MARIE-ANNE DE MORTEMART

(1665-1750)

 

La « petite duchesse » en relation avec

Madame Guyon,

Fénelon et son neveu

 

 

 


 


 

UNE ESQUISSE BIOGRAPHIQUE

Esquisse

La « petite duchesse » Marie-anne de Mortemart (1665-1750), aide dévouée auprès de Madame Guyon  [1] puis « secrétaire » et confidente  appréciée [2], prit sa relève au sein du cercle des disciples lorsque cette dernière fut emprisonnée puis assignée à résidence à Blois. La cadette du « clan Colbert » avait un fort tempérament [3], ce qui semble avoir été prévisible et fut utile pour prendre sa juste place dans la grande famille Colbert [4]. Ce tempérament lui fut par ailleurs reproché.

 Après 1717, date du décès de la ‘Dame directrice’, la duchesse corrigée de défauts de (relative) jeunesse atteindra quatre-vingt-cinq ans et l’année centrale du demi-siècle des Lumières.

Elle aura ainsi peut-être [5] succédé à Madame Guyon et du moins partagé la direction des disciples lorsque « notre mère » disparut peu après la disparition prématurée de « notre père » Fénelon.

Nous explorons sa biographie dans ses grandes lignes dans ce premier texte courant en l’accompagnant d’amples notes. Celles très précieuses de l’éditeur I. Noye accompagnent et authentifie ce qui s’avère constituer la plus longue série de lettres rapportée en [CF 18] pour une même correspondante. De nature plus éditoriale que biographique elles ne sont pas toutes reprises dans le premier choix que l’on va lire, mais leurs attributions et leurs datations assurent la séquence du regroupement.

 Pour notre chance ! Car l’attribution à la duchesse de Mortemart de lettres nettoyées des renseignements sur leur provenance de membres du cercle « quiétiste » afin de permettre l’édition sans risques de 1718 n’a été établie qu’assez tardivement [6] tandis que l’édition critique de la série de lettres spiritueles « LSP * » est récente [7]  : la filiation mystique fut ainsi très -- trop, peut-être volontairement -- préservée.

Nous donnerons, après cette esquisse biographique et le premier choix annoncé, la série reconstituée complète des lettres dont seuls quelques passages seront omis au fil du texte principal.

Mais qui était cette « petite duchesse » ? Nous alternons ici Orcibal avec le duc de Saint-Simon, sans oublier en notes Boislisle, regroupant ainsi l’admirable écrivain observateur avec les deux plus grands érudits qui précédèrent le plus récent éditeur de lettres Irénée Noye :

« La ‘Petite Duchesse’ de Mortemart, fille du ministre Colbert et sœur cadette des dames de  Chevreuse et de Beauvillier, épousa en 1679 Louis de Rochechouart[8].

« Ce dernier, né en 1663, « donnait les plus grandes espérances (en 1686 il avait forcé les pirates de Tripoli à se soumettre), mais sa santé, minée par la phtisie, provoquait dès l'été 1687 de vives inquiétudes. » Il mourut jeune en 1688.  En 1689 et en 1690, on voit souvent le nom de sa veuve dans les listes des invitées du Roi et du Dauphin [9]. »

Cela peut avoir été facilité et facile pour une jeune veuve de vingt-trois ans dont Saint-Simon décrit un charme qu’il considère digne de « l’esprit Mortemart » [10]. Le duc de Saint-Simon use ensuite de son piquant propre en rapportant une dévotion peu jusfifiée à ses yeux :

« La duchesse de Mortemart, fort jeune, assez piquante, fort au gré du monde, et qui l'aimait fort aussi, et de tout à la Cour, la quitta subitement de dépit des romancines[11] de ses soeurs, et se jeta à Paris dans une solitude et dans une dévotion plus forte qu'elle, mais où pourtant elle persévéra. Le genre de dévotion de Mme Guyon l'éblouit, M. de Cambrai la charma. Elle trouva dans l'exemple de ses deux sages beaux-frères [les ducs] à se confirmer dans son goût, et dans sa liaison avec tout ce petit troupeau séparé, de saints amusements pour s'occuper…[12]

Nous relevons du même duc de Saint-Simon une note complémentaire du fil principal de ses Mémoires. Elle est bien informée sur l’origine et sur la permanence du « petit troupeau » après la mort de Louis XIV. Elle pose ensuite la duchesse comme « pilier femelle [13] » lorsque Mme Guyon, sortie de la Bastille, est en résidence surveillée à Blois. Nous indiquons les dates des figures car plusieurs établissent le réseau du « petit troupeau » mystique :

« Mme Guyon a trop fait de bruit, et par elle, et par ses trop illustres amis, et par le petit troupeau qu'elle s'est formé à part, qui dure encore, et qui, depuis la mort du Roi [en 1715], a repris vigueur, pour qu’il soit nécessaire de s’y étendre. Il suffira d'en dire un mot d’éclaircissement, qui ne se trouve ni dans sa vie ni dans celle de ses amis et ennemis, ni dans les ouvrages écrits pour et contre elle, où tout le reste se rencontre amplement.

« Elle ne fit que suivre les errements d'un prêtre nommé Bertaut [Jacques Bertot, 1620-1681], qui, bien des années avant elle [Jeanne Guyon, 1648-1717], faisoit des discours à l'abbaye de Montmartre, où se rassemblaient des disciples […] M. de Beauvillier [1648_1714] fut averti plus d'une fois que ces conventicules obscurs, qui se tenaient pour la plupart chez lui, étoient sus et déplaisaient ; mais sa droiture, qui ne cherchait que le bien pour le bien, et qui croyait le trouver là, ne s'en mit pas en peine. La duchesse de Béthune [1641 ?-1716], celle-là même qui allait à Montmartre avec M. de Noailles, y tenait la seconde place. Pour ce maréchal, il sentait trop d'où venait [415] le vent, et d'ailleurs il avait pris d'autres routes qui l'avaient affranchi de ce qui ne lui était pas utile. La duchesse de Mortemart [‘petite duchesse’], belle-soeur des deux ducs, qui, d'une vie très-répandue à la cour, s'était tout à coup jetée, à Paris, dans la dévotion la plus solitaire, devançait ses soeurs et ses beaux-frères de bien loin dans celle-ci, et y était, pour le moins, suivie de la jeune comtesse de Guiche, depuis maréchale de Gramont [‘la Colombe’, 1672-1748], fille de Noailles. Tels étaient les piliers mâles et femelles de cette école, quand la maîtresse [Guyon] fut éloignée d'eux et de Paris, avec une douleur, de leur part, qui ne fit que redoubler leur fascination pour elle…[14]. »

Par la suite,

« La duchesse vécut ensuite en liaison étroite avec ses beaux-frères, les ducs de Beauvillier et de Chevreuse. « Plusieurs lettres du P. Lami, bénédictin, nous apprennent que la duchesse faisait de fréquentes retraites au couvent de la Visitation de Saint-Denis, où l’une de ses filles avait fait profession[15], et qu’elle y occupa même assez longtemps une cellule […] Elle y mourut le 13 février 1750 [16]». 

« La duchesse de Mortemart étoit, après la duchesse de Béthune, la grande Ame du petit troupeau, et avec qui, uniquement pour cela, on avait forcé la duchesse [la comtesse] de Guiche, sa meilleure et plus ancienne amie, de rompre entièrement et tout d'un coup. La duchesse de Mortemart, franche, droite, retirée, ne gardait aucun ménagement sur son attachement pour M. de Cambrai. Elle allait à Cambrai, et y avait passé souvent plusieurs mois de suite. C'était donc une femme que Mme de Maintenon ne haïssoit guère moins que l'archevêque; ou ne le pouvait même ignorer[17]. »

Doit-on la considérer comme assurant suite dans la lignée mystique ?

Le successeur dans la filiation ?

Déjà dans une lettre de septembre 1697, Madame Guyon lui écrivait :

« …Cependant, lorsqu'elle veut être en silence avec vous, faites-le par petitesse et ne vous prévenez pas contre. Dieu pourrait accorder à votre petitesse ce qu'Il ne donnerait pas pour la personne. Lorsque Dieu s'est servi autrefois de moi pour ces sortes de choses, j'ai toujours cru qu'Il l'accordait à l'humilité et à la petitesse des autres plutôt qu’à moi… »

La petite duchesse pouvait donc transmettre la grâce dans un cœur à cœur silencieux.

Nous pensons que la « suppléante de Mme Guyon » lui a très probablement succédé : Fénelon meurt trop tôt. Elle intègre la « lignée » qui passe de sources franciscaines au sieur de la Forest ( ?) et au Père Chrysostome de Saint-Lô, à Jean de Bernières, à Jacques Bertot, à Jeanne Guyon.

Cette solide duchesse de Mortemart qui vécut longtemps (†1750) fut probablement secondée par les deux duchesses de Chevreuse (†1732) et de Beauvillier (†1733), par Du Puy († après 1737), par le marquis de Fénelon (†1745), par ‘la colombe’ qui désigne la duchesse de Gramont (†1748). Ensuite nous relevons des figures mystiques en Écosse dont 16th Forbes (†1761) & Deskford (†1764) ; ainsi qu’en Suisse, qu’en Hollande et dans l’Empire[18].

Opinions de Fénelon et de Chevreuse

Nous avons quelques lettres à des tiers où Fénelon exprime son appréciation de la Petite Duchesse :

Au moment où le duc de Montfort leur fils des Chevreuse est grièvement blessé, Dieu « vous met sur la croix avec son Fils; je vous avoue que, malgré toute la tristesse que vous m'avez causée, j'ai senti une espèce de joie lorsque j'ai vu Mme la duchesse de Mortemart partir avec tant d'empressement et de bon naturel pour aller partager avec vous vos peines. » (L.168 à la duchesse du 7 avril 1691).

A la comtesse de Gramont : « Je suis ravi de ce que vous êtes touchée du progrès de Mad. de Mortemart (1); elle est véritablement bonne, et désire l'être de plus en plus. La vertu lui coûte autant qu'à un autre, et en cela elle est très propre à vous encourager. » (L.300 du 22 juin 1695)

A la comtesse de Montberon : « A mon retour, j'espère que nous aurons ici Mad. la d[uchesse] de Mortemart, qui viendra aux eaux. Je serai ravi que vous puissiez faire connaissance. Vous en serez bien contente, et bien édifiée. » (L. entre le 2 et le 6 juillet 1702)

Le duc de Chevreuse écrit à Fénelon :

« Je suis plus content que jamais de la B.P.D. [de Mortemart]. J'y trouve le même esprit de conduite qu'elle a reçu de vous, avec une simplicité et une lumière merveilleuse. Rien de ce qui devrait la toucher ou peiner ne semble aller à son fond. » (L.913A du 16 mai 1703).

Traits relevés par Saint-Simon

Nous trouvons dans les Mémoires de Saint-Simon deux passages qui éclairent la duchesse cadette à l’occasion de deux décisions importantes dont la première discutée. Elle les prit non sans relief et vigueur dont témoigne ces deux extraits que l’on va retrouver bintôt insérés dans leur contexte :

« La duchesse de Mortemart, fort jeune, assez piquante, fort au gré du monde, et qui l'aimait fort aussi, et de tout à la cour, la quitta subitement de dépit des romancines de ses soeurs, et se jeta à Paris dans une solitude et dans une dévotion plus forte qu'elle, mais où pourtant elle persévéra. »

« La duchesse de Mortemart, franche, droite, retirée, ne gardoit aucun ménagement sur son attachement pour M. de Cambrai. Elle alloit à Cambrai, et y avoit passé souvent plusieurs mois de suite. C'étoit donc une femme que Mme de Maintenon ne haïssoit guère moins que l'archevêque… »

Tome 4 ch.12 1703 pp. 213-214 La duchesse de Mortemart quitte la cour et marie un fils difficile…

M. de Beauvilliers qui avoit deux fils fort jeunes, et dont toutes les filles s'étaient faites religieuses à Montargis, excepté une seule, la maria tout à la fin de cette année au duc de Mortemart qui n'avoit ni les moeurs ni la conduite d'un homme à devenir son gendre. Il étoit fils de la soeur cadette des duchesses de Chevreuse et de Beauvilliers [notre « petite duchesse »]. Le désir d'éviter de mettre un étranger dans son intrinsèque entra pour beaucoup dans ce choix; mais une raison plus forte le détermina. La duchesse de Mortemart, fort jeune, assez piquante, fort au gré du monde, et qui l'aimait fort aussi, et de tout à la cour, la quitta subitement de dépit des romancines de ses soeurs, et se jeta à Paris dans une solitude et dans une dévotion plus forte qu'elle, mais où pourtant elle persévéra. Le genre de dévotion de Mme Guyon l'éblouit, M. de Cambrai la charma. Elle trouva dans l'exemple de ses deux sages beaux-frères à se confirmer dans son goût, et dans sa liaison avec tout ce petit troupeau séparé, de saints amusements pour s'occuper. Mais ce qu'elle y rencontra de plus solide fut le mariage de son fils. [oh, féroce Duc!]  L'unisson des sentiments dans cet élixir à part d'une dévotion persécutée où elle figuroit sur le pied d'une grande âme, de ces âmes d'élite et de choix, imposa à l'archevêque de Cambrai, dont les conseils déterminèrent contre ce que toute la France voyoit, qui demeura surprise d'un choix si bizarre, et qui ne répondit que trop à ce que le public en prévit. Ce fut sous de tels auspices que des personnes qui ne perdoient jamais la présence de Dieu au milieu de la cour et des affaires, et qui par leurs biens et leur situation brillante avoient à choisir sur toute la France, prirent un gendre qui n'y croyoit point et qui se piqua toujours de le montrer, qui ne se contraignit, ni devant ni après, d'aucun de ses caprices ni de son obscurité, qui joua et but plus qu'il n'avoit et qu'il ne pouvoit , et qui s'étant avisé sur le tard d'un héroïsme de probité et de vertu , n'en prit que le fanatisme sans en avoir jamais eu la moindre veine en réalité. Ce fléau de sa famille et de soi-même se retrouvera ailleurs. […]

Tome 6 ch.8 1708 pp. 154, 162-166 Mariage de la fille Mortemart & aperçus sur sa mère et des membres du cercle guyonnien.

[…] Enfin les liens secrets qui attachoient ensemble Mme la duchesse de Bourgogne et les jeunes Noailles, ses dames du palais, répondoient de cette princesse pour le présent et pour le futur ; et par eux-mêmes auprès de Mgr le duc de Bourgogne ils étoient sûrs des ducs de Chevreuse et de Beauvilliers. Ils y gagnoient encore la duchesse de Guiche, dont l'esprit, le manège et la conduite avoit tant de poids dans sa famille, chez Mme de Maintenon, et auprès du roi même, et qui imposoit tant à la cour et au monde. Je n'avois avec aucun des Noailles nulle sorte de liaison, sinon assez superficiellement avec la maréchale, qui ne m'en avoit jamais parlé. Mais je croyois voir tout là pour les Chamillart, et c'étoit ce qui m'engageoit y exhorter les filles, et ceux de leur plus intime famille qui pouvoient être consultés.

  Le duc de Beauvilliers étoit ami intime de Chamillart. Il pouvoit beaucoup sur lui, mais non assez pour le ramener sur des choses qu'il estimoit capitales au bien de l'État. Il espéra vaincre cette opiniâtreté en se l'attachant de plus en plus par les liens d'une proche alliance. Je n'entreprendrai pas de justifier la justesse de la pensée, mais la pureté de l'intention, parce qu'elle m'a été parfaitement connue. Lui et la duchesse, sa femme, qui ne pensèrent jamais différemment l'un de l'autre, prirent donc le dessein de faire le mariage de la fille de la duchesse de Mortemart, qui n'avoit aucun bien, qui étoit auprès de sa mère et ne vouloit point être religieuse. Au premier mot qu'ils en touchèrent à la duchesse de Mortemart, elle bondit de colère, et sa fille y sentit tant d'aversion, que plus d'une année avant qu'il se fit, la marquise de Charost, fort initiée avec eux, lui ayant demandé sa protection en riant lorsqu'elle seroit dans la faveur, pour la sonder là-dessus: « Et moi la vôtre, lui répondit-elle, lorsque par quelque revers je serai redevenue bourgeoise de Paris. » M. et Mme de Chevreuse, quoique si intimement uns avec M. et Mme de Beauvilliers, car unis est trop peu dire, rejetèrent tellement cette idée qu'ils ne furent plus consultés. J'ai su d'eux-mêmes et de la duchesse de Mortemart, que, si sa fille l'eût voulu croire, jamais ce mariage ne se seroit fait.

  De tout cela je compris que M. et Mme de Beauvilliers, résolus d'en venir à bout, gagnèrent enfin leur nièce, et que, sûrs de leur autorité sur Mme de Mortemart et sur le duc et la duchesse de Chevreuse, ils poussèrent leur pointe vers les Chamillart, qui, peu enclins aux Noailles, ne trouvant point ailleurs de quoi se satisfaire, saisirent avidement les suggestions qui leur furent faites. Une haute naissance avec des alliances si proches de gens si grandement établis flatta leur vanité. Un goût naturel d'union qu'ils voyoient si grande dans toute cette parenté les toucha fort aussi. Une raison secrète fut peut-être la plus puissante à déterminer Chamillart; en effet, elle étoit très-spécieuse à qui n'envisageoit point les contredits. Personne ne sentoit mieux que lui-même l'essentielle incompatibilité de ses deux charges et l'impossibilité de les conserver toutes deux. Il périssoit sous le faix, et avec lui toutes les affaires. Il ne vouloit ni ne pouvoit quitter celle de la guerre; mais, étant redevable du sommet de son élévation aux finances, il comprenoit mieux que personne qu'elles emporteroient avec elles toute la faveur et la confiance, et combien il lui importoit en les quittant de se faire [de son successeur] une 164 créature reconnoissante qui l'aidât, non un ennemi qui cherchât à le perdre, et qui en auroit bientôt tout le crédit. Le comble de la politique lui parut donc consister dans la justesse de ce choix, et il crut faire un chef-d'oeuvre en faisant tomber les finances sur un sujet de soi-même peu agréable au roi, et par là peu à portée de lui nuire de longtemps ; il se le lia encore par des chaînes si fortes, qu'il lui en ôta le vouloir et le pouvoir.

 La personne de Desmarets lui parut faite exprès pour remplir toutes ces vues. Proscrit avec ignominie à la mort de Colbert son oncle, revenu à Paris à grande peine après vingt ans d'exil, suspect jusque par sa capacité et ses lumières, silence imposé sur lui à Pontchartrain, contrôleur général, qui n'obtint qu'à peine de s'en servir tacitement dans l'obscurité et comme sans aveu ni permission; la bouche fermée sur lui à tous ses parents en place qui l'aimoient ; poulié à force de bras et de besoins par Chamillart, mais par degrés, jusqu'à celui de directeur des finances , mal reçu même alors du roi, qui ne put s'accoutumer à lui tant qu'il fut dans cette place, redevable de tout à Chamillart, c'étoit bien l'homme tout tel que Chamillart pouvoit désirer. Restoit de l'enchaîner à lui par d'autres liens encore que ceux de la reconnoissance, si souvent trop foibles pour les hommes ; et c'est ce qu'opéroit le mariage de Mlle de Mortemart, qui rendroit encore les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers témoins et modérateurs de la conduite de Desmarets si proche de tous les trois , et si étroitement uni et attaché aux deux ducs. Tant de vues si sages et si difficiles à concilier, remplies avec tant de justesse, parurent à Chamillart un coup de maître ; mais il en falloit peser les contredits et comparer le tout ensemble.

  Il ne tint pas à moi de les faire tous sentir, et je prévis aisément, par la connoissance de la cour et des personnages, le mécompte du duc de Beauvilliers et de Chamillart. Celui-ci étoit trop prévenu de soi, trop plein de ses lumières, trop attaché à son sens, trop confiant pour être capable de prendre en rien les impressions d'autrui. Je ne crus donc pas un moment que l'alliance acquit sur lui au duc de Beauvilliers le plus petit grain de déférence ni d'autorité nouvelle; je ne crus pas un instant que Mme de Maintenon, indépendamment même de son désir pour les Noailles, pût jamais s'accommoder de ce mariage. Sa haine pour M. de Cambrai étoit aussi vive que dans le fort de son affaire. Son esprit et ses appuis le faisoient tellement redouter à ceux qui l'avoient renversé, et qui possédoient Mme de Maintenon tout entière, que, dans la frayeur d'un retour, ils tenoient sans cesse sa haine en haleine. Maulevrier, aumônier du roi, perdu pour son commerce avec lui, avoit eu besoin des longs efforts du P. de La Chaise, son ami intime, pour obtenir une audience du roi, afin de s'en justifier, il n'y avoit que peu de jours. La duchesse de Mortemart étoit, après la duchesse de Béthune, la grande Ûme du petit troupeau, et avec qui, uniquement pour cela, on avoit forcé la duchesse de Guiche, sa meilleure et plus ancienne amie, de rompre entièrement et tout d'un coup. La duchesse de Mortemart, franche, droite, retirée, ne gardoit aucun ménagement sur son attachement pour M. de Cambrai. Elle alloit à Cambrai, et y avoit passé souvent plusieurs mois de suite. C'étoit donc une femme que Mme de Maintenon ne haïssoit guère moins que l'archevêque; ou ne le pouvoit même ignorer.

  J'étois de plus effrayé du dépit certain qu'elle concevroit de voir Chamillart, sa créature et son favori , lui déserter pour ainsi dire, et passer du côté de ses ennemis, comme il lui échappoit quelquefois de les appeler, je veux dire, dans la famille des ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, qu'elle 166 rugissait encore en secret de n'avoir pu réussir à perdre. Je n'étois pas moins alarmé sur son intérêt que sur son goût. Elle en avoit un puissant d'avoir un des ministres au moins dans son entière dépendance, et sur le dévouement sans réserve duquel elle pût s'assurer. On voit comme elle étoit avec les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers. Elle n'aimoit guère mieux Torcy, et par lui-même et comme leur cousin germain, qui s'étoit toujours dextrement soustrait à sa dépendance, et ne s'en maintenoit pas moins bien avec le roi. Elle étoit tellement mal avec le chancelier dès le temps qu'il avoit les finances, qu'elle contribua, pour s'en défaire dans cette place, à lui faire donner les sceaux; et depuis qu'il les eut, ses démêlés avec M. de Chartres, et par lui avec les évêques pour leurs impressions et leurs prétentions à cet égard, avoient de plus en plus aigri Mme de Maintenon contre lui. […]


 


 

LETTRES DES DEUX DIRECTEURS

 

Ce qui nous permet de mieux connaître la « petite duchesse » chère à madame Guyon se réduit presque aux nombreuses lettres que « n m » et « n p »  lui adressèrent. Car elle eut la chance d’être « formée mystiquement » conjointement par madame Guyon et par Fénelon.

Madame Guyon lui écrivit de juin 1695 à mai 1698 : lorsqu’il faut protéger le duc de Chevreuse, tout passe par la « petite duchesse » qui devint la « secrétaire » bientôt chère confidente. Ce qui nous surprend le plus c’est que le flux de lettres ne fut pas interrompu par l’arrestation de Mme Guyon à la fin décembre 1695. Cette abondante correspondance couvre la plus grande partie du présent dossier. Il ne concerne qu’incidemment ce qui est personnel à la petite duchesse[19].

Fénelon lui écrivit avant et après cette période critique, et même très tardivement. Ne nous sont parvenues de lui que 28 lettres mais elles portent sur la longue durée : les premières seraient de 1693, la dernière est datée de la fin juillet 1711 (totuefois la majorité de cette correspondance est non datée tandis que le nom de la destinataire fut longtemps inconnu).

Enfin dans la correspondance de madame Guyon dont les pièces autographes ou copies furent assemblées et reliées en volumes par I. Noye, le grand connaisseur et ami des membres de cercles quiétistes auquel nous devons d’avoir souvent levé l’identité de la destinataire de Fénelon, figurent d’assez nombreuses lettres échangée entre les Amis membres des cercles de Blois et de Cambrai, dont une série de 16 lettres de la large écriture très particulière à la « petite duchesse ». Elle écrit au marquis de Fénelon depuis sa blessure de 1711 mais avant la mort de Fénelon qui survint en janvier 1715.

Les lettres adressées à la petite duchesse de Mortemart furent jusqu’aujourd’hui négligées : il fallait attendre que I. Noye en rétablisse le plus grand nombre dans le volume [CF 18] et la révèle comme destinataire par de solides présomptions. Ce dernier volume de la Correspondance de Fénelon n’a été publié en 2007. Malgré un titre bien peu porteur [20], il permet enfin de révéler Fénelon comme essentiellement mystique et conforte l’attribution d’un rôle directeur à la « petite duchesse ».


 

DE MADAME GUYON

Cette première lettre apparaît isolée au sein de la série adressée au duc de Chevreuse qui est alors l’intime secrétaire de madame Guyon par lequel passe à une époque paisible une correspondance abondante.

136. A LA « PETITE DUCHESSE » (?) Décembre 1693.  

J’ai tous les sujets du monde de croire que monsieur de Meaux ne désire voir tant d’écrits que pour me condamner hautement, et ce qui me le fait croire est qu’il en a assez vu pour juger ; mais sûrement, il ne s’arrête pas à la chose, mais aux termes, afin de me condamner. Vous voyez l’état où l’on m’a mise, mais Dieu l’a permis1.

 P.2 me mande qu’il m’envoie 50 livres. Vous les a-t-il données ? Il est vrai que je me retire tout à fait, voyant bien que tout tourne à me condamner, et s’il ne le fait pas d’abord, c’est qu’il garde des mesures. Mais Dieu saura bien Se faire aimer et connaître malgré tout le monde. Je crois qu’ils brûleront tous mes écrits. Je souhaiterais fort que l’Apocalypse, qui est à présent entre les mains de monsieur de Chartres, fût exempte du feu. Si b p3 voulait la redemander à monsieur de Chartres, et le prier au nom de Dieu, et vous aussi, de ne l’emporter pas à monsieur de Meaux ! car je suis certaine qu’il ne veut tout que pour le condamner au feu. Il dit que je suis dans l’hérésie de Luther. Et cependant monsieur de Chartres est content de lui ; il se flatte assurément sans en avoir de sujet, car je vous donne ma parole que je serai condamnée, comme mon Maître des docteurs de la loi. Si l’on avait voulu garder l’Apocalypse sans la brûler, on aurait vu que je mets tout cela. J’eusse  [f°21 v°]  été bien aise que monsieur de Meaux ne l’eût point vue ! Mais monsieur de Chartres la veut, je crois, montrer. Soyez certaine, encore un coup, qu’on ne cherche point à me justifier, mais à me perdre. Plus je serai perdue aux yeux des hommes, moins je le serai devant Dieu4.

