MARIE-ANNE DE MORTEMART

(1665-1750)

 

La « petite duchesse » en relation avec

Madame Guyon,

Fénelon et son neveu

 

 

 


 


 

UNE ESQUISSE BIOGRAPHIQUE

Esquisse

La « petite duchesse » Marie-anne de Mortemart (1665-1750), aide dévouée auprès de Madame Guyon  [1] puis « secrétaire » et confidente  appréciée [2], prit sa relève au sein du cercle des disciples lorsque cette dernière fut emprisonnée puis assignée à résidence à Blois. La cadette du « clan Colbert » avait un fort tempérament [3], ce qui semble avoir été prévisible et fut utile pour prendre sa juste place dans la grande famille Colbert [4]. Ce tempérament lui fut par ailleurs reproché.

 Après 1717, date du décès de la ‘Dame directrice’, la duchesse corrigée de défauts de (relative) jeunesse atteindra quatre-vingt-cinq ans et l’année centrale du demi-siècle des Lumières.

Elle aura ainsi peut-être [5] succédé à Madame Guyon et du moins partagé la direction des disciples lorsque « notre mère » disparut peu après la disparition prématurée de « notre père » Fénelon.

Nous explorons sa biographie dans ses grandes lignes dans ce premier texte courant en l’accompagnant d’amples notes. Celles très précieuses de l’éditeur I. Noye accompagnent et authentifie ce qui s’avère constituer la plus longue série de lettres rapportée en [CF 18] pour une même correspondante. De nature plus éditoriale que biographique elles ne sont pas toutes reprises dans le premier choix que l’on va lire, mais leurs attributions et leurs datations assurent la séquence du regroupement.

 Pour notre chance ! Car l’attribution à la duchesse de Mortemart de lettres nettoyées des renseignements sur leur provenance de membres du cercle « quiétiste » afin de permettre l’édition sans risques de 1718 n’a été établie qu’assez tardivement [6] tandis que l’édition critique de la série de lettres spiritueles « LSP * » est récente [7]  : la filiation mystique fut ainsi très -- trop, peut-être volontairement -- préservée.

Nous donnerons, après cette esquisse biographique et le premier choix annoncé, la série reconstituée complète des lettres dont seuls quelques passages seront omis au fil du texte principal.

Mais qui était cette « petite duchesse » ? Nous alternons ici Orcibal avec le duc de Saint-Simon, sans oublier en notes Boislisle, regroupant ainsi l’admirable écrivain observateur avec les deux plus grands érudits qui précédèrent le plus récent éditeur de lettres Irénée Noye :

« La ‘Petite Duchesse’ de Mortemart, fille du ministre Colbert et sœur cadette des dames de  Chevreuse et de Beauvillier, épousa en 1679 Louis de Rochechouart[8].

« Ce dernier, né en 1663, « donnait les plus grandes espérances (en 1686 il avait forcé les pirates de Tripoli à se soumettre), mais sa santé, minée par la phtisie, provoquait dès l'été 1687 de vives inquiétudes. » Il mourut jeune en 1688.  En 1689 et en 1690, on voit souvent le nom de sa veuve dans les listes des invitées du Roi et du Dauphin [9]. »

Cela peut avoir été facilité et facile pour une jeune veuve de vingt-trois ans dont Saint-Simon décrit un charme qu’il considère digne de « l’esprit Mortemart » [10]. Le duc de Saint-Simon use ensuite de son piquant propre en rapportant une dévotion peu jusfifiée à ses yeux :

« La duchesse de Mortemart, fort jeune, assez piquante, fort au gré du monde, et qui l'aimait fort aussi, et de tout à la Cour, la quitta subitement de dépit des romancines[11] de ses soeurs, et se jeta à Paris dans une solitude et dans une dévotion plus forte qu'elle, mais où pourtant elle persévéra. Le genre de dévotion de Mme Guyon l'éblouit, M. de Cambrai la charma. Elle trouva dans l'exemple de ses deux sages beaux-frères [les ducs] à se confirmer dans son goût, et dans sa liaison avec tout ce petit troupeau séparé, de saints amusements pour s'occuper…[12]

Nous relevons du même duc de Saint-Simon une note complémentaire du fil principal de ses Mémoires. Elle est bien informée sur l’origine et sur la permanence du « petit troupeau » après la mort de Louis XIV. Elle pose ensuite la duchesse comme « pilier femelle [13] » lorsque Mme Guyon, sortie de la Bastille, est en résidence surveillée à Blois. Nous indiquons les dates des figures car plusieurs établissent le réseau du « petit troupeau » mystique :

« Mme Guyon a trop fait de bruit, et par elle, et par ses trop illustres amis, et par le petit troupeau qu'elle s'est formé à part, qui dure encore, et qui, depuis la mort du Roi [en 1715], a repris vigueur, pour qu’il soit nécessaire de s’y étendre. Il suffira d'en dire un mot d’éclaircissement, qui ne se trouve ni dans sa vie ni dans celle de ses amis et ennemis, ni dans les ouvrages écrits pour et contre elle, où tout le reste se rencontre amplement.

« Elle ne fit que suivre les errements d'un prêtre nommé Bertaut [Jacques Bertot, 1620-1681], qui, bien des années avant elle [Jeanne Guyon, 1648-1717], faisoit des discours à l'abbaye de Montmartre, où se rassemblaient des disciples […] M. de Beauvillier [1648_1714] fut averti plus d'une fois que ces conventicules obscurs, qui se tenaient pour la plupart chez lui, étoient sus et déplaisaient ; mais sa droiture, qui ne cherchait que le bien pour le bien, et qui croyait le trouver là, ne s'en mit pas en peine. La duchesse de Béthune [1641 ?-1716], celle-là même qui allait à Montmartre avec M. de Noailles, y tenait la seconde place. Pour ce maréchal, il sentait trop d'où venait [415] le vent, et d'ailleurs il avait pris d'autres routes qui l'avaient affranchi de ce qui ne lui était pas utile. La duchesse de Mortemart [‘petite duchesse’], belle-soeur des deux ducs, qui, d'une vie très-répandue à la cour, s'était tout à coup jetée, à Paris, dans la dévotion la plus solitaire, devançait ses soeurs et ses beaux-frères de bien loin dans celle-ci, et y était, pour le moins, suivie de la jeune comtesse de Guiche, depuis maréchale de Gramont [‘la Colombe’, 1672-1748], fille de Noailles. Tels étaient les piliers mâles et femelles de cette école, quand la maîtresse [Guyon] fut éloignée d'eux et de Paris, avec une douleur, de leur part, qui ne fit que redoubler leur fascination pour elle…[14]. »

Par la suite,

« La duchesse vécut ensuite en liaison étroite avec ses beaux-frères, les ducs de Beauvillier et de Chevreuse. « Plusieurs lettres du P. Lami, bénédictin, nous apprennent que la duchesse faisait de fréquentes retraites au couvent de la Visitation de Saint-Denis, où l’une de ses filles avait fait profession[15], et qu’elle y occupa même assez longtemps une cellule […] Elle y mourut le 13 février 1750 [16]». 

« La duchesse de Mortemart étoit, après la duchesse de Béthune, la grande Ame du petit troupeau, et avec qui, uniquement pour cela, on avait forcé la duchesse [la comtesse] de Guiche, sa meilleure et plus ancienne amie, de rompre entièrement et tout d'un coup. La duchesse de Mortemart, franche, droite, retirée, ne gardait aucun ménagement sur son attachement pour M. de Cambrai. Elle allait à Cambrai, et y avait passé souvent plusieurs mois de suite. C'était donc une femme que Mme de Maintenon ne haïssoit guère moins que l'archevêque; ou ne le pouvait même ignorer[17]. »

Doit-on la considérer comme assurant suite dans la lignée mystique ?

Le successeur dans la filiation ?

Déjà dans une lettre de septembre 1697, Madame Guyon lui écrivait :

« …Cependant, lorsqu'elle veut être en silence avec vous, faites-le par petitesse et ne vous prévenez pas contre. Dieu pourrait accorder à votre petitesse ce qu'Il ne donnerait pas pour la personne. Lorsque Dieu s'est servi autrefois de moi pour ces sortes de choses, j'ai toujours cru qu'Il l'accordait à l'humilité et à la petitesse des autres plutôt qu’à moi… »

La petite duchesse pouvait donc transmettre la grâce dans un cœur à cœur silencieux.

Nous pensons que la « suppléante de Mme Guyon » lui a très probablement succédé : Fénelon meurt trop tôt. Elle intègre la « lignée » qui passe de sources franciscaines au sieur de la Forest ( ?) et au Père Chrysostome de Saint-Lô, à Jean de Bernières, à Jacques Bertot, à Jeanne Guyon.

Cette solide duchesse de Mortemart qui vécut longtemps (†1750) fut probablement secondée par les deux duchesses de Chevreuse (†1732) et de Beauvillier (†1733), par Du Puy († après 1737), par le marquis de Fénelon (†1745), par ‘la colombe’ qui désigne la duchesse de Gramont (†1748). Ensuite nous relevons des figures mystiques en Écosse dont 16th Forbes (†1761) & Deskford (†1764) ; ainsi qu’en Suisse, qu’en Hollande et dans l’Empire[18].

Opinions de Fénelon et de Chevreuse

Nous avons quelques lettres à des tiers où Fénelon exprime son appréciation de la Petite Duchesse :

Au moment où le duc de Montfort leur fils des Chevreuse est grièvement blessé, Dieu « vous met sur la croix avec son Fils; je vous avoue que, malgré toute la tristesse que vous m'avez causée, j'ai senti une espèce de joie lorsque j'ai vu Mme la duchesse de Mortemart partir avec tant d'empressement et de bon naturel pour aller partager avec vous vos peines. » (L.168 à la duchesse du 7 avril 1691).

A la comtesse de Gramont : « Je suis ravi de ce que vous êtes touchée du progrès de Mad. de Mortemart (1); elle est véritablement bonne, et désire l'être de plus en plus. La vertu lui coûte autant qu'à un autre, et en cela elle est très propre à vous encourager. » (L.300 du 22 juin 1695)

A la comtesse de Montberon : « A mon retour, j'espère que nous aurons ici Mad. la d[uchesse] de Mortemart, qui viendra aux eaux. Je serai ravi que vous puissiez faire connaissance. Vous en serez bien contente, et bien édifiée. » (L. entre le 2 et le 6 juillet 1702)

Le duc de Chevreuse écrit à Fénelon :

« Je suis plus content que jamais de la B.P.D. [de Mortemart]. J'y trouve le même esprit de conduite qu'elle a reçu de vous, avec une simplicité et une lumière merveilleuse. Rien de ce qui devrait la toucher ou peiner ne semble aller à son fond. » (L.913A du 16 mai 1703).

Traits relevés par Saint-Simon

Nous trouvons dans les Mémoires de Saint-Simon deux passages qui éclairent la duchesse cadette à l’occasion de deux décisions importantes dont la première discutée. Elle les prit non sans relief et vigueur dont témoigne ces deux extraits que l’on va retrouver bintôt insérés dans leur contexte :

« La duchesse de Mortemart, fort jeune, assez piquante, fort au gré du monde, et qui l'aimait fort aussi, et de tout à la cour, la quitta subitement de dépit des romancines de ses soeurs, et se jeta à Paris dans une solitude et dans une dévotion plus forte qu'elle, mais où pourtant elle persévéra. »

« La duchesse de Mortemart, franche, droite, retirée, ne gardoit aucun ménagement sur son attachement pour M. de Cambrai. Elle alloit à Cambrai, et y avoit passé souvent plusieurs mois de suite. C'étoit donc une femme que Mme de Maintenon ne haïssoit guère moins que l'archevêque… »

Tome 4 ch.12 1703 pp. 213-214 La duchesse de Mortemart quitte la cour et marie un fils difficile…

M. de Beauvilliers qui avoit deux fils fort jeunes, et dont toutes les filles s'étaient faites religieuses à Montargis, excepté une seule, la maria tout à la fin de cette année au duc de Mortemart qui n'avoit ni les moeurs ni la conduite d'un homme à devenir son gendre. Il étoit fils de la soeur cadette des duchesses de Chevreuse et de Beauvilliers [notre « petite duchesse »]. Le désir d'éviter de mettre un étranger dans son intrinsèque entra pour beaucoup dans ce choix; mais une raison plus forte le détermina. La duchesse de Mortemart, fort jeune, assez piquante, fort au gré du monde, et qui l'aimait fort aussi, et de tout à la cour, la quitta subitement de dépit des romancines de ses soeurs, et se jeta à Paris dans une solitude et dans une dévotion plus forte qu'elle, mais où pourtant elle persévéra. Le genre de dévotion de Mme Guyon l'éblouit, M. de Cambrai la charma. Elle trouva dans l'exemple de ses deux sages beaux-frères à se confirmer dans son goût, et dans sa liaison avec tout ce petit troupeau séparé, de saints amusements pour s'occuper. Mais ce qu'elle y rencontra de plus solide fut le mariage de son fils. [oh, féroce Duc!]  L'unisson des sentiments dans cet élixir à part d'une dévotion persécutée où elle figuroit sur le pied d'une grande âme, de ces âmes d'élite et de choix, imposa à l'archevêque de Cambrai, dont les conseils déterminèrent contre ce que toute la France voyoit, qui demeura surprise d'un choix si bizarre, et qui ne répondit que trop à ce que le public en prévit. Ce fut sous de tels auspices que des personnes qui ne perdoient jamais la présence de Dieu au milieu de la cour et des affaires, et qui par leurs biens et leur situation brillante avoient à choisir sur toute la France, prirent un gendre qui n'y croyoit point et qui se piqua toujours de le montrer, qui ne se contraignit, ni devant ni après, d'aucun de ses caprices ni de son obscurité, qui joua et but plus qu'il n'avoit et qu'il ne pouvoit , et qui s'étant avisé sur le tard d'un héroïsme de probité et de vertu , n'en prit que le fanatisme sans en avoir jamais eu la moindre veine en réalité. Ce fléau de sa famille et de soi-même se retrouvera ailleurs. […]

Tome 6 ch.8 1708 pp. 154, 162-166 Mariage de la fille Mortemart & aperçus sur sa mère et des membres du cercle guyonnien.

[…] Enfin les liens secrets qui attachoient ensemble Mme la duchesse de Bourgogne et les jeunes Noailles, ses dames du palais, répondoient de cette princesse pour le présent et pour le futur ; et par eux-mêmes auprès de Mgr le duc de Bourgogne ils étoient sûrs des ducs de Chevreuse et de Beauvilliers. Ils y gagnoient encore la duchesse de Guiche, dont l'esprit, le manège et la conduite avoit tant de poids dans sa famille, chez Mme de Maintenon, et auprès du roi même, et qui imposoit tant à la cour et au monde. Je n'avois avec aucun des Noailles nulle sorte de liaison, sinon assez superficiellement avec la maréchale, qui ne m'en avoit jamais parlé. Mais je croyois voir tout là pour les Chamillart, et c'étoit ce qui m'engageoit y exhorter les filles, et ceux de leur plus intime famille qui pouvoient être consultés.

  Le duc de Beauvilliers étoit ami intime de Chamillart. Il pouvoit beaucoup sur lui, mais non assez pour le ramener sur des choses qu'il estimoit capitales au bien de l'État. Il espéra vaincre cette opiniâtreté en se l'attachant de plus en plus par les liens d'une proche alliance. Je n'entreprendrai pas de justifier la justesse de la pensée, mais la pureté de l'intention, parce qu'elle m'a été parfaitement connue. Lui et la duchesse, sa femme, qui ne pensèrent jamais différemment l'un de l'autre, prirent donc le dessein de faire le mariage de la fille de la duchesse de Mortemart, qui n'avoit aucun bien, qui étoit auprès de sa mère et ne vouloit point être religieuse. Au premier mot qu'ils en touchèrent à la duchesse de Mortemart, elle bondit de colère, et sa fille y sentit tant d'aversion, que plus d'une année avant qu'il se fit, la marquise de Charost, fort initiée avec eux, lui ayant demandé sa protection en riant lorsqu'elle seroit dans la faveur, pour la sonder là-dessus: « Et moi la vôtre, lui répondit-elle, lorsque par quelque revers je serai redevenue bourgeoise de Paris. » M. et Mme de Chevreuse, quoique si intimement uns avec M. et Mme de Beauvilliers, car unis est trop peu dire, rejetèrent tellement cette idée qu'ils ne furent plus consultés. J'ai su d'eux-mêmes et de la duchesse de Mortemart, que, si sa fille l'eût voulu croire, jamais ce mariage ne se seroit fait.

  De tout cela je compris que M. et Mme de Beauvilliers, résolus d'en venir à bout, gagnèrent enfin leur nièce, et que, sûrs de leur autorité sur Mme de Mortemart et sur le duc et la duchesse de Chevreuse, ils poussèrent leur pointe vers les Chamillart, qui, peu enclins aux Noailles, ne trouvant point ailleurs de quoi se satisfaire, saisirent avidement les suggestions qui leur furent faites. Une haute naissance avec des alliances si proches de gens si grandement établis flatta leur vanité. Un goût naturel d'union qu'ils voyoient si grande dans toute cette parenté les toucha fort aussi. Une raison secrète fut peut-être la plus puissante à déterminer Chamillart; en effet, elle étoit très-spécieuse à qui n'envisageoit point les contredits. Personne ne sentoit mieux que lui-même l'essentielle incompatibilité de ses deux charges et l'impossibilité de les conserver toutes deux. Il périssoit sous le faix, et avec lui toutes les affaires. Il ne vouloit ni ne pouvoit quitter celle de la guerre; mais, étant redevable du sommet de son élévation aux finances, il comprenoit mieux que personne qu'elles emporteroient avec elles toute la faveur et la confiance, et combien il lui importoit en les quittant de se faire [de son successeur] une 164 créature reconnoissante qui l'aidât, non un ennemi qui cherchât à le perdre, et qui en auroit bientôt tout le crédit. Le comble de la politique lui parut donc consister dans la justesse de ce choix, et il crut faire un chef-d'oeuvre en faisant tomber les finances sur un sujet de soi-même peu agréable au roi, et par là peu à portée de lui nuire de longtemps ; il se le lia encore par des chaînes si fortes, qu'il lui en ôta le vouloir et le pouvoir.

 La personne de Desmarets lui parut faite exprès pour remplir toutes ces vues. Proscrit avec ignominie à la mort de Colbert son oncle, revenu à Paris à grande peine après vingt ans d'exil, suspect jusque par sa capacité et ses lumières, silence imposé sur lui à Pontchartrain, contrôleur général, qui n'obtint qu'à peine de s'en servir tacitement dans l'obscurité et comme sans aveu ni permission; la bouche fermée sur lui à tous ses parents en place qui l'aimoient ; poulié à force de bras et de besoins par Chamillart, mais par degrés, jusqu'à celui de directeur des finances , mal reçu même alors du roi, qui ne put s'accoutumer à lui tant qu'il fut dans cette place, redevable de tout à Chamillart, c'étoit bien l'homme tout tel que Chamillart pouvoit désirer. Restoit de l'enchaîner à lui par d'autres liens encore que ceux de la reconnoissance, si souvent trop foibles pour les hommes ; et c'est ce qu'opéroit le mariage de Mlle de Mortemart, qui rendroit encore les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers témoins et modérateurs de la conduite de Desmarets si proche de tous les trois , et si étroitement uni et attaché aux deux ducs. Tant de vues si sages et si difficiles à concilier, remplies avec tant de justesse, parurent à Chamillart un coup de maître ; mais il en falloit peser les contredits et comparer le tout ensemble.

  Il ne tint pas à moi de les faire tous sentir, et je prévis aisément, par la connoissance de la cour et des personnages, le mécompte du duc de Beauvilliers et de Chamillart. Celui-ci étoit trop prévenu de soi, trop plein de ses lumières, trop attaché à son sens, trop confiant pour être capable de prendre en rien les impressions d'autrui. Je ne crus donc pas un moment que l'alliance acquit sur lui au duc de Beauvilliers le plus petit grain de déférence ni d'autorité nouvelle; je ne crus pas un instant que Mme de Maintenon, indépendamment même de son désir pour les Noailles, pût jamais s'accommoder de ce mariage. Sa haine pour M. de Cambrai étoit aussi vive que dans le fort de son affaire. Son esprit et ses appuis le faisoient tellement redouter à ceux qui l'avoient renversé, et qui possédoient Mme de Maintenon tout entière, que, dans la frayeur d'un retour, ils tenoient sans cesse sa haine en haleine. Maulevrier, aumônier du roi, perdu pour son commerce avec lui, avoit eu besoin des longs efforts du P. de La Chaise, son ami intime, pour obtenir une audience du roi, afin de s'en justifier, il n'y avoit que peu de jours. La duchesse de Mortemart étoit, après la duchesse de Béthune, la grande Ûme du petit troupeau, et avec qui, uniquement pour cela, on avoit forcé la duchesse de Guiche, sa meilleure et plus ancienne amie, de rompre entièrement et tout d'un coup. La duchesse de Mortemart, franche, droite, retirée, ne gardoit aucun ménagement sur son attachement pour M. de Cambrai. Elle alloit à Cambrai, et y avoit passé souvent plusieurs mois de suite. C'étoit donc une femme que Mme de Maintenon ne haïssoit guère moins que l'archevêque; ou ne le pouvoit même ignorer.

  J'étois de plus effrayé du dépit certain qu'elle concevroit de voir Chamillart, sa créature et son favori , lui déserter pour ainsi dire, et passer du côté de ses ennemis, comme il lui échappoit quelquefois de les appeler, je veux dire, dans la famille des ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, qu'elle 166 rugissait encore en secret de n'avoir pu réussir à perdre. Je n'étois pas moins alarmé sur son intérêt que sur son goût. Elle en avoit un puissant d'avoir un des ministres au moins dans son entière dépendance, et sur le dévouement sans réserve duquel elle pût s'assurer. On voit comme elle étoit avec les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers. Elle n'aimoit guère mieux Torcy, et par lui-même et comme leur cousin germain, qui s'étoit toujours dextrement soustrait à sa dépendance, et ne s'en maintenoit pas moins bien avec le roi. Elle étoit tellement mal avec le chancelier dès le temps qu'il avoit les finances, qu'elle contribua, pour s'en défaire dans cette place, à lui faire donner les sceaux; et depuis qu'il les eut, ses démêlés avec M. de Chartres, et par lui avec les évêques pour leurs impressions et leurs prétentions à cet égard, avoient de plus en plus aigri Mme de Maintenon contre lui. […]


 


 

LETTRES DES DEUX DIRECTEURS

 

Ce qui nous permet de mieux connaître la « petite duchesse » chère à madame Guyon se réduit presque aux nombreuses lettres que « n m » et « n p »  lui adressèrent. Car elle eut la chance d’être « formée mystiquement » conjointement par madame Guyon et par Fénelon.

Madame Guyon lui écrivit de juin 1695 à mai 1698 : lorsqu’il faut protéger le duc de Chevreuse, tout passe par la « petite duchesse » qui devint la « secrétaire » bientôt chère confidente. Ce qui nous surprend le plus c’est que le flux de lettres ne fut pas interrompu par l’arrestation de Mme Guyon à la fin décembre 1695. Cette abondante correspondance couvre la plus grande partie du présent dossier. Il ne concerne qu’incidemment ce qui est personnel à la petite duchesse[19].

Fénelon lui écrivit avant et après cette période critique, et même très tardivement. Ne nous sont parvenues de lui que 28 lettres mais elles portent sur la longue durée : les premières seraient de 1693, la dernière est datée de la fin juillet 1711 (totuefois la majorité de cette correspondance est non datée tandis que le nom de la destinataire fut longtemps inconnu).

Enfin dans la correspondance de madame Guyon dont les pièces autographes ou copies furent assemblées et reliées en volumes par I. Noye, le grand connaisseur et ami des membres de cercles quiétistes auquel nous devons d’avoir souvent levé l’identité de la destinataire de Fénelon, figurent d’assez nombreuses lettres échangée entre les Amis membres des cercles de Blois et de Cambrai, dont une série de 16 lettres de la large écriture très particulière à la « petite duchesse ». Elle écrit au marquis de Fénelon depuis sa blessure de 1711 mais avant la mort de Fénelon qui survint en janvier 1715.

Les lettres adressées à la petite duchesse de Mortemart furent jusqu’aujourd’hui négligées : il fallait attendre que I. Noye en rétablisse le plus grand nombre dans le volume [CF 18] et la révèle comme destinataire par de solides présomptions. Ce dernier volume de la Correspondance de Fénelon n’a été publié en 2007. Malgré un titre bien peu porteur [20], il permet enfin de révéler Fénelon comme essentiellement mystique et conforte l’attribution d’un rôle directeur à la « petite duchesse ».


 

DE MADAME GUYON

Cette première lettre apparaît isolée au sein de la série adressée au duc de Chevreuse qui est alors l’intime secrétaire de madame Guyon par lequel passe à une époque paisible une correspondance abondante.

136. A LA « PETITE DUCHESSE » (?) Décembre 1693.  

J’ai tous les sujets du monde de croire que monsieur de Meaux ne désire voir tant d’écrits que pour me condamner hautement, et ce qui me le fait croire est qu’il en a assez vu pour juger ; mais sûrement, il ne s’arrête pas à la chose, mais aux termes, afin de me condamner. Vous voyez l’état où l’on m’a mise, mais Dieu l’a permis1.

 P.2 me mande qu’il m’envoie 50 livres. Vous les a-t-il données ? Il est vrai que je me retire tout à fait, voyant bien que tout tourne à me condamner, et s’il ne le fait pas d’abord, c’est qu’il garde des mesures. Mais Dieu saura bien Se faire aimer et connaître malgré tout le monde. Je crois qu’ils brûleront tous mes écrits. Je souhaiterais fort que l’Apocalypse, qui est à présent entre les mains de monsieur de Chartres, fût exempte du feu. Si b p3 voulait la redemander à monsieur de Chartres, et le prier au nom de Dieu, et vous aussi, de ne l’emporter pas à monsieur de Meaux ! car je suis certaine qu’il ne veut tout que pour le condamner au feu. Il dit que je suis dans l’hérésie de Luther. Et cependant monsieur de Chartres est content de lui ; il se flatte assurément sans en avoir de sujet, car je vous donne ma parole que je serai condamnée, comme mon Maître des docteurs de la loi. Si l’on avait voulu garder l’Apocalypse sans la brûler, on aurait vu que je mets tout cela. J’eusse  [f°21 v°]  été bien aise que monsieur de Meaux ne l’eût point vue ! Mais monsieur de Chartres la veut, je crois, montrer. Soyez certaine, encore un coup, qu’on ne cherche point à me justifier, mais à me perdre. Plus je serai perdue aux yeux des hommes, moins je le serai devant Dieu4.

Pour vous, ma très chère5, soyez persuadée que je vous aime toujours, que vous me trouverez toujours en Dieu et que je vous distingue beaucoup dans mon cœur. Je suis très contente des miséricordes que Dieu vous fait, j’espère qu’il les augmentera et aura un soin très particulier de vous. Vous me trouverez toujours dans le besoin. J’emmène Famille6. La petite Marc reste à la maison : vous pourrez y envoyer vos lettres, mais les réponses seront bien tardives. Obligez-moi de gagner sur monsieur de Chevreuse qu’il ne donne plus rien à monsieur de Meaux et qu’ils me laissent en repos. Telle que je suis, innocente ou coupable, Dieu est toujours Dieu, cela suffit. Laissons les hommes raisonner en hommes. Madame de Maintenon a donné parole qu’elle n’empêcherait point qu’on ne me mît en prison, ceci en secret. Le c[uré] de Vers[ailles] est une partie secrète bien forte[21].

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°21], « dec. 93 » - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [21].

1 Madame Guyon a repris confiance en son expérience.

2 Put pour Dupuy (cf. les premières lettres du latin puteus, puits).

3 Monsieur Tronson (« bon père ») ?

4 Renouvellement de confiance en son expérience.

5 « Ma très chère » désigne le plus souvent la « petite duchesse » de Mortemart.

6 Fille de compagnie, Marie de Lavau, v. Index.

 

Dix-huit mois s’écoulent, les conférences d’Issy ont été un échec du côté du faible parti de la quiétude, tout se gâte. Il faut maintenant protéger Chevreuse.

Cette seconde lettre débute l’importante série adressée à la « petite duchesse » car elle devient la secrétaire de madame Guyon, seul lien écrit avec le cercle des fidèles extérieur. Madame Guyon est soumise à la pression de Bossuet au sein de la Visitation de Meaux et sera saisie par la police à la fin de la même année 1695 pour subir de nombreux interrogatoires à Vincennes.

Mon dossier qui prend la suite du Crépuscule de l’abbé Cognet éclaire les conditions de cette abondante correspondance qui couvre plus de cent lettres[22].

A LA « PETITE DUCHESSE » [DE MORTEMART]. Juin 1695.

Je vous avoue, ma bonne p[etite)] d[uchesse], que je crains pour vous le voisinage de la femme autant que je vous désire celui du M. : l’on voudra éplucher toutes vos actions, l’on s’en fera une matière de chagrin à soi-même et à nous aussi. D’un côté, je vois les commodités que cela vous apporterait, mais en vérité les troubles de cœur que vous en pourriez recevoir l’emportent beaucoup. Que la petite C[omtesse] vous en dise simplement sa pensée. La liberté est au-dessus de tous les accommodements, c’est ce qui me vient à vous dire.

Il est vrai que les duretés de M. de M[eaux] et ses menaces, qu’on ne peut point exprimer comme elles sont, vont à l’excès. Jusqu’à présent Notre Seigneur m’a donné des réponses : une égalité, une douceur à son égard qui ne me seraient point naturelles. La Mère1 croit que ma trop grande douceur et honnêteté le rend hardi à me maltraiter parce que son caractère d’esprit est tel qu’il en use toujours de la sorte avec les doux, et qu’il plie avec les gens hauts. Cependant je ne changerai pas de conduite.

J’espère que Dieu me donnera la grâce qui me sera nécessaire pour achever ma vie en patience. Le livre qu’il fait est presque imprimé. L’on ne voit pas d’apparence que je reste dans son diocèse. Je vous prie de ne dire ceci à personne de peur que l’inquiétude ne prenne. Je ne tomberai sur les bras de personne et je saurai si bien laisser ignorer à toute la terre où je serai, qu’on ne doit point se faire de la peine là-dessus. Dieu, qui ne manque pas aux corbeaux, ne me manquera pas en cela. Je vous manderai sûrement lorsque je ne serai plus ici sans rien mander autre chose ; ainsi tout commerce cessera. Mais comme je dis, ne dites ceci à personne, afin que la sagesse ne fasse pas prendre des [119v°] mesures pour me faire rester dans un lieu qui m’est un enfer et où je ne puis croire que Dieu me veuille longtemps. Les plus rudes coups ne nous sont pas toujours portés de nos ennemis, mais tout est bon de la main de Dieu, et Il suffit tout seul, même à un cœur qu’il semble accabler au- dedans aussi bien qu’au-dehors du poids de Sa rigueur. Je vous embrasse de tout mon cœur.

 Une religieuse de vingt et un ans est morte en quatre jours, je ne l’ai point quittée qu’après son dernier soupir. Que la mort est digne d’envie, mais il faut supporter patiemment la vie. Adieu.

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°119] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [149].

1 La mère Le Picard, supérieure du couvent de Meaux.

290. A LA PETITE DUCHESSE. Juin 1695.

Lorsque j’ai prié qu’on gardât le secret sur le passage de M. de Mors[tein], c’est plutôt pour les autres qui prennent facilement des ombrages que pour moi, et aussi pour lui-même. Je vous prie donc qu’on le garde avec la même exactitude qu’il est gardé ici. L’on peut dire à madame de Chevreuse que j’ai écrit au t[uteur]. Elle comprendra facilement que je l’ai adressée à madame de Mors[tein] comme étant à portée de la lui donner plus que personne.

Lorsque je vous ai mandé que je me retirerai, c’est parce que j’espérais que M. de M[eaux] finirait, mais l’on prétend qu’il ne veut rien finir. La dernière soumission que je lui ai donnée, il y eut samedi huit jours, a été mise comme les trois autres dans la poche. Il dit à présent qu’il viendra disputer avec moi et qu’il attend qu’il ait cinq heures pour faire sa dispute en présence de témoins, puis qu’il m’excommuniera. J’ai répondu que je  n’avais garde de disputer contre lui puisque j’étais soumise à tout, et que c’était des vérités que j’avais toujours crues. Voilà où en sont les choses.

Je vous prie [120r°] de ne point dire que j’ai eu ni que j’ai dessein de me retirer tout à fait, de peur que certaines personnes, qui se disent mes amis et qui ne le sont, je crois, guère, m. B., ne se prévalussent de cela pour avoir une lettre de cachet pour me faire rester de force où je suis volontairement. Je vous demande donc cette seule marque d’amitié, qui est de ne dire cela à personne.

Si je sors, je vous le manderai afin qu’on ne m’écrive plus, mais assurément je n’embarrasserai personne, et mon dessein est de me retirer de tout commerce, étant aussi inutile que je le suis, et ne pouvant que nuire de toute façon. C’est le seul parti que je puis et dois prendre. Je ne puis même que nuire aux personnes que j’ai le plus voulu servir.

J’espère que Dieu vous maintiendra dans l’union les uns avec les autres ; cela suffit pour moi. Il me faut laisser là comme un vieux meuble pourri. Il me suffit que Dieu connaisse la sincérité de mon cœur et pour Lui et pour vous tous. Ne me répondez point sur tout ceci, car j’ai peur qu’on n’ouvre les lettres.    

- - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°119v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [149].

291. A LA PETITE DUCHESSE. Juin 1695.

Je vous suis tout à fait obligée des marques d’amitié que vous me donnez. J’en conserverai toute ma vie, dans le fond de mon cœur, toute la reconnaissance que je dois, et pour celles de tous ceux qui ont la même charité pour moi. Je prie Dieu qu’Il vous soit à tous toutes choses.

J’avais prié qu’on n’eût point de familiarité avec les s[oeurs] grises ; j’avais pour cela de fortes raisons, mais l’on a cru devoir suivre plutôt l’inclination de certaines personnes que ce que je connaissais. Je prie Dieu que cela ne fasse tort à personne. Je crois qu’on craint où il ne faut pas, et l’on ne craint pas où il faut ; mais Dieu permet à Baraquin, je crois, [120v°] de pervertir le jugement, en sorte qu’on craint ceux que Dieu semblait avoir donnés et l’on ne craint pas où il faut craindre. Je prie Dieu de nous donner à tous une lumière sûre, et qu’Il ne permette pas qu’on s’égare : c’est Son affaire. Je n’ai pu m’empêcher de dire encore cela, car le Chi[nois] qui nous l’a fait voir, sait mon intention mieux que personne sur cela, mais peut-être est-elle1 plus éclairée que moi. Je n’ai pas dessein de nous géhenner2. Je ne dis cela que parce que j’en suis pressée. Je ne prétends pas que mes amis prévalent sur ceux des autres, Dieu le sait, mais je le dis parce que cela m’afflige.  

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°120] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [150].

1[sic] : une personne vue par l’intermédiaire du « Chinois » ? Le « Chinois », comme la « sœur grise », restent indéterminés.

2Dans l’emploi figuré, être soumis à une douleur intense.

292. A LA PETITE DUCHESSE. Juin 1695.

J’ai reçu avec joie la réponse de mon t[uteur]. La conversation que j’ai écrite à M. de Mors[tein] a précédé de huit jours celle que j’ai écrite à mon t[uteur]. Pour ce que j’ai dit à M. de Mors[tein] qu’on voulait couler à fond, il faut, s’il vous plaît, que cela soit du dernier secret, parce qu’il m’est venu par la Mère. Vous jugez bien le tort [121 r°] que cela lui ferait, et je suis d’autant plus obligée de lui garder le secret qu’elle s’est confiée sur des choses de cette importance. Elle m’a encore dit que M. de M[eaux] lui avait dit que mes amis reconnaissaient à présent de bonne foi qu’ils s’étaient égarés et qu’ils revenaient.

J’attends ce qu’il dira sur le modèle que je lui ai donné, qu’il a mis dans sa poche et dont il ne dit plus rien. Il fait comme cela de tous, puis il revient, à huit jours de là, plus échauffé qu’auparavant. Je vous prie donc que la Mère ne soit compromise en rien, car c’est la chose du monde qui me répugne davantage que de compromettre quelqu’un. J’aime mieux encore tout porter. Faites savoir à M. de Mors[tein] la dernière conversation accompagnée d’un bon nombre d’injures.

J’ai bien de la joie que ma petite fille se porte mieux. Je ne vois nulle nécessité que vous écriviez, ni la bonne p[etite] d[uchesse] à la Mère ; il suffit de me mander des amitiés pour elle. Comme madame de Cha[rost] est sa parente, sa lettre était fort à propos.

Soyez persuadée que je vous aime tendrement tous deux, je ne puis vous séparer l’un de l’autre, parce que Dieu qui vous tient unis en Lui nous unit aussi ensemble. Je vous embrasse de tout mon cœur. Je vous prie que personne ne sache que j’ai vu M. de Morst[ein], personne du monde ne s’en est aperçu ici et la Mère est d’un grand secret.  

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°120v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [151].

298. A LA PETITE DUCHESSE.  Juillet 1695.

Je suis fort en peine du paquet que je vous ai envoyé où étaient les deux billets de M. de M[eaux]. Mandez-moi si vous les avez reçus, et ne me manquez pas pour dimanche, car il faudrait aller coucher à Claye. Si vous ne pouviez venir, envoyez-moi un carrosse de louage et je le paierai, et ce qu’il faudra, mais j’eusse été plus consolée que c’eût [121 v°] été vous, mais à petit bruit. Je vous aime de tout mon cœur. Je crains des ordres nouveaux de M. de M[eaux], et lorsque je vous verrai, vous saurez les puissantes raisons, qui regardent l[e] p[etit] M[aître], que j’ai de n’y demeurer pas. Adieu. Ecrivez-moi un mot pour m’ôter de peine.  

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°121] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [151].

Ici prennent place deux attestations et une soumission (v. la série des documents à la fin du volume) : «PREMIERE ATTESTATION DE M. de MEAUX. 1er  juillet 1695»., et «SECONDE ATTESTATION DE M. de MEAUX. 1er  juillet 1695». Puis trois «SOUMISSIONS».

316.  A LA PETITE DUCHESSE. Août 1695.

Je vous avoue, ma p[etite] d[uchesse], que je suis toute prête de me livrer plutôt que d’être cause que les autres souffrent pour moi. Brûlez la lettre pour [destinée à] être montrée à Eud[oxe]1, et montrez seulement à mon t[uteur] celle pour M. de M[eaux]. J’aimerais mieux aller chez Cal.2 que chez madame de Mors[tein] à cause que c’est leur faire tort, mais je crains aussi d’en faire à Cal. Ainsi, ou je resterai ici à attendre la Providence, ou je retournerai à Meaux avec serment de ne signer jamais [123r°] rien de nouveau, quelque tourment qu’on me puisse faire ; mais je sais qu’il n’y a tourment que M. de M[eaux] ne me fasse souffrir. Voyez donc avec le t[uteur] la lettre que je lui écris ; et si je demeure ici, que tous, à la réserve de vous, croient que je n’y suis pas. Il n’y a que les lettres, car je voudrais aussi que M. Thev[enier] me crût hors d’ici, et je n’ai personne de connaissance. Il vaut pourtant mieux se fier à Dieu qu’aux hommes.

