choses qu'il crut plus à propos de faire présenter par son beau-frère que par lui-même. Comme ils n'étoient qu'un, tout entre eux marchoit par le mème esprit, couloit des mêmes principes, tendoit au même but, et se référoit entre eux deux ; en sorte que le prince avoit un seul conducteur en deux différentes personnes, et qu'il avoit

300 

pris beaucoup de goût et de confiance au duc de Chevreuse, qui depuis longtemps étoit bien reçu à lui dire tout ce qu'il pensoit de lui et ce qu'il désiroit sur sa conduite, et toujours avec des intermèdes d'histoire , de science et de piété ; mais la supériorité en confiance, en amitié , et toute la déférence, étoit demeurée entière au duc de Beauvilliers.

  On peut croire que ces deux hommes ne laissoient pas refroidir dans le prince ses vifs sentiments pour l'archevêque de Cambrai. Le confesseur étoit d'intelligence avec eux sur cet article, et en totale déférence sur tous autres ; et jusqu'alors il n'y avoit pas eu de quatrième admis en cet intime intérieur du prince. Le premier soin des deux ducs fut de le porter à des mesures encore plus grandes, à un air de respect et de soumission encore plus marqué, à une assiduité de courtisan à l'égard du roi si naturellement jaloux, et déjà éprouvé tel en diverses occasions par son petit-fils.

  Secondé à souhait par son adroite épouse , en possession elle-même de toute privante avec le roi et du coeur de Mme de Maintenon, il redoubla ses soins auprès d'elle, qui, dans le transport de trouver un Dauphin sur qui sûrement compter, au lieu d'un autre qui ne l'aimoit point, se livra à lui , et par cela même lui livra le roi. Les premiers quinze jours rendirent sensible à tout ce qui étoit à Marly un changement si extraordinaire dans le roi , si réservé pour ses enfants légitimes, et si fort roi avec eux.

  Plus au large par un si grand pas fait, le Dauphin s'enhardit avec le monde qu'il redoutoit du vivant de Monseigneur, parce que, quelque grand qu'il fût , il en essuyoit les brocards applaudis. C'est ce qui lui donnoit cette timidité qui le renfermoit dans son cabinet, parce que ce n'étoit que là qu'il se trouvoit à l'abri et à son aise; c'est ce qui le fai-soit paroître sauvage et le faisoit craindre pour l'avenir, tandis qu'en butte à son père, peut-être alors au roi même, contraint d'ailleurs par sa vertu ; en butte à une cabale audacieuse, ennemie , intéressée à l'être, et à ses dépendances qui formoient le gros et le fort de la cour, gens avec qui il avoit continuellement à vivre; enfin en butte au monde en général, comme monde, il menoit une vie d'autant plus obscure qu'elle étoit plus nécessairement éclairée, et d'autant plus cruelle qu'il n'en envisageoit point de fin.

  Le roi revenu pleinement à lui, l'insolente cabale tout à fait dissipée par la mort d'un père presque ennemi dont il prenoit la place, le monde en respect, en attention , en empressement, les personnages les plus opposés en air de servitude, ce même gros de la cour en soumission et en crainte, l'enjoué et le frivole, partie non médiocre d'une grande cour, à ses pieds par son épouse , certain d'ailleurs de ses démarches par Mme de Maintenon, on vit ce prince timide, sauvage, concentré, cette vertu précise, ce savoir déplacé, cet homme engoncé, étranger dans sa maison, contraint de tout, embarrassé partout ; on le vit, dis-je, se montrer par degrés, se déployer peu à peu, se donner au monde avec mesure, y être libre, majestueux, gai, agréable, tenir le salon de Marly dans des temps coupés, présider au cercle rassemblé autour de lui comme la divinité du temple qui sent et qui reçoit avec bonté les hommages des mortels auxquels il est accoutumé, et les récompenser de ses douces influences.

  Peu à peu la chasse ne fut plus l'entretien que du laisser-courre, ou du moment du retour. Une conversation aisée, mais instructive et adressée avec choix et justesse, charma le sage courtisan et fit admirer les autres. Des morceaux d'histoire convenables, amenés sans art des occasions naturelles, des applications désirables, mais toujours discrètes et simplement présentées sans les faire , des intermèdes aisés, quelquefois même plaisants, tout de source et sans recherche , des traits échappés de science, mais rarement, et comme dardés de plénitude involontaire, firent tout à la

302 

fois ouvrir les yeux, les oreilles et les coeurs. Le Dauphin devint un autre prince de Conti. La soif de faire sa cour eut en plusieurs moins de part à l'empressement de l'environner dès qu'il paroissoit, que celle de l'entendre et d'y puiser une instruction délicieuse par l'agrément et la douceur d'une éloquence naturelle qui n'avoit rien de recherché, la justesse en tout, et plus que cela la consolation, si nécessaire et si désirée, de se voir un maître futur si capable de l'être par son fonds, et par l'usage qu'il montroit qu'il en sauroit faire.

  Gracieux partout, plein d'attention au rang, à la naissance, à l'âge, à l'acquit de chacun , choses depuis si longtemps honnies et confondues avec le plus vil peuple de la cour, régulier à rendre à chacune de ces choses ce qui leur étoit dû de politesse, et ce qui s'y en pouvoit ajouter avec dignité, grave, mais sans rides, et en même temps gai et aisé; il est incroyable avec quelle étonnante rapidité l'admiration de l'esprit, l'estime du sens, l'amour du coeur et toutes les espérances furent entraînées, avec quelle roideur les fausses idées qu'on s'en étoit faites et voulu faire furent précipitées, et quel fut l'impétueux tourbillon du changement qui se fit généralement à son égard.

  La joie publique faisoit qu'on ne s'en pouvoit taire, et qu'on se demandoit les uns aux autres si c'étoit bien là le même homme, et si ce qu'on voyoit étoit songe ou réalité. Cheverny, qui fut un de ceux à qui la question s'adressa, n'y laissa rien à repartir. Il répondit que la cause de tant de surprise étoit de ce qu'on ne connoissoit point ce prince qu'on n'avoit même pas voulu connoître ; que pour lui il le trouvoit tel qu'il l'avoit toujours connu et vu dans son particulier; que, maintenant que la liberté lui étoit venue de se montrer dans tout son naturel, et aux autres de l'y voir, il paroissoit ce qu'il avoit toujours été ; et que cette justice lui seroit rendue quand l'expérience de la continuité apprendroit cette vérité.

  De la cour à Paris , et de Paris au fond de toutes les provinces, cette réputation vola avec tant de promptitude que ce peu de gens anciennement attachés au Dauphin en étoient à se demander les uns aux autres s'ils pouvoient en croire ce qui leur revenoit de toutes parts. Quelque fondé que fût un si prodigieux succès, il ne faut pas croire qu'il fût dû tout entier aux merveilles du jeune prince. Deux choses y contribuèrent beaucoup : les mesures immenses et si étrangement poussées de cette cabale dont j'ai tant parlé, à décrier ce prince sur toutes sortes de points, et depuis Lille toujours soutenues pour former contre lui une voix publique dont ils pussent s'appuyer auprès de Monseigneur, et en cueillir les fruits qu'ils s'en étoient proposés dès le départ pour cette campagne, que le complot de l'y perdre avoit été fait; et le contraste de l'élastique à la chute du poids qui lui écrasoit les épaules, après lequel on le vit redressé, l'étonnement extrême que produisit ce même contraste entre l'opinion qu'on en avoit conçue et ce qu'on ne pouvoit s'empêcher de voir, et le sentiment de joie intime de chacun, par son plus sensible intérêt , de voir poindre une aurore qui déjà s'avançoit , et qui promettoit tant d'ordre et de bonheur après une si longue confusion et tant de ténèbres.

  Mme de Maintenon, ravie de ces applaudissements, par amitié pour sa Dauphine , et par son propre intérêt de pouvoir compter sur un Dauphin qui commençoit à faire l'espérance et les délices publiques, s'appliqua à en presser tout l'usage qu'elle put auprès du roi. Quelque admiration qu'elle voulût montrer pour tout ce qui étoit de son goût et de sa volonté , et quelques mesures qu'elle gardât avec tous ses ministres , leur despotisme , et leur manière de l'exercer, lui déplaisoit beaucoup. Ses plus familiers avoient découvert en des occasions rares ses plus secrets sentiments là-dessus ( qu'Harcourt avoit beaucoup fortifiés en elle), tantôt par des demi-mots de ridicule bien assénés où elle excelloit ,

304 

quelquefois par quelques paroles plus sérieuses , bien qu'également étranglées, sur le mauvais de ce gouvernement. Elle crut donc se procurer un avantage , à l'État un bien , au roi un soulagement, de faire en sorte qu'il s'accoutumât à faire préparer les matières par le Dauphin, à lui en laisser expédier quelques-unes, et peu à peu ainsi à se décharger sur lui du gros et du plus pesant des affaires , dont il s'étoit toujours montré si capable, et dans lesquelles il étoit initié, puisqu'il étoit de tous les conseils, où il parloit depuis longtemps avec beaucoup de justesse et de discernement. Elle compta que cette nouveauté rendroit les ministres plus appliqués, plus laborieux, surtout plus traitables et plus circonspects. Vouloir et faire, sur les choses intérieures et qui par leur nature pouvoient s'amener de loin par degrés avec adresse, fut toujours pour elle une seule et même chose.

  Le roi, déjà plus enclin à son petit-fils, était moins en garde des applaudissements qu'il recevait sous ses yeux, qu'il ne l'avoit paru sur ceux de ses premières campagnes. Bloin et les autres valets intérieurs, dévoués à M. de Vendôme, n'avoient plus cet objet ni Monseigneur en croupe. Ils étoient en crainte et en tremblement; et M. du Maine, destitué de leur appui, n'osoit plus ouvrir la bouche ni hasarder que Mme de Maintenon le découvrit contraire. Ainsi le roi était sans ces puissants contre-poids, qui avoient tant manégé auparavant dans ses heures les plus secrètes et les plus libres.

  La sage et flexible conduite de ce respectueux et assidu petit-fils l'avoit préparé à se rendre facile aux insinuations de Mme de Maintenon, tellement que, quelque accoutumé que l'on commençât d'être à la complaisance que le roi prenait dans le Dauphin, toute la cour fut étrangement surprise de ce que, l'ayant retenu un matin seul dans son cabinet assez longtemps, il ordonna le même jour à ses ministres d'aller travailler chez le Dauphin toutes les fois qu'il les manderoit, et sans être mandés encore, de lui aller rendre compte de toutes les affaires,dont une fois pour toutes il leur aurait  ordonné de le faire.

Il n'est pas aisé de rendre le mouvement prodigieux que fit à la cour un ordre si directement opposé au goût, à l'esprit, aux maximes, à l'usage du roi, si constant jusqu'alors, qui, par cela même, marquoit une confiance pour le Dauphin qui n'alloit à rien moins qu'à lui remettre tacitement une grande partie de la disposition des affaires. Ce fut un coup de foudre sur les ministres, dont ils se trouvèrent tellement étourdis qu'ils n'en purent cacher l'étonnement ni le déconcertement.

  Ce fut un ordre en effet bien amer pour des hommes qui, tirés de la poussière et tout à. coup portés à la plus sûre et à la plus suprême puissance, étoient si accoutumés à régner en plein sous le nom du roi, auquel ils osaient même substituer quelquefois le leur, en usage tranquille et sans contredit de faire et de défaire les fortunes, d'attaquer avec succès les plus hautes, d'être les maîtres des plus patrimoniales de tout le monde , de disposer avec toute autorité du dedans et du dehors de l'État, de dispenser à leur gré toute considération, tout châtiment, toute récompense, de décider de tout hardiment par un le roi le veut, de sécurité entière mème à l'égard de leurs confrères, desquels qui que ce Mt n'osait ouvrir la bouche au roi de rien qui pût regarder leur personne, leur famille ni leur administration , sous peine d'en devenir aussitôt la victime exemplaire pour quiconque l'eût hasardé, par conséquent en toute liberté de taire, de dire, de tourner toutes choses au roi comme il leur conve-noit, en un mot, rois d'effet, et presque de représentation. Quelle chute pour de tels hommes que d'avoir à compter sur tout avec un prince qui avoit Mme de Maintenon à lui, et qui auprès du roi étoit devenu plus fort qu'eux dans leur propre rtripot ; un prince qui n’avait plus rien entre lui et le trône ; qui était capable, laborieux, éclairé, avec un esprit

306 

juste et supérieur; qui avoit acquis sur un grand fonds tout fait depuis qu'il étoit dans le conseil ; à qui rien ne manquoit pour les éclairer; qui, avec ces qualités, avoit le cœur bon, étoit juste, aimoit l'ordre; qui avoit du discernement, de l'attention , de l'application à suivre et à démêler ; qui savoit tourner et approfondir; qui ne se payoit que de choses et point de langage; qui vouloit déterminément le bien pour le bien ; qui pesoit tout au poids de sa conscience; qui, par un accès facile et une curiosité de dessein et de maximes , seroit instruit par force canaux ; qui sauroit comparer et apprécier les choses, se défier et se confier à propos par un juste discernement et une application sage, et en garde contre les surprises de toutes parts; qui, ayant le coeur du roi, avoit aussi son oreille à toute heure ; et qui , outre les impressions qu'il prendroit d'eux pour quand il seroit leur maître, se trouvoit dès lors en état de confondre le faux et le double, et de porter une lumière aussi pénétrante qu'inconnue dans l'épaisseur de ces ténèbres qu'ils avoient formées et épaissies avec tant d'art, et qu'ils entretenoient de même.

  L'élévation du prince et l'état de la cour ne comportoit plus le remède des cabales; et la joie publique d'un ordre qui rendait ces rois à la condition de sujets , qui donnoit un frein à leur pouvoir, et une ressource à l'abus qu'ils en faisoient, ne leur laissait aucune ressource. Ils n'eurent donc d'autre parti à prendre que de ployer les épaules à leur tour, ces épaules raidies à la consistance du fer. Ils allèrent, tous avec un air de condamnés, protester au Dauphin une obéissance forcée et une joie feinte de l'ordre qu'ils avoient reçu.

  Le prince n'eut pas peine à démêler ce qu'eux-mêmes en avaient tant à cacher. Il les reçut avec un air de bonté et de considération, il entra avec eux dans le détail de leurs journées pour leur donner les heures les moins incommodes à la nécessité du travail et de l'expédition, et pour cette première soumission n'entra pas avec eux en affaires; mais ne différa pas de commencer à travailler chez lui avec eux. Torcy, Voysin et Desmarets furent ceux sur qui le poids en tomba, par l'importance de leurs départements. Le chancelier, qui n'en avoit point, n'y eut que faire. Son fils, voyant les autres y travailler assidûment, auroit bien voulu y être mandé aussi. Il espéroit s'approcher par là du prince , et il étoit fort touché de l'air important; mais sa marine était à bas , et les délations du détail de Paris , dont il amusoit le roi tous les lundis aux dépens de tout le monde, et dont Argenson lui avoit adroitement laissé usurper tout l'odieux, n'étoient ni du goût du Dauphin, ni chose à laquelle il voulût perdre son temps. D'ailleurs la personne de Pontchartrain lui étoit désagréable, comme on le verra bientôt, et il ne put parvenir à être mandé , ni trouver sans cela de quoi oser aller rendre compte, dont il fut fort mortifié. La Vrillière n'avoit que le détail courant de ses provinces, par conséquent point de matière pour ce travail ; le département de sa charge étoit fa religion prétendue réformée, et tout ce qui regardoit les huguenots. Tout cela étoit tombé depuis les suites de la révocation de l'édit de Nantes, tellement qu'il n'avoit point de département.

  Ce seroit ici le lieu de parler de la situation dans laquelle je me trouvai incontinent avec le Dauphin, et la confiance intime sur le présent et l'avenir, et toutes les mesures qui y étoient relatives, où je fus admis entre le duc de Beauvilliers et le Dauphin , et le duc de Chevreuse. La matière est curieuse et intéressante , mais elle mèneroit trop loin à la suite de la longue parenthèse que la mort de Monseigneur et ses suites , et que l'affaire de d'Antin et de l'édit qu'elle produisit, a mis au courant. Il le faut reprendre jusqu'au voyage de Fontainebleau. Je reviendrai après à ce que, pour le présent, je diffère. […]

ch.14 1711 331-359                      brillante situation Beauvilliers, Saint-Simon sur Port-Royal

Brillante situation du duc de Beauvilliers * Nous passons ensemble toute la cour en revue * Notre opinion sur les secrétaires d'État * Torcy . Desmarets * La Vrillière * Voysin * Je hasarde de parler en faveur d'un ami disgracié * Pontchartrain père et fils * Éloignement du duc de Beauvilliers pour eux * Caractère de Pontchartrain fils * Je conçois le dessein d'opérer une réconciliation entre le duc de Beauvilliers et le chancelier * Pontchartrain sauvé par le duc de Beauvilliers * Caractère de Beringhem, premier écuyer * Ouverture que je lui fais * Comment il y répond * Union et concert le plus intime entre les ducs et les duchesses de Beauvilliers, Chevreuse et Saint-Simon * Conduite du duc de Beauvilliers avec le Dauphin . Ma situation vis-à-vis de ce prince.

  Le duc de Beauvilliers jouissoit avec splendeur de l'état si changé de son pupille; il étoit affranchi des inquiétudes de la cour de Monseigneur, et des mesures à l'égard du roi par la confiance que ce monarque donnoit à son petit-fils, et la solidité qu'y ajoutoit le goût et l'intérêt de Mme de Maintenon ravie d'aise pour sa Dauphine, et d'avoir un Dauphin

332 

sur lequel elle pouvoit sûrement compter dans tous les temps. Beauvilliers commençoit donc à marcher plus tête levée, à cacher moins que le temps étoit venu de commencer à compter avec lui ; il montroit un maintien plus dégagé et une liberté moins mesurée; ses propos avec moi plus fermes et à lui tout à fait étrangers. J'aperçus un changement inespéré dont je ne le croyois pas susceptible; je vis un homme consolidé, nerveux, actif, allant droit au fait et se dépouillant des entraves. Il repassa toute la cour avec moi sans se hérisser de ma franchise sur les portraits, et sans disputer avec moi. Il se souvenoit que je lui avois toujours parlé juste dans tous les temps, l'expérience lui avoit appris que j'en savois plus que lui en connoissances de gens, que sa charité et son enfermerie éloignoient de voir et d'apprendre. Mon avis sur Harcourt ; ma prédiction sur l'abbé de Polignac suivie de l'effet si peu croyable ; celle de la campagne de Lille, si précisément accomplie en effets prodigieux, ne lui étoient point sortis de l'esprit, et avoient ployé le sien à tout à mon égard. Il étoit sûr de mon secret, j'ose dire de ma vérité et de ma probité ; il ne pouvoit douter de toute ma confiance, de mon dévouement , de mon attachement pour lui sans réserve et à toute épreuve, et d'une amitié de toute préférence depuis plus de seize ans que j'étois à la cour, et que mon désir de son alliance nous avoit étroitement unis. Il me par-boit donc sans réserve, et la disproportion d'âge et de fortune n'en mettoit plus dans l'épanchement entier sur toutes matières , qui étoit pleinement réciproque et continuel.

  Cet examen entre lui et moi de toute la cour alloit à discuter qui il étoit bon d'approcher ou d'éloigner du Dauphin. La ville eut aussi son tour, c'est-à-dire la robe, non pas pour approcher ou écarter des gens que leur état n'en ren-doit pas susceptibles, mais pour nous concerter tous deux, car il m'avoit mis à cette portée, et placer au Dauphin du bien de ceux que nous estimerions propres aux emplois, et au contraire sur les autres. Quatre ou cinq longues conversations près à près , que nous eûmes tête à tête , ce que je remarque parce que le duc de Chevreuse ne s'y trouva pas, achevèrent à peu près cette importante matière.

 Suivit un autre tête-à-tête où le duc se déboutonna sur tous ceux qui avoient part aux affaires. Je l'avois averti il y avoit déjà longtemps de l'intime liaison que je voyois se former entre d'Antin et Torcy. La Bouzols, soeur du dernier, d'une figure hideuse, mais pleine de charmes, d'esprit, et forte en intrigue , et de tout temps en toute intimité avec Mme la Duchesse , en étoit le principal instrument. Celle qui commençoit à se montrer entre d'Antin et Mlle de Tourbes qui ne fit que croître, et qui dura autant que leur vie, y servit encore puissamment. C'étoit un autre démon d'esprit et qui aimoit à dominer, amie intime de Torcy, de sa soeur, peu à ses frères le maréchal et l'abbé d'Estrées, tout à 11Ime la Duchesse de toute leur vie. Rien n'étoit plus opposé au duc de Beauvilliers que cette cabale de Mme la Duchesse qui palpitoit encore, et que d'Antin personnellement. Le duc et Torcy étoient éloignés l'un de l'autre, mais en gens sages et mesurés; l'écorce entre eux étoit conservée; le duc de Chevreuse la ménageoit quoique aussi refroidi que son beau-frère; l'idée de la cour ne s'en apercevoit pas, elle étoit accoutumée à l'union singulière de toute la famille de Colbert; elle avoit été témoin de celle des deux ducs avec Pomponne depuis son retour jusqu'à sa mort, qui étoit de toute confiance. La communication d'affaires et les bienséances voiloient au monde prévenu et jusqu'aux plus éveillés le fond de leur situation ensemble, et eux-mêmes avoient soin d'entretenir ce voile par le dehors de leur conduite; mais le fond le voici.

 On a vu quelle étoit l'extrême piété du duc de Beauvilliers, et quel aussi son abandon pour Mme Guyon, sur‑

334 

tout pour M. de Cambrai, et pour tout ce petit troupeau, qui l'avoit pensé perdre plus d'une fois sans l'en avoir pu détacher le moins du monde, conséquemment pour les jésuites et pour la partie sulpicienne qui n'avoient jamais abandonné M. de Cambrai dans aucun temps. De là un aveuglement sur les matières de Rome et sur le jansénisme, qui ne lui permettoit pas de rien voir ni de rien entendre. Plus le roi avançoit en âge , plus sa foiblesse, toujours sans contre-poids sur ces matières qu'il ignoroit profondément , se trouvoit en proie aux jésuites et aux directeurs de Mme de Maintenon par elle; plus donc Rome d'une part, les jésuites de l'autre , gagnoient de terrain , et plus M. de Beauvilliers y donnoit à bride abattue , et c'étoit principalement depuis la mort de Pomponne que le grand cours de ces choses avoit commencé, et sans cesse s'étoit augmenté. Torcy pensoit là-dessus tout différemment. Il connoissoit l'inestimable prix de la conservation des droits de la couronne, de celle des libertés de l'école, et de celles de l'Église gallicane; il ne connoissoit pas moins les ruses des jésuites et la grossièreté des sulpiciens. Il étoit donc souvent opposé sur ces matières au duc de Beauvilliers au conseil. Il étoit extrêmement instruit, avoit beaucoup d'esprit, d'honneur, de probité , de lumières; mais sage , retenu , timide même, il ne disoit que ce qu'il fallolt dire avec douceur et mesure, respect même , mais il le disoit bien, parce qu'il avoit le don de la parole et celui encore de l'écriture; presque toujours encore la raison était de son côté. M. de Beauvilliers , dont le rang d'opiner étoit le pénultième des ministres, suoit de l'encre d'entendre Torcy, et plus encore à réfuter son avis qui en-trafnoit plus que très souvent les autres ministres. Il sentoit qu'il alloit essuyer le feu du chancelier qui opinoit immédiatement après lui, et qui ne le ménageoit pas, quelquefois même jusqu'à l'indécence, tellement qu'il regardoit Torcy comme un avec le chancelier sur ces matières, et qui lui fournissoit des armes dont le chancelier se servoit contre lui avec impétuosité, et en général ajoutoit aux raisons de Torcy le poids de son esprit, de sa liberté, de son autorité. Cela s'appeloit chez M. de Beauvilliers être janséniste, et être janséniste étoit chez lui quelque chose de plus odieux et de plus dangereux qu'être protestant.

  Torcy avoit encore deux crimes envers lui : l'un de n'avoir jamais eu de liaison avec M. de Cambrai ; l'autre d'être mari de Mme de Torcy, qui avoit en effet un véritable pouvoir sur lui, qui du coeur passoit à l'esprit. Elle en avoit beaucoup elle-même, et savoit beaucoup aussi. Avec cela, libre et peu capable de cacher ses sentiments , qui étoient tout à fait conformes à son nom. Ce n'étoit pas pourtant qu'elle fût imprudente, encore moins qu'elle affichât rien, mais on la démêloit. C'étoit donc aux yeux de M. de Beauvilliers une manière d'hérétique qui pervertissoit son mari, et qui le tenoit de trop près et de trop court pour espérer de le convertir, même de le rendre moins opposé , ou plus complaisant.

  M. de Chevreuse, malgré son abjuration de Port-Royal où il avoit été élevé, n'étoit pas si outré que son beau-frère. C'étoit 'un composé fort bizarre à cet égard. Non moins abandonné à Mme Guyon, à M. de Cambrai surtout, et à toute sa gnose, il avoit retenu de son éducation une aversion parfaite des jésuites qu'il cachoit avec soin, où je le surpris plus d'une fois, et qu'il ne me désavoua pas avec le secret et la confiance qui étoit établie entre nous; par conséquent, toujours en garde contre eux, et comme plus foncier que M. de Beauvilliers, moins livré aux entreprises de Rome; je dis moins parce qu'il étoit encore beaucoup. Ces gens de Port-Royal qu'il avoit abdiqués , l'estime et l'affection pour eux n'avoient pu s'effacer en lui. Il me l'a avoué de presque tous, et néanmoins en spéculation à eux, il leur étoit contraire en pratique. Ce composé ne peut s'expliquer, mais il étoit tel que je le représente. Cette façon d'être, jointe avec sa douceur naturelle, son esprit compassé et si naturellement

336 

tourné à être amiable compositeur 1/, le défaut d'occasion d'opinions contraires au conseil, où il n'entroit pas, quoique effectivement et véritablement ministre, l'écartoient moins de Torcy que le duc de Beauvilliers , et l'appliquoient à conserver tous les dehors entre eux, n'y pouvant davantage.

  Torcy, qui sentoit parfaitement tout ce que le monde ne voyoit pas dans cet intérieur de famille, n'avoit pas tort de vouloir s'appuyer de d'Antin, et celui-ci, qui frappoit en dessous à la porte du conseil, avoit raison de se lier à un homme dont la place lui pouvoit donner des moyens de se la faire ouvrir. En même temps moi , qui connoissois cet intérieur, je ne fus pas surpris que le duc de Beauvilliers, discutant les ministres avec moi, mit Torcy le premier sur le tapis, et m'en parlât comme d'un homme qu'il étoit absolument nécessaire de remercier.

  Lié où il étoit et dans une place qui ne me donnoit ni rapport avec lui ni aucun besoin de lui, je ne le connoissois alors que comme on connott tout le monde; je n'allois jamais chez lui; lui aussi ne m'avoit jamais fait aucune avance, quoique nous eussions des amis communs. Je n'étois pas content de lui sur M. le duc d'Orléans, et s'il faut tout dire, son indifférence pour moi m'avoit déplu. Je n'entrepris donc pas sa défense avec M. de Beauvilliers, qui passa outre et me demanda qui je pensois qu'on pût mettre en sa place.

  Arnelot étoit bien le meilleur, mais il étoit trop lié à la princesse des Ursins , trop bien par conséquent avec Mme de Maintenon pour que ce fût l'homme de M. de Beauvilliers, ni le mien par rapport à M. le duc d'Orléans, que je voulois unir de plus en plus avec le Dauphin : je proposai donc Saint-Contest qui étoit fort de mes amis, et d'amitié de père

  1/. On appelait amiable compositeur l'arbitre qui terminait un, différend entre les parties à des conditions équitables, sans recourir à la rigueur de la justice.

en fils. C'étoit un homme de beaucoup d'esprit et du plus délié, sous un extérieur épais, appliqué, travailleur, et qui, avec les manières les plus pleinement bourgeoises, connoissoit pourtant le monde, la cour et les gens extrêmement bien, et qui dans son intendance de Metz avoit toujours réussi dans les affaires ou les négociations qu'il avoit eues fort souvent avec l'électeur palatin, celui de Trèves, le duc de Lorraine, et plusieurs petits princes de ses environs; il étoit doux, liant, insinuant, et savait aller à ses fins avec adresse et en contentant ceux avec qui il avait à traiter. M. de Beauvilliers le connaissait et le goûtait assez, et il approuva beaucoup ma pensée, en sorte que cela demeura comme arrêté entre nous.

  Desmarets nous fit disputer. Le duc en étoit, comme je l'ai remarqué, à n'oser plus lui parler de rien. Il ne pouvoit donc se dissimuler son humeur intraitable, ni l'excès de son ingratitude, mais ces défauts ne touchoient point à la religion. Il ne donnoit nul soupçon de jansénisme, et il était bien loin encore de revenir au monde lors de la disgrâce de l'archevêque de Cambrai : net sur des points à l'égard du duc si capitaux, d'autres le sauvoient. Il étoit neveu de Colbert, élevé dans les finances, à son école; il en avoit pris, à ce que l'on pensoit, les principes et les maximes. Il passait pour l'homme le plus capable en finances; enfin, M. de Beauvilliers l'avoit ramené sur l'eau à force de sueurs, de temps et de rames, et quel qu'il l'éprouvât, il ne put se résoudre à détruire son ouvrage, et tout ce que j'alléguai ne fit que blanchir. Il ne trouva jamais mieux à mettre en sa place, et il se ferma à l'y laisser.

  Nous fûmes aisément du même avis sur La Vrillière. Il convint avec moi que pour ce que ce secrétaire d'État fai-soit, et quand même il seroit chargé de plus, il le faisoit très bien, et qu'il n'y avoit point à chercher mieux.

  Voysin nous parut également à tous deux nécessaire à renvoyer : nulle capacité, probité de cour, connoissance de

338 

personne, dureté, et rusticité, créature de Mme de Maintenon jusqu'au dernier abandon. Je voulus sonder le duc sur Chamillart, et je fus édifié, touché même de sa réponse : il me dit qu'il étoit son ami depuis quarante ans, et que cette liaison il l'avoit resserrée lui-même par le mariage de sa nièce avec son fils ; qu'il connoissoit sa probité à toute épreuve, et ses lumières fort au-dessus de l'idée qu'on en avoit prise ; mais qu'il croyoit le Dauphin un obstacle invincible à son retour; d'ailleurs que Chamillart avoit deux défauts qu'il croyoit incompatibles avec le bien de l'État et dont il le savoit incorrigible, avec lesquels il se feroit un grand scrupule de le replacer : une opiniâtreté invincible dont il me conta des traits qui m'étonnèrent, quelque connoissance que j'eusse de cette opiniâtreté , dont j'ai rapporté quelques-uns , et des amis sur lesquels il étoit incapable de revenir, et dont l'entêtement étoit extrêmement dangereux. De ce dernier j'en avois une parfaite expérience qui se trouve répandue ici en plus d'un endroit. Je fus affligé avec d'autant plus d'amertume que je fus convaincu , et qu'il fallut me détacher du plaisir extrême de contribuer à remettre mon ami en selle; ce qui , en effet , n'étoit plus possible avec ce que j'ai expliqué des choses de Flandre, indépendamment de tout le reste. Je proposai donc La Houssaye que je ne connoissois point, mais par ce qu'il m'étoit revenu de sa conduite dans l'intendance d'Alsace où il étoit, et il falloit un intendant de frontières et de troupes, et M. de Beauvilliers l'approuva.

  Je trouvai sur Pontchartrain les dispositions les plus funestes et qui pouvoient le plus flatter celles qu'il avoit méritées de moi, mais qui m'épouvantèrent parce qu'il avoit un père à qui j'étois lié d'amitié, de reconnoissance et de confiance la plus intime , une mère que j'aimois et respectois véritablement, et que sa femme si proche de la mienne et si parfaitement unie avec elle, lui avoit laissé des enfants. Je vis leur sort, je vis le chancelier, ou éconduit, ou retiré de lui-même avec le poignard dans le coeur, et survivre à sa prodigieuse fortune , en proie à l'horreur de son fils, et au néant de ses petits-fils. J'avois caché mon ressentiment et ses causes, et plus au duc de Beauvilliers qu'à personne, dans la situation où je le connoissois avec le chancelier.

   Il s'ouvrit à moi sur le père et sur le fils plus qu'il n'avoit fait encore, car il s'ouvrit tout à fait. Rome, le jansénisme, et plus que tout, la différence extrême de sentiment sur la personne et la doctrine de M. de Cambrai, avoit achevé de cimenter le mur qui avoit commencé à s'élever entre le duc et lui dès son arrivée à la tête des finances. Les escarmouches au conseil étoient continuelles. Outre ce que j'en ai touché ici, il n'y a pas longtemps, le chancelier s'y aidoit souvent d'une légèreté qui lui étoit naturelle, et qui mettoit les rieurs de son côté. Il passoit quelquefois jusqu'à porter des bottes indécentes et parfois scandaleuses, qui déconcertoient une gravité qui, sur ces matières, avoit rarement raison. Ailleurs le chancelier n'étoit pas plus mesuré; ils avoient même été plus d'une fois jusqu'à cesser de se rendre les devoirs communs de civilité réciproque, et quoiqu'ils n'en fussent pas là alors, ils n'en étoient pas mieux ensemble, quoique le duc de Chevreuse et le chancelier fussent toujours demeurés amis. L'éclat ancien qui n'avoit fait qu'augmenter depuis avoit engagé dès lors le duc de Beauvilliers de retirer de la marine ceux qu'il y protégeoit, et qu'il y avoit mis du temps de Colbert et de Seignelay. Les blessures étoient devenues si continuelles et si profondes que ces deux hommes ne se pouvoient pardonner, et que leur haine étoit publique. Le duc, avec toute sa piété et ses mesures, se permettoit à cet égard plus de choses qu'il n'en étoit naturellement capable. Sûr du roi et de son pupille dans les matières qui formoient leurs disputes , il se défendoit ordinairement avec hauteur et jetoit quelquefois au chancelier des choses et des faits qui l'embarrassoient, et le poussoit alors avec hardiesse. J'appris alors mille détails là‑

340 

dessus du duc de Beauvilliers, que ses mesures si resserrées m'avaient cachées jusque-là, et que le chancelier n'avait eu garde de me dire par considération pour moi dans la plus qu'intime liaison où il me savait avec le duc , non par manque de confiance, car il m'en disait assez tous les jours pour ne me laisser pas ignorer l'état où ils étoient ensemble. Bien que la séparation intérieure de Pontchartrain d'avec son père passât souvent jusqu'à l'extérieur, et que les mesures qu'il gardait avec M. de Beauvilliers fussent les plus respectueuses, il ne l'en aimait pas mieux au fond, et ce fond était bien aperçu.

 L'entreprise d'Écosse que j'ai racontée en son lieu , et dont la triste issue lui fut justement imputée, lui était devenue un péché irrémissible auprès des ducs de Beauvilliers et de Chevreuse qui en avait été l'auteur et le promoteur; d'ailleurs son pernicieux caractère achevait de le leur rendre odieux. On en a vu quelque chose, t. IV, p. 377, combien peu la Dauphine le ménageoit auprès du roi, et que le roi, si en garde en faveur de ses ministres, la laissait dire avec complaisance. Mais il ne sera pas inutile de le faire connaître davantage : comme il est depuis longtemps tout à fait mort au monde, j'en parlerai, quoique vivant encore, comme d'un homme qui n'est plus.

 Sa taille était ordinaire, son visage long, mafflé fort lippu, dégoûtant, gâté de petite vérole qui lui avait crevé un oeil. Celui de verre, dont il l'avait remplacé, était toujours pleurant, et lui donnait une physionomie fausse, rude, renfrognée , qui faisoit peur d'abord, mais pas tant encore qu'il en devait faire. Il avait de l'esprit, mais parfaitement de travers, et avec quelques lettres et quelque teinture d'histoire; appliqué, sachant bien sa marine, assez travailleur, et le voulait paraître beaucoup plus qu'il ne l'était. Son naturel pervers, que rien n'avait pu adoucir ni

341

redresser le moins du monde, perçoit partout; il aimoit le mal pour le mal, et prenoit un plaisir singulier à en faire. Si quelquefois il faisoit du bien, c'étoit une vanterie qui en faisoit perdre tout le mérite, et qui devenoit synonyme au reproche; encore l'avoit-il fait acheter chèrement par les refus, les difficultés dont il étoit hérissé pour tout, jusque pour les choses les plus communes, et par les manières de le faire qui piquoient, qui insultoient même, et qui lui fai-soient des ennemis de presque tous ceux qu'il prétendoit obliger. Avec cela, noir, traître, et s'en applaudissoit; fin à scruter, à suivre, à apprendre et surtout à nuire. Pédant en régent de collège avec tous les défauts et tout le dégoût d'un homme né dans le ministère et gâté à l'excès.

   Son commerce étoit insupportable par l'autorité brutale qu'il y usurpoit, et par ses infatigables questions; il se croyoit tout dû , et il exigeoit tout avec toute l'insolence d'un maître dur. Il s'établissoit le gouverneur de la conduite de chacun , et il en exigeoit compte ; malheur à qui l'y avoit accoutumé par besoin, par lâcheté; c'étoit une chaine qui ne se pouvoit rompre qu'en rompant avec lui. Outre qu'il étoit méchant, il étoit malin encore, et persécuteur jusqu'aux enfers quand il en vouloit aux gens; ses propos ne démentoient point les désagréments dont il étoit chamarré. Ils étoient éternellement divisés en trois points, et sans cesse demandoit, en s'applaudissant, s'il se faisoit bien entendre; avec qui que ce fût, maître de la conversation, interrompant , questionnant, prenant la parole et le ton , avec des ris forcés à tous moments qui donnoient envie de pleurer. Une expression pénible, maussade, pleine de répétitions, avec un air de supériorité d'état et d'esprit qui fai-soit vomir et qui révoltoit en même temps. Curieux de savoir le dedans et le dessous de toutes les familles et des intrigues, envieux et jaloux de tout, et dans sa marine comme un comite sur ses galériens. Aucun officier, même général , même pour des riens, n'était à couvert de ses sor‑

342 

ties en pleine audience publique, et nul homme ni femme de la cour de ses airs d'autorité. Il disait aux gens les choses les plus désagréables avec volupté, et réprimandait durement en maître d'école sous prétexte d'amitié et en forme d'avis.

 Son délice étoit de tendre des panneaux, et la joie de son coeur de rendre de mauvais offices. En garde surtout contre son père et sa mère et leurs amis, et contre toutes les grâces et tous les plaisirs qu'ils pouvoient désirer de lui, il s'en piquoit même, pour ne pas paroitre sous leur férule, au point que le chancelier et la chancelière s'étoient fait une règle de ne lui rien demander ni recommander, et ne s'en cachoient point, parce que la négative étoit certaine. En général, il triomphoit de refuser et de faire mystère des choses même les plus futiles, surtout d'être hérissé de difficultés sur les choses qui en souffroient le moins. L'importance lui tournoit la tête, son ver rongeur étoit de n'être point ministre; d'ailleurs incapable de société, d'amusement de conversation ordinaire ; toujours plein de ses fonctions, de ses occupations, et avec qui que ce fût, homme et femme, roi de ses moments et de ses heures, et le tyran de sa famille et de ses familiers. Sa première femme, si parfaite en tout, en mourut à la fin à force de vertu. La seconde l'a vengée.

 On a vu sa conduite avec le comte de Toulouse, d'O et le maréchal d'Estrées. Les femmes des deux derniers l'avaient perdu auprès de Mme la Dauphine, et auprès du Dauphin tout ce qui avait pu l'approcher. Mme de Maintenon, qui aimoit fort sa première femme, et qui a toujours conservé du goût et de la considération personnelle pour la chancelière, ne le pouvait supporter. Il ne tenoit auprès du roi que par l'amusement malicieux des délations de Paris, qui était de son département, et qui lui avait causé force prises avec Argenson, lieutenant de police, qu'il voulait tenir petit garçon sous lui. Argenson en savait plus que lui;

il s'était habilement saisi de la confiance du roi, et par elle du secret de la Bastille et des choses importantes de Paris ; il les avait enlevées à Pontchartrain , à qui en habile homme il n'avait laissé que les délations des sottises des femmes et des folies des jeunes gens. Il s'étoit ainsi déchargé sur lui de l'odieux de sa charge, surtout des lettres courantes de cachet, et se conservait le mérite envers beaucoup de gens considérables de tous états d'avoir sauvé leurs proches de ses griffes, soit en faisant en sorte de lui en souffler les aventures, ou en diminuant et raccommodant auprès du roi ce qu'il y avait gâté. Les jésuites, sulpiciens, etc., regardaient Argenson comme leur appui fidèle, et le servaient comme tel auprès du roi et de Mme de Maintenon ; tandis que, comme on l'a déjà dit, ils n'avaient que de l'aversion pour Pontchartrain, tant il les servait de mauvaise grâce, et n'imputoient la chasse qu'il ne cessoit de faire aux moindres soupçons de jansénisme, qu'au plaisir qu'il prenoit à faire du mal. La singularité d'un si détestable caractère m'a engagé à m'y étendre; la suite en fera voir encore davantage la nécessité. Avec tant de vices et d'insolence, il était d'une vérité à surprendre sur sa naissance ; il n'en disait pas le tout, mais bien qu'ils étaient de petits bourgeois de Montfort-l'Amaury, et assez pour désespérer La Vrillière, qui étoit glorieux là-dessus fort mal à propos J'en ai quelquefois vu des scènes très plaisantes entre eux deux. Comme secrétaire d'État, l'orgueil même.

  Le duc de Beauvilliers m'allégua la plupart de ces choses, et j'en sentais à mesure la vérité. Il m'en fit des plaintes amères, et les parades que j'y donnai ne furent reçues que très faiblement. Je le vis si arrêté dans sa résolution, que je ne jugeai pas à propos de heurter par une résistance opiniâtre; je glissai donc, et ne butai qu'à laisser une queue pour pouvoir traiter encore un chapitre si délicat. Cela donnoit lieu à reposer ses idées, et à moi, qui les avais aisément prises, du temps pour le tourner et tâcher de les

344 

changer ; nous parlâmes donc d'autre chose, et Pontchartrain ne revint sur le tapis entre nous deux de trois à quatre jours.

  Ce fut le duc qui m'écarta à une promenade du roi pour en faire une avec lui tête à tète, et qui reprit aussitôt ce chapitre , et je vis bien qu'il le faisoit à dessein. Le mien étoit tout préparé ; le sien étoit de m'emporter par une foule de raisons, qui toutes n'étoient que trop bonnes; je lui laissai dire tout ce qu'il voulut. Il me pressa sur beaucoup de choses et de faits de Pontchartrain : son humeur étrange, sa malice, ses mauvais offices, sa satisfaction à faire du mal, son plaisir à nuire, sa mauvaise grâce à faire du bien, et sa peine à bien faire, sa passion de s'étendre et d'usurper, son attention à tout abaisser devant lui, l'aversion publique, ses procédés indignes avec un nombre infini de gens de tous états et des plus considérables. Il ne m'apprenoit rien sur tout cela, et de ce dernier point j'en avois l'expérience la plus étrange et la plus fraiche. Ce ne fut pas sans combat intérieur que je l'étouffai dans une crise si décisive.

  Quand il en eut bien dit, je lui répondis que n'ayant ni la force de crédit ni la volonté, quand bien même j'aurois la puissance, de m'opposer jamais en quoi que ce fût à lui, je ne pouvois pourtant me résoudre à lui abandonner le fils du chancelier, tout imparfait, et plus encore, que je le recon-noissois. Je lui parlai d'une manière touchante de mon attachement plein de reconnoissance pour le père, et de ma tendresse pour les petits-fils.

  Cette manière de résister à un homme naturellement bon et plein de sentiments le rendit rêveur. Je m'aperçus qu'il commençoit à flotter entre la peine de me voir si ferme et une sorte de satisfaction de la cause que je lui venois d'avouer et de paraphraser. Il ne laissa pas d'insister encore, et moi de répondre sur 'le même ton sans l'aigrir par des négatives fausses et grossières, mais en lui demandant s'il croyoit Pontchartrain entièrement incorrigible; il ne répliqua point, je me tus, et il demeura un peu de temps en silence, et comme en méditation à part soi.

  Il en sortit par me dire qu'avec toutes mes défenses, et qui n'étoient d'aloi que pour moi seul, il vouloit bien me dire que Pontchartrain étoit actuellement en un péril très-grand ; que pour l'amour de moi, puisque je m'obstinois si fort à le protéger, il vouloit encore bien me dire que le Dauphin ne le pouvoit souffrir; que la Dauphine avoit juré sa perte, poussée par tout ce qui l'approchoit, par le cri public, par son propre dégoût, par Mme de Maintenon même, qui , d'ancienneté brouillée avec le père, ne pouvoit personnellement supporter le fils pour une aversion particulière que ses manières et tout ce qui lui en revenoit lui avoient donnée ; que le roi seul paroissoit plus indifférent là-dessus, mais sentir bien tous les défauts de Pontchartrain , et ne sembloit pas préparer une grande résistance à tant et de telles batteries prêtes à jouer. Le duc ajouta que pour lui, s'il étoit sensible à la vengeance, je pouvois bien juger de ce qu'il penseroit et feroit; mais qu'au défaut d'une affection que le christianisme lui défendoit, il étoit poussé par tout ce qu'il voyoit, et par tout ce qu'il lui revenoit chaque jour de Pontchartrain; que sa chute, pour laquelle il n'avoit seulement qu'à laisser faire, il ne la pouvoit regarder que comme un bien public et avantageux à l'État ; que pensant de la sorte, c'étoit à Pontchartrain, s'il en avoit le loisir, à changer si promptement de conduite , qu'il le convainquît qu'il étoit corrigible, après quoi on verroit ce qu'il seroit à propos de faire à son égard.

  Comme nous nous parlions toujours sous le plus sûr secret et sans mesures, je lui demandai si ce qu'il me disoit là étoit une menace d'une chose possible par celles qui existoient , ou un orage tout formé, et des desseins pris et prèts à éclore. 11 me répondit nettement que c'étoit le dernier. J'en frémis , et n'osant le presser sur le détail de cette affaire, je me contentai de le conjurer d'accorder un court

346 

loisir avant que de perdre un homme au moins si instruit de sa marine, et que son successeur encore feroit peut-être regretter.

  Je n'ai point su quel il étoit, mais j'ai cru que Desmarets pouvoit être le désigné. Il avoit très bien pris avec le roi , mieux encore avec Mme de Maintenon , par les charmes de la finance, et le goût qu'elle commençoit à prendre pour sa femme, quoique revenu en place malgré la fée qui vouloit Voysin, mais dont la place de secrétaire d'État de Chamillart, qu'elle lui avait fait donner, l'avoit dépiquée. Desmarets avoit pour soi Mme la Dauphine, par les manèges de sa femme, et par les soins qu'il avoit de plaire pécuniairement à tout ce qui l'approchoit véritablement. On a vu plus haut que son humeur féroce et son ingratitude n'avait pu déprendre de lui les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, et les causes de leur persévérance; et c'est ce groupe de choses qui m'a persuadé que c'étoit Desmarets qu'ils vouloient porter à la plénitude des charges de son oncle Colbert.