Pour vous, ma très chère5, soyez persuadée que je vous aime toujours, que vous me trouverez toujours en Dieu et que je vous distingue beaucoup dans mon cœur. Je suis très contente des miséricordes que Dieu vous fait, j’espère qu’il les augmentera et aura un soin très particulier de vous. Vous me trouverez toujours dans le besoin. J’emmène Famille6. La petite Marc reste à la maison : vous pourrez y envoyer vos lettres, mais les réponses seront bien tardives. Obligez-moi de gagner sur monsieur de Chevreuse qu’il ne donne plus rien à monsieur de Meaux et qu’ils me laissent en repos. Telle que je suis, innocente ou coupable, Dieu est toujours Dieu, cela suffit. Laissons les hommes raisonner en hommes. Madame de Maintenon a donné parole qu’elle n’empêcherait point qu’on ne me mît en prison, ceci en secret. Le c[uré] de Vers[ailles] est une partie secrète bien forte[21].

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°21], « dec. 93 » - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [21].

1 Madame Guyon a repris confiance en son expérience.

2 Put pour Dupuy (cf. les premières lettres du latin puteus, puits).

3 Monsieur Tronson (« bon père ») ?

4 Renouvellement de confiance en son expérience.

5 « Ma très chère » désigne le plus souvent la « petite duchesse » de Mortemart.

6 Fille de compagnie, Marie de Lavau, v. Index.

 

Dix-huit mois s’écoulent, les conférences d’Issy ont été un échec du côté du faible parti de la quiétude, tout se gâte. Il faut maintenant protéger Chevreuse.

Cette seconde lettre débute l’importante série adressée à la « petite duchesse » car elle devient la secrétaire de madame Guyon, seul lien écrit avec le cercle des fidèles extérieur. Madame Guyon est soumise à la pression de Bossuet au sein de la Visitation de Meaux et sera saisie par la police à la fin de la même année 1695 pour subir de nombreux interrogatoires à Vincennes.

Mon dossier qui prend la suite du Crépuscule de l’abbé Cognet éclaire les conditions de cette abondante correspondance qui couvre plus de cent lettres[22].

A LA « PETITE DUCHESSE » [DE MORTEMART]. Juin 1695.

Je vous avoue, ma bonne p[etite)] d[uchesse], que je crains pour vous le voisinage de la femme autant que je vous désire celui du M. : l’on voudra éplucher toutes vos actions, l’on s’en fera une matière de chagrin à soi-même et à nous aussi. D’un côté, je vois les commodités que cela vous apporterait, mais en vérité les troubles de cœur que vous en pourriez recevoir l’emportent beaucoup. Que la petite C[omtesse] vous en dise simplement sa pensée. La liberté est au-dessus de tous les accommodements, c’est ce qui me vient à vous dire.

Il est vrai que les duretés de M. de M[eaux] et ses menaces, qu’on ne peut point exprimer comme elles sont, vont à l’excès. Jusqu’à présent Notre Seigneur m’a donné des réponses : une égalité, une douceur à son égard qui ne me seraient point naturelles. La Mère1 croit que ma trop grande douceur et honnêteté le rend hardi à me maltraiter parce que son caractère d’esprit est tel qu’il en use toujours de la sorte avec les doux, et qu’il plie avec les gens hauts. Cependant je ne changerai pas de conduite.

J’espère que Dieu me donnera la grâce qui me sera nécessaire pour achever ma vie en patience. Le livre qu’il fait est presque imprimé. L’on ne voit pas d’apparence que je reste dans son diocèse. Je vous prie de ne dire ceci à personne de peur que l’inquiétude ne prenne. Je ne tomberai sur les bras de personne et je saurai si bien laisser ignorer à toute la terre où je serai, qu’on ne doit point se faire de la peine là-dessus. Dieu, qui ne manque pas aux corbeaux, ne me manquera pas en cela. Je vous manderai sûrement lorsque je ne serai plus ici sans rien mander autre chose ; ainsi tout commerce cessera. Mais comme je dis, ne dites ceci à personne, afin que la sagesse ne fasse pas prendre des [119v°] mesures pour me faire rester dans un lieu qui m’est un enfer et où je ne puis croire que Dieu me veuille longtemps. Les plus rudes coups ne nous sont pas toujours portés de nos ennemis, mais tout est bon de la main de Dieu, et Il suffit tout seul, même à un cœur qu’il semble accabler au- dedans aussi bien qu’au-dehors du poids de Sa rigueur. Je vous embrasse de tout mon cœur.

 Une religieuse de vingt et un ans est morte en quatre jours, je ne l’ai point quittée qu’après son dernier soupir. Que la mort est digne d’envie, mais il faut supporter patiemment la vie. Adieu.

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°119] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [149].

1 La mère Le Picard, supérieure du couvent de Meaux.

290. A LA PETITE DUCHESSE. Juin 1695.

Lorsque j’ai prié qu’on gardât le secret sur le passage de M. de Mors[tein], c’est plutôt pour les autres qui prennent facilement des ombrages que pour moi, et aussi pour lui-même. Je vous prie donc qu’on le garde avec la même exactitude qu’il est gardé ici. L’on peut dire à madame de Chevreuse que j’ai écrit au t[uteur]. Elle comprendra facilement que je l’ai adressée à madame de Mors[tein] comme étant à portée de la lui donner plus que personne.

Lorsque je vous ai mandé que je me retirerai, c’est parce que j’espérais que M. de M[eaux] finirait, mais l’on prétend qu’il ne veut rien finir. La dernière soumission que je lui ai donnée, il y eut samedi huit jours, a été mise comme les trois autres dans la poche. Il dit à présent qu’il viendra disputer avec moi et qu’il attend qu’il ait cinq heures pour faire sa dispute en présence de témoins, puis qu’il m’excommuniera. J’ai répondu que je  n’avais garde de disputer contre lui puisque j’étais soumise à tout, et que c’était des vérités que j’avais toujours crues. Voilà où en sont les choses.

Je vous prie [120r°] de ne point dire que j’ai eu ni que j’ai dessein de me retirer tout à fait, de peur que certaines personnes, qui se disent mes amis et qui ne le sont, je crois, guère, m. B., ne se prévalussent de cela pour avoir une lettre de cachet pour me faire rester de force où je suis volontairement. Je vous demande donc cette seule marque d’amitié, qui est de ne dire cela à personne.

Si je sors, je vous le manderai afin qu’on ne m’écrive plus, mais assurément je n’embarrasserai personne, et mon dessein est de me retirer de tout commerce, étant aussi inutile que je le suis, et ne pouvant que nuire de toute façon. C’est le seul parti que je puis et dois prendre. Je ne puis même que nuire aux personnes que j’ai le plus voulu servir.

J’espère que Dieu vous maintiendra dans l’union les uns avec les autres ; cela suffit pour moi. Il me faut laisser là comme un vieux meuble pourri. Il me suffit que Dieu connaisse la sincérité de mon cœur et pour Lui et pour vous tous. Ne me répondez point sur tout ceci, car j’ai peur qu’on n’ouvre les lettres.    

- - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°119v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [149].

291. A LA PETITE DUCHESSE. Juin 1695.

Je vous suis tout à fait obligée des marques d’amitié que vous me donnez. J’en conserverai toute ma vie, dans le fond de mon cœur, toute la reconnaissance que je dois, et pour celles de tous ceux qui ont la même charité pour moi. Je prie Dieu qu’Il vous soit à tous toutes choses.

J’avais prié qu’on n’eût point de familiarité avec les s[oeurs] grises ; j’avais pour cela de fortes raisons, mais l’on a cru devoir suivre plutôt l’inclination de certaines personnes que ce que je connaissais. Je prie Dieu que cela ne fasse tort à personne. Je crois qu’on craint où il ne faut pas, et l’on ne craint pas où il faut ; mais Dieu permet à Baraquin, je crois, [120v°] de pervertir le jugement, en sorte qu’on craint ceux que Dieu semblait avoir donnés et l’on ne craint pas où il faut craindre. Je prie Dieu de nous donner à tous une lumière sûre, et qu’Il ne permette pas qu’on s’égare : c’est Son affaire. Je n’ai pu m’empêcher de dire encore cela, car le Chi[nois] qui nous l’a fait voir, sait mon intention mieux que personne sur cela, mais peut-être est-elle1 plus éclairée que moi. Je n’ai pas dessein de nous géhenner2. Je ne dis cela que parce que j’en suis pressée. Je ne prétends pas que mes amis prévalent sur ceux des autres, Dieu le sait, mais je le dis parce que cela m’afflige.  

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°120] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [150].

1[sic] : une personne vue par l’intermédiaire du « Chinois » ? Le « Chinois », comme la « sœur grise », restent indéterminés.

2Dans l’emploi figuré, être soumis à une douleur intense.

292. A LA PETITE DUCHESSE. Juin 1695.

J’ai reçu avec joie la réponse de mon t[uteur]. La conversation que j’ai écrite à M. de Mors[tein] a précédé de huit jours celle que j’ai écrite à mon t[uteur]. Pour ce que j’ai dit à M. de Mors[tein] qu’on voulait couler à fond, il faut, s’il vous plaît, que cela soit du dernier secret, parce qu’il m’est venu par la Mère. Vous jugez bien le tort [121 r°] que cela lui ferait, et je suis d’autant plus obligée de lui garder le secret qu’elle s’est confiée sur des choses de cette importance. Elle m’a encore dit que M. de M[eaux] lui avait dit que mes amis reconnaissaient à présent de bonne foi qu’ils s’étaient égarés et qu’ils revenaient.

J’attends ce qu’il dira sur le modèle que je lui ai donné, qu’il a mis dans sa poche et dont il ne dit plus rien. Il fait comme cela de tous, puis il revient, à huit jours de là, plus échauffé qu’auparavant. Je vous prie donc que la Mère ne soit compromise en rien, car c’est la chose du monde qui me répugne davantage que de compromettre quelqu’un. J’aime mieux encore tout porter. Faites savoir à M. de Mors[tein] la dernière conversation accompagnée d’un bon nombre d’injures.

J’ai bien de la joie que ma petite fille se porte mieux. Je ne vois nulle nécessité que vous écriviez, ni la bonne p[etite] d[uchesse] à la Mère ; il suffit de me mander des amitiés pour elle. Comme madame de Cha[rost] est sa parente, sa lettre était fort à propos.

Soyez persuadée que je vous aime tendrement tous deux, je ne puis vous séparer l’un de l’autre, parce que Dieu qui vous tient unis en Lui nous unit aussi ensemble. Je vous embrasse de tout mon cœur. Je vous prie que personne ne sache que j’ai vu M. de Morst[ein], personne du monde ne s’en est aperçu ici et la Mère est d’un grand secret.  

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°120v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [151].

298. A LA PETITE DUCHESSE.  Juillet 1695.

Je suis fort en peine du paquet que je vous ai envoyé où étaient les deux billets de M. de M[eaux]. Mandez-moi si vous les avez reçus, et ne me manquez pas pour dimanche, car il faudrait aller coucher à Claye. Si vous ne pouviez venir, envoyez-moi un carrosse de louage et je le paierai, et ce qu’il faudra, mais j’eusse été plus consolée que c’eût [121 v°] été vous, mais à petit bruit. Je vous aime de tout mon cœur. Je crains des ordres nouveaux de M. de M[eaux], et lorsque je vous verrai, vous saurez les puissantes raisons, qui regardent l[e] p[etit] M[aître], que j’ai de n’y demeurer pas. Adieu. Ecrivez-moi un mot pour m’ôter de peine.  

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°121] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [151].

Ici prennent place deux attestations et une soumission (v. la série des documents à la fin du volume) : «PREMIERE ATTESTATION DE M. de MEAUX. 1er  juillet 1695»., et «SECONDE ATTESTATION DE M. de MEAUX. 1er  juillet 1695». Puis trois «SOUMISSIONS».

316.  A LA PETITE DUCHESSE. Août 1695.

Je vous avoue, ma p[etite] d[uchesse], que je suis toute prête de me livrer plutôt que d’être cause que les autres souffrent pour moi. Brûlez la lettre pour [destinée à] être montrée à Eud[oxe]1, et montrez seulement à mon t[uteur] celle pour M. de M[eaux]. J’aimerais mieux aller chez Cal.2 que chez madame de Mors[tein] à cause que c’est leur faire tort, mais je crains aussi d’en faire à Cal. Ainsi, ou je resterai ici à attendre la Providence, ou je retournerai à Meaux avec serment de ne signer jamais [123r°] rien de nouveau, quelque tourment qu’on me puisse faire ; mais je sais qu’il n’y a tourment que M. de M[eaux] ne me fasse souffrir. Voyez donc avec le t[uteur] la lettre que je lui écris ; et si je demeure ici, que tous, à la réserve de vous, croient que je n’y suis pas. Il n’y a que les lettres, car je voudrais aussi que M. Thev[enier] me crût hors d’ici, et je n’ai personne de connaissance. Il vaut pourtant mieux se fier à Dieu qu’aux hommes.

Si vous croyez qu’en me livrant, j’arrête la tempête3, voyez avec L B [Fénelon], car j’irai me mettre à la Bastille si mon t[uteur] et L B le jugent à propos. J’aime mieux ce dernier parti que d’être tourmentée par M. de M[eaux] comme je l’ai été. Si en me tenant cachée, je ne leur nuis pas, je resterai comme je vous dis. Proposez-leur aussi la Bastille, ou rester cachée en quelque lieu, mais ne leur dites pas où. Ou bien s’ils croient que je fusse en assurance chez mon fils, dites-leur bien tout cela, ensuite répondez-moi. Dans les terres, les gens d’affaires, les curés et tout cela nuit. J’ai encore un parti, c’est d’aller à Lyon incognito, mais je ne sais où trouver des maisons. Sur les chemins, l’on m’arrêterait : il faut passer par une route où je suis connue. Enfin je ne vois d’autre parti que de rester cachée, d’aller chez mon fils ou à Meaux. Réponse ?

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°122v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [153].

1Mme de Maintenon.

2L’abbé de Beaumont.

3La persécution du cercle « quiétiste ».

320. A LA PETITE DUCHESSE. Peu après le 6 août 1695.

Enfin, l’archevêque de Paris est donc mort, et mort subitement ; j’en souffre une douleur extrême à cause de la perte de son âme. Hélas ! Seigneur, donnez-lui un successeur qui répare tout ! Je vous prie de le mander à S. B. Je ne me porte pas bien et peut-être ne vivrai-je pas longtemps. Adieu. Il sait ce qu’Il veut faire de moi. Ecrivez sans différer à S. B. 

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°123v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [154].

321. A LA PETITE DUCHESSE. Avant le 15 Août 1695.

Je me suis trouvée si mal depuis hier que j’appris la mort imprévue de M. l’archevêque que je ne suis guère en état d’écrire. [124r°] Une douleur de tête fort grande m’a même empêchée quelques temps de lire vos lettres. Cette nouvelle qui vraisemblablement me dev[r]ait faire plaisir, m’ayant trouvée assez dépouillée de mes propres intérêts, ne m’a laissée que l’horreur effroyable de sa destinée éternelle. Je ne crois pas que notre ami soit archevêque de ce coup. Je n’en sais pourtant rien, mais comme j’ai cru longtemps qu’il y en aurait un entre, je vous écris ce que je pense. Si c’est l’homme à la pension1 qui est archevêque, j’en serai d’autant plus fâchée que nos amis le connaissent peu. Le t[uteur], sur une conversation qu’il a eue avec lui, le croit le mieux intentionné du monde et est plus pour lui que jamais, au lieu de juger de la duplicité par les différents personnages qu’il fait.

Pour ce qui nous regarde tou[te]s deux, je crois que le démon fait tous ses efforts pour nous désunir dans ce temps où il voit qu’il est de la dernière conséquence pour madame de Mors[tein] qu’elle soit bien avec nous. Ce que je crois donc, c’est qu’elle doit se faire violence pour ne se rien cacher à elle-même et à nous. Je suis fâchée qu’elle ait été voir la maison, cela ne convient pas. Je la prie donc de vous croire absolument, et vous de lui dire vos pensées avec moins de véhémence et plus de douceur. Défiez-vous de l’ennemi, et je vous dirai ce que dit le bon abbé Abraham 2 à un solitaire qui vint le consulter pour le défaire d’un autre qui le chargeait fort : ils se voulaient séparer. Il leur dit : « Prenez garde que, lorsque le Maître viendra, Il ne vous trouve pas divisés, car Il vous demandera compte à vous de l’âme de votre frère, et à lui de l’abus de Ses grâces ».

Quand je serai en état, je vous écrirai plus au long. J’écrirai aussi à la Colomb[e]. Mandez-lui en attendant que je m’appelle Jeanne de baptême et Marie de confirmation. J’ai toujours oublié de vous dire que je devais recevoir des lettres de conséquence par l’hôtel de Mors[tein]. J’ai peur que les domestiques ne s’en soient saisis. Je vous prie de les faire chercher : il doit y en avoir une du P[ère] l[a] C[ombe] et l’autre des Ben[édictines]. Si vous avez reçu toutes mes lettres, faites-le moi savoir. Je prie Dieu qu’Il unisse votre cœur avec celui de la p[etite] c[omtesse] ; cela est nécessaire. Cela eût été bien joli que nous eussions été à Château3, mais le t[uteur] ne le voulant pas, il faut avoir patience. Je suis si certaine que madame de M[aintenon] fait à leur égard un personnage faux sur l’affaire du Général [Fénelon] que je n’en puis douter. Cela m’est trop imprimé pour en douter, mais comme on ne me croit pas, je laisse toutes choses. Adieu, je vous embrasse toutes deux.    

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), 123v° - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), 154.

1Noailles ?

2Père du désert.

3Châteauvillain ? Le château de Châteauvillain appartenait à l’époux de Mme de Morstein, qui venait d’être tué au siège de Namur, le 18 juillet 1695.

322. A LA PETITE DUCHESSE. Août 1695.

Ma bonne p[etite] d[uchesse], je ne manquerai pas d’avoir des affaires avec M. de M[eaux]. Il faudrait que le t[uteur] lui écrivît pour ne l’irriter pas, et lui mandât qu’il a appris que madame de Cha[rost] lui a renvoyé une lettre pour moi, qu’il croit lui pouvoir dire qu’il sait de bonne part que je me suis retirée dans une solitude ou pour y être en repos - je n’ai voulu dire à personne le lieu où je me retirais - ; qu’il doit être fort en repos sur mon chapitre, ces dames n’étant plus à portée de me voir ni personne ; que j’ai dit que j’enverrai quérir ma pension tous les trois mois : comme je ne suis point à Paris, l’on peut toujours l’assurer. Il ne s’agit que de couler le temps, car Dieu est tout-puissant ; ou Il m’ôtera bientôt du monde ou Il mettra les choses sur un autre pied. Je vous prie que mon t[uteur] parle à M. et à Mme de No[ailles]1, qu’il leur montre la décharge [125r°] et qu’il leur dise ce que M. de M[eaux] dit, car il parle aux autres bien différemment qu’à lui. Cela est nécessaire pour le repos de la petite Colomb[e]2 qu’on mette les choses sur un pied que M. de M[eaux] ne pense plus à moi.

Si madame de Maintenon continue de me persécuter, je lui écrirai, quoi qu’il m’en puisse arriver, une lettre si forte que, si elle m’attire des malheurs, j’aurai la consolation de lui avoir dit ses vérités que la lâcheté de tous les hommes lui cache et que la justice de Dieu découvrira un jour et peut-être plus tôt qu’elle ne pense. Il y a un juge qui ne reçoit point les mauvaises excuses et qui la fera payer pour elle-même et pour le salut du roi.

Vous pouvez montrer au t[uteur] cette première partie de votre lettre, je vous en prie même. Pour madame de Mors[tein], n’ayez nulle complaisance mauvaise pour elle, mais aussi tâchez par la douceur de gagner sa confiance : je crains tout, mais plus il y a à craindre, plus il la faut ménager de vous à elle. Je vous plains bien, mais vous êtes engagée : il faut enterrer la synagogue avec honneur3. Faites-lui prendre le deuil et meubler de noir. Cela serait mal ; voilà ce qu’elle m’écrit. Je ne sais que lui dire car il ne la faut pas rebuter, il faut plutôt tirer que rompre. Offrez-lui la pensée de me voir, vous en voyez la conséquence.

Attendons, cette année débrouillera peut-être bien des choses. Vous ne sauriez croire combien j’ai été touchée de l’effroyable mort de cet homme4 ; l’horreur de sa destinée m’a rendue malade. S’il avait été en état de recevoir du soulagement, il n’y a rien à quoi je  ne me fusse offerte pour cela. J’ai même prié que, s’il était en état de cela, que Dieu m’exauçât, [125v°] et s’il n’était pas encore jugé, que Dieu reçût mes vœux et mon sacrifice.

Je ne sais si vous faites réflexion que cinq personnes des persécuteurs sont déjà mortes subitement : M. l’Official 5, M. de la Pérouse 6, madame de Raffetot, M. de Gus.7 et celui-ci. Peut-être en mourra-t-il bien d’autres avant la fin de l’année. Je prie Dieu qu’ils aient le temps de se reconnaître. C’est être trop vengée que de l’être une éternité. Cette pensée me fait tant de peine que je me livrerais à tous les maux possibles pour leur salut.

Je ne laisse pas d’être indignée contre nos amis pour leur aveuglement sur madame de M[aintenon] et sur M. de M[eaux]. Adieu, petite femme que j’aime tant. Dites-moi ce que je pourrai donner à M. Thev[enier]. Parlez-moi simplement.

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°124v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [155]

1 Marie-Christine de Noailles (1672-1748), « La colombe », mariée le 12 mars 1687 à Antoine de Gramont, comte de Guiche. V. Index.

2petite colom[be], fille de la « colombe. »

3Familièrement, bien finir une chose. « Ils [les premiers chrétiens] vivaient à l’extérieur comme les autres juifs […] ce qu’ils continuèrent tant que le temple subsista, et c’est ce que les Pères ont appelé enterrer la synagogue avec honneur. » (Fleury cité par Littré).

4L’archevêque de Paris Harlay. Il mourut d’apoplexie le 6 août 1695, sans trouver de secours.

5L’Official Nicolas Chéron, « homme assez connu dans le monde par le dérèglement de ses mœurs. »

6 « L'abbé de la Pérouse, et plusieurs docteurs de Sorbonne faisant au commencement de l'année 1689, une grande mission dans la paroisse de Saint Michel de Dijon, découvrirent que le sieur Guillot [Quillot] dont j'ai déjà parlé, enseignait à ses dévotes la nouvelle spiritualité. Le Moien court était répandu dans toutes les maisons, et ils en firent brûler 300 exemplaires par Madame Languet, veuve de M. Languet, Procureur Général du Parlement. Cette bonne dame très vertueuse, était chargée de les distribuer sans en connaître le poison et l'illusion… » ( Phelipeaux, Relation…, 1732, t. I, p. 35).

7 Ces deux derniers noms nous sont inconnus.

323. A LA PETITE DUCHESSE. Avant le 20 Août 1695.

Vous ne me répondez pas aussi simplement que je vous écris, ma p[etite] d[uchesse], sur ce qui regarde M. Thev[enier]. Il est question que je dois et veux lui donner quelque chose, mais comme il ne me rend autre service que les lettres et de payer la maison, ce quelque chose ne doit pas être bien considérable. Or comme je n’imagine rien, je vous prie dans votre simplicité de me mander ce que je dois donner selon ce que je suis et ce qu’il fait. Voilà tout.

Pour ce qui vous regarde, souffrez la vue de vos misères ; ces pensées que ce que vous faites est bon ne sont pas volontaires, il les faut laisser tomber. Ne vous inquiétez de rien, je vous aime fort.

Pour madame de Morst[ein], je crains beaucoup. La voilà privée de tout secours, monsieur son père ayant droit d’empêcher qu’elle ne m’écrive ; quoiqu’il demande la même chose pour vous, je ne vous crois pas sujette ni à son obéissance ni à celle d’Eud[oxe]. Cette jeune veuve fera sans doute quelques écarts, mais que faire ? Si elle n’a point de confiance, on ne la donnera pas : Dieu seul [126r°] la peut donner. Il faut souffrir et ne pas rompre. Tâchez de couler1 jusqu’à la fin du mois. Je prends part à vos peines, mais elle me fait bien plus de pitié à cause des suites. Bon courage sans courage.

Tout le baraquinage est une momerie, ceci dans le dernier secret de madame de M[aintenon], qui fait semblant de souhaiter que S B [Fénelon] ait la place que vous savez; elle l’empêche assurément et fait croire le contraire, disant que c’est lui qui ne le veut pas, et sur cela emploie le bon [Beauvillier], quoiqu’elle sache, à ce qu’elle dit, que c’est inutilement, et fait cent momeries, qu’ils croient ; et j’ai la certitude que c’est elle seule qui s’y oppose : ceci m’est donné sous un grand secret, ne le dites à personne. Si on vous en parle, dites, comme l’apprenant dans ce moment, que c’est un jeu joué de cette femme, qui est si bonne comédienne qu’ils la méconnaissent toujours : elle et M. de M[eaux] sont deux bons acteurs de théâtre.

 Je ne me porte point bien. J’ai des maux de cœur continuels. Demandez pour moi au t[uteur] une bible de M. de  Sassi [Sacy] sans explications : il m’est venu de lui demander cela par vous, et je le fais. 

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°125v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [156].

1Tâchez d’être souple, de laisser s’écouler le temps.

2Les amis de Fénelon espéraient l’archevêché de Paris pour lui en remplacement de Mgr de Harlay. On sait qu’ils furent déçus et que Fénelon avait été éloigné de la Cour en étant nommé archevêque de Cambrai.