Si vous croyez qu’en me livrant, j’arrête la tempête3, voyez avec L B [Fénelon], car j’irai me mettre à la Bastille si mon t[uteur] et L B le jugent à propos. J’aime mieux ce dernier parti que d’être tourmentée par M. de M[eaux] comme je l’ai été. Si en me tenant cachée, je ne leur nuis pas, je resterai comme je vous dis. Proposez-leur aussi la Bastille, ou rester cachée en quelque lieu, mais ne leur dites pas où. Ou bien s’ils croient que je fusse en assurance chez mon fils, dites-leur bien tout cela, ensuite répondez-moi. Dans les terres, les gens d’affaires, les curés et tout cela nuit. J’ai encore un parti, c’est d’aller à Lyon incognito, mais je ne sais où trouver des maisons. Sur les chemins, l’on m’arrêterait : il faut passer par une route où je suis connue. Enfin je ne vois d’autre parti que de rester cachée, d’aller chez mon fils ou à Meaux. Réponse ?

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°122v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [153].

1Mme de Maintenon.

2L’abbé de Beaumont.

3La persécution du cercle « quiétiste ».

320. A LA PETITE DUCHESSE. Peu après le 6 août 1695.

Enfin, l’archevêque de Paris est donc mort, et mort subitement ; j’en souffre une douleur extrême à cause de la perte de son âme. Hélas ! Seigneur, donnez-lui un successeur qui répare tout ! Je vous prie de le mander à S. B. Je ne me porte pas bien et peut-être ne vivrai-je pas longtemps. Adieu. Il sait ce qu’Il veut faire de moi. Ecrivez sans différer à S. B. 

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°123v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [154].

321. A LA PETITE DUCHESSE. Avant le 15 Août 1695.

Je me suis trouvée si mal depuis hier que j’appris la mort imprévue de M. l’archevêque que je ne suis guère en état d’écrire. [124r°] Une douleur de tête fort grande m’a même empêchée quelques temps de lire vos lettres. Cette nouvelle qui vraisemblablement me dev[r]ait faire plaisir, m’ayant trouvée assez dépouillée de mes propres intérêts, ne m’a laissée que l’horreur effroyable de sa destinée éternelle. Je ne crois pas que notre ami soit archevêque de ce coup. Je n’en sais pourtant rien, mais comme j’ai cru longtemps qu’il y en aurait un entre, je vous écris ce que je pense. Si c’est l’homme à la pension1 qui est archevêque, j’en serai d’autant plus fâchée que nos amis le connaissent peu. Le t[uteur], sur une conversation qu’il a eue avec lui, le croit le mieux intentionné du monde et est plus pour lui que jamais, au lieu de juger de la duplicité par les différents personnages qu’il fait.

Pour ce qui nous regarde tou[te]s deux, je crois que le démon fait tous ses efforts pour nous désunir dans ce temps où il voit qu’il est de la dernière conséquence pour madame de Mors[tein] qu’elle soit bien avec nous. Ce que je crois donc, c’est qu’elle doit se faire violence pour ne se rien cacher à elle-même et à nous. Je suis fâchée qu’elle ait été voir la maison, cela ne convient pas. Je la prie donc de vous croire absolument, et vous de lui dire vos pensées avec moins de véhémence et plus de douceur. Défiez-vous de l’ennemi, et je vous dirai ce que dit le bon abbé Abraham 2 à un solitaire qui vint le consulter pour le défaire d’un autre qui le chargeait fort : ils se voulaient séparer. Il leur dit : « Prenez garde que, lorsque le Maître viendra, Il ne vous trouve pas divisés, car Il vous demandera compte à vous de l’âme de votre frère, et à lui de l’abus de Ses grâces ».

Quand je serai en état, je vous écrirai plus au long. J’écrirai aussi à la Colomb[e]. Mandez-lui en attendant que je m’appelle Jeanne de baptême et Marie de confirmation. J’ai toujours oublié de vous dire que je devais recevoir des lettres de conséquence par l’hôtel de Mors[tein]. J’ai peur que les domestiques ne s’en soient saisis. Je vous prie de les faire chercher : il doit y en avoir une du P[ère] l[a] C[ombe] et l’autre des Ben[édictines]. Si vous avez reçu toutes mes lettres, faites-le moi savoir. Je prie Dieu qu’Il unisse votre cœur avec celui de la p[etite] c[omtesse] ; cela est nécessaire. Cela eût été bien joli que nous eussions été à Château3, mais le t[uteur] ne le voulant pas, il faut avoir patience. Je suis si certaine que madame de M[aintenon] fait à leur égard un personnage faux sur l’affaire du Général [Fénelon] que je n’en puis douter. Cela m’est trop imprimé pour en douter, mais comme on ne me croit pas, je laisse toutes choses. Adieu, je vous embrasse toutes deux.    

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), 123v° - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), 154.

1Noailles ?

2Père du désert.

3Châteauvillain ? Le château de Châteauvillain appartenait à l’époux de Mme de Morstein, qui venait d’être tué au siège de Namur, le 18 juillet 1695.

322. A LA PETITE DUCHESSE. Août 1695.

Ma bonne p[etite] d[uchesse], je ne manquerai pas d’avoir des affaires avec M. de M[eaux]. Il faudrait que le t[uteur] lui écrivît pour ne l’irriter pas, et lui mandât qu’il a appris que madame de Cha[rost] lui a renvoyé une lettre pour moi, qu’il croit lui pouvoir dire qu’il sait de bonne part que je me suis retirée dans une solitude ou pour y être en repos - je n’ai voulu dire à personne le lieu où je me retirais - ; qu’il doit être fort en repos sur mon chapitre, ces dames n’étant plus à portée de me voir ni personne ; que j’ai dit que j’enverrai quérir ma pension tous les trois mois : comme je ne suis point à Paris, l’on peut toujours l’assurer. Il ne s’agit que de couler le temps, car Dieu est tout-puissant ; ou Il m’ôtera bientôt du monde ou Il mettra les choses sur un autre pied. Je vous prie que mon t[uteur] parle à M. et à Mme de No[ailles]1, qu’il leur montre la décharge [125r°] et qu’il leur dise ce que M. de M[eaux] dit, car il parle aux autres bien différemment qu’à lui. Cela est nécessaire pour le repos de la petite Colomb[e]2 qu’on mette les choses sur un pied que M. de M[eaux] ne pense plus à moi.

Si madame de Maintenon continue de me persécuter, je lui écrirai, quoi qu’il m’en puisse arriver, une lettre si forte que, si elle m’attire des malheurs, j’aurai la consolation de lui avoir dit ses vérités que la lâcheté de tous les hommes lui cache et que la justice de Dieu découvrira un jour et peut-être plus tôt qu’elle ne pense. Il y a un juge qui ne reçoit point les mauvaises excuses et qui la fera payer pour elle-même et pour le salut du roi.

Vous pouvez montrer au t[uteur] cette première partie de votre lettre, je vous en prie même. Pour madame de Mors[tein], n’ayez nulle complaisance mauvaise pour elle, mais aussi tâchez par la douceur de gagner sa confiance : je crains tout, mais plus il y a à craindre, plus il la faut ménager de vous à elle. Je vous plains bien, mais vous êtes engagée : il faut enterrer la synagogue avec honneur3. Faites-lui prendre le deuil et meubler de noir. Cela serait mal ; voilà ce qu’elle m’écrit. Je ne sais que lui dire car il ne la faut pas rebuter, il faut plutôt tirer que rompre. Offrez-lui la pensée de me voir, vous en voyez la conséquence.

Attendons, cette année débrouillera peut-être bien des choses. Vous ne sauriez croire combien j’ai été touchée de l’effroyable mort de cet homme4 ; l’horreur de sa destinée m’a rendue malade. S’il avait été en état de recevoir du soulagement, il n’y a rien à quoi je  ne me fusse offerte pour cela. J’ai même prié que, s’il était en état de cela, que Dieu m’exauçât, [125v°] et s’il n’était pas encore jugé, que Dieu reçût mes vœux et mon sacrifice.

Je ne sais si vous faites réflexion que cinq personnes des persécuteurs sont déjà mortes subitement : M. l’Official 5, M. de la Pérouse 6, madame de Raffetot, M. de Gus.7 et celui-ci. Peut-être en mourra-t-il bien d’autres avant la fin de l’année. Je prie Dieu qu’ils aient le temps de se reconnaître. C’est être trop vengée que de l’être une éternité. Cette pensée me fait tant de peine que je me livrerais à tous les maux possibles pour leur salut.

Je ne laisse pas d’être indignée contre nos amis pour leur aveuglement sur madame de M[aintenon] et sur M. de M[eaux]. Adieu, petite femme que j’aime tant. Dites-moi ce que je pourrai donner à M. Thev[enier]. Parlez-moi simplement.

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°124v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [155]

1 Marie-Christine de Noailles (1672-1748), « La colombe », mariée le 12 mars 1687 à Antoine de Gramont, comte de Guiche. V. Index.

2petite colom[be], fille de la « colombe. »

3Familièrement, bien finir une chose. « Ils [les premiers chrétiens] vivaient à l’extérieur comme les autres juifs […] ce qu’ils continuèrent tant que le temple subsista, et c’est ce que les Pères ont appelé enterrer la synagogue avec honneur. » (Fleury cité par Littré).

4L’archevêque de Paris Harlay. Il mourut d’apoplexie le 6 août 1695, sans trouver de secours.

5L’Official Nicolas Chéron, « homme assez connu dans le monde par le dérèglement de ses mœurs. »

6 « L'abbé de la Pérouse, et plusieurs docteurs de Sorbonne faisant au commencement de l'année 1689, une grande mission dans la paroisse de Saint Michel de Dijon, découvrirent que le sieur Guillot [Quillot] dont j'ai déjà parlé, enseignait à ses dévotes la nouvelle spiritualité. Le Moien court était répandu dans toutes les maisons, et ils en firent brûler 300 exemplaires par Madame Languet, veuve de M. Languet, Procureur Général du Parlement. Cette bonne dame très vertueuse, était chargée de les distribuer sans en connaître le poison et l'illusion… » ( Phelipeaux, Relation…, 1732, t. I, p. 35).

7 Ces deux derniers noms nous sont inconnus.

323. A LA PETITE DUCHESSE. Avant le 20 Août 1695.

Vous ne me répondez pas aussi simplement que je vous écris, ma p[etite] d[uchesse], sur ce qui regarde M. Thev[enier]. Il est question que je dois et veux lui donner quelque chose, mais comme il ne me rend autre service que les lettres et de payer la maison, ce quelque chose ne doit pas être bien considérable. Or comme je n’imagine rien, je vous prie dans votre simplicité de me mander ce que je dois donner selon ce que je suis et ce qu’il fait. Voilà tout.

Pour ce qui vous regarde, souffrez la vue de vos misères ; ces pensées que ce que vous faites est bon ne sont pas volontaires, il les faut laisser tomber. Ne vous inquiétez de rien, je vous aime fort.

Pour madame de Morst[ein], je crains beaucoup. La voilà privée de tout secours, monsieur son père ayant droit d’empêcher qu’elle ne m’écrive ; quoiqu’il demande la même chose pour vous, je ne vous crois pas sujette ni à son obéissance ni à celle d’Eud[oxe]. Cette jeune veuve fera sans doute quelques écarts, mais que faire ? Si elle n’a point de confiance, on ne la donnera pas : Dieu seul [126r°] la peut donner. Il faut souffrir et ne pas rompre. Tâchez de couler1 jusqu’à la fin du mois. Je prends part à vos peines, mais elle me fait bien plus de pitié à cause des suites. Bon courage sans courage.

Tout le baraquinage est une momerie, ceci dans le dernier secret de madame de M[aintenon], qui fait semblant de souhaiter que S B [Fénelon] ait la place que vous savez; elle l’empêche assurément et fait croire le contraire, disant que c’est lui qui ne le veut pas, et sur cela emploie le bon [Beauvillier], quoiqu’elle sache, à ce qu’elle dit, que c’est inutilement, et fait cent momeries, qu’ils croient ; et j’ai la certitude que c’est elle seule qui s’y oppose : ceci m’est donné sous un grand secret, ne le dites à personne. Si on vous en parle, dites, comme l’apprenant dans ce moment, que c’est un jeu joué de cette femme, qui est si bonne comédienne qu’ils la méconnaissent toujours : elle et M. de M[eaux] sont deux bons acteurs de théâtre.

 Je ne me porte point bien. J’ai des maux de cœur continuels. Demandez pour moi au t[uteur] une bible de M. de  Sassi [Sacy] sans explications : il m’est venu de lui demander cela par vous, et je le fais. 

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°125v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [156].

1Tâchez d’être souple, de laisser s’écouler le temps.

2Les amis de Fénelon espéraient l’archevêché de Paris pour lui en remplacement de Mgr de Harlay. On sait qu’ils furent déçus et que Fénelon avait été éloigné de la Cour en étant nommé archevêque de Cambrai.

324. A LA PETITE DUCHESSE. Avant le 20 Août 1695.

Voilà m b p d [ma bonne petite duchesse] un brouillon de lettre que j’ai fait pour M. de M[eaux]. Si le t[uteur][Chevreuse] le trouve bien, qu’il me le renvoie afin que je l’écrive. J’écrirai, comme de loin, à la mère et lui adresserai la lettre au prélat tout ouverte1. Je crois qu’après, le t[uteur] pourra parler à madame de M[aintenon] et lui proposer ce que j’ai dit sans montrer ma lettre, car j’ai peur qu’elle ne soit pas bien. Enfin, consultez avec lui, et si l’on veut me donner parole de ne me point inquiéter chez mon fils ni ne point envoyer de lettre de cachet, je m’y retirerai. Ne serait-il point mieux d’y aller d’abord secrètement, ensuite de faire voir le [126v°] parti que j’ai pris, qui est bien éloigné de vouloir avoir commerce avec personne, m’étant retirée à plus de quarante cinq lieues de Paris, en une campagne déserte ? Consultez sur cela le B[on] [Beauvillier] et le T[uteur]? Réponse au plus tôt. Ou si je resterai cachée, si on le trouve mieux ; on ne me découvrira pas, sûrement. Je suis bien fâchée de l’exil, non à cause de lui, mais de vous tous. C’est un tour de messieurs de No[ailles] et Ch[alons]. Ce dernier avait parlé assez mal, comme j’étais à Meaux, du père A[lleaume]. Voilà un mot pour la pauvre Colom[be].

Je vous laisserai mes quittances : je vous prie d’écrire tout ce que vous avancez pour moi. Adieu, je vous plains, mais vous êtes trop vive. Si m[on] B[on] [Beauvillier] continue la charité qu’il fit l’année passée au P[ère] l[a] C[ombe] et qu’il fait tous les ans, qu’il vous la donne avant que je parte. Demandez-moi une bible au t[uteur].

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°126] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [156].

1Il s’agit de la lettre n° 335 transmise à Bossuet par la lettre n°334 de la mère Le Picard. Elle avait été envoyée au duc de Chevreuse (lettre n°331).

325. A LA PETITE DUCHESSE. Août 1695.

J’ai pensé, Ma p[etite] d[uchesse], que peut-être ne me laissera-t-on pas en repos chez mon fils si l’on sait que j’y suis. Cependant la violence en paraîtra beaucoup plus grande de m’aller chercher à cinquante lieues de Paris pour me tourmenter. Parlez-en au tut[eur] sous le secret de confession, et en ce cas j’écrirai à mon fils selon ce qu’on aura résolu. Si la lettre n’est pas portée, ne l’envoyez pas que vous n’ayez vu le tut[eur]. Voilà une lettre que je lui écris à telle fin que de raison : il en fera l’usage qu’il lui plaira. Je m’adresse à vous pour cela et, à la réserve de la personne destinée à mes commissions, je n’écrirai à personne.

 Vous pouvez en assurer. Voilà ce que j’ai pensé. Réponse lorsque vous aurez  vu le tut[eur].Voilà un mot pour Dom Al[leaume]. Madame de No[ailles] n’a rien dit que de concert avec ma[dame] de M[aintenon] au tut[eur] ; je l’ai connu, mais je ne retournerai point à Meaux du vivant de M. de M[eaux] : j’en ai [f°127r°] fait serment à mon Maître. Vous me ferez, s’il vous plaît, réponse sur tout ceci. La fièvre ne me quitte pas depuis la Notre-Dame1, et de grands maux de  cœur.

A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°126v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [157].

1Le 15 août.

326. A LA PETITE DUCHESSE. Peu après le 16 Août 1695.

Le tut[eur] me mande de sortir d’ici sans délai et de chercher une maison. Je vous envoie la lettre, brûlez-la lorsque vous l’aurez lue, et voyez où je puis aller. L’aum[ônier] me propose Beaurepaire. Cela vaut bien la peine que vous fassiez un tour à Paris pour voir où l’on me peut mettre, sinon je resterai ici. Je connus le jour de la Vierge, à la messe, que ce serait M. de Cha[lons]1 : je le dis à l’aum[ônier] au sortir de la messe, et j’en pensais mourir de douleur. Je suis bien affligée de l’exil du P[ère] Al[leaume], mais je la suis bien plus du prélat ; nos amis ne le connaissent point. Faites pour une maison ce que vous voudrez. Je prétends vous écrire toujours. Vous n’êtes redevable qu’à vous-même. Envoyez cette lettre au tuteur.

A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°127] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [157].

1Louis-Antoine de Noailles (1651-1729) fut nommé évêque de Cahors, rapidement transféré à Châlons, et le 16 août 1695 nommé archevêque de Paris après la mort de Mgr de Harlay. « D'abord déclaré pour Fénelon dans l'affaire du quiétisme, il se livra ensuite à Bossuet… »

327. A LA PETITE DUCHESSE. Août 1695.

Je n’ai point été fâchée contre vous et je ne veux pas même que vous fassiez réflexion sur tout cela. Les fautes que vous faites servent à vous humilier et à vous [128r°] éclairer. Avez-vous reçu tant de lettres que je vous ai envoyées, et une si ample que je vous ai écrite, où il y en avait une du tut[eur] [Chevreuse] ? Je suis étonnée que vous ne l’accusiez pas ; elle avait huit pages. Je vous ai aussi écrit des lettres pour le Ch.1 ? Je vous prie que j’aie l’Apocalypse qui est en cahiers : le P[ère] l[a] C[ombe]   me le demande et je l’attends pour lui envoyer les autres livres. Tâchez, lorsque vous parlez, de ne point suivre votre naturel ; lorsque cela vous est échappé, ne vous en étonnez pas.

Il faut ménager madame de Mors[tein]. Que dites-vous de l’envie qu’elle a d’aller à Chateauvilain [Châteauvillain]2 avant ses couches ? Dites-lui ce que vous en pensez,  et voyez avec M. et Mme de Ch[evreuse]. M. de Ch[evreuse] m’ayant interdit de lui écrire, comme vous l’avez vu dans sa lettre, souffrira encore moins que j’y aille avec elle. Ainsi il faut se préparer à tout. J’y aurais été volontiers si monsieur de Chevreuse, à qui elle doit l’obéissance, ne m’avait priée de n’avoir plus de commerce avec elle. Je le lui ai mandé, il y a plus de quatre jours ; je suis étonnée que vous n’ayez pas recu la lettre. J’admire comme M. de Ch[evreuse] est toujours la dupe de madame de M[aintenon] et de M. de M[eaux]3. Dieu les bénisse tous. Je n’ai pas le temps de vous en dire davantage. Je n’en serai pas moins unie à Mme de Mors[tein], pour ne lui oser écrire. Je vous mande dans cette lettre que je ne croyais pas que N.3  fut cette fois archevêque de Paris. Je salue votre compagne.

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°127v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [158].

1 Il peut s’agir aussi de « M. de Ch. » : le chevalier de Gramont (v. lettre du 13 octobre 1695 à son fils de La Sardière).

2 Le château de Châteauvillain appartenait à l’époux de Mme de Morstein, qui venait d’être tué au siège de Namur, le 18 juillet 1695.

3 Sur la conduite étonnante de Chevreuse, compte tenu de la situation, on tiendra compte du jugement de Saint-Simon :  « J’ai parlé ailleurs [...] de la droiture de son cœur, et avec quelle effective candeur il se persuadait quelquefois des choses absurdes… »

4 Fénelon.

338. A LA PETITE DUCHESSE. Septembre 1695.

Ma bonne p[etite] d[uchesse], la lettre qui a été perdue est quelque chose de bien affligeant à cause d’une lettre de l’aumô[nier][l’abbé de Charost]. Il faut que la cervelle lui soit tournée pour écrire une lettre comme celle-là. Il n’y a à cela nulle réplique, à moins de dire que c’est un fol. Il m’écrit les choses les plus affreuses, dit-il, par esprit de liberté, et me dit cela comme s’il faisait tous les maux et que je les lui conseillasse, et en des termes étonnants, [qu’]on1 ne le connaît pas, et que des vétilles lui paraissent des monstres. Tout l’assaisonnement y est. Deux lettres adressées sous mon nom qui ne laissent plus lieu de douter que c’est à moi qu’on écrit. Il y a de la friponnerie sur la lettre. Premièrement j’avais envoyé prier M. Thev[enier] avec la dernière instance, de ne me point envoyer les lettres s’il en recevait, [f°127v°], et que je les enverrais quérir. Lorsqu’on apporta la boîte, j’envoyai demander à la femme s’il n’y avait point de lettres ; elle répondit que non. Le lendemain, en apportant un autre paquet, elle dit à propos de rien : « Au moins j’en donnais hier un plus petit que celui-là, et selon ce qui était dedans, il devait être plus gros ». J’envoyai dans le moment à M. Thure [Theu] ; il a toujours dit, trois fois que j’y ai envoyé, que sa femme n’était pas chez elle, et n’a rien fait chercher ; tout est adressé à Mme Lep[autre ?].

Voilà la pensée qui m’est venue que j’écris au tut[eur], vous lui donnerez ouverte et vous verrez ensemble. Vous lui direz que, par imprudence, l’aumônier, sans dire quoi, m’a écrit des choses qui, prises d’un sens, me peuvent perdre, que vous parliez de Les. et d’Eud[oxe][Madame de Maintenon]. Ne pourrait-on point faire que ces deux noms fussent deux personnes ? Car on s’offenserait moins du dernier nom que du premier. Jusqu’à présent, j’étais innocente ; à présent, je puis passer pour coupable et sans réplique. S’il y a de la sûreté à la proposition que je fais au tut[eur], c’est le mieux pour nous tirer tous d’embarras. Ne m’envoyez ni desg.2 ni Put [Dupuy], que vous ne voyiez si l’on se charge de cette proposition. Ensuite vous m’enverrez qui vous voudrez, mais j’aimerais mieux desg. car de demeurer ici [sic], le paquet étant adressé à madame Lep[autre]. Mais le plus fâcheux, c’est les dessus de lettres de mon fils. Ne m’envoyez pas le p. arch.3 : cela n’est pas de saison. 

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), f°127r°, A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [158].

1Nous ajoutons « qu’ », tentant de rendre ce passage plus clair.

2Desgr. qui pourrait être la sœur de Famille ?

3Petit Archange ? (une statue de saint Michel).

340. A LA PETITE DUCHESSE. Début septembre 1695.

Madame de M.1 a t-elle retiré les papiers de son mari ? Depuis que je vous ai écrit, je me sens si fort portée à rester ici, abandonnée à Dieu, qu’il me paraît que c’est le seul parti [128v°] que je puisse prendre. Le pis qui me puisse arriver, étant prise, est d’être mise entre les mains de

M. de M[eaux] ou de Ch[alons]2. Mandez-moi ce qu’il y avait dans le paquet de lettres qui a été perdu. Ce ne sont point les industries humaines qui me sauveront, mais la volonté de Dieu. Je suis sûre qu’on ne dit tout cela à M. de Ch[evreuse] que parce qu’on croit qu’il me le peut faire savoir. Je crains de la friponnerie sur le paquet, et ce n’est pas sans sujet que je le crains. J’ai laissé, chez M. The. [Theu], une cassette : que l’aumônier [l’abbé de Charost] l’aille prendre lui-même, et qu’on me la serre.

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°128] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [159].

1Morstein ?

2Chal[ons] La Pialière          

341. A LA PETITE DUCHESSE. Début septembre 1695.

Je n’ai pas plus tôt fait une proposition qu’elle me paraît impertinente : Dieu permet que je sois présentement incapable de bien juger. J’ai oublié de dire au tut[eur][Chevreuse] qu’il vît s’il y avait lieu de se fier qu’on ne m’arrêtât pas chez mon fils après une parole donnée. En tout cas, qu’il ne fasse, s’il vous plaît, la proposition qu’après la Notre-Dame1. J’ai pensé que si vous avez quelque chose d’absolument nécessaire, le Ch.  pourrait bien apporter les lettres : venant très rarement, cela serait plus sûr que personne. Ma p[etite] d[uchesse], servez-moi de directeur, et qu’on ne m’écrive jamais de lettres pareilles à celles de l’aum[ônier] qui sont pires que je ne puis dire. Avez-vous recommandé les lettres au p[etit] M[aître] ? Que ne lui faites-vous reproche ! S’Il ne les a pas gardées, si elles sont en mauvaise main, nous en entendrons bientôt parler. Ainsi ne remuez rien, même pour chercher une maison de quelque temps.

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°128v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [159].

1Le 8 septembre. Cette lettre serait donc à placer peu après celle adressée à Chevreuse et reçue par celui-ci le 12.

342. A LA PETITE DUCHESSE. Septembre 1695.

J’attendrai ici les ministres de la fureur de Jes. [Jésus ?]. Vous ne me mandez rien sur le parti d’aller demeurer avec mon fils et vous avez raison ; je n’y serais pas sûrement. J’ai payé M. The. [Theu] et l’ai remercié, en lui faisant entendre que je m’en vais. Lorsqu’on écrira par lui, ce qui ne sera que dans une extrême nécessité, il ne faut pas demander réponse sur le champ, comme on a fait toujours, mais attendre trois ou quatre jours pour avoir la réponse. Je ne suis nullement surprise de la trahison d’Eud[oxe][Madame de Maintenon]. S’ils voyaient tout, ils en verraient bien d’autres, mais il n’y a pas moyen de les changer.

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°128v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [159].

343. A LA PETITE DUCHESSE. Septembre 1695.

Le paquet est perdu : M. Thev[enier] l’avait envoyé par une femme qu’il croyait sûre et cette femme l’a perdu, ainsi vous voyez que je ne puis répondre sur la maison. Voyez cette lettre et me la renvoyez. Vous pouvez m’écrire tous les vendredis, et le jeudi suivant, vous aurez la réponse. N’écrivez à B. [Beauvillier] par la poste qu’avec précaution, et sachez de lui ce qu’il pense pour retourner où l’on était ou demeurer caché. Si le paquet de lettres est tombé dans de certaines mains, où en sommes-nous ! Mais Dieu sur tout. Fam[ille] s’imagine qu’on pourrait se confier à sa sœur, mais je ne sais si cela serait sûr, et qu’elle apporterait toutes les semaines les lettres et me donnerait le temps d’y répondre. Mais à moins que vous n’ayez cela au cœur, ne le faites pas, car j’ai toujours cru Desg.1 très indiscrète. Je crois qu’il faut que, selon toutes les apparences, le b. [Beauvillier] agisse de concert avec M. de Ch[alons], mais qu’il ne s’y fie que de bonne sorte. Cela est bien lâche à M. et Mme de No[ailles] de dire ce qu’ils disent de M. de C[ambrai] : quand cela serait vrai, un bien dont on se vante, et qui est reproché, devient un [f°129v°] mal et désoblige. Dites-lui que je l’aime de toute mon âme. Mandez-moi sans déguisement ce que vous dit le cœur sur la lettre de M. de Ch[alons], mais cela sans déguisement. Je vous réponds que, quand vous ne me seriez pas venu quérir, il suffirait que je fusse dehors pour donner de l’ombrage. Si ma lettre est perdue, il n’y a rien à faire, ni pour la maison que vous avez vue ni pour rester ici. Faites des amitiés pour moi  à m b. [Beauvillier]. Je voudrais qu’il eût nommé  Jean-Michel cet enfant2.

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°129] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [160].

1Desg. : la sœur de Famille ?

2 Beauvillier eut treize enfants : Marie-Françoise (morte à deux ans), Marie-Antoinette, Marie-Geneviève, Marie-Louise, Marie-Thérèse, Marie-Henriette, Marie-Paule, Marie, Marie-Françoise… en neuvième enfin, un fils ! Deux fils restèrent en vie : l’aîné était le comte de Saint-Aignan, le cadet, le comte de Séry. (v. G. Lizerand, Le duc de Beauvillier 1648-1714, Belles- Lettres, 1933, p. 341 et 345).

344. A LA PETITE DUCHESSE. Septembre 1695.

Ma bonne] p[etite] d[uchesse], rien n’est plus certain qu’il y a de la friponnerie du côté de M. The [Theu], car lorsque je reçus la boîte, j’envoyais demander à la femme d’où vient qu’il n’y avait point de lettres ; elle manda qu’il n’y avait que la boîte. Je suis sûre de madame Lapierre, qui m’aime, qui a de la confiance et qui en est fort affligée. Lorsqu’on a demandé à la femme, qui dit avoir donné le paquet, sa grosseur, elle a dit qu’il était comme une lettre. Il vaut mieux ne me plus écrire du tout. Ne m’envoyez personne.

La lettre de l’aum[ônier], par sa mauvaise manière de s’exprimer, est à me faire brûler. Dieu a poussé les choses à la dernière extrémité, et il faut qu’Il veuille notre ruine totale puisque les lettres sont perdues, car je crois qu’elles sont en main de gens qui sauront s’en prévaloir. Cette lettre prise à la lettre convainc de crime, et le mot que vous mettez : « Ne voulez-vous pas faire m. cette Jes1 » est inexcusable, quoique qu’il soit très innocent au sens que vous l’entendez. Les lettres de mon fils et de ma belle-fille font connaître qu’elles sont pour moi et à  [f°130r°] cela, il n’y a pas d’excuse et de remède. Je n’ai point au cœur de me fier à pet.  J’aime mieux n’avoir point de lettres : je ne veux point me mettre entre les mains de madame de M[aintenon], surtout après la perte des lettres. Je crains plus les recherches de madame de N.a que toutes les autres. Il me semble qu’il ne fallait point écrire une lettre comme celle de l’aum[ônier]. Cependant, Dieu sur tout.

Si j’avais une personne sûre, de basse condition, qui louât une maison à boutique et qui me donnât un appartement, mais il n’y a personne. Mon fils me demande avec instance, mais on me trouverait chez lui. Demandez au b. [Beauvillier] ce qu’il en pense. Sinon, je resterai ici et je prendrai une chambre, en cas qu’il arrivât quelque malheur, pour me retirer. J’irais à cent lieues d’ici pour éviter de tomber entre les mains de m[adame] de M[aintenon]. Put [Dupuy] avait une femme sûre : voyez avec lui. Je savais bien dès M[eaux] les sentiments de madame de M[aintenon] et je ne m’y suis jamais fiée ; elle est dévouée à la fortune, je m’attends au dernier supplice. Il semble que Dieu ne Se veuille point apaiser. Je doutais s’il y aurait batt[erie]3 , mais nous l’aurions gagnée avec grande perte. Consolez-vous, bonne p[etite] d[uchesse], la p[utain]4 n’osera, je crois, s’attaquer à vous. Il faut bien se donner de garde, dans la conjoncture des choses, de m’envoyer la femme de Monfort. Sachez ce que pense le b [Beauvillier] pour aller chez mon fils. Si les lettres sont trouvées, il faut se résoudre à la mort, cela n’est pas difficile. N’allez point pour moi au p. arch.5, mais bien pour les autres. 

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [129v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [160].

a Plusieurs mots barrés dans La Pialière.

1Peut-être : « m[adame] cette Jés[uiterie] ?

3Au sens de : bataille.

4Injure utilisée à la Cour pour désigner Madame de Maintenon, par exemple par la princesse Palatine ; exceptionnellement ici par Madame Guyon, acculée.

5Petit Archange (saint Michel) ?

345. A LA PETITE DUCHESSE. Octobre 1695.

Si je vous ai mandé quelques mots sur le tort que je craignais que le Ch.1 vous pût faire, c’est parce que j’ai longtemps porté une conviction que Ba[raquin] ferait tout ce qu’il pourrait pour nuire aux Enfants. J’en avais même écrit à M. f.2, et j’appréhendais, dès ce temps-là, pour le Ch. Je vous prie de ne lui rien témoigner, car vous savez de quelle conséquence cela m’est. Ce qui m’a encore porté à vous dire cela, c’est que, ayant vu le petit Ch., qui m’a parlé avec toute sorte d’ouverture, j’ai appris que le grand [Ch.] lui avait insinué d’assez dangereuses maximes, dont je l’ai détrompée et lui ai fait voir la vérité. J’en ai été extrêmement satisfaite, mais le grand Ch. est demeuré dans son entêtement, sans vouloir démordre de quoi que ce soit. Son obstination a

1Ch. pour Charost ? Grand et petit Ch. : il s’agit d’une mère et de sa fille ; le féminin est indiqué par « …j’ai appris que le grand [Ch.] lui avait insinué d’assez dangereuses maximes, dont je l’ai détrompée… » puis à la fin de la lettre, par « elle est bien loin sur cela de la simplicité… » ; ce qui n’exclut pas de façon certaine un surnom qui lui aurait été associé de « ch[eval] ».

2Non identifié.

353. A LA PETITE DUCHESSE. Octobre 1695.

Je suis en peine, Ma p[etite] d[uchesse], si vous avez reçu dimanche une lettre qu’on vous porta, à ce qu’on dit, à l’hôtel de C[hevreuse], mandez-le moi incessamment. Plus j’ai d’éloignement pour la d[ame] et plus j’aime Lam1. Je vous avoue que plus je vois le Ch., plus je le trouve égaré et éloigné. Je vous en ferais voir des circonstances qui vous étonneraient ; mais c’est à présent le temps de souffrir et de se taire. Il semble que bar[aquin] ait puissance pour un temps, mais que dire et que faire ? Souffrir et se taire. Dites au m.2, lorsqu’il sera arrivé, qu’il y a longtemps que vous gardez cette lettre et que je vous l’ai envoyée en partant. Il est de conséquence que vous ne témoigniez rien au Ch. de ce que je vous ai mandé, car elle me peut beaucoup nuire, n’épargnant rien pour se maintenir. Ce sera Dieu qui sera juge entre les infidèles et moi. Je vois avec frayeur les cèdres tomber tandis que les petites herbes demeurent fermes. Je prie Dieu qu’Il soit votre force et votre soutien.

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°133]  -  A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [163].

1Indéterminé.

2Indéterminé. Au marquis ?

354. A LA PETITE DUCHESSE. Octobre 1695.

J’ai au cœur de vous dire que je crains que le Ch. ne vous nuise, car je la trouve bien pleine d’amour-propre. Je vous avoue, ma p[etite] d[uchesse], que je suis étrangement surprise de ses manières, de ses frayeurs et du risque qu’elle croyait courir en me venant voir. Je crois qu’il ne me la faut plus envoyer et nous passer de nous écrire. Il faut que l’aum[ônier] envoie chez lam, comme p[ut][Dupuy] le lui dira, un gros paquet de livres que Dom [Alleaume] a laissé pour moi en partant. Vous y pourriez joindre encore une lettre si vous avez quelque chose à me faire savoir. Il faut que je reste ici, abandonnée au p[etit] M[aître]. Je crois que le défaut de foi du tut[eur][Chevreuse] vient du défaut de soumission pour n’avoir pas voulu venir seul. Je ne doute point qu’Eu[doxie][Madame de Maintenon] ne pousse les choses à toute extrémité. Dieu y peut seul mettre remède ; s’Il ne le veut pas, il faut le souffrir.

Je vous aime bien tendrement et j’espère que m[on] p[etit] M[aître] vous bénira de cela. Si vous aviez quelque chose de conséquence à me faire savoir, desgr1 pourrait porter les lettres chez M. Cam2, comme p[ut] [Dupuy] en conviendrait avec vous afin que nul de nos gens n’ouït cela, et j'enverrais tous les jeudis chez lui.  Mandez-moi si vous entrez là-dedans ou si nous ne nous écrirons plus tout à fait. Mais je ne suis point contente du Ch. en façon que ce puisse être : je crains pour le secret. Mais je laisse tout. Peut-être que comme elle craint qu’on ne sache qu’elle a eu commerce avec moi, cela pourra l’empêcher de dire où je suis.

Où trouve-t-on des âmes vides de tout intérêt ? Je demeure ici en paix, attendant ma destinée, car partout, ne me voyant jamais sortie, je serai suspecte. Je voudrais trouver une maison d’huguenots3, car je n’y serais pas examinée. D’un autre côté, il me paraît que je ferai mieux de rester ici dans mon abandon. Que vous dit le cœur sur tout cela ?  Mandez-le moi.

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°133] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [164].

1Desg., sœur de Famille ?

2Non identifié.

3Liberté dans l’appréciation des différences religieuses. On sait qu’elle sera à la fin de sa vie en relation avec de nombreux protestants, dont son éditeur Poiret.

355. A LA PETITE DUCHESSE. Novembre 1695.

Je crois, ma très chère, qu’il ne faut pas penser à venir à présent. Je vous assure que je le souhaite autant et plus que vous, mais le p[etit] M[aître] ne le permet pas : Lb. [Beauvillier] ne pourrait s’empêcher de le dire à B. [Fénelon]. Pour N.1, je donnerais ma vie afin qu’elle fût comme Dieu la veut si elle avait acquiescé ! Je sais bien de quoi il s’agit, mais elle ne l’avouera jamais : c’est son inclination pour N. qui la fait si fort souffrir. Ne témoignez jamais que je vous l’ai mandé, ni que vous le soupçonniez. Si elle avouait cette faiblesse, qui n’est rien, elle serait guérie. Ne m’écrivez pas par Cam que le gros enfant [La Pialière] ne soit parti. J’entre dans ce que vous me dites pour vous adresser toutes les lettres. Je vous écrirai demain plus au long. Je vous aime bien tendrement.

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°133v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [164].

1 Non identifié ; de même plus bas, pour Cam.

359. A LA PETITE DUCHESSE. 27 novembre 1695.

Jusqu’à présent, j’ai gardé un profond silence dans toutes les calomnies qu’on a inventées contre moi, parce qu’elles ne regardaient que ma personne, et que j’ai cru qu’il suffisait que Dieu, qui sonde les cœurs et les reins1, fût témoin de mon innocence. Mais à présent que je vois que la malignité de ceux qui [ne] me persécutent que parce que j’ai découvert leur turpitude, a trompé la crédulité des plus saints prélats et des plus gens de bien, je dois un aveu de la vérité au public. Je dirai donc que je ne reconnais point l’écrit des Torrents dans la lettre pastorale de M. de Chartres2, que je le vois seulement travesti, qu’il est absolument méconnaissable, ceux qui l’ont transcrit avec une fin malicieuse ayant ajouté des endroits et tronqué d’autres qui le rendent tout à fait différent de lui-même. Si le manuscrit est de ma main, qu’on le fasse voir, mais ce sont des copies auxquelles on a malignement ajouté des choses qui ne furent jamais ; par exemple, il y a que l’homme renaît de sa cendre, et est fait un homme nouveau3. Ils ont mis que l’homme prend vie dans son désordre, et des endroits où il y a trois ou quatre lignes ajoutées, qui rendent les propositions très mauvaises ; d’autres où on coupe le vrai sens pour prendre des mots de côté, et d’autres dont on fait une liaison. Puisqu’on ajoute bien aux imprimés, comme a fait M. Nicole dans sa Réfutation, pénultième feuillet, que ne fait-on point aux manuscrits, qui, n’étant pas de ma main, sont habillés de toutes sortes de couleurs ? C’est néanmoins sur ce fondement si faux qu’on explique deux livres que j’ai soumis tant et tant de fois.

La bonne foi de ma soumission fait que je n’ai pas écrit un mot pour les éclaircir ni défendre. Dieu, qui voit le fond des cœurs, sait que j’ai écrit dans un temps où il n’était point mention des abominations que l’on a 

1Dieu sonde les reins et les cœurs : Psaumes, 7, 10 ; Jérémie, 11, 20.