 Sur mes instances que je rendis les plus pressantes, M. de Beauvilliers me permit d'avertir Pontchartrain de dominer son humeur dans ses audiences et avec tout le monde, de rapporter devant le roi avec moins de penchant au mal, de rendre compte au conseil des dépêches des affaires dont il étoit chargé avec un goût moins enclin à la sévérité, de lui en spécifier quelques-unes en particulier, que le duc m'expliqua, où ses manières dures et enclines au mal, tant en ce conseil qu'en ses audiences, et même dans son travail tête à tête avec le roi où Mme de Maintenon étoit toujours présente, avoient fait de fâcheuses impressions, et étoient vivement revenues; mais il me défendit d'aller plus loin, et de lui laisser apercevoir d'où je pouvois être instruit. Je rendis grâces au duc de Beauvilliers, comme d'une obligation du premier ordre, de ce qu'il vouloit bien que je fisse, et je le conjurai de nouveau de suspendre l'orage jusqu'à ce qu'il eût vu le fruit de ces avis. Il ne voulut s'engager à rien ; je crus apercevoir qu'il craignait le plaisir de la vengeance , que ce principe le fit rendre un peu à mes instances, et qu'il résista par là même et par modestie , à la satisfaction de me laisser voir combien il influoit sur le sort de Pontchartrain. De cela même je m'ouvris à l'espérance. Ainsi finit cette importante conversation.

  Elle me donna lieu à de grandes réflexions. Outre celles que j'ai déjà expliquées sur l'état du chancelier et de ses petit-fils, son fils chassé, je sentis encore que ce coup paré, si tant était que j'en pusse venir à bout, ils ne seraient encore en aucune assurance. Pontchartrain , fait comme il étoit, ne pourroit se contenir longtemps; ses rechutes deviendraient mortelles , avec cette horreur générale qu'il avait si justement encourue, et cet éloignement extrême, pour ne rien dire de plus, toujours subsistant entre son père et le duc de Beauvilliers, dans la posture nouvelle et stable où se trouvait alors ce dernier. Toute ma vie j'avais désiré avec la passion la plus vive de les voir solidement réconciliés , mais comme on désire quelquefois des choses imaginaires et impossibles. Deux hommes en tout si dissemblables, excepté en probité et en amour de l'État , n'avaient rien en quoi ils pussent compatir ensemble. Leurs liaisons, leurs vues, leurs sentiments, leurs tempéraments se trou-voient tellement contraires qu'il ne s'y pouvoit rien ajouter, et jusqu'à la religion dans deux très-hommes de bien, de la façon dont ils la prenaient l'un et l'autre, leur était devenue un très-puissant motif d'aversion. Cependant, par la face nouvelle que la cour avoit prise, je voyais le chancelier et son fils perdus sans cette réconciliation sincère, et sa nécessité me parut si démontrée que, quelque impossible et chimérique qu'elle me semblât, je me mis dans la tète d'y oser travailler. Sans ce remède unique , je ne voyois aucun moyen de subsister pour le chancelier, dans la nouvelle et durable face que la cour avait prise, et je ne trouvais d'épine dans le riant de ma situation particulière que la peine ex‑

348 

treme, et qui troubloit toute ma joie, de voir mes deux plus intimes amis en état ensemble quo l'un infailliblement seroit perdu et anéanti par l'autre. Il ne falloit pas un motif moins puissant pour me faire entreprendre un ouvrage si voisin de l’impossible, et que l'extrême nécessité cessa lors, pour la première fois, de me laisser envisager comme une folie.

 Dès le soir même, après que les soupeurs se furent retirés de chez Pontchartrain, j'entrai chez lui , où je n'allais plus familièrement, et même très rarement. L'heure ajouta à sa surprise; je lui dis, d'abordée et d'un air grave et froid, que quoique ma coutume ne fût pas de lui faire des leçons , et que j'eusse lieu d'en être encore plus éloigné que jamais, j'avais pourtant des choses à lui dire dont je ne pouvais me dispenser ; qu'il ne me demandât ni de mes raisons ni d'où je prenais ce que j'avais à lui dire; qu'il se contentât d'apprendre qu'il ne pouvait m'écouter avec trop d'attention, ni prendre trop de soin d'en profiter sans délai. Après une préface si énergique, je lui dis, comme si j'en avais été l'auteur, tout ce que j'avois permission de lui dire, et cela tout de suite comme une leçon apprise par coeur. Je fus écouté avec toute l'attention que demandoit ma préface et la matière qui la suivit. Pontchartrain sentit aisément que les faits singuliers que je lui spécifiai ne pouvoient m'être venus que d'endroits importants. Il voulut s'excuser sur certaines choses, sur d'autres il avoua, et accusa son humeur. Je répondis qu'avec moi tout cela étoit inutile, que son affaire étoit de profiter de ce qu'il venoit d'entendre, la mienne de m'aller coucher, et là-dessus je le quittai aussi brusquement que je l'avois abordé. Je rendis compte le lendemain de ce que j'avois dit à Pontchartrain au duc de Beauvilliers. Il augmenta ma frayeur par ce qu'il me laissa voir de l'imminence de la chute, et néanmoins il convint d'attendre ce que produiroit ma remontrance.

À quelques jours de là, me promenant après minuit en tiers avec le Dauphin et l'abbé de Polignac, la conversation tomba sur le gouvernement de Hollande, sur sa tolérance de toutes les sectes, et bientôt sur le jansénisme. L'adroit abbé n'en perdit pas l'occasion , et dit tout ce qu'il falloit pour plaire. Le Dauphin me donna lieu d'entrer assez dans la conversation. Je parlai suivant mes sentiments et sans affectation. La promenade se poussa tard par le plus beau temps du monde, et je quittai le Dauphin comme il alloit rentrer au château. J'expliquerai ailleurs ce que je pense sur cette matière, parce qu'elle entrera dans plus d'une chose dans la suite, et ma façon de voir et d'être avec le Dauphin. Dès le lendemain matin M. de Beauvilliers me prit dans le salon, et me conta que le Dauphin venoit de lui dire avec beaucoup de joie que, à des discours qu'il m'avoit ouï tenir le soir précédent à sa promenade, il me croyoit éloigné du jansénisme, et tout de suite me demanda de quoi il avoit été question, que le Dauphin n'avoit pas eu le temps de lui expliquer. Il me dit, après lui en avoir rendu compte, qu'il avoit tout à fait confirmé le Dauphin dans cette opinion sur moi, et cela mit en effet sa confiance pour moi au large sur toutes sortes de chapitres, et voilà ce que font les hasards.

  Il fit encore qu'à ces propos le duc me dit tout de suite que le Dauphin soupçonnoit fort Pontchartrain de jansénisme, lui qui faisoit sa cour au roi du zèle de cette persécution. La délicatesse de M. de Beauvilliers étoit là-dessus si étrange, qu'après ce qu'il m'avoit dit lui-même que les jésuites et les sulpiciens imputoient au goût malfaisant de Pontchartrain la persécution qu'il faisoit aux jansénistes, je ne le pus faire revenir de ses soupçons là-dessus, qu'en lui répondant de Pontchartrain sur ce chapitre, et que, différent en tout d'avec son père, ils étoient aussi parfaitement divisés sur les jésuites et l'Oratoire. La fréquentation de Pontchartrain, lors de la mort de sa femme, avec le P. de La Tour, général de l'Oratoire , et encore quelques mois

350 

après, avoit répandu ces soupçons; mais j'assurai le duc, comme il était vrai, que Pontchartrain avec la dernière indécence avoit quitté le commerce du P. de La Tour, comme une chemise sale, et n'en avoit pas ouï parler depuis.

  Nous nous revImes le même jour sur le soir. Dans l'entre-deux, M. de Beauvilliers, sur ma parole, avoit répondu de Pontchartrain au Dauphin sur le jansénisme. Il me le confia, et ce fut le premier bon office qu'il lui rendit auprès de ce prince. De là, le duc me dit qu'il n'entendoit pas deux choses, Pontchartrain étant tel là-dessus que je le lui avois si fort assuré : l'une qu'il étoit très suspect aux jésuites, l'autre comment l'affaire d'un ecclésiastique d'Orléans étoit si mal entre ses mains; que les jésuites attribuoient à son goût de faire du mal sa facilité à maltraiter les jansénistes que l'on exiloit, ou qu'on ôtolt de places, et n'en étoient pas moins en garde contre lui, parce qu'il leur étoit aussi contraire qu'il lui étoit possible; et que cet ecclésiastique si opposé aux jansénistes, et qui tiroit de là tout son appui , ne pouvoit être plus mal servi qu'il l'étoit de Pontchartrain, pour l'union d'un bénéfice, qui étoit néanmoins très-essentielle au bon parti. Il s'échauffa assez là-dessus, et de lui-même me permit d'avertir Pontchartrain, mais comme de moi-même, de la disposition des jésuites à son égard; qu'il lui importoit fort de la changer par une conduite opposée; et sur cet ecclésiastique de lui dire, non plus comme de moi-même, mais de sa part à lui comme en avis, de rapporter son affaire au premier conseil des dépêches, d'y donner un tour favorable, et d'ajouter que cela lui étoit plus important qu'il ne pensoit.

  Je fis ce même soir, vers le minuit, une seconde visite à Pontchartrain, toute semblable à la première, dont l'heure et le ton ne le surprit pas moins , et bien plus encore que la première pour les choses. Il s'étoit peut-être douté à la première d'où lui venoient mes avis. À cette seconde, il ne put plus l'ignorer. C'étoit en insolence le premier homme du monde, lorsqu'il ne craignoit point les gens; et le premier aussi en bassesse, où personne ne le surpassoit, à proportion de son besoin et de sa frayeur. Ainsi on peut juger de tout ce qu'il me pria de dire à M. de Beauvilliers, de quelle façon il se mit à en user avec les jésuites, et comment tourna l'affaire de l'ecclésiastique d'Orléans.

 M. de Beauvilliers en fut si content , qu'il voulut bien que je lui disse , mais comme de moi-même , le péril en gros où il étoit auprès du Dauphin, et les moyens de le rapprocher peu à peu, tous opposés à son génie et à ses manières accoutumées. Le duc alla jusqu'à me charger de lui dire qu'il lui ménageroit des occasions de travailler avec le Dauphin, qu'il l'en avertiroit d'avance et de la façon de s'y conduire.

 Je revis donc aussitôt Pontchartrain pour la troisième fois; je ne vis jamais homme si transporté. Il se crut noyé et sauvé au même instant, et les protestations qu'il me fit, tant pour M. de Beauvilliers que pour moi , furent infinies. Sur mon compte, je sus bien qu'en penser, puisque c'étoit trois semaines après qu'il m'eut envoyé d'Aubanton; aussi les reçus-je pour moi avec le froid le plus dédaigneux , et je lui fis sentir, au choix de mon peu de paroles, la nullité de part que sa personne devoit prendre au salut inespéré que je lui procurois.

 Le duc tint parole; Pontchartrain fut averti et instruit; et, comme M. de Beauvilliers ne voulut pas s'y montrer, je fus toujours le canal entre eux sous le plus entier secret. Pontchartrain travailla chez le Dauphin; le duc avoit préparé les choses. Le prince fut content. Cela dura le reste du voyage de Marly, qui, d'une tirade, nous conduisit à Fontainebleau sans retourner à Versailles , à cause du mauvais air.

 Dans ces entrefaites et sur la fin de Marly, je pris en particulier le premier écuyer, non pour lui confier quoi que ce soit de ce qui vient d'être raconté, mais pour m'en servir à ma manière au dessein de réconciliation que j'avois conçu.

352 

C'étoit un grand homme, froid, de peu d'esprit, de beaucoup de sens, fort sage, fort sûr, fort mesuré, qui, à force d'être né et d'avoir passé sa vie à la cour, fils d'un homme qui étoit maître passé et dans une considération singulière, et lui dans les cabinets les plus secrets de Le Tellier, Louvois et Barbezieux, dont il étoit si proche par sa femme, et qui l'avoient admis à tout avec eux, avoit acquis une grande connoissance de la cour et du monde, y étoit fort compté , s'y était mêlé de beaucoup de choses, et y étoit enfin devenu une espèce de personnage. Il étoit de tout temps fort bien avec le roi , il avoit des particuliers quelquefois avec lui ; et il avoit eu l'art d'être fort bien avec tous les ministres, et intimement avec le chancelier, qui avoit beaucoup de créance en lui. J'ai parlé de lui à l'occasion de la mort de Monseigneur, duquel il espéroit beaucoup, et rien de la cour nouvelle, avec qui il n'avoit nulle liaison, même quelque chose de moins avec les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, par l'ancien chrême des Louvois , si opposés à tout ce qui était Colbert, et tous leurs commerces et leurs allures tout à fait différentes.

[…]

  On a pu voir épars en plusieurs endroits de ces Mémoires à quel degré d'intimité et de toute confiance j'étois arrivé avec le duc de Beauvilliers, avec le duc de Chevreuse, et avec les duchesses leurs femmes. Tout cela vivoit dans la même amitié avec Mme de Saint-Simon, et ce qui étoit peut-être unique pour des personnes si généralement cachées et compassées, dans la confiance et la liberté la plus entière , fondées sur l'estime de sa vertu , et l'expérience de la sagesse et de la bonté de son esprit et de sa conduite, plus encore s'il se peut que sur ce qu'elle m'était , et de ce qu'ils savoient que j'étais pour elle. Il faut donc comprendre que ces trois couples faisoient un groupe qui ne se cachoit rien, qui se consultoit tout, qui en ce genre étoit inaccessible à quiconque, et dont le commerce étoit non seulement continuel, mais de tous les jours, et souvent de plus d'une fois par jour quand nous étions dans les mêmes lieux, et il étoit fort rare que nous en fussions séparés, parce que Vau-cresson étoit fort proche, et que je ne sortais presque point de la cour, ni Mme de Saint-Simon non plus. Cette union anciennement prise, mais liée et augmentée par degrés, en étoit à ce dernier bien longtemps avant la mort de Monseigneur, comme divers traits de ces Mémoires auront pu le faire remarquer.

 Dans cet état, M. de Beauvilliers ne cessoit depuis longtemps de faire naître de l'estime, de l'amitié, du goût pour moi en son pupille, sur l'esprit et le coeur duquel il pouvait tout. Il n'en perdit aucune occasion pendant plusieurs années. On a vu que j'en sentis l'effet à l'occasion de l'ambassade de Rome, et un autre si grandement marqué à son arrivée de la campagne de Lille. L'état triste où il fut après si longtemps ajouta aux mesures que le sage gouverneur me prescrivit toujours. On se souvient de la situation où la cabale de Meudon tenait ce prince , et combien le roi même demeura aliéné de lui, en sus de ce qu'il en étoit auparavant par la vie si recluse et si resserrée de son petit-fils, qui l'avait dès lors mis fort à gauche avec Monseigneur. On ne doutait dans aucun de ces temps que le duc de Beauvilliers ne possédât ce jeune prince ; on ignoroit bien le fond de mon intimité avec le duc , mais la liaison étoit trop forte, et le commerce trop continuel et trop libre avec des gens aussi enfermés , pour n'avoir pas percé.

Être en mesure et en garde infinie étoit le caractère dominant du duc. La haine de Mme de Maintenon, et les secousses qu'il avait éprouvées du roi même, augmentoient encore les entraves de sa timidité naturelle. Il craignoit les soupçons de circonvenir son pupille, il craignait la jalousie et les regards perçants qui s'étaient fixés sur moi depuis ce choix pour Rome. Il vouloit me mettre peu à peu dans la confiance du jeune prince, mais il ne vouloit pas qu'il en parût rien. Il redoubla encore de précautions depuis la campagne de Lille où je m'étois si hautement déclaré et dont je fus perdu un temps. Je rappelle toutes ces époques et ces faits épars dans ces Mémoires , pour les remettre tous à la fois sous les yeux, et montrer les raisons de la conduite que le duc de Beauvilliers me fit observer, de concert avec le prince.

 Je ne le voyois chez lui, aux heures de cour que rarement et courtement, assez pour qu'il ne parût rien d'affecté , assez peu pour qu'on ne pût soupçonner non seulement privance , mais même aucun dessein de m'approcher de lui ; en tout plus de négligence que de cour. Par cette raison le prince me distinguoit peu chez lui, et ne me donnoit guère au delà de ce qu'il avait accoutumé aux gens de ma sorte ; mais souvent un coup d'oeil expressif, un sourire à la dérobée m'en disoit tout ce que j'en désirois savoir.

 Outre la transcendance d'être sans cesse porte avec étude par le duc de Beauvilliers auprès de lui , et encore par le duc de Chevreuse , du caractère dont étoit ce prince , ce qu'il paroissoit du mien par le tissu de la conduite ordinaire de toute ma vie étoit un avantage peu commun pour lui plaire. Il aimoit une vie appliquée, égale, unie, il estimoit l'union dans les familles, il considéroit les amitiés qui fai-soient honneur ; et de celles-là, on a vu que j'y fus toujours heureux. Ma jeunesse n'avoit rien eu de ce qui eût pu l'étranger ou l'arrêter. Toutes mes liaisons particulières s'étoient trouvées avec des personnes qui presque toutes lui étoient agréables ou directement ou par quelque recoin ; mes inimitiés ou mes éloignements, avec celles qui pour la plupart étaient en opposition avec lui, et très ordinairement directe, ce qui était arrivé naturellement et sans aucun art. J'étais bien de toute ma vie avec les jésuites , quoique sans liaison qu'avec un seul à la fois, mais liaison unique jusqu'à la mort du dernier qui survécut le feu roi ; ils me comptaient parmi leurs amis, comme on l'a vu du P. Tellier, et comme on le verra davantage. Je l'avais été intime, comme on l'a vu aussi , de l'évêque de Chartres, Godet. C'étoient là des boucliers sûrs contre le dangereux soupçon de jansénisme; et ce que j'ai rapporté de cette conversation avec le Dauphin et l'abbé de Polignac en tiers , dans les jardins de Marly, mit le sceau à l'assurance. Ma façon d'être à cet égard reviendra trop souvent dans les suites pour ne mériter pas d'étre expliquée, puisque l'occasion s'en présente si naturellement.

  Le célèbre abbé de la Trappe a été ma boussole là-dessus, comme sur bien d'autres choses dont je désirerois infiniment avoir eu la pratique comme la théorie.

  Je tiens tout parti détestable dans l'Église et dans l'État. Il n'y a de parti que celui de Jésus-Christ. Je tiens aussi pour hérétiques les cinq fameuses propositions directes et indirectes , et pour tel tout livre sans exception qui les contient. Je crois aussi qu'il y a des personnes qui les tiennent bonnes et vraies, qui sont unies entre elles et qui font un parti. Ainsi de tous les côtés, je ne suis pas janséniste.

  D'autre part, je suis attaché intimement , et plus encore par conscience que par la. plus saine politique, à ce que très mal à propos on connoît sous le nom de libertés de l'Église gallicane, puisque ces libertés ne sont ni priviléges, ni concessions, ni usurpations , ni libertés même d'usage et de tolérance, mais la pratique constante de l'Église universelle, que celle de France a jalousement conservée et défendue contre les entreprises et les usurpations de la cour de Rome, qui ont inondé et asservi, toutes les autres et fait par ses prétentions un mal infini à la religion. Je dis la cour de Rome, par respect pour l'évêque de Rome, à qui seul le nom de pape est demeuré, qui est de foi le chef de l'Église, le successeur de saint Pierre, le premier évêque, avec supériorité et juridiction de droit divin sur tous les autres quels qu'ils soient, et à qui appartient seul la sollicitude et la surveillance sur toutes les Églises du monde comme étant le vicaire de Jésus-Christ par excellence, c'est-à-dire le premier de tous ses vicaires qui sont les évêques. À quoi j'ajoute que je tiens l'Église de Rome pour la mère et la

358 

maîtresse de toutes les autres, avec laquelle il faut être en communion; maîtresse, magistra,, et non pas domina ; ni le pape, le seul évêque, ni l'évêque universel, ordinaire et diocésain de tous les diocèses, ni ayant seul le pouvoir épiscopal duquel il émane dans les autres évêques , comme l'inquisition , que je tiens abominable devant Dieu et exécrable aux hommes, le veut donner comme de foi.

  Je crois la signature du fameux formulaire une très pernicieuse invention, tolérable toutefois en s'y tenant exactement suivant la paix de Clément IX, autrement insoutenable. Il résulte que je suis fort éloigné de croire le pape infaillible, en quelque sens qu'on le prenne, ni supérieur, ni même égal aux conciles oecuméniques, auxquels seuls appartient de définir les articles de foi, et de ne pouvoir errer sur elle.

  Sur Port-Royal, je pense tout comme le feu roi s'en expliqua à Maréchal en soupirant (t. IV, p. 123), que ce que les derniers siècles ont produit de plus saint, de plus pur, de plus savant, de plus instructif, de plus pratique, et néanmoins de plus élevé, mais de plus lumineux et de plus clair, est sorti de cette école, et de ce qu'on conne sous le nom de Port-Royal; que le nom de jansénisme et de janséniste est un pot au noir de l'usage le plus commode pour perdre qui on veut, et que d'un millier de personnes à qui on le jette, il n'y en a peut-être pas deux qui le méritent ; que ne point croire ce qu'il plaît à la cour de Rome de prétendre sur le spirituel, et même sur le temporel, ou mener une vie simple, retirée, laborieuse, serrée, ou être uni avec des personnes de cette sorte, c'en est assez pour encourir la tache de janséniste; et que cette étendue de soupçons mal fondés, mais si commode et si utile à qui l'inspire et en profite, est une plaie cruelle à la religion, à la société, à l'État.

  Je suis persuadé que les jésuites sont d'un excellent usage en les tenant à celui que saint Ignace a établi. La compagnie est trop nombreuse pour ne renfermer pas beaucoup de saints, et de ceux-là j'en ai connu , mais aussi pour n'en contenir pas bien d'autres. Leur politique et leur jalousie a causé , et cause encore de grands maux ; leur piété, leur application à l'instruction de la jeunesse et l'étendue de leurs lumières et de leur savoir, fait aussi de grands biens.

 C'en est assez pour un homme de mon état, ce seroit en sortir, et des bornes de ce qui est traité ici, que descendre dans plus de détails; mais ce n'est pas trop pour les choses dont les récits nécessaires s'approchent. Ce que je viens d'expliquer ne contentera pas ceux qui prétendent que le jansénisme et les jansénistes sont une hérésie et des hérétiques imaginaires, et satisfera sûrement encore moins ceux à qui la prévention, l'ignorance ou l'intérêt en font voir partout. Ce qui m'a infiniment surpris , est comment la prévention qui mettoit M. de Beauvilliers de ce dernier côté lui a pu permettre de s'accommoder de moi au point qu'il a fait, et sans le moindre nuage, toute sa vie , avec la franchise entière que j'ai toujours eue avec lui là-dessus, comme sur tous mes autres sentiments sur toutes autres manières.

ch.15 1711 359, 366, 378             le Dauphin juste, éclairé…, Beauvilliers avec lui

Précautions de ma conduite à la cour * Entretien avec le Dauphin * Je conçois les plus belles espérances * Ma conférence avec le duc de Beauvilliers * Nouveau tête-à-tête entre le Dauphin et moi Secret de ces entretiens * Les princes * Les princes du sang * Les princes légitimés . Belles paroles du Dauphin sur les bâtards * Nouvel entretien avec le duc de Beauvilliers * Importance de ce dernier à la cour . Accord de nos vues * Nous différons d'avis sur la succession de Monseigneur * Le roi a, un moment, envie d'hériter * Partage de la succession * Comment elle fut traitée * L'encan à Meudon * Étrange indécence de la vente aux enchères à Marly * Querelle entre la Dauphine et M. le duc de Berry […]

366 

  Il est difficile d'exprimer ce que je sentis en sortant d'avec le Dauphin. Un magnifique et prochain avenir s'ouvroit devant moi. Je vis un prince pieux, juste, débonnaire, éclairé et qui cherchoit à le devenir de plus en plus, et l'inutilité avec lui du futile, pièce toujours si principale avec ces personnes-là. Je sentis aussi par cette expérience une autre merveille auprès d'eux , qui est que l'estime et l'opinion d'attachement , une fois prise par lui et nourrie de tout temps, résistoit au non-usage et à la séparation entière d'habitude. Je goûtai délicieusement une confiance si précieuse et si pleine, dès la première occasion d'un tète-à-tête , sur les matières les plus capitales. Je connus avec certitude un changement de gouvernement par principes. J'aperçus sans chimères la chute des marteaux de l'État et des tout-puissants ennemis des seigneurs et de la noblesse qu'ils avoient mise en poudre et à leurs pieds, et qui, ranimée d'un souffle de la bouche de ce prince devenu roi, reprendroit son ordre, son état et son rang, et feroit rentrer les autres dans leur situation naturelle. Ce désir en général sur le rétablissement de l'ordre et du rang avoit été toute ma vie le principal des miens , et fort supérieur à celui de toute fortune personnelle. Je sentis donc toute la douceur de cette perspective , et de la délivrance d'une servitude qui m'étoit secrètement insupportable, et dont l'impatience perçoit souvent malgré moi.

  Je ne pus me refuser la charmante comparaison de ce règne de Monseigneur, que je n'avois envisagé qu'avec toutes les affres possibles et générales et particulières , avec les solides douceurs de l'avant-règne de son fils, et bientôt de son règne effectif, qui commençoit sitôt à m'ouvrir son coeur, et en même temps le chemin de l'espérance la mieux fondée de tout ce qu'un homme de ma sorte se pouvoit le plus légitimement proposer, en ne voulant que l'ordre, la justice, la raison, le bien de l'État, celui des particuliers , et par des voies honnêtes, honorables , et où la probité et la vérité se pourroient montrer. Je résolus en même temps de cacher avec grand soin cette faveur si propre, si on l'apercevoit, à effrayer et à rameuter tout contre moi, mais de la cultiver sous cette sûreté , et à me procurer avec discrétion de ces audiences dans lesquelles j'aurois tant à apprendre, à semer, à inculquer doucement , et à me fortifier ; mais j'aurois cru faire un larcin, et payer d'ingratitude, si j'avois manqué de faire l'hommage entier de cette faveur à celui duquel je la tenois tout entière. Certain d'ailleurs, comme je l'étois , -que le duc de Beauvilliers avoit le passe-partout du coeur et de l'esprit du Dauphin , je ne crus pas commettre une infidélité de lui aller raconter tout ce qui venoit de se passer entre ce prince et moi; et je me persuadai que la franchise du tribut en soutiendroit la matière, et me serviroit par les conseils à y bien diriger ma conduite. J'allai donc tout de suite rendre toute cette conversation au duc de Beauvilliers. Il n'en fut pas moins ravi que je l'étois moi-même.

  Ce duc, à travers une éminente piété presque de l'autre monde, d'une timidité qui sentoit trop les fers, d'un respect pour le roi trop peu distant de l'adoration de latrie , n'étoit pas moins pénétré que moi du mauvais de la forme du gouvernement, de l'éclat de la puissance et de la manière de l'exercer des ministres, qui, chacun dans leur département, et même au dehors, étoient des rois absolus; enfin non moins duc et pair que je l'étois moi-même. Il fut étonné d'une ouverture si grande avec moi, et surpris d'un si grand effet de ce que lui-même avoit pris tant de soin de planter et de cultiver en ma faveur dans l'esprit de son pupille. […]

378 

[…]  Le duc de Beauvilliers étoit presque tous les jours enfermé longtemps avec le Dauphin et le plus souvent mandé par lui. Ils digéroient ensemble les matières principales de la cour, celles d'État , et le travail particulier des ministres. Beaucoup de gens qui n'y pensoient guère y passoient en revue en bien et en mal, qui presque toujours avoient été ballottés entre le duc et moi, avant d'être discutés entre lui et le Dauphin. Il en étoit de même de quantité de matières importantes, et de celles surtout qui regardoient la conduite de ce prince ; une entre autres tomba fort en dispute entre le duc et moi , sur laquelle je ne pus céder ni le persuader , et qui regardoit la succession de Monseigneur.

  Le roi eut un moment envie d'hériter, mais fit bientôt réflexion que cela seroit trop étrange. Elle fut traitée comme celle du plus simple particulier , et le chancelier et son fils furent chargés seuls , en qualité de commissaires , d'y faire ce que les juges ordinaires font à la mort des particuliers. Meudon et Chaville, qui valoient environ quarante mille livres de rente, et pour un million cinq cent mille livres de meubles ou de pierreries , composaient tout ce qui étoit à partager, sur quoi il y avoit à payer trois cent mille livres de dettes. Le roi d'Espagne se rapporta au roi de ses intérêts, et témoigna qu'il préféroit des meubles pour ce qui lui devoit revenir. Il y avoit encore une infinité de bijoux de toute espèce. Le roi voulut que les pierres de couleur fussent pour le Dauphin , parce que la couronne en avoit peu , et au contraire beaucoup de diamants. On fit donc un inventaire, une prisée de tous les effets mobiliers, et trois lots : les plus beaux meubles et les cristaux furent pour le roi d'Espagne , et les diamants pour M. le duc de Berry avec un meuble. Tous les bijoux et les moindres meubles, qui à cause de Meudon étoient immenses, se vendirent à l'encan pour payer les dettes. Du Mont et le bailli de Meudon furent chargés de la vente, qui se fit à Meudon de ces moindres meubles, et des joyaux les plus communs.

  Les principaux bijoux , et qui étoient en assez grand nombre, se vendirent avec une indécence qui n'a peut-être point eu d'exemple. Ce fut dans Marly, dans l'appartement de Mme la Dauphine, en sa présence, quelquefois en celle de M. le Dauphin , par complaisance pour elle , et ce fut pendant la dernière moitié du voyage de Marly l'amusement des après-dînées. Toute la cour, princes et princesses du sang, hommes et femmes, y entroient à portes ouvertes ; chacun achetoit à l'enchère ; on examinoit les pièces , on rioit, on causoit, en un mot un franc inventaire, un vrai encan. Le Dauphin ne prit presque rien, mais il fit quelques présents aux personnes qui avoient été attachées à Monseigneur, et les confondit, parce qu'il n'avoit pas eu lieu de les aimer du temps de ce prince. Cette vente causa quelques petites riotes entre la Dauphine et M. le duc de Berry , poussé quelquefois par Mme la duchesse de Berry, par l'envie des mêmes pièces. Elles furent même poussées assez loin sur du tabac dont il y avoit en grande quantité , et d'excellent, parce que Monseigneur en prenoit beaucoup , pour qu'il fallût que M. de Beauvilliers et quelques dames des plus familières s'en mêlassent, et pour le coup la Dauphine avoit tort, et en vint même à la fin à quelques excuses de fort bonne grâce.

Tome 10.

ch.4 1712   78-81, 93-115             la Dauphine meurt, le Dauphin meurt, son éloge

Dernier voyage de la Dauphine * M. le Duc éborgné * Tabatière perdue * La Dauphine malade * Soupçons terribles que fait naître la disparition de la tabatière * Progrès effrayants de la maladie * Ouverture sur les sacrements * La Dauphine change de confesseur * Elle reçoit les sacrements * La dernière visite du roi * Mort de la Dauphine * Son éloge * Sa figure * Son caractère * Sa liberté intérieure avec le roi et madame de Maintenon * Plaisante anecdote *Curiosité du roi * Le lavement avant la comédie e Mot de la Dauphine à propos de madame de Maintenon et de mademoiselle Choin * Comment elle avait vécu avec Monseigneur * Son étrange folie à Fontainebleau * Amitié de la Dauphine pour M. le duc de Berry et les autres personnes de la famille royale * Légères ombres au tableau * Les galanteries * Pourquoi la Dauphine changea de confesseur à ses derniers moments * La joie et les plaisirs disparaissent de la cour avec elle * Le roi à Marly * Le Dauphin à Versailles * Il va à Marly., Je le vois pour la dernière fois * Entrevue du roi et du Dauphin., Symptômes de maladie * Le Dauphin croit aux avertissements donnés par Boudin * Progrès effrayants du mal * La dernière nuit du Dauphin * Sa mort.

  Le roi, comme je l'ai dit, étoit allé à Marly le lundi 18 janvier. La Dauphine s'y rendit de bonne heure avec une grande fluxion sur le visage, et se mit au lit en arrivant. Elle se leva à sept heures, parce que le roi voulut qu'elle tint le salon. Elle y joua en déshabillé , tout embéguinée, vit le roi chez Mme de Maintenon peu avant son souper, et de là vint se mettre au lit, où elle soupa. Elle ne se leva le lendemain 19 que pour jouer dans le salon et voir le roi , d'où elle revint se mettre au lit et y souper. Le 20, sa fluxion diminua, et elle fut mieux; elle y étoit assez sujette par le désordre de ses dents. Elle vécut les jours suivants à son ordinaire.

  Le samedi 30, le Dauphin et M. le duc de Berry allèrent avec M. le Duc faire des battues. Il geloit assez fort ; le hasard fit que M. le duc de Berry se trouva au bord d'une mare d'eau fort grande et longue, et M. le Duc de l'autre côté fort loin, vis-à-vis de lui. M. le duc de Berry tira ; un grain de plomb, qui glissa et rejaillit sur la glace, porta jusqu'à M. le Duc à qui il creva un oeil. Le roi apprit cet accident dans ses jardins. Le lendemain dimanche, M. le duc de Berry alla se jeter aux genoux de Mme la Duchesse. 11 n'avoit osé y aller la veille, ni voir depuis M. le Duc qui prit ce malheur avec beaucoup de patience. Le roi le fut voir le dimanche, le Dauphin aussi et la Dauphine qui y avoit été déjà la veille. Ils y retournèrent le lendemain lundi ler février. Le roi fut aussi chez Mme la Duchesse, et s'en retourna à Versailles. Mme la Princesse, toute sa famille, et plusieurs dames familières de Mme la Duchesse , vinrent s'établir à Marly. M. le duc de Berry fut cruellement affligé. M. le Duc fut assez mal et assez longtemps, puis eut la rougeole tout de suite à Marly, et, après quelque intervalle de guérison , la petite vérole à Saint-Maur.

  Le vendredi 5 février, le duc de Noailles donna une fort belle boîte pleine d'excellent tabac d'Espagne à la Dauphine, qui en prit et le trouva fort bon. Ce fut vers la fin de la matinée; en entrant dans son cabinet où personne n'entroit, elle mit cette boite sur la table et l'y laissa. Sur le soir la fièvre lui prit par frissons. Elle se mit au lit et ne put se lever, même pour aller dans le cabinet du roi, après le souper. Le samedi 6 la Dauphine , qui avoit eu la fièvre toute la nuit, ne laissa pas de se lever à son heure ordinaire et de passer la journée à l'ordinaire, mais le soir la fièvre la reprit. Elle continua médiocrement toute la nuit, et le dimanche 7 encore moins ; mais sur les six heures du soir, il lui prit tout à coup une douleur au-dessous de la tempe, qui ne s'étendoit pas tant qu'une pièce de six sous, mais si violente qu'elle fit prier le roi qui la venoit voir de ne point entrer. Cette sorte de rage de douleur dura sans relâche jusqu'au lundi 8, et résista au tabac en fumée et à mâcher, à quantité d'opium et à deux saignées du bras. La fièvre se montra davantage lorsque les douleurs furent un peu calmées; elle dit qu'elle avoit plus souffert qu'en accouchant.

Un état si violent mit la chambre en rumeur sur la boite

80   

que le duc de Noailles lui avoit donnée. En se mettant au lit le jour qu'elle l'avoit reçue et que la fièvre lui prit, qui étoit le vendredi 5, elle en parla à ses dames, louant fort la boite et le tabac, puis dit à Mme de Lévi de la lui aller chercher dans son cabinet où elle la trouveroit sur la table. Mme de Lévi y fut, ne la trouva point ; et pour le faire court, toute espèce de perquisition faite, jamais on ne la revit depuis que la Dauphine l'eut laissée dans son cabinet sur cette table. Cette disparition avoit paru fort extraordinaire dès le moment qu'on s'en aperçut, mais les recherches inutiles qui continuèrent à s'en faire, suivies d'accidents si étranges et si prompts , jetèrent les plus sombres soupçons. Ils n'allèrent pas jusqu'à celui qui avoit donné la botte, ou ils furent contenus avec une exactitude si générale qu'ils ne l'atteignirent point. La rumeur s'en restreignit même dans un cercle peu étendu. On espéroit toujours beaucoup d'une princesse adorée, et à la vie de laquelle tenoit la fortune diverse suivant les divers états de ce qui composoit ce petit cercle. Elle prenoit du tabac à l'insu du roi, avec confiance, parce que Mme de Maintenon ne l'ignoroit pas; mais cela lui auroit fait une vraie affaire auprès de lui s'il l'avoit découvert ; et c'est ce qu'on craignoit en divulguant la singularité de la perte de cette botte.

  La nuit du lundi au mardi 9 février, l'assoupissement fut grand toute cette journée, pendant laquelle le roi s'approcha du lit bien des fois, la fièvre forte, les réveils courts avec la tête engagée, et quelques marques sur la peau qui firent espérer que ce seroit la rougeole , parce qu'il en couroit beaucoup, et que quantité de personnes connues en étoient en ce même temps attaquées à Versailles et à Paris. La nuit du mardi au mercredi 10 se passa d'autant plus mal que l'espérance de rougeole étoit déjà évanouie. Le roi vint dès le matin chez Mme la Dauphine, à qui on avoit donné l'émétique. L'opération en fut telle qu'on la pouvoit désirer, mais sans produire aucun soulagement. On força le Dauphin qui ne bougeoit de sa ruelle de descendre dans les jardins pour prendre l'air, dont il avoit grand besoin ; mais son inquiétude le ramena incontinent dans la chambre. Le mal augmenta sur le soir, et à onze heures il y eut un redoublement de fièvre considérable. La nuit fut très-mauvaise. Le jeudi, 11 février, le roi entra à neuf heures du matin chez la Dauphine , d'où Mme de Maintenon ne sortoit presque point, excepté les temps où le roi étoit chez elle. La princesse étoit si mal qu'on résolut de lui parler de recevoir ses sacrements. Quelque accablée qu'elle fût, elle s'en trouva surprise ; elle fit des questions sur son état, on lui fit les réponses les moins effrayantes qu'on put , mais sans se départir de la proposition , et peu à peu des raisons de ne pas différer. Elle remercia de la sincérité de l'avis, et dit qu'elle alloit se disposer.

  Au bout de peu de temps on craignit les accidents. Le P. La Rue, jésuite, son confesseur et qu'elle avoit toujours paru aimer, s'approcha d'elle pour l'exhorter à ne différer pas sa confession. Elle le regarda, répondit qu'elle l'entendoit bien et en demeura là. La Rue lui proposa de le faire à l'heure même et n'en tira aucune réponse. En homme d'esprit il sentit ce que c'étoit , et en homme de bien il tourna court à l'instant. Il lui dit qu'elle avoit peut-être quelque répugnance de se confesser à lui, qu'il la conjuroit de ne s'en pas contraindre, surtout de ne pas craindre quoi que ce soit là-dessus; qu'il lui répondoit de prendre tout sur lui ; qu'il la prioit seulement de lui dire qui elle vouloit, et que lui-même l'iroit chercher et le lui amèneroit. Alors elle lui témoigna qu'elle seroit bien aise de se confesser à M. Bailly, prêtre de la mission de la paroisse de Versailles. C'étoit un homme estimé, qui confessoit ce qui étoit de plus régulier à la cour, et qui , au langage du temps, n'étoit pas net du soupçon de jansénisme, quoique fort rare parmi ces barbi-chets. Il confessoit Mmes du Châtelet et de Nogaret, dames du palais, à qui quelquefois la Dauphine en avoit entendu

92   

Marly ; il soupa seul chez lui dans sa chambre, fut peu dans son cabinet avec M. le duc d'Orléans et ses enfants naturels. M. le duc de Berry tout occupé de son affliction , qui fut véritable et grande , et plus encore de celle de Mgr son frère, qui fut extrême, étoit demeuré à Versailles avec Mme la duchesse de Berry, qui, transportée de joie de se voir délivrée d'une plus grande et mieux aimée qu'elle, et à qui elle devoit tout, suppléa tant qu'elle put au coeur par l'esprit, et tint une assez bonne contenance. Ils allèrent le lendemain matin à Marly pour se trouver au réveil du roi.

  Mgr le Dauphin, malade et navré de la plus intime et de la plus amère douleur , ne sortit point de son appartement où il ne voulut voir que M. son frère, son confesseur, et le duc de Beauvilliers qui, malade depuis sept ou huit jours dans sa maison de la ville, fit un effort pour sortir de son lit, pour aller admirer dans son pupille tout ce que Dieu y avoit mis de grand, qui ne parut jamais tant qu'en cette affreuse journée, et en celles qui suivirent jusqu'à sa mort. Ce fut, sans s'en douter, la dernière fois qu'ils se virent en ce monde. Cheverny, d'O et Gamaches passèrent la nuit dans son appartement , mais sans le voir que des instants.

  Le samedi matin 13 février, ils le pressèrent de s'en aller à Marly, pour lui épargner l'horreur du bruit qu'il pouvoit entendre sur sa tête, où la Dauphine étoit morte. Il sortit à sept heures du matin, par une porte de derrière de son appartement, où il se jeta dans une chaise bleue qui le porta à son carrosse. Il trouva en entrant dans l'une et dans l'autre quelques courtisans plus indiscrets encore qu'éveillés, qui lui firent leur révérence , et qu'il reçut avec un air de politesse. Ses trois menins vinrent dans son carrosse avec lui. Il descendit à la chapelle, entendit la messe, d'où il se fit porter en chaise à une fenêtre de son appartement par où il entra. Mme de Maintenon y vint aussitôt; on peut juger quelle fut l'angoisse de cette entrevue; elle ne put y tenir longtemps et s'en retourna. Il lui fallut essuyer princes et princesses qui, par discrétion, n'y furent que des moments, même Mme la duchesse de Berry et Mme de Saint-Simon avec elle, vers qui le Dauphin se tourna avec un air expressif de leur commune douleur. Il demeura quelque temps seul avec M. le duc de Berry. Le réveil du roi approchant , ses trois menins entrèrent, et je hasardai d'entrer avec eux. Il me montra qu'il s'en apercevoit avec un air de douceur et d'affection qui me pénétra. Mais je fus épouvanté de son regard, également contraint, fixe, avec quelque chose de farouche, du changement de son visage, et des marques plus livides que rougeâtres, que j'y remarquai en assez grand nombre et assez larges, et dont ce qui étoit dans la chambre s'aperçut comme moi. Il étoit debout, et peu d'instants après on le vint avertir que le roi étoit éveillé ; les larmes qu'il retenoit lui rouloient dans les yeux. À cette nouvelle il se tourna sans rien dire, et demeura. Il n'y avoit que ses trois menins et moi , et du Chesne ; les menins lui proposèrent une fois ou deux d'aller chez le roi, il ne remua ni ne répondit. Je m'approchai et je lui fis signe d'aller, puis je le lui proposai à voix basse. Voyant qu'il demeuroit et se taisoit , j'osai lui prendre le bras, lui représenter que tôt ou tard il falloit bien qu'il vit le roi ; qu'il l'attendoit, et sûrement avec désir de le voir et de l'embrasser; qu'il y avoit plus de grâce à ne pas différer; et en le pressant de la sorte, je pris la liberté de le pousser doucement. Il me jeta un regard à percer l'âme, et partit. Je le suivis quelques pas, et m'ôtai de là pour prendre haleine.

Je ne l'ai pas vu depuis. Plaise à la miséricorde de Dieu que je le voie éternellement où sa bonté sans doute l'a mis!

 Tout ce qui étoit dans Marly pour lors en très-petit nombre étoit dans le grand salon. Princes, princesses , grandes entrées étoient dans le petit, entre l'appartement du roi et celui de Mme de Maintenon ; elle , dans sa chambre, qui , avertie du réveil du roi, entra seule chez lui à travers ce petit salon, et tout ce qui y étoit, qui entra fort peu après.

94   

Le Dauphin, qui entra par les cabinets, trouva tout ce monde dans la chambre du roi qui, dès qu'il le vit, l'appela pour l'embrasser tendrement, longuement et à reprises. Ces premiers moments si touchants ne se passèrent qu'en paroles fort entrecoupées de larmes et de sanglots.

 Le roi, un peu après, regardant le Dauphin, fut effrayé des mêmes choses dont nous l'avions été dans sa chambre. Tout ce qui étoit dans celle du roi le fut, les médecins plus que les autres. Le roi leur ordonna de lui tâter le pouls, qu'ils trouvèrent mauvais, à ce qu'ils dirent après; pour lors ils se contentèrent de dire qu'il n'étoit pas net, et qu'il seroit fort à propos qu'il allât se mettre au lit. Le roi l'embrassa encore, lui recommanda fort tendrement de se conserver, et lui ordonna de s'aller coucher ; il obéit, et ne se releva plus. Il étoit assez tard dans la matinée; le roi avoit passé une cruelle nuit, et avoit fort mal à la tête; il vit à son dîner le peu de courtisans considérables qui s'y présentèrent. L'après-dînée il alla voir le Dauphin dont la fièvre étoit augmentée et le pouls encore plus mauvais , passa chez Mme de Maintenon, soupa seul chez lui, et fut peu dans son cabinet après, avec ce qui avoit accoutumé d'y entrer. Le Dauphin ne vit que ses menins, et des instants, les médecins , peu de suite, M. son frère , assez son confesseur, un peu M. de Chevreuse, et passa sa journée en prières, et à se faire faire de saintes lectures. La liste pour Marly se fit, et les admis avertis comme il s'étoit pratiqué à la mort de Monseigneur, qui arrivèrent successivement.

 Le lendemain dimanche le roi vécut comme il avoit fait la veille. L'inquiétude augmenta sur le Dauphin. Lui-même ne cacha pas à Boudin, en présence de du Chesne et de M. de Cheverny, qu'il ne croyoit pas en relever, et qu'à ce qu'il sentoit, il ne doutoit pas que l'avis que Boudin avoit eu ne fét exécuté. Il s'en expliqua plus d'une fois de même, et toujours avec un détachement , un mépris du monde, et de tout ce qu'il a de grand , une soumission et un amour de Dieu incomparables. On ne peut exprimer la consternation générale. Le lundi 15 le roi fut saigné, et le Dauphin ne fut pas mieux que la veille. Le roi et Mme de Maintenon le voyoient séparément plus d'une fois le jour. Du reste personne que M. son frère des moments, ses menins comme point, M. de Chevreuse quelque peu , toujours en lectures et en prières. Le mardi 16 il se trouva plus mal, il se sen-toit dévorer par un feu consumant auquel la fièvre ne répondoit pas à l'extérieur; mais le pouls, enfoncé et fort extraordinaire, étoit très-menaçant. Le mardi fut encore plus mauvais, mais il fut trompeur ; ces marques de son visage s'étendirent sur tout le corps. On les prit pour des marques de rougeole. On se flatta là-dessus, mais les médecins et les plus avisés de la cour n'avoient pu oublier sitôt que ces mêmes marques s'étoient montrées sur le corps de la Dauphine, ce qu'on ne sut hors de sa chambre qu'après sa mort.

  Le mercredi 17, le mal augmenta considérablement. J'en savois à tout moment des nouvelles par Cheverny, et quand Boulduc pouvoit sortir des instants de la chambre il me venoit parler. C'étoit un excellent apothicaire du roi, qui après son père avoit toujours été et étoit encore le nôtre avec un grand attachement, et qui en savoit pour le moins autant que les meilleurs médecins, comme nous l'avons expérimenté, et avec cela beaucoup d'esprit et d'honneur, de discrétion et de sagesse. Il ne nous cachoit rien à Mme de Saint-Simon et à moi. 11 nous avoit fait entendre plus que clairement ce qu'il croyoit de la Dauphine; il m'avoit parlé aussi net dès le second jour sur le Dauphin. Je n'espérais donc plus, mais il se trouve pourtant qu'on espère jusqu'au bout contre toute espérance.