324. A LA PETITE DUCHESSE. Avant le 20 Août 1695.

Voilà m b p d [ma bonne petite duchesse] un brouillon de lettre que j’ai fait pour M. de M[eaux]. Si le t[uteur][Chevreuse] le trouve bien, qu’il me le renvoie afin que je l’écrive. J’écrirai, comme de loin, à la mère et lui adresserai la lettre au prélat tout ouverte1. Je crois qu’après, le t[uteur] pourra parler à madame de M[aintenon] et lui proposer ce que j’ai dit sans montrer ma lettre, car j’ai peur qu’elle ne soit pas bien. Enfin, consultez avec lui, et si l’on veut me donner parole de ne me point inquiéter chez mon fils ni ne point envoyer de lettre de cachet, je m’y retirerai. Ne serait-il point mieux d’y aller d’abord secrètement, ensuite de faire voir le [126v°] parti que j’ai pris, qui est bien éloigné de vouloir avoir commerce avec personne, m’étant retirée à plus de quarante cinq lieues de Paris, en une campagne déserte ? Consultez sur cela le B[on] [Beauvillier] et le T[uteur]? Réponse au plus tôt. Ou si je resterai cachée, si on le trouve mieux ; on ne me découvrira pas, sûrement. Je suis bien fâchée de l’exil, non à cause de lui, mais de vous tous. C’est un tour de messieurs de No[ailles] et Ch[alons]. Ce dernier avait parlé assez mal, comme j’étais à Meaux, du père A[lleaume]. Voilà un mot pour la pauvre Colom[be].

Je vous laisserai mes quittances : je vous prie d’écrire tout ce que vous avancez pour moi. Adieu, je vous plains, mais vous êtes trop vive. Si m[on] B[on] [Beauvillier] continue la charité qu’il fit l’année passée au P[ère] l[a] C[ombe] et qu’il fait tous les ans, qu’il vous la donne avant que je parte. Demandez-moi une bible au t[uteur].

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°126] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [156].

1Il s’agit de la lettre n° 335 transmise à Bossuet par la lettre n°334 de la mère Le Picard. Elle avait été envoyée au duc de Chevreuse (lettre n°331).

325. A LA PETITE DUCHESSE. Août 1695.

J’ai pensé, Ma p[etite] d[uchesse], que peut-être ne me laissera-t-on pas en repos chez mon fils si l’on sait que j’y suis. Cependant la violence en paraîtra beaucoup plus grande de m’aller chercher à cinquante lieues de Paris pour me tourmenter. Parlez-en au tut[eur] sous le secret de confession, et en ce cas j’écrirai à mon fils selon ce qu’on aura résolu. Si la lettre n’est pas portée, ne l’envoyez pas que vous n’ayez vu le tut[eur]. Voilà une lettre que je lui écris à telle fin que de raison : il en fera l’usage qu’il lui plaira. Je m’adresse à vous pour cela et, à la réserve de la personne destinée à mes commissions, je n’écrirai à personne.

 Vous pouvez en assurer. Voilà ce que j’ai pensé. Réponse lorsque vous aurez  vu le tut[eur].Voilà un mot pour Dom Al[leaume]. Madame de No[ailles] n’a rien dit que de concert avec ma[dame] de M[aintenon] au tut[eur] ; je l’ai connu, mais je ne retournerai point à Meaux du vivant de M. de M[eaux] : j’en ai [f°127r°] fait serment à mon Maître. Vous me ferez, s’il vous plaît, réponse sur tout ceci. La fièvre ne me quitte pas depuis la Notre-Dame1, et de grands maux de  cœur.

A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°126v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [157].

1Le 15 août.

326. A LA PETITE DUCHESSE. Peu après le 16 Août 1695.

Le tut[eur] me mande de sortir d’ici sans délai et de chercher une maison. Je vous envoie la lettre, brûlez-la lorsque vous l’aurez lue, et voyez où je puis aller. L’aum[ônier] me propose Beaurepaire. Cela vaut bien la peine que vous fassiez un tour à Paris pour voir où l’on me peut mettre, sinon je resterai ici. Je connus le jour de la Vierge, à la messe, que ce serait M. de Cha[lons]1 : je le dis à l’aum[ônier] au sortir de la messe, et j’en pensais mourir de douleur. Je suis bien affligée de l’exil du P[ère] Al[leaume], mais je la suis bien plus du prélat ; nos amis ne le connaissent point. Faites pour une maison ce que vous voudrez. Je prétends vous écrire toujours. Vous n’êtes redevable qu’à vous-même. Envoyez cette lettre au tuteur.

A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°127] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [157].

1Louis-Antoine de Noailles (1651-1729) fut nommé évêque de Cahors, rapidement transféré à Châlons, et le 16 août 1695 nommé archevêque de Paris après la mort de Mgr de Harlay. « D'abord déclaré pour Fénelon dans l'affaire du quiétisme, il se livra ensuite à Bossuet… »

327. A LA PETITE DUCHESSE. Août 1695.

Je n’ai point été fâchée contre vous et je ne veux pas même que vous fassiez réflexion sur tout cela. Les fautes que vous faites servent à vous humilier et à vous [128r°] éclairer. Avez-vous reçu tant de lettres que je vous ai envoyées, et une si ample que je vous ai écrite, où il y en avait une du tut[eur] [Chevreuse] ? Je suis étonnée que vous ne l’accusiez pas ; elle avait huit pages. Je vous ai aussi écrit des lettres pour le Ch.1 ? Je vous prie que j’aie l’Apocalypse qui est en cahiers : le P[ère] l[a] C[ombe]   me le demande et je l’attends pour lui envoyer les autres livres. Tâchez, lorsque vous parlez, de ne point suivre votre naturel ; lorsque cela vous est échappé, ne vous en étonnez pas.

Il faut ménager madame de Mors[tein]. Que dites-vous de l’envie qu’elle a d’aller à Chateauvilain [Châteauvillain]2 avant ses couches ? Dites-lui ce que vous en pensez,  et voyez avec M. et Mme de Ch[evreuse]. M. de Ch[evreuse] m’ayant interdit de lui écrire, comme vous l’avez vu dans sa lettre, souffrira encore moins que j’y aille avec elle. Ainsi il faut se préparer à tout. J’y aurais été volontiers si monsieur de Chevreuse, à qui elle doit l’obéissance, ne m’avait priée de n’avoir plus de commerce avec elle. Je le lui ai mandé, il y a plus de quatre jours ; je suis étonnée que vous n’ayez pas recu la lettre. J’admire comme M. de Ch[evreuse] est toujours la dupe de madame de M[aintenon] et de M. de M[eaux]3. Dieu les bénisse tous. Je n’ai pas le temps de vous en dire davantage. Je n’en serai pas moins unie à Mme de Mors[tein], pour ne lui oser écrire. Je vous mande dans cette lettre que je ne croyais pas que N.3  fut cette fois archevêque de Paris. Je salue votre compagne.

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°127v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [158].

1 Il peut s’agir aussi de « M. de Ch. » : le chevalier de Gramont (v. lettre du 13 octobre 1695 à son fils de La Sardière).

2 Le château de Châteauvillain appartenait à l’époux de Mme de Morstein, qui venait d’être tué au siège de Namur, le 18 juillet 1695.

3 Sur la conduite étonnante de Chevreuse, compte tenu de la situation, on tiendra compte du jugement de Saint-Simon :  « J’ai parlé ailleurs [...] de la droiture de son cœur, et avec quelle effective candeur il se persuadait quelquefois des choses absurdes… »

4 Fénelon.

338. A LA PETITE DUCHESSE. Septembre 1695.

Ma bonne p[etite] d[uchesse], la lettre qui a été perdue est quelque chose de bien affligeant à cause d’une lettre de l’aumô[nier][l’abbé de Charost]. Il faut que la cervelle lui soit tournée pour écrire une lettre comme celle-là. Il n’y a à cela nulle réplique, à moins de dire que c’est un fol. Il m’écrit les choses les plus affreuses, dit-il, par esprit de liberté, et me dit cela comme s’il faisait tous les maux et que je les lui conseillasse, et en des termes étonnants, [qu’]on1 ne le connaît pas, et que des vétilles lui paraissent des monstres. Tout l’assaisonnement y est. Deux lettres adressées sous mon nom qui ne laissent plus lieu de douter que c’est à moi qu’on écrit. Il y a de la friponnerie sur la lettre. Premièrement j’avais envoyé prier M. Thev[enier] avec la dernière instance, de ne me point envoyer les lettres s’il en recevait, [f°127v°], et que je les enverrais quérir. Lorsqu’on apporta la boîte, j’envoyai demander à la femme s’il n’y avait point de lettres ; elle répondit que non. Le lendemain, en apportant un autre paquet, elle dit à propos de rien : « Au moins j’en donnais hier un plus petit que celui-là, et selon ce qui était dedans, il devait être plus gros ». J’envoyai dans le moment à M. Thure [Theu] ; il a toujours dit, trois fois que j’y ai envoyé, que sa femme n’était pas chez elle, et n’a rien fait chercher ; tout est adressé à Mme Lep[autre ?].

Voilà la pensée qui m’est venue que j’écris au tut[eur], vous lui donnerez ouverte et vous verrez ensemble. Vous lui direz que, par imprudence, l’aumônier, sans dire quoi, m’a écrit des choses qui, prises d’un sens, me peuvent perdre, que vous parliez de Les. et d’Eud[oxe][Madame de Maintenon]. Ne pourrait-on point faire que ces deux noms fussent deux personnes ? Car on s’offenserait moins du dernier nom que du premier. Jusqu’à présent, j’étais innocente ; à présent, je puis passer pour coupable et sans réplique. S’il y a de la sûreté à la proposition que je fais au tut[eur], c’est le mieux pour nous tirer tous d’embarras. Ne m’envoyez ni desg.2 ni Put [Dupuy], que vous ne voyiez si l’on se charge de cette proposition. Ensuite vous m’enverrez qui vous voudrez, mais j’aimerais mieux desg. car de demeurer ici [sic], le paquet étant adressé à madame Lep[autre]. Mais le plus fâcheux, c’est les dessus de lettres de mon fils. Ne m’envoyez pas le p. arch.3 : cela n’est pas de saison. 

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), f°127r°, A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [158].

1Nous ajoutons « qu’ », tentant de rendre ce passage plus clair.

2Desgr. qui pourrait être la sœur de Famille ?

3Petit Archange ? (une statue de saint Michel).

340. A LA PETITE DUCHESSE. Début septembre 1695.

Madame de M.1 a t-elle retiré les papiers de son mari ? Depuis que je vous ai écrit, je me sens si fort portée à rester ici, abandonnée à Dieu, qu’il me paraît que c’est le seul parti [128v°] que je puisse prendre. Le pis qui me puisse arriver, étant prise, est d’être mise entre les mains de

M. de M[eaux] ou de Ch[alons]2. Mandez-moi ce qu’il y avait dans le paquet de lettres qui a été perdu. Ce ne sont point les industries humaines qui me sauveront, mais la volonté de Dieu. Je suis sûre qu’on ne dit tout cela à M. de Ch[evreuse] que parce qu’on croit qu’il me le peut faire savoir. Je crains de la friponnerie sur le paquet, et ce n’est pas sans sujet que je le crains. J’ai laissé, chez M. The. [Theu], une cassette : que l’aumônier [l’abbé de Charost] l’aille prendre lui-même, et qu’on me la serre.

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°128] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [159].

1Morstein ?

2Chal[ons] La Pialière          

341. A LA PETITE DUCHESSE. Début septembre 1695.

Je n’ai pas plus tôt fait une proposition qu’elle me paraît impertinente : Dieu permet que je sois présentement incapable de bien juger. J’ai oublié de dire au tut[eur][Chevreuse] qu’il vît s’il y avait lieu de se fier qu’on ne m’arrêtât pas chez mon fils après une parole donnée. En tout cas, qu’il ne fasse, s’il vous plaît, la proposition qu’après la Notre-Dame1. J’ai pensé que si vous avez quelque chose d’absolument nécessaire, le Ch.  pourrait bien apporter les lettres : venant très rarement, cela serait plus sûr que personne. Ma p[etite] d[uchesse], servez-moi de directeur, et qu’on ne m’écrive jamais de lettres pareilles à celles de l’aum[ônier] qui sont pires que je ne puis dire. Avez-vous recommandé les lettres au p[etit] M[aître] ? Que ne lui faites-vous reproche ! S’Il ne les a pas gardées, si elles sont en mauvaise main, nous en entendrons bientôt parler. Ainsi ne remuez rien, même pour chercher une maison de quelque temps.

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°128v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [159].

1Le 8 septembre. Cette lettre serait donc à placer peu après celle adressée à Chevreuse et reçue par celui-ci le 12.

342. A LA PETITE DUCHESSE. Septembre 1695.

J’attendrai ici les ministres de la fureur de Jes. [Jésus ?]. Vous ne me mandez rien sur le parti d’aller demeurer avec mon fils et vous avez raison ; je n’y serais pas sûrement. J’ai payé M. The. [Theu] et l’ai remercié, en lui faisant entendre que je m’en vais. Lorsqu’on écrira par lui, ce qui ne sera que dans une extrême nécessité, il ne faut pas demander réponse sur le champ, comme on a fait toujours, mais attendre trois ou quatre jours pour avoir la réponse. Je ne suis nullement surprise de la trahison d’Eud[oxe][Madame de Maintenon]. S’ils voyaient tout, ils en verraient bien d’autres, mais il n’y a pas moyen de les changer.

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°128v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [159].

343. A LA PETITE DUCHESSE. Septembre 1695.

Le paquet est perdu : M. Thev[enier] l’avait envoyé par une femme qu’il croyait sûre et cette femme l’a perdu, ainsi vous voyez que je ne puis répondre sur la maison. Voyez cette lettre et me la renvoyez. Vous pouvez m’écrire tous les vendredis, et le jeudi suivant, vous aurez la réponse. N’écrivez à B. [Beauvillier] par la poste qu’avec précaution, et sachez de lui ce qu’il pense pour retourner où l’on était ou demeurer caché. Si le paquet de lettres est tombé dans de certaines mains, où en sommes-nous ! Mais Dieu sur tout. Fam[ille] s’imagine qu’on pourrait se confier à sa sœur, mais je ne sais si cela serait sûr, et qu’elle apporterait toutes les semaines les lettres et me donnerait le temps d’y répondre. Mais à moins que vous n’ayez cela au cœur, ne le faites pas, car j’ai toujours cru Desg.1 très indiscrète. Je crois qu’il faut que, selon toutes les apparences, le b. [Beauvillier] agisse de concert avec M. de Ch[alons], mais qu’il ne s’y fie que de bonne sorte. Cela est bien lâche à M. et Mme de No[ailles] de dire ce qu’ils disent de M. de C[ambrai] : quand cela serait vrai, un bien dont on se vante, et qui est reproché, devient un [f°129v°] mal et désoblige. Dites-lui que je l’aime de toute mon âme. Mandez-moi sans déguisement ce que vous dit le cœur sur la lettre de M. de Ch[alons], mais cela sans déguisement. Je vous réponds que, quand vous ne me seriez pas venu quérir, il suffirait que je fusse dehors pour donner de l’ombrage. Si ma lettre est perdue, il n’y a rien à faire, ni pour la maison que vous avez vue ni pour rester ici. Faites des amitiés pour moi  à m b. [Beauvillier]. Je voudrais qu’il eût nommé  Jean-Michel cet enfant2.

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°129] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [160].

1Desg. : la sœur de Famille ?

2 Beauvillier eut treize enfants : Marie-Françoise (morte à deux ans), Marie-Antoinette, Marie-Geneviève, Marie-Louise, Marie-Thérèse, Marie-Henriette, Marie-Paule, Marie, Marie-Françoise… en neuvième enfin, un fils ! Deux fils restèrent en vie : l’aîné était le comte de Saint-Aignan, le cadet, le comte de Séry. (v. G. Lizerand, Le duc de Beauvillier 1648-1714, Belles- Lettres, 1933, p. 341 et 345).

344. A LA PETITE DUCHESSE. Septembre 1695.

Ma bonne] p[etite] d[uchesse], rien n’est plus certain qu’il y a de la friponnerie du côté de M. The [Theu], car lorsque je reçus la boîte, j’envoyais demander à la femme d’où vient qu’il n’y avait point de lettres ; elle manda qu’il n’y avait que la boîte. Je suis sûre de madame Lapierre, qui m’aime, qui a de la confiance et qui en est fort affligée. Lorsqu’on a demandé à la femme, qui dit avoir donné le paquet, sa grosseur, elle a dit qu’il était comme une lettre. Il vaut mieux ne me plus écrire du tout. Ne m’envoyez personne.

La lettre de l’aum[ônier], par sa mauvaise manière de s’exprimer, est à me faire brûler. Dieu a poussé les choses à la dernière extrémité, et il faut qu’Il veuille notre ruine totale puisque les lettres sont perdues, car je crois qu’elles sont en main de gens qui sauront s’en prévaloir. Cette lettre prise à la lettre convainc de crime, et le mot que vous mettez : « Ne voulez-vous pas faire m. cette Jes1 » est inexcusable, quoique qu’il soit très innocent au sens que vous l’entendez. Les lettres de mon fils et de ma belle-fille font connaître qu’elles sont pour moi et à  [f°130r°] cela, il n’y a pas d’excuse et de remède. Je n’ai point au cœur de me fier à pet.  J’aime mieux n’avoir point de lettres : je ne veux point me mettre entre les mains de madame de M[aintenon], surtout après la perte des lettres. Je crains plus les recherches de madame de N.a que toutes les autres. Il me semble qu’il ne fallait point écrire une lettre comme celle de l’aum[ônier]. Cependant, Dieu sur tout.

Si j’avais une personne sûre, de basse condition, qui louât une maison à boutique et qui me donnât un appartement, mais il n’y a personne. Mon fils me demande avec instance, mais on me trouverait chez lui. Demandez au b. [Beauvillier] ce qu’il en pense. Sinon, je resterai ici et je prendrai une chambre, en cas qu’il arrivât quelque malheur, pour me retirer. J’irais à cent lieues d’ici pour éviter de tomber entre les mains de m[adame] de M[aintenon]. Put [Dupuy] avait une femme sûre : voyez avec lui. Je savais bien dès M[eaux] les sentiments de madame de M[aintenon] et je ne m’y suis jamais fiée ; elle est dévouée à la fortune, je m’attends au dernier supplice. Il semble que Dieu ne Se veuille point apaiser. Je doutais s’il y aurait batt[erie]3 , mais nous l’aurions gagnée avec grande perte. Consolez-vous, bonne p[etite] d[uchesse], la p[utain]4 n’osera, je crois, s’attaquer à vous. Il faut bien se donner de garde, dans la conjoncture des choses, de m’envoyer la femme de Monfort. Sachez ce que pense le b [Beauvillier] pour aller chez mon fils. Si les lettres sont trouvées, il faut se résoudre à la mort, cela n’est pas difficile. N’allez point pour moi au p. arch.5, mais bien pour les autres. 

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [129v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [160].

a Plusieurs mots barrés dans La Pialière.

1Peut-être : « m[adame] cette Jés[uiterie] ?

3Au sens de : bataille.

4Injure utilisée à la Cour pour désigner Madame de Maintenon, par exemple par la princesse Palatine ; exceptionnellement ici par Madame Guyon, acculée.

5Petit Archange (saint Michel) ?

345. A LA PETITE DUCHESSE. Octobre 1695.

Si je vous ai mandé quelques mots sur le tort que je craignais que le Ch.1 vous pût faire, c’est parce que j’ai longtemps porté une conviction que Ba[raquin] ferait tout ce qu’il pourrait pour nuire aux Enfants. J’en avais même écrit à M. f.2, et j’appréhendais, dès ce temps-là, pour le Ch. Je vous prie de ne lui rien témoigner, car vous savez de quelle conséquence cela m’est. Ce qui m’a encore porté à vous dire cela, c’est que, ayant vu le petit Ch., qui m’a parlé avec toute sorte d’ouverture, j’ai appris que le grand [Ch.] lui avait insinué d’assez dangereuses maximes, dont je l’ai détrompée et lui ai fait voir la vérité. J’en ai été extrêmement satisfaite, mais le grand Ch. est demeuré dans son entêtement, sans vouloir démordre de quoi que ce soit. Son obstination a

1Ch. pour Charost ? Grand et petit Ch. : il s’agit d’une mère et de sa fille ; le féminin est indiqué par « …j’ai appris que le grand [Ch.] lui avait insinué d’assez dangereuses maximes, dont je l’ai détrompée… » puis à la fin de la lettre, par « elle est bien loin sur cela de la simplicité… » ; ce qui n’exclut pas de façon certaine un surnom qui lui aurait été associé de « ch[eval] ».

2Non identifié.

353. A LA PETITE DUCHESSE. Octobre 1695.

Je suis en peine, Ma p[etite] d[uchesse], si vous avez reçu dimanche une lettre qu’on vous porta, à ce qu’on dit, à l’hôtel de C[hevreuse], mandez-le moi incessamment. Plus j’ai d’éloignement pour la d[ame] et plus j’aime Lam1. Je vous avoue que plus je vois le Ch., plus je le trouve égaré et éloigné. Je vous en ferais voir des circonstances qui vous étonneraient ; mais c’est à présent le temps de souffrir et de se taire. Il semble que bar[aquin] ait puissance pour un temps, mais que dire et que faire ? Souffrir et se taire. Dites au m.2, lorsqu’il sera arrivé, qu’il y a longtemps que vous gardez cette lettre et que je vous l’ai envoyée en partant. Il est de conséquence que vous ne témoigniez rien au Ch. de ce que je vous ai mandé, car elle me peut beaucoup nuire, n’épargnant rien pour se maintenir. Ce sera Dieu qui sera juge entre les infidèles et moi. Je vois avec frayeur les cèdres tomber tandis que les petites herbes demeurent fermes. Je prie Dieu qu’Il soit votre force et votre soutien.

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°133]  -  A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [163].

1Indéterminé.

2Indéterminé. Au marquis ?

354. A LA PETITE DUCHESSE. Octobre 1695.

J’ai au cœur de vous dire que je crains que le Ch. ne vous nuise, car je la trouve bien pleine d’amour-propre. Je vous avoue, ma p[etite] d[uchesse], que je suis étrangement surprise de ses manières, de ses frayeurs et du risque qu’elle croyait courir en me venant voir. Je crois qu’il ne me la faut plus envoyer et nous passer de nous écrire. Il faut que l’aum[ônier] envoie chez lam, comme p[ut][Dupuy] le lui dira, un gros paquet de livres que Dom [Alleaume] a laissé pour moi en partant. Vous y pourriez joindre encore une lettre si vous avez quelque chose à me faire savoir. Il faut que je reste ici, abandonnée au p[etit] M[aître]. Je crois que le défaut de foi du tut[eur][Chevreuse] vient du défaut de soumission pour n’avoir pas voulu venir seul. Je ne doute point qu’Eu[doxie][Madame de Maintenon] ne pousse les choses à toute extrémité. Dieu y peut seul mettre remède ; s’Il ne le veut pas, il faut le souffrir.

Je vous aime bien tendrement et j’espère que m[on] p[etit] M[aître] vous bénira de cela. Si vous aviez quelque chose de conséquence à me faire savoir, desgr1 pourrait porter les lettres chez M. Cam2, comme p[ut] [Dupuy] en conviendrait avec vous afin que nul de nos gens n’ouït cela, et j'enverrais tous les jeudis chez lui.  Mandez-moi si vous entrez là-dedans ou si nous ne nous écrirons plus tout à fait. Mais je ne suis point contente du Ch. en façon que ce puisse être : je crains pour le secret. Mais je laisse tout. Peut-être que comme elle craint qu’on ne sache qu’elle a eu commerce avec moi, cela pourra l’empêcher de dire où je suis.

Où trouve-t-on des âmes vides de tout intérêt ? Je demeure ici en paix, attendant ma destinée, car partout, ne me voyant jamais sortie, je serai suspecte. Je voudrais trouver une maison d’huguenots3, car je n’y serais pas examinée. D’un autre côté, il me paraît que je ferai mieux de rester ici dans mon abandon. Que vous dit le cœur sur tout cela ?  Mandez-le moi.

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°133] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [164].

1Desg., sœur de Famille ?

2Non identifié.

3Liberté dans l’appréciation des différences religieuses. On sait qu’elle sera à la fin de sa vie en relation avec de nombreux protestants, dont son éditeur Poiret.

355. A LA PETITE DUCHESSE. Novembre 1695.

Je crois, ma très chère, qu’il ne faut pas penser à venir à présent. Je vous assure que je le souhaite autant et plus que vous, mais le p[etit] M[aître] ne le permet pas : Lb. [Beauvillier] ne pourrait s’empêcher de le dire à B. [Fénelon]. Pour N.1, je donnerais ma vie afin qu’elle fût comme Dieu la veut si elle avait acquiescé ! Je sais bien de quoi il s’agit, mais elle ne l’avouera jamais : c’est son inclination pour N. qui la fait si fort souffrir. Ne témoignez jamais que je vous l’ai mandé, ni que vous le soupçonniez. Si elle avouait cette faiblesse, qui n’est rien, elle serait guérie. Ne m’écrivez pas par Cam que le gros enfant [La Pialière] ne soit parti. J’entre dans ce que vous me dites pour vous adresser toutes les lettres. Je vous écrirai demain plus au long. Je vous aime bien tendrement.

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°133v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [164].

1 Non identifié ; de même plus bas, pour Cam.

359. A LA PETITE DUCHESSE. 27 novembre 1695.

Jusqu’à présent, j’ai gardé un profond silence dans toutes les calomnies qu’on a inventées contre moi, parce qu’elles ne regardaient que ma personne, et que j’ai cru qu’il suffisait que Dieu, qui sonde les cœurs et les reins1, fût témoin de mon innocence. Mais à présent que je vois que la malignité de ceux qui [ne] me persécutent que parce que j’ai découvert leur turpitude, a trompé la crédulité des plus saints prélats et des plus gens de bien, je dois un aveu de la vérité au public. Je dirai donc que je ne reconnais point l’écrit des Torrents dans la lettre pastorale de M. de Chartres2, que je le vois seulement travesti, qu’il est absolument méconnaissable, ceux qui l’ont transcrit avec une fin malicieuse ayant ajouté des endroits et tronqué d’autres qui le rendent tout à fait différent de lui-même. Si le manuscrit est de ma main, qu’on le fasse voir, mais ce sont des copies auxquelles on a malignement ajouté des choses qui ne furent jamais ; par exemple, il y a que l’homme renaît de sa cendre, et est fait un homme nouveau3. Ils ont mis que l’homme prend vie dans son désordre, et des endroits où il y a trois ou quatre lignes ajoutées, qui rendent les propositions très mauvaises ; d’autres où on coupe le vrai sens pour prendre des mots de côté, et d’autres dont on fait une liaison. Puisqu’on ajoute bien aux imprimés, comme a fait M. Nicole dans sa Réfutation, pénultième feuillet, que ne fait-on point aux manuscrits, qui, n’étant pas de ma main, sont habillés de toutes sortes de couleurs ? C’est néanmoins sur ce fondement si faux qu’on explique deux livres que j’ai soumis tant et tant de fois.