2Ordonnance du 21 novembre 1695.

3I Corinthiens, chap. 15, par ex. 42 : …Le corps, comme une semence, est maintenant mis en terre plein de corruption, et il ressuscitera incorruptible. (Sacy).

[181]  découvertes depuis4. Je proteste, devant Ses yeux divins, que j’ignorais entièrement ces choses lorsque j’ai écrit, et que je n’en avais jamais ouï parler. Le petit traité des Torrents fut la première chose que j’écrivis au sortir de ma patrie : la vie que j’y avais menée justifierait pleinement toutes choses. Il me suffit de dire que je n’ai jamais pensé ce qu’on me veut faire penser. Pourquoi juger des intentions d’une personne? Si j’ai pensé ces choses, je dois les avoir dites pour que l’on puisse juger de mes pensées ? Si je les ai dites, qu’on produise les personnes auxquelles je les ai dites ? Si je ne les ai point dites, pourquoi me faire penser ce que je ne pensai jamais ? J’ai été examinée tant et tant de fois, et après des examens si rigoureux et de personnes si fort prévenues, l’on n’a rien trouvé. Je ne suis sortie de Meaux, où je m’étais mise moi-même pour être examinée, qu’après une décharge de toutes ces choses, et une reconnaissance du prélat qu’il ne me trouvait avoir aucun des sentiments qu’on m’impute.

 Je n’ai point promis de retourner à Meaux, comme on fait courir le bruit. Si je l’avais promis, je l’eusse tenu, quoi qu’il m’en dût coûter. Il est vrai qu’après la décharge donnée, je demandai à ce prélat s’il agréerait que j’allassea passer les hivers dans son diocèse ; il me dit que je lui ferais plaisir. Je ne dis cela que parce que j’aimais les religieuses de ce monastère, et comme une action libre de faire ou ne faire pas. Depuis ce temps, j’ai vu que ce prélat, plein de grandes qualités, loin de s’arrêter à ses lumières propres, desquelles je n’ai pas sujet de me plaindre, agissait le plus souvent contre ses propres sentiments par l’instigation de personnes mal intentionnées5, ce qui faisait que les choses ne prenaient point de fin, et qu’après tant et tant d’examens où l’on avait paru content, l’on en revenait toujours aux impressions étrangères. J’ai cru qu’il était plus à propos de garder le silence et de me retirer dans un lieu à l’écart, non pour fuir la lumière, comme on veut le persuader. Ai-je fui la lumière, puisque je me suis toujours présentée lorsqu’il a été question de répondre de la pureté de ma foi que j’ai toujours été prête de soutenir aux dépens de ma vie ? Il est vrai que, voyant les esprits si fort indisposés, je me suis retirée dans une profonde solitude, éloignée de tout le monde, où je n’ai commerce avec personne. Si je suis dangereuse, et que mon commerce le soit, pouvais-je prendre un meilleur parti pour me mettre à couvert de tout soupçon, surtout ne l’ayant fait qu’après avoir rendu jusqu’à la fin toutes sortes de témoignages de ma foi ? Je me suis même rendue inconnue à mes meilleurs amis, je me suis retirée à l’écart et dans la solitude, sans nul commerce avec les hommes, et l’on dit que

4Les Torrents restés en manuscrit depuis 1685, Molinos fut condamné en 1687.

5Sous la pression de Madame de Maintenon.

 je cherche les ténèbres pour faire le mal ! lorsque j’ai paru, l’on dit que je ne l’ai fait que pour séduire. Quel parti  [182]  peut-on prendre, qui ne soit pas condamné ? Si je parle, mes paroles sont des blasphèmes ; si je me tais, mon silence m’attire l’indignation. C’est pourtant l’unique parti que je puis et dois prendre, après toutes les protestations que j’ai données de ma foi pour laquelle je suis prête de mourir, ne m’étant jamais écartée un moment des sentiments de l’Église ma mère, condamnant tout ce qu’elle condamne et dans moi et dans les autres, étant prête de répandre jusqu’à la dernière goutte de mon sang pour la pureté de sa doctrine. Ce sentiment n’est jamais sorti de mon cœur, même pour un instant.

Mais pour tant de choses qu’on m’impute par des sens si violents qu’on donne à mes écrits, qu’il serait très aisé de justifier et d’en faire voir la pureté et l’innocence, je déclare qu’on m’impute des pensées, qu’on donne des tours auxquels je n’ai jamais pensé. L’on attribue à péchés énormes ce que je dis de simples défauts ; l’on fait des crimes réels de ce qui n’est qu’une simple impression de l’imagination, que Dieu permet qui soit remplie et offusquée de telle sorte que celui qui souffre ces peines ne discerne pas s’il y consent ou n’y consent pas. L’on prend des épreuves des démons - où Dieu permet que ces misérables esprits, par des coups redoublés et des rigueurs inouies, exercent encore de pauvres âmes en ce siècle, comme ils ont fait du temps des Hilarion et des Antoine -, pour des choses abominables, les maximes du plus pur amour pour des exécrations, parce qu’il a paru dans ce siècle de misérables créatures livrées au dérèglement de leur cœur, que j’ai tâché de tirer du désordre, que j’ai indiquées, qui m’ont toujours trouvée en leur chemin, dont je produirais même de bons témoins, si je ne prenais pas le parti du silence ; ce sont ces misérables qui m’accusent, et qui veulent trouver dans mes livres le sens corrompu qu’elles donnent à toutes choses. Le soin qu’on a pris de tronquer les passages, d’ajouter à d’autres, marque assez le peu de bonne foi qu’on a conservé en tout cela.

Mais c’est à ce Dieu fort et puissant, qui S’est revêtu en S’incarnant de la faiblesse de notre chair, à faire connaître la vérité, à la faire sentir et éprouver dans les cœurs qu’Il a choisis pour cela. Il n’a que faire d’aucune créature pour en venir à bout ; Il pénètre les lieux les plus cachés, et l’onction enseigne toutes choses à Ses enfants. Et cette onction étant produite dans les âmes par le Saint-Esprit qui ne peut enseigner que la vérité, Il ne permettra pas qu’ils prennent le change ; il faut l’espérer de Sa bonté. Il ne me convient pas de réfuter les endroits ajoutés à mes écrits, non plus que ceux qui sont tronqués ou mal entendus, laissant cela aux personnes plus éclairées, et m’étant imposé un silence éternel.

 

J’ajoute ce passage de saint Aug[ustin], au livre de la véritable religion 6, chap. 6, § 11 : « Souvent  même la Providence de Dieu permet que quelques-uns de ces charnels dont je viens de parler, trouvent moyen, par des tempêtes qu’ils excitent dans l’Église, d’en faire  [chasser] de très gens de bien ; et lorsque ceux qui ont reçu un tel outrage, aiment assez la paix de l’Église [183] pour le prendre en patience, sans faire ni schisme ni hérésie, ils apprennent à tout le monde, par une conduite si sainte, jusqu’où doivent aller la pureté et le désintéressement de l’amour qui nous attache au service de Dieu. Ils demeurent donc dans le dessein de rentrer dans l’Église dès que le calme sera revenu ; ou si l’entrée leur en est fermée, soit par la durée de la tempête ou par la crainte que leur rétablissement n’en fît naître de nouvelles et de plus fâcheuses, ils conservent toujours dans leur cœur la volonté de faire du bien à ceux mêmes dont l’injustice et la violence les ont chassés ; et sans former de conventicules ni de cabales, ils soutiennent jusqu’à la mort et appuient de leur témoignage la doctrine qu’ils savent qu’on prêche dans l’Église catholique ; et le Père qui voit dans le secret de leur cœur leur innocence et leur fidélité, leur prépare en secret la couronne qu’ils méritent. On aurait peine à croire qu’il se trouvât beaucoup d’exemples de ce que je viens de dire; mais il y en a, et plus qu’on ne saurait se l’imaginer. Ainsi il n’y a point de sortes d’hommes, non plus que d’actions et d’événements, dont la Providence de Dieu ne se serve pour assurer le salut des âmes, pour instruire et former son peuple spirituel. »

Je voudrais mettre ici un autre passage de saint Jean Chrysostome, mais je ne l’ai pas, où ce saint dit que lorsqu’il s’agit de combattre par la raison, on combat une raison par une autre, et il est aisé à la vérité de surmonter le mensonge et la calomnie ; mais lorsqu’on use de violence, il n’y a qu’à céder et souffrir, car la vérité ne peut rien contre la violence7.

A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°159] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [180]. - Fénelon 1828, t. 7, 1. 93, p. 206. 

aje retournasse Fénelon 1828.

b faire chasser de Fénelon 1828. Mot absent dans La Pialière !

6De vera religione, écrit en 390 ; P.L. Migne, 34. Long passage déjà cité un an auparavant, dans la lettre à Chevreuse du 10 novembre 1694 : « J'ai trouvé à l'ouverture du livre de St Augustin, intitulé De la véritable religion un endroit qui m'a paru bien beau dans la conjoncture présente. C'est au chapitre 6, page 33 : « Souvent même la Providence de Dieu […] former son peuple spirituel. »

7Cf. « Car il y a cette extrême différence que la violence n’a qu’un cours borné par l’ordre de Dieu, qui en conduit les effets à la gloire de la vérité qu’elle attaque, au lieu que la vérité subsiste éternellement et triomphe enfin de ses ennemis, parce qu’elle est éternelle et puissante comme Dieu même. » (Pascal, Les Provinciales, en conclusion de la 12e lettre, Lafuma, Seuil, 1975, 429b).

362. A LA PETITE DUCHESSE (?) Décembre 1695.

Je vous assure que le gros enfant [La Pialière] n’a rien lu de ce que je lui ai donné sans le cacheter ; il est, sur cela comme sur le reste, d’une fidélité inviolable. Lorsque je lui ai donné, je lui ai dit de ne les pas lire, et il ne pourrait porter d’avoir fait une pareille infidélité sans me le dire : soyez en repos sur cela. Pour la jeune v[euve], ne l’obligez plus de vous rien dire, laissez-la agir naturellement. J’ai bien peur qu’elle ne tienne de N. Le gros enfant vous dira les perquisitions qu’on fait de tous côtés. Envoyez-moi, par lui, quelque argent en or pour subsister du temps sans envoyer chez vous. Je ne sais pourquoi vous êtes jalouse, vous aimant comme je fais. Je crois qu’il faut recevoir la lettre du bon M. sans lui promettre de réponse qu’après les Rois. Adieu, je ne cacheterai pas cette lettre autrement que par la sûreté de l’homme à qui je la donne. 

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°134v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [165].

Madame Guyon est arrêtée et transférée à Vincennes. Prennent place les documents suivants : « LE ROI  A M. DE NOAILLES, ARCHEVEQUE DE PARIS. » et « EXTRAITS DES INTERROGATOIRES. »

377. A LA PETITE DUCHESSE. Novembre 1696.

Mon cœur me rend un bon témoignage de vous, et je vous aime de tout mon cœur. Bon courage ! Je ne demanderais pas mieux que d’avoir confiance en [le] curé de Saint-Sulpice, eta les premières fois, dès que je sus qui il était, j’en eus une entière. Mais que je m’en trouvai mal, et que ce que je lui dis me fut nuisible ! Je le crois homme de bien, mais tellement prévenu contre moi, si fort dans les intérêts de ceux qui me tourmentent, qu’il n’y a rien à faire. Il me dit toujours que j’ai enveloppé dans mes livres des sens cachés ; il m’a dit à moi-même des choses si fortes en confession de ce qu’il pense de moi, et m’a toujours traitée sur ce pied, étant six semaines sans vouloir que je communie et continuant toujours de même. Il a prévenu la fille qui me garde ici d’une si étrange manière qu’elle me regarde comme un diable. Toutes les honnêtetés que je lui fais l’offensent parce qu’elle croit que c’est pour la gagner. De plus [le] curé ne me parle que d’une manière embrouillée, voulant tantôt savoir entre les mains de qui j’ai mis ma décharge pour la ravoir. Il voit souvent M. de M[eaux] chez l’abbé de Lannion. Jec ne lui ai jamais ouï dire un mot de vrai, ni deux fois de la même manière. Je lui donnai au commençement une lettre pour M. Tronson, pleine de confiance, il me jura foi de prêtre qu’il la lui donnerait sans que qui que ce soit la vît ; il la porta à M. de Paris, quid en fut en colère contre moi, et puis en me parlant il se coupa, et enfin il me fit connaître que M. de P[aris] l’avait vue. Plus je me confie, plus mon cœur est serré. Je fais pourtant au-dehors, dans le peu que je le vois, ce que je puis pour lui marquer de la confiance, mais il me demande par exemple de lui écrire tout ce que [f°165v°] M. de M[eaux] m’a fait et de le signer, et quelque chose au-dedans m’empêche et me dit que c’est une surprise.

Je suis ici où l’on me fait faire des dépenses excessives en choses qui ne me regardent point, et je n’ai ni linge, qui m’a été pris, ni habits, ne mangeant que de la viande de boucherie, et [ain]si je dépense quatre fois comme à Paris, mais cela n’est rien au prix des autres duretés. Cependant je suis paisible et contente dans la volonté de Dieu. Pour vous dire tout ce qu’on me fait, il faudrait des volumes : on me traite plus mal depuis six semaines ou deux mois qu’on ne faisait auparavant. [Le] Curé veute que mes amis lui soient obligés, lors même qu’il favorise mes ennemis. Il faut toujours que vous lui marquiez une espèce de confiance, mais tenez-vous sur vos gardes. J’ai un testament que je voudrais vous envoyer ; je n’ose le risquer. Payez bien cette bonne femme, je n’ai rien du tout pour lui donner. L’autre ne peut plus rien faire ; on l’a ôtée parce qu’on a cru qu’elle me servait avec affection. N. me demande où je veux aller ; je lui ai dit que je pourrais aller chez mon fils, mais que je ne demandais rien, car je n’ai jamais demandé la moindre chose. J’ai toujours dit que je ne voulais que la volonté de Dieu, et je me suis laissée ballotter comme on a voulu, mais je n’ai rien dit et rien fait que je ne dusse. M. Py[rot] m’a fait des choses qu’on aurait peine à croire, mais Dieu voit tout. Si vous vouliez me mander ce qu’est devenu Dom [Alleaume] et le P[ère] L[a] C[ombe], ou plutôt, si vous l’agréez, Famille 1 irait chez vous le soir et reviendrait.

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°165] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [183] : « Nbre 1696 » ; « ce qui suit est du temps de Vaugirard ».

a en N. (curé de St-Sulpice add.interl.), et

b De plus N. (curé add.marg.) ne

c La[nion add.interl.). Je

d M. de P(aris add.marg.), qui

e auparavant. N. (Curé add.interl.) veut

1La servante de Madame Guyon.

Ici prend place (v. la série des documents à la fin du volume) le document suivant : « DECLARATION SIGNEE AVANT DE SORTIR DE VINCENNES. 9 octobre 1696. »

378. A LA PETITE DUCHESSE. Novembre 1696.

Je vous prie d’empêcher que je n’aille chez mon fils. J’ai prié N. [le curé]1 de ne le point faire, mais cela n’a servi de rien. Je ne sais ce qu’il a

1La Chétardie, curé de Saint-Sulpice, comme indiqué par addition interligne dans une lettre précédente.

dans la tête, mais la fille qui est ici peut bien, avec mille fantaisies qu’elle a, faire naître des soupçons. L’on ne peut lui témoigner plus de confiance  [185] que je fis la dernière fois, mais comme je vous dis, cette hospitalière2 me rend auprès de lui tous les mauvais services qu’elle peut. Elle s’ennuie ici où elle est seule, et me brusque à tout moment, disant qu’elle n’a que faire de moi ici et être gênée pour moi. Vous avez vu ce que je vous ai écrit par lui. Je n’ai reçu de lettre de qui que ce soit au monde que de vous, et c’était sur votre lettre. Je ne me plaignais que de la défiance de N. pour moi. Faites-lui toujours des amitiés, c’est un capital3, et soyez sûre de mon cœur. Je ne crois pas devoir écrire davantage. N. ne m’a jamais donné aucun lieu de m’ouvrir à lui, je lui ai parlé toujours avec simplicité ; lorsque je lui ai voulu parler de moi, il m’a toujours fort rebutée et, lorsqu’il m’a interrogée, je lui ai toujours répondu avec une extrême droiture.

Je crains extrêmement d’aller chez mon fils et ne le souhaite en nulle manière. Obligez N. à me venir voir, je l’en ai prié avec instance. Je lui en ai écrit ; vous a-t-il envoyé la lettre et les chansons ? Voilà la copie de ce que j’ai écrit à M. Tronson, ensuite de ce que N. m’avait soutenu que j’avais fait des assemblées où il s’était passé des choses horribles. Non content de l’avoir assuré, de la plus forte manière dont je suis capable, que cela n’est pas, il a voulu obliger la p[etite] m[arc]4 de se confesser des choses qui se passaient dans ces assemblées ; il m’a toujours parlé sur ce pied. J’écrivis la lettre dont je vous envoie la copie. Dites-lui qu’il me doit croire lorsque je lui dis que j’ai confiance en lui. Je crois N. très bon, mais prévenu par M. de Chartres. Faitesa qu’il me vienne voir et accommodez tout. Je l’ai prié avec instance de se charger de moi. Je lui ai dit, avec une simplicité d’enfant, les raisons que j’avais eues de ne me pouvoir fier à lui dans certains temps et les sujets que j’en avais, lui marquant en même temps une cordialité et droiture inconcevables, en sorte qu’il me dit que je n’étais que trop droite, m’en blâmant. Depuis ce temps je ne l’ai vu que deux fois, une demi-heure chaque fois, et parlant de choses qu’il voulait savoir et que je lui dis. Enfin je vous laisse tout ménager, mais obligez-le de se charger de moi, et n’écrivons plus que par lui pour aller plus droit et ne rien exposer. Cependant précaution de votre part. Mais soyez persuadée que je sens plus votre bon cœur

2 Sœur hospitalière de la communauté des sœurs de St Thomas de Villeneuve  où se trouve enfermée Madame Guyon.

3Rare au figuré pour « qui se trouve en tête, domine », sens plutôt réalisé par capitaneus, capitaine. (Rey).

4Marc, fille de compagnie de Madame Guyon.

381. A LA PETITE DUCHESSE. Décembre 1696.

N. [La Chétardie] mea marque une si horrible défiance de moi, et il bouche si fort toutes les avenues à s’ouvrir, quoiqu’il me semble que j’agis toujours simplement. Il m’avait proposé de signer certains articles, il ne me les a plus proposés, quoique je lui eusse dit que je les signerais. Vous savez que je ne recherche rien et que je suis toujours plus portée à demeurer comme on me fait être sans me mêler de rien ; c’est pourquoi je ne  [186]  lui en ai point parlé. Dites-lui que, lorsqu’il voudra me faire faire quelque chose, qu’il parle positivement, et faites-lui entendre que, loin que l’indifférence que je témoigne pour tout ce qu’on fait de moi doive le rebuter et lui faire croire que c’est faute de confiance, cela le doit porter au contraire à prendre soin de moi et à agir d’une façon plus ouverte, car pour moi, je persisterai jusqu’au bout à ne rien demander et à ne rien refuser. L’on me disait à Vin[cennes] : « Demandez », je ne pouvais, et lorsque je l’ai fait par déférence et contre mon cœur, cela m’a toujours attiré des affaires, car si je n’avais point demandé à me confesser, on n’aurait eu nul prétexte de m’envoyer M Py[rot].

 Je ne me plains de rien, il suffit que Dieu voie toutes choses. J’ai pourtant été blessée de voir dans une lettre que vous avez écrite à N., que vous disiez que je n’avais pas d’autre ressource que lui. Eh, Dieu n’est-Il pas tout-puissant ? Si je savais qu’une créature me fût une ressource hors de Son ordre divin, je la fuirais comme le diable. Ô ma très chère, ne tombons pas dans l’humain, et quoi qu’on puisse vous avoir dit au contraire, soyez persuadée que je ne fus jamais plus entre les mains de Dieu que je m’y suis laissée dans cette affaire.  Les hommes parlent selon leurs vues, mais Dieu voit le fond du  cœur. Le P[ère] de la M[othe] est celui qui gouverne les personnes entre les mains de qui je suis ; je n’en ai pas de peine, tout m’est bon.

A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°166v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [185].

a N. (Chétardie add. marg.) me

384. A LA PETITE DUCHESSE. Janvier 1697.

Je crois vous devoir dire que le curé [La Chétardie] n’aa pas voulu me venir voir, quelque instance que je lui en ai faite. Il vint en passant trois jours après qu’il amena le notaire, il y fut un quart d’heure et n’est pas venu depuis. Ne lui en témoignez plus rien, laissons faire Dieu. On a augmenté ma garde et [l’on m’a] resserrée de plus près depuis ce temps. N’en savez-vous point la raison ? Je suis très contente de souffrir tant et si longtemps qu’il plaira à Dieu ; mais je vois par la conduite de N. [le curé] qu’il faut que ce qu’on lui dit fasse plus d’impression sur son esprit qu’il ne marque. Il n’est point opposé aux jansénistes. Il blâme en général ce qu’il estime en particulier, et je l’ai bien vu sur M. B[oileau]. On ne lit ici que la Fréquente communion, les Essais de morale, le Testament de Mons1.  Je suis fort tranquille, quoique fort incommodée. Je vous prie d’aller neuf samedis à Notre-Dame : faites dire autant de messes et communiez à mon intention. Je suis fâchée de la maladie de P. [Dupuy ?]. Je prie Dieu qu’Il donne à tous ce qui est nécessaire. Qu’est devenu Dom [Alleaume], n’en savez-vous rien ? Je voulus dire quelques mots d’une sœur d’ici que N. [le curé] n’aimait pas ; sitôt que je lui eus témoigné qu’elle était brusque et que je n’en étais pas contente, il lui donna les preuves d’une considération extraordinaire ; il en fit autant à Bernaville à Vin[cennes], et il est à présent son meilleur ami. Je crois que Dieu, loin de vouloir que je lui parle en confiance sur tout cela, désire de moi un profond silence. Tout ce que je dis pour marquer de la confiance me nuit. Ce qui regarderait mes défauts et mes misères, je le dirais volontiers avec simplicité. On m’a  [187]   fait entendre que N., et tout le monde, est las de moi, qu’on ne me regarde qu’à cause de l’importunité de mes amis.

Laissons donc faire Dieu : s’Il me veut rendre encore un nouveau spectacle aux hommes et aux anges, Sa sainte volonté soit faite. Tout ce que je Lui demande, c’est qu’Il sauve ceux qui sont à Lui, et qu’Il ne permette pas que personne se sépare de Lui, que les puissances, les principautés, l’épée, etc. ne nous sépare[nt] jamais de la charité de Dieu qui est en J[ésus]-C[hrist]. Que m’importe ce que tous les hommes pensent de moi ! Qu’importe ce qu’ils2 me fassent souffrir,

1 Œuvres jansénistes : De la fréquente communion d’Arnauld, 1643 ; le Nouveau Testament de Mons, 1667 ; Les Essais de morale, contenus en divers traités…, 1671, 1675, 1678 de Nicole.

2Vérifié sur les deux copistes. Le sens devient plus clair en suprimant « ce » (mais on perd la référence concrète à des moyens utilisés pour faire souffrir).

puisqu’ils ne peuvent me séparer de mon Seigneur J[ésus]-C[hrist] qui est gravé dans le fond de mon cœur ! Si je déplais à mon Seigneur J[ésus]-C[hrist], quand je plairais à tous les hommes, ce serait moins que de la boue. Que tous les hommes donc me haïssent et me méprisent, pourvu que je Lui soit agréable ! Les coups des hommes poliront ce qui est de défectueux en moi, afin que je puisse être présentée à Celui pour lequel je meurs tous les jours, jusqu’à ce que la Vie vienne consumer cette mort. Priez donc Dieu qu’Il me rende une hostie pure en son sang afin de Lui être bientôt offerte. Je Lui demande qu’Il purifie aussi votre cœur,   et que nous soyons un dans l’éternité en Celui qui nous est tout. Mandez-moi où sont les deux personnes3 persécutées à mon occasion et si l’on n’a point fait de peine à d’autres. J’embrasse tout de la charité de J[ésus]-C[hrist]4.

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°167] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [186].

a N. (curé add.interl.) n’a

3Les deux « filles », Famille et Marc ? (v. lettre 378)..

4s’inspire de Rom., 8, 35-39.

385. A LA PETITE DUCHESSE. Février 1697.

Je désire tout à fait d’avoir des nouvelles du B[on] [Beauvillier] que j’aime plus que jamaisa, je voudrais aussi en avoir de M. de p1 : n’est-il pas toujours fidèle ? Qui est-ce qui a tout quitté ? J’espère de la bonté de Dieu que vous ne ferez pas de même. Bon courage, et allons tête baissée car Dieu nous appelle. Il y a si peu de personnes qui L’aiment alors sans réserve. Donnons-Lui le plaisir de ne rien ménager avec Lui dans un temps où la fidélité est aussi rare qu’elle coûte cher ! C’est le temps d’épreuve où Dieu veut sonder ceux qui sont à Lui sans mélange. L’on est présentement ici toujours appliqué à me faire des propositions et des questions toutes jansénistes. Une petite confiance faite à N. [le curé] sur ce point m’a réussi comme les autres ! Je vous avoue que quoique je fasse de mon mieux pour lui marquer le contraire, mon cœur en a du rebut malgré moi. Je ne lui marque point de confiance qu’elle ne me soit reprochée intérieurement et que je ne m’en trouve mal intérieurement. On m’a fait entendre que sûrement N. [La Chétardie] me voulait enfermer à la Miséricorde2 ; le tas de gens dont cette maison est remplie me répugne beaucoup. J’abandonne tout au p[etit] m[aître]. L’on m’a dit ici que j’incommode, qu’on est géhenné à cause de moi, qu’on ne peut sortir, qu’il faut toujours qu’on me garde. Je ne réponds que par d’extrêmes honnêtetés à tout cela et j’ajoute que tout m’est agréable dans la volonté de Dieu. On traite ici les jésuites avec un mépris outré. A propos, savez-vous la communauté nouvelle de l’Estrapade 3 que N. dit avoir plus à cœur que toutes ses autres affaires. C’est mademoiselle de la Croix qui la commence. On dit qu’on y est plus austère qu’à la Trappe. On n’entend parler que de cela. Soyons les petits [f°175v°] du Seigneur, et n’éclairons que par notre humiliation. Avez-vous reçu une petite croix d’or ? Ecrivez-moi amplement. Je ne sais rien et ne puis vous rien dire, si ce n’est que je vous aime bien tendrement et que je prie bien le Seigneur pour vous. Je ne m’étonne pas du p. Arch.4 Les personnes qui craignent pour eux, croient s’assurer en donnant sur ceux qui sont persécutés. Cette faiblesse est bien universelle et la vérité est bien abandonnée dès qu’elle est opprimée. Pourvu que mon Maître tire Sa gloire de tout ceci, heureuse vie bien accablée de tant de coups de pierres !

     La faiblesse et l’inconstance de N. [le curé] m’étonnent : il fait mille propositions, assure des choses avec des serments horribles ; après, c’est tout le contraire. Je ne fais pas semblant de le voir. Les filles de cette petite maison ne communient point. Presque toute leur vertu consiste à s’éloigner des sacrements. Je vais mon train, et comme les messes coûtent beaucoup à cause qu’on fait venir les prêtres de Paris, je n’en fais dire que deux fois la semaine et les fêtes, n’ayant pas le moyen de le faire tous les jours. Nous sommes vis-à-vis la porte de l’église, et l’on fait grand bruit dans le village de ce que l’on est enfermé sans y aller : on ne sait ce que cela veut dire, on se promet d’en faire bien d’autres à Pâques. Je leur laisse faire tout ce qu’il leur plaît. Je ne puis tomber que debout, car mon Maître fera toujours Sa volonté malgré la malice des hommes. Oh ! ferai-je faire mes amitiés au tut[eur] ? Faites comme il vous plaira, soyez ma gouvernante, aimez-moi autant que je vous aime.

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°175].  

aj’ayme (tout à fait biffé) plus que jamais

1Non identifié.

2 Sur la paroisse de Saint-Médard se trouvait l'hôpital de la Miséricorde, fondé en 1624 par Antoine Séguier, Président du Parlement de Paris, pour de pauvres orphelines (v. Lebeuf, Vieux Paris). Mme Guyon n’est cependant pas oubliée de ses amis : « 12 février. La Chétardie rencontre, à son retour de Vaugirard, le duc de Chevreuse à la porte d'Issy : « ils ont parlé ensemble plus « d'une heure, après quoi... le duc a été avec M.N.C.P. [Monsieur Notre Cher Père : M. Tronson] » de 5 heures jusqu'au souper (Journal de M. Bourbon, n° 1129). » (Orcibal, chronologie de la CF).

3Probablement de la rue de l’Estrapade (car l’austérité ne va pas jusqu’au recours à ce moyen).

4Il s’agit cette fois-ci d’un « Père Archange », peut-être le P. Archange Enguerrand ?

386. A LA PETITE DUCHESSE. Mars 1697.

Je vous conjure, au nom du p[etit] M[aître], de m’envoyer le livre1 de S. B. [Fénelon] ena question : je vous promets que personne du monde ne le saura jamais. Ne me refusez pas. N. [le curé : La Chétardie] ne me le donnera pas, assurément. Je fus indignée de la manière dont il me parla de N. [Fénelon] : il me dit qu’il l’avait vu un petit prêtre plus gueux que lui, et tout d’un coup devenir ce qu’il est devenu, qu’il a cherché l’honneur, qu’il n’a eu que de l’ambition, et que l’humiliation lui est venue. Je répondis qu’il n’avait jamais rien cherché, et qu’il n’avait accepté les choses que parce que Dieu le voulait. Il fit toujours de grandes risées de tout cela, et me dit : « Voilà ce que c’est de chercher la grandeur. S’il me l’avait montrée, il ne ferait pas de pareilles choses. M. de M[eaux]  m’enverra les feuilles à mesure qu’il les fera imprimer2. Oh ! que si vous étiez à présent à Vin[cennes], vous n’en sortiriez jamais ». Je répondis : « Plût à Dieu que tout tombât sur moi seule et que Dieu en tirât Sa gloire, j’irais de bon cœur au supplice ! ». Il dit : « Tous vos amis sont perdus », et ensuite témoigna beaucoup de refroidissement pour moi. Mais toute la conversation se tourna à blâmer l’auteur avec les derniers excès. Croiriez-vous que, pour l’amitié que je lui porte, cela m’a fait plus souffrir que toutes mes affaires ? 

Voilà mon espèce de testament ; il faut  [188]  l’ajouter au codicille que je fis à Meaux. P. [Put : Dupuy] a tout - c’est un bon enfant -, P[ut], le t[uteur : Chevreuse] et vous pouvez ouvrir celui-ci et le recacheter3. Je crois être obligée de mettre toutes ces choses pour l’avenir, afin que la vérité soit connue. Il fut écrit à Vin[cennes].

Vous m’avez réjouie de me dire que les jésuites soutiennent le livre. N.[le curé] est tout janséniste dans l’âme, et croyez qu’il est vrai. Je rêvais, étant à Vin[cennes], que j’étais avec N.[Fénelon ?], que j’aime

1 Explication des maximes des saints sur la vie intérieure, achevé d’imprimer le 25 janvier 1697. Ce texte majeur de Fénelon mérite un bref aperçu de son histoire bibliographique, v. à la fin du volume : Notices, « Explications des maximes, bibliographie de Fénelon. »

2 l’Instruction sur les états d’oraison de Bossuet, achevé d’imprimer le 30 mars 1697. Sur les interprétations divergentes des 34 articles d’Issy, v. Fénelon, Œuvres I, Gallimard, 1983, « notice sur l’Explication… » par J. Le Brun.

3« …enfant -, que P… » : nous supprimons « que » pour rendre un sens à la construction cassée de cette anacoluthe.

uniquement, comme vous savez, et qu’il me montrait N. sous la figure d’un chien, et moi je ne voyais qu’un singe. Nous eûmes dispute là-dessus et, après bien du temps, enfin il vit aussi bien que moi que ce qu’il avait cru un chien était un singe.

Je fais carême à feu et à sang : je me mourais avant que de le commencer, mais j’eus mouvement de le faire, m’en dût-il coûter la vie, et je le fais bien, quoique assez mal nourrie et sans provisions. Le Maître fait faire ce qu’Il veut. Je ne suis pas étonnée de la mère de l’aum[ônier][Mme de Charost], car la prospérité la rassure et l’adversité la tente. Ce devrait être tout le contraire ; Dieu nous souffre dans nos faiblesses.

Tout ce que je dis à N. [le curé] enb confiance et qu’il paraît approuver, il s’en sert après contre moi, je ne trouve même rien à lui dire. Je vous conjure, par le sang de J[ésus]-C[hrist], qu’on ne fasse rien d’humain pour se tirer de l’oppression. N. [le curé] me dit encore que tout ce livre de N. [Fénelon] était plein de fautes grossières contre la doctrine, qu’il parlait de le prouver par des passages, mais que ce serait passages renversés et mal tournés, comme disait fort bien M. de M[eaux]. Je lui dis que tous les passages étaient si formels qu’on n’y pouvait donner un autre sens. Je souhaiterais extrêmement qu’il en mît de formels dans cette seconde édition, cela est nécessaire : priez-l’en car, assurément, cela est important. Il en trouvera une infinité de rapportés dans les notes du P[ère] Jean de la Croix. Lorsque N. [le curé] me dit que N. [Fénelon ?] m’avait condamnée, je lui dis : « Il a bien fait si je suis condamnable ». Enfin il me fit entendre que ce qui était de bon dans le livre de M. de C[ambrai] avait été volé dans les manuscrits que M. de M[eaux] lui avait prêtés. J’en fus si mal satisfaite que je ne vous le peux exprimer.

Si vous voulez m’écrire plus au long, tenez vos lettres prêtes, écrivez par jour ce que vous voudrez, et j’enverrai tous les premiers dimanches des mois, et de cette manière sans y aller fréquemment, vous saurez les choses. Pourriez-vous me faire changer ma pendule contre une qui répète ; je l’enverrai par N., cela me serait fort utile. Je la voudrais très bonne, je ne me soucie pas qu’elle soit belle. Si cela vous embarrasse, usez-en librement. D’où vient que je ne puis rien avoir de ce qui était au pavillon ? Il y a des livres de conséquence. Les écrits qu’avait le G.E. [Gros Enfant  : La Pialière] ont-ils été perdus ? L’a-t-on interrogé, etc. ? J’ai déchargé tout le monde. Toutes mes interrogations ont roulé sur deux lettres du P[ère] d[e] L[a] C[ombe], où il me mettait : « La petite  [189]  Église-Dieu vous salue4 ». Il n’est sorte de tourments qu’on ne

4La « petite église » est souvent présente dans les lettres de 1695 (25 mai, 29 juillet, 20 août, 5 septembre, 10 octobre, 7 décembre).  On ne retrouve pas « Église-Dieu » mais, le 25 mai :  « La petite Église d’ici vous salue ».

m’ait fait là-dessus. Mais ce qui incite à me tourmenter, c’est qu’il y avait : « Les jansénistes sont à présent sur le pinacle5, etc. »

Ayez bon courage, c’est peu d’être fidèle à Dieu dans la prospérité si l’on ne l’est dans l’adversité. Ce n’est donc pas sans raison que j’aime si fort le tuteur,  puisqu’il est comme il doit et si bien. Bon courage, Dieu mérite plus que cela. Empêchez que N. ne soit infidèle : son amie est une pierre d’achoppement, mais parmi tant de bon il faut pardonner les faiblesses. J’ai lu dans la gazette un mariage de la fille aînée du B[on][Beauvillier] avec le neveu de N. qui m’a surprise : a-t-elle quitté Dieu pour l’homme6 ?

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°168] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [187].

a livre (de S.B. add.interl.) en

b N. (curé add.interl.) en

5Madame Guyon se tourmente à juste titre : v. sa quatrième lettre du même mois de mars 1697 : « M. de la Reynie ne me fut  contraire que lorsqu’il eut vu cet endroit : « Les jansénistes sont sur le pinacle, ils ne gardent plus de mesure avec moi … »

6Il pourrait s’agir de Marie-Antoinette, née le 29 janvier 1679, religieuse aux bénédictines de Montargis, au mois d’octobre 1696. Voir le début des mémoires de Saint-Simon qui la demanda en mariage sans succès.

387. A LA PETITE DUCHESSE. Mars 1697.

Je ne crains point que le prêtre me trahisse sur la messe et la communion : il y est autant intéressé que moi, et craindrait extrêmement qu’on ne le sût. Pour nous, ma t[rès] c[hère], ne craignez pas, mais continuez de vous délaisser à N[otre] S[eigneur] J[ésus]-C[hrist], notre divin Maître, qui sait ce qu’il nous faut. Faites tous les jours un peu d’oraison pour vous soutenir, et n’y manquez jamais. Je suis très convaincue que cela est de nécessité absolue, quand vous y seriez comme une bûche. Montrez toujours votre fidélité en cela. [169v°] Lisez quelque chose, ou des écrits ou d’autre chose sur la voie, qui puisse vous renouveler ; l’esprit abattu a besoin de ces petits secours. La fièvre ne m’a pas quittée depuis le dimanche gras. Non seulement on ne se met pas en peine de me faire rompre carême, mais je jeûne à feu et à sang. J’ai un mal d’yeux et de gorge avec la toux. La fièvre me redouble tous les jours avec un violent mal de tête. Tout ce qu’on recommande est que, même à la mort, on ne me fasse venir aucun prêtre. Je vous embrasse de tout mon cœur.  

Depuis ceci écrit, on a changé ici de curé ; celui qui l’était était un docteur fort honnête homme, nommé M. Le Clerc ; celui qu’on y a fait mettre, à cause que l’autre est un peu vieux, s’appelle M. Huon. L’on a pris prétexte des infirmités du premier. Le dernier a demeuré aux Missions Etrangères : informez-vous ce que c’est, car on croit qu’on me le veut donner pour confesseur. C’est un homme dévoué à M. de P[aris]. Je ne crois pas qu’il soit pis que celui que j’ai. Je laisse tout à Dieu. J’ai appris que ce nouveau curé a demeuré à Saint-Eustache. Il est sans doute connu de l’aum[ônier][l’abbé de Charost] ; vous pourriez savoir de lui ce que c’est, comme une nouvelle que vous avez apprise. Le supérieur de ces filles qui me gardent s’appelle M. l’abbé Bosquin ; il est maître du Collège des Quatre Nations1 et [du] grand pénitencier. Je vous prie de m’informer de tout cela. N’oubliez pas les ceintures de prêtre. La fièvre m’a quittée d’hier. Je vous embrasse.

J’ai songé cette nuit qu’ayant trouvé l[a] bonne c[omtesse]   [de Morstein], j’ai voulu lui parler, elle m’a évitée, je l’ai poursuivie et, avec d’extrêmes instances, je l’ai obligée de m’écouter. Elle m’a dit qu’après les impertinences que j’avais dit d’elle, je lui ai dit2 que je la priais de ne pas croire cela, que n’ayant parlé à personne, je n’ai pu parler ni pour ni contre elle ; elle m’a cité M. Py[rot] et N. ; je lui ai protesté que cela était faux, et qu’elle se souvînt que je lui avait prédit qu’on se servirait de tout pour me l’arracher : elle est revenue à elle. Ce songe me porte à vous prier de tâcher de la joindre en quelque lieu que vous [170] puissiez,  sans égard à votre rang ni à un petit dépit naturel. Entrez en éclaircissement avec elle avec charité, protestant que vous ne le faites que par le devoir de l’amitié et de la charité chrétienne, tâchant de tirer d’elle ce qui l’a obligée à en user ainsi. Si elle vous dit que j’ai dit quelque chose, assurez-la, comme de vous, que vous répondriez bien que cela est faux, et qu’elle se souvienne que je lui ai dit qu’il n’y aurait point d’invention dont on ne se servirait pour la détacher de moi. Jugez ce que j’aurais dit d’elle à ces gens-là !