  Le mercredi les douleurs augmentèrent comme d'un feu dévorant plus violent encore; le soir, fort tard, le Dauphin envoya demander au roi la permission de communier le lendemain de grand matin, sans cérémonie et sans assis‑

46   

tants , à la messe qui se disoit dans sa chambre; mais personne n'en sut rien ce soir-là, et on ne l'apprit que le lendemain dans la matinée. Ce mine soir du mercredi j'allai assez tard chez le duc et la duchesse de Chevreuse, qui logeoient au premier pavillon, et nous au second , tous deux du côté du village de Marly. J'étais dans une. désolation extrême; à peine voyois-je le roi une fois le jour. Je ne faisois qu'aller plusieurs fois le jour aux nouvelles, et uniquement chez M. et Mme de Chevreuse, pour ne voir que gens aussi touchés que moi, et avec qui je fusse tout à fait libre. Mme de Chevreuse non plus que moi n'avoit aucune espérance; M. de Chevreuse , toujours "équanime, toujours espérant, toujours voyant tout en blanc, essaya de nous prouver, par ses raisonnements de physique et de médecine, qu'il y avoit plus à espérer qu'à craindre, avec une tranquillité qui m'excéda et qui me fit fondre sur lui avec assez d'indécence, mais au soulagement de Mme de Chevreuse et de ce peu qui étoit avec eux. Je m'en revins passer une cruelle nuit. Le jeudi matin, 18 février, j'appris dès le grand matin que le Dauphin , qui avoit attendu minuit avec impatience, avoit ouï la messe bientôt après, y avoit communié, avoit passé deux heures après dans une grande communication avec Dieu, que la tête s'étoit après embarrassée; et Mme de Saint-Simon me dit ensuite qu'il avoit reçu l'extrême-onction ; enfin, qu'il étoit mort à huit heures et demie. Ces Mémoires ne sont pas faits pour y rendre compte de mes sentiments. En les lisant on ne les sentira que trop, si jamais longtemps après moi ils paraissent, et dans quel état je pus être et Mme de Saint‑Simon aussi. Je me contenterai de dire qu'à peine parûmes‑nous les premiers jours un instant chacun, que je voulus tout quitter et me retirer de la cour et du monde, et que ce fut tout l'ouvrage de la sagesse, de la conduite, du pouvoir de Mme de Saint-Simon sur moi que de m'en empêcher avec bien de la peine.

  Ce prince, héritier nécessaire puis présomptif de la couronne, naquit terrible, et sa première jeunesse fit trembler; dur et colère jusqu'aux derniers emportements, et jusque contre les choses inanimées; impétueux avec fureur, incapable de souffrir la moindre résistance, même des heures et des éléments, sans entrer en des fougues à faire craindre que tout ne se rompît dans son corps; opiniâtre à l'excès; passionné pour toute espèce de volupté, et des femmes, et, ce qui est rare à la fois, avec un autre penchant tout aussi fort. Il n'aimoit pas moins le vin, la bonne chère, la chasse avec fureur, la musique avec une sorte de ravissement, et le jeu encore, où il ne pouvoit supporter d'être vaincu, et où le danger avec lui étoit extrême ; enfin, livré à toutes les passions et transporté de tous les plaisirs; souvent farouche, naturellement porté à la cruauté; barbare en railleries et à produire les ridicules avec une justesse qui assommoit. De la hauteur des cieux il ne regardoit les hommes que comme des atomes avec qui il n'avoit aucune ressemblance quels qu'ils fussent. À peine MM. ses frères lui paroissoierit-ils intermédiaires entre lui et le genre humain, quoiqu'on [eût] toujours affecté de les élever tous trois ensemble dans une égalité parfaite. L'esprit, la pénétration brilloient en lui de toutes parts. Jusque dans ses furies ses réponses étonnoient. Ses raisonnements tendoient toujours au juste et au profond , même dans ses emportements. Il se jouoit des connoissances les plus abstraites. L'étendue et la vivacité de son esprit étoient prodigieuses, et l'empêchoient de s'appliquer à une seule chose à la fois jusqu'à l'en rendre incapable. La nécessité de le laisser dessiner en étudiant, à quoi il avoit beaucoup de goût et d'adresse, et sans quoi son étude étoit infructueuse, a peut-être beaucoup nui à sa taille.

 Il étoit plutôt petit que grand, le visage long et brun, le haut parfait avec les plus beaux yeux du inonde, un regard vif, touchant, frappant, admirable, assez ordinairement

98   

doux , toujours perçant , et une physionomie agréable, haute, fine, spirituelle jusqu'à inspirer de l'esprit. Le bas du visage assez pointu, et le nez long, élevé, mais point beau, n'alloit pas si bien; des cheveux châtains si crépus et en telle quantité qu'ils bouffoient à l'excès; les lèvres et la bouche agréables quand il ne parloit point, mais quoique ses dents ne fussent pas vilaines, le râtelier supérieur s'avançoit trop, et emboltoit presque celui de dessous, ce qui, en parlant et en riant, faisoit un effet désagréable. Il avoit les plus belles jambes et les plus beaux pieds qu'après le roi j'aie jamais vus à personne, mais trop longues, aussi bien que ses cuisses, pour la proportion de son corps. Il sortit droit d'entre les mains des femmes. On s'aperçut de bonne heure que sa taille commençoit à tourner. On employa aussitôt et longtemps le collier et la croix de fer, qu'il portoit tant qu'il étoit dans son appartement, même devant le monde, et on n'oublia aucun des jeux et des exercices propres à le redresser. La nature demeura la plus forte. Il devint bossu, mais si particulièrement d'une épaule, qu'il en fut enfin boiteux, non qu'il n'eût les cuisses et les jambes parfaitement égales, mais parce que, à mesure que cette épaule grossit, il n'y eut plus, des deux hanches jusqu'aux deux pieds, la même distance , et au lieu d'être à plomb il pencha d'un côté. Il n'en marchoit ni moins aisément, ni moins longtemps, ni moins vite, ni moins volontiers , et il n'en aima pas moins la promenade à pied, et à monter à cheval, quoiqu'il y fût très-mal. Ce qui doit surprendre, c'est qu'avec des yeux, tant d'esprit si élevé, et parvenu à la vertu la plus extraordinaire et à la plus éminente et la plus solide piété, ce prince ne se vit jamais tel qu'il étoit pour sa taille , ou ne s'y accoutuma jamais. C'étoit une foiblesse qui mettoit en garde contre les distractions et les indiscrétions, et qui donnoit de la peine à ceux de ses gens qui dans son habillement et dans l'arrangement de ses cheveux masquoient ce défaut naturel le plus qu'il leur étoit possible, mais bien en garde de lui laisser sentir qu'ils aperçussent ce qui étoit si visible. Il en faut conclure qu'il n'est pas donné à l'homme d'être ici-bas exactement parfait.

 Tant d'esprit, et une telle sorte d'esprit, joint à une telle vivacité, à une telle sensibilité, à de telles passions, et toutes si ardentes, n'étoit pas d'une éducation facile. Le duc de Beauvilliers, qui en sentoit également les difficultés et les conséquences, s'y surpassa lui-même par son application, sa patience, la variété des remèdes. Peu aidé par les sous-gouverneurs, il se secourut de tout ce qu'il trouva sous sa main. Fénelon, Fleury, sous-précepteur, qui a donné une si belle Histoire de l'Église, quelques gentilshommes de la manche, Moreau, premier valet de chambre, fort au-dessus de son état sans se méconnoître, quelques rares valets de l'intérieur, le duc de Chevreuse seul du dehors, tous mis en oeuvre et tous en même esprit , travaillèrent chacun sous la direction du gouverneur, dont l'art, déployé dans un récit, feroit un juste ouvrage également curieux et instructif. Mais Dieu, qui est le maître des coeurs, et dont le divin esprit souffle où il veut, fit de ce prince un ouvrage de sa droite, et entre dix-huit et vingt ans il accomplit son oeuvre. De cet abîme sortit un prince affable, doux, humain, modéré , patient, modeste , pénitent, et, autant et quelquefois au delà de ce que son état pouvoit comporter, humble et austère pour soi. Tout appliqué à ses devoirs et les comprenant immenses , il ne pensa plus qu'à allier les devoirs de fils et de sujet avec ceux auxquels il se voyoit destiné. La brièveté des jours faisoit toute sa douleur. Il mit toute sa force et sa consolation dans la prière , et ses préservatifs en de pieuses lectures. Son goût pour les sciences abstraites, sa facilité à les pénétrer lui déroba d'abord un temps qu'il reconnut bientôt devoir à l'instruction des choses de son état, et à la bienséance d'un rang destiné à régner, et à tenir en attendant une cour.

100 

  L'apprentissage de la dévotion et l'appréhension de sa foi-blesse pour les plaisirs le rendirent d'abord sauvage. La vigilance sur lui-même, à qui il ne passait rien et à qui il croyait devoir ne rien passer, le renferma dans son cabinet comme dans un asile impénétrable aux occasions. Que le monde est étrange! il l'eût abhorré dans son premier état, et il fut tenté de mépriser le second. Le prince le sentit, et le supporta; il attacha avec joie cette sorte d'opprobre à la croix de son Sauveur, pour se confondre soi-même dans l'amer souvenir de son orgueil passé. Ce qui lui fut de plus pénible, il le trouva dans les traits appesantis de sa plus intime famille. Le roi, avec sa dévotion et sa régularité d'écorce, vit bientôt avec un secret dépit un prince de cet âge censurer, sans le vouloir, sa vie par la sienne, se refuser un bureau neuf pour donner aux pauvres le prix qui y étoit destiné, et le remercier modestement d'une dorure nouvelle dont on vouloit rajeunir son petit appartement. On a vu combien il fut piqué de son refus trop obstiné de se trouver à un bal de Marly le jour des Rois. Véritablement ce fut la faute d'un novice. Il devoit ce respect, tranchons le mot, cette charitable condescendance, au roi son grand-père, de ne l'irriter pas par cet étrange contraste ; mais au fond et en soi action bien grande qui l'exposoit à toutes les suites du dégoût de soi qu'il donnoit au roi , et aux propos d'une cour dont le roi étoit l'idole, et qui tournoit en ridicule une telle singularité.

  Monseigneur ne lui étoit pas une épine moins aiguë; tout livré à la matière et à autrui dont la politique, je dis longtemps avant les complots de Flandre, redoutoit déjà ce jeune prince , n'en apercevoit que l'écorce et sa rudesse , et s'en aliénoit comme d'un censeur. Mme la duchesse de Bourgogne, alarmée d'un époux si austère , n'oublioit rien pour lui adoucir les moeurs. Ses charmes dont il étoit pénétré, la politique et les importunités effrénées des jeunes dames de sa suite déguisées en cent formes diverses , l'appât des plaisirs et des parties auxquels il n'étoit rien moins qu'insensible, tout étoit déployé chaque jour. Suivoient dans l'intérieur des cabinets les remontrances de la dévote fée et les traits piquants du roi, l'aliénation de Monseigneur grossièrement marquée, les préférences malignes de sa cour intérieure, et les siennes trop naturelles pour M. le duc de Berry, que son aîné, traité là en étranger qui pèse, voyoit chéri et attiré avec applaudissement. Il faut une âme bien forte pour soutenir de telles épreuves, et tous les jours, sans en être ébranlé ; il faut être puissamment soutenu de la main invisible quand tout appui se refuse au dehors , et qu'un prince de ce rang se voit livré aux dégoûts des siens devant qui tout fléchit, et presque au mépris d'une cour qui n'étoit plus retenue, et qui avait une secrète frayeur de se trouver un jour sous ses lois. Cependant, rentré de plus en plus en lui-même par le scrupule de déplaire au roi, de rebuter Monseigneur, de donner aux autres de l'éloignement de la vertu, l'écorce rude et dure peu à peu s'adoucit, mais sans intéresser la solidité du tronc. Il comprit enfin ce que c'est que quitter Dieu pour Dieu, et que la pratique fidèle des devoirs propres de l'état où Dieu a mis est la piété solide qui lui est la plus agréable. Il se mit donc à s'appliquer presque uniquement aux choses qui pouvoient l'instruire au gouvernement ; il se prêta plus au monde, il le fit même avec tant de grâce et un air si naturel, qu'on sentit bientôt sa raison de s'y être refusé, et sa peine à ne faire que s'y prêter, et le monde qui se plaît tant à être aimé commença à devenir réconciliable.

  Il réussit fort au gré des troupes en sa première campagne en Flandre avec le maréchal de Boufflers. Il ne plut pas moins à la seconde, où il prit Brisach avec le maréchal de Tallard ; il s'y montra partout fort librement, et fort au delà de ce que vouloit Marsin, qui lui avoit été donné pour son mentor. Il fallut lui cacher le projet de Landau pour le faire revenir à la coûr, qui n'éclata qu'ensuite. Les tristes

102 

conjonctures des années suivantes ne permirent pas de le renvoyer à la tête des armées. À la fin on y crut sa présence nécessaire pour les ranimer, et y rétablir la discipline perdue. Ce fut en 1708. On a vu l'horoscope que la connoissance des intérêts et des intrigues m'en fit faire au duc de Beauvilliers dans les jardins de Marly, avant que la déclaration fût publique, et on a vu l'incroyable succès, et par quels rapides degrés de mensonges, d'art, de hardiesse démesurée d'une impudence à trahir le roi, l'État, la vérité jusqu'alors inouïe, une infernale cabale, la mieux organisée qui fût jamais, effaça ce prince dans le royaume dont il devoit porter la couronne, et dans sa maison paternelle, jusqu'à rendre odieux et dangereux d'y dire un mot en sa faveur. Cette monstrueuse anecdote a été si bien expliquée en son lieu que je ne fais que la rappeler ici. Une épreuve si étrangement nouvelle et cruelle était bien dure à un prince qui voyoit tout réuni contre lui, et qui n'a voit pour soi que la vérité suffoquée par tous les prestiges des magiciens de Pharaon; il la sentit dans tout son poids, dans toute son étendue, dans toutes ses pointes. Il la soutint aussi avec totite la patience, la fermeté, et surtout avec toute la charité d'un élu qui ne voit que Dieu en tout, qui s'humilie sous sa main, qui se purifie dans le creuset que cette divine main lui présente, qui lui rend grâces de tout, qui porte la magnanimité jusqu'à ne vouloir dire ou faire que très-précisément ce qu'il se doit, à l'État, à la vérité, et qui est tellement en garde contre l'humanité qu'il demeure bien en deçà des bornes les plus justes et les plus saintes.

  Tant de vertu trouva enfin sa récompense dès ce monde, et avec d'autant plus de pureté, que le prince, bien loin d'y contribuer, se tint encore fort en arrière. J'ai assez expliqué tout ce qui regarde cette précieuse révolution, [pour] que je me contente ici de la montrer, et que les ministres et la cour aux pieds de ce prince devenu le dépositaire du cœur du roi, de son autorité dans les affaires et dans les grâces, et de ses soins pour le détail du gouvernement. Ce fut alors qu'il redoubla plus que jamais d'application aux choses du gouvernement, et à s'instruire de tout ce qui pouvait l'en rendre plus capable. Il bannit tout amusement de sciences pour partager son cabinet entre la prière qu'il abrégea, et l'instruction qu'il multiplia ; et le dehors entre son assiduité auprès du roi, ses soins pour Mme de Maintenon, la bienséance et son goût pour son épouse, et l'attention à tenir une cour, et à s'y rendre accessible et aimable. Plus le roi l'éleva, plus il affecta de se tenir soumis en sa main, plus il lui montra de considération et de confiance, plus il y sut répondre par le sentiment, la sagesse, les connaissances, surtout par une modération éloignée de tout désir et de toute complaisance en soi-même, beaucoup moins de la plus légère présomption. Son secret et celui des autres fut toujours impénétrable chez lui.

  Sa confiance en son confesseur n'alloit pas jusqu'aux affaires; j'en ai rapporté deux exemples mémorables sur deux très importantes aux jésuites qu'ils attirèrent devant le roi, contre lesquels il fut de toutes ses forces. On ne sait si celle qu'il auroit prise en M. de Cambrai auroit été plus étendue; on n'en peut juger que par celle qu'il avait en M. de Chevreuse, et plus en M. de Beauvilliers qu'en qui que ce fût. On peut dire de ces deux beaux-frères qu'ils n'étoient qu'un coeur et qu'une âme, et que M. de Cambrai en était la vie et le mouvement; leur abandon pour lui étoit sans bornes, leur commerce secret étoit continuel. Il était sans cesse consulté sur grandes et sur petites choses , publiques, politiques , domestiques ; leur conscience de plus étoit entre ses mains; le prince ne l'ignoroit pas; et je me suis toujours persuadé, sans néanmoins aucune notion autre que présomption, que le prince même le consultoit par eux, et que c'étoit par eux que s'entretenait cette amitié, cette estime, cette confiance pour lui si haute et si connue. Il pouvait donc compter, et il comptoit sûrement aussi par‑

104 

ler et entendre tous les trois, quand il parloit ou écoutoit l'un d'eux. Sa confiance néanmoins avoit des degrés entre les deux beaux-frères; s'il l'avoit avec abandon pour quelqu'un, c'étoit certainement pour le duc de Beauvilliers. Toutefois il y avoit des choses où ce duc n'entamoit pas son sentiment, par exemple beaucoup de celles de la cour de Rome, d'autres qui regardoient le cardinal de Noailles, quelques autres de goût et d'affections ; c'est ce que j'ai vu de mes yeux et ouï de mes oreilles.

 Je ne tenois à lui que par M. de Beauvilliers, et je ne crois pas faire un acte d'humilité de dire qu'en tous sens et en tous genres, j'étois sans aucune proportion avec lui. Néanmoins il a souvent concerté avec moi pour faire ou sonder, ou parler, ou inspirer, approcher, écarter de ce prince par moi, pris ses mesures sur ce que je lui disois; et plus d'une fois , lui rendant compte de mes tête-à-tète avec le prince, il m'a fait répéter de surprise des choses qu'il m'avouoit sur lesquelles il ne s'étoit jamais tant ouvert avec lui, et d'autres qu'il ne lui avoit jamais dites. Il est vrai que celles-là ont été rares, mais elles ont été, et elles ont été plus d'une fois. Ce n'est pas assurément que ce prince eût en moi plus de confiance. J'en serois si honteux, et pour lui et pour moi, que, s'il avoit été capable d'une si lourde faute, je me garderois bien de la laisser sentir ; mais je m'étends sur ce détail qui n'a pu être aperçu que de moi, pour rendre témoignage à cette vérité : que la confiance la plus entière de ce prince , et la plus fondée sur tout ce qui la peut établir et la rendre toujours durable, n'alla jamais jusqu'à l'abandon, et à une transformation qui devient trop, souvent le plus grand malheur des rois, des cours, des peuples et des États même.

 Le discernement de ce prince n'étoit donc point asservi , mais comme l'abeille il recueilloit la plus parfaite substance des plus belles et des meilleures fleurs. Il tachoit à connoitre les hommes, à tirer d'eux les instructions et les lumières qu'il en pouvoit espérer. Il conféroit quelquefois, mais rarement avec quelques-uns, mais à la passade, sur des matières particulières; plus rarement en secret sur des éclaircissements qu'il jugeoit nécessaires, mais sans retour et sans habitude. Je n'ai point su , et cela ne m'auroit pas échappé , qu'il travaillât habituellement avec personne qu'avec les ministres, et le duc de Chevreuse l'étoit, et avec les prélats dont j'ai parlé sur l'affaire du cardinal de Noailles. Hors ce nombre, j'étois le seul qui eusse ses derrières libres et fréquents, soit de sa part ou de la mienne. Là, il découvroit son âme et pour le présent et pour l'avenir avec confiance, et toutefois avec sagesse, avec retenue, avec discrétion. Il se laissoit aller sur les plans qu'il croyoit nécessaires, il se livroit sur les choses générales, il se retenoit sur les particulières, et plus encore sur les particuliers ; mais, comme il vouloit sur cela même tirer de moi tout ce qui pouvoit lui servir, je lui donnois adroitement lieu à des échappées, et souvent avec succès, par la confiance qu'il avoit prise en moi de plus en plus , et que je devois toute au duc de Beauvilliers, et en sous-ordre au duc de Chevreuse, à qui je ne rendois pas le même compte qu'à son beau-frère , mais à qui je ne laissois pas de m'ouvrir fort souvent comme lui à moi.

 Un volume ne décriroit pas suffisamment ces divers tête-à-tète entre ce prince et moi. Quel amour du bien ! quel dépouillement de soi - même ! quelles recherches ! quels fruits! quelle pureté d'objet, oserai-je le dire, quel reflet de la Divinité dans cette âme candide , simple , forte, qui , autant qu'il leur est donné ici-bas , en avoit conservé l'image! On y sentoit briller les traits d'une éducation également laborieuse et industrieuse, également savante, sage, chrétienne, et les réflexions d'un disciple lumineux, qui étoit né pour le commandement. Là, s'éclipsoient les scrupules qui le dominoient en public. Il vouloit savoir à qui il avoit et à qui il auroit affaire ; il mettoit au jeu le premier

106 

pour profiter d'un tête-à-tète sans fard et sans intérét. Mais que le tête-à-tête avait de vaste, et que les charmes qui s'y trouvoient étoient agités par la variété où le prince s'espa-çoit et par art, et par entraînement de curiosité, et par la soif de savoir! De l'un à l'autre il Promenait son homme sur tant de matières , sur tant de choses, de gens et de faits, que qui n'auroit pas eu à la main de quoi le satisfaire en seroit sorti bien mal content de soi, et ne l'auroit pas laissé satisfait. La préparation étoit également imprévue et impossible. C'étoit dans ces impromptus que le prince cherchoit à puiser des vérités qui ne pouvoient ainsi rien emprunter d'ailleurs, et à éprouver, sur des connoissances ainsi variées, quel fond il pouvoit faire en ce genre sur le choix qu'il avoit fait.

  De cette façon, son homme, qui avoit compté ordinairement sur une matière à traiter avec lui, et en avoir pour un quart d'heure, pour une demi-heure, y passoit deux heures et plus, suivant que le temps en laissoit plus ou moins de liberté au prince. Il se ramenoit toujours à la matière qu'il avoit destinée de traiter en principal ; mais à travers les parenthèses qu'il présentoit , et qu'il manioit en maître, et dont quelques-unes étoient assez souvent son principal objet. Là, nul verbiage, nul compliment, nulles louanges, nulles chevilles, aucune préface, aucun conte, pas la plus légère plaisanterie ; tout objet, tout dessein, tout serré, substantiel, au fait, au but, rien sans raison, sans cause, rien par amusement et par plaisir; c'étoit là que la charité générale l'emportoit sur la charité particulière, et que ce qui étoit sur le compte de chacun se discutoit exactement; c'étoit là que les plans , les arrangements , les changements, les choix se formoient, se mûrissoient , se découvroient, souvent tout mâchés, sans le paroitre, avec le duc de Beauvilliers, quelquefois avec lui et le duc de Chevreuse, qui néanmoins étoient tous deux ensemble très rarement avec lui. Quelquefois encore il y avoit de la réserve pour tous les deux ou pour l'un ou l'autre, quoique rare pour M. de Beauvilliers; mais en tout et partout un inviolable secret dans toute sa profondeur.

 Avec tant et de si grandes parties, ce prince si admirable ne laissoit pas de laisser voir un recoin d'homme, c'est-à-dire quelques défauts, et quelquefois même peu décents ; et c'est ce que, avec tant de solide et de grand, on avoit peine à comprendre, parce qu'on ne vouloit pas se souvenir qu'il n'avoit été que vice et que défaut, ni réfléchir sur le prodigieux changement, et ce qu'il avoit dù coûter, qui en avoit fait un prince déjà si proche de toute perfection qu'on s'étonnoit, en le voyant de près, qu'il ne l'eût pas encore atteinte jusqu'à son comble. J'ai touché ailleurs quelques-uns de ces légers défauts , qui , malgré son âge , étoient encore des enfances, qui se corrigeoient assez tous les jours pour faire sainement augurer que bientôt elles disparoitroient toutes. Un plus important, et que la réflexion et l'expérience auroient sûrement guéri , c'est qu'il étoit quelquefois des personnes, mais rarement , pour qui l'estime et l'amitié de goût, même assez familière, ne marchoient pas de compagnie. Ses scrupules, ses malaises, ses petitesses de dévotion diminuoient tous les jours, et tous les jours il croissoit en quelque chose; surtout il étoit bien guéri de l'opinion de préférer pour les choix la piété à tout autre talent , c'est-à-dire de faire un ministre, un ambassadeur, un général plus par rapport à sa piété qu'à sa capacité et à son expérience; il l'étoit encore sur le crédit à donner à la piété , persuadé qu'il étoit enfin que de fort honnêtes gens , et propres à beaucoup de choses, le peuvent être sans dévotion, et doivent cependant être mis en oeuvre, et du danger encore de faire des hypocrites.

 Comme il avoit le sentiment fort vif, il le passoit aux autres, et ne les en aimoit et n'estimoit pas moins. Jamais homme si amoureux de l'ordre ni qui le connût mieux , ni si désireux de le rétablir en tout, d'ôter la confusion , et de

108

mettre gens et choses en leurs places. Instruit au dernier point de tout ce qui doit régler cet ordre par maximes, par justice et par raison, et attentif, avant qu'il fût le maître, de rendre à l'âge, au mérite, à la naissance, au rang, la distinction propre à chacune de ces choses, et de la marquer en toutes occasions. Ses desseins allongeroient trop ces Mémoires. Les expliquer seroit un ouvrage à part, mais un ouvrage à faire mourir de regrets. Sans entrer dans mille détails sur le comment, sur les personnes, je ne puis toutefois m'en refuser ici quelque chose en gros. L'anéantissement de la noblesse lui étoit odieux, et son égalité entre elle insupportable. Cette dernière nouveauté qui ne cédoit qu'aux dignités, et qui confondoit le noble avec le gentilhomme, et ceux-ci avec les seigneurs, lui paroissoit de la dernière injustice, et ce défaut de gradation une cause prochaine [de ruine] et destructive d'un royaume tout militaire. Il se souvenoit qu'il n'avoit dû son salut dans ses plus grands périls sous Philippe de Valois , sous Charles V, sous Charles VII , sous Louis XII, sous François Ier, sous ses petits-fils, sous Henri IV, qu'à cette noblesse , qui se connoissoit et se tenoit dans les bornes de ses différences réciproques, qui avoit la volonté et le moyen de marcher au secours de l'État, par bandes et par provinces, sans embarras et sans confusion, parce qu'aucun n'étoit sorti de son état, et ne faisoit difficulté d'obéir à plus grand que soi. Il voyoit au contraire ce secours éteint par les contraires; pas un qui n'en soit venu à prétendre l'égalité à tout autre, par conséquent plus rien d'organisé, plus de commandement et plus d'obéissance.

  Quant aux moyens, il étoit touché, jusqu'au plus profond du cœur, de la ruine de la noblesse, des voies prises et toujours continuées pour l'y réduire et l'y tenir, de l'abâtardissement que la misère et le mélange du sang par les continuelles mésalliances nécessaires pour avoir du pain , avoient établi dans les courages et pour valeur, et pour vertu, et pour sentiments. Il étoit indigné de voir cette noblesse françoise si célèbre, si illustre, devenue un peuple presque de la même sorte que le peuple même, et seulement distinguée de lui en ce que le peuple a la liberté de tout travail , de tout négoce , des armes même , au lieu que la noblesse est devenue un autre peuple qui n'a d'autre choix qu'une mortelle et ruineuse oisiveté , qui par son inutilité à tout la rend à charge et méprisée , ou d'aller à la guerre se faire tuer, à travers les insultes des commis des secrétaires d'État, et des secrétaires des intendants, sans que les plus grands de toute cette noblesse par leur naissance, et par les dignités qui, sans les sortir de son ordre, les met au-dessus d'elle, puissent éviter ce même sort d'inutilité, ni les dégoûts des maîtres de la plume lorsqu'ils servent dans les armées. Surtout il ne pouvoit se contenir contre l'injure faite aux armes, par lesquelles cette monarchie s'est fondée et maintenue, qu'un officier vétéran , souvent couvert de blessures, même lieutenant général des armées, retiré chez soi avec estime, réputation, pensions même, y soit réellement mis à la taille avec tous les autres paysans de sa paroisse, s'il n'est pas noble , par eux et comme eux, et comme je l'ai vu arriver à d'anciens capitaines chevaliers de Saint-Louis et à pension, sans remède pour les en exempter, tandis que les exemptions sont sans nombre pour les plus vils emplois de la petite robe et de la finance, même après les avoir vendus, et quelquefois héréditaires.

 Ce prince ne pouvoit s'accoutumer qu'on ne pût parvenir à gouverner l'État en tout ou en partie, si on n'avoit été maître des requêtes , et que ce fût entre les mains de la jeunesse de cette magistrature que toutes les provinces fussent remises pour les gouverner en tout genre, et seuls, chacun la sienne à sa pleine et entière discrétion, avec un pouvoir infiniment plus grand , et une autorité plus libre et plus entière, sans nulle comparaison, que les gouverneurs de ces provinces en avoient jamais eue, qu'on avoit pourtant voulu si bien abattre qu'il ne leur en étoit resté que le nom

110

et les appointements uniques, et il ne trouvoit pas moins scandaleux que le commandement de quelques provinces fût joint et quelquefois attaché à la place du chef du parlement de la même province, en absence du gouverneur et du lieutenant général en titre, laquelle étoit nécessairement continuelle, avec le même pouvoir sur les troupes qu'eux. Je ne répéterai point ce qu'il pensoit sur le pouvoir et sur l'élévation des secrétaires d'État, des autres ministres, et la forme de leur gouvernement. On l'a vu il n'y a pas longtemps, comme sur le dixième on a vu ce qu'il pensoit et sentoit sur la finance et les financiers. Le nombre immense de gens employés à lever et à percevoir les impositions ordinaires et extraordinaires, et la manière de les lever; la multitude énorme d'offices et d'officiers de justice de toute espèce; celle des procès, des chicanes, des frais; l'iniquité de la prolongation des affaires, les ruines et les cruautés qui s'y commettent, étoient des objets d'une impatience qui lui in-spiroit presque celle d'être en pouvoir d'y remédier.

  La comparaison qu'il faisoit des pays d'états 1/ avec les autres lui avoit donné la pensée de partager le royaume en parties , autant qu'il se pourroit , égales pour la richesse , de faire administrer chacune par ses états , de les simplifier tous extrêmement pour en bannir la cohue et le désordre, et d'un extrait aussi fort simplifié de tous ces états des provinces en former quelquefois des états généraux du royaume. Je n'ose achever un grand mot, un mot d'un prince pénétré : « qu'un roi est fait pour les sujets, et non les sujets

   1/. [n. Chéruel] On appelait pays d'états dans l'ancienne monarchie ceux qui jouissaient du privilège d'avoir des assemblées provinciales , comme le Languedoc , la Bretagne, la Bourgogne, la Provence , l'Artois, le Hainaut , le Cambrésis (pays de Cambrai), le comté de Pau ou de Béarn , le Bigorre , le comté de Foix, le pays de Gex , la Bresse , le Bugey , le Valromey , le Marsan , le Nebouzan, les Quatre-Vallées ( dans l'Armagnac), le pays de Labour, etc. Les états de Dauphiné, supprimés sous Louis XIII , ne furent rétablis que peu de temps avant la Révolution. Les pays d'états votaient l'impôt qu'ils devaient payer et en faisaient eux-mêmes la répartition,

pour lui, » comme il ne se contraignoit pas de le dire en public, et jusque dans le salon de Marly, un mot enfin de père de la patrie, mais un mot qui hors de son règne, que Dieu n'a pas permis , seroit le plus affreux blasphème. Pour en revenir aux états généraux , ce n'étoit pas qu'il leur crût aucune sorte de pouvoir. Il étoit trop instruit pour ignorer que ce corps, tout auguste que sa représentation le rende, n'est qu'un corps de plaignants, de remontrants, et quand il plaît au roi de le lui permettre, un corps de proposants. Mais ce prince , qui se seroit plu dans le sein de sa nation rassemblée, croyoit trouver des avantages infinis d'y être informé des maux et des remèdes par des députés qui connaîtraient les premiers par expérience, et de consulter les derniers avec ceux sur qui ils dévoient porter. Mais dans ces états il n'en voulait connaître que trois , et laissait fermement dans le troisième celui qui si nouvellement a paru vouloir s'en tirer.

  À l'égard des rangs, des dignités et des charges, on a vu que les rangs étrangers, ou prétendus tels, n'étaient pas dans son goût et dans ses maximes, et ce qui en étoit pour la règle des rangs. Il n'étoit pas plus favorable aux dignités étrangères. Son dessein aussi n'étoit pas de multiplier les premières dignités du royaume. 11 voulait néanmoins favoriser la première noblesse par des distinctions. Il sentait combien elles étoient impossibles et irritantes par naissance entre les vrais seigneurs, et il était choqué qu'il n'y eût ni distinctions ni récompense à leur donner, que les premières et le comble de toutes. Il pensoit donc , à l'exemple, mais non sur le modèle de l'Angleterre, à des dignités moindres en tout que celles de ducs : les unes héréditaires et de divers degrés, avec leurs rangs et leurs distinctions propres; les autres à vie sur le modèle, en leur manière, des ducs non vérifiés ou à brevet. Le militaire en auroit eu aussi, dans le même dessein et par la même raison, au-dessous des maréchaux de France. L'ordre de Saint-Louis aurait été beaucoup

112 

moins commun , et celui de Saint-Michel tiré de la boue où on l'a jeté, et remis en honneur pour rendre plus réservé relui de l'ordre du Saint-Esprit. Pour les charges, il ne 'orr(l)renoit pas comment le roi avoit eu pour ses ministres la complaisance de laisser tomber les premières après les grandes de sa cour dans l'abjection où de l'une à l'autre toutes sont tombées. Le Dauphin auroit pris plaisir d'y être servi et environné par de véritables seigneurs, et il auroit illustré d'autres charges moindres, et ajouté quelques-unes de nouveau pour des personnes de qualité moins distinguées. Ce tout ensemble, qui eût décoré sa cour et l'État, lui auroit fourni beaucoup plus de récompenses. Mais il n'aimoit pas les perpétuelles, que la même charge, le même gouvernement devint comme patrimoine par l'habitude de passer toujours de père en fils. Son projet de libérer peu à peu toutes les charges de cour et de guerre, pour en ôter à toujours la vénalité, n'étoit pas favorable aux brevets de retenue ni aux survivances, qui ne laissoient rien aux jeunes gens à prétendre ni à désirer.

 Quant à la guerre, il ne pouvoit goûter l'ordre du tableau' que Louvois a introduit pour son autorité particulière, pour confondre qualité, mérite et néant, et pour rendre peuple tout ce qui sert. Ce prince regardoit cette invention comme la destruction de l'émulation, par conséquent du désir de s'appliquer, d'apprendre, et de faire, comme la cause de ces immenses promotions qui font des officiers généraux sans nombre, qu'on ne peut pour la plupart employer ni récompenser, et parmi lesquels on en trouve si peu qui aient de la capacité et du talent, ce qui remonte enfin jusqu'à ceux qu'il faut bien faire maréchaux de France, et entre ces derniers jusqu'aux généraux des armées, et dont l'État éprouve les funestes suites, surtout depuis le commencement de ce siècle, parce que ceux qui ont précédé cet établissement n'étoient déjà plus ou hors d'état de servir.

 Cette grande et sainte maxime : que les rois sont faits pour leurs peuples et non les peuples pour les rois ni aux rois, étoit si avant imprimée en son âme qu'elle lui avoit rendu le luxe et la guerre odieuse. C'est ce qui le faisoit quelquefois expliquer trop vivement sur la dernière, emporté par une vérité trop dure pour les oreilles du monde, qui a fait quelquefois dire sinistrement qu'il n'aimoit pas la guerre. Sa justice étoit munie de ce bandeau impénétrable qui en fait toute la sûreté. Il se donnoit la peine d'étudier les affaires qui se présentoient à juger devant le roi aux conseils de finance et des dépêches ; et, si elles étoient grandes, il y travailloit avec les gens du métier, dont il puisoit des connoissances , sans se rendre esclave de leurs opinions. Il communioit au moins tous les quinze jours avec un recueillement et un abaissement qui frappoit, toujours en collier de l'ordre et en rabat et manteau court. Il voyoit son confesseur jésuite une ou deux fois la semaine, et quelquefois fort longtemps, ce qu'il abrégea beaucoup dans la suite, quoiqu'il approchât plus souvent de la communion.

 Sa conversation étoit aimable, tant qu'il pouvoit solide, et par goût; toujours mesurée à ceux avec qui il parloit. Il se délassoit volontiers à la promenade : c'étoit là où ses [qualités] paroissoient le plus. S'il s'y trouvoit quelqu'un avec qui il pût parler de sciences, c'étoit son plaisir, mais plaisir modeste, et seulement pour s'amuser et s'instruire en dissertant quelque peu, et en écoutant davantage. Mais ce qu'il y cherchoit le plus c'étoit l'utile, des gens à faire parler sur la guerre et les places , sur la marine et le commerce, sur les pays et les cours étrangères, quelquefois sur des faits particuliers, mais publics, et sur des points d'histoire ou des guerres passées depuis longtemps. Ces promenades, qui l'instruisoient beaucoup , lui concilioient les esprits, les coeurs, l'admiration, les plus grandes espérances. Il avoit

114 

mis à la place des spectacles, qu'il s'étoit retranchés depuis fort longtemps, un petit jeu où les plus médiocres bourses pouvoient atteindre, pour pouvoir varier et partager l'honneur de jouer avec lui, et se rendre cependant visible à tout le monde. Il fut toujours sensible au plaisir de la table et de la chasse. Il se laissoit aller à la dernière avec moins de scrupule, mais il craignoit son foible pour l'autre, et il y étoit d'excellente compagnie quand il s'y laissoit aller.

  Il connoissoit le roi parfaitement, il le respectoit , et sur la fin il l'aimoit en fils, et lui faisoit une cour attentive de sujet, mais qui sentoit quel il étoit. Il cultivoit Mme de Maintenon avec les égards que leur situation demandoit. Tant que Monseigneur vécut , il lui rendoit tout ce qu'il devoit avec soin. On y sentoit la contrainte, encore plus avec Mlle Choin, et le malaise avec tout cet intérieur de Meudon. On en a tant expliqué les causes qu'on n'y reviendra pas ici. Le prince admiroit, autant pour le moins que tout le monde, que Monseigneur, qui, tout matériel qu'il étoit, avoit beaucoup de gloire, n'avoit jamais pu s'accoutumer à Mme de Maintenon , ne la voyoit que par bienséance, et le moins encore qu'il pouvoit, et toutefois avoit aussi en Mlle Choin sa Maintenon autant que le roi avoit la sienne, et ne lui asservissoit pas moins ses enfants que le roi les siens à Mme de Maintenon. Il aimoit les princes ses frères avec tendresse, et son épouse avec la plus grande passion. La douleur de sa perte pénétra ses plus intimes moelles. La piété y surnagea par les plus prodigieux efforts. Le sacrifice fut entier, mais il fut sanglant. Dans cette terrible affliction rien de bas , rien de petit, rien d'indécent. On voyoit un homme hors de soi , qui s'extorquoit une surface unie, et qui y succomboit. Les jours en furent tôt abrégés. Il fut le même dans sa maladie. Il ne crut point en relever, il en raisonnoit avec ses médecins; dans cette opinion, il ne cacha pas sur quoi elle étoit fondée ; on l'a dit il n'y a pas longtemps, et tout ce qu'il sentit depuis le premier jour jusqu'au dernier l'y confirma de plus en plus. Quelle épouvantable conviction de la fin de son épouse et de la sienne! mais, grand Dieu! quel spectacle vous donnâtes en lui, et que n'est-il permis encore d'en révéler des parties également secrètes, et si sublimes qu'il n'y a que vous qui les puissiez donner et en connoitre tout le prix! quelle imitation de Jésus-Christ sur la croix! on ne dit pas seulement à l'égard de la mort et des souffrances, elle s'éleva bien au-dessus. Quelles tendres, mais tranquilles vues! quel surcroît de détachement! quels vifs élans d'actions de grâces d'être préservé du sceptre et du compte qu'il en faut rendre! quelle soumission, et combien parfaite! quel ardent amour de Dieu! quel perçant regard sur son néant et ses péchés! quelle magnifique idée de l'infinie miséricorde! quelle religieuse et humble crainte! quelle tempérée confiance! quelle sage paix! quelles lectures! quelles prières continuelles! quel ardent désir des derniers sacrements ! quel profond recueillement ! quelle invincible patience ! quelle douceur, quelle constante bonté pour tout ce qui l'approchoit! quelle charité pure qui le pressoit d'aller à Dieu! La France tomba enfin sous ce dernier châtiment; Dieu lui montra un prince qu'elle ne méritoit pas. La terre n'en étoit pas digne, il étoit mûr déjà pour la bienheureuse éternité.

ch.5 1712   116

La consternation fut vraie et générale. Elle pénétra les terres et les cours étrangères. Tandis que les peuples pleuroient celui qui ne pensoit qu'à leur soulagement, et toute la France un prince qui ne vouloit régner que pour la rendre heureuse et florissante, les souverains de l'Europe pleurèrent publiquement celui qu'ils regardoient déjà comme leur exemple, et que ses vertus alloient rendre leur arbitre, et le modérateur paisible et révéré des nations. Le pape en fut si touché qu'il résolut de lui-même, et sans aucune sorte d'office , de passer par-dessus toutes les règles et les formalités de sa cour, et il en fut unanimement applaudi. Il tint exprès un consistoire, il y déplora la perte infinie que faisoit l'Église et toute la chrétienté; il fit un éloge complet du prince qui causoit leurs justes regrets et ceux de toute l'Europe. Il y déclara enfin que, passant, en faveur de ses extraordinaires vertus et de la douleur publique, par-dessus toute coutume, il en feroit lui-même dans sa chapelle les obsèques publiques et solennelles. Il en indiqua tout de suite le jour; le sacré Collège et toute la cour romaine y assista, et tous applaudirent à un honneur si insolite.  […]

Il avoit toujours été rendu réciproquement aux papes en France et à nos rois à Rome, mais non à leurs enfants, jusqu'à la mort d'Henri Sixte V, qui avoit ouvert les yeux au célèbre duc de Nevers qui l'étoit allé consulter sur la Ligue , et qui lui-même ne l'avoit favorisée que le moins qu'il avoit pu, qui loua publiquement Henri III de s'être défait du duc de Guise, devint furieux deux jours après, lorsqu'il apprit que le cardinal de Guise avoit eu le même sort. Il excommunia Henri III, et quoi que ce prince pût faire dans le peu de temps que les Guise le laissèrent vivre depuis, il demeura excommunié même après sa mort, quoique, dans le court espace qu'il vécut après avoir été frappé, il eût fait tout ce qui lui fut possible pour mourir en bon chrétien, qu'il ait été réconcilié à l'Église, et qu'il eût reçu tous les sacrements. Tout ce que la reine sa veuve fit de démarches à Rome par le célèbre d'Ossat, depuis cardinal, toute l'adresse, l'éloquence, la force des raisons et des offices qu'il y employa, toute la considération personnelle que ce grand'homme s'y étoit acquise, furent inutiles pour obtenir les obsèques accoutumées pour nos rois. En revanche, on cessa en France de les faire pour les papes, et réciproquement il n'y en a pas eu depuis. C'est ce qui ajouta beaucoup à celles que Clément XI, et de lui-même, voulut faire pour ce sublime Dauphin, et auxquelles tout Rome applaudit contre ses plus opiniâtres maximes, qui la rendent si politiquement invariable pour tout ce qui est du cérémonial.

ch.6 1712   134, 139-140                          la Dauphine empoisonnée, le Dauphin de même

La Dauphine empoisonnée * Ouverture du corps * Opinion de la Faculté * Le maréchal de Villeroy raccommodé avec le roi * Ouverture du corps du Dauphin * Intérieur du cadavre * Décomposition de toutes les parties * Rapport fait au roi * Maréchal nie l'empoisonnement contre l'avis de ses confrères . Il me dit ensuite ses motifs * Bruit sourd qui se répand sur M. le duc d'Orléans * Le duc du Maine et madame de Maintenon persuadent le roi et le monde que M. le duc d'Orléans a fait empoisonner le Dauphin et la Dauphine * Intérêt qu'avait le duc du Maine à la mort du Dauphin * Intérêt de M. le duc d'Orléans contraire à celui de M. du Maine * Ses rapports avec le Dauphin * Cri général contre le duc d'Orléans * Conduite de la cour à son égard * Le maréchal de Villeroy et d'autres courtisans.

  Les horreurs qui ne se peuvent plus différer d'être racontées glacent ma main. Je les supprimerois si la vérité si entièrement due à ce qu'on écrit, si d'autres horreurs qui ont augmenté celles des premières s'il est possible, si la publicité qui en a retenti dans toute l'Europe , si les suites les plus importantes auxquelles elles ont donné lieu, ne me forçoient de les exposer ici comme faisant une partie intégrante et des plus considérables de ce qui s'est passé sous mes yeux. La maladie de la Dauphine, subite, singulière, peu connue aux médecins, et très-rapide, avoit dans sa courte durée noirci les imaginations déjà fort ébranlées par l'avis venu à Boudin si peu auparavant, et confirmé par celui du roi d'Espagne. La colère du roi du changement de confesseur, qui se seroit durement fait sentir à la princesse si elle eût vécu , céda à la douleur de sa perte, peut-être mieux à celle de tout son amusement et de tout son plaisir ; et la douleur voulut être éclaircie de la cause d'un si grand malheur pour tacher de se mettre en état d'en éviter d'autres, ou de rentrer en repos sur l'inquiétude qui le frappoit. La Faculté reçut donc de sa bouche les ordres les plus précis là-dessus.

 Le rapport de l'ouverture du corps n'eut rien de consolant : nulle cause naturelle de mort, mais d'autres vers les parties intérieures de la tête, voisines de cet endroit fatal où elle avoit tant souffert. Fagon et Boudin ne doutèrent pas du poison, et le dirent nettement au roi, en présence de Mme de Maintenon seule. Boulduc qui m'assura en être convaincu, et le peu des autres à qui le roi voulut parler et qui avoient assisté à l'ouverture, le confirmèrent par leur morne silence. Maréchal fut le seul qui soutint qu'il n'y avoit de marques de poison que si équivoques, qu'il avoit ouvert plusieurs corps où il s'en étoit trouvé de pareilles, et sur la mort desquels il n'y avoit jamais eu le plus léger soupçon. […]

139

  L'espèce de la maladie du Dauphin, ce qu'on sut que lui-même en avoit cru , le soin qu'il eut de faire recommander au roi les précautions pour la conservation de sa personne , la promptitude et la manière de sa fin, comblèrent la désolation et les affres, et redoublèrent les ordres du roi sur l'ouverture de son corps. Elle fut faite dans l'appartement du Dauphin à Versailles comme elle a été marquée. Elle épouvanta. Ses parties nobles se trouvèrent en bouillie; son coeur, présenté au duc d'Aumont pour le tenir et le mettre dans le vase, n'avoit plus de consistance, sa substance coula jusqu'à terre entre leurs mains ; le sang dissous, l'odeur intolérable dans tout ce vaste appartement. Le roi et Mme de Maintenon en attendoient le rapport avec impatience. Il leur fut fait le soir même chez elle sans aucun déguisement.

  Fagon, Boudin, quelques autres y déclarèrent le plus violent effet d'un poison très-subtil et très-violent, qui, comme un feu très-ardent, avoit consumé tout l'intérieur du corps, à la différence de la tête qui n'avoit pas été précisément attaquée, et qui seule l'avoit été d'une manière très-sensible en la Dauphine. Maréchal, qui avoit fait l'ouverture, s'opiniera contre Fagon et les autres. Il soutint qu'il n'y avoit aucunes marques précises de poison; qu'il avoit vu des corps ouverts à peu près dans le même état, dont on n'avoit jamais eu de soupçon ; que le poison qui les avoit emportés, et tué aussi le Dauphin, étoit un venin naturel de la corruption de la masse du sang enflammé par une fièvre ardente qui pa-roissoit d'autant moins qu'elle étoit plus interne; que de là étoit venue la corruption qui avoit gâté toutes les parties , et qu'il ne falloit point chercher d'autres causes que celles-là, qui étoient celles de la fin très-naturelle qu'il avoit vu arriver à plusieurs personnes , quoique rarement à un degré semblable, et qui alors n'alloit que du plus au moins. Fa-gon répliqua , Boudin aussi , avec aigreur tous deux. Maréchal s'échauffa à son tour, et maintint fortement son avis. Il le conclut par dire au roi et à Mme de Maintenon, devant

140 

ces médecins , qu'il ne disoit que la vérité , comme il l'avoit vue et comme il la pensoit ; que parler autrement c'étoit vouloir deviner, et faire en même temps tout ce qu'il falloit pour faire mener au roi la vie la plus douloureuse, la plus méfiante et la plus remplie des plus fâcheux soupçons, les plus noirs et en même temps les plus inutiles; et que c'étoit effectivement l'empoisonner. Il se prit après à l'exhorter, pour le repos et la prolongation de sa vie, à secouer des idées terribles en elles-mêmes, fausses suivant toute son expérience et ses connoissances, et qui n'enfanteroient que les soucis et les soupçons les plus vagues, les plus poignants , les plus irrémédiables; et se fâcha fortement contre ceux qui s'efforçoient de les lui inspirer.