La bonne foi de ma soumission fait que je n’ai pas écrit un mot pour les éclaircir ni défendre. Dieu, qui voit le fond des cœurs, sait que j’ai écrit dans un temps où il n’était point mention des abominations que l’on a 

1Dieu sonde les reins et les cœurs : Psaumes, 7, 10 ; Jérémie, 11, 20.

2Ordonnance du 21 novembre 1695.

3I Corinthiens, chap. 15, par ex. 42 : …Le corps, comme une semence, est maintenant mis en terre plein de corruption, et il ressuscitera incorruptible. (Sacy).

[181]  découvertes depuis4. Je proteste, devant Ses yeux divins, que j’ignorais entièrement ces choses lorsque j’ai écrit, et que je n’en avais jamais ouï parler. Le petit traité des Torrents fut la première chose que j’écrivis au sortir de ma patrie : la vie que j’y avais menée justifierait pleinement toutes choses. Il me suffit de dire que je n’ai jamais pensé ce qu’on me veut faire penser. Pourquoi juger des intentions d’une personne? Si j’ai pensé ces choses, je dois les avoir dites pour que l’on puisse juger de mes pensées ? Si je les ai dites, qu’on produise les personnes auxquelles je les ai dites ? Si je ne les ai point dites, pourquoi me faire penser ce que je ne pensai jamais ? J’ai été examinée tant et tant de fois, et après des examens si rigoureux et de personnes si fort prévenues, l’on n’a rien trouvé. Je ne suis sortie de Meaux, où je m’étais mise moi-même pour être examinée, qu’après une décharge de toutes ces choses, et une reconnaissance du prélat qu’il ne me trouvait avoir aucun des sentiments qu’on m’impute.

 Je n’ai point promis de retourner à Meaux, comme on fait courir le bruit. Si je l’avais promis, je l’eusse tenu, quoi qu’il m’en dût coûter. Il est vrai qu’après la décharge donnée, je demandai à ce prélat s’il agréerait que j’allassea passer les hivers dans son diocèse ; il me dit que je lui ferais plaisir. Je ne dis cela que parce que j’aimais les religieuses de ce monastère, et comme une action libre de faire ou ne faire pas. Depuis ce temps, j’ai vu que ce prélat, plein de grandes qualités, loin de s’arrêter à ses lumières propres, desquelles je n’ai pas sujet de me plaindre, agissait le plus souvent contre ses propres sentiments par l’instigation de personnes mal intentionnées5, ce qui faisait que les choses ne prenaient point de fin, et qu’après tant et tant d’examens où l’on avait paru content, l’on en revenait toujours aux impressions étrangères. J’ai cru qu’il était plus à propos de garder le silence et de me retirer dans un lieu à l’écart, non pour fuir la lumière, comme on veut le persuader. Ai-je fui la lumière, puisque je me suis toujours présentée lorsqu’il a été question de répondre de la pureté de ma foi que j’ai toujours été prête de soutenir aux dépens de ma vie ? Il est vrai que, voyant les esprits si fort indisposés, je me suis retirée dans une profonde solitude, éloignée de tout le monde, où je n’ai commerce avec personne. Si je suis dangereuse, et que mon commerce le soit, pouvais-je prendre un meilleur parti pour me mettre à couvert de tout soupçon, surtout ne l’ayant fait qu’après avoir rendu jusqu’à la fin toutes sortes de témoignages de ma foi ? Je me suis même rendue inconnue à mes meilleurs amis, je me suis retirée à l’écart et dans la solitude, sans nul commerce avec les hommes, et l’on dit que

4Les Torrents restés en manuscrit depuis 1685, Molinos fut condamné en 1687.

5Sous la pression de Madame de Maintenon.

 je cherche les ténèbres pour faire le mal ! lorsque j’ai paru, l’on dit que je ne l’ai fait que pour séduire. Quel parti  [182]  peut-on prendre, qui ne soit pas condamné ? Si je parle, mes paroles sont des blasphèmes ; si je me tais, mon silence m’attire l’indignation. C’est pourtant l’unique parti que je puis et dois prendre, après toutes les protestations que j’ai données de ma foi pour laquelle je suis prête de mourir, ne m’étant jamais écartée un moment des sentiments de l’Église ma mère, condamnant tout ce qu’elle condamne et dans moi et dans les autres, étant prête de répandre jusqu’à la dernière goutte de mon sang pour la pureté de sa doctrine. Ce sentiment n’est jamais sorti de mon cœur, même pour un instant.

Mais pour tant de choses qu’on m’impute par des sens si violents qu’on donne à mes écrits, qu’il serait très aisé de justifier et d’en faire voir la pureté et l’innocence, je déclare qu’on m’impute des pensées, qu’on donne des tours auxquels je n’ai jamais pensé. L’on attribue à péchés énormes ce que je dis de simples défauts ; l’on fait des crimes réels de ce qui n’est qu’une simple impression de l’imagination, que Dieu permet qui soit remplie et offusquée de telle sorte que celui qui souffre ces peines ne discerne pas s’il y consent ou n’y consent pas. L’on prend des épreuves des démons - où Dieu permet que ces misérables esprits, par des coups redoublés et des rigueurs inouies, exercent encore de pauvres âmes en ce siècle, comme ils ont fait du temps des Hilarion et des Antoine -, pour des choses abominables, les maximes du plus pur amour pour des exécrations, parce qu’il a paru dans ce siècle de misérables créatures livrées au dérèglement de leur cœur, que j’ai tâché de tirer du désordre, que j’ai indiquées, qui m’ont toujours trouvée en leur chemin, dont je produirais même de bons témoins, si je ne prenais pas le parti du silence ; ce sont ces misérables qui m’accusent, et qui veulent trouver dans mes livres le sens corrompu qu’elles donnent à toutes choses. Le soin qu’on a pris de tronquer les passages, d’ajouter à d’autres, marque assez le peu de bonne foi qu’on a conservé en tout cela.

Mais c’est à ce Dieu fort et puissant, qui S’est revêtu en S’incarnant de la faiblesse de notre chair, à faire connaître la vérité, à la faire sentir et éprouver dans les cœurs qu’Il a choisis pour cela. Il n’a que faire d’aucune créature pour en venir à bout ; Il pénètre les lieux les plus cachés, et l’onction enseigne toutes choses à Ses enfants. Et cette onction étant produite dans les âmes par le Saint-Esprit qui ne peut enseigner que la vérité, Il ne permettra pas qu’ils prennent le change ; il faut l’espérer de Sa bonté. Il ne me convient pas de réfuter les endroits ajoutés à mes écrits, non plus que ceux qui sont tronqués ou mal entendus, laissant cela aux personnes plus éclairées, et m’étant imposé un silence éternel.

 

J’ajoute ce passage de saint Aug[ustin], au livre de la véritable religion 6, chap. 6, § 11 : « Souvent  même la Providence de Dieu permet que quelques-uns de ces charnels dont je viens de parler, trouvent moyen, par des tempêtes qu’ils excitent dans l’Église, d’en faire  [chasser] de très gens de bien ; et lorsque ceux qui ont reçu un tel outrage, aiment assez la paix de l’Église [183] pour le prendre en patience, sans faire ni schisme ni hérésie, ils apprennent à tout le monde, par une conduite si sainte, jusqu’où doivent aller la pureté et le désintéressement de l’amour qui nous attache au service de Dieu. Ils demeurent donc dans le dessein de rentrer dans l’Église dès que le calme sera revenu ; ou si l’entrée leur en est fermée, soit par la durée de la tempête ou par la crainte que leur rétablissement n’en fît naître de nouvelles et de plus fâcheuses, ils conservent toujours dans leur cœur la volonté de faire du bien à ceux mêmes dont l’injustice et la violence les ont chassés ; et sans former de conventicules ni de cabales, ils soutiennent jusqu’à la mort et appuient de leur témoignage la doctrine qu’ils savent qu’on prêche dans l’Église catholique ; et le Père qui voit dans le secret de leur cœur leur innocence et leur fidélité, leur prépare en secret la couronne qu’ils méritent. On aurait peine à croire qu’il se trouvât beaucoup d’exemples de ce que je viens de dire; mais il y en a, et plus qu’on ne saurait se l’imaginer. Ainsi il n’y a point de sortes d’hommes, non plus que d’actions et d’événements, dont la Providence de Dieu ne se serve pour assurer le salut des âmes, pour instruire et former son peuple spirituel. »

Je voudrais mettre ici un autre passage de saint Jean Chrysostome, mais je ne l’ai pas, où ce saint dit que lorsqu’il s’agit de combattre par la raison, on combat une raison par une autre, et il est aisé à la vérité de surmonter le mensonge et la calomnie ; mais lorsqu’on use de violence, il n’y a qu’à céder et souffrir, car la vérité ne peut rien contre la violence7.

A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°159] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [180]. - Fénelon 1828, t. 7, 1. 93, p. 206. 

aje retournasse Fénelon 1828.

b faire chasser de Fénelon 1828. Mot absent dans La Pialière !

6De vera religione, écrit en 390 ; P.L. Migne, 34. Long passage déjà cité un an auparavant, dans la lettre à Chevreuse du 10 novembre 1694 : « J'ai trouvé à l'ouverture du livre de St Augustin, intitulé De la véritable religion un endroit qui m'a paru bien beau dans la conjoncture présente. C'est au chapitre 6, page 33 : « Souvent même la Providence de Dieu […] former son peuple spirituel. »

7Cf. « Car il y a cette extrême différence que la violence n’a qu’un cours borné par l’ordre de Dieu, qui en conduit les effets à la gloire de la vérité qu’elle attaque, au lieu que la vérité subsiste éternellement et triomphe enfin de ses ennemis, parce qu’elle est éternelle et puissante comme Dieu même. » (Pascal, Les Provinciales, en conclusion de la 12e lettre, Lafuma, Seuil, 1975, 429b).

362. A LA PETITE DUCHESSE (?) Décembre 1695.

Je vous assure que le gros enfant [La Pialière] n’a rien lu de ce que je lui ai donné sans le cacheter ; il est, sur cela comme sur le reste, d’une fidélité inviolable. Lorsque je lui ai donné, je lui ai dit de ne les pas lire, et il ne pourrait porter d’avoir fait une pareille infidélité sans me le dire : soyez en repos sur cela. Pour la jeune v[euve], ne l’obligez plus de vous rien dire, laissez-la agir naturellement. J’ai bien peur qu’elle ne tienne de N. Le gros enfant vous dira les perquisitions qu’on fait de tous côtés. Envoyez-moi, par lui, quelque argent en or pour subsister du temps sans envoyer chez vous. Je ne sais pourquoi vous êtes jalouse, vous aimant comme je fais. Je crois qu’il faut recevoir la lettre du bon M. sans lui promettre de réponse qu’après les Rois. Adieu, je ne cacheterai pas cette lettre autrement que par la sûreté de l’homme à qui je la donne. 

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°134v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [165].

Madame Guyon est arrêtée et transférée à Vincennes. Prennent place les documents suivants : « LE ROI  A M. DE NOAILLES, ARCHEVEQUE DE PARIS. » et « EXTRAITS DES INTERROGATOIRES. »

377. A LA PETITE DUCHESSE. Novembre 1696.

Mon cœur me rend un bon témoignage de vous, et je vous aime de tout mon cœur. Bon courage ! Je ne demanderais pas mieux que d’avoir confiance en [le] curé de Saint-Sulpice, eta les premières fois, dès que je sus qui il était, j’en eus une entière. Mais que je m’en trouvai mal, et que ce que je lui dis me fut nuisible ! Je le crois homme de bien, mais tellement prévenu contre moi, si fort dans les intérêts de ceux qui me tourmentent, qu’il n’y a rien à faire. Il me dit toujours que j’ai enveloppé dans mes livres des sens cachés ; il m’a dit à moi-même des choses si fortes en confession de ce qu’il pense de moi, et m’a toujours traitée sur ce pied, étant six semaines sans vouloir que je communie et continuant toujours de même. Il a prévenu la fille qui me garde ici d’une si étrange manière qu’elle me regarde comme un diable. Toutes les honnêtetés que je lui fais l’offensent parce qu’elle croit que c’est pour la gagner. De plus [le] curé ne me parle que d’une manière embrouillée, voulant tantôt savoir entre les mains de qui j’ai mis ma décharge pour la ravoir. Il voit souvent M. de M[eaux] chez l’abbé de Lannion. Jec ne lui ai jamais ouï dire un mot de vrai, ni deux fois de la même manière. Je lui donnai au commençement une lettre pour M. Tronson, pleine de confiance, il me jura foi de prêtre qu’il la lui donnerait sans que qui que ce soit la vît ; il la porta à M. de Paris, quid en fut en colère contre moi, et puis en me parlant il se coupa, et enfin il me fit connaître que M. de P[aris] l’avait vue. Plus je me confie, plus mon cœur est serré. Je fais pourtant au-dehors, dans le peu que je le vois, ce que je puis pour lui marquer de la confiance, mais il me demande par exemple de lui écrire tout ce que [f°165v°] M. de M[eaux] m’a fait et de le signer, et quelque chose au-dedans m’empêche et me dit que c’est une surprise.

Je suis ici où l’on me fait faire des dépenses excessives en choses qui ne me regardent point, et je n’ai ni linge, qui m’a été pris, ni habits, ne mangeant que de la viande de boucherie, et [ain]si je dépense quatre fois comme à Paris, mais cela n’est rien au prix des autres duretés. Cependant je suis paisible et contente dans la volonté de Dieu. Pour vous dire tout ce qu’on me fait, il faudrait des volumes : on me traite plus mal depuis six semaines ou deux mois qu’on ne faisait auparavant. [Le] Curé veute que mes amis lui soient obligés, lors même qu’il favorise mes ennemis. Il faut toujours que vous lui marquiez une espèce de confiance, mais tenez-vous sur vos gardes. J’ai un testament que je voudrais vous envoyer ; je n’ose le risquer. Payez bien cette bonne femme, je n’ai rien du tout pour lui donner. L’autre ne peut plus rien faire ; on l’a ôtée parce qu’on a cru qu’elle me servait avec affection. N. me demande où je veux aller ; je lui ai dit que je pourrais aller chez mon fils, mais que je ne demandais rien, car je n’ai jamais demandé la moindre chose. J’ai toujours dit que je ne voulais que la volonté de Dieu, et je me suis laissée ballotter comme on a voulu, mais je n’ai rien dit et rien fait que je ne dusse. M. Py[rot] m’a fait des choses qu’on aurait peine à croire, mais Dieu voit tout. Si vous vouliez me mander ce qu’est devenu Dom [Alleaume] et le P[ère] L[a] C[ombe], ou plutôt, si vous l’agréez, Famille 1 irait chez vous le soir et reviendrait.

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°165] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [183] : « Nbre 1696 » ; « ce qui suit est du temps de Vaugirard ».

a en N. (curé de St-Sulpice add.interl.), et

b De plus N. (curé add.marg.) ne

c La[nion add.interl.). Je

d M. de P(aris add.marg.), qui

e auparavant. N. (Curé add.interl.) veut

1La servante de Madame Guyon.

Ici prend place (v. la série des documents à la fin du volume) le document suivant : « DECLARATION SIGNEE AVANT DE SORTIR DE VINCENNES. 9 octobre 1696. »

378. A LA PETITE DUCHESSE. Novembre 1696.

Je vous prie d’empêcher que je n’aille chez mon fils. J’ai prié N. [le curé]1 de ne le point faire, mais cela n’a servi de rien. Je ne sais ce qu’il a

1La Chétardie, curé de Saint-Sulpice, comme indiqué par addition interligne dans une lettre précédente.

dans la tête, mais la fille qui est ici peut bien, avec mille fantaisies qu’elle a, faire naître des soupçons. L’on ne peut lui témoigner plus de confiance  [185] que je fis la dernière fois, mais comme je vous dis, cette hospitalière2 me rend auprès de lui tous les mauvais services qu’elle peut. Elle s’ennuie ici où elle est seule, et me brusque à tout moment, disant qu’elle n’a que faire de moi ici et être gênée pour moi. Vous avez vu ce que je vous ai écrit par lui. Je n’ai reçu de lettre de qui que ce soit au monde que de vous, et c’était sur votre lettre. Je ne me plaignais que de la défiance de N. pour moi. Faites-lui toujours des amitiés, c’est un capital3, et soyez sûre de mon cœur. Je ne crois pas devoir écrire davantage. N. ne m’a jamais donné aucun lieu de m’ouvrir à lui, je lui ai parlé toujours avec simplicité ; lorsque je lui ai voulu parler de moi, il m’a toujours fort rebutée et, lorsqu’il m’a interrogée, je lui ai toujours répondu avec une extrême droiture.

Je crains extrêmement d’aller chez mon fils et ne le souhaite en nulle manière. Obligez N. à me venir voir, je l’en ai prié avec instance. Je lui en ai écrit ; vous a-t-il envoyé la lettre et les chansons ? Voilà la copie de ce que j’ai écrit à M. Tronson, ensuite de ce que N. m’avait soutenu que j’avais fait des assemblées où il s’était passé des choses horribles. Non content de l’avoir assuré, de la plus forte manière dont je suis capable, que cela n’est pas, il a voulu obliger la p[etite] m[arc]4 de se confesser des choses qui se passaient dans ces assemblées ; il m’a toujours parlé sur ce pied. J’écrivis la lettre dont je vous envoie la copie. Dites-lui qu’il me doit croire lorsque je lui dis que j’ai confiance en lui. Je crois N. très bon, mais prévenu par M. de Chartres. Faitesa qu’il me vienne voir et accommodez tout. Je l’ai prié avec instance de se charger de moi. Je lui ai dit, avec une simplicité d’enfant, les raisons que j’avais eues de ne me pouvoir fier à lui dans certains temps et les sujets que j’en avais, lui marquant en même temps une cordialité et droiture inconcevables, en sorte qu’il me dit que je n’étais que trop droite, m’en blâmant. Depuis ce temps je ne l’ai vu que deux fois, une demi-heure chaque fois, et parlant de choses qu’il voulait savoir et que je lui dis. Enfin je vous laisse tout ménager, mais obligez-le de se charger de moi, et n’écrivons plus que par lui pour aller plus droit et ne rien exposer. Cependant précaution de votre part. Mais soyez persuadée que je sens plus votre bon cœur

2 Sœur hospitalière de la communauté des sœurs de St Thomas de Villeneuve  où se trouve enfermée Madame Guyon.

3Rare au figuré pour « qui se trouve en tête, domine », sens plutôt réalisé par capitaneus, capitaine. (Rey).

4Marc, fille de compagnie de Madame Guyon.

381. A LA PETITE DUCHESSE. Décembre 1696.

N. [La Chétardie] mea marque une si horrible défiance de moi, et il bouche si fort toutes les avenues à s’ouvrir, quoiqu’il me semble que j’agis toujours simplement. Il m’avait proposé de signer certains articles, il ne me les a plus proposés, quoique je lui eusse dit que je les signerais. Vous savez que je ne recherche rien et que je suis toujours plus portée à demeurer comme on me fait être sans me mêler de rien ; c’est pourquoi je ne  [186]  lui en ai point parlé. Dites-lui que, lorsqu’il voudra me faire faire quelque chose, qu’il parle positivement, et faites-lui entendre que, loin que l’indifférence que je témoigne pour tout ce qu’on fait de moi doive le rebuter et lui faire croire que c’est faute de confiance, cela le doit porter au contraire à prendre soin de moi et à agir d’une façon plus ouverte, car pour moi, je persisterai jusqu’au bout à ne rien demander et à ne rien refuser. L’on me disait à Vin[cennes] : « Demandez », je ne pouvais, et lorsque je l’ai fait par déférence et contre mon cœur, cela m’a toujours attiré des affaires, car si je n’avais point demandé à me confesser, on n’aurait eu nul prétexte de m’envoyer M Py[rot].

 Je ne me plains de rien, il suffit que Dieu voie toutes choses. J’ai pourtant été blessée de voir dans une lettre que vous avez écrite à N., que vous disiez que je n’avais pas d’autre ressource que lui. Eh, Dieu n’est-Il pas tout-puissant ? Si je savais qu’une créature me fût une ressource hors de Son ordre divin, je la fuirais comme le diable. Ô ma très chère, ne tombons pas dans l’humain, et quoi qu’on puisse vous avoir dit au contraire, soyez persuadée que je ne fus jamais plus entre les mains de Dieu que je m’y suis laissée dans cette affaire.  Les hommes parlent selon leurs vues, mais Dieu voit le fond du  cœur. Le P[ère] de la M[othe] est celui qui gouverne les personnes entre les mains de qui je suis ; je n’en ai pas de peine, tout m’est bon.

A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°166v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [185].

a N. (Chétardie add. marg.) me

384. A LA PETITE DUCHESSE. Janvier 1697.

Je crois vous devoir dire que le curé [La Chétardie] n’aa pas voulu me venir voir, quelque instance que je lui en ai faite. Il vint en passant trois jours après qu’il amena le notaire, il y fut un quart d’heure et n’est pas venu depuis. Ne lui en témoignez plus rien, laissons faire Dieu. On a augmenté ma garde et [l’on m’a] resserrée de plus près depuis ce temps. N’en savez-vous point la raison ? Je suis très contente de souffrir tant et si longtemps qu’il plaira à Dieu ; mais je vois par la conduite de N. [le curé] qu’il faut que ce qu’on lui dit fasse plus d’impression sur son esprit qu’il ne marque. Il n’est point opposé aux jansénistes. Il blâme en général ce qu’il estime en particulier, et je l’ai bien vu sur M. B[oileau]. On ne lit ici que la Fréquente communion, les Essais de morale, le Testament de Mons1.  Je suis fort tranquille, quoique fort incommodée. Je vous prie d’aller neuf samedis à Notre-Dame : faites dire autant de messes et communiez à mon intention. Je suis fâchée de la maladie de P. [Dupuy ?]. Je prie Dieu qu’Il donne à tous ce qui est nécessaire. Qu’est devenu Dom [Alleaume], n’en savez-vous rien ? Je voulus dire quelques mots d’une sœur d’ici que N. [le curé] n’aimait pas ; sitôt que je lui eus témoigné qu’elle était brusque et que je n’en étais pas contente, il lui donna les preuves d’une considération extraordinaire ; il en fit autant à Bernaville à Vin[cennes], et il est à présent son meilleur ami. Je crois que Dieu, loin de vouloir que je lui parle en confiance sur tout cela, désire de moi un profond silence. Tout ce que je dis pour marquer de la confiance me nuit. Ce qui regarderait mes défauts et mes misères, je le dirais volontiers avec simplicité. On m’a  [187]   fait entendre que N., et tout le monde, est las de moi, qu’on ne me regarde qu’à cause de l’importunité de mes amis.

Laissons donc faire Dieu : s’Il me veut rendre encore un nouveau spectacle aux hommes et aux anges, Sa sainte volonté soit faite. Tout ce que je Lui demande, c’est qu’Il sauve ceux qui sont à Lui, et qu’Il ne permette pas que personne se sépare de Lui, que les puissances, les principautés, l’épée, etc. ne nous sépare[nt] jamais de la charité de Dieu qui est en J[ésus]-C[hrist]. Que m’importe ce que tous les hommes pensent de moi ! Qu’importe ce qu’ils2 me fassent souffrir,

1 Œuvres jansénistes : De la fréquente communion d’Arnauld, 1643 ; le Nouveau Testament de Mons, 1667 ; Les Essais de morale, contenus en divers traités…, 1671, 1675, 1678 de Nicole.

2Vérifié sur les deux copistes. Le sens devient plus clair en suprimant « ce » (mais on perd la référence concrète à des moyens utilisés pour faire souffrir).

puisqu’ils ne peuvent me séparer de mon Seigneur J[ésus]-C[hrist] qui est gravé dans le fond de mon cœur ! Si je déplais à mon Seigneur J[ésus]-C[hrist], quand je plairais à tous les hommes, ce serait moins que de la boue. Que tous les hommes donc me haïssent et me méprisent, pourvu que je Lui soit agréable ! Les coups des hommes poliront ce qui est de défectueux en moi, afin que je puisse être présentée à Celui pour lequel je meurs tous les jours, jusqu’à ce que la Vie vienne consumer cette mort. Priez donc Dieu qu’Il me rende une hostie pure en son sang afin de Lui être bientôt offerte. Je Lui demande qu’Il purifie aussi votre cœur,   et que nous soyons un dans l’éternité en Celui qui nous est tout. Mandez-moi où sont les deux personnes3 persécutées à mon occasion et si l’on n’a point fait de peine à d’autres. J’embrasse tout de la charité de J[ésus]-C[hrist]4.

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°167] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [186].

a N. (curé add.interl.) n’a

3Les deux « filles », Famille et Marc ? (v. lettre 378)..

4s’inspire de Rom., 8, 35-39.

385. A LA PETITE DUCHESSE. Février 1697.

Je désire tout à fait d’avoir des nouvelles du B[on] [Beauvillier] que j’aime plus que jamaisa, je voudrais aussi en avoir de M. de p1 : n’est-il pas toujours fidèle ? Qui est-ce qui a tout quitté ? J’espère de la bonté de Dieu que vous ne ferez pas de même. Bon courage, et allons tête baissée car Dieu nous appelle. Il y a si peu de personnes qui L’aiment alors sans réserve. Donnons-Lui le plaisir de ne rien ménager avec Lui dans un temps où la fidélité est aussi rare qu’elle coûte cher ! C’est le temps d’épreuve où Dieu veut sonder ceux qui sont à Lui sans mélange. L’on est présentement ici toujours appliqué à me faire des propositions et des questions toutes jansénistes. Une petite confiance faite à N. [le curé] sur ce point m’a réussi comme les autres ! Je vous avoue que quoique je fasse de mon mieux pour lui marquer le contraire, mon cœur en a du rebut malgré moi. Je ne lui marque point de confiance qu’elle ne me soit reprochée intérieurement et que je ne m’en trouve mal intérieurement. On m’a fait entendre que sûrement N. [La Chétardie] me voulait enfermer à la Miséricorde2 ; le tas de gens dont cette maison est remplie me répugne beaucoup. J’abandonne tout au p[etit] m[aître]. L’on m’a dit ici que j’incommode, qu’on est géhenné à cause de moi, qu’on ne peut sortir, qu’il faut toujours qu’on me garde. Je ne réponds que par d’extrêmes honnêtetés à tout cela et j’ajoute que tout m’est agréable dans la volonté de Dieu. On traite ici les jésuites avec un mépris outré. A propos, savez-vous la communauté nouvelle de l’Estrapade 3 que N. dit avoir plus à cœur que toutes ses autres affaires. C’est mademoiselle de la Croix qui la commence. On dit qu’on y est plus austère qu’à la Trappe. On n’entend parler que de cela. Soyons les petits [f°175v°] du Seigneur, et n’éclairons que par notre humiliation. Avez-vous reçu une petite croix d’or ? Ecrivez-moi amplement. Je ne sais rien et ne puis vous rien dire, si ce n’est que je vous aime bien tendrement et que je prie bien le Seigneur pour vous. Je ne m’étonne pas du p. Arch.4 Les personnes qui craignent pour eux, croient s’assurer en donnant sur ceux qui sont persécutés. Cette faiblesse est bien universelle et la vérité est bien abandonnée dès qu’elle est opprimée. Pourvu que mon Maître tire Sa gloire de tout ceci, heureuse vie bien accablée de tant de coups de pierres !