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°169] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [189].

1Le collège Mazarin ou collège des Quatre-Nations, ouvert en 1688, fréquenté par la noblesse pauvre, supprimé en 1793, actuellement siège de l’Institut et de la Mazarine. (v. Conti (quai de-) dans Hillairet, Dictionnaire historique des rues de Paris).

2[sic] : elle m’a dit que je lui ai dit…

388. A LA PETITE DUCHESSE. Mars 1697.

Ce que vous m’avez mandé de Dom [Alleaume1] m’a donné autant de douleur que ce que vous me mandez du succès du livre me donne de joie : c’est une marque que Dieu l’agrée, puisqu’Il le couronne par une si forte tribulation. Si les méchants en deviennent plus endurcis, ceux qui aiment Dieu en seront fortifiés. Cela m’unit davantage à son auteur, et je prie Dieu qu’Il envoie un plus grand embrasement dans son cœur que celui qu’Il a envoyé dans sa maison. En quelle situation est le B[on][Beauvillier] ? Et le Tut[eur][Chevreuse] ? J’aime toujours beaucoup ce dernier.

Tout ce que je crains de tout ceci, c’est que, sous bon prétexte, on ne travaille à descendre de dessus la croix ; J[ésus]-C[hrist] en avait un merveilleux, qui était le salut des Juifs, cependant Il n’en voulut pas descendre. Je ne désire pas non plus d’en sortir, assurément, et j’attends le Seigneur avec grande patience. N. [le curé] m’aa proposé d’aller à la maison de Paris de ces filles d’ici ; je lui ai dit que je lui obéirais en tout. Cependant j’aimerais beaucoup mieux être ici où il y a de l’air et où il ne vient personne, que là où il y aurait bien plus d’examinateurs et de tourmentants. Mais je laisse tout entre les mains de Dieu. Ce n’est pas à présent le temps du succès et de l’applaudissement, [f°170v°] mais de la contradiction, de l’épreuve et de l’humiliation ; c’est ce dont il faut faire usage, tout autre effet nous déplacerait. Satan a demandé de nous cribler2 et le Seigneur le lui a permis : le temps est fort à passer, mais courage ! Pourvu que Dieu soit glorifié, qu’importe à quel prix.

Tout est-il en paix à présent dans la famille du p[etit] m[aître] ? Je le souhaite et que personne ne prenne le change. Ayez bon courage, je vous en conjure, et ne vous laissez pas abattre. Il faut que le fléau sépare la paille du bon grain. Dom. est-il revenu à Paris ? Le G.E. [Gros Enfant : La Pialière] est-il ferme, et tout va-t-il selon le Seigneur ? Je crains fort le respect humain pour certaines gens que vous connaissez, surtout la mère de l’aum[ônier][Mme de Charost]. Pour moi, je suis entre les mains de Dieu : Il fera de moi ce qu’il Lui plaira. Ne pourriez-vous m’envoyer le livre en question par l’homme qui vous porte celle-ci ? Il est sûr.

Voilà mes petites litanies que je fis avec les chansons3. Si je reste ici, je pourrai vous donner de temps en temps de mes nouvelles. Si j’en sors,

1Suspect de quiétisme, le P. Alleaume fut exilé de Paris. V. Index.

2Cf. Luc, 22, 31.

3S’agit-il du manuscrit en très petits caractères de poèmes écrits en réclusion, inclus dans le recueil A.S.-S.,  ms. 2057 ? (Ils seraient donc composés avant l’embastillement ; nous en avons édité deux à la fin de la Vie, p. 1041).

je ne le pourrai, à moins de quelque nouvelle providence. J’eusse bien voulu que vous eussiez été informée des choses qui m’ont été faites, dans mon séjour de Vin[cennes], par ceux du dehors et du dedans, qui vous étonneraient sans doute. Mais je ne les écris pas, et je laisse tout écouler dans le sein  [191]  de Dieu, prêt à être le sujet, si l’on veut, d’une sanglante tragédie. Lorsque j’aib écrit, je croyais vous mander mille choses ; il ne m’est rien venu. Vous pourrez tout confier au Tut[eur] car il est très secret, et j’ai envie de savoir par vous de ses nouvelles. Plus les gens me coûtent, plus je les aime ; je plains votre sœur et je crains sa faiblesse. C’est à Dieu de garder ce qui est à Lui.

Il est vrai que je n’ai pas été trompée au succès du livre et que je crus bien, lorsque N. [f°171] m’en parla, qu’il serait mal reçu parce que le temps n’est pas propre pour cela. Je pensai même que M. de M[eaux] ne différerait l’impression du sien que pour voir quel cours aurait celui-ci et pour en tirer avantage. Mais tout cela ne me fit pas en avoir de peine, quoique je comprisse bien qu’il m’en coûterait quelques années ou mois de captivité. Je pensai que Dieu pourrait avoir en cela ou des desseins d’éclaircir la matière, parce que la nécessité obligerait peut-être à prouver par les autorités mêmes ce qu’on ne dit que par citation, ou bien des desseins de destruction, et tout est également bien, pourvu qu’Il Se glorifie Lui-même en nous.

L’aveuglement sur cette matière est si étrange que l’éclaircir, c’est aveugler. Les yeux malades se persuadent que la lumière est douloureuse et propre à aveugler davantage, quoique son caractère soit tout différent de cela. J’eus une impression que le grand-père [Louis XIV] mourrait entre cy et le mois de septembre. J’en dis quelque chose au N. [le curé] avec ma simplicité. La chose n’arrivera pas, je crois, car cette impression m’a paru peut-être un tour de Bar[aquin] pour me décrier dans l’esprit de N. Je n’en ai point eu de peine, et s’il m’arrivait d’être trompée, je crois que je n’en aurais point. S’il m’arrivait encore de pareilles choses et que j’eusse un pareil mouvement, je les dirais de même. Mais N. est bien éloigné de comprendre cette simplicité. Je lui ai parlé avec bien de la confiance, c’est-à-dire que je lui ai dit des choses qui me regardent, mais ni il n’entre en rien et ne comprend pas même ce que je lui dis, ni mon  cœur ne correspond pas à cela, car je ne puis parler que légèrement, et des choses de ma jeunesse. Mais comment parler lorsqu’on ne vous entend pas, et même qu’on ne vous écoute pas, faute d’intelligence?

Je crains, en vous envoyant cet homme de temps en temps, que votre domestique ne soupçonne quelque chose. Avez-vous dit que [f°171v°] vous avez mis une lettre dans la bourse ? Je le dirai si vous l’avez dit, sinon je ne le dirai pas, car il m’a envoyé le paquet tout cousu : cela est bien commode  et bon à lui. Je crois qu’il voudrait peut-être bien mieux faire, mais qu’il n’en est pas le maître. Pour les filles d’ici, leurs supérieurs [sic], leur générale, leurs protecteurs, tous sont intimes ou pénitents du P. de l[a] m[othe]4. On ne peut les traiter plus honnêtement que je fais, elles ne laissent pas de me regarder comme un démon. Mes honnêtetés leur sont suspectes : c’est pour les gagner. M. de P[aris] les a été voir et leur a dit qu’elles avaient plus de courage et de lumières que toutes les autres  [192]  religieuses pour ne se pas laisser tromper ni gagner. Tout cela n’est rien.

Je voudrais, avec mes peines, avoir celles de N. Comment prend-t-il cela ? Est-ce avec peine ou hauteur, ou avec petitesse et sans découragement ? Je prie Dieu qu’Il soit sa force et la nôtre. C’est ici le temps de l’affliction, du trouble et de l’incertitude. Le P[ère] arc[hange ?]5, quel personnage fait-il ? Vos parents en sont-ils contents ? Heureux qui persévérera jusqu’à la fin. Il n’y a plus de justice ni de vérité dans le monde, le courant entraîne : vouloir s’y opposer, cela est impossible. Souffrons tant qu’il plaira au Seigneur. Tout ce qu’on fait va toujours de mal en pis. Dieu est jaloux, Il veut tout faire par Lui-même : laissons-Le faire. Soyez persuadé que je vous aime tendrement. Mandez-moi la situation de N. [Fénelon] dansc tout ceci, car Dieu en lui est plus que tout. S’il commence comme Job, il pourra achever comme lui. Est-ce malice ou accident qui a mis le feu chez lui ?

Depuis ceci écrit, N. [le curé] m’est venu voir, qui m’a dit le contenu du livre. Je vous avoue que j’en suis affligée, car il ne peut servir aux bonnes âmes n’étant pas selon leurs expériences, et il nuit beaucoup à l’auteur et à la vie intérieure. Mais Dieu l’a permis. Je crains qu’il ne l’ait fait par quelque politique et que Dieu ne l’ait pas béni. Mais quoi qu’il en soit, il faut [f°172] faire usage de tout. M. d[e] M[eaux] est dans un déchaînement affreux, qui dit qu’il le va pousser à toute extrémité, se promettant de le faire condamner à Rome. Il faut tout abandonner à Dieu. N. m’a dit de ne point vous écrire à l’avenir en vous donnant des commissions. Sa situation sur N. [Fénelon] ne me plaît pas : il croit que N. [Fénelon] a pris des matières de M. d[e] M[eaux] et s’en est servi, qu’il n’a pas voulu approuver le livre de M. d[e] M[eaux], ce qu’il aurait dû faire, que c’est ce qui indigne M. d[e] M[eaux] contre lui, qu’il ne se relèvera jamais de cela, qu’il est perdu et le reste. Pourvu que Dieu soit glorifié, il n’importe, et ce sera par sa destruction. J’ai dit à N. que

4On connaît les agissements de ce dernier envers sa demi-sœur et le P. Lacombe qui appartenait au même ordre religieux des barnabites (v. Vie, début de la troisième partie).

5Attribution incertaine. Un indice : ce religieux est en service auprès de la famille de la petite duchesse.

vous m’avez écrit, car comme les choses ne viennent pas directement, ces filles auraient vu une lettre dans la bourse et le lui avaient déjà dit. Il faut se priver de cette consolation. Mais bon courage ! M. de P[aris] dit que M. de C[ambrai] condamne entièrement mon livre dans tout le sien, et qu’il ne l’a fait que pour faire voir qu’il me condamnait, etc. Ne témoignez  rien de ceci à N.

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°170] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [190]. - L’accord est excellent entre Dupuy et La Pialière : nous avons relevé, sur ce long texte, une seule et légère correction par Dupuy, absente de La Pialière, v. la variante « b ».

a N. (le curé add.interl. de la main de la table des abréviations qui termine le ms.) m’a

bje vous ai Dupuy

cde N. (S.B. add. interl.) dans

389. A LA DUCHESSE DE BEAUVILLIER. Mars 1697.

Je ne sais pourquoi vous croyez que je n’aime plus L B [Beauvillier], car je l’aime fort ; mais c’est qu’il ne me vint alors à vous parler que du T[uteur][Chevreuse], pour lequel je trouvais un goût particulier. Il n’y avait rien que de très édifiant dans les lettres du P[ère] L[a] C[ombe] : il m’invitait à aller aux eaux qui sont près de lui ; ensuite, après avoir témoigné la joie qu’il aurait de me voir, il ajoutait qu’il ne serait pas fâché de voir Famille ; ce mot leur avait paru un mystère exécrable et digne du feu, mais lorsqu’ils surent, par les preuves que je leur en donnai, que c’était le nom de ma femme de chambre, ils furent étonnés. Et c’est cela seul qui avait fait dire que c’était des lettres effroyables. Toutes les peines qu’on m’a faites n’ont roulé que sur ce mot : «  La petite Église d’ici vous salue, illustre persécutée1 ». J’avais plus de peine de la peine que vous pouviez avoir que de ce que je souffrais.  

J’ai lu le livre2 avec respect et satisfaction, j’y trouve peu de  [193] choses à redire. On se pouvait peut-être passer de mettre quelque chapitre

1 Lettre du 10 octobre 1695.

2 L’Explication des maximes des saints sur la vie intérieure de Fénelon traite « toute la matière par articles rangés suivant les divers degrés que les mystiques nous ont marqués dans la vie spirituelle. Chaque article aura deux parties. La première sera la vraie […] La seconde partie sera la fausse, où j’expliquerai l’endroit précis où le danger de l’illusion commence. » (Avertissement, Œuvres I, 1983, p. 1006) – Le faux est en effet très poussé dans les secondes parties, comme va le faire remarquer Madame Guyon.

des épreuves3, mais aussi peut-être cela était-il nécessaire. Je trouve en quelques petits endroits le faux trop poussé, et qu’il peut causer bien de la peine à quelques âmes timorées. Je trouve encore qu’il est trop concis en bien des endroits qui auraient besoin de plus d’explication. Tout en gros, je le crois très bon et que les crieries viennent de l’ennemi de la vérité. A Dieu ne plaise que je me plaigne d’y être condamnée en quelques endroits, puisque outre que la condamnation n’est pas formelle, Dieu sait que je voudrais de tout mon cœur, pour le bien de l’Église en général et pour l’utilité des particuliers, être condamnée de tout le monde. Dieu connaît la sincérité de mon cœur. Je peux m’expliquer mal, étant une femme ignorante, mais plutôt mourir que de croire mal et de ne pas soumettre toute expérience à ceux qui doivent juger de tout, et surtout à une personne pour laquelle j’ai tant de respect. Je n’ai jamais été arrêtée à mes pensées, je les ai expliquées le moins mal que j’ai pu, mais j’ai toujours été pressée de les condamner dès qu’on m’aurait dit que je me serais méprise, sans même exiger qu’on me montrât ces méprises. Voilà, devant Dieu, quels ont toujours été et quels seront toujours, s’il plaît à Dieu, mes sentiments : prête à tout et prête à rien. Je prie Dieu qu’Il inspire à l’auteur d’ajouter et d’éclaircir ce qui sera pour Sa gloire, et qu’en nous enseignant le pur amour, il n’y mêle jamais ni politique ni propre intérêt ni considération humaine ; il doit bannir tout cela de sa conduite comme il le bannit de l’amour pur. Je prie donc Dieu de tout mon cœur qu’Il Se glorifie toujours en lui et par lui.

Je crois vous devoir dire le contenu des lettres du P[ère] L[a] C[ombe]. Il y avait qu’une fille, nommée Jeannette, était toujours à l’extrémité, qu’elle avait eu de moi une connaissance si intime, selon ce qu’ils m’avaient mandé ; sur cela, on veut m’obliger à dire ce que c’est que cette connaissance et ce qu’on m’avait mandé. Je refusai constamment de le dire, mais M. de la Reynie me poussant à bout, je lui dis que je ne refusais de le dire que parce qu’il m’était avantageux ; il me dit : « Mais on vous y force, et on vous l’ordonne » ; alors je lui dis qu’elle avait connu que j’étais bien chère à Dieu. Quoique je ne dise que par force et la moindre des choses qu’elle disait, M. Pyrot  [Pirot] m’en fit un crime de Lucifer, et encore d’un songe rapporté dans ma Vie, de la chambre de l’Epoux trouvée sur la montagne.

M. de la Reynie ne me fut  contraire que lorsqu’il eut vu cet endroit : « Les jansénistes sont sur le pinacle, ils ne gardent plus de mesure avec moi », et M. Py[rot] me fit entendre que j’étais à leur discrétion, assurant que M. de la Reynie ne ferait paraître  [194]  que ce qu’ils voudraient,

3 Ainsi l’article IX de l’Explication traite des « épreuves extrêmes ».

qu’il avait été domestique de la maison d’Epernon, qu’une dame de ce nom, qui est aux carmélites et qu’il élevait au-dessus des nues à cause de sa constance à ne rien signer, avait tout pouvoir sur lui, m’insinuant doucement, pour m’accuser ensuite de rébellion, que les grandes âmes se signalaient à ne rien signer. Je lui dis que je faisais gloire de marquer ma simplicité par ma soumission, et non ma grandeur d’âme par la révolte. Ensuite il ne m’épargna plus, et me demanda des signatures infâmes que je ne pouvais faire ni en honneur ni en conscience. Mais il n’y avait pas la moindre chose qu’on pût reprendre dans les lettres du P[ère] L[a] C[ombe] : s’il y avait eu la moindre chose, on ne m’aurait pas épargnée.

Il y a deux endroits qui me font de la peine, et je porte impression que ceci va avoir des suites fâcheuses. Je prie Dieu que tout tombe sur moi. Il fallait omettre de parler des prières vocales d’obligation, mais le plus fâcheux, c’est l’endroit de l’épreuve de pure foi où il exclut possessions et obsessions : cela fait croire mille choses fausses. L’on ne peut même expliquer cela sans accroître la prévention4, et si tout eût été confondu, les hommes en sont plus capables.

Il me paraît qu’il y a un amour sans raison d’aimer, ou qui n’en peut rendre aucune : elle aime parce qu’elle aime, elle ne songe ni à beauté ni à bonté, elle est enivrée d’une totalité qui absorbe toute distinction spécifique car Celui qu’on aime est au- dessus du beau et du bon.

Je n’ai pu me résoudre de garder le livre plus longtemps : je vous le renvoie. Soyez persuadée de mon affection. N. [le curé] vient de sortir, il m’a dit d’abord : « M. [la petite duchesse] vousa mande que les bruits du livre s’apaisent un peu ». Mais c’est pis que jamais, les choses seront poussées à toute extrémité. Je viens de dîner avec M. de Blois5 et M. Brisacier, mais M. d[e] M[eaux] fait un livre qui sera approuvé de tous. Je sais ce que m’a dit madame la princesse6. J’ai cru devoir vous renvoyer le livre, et ceci crainte d’accident. Je crains fort votre domestique. Je vous ai envoyé une petite croix et le portrait de M. de M.7

4Madame Guyon craint que l’on soit trop prévenu contre l’état de pure foi et que les hommes en deviennent moins capables. On ne peut expliquer les dangers attachés à cet état sans créer des malentendus chez ceux qui n’en n’ont pas fait l’expérience.

5Bertier (1652 – 1698), nommé le 22 mars 1693 à l'évêché de Blois nouvellement créé, ami de Fénelon. v. Index.

6Indéterminée.

7Ces initiales désignent habituellement M. de Meaux : Madame Guyon eût-elle conservé le portrait de Bossuet ? Il s’agirait du tableau offert dans la lettre à Bossuet, vers le 10 janvier 1695, qu’il lui aurait renvoyé.  Ce tableau, selon Deforis, représentait une Vierge tenant l’enfant Jésus dans ses bras. Ce qui expliquerait que : « Ni Bossuet, ni Phelipeaux, dans leurs Relations, ni Mme Guyon dans sa Vie, n’ont parlé de ce cadeau. [UL] ». Il peut aussi s’agir d’un portrait de M. ou Mme de Mortemart ?

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°172] qui sépare nettement de la lettre précédente par son indication habituelle de date, attachée à la fin de la lettre - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [192] : à la suite de la lettre précédente dont elle est seulement séparée par le sigle : « $ ». Les deux lettres ont-elles été envoyées ensemble ? – Fénelon 1828, tome 9, en note 2 à la lettre 403, p. 80-81, reproduit de longs passages de cette seconde lettre, comme « lettres à la duchesse de Beauvillier » : il est probable que les deux lettres firent partie du même envoi, la première adressée à la « petite duchesse », la seconde à la duchesse de Beauvillier, d’où son début : « Je ne sais pourquoi, vous croyez que je n’aime plus L B [Beauvillier], car je l’aime fort. »

a M. [la pd add.interl.] vous

390. A LA PETITE DUCHESSE. Mars 1697.

Je suis trop en peine de l’état des personnes et des affaires pour ne vous pas demander des nouvelles. Je suis tout à fait affligée, et je ne trouve rien de plus dur au monde que d’être obligée de se confesser à un homme qui vous opprime et se déclare [f°176] le plus cruel ennemi : on ne me traite que de scandaleuse, d’hypocrite, de sorcière. Tout ce que la gantière dit a un air de vérité, à ce qu’on dit, dont on ne peut douter. J’ai fais des crimes horribles en Bretagne où je ne fus jamais, et cela me sera soutenu. On récompense ceux qui me maltraitent. Que ne me fait-on mon procès ? Je l’ai tant demandé. Je sais que je dois tout attendre des faux témoins, mais qu’importe. La mort me serait un gain1.

Je ne sais si vous êtes informée d’un artifice le plus étrange du monde. Un certain père de St La., ami du c[uré] de V[ersailles][Hébert], que le tut[eur] connaît de réputation, est venu en cour en habit séculier, s’est fait nommer le m. S. - il s’appelle S. - ; a fait des prophéties au R[oi]a ; il s’est informé auparavant de choses secrètes passées. Le passé qu’il a dit a donné crédit au futur, et tout gît à détruire N N., à m’imposer des crimes qu’on a connus par révélation, à installer la dem[ois]elle La Croix. Il a parlé, il a été écouté, et on se sert de cela pour m’opprimer. Nous voilà dans un étrange temps. Pourvu que Dieu soit content, il n’importe.

Les outrages de N [La Chétardie] me sont plus sensibles, car il veut une confession et m’exhorte à déclarer mes crimes et mes sortilèges. En vérité, si j’étais ce qu’il dit, je me tirerais de ses mains. Les railleries piquantes qu’il fait sur ceux qui me touchent, m’affligent plus que tout. Il dit qu’il s’était tenu suspendu jusqu’à présent. Je vous avoue que je trouve une espèce d’impiété à vouloir me confesser sans me croire ; ou qu’il me

croie ou qu’il cesse de me confesser. Je ne crois pas que j’eusse jamais pu tomber en de plus mauvaises mains. C’est un homme plein de cautèle2, auquel les plus fameux  J[ansénistes] vont. Il me veut persuader que M. B[oileau] est de mes amis, un homme plein de charité, il confesse ses pénitentes [f°176v°] et entre autres, Mad[ame] d’A. On voulait qu’elle me vît, on avait quelque dessein en cela ; je ne sais si on le fera. Enfin, je suis à présent plus criminelle qu’on ne peut dire, et on a eu grand tort de me tirer de Vincennes. On fait tous les jours cent suppositions. Si tout tombait sur moi, à la bonne heure ! Les artifices et les intrigues des J[ansénistes] est horrible. Je ne sais si je puis avec honneur et en conscience continuer d’aller à confesse à N.[le curé] : il affecte de me confesser, sans me laisser communier, pour donner à connaître qu’il agit avec connaissance de cause. Mandez-moi, je vous prie, comme tout se passe, et priez le bon Dieu pour moi : qu’Il ne retire pas Sa force, ou bien, s’Il veut que je sois faible, que Sa volonté soit faite. Depuis ma lettre écrite, N. a envoyé un homme à lui avec les parents de la petite Marc pour me l’enlever, mais elle a fait des si grands cris qu’ils n’ont osé en parler pour le faire. La fille qui me garda, connivant3 avec eux, avait fait venir adroitement la petite Marc …b je redoute de lui parler et l’avait enfermée sous la clef dans sa chambre de peur que Manon ne fût à son secours ; elle l’a fort sollicitée à me quitter. Après des choses comme celles-là et celles qui se sont passées, puis-je en conscience me confesser à lui ? Consultez le b[on : Beauvillier] et me répondez : vous ne me répondez point sur ces choses.

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°175v°] : « mars 1697 ».

a R inversé.

b Un mot rayé.

1Phil., 1, 21.

2Cautèle : « Prudence rusée » (Rey).

3 De connivence.

391. A LA PETITE DUCHESSE. Avril 1697.

J’avais résolu de ne plus écrire après la réponse que l’homme [me] dit de bouche1 que vous aviez faite, qui était qu’il ne revînt plus, mais je la crois nécessaire. J’ai eu beaucoup d’inquiétude, ne sachant si l’homme avait porté la lettre, car j’ai peine à comprendre qu’ayant le cœur comme vous l’avez, vous m’eussiez congédiée sans me dire par écrit un mot des raisons que vous en avez. Faites-moi donc la [f°177] grâce de me faire un mot de réponse, je vous en prie, sur ce qui se passe.

 Vous saurez que les deux hospitalières2 sont venues, contre l’ordinaire, me voir bien des fois de suite, me mettant toujours sur les questions les plus outrées du janséni[sme], comme me disant par exemple que l’Église était dans un relâchement effroyable, qu’on ne faisait plus de pénitences publiques, et beaucoup d’autres choses. Je dis que l’Église avait ses raisons pour changer de conduite suivant les besoins, qu’il fallait en tout la respecter. Enfin, après bien des poursuites, ils ont connu que je n’étais pas pour cette secte et c’en a été assez. Ils en usent plutôt comme des comites3 que comme des hospitalières ; non contentes de cela, on a fait venir une créature de je ne sais où, qui était en conférence avec elles. Dès qu’une de mes filles la vit, elle s’enfuit et rougit beaucoup, elle ne put voir son visage à cause que le soleil lui donnait en plein sur les yeux. Sitôt que cette créature fut partie, elle s’en fut dans tout le village dire qu’elle m’était venue demander de la part de gens de qualité, afin que cela fît éclat. Ensuite cette supérieure envoya quérir Manon4, c’était le jour de Pâques, disant qu’elle s’allait plaindre et que l’on faisait venir ici des personnes afin de leur parler, qu’elle était sûre que c’était sa sœur, qu’elle lui ressemblait, etc., faisant des grandes plaintes avec des menaces et des emportements fort grands, qu’elle n’avait que faire d’être géhennée à cause de nous. Manon lui répondit fort honnêtement, puis elle me vint dire toutes les menaces qu’on lui faisait. Je lui mandai par elle qu’elle ferait telle plainte qu’il lui plairait, que je n’avais rien à craindre dans toute mon affaire par rapport à la vérité, mais bien par le contraire. L’autre dit que ces discours ne me justifiaient pas. Ensuite elle est allée [f°177v°] à Paris porter son paquet, où elle a été deux jours. Pour moi, je n’ai rien dit ni témoigné aucune peine, je n’en ai pas écrit un mot à N., quoiqu’on m’ait fort menacée de lui. A des artifices de cette nature, on ne doit répondre que par le silence.  Cette fille est d’un emportement et d’une déraison outrée, et par-dessus entêtée de jansénisme. Je suis résolue de tout souffrir jusqu’au bout sans dire rien, et je crois triompher par là de l’artifice. Des créatures, on est bien exposé à tout ; ce n’est pas comme dans un couvent où il y a toujours

2Sœurs hospitalières de la communauté des sœurs de Saint-Thomas-de-Villeneuve : dans une lettre précédente de novembre 1696, Madame Guyon dit : « cette [sœur] hospitalière me rend auprès de lui [le curé] tous les mauvais services qu’elle peut. Elle s’ennuie ici où elle est seule, et me brusque à tout moment… »

3 Comite : officier préposé à la chiourme d’une galère. (Littré qui cite Saint-Simon).

4 Manon, appelée Famille : Marie de Lavau, très fidèle fille au service de Madame Guyon.

des personnes droites, mais deux filles de rien gagnées et qui font gloire de s’établir en me maltraitant.

N. vint jeudi, il me parla avec beaucoup d’éloges du livre de monsieur de Meaux, qu’on me le ferait voir, et avec beaucoup de mépris de celui de M. de C[ambrai]. Je lui dis que je croyais que le dernier était bon, par le soin qu’on avait de me le cacher, cela en riant. Il me dit toujours que je serais en liberté sans le livre. Je répondis que je ne demandais rien, que ma liberté était entre les mains de Dieu. Je ne sais quel est leur dessein en me faisant traiter ainsi par ces filles, mais Dieu est le maître : pourvu qu’il me donne la patience, cela me suffit. Il me dit que j’étais une présomptueuse, que je devais trembler d’avoir renversé l’Église par mes livres. Je lui dis que mes livres n’avaient fait de mal que celui qu’on leur avait fait faire, et qu’ainsi je ne prétendais pas me remplir la tête de scrupules, qu’il me laissât au moins la liberté, parmi tant de peines, de penser que je n’avais rien voulu faire que pour Dieu.

C’est une chose étrange que je me meurs toutes les nuits, et le jour je vais médiocrement bien. Je ne sais à quoi Dieu me réserve. Si la fille qui est venue n’est pas de leur part, il faut qu’ellea soit d’elle-même bien mauvaise pour faire de pareils tours. Faites-moi [f°178r°] le plaisir de vous en informer sous main. Après tant d’éclat, N. [le curé] ne manquera pas de vous en parler. Un mot de réponse, s’il vous plaît. N. me dit encore, en me parlant de M. de C[ambrai] : « Il a parlé, il a écrit, il a imprimé, et c’est plus qu’il n’en faut », et cela en se moquant. Il me dit qu’on avait envoyé son livre à Rome et que, dans la disposition où était le Saint-Siège sur ces matières, on ne doutait point qu’on ne le fît condamner facilement, que pour lui, tout ce qu’il en avait lu lui déplaisait.

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°176v°].

a il faut ou qu’elle : nous supprimons le « ou » qui suppose  une alternative.

1Sens : « …que l’homme [me] dit oralement, que vous aviez… » Nous adoptons cette interprétation, introduisant « [me] ».

392. A LA PETITE DUCHESSE. Avril 1697.

Je vous écris encore cette lettre, ne sachant pas si, après les violences qu’on exerce sur moi, je le pourrai encore faire. Ce sont des traitements si indignes qu’on ne traiterait pas de même la dernière coureuse. Cette créature fut hier dans ma chambre pour en faire condamner la seule fenêtre dont je peux avoir de l’air. On m’a réduite à une seule chambre où il faut faire la cuisine, laver la vaisselle. Je l’ai laissé tout faire sans dire un mot. La fille qui était dans la chambre, car j’étais descendue dans le jardin, lui dit qu’elle ne souffrirait pas qu’on me fît étouffer dans ma chambre, que je n’y étais pas et qu’elle ne pourrait permettre qu’on la condamnât. Elle vint avec une fureur de lionne me trouver au jardin. Je me levai pour la calmer, elle me dit : « J’étais allée faire condamner votre fenêtre, et une bête s’y est opposée, mais l’on verra ». Je lui répondis fort doucement et en lui faisant honnêteté que, lorsque N serait venu, je ferais aveuglément ce qu’il me dirait, et que c’était l’ordre que l’on m’avait donné de lui obéir dans le moment. Criant comme une harengère, tenant une main sur son côté et l’autre qu’elle avançait contre moi en me menaçant, elle me dit : « Je vous connais bien, je sais bien qui vous êtes et ce que [f°178v°] vous savez faire ». Remuant toujours la main levée contre moi : « Je suis bien instruite, vous ne me croyez pas aussi savante que je suis ». Je lui dis, toujours du même ton d’honnêteté, et levée devant elle, que j’étais connue de personnes d’honneur. Elle se mit à crier, avec une servante à elle qu’elle avait amenée : « Vous dites que je ne suis pas fille d’honneur ! ». Je lui dis, sans hausser la voix : « Je dis, mademoiselle, que je suis connue de personnes d’honneur ». Elle se mit à crier plus fort qu’elle me connaissait bien, que je ne croyais pas qu’elle fût si savante sur tout ce que j’avais fait. Je lui dis : « Mademoiselle, je dirai tout cela à N. [le curé]. - Je ne vous conseille pas de lui dire, me répondit-elle ; si vous le lui dites, vous vous en trouverez mal et je sais ce que je ferai ». Je lui dis : « Mademoiselle, vous ferez ce qu’il vous plaira. » Elle fit un vacarme de démon. Et lorsqu’elle voit qu’on ne lui répond rien, elle crie qu’on se veut faire passer pour des saintes, pour obliger de lui dire quelque chose. Elle envoya quérir un homme pour condamner non seulement la fenêtre, mais la porte. Je lui envoyai dire qu’elle pourrait faire condamner toutes les portes, que cela m’était indifférent, que pour la fenêtre, il fallait attendre que N. [le curé] fût venu. « Non, non, dit-elle, on a refusé et [ce] qui est dit est dit ; on verra une géhenne ici ; on n’avait que faire d’y venir ; j’ai de bons ordres ». Manon lui dit : « Si vous avez quelques ordres, montrez-les, mademoiselle, et on les suivra ». « Non, non, je ne les veux pas montrer. » Et [elle] fit toujours les mêmes menaces. Elle s’est mise en tête que je mangerai ses fruits quand ils seront mûrs ; je lui ai fait dire qu’on n’en détachera pas un seul et qu’elle en soit assurée. Elle dit qu’elle sait cultiver le jardin et qu’on en a le plaisir, [f°179] qu’on n’a que faire de cela ; le jardin est en friche, il n’y a que des choux et des poireaux ! On ne lui répond rien, elle crie et fait l’alarme toute seule. J’ai écrit à N. [le curé] pour le prier de venir, car après le tour qu’ils ont fait de faire venir chez [moi] une créature qui criait qu’elle me venait voir de la part de gens de qualité, toutes les menaces qu’elle fait et ajoutant comme si j’avais fait ici des crimes horribles dont elle est bien informée1, je m’attends à tout ce qu’il y a de pis. J’ai traité, depuis que je suis ici, cette fille avec une honnêteté la plus grande du monde, lui donnant tout ce qui lui a fait quelque plaisir. Je ne lui ai jamais dit une parole.

Cela ne se fait pas sans dessein : on veut m’ôter d’ici et m’enfermer en quelque lieu inconnu, ou m’obliger à me plaindre ou à me fâcher ou à demander quelque chose. Mais j’espère que Celui pour lequel je souffre me donnera la patience. Je n’ai pas le moindre trouble de tout cela, il ne m’arrivera que ce qu’il plaira à Dieu. Plût à Sa bonté que je fusse Sa juste victime. Ils ont d’abord fait courir le bruit que je me voulais faire enlever, qu’il était venu pour cela des hommes à cheval. Ensuite elle m’a fait confidence qu’on me voulait faire enfermer à la Miséricorde. Elle m’a poussée par mille emportements à toute extrémité, sans que j’aie fait un mot de plainte. Je n’en ai pas encore parlé à N. [le curé]. Ainsi je m’attends à tout. J’ai bien cru, lorsqu’on me mettait dans une maison comme celle-là, composée de deux personnes, qu’on avait dessein de m’en imposer, mais Dieu sur tout. Il y a apparence que vous n’entendrez plus parler de moi, mais en quelque lieu qu’on m’enferme, nous n’en serons pas moins unies en Jésus-Christ. Il faut que le règne de la puissance des ténèbres ait tout le temps que le Seigneur lui a permis.

Je vous [f°179v°] embrasse de tout le cœur. Recevez ces dons du St Esprit. Je ne garde pas vos lettres [un]   demi-quart d’heure ; on ne m’en trouvera point. Si N. vous dit qu’on m’accuse de bien des choses dans cette maison et qu’il ne s’en veut plus mêler, dites-lui qu’il ne croie pas sans venir soi-même en savoir la vérité, et cela comme de vous. Elle dit encore à Manon : « Puisque vous n’exécutez pas mes ordres, je ne vous en donnerai plus, mais vous verrez », avec une hauteur horrible. Mais comme j’avais défendu de lui répondre, elle ne dit rien. Elle me dit que je lui avais mandé des impertinences en lui faisant dire que je ne pouvais craindre la vérité, que dans toute mon affaire d’un bout à l’autre, je n’avais à craindre que le mensonge et qu’ainsi elle écrirait ce qui lui plairait, que Dieu serait notre juge. C’est une créature d’un emportement, qui jure comme un charretier, une basse bretonne. Vous devriez aller voir N. [le curé] : comme il est assez facile à dire2, il vous dira peut-être quelque chose. Je crois qu’on me veut enfermer ici et faire croire que je suis ailleurs. Plus on me cachera aux hommes, plus Dieu me voit.

Un procédé de cette violence justifierait un coupable ; comment ne fera-t-Il pas connaître l’oppression d’une innocente, trop heureuse d’imiter notre Maître, jusqu’à mourir même.

1Nous transcrivons exactement cette phrase obscure, éclairée quelque peu par le début de la lettre suivante. Noter une lacune probable que nous indiquons par les points de suspension (absents chez Dupuy).

2Le curé parle facilement.

A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f° 178].

393. A LA PETITE DUCHESSE. Avril 1697.

Depuis ma lettre écrite, j’ajoute que la fille fit tant de bruit en disant des injures et prenant des témoins pour les dire, sans qu’on dise autre chose, sinon que Dieu serait notre juge, menaçant de tout ce qu’il y a de pire, qu’un homme dit : « Il faut que ce soit des coureuses1 qu’elles tiennent là enfermées ». Je crus être obligée d’envoyer prier N [le curé]  de venir. Il vint, je lui dis qu’en vérité, c’était bien assez d’être renfermée sans entendre des injures atroces. Je lui contai le fait et lui dis que si j’étais [f°180] coupable, qu’on me fît mon procès, mais que d’entendre des infâmies de cette nature qu’en vérité cela était odieux. Il fit semblant d’être fâché, puis sortit pour leur aller défendre de me plus injurier, à ce qu’il dit. Il revint et me dit que je n’avais nulle confiance en lui. Je lui répondis qu’on m’avait si fort menacée que, si je me plaignais à lui, que je m’en trouverais mal, qu’il m’était aisé de voir qu’on avait commencé l’effet de la menace. Il me dit ensuite : « M. l’arch[evêque] de Reims a juré sur les Evangiles que N. [Fénelon] vous était venu voir ici ». Je lui dis qu’on le connaissait bien mal de juger cela de lui, et par-dessus cela il ne l’avait pu faire. Ensuite il dit qu’il était chassé de la Cour et bien d’autres2, me fit entendre que, n’ayant plus de protecteurs, que je me devais attendre à tout, qu’on avait fort trouvé à redire que M. l’arch[evêque] de P[aris] m’eût fait sortir de Vincennes, qu’on disait ouvertement que j’étais bien là. Je lui dis que j’étais prête à y retourner si l’on le souhaitait, que je n’étais pas plus renfermée qu’ici, et que j’y étais à couvert des suppositions de ces prétendues visites ; que je ne demandais nulle grâce, étant résolue de tout souffrir pour Dieu à quelque extrémité qu’Il pût aller, que je voudrais être la seule victime.

Ensuite il se radoucit, disant qu’il voulait me communier, que pour cela il était obligé de dire du mal de moi, et que M. de Meaux avait dit : « Voilà un homme, celui-là ; on ne la pourrait mettre en de meilleures mains ». Il m’assura qu’il me protégeait contre la tempête et

1Fille ou femme de mauvaise conduite (7e sens figuré, Littré).

2 Lorsque Fénelon fut envoyé à Cambrai on chassa des emplois de la Cour d’autres personnes moins considérables, dont Dupuy.

témoigna qu’il adoucirait tout, mais il désirait un témoignage de moi comme il avait de la charité. Il fit bien des personnages. Je lui écrivis une belle lettre de remerciement. Ensuite il fit condamner ma porte et voulut en faire autant de la fenêtre, mais lui [f°180v°] ayant fait voir qu’il fallait étouffer si l’on m’ôtait l’air, on l’a condamnée avec des treillis de fer. Dieu qui n’abandonne pas tout à fait, a fait trouver un trou par lequel ces bonnes gens qu’on envoie vers nous, ont témoigné qu’ils nous serviraient jusqu’à la mort. Ils sont pleins d’affection et sans nous, ils auraient quitté la maison, car ils sont bons jardiniers et ils font cela en tournée. Il y a ici un des prêtres qui dit me connaître et avoir une extrême affection de me servir : c’est un homme intérieur ; il les encourage, quoiqu’ils n’en aient pas besoin. Dans le tintamarre qu’ils ont fait, il m’a écrit pour me témoigner son zèle et combien il est touché d’un pareil procédé. La rage de cette fille vient de ce qu’une autre, qui a demeuré ici avec elle au commencement, et contre laquelle elle a une haine et jalousie horribles, paraît être affectionnée pour moi et en dire du bien en toute rencontre. Cela l’a aigrie contre moi. Quand elle me fait faire des honnêtetés par les sœurs qui viennent de Paris, je lui en fais aussi. Elle devient comme un lion. Les autres me témoignent à l’envie, lorsqu’elles en trouvent l’occasion, qu’elles sont bien fâchées des manières d’agir de cette fille, mais que c’est son humeur, personne ne pouvant vivre avec elle. Je ne leur en dis pas un mot, parce que ce que je dirais affaiblirait ce qui se voit. En vérité, de pareilles violences justifieraient un coupable ; comment n’appuiraient-elles pas le bon droit d’un innocent ?