  Il me conta ce détail ensuite, et me dit en même temps que, outre qu'il croyoit que la mort pouvoit être naturelle , quoique véritablement il en doutât à tout ce qu'il avoit remarqué d'extraordinaire ; mais qu'il avoit principalement insisté par la compassion de la situation de coeur et d'esprit où l'opinion de poison alloit jeter le roi, et par l'indignation d'une cabale qu'il voyoit se former dans l'intérieur, dès la maladie, et surtout depuis la mort de Mme la Dauphine , pour en donner le paquet à M. le duc d'Orléans , et qu'il m'en avertissoit comme son ami et le sien; car Maréchal qui étoit effectif, et la probité, et la vérité , et la vertu même , étoit d'ailleurs grossier, et ne savoit ni la force ni la mesure des termes, étant d'ailleurs tout à fait respecteux et parfaitement éloigné de se méconnoitre.

  Je ne fus pas longtemps , malgré ma clôture , à apprendre d'ailleurs ce qui commençoit à percer sur M. le duc d'Orléans. Ce bruit sourd, secret, à l'oreille, n'en demeura pas longtemps dans ces termes. La rapidité avec laquelle il remplit la cour, Paris, les provinces, les recoins les moins fréquentés, le fond des monastères les plus séparés, les solitudes les plus inutiles au monde et les plus désertes, enfin les pays étrangers et tous les peuples de l'Europe, me retraça celle avec laquelle y furent si subitement répandus ces noirs attentats de Flandre, contre l'honneur de celui que le monde entier pleuroit maintenant. La cabale d'alors, si bien organisée, par qui tout ce qui lui convenoit se trouvoit répandu de toutes parts, en un instant, avec un art inconcevable, cette cabale, dis-je, avoit été frappée comme on l'a vu, et son détestable héros réduit à l'aller faire en Espagne. Mais pour frappée, quoique hors de mesure et d'espérance par tous les changements arrivés , elle n'étoit pas dissipée. M. du Maine et ceux qui restoient de la cabale et qui continuoient de figurer comme ils pouvoient à la cour, Vaudemont, sa nièce d'Espinoy, d'autres restes de Meudon, vivoient. Ils espéroient contre toute espérance ; ils se roidissoient contre la fortune si apparemment contraire. Ils en saisirent ce funeste retour, ils ressuscitèrent ; et avec Mme de Maintenon à leur tête, que ne se promirent-ils point, et, en effet, jusqu'où n'allèrent-ils pas?[…]

ch.10 1712 225,  237-242                         Beauvilliers tance Chevreuse qui raisonne de travers

[…]  Beaucoup d'esprit, de discours et de paroles éloquentes servirent à M. de Noailles à la place de réponses et de raisons. Il convint qu'on s'en pouvoit tenir à mon avis; et néanmoins il voulut, deux jours après, m'en reparler encore. Voyant qu'il ne réussissoit pas en raisons, il prit le parti de tenter l'autorité. Il alla parler au duc de Chevreuse sans m'en dire mot. Il espéra de le gagner par son bien-dire, et que, l'ayant pour lui, le duc de Beauvilliers seroit emporté, après quoi la chose demeureroit décidée. En effet, il persuada M. de Chevreuse, qui, avec tout son savoir, n'avoit pas présentes des choses depuis si longtemps oubliées, parce qu'on n'avoit pas eu besoin d'y avoir recours. M. de Chevreuse m'en parla ; et ce fut ce qui m'apprit que M. de Noailles l'avoit informé de notre dispute, dont pourtant il n'avoit osé lui demander de me faire un secret.

  M. de Chevreuse, avec tout le savoir, toutes les lumières, toute la candeur que peut avoir un homme, étoit sujet à raisonner de travers. Son esprit, toujours géomètre, l'égaroit par règle , dès qu'il partoit d'un principe faux ; et comme il avoit une facilité extrême et beaucoup de grâce naturelle à s'exprimer; il éblouissoit et emportoit, lors

238 

même qu'il s'égarait le plus, après s'être ébloui lui-même, et persuadé qu'il avoit raison. C'est ce qui lui arriva dans la conduite particulière de ses affaires domestiques, qu'il crut sans cesse augmenter, puis raccommoder, et qu'il détruisit géométriquement par règles, par démonstrations, qui le menèrent à une ruine tellement radicale qu'il seroit mort de faim sans le gouvernement de Guyenne, et Mme de Chevreuse après lui , à qui il ne resta rien que les trente mille livres de pension que le roi mit pour elle sur les appointements de ce gouvernement. En autres affaires on l'a vu, en leur lieu, être pour M. de Luxembourg, pour d'Antin, pour les prétentions les plus chimériques, se bercer soi-même de l'ancienneté de Chevreuse, du cardinal de Lorraine, et de sa succession à la dignité de Chaulnes, et cela à force de faux raisonnements entés l'un sur l'autre, toujours à la manière des géomètres, et de la meilleure foi du monde. C'est donc ce qui lui arriva sur cette affaire. Nous disputâmes, nous ne nous persuadâmes point ; il fut néanmoins question de nous fixer tous à l'une ou à l'autre opinion, pour marcher après en conséquence. Le duc de Noailles n'insista plus avec moi , comptant sur M. de Beauvilliers par avoir gagné M. de Chevreuse. De mon côté je ne recherchai pas une dispute inutile, mais je crus devoir rendre compte aux trois autres de cette division d'avis. Quelque grande que fût la liaison des ducs de Charost et d'Humières avec le duc de Noailles, depuis l'alliance du premier par le mariage de sa fille unique avec le duc de Grammont, et de Charost depuis surtout qu'il étoit capitaine des gardes , je n'eus pas de peine à les avoir de mon côté. Le duc de Noailles se consola aisément de n'avoir pas persuadé deux hommes qu'il ne regardait pas comme pouvant emporter la balance; et il avait raison de croire que nous nous rendrions tous trois à l'autorité, si le duc de Beauvilliers, comme il n'en doutoit pas, était emporté par le duc de Chevreuse.

Ce dernier me proposa donc que la chose fût discutée en sa présence , et que, de quelque côté qu'il se rangeât , tous y acquiesçassent. J'y consentis avec plaisir, et je répondis pour MM. de Charost et d'Humières. Le duc de Noailles , qui comptoit l'emporter par là , accepta pareillement. J'avais déjà parlé à M. de Beauvilliers de cette dispute, mais légèrement; M. de Chevreuse aussi. M. de Beauvilliers, qui alors se trouvait fort occupé des affaires, ne voulait point perdre inutilement son temps, et nous avait dit à l'un et à l'autre qu'il fallait nous assembler, et là décider et convenir sur les raisons de part et d'autre; et ç'avait été là-dessus que M. de Chevreuse nous avait proposé séparément, au duc de Noailles et à moi, d'en passer par l'avis dont seroit I‘I. de Beauvilliers. Le duc de Noailles me parla après de cette proposition de M. de Chevreuse. Lui et moi nous la fîmes aux ducs de Charost et d'Humières, qui en convinrent aisément. L'affaire pressoit, et les Anglais voulaient savoir à quoi s'en tenir. Ainsi M. de Beauvilliers, comme le plus occupé, ne tarda pas à nous donner l'après-dînée qu'il se prévoyait la plus libre, et voulut que nous nous assemblassions dans la petite chambre de l'appartement du duc de Chevreuse, qui étoit de plain-pied à la cour des Fontaines, du côté le plus proche de la chapelle , sous une partie de l'appartement de la reine mère. Nous arrivâmes tous presque en même temps.

  M. de Beauvilliers ne voulut pas qu'on dit un mot de ce qui nous assemblait que tous ne fussent arrivés. Alors il pria la compagnie d'entrer en matière. C'étoit à qui voulait inclure à ouvrir pour en proposer les raisons, et à qui voulait exclure à les réfuter, qui par conséquent ne pouvaient parler qu'après les autres. Ainsi , après un petit mot en gros de ce qui nous assemblait, M. de Beauvilliers regarda les ducs de Chevreuse et de Noailles , et les pria d'exposer ce qu'ils avaient à dire. Il y eut entre eux un court combat de civilité à qui prendrait la parole. M. de Chevreuse la vou lait laisser à M. de Noailles , de qui venait l'avis qu'il avait

240 

embrassé. M. de Noailles, par déférence à l'âge et à l'ancienneté, aux lumières, et encore plus à l'effet qu'il en attendoit sur le duc de Beauvilliers , voulut absolument lui laisser la parole. M. de Chevreuse la prit donc; et, pour ne pas allonger ce récit, je dirai tout court que je ne vis jamais soutenir une mauvaise cause avec tant de grâce, d'eàprit, d'éloquence et d'élégance; et, si tout manquoit dans les raisons, la perfection du débit, et de tout le secours que peut donner l'esprit et le savoir, y fut entière.

  Entre nous trois de même avis, je dirai franchement que ce fut à moi à répondre ; j'étois l'ancien , j'avois fait le mémoire, c'étoit mon avis qui étoit devenu celui des deux autres. Je pris donc la parole à mon tour, et je commençai par l'embarras et la honte où j'étois de me voir forcé à soutenir une opinion contraire à celle du duc de Chevreuse, à qui j'épargnai d'autant moins les louanges, les déférences et les respects , que j'étois mieux résolu à ne le pas épargner sur les raisons. Je dis aussi un petit mot léger de politesse à M. de Noailles, après quoi j'entrai en matière. Je la possé-dois assez pour me posséder moi-même. Le ton , les expressions, tout fut mesuré et modeste ; mais les raisons , les réponses, les réfutations furent décochées avec la dernière force, et par-ci par-là respects et compliments courts à M. de Chevreuse , et rien au duc de Noailles. Je n'oubliai pas, entre autres raisons, de leur faire remarquer que les gouverneurs de province et les chevaliers de l'ordre , desquels le roi se faisoit accompagner en son lit de justice, n'y étoient placés que sur le banc des baillis, c'est-à-dire derrière les conseillers du parlement, du côté des fenêtres; qu'ils y étoient sans voix, même consultative, c'est-à-dire absolument sans parole; et qu'ils y demeuroient toujours découverts. Ce contraste avec les simples conseillers du parlement de place et de voix fut exposé avec étendue ainsi que celui d'un simple lit de justice, où il ne s'agit que d'enregistrement d'édits et de déclarations du roi tout au plus, et bien rarement encore de quelque interprétation ou de légère législation sur des points de droit ou de coutume qui se prennent en divers sens dans les divers tribunaux , avec une législation de l'importance de celle-ci, qui ne regardait rien moins que la succession à la couronne, et un ordre à y établir inconnu depuis tant de siècles, contraire à la pratique de tant de siècles constante et continuelle , et qui, au préjudice de toutes les lois des États et des familles particulières, excluoit de la couronne toute une branche aînée et bien reconnue telle, en faveur des cadettes.

  Quoique je me restreignisse le plus qu'il me fût possible, l'importance de la matière, et plus encore la nécessité de démêler, de rendre palpables et de répondre aux sophismes, aux inductions et aux entortillements où le duc de Chevreuse exceltoit, et qu'il savoit masquer d'une apparence de simplicité et de justesse par la netteté, la facilité et la grâce naturelles de son élocution , me rendirent plus long que je n'aurois voulu. Le silence fut entier pendant nos deux discours, et l'application des assistants extrême. M. de Beauvilliers surtout n'en perdit pas un mot. Quand j'eus fini, M. de Noailles voulut dire quelque chose : ce ne fut rien qui méritât réponse. M. de Chevreuse reprit la parole , mais en légère répétition de ce qu'il avoit déjà dit. M. de Beauvilliers ne le laissa pas aller loin, il l'interrompit, lui dit qu'on avoit déjà entendu ce qu'il répétoit, et lui demanda s'il avoit quelque chose de nouveau à dire. M. de Chevreuse convint qu'il n'avoit point de raisons nouvelles. M. de Noailles, sans attendre de question, témoigna par un geste de salut qu'il n'en avoit pas non plus.

  Le duc de Beauvilliers regarda les ducs de Charost et d'Humières , comme pour leur demander leur avis, qui dirent en deux mots qu'ils étoient du mien plus que jamais. Alors je vis un prodige qui me combla d'embarras, et qui , en effet, me couvrit de confusion. M. de Beauvilliers reprit en très peu de mots le précis de la chose et de la diversité

242 

des deux avis; puis tout d'un coup cet homme si mesuré, si sage, si modeste, si accoutumé à n'être qu'un en sentiment et en tout avec le duc de Chevreuse, et à lui déférer, se changea en un autre homme. Il rougit , et parut avoir peine à se contenir. Il dit qu'il ne comprenoit pas comment on pouvoit penser comme M. de Chevreuse sur ce qui nous divisoit, en expliqua les raisons courtement, mais sans rien oublier d'essentiel, dévoila les sophismes avec une justesse , une précision extrême ; et de là (et c'est le prodige , et où la honte m'accabla) il tomba sur M. de Chevreuse comme un faucon , et le traita comme un régent fait un jeune écolier qui apporte un thème plein des plus gros solécismes et les lui fait tous remarquer en le réprimandant. Je ne m'étendrai pas davantage sur un discours si animé et dans lequel rien ne fut oublié. La conclusion fut à mon avis. M. de Chevreuse, petit comme l'écolier devant son maître, embarrassé , confus, mais sans altération , acquiesça tout court. M. de Noailles, étourdi à ne savoir où il en étoit, demeura muet.

  En se levant, M. de Beauvilliers nous regarda tous pour confirmer le jugement, en disant : « Messieurs, voilà donc que tout est convenu entre nous , et qu'il passe à l'avis de M. de Saint-Simon, » d'un air plus approchant de son air ordinaire. MM. de Chevreuse et de Noailles répondirent qu'ils s'y rendoient ; et ce mot ne fut pas plus tôt dit que je sortis sans dire mot à personne , et gagnai ma chambre dans le dernier étonnement , non de ce que mon avis avoit prévalu, mais de la manière dont la chose s'étoit passée. Peu de temps après que je fus dans ma chambre, les ducs de Charost et d'Humières y vinrent pleins du même étonnement, et assez aises de la longue et forte boutade. Pour moi, à l'occasion de qui elle s'étoit faite , j'en étois peiné au dernier point. Le duc de Noailles, à qui M de Beauvilliers ne s'étoit jamais adressé en tout son discours, mais lui avoit laissé voir auparavant que ce mémoire donné comme de lui, et qu'il avoit fait tant faire et refaire, lui paroissoit pitoyable, fut outré d'avoir été si fortement battu en la personne de M. de Chevreuse, ce qu'avec tout son art il ne put nous bien cacher. Pour M. de Chevreuse, que j'évitai un jour ou deux, il n'y parut jamais, et il demeura toujours le même avec M. de Beauvilliers et avec moi, avec une douceur, une simplicité, une vérité, un naturel vraiment respectables.

Tome 11.

ch.11 1714 173, 185-213                          tombeau Beauvilliers

[…] …il ajouta que si je lui donnois la parole qu'il me demandoit, je verrois , par ce qu'il avoit à me dire, qu'il auroit eu raison de vouloir s'en assurer. Je la lui donnai donc, encore plus surpris de cette recharge et plus curieux de ce qui la lui faisoit faire.

  Il me dit que le roi n'espérant guère voir le Dauphin en âge de passer entre les mains des hommes, se croyoit être obligé de pourvoir lui-même à son éducation ; que le roi l'en vouloit charger et de tout ce qui la regardoit comme il l'avoit été de celle de Mgrs son père et ses oncles; qu'il s'étoit excusé sur son âge et ses infirmités qui ne lui permettoient point les assiduités nécessaires, ni d'espérer même d'achever l'éducation jusqu'à l'âge qui la termine; que le roi, persistant à vouloir l'en charger, consentoit qu'il ne fit que ce qu'il pourroit et voudroit; et tout de suite fixant son regard plus attentivement sur moi : « Vous êtes, me dit-il, duc et pair, mon ancien; auriez-vous de la peine à être gouverneur conjointement avec moi , à. suppléer à tout ce que je ne pourrois faire, à agir dans cette fonction dans un concert entier, en un mot, quoique égaux en fonctions et plus ancien pair que moi, à n'être pas le premier? c'est sur cela que je vous conjure de me répondre naturellement, sans complaisance, sûr que je ne serai blessé de rien. Vous voyez, ajouta-t-il, que j'avois raison de vous en demander votre parole; vous me l'avez donnée, tenez-la-moi à présent. »

  Je lui répondis que je la lui tiendrois en effet sans peine, que j'entendois bien que sous un nom pareil c'étoit être gouverneur sous lui en tout et partout; que je ne connois-sois qui que ce fût sans exception autre que lui, avec qui je l'acceptasse; mais que pour lui que j'avois toute ma vie regardé comme mon père, qui m'en avoit servi, dont je con-noissois les talents et la vertu avec une vénération aussi de toute ma vie, et la confiance et l'amitié par une expérience de même durée, je serois avec lui et sous lui, en tout et partout, sans en avoir la moindre peine, et que mon coeur lui étoit attaché de manière que je trouverois ma joie à lui marquer sans cesse respect, déférence, et un abandon dont je lui avois donné une preuve plus difficile sur les renonciations. Il m'embrassa, me dit que je le soulageois infiniment et mille choses touchantes.

  Il me demanda un profond secret, et de la façon qu'il me parla, j'eus lieu de croire que, lorsqu'il auroit pesé et fait tous ses arrangements et ses choix pour la totalité de l'éducation, le roi ne tarderoit pas à les déclarer après qu'il les lui auroit proposés. Je ne laissai pas de repasser d'autres sujets avec lui par l'importance dont la chose me parut. Sur deux qui étoient fort en sa main, je lui dis que la vérité exigeoit de moi que je lui avouasse que l'un y étoit plus propre que moi; que pour l'autre je m'y croyois plus propre. Il ne fit que glisser sur eux comme sur les autres dont nous parlâmes, ce n'étoit que conversation : il s'étoit fixé sur moi. Cela n'étoit pas nouveau, puisque Mgr le Dauphin étoit pleinement déterminé à me demander au roi pour gouverneur du frère aîné du roi d'aujourd'hui, que je ne l'ignorois pas, et que ce prince ne pouvoit avoir pris et s'être affermi dans cette résolution que par le duc de Beauvilliers qui ne vouloit pas être du tout gouverneur de ce jeune prince, chargé comme il l'étoit déjà, et comme il l'eût. été de plus en plus, de fonctions auprès du Dauphin qui le demandoient tout entier pour la totale confiance de ce prince, et pour les affaires de l'État.

  Telle fut la dernière marque que M. de Beauvilliers me donna de son estime, de son amitié , de sa confiance ; tel fut aussi le dernier témoignage qu'il reçut de celle du roi, malgré la haine persévérante de Mme de Maintenon. Son peu de santé dura trop peu après cette conversation pour que la matière en pût subsister. Elle étoit en soi délicate; une vie entièrement partagée entre les exercices de piété,

186 

les fonctions de ses charges dont il ne manquoit aucune de celles qui ne se croisoient pas, et les affaires, ne lui lais-soit que de courts délassements, dans le plus intime intérieur de sa famille la plus étroite, et de moins encore d'amis, et ne contribuoit pas à former une santé bien établie. La perte de ses enfants l'avoit foncièrement pénétré; on a vu avec quel courage et quelle insigne piété lui et Mme de Beauvilliers en firent sur l'heure même le sacrifice, mais ils ne se consolèrent ni l'un ni l'autre. La mort du Dauphin lui fut encore tout autrement sensible : il me l'a avoué bien des fois. Toute sa tendresse s'étoit réunie dans ce prince, dont il admiroit l'esprit, les talents, le travail, les desseins, la vertu, les sacrifices, et la métamorphose entière que la grâce avoit opérée en lui et y confirmoit sans cesse; il étoit sensiblement touché de sa confiance sans réserve, et de leur réciproque liberté à se communiquer, à discuter et à résoudre toutes choses; il étoit pénétré de l'amour de l'État, de l'ordre, de la religion qu'il alloit voir refleurir, et comme renaître sous son règne, et en attendant, par sa prudence, sa sagesse, sa justice, sa modération, son application, et par l'ascendant que le roi se plaisoit à lui laisser prendre sur la cour, sur les affaires, et sur lui-même. Quelque convaincu qu'il fût de sa sainteté et de son bonheur, sa mort l'accabla de telle sorte, qu'il ne mena plus qu'une vie languissante, amère, douloureuse, sans relâche, sans consolation. Enfin, la mort du duc de Chevreuse, son coeur, son âme, le dépositaire et souvent l'arbitre de ses pensées les plus secrètes, même de piété, enfin depuis toute leur vie un autre lui-même, lui donna le dernier coup.

  Il fut malade près de deux mois à Vaucresson, où peu auparavant il s'étoit retiré et renfermé à l'abri du monde, même de ses plus familiers, pour ne songer plus qu'à son salut et y consacrer tous les instants de sa solitude. Il y mourut le vendredi, dernier août, sur le soir, de la mort des justes, ayant conservé toute sa tête jusqu'à la fin. Il avoit près de soixante-six ans, environ trois ans moins que le duc de Chevreuse, étant né le 24 octobre 1648 d'une maison fort ancienne et très-noblement alliée, surtout en remontant.

 Il étoit fils de M. de Saint-Aignan qui, avec de l'honneur et de la valeur, étoit tout romanesque en galanterie, en belles-lettres, en faits d'armes. Il avoit été capitaine des gardes de Gaston , et tout à la fin de 1649, acheta du duc de Liancourt la charge de premier gentilhomme de la chambre du roi , lors duc à brevet. Il commanda ensuite en Berry contre le parti de M. le Prince, lors prisonnier, puis [fut] lieutenant général de l'armée destinée contre MM. de Bouillon et de Marsillac en Guyenne. Il eut le gouvernement de Touraine à la mort du marquis d'Aumont, et le crédit de le vendre fort cher à Dangeau encore jeune, lorsqu'à la disgrâce de M. et de Mme de Navailles, il s'accommoda avec lui du gouvernement du Havre de Grâce en 1664. Il fut chevalier de l'ordre à la promotion de 1661 et duc et pair en 1663, de cette étrange fournée des quatorze. Il fut chef et juge du camp des derniers carrousels du roi , et mourut à Paris 16 juin 1687. Il avoit épousé une Servien, parente du surintendant des finances, qu'il perdit en 1679. Au bout de l'an, il se remaria à une femme de chambre de sa femme qui y étoit entrée d'abord pour avoir soin de ses chiens. Elle fut si modeste et lui si honteux que le roi le pressa souvent et toujours inutilement de lui faire prendre son tabouret. Elle vécut toujours fort retirée et avec tant de vertus , qu'elle se fit respecter toute sa vie qui fut longue. Du premier mariage, le comte de Seri et le chevalier de Saint-Aignan qui fut tué au duel de MM. de La Frette, et l'aîné mourut à vingt-six ans survivancier de premier gentilhomme de la chambre et distingué à la guerre , deux fils

188 

morts enfants, des filles abbesses, et une qui ne voulut point être religieuse, qu'on maria à Livry, premier maître

d'hôtel du roi, pour s'en défaire. M. de Beauvilliers demeura seul de ce lit. Du second, deux fils dont l'aîné fut évêque-comte de Beauvais , l'autre duc de Saint-Aignan, comme on l'a vu en leur lieu, et une fille aussi romanesque que le père, mais en dévotion, qui épousa un fils de Marillac, conseiller d'État, tué avancé à la guerre sans enfants, puis M. de L'Aubépine, mon cousin germain, dont elle a un fils qui sert et qui est gendre du duc de Sully.

  Je ne sais quel soin M. et Mme de Saint-Aignan prirent de leurs aînés. Pour M. de Beauvilliers, ils le laissèrent jusqu'à six ou sept ans à la merci de leur suisse , élevé dans sa loge, d'où ils l'envoyèrent à Notre-Dame de Cléry, en pension chez un chanoine, dont tous les canonicats étoient à la nomination de M. de Saint-Aignan. Ils ne sont pas gros. Tout le domestique du chanoine consistoit en une servante, qui mit le petit garçon coucher avec elle, lequel y couchoit encore à quatorze et quinze ans, sans penser à mal ni l'un ni l'autre, ni le chanoine s'aviser qu'il étoit un peu grand. La mort du comte de Seri le fit rappeler par son père, qui en même temps lui fit donner la survivance de sa charge, et remettre deux abbayes qu'il avoit. C'étoit tout à la fin de 1666. Il servit avec distinction à la tête de son régiment de cavalerie, et fut brigadier.

  Il étoit grand, fort maigre, le visage long et coloré, un fort grand nez aquilin, la bouche enfoncée , des yeux d'esprit et perçants , le sourire agréable, l'air fort doux , mais ordinairement fort sérieux et concentré. Il étoit né vif, bouillant, emporté, aimant tous les plaisirs. Beaucoup d'esprit naturel, le sens extrêmement droit, une grande justesse, souvent trop de précision ; l'énonciation aisée, agréable, exacte, naturelle; l'appréhension vive, le discernement bon, une sagesse singulière, une prévoyance qui s'étendoit vastement, mais sans s'égarer; une simplicité et une sagacité extrêmes, et qui ne se nuisoient point l'une à l'autre ; et depuis que Dieu l'eut touché, ce qui arriva de très-bonne heure , je crois pouvoir avancer qu'il ne perdit jamais sa présence, d'où on peut juger, éclairé comme il étoit, jusqu'à quel point il porta la piété. Doux, modeste, égal, poli avec distinction, assez prévenant, d'un accès facile et honnête jusqu'aux plus petites gens ; ne montrant point sa dévotion, sans la cacher aussi, et n'en incommodant personne, mais veillant toutefois ses domestiques, peut-être de trop près; sincèrement humble , sans préjudice de ce qu'il devoit à ce qu'il étoit, et si détaché de tout , comme on l'a vu sur plusieurs occasions qui ont été racontées, que je ne crois pas que les plus saints moines l'aient été davantage. L'extrême dérangement des affaires de son père lui avoit néanmoins donné une grande attention aux siennes (ce qu'il croyoit un devoir), qui ne l'empéchoit pas d'être vraiment magnifique en tout, parce qu'il estimoit que cela étoit de son état.

  Sa charité pour le prochain le resserroit dans des entraves qui le raccourcissoient par la contrainte de ses lèvres , de ses oreilles , de ses pensées , dont on a vu les inconvénients en plusieurs endroits. Le ministère, la politique , la crainte trop grande du roi, augmentèrent encore cette attention continuelle sur lui-même, d'où naissoit un contraint, un concentré, dirai-je même un pincé, qui éloignoit de lui, et un goût de particulier très-resserré, et de solitude qui convenoit peu à ses emplois, qui l'isoloit , qui, excepté ses fonctions , parmi lesquelles je range sa table ouverte le matin, lui faisoit un désert de la cour, et lui laissoit ignorer tout ce qui n'étoit pas les affaires où ses emplois l'engageoient nécessairement. On a vu où cela pensa le précipiter plus d'une fois, sans la moindre altération de la paix de son âme, ni la plus légère tentation de s'élargir là-dessus ; son coeur droit, bon , tendre , peu étendu; mais ce qu'il aimoit, il l'aimoit bien, pourvu qu'il pût aussi l'estimer,

190 

 Sa crainte du roi , celle de se commettre, ses précisions, engourdissoient trop son désir sincère de servir ses amis. Il fut tout autre, comme on l'a vu, sur cela comme sur tout le reste , après la mort de Monseigneur, et on ne put douter alors qu'il se plaisoit à servir ses amis en petites et en grandes choses.

 Dans les particuliers où il étoit libre, comme chez lui les soirs, surtout chez le duc de Chevreuse, et à Vaucresson, Il étoit gai, mettoit au large, plaisantoit avec sel, badinoit avec grâce, rioit volontiers. Il aimoit qu'on plaisantât aussi avec lui; il n'y avoit que le coucher de la servante du chanoine dont sa pudeur se blessoit, et je l'ai vu quelquefois embarrassé de ce conte que Mme de Beauvilliers faisoit, en rire pourtant, mais quelquefois aussi la prier de ne le point faire.

 Il l'épousa en 1671 ; le triste état des affaires de sa maison que son père avoit ruinée , les engagea à faire cette alliance de la troisième fille de M. Colbert avec de grands biens. L'aînée avoit épousé quatre ans auparavant le duc de Chevreuse , et huit ans après la dernière fut mariée au duc de Mortemart. Les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers et leurs femmes se trouvèrent si parfaitement faits l'un pour l'autre, que ce ne fut qu'un coeur, qu'une âme, qu'une même pensée, un même sentiment toute leur vie, une amitié, une considération , une complaisance, une déférence , une confiance réciproques. Elle étoit pareille entre les deux soeurs , et la devint bientôt entre les deux beaux-frères. Vivant tous deux à la cour , attachés par leurs charges, et par la place de dames du palais de leurs femmes, ils se voyoient sans cesse, et mangeoient par semaine l'un chez l'autre, ce qui dura jusqu'à ce que les grands emplois du duc de Beauvilliers l'obligèrent à tenir une table publique ; ils ne s'en voyoient guère moins , rarement une seule fois par jour tant qu'ils vécurent. Il étoit rare aussi d'être ami de l'un à un certain point sans l'être aussi de l'autre et de leurs épouses.

  La piété du duc de Beauvilliers, qui commença de fort bonne heure, le sépara assez de ceux de son âge. Étant à l'armée, à une promenade du roi, dans laquelle il servoit, il marchoit seul un jour un peu en avant; quelqu'un le remarquant se prit à dire qu'il faisoit là sa méditation. Le roi qui l'entendit se tourna vers celui qui parloit, et le regardant : cc Oui, dit-il, voilà M. de Beauvilliers qui est un des plus sages hommes de la cour et de mon royaume. n Cette subite et courte apologie fit taire et donna fort à penser, en sorte que les gloseurs demeurèrent en respect devant son mérite.

  Il falloit que le roi en fût dès lors bien prévenu pour le charger de la commission la plus délicate en 1670. Madame venoit d'être si grossièrement empoisonnée 1/, la conviction en étoit si entière et si générale qu'il étoit bien difficile de le pallier. Le roi et le roi d'Angleterre, dont elle venoit tout nouvellement d'être le plus intime lien par le voyage qu'elle venoit de faire en Angleterre, en étoient également pénétrés de douleur et d'indignation , et les Anglois ne se contenoient pas. Le roi choisit le duc de Beauvilliers pour aller faire ses compliments de condoléance au roi d'Angleterre , et sous ce prétexte tâcher que ce malheur n'altérât point leur amitié et leur union , et calmer la furie de Londres et de la nation. Le roi n'y fut pas trompé ; la prudente dextérité du duc de Beauvilliers ramena entièrement la bouche égarée du roi d'Angleterre, et adoucit même Londres et la nation.

  Le maréchal de Villeroy mourut à Paris en sa quatre-vingt-huitième année, le 28 novembre 1685. M. Colbert, intendant du cardinal Mazarin , en même temps intendant des finances à sa mort, avoit été recommandé au roi par ce tout-puissant premier ministre comme l'homme le plus capable qu'il connût pour l'administration des finances , en même temps qu'après avoir sucé le surintendant Fouquet jusqu'au

1/. [n. Chéruel] Voy. t. III , p. 448, note de la fin du volume.

192 

sang, il le lui avoit rendu plus que suspect. Il ne fut donc pas difficile à Colbert, après la mort de son maître , de s'introduire auprès du roi , et de s'établir sur les ruines de Fouquet. Il connoissoit parfaitement le roi sur ce qu'il en avoit ouï dire si souvent à Mazarin. Il le prit par les détails et par la capacité et par l'autorité de tout faire; il acheva de concert avec Le Tellier la ruine de Fouquet, glissa en la place de contrôleur général suffoquée jusqu'alors par celle de surintendant. 11 persuada au roi le danger de cette grande place, et, comme il n'osoit y aspirer , il fit accroire au roi de s'en réserver toutes les fonctions. Le roi crut les faire par les bons et les signatures dont Colbert, souple commis, l'accabla, tandis qu'il saisit toute l'économie et tout le pouvoir des finances, et qu'il s'en rendit le maître plus qu'aucun surintendant ; mais ne se trouvant pas d'aloi à exercer cette autorité sans voile, il en imagina un de gaze en persuadant au roi de créer une charge toute nouvelle de chef du conseil des finances qui auroit l'entrée dans ceux que le roi tiendroit, dans les grandes directions' , qui présideroit chez lui aux petites, qui feroit des signatures d'arrêts en finances, et qui avec un nom et une représentation ne feroit rien en effet dans les finances , et lui laisseroit l'autorité entière d'y tout faire et d'y tout régler.

  Cette charge fut donc créée lors de la catastrophe de Fouquet, et donnée au maréchal de Villeroy, qui avoit été gouverneur de la personne du roi sous le cardinal Mazarin, chef de son éducation, et qui avec cette ombre ne fut jamais ministre d'État. Cela valoit quarante-huit mille livres de rente avec d'autres choses encore, en sorte que cette vacance eut tout ce qu'il y avoit de grand et de plus considérable à la cour pour aspirants : le duc de Montausier , qui avoit été gouverneur de Monseigneur ; le duc de Créqui , gouverneur de Paris, premier gentilhomme de la chambre, dont l'ambassade à Rome et la fameuse affaire des Corses de la garde du pape avoit fait tant de bruit, et dont la femme étoit dame d'honneur de la reine, et plusieurs autres dans la privance du roi et dans la première considération.

  Le roi leur préféra le duc de Beauvilliers qui avoit trente-sept ans et qui n'avoit garde d'y songer. Il en étoit si éloigné que la délicatesse de sa conscience, alarmée de tout ce qui sentoit les finances, ne put se résoudre à l'accepter, lorsque le roi la lui donna. La surprise du roi d'un refus de ce qui faisoit l'ambition des plus importants de sa cour ne servit qu'à le confirmer dans son choix. Il insista et il obligea le duc à consulter des personnes en qui il pouvoit prendre confiance, et de tirer parole de lui qu'il le feroit de bonne foi, avec une droite indifférence, et qu'il se rendroit à leur avis s'il alloit à le faire accepter. Le duc s'y engagea et consulta. Au bout de sept ou huit jours le roi lui en demanda des nouvelles, et le poussa jusqu'à lui faire avouer qu'il avoit trouvé tous les avis de ceux qu'il avoit consultés pour qu'il ne refusât pas davantage. Le roi en fut fort aise , le somma de sa parole, et le déclara deux heures après, au grand étonnement de sa cour.

  Le comte de Grammont, qui étoit sur le pied de se divertir de tout aux dépens de qui il appartenoit, et qui savoit que le duc de Saint-Aignan s'étoit mis aussi 'sur les rangs pour cette charge, le rencontra dans la galerie une heure après la déclaration. Il alla droit à lui, et lui dit « qu'il lui faisoit ses compliments d'être d'une race si heureuse qu'elle donnoit tous les chefs que le roi choisissoit : que s'il en falloit un aux carrousels , il prenoit le père ; s'il y en avoit un à nommer pour le conseil des finances, il choisissoit le fils, » et sans attendre de réponse, le laissa là, avec une révérence et une pirouette , outré de dépit de son compliment.

ch.12 1714 194-213                                  ibid

Le duc de Beauvilliers * Il reçoit les gouvernements de son père à la mort de ce dernier * Il est promu chevalier de l'ordre en 1688 * 11 est nommé gouverneur de monseigneur le duc de Bourgogne et des deux autres fils de France . La timidité naturelle du duc de Beauvilliers disparaît dans les discussions d'État . Confiance que le roi lui accorde * La mort de Louvois le fait entrer dans le conseil d'État - Opinion sur M. de Beauvilliers de Chamillart son ami et de Pontchartrain son ennemi * Fermeté de Beauvilliers dans les affaires d'État malgré son naturel doux et timide * Son exactitude et sa ponctualité à ses diverses fonctions * Sa grandeur d'âme et son détachement e Son attitude vis-à-vis de Rome * Mes entretiens répétés avec lui * Attitude des ducs de Beauvilliers et de Chevreuse au sujet de Fénelon * Le duc d'Orléans * Espérances fondées sur ce dernier e Ce que réclamait de moi M. le duc de Beauvilliers.

  M. de Beauvilliers fut duc en se mariant sur la démission de son père dont il eut les gouvernements à sa mort, et chevalier de l'ordre de la promotion de 1688. En 1689 le roi lui demanda s'il feroit autant de difficultés pour être gouverneur de Mgr le duc de Bourgogne, qu'il alloit ôter d'entre les mains des femmes, qu'il en avoit apporté pour la place de chef du conseil des finances. Il n'en fit aucune et l'accepta. Il le fut des deux autres fils de France, à mesure qu'ils. quittèrent les femmes; et ce fut avec tant de confiance de la part du roi, qu'à l'exception de Moreau , un de ses premiers valets de garde-robe qu'il fit premier valet de chambre de ce prince et de deux ou trois valets qu'il y voulut placer, il laissa tout le reste au choix du duc de Beauvilliers : précepteur, sous-gouverneur et tout le reste, sans faire de perquisition sur aucun. On a vu ailleurs que ce fut aussi avec tant de désintéressement de la part du duc qu'il refusa absolument les appointements pour les deux autres princes : quarante-huit mille livres pour chacun par an, c'est-à-dire quatre-vingt-seize mille livres.

La mort de Louvois, qui rendit le roi libre sur bien des choses , fit rappeler Pomponne dans le conseil d'État en 1691 aussitôt après, et y fit entrer le duc de Beauvilliers en même temps. Ce fut un prodige, et l'unique gentilhomme qui y ait été admis en soixante-douze ans de règne ; je dis l'unique, parce que les deux maréchaux de Villeroy qui ne l'étoient guère plus qu'il ne falloit , le père ne fut jamais ministre, et le fils, qui ne l'a été qu'un an depuis la mort de M. de Beauvilliers jusqu'à celle du roi , ne peut être compté en un si court espace. M. de Beauvilliers n'y songeoit pas plus qu'il avoit fait à. ses deux autres places.

  Quelque excessivement que le roi lui imposât, quelque foible qu'il parût à lui parler pour des grâces par une timidité qui étoit en lui, il n'étoit pas reconnoissable au conseil, à ce que j'ai ouï dire à Chamillart son ami, et au chancelier de Pontchartrain son ennemi si longtemps, lorsqu'il s'agis-soit d'affaires de justice , ou d'affaires d'État importantes. Il opinoit alors avec fermeté, embrassoit toute l'étendue de l'affaire avec netteté et précision , la développoit avec lumière, prenoit son parti avec fondement , et le soutenoit avec modestie, mais avec une force que le penchant montré du roi n'ébranloit point. Dans les autres il se laissoit assez aller à son naturel doux et timide. Son exactitude, ou, pour parler plus juste, sa ponctualité à ses diverses et continuelles fonctions , étoit sans le plus léger relâche, qui, je crois, avoit augmenté sa précision naturelle jusqu'aux minutes, et jusqu'à savoir ce qu'il lui en falloit pour aller de chez lui chez le roi.

  On a vu ailleurs avec quelle grandeur d'âme, quel détachement, quelle soumission à Dieu, quelle délicatesse de totale dépendance à son ordre, il soutint l'orage du quiétisme, la disgrâce de l'archevêque de Cambrai , de ceux qui y furent enveloppés, et le péril extrême qu'il y courut; avec quelle noblesse il s'y conduisit; et avec quelle soumission il reçut la nouvelle de la condamnation du livre de M. de Cambrai à Rome. Toutefois les plus rares tableaux

196 

ont des ombres, et la vérité m'oblige à ne pas dissimuler celles de ce modèle de toutes les vertus. En les considérant on ne l'en estimera pas moins si on est équitable , mais on tremblera à la vue des profondeurs de Dieu, et on s'humiliera jusqu'en terre à la vue de ce que sont les hommes les plus parfaits.

  Celui-ci, avec la probité la plus innée, l'amour et la soif de la vérité la plus ardente et la plus sincère, la pureté la plus scrupuleuse, une présence de Dieu sensible, habituelle dans toutes les diverses fonctions et situations de ses journées, à qui il rapportoit avec une sainte jalousie ses plus importantes et ses plus légères actions, son travail, ses fonctions, ses amitiés, ses liaisons, ses vues, ses bienséances, et jusqu'aux délassements et aux besoins de l'esprit et du corps ; cet homme, si droit, si en garde contre lui-même, et d'une attention si active, se laissa tellement enchanter, lui et M. de Chevreuse aux charmes de l'archevêque de Cambrai , que sans l'avoir jamais vu depuis sa disgrâce, ce prélat ne cessa d'être l'âme de son âme et l'esprit de son esprit, que tout ce qu'il pratiquoit dans son intérieur de conscience et dans son domestique étoit réglé souverainement par M. de Cambrai, qu'enchanté d'après lui de Mme Guyon, il ne la vit jamais que sainte, et qu'excellent docteur, enfin que s'étant hasardée à faire des prophéties claires qu'il vit toutes manquées, le bandeau ne put jamais lui tomber des yeux. Disons tout et ne retenons point la vérité captive; on a vu en son lieu la grande et sainte action par laquelle le cardinal de Noailles le sauva et le maintint dans ses places aux dépens de son frère, à qui elles étoient destinées de leur su, et avec lequel il en fut brouillé plusieurs années. Tombé lui-même en disgrâce par l'affaire de la constitution , jusqu'à la défense de voir le roi , jusqu'à voir poursuivre la privation de son chapeau et la déposition de son siège, jusqu'au plus juste soupçon que le roi l'alloit faire enlever et conduire à Rome, j'étois peiné de savoir M. de Beauvilliers des plus ardents contre lui, et que l'objet si cher de M. de Cambrai, de la doctrine et du livre duquel le cardinal de Noailles avoit été un des plus grands adversaires, dépouillât cette âme si vraie, si droite, si candide, de reconnoissance et d'humanité en divinisant ses préventions.

  Je ne pus m'empêcher de lui en parler un jour qu'il vint causer avec moi dans ma chambre à Versailles comme il fai-soit assez souvent pour y être plus en liberté. Après quelque peu de propos : « Mais vous, monsieur, lui dis-je à brûle-pourpoint, ne songez-vous jamais que sans la rare vertu et la pureté d'âme du cardinal de Noailles vous étiez chassé, et que, de son su, son frère avoit toutes vos places ? Il étoit sûr de leur destination, le maréchal et la maréchale de Noailles ont été bien des années à le lui pardonner. -Vous n'ignorez pas qu'il ne vous raffermit pas sans peine, et qu'il se rendit même votre caution auprès du roi , et aujourd'hui vous pousseriez un homme à qui vous devez tout, et depuis si longtemps, et sans lequel vous seriez depuis tant d'années hors de mesure ! » Le duc demeura quelques moments sans repartie, rougit, convint après quelque silence par un seul « il est vrai, » se défendit sur sa conscience, mais mollement, et fut toujours depuis fort mesuré avec moi sur le cardinal de Noailles, lorsque nous traitions ces matières, où d'ailleurs nous n'étions jamais d'accord. Ce n'étoit pas certainement défaut de sentiment dans un homme qui en avoit de si délicats, moins encore ingratitude. Il étoit très-reconnoissant par nature et par principe, mais telle fut en lui la force d'un abandon aveugle divinisé en lui pour M. de Cambrai par religion.

  Cette même disposition le mettoit toujours du côté de Rome sur ses diverses entreprises, et le rendoit industrieux à les exténuer et à les pallier. Nous en avions souvent des disputes vives. Sa préface étoit toujours la même en ces occasions : les droits sacrés des rois de France que saint Louis

198 

même avoit soutenus contre les papes avec plus de force qu'aucun autre roi; mais le cas dont il s'agissoit n'étoit jamais, selon lui, de ceux qu'on devoit défendre.

 Saint-Sulpice où il avoit toujours eu sa principale confiance, et non les jésuites avec qui il vivoit bien, mais qu'il connoissoit, et à qui lui et M. de Chevreuse auroient voulu ôter la feuille et le confessionnal des rois ; Saint-Sulpice, dis-je, l'avoit gâté de bonne heure sur- Rome, et l'archevêque de Cambrai qui avoit ses raisons, qu'il se gardoit bien de lui montrer, avoit achevé.

 De ces matières et de celles de la constitution, il m'en parloit toujours le premier, soit confiance, soit espérance de me convertir, jusqu'à ce que tout à la fin de sa vie disputant là-dessus, tous deux seuls dans ma chambre à Versailles, il me pria que nous ne nous en parlassions plus, parce que cela l'agitoit trop, et depuis en effet nous ne nous en sommes jamais parlé.

 Avec cet abandon à M. de Cambrai, qui le lioit à tout ce petit troupeau d'une chaîne si forte, il eut la fidélité de n'entretenir son commerce avec lui que du su du roi, et de ne voir qu'à Vaucresson fort à la dérobée, mais avec sa permission, ceux que son affaire avoit fait ôter d'auprès des princes, et chasser de la cour. Jamais, comme on le voit, je n'avois été initié dans ces mystères, mais je les voyois librement à Vaucresson; on y parloit tout librement aussi devant moi; et depuis la mort du Dauphin, M. de Beauvilliers et M. de Chevreuse, ces exilés me parloient ouvertement de leur désir extrême du retour de Fénelon. Jusqu'aux plus petites choses qui pouvoient toucher ce prélat étoient leur grand ressort à tous, et le plus infailliblement puissant. Les deux ducs, et je ne l'ai jamais compris, qui demeurèrent toujours dans le plus parfait silence avec moi sur une doctrine et des principes dont l'enchantement les avoit absorbés, parce qu'ils ne m'en crurent pas capable ou qu'ils sentirent que je n'y prendrois point, n'en furent non seulement pas le moins du monde en contrainte avec moi sur toute espèce de confiance, comme on l'a pu voir par tant de choses qui ont été racontées, mais ils s'ouvrirent toujours à moi sur leur attachement à M. de Cambrai, et à ceux qui tenoient à lui par les mêmes liens, et sur tout ce qui les regardoit.

 Ils me parlèrent donc franchement après la mort du Dauphin, pour m'engager à lui être favorable auprès de M. le duc d'Orléans, pour le rappeler, et l'employer grandement à la mort du roi; ils voyoient bien que ce prince mèneroit aisément M. le duc de Berry, sur lequel ils n'avoient pas lieu de compter avoir grand crédit, comme il a été remarqué ailleurs, et qui ne se soucioit de son précepteur en nulle sorte; je ne m'en souciois pas intérieurement davantage, mais je ne pouvois rien refuser à M. de Beauvilliers. Je m'engageai donc à lui et à M. de Chevreuse, et j'eus d'autant moins de peine à réussir, que M. le duc d'Orléans étoit naturellement porté d'estime et d'inclination pour Fénelon. Cette espérance fondée que je leur donnai les combla. Par les discours du duc de Chevreuse, je compris qu'il l'informoit de ce qu'il se passoit à son égard. Je le dis au duc, qui me l'avoua et qui m'en parla depuis ouvertement, jusqu'à me dire franchement que l'archevêque, certain de ce que je faisois pour lui, ne laissoit pas de me craindre. Cela me revint encore par d'autres endroits.