     La faiblesse et l’inconstance de N. [le curé] m’étonnent : il fait mille propositions, assure des choses avec des serments horribles ; après, c’est tout le contraire. Je ne fais pas semblant de le voir. Les filles de cette petite maison ne communient point. Presque toute leur vertu consiste à s’éloigner des sacrements. Je vais mon train, et comme les messes coûtent beaucoup à cause qu’on fait venir les prêtres de Paris, je n’en fais dire que deux fois la semaine et les fêtes, n’ayant pas le moyen de le faire tous les jours. Nous sommes vis-à-vis la porte de l’église, et l’on fait grand bruit dans le village de ce que l’on est enfermé sans y aller : on ne sait ce que cela veut dire, on se promet d’en faire bien d’autres à Pâques. Je leur laisse faire tout ce qu’il leur plaît. Je ne puis tomber que debout, car mon Maître fera toujours Sa volonté malgré la malice des hommes. Oh ! ferai-je faire mes amitiés au tut[eur] ? Faites comme il vous plaira, soyez ma gouvernante, aimez-moi autant que je vous aime.

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°175].  

aj’ayme (tout à fait biffé) plus que jamais

1Non identifié.

2 Sur la paroisse de Saint-Médard se trouvait l'hôpital de la Miséricorde, fondé en 1624 par Antoine Séguier, Président du Parlement de Paris, pour de pauvres orphelines (v. Lebeuf, Vieux Paris). Mme Guyon n’est cependant pas oubliée de ses amis : « 12 février. La Chétardie rencontre, à son retour de Vaugirard, le duc de Chevreuse à la porte d'Issy : « ils ont parlé ensemble plus « d'une heure, après quoi... le duc a été avec M.N.C.P. [Monsieur Notre Cher Père : M. Tronson] » de 5 heures jusqu'au souper (Journal de M. Bourbon, n° 1129). » (Orcibal, chronologie de la CF).

3Probablement de la rue de l’Estrapade (car l’austérité ne va pas jusqu’au recours à ce moyen).

4Il s’agit cette fois-ci d’un « Père Archange », peut-être le P. Archange Enguerrand ?

386. A LA PETITE DUCHESSE. Mars 1697.

Je vous conjure, au nom du p[etit] M[aître], de m’envoyer le livre1 de S. B. [Fénelon] ena question : je vous promets que personne du monde ne le saura jamais. Ne me refusez pas. N. [le curé : La Chétardie] ne me le donnera pas, assurément. Je fus indignée de la manière dont il me parla de N. [Fénelon] : il me dit qu’il l’avait vu un petit prêtre plus gueux que lui, et tout d’un coup devenir ce qu’il est devenu, qu’il a cherché l’honneur, qu’il n’a eu que de l’ambition, et que l’humiliation lui est venue. Je répondis qu’il n’avait jamais rien cherché, et qu’il n’avait accepté les choses que parce que Dieu le voulait. Il fit toujours de grandes risées de tout cela, et me dit : « Voilà ce que c’est de chercher la grandeur. S’il me l’avait montrée, il ne ferait pas de pareilles choses. M. de M[eaux]  m’enverra les feuilles à mesure qu’il les fera imprimer2. Oh ! que si vous étiez à présent à Vin[cennes], vous n’en sortiriez jamais ». Je répondis : « Plût à Dieu que tout tombât sur moi seule et que Dieu en tirât Sa gloire, j’irais de bon cœur au supplice ! ». Il dit : « Tous vos amis sont perdus », et ensuite témoigna beaucoup de refroidissement pour moi. Mais toute la conversation se tourna à blâmer l’auteur avec les derniers excès. Croiriez-vous que, pour l’amitié que je lui porte, cela m’a fait plus souffrir que toutes mes affaires ? 

Voilà mon espèce de testament ; il faut  [188]  l’ajouter au codicille que je fis à Meaux. P. [Put : Dupuy] a tout - c’est un bon enfant -, P[ut], le t[uteur : Chevreuse] et vous pouvez ouvrir celui-ci et le recacheter3. Je crois être obligée de mettre toutes ces choses pour l’avenir, afin que la vérité soit connue. Il fut écrit à Vin[cennes].

Vous m’avez réjouie de me dire que les jésuites soutiennent le livre. N.[le curé] est tout janséniste dans l’âme, et croyez qu’il est vrai. Je rêvais, étant à Vin[cennes], que j’étais avec N.[Fénelon ?], que j’aime

1 Explication des maximes des saints sur la vie intérieure, achevé d’imprimer le 25 janvier 1697. Ce texte majeur de Fénelon mérite un bref aperçu de son histoire bibliographique, v. à la fin du volume : Notices, « Explications des maximes, bibliographie de Fénelon. »

2 l’Instruction sur les états d’oraison de Bossuet, achevé d’imprimer le 30 mars 1697. Sur les interprétations divergentes des 34 articles d’Issy, v. Fénelon, Œuvres I, Gallimard, 1983, « notice sur l’Explication… » par J. Le Brun.

3« …enfant -, que P… » : nous supprimons « que » pour rendre un sens à la construction cassée de cette anacoluthe.

uniquement, comme vous savez, et qu’il me montrait N. sous la figure d’un chien, et moi je ne voyais qu’un singe. Nous eûmes dispute là-dessus et, après bien du temps, enfin il vit aussi bien que moi que ce qu’il avait cru un chien était un singe.

Je fais carême à feu et à sang : je me mourais avant que de le commencer, mais j’eus mouvement de le faire, m’en dût-il coûter la vie, et je le fais bien, quoique assez mal nourrie et sans provisions. Le Maître fait faire ce qu’Il veut. Je ne suis pas étonnée de la mère de l’aum[ônier][Mme de Charost], car la prospérité la rassure et l’adversité la tente. Ce devrait être tout le contraire ; Dieu nous souffre dans nos faiblesses.

Tout ce que je dis à N. [le curé] enb confiance et qu’il paraît approuver, il s’en sert après contre moi, je ne trouve même rien à lui dire. Je vous conjure, par le sang de J[ésus]-C[hrist], qu’on ne fasse rien d’humain pour se tirer de l’oppression. N. [le curé] me dit encore que tout ce livre de N. [Fénelon] était plein de fautes grossières contre la doctrine, qu’il parlait de le prouver par des passages, mais que ce serait passages renversés et mal tournés, comme disait fort bien M. de M[eaux]. Je lui dis que tous les passages étaient si formels qu’on n’y pouvait donner un autre sens. Je souhaiterais extrêmement qu’il en mît de formels dans cette seconde édition, cela est nécessaire : priez-l’en car, assurément, cela est important. Il en trouvera une infinité de rapportés dans les notes du P[ère] Jean de la Croix. Lorsque N. [le curé] me dit que N. [Fénelon ?] m’avait condamnée, je lui dis : « Il a bien fait si je suis condamnable ». Enfin il me fit entendre que ce qui était de bon dans le livre de M. de C[ambrai] avait été volé dans les manuscrits que M. de M[eaux] lui avait prêtés. J’en fus si mal satisfaite que je ne vous le peux exprimer.

Si vous voulez m’écrire plus au long, tenez vos lettres prêtes, écrivez par jour ce que vous voudrez, et j’enverrai tous les premiers dimanches des mois, et de cette manière sans y aller fréquemment, vous saurez les choses. Pourriez-vous me faire changer ma pendule contre une qui répète ; je l’enverrai par N., cela me serait fort utile. Je la voudrais très bonne, je ne me soucie pas qu’elle soit belle. Si cela vous embarrasse, usez-en librement. D’où vient que je ne puis rien avoir de ce qui était au pavillon ? Il y a des livres de conséquence. Les écrits qu’avait le G.E. [Gros Enfant  : La Pialière] ont-ils été perdus ? L’a-t-on interrogé, etc. ? J’ai déchargé tout le monde. Toutes mes interrogations ont roulé sur deux lettres du P[ère] d[e] L[a] C[ombe], où il me mettait : « La petite  [189]  Église-Dieu vous salue4 ». Il n’est sorte de tourments qu’on ne

4La « petite église » est souvent présente dans les lettres de 1695 (25 mai, 29 juillet, 20 août, 5 septembre, 10 octobre, 7 décembre).  On ne retrouve pas « Église-Dieu » mais, le 25 mai :  « La petite Église d’ici vous salue ».

m’ait fait là-dessus. Mais ce qui incite à me tourmenter, c’est qu’il y avait : « Les jansénistes sont à présent sur le pinacle5, etc. »

Ayez bon courage, c’est peu d’être fidèle à Dieu dans la prospérité si l’on ne l’est dans l’adversité. Ce n’est donc pas sans raison que j’aime si fort le tuteur,  puisqu’il est comme il doit et si bien. Bon courage, Dieu mérite plus que cela. Empêchez que N. ne soit infidèle : son amie est une pierre d’achoppement, mais parmi tant de bon il faut pardonner les faiblesses. J’ai lu dans la gazette un mariage de la fille aînée du B[on][Beauvillier] avec le neveu de N. qui m’a surprise : a-t-elle quitté Dieu pour l’homme6 ?

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°168] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [187].

a livre (de S.B. add.interl.) en

b N. (curé add.interl.) en

5Madame Guyon se tourmente à juste titre : v. sa quatrième lettre du même mois de mars 1697 : « M. de la Reynie ne me fut  contraire que lorsqu’il eut vu cet endroit : « Les jansénistes sont sur le pinacle, ils ne gardent plus de mesure avec moi … »

6Il pourrait s’agir de Marie-Antoinette, née le 29 janvier 1679, religieuse aux bénédictines de Montargis, au mois d’octobre 1696. Voir le début des mémoires de Saint-Simon qui la demanda en mariage sans succès.

387. A LA PETITE DUCHESSE. Mars 1697.

Je ne crains point que le prêtre me trahisse sur la messe et la communion : il y est autant intéressé que moi, et craindrait extrêmement qu’on ne le sût. Pour nous, ma t[rès] c[hère], ne craignez pas, mais continuez de vous délaisser à N[otre] S[eigneur] J[ésus]-C[hrist], notre divin Maître, qui sait ce qu’il nous faut. Faites tous les jours un peu d’oraison pour vous soutenir, et n’y manquez jamais. Je suis très convaincue que cela est de nécessité absolue, quand vous y seriez comme une bûche. Montrez toujours votre fidélité en cela. [169v°] Lisez quelque chose, ou des écrits ou d’autre chose sur la voie, qui puisse vous renouveler ; l’esprit abattu a besoin de ces petits secours. La fièvre ne m’a pas quittée depuis le dimanche gras. Non seulement on ne se met pas en peine de me faire rompre carême, mais je jeûne à feu et à sang. J’ai un mal d’yeux et de gorge avec la toux. La fièvre me redouble tous les jours avec un violent mal de tête. Tout ce qu’on recommande est que, même à la mort, on ne me fasse venir aucun prêtre. Je vous embrasse de tout mon cœur.  

Depuis ceci écrit, on a changé ici de curé ; celui qui l’était était un docteur fort honnête homme, nommé M. Le Clerc ; celui qu’on y a fait mettre, à cause que l’autre est un peu vieux, s’appelle M. Huon. L’on a pris prétexte des infirmités du premier. Le dernier a demeuré aux Missions Etrangères : informez-vous ce que c’est, car on croit qu’on me le veut donner pour confesseur. C’est un homme dévoué à M. de P[aris]. Je ne crois pas qu’il soit pis que celui que j’ai. Je laisse tout à Dieu. J’ai appris que ce nouveau curé a demeuré à Saint-Eustache. Il est sans doute connu de l’aum[ônier][l’abbé de Charost] ; vous pourriez savoir de lui ce que c’est, comme une nouvelle que vous avez apprise. Le supérieur de ces filles qui me gardent s’appelle M. l’abbé Bosquin ; il est maître du Collège des Quatre Nations1 et [du] grand pénitencier. Je vous prie de m’informer de tout cela. N’oubliez pas les ceintures de prêtre. La fièvre m’a quittée d’hier. Je vous embrasse.

J’ai songé cette nuit qu’ayant trouvé l[a] bonne c[omtesse]   [de Morstein], j’ai voulu lui parler, elle m’a évitée, je l’ai poursuivie et, avec d’extrêmes instances, je l’ai obligée de m’écouter. Elle m’a dit qu’après les impertinences que j’avais dit d’elle, je lui ai dit2 que je la priais de ne pas croire cela, que n’ayant parlé à personne, je n’ai pu parler ni pour ni contre elle ; elle m’a cité M. Py[rot] et N. ; je lui ai protesté que cela était faux, et qu’elle se souvînt que je lui avait prédit qu’on se servirait de tout pour me l’arracher : elle est revenue à elle. Ce songe me porte à vous prier de tâcher de la joindre en quelque lieu que vous [170] puissiez,  sans égard à votre rang ni à un petit dépit naturel. Entrez en éclaircissement avec elle avec charité, protestant que vous ne le faites que par le devoir de l’amitié et de la charité chrétienne, tâchant de tirer d’elle ce qui l’a obligée à en user ainsi. Si elle vous dit que j’ai dit quelque chose, assurez-la, comme de vous, que vous répondriez bien que cela est faux, et qu’elle se souvienne que je lui ai dit qu’il n’y aurait point d’invention dont on ne se servirait pour la détacher de moi. Jugez ce que j’aurais dit d’elle à ces gens-là !

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°169] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [189].

1Le collège Mazarin ou collège des Quatre-Nations, ouvert en 1688, fréquenté par la noblesse pauvre, supprimé en 1793, actuellement siège de l’Institut et de la Mazarine. (v. Conti (quai de-) dans Hillairet, Dictionnaire historique des rues de Paris).

2[sic] : elle m’a dit que je lui ai dit…

388. A LA PETITE DUCHESSE. Mars 1697.

Ce que vous m’avez mandé de Dom [Alleaume1] m’a donné autant de douleur que ce que vous me mandez du succès du livre me donne de joie : c’est une marque que Dieu l’agrée, puisqu’Il le couronne par une si forte tribulation. Si les méchants en deviennent plus endurcis, ceux qui aiment Dieu en seront fortifiés. Cela m’unit davantage à son auteur, et je prie Dieu qu’Il envoie un plus grand embrasement dans son cœur que celui qu’Il a envoyé dans sa maison. En quelle situation est le B[on][Beauvillier] ? Et le Tut[eur][Chevreuse] ? J’aime toujours beaucoup ce dernier.

Tout ce que je crains de tout ceci, c’est que, sous bon prétexte, on ne travaille à descendre de dessus la croix ; J[ésus]-C[hrist] en avait un merveilleux, qui était le salut des Juifs, cependant Il n’en voulut pas descendre. Je ne désire pas non plus d’en sortir, assurément, et j’attends le Seigneur avec grande patience. N. [le curé] m’aa proposé d’aller à la maison de Paris de ces filles d’ici ; je lui ai dit que je lui obéirais en tout. Cependant j’aimerais beaucoup mieux être ici où il y a de l’air et où il ne vient personne, que là où il y aurait bien plus d’examinateurs et de tourmentants. Mais je laisse tout entre les mains de Dieu. Ce n’est pas à présent le temps du succès et de l’applaudissement, [f°170v°] mais de la contradiction, de l’épreuve et de l’humiliation ; c’est ce dont il faut faire usage, tout autre effet nous déplacerait. Satan a demandé de nous cribler2 et le Seigneur le lui a permis : le temps est fort à passer, mais courage ! Pourvu que Dieu soit glorifié, qu’importe à quel prix.

Tout est-il en paix à présent dans la famille du p[etit] m[aître] ? Je le souhaite et que personne ne prenne le change. Ayez bon courage, je vous en conjure, et ne vous laissez pas abattre. Il faut que le fléau sépare la paille du bon grain. Dom. est-il revenu à Paris ? Le G.E. [Gros Enfant : La Pialière] est-il ferme, et tout va-t-il selon le Seigneur ? Je crains fort le respect humain pour certaines gens que vous connaissez, surtout la mère de l’aum[ônier][Mme de Charost]. Pour moi, je suis entre les mains de Dieu : Il fera de moi ce qu’il Lui plaira. Ne pourriez-vous m’envoyer le livre en question par l’homme qui vous porte celle-ci ? Il est sûr.

Voilà mes petites litanies que je fis avec les chansons3. Si je reste ici, je pourrai vous donner de temps en temps de mes nouvelles. Si j’en sors,

1Suspect de quiétisme, le P. Alleaume fut exilé de Paris. V. Index.

2Cf. Luc, 22, 31.

3S’agit-il du manuscrit en très petits caractères de poèmes écrits en réclusion, inclus dans le recueil A.S.-S.,  ms. 2057 ? (Ils seraient donc composés avant l’embastillement ; nous en avons édité deux à la fin de la Vie, p. 1041).

je ne le pourrai, à moins de quelque nouvelle providence. J’eusse bien voulu que vous eussiez été informée des choses qui m’ont été faites, dans mon séjour de Vin[cennes], par ceux du dehors et du dedans, qui vous étonneraient sans doute. Mais je ne les écris pas, et je laisse tout écouler dans le sein  [191]  de Dieu, prêt à être le sujet, si l’on veut, d’une sanglante tragédie. Lorsque j’aib écrit, je croyais vous mander mille choses ; il ne m’est rien venu. Vous pourrez tout confier au Tut[eur] car il est très secret, et j’ai envie de savoir par vous de ses nouvelles. Plus les gens me coûtent, plus je les aime ; je plains votre sœur et je crains sa faiblesse. C’est à Dieu de garder ce qui est à Lui.

Il est vrai que je n’ai pas été trompée au succès du livre et que je crus bien, lorsque N. [f°171] m’en parla, qu’il serait mal reçu parce que le temps n’est pas propre pour cela. Je pensai même que M. de M[eaux] ne différerait l’impression du sien que pour voir quel cours aurait celui-ci et pour en tirer avantage. Mais tout cela ne me fit pas en avoir de peine, quoique je comprisse bien qu’il m’en coûterait quelques années ou mois de captivité. Je pensai que Dieu pourrait avoir en cela ou des desseins d’éclaircir la matière, parce que la nécessité obligerait peut-être à prouver par les autorités mêmes ce qu’on ne dit que par citation, ou bien des desseins de destruction, et tout est également bien, pourvu qu’Il Se glorifie Lui-même en nous.

L’aveuglement sur cette matière est si étrange que l’éclaircir, c’est aveugler. Les yeux malades se persuadent que la lumière est douloureuse et propre à aveugler davantage, quoique son caractère soit tout différent de cela. J’eus une impression que le grand-père [Louis XIV] mourrait entre cy et le mois de septembre. J’en dis quelque chose au N. [le curé] avec ma simplicité. La chose n’arrivera pas, je crois, car cette impression m’a paru peut-être un tour de Bar[aquin] pour me décrier dans l’esprit de N. Je n’en ai point eu de peine, et s’il m’arrivait d’être trompée, je crois que je n’en aurais point. S’il m’arrivait encore de pareilles choses et que j’eusse un pareil mouvement, je les dirais de même. Mais N. est bien éloigné de comprendre cette simplicité. Je lui ai parlé avec bien de la confiance, c’est-à-dire que je lui ai dit des choses qui me regardent, mais ni il n’entre en rien et ne comprend pas même ce que je lui dis, ni mon  cœur ne correspond pas à cela, car je ne puis parler que légèrement, et des choses de ma jeunesse. Mais comment parler lorsqu’on ne vous entend pas, et même qu’on ne vous écoute pas, faute d’intelligence?

Je crains, en vous envoyant cet homme de temps en temps, que votre domestique ne soupçonne quelque chose. Avez-vous dit que [f°171v°] vous avez mis une lettre dans la bourse ? Je le dirai si vous l’avez dit, sinon je ne le dirai pas, car il m’a envoyé le paquet tout cousu : cela est bien commode  et bon à lui. Je crois qu’il voudrait peut-être bien mieux faire, mais qu’il n’en est pas le maître. Pour les filles d’ici, leurs supérieurs [sic], leur générale, leurs protecteurs, tous sont intimes ou pénitents du P. de l[a] m[othe]4. On ne peut les traiter plus honnêtement que je fais, elles ne laissent pas de me regarder comme un démon. Mes honnêtetés leur sont suspectes : c’est pour les gagner. M. de P[aris] les a été voir et leur a dit qu’elles avaient plus de courage et de lumières que toutes les autres  [192]  religieuses pour ne se pas laisser tromper ni gagner. Tout cela n’est rien.

Je voudrais, avec mes peines, avoir celles de N. Comment prend-t-il cela ? Est-ce avec peine ou hauteur, ou avec petitesse et sans découragement ? Je prie Dieu qu’Il soit sa force et la nôtre. C’est ici le temps de l’affliction, du trouble et de l’incertitude. Le P[ère] arc[hange ?]5, quel personnage fait-il ? Vos parents en sont-ils contents ? Heureux qui persévérera jusqu’à la fin. Il n’y a plus de justice ni de vérité dans le monde, le courant entraîne : vouloir s’y opposer, cela est impossible. Souffrons tant qu’il plaira au Seigneur. Tout ce qu’on fait va toujours de mal en pis. Dieu est jaloux, Il veut tout faire par Lui-même : laissons-Le faire. Soyez persuadé que je vous aime tendrement. Mandez-moi la situation de N. [Fénelon] dansc tout ceci, car Dieu en lui est plus que tout. S’il commence comme Job, il pourra achever comme lui. Est-ce malice ou accident qui a mis le feu chez lui ?

Depuis ceci écrit, N. [le curé] m’est venu voir, qui m’a dit le contenu du livre. Je vous avoue que j’en suis affligée, car il ne peut servir aux bonnes âmes n’étant pas selon leurs expériences, et il nuit beaucoup à l’auteur et à la vie intérieure. Mais Dieu l’a permis. Je crains qu’il ne l’ait fait par quelque politique et que Dieu ne l’ait pas béni. Mais quoi qu’il en soit, il faut [f°172] faire usage de tout. M. d[e] M[eaux] est dans un déchaînement affreux, qui dit qu’il le va pousser à toute extrémité, se promettant de le faire condamner à Rome. Il faut tout abandonner à Dieu. N. m’a dit de ne point vous écrire à l’avenir en vous donnant des commissions. Sa situation sur N. [Fénelon] ne me plaît pas : il croit que N. [Fénelon] a pris des matières de M. d[e] M[eaux] et s’en est servi, qu’il n’a pas voulu approuver le livre de M. d[e] M[eaux], ce qu’il aurait dû faire, que c’est ce qui indigne M. d[e] M[eaux] contre lui, qu’il ne se relèvera jamais de cela, qu’il est perdu et le reste. Pourvu que Dieu soit glorifié, il n’importe, et ce sera par sa destruction. J’ai dit à N. que

4On connaît les agissements de ce dernier envers sa demi-sœur et le P. Lacombe qui appartenait au même ordre religieux des barnabites (v. Vie, début de la troisième partie).

5Attribution incertaine. Un indice : ce religieux est en service auprès de la famille de la petite duchesse.

vous m’avez écrit, car comme les choses ne viennent pas directement, ces filles auraient vu une lettre dans la bourse et le lui avaient déjà dit. Il faut se priver de cette consolation. Mais bon courage ! M. de P[aris] dit que M. de C[ambrai] condamne entièrement mon livre dans tout le sien, et qu’il ne l’a fait que pour faire voir qu’il me condamnait, etc. Ne témoignez  rien de ceci à N.

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°170] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [190]. - L’accord est excellent entre Dupuy et La Pialière : nous avons relevé, sur ce long texte, une seule et légère correction par Dupuy, absente de La Pialière, v. la variante « b ».

a N. (le curé add.interl. de la main de la table des abréviations qui termine le ms.) m’a

bje vous ai Dupuy

cde N. (S.B. add. interl.) dans

389. A LA DUCHESSE DE BEAUVILLIER. Mars 1697.

Je ne sais pourquoi vous croyez que je n’aime plus L B [Beauvillier], car je l’aime fort ; mais c’est qu’il ne me vint alors à vous parler que du T[uteur][Chevreuse], pour lequel je trouvais un goût particulier. Il n’y avait rien que de très édifiant dans les lettres du P[ère] L[a] C[ombe] : il m’invitait à aller aux eaux qui sont près de lui ; ensuite, après avoir témoigné la joie qu’il aurait de me voir, il ajoutait qu’il ne serait pas fâché de voir Famille ; ce mot leur avait paru un mystère exécrable et digne du feu, mais lorsqu’ils surent, par les preuves que je leur en donnai, que c’était le nom de ma femme de chambre, ils furent étonnés. Et c’est cela seul qui avait fait dire que c’était des lettres effroyables. Toutes les peines qu’on m’a faites n’ont roulé que sur ce mot : «  La petite Église d’ici vous salue, illustre persécutée1 ». J’avais plus de peine de la peine que vous pouviez avoir que de ce que je souffrais.  