 N. n’a plus en bouche que M. de Chartres : c’est l’homme incomparable ! Pour moi je vois M. de C[ambrai] comme un second saint Jean Chrysostome dans toutes les circonstances ; je prie Dieu qu’Il lui en donne le courage, et à nous celui de persévérer jusqu’au bout. Faites amitiés à ces bonnes gens : je leur ai bien de l’obligation. Il faut que ce soit le Bon Dieua qui leur donne tant d’affection, ne pouvant, en l’état où je suis, [f°181] leur faire du bien. Je suis très contente et n’ai jamais été plus en paix. On m’enferme à mes dépens. C’est de mon argent qu’on paye les chaînes dont on me captive, et les murailles pour m’enfermer.     

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°179v°].

abon dieu : Dupuy ne met très généralement aucune majuscule, même à Dieu.

394. A LA PETITE DUCHESSE. Avril 1697.

Il est de conséquence d’éclaircir plutôt le livre1 que de l’abandonner. Il est de l’intérêt de la vérité de tendre toujours à l’éclaircissement et à l’explication. C’est de cette manière et par ces sortes de disputes qu’on a donné le jour à la vérité ; je suis sûre que c’est tout ce que les ennemis craignent. Mais si l’auteur a de la fermeté, il faudra bien qu’on en passe par là, puisque c’est un parti qu’on n’a jamais refusé dans l’Église. Si vous avez encore quelque crédit, faites que l’on le prenne et qu’on ne se relâche jamais là-dessus ; c’est à présent qu’il faut faire voir sa fermeté et la fidélité de l’amour. Je vous conjure par les entrailles de Jésus-Christ qu’on n’abandonne pas le livre, mais qu’on l’éclairasse2. Dites-le au b [Fénelon].

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°181].

1L’Explication des maximes des saints de Fénelon.

2  « …dès la fin d’avril 1697, la Première réponse […] aux difficultés de l’évêque de Chartres évoquait l’introduction de « correctifs » […] Fénelon ajoutait de nouvelles corrections. Les dossiers, conservés aujourd’hui en partie, ne furent jamais publiés… » (Fénelon, Œuvres I, 1983, « notice » par J. le Brun, p. 1541.) – « Une partie des corrections est représentée par l’introduction d’atténuations… » (id., p. 1543), conformément au souhait de Madame Guyon exprimé dans une lettre de mars : « Je trouve en quelques petits endroits le faux trop poussé… »

395. A LA PETITE DUCHESSE. 18 avril 1697.

Je ne suis point surprise qu’on ait fait tout cela à M. de V.1  et à Rema. Je lui ai mandé bien des fois que je craignais ce qui est arrivé. Elle m’a toujours dit que M. C.2 l’approuvait : elle est bonne, elle a beaucoup d’esprit et de savoir-faire. Ne lui dites point que vous avez avec moi nul commerce secret, je vous en prie, mais ce que vous lui dites, dites-le comme de vous-même. Ma pensée est qu’elle demeure chez mad[ame] puc3 tant que M. de V. n’y viendra point, et il est d’une extrême conséquence que M. de V. ne quitte point sa cure dans le temps où nous sommes. On ne la lui peut point ôter, et ce serait se déclarer coupable que de la quitter. Il faut souffrir et y demeurer ferme : c’est la seule manière de détruire la calomnie. J’ai pensé d’abord que M. Ol.4 ne faisait semblant [f°181 v°] d’approuver que pour avoir un prétexte spécieux de le perdre. Enfin, je demeurerais ferme dans ma cure. S’il quitte et s’il vient demeurer chez mad[ame] Puc.,  que Rem.5 quitte et prenne une petite chambre comme elle faisait autrefois. Il faut lui faire la charité, elle en a véritablement besoin. Ce n’est pas comme le ch., car elle n’a rien du tout. C’est à ces personnes qu’on doit borner la charité dans le temps où nous sommes. Ce sont ces fidèles qu’il faut soutenir. Vous pouvez la voir quelquefois, et c’est une fille qui a d’excellentes qualités. Un peu politique :  cela est d’usage à présent. Mais ne la prenez point chez vous, ce qui lui ferait tort, et à nous. Elle peut demeurer inconnue aisément dans une petite chambre à Paris au cas que M. de V. vienne chez madame Puc, mais qu’ils ne demeurent pas ensemble : les soupçons et les jalousies de M. de V. vous causeraient toujours des affaires. Il s’est déclaré ouvertement contre moi lorsque je lui ai dit la vérité. Son amour-propre et l’estime de lui-même lui fait croire que tout ce qu’il ne pense pas est mal pensé.

Je prie Dieu qu’Il nous fasse entrer toutes deux en ce que je vous dis, car le pas serait glissant, mais je crois que Dieu nous le fera faire. C’est à présent, comme dans la primitive Église, qu’il faut soutenir ceux que la persécution afflige, trop heureux de partager les chaînes des captifs. Il est aisé de tromper madame de b. et de lui faire entendre que l’on se sert du nom d’anciens domestiques auxquels j’ai été trompée, mais que tout passe par N.  Bab[et]2 et le chien3 peuvent faire bien du mal, mais je ne devinais pas ; j’ai cru toute autre chose et je sentais avoir obligation à des gens qui n’y avaient pas de part. N’ayant pas de robe et étant toute nue, j’ai pensé qu’on s’était servi de cette voie. M[adame] de b. me [f°182] paraissait la mère, etc., que  vous jugezb assez. Le moyen d’éviter cela ? Qui a pu dire à bab[et] que j’ai eu une domestique de ce nom ? Et comment cela s’est-il pu faire? J’abandonne tout à Dieu. Je pense quelquefois qu’ils n’auront point de repos qu’ils ne m’aient fait endurer le dernier supplice, et je le regarde comme le plus grand bien. C’est le seul repos que j’aie ici.

Je crois devoir vous dire que je n’ai jamais conseillé à Rem. a  de demeurer avec M de V. Ils étaient ensemble que j’étais encore à Meaux, et je ne le sus qu’après. Je mandais les inconvénients que je craignais,

3 Babet probable, surnom que nous retrouvons dans des lettres tardives, entre disciples de Madame Guyon alors résidant à Blois.

4Non élucidé.

on m’assura du contraire, comme je vous l’ai mandé. J’ai approuvé, sur les raisons qu’on me disait, ce que je ne pouvais empêcher ; cela est différent de le conseiller. Ceci entre vous et moi, dont vous ferez usage. Je me souviens d’une circonstance qui vous prouvera ce que je vous ai dit et qui vous remettra en voie : vous vous souviendrez peut-être bien qu’étant revenue de Meaux, nous envoyâmes quérir le Chi[nois] chez N., qu’elle m’apprit que Rem. était allée demeurer chez M de V., que j’en fus surprise, que le chi[en]  me dit qu’ils en avaient écrit à Dom Al[leaume] qui l’avait approuvée après qu’elle lui avait exposé son attrait intérieur sur tout cela ; que j’acquiesçais à ces raisons, mais que je persistais toujours à dire qu’il fallait qu’ils prissent une vieille femme pour les servir, et pour cesser le scandale d’obliger le chi[nois], et même Dom Al[leaume], de leur en écrire. Je crois que nous pouvons remettre cela dans notre mémoire. Peut-être que s’ils l’eussent fait, la chose se serait passée plus doucement.

N. [le curé] sort d’ici, jeudi 18 ; il m’est venu défendre de communier de la part de N.6 Je lui ai dit que c’était ma seule force. Il n’est entré en nulle raison sur cela, et ensuite, prenant son sérieux, il m’a dit que la Maillard7 l’était venue voir, qui lui avait dit les choses avec des circonstances si fortes, assurant qu’elle soutiendrait tout en face, de manière qu’on ne peut pas ne la point croire. Ensuite il m’a dit que j’étais responsable devant Dieu de tout le trouble de l’Église, que je devais avoir de grands remords de conscience d’avoir perverti tous les meilleurs, surtout N. [Fénelon]. Je lui ai dit que la souffrance les sanctifierait, qu’il deviendrait un saint Jean Chrysostome. Il s’est mis fort en colère et m’a demandé si Luther et Calvin étaient des saint Jean Chrysostome. Ensuite il m’a exhortée sérieusement à rentrer en moi-même et à me convertir, à ne me pas damner. Je lui ai dit : « Mais, monsieur, après avoir tout quitté et m’être donnée à Dieu comme je l’ai fait ! ».  Il m’a interrompue sans me vouloir laisser parler, disant qu’il avait connu des sorcières qui avaient fait de plus grandes choses et qui passaient pour des saintes, que cependant elles s’étaient converties et étaient bien mortes ; qu’il m’exhortait à profiter de la charité qu’il avait pour moi à ne me pas perdre, que pour le diable on faisait encore plus de choses que pour Dieu, et qu’il me conseillait d’y faire réflexion, qu’il me tendait les mains, qu’on devait profiter du temps, qu’il savait de bonne part, et à n’en pouvoir douter, que le P[ère] l[a] C[ombe] était un second Louis Goffredi, qui fut brûlé à Marseille8, et m’a toujours soutenu la même

6 Peut-être l’archevêque de Paris.

7 La Maillard autrement Grangée ou Des Granges.

8 Louis Goffridy, ecclésiastique qui fut brûlé à Aix, le 30 avril 1611.

chose, me faisant entendre que si je l’excusais, il me croirait de même ; enfin, qu’on me faisait encore bien de la grâce de me laisser ici. J’ai dis que si N. trouvait qu’il me fallût une autre prison, j’étais prête d’y aller. Je crois bien que je n’ai qu’à m’attendre à tout ce qu’il y a de pis. Il m’a dit qu’un grand seigneur avait eu réponse de Rome qu’on y condamnerait le livre de M. de C[ambrai], que c’était un homme perdu sans ressource. On croit que je l’ai ensorcelé. L’on commence même à me refuser les choses sur la nourriture dont j’ai besoin, mais c’est peu que cela. En vérité, j’ai bien besoin que Dieu m’aide, car on me pousse avec bien de la vigueur. J’ai peur qu’on ne fasse quelque nouvelle procédure : ils sont assurés de leurs faux témoins.  

A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°181].

a Lecture incertaine.

b Lecture incertaine.

c Mot illisible.

1 Non élucidé : Mme de Vibraye ?

2 M. C. : M. de Cambrai (Fénelon) ? peu probable.

5Non élucidé : cette lettre est bien un rébus (volontaire) !

397. A LA PETITE DUCHESSE. Mai 1697.

N. [le curé] sort d’ici, qui, après m’avoir fait les exhortations ordinaires de me convertir et rentrer en moi-même, que je pourrais mourir subitement, que je ne me damnasse pas ; il m’a enfin fait entendre que le tut[eur][Chevreuse] avait reçu une lettre d’une personne du premier rang dans l’Église, qui n’est pas M. de Grenoble1, qui mandait des choses abominables et si bien circonstanciées qu’il jurait avec les serments les plus forts, mais qu’il avait promis au tut[eur][Chevreuse], sans le nommer, qu’il garderait un secret inviolable. Je lui ai fait les dernières instances pour savoir ce dont il s’agit, il n’a jamais voulu me le dire. Enfin, il m’a promis de lui en demander la permission. Il dit que le tut[eur] lui avait avoué que jusqu’à présent il m’avait cru bonne, mais qu’il ne savait plus que croire, que tout ce qu’il pouvait était de suspendre son jugement et que je lui avais fait bien de fausses prophéties. Je lui ai dit que je ne me piquais pas d’être prophétesse, mais que pour des crimes, je n’en avouerais aucun. Il a dit : « Nous n’en parlerons pas ». Je lui ai dit que ce n’était pas assez et qu’il fallait me les dire, qu’il me serait peut-être fort aisé de prouver le contraire, que je ne croyais rien de plus étrange que de calomnier et ensuite de demander le secret, que le secret était pour moi la plus petite chose du monde, mais que je demandais qu’on me donnât le moyen de justifier la chose. Il me remet toujours la Maillard, et dit qu’il n’y a pas d’apparence qu’une femme soutînt quatorze ans une chose si elle n’était vraie2. Quand je lui ai dit que c’étaita une mauvaise [f°183v°] femme, il dit que les larrons s’entre-accusent bien et sont crus.

Je vous prie qu’il ne puisse jamais revenir à N. [le curé] que vous sachiez ceci. Dieu a donc permis que nos meilleurs amis, aussi bien que les autres, aient enfin cru, avec d’apparentes raisons, les calomnies ! La volonté de Dieu soit faite. Nous n’avons que le temps pour souffrir, mais je vous assure que je ne les ai jamais voulu tromper ; Dieu le sait. Si je suis trompée, que Sa sainte volonté soit faite. On ne cessera jamais de faire des calomnies et, quand une fois la porte est ouverte, c’est à qui ira faire la sienne. J’ai la dernière douleur de ce que N. m’a dit que les meilleurs allaient être chassés de la Cour2b. Je souhaite qu’ils me chargent si cela leur est utile : ils le peuvent faire à présent, sans blesser leur

1Il s’agit donc de dom Le Masson rapportant l’histoire de Cateau Barbe et non du cardinal Le Camus. V. sur cette affaire : Orcibal, Etudes…, « Le cardinal Le Camus… ».

2L’affaire Cateau-Barbe date du séjour de 1684 à Grenoble soit treize ans auparavant. La Maillard est la « dévote de Dijon » sur laquelle des « renseignements accablants » parvinrent à Tronson qui avait entrepris une enquête en 1693. V. Orcibal, Etudes…, « Madame Guyon devant ses juges », à la p. 822.

2bFénelon a été nommé par Louis XIV à Cambrai le 4 février 1695 (non à cause du quiétisme, le Roi ayant jusque-là ignoré le problème ; au printemps 1697 aucune mesure n’avait été prise mais une campagne y préparait ; voir C.F., t. V, p.263 sv.). Il doit s’agir ici de Beauvillier dont on attendait la disgrâce – qui ne vint pas. Bien au contraire, Louis XIV lui conservera toute sa confiance puisqu’il sera chargé des finances. Il aura dû quand même désavouer Mme Guyon.

conscience, puisqu’ils me croient mauvaise, ou du moins puisqu’ils le peuvent croire sur de belles apparences. Il me semble qu’il est bon pour moi, si Dieu en est glorifié, que je sois livrée pour tout le monde.

Je vous remercie de votre charité. Allez toujours à Dieu : Il est toujours le même. Quand je serais un démon, Il n’en est pas moins ce qu’Il est. Je ne vous écrirai plus, car je ne veux plus embarrasser personne. Je ne vous en aimerai pas moins en Notre Seigneur Jésus-Christ, et vous ne serez jamais effacée de mon cœur. Il faut attendre l’éternité.

Je m’étonne que le tut[eur] ait fait cette confiance à N. [le curé]. Il dit que c’est par charité et, à la fin, qu’il m’exhorte à ne me pas perdre ; je l’en remercie et je lui demande ses prières, afin de faire l’usage que Dieu veut de tout ceci. Dès que je réponds un mot à N., pour lui dire la vérité ou pour l’éclaircir, quoique je le fasse le plus doucement que je puis, il me dit que je suis une emportée, que si j’avais de la vertu je ne répondrais rien, et puis il recommence les exhortations sur ce que je profite de la commodité de l’avoir et que je lui fasse un aveu sincère [f°184] de mes crimes. Il ne vient plus que pour cela. Si je savais les choses, je pourrais en faire voir la fausseté, mais ne les sachant pas, je laisse à Dieu de faire croire ce qu’il Lui plaira. Si j’ai trompé le tut[eur], je prie Dieu qu’Il le désabuse. Enfin il dit que ma Vie est abominable et qu’il l’a vue. Il faut donc qu’on en ait fait une autre ? Ou bien, si c’est la même, comment n’a-t-on pas eu la charité de me le dire lorsqu’on l’a vue ? On en a vu, à ce qu’il dit, donner au public certains endroits critiqués, mais il m’a dit cela si fort entre ses dents que je ne sais quel sens y faire. Ma consolation est que Dieu voit le fond des cœurs. Soit qu’Il me châtie si je Lui ai déplu sans le vouloir et sans le connaître, soit qu’Il m’exerce, c’est toujours un effet de sa bonté. J’oubliais à vous dire que N. [le curé] m’a dit que l’auteur [Fénelon] avait eu la témérité d’écrire à Rome et d’y envoyer son livre, mais qu’il y serait assurément condamné.

Je n’ai de nouvelles que par vous et par lui. Comme il m’avait dit plusieurs fois que le C[uré] de V[ersailles]3 disait beaucoup de mal de moi, d’ailleurs ayant appris combien on relevait Mlle de la Croix, ensuite ayant lu qu’un nommé Solan était venu de province et m’étant souvenu que M. le C[uré] de V[ersailles] m’avait dit que son M. Solan demeurait en province en habit séculier, ensuite N. [le curé] m’ayant dit qu’on avait appris de moi, par certaines voies, des choses, cela en manière entrecoupée, j’avais fait un pot-pourri de tout cela dans ma tête. Qu’est-ce qu’une main qui a écrit à Saint-Denis ? M. Lar et N. sont si contents de ma fille ? Elle me doit venir voir incognito. J’attends tout

3 Hébert, v. Index.

 ce qu’il plaira à Dieu, mais on me fait bien sentir qu’on m’aurait ménagée à cause de mes amis, mais que leur chute fait qu’on ne veut plus avoir de ménagement. N. ne me parle plus de vous : est-ce que vous ne le voyez plus ? J’oubliais encore à vous dire [f°184v°] que N. m’a dit qu’il m’apporterait un extrait de la lettre écrite au tut[eur] s’il le voulait. Je me donne la torture sans pouvoir deviner ce que c’est. Il m’a encore dit que la raison pour laquelle on m’ôtait la communion, c’est que cela me justifiait trop de me voir communier, et cela ferait croire qu’on n’avait pas raison de me traiter comme on fait. Il dit que M. et Mme de Renty lui avaient dit que je prêche par-dessus les murailles.

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°183].

aque (une ligne biffé illisible) c’était

b Un ou deux mots illisibles.

398. A LA PETITE DUCHESSE. Mai 1697.

C’était moi qui avais ouvert la lettre et contrefait mon écriture pour le dessus. N. [le curé] m’a positivement dit tout ce que je vous ai mandé ; il m’a dit de plus que si le tut[eur][Chevreuse] le voulait bien, il m’apporterait une copie de cette lettre. Il m’anathémisa en s’en allant, disant que, puisque je ne voulais pas confesser tous mes crimes, il me laissait à la justice de Dieu et aux remords de ma conscience. Il me fit entendre que je pourrais bien rentrer en prison, mais je ne parus point en être fâchée.

La lettre que vous m’avez écrite m’a donné une grande joie, voyant la disposition des serviteurs du Seigneur dans une si forte épreuve. Que ce qui me regarde ne les arrête pas ! Ils n’ont qu’à témoigner qu’ils m’abandonnent et qu’ils laissent à Dieu le jugement de tout. Dieu sait que c’est de tout mon cœur que je me suis offerte à Lui comme une victime pour tous. Plût à Dieu qu’il S’en contentât, mais peut-être ne suis-je pas digne d’un si grand bien ? N. [le curé] me dit qu’il était venu des dames à équipages pour déposer contre moi. Je n’en connais aucune, et il faut que ce soit des personnes qui en aient loué. Enfin je me sacrifie à Dieu sans réserve pour la plus sanglante tragédie ; il me semble qu’on n’aura pas de repos qu’on n’en soit venu là. Je vous en prie, que l’on perde plutôt la vie que de faiblir sur l’intérêt de Dieu et de la vérité ; mais pour ce qui me regarde, qu’on ne se fasse pas d’affaires à cause de moi qui voudrais donner mille vies, si je les avais, pour eux tous. Quel personnage fait madame de B.1 en tout cela ? On n’entend rien d’elle, et je crois bien qu’elle tire son épingle du jeu. Pour nous, ma bonne d[uchesse], vous avez une douleur de compassion et d’amitié qui n’est pas la moindre souffrance. Je n’écrivis point le premier lundi, n’ayant rien à mander et y ayant peu que je l’avais fait. Je trouve trop d’inconvénient à envoyer aux s.1 J’ai toujours oublié de vous dire que b.1 avait servi à ma prise, et ce fut le gantier, mari de cette Maillard, qui vint avec Desgrez me reconnaître. Je crois que pour mon égard, la tragédie n’est pas finie. La seule consolation qui me reste est que cela ira peut-être jusqu’à m’ôter la vie ; j’en ferais un grand régal à moins que Dieu ne me changeât, car forte ou faible, la mort de cette sorte est un bien. J’ai résolu, si Dieu me le laisse faire et qu’on m’interroge de nouveau par les voies de la justice, de ne rien répondre du tout, ayant assez fait connaître la vérité. Plus on est innocent, plus on veut qu’on soit criminel. Il n’y a qu’à laisser faire selon le pouvoir que Dieu en a donné. Il est expédient qu’un périsse pour plusieurs2 : Jésus-Christ en a donné l’exemple.

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f° 184v°].

1 Non élucidé.

2Jean, 11, 50.

399. A LA PETITE DUCHESSE. Mai 1697.

Je ne suis pas surprise de ce que vous me mandez.  Dès que je fus ici et que je vis la disposition des choses, je compris qu’on ne m’y mettait que pour me faire des suppositions. J’en écrivis sur ce pied à M. Tronson. Cela ne me sortit point de l’esprit. Leur premier dessein fut de me faire enlever, et de faire ensuite courir le bruit que c’était moi qui me faisais enlever. Je n’entendais parler que de cavaliers qui venaient, disaient-ils, pour m’enlever de la part de mes amis, et qu’ils viendraient en plus grand nombre. Je dis que je savais que, ni de ma famille ni de mes amis, on ne me viendrait enlever, que si je l’étais, je crierais si fort qu’on saurait de quelle part. Depuis [f°185v°] ce temps, ils ont changé de batterie[s]. N. [le curé] me dit, dès Pâques, que M. le duc de Villeroy l’avait assuré avoir vu ici M. de C[ambrai], à heure indue, qui me venait voir, et vous, une autre fois ; je n’en fis que rire, parce que cela était si faux et si impossible. Cependant j’ai fait réflexion que comme ils n’en veulent pas à moi seule, et que N. a une maison à côté de celle-ci où il demeure des prêtres, il se peut faire que M. de Vil[leroy] m’ait vue entrer là et que des gens apostés lui aient dit que c’était M. de C[ambrai], ou bien qu’ayant ouï dire que je suis ici, il l’ait cru lui-même. Pour la fille, il faut que ce soit un démon pour avoir donné pareil certificat. Que puis-je avoir fait ici ? Si ce qu’ils disent était vrai, pourquoi appréhender si fort que je le sache, qu’on a fait boucher hier jusqu’à des trous où on ne pourrait passer qu’à peine une aiguille à faire des bas ? Pourquoi défendre qu’on ne me confesse même à l’heure de la mort, ce qu’on ne refuse pas aux plus coupables ? C’est N.2 qui se fait faire lui-même les dépositions, qui les reçoit avec deux hommes à lui. C’est leur dernière ressource après m’avoir voulu faire mourir. Je rêvais il y a quelque temps que ma sœur, la religieuse qui est morte, me disait : « Fuyez. Quand vous n’habiteriez que des cavernes et des carrières, vivant de pain demandé par aumône, vous seriez plus heureuse ». Mon cœur est préparé à tout ce qu’il plaira à Dieu, trop heureuse de donner vie pour vie, sang pour sang.

La fille qu’on a fait supérieure générale3, apparemment pour signer des faussetés contre moi, me dit en partant : « Si l’on dit que j’aie dit quelque chose contre vous, dites que je vous le soutienne4, que j’ai menti. » Ensuite elle me dit : « Ils prennent des mesures qu’ils croient très sûres, pour que vous ne sortiez jamais de leurs mains ». Celle qui est à N. m’a fait entendre [f°186] que madame de Lu. était tout ouvertement contre moi, savais toute ma vie5 et la disant d’une manière bien opposée à la vérité.  Ne vous affligez pas : Dieu règnera toujours et c’est assez. N’aurait-on point surpris l[a] bonne c[omtesse] pour lui faire aussi signer quelque chose sans qu’elle le sût ? Comment la gouvernez-vous ? Enfin si Dieu permet que mes amis croient toutes les faussetés qu’on fait dire à des gens apostés, la volonté de Dieu soit faite. L’éternité les détrompera, et cela leur fera plus de tort qu’à moi. C’est le dernier coup de Bar[aquin].   

A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f° 185].

1M. de Villeneuve ?

2le curé ?

3La religieuse qui eut la garde de Mme Guyon était Mme Sauvaget de Villemereuc, de la congrégation dite de Saint-Thomas-de-Villeneuve, « bâtie à la hâte, où l’on me mit en me faisant sortir de Vincennes » (Vie 4.1, p. 900 de notre édition).

4Sens obscur.

5Elle aurait lu le manuscrit de la Vie ?

400. A LA PETITE DUCHESSE. Mai 1697.

Je vous avoue que je suis bien fâchée des mouvements que N. [Fénelon ?] se donne ; il aurait mieux fait de tout prévenir à R[ome], mais Dieu saura bien lui ôter ces appuis. Pour bab[ette], je n’ai découvert que depuis peu ce que c’est. Il y a environ deux ou trois mois que N. m’envoya une lettre d’une fort belle écriture signée Anne de la Bi., où cette personne me mandait qu’elle me priait de lui envoyer un de mes habits parce qu’elle avait fait faire une robe de peau d’agneau pour moi et n’avait rien de quoi la couvrir. Je ne savais si c’était ami ou ennemi qui écrivait. Je compris qu’en me demandant une robe, on donnait par là moyen d’écrire. Je n’en voulus rien faire, mais je fis réponse par N. même que je n’avais point d’habits, mais qu’il n’y avait qu’à acheter de l’étoffe pour la couvrir, que je ferais rendre l’argent. Vous ne sauriez croire combien on m’a tourmentée pour avoir une robe à moi : je n’en ai point voulu envoyer, j’ai envoyé de l’étamine en pièce pour me faire un manteau. Ils m’ont envoyé une robe de peau d’agneau la mieux choisie du monde que N. a payée soixante-deux livres ; mais comme il y avait du ruban qu’ils ne comptaient pas, n’ayant rien, j’ai envoyé sans savoir à qui des babioles. Je crus d’abord que c’était le petit ch.1 C’est donc un tour de bar[aquin]. [f°186v°] Dans la dernière lettre qu’ils m’ont écrite, il y avait : « Ma fille Babette vous salue », mais je me suis mise en tête que le petit ch. s’appelait babet. Bref, de tout cela, j’ai eu deux robes, et c’est N. lui-même par qui tout cela a passé. Il reçoit des lettres de tous ceux qui lui en portent ; pourvu que tout passe par lui, il est content. Les lettres vous feront voir tout cela, mais ce tour-là n’est pas bien.

Vous ne sauriez croire combien je suis touchée de l’état de N.[Fénelon], mais Dieu le veut pour Lui. Il me semble que je vois l’effet de mon songe [d’]il y a huit ans : une femme l’a arrêté, l’abandon de cette femme le fera aller. C’est par la perte de tout qu’on trouve tout. Je bénis Dieu de l’abandon du b [Beauvillier] ; Dieu assurément prendra soin de lui, Sa main ne sera pas abrégée2. Je vous prie d’envoyer quérir le petit ch. et lui dire que vous avez appris que bab[et] se vantait de cela. Dites-lui que j’ai assez de chagrin sans m’en attirer encore. Vous savez mieux que moi ce qu’il faut faire. Je crois que Dieu mettra N.[Fénelon] hors d’état de trouver de refuge autre part qu’en Dieu : c’est l’unique appui d’un homme de son caractère. Tout autre appui est un roseau cassé qui perce la main de celui qui s’y appuie. Bon courage en J[ésus]-C[hrist] !

Oh ! ne vous étonnez pas de vos faiblesses, mais confiez-vous à Celui  qui est tout, et force et sagesse et bonté et fidélité ; laissez-vous entièrement à Lui pour tout.

J’ai cru qu’il était de conséquence de vous éclaircir sur bab[et] et vous envoyer les preuves. Ces gens-là me font du mal en tous lieux sans que j’y puisse parer. Je n’ai écrit à qui que ce soit au monde qu’à vous par la voie de N. Les autres lettres sont par N., qu’il m’a fait écrire lui-même. Vous voyez qu’ils se plaignent, même que mon billet est court. Enfin j’ai cru ne rien risquer par là et voir de quoi il s’agissait, mais je vois bien à présent que c’est bab[et] et Mlle Van.3 et non le petit ch. Soyez sûre que je [f°187] n’écrirai à âme vivante qu’à vous, encore appréhendè-je beaucoup lorsque j’envoie. Cela me paraît bien extraordinaire, mais en l’état où je suis, on ne devine guère. Surtout comme tout passait par N., je ne craignais rien.

Je n’ai rien à vous mander sur N. [Fénelon] sinon que l’abandon à Dieu ; j’espère qu’Il le sanctifiera, mais je ne puis supporter sa hauteur et sa sécheresse comme le grand-père [le roi]. On prend plus de mouches avec du miel qu’avec du vinaigre. Tout dépend de R[ome], d’y avoir des amis et de l’intrigue, sans quoi rien ne va. M. de Rheims a entre les mains Saint Clément et d’autres écrits. C’est le temps de la tempête et de la destruction. Si mon amitié vous console, vous devez être bien consolée, car je vous aime et vous goûte tout à fait, mais c’est le temps de souffrir. Dieu ne bâtit un édifice que par la destruction : soyons les victimes. N. [Fénelon] s’est si fort consacré et a tant demandé l’humiliation qu’il l’a eue. Dieu lui-même, en lui ôtant tous les appuis, le fera tomber dans Son ordre et fera Son œuvre en lui et par lui, lorsqu’Il l’aura détruit. Bon courage, adieu.

Je ne sais par qui il s’est fait porter ces robes chez N. [le curé ?], mais il dit toujours : « Ce bonhomme et cette bonne femme ». S’il vous en parle, demandez-lui si je n’ai point écrit à quelqu’un par lui ; il dira peut-être « A de bonnes gens » ; vous direz : « C’est les bonnes gens qui sont si aises d’avoir des lettres qu’ils s’en vantent d’ordinaire comme de choses qui leur font honneur et plaisir » ; et si vous approfondissez cela, vous verrez que ce sont ces bonnes gens, car N. fait les choses et les oublie. N’écrivez qu’un mot pour tirer d’inquiétude. Je ne sais si je pourrai écrire.

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f° 186], « mai 1697 ».

a Lecture incertaine.

b Illisible

1Le petit ch[eval] ? Déjà rencontrée.

2Isaïe, 59, 1 : La main du Seigneur n’est point raccourcie… (Sacy). Souvent cité par Madame Guyon.

3 Non identifiée.

401. A LA PETITE DUCHESSE. Mai 1697.

Je vous dirai que N. [le curé] est venu, qu’il me tourmente avec excès pour me faire avouer mille faussetés, et dit que je suis [f°187v°] dans l’illusion, qu’on n’en peut douter, et qu’une personne dans l’illusion est capable de tout. Je lui ai répondu que, pour l’illusion, je le croyais lorsqu’on me le disait, que j’étais prête, comme je lui avais toujours dit, à tâcher de faire l’oraison comme on me l’ordonnerait, qu’on ne me prescrivait rien sur cela, et qu’ainsi je demeurais dans ma bonne foi jusqu’à ce qu’on me dise autrement ; que pour des choses de fait, que ni la prison, ni la question, ni la mort ne me feraient point avouer des faussetés, mais que je ne lui dirais jamais une parole de justification. J’ai écouté ensuite, sans lui répondre une parole, les choses du monde les plus dures pendant un temps considérable. Il m’a dit ensuite que le livre était à l’Inquisition, et que cependant c’était mon esprit rectifié ; que l’auteur, le pauvre homme, avait ouvert son cœur et avoué qu’il ne l’avait écrit que parce qu’il avait la tête pleine des maximes que je lui avais débitées. Il ne m’a plus parlé de l’extrait de la lettre qu’il me devait apporter, mais il me fait un péché mortel d’être cause du livre. Il m’en fait un autre de ce qu’il dit qu’on a chassé quatre dames de St-C[yr], et que c’est moi qui leur ai rempli la tête. Il y en a une que je n’ai jamais vue.

Ce qui me fait plus de peine, c’est le tourment qu’il fait à mes filles pour faire avouer des faussetés. Si elles disent : « Cela n’est pas », ce sont des emportées ; si elles ne disent mot, elles sont convaincues. Je crois qu’il leur fera tourner la cervelle. Manon en est si changée qu’elle n’est pas reconnaissable, je crains qu’elle ne tombe tout à fait malade ; cela me ferait bien tort en l’état où je suis, mais la volonté de Dieu soit faite. Il menace ouvertement du retour à Vincennes. Je lui ai dit que j’étais toute prête si on jugeait que cela fût nécessaire et se duta [faire], mais je suis résolue de ne répondre pas un mot. Si l’on se confesse d’une parole vivea, il nous la reproche ensuite à toutes les autres confessions. Cependant cela me paraît des roses auprès de la peine de nos amis. Je la sens mille [f°188] fois plus que tout cela, et j’offre tous les jours ma vie en sacrifice pour la leur épargner. Mandez-moi s’il y a des nouvelles certaines du livre1.

Les fréquentes visites que ma fille rend à N. [le curé] ne me sont d’aucune utilité, bien au contraire ; il faut qu’elle lui ait communiqué une partie de l’aversion qu’il a pour Manon, car il est incroyable comme il la traite. Il m’accuse devant elle de mille choses qui non seulement sont fausses, mais même qui n’ont rien de vraisemblable ; si elle tâche

1L’Explication des maximes des saints.

de faire voir que cela ne peut être, il lui dit que ce qu’elle dit pour m’excuser lui fait voir qu’elle a une méchante âme, et qu’il juge d’elle toute sorte de maux et sur cela, lui refuse l’absolution. Ma fille m’a envoyé des livres, dit-elle, pour me divertir, que j’ai renvoyés sans les lire étant bien éloignés de me convenir. La prudence est bien nécessaire, et un petit mot que ma fille peut dire, même avec bonne intention, à cet homme-là, peut beaucoup nuire.

Mais je laisse tout. Dites au jardinier, si je change, de suivre de loin jusqu’au lieu où l’on me mettra et de vous le venir dire, que vous reconnaîtrez sa peine : il le fera. N’y aurait-il pas moyen que vous puissiez m’envoyer, par cet homme, un peu de tabac ? Ma toile sera-t-elle perdue ? Il m’est venu dans l’esprit que si l’on me transférait, il serait à propos que j’eusse quelque argent, que je ferais coudre sur quelque endroit, car quelquefois cela est bien nécessaire. En ce cas, je vous enverrai un billet de dix louis à recevoir sur M. L… ; mandez-moi votre pensée. J’ai employé un louis, j’en ai encore un.

Depuis ma lettre écrite, la fille qui me garde s’est avisée de dire qu’elle avait ouï un grand bruit toute la nuit, ce qui est bien faux, car je ne dormais pas et je n’ai rien ouï ; elle fut faire du bruit. C’est le jardinier qui l’assura que cela était faux et qu’on n’avait fait aucun bruit. Je dis la même chose sur ce [f°188v°] qu’on me vint dire ; elle persista à dire qu’elle n’était pas dupe, et ensuite est allée à Paris faire un fracas horrible. On est venu condamner la seule vue qui restait. C’est tous les jours de nouvelles suppositions, et on a dessein, voyant que je ne donne aucun sujet, de me maltraiter. Le jardinier dit qu’il sait des choses que, si on les savait, que non seulement elle, mais toute la société serait chassée. Son confesseur lui a défendu de les dire, assurant qu’il perdrait cette société s’il les disait. Pour moi, je le ferais plutôt exhorter au secret qu’à le dire, car je laisse la vengeance au Seigneur, et j’ai défendu qu’on lui demandât ce que c’est, cela étant arrivé avant que j’y fusse. Jugez en quelles mains je suis. N.2 leur vaut déjà plus de quinze cents livres de rentes. Dieu soit béni. Mandez-moi qui on a exilé, parce que le bon prêtre, confesseur du jardinier, lui a dit qu’on avait exilé un de ses amis particuliers, que les lettres de cachet volent, que cela est horrible. J’aime bien les trois bons amis, surtout N. et celui qui le sert si bien. Je vous embrasse mille fois. J’ai certaine peine sur le petit ch.2 : est-il revenu de la campagne ?  

A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°187].

aLecture incertaine.

2Le « petit cheval », déjà mentionné ?

402. A LA PETITE DUCHESSE. Mai 1697.

Quand je vous ai demandé de l’argent, m[adame], je l’ai cru nécessaire, car vous comprenez bien que, quelque affection qu’aient ces bonnes gens, étant très pauvres, chargés d’enfants et d’une mère âgée, le peu que je leur donne les encourage. Je n’ai dépensé le louis d’or qu’à les récompenser. Nous tenons l’argent cousu sur nous, en sorte qu’on ne le peut jamais découvrir. Si je n’avais plus d’argent, je n’oserais jamais les employer, quoique je croie bien que vous leur en donnez de votre côté. L’homme a peut-être compris que vous lui demandiez si on l’avait interrogé aujourd’hui, car il a dit les demandes et les réponses qu’il a faites. La femme même a assuré qu’on l’avait connue pour être sa femme. J’avais cru que Des g1 pourrait garder le secret et qu’il était plus sûr de ne point envoyer chez nous. Je vous laisse la maîtresse.

Vous ne sauriez croire combien je suis touchée de l’état de N. [Fénelon]. [f°189] J’ai toujours cru que le livre2 serait condamné par le crédit des gens, mais Dieu voulant l’auteur pour Lui et détaché de tout, Il ne l’épargnera pas. C’est la conduite ordinaire de Dieu de joindre les épreuves intérieures aux extérieures ; c’est ce qui rend les commencements bien glissants et qui affermit dans la suite. Ce que le P[ère] l[a] C[ombe] a souffert, pendant plusieurs années de sa prison, des peines intérieures, passe ce qui s’en peut dire. La moindre petite chose qu’on fait pour se tirer d’affaire, ne réussit pas, au contraire gâte tout, redouble les peines intérieures, affaiblit et déroute tout. Je voudrais de tout mon cœur porter ses peines avec les miennes.

Que ce que vous me dites du b [Beauvillier] me charme. Pour Let.3, sans philosophie, il serait de même insensible ; dans la situation, on doit être tout intérieur. Il y a je ne sais combien de temps que je sens que le petit ch.4 n’est pas bien, cela me faisait de la peine ; elle serait mieux de n’être pas à la campagne. Son état est la suite d’une éducation mauvaise, et de précipiter les gens où Dieu ne les demande pas. Il faut la ménager avec douceur et avec adresse, crainte de pis [pire]. Je suis bien aise que vous soyez liée avec Dom [Alleaume ?]. Conservez le dehors5 et suivez Dieu autant que vous pouvez. Je vous assure que vous m’êtes infiniment chère, Dieu vous soutient, quoique vous ne le voyiez pas. Il faut que les choses aillent aussi loin que l’Apocalypse les a décrites. Pourvu que

1La sœur de Famille, cette dernière au service de Mme Guyon.