 Je ne le connoissois que de visage; trop jeune quand il fut exilé, je ne l'avois pas vu depuis. Ainsi il ne pouvoit aussi me connoître que par autrui, et à la façon dont j'étois avec les deux ducs, et à ce que je voyois librement de cette faciende [cabale] à Vaucresson, il ne pouvoit lui être revenu rien qui lui inspirât cette frayeur. Mais accoutumé comme il étoit régner à la divine sur son royal pupille, sur les deux ducs, sur tout ce petit troupeau, il craignoit de ne régner pas de même sur M. Jr duc d'Orléans, de me trouver entre ce prince et lui, et de ne me pas rencontrer facile à son joug, autant que ceux qu'il y avoit assujettis. Sa persuasion, gâtée par l'habitude, ne vouloit point de résistance; il vouloit être cru du premier mot; l'autorité qu'il usurpoit étoit sans raisonnement de la part de ses auditeurs, et sa domination sans la plus légère contradiction; être l'oracle lui étoit tourné en habitude, dont sa condamnation et ses suites n'avoient pu lui faire rien rabattre ; il vouloit gouverner en maître qui ne rend raison à personne, régner directement de plain-pied. Pour peu qu'on se rappelle ce qui se trouve en son lieu de son caractère et de sa conduite à la cour, et depuis qu'il en fut chassé, on le reconnoîtra à tous ces traits. C'est ce qui excita sa crainte à mon égard, dont tout ce que je fis pour lui, et tout ce qu'il apprenoit de moi par les deux ducs, ne purent le guérir. Son ambition ignoroit qu'il ne vivroit pas assez pour être satisfaite, pas même pour s'en voir dans le chemin.

  Quelque solidement humble que fût le duc de Beauvilliers, quelque déférence qu'il se fût accoutumé d'avoir pour les sentiments du duc de Chevreuse, il étoit fort loin de ne penser jamais que comme lui, et de se rendre à lui sur toutes choses. On en a vu en leurs lieux plusieurs exemples, un entre autres sur les renonciations où il fut pour moi contre lui, et où je fus dans une honte et dans une surprise égale, parce que cela regardoit mon avis. L'humilité n'altéroit point en lui la dignité; plus il étoit sincèrement détaché de tout, plus il se tenoit à sa place, sans soins bas ou superflus. Jamais il ne fit un seul pas vers Monseigneur ni aucun de son intrinsèque qui ne l'aimoient pas, ni vers Mme de Maintenon depuis l'orage du quiétisme , qui ne lui pardonna jamais d'avoir échappé à tous ses efforts pour le perdre, qu'elle redoubla, comme on a vu, de temps en temps, et qu'elle n'abandonna que par en sentir enfin l'impuissance.

Elle haïssoit encore plus le duc de Chevreuse, et ne fut pas plus heureuse contre lui. Il est plaisant qu'avec cela elle aimât assez Mme de Chevreuse, et fort sa fille, Mme de Lévi , qui néanmoins étoit toute franche et un avec son père et sa mère et M. et Mme de Beauvilliers. Pour celle-ci, Mme de Maintenon ne la pouvoit souffrir. Mme de Beauvilliers ne s'en soucioit guère, ne lui rendoit aucun devoir, n'étoit point comme sa soeur des particuliers du roi , dont elle étoit pourtant fort bien traitée, et ne la voyoit jamais, sinon rarement par hasard à des promenades, où le roi la menoit et où Mme de Maintenon se trouvoit quelquefois, et alors très poliment, également, mais d'une politesse sèche de part et d'autre. Il n'y eut que les énormités de la campagne de Lille et leurs suites qui rejoignirent M. de Beauvilliers à Mme de Maintenon, qui en fit les premiers pas. Le concert fut entier entre eux et le commerce vif, mais qui cessa tout court avec la matière qui l'avoit causé, et ils demeurèrent pour toujours depuis comme ils étoient auparavant qu'elle fût née.

  Quoique inaccessible à ce qui n'étoit pas de devoir étroit et de bienséance nécessaire, sans commerce à la cour, et fort volontiers à l'écart chez le roi, et cela sans proportion plus que M. de Chevreuse, il est surprenant jusqu'où il imposoit chez le roi, et partout ailleurs dès qu'il paroissoit quelque part; Mmes de Chevreuse et de Beauvilliers de même, mais un peu plus mêlées dans la cour, quoique avec grande réserve. Les princes du sang, les bâtards même, les plus considérables seigneurs , les ministres ne l'approchoient qu'avec un air de respect, de déférence, fort souvent d'embarras. On regardoit à qui il parloit; je me suis souvent diverti des instants à voir les yeux des principaux de la cour, ce qui arrivoit assez souvent à Marly, fichés sur moi, assis à l'écart auprès de lui qui me parloit à l'oreille. Je n'ai vu personne sur un si grand pied à la cour, et, à quelques semaines près de l'orage du quiétisme, tant qu'il a vécu , même après la mort du Dauphin.

202 

  Depuis cette fatale époque, il se retira de plus en plus, et il ne se soutint qu'à force de piété, de courage, d'abandon à Dieu, de conformité à sa volonté. Quelque musique d'airs tristes, quelques soupers chez moi , plus rares néanmoins qu'avant cette plaie, faisoient tout son délassement. Il étoit fait exprès pour être capable et en même temps digne de former un excellent roi , bon, saint, grand devant Dieu et devant les hommes. Il y avoit mis tous ses talents et tous ses soins , et il voyoit avec ravissement et actions de grâces continuelles , que le succès passoit de loin ses plus flatteuses espérances. Il se trouvoit le conseil intime, le coeur, l'esprit, l'âme de ce prince, qui en avoit infiniment. Il en attendoit tout pour le rétablissement de l'ordre, de la justice, du bonheur des sujets de tous les états , et le rétablissement du royaume, parce qu'il en savoit les vues, les projets, les désirs, que lui-même avoit inspirés; et il en voyoit assez par l'expérience pour ne pas craindre la corruption du coeur ni l'étourdissement de l'esprit par le souverain pouvoir. Enfin il considéroit un âge qui dans sa fleur avoit vaincu toutes les plus formidables passions ; une vertu solidement fondée, et qui avoit passé par d'étranges épreuves , enfin un long cours d'années à donner tout loisir aux sages et lentes opérations au dedans et au dehors, dont lui-même, après les plus promptes, pouvoit se flatter de voir les commencements ; et tout à coup il voit enlever ce prodige de talents et de grâce dont nous n'étions pas dignes , qui ne nous fut montré que pour nous faire admirer la puissance de la droite de Dieu, et nous faire sentir l'excès de nos péchés par la profondeur de notre chute.

  Alors, si on ose hasarder ce terme, les jointures de son âme avec son corps furent ébranlées, il aperçut d'un coup d'oeil les funestes suites qui résultoient sur la France , il éprouva les plus horribles effets de la tendresse, il entra dans le néant que cet horrible vide laissoit , il en vivifia son plein sacrifice, il dompta la nature éperdue par un effort si terrible qu'il m'a souvent avoué que celui de ses enfants ne lui avoit en comparaison presque rien coûté. Tout fut mis au pied de la croix. Avide de profiter de toute l'amertume d'un calice si exquis, on a vu qu'il n'en perdit pas une seule goutte dans ses affreuses fonctions à Saint-Denis, à Notre-Dame, auprès du roi , avec une supériorité sur soi-même qui passoit la portée de l'homme. La mort du duc de Chevreuse combla en lui la destruction de l'homme animal. Sa solitude la fut moins qu'une prison. Des sacrifices sanglants devinrent le tissu de sa vie. L'épurement sublime de son âme sans cesse lancée vers Dieu acheva la dissolution de la matière, et fit de sa mort un holocauste. Que si ce que la vérité m'a forcé de rapporter sur M. de Cambrai et sur le cardinal de Noailles étoit capable de répandre quelques nuages trompeurs, qu'on se souvienne sur le dernier de saint Épiphane avec saint Jean Chrysostome ; et sur le premier et sa Guyon, du célèbre Grenade, des lumières et de la sainteté dont personne n'a douté, et qui, pour un entêtement semblable, plus surprenant encore, n'a pu être canonisé; et de nos jours, du savant Boileau de l'archevêché, et de M. Duguet, dont les nombreux ouvrages de piété font admirer l'étendue et la sublimité de son érudition et de ses lumières, qui tous deux ont été les admirateurs et les dupes jusqu'à leur mort, de cette Mlle Rose, cette étrange béate qui fut enfin chassée, sans que leurs yeux pussent s'ouvrir sur elle, et dont on a parlé en son temps.

  J'avois eu la douceur de goûter toute la joie de la réconciliation parfaite, qu'on a vu en son lieu que j'avois faite entre le duc de Beauvilliers et le chancelier de Pontchartrain, et le déplaisir véritable du premier de la retraite de l'autre; et j'eus la consolation de voir le chancelier sincèrement affligé de la mort du duc. Dès auparavant cette réconciliation, le chancelier, quoique ami du duc de Chevreuse, me disoit quelquefois plaisamment des deux beaux-frères « qu'il étoit merveilleux, liés comme ils l'étoient par l'habitude de

204 

toute leur vie, jusqu'à n'être tous deux qu'un coeur, une Arne, un esprit, un sentiment, {que] M. de Beauvilliers eût un ange qui à point nommé l'arrêtait, et ne manquoit jamais de le détourner de tout ce que M. de Chevreuse avoit de nuisible et quelquefois d'insupportable, l'un dans sa conduite, qui ruinait ses affaires et sa santé, l'autre dans ses raison-rivniciits ; un ange qui lui faisait pratiquer tout l'opposé, (lui dans tout le reste ne troublait en rien leur union, et par cela même ne l'altéroit pas. » En effet, rien de plus opposé que le désordre et le bon état des affaires de l'un et de l'autre, avec toute l'application de l'un, et une plus générale de l'autre; que l'austérité de la sobriété de l'un , et l'ample nourriture de l'autre; l'un persuadé par philosophie et par le livre de Cornaro, l'autre par Fagon; la précision jusqu'à une minute des heures de M. de Beauvilliers, l'homme le plus avare de son temps, et qui faisoit des excuses à son cocher s'il n'arrivait pas avec justesse au moment qu'il avait demandé son carrosse, et l'incurie de M. de Chevreuse de se faire toujours attendre , dont on a vu en leur lieu des exemples plaisants, et son ignorance des heures, quoique jaloux aussi de son temps; enfin l'exactitude de l'un à tout faire et finir avec justesse, tandis que l'autre faisoit sans cesse et paraissait ne jamais finir. Aussi M. de Beauvilliers, qui voulait le bien en tout, s'en contentait ; et M. de Chevreuse, qui cherchait le mieux, manquoit bien souvent l'un et l'autre.

  M. de Beauvilliers voyait les choses comme elles étaient ; il était ennemi des chimères, pesoit tout avec exactitude, comparait les partis avec justesse, demeurait inébranlable dans son choix sur des fondements certains. M. de Chevreuse, avec plus d'esprit , et sans comparaison plus de savoir en tout genre, voyait tout en blanc et en pleine espérance, jusqu'à ce qui en offrait le moins, n'avait pas la justesse de l'autre, ni le sens si droit. Son trop de lumières point assez ramassées l'éblouissait par de faux jours, et sa facilité prodigieuse de concevoir et de raisonner lui ouvrait tant de routes qu'il était sujet à l'égarement , sans s'en apercevoir et de la meilleure foi du monde. Ces inconvénients n'étaient jamais en M. de Beauvilliers, qui était préférable dans un conseil, et M. de Chevreuse dans toutes les académies. Il avait aussi une élocution plus naturellement diserte, entraînante, et dangereuse aussi par les grâces qui y naissaient d'elles-mêmes, à entraîner dans le faux à force de chaînons, quand on lui avait passé une fois ses premières propositions en entier faute d'attention assez vigilante, et de donner par cet entraînement dans un faux qu'à la fin on apercevait tout entier, mais déjà dans le branle forcé de s'y sentir précipité. Enfin, pour achever ce contraste de deux hommes si unis jusqu'à n'être qu'un, le duc de Chevreuse ne pouvait se lever ni se coucher; M. de Beauvilliers, réglé en tout, se levait fort matin, et se couchait de bonne heure, c'est-à-dire qu'il sortait de table au commencement du fruit, et qu'il étoil couché avant que le souper fût fini.

  Ils furent tous deux , comme on l'a vu ailleurs, les protecteurs et le soutien de leurs frères et soeurs du second lit et des femmes de leur père. M. de Beauvilliers eut le moyen et la funeste occasion d'y être plus magnifique que son beau-frère; il y fut aussi plus heureux, et Mme de Beauvilliers s'y surpassa. Elle but à loisir le calice de la chute de l'évêque de Beauvais, que M. de Beauvilliers n'eut pas le loisir de voir. Elle logeoit ce beau-frère ; elle lui donnoit ; et persuadée de sa piété, il faisait toute sa consolation. Elle porta seule la douleur de ses premiers désordres, qu'elle essaya d'ensevelir dans le plus grand secret. Ils étaient de nature à n'y pouvoir pas demeurer longtemps. Elle n'oublia ni soins, ni caresses, ni mesures, et les moins selon son coeur, puisqu'elle employa le cardinal de Noailles, qui s'y prêta comme son propre frère. Je fus témoin de tout ce qui s'y passa, de la charité vraiment tendre

206 

et agissante, de la douleur la plus amère de Mme de Beauvilliers. L'éclat affreux, qu'ils ne purent jamais empêcher par la folie de ce déplorable évêque, fut peu à peu porté à son comble, qui fut celui des douleurs de la duchesse de Beauvilliers, et une nouvelle et forte épreuve de sa vertu, qui néanmoins eût été ici supprimée, si la cour, Paris, toute la France, et par un reflet devenu nécessaire, Rome même, n'avoient pas retenti de ce malheur rendu si peu commun , et si étrangement public , par l'extravagance d'une conduite qui fut le sceau de l'affliction de Mme de Beauvilliers.

  Il n'y eut point de femme à la cour qui eût plus d'esprit que celle-là, plus pénétrant, plus fin, plus juste, mais plus sage et plus réglé, et qui en fût plus maîtresse. Jamais elle n'en vouloit montrer, mais elle ne pouvoit faire qu'on ne s'en aperçût dès qu'elle ouvroit la bouche, souvent même sans parler. Il étoit naturellement rempli de grâce, avec une si grande facilité d'expression, qu'elle en étoit parée, jusqu'à en faire oublier sa laideur, qui, bien que sans difformité ni dégoût, et avec une taille ordinaire et bien prise, étoit peu commune. Il y avoit même un tour galant dans son esprit. Elle aimoit à donner, et je n'ai vu qu'elle et la chancelière qui eussent l'art de le faire avec un tour et des grâces aussi parfaites. Son goût étoit exquis et général : meubles, parures de tout âge, table, en un mot sur tout; fort noble, fort magnifique, fort polie, mais avec beaucoup de distinction et de dignité. Elle auroit eu du penchant pour le monde. Une piété sincère dès ses premières années, et le désir de plaire à M. de Beauvilliers, la retenoit , mais elle y étoit fort propre ; et indépendamment de commerce avec elle, on le sentoit à la manière grande, noble, aisée, accueillante avec discernement, dont elle savoit tenir sa maison ou la cour ; et les étrangers qualifiés abondoient à dîner.

Son esprit qui échappoit quelquefois, quoique toujours avec grande circonspection, se montroit, malgré elle, assez pour faire regretter qu'elle ne lui laissât pas plus de liberté. Sa conversation étoit agréable, charmante en liberté, avec des traits vifs, fins , perçants , après lesquels il étoit plaisant de la voir quelquefois courir. Ailleurs il y avoit du contraint, et qui communiquoit de la contrainte ; et en tout il est vrai que fort peu de gens, même des plus familiers, se trouvoient avec elle pleinement à l'aise, au contraire de Mme de Chevreuse qui, avec autant de piété, avoit beaucoup moins d'esprit. D'ailleurs, Mme de Beauvilliers étoit parfaitement droite et vraie, tendre amie et parente excellente. Les aumônes et les bonnes oeuvres que M. de Beauvilliers et elle ont faites se peuvent dire immenses; c'étoit leur premier soin, et, avec la prière, leur plus chère occupation.

  Une en tout avec M. de Beauvilliers, on a vu ailleurs comment elle en usa à la mort de ses enfants pour ceux du second mariage du vieux duc de Saint-Aignan qu'elle combla de biens, de soins, de tendresse, et à qui elle ne laissa jamais sentir quel poignard ce lui étoit que ce souvenir perpétuel de ses pertes.

  Celle de M. de Beauvilliers fut un glaive qui ne sortit plus de son cœur, qui le perça. Elle resta aussi riche que la duchesse de Chevreuse étoit demeurée pauvre ; aussi le chancelier de Pontchartrain prétendoit-il que c'étoit toujours l'effet du jeu de ce même ange en faveur de l'un pour confondre la philosophie de l'autre. »

  Mme de Beauvilliers, si tendrement et si pieusement une avec son époux toute leur vie, demeura inconsolable, mais en chrétienne et en femme forte. Il voulut être enterré à Montargis, dans le monastère de bénédictines où huit de ses filles avoient voulu faire profession , et dont l'aînée étoit supérieure perpétuelle, sans qu'aucune ait voulu ouïr parler d'abbaye ; Mme de Beauvilliers y alla, et, par un acte de religion qui fait la plus terrible horreur à penser, elle voulut assister à son enterrement. Ce fut aussi le lieu de sa plus chère retraite depuis, toutes les années de sa vie , et longtemps et souvent plus d'une fois l'an, vivant au milieu de ses tilles, et d'autres fort proches dont le couvent étoit rempli, dans la plus poignante douleur, et la pénitence la plus austère, sans que rien en parût aux heures du délassement de la communauté. À Paris , dans sa vaste maison, fort loin de ses soeurs (et c'étoit un autre sacrifice, surtout à l'égard de Mme de Chevreuse), elle ne se crut pas obligée à vivre comme les autres veuves, n'ayant ni enfants ni besoins. Sa retraite fut totale ; ni table, ni le plus léger amusement d'aucune espèce. Tout ce qui put y avoir le moindre trait fut banni, tout commerce fut rompu avec le monde. Elle se borna à sa plus étroite famille, et à un nombre le plus court d'amis qui l'étoient de M. de Beauvilliers aussi, avec qui tout lui étoit commun. Sa solitude étoit entière, rarement interrompue par quelqu'un de ce petit nombre. Ses journées n'étoient que prières chez elle ou à l'église, quelquefois chez ses soeurs, et chez Mme de Saint-Simon depuis que nous fûmes à Paris; nulle autre part, ou comme jamais. Assez l'été dans ses terres pour y faire de bonnes oeuvres, où elle étoit, s'il se peut, encore plus seule qu'à Paris. Un trait d'elle que je ne puis me refuser montrera jusqu'où elle porta la vertu.

   Les fouille-au-pot de la cuisine d'Henri IV, avant qu'il eût recueilli la couronne de France, furent heureux comme l'a témoigné la fortune de La Varenne et de sa postérité. Deux autres, qui vinrent de Béarn en cette qualité, s'appeloient Joannes et Beziade. Ce dernier seroit bien étonné de voir d'Avaray, son petit-fils, chevalier de l'ordre, Joannes, c'est-à-dire Jean, nom fort commun aux laquais basques, fut mis jardinier à Chambord, devint par les degrés jardinier en chef, ne travaillant plus, et concierge du château. Il s'enrichit pour son état et pour son temps, acheta des terres, fit porter à son fils le nom de celle de Saumery; et de Joannes il ôta l's, en fit Joanne pour le nom de sa maison. Ce fils se trouva un honnête homme, brave et d'honneur, servit avec distinction, devint capitaine et concierge de Chambord , comme les autres le sont des maisons royales, et se maria à Blois avec une fille de Charron, bourgeois du lieu, qui avoit donné l'autre à Colbert avant tout commencement de fortune de cette soeur de Mme Colbert'. Saumery qui est mort très-vieux, que j'ai vu venir faire de courts voyages à Versailles, de Chambord où il s'é-toit retiré , qu'on accueilloit par son âge et parce qu'il ne s'étoit jamais méconnu , eut plusieurs enfants, dont l'aîné fort bien fait, audacieux et impudent à. l'avenant, quitta le service de bonne heure pour une blessure qui lui estropia légèrement un genou , dont il sut se parer et s'avantager mieux que blessé que j'aie vue de ma vue.

 Il étoit retiré à Chambord, dont il avoit la survivance, et avec une fille de Besmaux, gouverneur de la Bastille, qu'il avoit épousée, plus impertinente et plus effrontée encore que lui : il faisoit le gros dos dans la province, décoré d'une charge de maître des eaux et forêts. Il étoit donc cousin germain des enfants de M. Colbert, qui l'y avoit laissé, jusqu'à ce que M. de Beauvilliers l'en tira, lorsque M. le duc d'Anjou, depuis roi d'Espagne, passa des femmes aux hommes, pour le faire sous-gouverneur. Il avoit plusieurs enfants et bon appétit. Sa place lui parut avec raison le comble d'une fortune inespérée, mais bientôt, il n'y trouva que le chemin de la faire.

 Ce n'étoit ni un esprit ni un sot, mais un drôle à qui toute voie fut bonne, et qui fureta partout. Il fit des connoissances, disoit le bonjour à l'oreille, parloit entre ses doigts, et montoit cent escaliers par jour. Pour le faire court, il s'initia chez le duc d'Harcourt et chez les plus opposés à

210 

M. de Beauvilliers, qui avoient apparemment leurs raisons pour l'accueillir. Il en fit l'important de plus en plus, et se fourra tant qu'il put. Je ne sais s'il se douta de quelque chose, niais il évita, même scandaleusement, la campagne de Lille par un voyage à Bourbonne. Il en revint à la cour dans le temps des plus grands cris contre Mgr le duc de Bourgogne, et de tous les mouvements qui ont été racontés. Il vit de quel côté venoit le vent, et n'eut pas honte d'être un des grands prôneurs de M. de Vendôme, et de tomber sur Mgr le duc de Bourgogne, auprès duquel il avoit été mis, et il y étoit. Cette infamie le déshonora, mais elle fut bien récompensée par les patrons qu'elle lui valut. Il est mort bien des années depuis avec plus de quatre-vingt mille livres de rentes de grâces de Louis XIV, sans compter les militaires pour ses enfants. Le même crédit le fit sous-gouverneur du roi d'aujourd'hui , dont son fils aîné eut la singulière survivance et l'exercice.

  Celui-là étoit un fort honnête homme, avec de la valeur, du sens et de la modestie, et n'a pas survécu son père longtemps. Il avoit un cadet qui faisoit le beau fils et l'homme à bonne fortune; et c'est celui dont il va être question.

  M. et Mme de Beauvilliers avoient toujours reçu Saumery à peu près à l'ordinaire, qui s'y présentoit aussi dégagé que s'il n'avoit eu quoi que ce fût à se reprocher , bien que très-informés de toute sa conduite. Je les avois inutilement attaqués là-dessus, et je ne m'étois pas contraint dans le monde de ce que je pensois de Saumery et de ses procédés. Ses fils s'étoient aussi enrichis. Le cadet longtemps depuis, ce beau fils dont j'ai parlé , avoit acheté des terres, une entre autres qui convenoit à Mme de Beauvilliers pour des mouvances 1/ qui l'auroient jetée en beaucoup d'embarras, et

 

   1/. La mouvance d'un fief était, comme on l'a déjà dit, la dépendance d'un fief inférieur par rapport au fief dominant ou suzerain. Il y a eu de très longues contestations pour savoir si la Bretagne était un fief mouvant du duché de Normandie.

 

qu'il lui avoit soufflée. Elle étoit peu considérable, elle ne l'étoit pas même pour Saumery, qu'on appeloit Puyfonds, qui n'avoit pas les mêmes raisons. Elle résolut de la retirer, et lui en fit faire toutes les civilités possibles. Le compagnon trouva plaisant qu'elle imaginât d'exercer son droit sur un homme de son importance; et n'eut pas honte de demander « qui étoit donc cette Mme de Beauvilliers qu'il ne connoissoit point, et qui prétendoit qu'on eût des égards pour elle ? n Il tint ferme à contester le droit contre tout ce qui lui parla de la famille.

  Dans l'embarras d'un procès, et de procédés de même impudence que les propos, Mme de Beauvilliers trouva, par des raisons de terres et de mouvances, qu'il n'y avoit que d'Antin qui pût lui imposer et lui faire quitter prise ; nul moyen en elle d'approcher d'Antin jusqu'à lui faire prendre fait et cause. On a vu souvent combien il avoit toujours été éloigné de M. de Beauvilliers, et M. de Beauvilliers de lui. Je ne l'avois pas été moins ; mais vers les fins de la vie du roi, il s'étoit fort jeté à moi, et depuis encore davantage. Mme de Beauvilliers, avec qui je vivois toujours dans la plus étroite union, crut qu'il n'y avoit que moi qui pût faire que d'Antin se prêtât à elle. Elle se garda bien de me parler de cette affaire que j'ignorois , mais elle vint la conter à Mme de Saint-Simon, et prit exprès son temps que j'étois au conseil de régence. Après lui avoir expliqué la chose et les procédés, et ce que j'y pouvois faire, elle lui dit que c'étoit à elle à voir si je pourrois être capable de la servir sans éclater contre Puyfonds ; qu'elle se souvînt de la façon dont j'avois mené le père à leur occasion ; qu'elle craignoit que je ne tombasse sur le fils, et en discours violents et en choses , avec le crédit que j'avois ; que, pour peu que je ne fusse pas maître de moi là-dessus, elle la prioit instamment de ne m'en jamais parler, parce que pour rien elle ne me vouloit faire offenser Dieu et le prochain, et aimoit mieux perdre et ruiner son affaire que d'en être cause. Il fallut donc entrer

212 

en négociation avec moi pour le service qu'on en désiroit, sans expliquer rien ni nommer personne que Mme de Beauvilliers, jusqu'à ce qu'on m'eût fait convenir des conditions. Je les passai toutes, dans le désir de lui être utile, et avec grande curiosité de développer de si rares conditions et des précautions si singulières. Je vins à bout très promptement de l'affaire, mais non si aisément de moi sur ce que j'avois promis, sans que le pied m'y glissât un peu, ni sans grand effort ni mérite de me retenir autant.

  Cet ingrat et impudent Puyfonds fut bien heureux, au temps où nous étions, d'avoir eu affaire à une vertu aussi sublime qu'il força Mme de Beauvilliers à se montrer. Ce trait est si fort au-dessus de la nature et de la vertu même plus qu'ordinaires , il caractérise si nettement la duchesse de Beauvilliers que j'aurois cru commettre plus aussi qu'un larcin de le laisser périr dans l'oubli, trait d'autant plus héroïque qu'elle avoit naturellement une grande sensibilité.

  Son extrême solitude la rongea lentement, et augmenta beaucoup le poids de sa pénitence : elle n'y étoit pas accoutumée, rien ne put l'engager à l'adoucir. La mort du duc de Rochechouart, son petit-fils , qui donnoit les plus grandes espérances, et qui la consoloit de tout ce que le duc de Mortemart lui donnoit de souffrances par sa conduite et ses procédés avec elle, et la perte de la duchesse de Chevreuse, qui arrivèrent coup sur coup, achevèrent de l'accabler. Elle combla de biens le duc de Saint-Aignan jusque par son testament, qui fut également sage, juste , pieux, et succomba enfin sous les plus dures épreuves d'une longue paralysie qu'elle porta avec une patience et une résignation parfaite, et depuis que la tête commença à s'attaquer, il n'y avoit que les choses de Dieu qui la rappelassent, et dont elle, pouvoit être occupée, vivement même, dont j'ai été souvent témoin. Elle et M. de Beauvilliers en étoient si remplis, que ce qui leur échappoit quelquefois avec moi là-dessus, mais toujours courtement, étoit rempli d'une onction et d'un feu admirable. Elle vécut presque vingt ans dans la plus solitaire et la plus pénitente viduité, moins d'un an après Mme de Chevreuse; et mourut en 1733, à soixante-quinze ans, infiniment riche en aumônes et en toutes sortes de bonnes oeuvres.

ch.22 1715 434-447                                  tombeau Fénelon

  En ce même commencement de janvier, Fénelon, aujourd'hui conseiller d'État d'épée, lieutenant général , gouverneur du Quesnoy et chevalier de l'ordre après avoir été ambassadeur en Hollande, entra chez moi à Versailles comme j'achevois de dîner. Il me dit fort affligé qu'il venoit d'apprendre par un courrier que l'archevêque de Cambrai son grand-oncle, étoit extrêmement mal ; et prier d'obtenir de M. le duc d'Orléans de lui envoyer Chirac, son médecin , sur-le-champ , et de lui prêter ma chaise de poste. Je sortis de table aussitôt. J'envoyai chercher ma chaise, et allai chez M. le duc d'Orléans, qui envoya chercher Chirac , et lui ordonna de partir et de demeurer à Cambrai tant qu'il y seroit nécessaire. Entre l'arrivée de Fénelon chez moi et le départ de Chirac il n'y eut pas une heure, et il alla tout de suite à Cambrai. Il trouva l'archevêque hors d'espérance et d'état à tenter aucun remède. Il y demeura néanmoins vingt-quatre heures , au bout desquelles il mourut. Ainsi , moi qu'il craignoit tant auprès de M. le duc d'Orléans pour les temps futurs, ce fut moi qui lui rendis le dernier service. Ce personnage a été si connu et si célèbre que, après ce qui s'en voit en plusieurs endroits ici, il seroit inutile de s'y beaucoup étendre, quoiqu'il ne soit pourtant pas possible de ne s'y arrêter pas un peu.

  On a vu ici sa naissance d'ancienne et bonne noblesse, décorée d'ambassades, de divers emplois, d'un collier du Saint-Esprit sous Henri III, et d'alliances; sa pauvreté, ses obscurs commencements, ses tentatives diverses vers les jansénistes, les jésuites, les pères de l'Oratoire, le séminaire de Saint-Sulpice, auquel enfin non sans peine il s'accrocha, et qui le produisit aux ducs de Chevreuse et de Beauvilliers ; le rapide progrès qu'il fit dans leur estime, la place de précepteur des enfants de France qu'elle lui valut, ce qu'il en sut faire, les sources et les progrès de la catastrophe de ses opinions et de sa fortune; les ouvrages qu'il composa, ceux qui y répondirent ; les adresses qu'il employa et qui ne purent le sauver, la disgrâce de ses partisans, de ses amis , de ses protecteurs, à combien peu il tint qu'elle n'entraînât la ruine des ducs de Chevreuse et de Beauvilhers , et

438 

l'incomparable action de Noailles , archevêque de Paris , depuis cardinal , qui le brouilla pour longtemps avec le duc son frère et sa belle-soeur; les divers contours de son affaire qu'il porta enfin à Rome, où le roi fit agir en son nom comme partie contre lui; sa condamnation canoniquement acceptée par toutes les assemblées des provinces ecclésiastiques du royaume de l'obéissance du roi ; la promptitude, la netteté, l'éclat de sa soumission et sa conduite admirable dans sa propre assemblée provinciale avec Valbelle, évêque de Saint-Omer, qui s'en déshonora ; enfin le bonheur qu'il eut de se conserver en entier, et pour toujours; le coeur et l'estime de Mgr le duc de Bourgogne, des ducs de Chevreuse et de Beauvilliers , et de tous ses amis, sans l'affoiblissement d'aucun, malgré la roideur et la profondeur de sa chute, la persécution toujours active de Mme de Maintenon, le précipice ouvert du côté du roi , et dix-sept 'années d'exil ; tous aussi vifs pour lui, aussi attentifs, aussi faisant leur chose capitale de ce qui le regardoit, aussi assujettis à sa direction, aussi ardents à profiter de tout pour le remettre en première place que les premiers moments de sa disgrâce, et tous avec la plus grande mesure de respect pour le roi , mais sans s'en cacher, et moins qu'aucun d'eux les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers , toute leur famille et Mgr le duc de Bourgogne même.

 Ce prélat étoit un grand homme maigre , bien fait, pâle, avec un grand nez, des yeux dont le feu et l'esprit sortoient comme un torrent, et une physionomie telle que je n'en ai point vu qui y ressemblât, et qui ne se pouvoit oublier quand on ne l'auroit vue qu'une fois. Elle rassembloit tout, et les contraires ne s'y combattoient pas. Elle avoit de la gravité et de la galanterie, du sérieux et de la gaieté; elle sentoit également le docteur, l'évêque et le grand seigneur ; ce qui y surnageoit , ainsi que dans toute sa personne, c'étoit la finesse, l'esprit, les grâces, la décence, et surtout la noblesse. Il falloit effort pour cesser de le regarder. Tous ses portraits sont parlants, sans toutefois avoir pu attraper la justesse de l'harmonie qui frappoit dans l'original, et la délicatesse de chaque caractère que ce visage rassembloit. Ses manières y répondoient dans la même proportion, avec une aisance qui en donnoit aux autres, et cet air et ce bon goût qu'on ne tient que de l'usage de la meilleure compagnie et du grand monde, qui se trouvoit répandu de soi-même dans toutes ses conversations; avec cela une éloquence naturelle, douce, fleurie; une politesse insinuante, mais noble et proportionnée; une élocution facile, nette, agréable; un air de clarté et de netteté pour se faire entendre dans les matières les plus embarrassées et les plus dures ; avec cela un homme qui ne vouloit jamais avoir plus d'esprit que ceux à qui il parloit, qui se mettoit à la portée de chacun sans le faire jamais sentir, qui les mettoit à l'aise et qui sembloit enchanter, de façon qu'on ne pouvoit le quitter, ni s'en défendre, ni ne pas chercher à le retrouver. C'est ce talent si rare, et qu'il avoit au dernier degré, qui lui tint tous ses amis si entièrement attachés toute sa vie, malgré sa chute , et qui, dans leur dispersion, les réunissoit pour se parler de lui , pour le regretter, pour le désirer, pour se tenir de plus en plus à lui , comme les Juifs pour Jérusalem, et soupirer après son retour, et l'espérer toujours, comme ce malheureux peuple attend encore et soupire après le Messie. C'est aussi par cette autorité de prophète , qu'il s'étoit acquise sur les siens, qu'il s'étoit accoutumé à une domination qui, dans sa douceur, ne vouloit point de résistance. Aussi n'auroit-il pas longtemps souffert de compagnon s'il fût revenu à la cour et entré dans le conseil , qui fut toujours son grand but; et une fois ancré et hors des besoins des autres, il eût été bien dangereux non seulement de lui résister, mais de n'être pas toujours pour lui dans la souplesse et dans l'admiration.

  Retiré dans son diocèse, il y vécut avec la piété et l'application d'un pasteur, avec l'art et la magnificence d'un

440 

homme qui n'a renoncé à rien, qui se ménage tout le monde et toutes choses. Jamais homme n'a eu plus que lui la passion de plaire, et au valet autant qu'au maître; jamais homme ne l'a portée plus loin, avec une application plus suivie, plus constante, plus universelle; jamais homme n'y a plus entièrement réussi. Cambrai est un lieu de grand abord et de grand passage ; rien d'égal à la politesse, au discernement, à l'agrément avec lesquels il recevoit tout le monde. Dans les premières années on l'évitoit, il ne couroit après personne; peu à peu les charmes de ses manières lui rapprochèrent un certain gros. À la faveur de cette petite multitude, plusieurs de ceux que la crainte avoit écartés, mais qui désiroient aussi de jeter des semences pour d'autres temps, furent bien aises des occasions de passer à Cambrai. De l'un à l'autre tous y coururent. A mesure que Mgr le duc de Bourgogne parut figurer, la cour du prélat grossit; et elle en devint une effective aussitôt que son disciple fut devenu Dauphin. Le nombre des gens qu'il y avoit accueillis, la quantité de ceux qu'il avoit logés chez lui passant par Cambrai , les soins qu'il avoit pris des malades et des blessés qu'en diverses occasions on avoit portés dans sa ville, lui avoient acquis le coeur des troupes. Assidu aux hôpitaux et chez les moindres officiers, attentif aux principaux, en ayant chez lui en nombre et plusieurs mois de suite jusqu'à leur parfait rétablissement, vigilant en vrai pasteur au salut de leurs âmes , avec cette connoissance du monde qui les savoit gagner et qui en engageoit beaucoup à s'adresser à lui-même, et il ne se refusoit pas au moindre des hôpitaux qui vouloient aller à lui, et qu'il suivoit comme s'il n'eût point eu d'autres soins à prendre , il n'étoit pas moins actif au soulagement corporel. Les bouillons, les nourritures, les consolations des dégoûts, souvent encore les remèdes sortoient en abondance de chez lui; et dans ce grand nombre un ordre et un soin que chaque chose fût du meilleur en sa sorte qui ne se peut comprendre. Il présidoit aux consultations les plus importantes ; aussi est-il incroyable jusqu'à quel point il devint l'idole des gens de guerre , et combien son nom retentit jusqu'au milieu de la cour.

 Ses aumônes , ses visites épiscopales réitérées plusieurs fois l'année , et qui lui firent connoître par lui-même à fond toutes les parties de son diocèse, la sagesse et la douceur de son gouvernement, ses prédications fréquentes dans la ville et dans les villages, la facilité de son accès, son humanité avec les petits , sa politesse avec les autres, ses grâces naturelles qui rehaussoient le prix de tout ce qu'il disoit et faisait, le firent adorer de son peuple ; et les prêtres dont il se déclarait le père et le frère, et qu'il traitoit tous ainsi , le portoient tous dans leurs coeurs. Parmi tant d'art et d'ardeur de plaire , et si générale , rien de bas, de commun , d'affecté, de déplacé, toujours en convenance à l'égard de chacun; chez lui abord facile, expédition prompte et désintéressée; un même esprit, inspiré par le sien, en tous ceux qui travaillaient sous lui dans ce grand diocèse; jamais de scandale ni rien de violent contre personne ; tout en lui et chez lui dans la plus grande décence. Ses matinées se pas-soient en affaires du diocèse. Comme il avoit le génie élevé et pénétrant, qu'il y résidait toujours, qu'il ne se passoit pas de jour qu'il ne réglât ce qui se présentait, c'étoit chaque jour une occupation courte et légère. Il recevait après qui le voulait voir, puis allait dire la messe, et il y étoit prompt ; c'était toujours dans sa chapelle, hors les jours qu'il officiait, ou que quelque raison particulière l'engageait à l'aller dire ailleurs. Revenu chez lui, il dînait avec la compagnie toujours nombreuse, mangeoit peu et peu solidement , mais demeuroit longtemps à table pour les autres, et les charmait par l'aisance, la variété, le naturel , la gaieté de sa conversation, sans jamais descendre à rien qui ne fût digne et d'un évêque et d'un grand seigneur; sortant de table il demeuroit peu avec la compagnie. Il l'avoit accoutumée à vivre chez lui sans contrainte, et à n'en pas prendre

442 

pour elle. Il entrait dans son cabinet et y travaillait quelques heures, qu'il prolongeait s'il faisait mauvais temps et qu'il n'eût rien à faire hors de chez lui.

  Au sortir de son cabinet il allait faire des visites ou se promener à pied hors la ville. Il aimait fort cet exercice et l'allongeait volontiers ; et , s'il n'y avait personne de ceux qu'il logeait, ou quelque personne distinguée, il prenoit quelque grand vicaire et quelque autre ecclésiastique, et s'entretenait avec eux du diocèse, de matières de piété ou de savoir; souvent il y mêlait des parenthèses agréables. Les soirs, il les passait avec ce qui logeait chez lui , soupait avec les principaux de ces passages d'armée quand il en arrivait, et alors sa table étoit servie comme le matin. Il mangeait encore moins qu'à dîner, et se couchait toujours avant minuit. Quoique sa table fût magnifique et délicate, et que tout chez lui répondit à l'état d'un grand seigneur, il n'y avait rien néanmoins qui ne sentit l'odeur de l'épiscopat et de la règle la plus exacte, parmi la plus honnête et la plus douce liberté. Lui-même était un exemple toujours présent, mais auquel on ne pouvait atteindre; partout un vrai prélat, partout aussi un grand seigneur, partout encore l'auteur de Tété-maque. Jamais un mot sur la cour, sur les affaires, quoi que ce soit qui pût être repris, ni qui sentit le moins du monde bassesse, regrets, flatterie; jamais rien qui pût seulement laisser soupçonner ni ce qu'il avait été, ni ce qu'il pouvait encore être. Parmi tant de grandes parties un grand ordre dans ses affaires domestiques , et une grande règle dans son diocèse ; mais sans petitesse , sans pédanterie , sans avoir jamais importuné personne d'aucun état sur la doctrine.

  Les jansénistes étaient en paix profonde dans le diocèse de Cambrai, et il y en avait grand nombre ; ils s'y taisaient, et l'archevêque aussi à leur égard. Il auroit été à désirer pour lui qu'il eût laissé ceux de dehors dans le même repos; mais il tenait trop intimement aux jésuites, et il espérait trop d'eux, pour ne leur pas donner ce qui ne troublait pas le sien. Il était aussi trop attentif à son petit troupeau choisi, dont il était le coeur, l'âme, la vie et l'oracle, pour ne lui pas donner de temps en temps la pâture de quelques ouvrages qui couraient entre leurs mains avec la dernière avidité, et dont les éloges retentissaient. Il fut rudement réfuté par les jansénistes; et il est vrai de plus que le silence en matière de doctrines aurait convenu à l'auteur si solennellement condamné du livre des Maximes des saints ; mais l'ambition n'était rien moins que morte; les coups qu'il recevait des réponses des jansénistes lui devenaient de nouveaux mérites auprès de ses amis , et de nouvelles raisons aux jésuites de tout faire et de tout entreprendre pour lui procurer le rang et les places d'autorité dans l'Église et dans l'État. À mesure que les temps orageux s'éloignaient, que ceux de son Dauphin s'approchaient, cette ambition se réveillait fortement, quoique cachée sous une mesure qui, certainement, lui devait coûter. Le célèbre Bossuet, évêque de Meaux, n'était plus, ni Godet, évêque de Chartres. La constitution avait perdu le cardinal de Noailles ; le P. Tellier était devenu tout-puissant. Ce confesseur du roi était totalement à lui ainsi que l'élixir du gouvernement des jésuites ; et la société entière faisait profession de lui être attachée depuis la mort du P. Bourdaloue, du P. Gaillard et de quelques autres principaux qui lui étaient opposés, qui en retenaient d'autres, et que la politique des supérieurs laissoit agir, pour ne pas choquer le roi ni Mme de Maintenon contre tout le corps ; mais ces temps étaient passés, et tout ce formidable corps lui était enfin réuni. Le roi, en deux ou trois occasions depuis peu, n'avait pu s'empêcher de le louer. Il avait ouvert ses greniers aux troupes dans un temps de cherté et où les munitionnaires étaient à bout, et il s'était bien gardé d'en rien recevoir, quoiqu'il eût pu en tirer de grosses sommes en le vendant à l'ordinaire. On peut juger que ce service ne demeura pas enfoui, et ce fut aussi

444 

ce qui fit hasarder pour la première fois de nommer son nom au roi. Le duc de Chevreuse avoit enfin osé l'aller voir, et le recevoir une autre fois à Chaulnes ; et on peut juger que ce ne fut pas sans s'être assuré que le roi le trouvoit bon.

  Fénelon , rendu enfin aux plus flatteuses et aux plus hautes espérances , laissa germer cette semence d'elle-même ; mais elle ne put venir à maturité. La mort si peu attendue du Dauphin l'accabla, et celle du duc de Chevreuse qui ne tarda guère après aigrit cette profonde plaie; la mort du duc de Beauvilliers la rendit incurable, et l'atterra. Ils n'étoient qu'un coeur et qu'une âme, et, quoiqu'ils ne se fussent jamais vus depuis l'exil , Fénelon le dirigeait de Cambrai jusque dans les plus petits détails. Malgré sa profonde douleur de la mort du Dauphin, il n'avait pas laissé d'embrasser une planche dans ce naufrage. L'ambition sur-nageoit à tout, se prenait à tout. Son esprit avait toujours plu à M. le duc d'Orléans. M. de Chevreuse avait cultivé et entretenu entre eux l'estime et l'amitié, et j'y avais aussi contribué par attachement pour le duc de Beauvilliers qui pouvait tout sur moi. Après tant de pertes et d'épreuves les plus dures, ce prélat étoit encore homme d'espérances ; il ne les avait pas mal placées. On a vu les mesures que les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers m'avaient engagé de prendre pour lui auprès de ce prince, et qu'elles avaient réussi de façon que les premières places lui étaient destinées, et que je lui en avais fait passer l'assurance par ces deux ducs dont la piété s'intéressoit si vivement en lui, et qui étoient persuadés que rien ne pouvait être si utile à l'Église, ni si important à l'État, que de le placer au timon du gouvernement ; mais il était arrêté qu'il n'auroit que des espérances. On a vu que rien ne le pouvait rassurer sur moi, et que les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers me l'avouaient. Je ne sais si cette frayeur s'augmenta par leur perte , et s'il crut que, ne les ayant plus pour me tenir, je ne serois plus le même pour lui, avec qui je n'avois jamais eu aucun commerce, trop jeune avant son exil, et sans nulle occasion depuis. Quoi qu'il en soit, sa faible complexion ne put résister à tant de soins et de traverses. La mort du duc de Beauvilliers lui donna le dernier coup. Il se soutint quelque temps par effort de courage, mais ses forces étoient à bout. Les eaux, ainsi qu'à Tantale, s'étoient trop persévéramment retirées du bord de ses lèvres toutes les fois qu'il croyoit y toucher pour y éteindre l'ardeur de sa soif.

  Il fit un court voyage de visite épiscopale, il versa dans un endroit dangereux, personne ne fut blessé, mais il vit tout le péril, et eut dans sa foible machine toute la commotion de cet accident. Il arriva incommodé à Cambrai, la fièvre survint, et les accidents tellement coup sur coup qu'il n'y eut plus de remède; mais sa tète fut toujours libre et saine. Il mourut à Cambrai le 7 janvier de cette année, au milieu des regrets intérieurs, et à la porte du comble de ses désirs. Il savoit l'état tombant du roi, il savait ce qui le regardoit après lui. Il étoit déjà consulté du dedans et recourtisé du dehors, parce que le goût du soleil levant avoit déjà percé. Il étoit porté par le zèle infatigablement actif de son petit troupeau, devenu la portion d'élite du grand parti de la constitution par la haine des anciens ennemis de l'archevêque de Cambrai, qui ne l'étaient pas moins de la doctrine des jésuites qu'il s'agissoit, de tolérée à grande peine qu'elle avoit été depuis son père Molina , de rendre triomphante, maîtresse et unique. Que de puissants motifs de regretter la vie; et que la mort est amère dans des circonstances si parfaites et si à souhait de tous côtés! Toutefois il n'y parut pas. Soit amour de la réputation, qui fut toujours un objet auquel il donna toute préférence, soit grandeur d'âme qui méprise enfin ce qu'elle ne peut atteindre, soit dégoût du monde si continuellement trompeur pour lui , et de sa figure qui passe et qui allait lui échapper, soit piété ranimée par un long usage , et ranimée peut-être par ces tristes, mais

446 

puissantes considérations, il parut insensible à tout ce qu'il quittoit , et uniquement occupé de ce qu'il alloit trouver, avec une tranquillité, une paix, qui n'excluoit que le trouble, et qui embrassoit la pénitence, le détachement, le soin unique des choses spirituelles et de son diocèse, enfin avec une confiance qui ne faisoit que surnager à l'humilité et à la crainte.