J’ai lu le livre2 avec respect et satisfaction, j’y trouve peu de  [193] choses à redire. On se pouvait peut-être passer de mettre quelque chapitre

1 Lettre du 10 octobre 1695.

2 L’Explication des maximes des saints sur la vie intérieure de Fénelon traite « toute la matière par articles rangés suivant les divers degrés que les mystiques nous ont marqués dans la vie spirituelle. Chaque article aura deux parties. La première sera la vraie […] La seconde partie sera la fausse, où j’expliquerai l’endroit précis où le danger de l’illusion commence. » (Avertissement, Œuvres I, 1983, p. 1006) – Le faux est en effet très poussé dans les secondes parties, comme va le faire remarquer Madame Guyon.

des épreuves3, mais aussi peut-être cela était-il nécessaire. Je trouve en quelques petits endroits le faux trop poussé, et qu’il peut causer bien de la peine à quelques âmes timorées. Je trouve encore qu’il est trop concis en bien des endroits qui auraient besoin de plus d’explication. Tout en gros, je le crois très bon et que les crieries viennent de l’ennemi de la vérité. A Dieu ne plaise que je me plaigne d’y être condamnée en quelques endroits, puisque outre que la condamnation n’est pas formelle, Dieu sait que je voudrais de tout mon cœur, pour le bien de l’Église en général et pour l’utilité des particuliers, être condamnée de tout le monde. Dieu connaît la sincérité de mon cœur. Je peux m’expliquer mal, étant une femme ignorante, mais plutôt mourir que de croire mal et de ne pas soumettre toute expérience à ceux qui doivent juger de tout, et surtout à une personne pour laquelle j’ai tant de respect. Je n’ai jamais été arrêtée à mes pensées, je les ai expliquées le moins mal que j’ai pu, mais j’ai toujours été pressée de les condamner dès qu’on m’aurait dit que je me serais méprise, sans même exiger qu’on me montrât ces méprises. Voilà, devant Dieu, quels ont toujours été et quels seront toujours, s’il plaît à Dieu, mes sentiments : prête à tout et prête à rien. Je prie Dieu qu’Il inspire à l’auteur d’ajouter et d’éclaircir ce qui sera pour Sa gloire, et qu’en nous enseignant le pur amour, il n’y mêle jamais ni politique ni propre intérêt ni considération humaine ; il doit bannir tout cela de sa conduite comme il le bannit de l’amour pur. Je prie donc Dieu de tout mon cœur qu’Il Se glorifie toujours en lui et par lui.

Je crois vous devoir dire le contenu des lettres du P[ère] L[a] C[ombe]. Il y avait qu’une fille, nommée Jeannette, était toujours à l’extrémité, qu’elle avait eu de moi une connaissance si intime, selon ce qu’ils m’avaient mandé ; sur cela, on veut m’obliger à dire ce que c’est que cette connaissance et ce qu’on m’avait mandé. Je refusai constamment de le dire, mais M. de la Reynie me poussant à bout, je lui dis que je ne refusais de le dire que parce qu’il m’était avantageux ; il me dit : « Mais on vous y force, et on vous l’ordonne » ; alors je lui dis qu’elle avait connu que j’étais bien chère à Dieu. Quoique je ne dise que par force et la moindre des choses qu’elle disait, M. Pyrot  [Pirot] m’en fit un crime de Lucifer, et encore d’un songe rapporté dans ma Vie, de la chambre de l’Epoux trouvée sur la montagne.

M. de la Reynie ne me fut  contraire que lorsqu’il eut vu cet endroit : « Les jansénistes sont sur le pinacle, ils ne gardent plus de mesure avec moi », et M. Py[rot] me fit entendre que j’étais à leur discrétion, assurant que M. de la Reynie ne ferait paraître  [194]  que ce qu’ils voudraient,

3 Ainsi l’article IX de l’Explication traite des « épreuves extrêmes ».

qu’il avait été domestique de la maison d’Epernon, qu’une dame de ce nom, qui est aux carmélites et qu’il élevait au-dessus des nues à cause de sa constance à ne rien signer, avait tout pouvoir sur lui, m’insinuant doucement, pour m’accuser ensuite de rébellion, que les grandes âmes se signalaient à ne rien signer. Je lui dis que je faisais gloire de marquer ma simplicité par ma soumission, et non ma grandeur d’âme par la révolte. Ensuite il ne m’épargna plus, et me demanda des signatures infâmes que je ne pouvais faire ni en honneur ni en conscience. Mais il n’y avait pas la moindre chose qu’on pût reprendre dans les lettres du P[ère] L[a] C[ombe] : s’il y avait eu la moindre chose, on ne m’aurait pas épargnée.

Il y a deux endroits qui me font de la peine, et je porte impression que ceci va avoir des suites fâcheuses. Je prie Dieu que tout tombe sur moi. Il fallait omettre de parler des prières vocales d’obligation, mais le plus fâcheux, c’est l’endroit de l’épreuve de pure foi où il exclut possessions et obsessions : cela fait croire mille choses fausses. L’on ne peut même expliquer cela sans accroître la prévention4, et si tout eût été confondu, les hommes en sont plus capables.

Il me paraît qu’il y a un amour sans raison d’aimer, ou qui n’en peut rendre aucune : elle aime parce qu’elle aime, elle ne songe ni à beauté ni à bonté, elle est enivrée d’une totalité qui absorbe toute distinction spécifique car Celui qu’on aime est au- dessus du beau et du bon.

Je n’ai pu me résoudre de garder le livre plus longtemps : je vous le renvoie. Soyez persuadée de mon affection. N. [le curé] vient de sortir, il m’a dit d’abord : « M. [la petite duchesse] vousa mande que les bruits du livre s’apaisent un peu ». Mais c’est pis que jamais, les choses seront poussées à toute extrémité. Je viens de dîner avec M. de Blois5 et M. Brisacier, mais M. d[e] M[eaux] fait un livre qui sera approuvé de tous. Je sais ce que m’a dit madame la princesse6. J’ai cru devoir vous renvoyer le livre, et ceci crainte d’accident. Je crains fort votre domestique. Je vous ai envoyé une petite croix et le portrait de M. de M.7

4Madame Guyon craint que l’on soit trop prévenu contre l’état de pure foi et que les hommes en deviennent moins capables. On ne peut expliquer les dangers attachés à cet état sans créer des malentendus chez ceux qui n’en n’ont pas fait l’expérience.

5Bertier (1652 – 1698), nommé le 22 mars 1693 à l'évêché de Blois nouvellement créé, ami de Fénelon. v. Index.

6Indéterminée.

7Ces initiales désignent habituellement M. de Meaux : Madame Guyon eût-elle conservé le portrait de Bossuet ? Il s’agirait du tableau offert dans la lettre à Bossuet, vers le 10 janvier 1695, qu’il lui aurait renvoyé.  Ce tableau, selon Deforis, représentait une Vierge tenant l’enfant Jésus dans ses bras. Ce qui expliquerait que : « Ni Bossuet, ni Phelipeaux, dans leurs Relations, ni Mme Guyon dans sa Vie, n’ont parlé de ce cadeau. [UL] ». Il peut aussi s’agir d’un portrait de M. ou Mme de Mortemart ?

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°172] qui sépare nettement de la lettre précédente par son indication habituelle de date, attachée à la fin de la lettre - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [192] : à la suite de la lettre précédente dont elle est seulement séparée par le sigle : « $ ». Les deux lettres ont-elles été envoyées ensemble ? – Fénelon 1828, tome 9, en note 2 à la lettre 403, p. 80-81, reproduit de longs passages de cette seconde lettre, comme « lettres à la duchesse de Beauvillier » : il est probable que les deux lettres firent partie du même envoi, la première adressée à la « petite duchesse », la seconde à la duchesse de Beauvillier, d’où son début : « Je ne sais pourquoi, vous croyez que je n’aime plus L B [Beauvillier], car je l’aime fort. »

a M. [la pd add.interl.] vous

390. A LA PETITE DUCHESSE. Mars 1697.

Je suis trop en peine de l’état des personnes et des affaires pour ne vous pas demander des nouvelles. Je suis tout à fait affligée, et je ne trouve rien de plus dur au monde que d’être obligée de se confesser à un homme qui vous opprime et se déclare [f°176] le plus cruel ennemi : on ne me traite que de scandaleuse, d’hypocrite, de sorcière. Tout ce que la gantière dit a un air de vérité, à ce qu’on dit, dont on ne peut douter. J’ai fais des crimes horribles en Bretagne où je ne fus jamais, et cela me sera soutenu. On récompense ceux qui me maltraitent. Que ne me fait-on mon procès ? Je l’ai tant demandé. Je sais que je dois tout attendre des faux témoins, mais qu’importe. La mort me serait un gain1.

Je ne sais si vous êtes informée d’un artifice le plus étrange du monde. Un certain père de St La., ami du c[uré] de V[ersailles][Hébert], que le tut[eur] connaît de réputation, est venu en cour en habit séculier, s’est fait nommer le m. S. - il s’appelle S. - ; a fait des prophéties au R[oi]a ; il s’est informé auparavant de choses secrètes passées. Le passé qu’il a dit a donné crédit au futur, et tout gît à détruire N N., à m’imposer des crimes qu’on a connus par révélation, à installer la dem[ois]elle La Croix. Il a parlé, il a été écouté, et on se sert de cela pour m’opprimer. Nous voilà dans un étrange temps. Pourvu que Dieu soit content, il n’importe.

Les outrages de N [La Chétardie] me sont plus sensibles, car il veut une confession et m’exhorte à déclarer mes crimes et mes sortilèges. En vérité, si j’étais ce qu’il dit, je me tirerais de ses mains. Les railleries piquantes qu’il fait sur ceux qui me touchent, m’affligent plus que tout. Il dit qu’il s’était tenu suspendu jusqu’à présent. Je vous avoue que je trouve une espèce d’impiété à vouloir me confesser sans me croire ; ou qu’il me

croie ou qu’il cesse de me confesser. Je ne crois pas que j’eusse jamais pu tomber en de plus mauvaises mains. C’est un homme plein de cautèle2, auquel les plus fameux  J[ansénistes] vont. Il me veut persuader que M. B[oileau] est de mes amis, un homme plein de charité, il confesse ses pénitentes [f°176v°] et entre autres, Mad[ame] d’A. On voulait qu’elle me vît, on avait quelque dessein en cela ; je ne sais si on le fera. Enfin, je suis à présent plus criminelle qu’on ne peut dire, et on a eu grand tort de me tirer de Vincennes. On fait tous les jours cent suppositions. Si tout tombait sur moi, à la bonne heure ! Les artifices et les intrigues des J[ansénistes] est horrible. Je ne sais si je puis avec honneur et en conscience continuer d’aller à confesse à N.[le curé] : il affecte de me confesser, sans me laisser communier, pour donner à connaître qu’il agit avec connaissance de cause. Mandez-moi, je vous prie, comme tout se passe, et priez le bon Dieu pour moi : qu’Il ne retire pas Sa force, ou bien, s’Il veut que je sois faible, que Sa volonté soit faite. Depuis ma lettre écrite, N. a envoyé un homme à lui avec les parents de la petite Marc pour me l’enlever, mais elle a fait des si grands cris qu’ils n’ont osé en parler pour le faire. La fille qui me garda, connivant3 avec eux, avait fait venir adroitement la petite Marc …b je redoute de lui parler et l’avait enfermée sous la clef dans sa chambre de peur que Manon ne fût à son secours ; elle l’a fort sollicitée à me quitter. Après des choses comme celles-là et celles qui se sont passées, puis-je en conscience me confesser à lui ? Consultez le b[on : Beauvillier] et me répondez : vous ne me répondez point sur ces choses.

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°175v°] : « mars 1697 ».

a R inversé.

b Un mot rayé.

1Phil., 1, 21.

2Cautèle : « Prudence rusée » (Rey).

3 De connivence.

391. A LA PETITE DUCHESSE. Avril 1697.

J’avais résolu de ne plus écrire après la réponse que l’homme [me] dit de bouche1 que vous aviez faite, qui était qu’il ne revînt plus, mais je la crois nécessaire. J’ai eu beaucoup d’inquiétude, ne sachant si l’homme avait porté la lettre, car j’ai peine à comprendre qu’ayant le cœur comme vous l’avez, vous m’eussiez congédiée sans me dire par écrit un mot des raisons que vous en avez. Faites-moi donc la [f°177] grâce de me faire un mot de réponse, je vous en prie, sur ce qui se passe.

 Vous saurez que les deux hospitalières2 sont venues, contre l’ordinaire, me voir bien des fois de suite, me mettant toujours sur les questions les plus outrées du janséni[sme], comme me disant par exemple que l’Église était dans un relâchement effroyable, qu’on ne faisait plus de pénitences publiques, et beaucoup d’autres choses. Je dis que l’Église avait ses raisons pour changer de conduite suivant les besoins, qu’il fallait en tout la respecter. Enfin, après bien des poursuites, ils ont connu que je n’étais pas pour cette secte et c’en a été assez. Ils en usent plutôt comme des comites3 que comme des hospitalières ; non contentes de cela, on a fait venir une créature de je ne sais où, qui était en conférence avec elles. Dès qu’une de mes filles la vit, elle s’enfuit et rougit beaucoup, elle ne put voir son visage à cause que le soleil lui donnait en plein sur les yeux. Sitôt que cette créature fut partie, elle s’en fut dans tout le village dire qu’elle m’était venue demander de la part de gens de qualité, afin que cela fît éclat. Ensuite cette supérieure envoya quérir Manon4, c’était le jour de Pâques, disant qu’elle s’allait plaindre et que l’on faisait venir ici des personnes afin de leur parler, qu’elle était sûre que c’était sa sœur, qu’elle lui ressemblait, etc., faisant des grandes plaintes avec des menaces et des emportements fort grands, qu’elle n’avait que faire d’être géhennée à cause de nous. Manon lui répondit fort honnêtement, puis elle me vint dire toutes les menaces qu’on lui faisait. Je lui mandai par elle qu’elle ferait telle plainte qu’il lui plairait, que je n’avais rien à craindre dans toute mon affaire par rapport à la vérité, mais bien par le contraire. L’autre dit que ces discours ne me justifiaient pas. Ensuite elle est allée [f°177v°] à Paris porter son paquet, où elle a été deux jours. Pour moi, je n’ai rien dit ni témoigné aucune peine, je n’en ai pas écrit un mot à N., quoiqu’on m’ait fort menacée de lui. A des artifices de cette nature, on ne doit répondre que par le silence.  Cette fille est d’un emportement et d’une déraison outrée, et par-dessus entêtée de jansénisme. Je suis résolue de tout souffrir jusqu’au bout sans dire rien, et je crois triompher par là de l’artifice. Des créatures, on est bien exposé à tout ; ce n’est pas comme dans un couvent où il y a toujours

2Sœurs hospitalières de la communauté des sœurs de Saint-Thomas-de-Villeneuve : dans une lettre précédente de novembre 1696, Madame Guyon dit : « cette [sœur] hospitalière me rend auprès de lui [le curé] tous les mauvais services qu’elle peut. Elle s’ennuie ici où elle est seule, et me brusque à tout moment… »

3 Comite : officier préposé à la chiourme d’une galère. (Littré qui cite Saint-Simon).

4 Manon, appelée Famille : Marie de Lavau, très fidèle fille au service de Madame Guyon.

des personnes droites, mais deux filles de rien gagnées et qui font gloire de s’établir en me maltraitant.

N. vint jeudi, il me parla avec beaucoup d’éloges du livre de monsieur de Meaux, qu’on me le ferait voir, et avec beaucoup de mépris de celui de M. de C[ambrai]. Je lui dis que je croyais que le dernier était bon, par le soin qu’on avait de me le cacher, cela en riant. Il me dit toujours que je serais en liberté sans le livre. Je répondis que je ne demandais rien, que ma liberté était entre les mains de Dieu. Je ne sais quel est leur dessein en me faisant traiter ainsi par ces filles, mais Dieu est le maître : pourvu qu’il me donne la patience, cela me suffit. Il me dit que j’étais une présomptueuse, que je devais trembler d’avoir renversé l’Église par mes livres. Je lui dis que mes livres n’avaient fait de mal que celui qu’on leur avait fait faire, et qu’ainsi je ne prétendais pas me remplir la tête de scrupules, qu’il me laissât au moins la liberté, parmi tant de peines, de penser que je n’avais rien voulu faire que pour Dieu.

C’est une chose étrange que je me meurs toutes les nuits, et le jour je vais médiocrement bien. Je ne sais à quoi Dieu me réserve. Si la fille qui est venue n’est pas de leur part, il faut qu’ellea soit d’elle-même bien mauvaise pour faire de pareils tours. Faites-moi [f°178r°] le plaisir de vous en informer sous main. Après tant d’éclat, N. [le curé] ne manquera pas de vous en parler. Un mot de réponse, s’il vous plaît. N. me dit encore, en me parlant de M. de C[ambrai] : « Il a parlé, il a écrit, il a imprimé, et c’est plus qu’il n’en faut », et cela en se moquant. Il me dit qu’on avait envoyé son livre à Rome et que, dans la disposition où était le Saint-Siège sur ces matières, on ne doutait point qu’on ne le fît condamner facilement, que pour lui, tout ce qu’il en avait lu lui déplaisait.

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°176v°].

a il faut ou qu’elle : nous supprimons le « ou » qui suppose  une alternative.

1Sens : « …que l’homme [me] dit oralement, que vous aviez… » Nous adoptons cette interprétation, introduisant « [me] ».

392. A LA PETITE DUCHESSE. Avril 1697.

Je vous écris encore cette lettre, ne sachant pas si, après les violences qu’on exerce sur moi, je le pourrai encore faire. Ce sont des traitements si indignes qu’on ne traiterait pas de même la dernière coureuse. Cette créature fut hier dans ma chambre pour en faire condamner la seule fenêtre dont je peux avoir de l’air. On m’a réduite à une seule chambre où il faut faire la cuisine, laver la vaisselle. Je l’ai laissé tout faire sans dire un mot. La fille qui était dans la chambre, car j’étais descendue dans le jardin, lui dit qu’elle ne souffrirait pas qu’on me fît étouffer dans ma chambre, que je n’y étais pas et qu’elle ne pourrait permettre qu’on la condamnât. Elle vint avec une fureur de lionne me trouver au jardin. Je me levai pour la calmer, elle me dit : « J’étais allée faire condamner votre fenêtre, et une bête s’y est opposée, mais l’on verra ». Je lui répondis fort doucement et en lui faisant honnêteté que, lorsque N serait venu, je ferais aveuglément ce qu’il me dirait, et que c’était l’ordre que l’on m’avait donné de lui obéir dans le moment. Criant comme une harengère, tenant une main sur son côté et l’autre qu’elle avançait contre moi en me menaçant, elle me dit : « Je vous connais bien, je sais bien qui vous êtes et ce que [f°178v°] vous savez faire ». Remuant toujours la main levée contre moi : « Je suis bien instruite, vous ne me croyez pas aussi savante que je suis ». Je lui dis, toujours du même ton d’honnêteté, et levée devant elle, que j’étais connue de personnes d’honneur. Elle se mit à crier, avec une servante à elle qu’elle avait amenée : « Vous dites que je ne suis pas fille d’honneur ! ». Je lui dis, sans hausser la voix : « Je dis, mademoiselle, que je suis connue de personnes d’honneur ». Elle se mit à crier plus fort qu’elle me connaissait bien, que je ne croyais pas qu’elle fût si savante sur tout ce que j’avais fait. Je lui dis : « Mademoiselle, je dirai tout cela à N. [le curé]. - Je ne vous conseille pas de lui dire, me répondit-elle ; si vous le lui dites, vous vous en trouverez mal et je sais ce que je ferai ». Je lui dis : « Mademoiselle, vous ferez ce qu’il vous plaira. » Elle fit un vacarme de démon. Et lorsqu’elle voit qu’on ne lui répond rien, elle crie qu’on se veut faire passer pour des saintes, pour obliger de lui dire quelque chose. Elle envoya quérir un homme pour condamner non seulement la fenêtre, mais la porte. Je lui envoyai dire qu’elle pourrait faire condamner toutes les portes, que cela m’était indifférent, que pour la fenêtre, il fallait attendre que N. [le curé] fût venu. « Non, non, dit-elle, on a refusé et [ce] qui est dit est dit ; on verra une géhenne ici ; on n’avait que faire d’y venir ; j’ai de bons ordres ». Manon lui dit : « Si vous avez quelques ordres, montrez-les, mademoiselle, et on les suivra ». « Non, non, je ne les veux pas montrer. » Et [elle] fit toujours les mêmes menaces. Elle s’est mise en tête que je mangerai ses fruits quand ils seront mûrs ; je lui ai fait dire qu’on n’en détachera pas un seul et qu’elle en soit assurée. Elle dit qu’elle sait cultiver le jardin et qu’on en a le plaisir, [f°179] qu’on n’a que faire de cela ; le jardin est en friche, il n’y a que des choux et des poireaux ! On ne lui répond rien, elle crie et fait l’alarme toute seule. J’ai écrit à N. [le curé] pour le prier de venir, car après le tour qu’ils ont fait de faire venir chez [moi] une créature qui criait qu’elle me venait voir de la part de gens de qualité, toutes les menaces qu’elle fait et ajoutant comme si j’avais fait ici des crimes horribles dont elle est bien informée1, je m’attends à tout ce qu’il y a de pis. J’ai traité, depuis que je suis ici, cette fille avec une honnêteté la plus grande du monde, lui donnant tout ce qui lui a fait quelque plaisir. Je ne lui ai jamais dit une parole.

Cela ne se fait pas sans dessein : on veut m’ôter d’ici et m’enfermer en quelque lieu inconnu, ou m’obliger à me plaindre ou à me fâcher ou à demander quelque chose. Mais j’espère que Celui pour lequel je souffre me donnera la patience. Je n’ai pas le moindre trouble de tout cela, il ne m’arrivera que ce qu’il plaira à Dieu. Plût à Sa bonté que je fusse Sa juste victime. Ils ont d’abord fait courir le bruit que je me voulais faire enlever, qu’il était venu pour cela des hommes à cheval. Ensuite elle m’a fait confidence qu’on me voulait faire enfermer à la Miséricorde. Elle m’a poussée par mille emportements à toute extrémité, sans que j’aie fait un mot de plainte. Je n’en ai pas encore parlé à N. [le curé]. Ainsi je m’attends à tout. J’ai bien cru, lorsqu’on me mettait dans une maison comme celle-là, composée de deux personnes, qu’on avait dessein de m’en imposer, mais Dieu sur tout. Il y a apparence que vous n’entendrez plus parler de moi, mais en quelque lieu qu’on m’enferme, nous n’en serons pas moins unies en Jésus-Christ. Il faut que le règne de la puissance des ténèbres ait tout le temps que le Seigneur lui a permis.

Je vous [f°179v°] embrasse de tout le cœur. Recevez ces dons du St Esprit. Je ne garde pas vos lettres [un]   demi-quart d’heure ; on ne m’en trouvera point. Si N. vous dit qu’on m’accuse de bien des choses dans cette maison et qu’il ne s’en veut plus mêler, dites-lui qu’il ne croie pas sans venir soi-même en savoir la vérité, et cela comme de vous. Elle dit encore à Manon : « Puisque vous n’exécutez pas mes ordres, je ne vous en donnerai plus, mais vous verrez », avec une hauteur horrible. Mais comme j’avais défendu de lui répondre, elle ne dit rien. Elle me dit que je lui avais mandé des impertinences en lui faisant dire que je ne pouvais craindre la vérité, que dans toute mon affaire d’un bout à l’autre, je n’avais à craindre que le mensonge et qu’ainsi elle écrirait ce qui lui plairait, que Dieu serait notre juge. C’est une créature d’un emportement, qui jure comme un charretier, une basse bretonne. Vous devriez aller voir N. [le curé] : comme il est assez facile à dire2, il vous dira peut-être quelque chose. Je crois qu’on me veut enfermer ici et faire croire que je suis ailleurs. Plus on me cachera aux hommes, plus Dieu me voit.

Un procédé de cette violence justifierait un coupable ; comment ne fera-t-Il pas connaître l’oppression d’une innocente, trop heureuse d’imiter notre Maître, jusqu’à mourir même.

1Nous transcrivons exactement cette phrase obscure, éclairée quelque peu par le début de la lettre suivante. Noter une lacune probable que nous indiquons par les points de suspension (absents chez Dupuy).

2Le curé parle facilement.

A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f° 178].

393. A LA PETITE DUCHESSE. Avril 1697.

Depuis ma lettre écrite, j’ajoute que la fille fit tant de bruit en disant des injures et prenant des témoins pour les dire, sans qu’on dise autre chose, sinon que Dieu serait notre juge, menaçant de tout ce qu’il y a de pire, qu’un homme dit : « Il faut que ce soit des coureuses1 qu’elles tiennent là enfermées ». Je crus être obligée d’envoyer prier N [le curé]  de venir. Il vint, je lui dis qu’en vérité, c’était bien assez d’être renfermée sans entendre des injures atroces. Je lui contai le fait et lui dis que si j’étais [f°180] coupable, qu’on me fît mon procès, mais que d’entendre des infâmies de cette nature qu’en vérité cela était odieux. Il fit semblant d’être fâché, puis sortit pour leur aller défendre de me plus injurier, à ce qu’il dit. Il revint et me dit que je n’avais nulle confiance en lui. Je lui répondis qu’on m’avait si fort menacée que, si je me plaignais à lui, que je m’en trouverais mal, qu’il m’était aisé de voir qu’on avait commencé l’effet de la menace. Il me dit ensuite : « M. l’arch[evêque] de Reims a juré sur les Evangiles que N. [Fénelon] vous était venu voir ici ». Je lui dis qu’on le connaissait bien mal de juger cela de lui, et par-dessus cela il ne l’avait pu faire. Ensuite il dit qu’il était chassé de la Cour et bien d’autres2, me fit entendre que, n’ayant plus de protecteurs, que je me devais attendre à tout, qu’on avait fort trouvé à redire que M. l’arch[evêque] de P[aris] m’eût fait sortir de Vincennes, qu’on disait ouvertement que j’étais bien là. Je lui dis que j’étais prête à y retourner si l’on le souhaitait, que je n’étais pas plus renfermée qu’ici, et que j’y étais à couvert des suppositions de ces prétendues visites ; que je ne demandais nulle grâce, étant résolue de tout souffrir pour Dieu à quelque extrémité qu’Il pût aller, que je voudrais être la seule victime.

Ensuite il se radoucit, disant qu’il voulait me communier, que pour cela il était obligé de dire du mal de moi, et que M. de Meaux avait dit : « Voilà un homme, celui-là ; on ne la pourrait mettre en de meilleures mains ». Il m’assura qu’il me protégeait contre la tempête et

1Fille ou femme de mauvaise conduite (7e sens figuré, Littré).