2L’Explication des maximes des saints.

3Inconnu.

4Le petit ch. : la fille du grand ch. [Mme de Charost ?] ?

5Le comportement extérieur.

Dieu tire Sa gloire de tout, cela suffit. Je crois qu’on pourrait avertir ma fille que N. [le curé] n’est pas pour moi, qu’elle prenne de grandes mesures avec lui, surtout pour les livres qu’elle m’envoie. Mad[ame] de B.5a ferait bien cela, si elle était d’une autre humeur ; N. tient assez de discours pour qu’on la puisse avertir sur ce qu’on entend. Vous ferez avec prudence ce que vous jugerez, car ma fille se pique aisément. Je vous prie de m’envoyer de la cire d’Espagne, je n’ose en faire acheter, à cause que je n’écris plus. Je souhaite fort que N. [Fénelon] soit ferme ; c’est un bien pour lui de sortir d’un livre où il tient si fort. Dieu n’établit que par la destruction. Souffrons pour la vérité, et c’est une grâce que Dieu nous fait. Plus les tourments sont grands, [f°189v°] plus Dieu Se glorifie en nous. Je crois qu’on ne me harcèle comme on fait que pour m’obliger à me plaindre ou à dire quelque chose, mais je ne dis pas une seule parole. Voyez devant Dieu s’il ne serait pas mieux d’envoyer Des g., et faites ensuite ce que Dieu vous inspirera. Je trouverai tout bon.

Depuis avoir écrit jusques ici, j’ai eu une peine très grande. Il me semble qu’on ne manquera jamais de suivre l’homme chez nous, ce qui me fait beaucoup de peine. Je ne me suis même pu résoudre à l’envoyer ; ainsi il faut, je crois, hasarder de se confier à Desg. plutôt que s’exposer que l’homme soit suivi. Je vous prie qu’on n’effarouche pas le petit ch. et qu’on ait pour elle beaucoup de douceur pour tâcher de la mettre en voie. Je vous prie d’envoyer ma boite au plus tôt, je la ferai blanchir. Je ne vous dis pas assez combien je vous aime et combien je compatis à vos peines ; je voudrais les porter toutes. Il me vient de vous dire que Rem.6 est un peu vive sur les personnes qu’elle ne goûte pas : prenez vos mesures là-dessus ; elle est très adroite, d’ailleurs d’esprit bon et sûr. Tant que je pourrai empêcher que le jardinier ne dise ce qu’il sait, je le ferai.  Je dis : même quand je n’y serai plus. Il me semble que Dieu me porte incessamment à leur faire du bien pour le mal qu’elles me font ; loin de le recevoir d’où il vient, elles m’en traitent plus mal, croyant que je les crains. Je n’ai jamais été plus délaissée au-dedans que je le suis depuis bien du temps, mais tout demeure comme à une personne qui n’espère ni n’attend.

Je souhaite fort que N. [Fénelon] ne sorte jamais de son abandon, quoique pénible : partout ailleurs, il y trouvera plus de peine et moins de paix. Le temps est fort à passer ; Dieu veut qu’il ne tienne qu’à Lui seul et qu’il perde tout pour Lui. Qu’il soit en paix et que Dieu soit sa force.

On a laissé ce qu’on a sur soi et l’on ne nous fouille jamais. Si j’avais eu sur moi de l’argent cousu ou sur Manon, on ne l’aurait pas pris, mais il

5aMme de Béthune ?

6Inconnue.

 [f°190] était dans une cassette et je n’avais rien. Faites ce qu’il vous plaira sur cela, et sur le reste. Il me vient dans l’esprit de vous dire que vous ne vous livriez pas entièrement à Rem., que vous lui gardiez assez de secret pour que M. de V[ersailles][Hébert], auquel elle ne cache rien et que l’amour-propre porte quelquefois à se mettre du parti des plus forts, ne sache ce que vous vouleza. On fait grand bruit sur un endroit de muraille plus bas. On soutient qu’on y a passé. Pour moi, je n’y ai jamais vu passer que des chats et je ne savais pas qu’on y pût passer. D’où vient que notre ami ne retourne pas à son diocèse7? Il faut qu’il ait des raisons pour cela, sans quoi j’y attendrais en paix ce qu’il plairait à Dieu d’ordonner quel personnage faire en tout ceci. Le p. a son ami M de Cr...8 je voudrais le savoir, si cela se peut. Je prie Dieu de les soutenir tous, et surtout notre ami, que j’honore et aime comme je dois. Je vous embrasse mille fois. 

A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°188v°].

a Lecture incertaine.

7Fénelon devra quitter Paris le 3 août par ordre reçu le 1er août 1697. « Le 6 août, on parlait beaucoup à la cour et à la ville du départ de l'archevêque de Cambrai pour son diocèse, et tout le monde voulait qu'il soit disgracié... » (Mémoires de Sourches cités par Orcibal).

8Les deux phrases précédentes sont obscures et difficiles à déchiffrer.

403. A LA PETITE DUCHESSE. Mai 1697.

Je vous assure, madame, que lorsque vous me mandez qu’on est bien, il me semble que je n’ai plus de mal. Je crois qu’il faut faire tous les efforts possibles pour aller soi-même à R[ome]1, envoyer, si l’on ne peut obtenir d’y aller, les éclaircissements et la traduction, mander qu’on est résolu d’y aller, si l’on en peut obtenir la permission ; faire voir que cette permission ne se doit jamais refuser ; après avoir fait de son mieux, s’abandonner à la Providence. J’écrirai au S.2 une lettre très soumise, très filiale et d’un style qu’il n’a pas appris de voir dans les adversaires. Après cela, se soumettre avec petitesse, attendant plus de Dieu que des propres efforts. C’est la cause de Dieu : s’Il veut cacher Sa vérité pour un temps, qu’y faire ? Il peut ouvrir le cœur du Saint-Père et l’éclairer. Je ne crois pas qu’on puisse refuser d’aller là. Si on le fait,

1A Rome où le pape doit prendre une décision dans la controverse publique entre Fénelon et Bossuet.

2 Le Saint père ?

l’assurance qu’aura le V. P.3 du désir d’y aller, et de suivre, comme un enfant, sa décision, pourra bien l’incliner.

Pour notre mariage, je ne voudrais ni avancer ni reculer, [f°190v°] laissant faire les choses par providence, sans s’en mêler en prévenant, ni aussi refuser. Je crois que vous ne devez pas balancer de faire monter M. votre fils à cheval à Versailles. S’il faut y aller plus souvent, c’est notre devoir qui nous y engage ; ainsi lorsqu’on fait ce qu’on doit, il faut laisser dire le monde, qu’on ne contente jamais lorsqu’on est à Dieu.

J’ai bien du désir qu’on aille à R[ome]. Il faut prier Dieu qu’il se fasse accorder4. N. hait, dites-vous, et le déclarera ? On se déclarera ainsi contre l’abus, mais ce n’est pas contre la vérité qu’on tâchera d’éclaircir et de faire toucher au [du] doigt. C’est tout ce que je puis vous dire là-dessus. L’ecclésiastique dont je vous envoie les deux lettres, me parle souvent de ce qu’on dit sur N. Je ne sais s’il a envie de savoir si je le connais, mais je ne lui réponds jamais rien sur ces sortes de choses.

J’ai appris enfin d’où venait ce bruit de lettres. C’est de N. [le curé] lui-même. Toutes les fois que j’écris par lui, il fait du bruit qu’il est passé des lettres, sans dire que c’est par lui, afin que cette fille veille plus et tourmente davantage. Sur la lettre que j’écrivis à M. Tronson par lui, le tourment dura deux mois. Si l’on va à R[ome], j’espère qu’on pourra aller au Mont Saint-Michel et qu’il protègera. Notre-Dame de Lorette est-elle trop loin ? Prions Dieu qu’on y laisse aller si c’est pour Sa gloire, et de demeurer unis en Son amour et dans Sa volonté. Ça [Ce] sera nos plus fortes armes. On affecte à présent de faire mettre dans les gazettes que nos amis seront chassés, et les éloges de M. de M[eaux].

A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°190], « mai 1697 ».

3 Le Vénérable père ou Pontife.

4« Il [Fénelon] avait demandé congé au Roi pour aller à Rome pour y soutenir son livre […] Le Roi lui ayant refusé, il avait pris le parti de s'en aller à Cambrai... » (Mémoires de Sourches). Le 12 août le Roi et Madame de Maintenon ont approuvé que l'abbé Bossuet et Phélipeaux restent à Rome pour y poursuivre la condamnation de Fénelon.

404. A LA PETITE DUCHESSE. Juin 1697.

Les persécutions affligent la nature, mais elles nourrissent l’amour. Il faut à présent exercer l’abandon qu’on n’a eu qu’en spéculation. Il vaut mieux tout perdre que de trahir la vérité, et si on la trahissaita pour se raccommoder, loin de se raccommoder, on se ruinerait. Je suis très fâchée de l’examen qu’on a demandé1. C’est une faute qu’on fit sur moi et qui est la source de tout ceci. C’est ce que N. ne devait jamais faire, mais la chose étant faite, je suis sûre que les gens choisis condamneront par [f°191] politique et par ignorance. Plût à Dieu que je puisse, par tout mon sang, empêcher tout ceci et être la seule victime ! Dieu connaît mon cœur là-dessus. Pour les livres, si on oblige de les condamner, je dirais, si la chose a été confondue en ce sens par l’auteur : «  Il ne vaut rien » ; mais de cet autre sens, il est bon qu’on fasse contre moi ce qu’on voudra ; mais il faut périr plutôt que de trahir la vérité.

Qu’avons-nous à perdre ou à gagner dans le monde ? Pourquoi parler de l’abandon si nous ne sommes abandonnés dans l’occasion ? Le tonnerre qui gronde si fort n’est pas toujours le plus à craindre. Voyons ce que les martyrs ont souffert. Souffrons avec Jésus-Christ, mais ne trahissons jamais la vérité. Plutôt tout perdre. La vérité nous fera tout retrouver en Dieu. Je ne puis que je ne sois affligée de l’examen : on ne devait jamais demander cela. Pour vous j’espère qu’on vous laissera en repos, vous ne faites ni bien ni mal à ces gens-là. La main de Dieu n’est pas abrégée. Monsieur de Meaux a cherché le crédit et la fortune, il l’a trouvée. Cherchons Jésus-Christ et Jésus-Christ crucifié, humilié, combattu, décrié : nous le trouverons. Je suis sûre que si l’on trahit la vérité pour l’établir, on fera tout le contraire, et les peines qui succèderaient seraient de grands bourreaux. Lorsque la conscience ne reproche rien, et qu’on n’a point trahi la vérité, l’on porte en paix les disgrâces. Laissons-nous dévorer à l’amour ; soyons ses victimes, et l’amour établira son empire par notre destruction. Tout ce que nous voyons ne nous doit pas surprendre, si nous considérons par quelles voies Jésus-Christ a établi son Église. La prospérité est le partage des impies, mais l’affliction est le partage des serviteurs de Jésus-Christ. La vie est courte, Dieu a Ses vues et Ses desseins pourvu que nous n’abandonnions point la vérité ; la vérité elle-même nous défendra. Quelle honte serait-ce de l’abandonner après l’avoir obtenue !

M. de M[eaux] parle contre [f°191v°] ce qu’il croit et connaît, et Dieu saura bien l’en punir un jour. Le livre sera condamné par les examinateurs, cela est sûr. L’Église seule, et non quatre têtes prévenues et politiques2, doit faire la règle, et il ne faut pas plier sur cela ; mais la chose étant faite, point de faiblesse. Mourons, s’il faut mourir. Plût à Dieu que ma mort la plus rigoureuse et la plus ignominieuse pût L’apaiser ! Je ne suis point surprise

1S’agit-il de l’examen demandé par Madame Guyon à Madame de Maintenon, sous la pression de ses amis ? Plus probablement de l’enquête menée par le duc de Chevreuse.

2Jean 9, 24-25 et 20-21.

2Quarteron qui reste indéterminé : les juges Romains ?

du ch., car quand on se cherche, on s’égare. J’ai de la joie de tout le reste. J’espère que Dieu vous aidera jusqu’au bout, je L’en prie de toute l’instance dont je suis capable. Il n’est pas vrai qu’on ait découvert aucun commerce. Ces gens sont sûrs et Dieu l’est encore plus. Je prie Dieu qu’Il soutienne tout et qu’Il m’accepte pour victime pour tous.

Je songeais, il y a quelque temps, que je voulais passer par une porte si étroite qu’il m’était presque impossible ; N. me disait d’y passer, et je faisais des efforts qui me paraissaient m’aller écraser ; il me tendit la main, je passais avec bien de la peine ; je crus, en passant, avoir fait tomber la porte sur lui, je restais fort effrayée, mais, avec une main, il la replaça, et je me trouvais avec lui dans une église fort spacieuse et pleine d’un très grand monde ; comme je fus dehors, je trouvais que tout le monde mangeait des feuilles de chêne vertes, et chacun m’en offrait ; je n’en voulais point, disant que je me nourrissais de viandes plus solides ; on me reprocha mon mauvais goût, disant que c’était ce qu’il y avait de plus à la mode et que tout le monde les trouvait excellentes. Il n’est que trop vrai qu’on se repaît de feuilles et qu’on rejette le pain vivant et vivifiant ! Prions tous le Seigneur qu’Il ait pitié de Son peuple, humilions-nous devant Lui. Que savons-nous s’Il ne changera pas le conseil des hommes ? S’Il ne le fait pas, adorons, mais ne cessons [pas] de L’importuner afin qu’Il n’abandonne pas aux bêtes de la terre les âmes qu’Il a rachetées1.

Vous [f°192] avez dit à l’homme d’aller chez vous lorsqu’il était à Paris. Je vous prie de lui dire de n’y point aller, et je l’enverrai seulement les premiers lundis des mois, à huit heures, aux Jacobins. J’ai une furieuse défiance de votre domestique. Si vous croyez même qu’il y ait du danger aux Jac[obins], il vaudrait mieux se priver d’avoir des nouvelles. Votre pensée sur cela, je vous prie, mais que l’homme n’aille point chez vous.

Je ne puis m’empêcher de me sacrifier sans cesse à Dieu afin que tout tombe sur moi seule. J’ai une extrême peine que N. [Fénelon] se soit soumis à des gens qui n’ont nul droit sur lui, et à gens prévenus. Il est certain que, dans le système de l’intérieur, il y a le droit et le fait ; le droit est ce qui regarde certains dogmes et certaines expressions, ou de vouloir établir en règle générale ce qui n’est qu’une conduite particulière de Dieu, et c’est ce qu’on peut régler par la doctrine et l’autorité ; il y a le fait, qui est l’expérience d’une infinité d’âmes qui ne se sont jamais vues et qui n’ont jamais ouï parler de ces choses. Qu’un médecin veuille persuader à un malade qu’il ne souffre pas une certaine douleur dont il est fort travaillé, parce que lui, médecin, et d’autres ne la sentent pas, le malade qui sent toujours la même douleur, n’en est pas plus persuadé ; tout ce dont il reste persuadé, après bien des raisonnements, est : ou que le médecin ne l’entend pas, ou qu’il ne sait pas expliquer son mal en des termes qui se puissent faire entendre. Il en est de même des expériences de l’intérieur. Je captive et soumets mon esprit pour croire que ce que je souffre ou expérimente n’est ni un tel bienb ni un tel mal, et c’est ce qui est du domaine de la raison et de la foi ; mais je ne suis pas maître de mes douleurs, ni ne puis me persuader ni par la raison ni par la foi, que je ne les sens pas, car je les sens véritablement. Tout ce que je puis faire donc, est de croire que je m’en exprime mal, qu’elles ne sont pas d’un tel ordre de certaines maladies, que je donne à ces [f°192v°] douleurs des noms qu’elles ne doivent pas avoir ; mais de me convaincre que je ne les sens pas, cela est impossible : elles se font trop sentir. Je n’en sais ni la cause ni les définitions, mais je sais que je les endure. On me dit à cela que tels et tels les ont contrefaites, que d’autres se sont imaginées d’en avoir, etc., qu’enfin peu d’âmes ont ces douleurs, et que par conséquent je ne les ai pas. Je crois tout cela, mais je n’en puis croire la conclusion qui est que je ne les sens pas, parce que ce qu’on sent et souffre tombe sous l’expérience, demeure réel et ne peut être la matière de ma foi. Je croirai que des gens l’imaginent, [que] d’autres contrefont, d’autres exagèrent leurs maux, d’autres abusent ; je croirai encore que la tendresse que j’ai pour moi me fait exagérer mes maux, me leur fait donner un nom qu’ils n’ont pas ; mais je ne croirai point, lorsque je les sens avec tant de violence, qu’ils soient imaginaires en moi, puisque je les souffre.

 Je ne dirai donc pas, si vous voulez, que tels et tels sont intérieurs, je ne dirai pas que je le sois moi-même, mais je sais bien que j’ai fait un chemin où j’ai trouvé bons ces passages. Je ne dispute ni du nom des villes que j’ai trouvées en mon chemin, ni de leur situation, ni même de leur structure, mais il est certain que j’y ai passé. J’ai éprouvé telles et telles douleurs, telles et telles syncopes, je ne dispute ni de leur nom ni de leur origine, mais je sais que je les ai souffertes et n’en puis douter. Il me semble qu’on ne peut pas se dispenser, pour savoir la vérité, de soutenir la vérité de l’expérience intérieure, qui est réelle. Pour les noms, les termes, les dogmes qu’ils veulent introduire, plions et soumettons, mais dans  le fait de l’expérience de bon de saintes âmes, peut-onc dire, avec vérité ni même avec honneur le contraire ? Et quand nous serions assez lâches pour le faire, l’expérience de tant de saintes âmes qui ont précédé, qui sont à présent et qui viendront après nous, ne rendrait-elle pas témoignage contre nous ? Tout passe, la force, les préjugés, etc., mais la vérité demeure. [f°193] Il me paraît de conséquence de séparer ici le dogme, je ne sais si je dis bien, du fait de l’expérience3.

Tous les cheveux me sont tombés4 ; ils ne tombent pas, me dira-t-on, en un tel temps, pour telle ou telle raisons ? Je ne sais ni les raisons ni les choses, cependant il est de fait qu’ils me sont tombés, que je n’en ai plus et que j’en avais. Je vous écris simplement ce qui me paraît d’une extrême conséquence à séparer.

Je crois que je ne vous écrirai plus, car je ne puis me résoudre à vous envelopper dans mes disgrâces ; il me suffit de souffrir. Plût à Dieu que je payasse pour tous !

Le droit s’appuie ou se détruit par le raisonnement, mais le fait se prouve par témoins. Il faut donc demander à prouver le fait avancé par une foule de témoignages, changer les termes et les dogmes par soumission, mais soutenir le fait qui, étant toujours ce qu’il est en soi, ne doit être altéré ni par l’autorité ni par les termes, etc. Jusqu’à ce qu’on vienne, et demander de prouver par témoins ; et jusqu’à ce qu’on ait établi tous ces témoignages, on croira toujours qu’on en impose au public. Si le livre n’était pas fait, le meilleur parti serait le silence pour n’engager pas des esprits violents à déchirer la vérité. Mais le livre étant fait, il faut faire croire qu’on n’a rien écrit qui ne soit dans les ouvrages des saints. Du reste des termes, si on a dû écrire ces choses ou ne les écrire pas, si l’Église n’approuve plus ce qu’elle a approuvé, c’est à quoi il faut se soumettre. On dit à l’aveugle-né : « Donne gloire à Dieu, cet homme est un méchant.  -  Je ne sais, dit-il, s’il est méchant, mais je sais que j’étais aveugle et que je vois ». Son père et sa mère dirent de même sur le fait : « Nous n’entrons point dans tout le reste. Le fait est que c’est notre fils, qu’il est né aveugle et qu’il voit ». Que si deux témoins irréprochables suffisent pour prouver un fait en justice, combien ces témoins sans nom ne doivent-ils plus suffire ? Rien ne prouve tant la vérité du fait que la souvenance d’expériences [f°193v°] qu’ils ont tous. Si l’on examine le livre, que ce soit en présence de l’auteur, qu’il prouve par les auteurs ce qu’il a avancé : il faut faire écrire ce qui sera conclu sur le champ5.

Je ne sais ce qui est arrivé, mais il y a du tracas. On envoya quérir hier fort tard la supérieure. J’envoie celle-ci6 avant qu’elle soit venue, [de] crainte de ne le pouvoir plus faire. J’enverrai, si je le puis et s’il n’y a rien de nouveau, le premier lundi du mois aux Jacobins, mais plus chez vous.

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°190v°] : « Juin 1692 ». Le début (« Les persécutions …Je suis très fâchée de l’examen qu’on a demandé. ») est repris au [f°207v°].

aon la (raccomodait biffé) trahissait

b Lecture incertaine.

c l'expérience (de tant de  illisible) peut-on

1Psaume 73, 19.

3Affirmation capitale sur le primat de l’expérience.

4Comparaison familière et concrète entre expérience et raisons qu’on y oppose.

5Madame Guyon croit avoir trouvé la solution : méthode expérimentale et témoignages… comme si ces gens étaient de bonne foi et réceptifs, acceptant d’être contrariés !

6Cette lettre.

405. A LA PETITE DUCHESSE. Juin 1697.

Je ne suis point surprise que les choses aillent à toute extrémité, mais je le suis beaucoup, ou plutôt je suis plus affligée que surprise, que les amis aient si peu de cœur. Mais il faut s’attendre à tout des personnes vivantes, et où l’amour-propre règne. Mais pourquoi s’amuser aux conférences ? Qu’on ne perde pas un moment à demander d’aller à R[ome] et à envoyer le livre1. On attend toujours que les choses soient sans remède. Rien ne m’ébranle sur cela, et je persiste dans la pensée qu’on ne doit pas différer d’un moment à le faire. Il faut ensuite en laisser l’événement à la Providence. Mais pourquoi faire d’autres tentatives ? On ne demeure pas ferme dans une résolution. Qu’on se borne à solliciter pour aller à Rome, qu’on commence par envoyer le livre et les éclaircissements, avec une lettre extrêmement soumise qui explique encore l’intention qu’on a eue.

Je rêvais une de ces nuits que tous les amis avaient tourné le dos, que vous étiez seule restée, mais si ferme que vous m’aidiez à marcher dans les rues. Dieu vous bénira, mon enfant, Dieu vous bénira. Il faut, selon l’Apocalypse, que tout aille jusqu’aux plus grandes extrémités. Ce sera un saint Jean Chrysostome s’il est ferme2. Mais que craindre ou qu’espérer ? En Dieu, n’est-on pas au-dessus de tout, et en soi n’est-on pas au-dessous de tout ? Point de paix que hors de nous. Laissons donc tout intérêt, ne songeons qu’à [f°194] aller à R[ome], et laissons les autres faire ce qu’ils voudront. Si on ne se sent pas assez de courage pour poursuivre d’aller à R[ome] et rompre toutes conférences, qu’on aille dans son diocèse, et que de là, on écrive au P[ape], qu’on fasse connaître adroitement la cabale, mais surtout qu’on témoigne vouloir suivre à l’aveugle la détermination du Saint-Siège. Pourquoi n’en demeure-t-on pas là ? Et pourquoi reste-t-on entre deux termes, à écouter le sifflement des troupeaux ? Quand M. de Paris promettrait tout, il ne tiendrait rien : on ne sait à présent ce que c’est que de tenir aucune parole, et la probité est bannie de dessus la terre. Tout court à la faveur, et les plus grandes indignités sont permises par là. Ne cherchons que la faveur du ciel, et nous l’aurons.

 C’est un feu bien adroit3 de la dame [madame de Maintenon] pour se tirer de tout blâme, d’attirer à elle les amis, et le coup est d’une adresse et d’une politique étonnante. Je ne puis croire qu’elle les aime, mais lorsqu’ils auront servi à ses desseins, ils l’éprouveront telle qu’elle est. Heureux qui ne s’attache qu’à Dieu : il trouve en Lui la paix au milieu des plus grands maux. Dieu est jaloux du cœur de N. [Fénelon], Il le veut tout pour Soi, Il est fâché de son partage. Une marque qu’il tenait est la peine qu’il a de tout perdre. Quand il aura tout perdu, il trouvera tout.

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), f°193, « juin 1697 ».

1Fénelon restera à Paris jusqu’au 3 août, date à laquelle il se rendra dans son archevêché de Cambrai, n’ayant pu obtenir du Roi la permission d’aller défendre sa cause à Rome.

2 Il s’agit bien entendu de Fénelon. Devenu évêque de Constantinople, l’intransigeance de Saint Jean Chrysostome lui aliéna beaucoup d’intrigants. Il fut déposé, rappelé, déposé à nouveau, banni, et mourut, épuisé par des marches forcées, en 407. (v. DS, 8.333).

3 Les amis de Mme Guyon, et particulièrement Fénelon, hésitaient sur la conduite à tenir vis-à-vis de la très intelligente dame. « Feu » est expliqué par « coup » qui suit.

406. A LA PETITE DUCHESSE. Juin 1697.

Je n’ai pas entendu ce que vous voulez dire. Qu’ils demandent seulement que N. [Fénelon] dise qu’il s’est mal expliqué et ensuite qu’il s’explique, puisqu’on trouve son explication aussi mauvaise que son livre. Ce sont nos termes. Si l’explication ne vaut rien, le seul aveu qu’on ne s’est pas bien expliqué la première fois peut-il rendre bonne la seconde explication, si on trouve qu’elle ne l’est pas ? Il est certain que si, pour apaiser toutes choses et rendre la paix à l’Église, il ne fallait qu’avouer qu’on ne s’est pas bien expliqué, je n’en ferais point de difficulté, [f°194v°] puisque le bien général de la paix est préférable à un intérêt particulier, et ainsi je ne rejetterais pas la négociation de M. de V[ersailles]1 avec les missions étrangères, si l’on était sûr de cela. Mais comme vous croyez qu’on ne cesserait pas de poursuivre quand il aurait accordé cela, de quelle utilité peut être d’accorder ce qui ne termine rien ? J’enverrais mon livre incessamment à R[ome], mais je ne l’enverrais pas sans envoyer le recueil des passages qui le soutiennent. Je les

1François Hébert, v.Index. Il est rare de désigner un curé par « M. de… » on ne sait rien sur la négociation.

ajouterais à la seconde édition, car c’est ce qui est le plus propre à faire revenir les gens qui ne sont que prévenus sans être mal intentionnés. Je ne perdrais pas un instant à envoyer toutes choses à R[ome], car peut-être ne le voudra-t-on plus. Il est sûr que si, en mettant qu’on ne s’est pas assez bien expliqué, tout peut être en paix, il le faut mettre sans hésiter, mais si cela est inutile, il nuirait et ne donnerait pas la paix.

J’ai au cœur que les choses seront encore plus extrêmes2, car Dieu semble ne pas épargner. Peut-être est-ce une terreur panique, qui vient des continuelles malices qu’on a essayées. Je prie Dieu qu’il éclaire et console. 

A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f° 194].

2Juste pressentiment, v. Vie 4 (le récit des prisons).

407. A LA PETITE DUCHESSE. Juin 1697.

Je ne vous saurais exprimer la douleur où je suis de la faiblesse de N. [Fénelon], non pour ce qui me regarde, Dieu m’en est témoin, et que je préférerais la mort la plus cruelle à le voir trahir la vérité. Il n’y aurait pas d’autre parti à prendre pour lui que d’attendre la décision du pape et se soumettre à cette décision. Quel droit ont les autres de le juger ? La fermeté l’aurait fait souffrir un peu, mais lui aurait attiré dans la suite l’estime de Dieu et des hommes. Qu’a-t-il à perdre ? Et quelle crainte doit-il avoir d’être chassé, puisque cela même serait son avantage selon Dieu, et lui rendrait la paix ? Pourquoi avez-vous cessé de le voir ? Vous l’eussiez peut-être soutenu. Dieu saura se susciter d’autres défenseurs, s’Il le veut.  [f°195]   Je suis sûre qu’il s’attirera même le mépris de ceux qui lui font faire ces choses1.

  J’ai vu, il y a environ six semaines, me promenant le matin, ayant levé les yeux au ciel, une grande croix d’un nuage, le mieux formé que j’ai vu, qui dura un demi-quart d’heure, ce qui me fit une grande impression. Quelques temps après, je vis un glaive assez lumineux. Depuis ce temps, je fais des songes les plus affreux. Je ne suis point surprise de la mère du petit ch. Si on l’abandonne de cette manière par amour-propre, à qui Dieu en demandera-t-Il compte ? Il ne faudrait

1 Le 12 janvier 1697, M. Tronson prévient Fénelon qu’il n’a pas fait de démarches auprès de Godet-Desmarais. Mais celui-ci lui a écrit le même jour pour l’inviter à « désabuser » l’archevêque et ses amis « de l’estime qu’ils ont pour Mme Guyon ».  (Orcibal, CF, chronologie)

plus, pour comble de malheur, que vous vinssiez à changer ; je ne le crois pas. Je vous aime au-delà de tout. Bon Dieu, qu’est devenu N. [Fénelon] ? Est-ce le même homme ? Comment le tut[eur][Chevreuse] souffre-t-il2 qu’il fasse de pareilles choses ? Fallait-il commencer par soutenir la cause de Dieu pour l’abandonner ensuite ? Il eût été bien mieux de ne pas écrire. Mais comme le motif d’écrire n’a peut-être pas été pur ; Dieu, qui ne veut rien souffrir de cette nature, permet toutes ces choses. Pour moi, je ne puis que Lui abandonner de plus en plus Sa cause et Le prier de Se faire des cœurs fidèles. Ce livre m’a toujours fait peine. Il fallait attendre que monsieur de M[eaux] eût écrit, et ensuite faire un grand ouvrage soutenu des passages, l’envoyer à R[ome], manuscrit, avant de l’imprimer, et demeurer ferme sur cela. Tout ce que vous dites est très bien pensé. S’il n’a pas encore fait le pas, soutenez-le, je vous prie, sinon gémissons devant Dieu. C’est tout ce que je puis. Je perds les yeux et ne vois quasi pas à écrire. Je ne puis lire une ligne, mais n’importe.

Savez-vous que l’abbé de Lan[ion]3, qui a commencé le premier avec M. Boi[leau] cette persécution - le tut[eur] le connaît -, s’est allé faire huguenot ; il a été demander au p[rince] d’Orange une place de ministre ; il en a été refusé ; il est allé à Genève. C’est cet ecclésiastique qui m’a mandé cela. Il était de ses amis. Il dit que  [195v°]  N. écrit pour rétracter son livre : on en triomphe. Si vous m’envoyez ma boîte, cela ferait blanchir ici. Je prie sans cesse pour l’aub. Je ne doute point que Dieu ne récompense votre fidélité. Bon courage. J’aimerais mieux expliquer le livre, mais pour l’abandonner, je ne le ferais jamais. C’est le plus mauvais parti.

A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°194v°].

a Illisible.

2Chevreuse avait été profondément impliqué lors des épisodes des discussions d’Issy et pouvait donc intervenir facilement auprès de Fénelon. Ce dernier subissait des pressions multiples de la Cour, ignorées peut-être de la  prisonnière qui doute de lui. Par tempérament et par finesse, il explore les accommodements possibles – jusqu’au point d’honneur. Cette limite  est atteinte lorsqu’on lui demande non seulement de se distancier de la prisonnière (ce qu’elle avait demandé à ses amis), mais de la désavouer ; il écrit alors des lettres courageuse, mais qui demeurent évidemment ignorées de Mme Guyon.

3Inconnu de même que les personnages suivants.

408. A LA PETITE DUCHESSE. Juin 1697.

Vous ne sauriez croire combien je suis affligée de tout ce que vous me mandez de N.1 Il n’a garde qu’il ne soit troublé. J’espère que Dieu Se servira de cela pour l’éloigner d’un lieu qui lui est si funeste puisqu’il y tient si fort. J’ai toujours connu son attache pour une certaine personne. C’est ce qui lui tient le plus au cœur. Pourquoi ne vous voit-il plus ? Cela m’afflige, mais j’espère que la tempête le jettera au port, et que lorsqu’il sera éloigné de ce lieu, il sentira le repos que son attache lui dérobe. Je prie Dieu pour lui de toute mon âme.

Je suis ravie de ce que vous me mandez du p.2 Je voyais bien qu’il commençait à être un peu éprouvé. Il faut qu’il apprenne à ses dépens à perdre tous les appuis de sainteté et de vertu ; c’est une doctrine bien combattue, où néanmoins l’expérience ne rend que trop savant. Pour le b[on] P[ère]3, Dieu le bénira. Ce sera poussé plus loin.

Vous ferez bien, les choses étant comme vous me les mandez, de laisser le petit ch. à la campagne. Le grand [ch.] est-il toujours fort lié à Rem. ? Je comprends que vous devez avoir le cœur bien serré. Pour M. de V[ersailles ?]4, il est bien loin de pouvoir vous aider avec son amour-propre. Dieu nous appelle à bien plus de pureté d’amour et de dégagement. Laissez-vous conduire par la Providence : c’est un bon guide, elle ne vous laissera pas égarer, quoiqu’elle vous déroute quelquefois. Ne laissez pas le pauvre N. à lui-même, voyez-le malgré lui, et tâchez de le faire rentrer dans son premier abandon. Je vous donne mission pour cela. Voilà un billet pour prendre deux cents livres sur M. Le L. Il n’est pas juste que vous mettiez  [196r°] du vôtre. J’espère que la bourse du petit Maître fournira à tous. Ne lui témoignez pas que je vous écris. Je ne le date pas : il servira en temps et lieu.

L’ecclésiastique que je vous ai mandé être le confesseur de ces bonnes gens m’a encore écrit. Il m’a mandé que N. avait fait un livre, me l’a même envoyé pour lire, mais je n’ai fait semblant de rien. Je sais qu’il connaît nos adversaires, qu’il est de leurs amis et qu’il est très instruit de ce qui se passe. Cela m’a fait tenir sur mes gardes. Il m’a mandé que le livre était fort combattu, qu’on l’avait envoyé à R[ome], que le pape n’ayant pas voulu qu’il fût à l’Inquisition, avait nommé deux cardinaux pour l’examiner, et qu’il le croyait approuvé. Si cela est, il ne

1 Fénelon, attaché à une certaine personne de la Cour : Mme de Maintenon ?

2 puteus (Dupuy) considéré déjà auparavant comme « trop sage » ?

3Nous ne savons pas attribuer de nom avec certitude. Il en est de même pour presque tous les personnages auxquels cette lettre fait allusion.

4François Hébert ?

 faut pas s’étonner qu’on presse si fort N. [Fénelon] de le soumettre aux évêques. J’attendrais assurément la décision du pape et tiendrais ferme sur cela sans plus varier. C’était l’unique parti qui était à prendre. Il m’a aussi envoyé une lettre supposée écrite par une personne qui a pris le parti de se faire religieuse. Elle se vend chez Coignard, rue St Jacques, à la Bible d’or. C’est proprement une critique du livre de N. tourné en ridicule par ses propres expressions ; faites-la acheter. Il m’a mandé qu’on disait que je ne serais plus guère ici. Il dit encore que N. a lu son livre en Sorbonne pour le faire approuver. Je me tiens sur mes gardes et ne réponds qu’en général, comme n’y prenant pas d’intérêt. Si j’apprends autre chose, je vous le ferai savoir. Ces bonnes gens paraissent tristes et découragés : ils croient peut-être qu’en ne portant pas les lettres chez nous, ils n’auront rien. Je laisse tout entre les mains de Celui qui doit tout régler. Je vous embrasse et aime de tout mon cœur.

Cet ecclésiastique m’a mandé qu’un grand directeur de la Cour - il le nomme même directeur de M. et madame de B., de madame de Ponchartrain -,  a dit au curé d’Issy que j’étais dans sa cure. Le curé a répondu qu’il ne pourrait approuver la dureté avec  [196v°] laquelle on me traitait. Il lui a répondu que j’étais un esprit dangereux, et qu’on faisait bien de m’empêcher de voir personne. Ce curé a toujours soutenu que la conduite était trop rigoureuse, à quoi le directeur répondit : « On aurait pris des mesures, il y a quelques jours, pour l’ôter de là ; je ne sais pourquoi on ne l’a pas encore fait. » 

A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°195v°].

409. A LA PETITE DUCHESSE. Juin 1697.

N. [le curé] sort d’ici. Je ne l’avais point vu depuis trois jours devant la Pentecôte. Je crois devoir vous dire toute notre conversation. Il m’a dit d’abord que N. [Fénelon] faisait un livre pour se rétracter et qu’il m’y condamnait formellement, moi personnellement et mes deux livres1. Je lui ai dit que s’il les croyait condamnables et moi aussi, qu’il faisait bien, et que je n’avais pas assez d’amour-propre pour m’en offenser, que pourvu que l’intérêt de Dieu et de l’Église fût conservé, que cela me suffisait. Il m’a répondu que ce second livre le rendrait encore plus méprisable que le premier2, et ne satisferait personne, parce qu’on était fort persuadé qu’il ne

1Le Moyen court […] et le Cantique des cantiques, interprété selon le sens mistique […]

2Au premier livre de Fénelon, l’Explication des maximes des saints, publié le 29 janvier, ne succèdera aucun « second » livre en 1697, mais de nombreux - et courts -opuscules (v. Fénelon, Œuvres I, 1983, « Chronologie », XXXIII et suiv.). Il faut attendre la fin août 1698 pour que la Relation sur le quiétisme de Bossuet, écrit qui se veut historique et « présente Mme Guyon comme folle et inquiétante » (Id., « Notice » par J. Le Brun, p. 1608), provoque la nécessaire et substantielle Réponse de Monseigneur l’archevêque de Cambrai à l’écrit de Monseigneur de Meaux intitulé relation sur le quiétisme (Id., p. 1097-1199 ; l’éditeur J. Le Brun ).

condamnait pas mon livre dans son cœur et qu’il ne le faisait que par politique, par respect humain et pour ne pas perdre la fortune. Il m’a dit : « Enfin tout tombe sur la pauvre madame, en me nommant. Vous voyez que vous n’avez plus d’amis. » Je lui ai répondu : « Trop est avare à qui Dieu ne suffit. » Il m’a dit ensuite, [qu’]il avait écrit à R[ome] une lettre fort mal conçue, et priait le pape d’examiner son livre. Je lui ai dit : « Apparemment, monsieur, qu’il attend la décision du Saint-Siège pour s’y conformer avant d’imprimer. » Il m’a répondu en faisant des éclats de rire : «  C’est là le ridicule, qu’il ait écrit à R[ome]   sans en attendre la décision : il se hâte de prévenir la condamnation et le coup qui le va achever. » Je lui ai répondu : «  Je ne suis qu’une femme, mais si j’étais à sa place, j’aurais assurément attendu la décision du pape tranquillement, et m’y serais ensuite conformée avec une entière soumission. » Il m’a répondu que je disais le plus expédient, qui  [197r°]   l’eût tiré d’affaire et lui aurait attiré l’estime de tout le monde ; cette soumission eût confondu les jansénistes. Et puis entre les dents, un mot comme si c’était ce qu’il craignait. J’ai dit : « Monsieur, on peut se tromper, et il faut une soumission entière au chef de l’Église, mais aussi il faut de la fermeté et du courage pour ne rien faire par respect humain. » Il m’a dit : « Le pauvre homme est faible, tout le monde lui tourne le dos, il ne peut supporter cela. »

Je crois qu’on a dessein de me transférer plus loin, et que ce sera dans le diocèse de Chartres. Je suis à Dieu, Il fera de moi ce qu’il Lui plaira. Je perds les yeux, j’écris sans quasi les ouvrir, et bientôt peut-être ne le pourrai-je plus. N’y aurait-il pas moyen que N. se corrigeât et qu’il ne fît rien imprimer qu’il n’eût eu la réponse de R[ome], et ensuite faire imprimer conformément au sentiment du pape ? Il me paraît que c’est l’unique parti ; dites-le au tut[eur], faites vos efforts pour le lui faire prendre, je vous en conjure. Il m’a encore dit que le dernier livre n’aurait guère l’Esprit de Dieu, que c’était bien le trouble et le respect humain qui en seraient l’auteur. Il a fait ce qu’il a pu à confesse pour porter la petite Marc à me quitter. Certaines choses que j’ai ouïes me font croire qu’ils m’en veulent donner de leur main4. Je ne m’étonne pas de ce que Jésus-Christ a choisi de pauvres pécheurs pour prêcher et soutenir sa doctrine, car s’Il avait pris de grands seigneurs et des gens riches, la peur de perdre leur fortune leur aurait inspiré des ménagements qui les eussent rendus indignes et incapables de soutenir une doctrine si combattue. Si l’on me veut mettre à Poissy, diocèse de Chartres, ainsi que j’ai lieu de le croire, je demanderai qu’on me remette entre les mains de M. de Sens, mon pasteur légitime, qui fera de moi ce qui lui plaira, ayant droit de le faire, mais je ne répondrai jamais à M. de Chartres. Si vous pouviez  [197v°]   m’envoyer des lunettes, j’essaierai de m’en servir, car je perds la vue. 