  Dans cet état il écrivit au roi une lettre, sur le spirituel de son diocèse, qui ne disoit pas un mot sur lui-même, qui n'avoit rien que de touchant et qui ne convint au lit de la mort à un grand évêque. La sienne, à moins de soixante-cinq ans, munie des sacrements de l'Église , au milieu des siens et de son clergé, put passer pour une grande leçon à ceux qui survivoient, et pour laisser de grandes espérances de celui qui étoit appelé. La consternation dans tous les Pays-Bas fut extrême. Il y avoit apprivoisé jusqu'aux armées ennemies, qui avoient autant et même plus de soin de conserver ses biens que les nôtres. Leurs généraux et la cour de Bruxelles se piquoient de le combler d'honnêtetés et des plus grandes marques de considération, et les protestants pour le moins autant que les catholiques. Les regrets furent donc sincères et universels dans toute l'étendue des Pays-Bas. Ses amis, surtout son petit troupeau , tombèrent dans l'abîme de l'affliction la plus amère. À tout prendre, c'étoit un bel esprit et un grand homme. L'humanité rougit pour lui de Mme Guyon, dans l'admiration de laquelle, vraie ou feinte, il a toujours vécu, sans que ses moeurs aient jamais été le moins du monde soupçonnées, et est mort après en avoir été le martyr, sans qu'il ait été jamais possible de l'en séparer. Malgré la fausseté notoire de toutes ses prophéties, elle fut toujours le centre où tout aboutit dans ce petit troupeau, et l'oracle suivant lequel Fénelon vécut et conduisit les autres.

  Si je me suis un peu étendu sur ce personnage, la singularité de ses talents , de sa vie, de ses diverses fortunes , la figure et le bruit qu'il a faits dans le monde, m'ont entraîné, persuadé aussi que je ne devois pas moins au feu duc de Beauvilliers pour un ami et un maître qui lui fut si cher, et pour montrer que ce n'étoit pas merveille qu'il en fût aussi enchanté, lui qui avec sa candeur n'y vit jamais que la piété la plus sublime, et qui n'y soupçonna pas même l'ambition. Tout étoit si exactement compassé chez M. de Cambrai qu'il mourut sans devoir un sou et sans nul argent. […]

tome 12

rien

tome 13

ch.2 1715   17-22, 30                                Maintenon

Esprit de madame de Maintenon Son assurance et sa grâce naturelle * Son goût pour la direction . Véritable nature de sa dévotion * Persécution contre le jansénisme * Destruction de Port-Royal * Révocation de l'édit de Nantes * Tristes effets qui en résultent * Établissement de Saint-Cyr * Vues de madame de Maintenon in Elle manque deux fois la déclaration de son mariage lit Elle et nommée seconde dame d'atour de la Dauphine de Bavière * Fénelon et Bossuet s'opposent à la déclaration du mariage . Ce qui en résulte pour tous les deux * Madame de Montespan chassée de la cour '15 Époque de l'union la plus intime entre madame de Maintenon et le duc du Maine * Position de ce dernier * Ses difficultés dans le choix entre sa mère et sa gouvernante * Il hâte la retraite de sa mère.

  C'étoit une femme de beaucoup d'esprit , que les meilleures compagnies, où elle avoit d'abord été soufferte, et dont bientôt elle fit le plaisir, avoient fort polie et ornée de la science du monde, et que la galanterie avoit achevé de tourner au plus agréable. Ses divers états l'avoient rendue flatteuse, insinuante, complaisante, cherchant toujours à plaire. Le besoin de l'intrigue, toutes celles qu'elle avoit vues, en plus d'un genre , et de beaucoup desquelles elle avoit été , tant pour elle-même que pour en servir d'autres, l'y avoient formée , et lui en avoient donné le goût, l'habitude et toutes les adresses. Une grâce incomparable à tout, un air d'aisance, et toutefois de retenue et de respect,

8      

qui par sa longue bassesse lui étoit devenu naturel , aidoient merveilleusement ses talents, avec un langage doux, juste, en bons ternies, et naturellement éloquent et court. Son beau temps, car elle avoit trois ou quatre ans plus que le roi, avoit été celui des belles conversations, de la belle galanterie, en un mot de ce qu'on appeloit les ruelles; lui en avoit tellement donné l'esprit, qu'elle en retint toujours le goût et la plus forte teinture. Le précieux et le guindé ajouté à l'air de ce temps-là, qui en tenoit un peu, s'étoit augmenté par le vernis de l'importance, et s'accrut depuis par celui de la dévotion, qui devint le caractère principal, et qui fit semblant d'absorber tout le reste. Il lui étoit capital pour se maintenir où il l'avoit portée, et ne le fut pas moins pour gouverner. Ce dernier point étoit son être; tout le reste y fut sacrifié sans réserve. La droiture et la franchise étoient trop difficiles à accorder avec une telle vue, et avec une telle fortune ensuite, pour imaginer qu'elle en retint plus que la parure. Elle n'étoit pas aussi tellement fausse que ce fût son véritable goût, mais la nécessité lui en avoit de longue main donné l'habitude, et sa légèreté naturelle la faisoit paroitre au double de fausseté plus qu'elle n'en avoit.

  Elle n'avoit de suite en rien que par contrainte et par force. Son goût étoit de voltiger en connoissances et en amis comme en amusements, excepté quelques amis fidèles de l'ancien temps dont on a parlé , sur qui elle ne varia point , et quelques nouveaux des derniers temps qui lui étoient devenus nécessaires. À l'égard des amusements, elle ne les put guère varier depuis qu'elle se vit reine. Son inégalité tomba en plein sur le solide, et Lit par là de grands maux. Aisément engouée, elle l'étoit à l'excès ; aussi facilement déprise, elle se dégoûtoit de même, et l'un et l'autre très souvent sans cause ni raison.

  L'abjection et la détresse où elle avoit si longtemps vécu lui avoit rétréci l'esprit, et avili le coeur et les sentiments. Elle pensoit et sentoit si fort en petit, en toutes choses, qu'elle étoit toujours en effet moins que Mme Scarron, et qu'en tout et partout elle se retrouvoit telle. Rien n'étoit si rebutant que cette bassesse jointe à une situation si radieuse, rien aussi n'étoit à tout bien empêchement si dirimant, comme rien de si dangereux que cette facilité à changer d'amitié et de confiance.

  Elle avoit encore un autre appât trompeur. Pour peu qu'on pût être admis à son audience, et qu'elle y trouvât quelque chose à son goût, elle se répandoit avec une ouverture qui surprenoit, et qui ouvroit les plus grandes espérances ; dès la seconde , elle s'importunoit, et devenoit sèche et laconique. On se creusoit la tête pour démêler et la grâce et la disgrâce, si subites toutes les deux; on y perdoit son temps. La légèreté en étoit la seule cause, et cette légèreté étoit telle qu'on ne se la pouvoit imaginer. Ce n'est pas que quelques-uns n'aient échappé à cette vacillité si ordinaire, mais ces personnes n'ont été que des exceptions, qui ont d'autant plus confirmé la règle qu'elles-mêmes ont éprouvé force nuages dans leur faveur, et que, quelle qu'elle ait été, c'est-à-dire depuis son dernier mariage, aucune ne l'a approchée qu'avec précaution, et dans l'incertitude.

  On peut juger des épines de sa cour, qui d'ailleurs étoit presque inaccessible et par sa volonté et par le goût du roi, et encore par la mécanique des temps et des heures, d'une cour qui toutefois opéroit une grande et intime partie de toutes choses, et qui presque toujours influoit sur tout le reste.

  Elle eut la foiblesse d'être gouvernée par la confiance, plus encore par les espèces de confessions, et d'en être la dupe par la clôture où elle s'étoit renfermée. Elle eut aussi la maladie des directions, qui lui emporta le peu de liberté dont elle pouvoit jouir. Ce que Saint-Cyr lui fit perdre de temps en ce genre est incroyable; ce que mille autres couvents lui en contèrent ne l'est pas moins. Elle se croyoit l'abbesse universelle, surtout pour le spirituel, et de là entreprit des détails de diocèses. C'étoient là ses occupations favorites. Elle se figuroit être une mère de l'Église. Elle en pesoit les pasteurs du premier ordre, les supérieurs de séminaires et de communautés , les monastères et les filles qui les conduisoient , ou qui y étoient les principales. De là une mer d'occupations frivoles, illusoires, pénibles, toujours trompeuses, des lettres et des réponses à l'infini, des directions d'aines choisies, et toutes sortes de puérilités qui aboutissoient d'ordinaire à des riens, quelquefois aussi à des choses importantes, et à de déplorables méprises en décisions, en événements d'affaires, et en choix.

  La dévotion qui l'avoit couronnée, et par laquelle elle sut se conserver, la jeta par art et par goût de régenter, qui se joignit à celui de dominer, dans ces sortes d'occupations ; et l'amour-propre, qui n'y rencontroit jamais que des adulateurs, s'en nourrissoit. Elle trouva le roi qui se croyoit apôtre, pour avoir toute sa vie persécuté le jansénisme, ou ce qui lui étoit présenté comme tel. Ce champ parut propre à Mme de Maintenon à repattre ce prince de son zèle, et à s'introduire dans tout.

  L'ignorance la plus grossière en tous genres dans laquelle on avoit eu grand soin d'élever le roi, et par divers intérêts de l'entretenir ensuite, et de lui inculquer de bonne heure la défiance générale et l'exacte clôture dans lesquelles il s'est barricadé sous la clef de ses ministres, et, à d'autres égards, sous celle de son confesseur et de ceux qu'il a eu intérêt de lui produire, lui avoit fait prendre de bonne heure la pernicieuse habitude de prendre parti sur parole dans les (pestions de théologie, et entre les différentes écoles catholiques, jusqu'à en faire sa propre affaire à Rome.

  La reine mère, et le roi bien plus qu'elle dans les suites, séduits par les jésuites, s'étoient laissé persuader par eux le contradictoire exact et précis de la vérité : savoir que toute autre école que la leur en vouloit à l'autorité royale, et n'a-voit qu'un esprit d'indépendance et républicain. Le roi là‑dessus, ni sur bien d'autres choses, n'en savoit pas plus qu'un enfant. Les jésuites n'ignoroient pas à qui ils avoient affaire. Ils étoient en possession d'être les confesseurs du roi, et les distributeurs des bénéfices dont ils avoient la feuille ; l'ambition des courtisans et la crainte que ces religieux inspiroient aux ministres leur donnoit une entière liberté. L'attention si vigilante du roi à se tenir toute sa vie barricadé contre tout le monde, en affaires , leur étoit un rempart assuré, et leur donnoit la facilité de lui parler , et la sécurité d'y être seuls reçus sur les choses qui regardoient la religion, et d'être seuls écoutés. Il leur fut donc aisé de le préoccuper, jusqu'à l'infatuation la plus complète, que quiconque parloit autrement qu'eux, étoit janséniste, et que janséniste étoit être ennemi du roi et de son autorité, laquelle étoit la partie foible et sensible du roi jusqu'à l'incroyable. Ils parvinrent donc à disposer en plein de lui à leur gré, et par conscience et par jalousie de son autorité sur tout ce qui regardoit cette affaire, et encore sur tout ce qui y avoit le moindre trait, c'est-à-dire sur toutes choses et gens qu'il leur convenoit de lui montrer par ce côté.

  C'est par où ils dissipèrent ces saints solitaires illustres, que l'étude et la pénitence avoient assemblés à Port-Royal, qui firent de si grands disciples, et à qui les chrétiens seront à jamais redevables de ces ouvrages fameux qui ont répandu une si vive et si solide lumière pour discerner la vérité des apparences, le nécessaire de l'écorce, en faire toucher au doigt l'étendue si peu connue, si obscurcie, et d'ailleurs si déguisée, éclairer la foi, allumer la charité, développer le coeur de l'homme, régler ses moeurs, lui présenter un miroir fidèle, et le guider entre la juste crainte et l'espérance raisonnable. C'étoit donc à en poursuivre jusqu'aux derniers restes, et partout, que la dévotion du roi s'exerçoit, et celle de Mme de Maintenon conformée sur la sienne, lorsqu'un autre champ parut plus propre à présenter à ce prince.

  Le jansénisme commençoit à paroître usé; il ne sembloit plus bon aux jésuites qu'à faute de mieux, et au besoin ils étoient bien sûrs d'y retrouver longtemps de quoi glaner,lorsque après quelque intervalle ils lui pourroient rendre quelques grâces de nouveauté. Avec de telles avances pour se croire en droit de commander aux consciences, il restoit peu à faire pour exciter le zèle du roi contre une religion solennellement frappée des plus éclatants anathèmes par l'Église universelle, et qui s'en étoit elle-même frappée la première en se séparant de toute l'antiquité sur des points de foi fondamentaux.

  Le roi étoit devenu dévot, et dévot dans la dernière ignorance. À la dévotion se joignit la politique. On voulut lui plaire par les endroits qui le touchoient le plus sensiblement, la dévotion et l'autorité. On lui peignit les huguenots avec les plus noires couleurs: un État dans un État, parvenu à ce point de licence à force de désordres , de révoltes, de guerres civiles, d'alliances étrangères, de résistances à force ouverte contre les rois ses prédécesseurs, et jusqu'à lui-même réduit à vivre en traités avec eux. Mais on se garda bien de lui apprendre la source de tant de maux, les origines de leurs divers degrés et de leurs progrès, pourquoi et par qui les huguenots furent premièrement armés, puis soutenus, et surtout de lui dire un seul mot des projets de si longue main pourpensés , des horreurs et des attentats de la Ligue contre sa couronne, contre sa maison, contre son père, son aïeul et tous les siens.

[…]

  30

  Ce fut en effet alors qu'elle fut sur le point d'être faite. Mais le roi, plein encore de ce qui lui étoit arrivé là-dessus, consulta le célèbre Bossuet , évêque de Meaux, et Fénelon , archevêque de Cambrai, qui l'en dissuadèrent l'un et l'autre, et qui, cette seconde fois, firent manquer le coup pour toujours. L'archevêque étoit déjà mal avec Mme de Maintenon sur l'affaire de Mme Guyon, sans espérance de retour, à cause de Godet, évêque de Chartres , comme on l'a vu en son temps, mais encore alors assez entier auprès du roi, où il ne tarda pas d'être perdu sans ressource. Bossuet échappa à la disgrâce que Mme de Maintenon n'entreprit même pas, par plusieurs raisons. Godet, qui la possédoit absolument, comme on l'a vu ailleurs, avoit besoin de la plume et du grand nom de Bossuet pour pousser Fénelon à bout. Bossuet tenoit au roi par l'habitude et l'estime, et par être entré en évêque des premiers temps dans la confiance la plus intime du roi et la plus secrète dans les temps de ses désordres; enfin il avoit rendu à Mme de Maintenon, sans que ce fût son objet, le service le plus sensible.

  C'étoit un homme dont l'honneur, la vertu, la droiture étoit aussi inséparable que la science et la vaste érudition. Sa place de précepteur de Monseigneur l'avoit familiarisé avec le roi, qui s'étoit adressé plus d'une fois à lui dans les scrupules de sa vie. Bossuet lui avoit souvent parlé là-dessus avec une liberté digne des premiers siècles et des premiers évêques de l'Église. Il avoit interrompu le cours du désordre plus d'une fois; il avoit osé poursuivre le roi , qui lui avoit échappé. Il fit à la fin cesser tout mauvais commerce, et il acheva de couronner cette grande oeuvre par les derniers coups qui chassèrent pour jamais Mme de Montespan de la cour. Mme de Maintenon, au centre de la gloire, ne pouvoit goûter de repos tant qu'elle y voyoit son ancienne maîtresse demeurante, et tous les jours visitée par le roi. C'étoit, ce lui sembloit , autant de temps et de reste d'autorité pris sur elle. De plus, elle ne pouvoit éviter de lui rendre, sinon d'anciens respects, au moins de grands égards, et des devoirs apparents. Outre qu'ils la faisoient trop souvenir de son ancienne bassesse , elle en éprouvoit souvent de Mme de Montespan d'amères et de bien expresses commémoraisons, sans ménagements. Les visites journelles en demi-public du roi à son ancienne maîtresse, toujours entre la messe et le dîner, pour les rendre plus nécessairement courtes, et par bienséance, faisoient un contraste fort ridicule avec son assiduité longue de tous les jours chez celle qui l'avoit servie, et chez qui, sans nom de maîtresse ni d'épouse, étoit le creuset de la cour et de l'État. Cette sortie de la cour de Mme de Montespan, pour n'y plus revenir, fut donc une grande délivrance pour Mme de Maintenon, et elle n'ignora pas qu'elle la dut à M. de Meaux tout entière, qui à la fin lui en attira les ordres réitérés.

  Ce fut l'époque de l'union si parfaite et si intime de M. du Maine et de Mme de Maintenon, et de l'adoption qu'elle en fit, qui s'approfondit et se consolida toujours depuis de plus en plus, qui lui fraya le chemin à toutes les incroyables grandeurs où de l'une à l'autre il parvint, et qui enfin l'auroit mis sur le trône , si telle avoit pu être la puissance de son ancienne mie.

   Le duc du Maine étoit trop continuellement dans l'intérieur du roi, pour ne s'être pas aperçu de bonne heure de la faveur naissante de Mme de Maintenon, de ses progrès rapides, et que les premiers effets n'en pouvoient être que la disgrâce de Mme de Montespan. Personne n'avoit plus d'esprit que le duc du Maine, ni d'art caché sous toutes les sortes de grâces qui peuvent charmer, avec l'air le plus naturel, le plus simple, quelquefois le plus naïf; personne ne prenoit plus aisément toutes sortes de formes; personne ne connoissoit mieux les gens qu'il avoit intérêt de connoitre; personne n'avoit plus de tour, de manège, d'adresse pour s'insinuer auprès d'eux; […]

ch.3 1715        32-42                                              Maintenon

  Ce grand pas fait de l'expulsion sans retour de Mme de Montespan, Mme de Maintenon prit un nouvel éclat. Ayant manqué pour la seconde fois la déclaration de son mariage, elle comprit qu'il n'y avoit plus à y revenir, et eut assez de force sur elle-même pour couler doucement par-dessus, et ne se pas creuser une disgrâce pour n'avoir pas été déclarée reine. Le roi, qui se sentit affranchi, lui sut un gré de cette conduite qui redoubla pour elle son affection, sa considération, sa confiance. Elle eût peut-être succombé sous le poids de l'éclat de ce qu'elle avoit voulu paroitre , elle s'établit de plus en plus par la confirmation de sa transparente énigme.

  Mais il ne faut pas s'imaginer que , pour en user et s'y soutenir, elle n'eût besoin d'aucune adresse. Son règne , au contraire , ne fut qu'un continuel manège , et celui du roi une perpétuelle duperie. Elle ne voyoit personne chez elle en visite, et n'en rendoit jamais aucune. Cela n'avoit que fort peu d'exceptions. Elle alloit voir la reine d'Angleterre et la recevoit chez elle, quelquefois chez Mme de Mont-chevreuil , sa plus intime amie , qui alloit très ordinairement chez elle. Depuis sa mort elle alla voir quelquefois M. de Montchevreuil , mais rarement, qui entroit chez elle toutes les fois _qu'il vouloit , mais des instants. Le duc de Richelieu eut toute sa vie le même privilège. Elle alloit quelquefois encore chez Mme de Caylus, sa bonne nièce, qui étoit souvent chez elle. Si , en deux ans une fois , elle alloit chez la duchesse du Lude, ou quelque femme aussi marquée, entre trois ou quatre au plus , c'étoit une distinction et une nouvelle , quoiqu'il ne s'agit que d'une simple visite. Mme d'Heudicourt, son ancienne amie, alloit aussi chez elle à peu près quand elle vouloit , et sur les fins le maréchal de

34

Villeroy, quelquefois Harcourt , jamais d'autres. On a vu , lors du brillant voyage de Mme des Ursins , qu'elle alloit aussi très souvent chez elle en particulier à Marly ; et Mme de Maintenon la fut voir une fois. Jamais elle n'alloit chez aucune princesse du sang, même chez Madame. Aucune d'elles aussi n'alloit chez elle, à moins que ce ne fût par audiences; ce qui étoit extrêmement rare et qui faisoit nouvelle. Mais si elle avoit à parler aux filles du roi, ce qui n'arrivoit pas souvent , et presque jamais que pour leur laver la tête , elle les envoyoit chercher. Elles y arrivoient tremblantes , et en sortoient en pleurs. Pour le duc du Maine , les portes tombèrent toujours devant lui en quelque lieu qu'il fût ; et depuis le mariage du duc de Noailles, il la voyoit aussi quand il vouloit, son père avec ménagement, sa mère fort à lèche-doigt ; le roi et elle la craignoient et ne l'aimoient point.

  Le cardinal de Noailles, jusqu'à l'affaire de la constitution, la voyoit réglément en particulier le jour qu'il avoit son audience du roi , une fois la semaine; et après , le cardinal de Bissy à peu près tant qu'il voulut, et le cardinal de Rohan avec mesure. Son frère tant qu'il vécut la désola. Il entroit chez elle à toute heure, lui tenoit des propos de l'autre monde, et lui faisoit souvent des sorties. De crédit avec elle, pas le moins du monde. Sa belle-soeur ne parut jamais à la cour ni dans le monde ; Mme de Maintenon la traitoit bien par pitié, sans que cela allât au plus petit crédit; mais elle dtnoit quelquefois avec elle, et ne la laissoit venir à Versailles que le moins qu'elle pouvoit, peut-être deux ou trois fois l'an au plus, et coucher une nuit. Godet, évêque de Chartres, et Aubigny, archevêque de Rouen, elle ne les voyoit qu'à Saint-Cyr.

  Ses audiences étoient pour le moins aussi difficiles à obtenir que celles du roi ; et le peu qu'elle en accordoit, presque toutes à Saint-Cyr où on alloit la trouver au jour et heure donnés. On l'attendoit à Versailles à sortir de chez elle ou à y rentrer, quand on avoit un mot à lui dire , gens de peu et même pauvres gens, et personnes considérables. On n'avoit là. qu'un instant, et c'étoit à qui le saisiroit. Les maréchaux de Villeroy, Harcourt, souvent Tessé, quelquefois dans les derniers temps M. de Vaudemont, lui ont parlé de la sorte, et si c'étoit en rentrant chez elle, ils ne la sui-voient pas au delà de son antichambre, où elle coupoit très-court et les laissoit. Bien d'autres lui ont parlé de la sorte. Moi jamais en pas un lieu que ce que j'ai rapporté. Un très-petit nombre de dames, à qui le roi étoit accoutumé et qui étoient de ses particuliers , la voyoient quelquefois aux heures où le roi n'étoit pas, et rarement quelques-unes dinoient avec elle.

   Ses matinées, qu'elle commençoit de fort bonne heure, étoient remplies par des audiences obscures de charité ou de gouvernement spirituel; quelquefois par quelques ministres, très rarement par quelques généraux d'armée, encore ces derniers, quand ils avoient un rapport particulier à elle, comme les maréchaux de Villars, de Villeroy, d'Har-court et quelquefois Tessé. Assez souvent, dès huit heures du matin et plus tôt, elle alloit chez quelque ministre. Rarement elle dînoit chez eux avec leurs femmes et une compagnie fort trayée. C'étoient là les grandes faveurs, et une nouvelle , mais qui ne menoient à rien qu'à de l'envie et à quelque considération. M. de Beauvilliers fut des premiers et des plus longtemps favorisé de ces dîners, et fréquents, comme on l'a remarqué ailleurs, jusqu'à ce que Godet, évêque de Chartres , en renversa les escabelles , et arrêta tout court les progrès de Fénelon qui s'étoit fait leur docteur. Les ministres chargés de la guerre , surtout des finances, furent toujours ceux à qui Mme de Maintenon avoit le plus affaire, et qu'elle cultiva. Rarement, et plus que rarement, alla-t-elle chez les autres, mais pour affaires, et souvent d'État, et dès le matin, sans jamais dîner chez ces derniers.

L'ordinaire, dès qu'elle étoit levée, c'éoit de s'en aller à

36   

Saint-Cyr , et d'y dîner dans son appartement seule , ou avec quelque favorite de la maison, d'y donner des audiences le moins qu'elle pouvoit, d'y régenter au dedans, d'y gouverner l'Église au dehors, d'y lire et d'y répondre des lettres, d'y gouverner des monastères de filles de toutes parts, d'y recevoir des avis et des lettres d'espionnages, et de revenir à peu près justement au temps que le roi passoit chez elle. Devenue plus vieille et plus infirme, en arrivant entre sept et huit heures du matin à Saint-Cyr, elle s'y met-toit au lit pour se reposer, ou faire quelque remède.

  À Fontainebleau, elle avoit une maison à la ville, où elle alloit souvent pour y faire les mêmes choses qu'à Saint-Cyr. À Marly, elle s'étoit fait accommoder un petit appartement qui avoit une fenêtre dans la chapelle. Elle en faisoit souvent le même usage que de Saint-Cyr; mais cela s'appe-boit le repos, et ce repos étoit inaccessible, sans exception que de Mme la duchesse de Bourgogne.

  À Marly, à Trianon , à Fontainebleau, le roi alloit chez elle les matins des jours qu'il n'y avoit point de conseil , et qu'elle n'étoit pas à Saint-Cyr ; à Fontainebleau , depuis la messe jusqu'au dîner, quand le dîner n'étoit pas quelquefois au sortir de la messe pour aller courre le cerf; et il y étoit une heure et demie, et quelquefois davantage. À Trianon et à Marly, la visite duroit beaucoup moins, parce qu'en sortant de chez elle il s'alloit promener dans ses jardins. Ces visites étoient presque toujours tète à tête, sans préjudice de celles de toutes les après-dînées, qui étoient rarement tête à tête que fort peu de temps, parce que les ministres y venoient chacun à son tour travailler avec le roi. Le vendredi, qu'il arrivoit souvent qu'il n'y en avoit point , c'étoient les dames familières avec qui il jouoit , ou une musique; ce qui se doubla et tripla de jours tout à la fin de sa vie.

  Vers les neuf heures du soir, deux femmes de chambre venoient déshabiller Mme de Maintenon. Aussitôt après, son maître d'hôtel et un valet de chambre apportoient son  couvert, un potage et quelque chose de léger. Dès qu'elle avoit achevé de souper, ses femmes la mettoient dans son lit, et tout cela en présence du roi et du ministre, qui n'en discontinuoit pas son travail, et qui n'en parloit pas plus bas, ou, s'il n'y en avoit point, des dames familières. Tout cela gagnoit dix heures, que le roi alloit souper, et en même temps on tiroit les rideaux de Mme de Maintenon.

  Dans les voyages, c'étoit la même chose. Elle partoit de bonne heure avec quelque favorite, comme Mme de Mont-chevreuil toujours tant qu'elle vécut , Mme d'Heudicourt , Mme de Dangeau, Mme de Caylus. Un carrosse du roi la menoit, toujours affecté pour elle, même pour aller de Versailles , etc. , à Saint-Cyr ; et des Épinays , écuyer de la petite écurie, la mettoit dans le carrosse et l'accompagnoit à cheval ; c'étoit sa tâche de tous les jours. Dans les voyages, le carrosse de Mme de Maintenon menoit ses femmes de chambre, et suivoit celui du roi où elle étoit. Elle s'ar-rangeoit de façon que le roi , en arrivant, la trouvoit tout établie lorsqu'il passoit chez elle. Partie autorité , partie invention de seconde dame d'atours de la Dauphine de Bavière, son carrosse et sa chaise, avec ses porteurs ayant sa livrée, entroient partout comme ceux des gens titrés.

  Reine en particulier, à l'extérieur pour le ton, le siège et la place en présence du roi , de Monseigneur, de Monsieur, de la cour d'Angleterre et de qui que ce fût , elle étoit très simple particulière au dehors, et toujours aux dernières places. J'en ai vu les fins aux dîners du roi à Marly, mangeant avec lui et les dames, et à Fontainebleau en grand habit chez la reine d'Angleterre , comme je l'ai remarqué ailleurs, cédant absolument sa place, et se reculant partout pour les femmes titrées, même pour des femmes de qualité distinguées , ne se laissant jamais forcer par les titrées, mais par celles de qualité ordinaire, avec un air de peine et de civilité , et par tous ses endroits polie, affable, parlante , comme une personne qui ne prétend rien et qui ne montre

38   

rien, mais qui imposoit fort, à ne considérer que ce qui étoit autour d'elle.

  Toujours très bien mise, noblement, proprement, de bon goût, mais très modestement et plus vieillement alors que son fige. Depuis qu'elle ne parut plus en public, on ne voyait que coiffes et écharpe noire quand par hasard on l'apercevoit.

  Elle n'allait jamais chez le roi qu'il ne fût malade, ou que les matins des jours qu'il avoit pris médecine, et à peu près de même chez Mme la duchesse de Bourgogne, jamais ailleurs pour aucun devoir.

 Chez elle, avec le roi, ils étaient chacun dans leur fauteuil , une table devant chacun d'eux, aux deux coins de la cheminée, elle du côté du lit, le roi le dos à la muraille du côté de la porte de l'antichambre, et deux tabourets devant sa table, un pour le ministre qui venoit travailler , l'autre pour son sac. Les jours de travail, ils n'étoient seuls ensemble que fort peu de temps avant que le ministre entrât, et moins encore fort souvent après qu'il étoit sorti. Le roi passait à une chaise percée, revenoit au lit de Mme de Maintenon , où il se tenait debout fort peu, lui donnoit le bonsoir, et s'en allait se mettre à table. Telle étoit la mécanique de chez Mme de Maintenon. On a vu sur Mme la duchesse de Bourgogne ce qui l'y regardoit, tant qu'elle a vécu.

 Pendant le travail, Mme de Maintenon lisoit ou travaillait en tapisserie. Elle entendoit tout ce qui se passait entre le roi et le ministre, qui parlaient tout haut. Rarement elle y rnêloit son mot, plus rarement ce mot étoit de quelque conséquence. Souvent le roi lui demandait son avis. Alors elle répondoit avec de grandes mesures. Jamais, ou comme jamais, elle ne paroissoit affectionner rien , et moins encore s'intéresser pour personne; mais elle était d'accord avec le ministre qui n'osoit en particulier ne pas convenir de ce qu'elle vouloit, ni encore moins broncher en sa présence. Dès qu'il s'agissait donc de quelque grâce ou de quelque emploi, la chose étoit arrêtée entre eux avant le travail où la décision s'en devoit faire, et c'est ce qui la retardoit quelquefois, sans que le roi ni personne en sût la cause.

  Elle mandoit au ministre qu'elle vouloit lui parler auparavant. Il n'osoit mettre la chose sur le tapis qu'il n'eût reçu ses ordres, et que la mécanique roulante des jours et des temps leur eût donné le loisir de s'entendre. Cela fait, le ministre proposoit et montroit une liste. Si de hasard le roi s'arrêtoit à celui que Mme de Maintenon vouloit, le ministre s'en tenoit là, et faisoit en sorte de n'aller pas plus loin. Si le roi s'arrêtoit à quelque autre, le ministre pro-posoit de voir ceux qui étoient aussi à portée, laissoit après dire le roi , et en profitoit pour exclure. Rarement proposoit-il expressément celui à qui il en vouloit venir, mais toujours plusieurs qu'il tâchoit de balancer également pour embarrasser le roi sur le choix. Alors le roi lui demandoit son avis, il parcouroit encore les raisons de quelques-uns, et appuyoit enfin sur celui qu'il vouloit. Le roi presque toujours balançoit , et demandoit à Mme de Maintenon ce qu'il lui en sembloit. Elle sourioit, faisoit l'incapable, disoit quelquefois un mot de quelque autre, puis revenoit, si elle ne s'y étoit pas tenue d'abord, sur celui que le ministre avoit appuyé, et déterminoit; tellement que les trois quarts des grâces et des choix , et les trois quarts encore du quatrième quart de ce qui passoit par le travail des ministres chez elle, c'étoit elle qui en disposoit. Quelquefois aussi, quand elle n'affectionnoit personne, c'étoit le ministre même, avec son agrément et son concours, sans que le roi en eût aucun soupçon. Il croyoit disposer de tout et seul, tandis qu'il ne disposoit , en effet, que de la plus petite partie, et toujours encore par quelque hasard, excepté des occasions rares de quelqu'un qu'il s'étoit mis dans la fantaisie, ou si quelqu'un qu'il vouloit favoriser lui avoit parlé pour quelqu'un.

En affaires, si Mme de Maintenon les vouloit faire réussir, manquer, ou tourner d'une autre façon , ce qui étoit beaucoup moins ordinaire que ce qui regardoit les emplois et les grâces, c'étoit la même intelligence entre elle et le ministre, et le même manège à peu près. Par ce détail , on voit que cette femme habile faisoit presque tout ce qu'elle vouloit, mais non pas tout, ni quand et comme elle vouloit.

  Il y avoit une autre ruse si le roi s'opiniâtroit : c'étoit alors d'éviter la décision en brouillant et allongeant la matière, en en substituant une autre comme venant à propos de celle-là, et qui la détournât, ou en proposant quelque éclaircissement à prendre. On laissoit ainsi émousser les premières idées, et on revenoit une autre fois à la charge avec la même adresse, qui très souvent réussissoit. C'étoit encore presque la même chose pour charger ou diminuer les fautes, faire valoir les lettres et les services, ou y glisser légèrement, et préparer ainsi la perte ou la fortune.

  C'est là ce qui rendoit ce travail chez Mme de Maintenon si important pour les particuliers, et c'est ce qui rendoit les ministres si nécessaires à Mme de Maintenon à avoir dans sa dépendance. C'est aussi ce qui les aida puissamment à s'élever à tout, et à augmenter sans cesse leur crédit et leur pouvoir, et pour eux et pour les leurs, parce que Mme de Maintenon leur faisoit litière de toutes ces choses pour se les attacher entièrement.

  Quand ils étoient près de venir travailler, ou qu'ils sortoient de chez elle, elle prenoit son temps de sonder le roi sur eux, de les excuser ou de les vanter, de les plaindre de leur grand travail, d'en exalter le mérite, et s'il s'agissoit de quelque chose pour eux, d'en préparer les voies , quelquefois d'en rompre la glace , sous prétexte de leur modestie et du service du roi qui demandoit qu'ils fussent excités à le soulager et à faire de bien en mieux. Ainsi c'étoit entre eux un cercle de besoins et de services réciproques , dont le roi ne se doutoit pas le moins du monde. Aussi les ménagements entre eux étoient-ils infinis et continuels.

Mais si Mme de Maintenon ne pouvoit rien, ou presque rien, sans eux, de ce qui passoit par eux, eux aussi ne pou-voient se maintenir sans elle, beaucoup moins malgré elle. Dès qu'elle se voyoit à bout de les pouvoir ramener à son point quand ils s'en étoient écartés, ou qu'ils étoient tombés en disgrâce auprès d'elle, leur perte étoit jurée ; elle ne les manquoit pas. Il lui falloit du temps, des couleurs, des souplesses, quelquefois beaucoup, comme lorsqu'elle perdit Chamillart. Louvois y avoit succombé avant lui. Pontchartrain ne s'en sauva qu'à l'aide de son esprit qui plaisoit au roi, et des épines des finances pendant la guerre, et du sens et de l'adresse de sa femme demeurée longtemps bien avec Mme de Maintenon , depuis même qu'il y fut mal , enfin par la porte dorée de la chancellerie qui s'ouvrit bien à propos pour lui. Le duc de Beauvilliers y pensa faire naufrage par deux fois à longue distance l'une de l'autre, et n'en auroit pas échappé sans deux espèces de miracles, comme on l'a vu ici en son temps.

 Si les ministres, et les plus accrédités, en étoient là avec Mme de Maintenon, on peut juger de ce qu'elle pouvoit à l'égard de toutes les autres sortes de personnes bien moins à portée de se défendre, et même de s'apercevoir. Bien des gens eurent donc le cou rompu sans en avoir pu imaginer la cause, et se donnèrent bien des sortes de mouvements pour la découvrir, et pour y remédier, et très inutilement.

 Le court et rare travail des généraux d'armée se passoit ordinairement les soirs en sa présence et du secrétaire d'État de la guerre. Par celui de Pontchartrain , rempli du rapport des espionnages et des histoires de toute espèce de Paris et de la cour, elle étoit à portée de faire beaucoup de bien et de mal. Torcy ne travailloit point chez elle, et ne la voyoit comme jamais. Aussi ne l'aimoit-elle point, et moins encore sa femme , dont le nom d'Arnauld gâtoit tout leur mérite. Torcy avoit les postes. C'étoit par lui que le secret en passoit au roi tête à tète, et le roi souvent en portoit des morceaux à lire à Mme de Maintenon ; mais cela n'avoit point de suite; elle n'en savoit que par lambeaux, selon ce que le roi s'avisoit de lui en dire ou de lui en porter.

 Toutes les affaires étrangères passoient au conseil d'État, ou, si c'étoit quelque chose de pressé , Torcy le portoit sur-le-champ au roi , ainsi à des heures rompues , et point de travail réglé et particulier avec lui. Mme de Maintenon eût fort désiré ce genre de travail réglé chez elle, pour avoir la même influence sur les affaires d'État, et sur ceux qui s'en méloient, comme elle l'avoit sur les autres parties. Mais Torcy sut bien sagement se préserver de ce dangereux piége. Il s'en défendit toujours, en disant modestement qu'il n'avoit point d'affaires pour entretenir ce travail. Ce n'étoit pas que le roi ne lui dit tout là-dessus ; mais elle sentoit toute la différence d'assister à un travail réglé où elle agissoit avec loisir, adresse et mesures prises , ou d'être obligée de prendre son parti entre le roi et elle sur ce qu'il lui apprenoit de cette matière, et de n'avoir d'autre ressource qu'en elle-même , et d'aller de front avec lui, si elle vouloit une chose plutôt qu'une autre , nuire aux gens à découvert, ou les servir de même.

 Le roi y étoit même fort en garde. Il lui est arrivé plusieurs fois que , lorsqu'on ne s'y prenoit pas avec assez de tour et de délicatesse, et qu'il apercevoit que le ministre ou le général d'armée favorisoit un parent ou un protégé de Mme de Maintenon, il tenoit ferme contre, pour cela même; puis disoit , partie fâché, partie se moquant d'eux : « Un tel a bien fait sa cour ; car il n'a pas tenu à lui de bien servir un tel, parce qu'il est parent ou protégé de Mme de Maintenon. » Et ces coups de caveçon la rendoient très-timide et très-mesurée, quand il étoit question de se montrer au roi à découvert sur quelque chose ou sur quelqu'un. Aussi répondoit-elle toujours à quiconque s'adressoit à elle, même pour les moindres choses , qu'elle ne se méloit de rien ; et si bien rarement elle s'ouvroit davantage et que la chose regardât le département d'un ministre sur lequel elle comptât, elle renvoyoit à lui et promettoit de lui en parler. Mais encore une fois, rien n'étoit plus rare. On ne laissoit pas cependant d'aller à elle , pour, par ce devoir, ne l'avoir pas contraire, et par l'espérance aussi que, nonobstant cette réponse banale, elle feroit peut-être ce qu'on désiroit, comme cela arrivoit quelquefois.

  Il y avoit peut-être cinq ou six personnes au plus de tous états , desquelles la plupart étoient de ces amis de son ancien temps, à qui elle répondoit plus franchement, quoique toujours foiblement et mesurément, et pour qui en effet elle agissoit au mieux qu'il lui étoit possible; ce néanmoins réussissant très ordinairement pour eux, elle n'y réussissoit pas toujours.

  Ce fut par le désir extrême de se mêler des affaires étrangères, comme elle se méloit de toutes les autres, et l'impossibilité d'en attirer le travail chez elle , qu'elle prit le parti, qu'on a détaillé en son temps, de tous les manèges par lesquels elle rendit la princesse des Ursins maîtresse de tout en Espagne, et l'y maintint jusqu'à la paix d'Utrecht, aux dépens de Torcy et des ambassadeurs de France en Espagne, c'est-à-dire, comme on l'a vu, aux dépens de l'Espagne et de la France , parce que Mme des Ursins eut l'adresse de lui faire tout passer par les mains , et de lui persuader qu'elle ne gouvernoit la cour et l'État en Espagne que sous ses ordres et par ses volontés. Revenons un moment à ces coups de caveçon du roi dont on vient de parler. […]


 

Extraits de la Table analytique du tome 20 et dernier des Mémoires

  BAVIERE ( l'électeur de) se déclare pour la France, et offre d'amener 25 000 hommes sur le Rhin, IV, 7; prend Memmin-gen et plusieurs petites places, 28; fait plusieurs petites conquêtes , 107 ; est joint par le maréchal de Villars ; sa joie en l'embrassant, 116 ; il dîne chez lui ; est reçu par les bataillons français aux cris de vive le roi et M. l'électeur, 116; ne pouvant demeurer avec Villars, il conçoit le dessein de s'emparer du Tyrol ; est appuye par Villars, 140; folie de ce projet, 141; il est approuvé par le roi et Chamillart, 142; l'électeur, maître d'In-spruck, y fait chanter un Te Deum; mais ne pouvant avancer plus loin et craignant de manquer de tout, il revient joindre Villars, 144; gagne avec le maréchal la bataille d'Hochstedt, 187 ; désunion entre eux causée par les bamum de Villars ; explication, *91 ; il assiége et prend Augsbourg avec le maréchal Mar-sin, 194; pressé par le duc de Marlborough , il appelle les Français à son secours 1 293; faute capitale de ce prince, 303; marche aux ennemis, arrive à la plaine d'Hochstedt; se dispose à livrer bataille ; fautes qu'il commet, 304 et 305; fait des prodiges de saleur, mais ne peut remédier à rien, 307; sa fermeté aprls la perte de la bataille, 311; se rend à Bruxelles comme il peut ; voit l'électrice et ses enfants en passant à Ulm , et leur donne ses instructions, 31'2; arrive do Bruxelles au grand galop pour assister à ln bataille de Itamillies, V, 173; y montre beaucoup de valeur, 175; fait des plaintes amères contre le maréchal de Villeroy, qui s'est opposé à ce quo l'armée gardât le grand Escaut, 177; va éveiller le duc de Vendôme et l'avertit inutilement du péril qui le menace, VI, 88; quitte avec peine la Flandre pour aller sur le Rhin; à quelles conditions , 220; vient passer quelques jours à Metz , amenant des troupes en Flandre, 308; vient à Compiègne où le roi lui fait trouver toutes sortes d'équipages de chasse; s'en va subitement en poste à Mons; s'approche de Bruxelles avec 3000 chevaux et 24 bataillons, 412; se voit en péril d'être battu et pris par ses derrières ; abandonne le siège et rentre dans Mons, 413 ; sort de cette ville menacée par les ennemis , vient à Compiègne, Vii, 364 ; obtient avec peine la permission de venir saluer le roi à Versailles incognito; vient à Paris; va dîner chez Torcy à Marly ; y voit le roi; est présenté aux princes et princesses ; sa promenade avec le roi, 396; dîne chez d'Antin à Versailles ; va à Meudon voir Monseigneur ; la prétention d'y avoir la main l'empêche d'entrer dans sa maison, 398; retourne à Compiègne; comment s'introduit l'usage de dire l'électeur au lieu de monsieur l'électeur, 399; après la mort de l'empereur, l'électeur de Bavière vient voir le roi à Marly; détails sur son séjour, IX, 310; le roi d'Espagne lui donne en toute souveraineté tout ce qui lui reste aux Pays-Bas ; il revient à Marly, part ensuite pour Namur et envoie le comte d'Albert faire ses re-merctments en Espagne, et y prendre soin de ses affaires, 314; va à Fontainebleau et retourne chez d'Antin à Petit-Bourg, X, 256; vient à Paris; est reçu en audience du roi, 321; ses voyages à Versailles et à Marly, 371; revient de Suresne voir le roi et soupe chez d'An-tin, 431; voit encore le roi à Fontainebleau; y est traité par d'Antin, 431; vient à Paris chez son envoyé Monasterol ; va voir le roi à Versailles; est fort triste de n'espérer plus le titre de roi de Sardaigne, XI, 26 ; vient courre le cerf à Marly; joue au lansquenet avec M. le duc de Berry, 83, 94, 118, 248; vient à Versailles; tire dans le petit parc , XI, 435; il va voir à Blois la reine de Pologne, sa belle-mère; revient à Compiègne faire le mariage du comte d'Albert avec Mlle de Montigny, sa maîtresse publique; fait le comte d'Albert son grand écuyer, XII, 20; s'en retourne dans ses Etats, 20.

  BAVIERE (le prince électeur de) est marié avec la soeur cadette de la reine de Pologne; ce mariage achève l'apparente réconciliation de la Bavière avec l'Autriche, XIX, kot.