2 Lorsque Fénelon fut envoyé à Cambrai on chassa des emplois de la Cour d’autres personnes moins considérables, dont Dupuy.

témoigna qu’il adoucirait tout, mais il désirait un témoignage de moi comme il avait de la charité. Il fit bien des personnages. Je lui écrivis une belle lettre de remerciement. Ensuite il fit condamner ma porte et voulut en faire autant de la fenêtre, mais lui [f°180v°] ayant fait voir qu’il fallait étouffer si l’on m’ôtait l’air, on l’a condamnée avec des treillis de fer. Dieu qui n’abandonne pas tout à fait, a fait trouver un trou par lequel ces bonnes gens qu’on envoie vers nous, ont témoigné qu’ils nous serviraient jusqu’à la mort. Ils sont pleins d’affection et sans nous, ils auraient quitté la maison, car ils sont bons jardiniers et ils font cela en tournée. Il y a ici un des prêtres qui dit me connaître et avoir une extrême affection de me servir : c’est un homme intérieur ; il les encourage, quoiqu’ils n’en aient pas besoin. Dans le tintamarre qu’ils ont fait, il m’a écrit pour me témoigner son zèle et combien il est touché d’un pareil procédé. La rage de cette fille vient de ce qu’une autre, qui a demeuré ici avec elle au commencement, et contre laquelle elle a une haine et jalousie horribles, paraît être affectionnée pour moi et en dire du bien en toute rencontre. Cela l’a aigrie contre moi. Quand elle me fait faire des honnêtetés par les sœurs qui viennent de Paris, je lui en fais aussi. Elle devient comme un lion. Les autres me témoignent à l’envie, lorsqu’elles en trouvent l’occasion, qu’elles sont bien fâchées des manières d’agir de cette fille, mais que c’est son humeur, personne ne pouvant vivre avec elle. Je ne leur en dis pas un mot, parce que ce que je dirais affaiblirait ce qui se voit. En vérité, de pareilles violences justifieraient un coupable ; comment n’appuiraient-elles pas le bon droit d’un innocent ?

 N. n’a plus en bouche que M. de Chartres : c’est l’homme incomparable ! Pour moi je vois M. de C[ambrai] comme un second saint Jean Chrysostome dans toutes les circonstances ; je prie Dieu qu’Il lui en donne le courage, et à nous celui de persévérer jusqu’au bout. Faites amitiés à ces bonnes gens : je leur ai bien de l’obligation. Il faut que ce soit le Bon Dieua qui leur donne tant d’affection, ne pouvant, en l’état où je suis, [f°181] leur faire du bien. Je suis très contente et n’ai jamais été plus en paix. On m’enferme à mes dépens. C’est de mon argent qu’on paye les chaînes dont on me captive, et les murailles pour m’enfermer.     

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°179v°].

abon dieu : Dupuy ne met très généralement aucune majuscule, même à Dieu.

394. A LA PETITE DUCHESSE. Avril 1697.

Il est de conséquence d’éclaircir plutôt le livre1 que de l’abandonner. Il est de l’intérêt de la vérité de tendre toujours à l’éclaircissement et à l’explication. C’est de cette manière et par ces sortes de disputes qu’on a donné le jour à la vérité ; je suis sûre que c’est tout ce que les ennemis craignent. Mais si l’auteur a de la fermeté, il faudra bien qu’on en passe par là, puisque c’est un parti qu’on n’a jamais refusé dans l’Église. Si vous avez encore quelque crédit, faites que l’on le prenne et qu’on ne se relâche jamais là-dessus ; c’est à présent qu’il faut faire voir sa fermeté et la fidélité de l’amour. Je vous conjure par les entrailles de Jésus-Christ qu’on n’abandonne pas le livre, mais qu’on l’éclairasse2. Dites-le au b [Fénelon].

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°181].

1L’Explication des maximes des saints de Fénelon.

2  « …dès la fin d’avril 1697, la Première réponse […] aux difficultés de l’évêque de Chartres évoquait l’introduction de « correctifs » […] Fénelon ajoutait de nouvelles corrections. Les dossiers, conservés aujourd’hui en partie, ne furent jamais publiés… » (Fénelon, Œuvres I, 1983, « notice » par J. le Brun, p. 1541.) – « Une partie des corrections est représentée par l’introduction d’atténuations… » (id., p. 1543), conformément au souhait de Madame Guyon exprimé dans une lettre de mars : « Je trouve en quelques petits endroits le faux trop poussé… »

395. A LA PETITE DUCHESSE. 18 avril 1697.

Je ne suis point surprise qu’on ait fait tout cela à M. de V.1  et à Rema. Je lui ai mandé bien des fois que je craignais ce qui est arrivé. Elle m’a toujours dit que M. C.2 l’approuvait : elle est bonne, elle a beaucoup d’esprit et de savoir-faire. Ne lui dites point que vous avez avec moi nul commerce secret, je vous en prie, mais ce que vous lui dites, dites-le comme de vous-même. Ma pensée est qu’elle demeure chez mad[ame] puc3 tant que M. de V. n’y viendra point, et il est d’une extrême conséquence que M. de V. ne quitte point sa cure dans le temps où nous sommes. On ne la lui peut point ôter, et ce serait se déclarer coupable que de la quitter. Il faut souffrir et y demeurer ferme : c’est la seule manière de détruire la calomnie. J’ai pensé d’abord que M. Ol.4 ne faisait semblant [f°181 v°] d’approuver que pour avoir un prétexte spécieux de le perdre. Enfin, je demeurerais ferme dans ma cure. S’il quitte et s’il vient demeurer chez mad[ame] Puc.,  que Rem.5 quitte et prenne une petite chambre comme elle faisait autrefois. Il faut lui faire la charité, elle en a véritablement besoin. Ce n’est pas comme le ch., car elle n’a rien du tout. C’est à ces personnes qu’on doit borner la charité dans le temps où nous sommes. Ce sont ces fidèles qu’il faut soutenir. Vous pouvez la voir quelquefois, et c’est une fille qui a d’excellentes qualités. Un peu politique :  cela est d’usage à présent. Mais ne la prenez point chez vous, ce qui lui ferait tort, et à nous. Elle peut demeurer inconnue aisément dans une petite chambre à Paris au cas que M. de V. vienne chez madame Puc, mais qu’ils ne demeurent pas ensemble : les soupçons et les jalousies de M. de V. vous causeraient toujours des affaires. Il s’est déclaré ouvertement contre moi lorsque je lui ai dit la vérité. Son amour-propre et l’estime de lui-même lui fait croire que tout ce qu’il ne pense pas est mal pensé.

Je prie Dieu qu’Il nous fasse entrer toutes deux en ce que je vous dis, car le pas serait glissant, mais je crois que Dieu nous le fera faire. C’est à présent, comme dans la primitive Église, qu’il faut soutenir ceux que la persécution afflige, trop heureux de partager les chaînes des captifs. Il est aisé de tromper madame de b. et de lui faire entendre que l’on se sert du nom d’anciens domestiques auxquels j’ai été trompée, mais que tout passe par N.  Bab[et]2 et le chien3 peuvent faire bien du mal, mais je ne devinais pas ; j’ai cru toute autre chose et je sentais avoir obligation à des gens qui n’y avaient pas de part. N’ayant pas de robe et étant toute nue, j’ai pensé qu’on s’était servi de cette voie. M[adame] de b. me [f°182] paraissait la mère, etc., que  vous jugezb assez. Le moyen d’éviter cela ? Qui a pu dire à bab[et] que j’ai eu une domestique de ce nom ? Et comment cela s’est-il pu faire? J’abandonne tout à Dieu. Je pense quelquefois qu’ils n’auront point de repos qu’ils ne m’aient fait endurer le dernier supplice, et je le regarde comme le plus grand bien. C’est le seul repos que j’aie ici.

Je crois devoir vous dire que je n’ai jamais conseillé à Rem. a  de demeurer avec M de V. Ils étaient ensemble que j’étais encore à Meaux, et je ne le sus qu’après. Je mandais les inconvénients que je craignais,

3 Babet probable, surnom que nous retrouvons dans des lettres tardives, entre disciples de Madame Guyon alors résidant à Blois.

4Non élucidé.

on m’assura du contraire, comme je vous l’ai mandé. J’ai approuvé, sur les raisons qu’on me disait, ce que je ne pouvais empêcher ; cela est différent de le conseiller. Ceci entre vous et moi, dont vous ferez usage. Je me souviens d’une circonstance qui vous prouvera ce que je vous ai dit et qui vous remettra en voie : vous vous souviendrez peut-être bien qu’étant revenue de Meaux, nous envoyâmes quérir le Chi[nois] chez N., qu’elle m’apprit que Rem. était allée demeurer chez M de V., que j’en fus surprise, que le chi[en]  me dit qu’ils en avaient écrit à Dom Al[leaume] qui l’avait approuvée après qu’elle lui avait exposé son attrait intérieur sur tout cela ; que j’acquiesçais à ces raisons, mais que je persistais toujours à dire qu’il fallait qu’ils prissent une vieille femme pour les servir, et pour cesser le scandale d’obliger le chi[nois], et même Dom Al[leaume], de leur en écrire. Je crois que nous pouvons remettre cela dans notre mémoire. Peut-être que s’ils l’eussent fait, la chose se serait passée plus doucement.

N. [le curé] sort d’ici, jeudi 18 ; il m’est venu défendre de communier de la part de N.6 Je lui ai dit que c’était ma seule force. Il n’est entré en nulle raison sur cela, et ensuite, prenant son sérieux, il m’a dit que la Maillard7 l’était venue voir, qui lui avait dit les choses avec des circonstances si fortes, assurant qu’elle soutiendrait tout en face, de manière qu’on ne peut pas ne la point croire. Ensuite il m’a dit que j’étais responsable devant Dieu de tout le trouble de l’Église, que je devais avoir de grands remords de conscience d’avoir perverti tous les meilleurs, surtout N. [Fénelon]. Je lui ai dit que la souffrance les sanctifierait, qu’il deviendrait un saint Jean Chrysostome. Il s’est mis fort en colère et m’a demandé si Luther et Calvin étaient des saint Jean Chrysostome. Ensuite il m’a exhortée sérieusement à rentrer en moi-même et à me convertir, à ne me pas damner. Je lui ai dit : « Mais, monsieur, après avoir tout quitté et m’être donnée à Dieu comme je l’ai fait ! ».  Il m’a interrompue sans me vouloir laisser parler, disant qu’il avait connu des sorcières qui avaient fait de plus grandes choses et qui passaient pour des saintes, que cependant elles s’étaient converties et étaient bien mortes ; qu’il m’exhortait à profiter de la charité qu’il avait pour moi à ne me pas perdre, que pour le diable on faisait encore plus de choses que pour Dieu, et qu’il me conseillait d’y faire réflexion, qu’il me tendait les mains, qu’on devait profiter du temps, qu’il savait de bonne part, et à n’en pouvoir douter, que le P[ère] l[a] C[ombe] était un second Louis Goffredi, qui fut brûlé à Marseille8, et m’a toujours soutenu la même

6 Peut-être l’archevêque de Paris.

7 La Maillard autrement Grangée ou Des Granges.

8 Louis Goffridy, ecclésiastique qui fut brûlé à Aix, le 30 avril 1611.

chose, me faisant entendre que si je l’excusais, il me croirait de même ; enfin, qu’on me faisait encore bien de la grâce de me laisser ici. J’ai dis que si N. trouvait qu’il me fallût une autre prison, j’étais prête d’y aller. Je crois bien que je n’ai qu’à m’attendre à tout ce qu’il y a de pis. Il m’a dit qu’un grand seigneur avait eu réponse de Rome qu’on y condamnerait le livre de M. de C[ambrai], que c’était un homme perdu sans ressource. On croit que je l’ai ensorcelé. L’on commence même à me refuser les choses sur la nourriture dont j’ai besoin, mais c’est peu que cela. En vérité, j’ai bien besoin que Dieu m’aide, car on me pousse avec bien de la vigueur. J’ai peur qu’on ne fasse quelque nouvelle procédure : ils sont assurés de leurs faux témoins.  

A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°181].

a Lecture incertaine.

b Lecture incertaine.

c Mot illisible.

1 Non élucidé : Mme de Vibraye ?

2 M. C. : M. de Cambrai (Fénelon) ? peu probable.

5Non élucidé : cette lettre est bien un rébus (volontaire) !

397. A LA PETITE DUCHESSE. Mai 1697.

N. [le curé] sort d’ici, qui, après m’avoir fait les exhortations ordinaires de me convertir et rentrer en moi-même, que je pourrais mourir subitement, que je ne me damnasse pas ; il m’a enfin fait entendre que le tut[eur][Chevreuse] avait reçu une lettre d’une personne du premier rang dans l’Église, qui n’est pas M. de Grenoble1, qui mandait des choses abominables et si bien circonstanciées qu’il jurait avec les serments les plus forts, mais qu’il avait promis au tut[eur][Chevreuse], sans le nommer, qu’il garderait un secret inviolable. Je lui ai fait les dernières instances pour savoir ce dont il s’agit, il n’a jamais voulu me le dire. Enfin, il m’a promis de lui en demander la permission. Il dit que le tut[eur] lui avait avoué que jusqu’à présent il m’avait cru bonne, mais qu’il ne savait plus que croire, que tout ce qu’il pouvait était de suspendre son jugement et que je lui avais fait bien de fausses prophéties. Je lui ai dit que je ne me piquais pas d’être prophétesse, mais que pour des crimes, je n’en avouerais aucun. Il a dit : « Nous n’en parlerons pas ». Je lui ai dit que ce n’était pas assez et qu’il fallait me les dire, qu’il me serait peut-être fort aisé de prouver le contraire, que je ne croyais rien de plus étrange que de calomnier et ensuite de demander le secret, que le secret était pour moi la plus petite chose du monde, mais que je demandais qu’on me donnât le moyen de justifier la chose. Il me remet toujours la Maillard, et dit qu’il n’y a pas d’apparence qu’une femme soutînt quatorze ans une chose si elle n’était vraie2. Quand je lui ai dit que c’étaita une mauvaise [f°183v°] femme, il dit que les larrons s’entre-accusent bien et sont crus.

Je vous prie qu’il ne puisse jamais revenir à N. [le curé] que vous sachiez ceci. Dieu a donc permis que nos meilleurs amis, aussi bien que les autres, aient enfin cru, avec d’apparentes raisons, les calomnies ! La volonté de Dieu soit faite. Nous n’avons que le temps pour souffrir, mais je vous assure que je ne les ai jamais voulu tromper ; Dieu le sait. Si je suis trompée, que Sa sainte volonté soit faite. On ne cessera jamais de faire des calomnies et, quand une fois la porte est ouverte, c’est à qui ira faire la sienne. J’ai la dernière douleur de ce que N. m’a dit que les meilleurs allaient être chassés de la Cour2b. Je souhaite qu’ils me chargent si cela leur est utile : ils le peuvent faire à présent, sans blesser leur

1Il s’agit donc de dom Le Masson rapportant l’histoire de Cateau Barbe et non du cardinal Le Camus. V. sur cette affaire : Orcibal, Etudes…, « Le cardinal Le Camus… ».

2L’affaire Cateau-Barbe date du séjour de 1684 à Grenoble soit treize ans auparavant. La Maillard est la « dévote de Dijon » sur laquelle des « renseignements accablants » parvinrent à Tronson qui avait entrepris une enquête en 1693. V. Orcibal, Etudes…, « Madame Guyon devant ses juges », à la p. 822.

2bFénelon a été nommé par Louis XIV à Cambrai le 4 février 1695 (non à cause du quiétisme, le Roi ayant jusque-là ignoré le problème ; au printemps 1697 aucune mesure n’avait été prise mais une campagne y préparait ; voir C.F., t. V, p.263 sv.). Il doit s’agir ici de Beauvillier dont on attendait la disgrâce – qui ne vint pas. Bien au contraire, Louis XIV lui conservera toute sa confiance puisqu’il sera chargé des finances. Il aura dû quand même désavouer Mme Guyon.

conscience, puisqu’ils me croient mauvaise, ou du moins puisqu’ils le peuvent croire sur de belles apparences. Il me semble qu’il est bon pour moi, si Dieu en est glorifié, que je sois livrée pour tout le monde.

Je vous remercie de votre charité. Allez toujours à Dieu : Il est toujours le même. Quand je serais un démon, Il n’en est pas moins ce qu’Il est. Je ne vous écrirai plus, car je ne veux plus embarrasser personne. Je ne vous en aimerai pas moins en Notre Seigneur Jésus-Christ, et vous ne serez jamais effacée de mon cœur. Il faut attendre l’éternité.

Je m’étonne que le tut[eur] ait fait cette confiance à N. [le curé]. Il dit que c’est par charité et, à la fin, qu’il m’exhorte à ne me pas perdre ; je l’en remercie et je lui demande ses prières, afin de faire l’usage que Dieu veut de tout ceci. Dès que je réponds un mot à N., pour lui dire la vérité ou pour l’éclaircir, quoique je le fasse le plus doucement que je puis, il me dit que je suis une emportée, que si j’avais de la vertu je ne répondrais rien, et puis il recommence les exhortations sur ce que je profite de la commodité de l’avoir et que je lui fasse un aveu sincère [f°184] de mes crimes. Il ne vient plus que pour cela. Si je savais les choses, je pourrais en faire voir la fausseté, mais ne les sachant pas, je laisse à Dieu de faire croire ce qu’il Lui plaira. Si j’ai trompé le tut[eur], je prie Dieu qu’Il le désabuse. Enfin il dit que ma Vie est abominable et qu’il l’a vue. Il faut donc qu’on en ait fait une autre ? Ou bien, si c’est la même, comment n’a-t-on pas eu la charité de me le dire lorsqu’on l’a vue ? On en a vu, à ce qu’il dit, donner au public certains endroits critiqués, mais il m’a dit cela si fort entre ses dents que je ne sais quel sens y faire. Ma consolation est que Dieu voit le fond des cœurs. Soit qu’Il me châtie si je Lui ai déplu sans le vouloir et sans le connaître, soit qu’Il m’exerce, c’est toujours un effet de sa bonté. J’oubliais à vous dire que N. [le curé] m’a dit que l’auteur [Fénelon] avait eu la témérité d’écrire à Rome et d’y envoyer son livre, mais qu’il y serait assurément condamné.

Je n’ai de nouvelles que par vous et par lui. Comme il m’avait dit plusieurs fois que le C[uré] de V[ersailles]3 disait beaucoup de mal de moi, d’ailleurs ayant appris combien on relevait Mlle de la Croix, ensuite ayant lu qu’un nommé Solan était venu de province et m’étant souvenu que M. le C[uré] de V[ersailles] m’avait dit que son M. Solan demeurait en province en habit séculier, ensuite N. [le curé] m’ayant dit qu’on avait appris de moi, par certaines voies, des choses, cela en manière entrecoupée, j’avais fait un pot-pourri de tout cela dans ma tête. Qu’est-ce qu’une main qui a écrit à Saint-Denis ? M. Lar et N. sont si contents de ma fille ? Elle me doit venir voir incognito. J’attends tout

3 Hébert, v. Index.

 ce qu’il plaira à Dieu, mais on me fait bien sentir qu’on m’aurait ménagée à cause de mes amis, mais que leur chute fait qu’on ne veut plus avoir de ménagement. N. ne me parle plus de vous : est-ce que vous ne le voyez plus ? J’oubliais encore à vous dire [f°184v°] que N. m’a dit qu’il m’apporterait un extrait de la lettre écrite au tut[eur] s’il le voulait. Je me donne la torture sans pouvoir deviner ce que c’est. Il m’a encore dit que la raison pour laquelle on m’ôtait la communion, c’est que cela me justifiait trop de me voir communier, et cela ferait croire qu’on n’avait pas raison de me traiter comme on fait. Il dit que M. et Mme de Renty lui avaient dit que je prêche par-dessus les murailles.

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°183].

aque (une ligne biffé illisible) c’était

b Un ou deux mots illisibles.

398. A LA PETITE DUCHESSE. Mai 1697.

C’était moi qui avais ouvert la lettre et contrefait mon écriture pour le dessus. N. [le curé] m’a positivement dit tout ce que je vous ai mandé ; il m’a dit de plus que si le tut[eur][Chevreuse] le voulait bien, il m’apporterait une copie de cette lettre. Il m’anathémisa en s’en allant, disant que, puisque je ne voulais pas confesser tous mes crimes, il me laissait à la justice de Dieu et aux remords de ma conscience. Il me fit entendre que je pourrais bien rentrer en prison, mais je ne parus point en être fâchée.

La lettre que vous m’avez écrite m’a donné une grande joie, voyant la disposition des serviteurs du Seigneur dans une si forte épreuve. Que ce qui me regarde ne les arrête pas ! Ils n’ont qu’à témoigner qu’ils m’abandonnent et qu’ils laissent à Dieu le jugement de tout. Dieu sait que c’est de tout mon cœur que je me suis offerte à Lui comme une victime pour tous. Plût à Dieu qu’il S’en contentât, mais peut-être ne suis-je pas digne d’un si grand bien ? N. [le curé] me dit qu’il était venu des dames à équipages pour déposer contre moi. Je n’en connais aucune, et il faut que ce soit des personnes qui en aient loué. Enfin je me sacrifie à Dieu sans réserve pour la plus sanglante tragédie ; il me semble qu’on n’aura pas de repos qu’on n’en soit venu là. Je vous en prie, que l’on perde plutôt la vie que de faiblir sur l’intérêt de Dieu et de la vérité ; mais pour ce qui me regarde, qu’on ne se fasse pas d’affaires à cause de moi qui voudrais donner mille vies, si je les avais, pour eux tous. Quel personnage fait madame de B.1 en tout cela ? On n’entend rien d’elle, et je crois bien qu’elle tire son épingle du jeu. Pour nous, ma bonne d[uchesse], vous avez une douleur de compassion et d’amitié qui n’est pas la moindre souffrance. Je n’écrivis point le premier lundi, n’ayant rien à mander et y ayant peu que je l’avais fait. Je trouve trop d’inconvénient à envoyer aux s.1 J’ai toujours oublié de vous dire que b.1 avait servi à ma prise, et ce fut le gantier, mari de cette Maillard, qui vint avec Desgrez me reconnaître. Je crois que pour mon égard, la tragédie n’est pas finie. La seule consolation qui me reste est que cela ira peut-être jusqu’à m’ôter la vie ; j’en ferais un grand régal à moins que Dieu ne me changeât, car forte ou faible, la mort de cette sorte est un bien. J’ai résolu, si Dieu me le laisse faire et qu’on m’interroge de nouveau par les voies de la justice, de ne rien répondre du tout, ayant assez fait connaître la vérité. Plus on est innocent, plus on veut qu’on soit criminel. Il n’y a qu’à laisser faire selon le pouvoir que Dieu en a donné. Il est expédient qu’un périsse pour plusieurs2 : Jésus-Christ en a donné l’exemple.

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f° 184v°].

1 Non élucidé.

2Jean, 11, 50.

399. A LA PETITE DUCHESSE. Mai 1697.

Je ne suis pas surprise de ce que vous me mandez.  Dès que je fus ici et que je vis la disposition des choses, je compris qu’on ne m’y mettait que pour me faire des suppositions. J’en écrivis sur ce pied à M. Tronson. Cela ne me sortit point de l’esprit. Leur premier dessein fut de me faire enlever, et de faire ensuite courir le bruit que c’était moi qui me faisais enlever. Je n’entendais parler que de cavaliers qui venaient, disaient-ils, pour m’enlever de la part de mes amis, et qu’ils viendraient en plus grand nombre. Je dis que je savais que, ni de ma famille ni de mes amis, on ne me viendrait enlever, que si je l’étais, je crierais si fort qu’on saurait de quelle part. Depuis [f°185v°] ce temps, ils ont changé de batterie[s]. N. [le curé] me dit, dès Pâques, que M. le duc de Villeroy l’avait assuré avoir vu ici M. de C[ambrai], à heure indue, qui me venait voir, et vous, une autre fois ; je n’en fis que rire, parce que cela était si faux et si impossible. Cependant j’ai fait réflexion que comme ils n’en veulent pas à moi seule, et que N. a une maison à côté de celle-ci où il demeure des prêtres, il se peut faire que M. de Vil[leroy] m’ait vue entrer là et que des gens apostés lui aient dit que c’était M. de C[ambrai], ou bien qu’ayant ouï dire que je suis ici, il l’ait cru lui-même. Pour la fille, il faut que ce soit un démon pour avoir donné pareil certificat. Que puis-je avoir fait ici ? Si ce qu’ils disent était vrai, pourquoi appréhender si fort que je le sache, qu’on a fait boucher hier jusqu’à des trous où on ne pourrait passer qu’à peine une aiguille à faire des bas ? Pourquoi défendre qu’on ne me confesse même à l’heure de la mort, ce qu’on ne refuse pas aux plus coupables ? C’est N.2 qui se fait faire lui-même les dépositions, qui les reçoit avec deux hommes à lui. C’est leur dernière ressource après m’avoir voulu faire mourir. Je rêvais il y a quelque temps que ma sœur, la religieuse qui est morte, me disait : « Fuyez. Quand vous n’habiteriez que des cavernes et des carrières, vivant de pain demandé par aumône, vous seriez plus heureuse ». Mon cœur est préparé à tout ce qu’il plaira à Dieu, trop heureuse de donner vie pour vie, sang pour sang.

La fille qu’on a fait supérieure générale3, apparemment pour signer des faussetés contre moi, me dit en partant : « Si l’on dit que j’aie dit quelque chose contre vous, dites que je vous le soutienne4, que j’ai menti. » Ensuite elle me dit : « Ils prennent des mesures qu’ils croient très sûres, pour que vous ne sortiez jamais de leurs mains ». Celle qui est à N. m’a fait entendre [f°186] que madame de Lu. était tout ouvertement contre moi, savais toute ma vie5 et la disant d’une manière bien opposée à la vérité.  Ne vous affligez pas : Dieu règnera toujours et c’est assez. N’aurait-on point surpris l[a] bonne c[omtesse] pour lui faire aussi signer quelque chose sans qu’elle le sût ? Comment la gouvernez-vous ? Enfin si Dieu permet que mes amis croient toutes les faussetés qu’on fait dire à des gens apostés, la volonté de Dieu soit faite. L’éternité les détrompera, et cela leur fera plus de tort qu’à moi. C’est le dernier coup de Bar[aquin].   

A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f° 185].

1M. de Villeneuve ?

2le curé ?