A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°196v°].

4Passer aux actes.

410. A LA PETITE DUCHESSE. Juin 1697.

Vous ne sauriez croire la joie que vous me donnez de me mander qu’on tiendra ferme et que la chose ira à R[ome]. Je donnerais jusqu’à la dernière goutte de mon sang pour qu’on demeure ferme dans cette résolution. S’il reste encore quelque union pour moi, je n’en veux que cette seule marque, j’en conjure par tout ce qu’il y a de plus saint et de plus sacré, et je ne doute pas que sitôt qu’on aura pris ce parti, on ne retrouve la paix et l’étendue de cœur. Si je savais quelques termes assez fort pour persuader de cette conduite, je l’emploierais : ce sera la seule sûre et agréable à Dieu. Quoi qu’il en puisse arriver, il sera toujours glorieux à un fils de l’Église de se soumettre à son véritable père et à son juge légitime. Que ne puis-je écrire cela avec mon sang !

Je suis effrayée de la proposition que vous me faites d’envoyer aux Cord[eliers]. Les sœurs d’ici ont leur maison auprès, dans la rue de Grenelle, elles y vont toujours à la messe ; elles connaissent toutes la jardi[nière]. Ce serait tout perdre ; choisissez tantôt un lieu tantôt un autre, mais jamais celui-là. J’ai conçu que le directeur était le c[uré] de V[ersailles]1, il ne faut pas s’y fier assurément.

Pour Rem.2, songez qu’elle est très fine : faites-lui toujours bien de l’amitié. Et voyez le ch.3 de temps en temps, cela est nécessaire. Ne

1Le curé de Versailles Hébert ; l’alliance d’une activité de directeur des religieuses à celle de confesseur de Madame Guyon que l’on tente ainsi de maîtriser n’est guère étonnante : la congrégation n’a t-elle pas été constituée « pour » Madame Guyon ?

2 « Rem » est un diminutif fréquent, attribué à une dame du cercle de Madame Guyon, que nous n’avons pu identifier : nous arrêtons dorénavant de signaler son mystère.

3Il en est de même pour le « ch. » (le cheval ?) ; nous avons suggéré antérieurement Mme de Charost.

 fermons jamais la porte au retour, au contraire, ouvrons-en toutes les voies, mais tenons-nous sur nos gardes pour ne pas tomber dans le piège. Je donnerais mon sang pour le retour du ch., mais la bonne opinion d’elle-même qu’on a nourrie malheureusement en mon absence, m’y paraît un terrible obstacle. N’usez plus de toutes ces déférences, recevez-la avec charité, mais engagez-la à avouer son tort avec petitesse. Il faudrait que Rem. lui parlât avec vous, et vous verriez de quelle manière elle s’y prendrait. L’amour-propre de M. de V[ersailles][Hébert] est effroyable ; sa jalousie en est l’effet,  [198r°] mais il n’importe. Rem. ne pouvant que lui obéir, il faut qu’elle outre tout pour ne le pas mécontenter. Cependant elle devrait lui parler quelquefois avec courage sur un amour-propre si grossier. Pour N.4, que vous dirais-je de ses manières d’agir avec vous ? Je les veux regarder comme des marques d’amitié, car il a toujours été pour moi comme vous le remarquez à présent pour vous ; cela fait bien souffrir, mais il faut aimer nos amis avec leurs défauts. Je comprends bien ce que vous me dites de ça. C’est à Dieu lui-même à lui ôter ses idées de sainteté et de vertu : les hommes n’y peuvent rien. Plus il en sera prévenu, plus il lui en coûtera d’épreuves et d’humiliations pour les perdre5.

C’est ma fête aujourd’hui, aimez-moi toujours autant que je vous aime. L’ecclésia[stique] m’a fait voir aujourd’hui le livre de M. de M[eaux]6 ; sa préface est fort belle, et son livre affreux et d’une malignitée outrée, plein de faits faux, de faux exposés et de fausses conséquences. Adieu. Je n’ai pas si mal aux yeux aujourd’hui. Si vous m’envoyez la toile, envoyez-moi du café, à présent qu’il est à bon marché : je suis bien aise d’en avoir au cas qu’on me transfère. On dit que ma cousine7 est à Sainte-Marie de M[eaux] ; cela m’afflige, car elle sera bien tourmentée. Rien n’est plus aisé que de réfuter le livre, si je l’avais à moi : il est faux dans ses principes, plus faux dans ses exposés et très faux dans ses conséquences. Je voudrais écrire trois lignes à p.8  pour une chose de conséquence, cela se peut-il ?   

4Il en est de même.

5Aperçu sur la voie de foi nue qui n’est pas une « école de morale, de sainteté ou de vertu. »

6S’agirait-il d’une première rédaction de la Relation sur le quiétisme de Bossuet, achevé d’imprimer à Paris, chez Jean Anisson, le 31 mai 1698, soit près d’un an plus tard ? Un « écrit historique », s’attaquant aux personnes, fut rédigé « dans les derniers jours de 1697 » (Fénelon, Œuvres I, 1983, « Notice » à sa Réponse…, p. 1607). On pense plutôt à l’Instruction sur les états d’oraison, achevé d’imprimer le 30 mars 1697.

7Madame de la Maisonfort, qui fut chassée de Saint-Cyr, pour quiétisme, le 10 mai 1697.

8Indéterminé. Dupuy ?

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°197v°].

411. A LA PETITE DUCHESSE. Juin 1697.

Je suis dans un étonnement de voir le peu de vérité qu’il y a dans le livre de M. de M[eaux], que je ne puis vous l’exprimer. Rien n’est plus aisé à réfuter que ce livre1. Je rêve assez souvent au tut[eur][Chevreuse], et cette nuit, comme je le voyais assez extraordinaire, je lui ai demandé ce qu’il avait ; il m’a avoué qu’il avait de grands doutes sur moi2 ; je lui ai fait le signe de la croix sur le cœur, et je lui ai dit : «  Je  [198v°]   prie Dieu de faire sentir la vérité à votre cœur3. »

Je suis bien plus indignée de ce que M. de M[eaux] écrit contre M. de C[ambrai] que de tout ce qu’il met contre moi, car quelque soin qu’il prenne de détruire l’intérieur et de donner un sens forcé et détourné aux passages des saints, il leur reste encore assez de force pour établir, auprès des personnes de bonne foi et sans prétention, ce qu’il veut détruire. Je me mets peu en peine de ce qu’on peut penser de moi, pourvu que la  vérité soit connue. Quand je serais aussi trompée et aussi méchante qu’on le veut faire croire, il est certain et établi, par ceux-mêmes qui le veulent détruire, que l’Intérieur n’est pas une  chimère4, qu’il est réel dans les saints ; que tels et tels l’ayant outré ou en ayant abusé, cela ne fait rien au fait véritable de l’Intérieur en lui-même, et pourvu qu’on reconnaisse que Dieu conduit certaines âmes par cette

1Ce qui confirme qu’il s’agit de l’Instruction sur les états d’oraison, achevé d’imprimer le 30 mars 1697. Il est moins aisé de démentir des insinuations « historiques » que de réfuter une théorie de l’oraison en s’appuyant sur l’autorité de certains pères de l’Église ou des mystiques reconnus, comme cela avait été fait dans les Justifications de 1695.

2Le duc de Chevreuse fit en effet une enquête assez complète sur Madame Guyon, parallèlement à celle de M. Tronson, en 1695. V. le récit de l’enquête à propos de Cateau Barbe. Il s’enquit auprès de Richebracque, sous la pression de Bossuet, v. Orcibal, Etudes…, « Le cardinal Le Camus », p. 812, et à la fin de notre volume : Notices, « Cateau Barbe ».

3L’approche correcte, car directe, par le canal intérieur, par le « cœur ».

4 « Que l’Intérieur n’est pas une chimère ! » Affirmation en fait très forte, car beaucoup n’osent aller au terme de leur doute, en posant l’alternative, l’inexistence de l’Intérieur, dont témoigne leur vie qui cherche appui ailleurs. Nous écrivons cet Intérieur avec une majuscule, pour marquer la différence entre une Vie qui sourd de l’intérieur de nous-mêmes et ce dernier, fait de conscient et d’« inconscient ». La contradiction entre le doute profond et l’affirmation inverse est souvent résolue au prix d’une crispation sur des institutions, des dogmes, etc., créations humaines.

voie, qu’il y a un vrai abandon et une sainte indifférence, cela me suffit. Que je sois anathème pour mes frères5 après cela, qu’on juge de moi ce qu’on voudra, cela ne fait rien à l’affaire.

Dieu ne juge pas comme les hommes. Il sait bien connaître ce qui est sûr quand tous les hommes le méconnaîtraient, et c’est bien véritablement de la conduite intérieure qu’on peut dire : «  Ô profondeur des richesses, de la science et de la sagesse de Dieu, que vos voies sont impénétrables ! Qui a été le conseiller de Dieu6 ? » Cependant on dit ordinairement : « Cela est bon, ceci ne vaut rien », quoique ce soit précisément la même chose. On est obligé, pour prouver ce qui ne vaut rien, d’user de « c’est-à-dire », établissant tout sur des principes faux, et voulant assurer qu’on pense ce qu’on n’a jamais pensé. Quand il faut imputer à des personnes des pensées pour les condamner, cette condamnation est bien mince, car qui peut mieux savoir sa pensée que Celui qui la forme ? Et qui s’est jamais avisé de pénétrer des pensées qu’on n’a jamais déclarées, et qu’au contraire on a toujours soutenu être [199r°] toutes différentes ! On est consolé de ce que Celui qui sonde les cœurs et les reins7 et qui connaît le fond des cœurs, n’ignore pas non plus quelles sont nos pensées, et qu’Il ne saurait s’y méprendre. J’ai une grande union aujourd’hui avec saint Pierre 8, et bien intime : je ne crois pas qu’il me rejette ni condamne comme font les autres.

Je vous embrasse de tout mon cœur. On m’a envoyé du vin : ainsi je pense qu’on s’est déterminé à me laisser ici, après avoir fait courir le bruit que je n’y suis plus. 

A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°198].

5Paul, cf. Romains, 9, 3 : Car je désirais d’être moi-même anathème (& séparé) de Jésus-Christ pour mes frères, avec qui je suis uni par le sang. (Amelote).

6Romains,11, 33 : « Ô altitudo divitiarum sapientiae et scientiae Dei…

7Romains, 8, 27.

8Pierre, fondateur de la vraie Église, intérieure. Toute la lettre oppose « le peu de vérité » de l’Église institutionnelle à l’Intérieur prouvé (à soi-même) par l’expérience d’une union intime.

412. A LA PETITE DUCHESSE. Juillet 1697.

Je ne sais que penser du changement que vous me marquez, sinon qu’on veut engager N. [Fénelon] de ne point aller à R[ome] pour le perdre plus aisément. C’est un coup de partie1 de demeurer dans la défiance et de persister dans le dessein d’aller à R[ome]. Je ne voudrais pas2 avoir une conférence avec M. de M[eaux] : je ne refuserais pas de lui rendre une visite ou de le voir, mais je voudrais avoir de bons témoins et n’entrer en rien3. Je disais toujours que je le craignais beaucoup moins lorsqu’il était en colère que lorsqu’il affectait de la douceur. Je ne me fie point du tout à l’ecclés[iastique]4, mais comme il confesse les bonnes gens et qu’il est de leur confidence, cela m’oblige à le ménager. Croyez-moi, défiance de tous côtés.

Pour ce qui est du mariage de N.5, plût à Dieu que vous acceptassiez par là la paix de nos amis, et ce qui est de plus, quelque trêve pour l’intérieur6. Suivez leur conseil, et n’allez pas tout perdre par trop de fermeté ; je crois cela nécessaire à présent ; ce qui est bon dans un temps ne l’est pas dans l’autre. Si l’on vous fait d. d. p. [dame du palais] j’espère que Dieu vous y conservera et que vous pourrez servir un jour à la pp.[petite princesse]. Dieu sait pourquoi Il fait les choses. Pour moi, j’ai plus de crainte lorsque les choses flattent que lorsqu’elles paraissent désespérées. Enfin, défions-nous de tout et [199v°] ne cédons jamais qu’à la vérité. Je n’attendrais point l’autorité pour le mariage de N. Je le ferais de bonne grâce avec les conditions bonnes. J’espère que Dieu Se contentera du sacrifice que je lui fais et que je paierais pour tous.  Que je sache tout ce qui se passera sur cela, je vous en prie, et ne me cachez rien, pourvu que l’intérêt de Dieu et de l’intérieur soient conservés.

J’enverrais toujours par avance les éclaircissements à R[ome] ; c’est peut-être ce qu’ils appréhendent ; puisqu’on envoie bien le livre, on peut envoyer les éclaircissements8 sans préjudice de ce qu’on fera ici, et je crois la chose tout à fait de conséquence. Je conjure donc de les envoyer : il n’y peut avoir d’inconvénient, et c’est la voie droite de l’équité. Je ne crois point du tout l’ecclés[iastique], mais je lui écris en réponse de loin en loin.

1Un coup qui décidera de la partie.

2Madame Guyon se met à la place de Fénelon qu’elle conseille implicitement.

3N’entrer dans aucune discussion. Fénelon suivait déjà cette ligne de conduite et refusait toute conférence orale avec les prélats français. (v. CF, chronologie, 30 juin 1697.)

4Qui pourtant se révèlera bientôt beaucoup plus humain que N., le curé.

5Mariage dont il a été question dans une lettre précédente.

6L’un des époux semble donc ne pas appartenir au cercle quiétiste.

7La petite princesse est l’épouse du duc de Bourgogne dont le mariage allait être célébré le 9 décembre 1697.

8 « …en même temps qu’il établissait des listes d’Autorités pour étayer sa doctrine, Fénelon ajoutait à son livre [l’Explication des maximes des saints] de nouvelles corrections. Les dossiers, conservés aujourd’hui en partie, […] serviront d’arsenal au cours de la querelle. En revanche, de nouvelles corrections furent introduites dans l’édition interfoliée… » (Fénelon, Œuvres I, 1983, « Notice », p. 1541-1542).

Je vous assure que mon cœur est très content de vous et que vous pensez mal sur cela. Je vous aime très tendrement. Il me vient une pensée que M. l’abbé Cout[urier]9, sans faire semblant de rien, pourrait bien savoir ce que c’est que cet ecclésia[stique] qui demeure à Vaug[irard] ; il s’appelle M. des ch.10 Je crains bien la conférence de M. de M[eaux], et je suis sûre qu’on ne trouvera qu’à Rome la fin et le remède à tous les maux. La manière outrageante dont M. de M[eaux] traite M. de C[ambrai] dans son livre, mérite qu’il soit ferme et ne lui donne point de prise. Cet homme fait le renard ; enfin sa douceur est mille fois plus à craindre que sa colère. Je parle par expérience : un homme sans parole, qui trompe, etc. Croyez-moi, qu’on ne se fie pas à lui. Voilà un billet pour p.11 Vous avez oublié la toile et un peu de rhubarbe que je vous avais demandés. Il me vient dans l’esprit que le changement vient peut-être de la condamnation que N. [Bossuet] a fait de mes livres et de ma personne, car c’est tout ce qu’ils voulaient. Qu’en pensez-vous ? Je n’ai pas de peine.

Depuis ceci écrit, N. [le curé] m’est venu voir. Il m’avait fait accepter du vin, je lui avais mandé que s’en trouvait d’excellent ici à  [f°200] cent francs, il a voulu m’en envoyer à cinquante écus du septier, qui n’est pas si bon à beaucoup près. Mais ce n’est pas de quoi il s’agit ; il m’a dit que M. de P.12 avait contre moi des preuves incontestables de crimes, et qu’ainsi il ne croyait nulle apparence qu’on me donnât jamais ma liberté. Je lui ai répondu que je ne demandais pas ma liberté et que je ne l’avais jamais demandée, mais que je trouvais fort étrange qu’après avoir été dix mois dans les mains de M. de la Reynie, qui est si éclairé et qui d’ailleurs n’était pas prévenu en ma faveur après tant d’informations, on me parlât encore de ces prétendus crimes ; que j’avais toujours demandé qu’on examinât ma vie, que non contente de l’avoir demandé par écrit à Mme de M[aintenon] et de l’avoir fait demander par d’autres, sitôt que je vis M. de la Reynie à Vincennes, que c’était la première

9L’abbé Couturier subira à Vincennes quatre interrogatoires par La Reynie avant d’être remis en liberté. Mme Guyon demeura « dans une maison de la rue Saint Germain l'Auxerrois, que ledit sieur Abbé Couturier prit soin de louer pour elle et à sa prière. » (Interrogatoire de Mme Guyon en 1696).

10Inconnu.

11p. pour put (Dupuy) ou pour La Pialière ? Moins visible que les puissants au-dessus d’eux, ces futurs copistes des lettres pourraient avoir eu l’un et/ou l’autre un rôle important auprès de Madame Guyon à cette période. La Pialière sera en contact avec elle tout à la fin, assurant un de ses déménagements, avant qu’elle ne soit découverte et prise par Desgrez.

11aM. de Paris, l’archevêque.

chose que je lui  demandais, et que l’ayant prié de demander au r[oi] de ma part qu’on examinât ma vie, il le lui demanda, que le r[oi] lui dit que ma demande était juste. Ensuite M. de la Reynie prit un détail de tous les lieux où j’avais été, de toutes les personnes qui m’avaient accompagnée, de celles chez qui j’avais logé et avec qui j’avais eu commerce ; et après trois mois de perquisitions, il me dit que je n’avais qu’à demeurer dans ma tranquillité et qu’on n’avait rien trouvé contre moi, que tout me serait rendu. Ce sont ses termes. Il m’a dit qu’on avait pris le dessein de me remettre à Vincennes. Je lui ai dit que je demandais d’être mise à la Conciergerie afin que le Parlement connût de mon affaire, qu’il me fît punir si j’étais coupable, et qu’on punisse aussi les calomniateurs. Il m’a dit :  «  Mais vous êtes toujours entre les mains de la justice, car c’est M. Desgrez qui vous a amenée ici et vous êtes en sa charge ; et comme les crimes que vous avez faits ne peuvent vous [f°200v°] faire juger à mort, il est plus sûr de vous renfermer. » Je lui ai répondu que je consentirais à être renfermée si on ne formait pas de nouvelles calomnies pour en servir de prétexte, mais que je devais à Dieu, à la vérité, à la piété, à ma famille et à moi-même de demander cela : qu’on fît examiner la vérité au Parlement. Il m’a dit qu’il le dirait à M. l’arch[evêque]12, que sans le livre de M. de C[ambrai], je serais hors d’affaire. Je lui ai dit que le livre de M. de C[ambrai] ne me rendait ni plus coupable ni plus innocente, que si les faux témoins me faisaient mourir, je m’estimerais heureuse, mais que mon affaire n’avait nul rapport à ce livre. Il m’a exhortée ensuite à lui avouer mes crimes, disant que Dieu m’avait fait bien des grâces de m’avoir tirée de l’occasion de les continuer, que je n’avais point de confiance en lui. Je lui ai dit que je n’avais aucun crime à avouer, que j’avais eu plus de confiance en lui qu’on en a ordinairement pour une personne venant de la main de ceux qui sont prévenus contre nous, etc. Il s’en est allé, disant qu’il trouvait juste qu’on me remît entre les mains de la justice, que tout était bien prouvé et que M. l’arc[hevêque] n’en doutait pas.

Comment accorder cela avec ce que vous me mandez, sinon qu’on veut persuader aux amis les crimes imaginaires, et les leur insinuer en leur donnant des marques d’amitié ? Dieu sur tout. Je lui ai dit que lorsque ma fille serait revenue, que [3] je ferais présenter une requête pour être mise entre les mains du Parlement.

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°199].

12L’archevêque de Paris, Noailles, depuis août 1695.

413. A LA PETITE DUCHESSE. Juillet 1697.

Je vais vous dire une chose qui vous surprendra sans doute. Vous saurez que, ayant besoin de vin, j’en avais fait chercher ici, que j’en avais trouvé d’excellent à cent francs le demi-muid1. Je le crus un peu cher. Je mandais à N. [le curé] que je le priais de me mander si je n’en pourrais pas trouver à meilleur marché, parce que  [f°201] j’avais peine d’y mettre tant d’argent. Sans me faire de réponse, il m’en envoya une feuillette à cent écus le muid, c’est-à-dire cinquante écus la feuillette ; cela me parut extraordinaire, mais je le laissais passer. Sitôt qu’il fut ici, le fût n’en valait rien ; il s’en perdit un tiers, quelque diligence qu’on y apportât, mais ce n’est rien ; lorsque j’ai voulu en boire, j’ai trouvé qu’il me brûle [sic] la bouche, la gorge et les entrailles avec des douleurs que je croyais mourir. Sitôt qu’on y met un peu d’eau, il n’a plus le goût de vin et n’en brûle pas moins. J’ai prié qu’on envoyât quérir un homme qui passe pour le plus honnête homme du village, pour voir si c’était qu’il fallût y faire quelque chose, ou s’il n’était pas en boite2. Sitôt qu’il en eut goûté, il fut effrayé, disant que ce ne pouvait être qu’un fripon qui eût envoyé ce vin, que pour lui il n’en voudrait pas boire un demi-septier et qu’il ne le goûtait pas sans terreur, qu’il y avait des choses dedans qu’il savait bien, et qu’il brûlerait les entrailles à qui le boirait ; et tout cela devant la fille qui me garde, qui était au désespoir de l’avoir fait venir. Il reste dans la bouche, après l’avoir bu, le même effet que les biscuits de Vincennes où l’eau forte paraissait dessus, et les taches et l’odeur. Je ne les fis que mâcher et cracher, et j’en fus incommodée ; Manon, qui en mangea gros comme une noisette, le fut bien davantage.

Ce que je puis juger de cela, c’est que, me voyant fort mauvaise, ils croient faire service à Dieu de me faire mourir. Il y a un cabaretier qui le prendra à deux tiers de perte pour mettre sur un râpé3 et qui m’en donne en échange du naturel. Voyez quelle aventure, dont, par providence, il y a des témoins dignes de foi. Je n’en témoignerai jamais rien. J’ai prié la demoiselle de ne point dire à N. qu’on l’eût changé. Le cabaretier ne le mettra  [201 v°]   que peu à peu sur son râpé, le mêlant avec des …a On

1Un demi-muid ou feuillette équivalait à un peu plus de 100 litres. Le vin était généralement bu mélangé à l’eau qu’il devait certainement purifier par son alcool.

2Boite : vin en boite, vin bon à boire : « Ce vin est trop vert, il ne sera dans sa boite que dans trois mois » Furetière.

3Râpé : substantivé en parlant d’un vin fabriqué en faisant passer un vin faible dans un tonneau dont on a rempli un tiers de raisin nouveau. Par extension, vin éclairci avec des copeaux ; également restes mélangés servis dans les cabarets. Rey. – Il est étrange que Mme Guyon accepte de se débarrasser ainsi d’un poison !

avait pris la précaution d’en faire goûter d’autre très bon à M. le L.4, afin que, si l’on disait quelque chose, on puisse dire qu’il en avait goûté. C’est du vin blanc où l’on a mêlé du gros rouge tiré à clair. Dieu, par Sa bonté, a dissipé le conseil5. Cet homme dit qu’on n’en peut boire sans avoir les entrailles brûlées, qu’il est plein de chaux et d’autres choses qu’il ne dit pas. Il s’est trouvé mal sitôt qu’il en a eu goûté, et a dit que c’était un voleur qui vendait de pareil vin. Il a fort pressé pour savoir d’où il venait, mais je n’ai jamais voulu lui dire. Que dites-vous de cela ? Que Dieu fasse de moi ce qu’il Lui plaira, mais je ne l’éviterai pas tôt ou tard. Que Sa volonté s’accomplisse ! Ils croient que c’est un grand service à Dieu de se défaire de moi.

Depuis ceci écrit, l’homme qui avait voulu acheter le vin s’étant trouvé fort mal d’en avoir goûté, a envoyé un homme qui goûte tous les vins du pays pour le goûter encore. Dès qu’il l’a mis sur sa main et qu’il l’a odoré, il n’en a point voulu goûter et a dit que c’était du vin empoisonné. On l’a prié d’accommoder le fût qui ne vaut rien. Il a dit que, quand on lui donnerait autant d’argent qu’il en pourrait tenir dans la cave, il n’en boirait pas et n’y toucherait pas ; qu’il y aurait de quoi le faire pendre d’accommoder de tel vin, et qu’il était impossible d’en boire sans mourir, qu’il fallait déclarer qui l’avait vendu pour faire pendre les gens. La fille qui me garde est demeurée bien étourdie, car comme le vin a été mis à clair dans le vaisseau6, on a vu que c’est un dessein formé. Je brûle toute, j’ai les entrailles en feu, la gorge écorchée, je ne cesse de boire de l’eau sans désaltérer. Envoyez-moi de la thériaque7 par la jardinière.         

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°200v°].

aLecture incertaine : bessières ? (ce mot existe-t-il ? inconnu de Littré).

4M. le Lieutenant (de police) ?

5Fait échec à un groupe malveillant (Ps. 32, 10).

6Récipient.

7Médecine que l’on regardait comme un spécifique contre toute espèce de venin […] La thériaque est stomachique et calmante. Littré.

414. A LA PETITE DUCHESSE. Juillet 1697.

N.1 ne veut pas prendre le vin, mais quelques bouteilles pour dire qu’il est bon. Je n’ai garde d’en boire, je n’en ai bu qu’à trois repas, j’en ai pensé mourir.

Je suis étonnée de ce que dit M. de V.2, et je vous avoue que cela m’effraye. Je serais bien fâchée qu’on préférât mes lumières à d’autres, mais je crois que Dieu ayant acheminé les choses pour R[ome], c’est suivre Son ordre que d’y aller. Que si l’on veut assurément finir toute dispute, non en disant qu’on s’est trompé, ce qui est faux, mais qu’on ne s’est pas bien expliqué, je crois qu’il le faudrait. Mais je crois qu’on ne fait toutes ces démarches, et vous le verrez, que pour empêcher d’aller à R[ome] et pour faire que le p[ape], indigné de ce qu’on n’aura pas exécuté ce qu’on a demandé, condamne le livre. Ces gens-là n’ont nulle bonne intention et, lorsqu’on va droit, on ne se sert pas de tant d’artifices et de fourberies.

R[ome], R[ome] : c’est l’ordre hiérarchique que Dieu a établi dans l’Église. Si on y est condamné, c’est à un fils sincère de se soumettre à son père, et c’est l’ordre de Dieu3. Quel fond à faire sur des gens qui usent de toute violence, qui ne tiennent aucune parole ? M. de V. s’est laissé prévenir par des discours spécieux, et il prend son imagination échauffée pour la volonté de Dieu. Quel inconvénient d’aller à R[ome] ? Car, quand le pape condamnerait, ce que j’ai peine à croire, voyant la soumission, il ne demanderait pas autre chose que l’aveu qu’on s’est trompé. Rome, R[ome], au nom de Dieu ! C’est la petitesse d’ordre de Dieu que de se soumettre au pape, et c’est une bassesse de faire autre chose. Mon Dieu, ma tr[ès] ch[ère], que j’ai de peine et que je crains qu’on ne prenne pas ce parti, si fort dans l’ordre de Dieu et qui est une volonté déclarée ! Ne nous amusons plus. Le livre et les éclaircissements dev[r]aient être  [202 v°] partis. Il me paraît que c’est une chose horrible de dire qu’il ne s’en faut pas rapporter au pape. Les raisons que vous dites sont si bonnes et si vraies ! Faire autrement, c’est suivre l’enthousiasme4. M. de V. n’a pas, je crois, grâce pour nous tous : il peut

1 Le curé ?

2 V. plus bas, dans cette même lettre : « … le c[uré] de V[ersailles ?], qui est ami de M. de V[ersailles ?]… ».

3 A la racine de l’obéissance de Madame Guyon : une soumission à l’ordre surnaturel qui a établi par Pierre Son Église et non à des hommes.

4 Madame Guyon se sépare nettement des « Enthousiastes », comme on appelait à l’époque des spirituels guidés uniquement par leur intuition, sans considération (critique) d’aucune Église, souvent trompés par leur interprétation (par exemple prophétique) hasardeuse s’accommoder fort bien avec l’amour-propre, mais pas avec le pur amour. Sa certitude et son infaillibilité m’effrayent. Je crois que N. [le curé] est fort de son avis, et N. J’ai fait ce qu’ils ont voulu sans faire de bassesse. R[ome], je vous en conjure, R[ome], au nom de Dieu : c’est Son ordre, et par conséquent Sa volonté. Je ne dirai jamais autre chose que R[ome]. Il m’est venu dans l’esprit que le c[uré] de V[ersailles], qui est ami de M. de V. pourrait bien lui avoir inspiré ces choses et cet air prophétique ? Je crois qu’ils craignent Rome.

Je vous prie que tous les frères se renouvellent en pureté de cœur et d’amour de Dieu, qu’ils implorent de toutes leurs forces Sa clémence, afin qu’Il inspire et soutienne M. de C[ambrai]. Dieu veut être quelquefois prié de cette sorte et que l’on s’unisse de cœur et d’esprit pour cela. Que chacun fasse belle dévotion, ou pénitence que Dieu lui inspirera ; la meilleure est le renoncement de tout intérêt propre. Je m’unirai à vous, dites cela comme de vous, et que N.5 le demande à tous ; qu’ils s’appetissent, s’abandonnant à Dieu, ne voulant que Sa sainte volonté. Non point à nous la gloire, mais à notre bon Seigneur. Je vous embrasse. Je vous prie que tous disent trois fois la prière de Mardochée et d’Esther6 pour impétrer7 le secours de Dieu.     

Le N. [curé] régala ici il y a deux jours ses amis, il y fut tout le jour sans venir. Sur le soir, comme il se mettait à table, il envoya quérir la fille qui me garde, et lui dit qu’on envoyât du vin pour régaler ses amis parce qu’il était excellent. On y fut dans le moment ; il n’en voulut point disant qu’il n’était plus temps ; comme il a sa maison vis-à-vis celle-ci, on  [203r°]   ne fit que traverser la rue. La conclusion fut qu’il fallait que je le busse et que, si je ne le trouvais pas assez fort, que j’y misse moins d’eau, mais qu’il me le fallait faire boire. Elle n’osa lui rien répliquer, mais comme elle a vu ce qu’on m’a dit, elle me dit : «  Madame, quoique ce soit d’excellent vin, comme il vous fait mal à vous, vous n’en devez point boire, mais si vous voulez donner la feuillette pour deux pistoles, on la prendra pour mêler avec quantité d’autre vin. » Je lui dis que pour tirer vingt francs de cinquante écus, ce n’était pas la peine, et que puisqu’il était si excellent, qu’il n’y avait qu’à le garder, qu’on trouverait

5L’aumônier des Michelins (père abbé de Charost) ?

6 Mardochée, qui a sauvé la vie de Xersès, par sa pupille Esther, aimée de ce dernier, demande le salut de leur peuple. Esther, 7, 3-4 : « … je vous conjure de m’accorder, s’il vous plaît, ma propre vie et celle de mon peuple […] Car nous avons été livrés, moi et mon peuple, pour être foulés aux pieds, pour être égorgés et exterminés » (Sacy) ; « …nous avons été vendus, moi et mon peuple : A exterminer ! A tuer !.. » (TOB). 

7 Impétrer : obtenir de l’autorité compétente, à la suite d’une requête.

peut-être marchand dans la suite. Je crois le devoir garder, car c’est toujours une épine au pied. S’il n’y était plus, il n’y aurait tyrannie qu’il ne fît. La fille craint de le faire goûter et dit n’avoir permission de le laisser goûter à personne. Comment vendre ce qu’on ne veut pas laisser goûter ? La chose est demeurée comme cela. Je lui ai dit que cette perte est une bagatelle, car je fais semblant que je veux le croire bon.

 N’y aurait-il pas moyen de savoir ce que le P[ère] L[a] C[ombe] est devenu ? Adieu.

Depuis ma lettre écrite, il est venu une cabaretière de leurs amis pour acheter le vin. Il lui a paru d’abord ce qu’il était, mais elle n’a pas voulu le dire ; elle a néanmoins dit que ceux qui avaient vendu cela étaient des fripons, qu’il était plein de chaux, d’eau de vie, de fiente de pigeons et d’autre chose qu’elle ne disait pas ; qu’elle en donnerait dix écus, non pour le faire boire à ses connaissances, mais pour le donner à de gros ivrognes qui ne font que passer. Je l’eusse donné, mais je ne l’ai pu. Mon  cœur m’a frappé que, dès qu’il serait enlevé, N. [le curé] me ferait tous les mauvais traitements possibles, et j’ai dit que je le laisserais pour faire du vinaigre, que j’achetais davantage. La demoiselle a été bien aise, car  [203v°]   elle craint que ceux qui le boiront ne s’aperçoivent de ce qu’il est. La cabaretière en voulait faire goûter au commis, mais la demoiselle n’a pas voulu. Je vous prie de consulter quelqu’un comme le tut[eur][Chevreuse] et de savoir s’il n’est pas de conséquence de le garder. J’ai encore, depuis trois semaines que je n’en bois plus, le palais écorché et plein de vessies qui me pèlent, et la langue. J’en ferai ce que vous me manderez. La chose me paraît de grande conséquence. C’est du vin du pays qu’on a accommodé comme cela, et afin que les commis n’en goûtassent pas, elles ont dit que c’était du vin de leur cave qu’elles menaient dans leur maison de Vaugirard, jurant qu’il n’était ni vendu ni commencé à vendre. Réponse là-dessus, s’il vous plaît. La femme, en s’en allant, a dit à la demoiselle qui me garde qu’une personne ne pouvait boire de ce vin huit jours sans mourir.

Depuis ceci écrit, on a dit qu’on voulait faire prendre le vin pour le changer pour un faible vin qui ne vaut pas grand chose, car ils veulent l’ôter de mes mains. J’ai cru devoir laisser faire sans rien dire tout ce qu’on voudrait, et ainsi on prend le mien sur le pied de trente francs. J’ai fait tout ce qu’on a voulu, abandonnant la suite à la Providence.      

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°202].

415. A LA PETITE DUCHESSE. Juillet 1697.

Que puis-je vous dire, ma tr[ès] c[hère] ? Les raisons que vous me dites contre le mariage me paraissent très fortes, mais je crois que vous devez vous abandonner à Dieu. Si l’on voulait la chose de force, comme vous me paraissez le craindre, il serait beaucoup mieux de la faire avec agrément. Enfin suivez votre cœur. Pour l’Académie, je crois qu’il serait mieux que monsieur votre fils montât à cheval à Versailles qu’à Paris, et que vous êtes obligé de le veiller ou de le mettre chez NN. Suivez votre  cœur en tout cela.

Je ne vois que trop clair. Mes vues sont bien inutiles, car j’ai toujours vu que Rem. voulait demeurer avec le grand ch.,  [204r°] que tout son goût était là et que les craintes qu’elle nous marque ne sont pas tout à fait sincères. Qu’elle ne sache pas notre commerce, je vous en prie ! Il faut à présent boucher les yeux à bien des choses : laissez-les faire leur ménage ensemble. M. de V[ersailles ?] ne fait semblant de l’abandonner que par politique, mais, comme je vous dis, aveuglons-nous. Pourquoi parlez-vous en mon nom à ceux qui ne veulent pas écouter ? Laissez-les faire à leur fantaisie. Ce qui n’est pas soutenable dans le livre se doit changer, et la paix de l’Église est préférable à tout, mais je croyais qu’on la trouverait mieux à R[ome]. Il n’y faut pas porter l’affaire, si l’on n’y veut pas aller soi-même : ce serait tout perdre. Mais si l’on veut bien y aller, il n’y a rien qu’on ne doive quitter pour cela. Dieu prendra soin de ce qu’on abandonnera pour Lui. Mais à quoi sert de dire cela si l’on ne veut pas croire ? J’aimerais autant travailler à gagner bar[aquin] que les j[ansénistes]1. C’est s’allier avec les ennemis de la vérité. Mais laissons tout faire, Dieu est tout-puissant pour la défendre par Lui-même. Avez-vous reçu ma lettre où je vous mandais la conversation de N.[le curé]. Vous ne m’en dites rien. Il y avait un billet pour p. Je vous prie que Rem. ne sache pas que je vous écris, elle est plus fine que nous. Je vous aime de tout mon  cœur. J’espère que je paierai pour tout.

Je garde le silence sur le vin empoisonné, il est perdu en pure perte. J’ai pensé mourir d’en avoir bu un jour, j’en suis encore très incommodée. J’ai bu une si grande quantité d’eau que rien plus. J’ai encore la langue, la gorge, le palais et la poitrine tout écorchés. J’ai souffert des douleurs d’entrailles très grandes mais, à force de boire de l’eau, j’ai éteint le grand feu. Il est incroyable la dureté que cette fille exerce sur moi ; il semble qu’elle ait regret à ce que la chose est découverte et que

1Plutôt que les jésuites ! Avec certains d’entre eux, tel le P. Alleaume, Madame Guyon entretenait des relations cordiales, tandis que ses références aux jansénistes, qui se nommaient entre eux les « Amis de la Vérité », sont toujours négatives.

je ne suis pas  [204v°]  morte. Ne pourriez-vous savoir où est allé N. On me cache son voyage avec grand soin. Je crois qu’on me veut faire bien de la peine par le vin. J’ai pensé que, lorsqu’on verra que je ne suis pas morte, qu’il a été goûté, on dira que je l’ai empoisonné moi-même. Si l’on allait par voie de justice, je prouverais aisément que je n’ai pas pu le faire, n’ayant rien que ce qu’ils me donnent. Ils examinent tout ce qu’on m’envoie, décousant tout, et ainsi cela est impossible. Mais Dieu sur tout. C’était ce qu’il voulait peut-être m’imputer, car jamais chose n’a été si grossière. Quand ils en auraient mis dix fois moins, la longue[ur] aurait toujours fait ce que la violence eût fait en peu de jours, et cela eût moins paru. Je ne sais ce que Dieu veut faire.