  BEAUVILLIERS (le duc de', son amitié pour le père du duc de Saint-Simon, 118; ses Qualités, 118 ; ses entrevues avec le duc au sujet de la demande qu'il lui fait de sa fille, 119 et suiv. ; présente au roi le livre des Maximes des saints ; ce qui déplaît au roi et à Mme de Maintenon, 426 ; avec quelle grandeur d'âme il reçoit les avis que lui donne M. de Saint-•Simon de ce qui se trame contre lui, II, 123 ; belle réponse qu'il fait au roi qui lui annonce la condamnation du livre des Maximes des saints, 265 ; est nommé pour accompagner le duc d'Anjou et les princes ses frères jusqu'aux frontières de l'Espagne avec toute autorité sur eux, sur les courtisans et les troupes de l'escorte, III, 36 ; le roi l'entretient longtemps la veille du départ, 43; le duc va rejoindre le roi d'Espagne à Orléans, 43 ; le quitte à Saint-Jean de Lut, 72; revient avec les deux princes ses frères; quitte ceux-ci et retourne à la cour, 73 ; tombe malade à Saint-Aignan oti il est à l'extrémité, 82; est guéri par le médecin Helvétius et revient à Versailles ; comment il y est reçu, 83 ; est nommé grand d'Espagne de première classe pour lui et pour les siens miles et femelles, 155 ; sa conduite honorable envers la seconde femme du duc de Saint-Aignan et de ses enfants , IV, 77 ; marie ma fille au duc de Mortemart; pourquoi ce mariage fait l'étonnement du public, 214 ; il perd ses deux fils par la petite vérole ; affliction de M. et de Mme de Beauvilliers; leur résignation, V , 75; adopte comme fils unique son frère cadet du second lit; lui cède son duché, lui fait prendre le nom de duc de Saint-Aignan ; le marie à Mlle de Bes-maux ; famille de cette demoiselle, 268; amitié de M. et de Mme de Beauvilliers pour ces deux époux, 269 ; comment ils travaillent tous deux au mariage du fils du ministre Chamillart avec la fille de la duchesse de Mortemart, VI, 162 ; raisons qui auraient da les empêcher de songer à cette alliance, 165; cris qui s'élèvent contre lui à la cour, contre ce mariage et sur la nomination de Desmarets à la place de contrôleur général ; sa tranquillité, 177; sa conversation avec le duc de Saint-Simon sur la destination de Mgr le duc de Bourgogne nommé pour aller commander l'armée de Flandre ayant M. de Vendôme sous ses ordres, 221 et suiv.; est chargé par le roi de lui chercher avec le duc de Chevreuse un confesseur parmi les jésuites; accorde à Mme de Maintenon que l'évêque de Chartres et le curé de Saint-Sulpice seront admis pour conférer avec eux sur ce choix, VII, so ; le choix s'arrête sur le P. Tellier, Si ; averti par M. de Saint-Simon que le duc d'Harcourt est sur le point d'entrer au conseil, et que, si ce projeta lieu, sadisgràce en sera la suite, M. de Beauvilliers suit l'avis que lui donne M. de Saint-Simon, parle au roi et fait avorter le projet, 105 et suiv. ; est chargé par le roi d'aller demander à Chamillart la démission de sa charge,245 ; veut vainement s'en décharger ; prie le roi de trouver bon qu'il s'associe dans cette triste commission le duc de Chevreuse : tous deux vont trouver Chamillart; détail à ce sujet, 246 et suiv. ; est d'avis dans un conseil tenu à Marly qne le roi rappelle ses troupes d'Espagne, 284; son entretien avec M. de Saint-Simon sur ce sujet et sur les cabales qui divisent la cour, 288 ; conseils qu'il en reçoit sur la conduite qu'il doit tenir, 289 et suiv. ; confidence qu'il fait au même sur l'abbé de Polignac, VIII, to3 et suiv.; avec l'agrément du roi, il donne sa charge de premier gentilhomme de la chambre au duc de Mortemart son gendre, 113; représente à M. de Saint-Simon combien il importe au succès du mariage de Mademoiselle avec le duc de Berry que la duchesse d'Orléans la fasse paraître à la cour ; il le presse de le faire sentir à la duchesse, 139 ; sa fermeté préserve Livry, son beau-frère, de la perte de sa charge, 141 ; son entretien à Vaucresson avec M. de Saint-Simon sur Mgr le duc de Bourgogne ; il presse instamment son ami de mettre par écrit ce qui lui semble de la conduite du prince et ce qu'il estime y devoir corriger et ajouter, 173 ; texte du dicours de M. de Saint-Simon sur Mgr le duc de Bourgogne adressé à M. le duc de Beau-villiers, 175 - 205 ; il est approuvé en tout, 211 ; M. de Beauvilliers veut le montrer au prince ; M. de Saint-Simon n'y peut consentir ; M. de Chevreuse choisi pour juge, 211; M. de Beauvilliers opine dans le conseil des finances pour l'adoption du projet de dîme présenté par Desmarets , IX , i t ; il fait deux charges de sa charge de premier gentilhomme de la chambre de M. le duc de Berry ; fait présent de l'une au duc de Saint-Aignan, son frère, vend l'autre à M. de Béthune, gendre deDesmarets, 30; son inquiétude le jour de la réception de M. de Saint-Aignan son frère en qualité de duc est dissipée par M. de Saint-Simon, 66 et suiv. ; son air tranquille et froid à, la mort de Monseigneur, 124 ; changement opéré dans sa situation, 287; il conserve toujours son caractère de sagesse, de douceur et de modération,288; sa conduite envers les courtisans qui s'empressent autour de lui, il cherche à s'attacher davantage le Dauphin, et à s'approcher de la Dauphine, 297 ; se sert souvent de son beau-frère le duc de Chevreuse pour faire agréer au Dauphin des choses qu'il n'ose présenter lui-même, 299; son crédit auprès du prince; quel changement il opère dans toute sa conduite, 300; situation brillante de M. de Beauvilliers ; dans quels termes il est avec les ministres, 331 ; ce qu'il pense de Torcy , 333 ; de Desmarets , de La Vrillière, de Voysin , 337; de l'ancien ministre Chamillart; de Pontchartrain fils, 338; de Pontchartrain père, 339 ; il permet à. M. de Saint-Simon d'avertir Pontchartrain fils de dominer son humeur dans ses audiences et avec tout le monde, et de mon trermoins de penchant au mal et à la sévérité, 346 ; haute considération qu'il acquiert à la cour ; son travail avec M. le Dauphin , X, 21 ; il soutient contre l'avis de M. de Saint-Simon que M. le Dauphin doit garder Meudon et toute sa part de la succession de Monseigneur, 24; comment se fait sa réconciliation avec le chancelier, 46 et suiv. ; il tombe malade ; sa douleur à la mort du Dauphin, 130; comment il dérobe à la vue du roi des mémoires de M. de Saint-Simon renfermés dans la cassette de ce prince, 131 et suiv. ; il lui ordonne en quelque sorte d'aller passer un mois à, la Ferté ; pourquoi, 194 et suiv.; fait donner au duc de Mortemart, son gendre, la survivance de son gouvernement du Havre de Grâce et celle de Loches au duc de Saint-Aignan, son frère, XI, 98 ; dernière marque de confiance que lui donne le roi et qu'il donne lui-même à M. de Saint-Simon, 183 et suiv. ; sa vie languissante; quelles en étaient les causes, 185; sa maladie et sa mort à Vau-cresson ; son père, M. de Saint-Aignan 186; première éducation de M. de Beau-villiers, 188 ; il sert avec distinction ; son extérieur ; son caractère; ses qualités de l'esprit ; ses manières ; sa piété , 188 ; sa crainte du roi ; sa liberté dans le particulier , 189 ; sympathie parfaite entre les ducs de Chevreuse et de Beau-villiers et leurs femmes, 190 ; le roi fait un jour l'apologie de la piété de M. de Beauvilliers , 191 ; son ambassade à Londres après la mort de Madame , 191 ; comment et à quelle époque il est déclaré par le roi chef du conseil des finances, 192 ; puis gouverneur du duc de Bourgogne ; ensuite des deux autres fils de France, 194; entre au conseil d'État; sa fermeté et son éloquence dans les délibérations , 195; sa ponctualité dans ses fonctions , 196 ; sa faiblesse pour M. de Cambrai et Mme Guyon lui fait oublier ce qu'il doit au cardinal de Noailles, 196 ; il fut toujours le défenseur des entreprises de la cour de Rome, 197 ; son éloignement pour Monseigneur et Mme de Maintenon, too ; combien il imposait à la cour, 201 ; sa vie retirée depuis la mort du Dauphin, 202; son dépérissement depuis celle du duc de Chevreuse , 203 ; comparaison entre M. de Beauvilliers et M. de Chevreuse ; mot plaisant et vrai du chancelier Pontchartrain à leur sujet, 204 et suiv.

   BEAUVILLIERS ( Mme de ) essaye de cacher dans le plus grand secret les plus grands désordres de l'évêque de Beauvais ; caractère de cette dame, XI, 205 ; sa laideur ; ses manières grandes, nobles et aisées ; sa conversation ; son esprit; sa piété ; ses aumônes, 206; sa douleur à la mort de son mari ; elle assiste à son enterrement au monastère de Montargis ; sa vie retirée, 207 ; trait de vertu héroïque à. l'égard de Puyfonds , cadet de Saumery , 211 et suiv. ; elle meurt d'une longue paralysie 20 ans après son mari, 212.

  BÉTHUNE (le duc de), dit chez M. de Saint-Simon qu'il avait toujours cru le pape infaillible, mais que depuis la condamnation de M. de Cambrai il ne le croyait plus, Il, 285 ; il meurt à 76 ans, XIV. 284,

  BÉTHUNE (le marquis de), épouse une demoiselle d'Arquien ; est envoyé en Pologne pour complimenter le nouveau roi, mari de sa belle-soeur; est fait chevalier de l'ordre; repart pour Varsovie avec sa femme ; ses enfants; il meurt en Suède où il est envoyé ambassadeur extraordinaire; son caractère ; ses services, VI, 69.

  BÉTHUNE (Mme de), dame d'atours de la reine de Pologne, revient en France ; son esprit entreprenant ; elle prétend avoir le droit de baiser les filles do France; trompe Madame à cet égard : le roi le trouve mauvais ; elle est présenté à la princesse et n'ose la baiser, I, 400; son amitié pour Mme Guyon, II, 133; tient des assemblées à l'abbaye de Montmartre; elle devient l'amie la plus intime des trois filles de Colbert et de ses gendres, IX, 294 ; sa mort ; son caractère; son zèle constant pour le quiétisme, XIII, 420.

  BÉTHUNE (le marquis de), gendre du ministre Desmarets, reporte en Espagne la Toison du duc de Berry ; Mme des Ursins la lui fait donner, XI, 235.

  BÉTHUNE, neveu de la reine de Pologne, épouse une soeur du duc d'Harcourt; ce mariage devient le germe d'une grande révolution, VI, 201 ; il se remarie à la fille du duc de Tresmes, XIII, 182.

  BLAINVILLE (De), chevalier de l'ordre, ambassadeur, premier gentilhomme de la chambre sous Louis XIII; sa famille, I, 50.

  BOILEAU (l'abbé), prédicateur, protégé par Bontems, ne peut parvenir à l'épiscopat ; sa mort, IV, 280.

  BOILEAU ( le docteur), publie sous le voile de l'anonyme un livre intitulé : Problème , contre M. l'archevêque de Paris, chez lequel il loge; bruit que fait ce livre qui, par arrêt du parlement, est condamné et brùlé ; l'auteur est découvert, chassé de l'archevêché et nommé

   BOSSUET, évêque de Meaux, est nommé aumônier de Mme la duchesse de Bourgogne, I, 352 ; ne peut faire changer de sentiments à Mme Guyon, 423; publie sous le titre d'Instruction sur les tacs d'oraison un ouvrage où il expose la doctrine, la conduite et les procédés des partisans et des adversaires du quiétisme, 432; présente au roi cet ouvrage, 432 ; comparaison de ce livre avec celui des Maximes des saints, 433; envoie à M. de la Trappe ses premiers écrits contre la doctrine de Mme Guyon , et les Maximes des saints de M. de Fénelon ; montre à Mme de Maintenon la réponse de M. de la Trappe, II, 131; reçoit de celui-ci une lettre de reproches de cette communication, 132; sa mort, IV, 255.

  BOURGOGNE (Mgr le duc de), son mariage avec la princesse de Savoie, II, 61; fêtes qui le suivent, 62 ; le roi le fait entrer au conseil des dépêches, 335 ; revient de son voyage du midi; est embrassé par le roi, III, lia; est nommé pour aller commander l'armée en Flandre, 390; il lui est sévèrement défendu de coucher à Cambrai, ni même de s'y arrêter pour manger ; sa courte et touchante entrevue avec l'archevêque de cette ville, 413; il s'arrête à. Bruxelles où les sujets d'Espagne s'empressent à lui faire la cour ; va se mettre à la tête de Par:fiée ; loge chez le maréchal de Boufflers et à, ses dépens, 414; montre beaucoup d'affabilité, d'application et de valeur; est rappelé à Versailles, 417 ; le roi lui donne l'entrée du Conseil des finances et même du conseil d'État ; le prince est fort touché de cet honneur, IV, 62; va prendre le commandement de l'armée du maréchal Tallard, sur le Rhin 139 ; passe ce fleuve, assiége Brisach ; prend la place par capitulation, 165; sa conduite pendant le siège lui gagne les coeurs ; il est rappelé à la cour, 165; vend ses pierreries et en donne l'argent aux pauvres, V, 261; il lit avec application tous les mémoires publiés pendant l'instruction du procès entre M. de Gué-méné et le duc de Rohan, 283 ; son opinion au conseil sur cette affaire, 287; il annonce lui-même au duc de Rohan qu'il a gagné son procès, 290 ; est nommé par le roi pour aller en Provence en chasser le duc de Savoie, VI, 95 ; pourquoi son voyage est rompu, 100; après la mort de Moreau son premier valet de chambre, il exécute ce que ce serviteur lui a demandé avant de mourir, 144; est nommé pour aller commander l'armée de Flandre, ayant M. de Vendôme sous ses ordres, 219 ; part pour l'armée; passe à Cambrai ; embrasse tendrement son ancien précepteur, 285; composition de son armée, 288 ; il entre avec pompe dans la ville de Gand 308 ; représente vainement au duc de Vendôme la nécessité de passer promptement l'Escaut, 309 ; le presse une seconde fois aussi inutilement. de se mettre en marche pour prévenir l'ennemi qui approche, 309, 310; combat d'Audenarde, 310 et suiv.; modération du prince aux. paroles insultantes de M. de Vendôme, 314, 315 ; il traverse Gand après la retraite de l'armée et va établir son quartier général derrière le canal de Bruges, 31 7 ; ses dépêches au roi et à la duchesse de Bourgogne sur ce combat, 319 ; cabale formée contre ce prince ; de quels personnages elle se compose ; par qui elle est servie, 322 et suiv.; elle hasarde d'abord des louanges de M. de Vendôme et ose blâmer le duc de Bourgogne touchant le combat d'Au-denarde , 324 ; lettre d'Alberoni ; premier manifeste publié par elle, 324 ; lettre de Campistron écrite et répandue dans le même but, 344; lettre du comte d'Évreux renfermant les mêmes éloges et les mêmes critiques, 346 ; les émissaires de la cabale répandent partout des extraits de ces pièces; les vaudevilles, les chansons faites, dans le même esprit courent tout Paris et le royaume; on n'ose plus à la cour parler pour le duc de Bourgogne, 347 ; il est ou veut bien être dupe des protestations du comte d'Évreux et lui marquer des bontés qui refroidissent pour lui l'armée et ceux qui tiennent à. lui à la cour, 352; il reçoit une lettre de Chamillart qui lui conseille de bien vivre avec M. de Vendôme ; effet que cette lettre produit sur lui, 353; il se renferme dans son cabinet; se rend peu visible à l'armée; se rapproche de Vendôme; mauvais effet que produit cette conduite, 354 ; il s'en excuse à Mme la duchesse de Bourgogne sur le conseil de Chamillart, 355 ; à la prière de M. de 'Vendôme, il a la faiblesse de présenter à la duchesse de Bourgogne sa soumission pleine de modestie apparente ; comment cette lettre est reçue par la duchesse, 357 ; il s'oppose à l'attaque du convoi conduit par le prince Eugène à Marlborough ; en écrit ses raisons au roi et à son épouse, 375 ; il écrit au roi qu'il ne tient pas à lui ni aux généraux que Lille ne soit pas secouru, mais à M. de Vendôme, 381 ; il assiste à Douai à une procession générale, ce que la cabale et les libertins ne lui pardonnent pas, 383; il arrive avec toute l'armée à Mons-en-Puelle, 384; est d'avis comme M. de Vendôme qu'il faut attaquer les ennemis, 391; la cabale recommence ses éloges de M. de Vendôme lesquels retombent à plomb contre le duc de Bourgogne ; les uns lui reprochent les choses précédentes qui lui font le plus d'honneur ; les autres accusent sa dévotion, 402; d'autres lui reprochent des amusements puérils et surtout ses longs et fréquents entretiens avec son confesseur le P. Martineau ; fable qu'ils débitent à l'occasion de ce dernier, /103 ; malgré l'évidence des mensonges inventés contre ce prince, la cabale n'en poursuit pas moins ses attaques et répand partout ses émissaires, 404; comment le prince vit à l'armée, 406 ; il envoie au duc de Marlboroug le passe-port qu'il lui a demandé pour ses équipages, 416; il joue au volant lorsque Coetquen lui apporte la capitulation de Lille qu'il connaissait déjà ; il achève sa partie et  approuve ensuite la capitulation ; cette conduite scandalise l'armée, et la cabale en tire de nouvelles armes contre le prince, 418; appuie autant qu'il peutl'avis de Berwick concernant la garde de l'Escaut, VII, 3; fautes du prince à l'occasion du passage de l'Escaut par les ennemis, 6 et suiv.; parti que la cabale en tire contre lui. 7; il reçoit ordre de revenir ; il demande à rester à cause de Gand qui parait menacé, 10 ; il arrive à Versailles , 12; embrasse le duc de Saint-Simon et lui dit tout bas qu'il sait comment il s'est conduit à son égard; va dans l'appartement de Mme de Maintenon ; description de cet appartement 12 ; détails sur la réception que lui font le roi et Mme de Maintenon 15 , son tète-à-tète avec Mme la duchesse de Bourgogne, 15; accueil que lui fait Monseigneur, 16; il assiste au souper du roi qui lui adresse souvent la parole, 16 ; dans une longue conversation avec le roi et Mme de Maintenon, il s'explique sans ménagement sur M. de Vendôme, 17; rend un compte entier de la campagne ; demande à commander la campagne suivante et en obtient la parole du roi; autre conversation à Meudon avec Monseigneur et Mlle Choin qui est favorable au duc, 17 ; discours sur Mgr le duc de Bourgogne du 25 mai 1710 adressé à M. le duc de Beauvilliers qui avait prié M. le duc de Saint-Simon de mettre par écrit ce qu'il lui semblait de la conduite de ce prince et ce qu'il estimait y devoir corriger et ajouter, VIII, 175 ; esquisse du caractère de ce prince ; fougue de son enfance, 175; son penchant, à la raillerie ; son amour pour le plaisir, sa vivacité d'esprit; changement qui s'opère en lui, son goût et sa facilité pour toutes les sciences abstraites ; sa charité pour le prochain portée à l'excès; son besoin d'être seul, 206 ; sa dévotion le rend austère et censeur; éloigne de lui Monseigneur et dépite le roi ; exemple entre mille, 207; sa timidité, sa gène devant le monde; ses amusements avec les jeunes dames; ses deux premières campagnes font concevoir de lui de hautes espérances, 208; la troisième lui devient funeste , 208 ; sa gaieté chez Monseigneur, à. l'occasion du mariage de M. le duc de Berry avec Mademoiselle, 286; dans un diner à la Ménagerie, il s'élève contre les partisans; déclame con tre le dixième denier et contre la multitude d'impôts; son père, Monseigneur, suit son exemple, IX, 13; soins que le duc de Bourgogne donne à son père malade à Meudon, 104; aspect de Versailles pendant quo le roi est allé à Meudon et quo Mgr le duc et Mme la duchesse de Bourgogne tiennent la cour, 109 ; douleur du duc à la mort do Monseigneur, 123 ; d'après une décision du roi il reçoit le nom, le rang et les honneurs de Dauphin, 156. Voy. l'article Dauphin.

  CHAROST (le duc de), se laisse tromper par Mme Martel, vieille bourgeoise de Paris, et marie le marquis d'Ancenis à la fille d'Entragues autrefois petit commis, VII, 110; il donne sa démission du gouvernement de Dourlens que le roi accorde à son fils en faveur de ce mariage, 110; son caractère ; son dévouement pour M. de Cambrai ; son ambition ; son esprit du grand monde; sa nullité pour les affaires, IX, 294; il sait allier une profession publique de dévo•• tion avec le commerce étroit des libertins de son temps; en quoi consiste sa liaison avec les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, 295 ; il obtient la charge de capitaine des gardes vacante par la mort du maréchal de Boufflers, à la demande de M. le Dauphin, 426 ; histoire et fortune de l'aïeul et du père de Chas rost ; comment on fait remettre au père la charge de capitaine des gardes ; comment il est fait duc et pair, 428 et suiv.; la charge de capitaine des gardes revient au fils par le crédit de M. de Beauvilliers, 436; il obtient 12 000 livres de pension, 361; est nommé gouverneur du roi à la place du maréchal de Yille.roy XIX 352.

  CHAROST (la duchesse de), meurt à 51 ans après une maladie singulière de 10 ans; soins et attentions également louables et inconcevables de son mari,

X, 282.

  CHAROST ( le marquis de) épouse Mlle de Brùlart, depuis duchesse de Luynes, IX, 294 ; est tué à la bataille de Malplaquet, VII, 378.

  CHAROST (l'abbé de), fils &tué du duc de Béthune et frère allié du duc de Charost ; meurt chez son père ; son infirmité; son mérite, II, 320.

CHETARD1E (La), curé de Saint-Sulpice, après la mort de l'évêque Godet, devient directeur de Mme de Maintenon, qui le consulte sur toutes les affaires ; son extrême bonhomie; il lit très souvent les lettres que lui écrit cette dame à la grille du couvent de la Visitation-Sainte-Marie de Chaillot, VII, 405 ; son influence gâte beaucoup d'affaires, 40d.

   CHEVREUSE (le duc de), est en butte aux raillçries de son oncle , M. de Chaulnes, pour avoir abandonné le parti des ducs et pairs opposants à M. le duc de Luxembourg, I, t66; va s'établir chez l'imprimeur du livre des Maximes des saints pour corriger chaque feuille à mesure qu'elle est imprimée, 4.25; s'aliène par là Mme de Maintenon et le roi, 425; est depuis longtemps ministre d'État incognito, VI, 184; son caractère; ses qualités, 185; il goûte et favorise le projet conçu par Hough, gentilhomme anglais, 186; dans un entretien sur la situation des affaires, M. le duc de Chevreuse et M. le duc de Saint-Simon sont étonnés de se rencontrer dans les mêmes moyens d'y remédier et d'établir une même forme d'administration, VII, 99 et suiv.; veut persuader au maréchal de Boufflers qu'il est nécessaire de rappeler les troupes d'Espagne, 285; repartie du maréchal qui le déconcerte; pourquoi ils s'éloignent l'un de l'autre; M. de Chevreuse cherche à se rapprocher de la duchesse de Bourgogne, 288; son entretien avec M. de Saint Simon sur les cabales qui divisent la cour et sur la conduite qu'il doit tenir, 295; il se ruine en voulant faire ses affaires lui-même, VIII, 112; marie le duc de Luynes, fils du feu duc de Montfort, son fils aîné, avec Mlle de Neuchâtel, 115; après avoir lu le discours de M. de Saint- Simon sur Mgr le duc de Bourgogne adressé à M. de Beauvilliers, il est d'avis qu'il ne doit pas être montré au prince, 213; il se tient à part dans l'affaire d'Antin, IX, 62; s'entretient avec le chancelier sur les moyens de terminer avec gloire pour lui toutes les affaires du nieme genre; quels sont ces moyens, 188; ses prétentions chimériques sur le duché de Chaulnes, 200; autres prétentions chimériques sur l'ancienneté de la pairie de Chevreuse-Lorraine, 201 ; ses vains efforts pour engager son ami M. de Saint-Simon à soutenir ces doubles prétentions, 202; ses mémoires adressés au chancelier en sont fort mal reçus, 214 et suiv.; à la mort de Mgr il sait apprécier l'empressement des courtisans qui le recherchent; s'attache à captiver de plus en plus le Dauphin et à se rapprocher de la Dauphine, 297; quelle influence il acquiert auprès du Dauphin , 299 ; changement qu'il opère dans sa conduite, 300 ; aversion secrète de M. de Chevreuse pour les jésuites; son estime et son affection pour Port-Royal, 335; ses prétentions chimériques au duché de Chaulnes manquent faire avorter le projet d'érection nouvelle de duché en faveur de son second fils le vidame d'Amiens, X, 10 et suiv.smort de M. de Chevreuse ; historique sur son père le duc de Luynes, 266 et suiv.; extérieur de M. de Chevreuse; son mariage avec Mlle Colbert; caractère de cette dame, 269; genre d'esprit de M. de Chevreuse, 269; ses dépenses pour des entreprises qu'il est forcé d'abandonner; son régime de vie, 270, 271 ; sa tranquillité d'âme; son amour du travail, 271 ; aventures singulières qu'il lui cause quelquefois, 272; son intimité constante avec M. de Beauvilliers, 273; son style; son affabilité; l'abus du quinquina cause sa mort, 274; éloge de Mme de Chevreuse; goût particulier que le roi et Mme de Maintenon eurent toujours pour elle, 275; son genre de vie après la mort du roi; elle meurt en 1732 adorée de sa famille et révérée du public, 276.

  CHEVREUSE, fils du duc de ce nom, colonel de dragons, est tué à l'attaque de Carpi, 111, 202.

  CHEVREUSE (Mme del, arrache à la reine mère le tabeuret partout pour Mme de Guéméné, Il, 153, 154; meurt en 1679, 166; elle avait contribué à la disgrâce de Fouquet, XIX, 466, 467.

  COLBERT, archevêque de Rouen ; meurt fort regretté des duchesses de Chevreuse et de Beauvilliers, ses sœurs ; son caractère ; ses qualités, sou savoir; son assiduité aux soins du gouvernement pastoral ; il embellit Gaillon bâti par le cardinal d'Amboise, VI, 73.

  COLOGNE (l'électeur de), vient à Paris incognito ; se rend à Versailles; comment il y est traité par le roi et les princes. V, 257 et suiv.; son extérieur; ses manières ; il va à Mons voir l'électeur de Bavière; s'établit à Lille, 258 ; y reçoit de l'archevêque de Cambrai les quatre moindres, le sous-diaconat, le diaconat, la prêtrise, et est sacré évêque, 331 ; vient incognito à Versailles; est reçu en audience chez le roi; comment il est traité à Meudon, chez Monseigneur, IX, 40; dit la messe à Mme la duchesse de Bourgogne; détails à ce sujet; son poisson d'avril à Valenciennes, Ln ; il visite Saint-Cyr ; offre à Mme Dangeau pour le comte de Loweinstein son frère un canonicat de Liége, lequel est accepté de l'agrément du roi, 42; vient à Paris, est mené dans le cabinet du roi,.X, 321 ; ses voyages à Versailles et à. Marly, 371, XI, 248 ; retourne en ses Etats, XI, 435; il meurt à Rome à 52 ans ; sa famille; ses évêchés, XX, 425.

  DAUPHIN (le grand), fils de Louis XIV, Voy. Monseigneur.

  DAUPHIN (M. le), auparavant duc de Bourgogne, s'occupe de resserrer de plus en plus l'union avec M. le duc de Berry et de faire oublier à Mme la duchesse de Berry les torts qu'elle a eus envers lui et Mme la Dauphine, IX, 168 ; pour plaire au roi, il déclare qu'il ne mettra pas le pied à Meudon ; refuse 50000 livres par mois que le roi veut lui donner; n'en accepte que 12 000, 171; ne veut point être appelé Monseigneur, mais M. le Dauphin, 171; il est harangué par le parlement et autres compagnies, 179 ; le changement qui s'opère dans sa conduite et dans ses manières lui mérite les applaudissements de la cour, de la ville et des provinces, 300 et suiv.; les ministres reçoivent ordre du roi d'aller travailler chez lui toutes les fois qu'il les mandera, SOk ; comment il les accueille; quels ministres travaillent plus particulièrement avec lui, 306 ; il paratt fort attendri de la réponse que fait le rui au discours prononcé par l'archevêque d'Alhy au nom de l'assemblée du clergé; sa réponse à la harangue du cardinal do Noailles, 316 ; sa conduite au dtner que donne le cardinal après le service célébré à Notre-Dame pour Monseigneur, achève de lui gagner tous les coeurs, sis; il s'ouvre à M. de Saint-Simon sur ce qu'il pense de la dignité des ducs, X, 4; sur le roi et sur le gouvernement do ses ministres, 5 et suiv.; dans une autre audience il s'entretient avec le même do l'état des ducs et des grands, r t et suiv. ; de l'édit fait à l'occasion de d'Antin sur les duchés, 1%; et sur les princes légitimés; sentiments du prince sur ces divers sujets, 16 et suiv.; demande la charge de capitaine des gardes pour le duc de Charost et l'obtient, 73; il donne à du Mont une très - belle bague qui avait appartenu à Monseigneur, et une autre à Lacroix ami intime de Mile Choin, 63; reçoit avis du roi d'Espagne qu'on veut l'empoisonner, 65; son assiduité auprès de la Dauphine malade ; il est lui-même pris de la fièvre, 82 ; sa douleur amère de la mort de Mme la Dauphine; il ne sort point de son appartement et ne veut voir que son frère, son confesseur et le duc de Beauvilliers; il se rend à Marly, 92 ; changement frappant dans sa figure ; il se rend avec peine chez le roi ; détails touchants sur cette entrevue, 93 et suiv.; il va se mettre au lit, ss ; progrès de sa maladie ; il répète plusieurs fois qu'il se croit empoisonné, 95; détails sur ses derniers moments, 95 ; caractère fougueux de ce prince dans sa jeunesse, 97; son extérieur; comment il devint bossu, 97 ; les ducs de Beauvilliers et de Chevreuse, les abbés de Fénelon et Fleury, Moreau, premier valet de chambre, travaillent chacun de son côté à changer et à modifier les inclinations de ce prince, 99; heureuse révolution qu'ils opèrent en lui ; qualités et vertus du Dauphin, 99 et suiv. ; ses campagnes en Flandre et sur le Rhin ; comment il supporte les efforts de la cabale de Meudon, roi ; son application aux choses du gouvernement, 02; jusqu'où allait sa confiance dans son confesseur et dans MM. de Beauvilliers et de Chevreuse, 103; son discernement, Iota ; ses tète-atèle avec M. de Saint-Simon, 105; ses défauts, 107 ; ce qu'il pensait de l'anéantissement de la noblesse; ses projets pour en relever l'éclat, 107 ; ce qu'il pensait sur la magistrature et sur los financiers, 110 ; sa résolution de partager le royaume en pays d'etats et de consulter quelquefois les états généraux, io ; ses vues concernant les rangs, les dignités et les charges civiles et militaires, ln ; sa maxime que les rois sont faits pour les peuples et non les peuples pour les rois, 113; sa conversation ; ses amusements, 113; son respect pour le roi ; ses égards pour Mme de Maintenon, 114 ; sa tendresse pour ses frères; son amour pour son épouse; sa piété sublime à l'article de la mort, 111*; consternation générale en France et en pays étrangers, 116; le pape fait célébrer dans sa chapelle les obsèques publiques et solennelles de ce prince, 117; le coeur du Dauphin est porté au Val-de-Grâce, à Paris, avec celui de la Dauphine, 123; cérémonie de l'eau bénite; le corps est porté à Saint-Denis avec celui de la Dauphine sur le même chariot, 123 ; singularité de ses obsèques, 128; autre singularité sur le deuil, 130; l'ouverture du corps du prince laisse de violents soupçons de poison, 139 ; mémoire du Dauphin sur l'affaire du cardinal de Noailles, imprimé à Rome par les jésuites; ce qu'on doit en penser, 187 ; il tombe dans l'oubli, 188; service des deux Dauphins et de Mme la Dauphine célébré à Saint-Denis et à Notre-Dame; détails à ce sujet, 188 et suiv.

   DAUPHINE (Mme la), auparavant la duchesse de Bourgogne, s'occupe de resserrer de plus en plus l'union avec M. le duc de Berry et de faire oublier à Mme la duchesse de Berry les torts que cette princesse a eus envers elle et M. le Dauphin, IX, 160 ; son entretien avec elle ; réconciliation, 167 ; ce qu'elle fait pour sa toilette, afin de ne pas déplaire au roi, 170; son aversion pour Pontchartrain fils, 282; ses inclinations et sa conduite la mettent en grande opposition avec les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, 298 ; elle tombe malade à Marly d'une grande fluxion, X, 78; est attaquée de la fièvre ; progrès de la maladie, 79 ; soupçons à l'occasion d'une tabatière donnée par M. de Noailles à la Dauphine, laquelle ne se retrouve plus, 80; le mal augmente, 80; la princesse refuse de se confesser au P. La Rue et choisit un autre confesseur, 81 ; elle est administrée; sa mort; portrait physique et moral de cette princesse, 83 et suiv. ; lavement pris en présence du roi et de Mme do Maintenon, 85, 86; anecdote concernant Mme la duchesse et Mme la princesse de Conti, 88; amitié de la Dauphine pour M. le duc de Berry; pour Monsieur; pour M. le duc et Mme la duchesse d'Orléans, 89; ses faiblesses, 89, 90 ; tristesse que sa mort répand sur la cour 91; exposition de son corps ; cérémonie de l'eau bénite, 120 et suiv. ; son coeur est porté au Val-de-Grâce de Paris avec celui du Dauphin, 123; le corps est porté de Versailles à Saint-Denis avec celui du Dauphin , sur le même chariot, 123 et suiv.

  FENELON (l'abbé de), son peu de fortune; son esprit insinuant, ses grâces, son savoir, son ambition ; il quitte les jésuites pour suivre les jansénistes, I, 284 ; il abandonne ceux-ci pour s'attacher aux sulpiciens ; leur devient cher ; cherche toujours à se faire des connaissances et des amis, '284 ; voit Mme Guyon; se lie avec elle ; est choisi par M. de Beauvilliers pour précepteur des enfants de France, s'applique à gagner entièrement la confiance de ce duc et de son beau-frère le duc de Chevreuse, 286; devient leur directeur de conscience; réussit presque autant auprès de Mme de Maintenon; vante à tous trois Mme Guyon; la leur fait connaître; est nommé archevêque de Cambrai, 287 ; sous la direction de Mme Guyon, il conduit un petit troupeau de personnes distinguées que s'est fait cette darne ; noms de ces personnes ; le siège de Cambrai n'était point celui qu'elles désiraient pour l'abbé de Fénelon , mais celui de Paris qui devait bientôt vaquer, 287 ; l'évêque de Meaux sacre le nouveau prélat à Saint-Cyr, 288; pour s'assurer de Mme de Maintenon , l'archevêque de Cambrai cherche à supplanter l'évêque de Chartres, 303; il persuade à cette dame de faire entrer Mme Guyon à Saint-Gyr, 309; leur doctrine de spiritualité commence à se répandre dans cette maison , 310; Mme de Maintenon éclairée par l'évêque de Chartres chasse Mme Guyon et se refroidit pour l'archevêque, 311 ; Fénelon , pour fermer la bouche à M. l'évêque de Meaux, se confesse à lui, 424; répond à l'Instruction sur les états d'oraison par son livre des Maximes des saints ; diligence qu'il met à le faire paraître, 425; pourquoi cet ouvrage déplaît à tout le monde, 425 ; l'auteur cherche un appui dans les jésuites et se décide à soumettre son livre au jugement de la cour de Rome, 427 ; se lie avec le cardinal de Bouillon, destiné à l'ambassade de Rome; leurs vues secrètes, 427 ; Fénelon part pour son diocèse et reste malade à six lieues de Versailles chez son ami Ma-lézieux, 430 ; est obligé par le roi à souffrir que son livre soit examiné par des évêques ; noms de ceux qui adhèrent aux sentiments des évêques de Meaux et de Chartres, soit par conviction, soit par des motifs personnels , 433; dégoûts qu'éprouve M. de Fénelon ; le roi lui défend d'aller à Rome pour y soutenir son livre ; sa lettre au pape produit un bon effet dans le public, 436; il reçoit ordre de se retirer dans son diocèse; en partant pour Cambrai il laisse une lettre adressée à un ami, laquelle est fort courue, mais n'est point approuvée, 437; sa réponse aux États d'oraison de M. de Meaux ne détruit point le succès qu'a obtenu ce livre, 11, 176; il fait tous les jours quelque nouvel ouvrage pour éclaircir et soutenir ses Maximes des saints; M. de Cambrai et MM. de Meaux et de Chartres se traitent avec aigreur, 263; le livre des Maximes est condamné par le pape ; ceux qui le liront et le garderont chez eux sont excommuniés, 265; M. de Cambrai, en apprenant cette nouvelle, monte en chaire, rétracte ses opinions ; publie ensuite un mandement où il condamne lui-même son livre , 265 ; assemble ses suffragants comme le font, par ordre du roi, tous les métropolitains de France, pour prononcer sur la condamnation de son livre; répond avec modération à l'évêque de Saint-Omer, sa conduite dans son diocèse jusqu'à la mort de Monseigneur le fait aimer et adorer de tous ; ses qualités; ses vertus; son Télémaque ; ce que M. de Noailles en pense; ses visites pastorales; ses occupations ; son hospitalité, IX, 289; ses soins pour parvenir aux premières places ; son union avec les jésuites; ses écrits dogmatiques, 290; il vient à bout de se concilier le curé de Saint-Sulpice, directeur de Mme de Maintenon ; il laisse vivre en paix dans son diocèse les jansénistes qu'il combat avec sa plume, 291; à la mort de Monseigneur son petit troupeau conçoit de grandes espérances pour son retour; le dévouement des ducs de Chevreuse et de Reauvilliers pour Fénelon les retient à la cour et devient le mobile de leur conduite intérieure, 292; noms de quelques autres personnes attachées au petit troupeau, 294; la ville de Cambrai devient la seule route de toutes les différentes parties de la Flandre, 298; conduite adroite et sage de Fénelon envers tous ceux qui viennent le visiter, 299; le roi ni Mme de Maintenon ne témoignent rien de ce concours, 299; ambition de M. de Cambrai ; son esprit porté à la domination ; pourquoi il craint M. de Saint-Simon , XI , 199 ; sa mort; digression intéressante sur cet homme célèbre, 436 et suiv.

  FÉNELON, frère de l'archevêque de Cambrai et exempt des gardes du corps, est cassé par cela seul qu'il est frère de l'archevèque, II, 127.

  GRAMMONT (le duc de), portraits tracés par lui du roi Philippe V, de la reine Louise de Savoie et des principaux seigneurs du conseil de Philippe V, HI, 439 ; est nommé, au grand étonnement de tout le monde, ambassadeur en Espagne, à la place de l'abbé d'Estrées, IV, 270 quelques détails sur le maréchal de Grammont son père; portrait physique du fils ; comment il acquiert la familiarité du roi; ses moeurs; sa bassesse, 270; il veut écrire l'histoire du roi ; brigue lesariag ambassades; se déshonore par n m honteux, 271; prétend faire sa cour au roi et à Mme de Maintenon par ce mariage et s'attire au contraire leur indignation , 272; son engouement pour la vieille femme qu'il a épousée; il a défense expresse de voir la princesse des Ursins qu'il doit rencontrer sur sa route, 273; sommes qui lui sont accordées, 276 ; il reçoit la permission do voir la princesse des Ursins, mais ne sait pas profiter de cette visite oit il n'apporte que de la sécheresse; arrive en Espagne, 289; y est accablé de dégoûts ; demande une audience à la reine pour diverses choses importantes, 425 ; comment il eh est écouté, demande son rappel , l'obtient, est fait chevalier de la Toison, 425; avertit le roi et les ministres que Maulevrier va être déclaré grand d'Espagne, V, 12; les prévient qu'il est do retour de Gibraltar à Madrid, 13; revient à Paris; est médiocrement reçu à la cour, 22; meurt à près de 80 ans; détails généalogiques sur sa famille, XVIII; 265.

  GRAMMONT (la duchesse de), revient de Bayonne par ordre du roi ; son désespoir d'être exclue du rang et des honneurs de son mari, VII, 222; dans l'espérance d'obtenir ce qu'elle désire, elle propose à son mari d'aller offrir au roi sa vaisselle d'argent, 222; cache sa belle vaisselle, porte sa vieille à la Monnaie et se la fait bien payer, 227.

  GRAMMONT (le comte de), meurt à 86 ans ; son mariage avec Mlle Hamilton; son genre d'esprit; son caractère; ses plaisanteries ; ses coups de langue, V, 333 ; sa poltronnerie ; sa friponnerie ; sa bassesse ; traits de hardiesse de sa part ; 334 ; son entretien avec sa femme sur la religion, 335.

  GRAMMONT ( la comtesse de), jouit auprès du roi d'une grande considération dont Mme de Maintenon est jalouse ; comment elle se conduit avec cette dame, II, 284 ; le roi la gronde d'avoir été à Port-Royal des Champs, 284 ; reçoit du roi la petite maison que Félix, premier chirurgien du roi, avait dans le parc de Versailles, IV, 123 ; naissance de cette dame, sa beauté, son esprit, °a hauteur, ses grâces ; elle est crainte de Mme de Maintenon et amuse le roi; sa reconnaissance pour Port-Royal où elle a été élevée ; Mme de Maintenon essaye inutilement de la faire éloigner à cause de cet attachement, 124; la comtesse est renvoyée à Paris pour avoir passé toute une octave dans ce couvent; est ensuite rappelée à Versailles et se raccommode avec le roi, sans aller chez Mime de Maintenon 125; la petite maison du parc do Versailles devient à la mode ; les princesses y vont; les courtisans choisis s'y rendent en dépit de Mme de Maintenon, 125; sa mort; généalogie de sa maison Hamilton d'Écosse, VI, 255 ; elle fut élevée à Port-Royal des Champs; son extérieur ; son caractère, 256; ses dernières années ; ses deux filles, 257.

 GRAMMONT (le comte do), commandant en Franche-Comté, meurt à Besançon, XV, 339.

 GRAMMONT, de Franche-Comté, mes-tre de camp, est tué à la bataille de Castiglione, V, 250.

 GRAMMONT (le comte de), second fils du duc de Guiche, est marié à la seconde fille du duc de Biron ; le régent donne 8000 livres de pension à la nouvelle épouse, XVII, 451.

  GUICHE (le duc de), beau-frère du vice-amiral d'Estrées; obtient une confiscation de 20 000 livres de rentes sur les biens des Hollandais en Poitou, IV, 6 t ; par le crédit de sa femme et celui de Mme de Maintenon, il obtient du roi charge de colonel du régiment des gardes qui est ôtée au maréchal de Boufflers, IV, 369 ; à la tête du régiment des gardes il se défend durant quatre heures à la bataille de Ramillies, V, 174 ; obtient la survivance des gouvernements de la basse Normandie, Béarn , Bigorre, Rayonne et Saint-Jean Pied-de-Port, X , 164; est nommé président du conseil do guerre; son ignorance; son caractère souple, XIII, 150; comment il est admis au conseil de régence , sans l'avoir demandé; détails plaisants à ce sujet, XVII, 342 et suiv.

  GUICHE (la duchesse de), travaille auprès de Mine de Maintenon et réussit à faire obtenir à son mari la charge de colonel du régiment des gardes qui est ôtée au maréchal de Boufflers ; esprit et caractère de cette dame ; par quoi elle plaît à Mme de Maintenon ; sa dévotion s'accommode avec la plus haute ambition, IV, 368 et suiv.

GUYON ( Mme ), voit l'abbé de Fénelon et se lie avec lui, I, 285; elle est produite par l'abbé chez les ducs de Beauvilliers et de Chevreuse et enfin chez Mine de Maintenon à laquelle elle plaît extrêmement, 286 ; se forme un petit troupeau de brebis distinguées qu'elle dirige avec beaucoup de mystère ; noms des personnes qui le composent; leur douleur profonde en apprenant la nomination de l'abbé de Fénelon à l'archevêché de Cambrai, 287 ; Mme Guyon entre à Saint-Cyr par le crédit de Fénelon ; s'y fait des disciples, 309; comment et pourquoi elle est chassée tout à coup ; se cache dans Paris où elle cherche à dogmatiser, 31 t ; est découverte et conduite à Vincennes, 312 ; est mise auparavant dans les mains de l'évêque de Meaux pour qu'il s'instruise à fond de sa doctrine, 423 ; il ne peut la persuader de changer de sentiment ; lasse enfin d'être prisonnière, elle signe une rétractation et se procure ainsi la liberté ; reprend ses assemblées secrètes; est enfermée, 424; de Vincennes est transférée à la Bastille, 11, 129; est interrogée et se dérend avec beaucoup d'esprit et de réserve, 130; est remise en liberté par le crédit du cardinal de Noailles et obtient. la permission de se retirer en Touraine, IV, 110 ; meurt à Blois fort retirée, XV, 70.

   HARLAY, archevêque de Paris ; pourquoi il déplait à Mme de Maintenon, 1, 289 ; son savoir, son éloquence, sa conduite habile comme évêque; sa capacité dans les affaires ; ses moeurs galantes ; ses manières de courtisan ; dégoûts qu'il éprouve de la part du clergé; son intimité avec la duchesse de Lesdiguières ; son délicieux jardin de Contiens, sa mort, 290.

   HARLAY, premier président, sa gravité cynique; sa fausse modestie; sa fausse probité; son savoir; son autorité sur sa compagnie, I, 143; son portrait moral et physique ; par quel endroit il tient au roi et à Mme de Maintenon, 143 I, 222; comment il trompe le prince de Bade, tandis que le maréchal de Choiseul passe le Rhin, II, 10; comment il fait avorter un autre projet du maréchal, 16; vient à la cour remontrer le danger de laisser accommoder le Spirebach aux ennemis et de ne pas mieux garnir Landau, IV, 2 ; est fait maréchal de France, 79 ; sa naissance; ses ancêtres ; ses alliances, 90; son père tué devant Gravelines, 91; caractère de sa mère ; considération dont elle jouit ; le vieux Beringhen entretient et aime le marquis d'Huxelles; Louvois l'avance dans les grades ; il est commandant d'Alsace et sert toutes les campagnes sur le Rhin, 91 ; son portrait; son caractère ; ses moeurs grecques, 92; il brûle d'envie d'être duc; fait sa cour aux princes légitimés ; trouve accès auprès de Mine de Maintenon , 94; fait sa cour à Mlle Choin, puis l'a-baudonne après la mort de Monseigneur, 94 ; il aspire à l'ambassade de Rome ; jaloux de la préférence donnée à M. de Saint-Simon, il travaille à lui nuire auprès du roi et de Monseigneur, V, t t2; il demande et obtient la permission de rester à Paris en conservant le commandement de l'Alsace ; état qu'il y tient ; comment il fait sa courà Mlle Choin et autres grands personnages, VIII, 101 ; il tombe dans une humeur noire ; quelle en est la cause, 102 ; il est nommé avec l'abbé de Polignac pour aller à Gertruy-deniherg, 105; reçoit défense de mettre les armes à rien pendant le temps de sa négociation ; pourquoi, 106 ; son désespoir à la mort de Monseigneur; il cherche à se lier avec M. du Maine, IX, 278 ; part pour aller négocier la paix à Utrecht, X, 15; revient, saluer le roi après la paix ; son humeur et sa hauteur envers son collègue Polignac, 26; il obtient du roi le gouvernement d'Alsace et celui de Brisach, XI, 17 ; il indigne la cour et la ville en venant remercier le roi, de ce qu'il vient de faire pour ses bâtards M. du Maine et M. le comte de Toulouse; il veut entrer au conseil et être fait, duc, 153; obtient le gouvernement de Strasbourg, XII, 436; est déclaré chef du conseil des affaires étrangères, XIII, 149; son dépit contre Louville ; à quel sujet ; comment il le reçoit, XIV, 58 et suiv.; il refuse de signer le traité de paix conclu entre la France et l'Angleterre, 186; sur la menace que lui fait faire le régent, il le signe, 186; il raffermit ce prince contre les manèges de la cabale vendue à la cour de Rome, XV, 334 ; refuse de signer la convention entre la France, l'empereur et l'Angleterre, XVI, 160; reçoit ordre du régent de la signer ou de se démettre; la signe, 173.

  JACQUES II, roi d'Angleterre, tombe en paralysie d'une partie du corps ; est envoyé à Bourbon, III, 84; sa mort, 330; son corps est conduit aux Bénédictins anglais, à Paris, et son coeur aux Filles de Sainte-Marie de Chaillot, 330, 331.

JACQUES III, part de Saint-Germain pour son expédition d'Écosse, VI, 193; il s'embarque à Dunkerque, quoique malade et fort faible, 194; essuie une tempête, 195 ; comment il est surpris, poursuivi et chassé par la flotte anglaise et forcé de revenir à Dun kerque, 196 et suiv.; il y déclare Gacé maréchal de France; prend le nom de chevalier de Saint-Georges ; arrive à Saint-Germain ; va à Marly; son entrevue avec le roi, 193 et suiv.; va faire la campagne de Flandres incognito sous son nouveau nom, 286; acquiert l'estime et l'affection des troupes et des généraux, 286 ; rejoint l'armée quoique travaillé par la fièvre, VII, 364 ; il soutient aussi longtemps qu'il peut l'aile gauche de l'armée française à la bataille de Malplaquet, 378 ; il voyage en France. IX, 313 ; revient à Saint-Germain, X, 16 ; y tombe malade de la petite vérole, refuse de se confesser à son confesseur jésuite, appelle le curé de la paroisse, 180 ; après la paix d'Utrecht, il se retire à Bar, dont M. de Lorraine fait meubler le château et le vient voir, 424; il part de Bar déguisé pour s'aller embarquer en Bretagne, XIII , 290 et suiv. ; arrive à Nonancourt où il est averti qu'on est à sa recherche pour l'arrêter ; comment il est sauvé par la maîtresse de poste, 293 ; il s'embarque en Bretagne pour l'Écosse, 295 ; repasse la mer avec le duc de Marr, 395; obtient avec peine une entrevue secrète avec l'ambassadeur d'Espagne à Paris ; lui fait une peinture vive et touchante de sa situation ; se plaint de Bolingbroke et de Berwick, 397; demande 100 000 écus au roi d'Espagne, 398 ; se rend à Commercy d'où il est forcé de se retirer; va tt Avignon, 443; se retire en Italie, XIV, 352; voit incognito le roi de Sicile en passant à Turin, 405 ; comment il est traité à Rome par le pape; il presse le souverain pontife sur la promotion d'Albéroni, XVI, 139; communique au cardinal Acquaviva le projet d'un officier anglais tendant à son rétablissement, XVI, 155; se marie à la fille du prince Jacques Sobieski, fils aîné du fameux Jean Sobieski, roi de Pologne, XVII, 49 ; il quitte Rome et se rend à Madrid, 149; essuie une tempête qui endommage et disperse toute la flotte d'Espagne ; repasse en Italie et va à Rome achever son mariage avec la tille du prince Sobieski, 278; il lui naît un fils qui est baptisé par l'évêque de Mon-tefiascone et nommé Charles; félicita‑

  LA CHAISE ( le P.) , confesseur du roi ; sa conduite dans l'affaire de l'abbé régulier de la Trappe, 204 et suiv. ; sa dispute avec le roi à ce sujet, 206 ; instruit des calomnies répandues contre Mgr le duc de Bourgogne, il montre au roi la lettre que le P. Martineau, confesseur de ce prince, lui a écrite de l'armée de Flandre et la fait voir à plusieurs personnes, VI, 403; sa mort; son origine; combien de temps il fut confesseur du roi ; ses maladies de politique à la fête de Pàques ; son esprit; son caractère juste, sage et modéré, VII, 45 ; sa reconnaissance pour les Villeroy ; son désintéressement ; ses bons choix pour l'épiscopat et les grandes places ; il favorisa toujours l'archevêque de Cambrai et fut toujours ami du cardinal de Bouillon; eut toujours sur sa table le Nouveau Testament du P. Quesnel, 46; son indépendance de Mme de Maintenon ; il voulut plusieurs fois et inutilement se retirer, 47; sa lettre au roi avant de mourir; éloge que fait le roi du P. La Chaise; services que rendit ce confesseur, 48; anecdote à son sujet racontée par Maréchal chirurgien du roi, 49.