3La religieuse qui eut la garde de Mme Guyon était Mme Sauvaget de Villemereuc, de la congrégation dite de Saint-Thomas-de-Villeneuve, « bâtie à la hâte, où l’on me mit en me faisant sortir de Vincennes » (Vie 4.1, p. 900 de notre édition).

4Sens obscur.

5Elle aurait lu le manuscrit de la Vie ?

400. A LA PETITE DUCHESSE. Mai 1697.

Je vous avoue que je suis bien fâchée des mouvements que N. [Fénelon ?] se donne ; il aurait mieux fait de tout prévenir à R[ome], mais Dieu saura bien lui ôter ces appuis. Pour bab[ette], je n’ai découvert que depuis peu ce que c’est. Il y a environ deux ou trois mois que N. m’envoya une lettre d’une fort belle écriture signée Anne de la Bi., où cette personne me mandait qu’elle me priait de lui envoyer un de mes habits parce qu’elle avait fait faire une robe de peau d’agneau pour moi et n’avait rien de quoi la couvrir. Je ne savais si c’était ami ou ennemi qui écrivait. Je compris qu’en me demandant une robe, on donnait par là moyen d’écrire. Je n’en voulus rien faire, mais je fis réponse par N. même que je n’avais point d’habits, mais qu’il n’y avait qu’à acheter de l’étoffe pour la couvrir, que je ferais rendre l’argent. Vous ne sauriez croire combien on m’a tourmentée pour avoir une robe à moi : je n’en ai point voulu envoyer, j’ai envoyé de l’étamine en pièce pour me faire un manteau. Ils m’ont envoyé une robe de peau d’agneau la mieux choisie du monde que N. a payée soixante-deux livres ; mais comme il y avait du ruban qu’ils ne comptaient pas, n’ayant rien, j’ai envoyé sans savoir à qui des babioles. Je crus d’abord que c’était le petit ch.1 C’est donc un tour de bar[aquin]. [f°186v°] Dans la dernière lettre qu’ils m’ont écrite, il y avait : « Ma fille Babette vous salue », mais je me suis mise en tête que le petit ch. s’appelait babet. Bref, de tout cela, j’ai eu deux robes, et c’est N. lui-même par qui tout cela a passé. Il reçoit des lettres de tous ceux qui lui en portent ; pourvu que tout passe par lui, il est content. Les lettres vous feront voir tout cela, mais ce tour-là n’est pas bien.

Vous ne sauriez croire combien je suis touchée de l’état de N.[Fénelon], mais Dieu le veut pour Lui. Il me semble que je vois l’effet de mon songe [d’]il y a huit ans : une femme l’a arrêté, l’abandon de cette femme le fera aller. C’est par la perte de tout qu’on trouve tout. Je bénis Dieu de l’abandon du b [Beauvillier] ; Dieu assurément prendra soin de lui, Sa main ne sera pas abrégée2. Je vous prie d’envoyer quérir le petit ch. et lui dire que vous avez appris que bab[et] se vantait de cela. Dites-lui que j’ai assez de chagrin sans m’en attirer encore. Vous savez mieux que moi ce qu’il faut faire. Je crois que Dieu mettra N.[Fénelon] hors d’état de trouver de refuge autre part qu’en Dieu : c’est l’unique appui d’un homme de son caractère. Tout autre appui est un roseau cassé qui perce la main de celui qui s’y appuie. Bon courage en J[ésus]-C[hrist] !

Oh ! ne vous étonnez pas de vos faiblesses, mais confiez-vous à Celui  qui est tout, et force et sagesse et bonté et fidélité ; laissez-vous entièrement à Lui pour tout.

J’ai cru qu’il était de conséquence de vous éclaircir sur bab[et] et vous envoyer les preuves. Ces gens-là me font du mal en tous lieux sans que j’y puisse parer. Je n’ai écrit à qui que ce soit au monde qu’à vous par la voie de N. Les autres lettres sont par N., qu’il m’a fait écrire lui-même. Vous voyez qu’ils se plaignent, même que mon billet est court. Enfin j’ai cru ne rien risquer par là et voir de quoi il s’agissait, mais je vois bien à présent que c’est bab[et] et Mlle Van.3 et non le petit ch. Soyez sûre que je [f°187] n’écrirai à âme vivante qu’à vous, encore appréhendè-je beaucoup lorsque j’envoie. Cela me paraît bien extraordinaire, mais en l’état où je suis, on ne devine guère. Surtout comme tout passait par N., je ne craignais rien.

Je n’ai rien à vous mander sur N. [Fénelon] sinon que l’abandon à Dieu ; j’espère qu’Il le sanctifiera, mais je ne puis supporter sa hauteur et sa sécheresse comme le grand-père [le roi]. On prend plus de mouches avec du miel qu’avec du vinaigre. Tout dépend de R[ome], d’y avoir des amis et de l’intrigue, sans quoi rien ne va. M. de Rheims a entre les mains Saint Clément et d’autres écrits. C’est le temps de la tempête et de la destruction. Si mon amitié vous console, vous devez être bien consolée, car je vous aime et vous goûte tout à fait, mais c’est le temps de souffrir. Dieu ne bâtit un édifice que par la destruction : soyons les victimes. N. [Fénelon] s’est si fort consacré et a tant demandé l’humiliation qu’il l’a eue. Dieu lui-même, en lui ôtant tous les appuis, le fera tomber dans Son ordre et fera Son œuvre en lui et par lui, lorsqu’Il l’aura détruit. Bon courage, adieu.

Je ne sais par qui il s’est fait porter ces robes chez N. [le curé ?], mais il dit toujours : « Ce bonhomme et cette bonne femme ». S’il vous en parle, demandez-lui si je n’ai point écrit à quelqu’un par lui ; il dira peut-être « A de bonnes gens » ; vous direz : « C’est les bonnes gens qui sont si aises d’avoir des lettres qu’ils s’en vantent d’ordinaire comme de choses qui leur font honneur et plaisir » ; et si vous approfondissez cela, vous verrez que ce sont ces bonnes gens, car N. fait les choses et les oublie. N’écrivez qu’un mot pour tirer d’inquiétude. Je ne sais si je pourrai écrire.

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f° 186], « mai 1697 ».

a Lecture incertaine.

b Illisible

1Le petit ch[eval] ? Déjà rencontrée.

2Isaïe, 59, 1 : La main du Seigneur n’est point raccourcie… (Sacy). Souvent cité par Madame Guyon.

3 Non identifiée.

401. A LA PETITE DUCHESSE. Mai 1697.

Je vous dirai que N. [le curé] est venu, qu’il me tourmente avec excès pour me faire avouer mille faussetés, et dit que je suis [f°187v°] dans l’illusion, qu’on n’en peut douter, et qu’une personne dans l’illusion est capable de tout. Je lui ai répondu que, pour l’illusion, je le croyais lorsqu’on me le disait, que j’étais prête, comme je lui avais toujours dit, à tâcher de faire l’oraison comme on me l’ordonnerait, qu’on ne me prescrivait rien sur cela, et qu’ainsi je demeurais dans ma bonne foi jusqu’à ce qu’on me dise autrement ; que pour des choses de fait, que ni la prison, ni la question, ni la mort ne me feraient point avouer des faussetés, mais que je ne lui dirais jamais une parole de justification. J’ai écouté ensuite, sans lui répondre une parole, les choses du monde les plus dures pendant un temps considérable. Il m’a dit ensuite que le livre était à l’Inquisition, et que cependant c’était mon esprit rectifié ; que l’auteur, le pauvre homme, avait ouvert son cœur et avoué qu’il ne l’avait écrit que parce qu’il avait la tête pleine des maximes que je lui avais débitées. Il ne m’a plus parlé de l’extrait de la lettre qu’il me devait apporter, mais il me fait un péché mortel d’être cause du livre. Il m’en fait un autre de ce qu’il dit qu’on a chassé quatre dames de St-C[yr], et que c’est moi qui leur ai rempli la tête. Il y en a une que je n’ai jamais vue.

Ce qui me fait plus de peine, c’est le tourment qu’il fait à mes filles pour faire avouer des faussetés. Si elles disent : « Cela n’est pas », ce sont des emportées ; si elles ne disent mot, elles sont convaincues. Je crois qu’il leur fera tourner la cervelle. Manon en est si changée qu’elle n’est pas reconnaissable, je crains qu’elle ne tombe tout à fait malade ; cela me ferait bien tort en l’état où je suis, mais la volonté de Dieu soit faite. Il menace ouvertement du retour à Vincennes. Je lui ai dit que j’étais toute prête si on jugeait que cela fût nécessaire et se duta [faire], mais je suis résolue de ne répondre pas un mot. Si l’on se confesse d’une parole vivea, il nous la reproche ensuite à toutes les autres confessions. Cependant cela me paraît des roses auprès de la peine de nos amis. Je la sens mille [f°188] fois plus que tout cela, et j’offre tous les jours ma vie en sacrifice pour la leur épargner. Mandez-moi s’il y a des nouvelles certaines du livre1.

Les fréquentes visites que ma fille rend à N. [le curé] ne me sont d’aucune utilité, bien au contraire ; il faut qu’elle lui ait communiqué une partie de l’aversion qu’il a pour Manon, car il est incroyable comme il la traite. Il m’accuse devant elle de mille choses qui non seulement sont fausses, mais même qui n’ont rien de vraisemblable ; si elle tâche

1L’Explication des maximes des saints.

de faire voir que cela ne peut être, il lui dit que ce qu’elle dit pour m’excuser lui fait voir qu’elle a une méchante âme, et qu’il juge d’elle toute sorte de maux et sur cela, lui refuse l’absolution. Ma fille m’a envoyé des livres, dit-elle, pour me divertir, que j’ai renvoyés sans les lire étant bien éloignés de me convenir. La prudence est bien nécessaire, et un petit mot que ma fille peut dire, même avec bonne intention, à cet homme-là, peut beaucoup nuire.

Mais je laisse tout. Dites au jardinier, si je change, de suivre de loin jusqu’au lieu où l’on me mettra et de vous le venir dire, que vous reconnaîtrez sa peine : il le fera. N’y aurait-il pas moyen que vous puissiez m’envoyer, par cet homme, un peu de tabac ? Ma toile sera-t-elle perdue ? Il m’est venu dans l’esprit que si l’on me transférait, il serait à propos que j’eusse quelque argent, que je ferais coudre sur quelque endroit, car quelquefois cela est bien nécessaire. En ce cas, je vous enverrai un billet de dix louis à recevoir sur M. L… ; mandez-moi votre pensée. J’ai employé un louis, j’en ai encore un.

Depuis ma lettre écrite, la fille qui me garde s’est avisée de dire qu’elle avait ouï un grand bruit toute la nuit, ce qui est bien faux, car je ne dormais pas et je n’ai rien ouï ; elle fut faire du bruit. C’est le jardinier qui l’assura que cela était faux et qu’on n’avait fait aucun bruit. Je dis la même chose sur ce [f°188v°] qu’on me vint dire ; elle persista à dire qu’elle n’était pas dupe, et ensuite est allée à Paris faire un fracas horrible. On est venu condamner la seule vue qui restait. C’est tous les jours de nouvelles suppositions, et on a dessein, voyant que je ne donne aucun sujet, de me maltraiter. Le jardinier dit qu’il sait des choses que, si on les savait, que non seulement elle, mais toute la société serait chassée. Son confesseur lui a défendu de les dire, assurant qu’il perdrait cette société s’il les disait. Pour moi, je le ferais plutôt exhorter au secret qu’à le dire, car je laisse la vengeance au Seigneur, et j’ai défendu qu’on lui demandât ce que c’est, cela étant arrivé avant que j’y fusse. Jugez en quelles mains je suis. N.2 leur vaut déjà plus de quinze cents livres de rentes. Dieu soit béni. Mandez-moi qui on a exilé, parce que le bon prêtre, confesseur du jardinier, lui a dit qu’on avait exilé un de ses amis particuliers, que les lettres de cachet volent, que cela est horrible. J’aime bien les trois bons amis, surtout N. et celui qui le sert si bien. Je vous embrasse mille fois. J’ai certaine peine sur le petit ch.2 : est-il revenu de la campagne ?  

A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°187].

aLecture incertaine.

2Le « petit cheval », déjà mentionné ?

402. A LA PETITE DUCHESSE. Mai 1697.

Quand je vous ai demandé de l’argent, m[adame], je l’ai cru nécessaire, car vous comprenez bien que, quelque affection qu’aient ces bonnes gens, étant très pauvres, chargés d’enfants et d’une mère âgée, le peu que je leur donne les encourage. Je n’ai dépensé le louis d’or qu’à les récompenser. Nous tenons l’argent cousu sur nous, en sorte qu’on ne le peut jamais découvrir. Si je n’avais plus d’argent, je n’oserais jamais les employer, quoique je croie bien que vous leur en donnez de votre côté. L’homme a peut-être compris que vous lui demandiez si on l’avait interrogé aujourd’hui, car il a dit les demandes et les réponses qu’il a faites. La femme même a assuré qu’on l’avait connue pour être sa femme. J’avais cru que Des g1 pourrait garder le secret et qu’il était plus sûr de ne point envoyer chez nous. Je vous laisse la maîtresse.

Vous ne sauriez croire combien je suis touchée de l’état de N. [Fénelon]. [f°189] J’ai toujours cru que le livre2 serait condamné par le crédit des gens, mais Dieu voulant l’auteur pour Lui et détaché de tout, Il ne l’épargnera pas. C’est la conduite ordinaire de Dieu de joindre les épreuves intérieures aux extérieures ; c’est ce qui rend les commencements bien glissants et qui affermit dans la suite. Ce que le P[ère] l[a] C[ombe] a souffert, pendant plusieurs années de sa prison, des peines intérieures, passe ce qui s’en peut dire. La moindre petite chose qu’on fait pour se tirer d’affaire, ne réussit pas, au contraire gâte tout, redouble les peines intérieures, affaiblit et déroute tout. Je voudrais de tout mon cœur porter ses peines avec les miennes.

Que ce que vous me dites du b [Beauvillier] me charme. Pour Let.3, sans philosophie, il serait de même insensible ; dans la situation, on doit être tout intérieur. Il y a je ne sais combien de temps que je sens que le petit ch.4 n’est pas bien, cela me faisait de la peine ; elle serait mieux de n’être pas à la campagne. Son état est la suite d’une éducation mauvaise, et de précipiter les gens où Dieu ne les demande pas. Il faut la ménager avec douceur et avec adresse, crainte de pis [pire]. Je suis bien aise que vous soyez liée avec Dom [Alleaume ?]. Conservez le dehors5 et suivez Dieu autant que vous pouvez. Je vous assure que vous m’êtes infiniment chère, Dieu vous soutient, quoique vous ne le voyiez pas. Il faut que les choses aillent aussi loin que l’Apocalypse les a décrites. Pourvu que

1La sœur de Famille, cette dernière au service de Mme Guyon.

2L’Explication des maximes des saints.

3Inconnu.

4Le petit ch. : la fille du grand ch. [Mme de Charost ?] ?

5Le comportement extérieur.

Dieu tire Sa gloire de tout, cela suffit. Je crois qu’on pourrait avertir ma fille que N. [le curé] n’est pas pour moi, qu’elle prenne de grandes mesures avec lui, surtout pour les livres qu’elle m’envoie. Mad[ame] de B.5a ferait bien cela, si elle était d’une autre humeur ; N. tient assez de discours pour qu’on la puisse avertir sur ce qu’on entend. Vous ferez avec prudence ce que vous jugerez, car ma fille se pique aisément. Je vous prie de m’envoyer de la cire d’Espagne, je n’ose en faire acheter, à cause que je n’écris plus. Je souhaite fort que N. [Fénelon] soit ferme ; c’est un bien pour lui de sortir d’un livre où il tient si fort. Dieu n’établit que par la destruction. Souffrons pour la vérité, et c’est une grâce que Dieu nous fait. Plus les tourments sont grands, [f°189v°] plus Dieu Se glorifie en nous. Je crois qu’on ne me harcèle comme on fait que pour m’obliger à me plaindre ou à dire quelque chose, mais je ne dis pas une seule parole. Voyez devant Dieu s’il ne serait pas mieux d’envoyer Des g., et faites ensuite ce que Dieu vous inspirera. Je trouverai tout bon.

Depuis avoir écrit jusques ici, j’ai eu une peine très grande. Il me semble qu’on ne manquera jamais de suivre l’homme chez nous, ce qui me fait beaucoup de peine. Je ne me suis même pu résoudre à l’envoyer ; ainsi il faut, je crois, hasarder de se confier à Desg. plutôt que s’exposer que l’homme soit suivi. Je vous prie qu’on n’effarouche pas le petit ch. et qu’on ait pour elle beaucoup de douceur pour tâcher de la mettre en voie. Je vous prie d’envoyer ma boite au plus tôt, je la ferai blanchir. Je ne vous dis pas assez combien je vous aime et combien je compatis à vos peines ; je voudrais les porter toutes. Il me vient de vous dire que Rem.6 est un peu vive sur les personnes qu’elle ne goûte pas : prenez vos mesures là-dessus ; elle est très adroite, d’ailleurs d’esprit bon et sûr. Tant que je pourrai empêcher que le jardinier ne dise ce qu’il sait, je le ferai.  Je dis : même quand je n’y serai plus. Il me semble que Dieu me porte incessamment à leur faire du bien pour le mal qu’elles me font ; loin de le recevoir d’où il vient, elles m’en traitent plus mal, croyant que je les crains. Je n’ai jamais été plus délaissée au-dedans que je le suis depuis bien du temps, mais tout demeure comme à une personne qui n’espère ni n’attend.

Je souhaite fort que N. [Fénelon] ne sorte jamais de son abandon, quoique pénible : partout ailleurs, il y trouvera plus de peine et moins de paix. Le temps est fort à passer ; Dieu veut qu’il ne tienne qu’à Lui seul et qu’il perde tout pour Lui. Qu’il soit en paix et que Dieu soit sa force.

On a laissé ce qu’on a sur soi et l’on ne nous fouille jamais. Si j’avais eu sur moi de l’argent cousu ou sur Manon, on ne l’aurait pas pris, mais il

5aMme de Béthune ?

6Inconnue.

 [f°190] était dans une cassette et je n’avais rien. Faites ce qu’il vous plaira sur cela, et sur le reste. Il me vient dans l’esprit de vous dire que vous ne vous livriez pas entièrement à Rem., que vous lui gardiez assez de secret pour que M. de V[ersailles][Hébert], auquel elle ne cache rien et que l’amour-propre porte quelquefois à se mettre du parti des plus forts, ne sache ce que vous vouleza. On fait grand bruit sur un endroit de muraille plus bas. On soutient qu’on y a passé. Pour moi, je n’y ai jamais vu passer que des chats et je ne savais pas qu’on y pût passer. D’où vient que notre ami ne retourne pas à son diocèse7? Il faut qu’il ait des raisons pour cela, sans quoi j’y attendrais en paix ce qu’il plairait à Dieu d’ordonner quel personnage faire en tout ceci. Le p. a son ami M de Cr...8 je voudrais le savoir, si cela se peut. Je prie Dieu de les soutenir tous, et surtout notre ami, que j’honore et aime comme je dois. Je vous embrasse mille fois. 

A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°188v°].

a Lecture incertaine.

7Fénelon devra quitter Paris le 3 août par ordre reçu le 1er août 1697. « Le 6 août, on parlait beaucoup à la cour et à la ville du départ de l'archevêque de Cambrai pour son diocèse, et tout le monde voulait qu'il soit disgracié... » (Mémoires de Sourches cités par Orcibal).

8Les deux phrases précédentes sont obscures et difficiles à déchiffrer.

403. A LA PETITE DUCHESSE. Mai 1697.

Je vous assure, madame, que lorsque vous me mandez qu’on est bien, il me semble que je n’ai plus de mal. Je crois qu’il faut faire tous les efforts possibles pour aller soi-même à R[ome]1, envoyer, si l’on ne peut obtenir d’y aller, les éclaircissements et la traduction, mander qu’on est résolu d’y aller, si l’on en peut obtenir la permission ; faire voir que cette permission ne se doit jamais refuser ; après avoir fait de son mieux, s’abandonner à la Providence. J’écrirai au S.2 une lettre très soumise, très filiale et d’un style qu’il n’a pas appris de voir dans les adversaires. Après cela, se soumettre avec petitesse, attendant plus de Dieu que des propres efforts. C’est la cause de Dieu : s’Il veut cacher Sa vérité pour un temps, qu’y faire ? Il peut ouvrir le cœur du Saint-Père et l’éclairer. Je ne crois pas qu’on puisse refuser d’aller là. Si on le fait,

1A Rome où le pape doit prendre une décision dans la controverse publique entre Fénelon et Bossuet.

2 Le Saint père ?

l’assurance qu’aura le V. P.3 du désir d’y aller, et de suivre, comme un enfant, sa décision, pourra bien l’incliner.

Pour notre mariage, je ne voudrais ni avancer ni reculer, [f°190v°] laissant faire les choses par providence, sans s’en mêler en prévenant, ni aussi refuser. Je crois que vous ne devez pas balancer de faire monter M. votre fils à cheval à Versailles. S’il faut y aller plus souvent, c’est notre devoir qui nous y engage ; ainsi lorsqu’on fait ce qu’on doit, il faut laisser dire le monde, qu’on ne contente jamais lorsqu’on est à Dieu.

J’ai bien du désir qu’on aille à R[ome]. Il faut prier Dieu qu’il se fasse accorder4. N. hait, dites-vous, et le déclarera ? On se déclarera ainsi contre l’abus, mais ce n’est pas contre la vérité qu’on tâchera d’éclaircir et de faire toucher au [du] doigt. C’est tout ce que je puis vous dire là-dessus. L’ecclésiastique dont je vous envoie les deux lettres, me parle souvent de ce qu’on dit sur N. Je ne sais s’il a envie de savoir si je le connais, mais je ne lui réponds jamais rien sur ces sortes de choses.

J’ai appris enfin d’où venait ce bruit de lettres. C’est de N. [le curé] lui-même. Toutes les fois que j’écris par lui, il fait du bruit qu’il est passé des lettres, sans dire que c’est par lui, afin que cette fille veille plus et tourmente davantage. Sur la lettre que j’écrivis à M. Tronson par lui, le tourment dura deux mois. Si l’on va à R[ome], j’espère qu’on pourra aller au Mont Saint-Michel et qu’il protègera. Notre-Dame de Lorette est-elle trop loin ? Prions Dieu qu’on y laisse aller si c’est pour Sa gloire, et de demeurer unis en Son amour et dans Sa volonté. Ça [Ce] sera nos plus fortes armes. On affecte à présent de faire mettre dans les gazettes que nos amis seront chassés, et les éloges de M. de M[eaux].

A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°190], « mai 1697 ».

3 Le Vénérable père ou Pontife.

4« Il [Fénelon] avait demandé congé au Roi pour aller à Rome pour y soutenir son livre […] Le Roi lui ayant refusé, il avait pris le parti de s'en aller à Cambrai... » (Mémoires de Sourches). Le 12 août le Roi et Madame de Maintenon ont approuvé que l'abbé Bossuet et Phélipeaux restent à Rome pour y poursuivre la condamnation de Fénelon.

404. A LA PETITE DUCHESSE. Juin 1697.

Les persécutions affligent la nature, mais elles nourrissent l’amour. Il faut à présent exercer l’abandon qu’on n’a eu qu’en spéculation. Il vaut mieux tout perdre que de trahir la vérité, et si on la trahissaita pour se raccommoder, loin de se raccommoder, on se ruinerait. Je suis très fâchée de l’examen qu’on a demandé1. C’est une faute qu’on fit sur moi et qui est la source de tout ceci. C’est ce que N. ne devait jamais faire, mais la chose étant faite, je suis sûre que les gens choisis condamneront par [f°191] politique et par ignorance. Plût à Dieu que je puisse, par tout mon sang, empêcher tout ceci et être la seule victime ! Dieu connaît mon cœur là-dessus. Pour les livres, si on oblige de les condamner, je dirais, si la chose a été confondue en ce sens par l’auteur : «  Il ne vaut rien » ; mais de cet autre sens, il est bon qu’on fasse contre moi ce qu’on voudra ; mais il faut périr plutôt que de trahir la vérité.

Qu’avons-nous à perdre ou à gagner dans le monde ? Pourquoi parler de l’abandon si nous ne sommes abandonnés dans l’occasion ? Le tonnerre qui gronde si fort n’est pas toujours le plus à craindre. Voyons ce que les martyrs ont souffert. Souffrons avec Jésus-Christ, mais ne trahissons jamais la vérité. Plutôt tout perdre. La vérité nous fera tout retrouver en Dieu. Je ne puis que je ne sois affligée de l’examen : on ne devait jamais demander cela. Pour vous j’espère qu’on vous laissera en repos, vous ne faites ni bien ni mal à ces gens-là. La main de Dieu n’est pas abrégée. Monsieur de Meaux a cherché le crédit et la fortune, il l’a trouvée. Cherchons Jésus-Christ et Jésus-Christ crucifié, humilié, combattu, décrié : nous le trouverons. Je suis sûre que si l’on trahit la vérité pour l’établir, on fera tout le contraire, et les peines qui succèderaient seraient de grands bourreaux. Lorsque la conscience ne reproche rien, et qu’on n’a point trahi la vérité, l’on porte en paix les disgrâces. Laissons-nous dévorer à l’amour ; soyons ses victimes, et l’amour établira son empire par notre destruction. Tout ce que nous voyons ne nous doit pas surprendre, si nous considérons par quelles voies Jésus-Christ a établi son Église. La prospérité est le partage des impies, mais l’affliction est le partage des serviteurs de Jésus-Christ. La vie est courte, Dieu a Ses vues et Ses desseins pourvu que nous n’abandonnions point la vérité ; la vérité elle-même nous défendra. Quelle honte serait-ce de l’abandonner après l’avoir obtenue !

M. de M[eaux] parle contre [f°191v°] ce qu’il croit et connaît, et Dieu saura bien l’en punir un jour. Le livre sera condamné par les examinateurs, cela est sûr. L’Église seule, et non quatre têtes prévenues et politiques2, doit faire la règle, et il ne faut pas plier sur cela ; mais la chose étant faite, point de faiblesse. Mourons, s’il faut mourir. Plût à Dieu que ma mort la plus rigoureuse et la plus ignominieuse pût L’apaiser ! Je ne suis point surprise

1S’agit-il de l’examen demandé par Madame Guyon à Madame de Maintenon