  LA COMBE (le P.), est mis à la Bastille à cause de l'affaire de M. de Cambrai, II, 121.

   LA REYNIE , conseiller d'État, fait de la charge de lieutenant de police une sorte de ministère ; sa grande vertu ; sa grande capacité; il s'acquiert l'estime universelle ; obtient la permission de se retirer à l'âge de 80 ans, I, 410; son éloge, 11, 300; perd sa cause au conseil des dépêches , contre l'archevêque de Reims, au sujet du décanat du conseil , 1V, 222, 223; en sa qualité de président en chef de la chambre des faussaires, il fait subir divers interrogatoires à de Bar sur le cartulaire do Brioude, V, 325 ; son inflexibilité dans cette affaire alarme les Bouillon, 325; sa mort; sun intégrité; son désintéressement; son extraction; vie singulière de sun fils, VII, 209.

  LOUVILLE, gentilhomme de la manche du duc d'Anjou, est choisi par le duc de Saint-Simon pour demander au duc de Beauvilliers une entrevue secrète relativement à une proposition de mariage; caractère de ce gentilhomme, 1, 119 ; il procure à Saint-Simon une nouvelle entrevue, 122 ; puis une autre avec Mine de Beauvilliers, 123; est nommé pour accompagner le duc d'Anjou en Espagne et pour y demeurer en qualité d'écuyer du roi, III, 43 ; devient le dépositaire do ses secrets; ses qualités; est le correspondant intime et unique de MM. de Beauvilliers et do Torcy; gouverne bientôt le roi et l'Espagne, 127; obtient du roi, à la prière du duc de Monteleone, une permission tacite de faire enlever sa fille pour la marier en France au marquis de Westerloo, 130; instruit de l'arrêt épouvantable rendu par le conseil de Castille contre le duc, il va trouver le roi et en obtient un ordre pour en empêcher l'exécution, 131 ; reçoit le titre de chef de la maison française du roi, 221; va sur les frontières du Roussillon faire les compliments du roi à la nouvelle reine, 221; vient à Fontainebleau prier le roi de trouver bon que le: roi d'Espagne passe à Naples et se mette à la tête de l'armée des deux couronnes en Italie, 333; les rapports qu'il fait au roi et à Mme de Maintenon lui aliènent Mme la duchesse de Bourgogne, 347; ses réponses aux objections faites contre le voyage du roi d'Espagne en Italie, 354; il est dépêché en Espagne pour informer le roi que son grand-père consent à ce voyage, 357; obtient du roi la grandesse pour le comte d'Estrées, 1101 ; et l'ordre de la Toison d'or pour le frère du duc d'Harcourt, 402; est envoyé à Rome pour presser le pape d'envoyer à Naples un légat à latere ; réussit dans sa mission malgré le cardinal Grimani, 404; averti par M. de Vaudemont que M. de Savoie doit avoir un fauteuil devant le roi, il représente à ce prince que MM. de Savoie ne l'ont jamais eu devant les princes de la maison de France, ni prétendu l'avoir, 408 ; le fauteuil est retiré, 409; comment, à son retour en Italie, il se voit écarté du roi, IV 176; il perd son logement dans le palais, 177; reçoit ordre de revenir ; obtient du roi le gouvernement de Courtrai et une grosse pension; rapporte t00 000 livres avec lesquelles il se bâtit une retraite agréable, 179; se marie avec une fille de Nointel, conseiller d'État; belles qualités de son épouse, VI, 265 ; il est choisi par le régent pour aller faire connaître au roi d'Espagne la résolution du roi d'Angleterre de lui rendre Gibraltar, XIV, 56 ; est envoyé au duc de Noailles pour recevoir ses instructions et la lettre du régent au roi d'Espagne; il les rédige lui-même, le duc de Nouilles ne sachant comment s'y prendre, 57 et suiv.; est envoyé au maréchal d'Huxelles pour lui donner les instructions à signer; comment il en est reçu, 58 ; il arrive à Madrid, reçoit un ordre d'en partir sur l'heure; reçoit la visite d'Albéroni qui lui renouvelle cet ordre, 68 ; ne peut voir le roi, 69, retourne en France, 70.

  MORTEMART (la duchesse douairière de), marie son fils, le comte de Maure, qui prend le nom de comte de Rochechouart à la fille unique de son frère Blainville; la folie était comme hérédi taire dans la famille de cette demoiselle, V, ttta.

  MORTEMART ( la duchesse de ) , sa colère aux premières ouvertures que lui font le duc et la duchesse de Beau villiers de marier sa fille au fila du ministre Chamillart, VI, 163; sou caractère; son attachement pour revêque de Cambrai, 165; elle consent comme malgré elle au mariage proposé, 167.

  MORTEMART, Rochechouart (le duc de), fils du duc de Beauvilliers, grand d'Espagne, XVIII, 396.

  MORTEMART , prend possession de Camionne pour le roi d'Espagne, XI, 229.

  NOAILLES (le comte de), frère du duc de Noailles, meurt de la petite vérole à Perpignan, IX, 2.

  NOAILLES (le comte de) , second fils du duc de Noailles, est tué d'un coup de mousquet sur le bord du Rhin , IV, 51.

  NOAILLES, évêque de Châlons, est nommé archevêque de Paris ; son innocence; son assiduité dans son diocèse, ses bonnes oeuvres, I, 293; il est nommé par le crédit de Mme de Maintenon ; refuse d'accepter; y est forcé par des ordres réitérés, 293; consulté par le roi sur le renvoi de M. de Beauvilliers que Sa Majesté voudrait remplacer par M. de Noailles son frère, il se récrie contre ce dessein et y fait renoncer le roi, II, 125; demande pour l'abbé Fleury l'évêché de Fréjus ; paroles prophétiques du roi en le lui accordant avec regret, 227; est nommé cardinal, 412; devient président de l'assemblée du clergé par la démission de l'archevêque de Reims ; la gouverne sans peine et y acquiert beaucoup de réputation, 423; il étonne par ses discours improvisés, par son érudition et par l'ordre et la netteté de ses idées ; sa simplicité, 423 ; à quelle occasion le roi prend contre lui de forts soupçons de jansénisme, V, 125 et suiv,; le cardinal pour les dissiper dénonce du Charme, et le fait exiler, 127 et suiv.; par ordre du roi il fait. signer aux ecclésiastiques de son diocèse la constitution contre les jansénistes ; il la fait signer aussi aux tilles de l'abbaye de Gif; la propose aux filles de l'abbaye de Port-Royal des Champs, VII, 419 ; sur leurs refus réitérés et constants, il leur ôte les sacrements, 420; la destruction entière de cette abbaye l'accable de douleurs sans le mettre mieux avec le molinistes, 423; à la mort de l'archevêque de Reims, il devient proviseur de Sorbonne, VIII, 118; il est vivement attaqué dans un mandement de deux évêques, IX, 92 (voy. l'art. Unigenitus); il est nommé par le régent chef du conseil de conscience ou des affaires ecclésiastiques, XIII, 142; changement qui se fait dans l'opinion contre la constitution, 143 et suiv.; le cardinal interdit tous les jésuites de son diocèse, à l'exception d'un très-petit nombre; pourquoi, XIV, 30; il se démet de sa place de chef du conseil de conscience et fait son appel sur la constitution ; éclat que produit cet appel , XVII, 46; il publie un mandement à ce sujet, 47; approuve hautement le refus que fait le curé de Saint-Sulpice de donner les sacrements à Mme la duchesse de Berry, dangereusement malade, si Rion et Mme de Mouchy ne sont renvoyé du Luxembourg, 178; il sort de chez la princesse en réitérant ses ordres au curé, 181 ; ses dissentiments avec le cardinal de Mailly, 327, 328; refuse à l'abbé Dubois un démissoire pour son ordination, 423.

  NOAILLES, évêque-comte do Châlons, frère du cardinal do Noailles, meurt presque subitement ; sa piété , sa fermeté contre la bulle Unigenitus, XVIII, 51.

  NOAILLES( la maréchale de), marie sa fille au fils du maréchal de Châteaure-naud et obtient pour son gendre sa lieu-tenance générale de Bretagne , X, 305, 306.

  ROSE (Mlle), célèbre béate à extases, à visions, est chassée du diocèse de Paris, III, 77; son portrait physique et moral ; ses conversions, ses guérisons: elle a pour elle des gens très-savants et très-pieux ; MM. du Channel et Duguet s'éprennent d'elle, 77; la conduisent à la Trappe, 78; M. do la Trappe pendant six semaines durant se défend de la voir; le cardinal de Noailles la fait examiner; elle s'en va à Annecy avec le jeune Gondi qu'elle avait converti ; prétexte de son voyage à la Trappe, 80.

   SAINT-AIGNAN (M. de), frère de M. do Beauvilliers, est blessé au combat d'Audenarde, VI, 318; est reçu duc au parlement IX, 69 ; joint la princesse de Parme à Pau et l'accompagne jusqu'à Madrid, XI, 255; est nommé ambassadeur en Espagne, XII, I I ; reçoit ordre de s'expliquer avec Albéroni sur les sujets d'inquiétude de la France à l'égard d'une ligue entre l'Espagne et les États généraux, XIII, 300; est rappelé d'Espagne et nommé du conseil de régence, XVII, 59; sa situation pénible à Madrid; il demande son audience de congé, 101 ; déclare à Albéroni que si on ne veut pas la lui accorder, il saura bien s'en passer; comment il quitte Madrid et arrive à Saint-Jean Pied-de-Port, 102; vient à Bayonne, 103; arrive à Paris, entre au conseil de régence, 132.

  SAINT-A1GNAN ( l'abbé de ), frère du duc de Beauvilliers, est nommé évêque de Beauvais ; malgré son frère, X, 369; le pape lui refuse ses bulles ; pourquoi, 370; au bout de 6 mois il les délivre; caractère du jeune évêque ; ses désordres éclatants et persévérants le font dans la suite enfermer dans un monastère pour le reste de ses jours , 371 ; XV , 342.

fin

 

 



[1] Mémoires de Saint-Simon, Nouvelle Edition collationnée sur le manuscrit autographe, augmentée des additions de Saint-Simon au Journal de Dangeau et de notes et appendices, par A. de Boislisle, et suivie d’un Lexique des mots et locutions remarquables, Paris Hachette, [nos extraits :] tome second, 1879, & tome quatrième, 1884. – édité de 1879 à 1930 par A. de Boislisle (1835-1908).

- http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k52571

 http://www.la-pleiade.fr/Catalogue/GALLIMARD/Bibliotheque-de-la-Pleiade/Memoires-suivi-de-Additions-au-Journal-de-Dangeau.

- http://www.saint-simon.net/bibliographie/ conseille :

« - Mémoires, nouvelle édition collationnée sur le manuscrit autographe, augmentée des Additions au Journal de Dangeau et de notes et appendices par Arthur de Boislisle, Paris, Hachette, collection « Les Grands Écrivains de la France » 1879-1928, 41 vol. et 2 vol. de Tables. À consulter pour l’appareil critique (surtout historique) d’une richesse exceptionnelle.

« - Mémoires, Additions au Journal de Dangeau, édition établie par Yves Coirault, Gallimard, « La Pléiade », 1983-1988, 8 vol. L’édition de référence. »

 

[2] Mémoires complets et authentiques de Louis de Saint-Simon duc et pair de France, sur le siècle de Louis XIV et la Régence d’après le manuscrit original entièrement écrit de la main de l’Auteur. Texte collationné et annoté par Adolphe Chéruel.  – édité à partir de 1858 par Adolphe Chéruel (1809-1891). – réédité Paris, Jean de Bonnot, 1966.  - https://fr.wikisource.org/wiki/M%C3%A9moires_(Saint-Simon)/Tome_1

Cette édition, certes inférieure à celle de Boislisle, est celle dont on retrouve facilement le texte - et à prix imbattable - sur Amazon-Kindle. Celle de Boislisle semble par contre « protégée »  par l’édition Pléiade et difficilement accessible même sur Gallica ! (en 2016 pas de table résumant les 42 volumes de l’éd. Boislisle).

[3] Boislisle, note 2/ de la p. 2 : Ce sont presque les termes dont Saint-Simon s'est servi au début des Mémoires, tome I, p. 24. On a pu voir, par notre note 1 de la page 25, qu'il avait encore un oncle et une tante du côté maternel; mais il était toujours en procès avec cet oncle, le marquis de Châteauneuf. Du côté de son père, il avait aussi une tante, veuve du marquis, de Saint-Simon qui était mort en 1690.

La comparaison en plein texte de Saint-Simon montre le parfait accord entre l’édition Cherel et l’édition Boislisle dont nous reportons ici la note

[4] Boislisle, n. 3/ :  Les ducs de Bourgogne, d'Anjou et de Berry. M. de Beauvillier n'avait été nommé gouverneur du troisième que le 24 août 1693.

[5] Boislisle, n.6/ : Voyez tome X, p. 343. — Les ministres d'État étaient les membres du conseil d'État proprement dit, appelé aussi conseil secret, du cabinet ou d'en haut, dans lequel le Roi traitait les affaires do politique générale quatre fois par semaine. En 4698, ce conseil se composait de : M. de Beauvillier, nommé le 24 juillet 1691 ; M. le Peletier, ancien contrôleur général ; M. de Pontchartrain, contrôleur général et secrétaire d'État de la marine et de la maison du Roi; M. de Pomponne, rappelé depuis 1691, et M. de Croissy, secrétaire d'État des affaires étrangéres. Les ministres d'État avaient un traitement de vingt mille livres ; nommés par un simple avis du Roi, ils gardaient le titre alors même qu’on ne les appelait plus au conseil.

[6] Boislisle, n.1/ de la p. 3 : Ce conseil avait été constitué en 1661, après la chute de Foucquet, pour aider le Roi à faire les fonctions de surintendant et à régler par lui-même toutes les affaires de finances; voyez les Mémoires, tome VIII, p. 139, et tome X, p. 280. Y assistaient : le Roi, le chancelier, le chef du conseil (le maréchal de Villeroy, ancien gouverneur de Louis XIV, avait occupé cette place de 1664 à 1685), deux conseillers d'État et le contrôleur général. Les appointements du chef du conseil étaient de près de cinquante mille livres.

[7] Boislisle, n. 3/ : Henriette-Louise Colbert, seconde fille du grand ministre, avait épousé le duc de Beauvillier le 4 janvier 1671, et avait été nommée dame du palais le 26 avril 1680. Elle mourut le 49 septembre 1733, âgée de soixante-seize ans et neuf mois.

[8] Boislisle, n.4/ : Il faut encore signaler ici une de ces inexactitudes d'autant plus étonnantes qu'elles portent sur des choses familières à Saint Simon : M. et Mme do Beauvillier avaient quatre fils, dont le dernier venait de naître le 9 août 1692. Ces fils moururent tous jeunes. Saint-Simon ne pense qu'aux deux derniers survivant, dont il racontera la mort en 1708 (tome IV, p. 328),

[9] Boislisle, n. 5/ : Charles-Auguste d'Allonville, marquis da Louville, né en 1664, avait été placé, Ie 25 août 1690, auprès du duc d'Anjou, qu'Il accompagna plus tard en Espagne, où il devint premier gentilhomme de sa chambre, chef de sa maison française, etc. Forcé de revenir en France, il remplit les mêmes fonctions de premier gentilhomme auprès des ducs de Bourgogne et de Berry, et mourut le 20 août 1731. Il était fils de Jacques d'Allonville, seigneur de Louville, marié le 17 juillet 1663 à Marie-Charlotte, fille de Philippe Vaultier, seigneur de Moyencourt et de Guérard, maître d'hôtel du Roi, qui était, en 1689, auprès de Claude de Saint-Simon, à Blaye (Revue nobiliaire, 1871, p. 500).

[10] Boislisle, n. 2/ de la page 4 : Jean-Baptiste Colbert, marquis de Seignelay, fils aîné du grand Colbert, baptisé à l'église Saint-Eustache le 1er novembre 1651; associé, dès le mois de février 1669, à son père, comme survivancier de la charge de secrétaire d'État de la marine, de la maison du Roi et du commerce maritime ; devenu seul titulaire de ce département le 6 septembre 1683 et fait ministre d'État en octobre 1689; commandeur et grand trésorier des ordres en 1675; mort à Versailles, le 3 novembre 1690.

[11] Boislisle, n. 3/ : Ces gentilshommes, attachés aux fils et petits-fils du Roi depuis de sept ans jusqu'à leur majorité, devaient « les suivre partout », veiller sur leurs pas, demeurer assidus auprès de leur personne, ne les point perdre de vue, etc. » (État de la France.)

[12] Boislisle, n. 4/ :  Philippe de France, duc d'Anjou, second fils du Dauphin et de Marie-Anne-Christine-Victoire de Bavière, né le 19 décembre 1683. Il lein appelé en 1700 au trône d'Espagne, sous le nom de Philippe V, l’occupa pendant quarante-six ans, et mourut le 9 juillet 1746.

 

[13] Boislisle, n. 1/ de la p. 6 : Marie-Antoinette de Beauvillier, née le 29 janvier 1679, se fit religieuse à Montargis en octobre 1696, et y mourut dans les fonctions de prieure perpétuelle. Marie-Geneviève, née le 16 mars 1680, fut religieuse au même monastère, ainsi que Marie-Louise, née le 9 août 1681, morte le 9 avril 1717. — Les cinq autres filles, nées en 1683, 1688, 1686, 1687 et 1688, entrèrent toutes dans la même maison, et une seule en sortit, en 1703, pour épouser son cousin le duc de Mortemart. Voyez tome VIII, p. 298, et les Mémoires du duc de Luynes, tome VII, p. 86 et 87, où l'on trouvera des détails sur le couvent de Montargis.

[14] Boislisle, n. 2/ : Ce monastère avait été rétabli aux frais de M. et Mme de Beauvillier, qui s'y firent enterrer l'un et l'autre.

[15] Boislisle, n. 3/ : En dehors de son patrimoine et de la fortune de sa femme, née Colbert, M. de Beauvillier cumulait un certain nombre de très-gros traitements, qui formaient, sinon un « bien », du moins un revenu considérable : quarante-huit mille livres et plus, comme chef du conseil des finances ; vingt mille livres, comme ministre d'État ; trente-six mille livres, comme gouverneur du Havre ; quarante-huit mille livres, pour sa table de gouverneur du duc de Bourgogne, sans compter les appointements ou profits de gouverneur et premier gentilhomme dos doux autres princes, de premier gentilhomme de la chambre du Roi (quatorze mille livres d'appointements réglés), de gouverneur de Loches et de Beaulieu, etc. Colbert n'avait donné que cent mille livres de dot à sa fille; mais le Roi y avait joint l'énorme taxe du financier Monnerot et une pension de trente mille livres, qui fut augmentée de six mille livres en mars 1679.

 

[16] Boislisle, n. 1/ de la p. 7 :  Marie-Anne Colbert, soeur cadette des duchesses de Beauvillier et de Chevreuse, née le 17 octobre 1668, épousa, le 14 février 1679, Louis de Rochechouart, duc de Mortemart, fils du maréchal de Vivonne et général des galères en survivance. Elle n'avait que treize ans, et son mari quatorze. Devenue veuve le 3 avril 1688, elle mourut à Saint-Denis, le 14 janvier 1750. Selon Mme de Caylus, son mariage avait coûté quatorze cent mille livres au Roi.

[17] Boislisle, n. 2 : C'est-à-dire dans les mêmes conditions que si l'aînée eût dû se marier.

 

[18] Boislisle, n. 2 de la p. 8 : C'est-à-dire de ses gages, appointements et pensions. Les payements du Trésor royal étaient déjà fort en retard à cette époque ; mais le chef du conseil des finances devait en souffrir moins que tout autre.

[19] Boislisle, n. 3 : Le Roi donnait d'ordinaire deux cent mille livres, à moins que les embarras financiers du moment ne le forçassent de réduire Ses libéralités, Mlle de Beauvillier eut cette somme quand elle épousa le duc du Mortemart, en 1703.

 

[20] Boislisle, n. 1/ de la p. 10 : Le comte de Toulouse, fils naturel et légitimé du Roi n'avait pas encore seize ans, On parla cependant, dès l'année 1695, de lui faire épouser la jeune Mademoiselle (Gazette d'Amsterdam, 1695, Extraordinaire XCIII); mais il ne se maria que sur la fin de sa vie, en 1723.

 

[21] Boislisle, n. 4/ de la p. 11 : François de Salignac de la Mothe-Fénelon, né le 6 août 1651, avait été supérieur des Nouvelles-Catholiques de Paris et était, depuis le mois de septembre 1689, précepteur des trois petite-fils du Roi. Celui-ci lui donna, en décembre 1694, l'abbaye de Saint-Valery et le nomma, le 4 février 1695, à l'archevêché de Cambray, où il mourut le 7 janvier 1715. Il était membre de l'Académie française depuis le 7 mars 1693. C'est à la prière du duc de Beauvillier que Fénelon avait imprimé son traité de l’Education des filles (1687): peu après, le duc l'avait fait nommer précepteur des enfants de France.

 

[22] Boislisle n. 1/ de la p.12 : Marie-Antoinette Servien, fille du surintendant, mariée, le 1er octobre 1658, à Maximilien-Pierre-François de Béthune, duc de Sully. Elle mourut à Paris, le 45 janvier 1702, âgée de cinquante-neuf ans.

Nous arrêtons ici le report de notre choix des notes de l’édition Boislisle. Elles ont démontré leur utilité. Aussi on en trouvera infra un choix de quelques-unes  relatives aux extraits directement liés à Mme Guyon.

 

 

[23] Nous plaçons ici une longue, mais importante « Addition de Saint-Simon au Journal de Dangeau », pp. 413 sq. de l’édition Boislisle, intitulée :

127. Mme Guyon et les commencements de son école. (Page 340.)

« 10 janvier 1694. — Mme Guyon a trop fait de bruit, et par elle, et par elle et par ses trop illustres amis, et par le petit troupeau qu'elle s'est formé à part, qui dure encore, et qui, depuis la mort du Roi, a repris vigueur, pour qu’il soit nécessaire de s’y étendre. Il suffira d'en dire un mot d’éclaircissement, qui ne se trouve ni dans sa vie ni dans celle de ses amis et ennemis, ni dans les ouvrages écrits pour et contre elle, où tout le reste se rencontre amplement.

Elle ne fit que suivre les errements d'un prêtre nommé Bertaut, qui, bien des années avant elle, faisoit des discours à l'abbaye de Montmartre, où se rassembloient des disciples, parmi lesquels on admiroit l'assiduité avec laquelle M. de Noailles, depuis maréchal de France, et la duchesse de Cbarost, mère du gouverneur de Louis XIV, s'y rendoient, et presque toujours ensemble tête à tête, sans que toutefois on en ait mal parlé. MM. de Chevreuse et de Beauvillier fréquentoient aussi cette école. Mme Guyon fit connoissance avec ces deux derniers par l'abbé de Fénelon, depuis précepteur des enfants de France, du choix de M. de Beauvillier, qui, ayant frappé à différentes portes jansénistes et molinistes sans aucun succès, fut plus heureux à celle-ci et au séminaire de Saint-Sulpice. Ces deux ducs et leurs femmes, de la vertu et de la piété la plus épurée, et depuis longtemps initiés dans les rudiments de cette école par celle de Montmartre, goûtèrent Mme Guyon au point de se mettre sous sa conduite, à la suite de l'abbé de Fénelon. Leur faveur alors étoit à son plus haut période. Mme de Maintenon dînoit une fois ou deux la semaine en sixième avec eux, la clochette sur la table, pour se passer de valets : ils en profitèrent pour en faire une prosélyte, et ils y réussirent si bien qu'elle-même vouloit initier Saint-Cyr dans cette nouvelle doctrine. L'abbé de Fénelon, au comble de ses voeux, s'en promit plus que de la spiritualité, se lia intimement avec le cardinal de Bouillon, l'unit aux deux ducs, qui persuadèrent à Mme de Maintenon que personne n'étoit plus propre que lui à faire les affaires du Roi à Rome. La cause de Mme Guyon y avoit besoin d'autorité contre les atteintes qu'elle y mit reçues par la condamnation do Molinos, du cardinal Petrucci et des ouvrages de Marie d'Agreda, que les querelles de la constitution Unigenitus ont fait passer près de quarante ans depuis; et le cardinal de Bouillon, qui vouloit figurer et faire son neveu cardinal, avait besoin d'un tel véhicule pour être remis en selle après toutes ses disgrâces ; mais, en habile homme, il voulut du réel, en attendant les espérances, et ceux [414] dont il tint sa mission étoient trop intéressés à le satisfaire et à se te dévouer entièrement, pour ne le pas servir incontinent, et c'est ce qui lui valut la coadjutorerie de l'abbaye de Cluny pour son neveu, qu'il obtint en partant, et qu'il conclut en chemin de Rome, en s'arrêtant quelques jours à Cluny. Mme Guyon, appuyée de la sorte, dogmatisa à Saint-Cyr, et cela étoit d'autant plus dans les vues de l'abbé de Fénelon, qu'il comptoit par là enlever à l'évêque de Chartres toute la confiance de Mme de Maintenon, légère et changeante, qu'il venoit de partager par ce moyen. Monsieur de Chartres, diocésain de Saint-Cyr, et de plus supérieur particulier de cette maison, y faisoit souvent sa demeure, et, par la confiance entière de Mme de Maintenon en lui, avoit commencé à couper l'herbe sous les pieds aux jésuites, et avoit plus de part qu'eux à la nomination des bénéfices. Cette raison les lia avec l'abbé de Fénelon et lui dévoua le P. de la Chaise, tellement qu'il ne douta plus de jeter tant de poudre aux yeux de Mme de Maintenon et tant de dégoût sur Monsieur de Chartres, qu'il ne demeurât le maître de l'esprit de celle qui étoit devenue le grand ressort de toutes les fortunes. Les deux ducs et leurs femmes, à divers degrés infatués de Mme Guyon, l'étoient au même excès de l'abbé de Fénelon, qui étoit leur prophète, dans qui ils ne voyoiont rien que de divin, et qui se servoit et d'eux et de soi-même pour des choses très-terrestres, qu'il n'avoit pas de peine à leur diviniser. Parmi toutes ces menées saintes et profanes, Monsieur de Chartres s'aperçut de quelque chose de suspect dans la doctrine de Mme Guyon, que tout son esprit, son art et ses souplesses ne purent lui dérober, ni lui déguiser, encore moins lui faire goûter. De l'un à l'autre, il en découvrit plus, et, quand il fut bien sûr de son fait, il démontra que cette nouvelle sainte avoit déjà gâté une portion de Saint-Cyr et perdroit bientôt tout le reste, si on la laissoit faire. L'abbé de Fénelon, qui s'aperçut de quelques nuages dans l'esprit de Mme de Maintenon, y vit bientôt plus clair par l'aveu qu'elle lui fit de ses doutes sur Mme Guyon, qui, d'elle-même, se tentant trop tôt découverte avant une séduction mieux préparée, desira elle-même de ne pas rester un moment à Saint-Cyr. Ce fut le commencement de la division de Monsieur de Chartres d'avec l'abbé de Fénelon, dont ses amis demeurèrent inséparables, et à leur commune maîtresse, qui se retira à Paris, dogmatisant en cachette et venant on faire autant en grand secret à Versailles, pendant les Marlys, en faveur des gens attachés aux enfants de France qui ne pouvoient aller la chercher. M. de Beauvillier fut averti plus d'une fois que ces conventicules obscurs, qui se tenaient pour la plupart citez lui, étoient sus et déplaisoient ; mais sa droiture, qui ne cherchait que le bien pour le bien, et qui croyait le trouver là, ne s'en mit pas en peine. La duchesse de Béthune, celle-là même qui allait à Montmartre avec M. de Noailles, y tenait la seconde place. Pour ce maréchal, il sentait trop d'où venait [415] le vent, et d'ailleurs il avoit pris d'autres routes qui l'avoient affranchi de ce qui ne lui étoit pas utile. La duchesse de Mortemart, belle-soeur des deux ducs, qui, d'une vie très-répandue à la cour, s'étoit tout à coup jetée, à Paris, dans la dévotion la plus solitaire, devançoit ses soeurs et ses beaux-frères de bien loin dans celle-ci, et y était, pour le moins, suivie de la jeune comtesse de Guiche, depuis maréchale de Gramont, fille de Noailles. Tels étoient les piliers mâles et femelles de cette école, quand la maîtresse fut éloignée d'eux et de Paris, avec une douleur, de leur part, qui ne fit que redoubler leur fascination pour elle, et les élans de dépit de l'abbé de Fénelon de voir ravir à ses filets Mme de Maintenon par Monsieur de Chartres, à qui il les avait principalement tendus, pour la lui enlever et occuper sans partage toute sa confiance. La suite des Mémoires marquera des événements que cette clef fera mieux comprendre ; mais il faut remarquer que tout ceci n'arriva que depuis ce premier éloignement de Paris de Mme Guyon. »

 

[24] Boislisle n. 1 : La Gazette d'Amsterdam, dans son Extraordinaire xv, apprécie ainsi l'élévation du nouvel archevêque : « Le chapitre de Cambray n'en pas content de la bulle accordée au Roi pour la nomination à cet archevêché ; mais on dit qu'il l'est fort, et il a raison de l'être, du choix que le Roi a fait de M. l'abbé de Fénelon pour l'emplir cette dignité. On ne dira pas de lui qu'il l'a briguée, car il ne s'y attendoit pas, et il a même fallu un ordre exprès pour la lui faire accepter. L'action qu'il a faite en rendant volontairement l'abbaye de Saint-Valery, qui vaut quinze à vingt mille livres de rente, en est une bonne preuve. On n'accuse pas souvent les prélats de scrupule sur la pluralité des bénéfices; il est bien rare de voir dire : « C'est assez, » et encore plus de voir sortir cet exemple de la cour. » Comparez la Gazette, p. 78, le Chansonnier, ms. Fr. 12691, p. 455, et une citation des manuscrits de Mascaron, dans la Beaumelle, Mémoires.... de Mme de Maintenon, 1736, tome IV, p. 53-54. Fénelon ayant fait observer au Roi que l'obligation de résider devait l'emporter sur les devoirs do précepteur, il fut convenu qu'il resterait trois mois à la cour, et neuf mois à Cambray. (Lettres de Sévigné, tome X, p. 242443.)

[25] Boislisle, n.4 : Béthune est en interligne, au-dessus de Charost, effacé. — Marie Foucquet, fille unique du surintendant , avait été mariée, le 12 février 1657, à Armand de Béthune, duc de Charost, chevalier des ordres, qui prit le nom de duc de Béthune à la fin de 1695; elle mourut le 14 avril 1716, dans sa soixante et seizième année. « La duchesse de Béthune, dira plus tard Saint-Simon (Mémoires, tome II, p. 56-57), étoit la grande âme du petit troupeau, l'amie de tous les temps de Mme Guyon, et celle devant qui Monsieur de Cambray étoit en respect et en admiration, et tous ses amis en vénération profonde.

[26] Boislisle, n.2 : Marie-Christine de Noailles, née le 4 août 1672, mariée, le 48 mars 1687, à Antoine do Gramont, comte de Guiche, plus tard duc de Gramont et maréchal de Franco. Veuve en 1725, elle mourut le 14 février 1748. Voyez son portrait dans la suite des Mémoires, tome IV, p. 185.

 

[27] Boislisle, n.3 : Camille-Michel de Vérine de l'Échelle, baptisé le 6 mai 1665 et reçu page de la petite écurie en 1682.

[28] Boislisle, n.4 : Isaac du Puy [Dupuy], ancien porte-manteau et gentilhomme ordinaire du Roi. Du Puy et l'Échelle avaient été nommés gentilshommes de la manche lors de la formation do la maison du duc de Bourgogne (1er septembre 1689), et ils partagèrent tous deux, en 1698, la disgrâce qui frappa les amis de Fénelon […]

Ici nous plaçons un extrait des « Additions de Saint-Simon au Journal de Dangeau », pièce 126, p.412 de Boislisle :

« Des gentilshommes de la manche [en note : Ceci est, dans le manuscrit, une Addition distincte, qui se rapporte dans le même morceau de Dangeau à une phrase postérieure sur les gentilhommes de la manche]. Du Puy, porte-manteau, puis gentilhomme ordinaire du Roi, étoit initié de tout temps parmi les plus dévots de la cour, ce qui l'avoit fait particulièrement connoître à M. de Beauvillier ; mais, ce qui est rare à un dévot de cour, c'est qu'il étoit fort honnête Lomme, fort droit, fort sûr, et, avec peu d'esprit, sensé et l'esprit juste, fidèle à ses amis, sans intérêt, ayant fort lu et vu, et beaucoup d'usage du monde. L'autre étoit un dévot de bonne foi aussi et plein d'honneur, mais un des plus plats hommes de France, pédant, triste, excepté des saillies plaisantes quelquefois, tout sulpicien, où il avoit un frère attaché à M. de Fénelon, et pour lequel on les verra chassés, du Puy et lui. Tout le reste n'étoit que menuaille, excepté Louville, gentilhomme d'ancienne et bonne extraction, plein d'esprit, d'imagination et de feu, de la plus exquise compagnie, et qui fut aussi infiniment goûté et recherché par les meilleures de la cour, plein d'honneur, de valeur, de probité, de fidélité à toute épreuve, de reconnoissance de même, et qu'on verra durant deux ans gouverner en plein l'Espagne. Il étoit parent du duc de Beauvillier, à qui Ie premier duc de Saint-Simon le recommanda et le fit connoître. Il étoit fort jeune et peut-être encore fort débauché, On ne le sut point, et M. de Beauvillier le tira de capitaine en ce régiment du Roi d'infanterie dont le Roi s'amusoit si fort, pour le faire gentilhomme de la manche de M. le duc d'Anjou, qu'il suivit après en Espagne. »

 

 

[29] Boislisle, n. 1 de la p. 60 (tome IV, année 1697) : Michel Molinos, prêtre, né dans le diocèse do Saragosse en 1627, arrêté par ordre do l'Inquisition en mai 4685, pour son livre de la Guide spirituelle, dont un décret du 28 août suivant déclara les propositions hérétiques, scandaleuses et blasphématoires, fut obligé de faire une abjuration publique et solennelle de ses erreurs le 3 septembre 4687, et mourut en prison le 29 décembre 4696. Louis XIV avait été poussé par son conseil de conscience à demander le procès de Molinos, pour qui le Pape semblait disposé à plus d'indulgence. Voyez les Mémoires de l'abbé le Gendre, p. 77-78, ceux de Choisy, p. 604, le Journal du P. Léonard, ms. Fr. 10265, fol. 58, une longue note du duc de Luynes dans le Journal de Dangeau, tome VI, p. 89 et 90, et le livre de M. Guerrier sur Madame Guyon, p. 426-443. Une copie de la sentence de l'Inquisition se trouve à la Bibliothèque nationale, dans le ms. Ital. 4149, fol. 48-68.

[30] Boislisle, n. 2 de la p. 60 (tome IV, année 1697) : Le nom de quiétistes (hésychastes et béguards) avait été donné, dès le quatorzième siècle, à des sectaires de l'Église grecque ou de l'Église latine qui se vantaient de parvenir par la simple contemplation passive à une tranquillité, une indifférence tellement profonde pour les choses corporelles, que l'âme n'en avait plus ni le sentiment ni la responsabilité. On accusa Molinos d'avoir non seulement renouvelé cette doctrine, mais même professé qu'en théorie ou en pratique le corps pouvait être abandonné à tous les dérèglements pourvu que l'âme restât unie à Dieu par l'oraison de quiétude. C'est en 1683 que les premières poursuites eurent lieu contre des quiétistes, à Naples. Une lettre du secrétaire d'État des affaires étrangères à l'intendant de Provence fixe la date dos premières mesures prises en France pour la répression : « Versailles, 44 août 4685. On a donné avis au Roi qu'il y mit dans les villes d'Aix et Marseille des gens qui faisoient profession d'une doctrine, qu'on appelle quiétistes, qui croient que la seule contemplation de Dieu suffit pour excuser les désordres des sens, et que leurs assemblées se font à Aix, chez le sieur Giens, au nombre quelquefois do cinquante personnes. S. M. m'a ordonné do vous écrire que vous vous informiez avec soin do ce qui se passe dans ces assemblées, s'il y a dans ces villes beaucoup de personnes infectées de cette erreur, etc. » (Dépôt des affaires étrangères, vol. France 235. fol. 64.) Pour les années suivantes, voyez le Journal de Dangeau, tomes I, p. 330 et 367, et li, p. 101, les Mémoires du marquis de Sourches, tome II, p. 53, 60 et 131, et le commentaire du Chansonnier, ms. Fr. 12 692.

[31] Boislisle, n. 1 de la p. 63 (tome IV, année 1697) : Cette maison, de l'ordre des Visitandines, fondé par saint François de Sales et Mme de Chantal, avait été établie à Meaux, en 1630, par Gaude de Bragelongne, veuve de M. Amaury, trésorier de France. La supérieure, en 1693, était Françoise-Elisabeth le Picart. On y comptait cinquante-huit religieuses et huit converses, avec six mille livres de rente environ. C'est déjà chez des Visitandines que Mme Guyon avait été renfermée ern1688.

[32] Boislisle, n. 4 : François de la Combe, né à Thonon, était barnabite (ordre des clercs réguliers de Saint-Paul). Co fut en 1681, après avoir assez longtemps correspondu par lettres avec lui, que Mme Guyon, qui l'avait connu à Montargis et pris pour son confesseur, alla le retrouver à Annecy, et elle fit avec lui divers voyages en Savoie et on Piémont, à la suite desquels étant revenus tous deux à Paris, nous avons déjà dit (tome II, p. 340, note 4) qu'elle fut enfermée une première fois. De son côté, le barnabite fut mis d'abord chez les Pères de la Doctrine chrétienne (3 octobre 1687), pour avoir prêché malgré les défenses de l’Archevêché, puis à la Bastille (20 novembre), parce qu'il continuait de se promener par la ville. Après plusieurs conférences avec l'official et le syndic de la faculté de théologie, la juridiction ecclésiastique le condamna à la prison perpétuelle (février 1689), et il fut enfermé dans la citadelle d'Oléron, pour y finir ses jours sans communication avec qui que ce fût. Cependant, d'Oléron, puis de Lourdes, où on le transféra, il ne laissa pas de continuer sa correspondance avec Mme Guyon. Nous le verrons revenir, en 1698, à Vincennes, dont il ne sortit plus qu'en 1712, pour entrer à l'hôpital de Charonton, où il mourut fou en 1715, âgé de soixante-douze ans.

[33] Boislisle, n. 1 de la p. 64 : « Le Molinos de France étoit un Père barnabite appelé François de la Combe. C'étoit lui principalement qui, par divers petits traités, nommément par son Analyse de l'oraison mentale, y avoit répandu la nouvelle spiritualité. Ce Père, du côté du dogme, étoit pleinement Molinos; l'étoit-il autant du côté des moeurs? On l'en a soupçonné. De preuves, il n'y en a point; sur de simples indices, il y auroit de l'injustice à croire qu'il s'étoit livré aux abominations du docteur espagnol. Le Molinos françois eut bientôt des disciples de l'un et l'autre sexe. Sa disciple la plus distinguée fut la fameuse Mme Guyon, qui devint auteur dans la suite, et auteur plus illuminée, ou, pour parler plus juste, plus fanatique que son maître. (Mémoires de l'abbé le Gendre, p. 494-195.) Cet écrivain rapporte ensuite comment l'archevêque de Paris fit condamner, sur l'examen de Nicole, le livre du Père et les deux traités de la « prophétesse » qui avaient pour.titre : Moyen court de faire oraison, et le Cantique des cantiques de Salomon interprété selon le sens mystique. On peut voir aussi, sur les rapports du P. de la Combe avec Mme Guyon, soit une note du commentateur des Caractères de la Bruyère, tome II, p. 887-388, soit surtout le livre de M. Guerrier, p. 48 et suivantes, et le tome IX des Archives de la Bastille, publiées par M. Fr. Ravaisson, p. 39 et suivantes. Les conclusions très rigoureuses que M. Ravaisson a exposées dans la préface de ce volume, en s'appuyant particulièrement sur des textes publiés en 1747 et 1788, mais reconnus plus tard apocryphes, ont été réfutées par M. Guerrier.

 

[34] Boislisle, n. 4 de la p. 65 : C'est ce que Saint-Simon a déjà raconté, mais incomplètement, en 1695. Le tome IX des Archives de la Bastille renferme de nombreuses pièces sur cette période de la vie de Mme Guyon. On y voit qu'après sa première disgrâce, ce fut chez la duchesse de Charost, à Beynes, château tout voisin de Saint-Cyr, qu'elle trouva asile, et que la duchesse de Mortemart la conduisit à Meaux, le 13 janvier 1695, pour se mettre à la disposition de Bossuet. Ses doctrines ayant été condamnées le 10 mars, et ce jugement suivi de sa rétractation solennelle, elle obtint la permission de se rendre aux eaux de Bourbon; mais les deux duchesses vinrent la prendre, le 9 juillet, et la ramenèrent à Paris, d'abord dans le faubourg Saint-Germain, puis dans le faubourg Saint-Antoine, où Desgrez l'arrêta vers la fin de décembre. Les Mémoires de Languet de Gergy sur Mme de Maintenon (p. 379-384), publiés par Lavallée, donnent quelques détails sur sa fuite et sur son arrestation; voyez aussi, dans la Correspondance générale de Mme de Maintenon, tome IV, p. 58 et 67-69, une lettre de félicitation de Bossuet et une autre de défense de Fénelon. La prisonnière fut enfermée à Vincennes sous le nom do Mme Besnard, et y resta dix-huit mois.

 

[35] Boislisle, n. 1 de la p. 68 : Comparez une grande Addition sur M. de Chevreuse, dans le Journal de Dangeau, tome XIV, p. 257. — Fénelon ayant communiqué son manuscrit tout d'abord à M. de Noailles, celui-ci répondit que rien ne pressait de le publier (17 octobre 1696). M. Tronson se refusa à l'eu-miner ; mais le théologien Pirot l'approuva. M. de Chevreuse se chargea, comme le dit notre auteur, de surveiller l'impression ; il envoya quelques cahiers du tirage à M. Tronson, et l'on convint primitivement que le livre ne paraîtrait qu'après celui de Bossuet; puis Fénelon et ses amis revinrent sur cet avis (lettre du 17 janvier 1697, à M. Tronson). L'impression se termina le 27, et, le 9 février, Fénelon adressa à Bossuet une longue explication, que M. de Chevreuse remit lui-même. « Il ne me restoit plus, y lit-on, qu'une seule ressource : c'étoit d'écrire pour le public en termes si forts et si clairs, sur des principes de tradition si constante, que nul critique n'osât m'attaquer et que nul honnête homme ne pût douter de ma sincérité. » Une lettre pareille fut envoyée, le 10, à l'évêque de Chartres. On trouvera l'historique de cette publication dans l'étude de M. Guerrier sur Mme Guyon, p. 338-345, et dans celle de M. Griveau (1878) sur la Condamnation du livre des Maximes des saints.

 

[36] Boislisle, n. 4 de la p. 71 :  Comparez la suite des Mémoires, tome X, p.263-286, et l'Addition à Dangeau correspondante, tome XV, p. 224. Pour ce qui touche les opinions de Mme de Maintenon et la conduite qu'elle tint dans cette circonstance, voyez son « Entretien sur le Jansénisme et sur le Quiétisme » dans l'édition de ses Lettres donnée en 1806, tome VI, p. 918 et suivantes, et certaines lettres reproduites par Lavallée dans le recueil des Lettres historiques, tome I, p. 443, 444, 470, etc. Le 30 novembre 1696, elle disait : « Les affaires de Monsieur de Cambray m'affligent toujours.... La liaison qui est entre Monsieur de Cambray et Mme Guyon.... est fondée sur la conformité de la doctrine. On peut en voir le danger, étant soutenue par un homme d'une telle vertu, d'un tel esprit, et dans un tel poste. Nous l'avons caché tant que nous avons espéré d'y apporter du remède.... »

[37] Boislisle, n. 2 de la p. 72 :  Comparez la suite des Mémoires, tome VII, p. 393, et une Addition au Journal de Dangeau, tome VI, p. 92, que nous placerons en 1710, comme correspondant à cette période des Mémoires (tome VII, p. 393).

[38] Boislisle, n. 1 de la p. 73 :  Comparez ce qui va suivre avec un passage du portrait de Fénelon, dans les Écrits inédits de Saint-Simon, tome IV, p. 455 et 456.

[39] Boislisle, n. 2 de la p. 86 :  L'ambassadeur vénitien écrivait, le 29 mars : « Dans la chapelle royale de Versailles, le jour de la très sainte Annonciation, en présence du duc de Bourgogne lui-même, des princes ses frères et de toute la cour, le prédicateur, qui est un jésuite, fulmina avec tant de véhémence contre l'iniquité de ces opinions, que, sans nommer l'archevêque de Cambray, il démontra clairement à tous la perversité d'une doctrine qui donne des armes aux ennemis de la religion. » (Ravaisson, Archives de la Bastille, tome IX, p. 62.) Il est aussi parlé de ce sermon du P. de la Rue dans une lettre de Racine à son fils (tome VII, p. 170) et dans la Gazette d'Amsterdam de 1697, xxvii. Il n'est point demeuré de trace de ce « hors-d'ceuvre » sur le quiétisme, ou au moins n'en avons-nous pas trouvé, dans le recueil, plusieurs fois publié, dos sermons du Père. En 1698, il se prononça non moins sévèrement dans un sermon prêché aux Feuillants, le jour de saint Bernard, devant Bossuet : voyez la Correspondance de Fénelon, tome IX, p. 443, 483, 467, 503.

 

[40] Boislisle, n. 5 de la p. 103 :  Dès 1691, Mme de Maintenon redoutait les nouvelles doctrines de Mine Guyon, et elle écrivait à Mme de la Maisonfort « Vous l’avez trop prônée, et il faut se contenter de la garder pour vous. Il ne lui convient pas, non plus qu'à nous, qu'elle dirige nos dames : ce serait lui attirer une nouvelle persécution. » Mais elle ajoutait « Tout ce que j'ai vu d'elle m'a édifiée, et je la verrai toujours avec plaisir.. (Lettres historiques, tome I, p. 186.) Voyez la suite de cette correspondance jusqu’au mois de juin 1697, et les lettres de Bossuet, de mai à septembre 1697, dans le tome XL de ses Œuvres (éd. Lebel), Cet épisode de Saint-Cyr est raconté longuement dans les Mémoires de Languet de Cergy  p. 341-394 […]