Il y avait, dans la gazette d’Hollande et celle de Hambourg, que nos amis allaient être chassés de la cour. Les j[ansénistes] ont coutume de faire savoir au public ce qu’ils veulent par des lettres qu’ils font courir, et leur esprit inquiet ne laisse en repos que ceux qui leur appartiennent. Je ne puis vous mander autre chose, adieu. Quoi qu’il m’arrive, soyons toujours unies ; vous êtes quasi seule qui me soyez restée. Dieu vous aidera. Il m’a pris le matin une affliction d’être dans de si cruelles mains qui m’a pensé suffoquer, mais je n’en étais pas moins abandonnée, ce me semble. Il me vient dans l’esprit de vous dire de ne rien presser sur le mariage ; ne refusez pas, mais reculez sur la jeunesse de quelque temps, car enfin les gens peuvent mourir, et le mauvais esprit vous resterait. J’espère que Dieu vous conduira par la main sur tout cela comme sur le reste. N’y serait-elle portée ? L’apparence serait contraire.

Je trouve que le vin m’a bien attaqué la tête.

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°203v°].

416. A LA PETITE DUCHESSE. Juillet 1697.

Je crois comme vous qu’il faut interrompre le commerce pour quelque temps. Je n’enverrai plus que le second jour d’août,[f°205] et ce sera aux Th[éatins]1 en cas que j’y sois encore. J’ai toujours bien cru qu’on ne m’avait mise ici, et entre les mains d’une fille gagnée et à eux, que pour me faire des suppositions2. Je n’ai pas fait la moindre chose,

1Théatins, un ordre disparu aujourd’hui ; les cahiers de lettres manquants de la correspondance avec Fénelon appartinrent aux théatins qui disposaient d’un fond de livres quiétistes.

2Supposition : le mot s’emploie en droit (1636) pour parler de la production d’une pièce fausse donnée pour authentique. Rey.

j’ai souffert tout sans rien dire. Je n’ai pas fait semblant de voir les choses, pas dit un mot. On a nommé ma patience folle, disant que les personnes comme moi affectaient la patience ; si j’ai dit un mot par crainte des suppositions, dont j’avais dès le commencement tant d’impressions, on a regardé cela comme les derniers emportements. Ainsi le moindre mot est un crime, le silence et la patience un autre crime. Il y a quelques temps que le Père de ces filles3, nommé le Père Ange, vint dire la messe. La petite Marc, peinée de bien des choses sur N. [le curé], demanda à ce Père s’il la voulait confesser ; il a refusé4. Si c’est là ce qu’il veut dire, jugez-en vous-même. Il me fit entendre à moi que c’étaient des crimes que j’ai fait autrefois, et qu’il en serait éclairci. On dit qu’il est parti pour un mois. Ne pourriez-vous savoir où il est allé5 ?

Je m’attends à tout de la malice et de l’artifice des hommes. Je suis à Dieu, Il fera de moi ce qu’il Lui plaira. Mais ne croyez rien de tout ce qu’il pourrait vous dire. Ils supposeront mille choses pour colorer la violence qu’ils sont sur le point de renouveler, mais mon témoin et mon juge est au ciel. Je crois qu’ils me veulent pousser à toute extrémité, et ils veulent faire des choses, en me renfermant, qui paraissent aux yeux des hommes un prétexte spécieux, mais qui peut se dérober aux yeux de Dieu ? Consolez-vous et ne soyez plus dans l’amertume, car Dieu sera toujours glorifié, quand même Il nous laisserait accabler. J’ai de la joie du bref6, mais j’en aurais bien davantage si tout était porté en cette cour. J’abandonne cela à Dieu comme le reste. Ne doutez jamais de mon affection, je vous prie : on peut diviser les corps, mais on ne peut désunir nos cœurs, si nous ne sommes infidèles [205v°] à Dieu.

Ils auraient dit dernièrement que le jard[inier] avait fait entrer des hommes par chez lui, et comme je témoignais m’offenser de cela, on dit que c’était mon fils, ce qui était très faux, car depuis que je suis ici, je n’ai parlé qu’à N. [le curé]. On prit le prétexte pour me renfermer. Si l’on veut faire ensuite des suppositions ? N. m’a dit lui-même que des gens dignes de foi l’avaient assuré qu’on m’avait vue sur les murailles parler de l’oraison et dogmatiser, moi qui ne puis seulement monter une

3Le confesseur de la communauté.

4Peut-être pour éviter d’avoir à prendre parti. Il veut d’ailleurs être éclairci sur ce qu’on lui a probablement exposé.

5Ce qui pourrait éclairer sur les « commanditaires » de cette prison religieuse.

6 « Le 30 juin, de Versailles, Fénelon vient à Paris et rend une visite au nonce [...] qui a remis le bref pontifical et la lettre du secrétaire d'Etat à l'archevêque. Celui-ci a témoigné sa reconnaissance et sa soumission au Saint-Siège. [...] Bossuet écrit à M. de Paris : « …on imprime le livre [de Fénelon] partout [...] le nouveau bref lui donne de l'autorité par sa seule ambiguïté. » » (v. CF, chronologie).

marche sans être aidée. Ils ont dit que l’herbe était foulée au droit de la muraille derrière la haie, ils y menèrent des hommes, apparemment pour servir de témoins. Je n’y ai jamais vu qu’un gros chat qui y passe continuellement. Je n’ai pas fait semblant de rien apercevoir, quoiqu’on dit cela fort haut afin que je l’entendisse, faisant des menaces en l’air. Je n’ai rien pris pour moi, connaissant mon innocence et laissant tout à Dieu. Je ne dis mot et laisse tout faire.

Voilà des lettres, avec la copie de ce qu’on dit que j’ai signé à Vincen[nes], qu’on ne m’a donnée que du temps après que j’ai eu signé, sans me permettre de lire ni confronter rien. Enfin vous voyez les lettres de M. Tronson, et comme je fus obligée d’écrire, dès le commencement, par l’extrême impression que j’avais qu’on ne m’avait mise ici que pour m’en imposer, au cas qu’on me mette en justice, comme on le prétend, dès qu’on aura amassé, dit-on, tout ce qu’on cherche. Le N. [curé] me dit un mot qui me parut effroyable dans la bouche d’un p[rêtre], qui était qu’on ne me mettait pas en justice parce qu’il n’y aurait pas de quoi me faire mourir. Puis, en se ravisant, il ajouta : « Mais il est vrai qu’on peut toujours vous faire une punition proportionnée, etc. » Il m’avait juré sur sa part de paradis que je ne serais ici que trois mois, qu’on ne m’y ferait point de suppositions. Sa part de paradis est bien perdue, [206r°] si Dieu a égard à un serment si fol et si faux ! Le tut[eur][Chevreuse] a bien des lettres qui pourraient me servir, et il faudrait retirer des mains de M. Tronson les lettres qu’on lui a confiées. Madame de No[ailles] en a aussi, qu’elle a tirées par adresse.

Je voudrais, pour moi, me laisser faire mon procès sans me défendre, mais comme je crains de faire tort à la piété, mandez-moi le sentiment du tut[eur], si je dois me laisser condamner sans me défendre. On m’amènera une foule de témoins, d’infâmes créatures qui n’étant ni récusées ni confondues, tout passerait pour vrai et constant, car il se faut attendre à tout. Je voudrais aussi savoir si, après les choses qui sont arrivées, je dois me confesser à N. [le curé]. Je crois que je ne le dois pas, et il me paraît qu’il y a quelque chose d’indigne d’aller à confesse à un homme qui me suppose chaque jour des crimes et auquel je n’entends jamais dire vrai. Je n’ai rien voulu faire sur cela sans avoir un conseil. Faites-moi donc réponse. N. a emmené avec lui, dans son voyage, le Père de ces filles qu’il met dans une réputation de filles admirables, quoiqu’elles en soient bien éloignées, afin de donner plus de force aux faux témoignages que celle-ci fera. Dieu sur tout. Je viens de recevoir une lettre de l’ecclésias[tique] qui paraît très affligé, disant qu’on me suppose milles choses fausses et que la résolution est prise de m’enfermer pour le reste de mes jours dans la tour d’Angers : Dieu sur tout ; qu’on a fait courir le bruit que l’on m’a remise à Vincennes et que N. [le curé] est allé. Je vous prie de tâcher de découvrir s’il est à Angers. N. se vante qu’il aura mon argent sans billet tant qu’il voudra. Je vous prie qu’on n’en donne plus, car m’enfermer dans une tour et disposer de mon argent pour me faire maltraiter, il n’y a pas d’apparence. Il en veut user de la sorte pour faire croire que je serais toujours ici. Après que  [f°206v°]  N. a fait son coup, il est allé en campagne, il espère que je crois ne me plus trouver8. J’oubliais de vous dire qu’il m’a dit : « Le vin n’est pas bon au goût, mais ne laissez pas d’en boire, il est stomachal. » !

A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°204v°].

8Phrase peu claire : le curé espère t-il avoir jeté dans le trouble la prisonnière (qui d’ailleurs est à bout, doutant de ce qu’il faut faire et demandant conseil à Chevreuse) ?  Ou bien, compte tenu de la phrase suivante : « Il espère, que je crois, ne me plus trouver », espérant sa mort.

417. A LA PETITE DUCHESSE. Juillet 1697.

Puisque vous voulez, ma très c[hère], que je vous mande de mes nouvelles, je vous dirai que, comme je n’ai bu du vin qu’à trois repas et avec une grande quantité d’eau, j’en ai moins de suites fâcheuses. Il m’est resté dans la poitrine une impression de chaleur, comme d’excoriation. Comme j’ai bu extrêmement d’eau pour apaiser le feu qui me dévorait, cela m’a fort enflée. Je prends des bouillons de veau au bain-marie avec du cerfeuil pour me désenfler, mais je suis exposée  à tout ce qu’il plaira à Dieu. Je pris avant hier de l’orviétan1 : cela me causa de grandes douleurs sans que j’en sache la cause, si ce n’est quelque combat. Depuis cet accident, il m’est resté une chose singulière que je ne comprends pas ; c’est une agitation d’entrailles ou de rate ; je ne sais ce que c’est, mais cela remue continuellement comme si j’avais deux enfants très forts.

On bouche et ferme tout. On veut faire croire que je ne suis plus ici et faire de moi ce qu’on voudra. Ils sont sûrs de cette fille ici à laquelle ils feront dire et faire ce qu’il leur plaira. Je conserve un grand silence sur tout ce qu’on fait, ne faisant pas semblant de l’apercevoir, et je suis fort en paix parce que j’appartiens à Dieu et qu’il est trop juste qu’il fasse de sa victime ce qu’il Lui plaît, et quoique je sois dans de si étranges mains, je suis dans les Siennes. J’ai perdu bien de la récréation en perdant presque les yeux, car je ne puis travailler. Je file assez gros et sans trop regarder, car ma vue est si faible que je ne peux lire du tout. Je suis bien aise qu’on retourne dans son diocèse1a. C’est lundi la Madeleine, souvenez-vous-en !2 Ne témoignez rien sur N. : il ne vous en servira pas moins bien, mais qu’il ne sache rien de notre commerce. Je crois bien que le commerce des créatures [207r°] ne peut être que pénible, et c’est une grâce que Dieu vous fait parce qu’Il vous veut toute pour lui. J’écris à diverses reprises à cause de mes yeux.

Depuis ceci écrit, il m’a pris de grandes douleurs dans le corps avec la fièvre. Ce vin montait d’abord à la tête ; depuis que j’en ai bu, j’ai toujours la bouche amère et échauffée ; cela m’a donné du dégoût de tout ce que je mange, que je trouve amer. Je vous prie, si je meurs ici, je vous ferai avertir de venir avec un chirurgien pour me faire ouvrir, tirer mon cœur, l’embaumer et le mettre entre les mains de qui vous savez3. J’attends ce service de notre amitié. Prenez courage, il vaut mieux aller par l’amertume du calvaire que par la douceur du Thabor : suivons Jésus, nu sur le calvaire. C’est un bien pour vous que vous ne trouviez que de la peine dans les créatures, car elles vous amuseraient. Poursuivons dans le chemin de la foi et de la croix, où tout est d’autant plus pour Dieu qu’il y a moins pour nous. Je vous embrasse.

Un des hommes qui a goûté le vin, a été trouver l’ecclésiast[ique] dont je vous envoie encore une lettre, pour lui dire qu’il était obligé en conscience de l’avertir qu’on avait apporté ici du vin que quiconque en boirait, mourrait ; qu’il y mîs ordre. Il l’a mandé de vive voix par la jard[inière]. Voyez ce qu’il mande. La prospérité de M. de M[eaux] m’effraye, loin que je lui porte envie. On fait courir le bruit que je suis au château d’Angers à cause de mes fourberies. Voyez les circonstances : on commence par vouloir m’ôter mes filles ; voyant qu’elles ne me veulent pas quitter, on les maltraite ; ensuite, on m’impute des crimes, on me renferme plus à l’étroit ; on m’envoie du vin emp[oisonné], on me dit que je le trouverai mauvais au goût, mais que je ne laisse pas d’en boire ; on me charge encore d’outrages ; on s’en va ensuite, et l’on me garde à vue depuis ce temps afin que je ne puisse avertir personne.

1aFénelon quitta Paris le 3 août pour arriver à Cambrai le 9.

2Anniversaire important pour Madame Guyon, v. sa Vie dont les événements importants coïncident souvent avec l’anniversaire de sainte Madeleine, 22 juillet : plaie amoureuse en 1668 (Vie, 1.10.5), contrat de vœux dressé par la mère Granger en 1672 et renouvelé chaque année (Vie, 1.19.10), celle de la mort de son mari en 1676 (Vie, 1.22.7), fin de la nuit mystique en 1680 (Vie, 1.28.1), arrivée à Gex l’année suivante (Vie, 2.1.10), veille de son retour à Paris en 1686 (Vie, 3.1.3)…

3Fénelon bien sûr ! pratique assez fréquente à l’époque.

Obligez-moi de ne pas laisser mon cœur entre leurs  [207v°]   mains : depuis qu’il est à Dieu, il n’a jamais brûlé d’un feu étranger. Une circonstance du vin que j’omets, c’est que je mandai que j’en trouvais ici d’excellent à cent francs la feuillette, mais que je prie qu’on me mande si je n’en pourrais pas avoir à meilleur marché. Sans me répondre, on m’en envoie promptement à cinquante francs la feuillette ! Toutes ces circonstances sont fortes.   

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°206v°].

1Drogue inventée par Ferrante d’Orviéto, en vogue au XVIIe siècle.

419. A LA PETITE DUCHESSE. Août 1697.

N. sort d’ici, il m’a dit qu’il venait de Bourges. Je n’ai fait semblant de rien. Il m’a dit qu’il fallait ôter mes affaires des mains de M. Le L1 - cette proposition m’a surprise -, et les donner à ma fille. J’ai esquivé la réponse, mais je n’en ferai rien. Cela me fait voir qu’il a du dessein. Pour moi, je laisse tout à Dieu : Il fera ce qu’il Lui plaira de ce qui est à Lui. Ne pourriez-vous parler à ma fille, sans lui laisser sentir que je vous écris, mais sur les choses que vous savez du dehors, afin qu’elle prenne avec lui des précautions ? Je ne vois plus presqu’à écrire. Il m’a fort parlé du mauvais état des affaires de M. de C[ambrai]. Savez vous ce qu’est devenu le pauvre père La Combe  ?

Depuis ceci écrit, cette fille qui me garde, a dit à mes filles que N. [le curé] lui avait dit que le vin était trop bon, et qu’il le renverrait quérir en bouteilles lorsqu’il viendrait quelque personne de qualité au séminaire, et un grand galimatias auquel elles n’ont rien répondu, sinon que je ne m’en plaignais pas. Aujourd’hui samedi, cette fille est venue, elle m’a dit : « N. dit hier qu’il ferait prendre notre vin en bouteille lorsqu’il viendrait des gens de qualité ». Je lui ai dit : « Vous savez, mademoiselle, ce qu’on  [208r°]   nous a dit du vin -  Ma foi çà, qu’elle dit, je ne lui en ai pas parlé. » Je lui ai dit de le prendre en bouteille si loin à loin et, « achetant chaque bouteille, comme vous dites, le vin se gâterait moins. Mandez à M. N.2 qu’il ne s’en fasse point de peine, que je n’y pense pas, et que ceux qui l’ont vendu se sont peut-être mépris ; que j’aimerais mieux perdre encore cinquante écus qu’il y pensât et s’en fît quelque chagrin ; que s’il le veut retirer tout à fait, je paierai le remuage et les autres frais ; qu’il fasse ce qu’il lui conviendra. » Je crois que je ne pouvais pas faire autre chose. Mandez-moi votre pensée.

A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°207v°]. 

1M. le Lieutenant ?

2Indéterminé.

420. A LA PETITE DUCHESSE. Août 1697.

Je ne vous écrivis pas dimanche, je ne pouvais encore le faire. Il m’arriva, il y eut lundi huit jours, deux accidents en même temps : je tombais et me pensais rompre la cuisse ; on dit que j’en serai incommodée quarante jours, je boite fort. Ensuite une mouche-guêpe vint me piquer le bras : elle était si venimeuse qu’on croyait que je perdrais le bras ; il s’enfla depuis les doigts jusqu’au coude avec une rougeur et dureté horribles, il était tout noir. Pour moi, je crus que c’était un bar[aquin]. Cela augmentait tous les jours à vue d’œil. Je m’avisai de dire à m[on] p[etit] M[aître] : « Si vous n’avez pas agréable que j’ai écrit mes écrits, faites-moi perdre le bras, et je les ferai brûler, sinon guérissez-le ! » Il l’a guéri. Ceux à qui l’on a fait voir mon bras croyaient que c’était une morsure d’autre bête, d’autant que j’avais des maux de cœur, mais m[on] p[etit] M[aître] m’a guérie tout d’un coup. Il n’y a plus que la marque.

L’ecclés[iastique] m’a mandé qu’on avait envoyé à R[ome] une condamnation du livre de M. de C[ambrai], signée  de quatre évêques, douze docteurs de Sorbonne, entre lesquels il y en a deux réguliers. Il m’a aussi mandé qu’on avait défendu à N. [Fénelon] d’écrire à pp. [au duc de Bourgogne]. Mandez-moi des nouvelles.

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°208].

421. A LA PETITE DUCHESSE. Août 1697.

Bien loin que l’exil1 m’ait fait de la peine, j’en ai eu une joie que je ne puis vous exprimer. Vous savez que je vous avais mandé que, dès que le parti serait pris d’aller à son diocèse, qu’il serait en  [208v°]   paix et remis à sa place. Comme il n’avait pas le courage de le faire, Dieu l’a fait de Son autorité : Il n’a permis l’état terrible, où vous l’avez vu avant cela, que pour mieux faire connaître la différence et confirmer la parole que j’avais donnée de Sa part qu’il serait en paix. Prions tous incessamment et disons tous la prière d’Esther et de Mardochée pour lui, afin que Dieu inspire le chef de Son Église, car c’est tout ce que nous devons souhaiter.

Ne vous étonnez pas de votre faiblesse : il faut que nous sentions tous ce que nous sommes, et que nous ne voulions pas être fortes lorsqu’Il nous laisse dans notre faiblesse. Bon courage, ma très ch[ère]. Oh !

1Eloignement de la Cour. Parti le 3 août, Fénelon arrive à Cambrai  le 9. Mme Guyon ignore que c’est par un ordre du Roi.

portez toutes ces dispositions crucifiantes en abandon, sans connaître ni sentir l’abandon. Souffrez les réflexions importunes, mais ne donnez lieu à aucune. Dieu est plus puissant que toutes les puissances : ayons recours à Lui, faisons dire quelques messes à Notre-Dame et en l’honneur de saint Michel. Peut-être que Dieu Se contentera de nous avoir humiliés sans vouloir nous perdre tout à fait. Ne négligeons pas les menues dévotions puisque Dieu me les met au cœur. Soyons petits en cela comme en tout le reste. Si Dieu en inspire d’autres à quelques-uns, qu’on les suive ! Car Dieu veut quelquefois ces choses qui, loin de nous faire sortir de notre abandon, l’augmentent. N. [Fénelon] sera bien plus en état de faire les choses à présent qu’il sera rétabli dans sa place. J’admire la bonté de Dieu qui nous arrache ce que nous n’avons pas la force de Lui immoler. Soyons donc à Dieu malgré tout ce qui peut arriver et ne donnons pas la victoire au démon par notre infidélité. Que chacun se renouvelle et fasse dire des messes selon son pouvoir. Il en faut faire dire au Saint-Esprit et ne cesser de prier afin que le démon ne soit pas le plus fort. Ô mon Dieu, nous sommes vos enfants et votre héritage, que vous vous êtes acquis d’une manière particulière, ayez pitié de ce qui est à vous, n’abandonnez pas vos saints aux bêtes de la terre1a. Bon courage ! Je vous embrasse de tout mon cœur.

Je voudrais bien que S[a] S[ainteté]2 sût les refus qu’on lui a fait d’aller à R[ome]. Le grand vicaire3 ne serait-il pas homme à se laisser gagner ? Le P[ape] ne pourrait-il point demander au R[oi] de laisser venir M. de C[ambrai] lui-même, et ne pourrait-on point lui insinuer cela ? Si je dis une folie, n’importe !

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°208], « août 1697 ».

1a Ps. 73, 19.

2Le rétablissement des noms adopté est probable.

3Chanterac (envoyé à Rome).

422. A LA PETITE DUCHESSE. Août 1697.

J’ai une peine de ce qu’on reprend le vin très grande, non à cause de la perte, mais parce que je crois qu’on a  de mauvais desseins.

Je crois que vous m’avez communiqué votre tristesse sans que j’en sache la cause. [Je] veux croire M. de V. être1 tout ce que N. dit, mais il est certain qu’il n’a pas grâce pour vous autres, lui qui même s’est séparé de sa famille1a d’une manière si éclatante, préférant ce qu’il

1Archaïsme : être = est.

1aLa congrégation des Missions.

appelle « mouvements » et que j’ai toujours remarqué être esprit de nature, à tout ce qu’on lui a pu dire. D’où vient que même Rem., qui est celle pour laquelle il peut y avoir grâce, souffre de si horribles peines lorsqu’il suit ses prétendus mouvements : s’ils ne sont pas sûrs pour lui-même, comment le seraient-ils pour une famille2 qui n’a nulle relation avec lui ? Même, depuis deux ans et demi que N.3 se conduit par lui, elle n’a plus eu de liaison avec moi, et je trouve que cela fait un peuple4 différent. Dieu nous appelle à mourir à nous-mêmes et à nous renoncer ; ce n’est point là sa voie, et jamais homme ne fut moins souple ni moins petit, ce qui n’empêche pas que je ne fusse prête à consentir qu’on préférât sa lumière à la mienne. Notre conduite n’est pas de suivre des mouvements extraordinaires, mais la conduite de la Providence, qu’on suit pas à pas. Lorsqu’on est pressé de se déterminer et qu’on n’a pas le temps de demander conseil, alors en se recueillant intérieurement, suivre son mouvement, à la bonne heure, ou bien aller son chemin lorsque rien n’arrête, mais aller par des enthousiasmes, c’est [f°209v°] le moyen de s’égarer. Vous voyez que la Providence nous mène à son but, comme il lui plaît.

Ne songez point au mariage de M. votre fils : dans le temps Dieu vous donnera ce qui vous conviendra. Laissez agir la Providence. Laissez penser à N. ce qu’il voudra sur cela ; il a ses vues, c’est un défaut, mais un défaut qui, venant de l’envie d’être plus à Dieu, quoiqu’il lui empêche une certaine aisance, ne déplaît pas à Dieu. Il est bon et fidèle. Pour ce qui est de votre N. et du N., je les marierais et ne les renverrais pas d’abord, de peur de les scandaliser, mais si dans la suite ils vous servent mal, je les renverrais ; mais il faut les marier sans délai et ne pas souffrir que Dieu soit offensé chez vous.

Je ne veux plus que vous soyez triste, bon courage. Dieu sait bien ce qu’il vous faut. Lorsque la privation de quelque chose vous peine, c’est une marque que nous y tenons, et Dieu purifie cela afin que nous possédions après les mêmes choses sans attache. Ne vous étonnez pas de votre peine, portez-la de votre mieux, sans vouloir démêler ni sentir votre soumission, lorsque Dieu vous la cache. Je ne garde pas vos lettres un moment. Je vous embrasse de tout mon cœur.

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°209].

2La famille spirituelle du cercle quiétiste.

3Indéterminée.

4Faire un peuple : constitue une communauté (le sens moderne se constitue progressivement au XVIIIe siècle). Rey.

423. A LA PETITE DUCHESSE. Août 1697.

C’est une ruse pour empêcher qu’on aille à R[ome]. Au nom de Dieu, qu’on poursuive à R[ome] avec toute la vivacité et la paix possible, mais qu’on ne retarde par un moment le voyage du grand vicaire1. Il faut pousser à R[ome] comme s’il n’était pas question d’ici, et écouter ici comme s’il n’était pas question de R[ome]. Je vous assure que ce n’est qu’artifice, il n’y a rien de sincère dans leur procédé. Ecoutons, mais surtout allons à Rome2. Il peut et doit faire incessamment le mandement qui explique son livre3, et si c’est ce qu’ils demandent, ils seront contents. Il peut même promettre d’expliquer dans la seconde édition les endroits qui ont paru obscurs à ceux qui n’entendront jamais les voies de Dieu, parce que toutes entrées leur en sont [f°210r] fermées. Je conjure donc qu’on aille à R[ome], et que la négociation d’ici ne ralentisse rien de ce côté-là. Vous avez affaire à des gens passionnés et rusés. Devant que j’eusse signé l’écrit de M. Tronson, M. de Chartres me fit dire qu’il viendrait lui-même me dire la messe et me communier ; dès que je l’eus signé, on me déclara de sa part qu’il ne m’en croyait pas moins mauvaise, et que cette signature était l’effet de mes artifices ordinaires. Voyez le fonds qu’on peut faire sur de tels esprits.

La paix que Dieu a rendue à N. [Fénelon] marque Sa volonté. J’ai bien de la joie de ce que vous me mandez du grand vicaire, je prie Dieu de lui donner Son Esprit et je l’accompagnerai par mes prières. J’espère que notre Maître l’aidera, que saint Michel le couvrira de son bouclier et que le saint Enfant, qui est la Parole éternelle, mettra dans sa bouche les paroles de Vie, pourvu qu’il le Lui demande. Prions tous pour cela, mais je vous prie qu’on ne dise pas un moment de poursuivre à R[ome]. Le diable est enragé. M. de Ch[artres] a cru prendre N. par promettre de lui conserver sa place [sic] ; mais sa place est Dieu, et si Dieu veut lui conserver l’autre, leurs efforts seront faibles. Ne vous étonnez pas de votre état, allez sans savoir où. Je vous embrasse mille fois. J’ai un vomissement qui ne me quitte pas depuis hier ; c’est pourquoi je finis.

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°209v°].

1Chanterac, qui était déjà grand‑vicaire de Cambrai, lorsque Fénelon le choisit en 1697 pour son agent à Rome, dans l'affaire des Explications des maximes.

2En toutes lettres, signe de l’importance accordée à cette démarche à Rome.

3Il s’agit bien entendu de Fénelon et de son livre Explication

424. A LA PETITE DUCHESSE. Août 1697.

Je vous assure que j’ai bien de la peine de la faiblesse et de la mollesse de N. [Fénelon], mais il en sera puni par tout ce qu’il fait. Il a affaire à des gens qui ne sont forts que lorsqu’il craint, et qui craignent lorsqu’on est résolu. Cela vous fait bien voir que la véritable force est en Dieu. Ce n’est point être humble que de ramper, mais l’humilité s’accorde avec la générosité d’âme. Si cela empêche qu’il n’envoie promptement à R[ome], ce qu’il faut [faire], ce sera céder à Bar[aquin] tout pur. On se moque de ses lettres, et on les regarde comme celles d’un homme qui a peur. Cela me fait bien pitié. Ma consolation est que j’espère qu’il aura un jour honte de lui-même [f°210v°] et que cela lui ôtera un peu de sa hauteur.

Pour récompenser la fille qui me gardait du mauvais traitement qu’elle m’a fait, on la fait générale de sa société1. Il en vient une autre de Loudun. Je ne sais ce que ce sera, mais elle ne peut faire pis. Je suis malade. J’attends de vos nouvelles. Il m’est venu fortement dans l’esprit que M. de Cha[rtres] n’entretenait commerce avec N. [Fénelon] que pour voir le tour que l’affaire aura à R[ome]. Si elle va mal pour N., il doit s’attendre à mille indignités de leur part ; si elle va bien pour lui, ils feront avec lui quelque accommodement au préjudice de R[ome], afin de le décrier en ce pays-là et de le rendre ridicule. C’est là ce que je crois. N. [le curé]  couve quelque dessein contre moi. Dieu sur tout. Il a fort prévenu ma nouvelle gardienne, mais je la crois bien moins mauvaise que l’autre. Elle dit que si l’on croyait qu’elle eût la moindre estime pour moi et que j’en fusse contente, on ne l’y laisserait pas trois jours.

Depuis ceci écrit, cette fille a fait entendre à Manon qu’elle serait obligée, par obéissance, de faire des choses qui me déplairaient ; elle ne veut pas dire ce que c’est, mais je crois que c’est pour ôter mes filles. Ils en font encore venir une. Je crois qu’ils comptent de me laisser seule en pension chez elles. Je vois bien que je dois m’attendre à d’étranges choses. Dieu sur tout. N. sort d’ici. Il ne m’a pas grondée.

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°210].

1Elle succède donc à Mme Sauvaget de Villemereuc, comme supérieure de la congrégation dite de saint Thomas de Villeneuve.       

425. A LA PETITE DUCHESSE. Peu après le 15 Août 1697.

N. [le curé] vint la veille de la Vierge et comme le vin n’est plus ici, il commença à nous faire sentir sa cruauté. Il ne parle qu’à confesse. Il dit à Manon, qui y fut la première, qu’il fallait qu’elle s’en allât et qu’on voulait mettre d’autres filles auprès de moi, et qu’il la ferait rendre à ses parents ; elle dit qu’elle n’avait point de parents. Cela la saisit si fort qu’elle ne put dire autre chose ; elle revint près de moi plus morte que vive. Il ne dit rien à la petite Marc, parce qu’il compte, à cause de la faiblesse de son esprit, d’en faire ce qu’il voudra.

Après je fus à confesse. Il me dit qu’il avait obtenu de M. l’arch[evêque] que je communierai le jour de la Vierge. Ensuite il me dit que M. de C[ambrai], par son opiniâtreté, [f°211 ] avait enfin obligé qu’on le fit chasser de la Cour et qu’on l’avait envoyé dans son diocèse. Je lui dis : « Oh ! que j’en suis aise ! Que le bon Dieu soit béni : il aura plus de temps pour L’aimer et Le servir, étant hors de ce fracas ». Il m’a dit : « Son affaire est à R[ome], il en sera mauvais marchand, on la renverra ici aux prélats ». Je ne lui répondis rien.

Il me fit ensuite l’éloge de mon frère1, puis il me parla des sujets qu’on avait de me maltraiter. Ensuite il me dit en m’insultant : « Votre patience est-elle à bout ? »,  voulant faire entendre que je n’avais qu’à me préparer à bien d’autres choses. S’il m’ôte mes filles, c’est pour m’en donner qui fassent ce que le vin n’a pas fait, et ils se feront un mérite de cela devant Dieu et devant les hommes. Je vous avoue qu’une telle tyrannie de m’ôter des filles qui, du moins, ne sont ni des traîtres ni espionnes, pour m’en donner auxquelles on fera dire ce qu’on voudra, m’a serré le cœur. Ma confiance est en Celui qui voit les tyrannies.

Je vois, par cet homme-ci, la rage des autres : ils ne feront, par leur négociation, qu’empirer tout s’ils [le] peuvent, et assurément quelque jugement qu’il y ait à R[ome]. Je ne voudrais pas sortir des mains du Saint-Père pour me mettre dans les leurs. Je vous embrasse mille fois. N. [le curé] dit à Manon qu’on avait chassé M. de C[ambrai] à cause de la rébellion, et que c’était moi qui faisais tous les maux, faisant entendre qu’il m’en fallait punir. Vous me demandâtes si je voulais du lin, je le refusais, car je ne filais pas alors ; à présent que mes mauvais yeux m’empêchent de faire autre chose, si vous m’en voulez envoyer par N., vous me ferez plaisir. J’avais envie de filer de la soie et de m’en faire de l’étoffe : mandez-moi votre avis. Vous ne m’avez rien répondu sur le P[ère] L[a] C[ombe].

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°210v°].

1Dominique de la Motte.

426. A LA PETITE DUCHESSE. Août 1697.

Je ne crois point que vous deviez cesser de nous voir rarement comme vous faites, à moins d’une défense absolue, et les précautions feraient songer à ce qu’on ne pense pas. Il n’arrivera de tout [f°211 v°] ceci que ce que Dieu a résolu de toute éternité. Si la croix est un bien, nous devons aimer et respecter ceux qui y ont part. Comment N.1 est-elle si bien informée que l’abbé de Beau[mont ?]2 n’est point dans tout cela, s’il ne s’en est expliqué lui-même ! S’il l’a fait, que dites-vous de cela ? Dans quelle situation d’esprit est pp.3 sur l’exil de N.  [Fénelon] et sur tout le reste ?

Je ne crois pas que vous ayez besoin de tant de réflexions pour vous corriger. Une attention simple le fera mieux. Votre esprit, vif de lui-même, s’y embarrasserait beaucoup et vous remarquez aisément que, lorsque vous êtes mal, vous réfléchissez plus que lorsque vous êtes bien. J’espère que Dieu vous assistera. Ne soyez plus triste, je vous en prie. Je comprends que vous ne convenez pas en tout avec les personnes avec lesquelles vous êtes, mais la séparation du corps est toujours un grand bien. Je sens quelquefois d’ici l’amour-propre et l’appui en soi4. J’espère que Dieu vous aidera et qu’Il achèvera son oeuvre en vous. Allez donc simplement, et croyez que je suis incapable de déguiser mon sentiment sur ce qui vous regarde. Soyez fidèle sans connaître votre fidélité, et renoncez-vous en tout selon la lumière actuelle. Lorsque vous ne connaissez rien, demeurez en repos, mais dès que vous apercevez quelque chose en vous, ou une lueur seulement de vous renoncer en quelque chose, suivez-la fidèlement. J’espère que Dieu n’abandonnera pas ce qui est à Lui et que, si nous ne triomphons pas en cette vie, Il triomphera en nous. C’est tout ce que nous devons souhaiter.

J’ai songé cette nuit des choses qui m’ont fait une impression de vérité très forte. Il me semblait que je voyais M. Pyrot [Pirot], qu’il me faisait fort froid ; je lui ai dit, comme c’est la vérité, que j’avais été fort fâchée qu’on m’eût rendu de mauvais offices auprès de lui, que,

1Toujours inconnue.

2 L’abbé de Beaumont, « panta », fut associé à Fénelon, en 1689, en qualité de sous‑précepteur du duc de Bourgogne. La disgrâce qui accabla, au mois de juin 1698, les amis de Fénelon, obligea l'abbé à se retirer à Cambrai, où l'archevêque le fit son grand‑vicaire. Il peut s’agir aussi de l’abbé de Beaufort, lié à une Noailles mais bien disposé envers Fénelon, cf. C.F., t. V, p. 116 sv.

3Le petit prince, le duc de Bourgogne.

4Noter la capacité de Mme Guyon à ressentir de loin l’état intérieur des gens qui lui sont confiés.

 quoique que j’eusse toujours remarqué qu’il faisait des efforts pour me faire rester à Vincennes, que néanmoins je ne m’étais pas plainte de lui et que j’avais témoigné au c[uré] de S[ain]t S[ulpice] [la Chétardie], lorsqu’il vint, [f°212] que ma peine était que lui, M. Py[rot], croirait que je ne serais pas contente de lui. Il ne me nia pas qu’il avait fait son plan de me faire rester à Vincennes, mais que néanmoins j’étais mieux entre ses mains qu’en celles de N. Je lui ai demandé : « D’où vient que M. Lar [de La Reynie] était si irrité contre moi ? » Il m’a répondu qu’il ne l’était qu’autant que N. [le curé] le faisait être5. Il s’en est allé, et il me semble que N. était dans le même lieu. Il l’a fait demander, il est venu, j’étais cachée dans un coin. M. Py[rot] a demandé à N. : « Comment êtes-vous content de N.6 » ? Il a répondu avec des gestes et des manières inexprimables plus mal qu’on ne peut dire, et je voyais que ses gestes et la manière dont il disait cela, faisait plus croire de mal de moi que tout ce qu’on en a jamais dit. Je lui ai dit, sortant du lieu où j’étais :  « Je vous atteste au jugement de Dieu ; c’est devant le Juge redoutable que je vous cite, et c’est à Lui que je demande justice de votre malice ». A mesure que je lui parlais, il me semblait que son habit de prêtre se changeait en de gros haillons de linge sale. On m’a dit : « Fuyez, car vous êtes dans les plus mauvaises mains que vous puissiez jamais être ».

Je me suis éveillée là-dessus. J’avais songé auparavant que ma sœur, la religieuse qui est morte7, me disait : « Fuyez, et vivez plutôt dans des cavernes de pain sec que d’être en de telles mains. Vous ignorez les maux qu’il vous prépare ».

Depuis ma lettre écrite, N. [le curé] a parlé au jard[inier] et lui a fait de grandes caresses, lui demandant s’il n’avait point porté de lettres de ma part ; il lui a dit que non. Il lui a dit : «  Si l’on vous en donne, apportez-la moi, je vous donnerai un écu. Cela ne vous fera point d’affaire, car je la lirai, la cachetterai, vous la reporterez et vous m’apporterez la réponse dont je vous donnerai trente sous ; et je la lirai et je la recachetterai de même ». Le jard[inier] lui a dit qu’il ne portait point de lettres et n’était pas un fripon. Cela [f°212 v°] n’a pas laissé de me faire de la peine, quoique je croie bien que s’ils n’étaient pas fidèles, ils ne diraient pas ces choses. Dieu sur tout. 

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°211].

5« Et quoiqu’il [La Reynie] me parlât fort honnêtement, je remarquai qu’on l’avait fort prévenu contre moi. » (Vie, 4.1).

6Madame Guyon.

7Marie-Cécile (1624-1664), l’ursuline appréciée de la jeune Jeanne-Marie Guyon.

427. A LA PETITE DUCHESSE. Août 1697.

Je crois que l’unique parti qu’il y ait à prendre est de joindre les deux lettres ensemble : d’en donner l’une sans l’autre, ce n’est rien faire ; de donner l’une après l’autre, vous y voyez du risque ; le parti sûr est donc de les joindre ensemble. N. [le curé] cherche de tous côtés s’il ne peut rien attraper contre moi. Enfin, il est réduit à soutenir que je me suis échappée et qu’il a de bons témoins comme on m’a vu courir dans Paris, que j’ai été réfractaire aux ordres du r[oi] et qu’après une telle chose, je ne puis jamais avoir ma liberté. Jugez comment moi qui ne puis marcher, qui suis restée boiteuse de ma chute, qui suis enfermée, [alors] qu’on a fait hausser les murs, condamner toutes les portes de notre côté, je puis avoir été à Paris courir les rues ! Apparemment je ne les ai pas courues pour rien, et après les témoins qui disent que je les ai courues, il y en aura [pour] d’autres choses. Cette fille ici est une bonne fille qui a de l’intérieur, scrupuleuse, mais on ne l’y laissera guère. N.1 et d’autres filles de leur société viennent l’intimider, la prévenir comme si j’étais un monstre. Mais, jusqu’à présent, elle ne cesse pas d’avoir pour moi de l’amitié. Non que je voulusse mettre son amitié à l’épreuve en quoi que ce soit ; au contraire, je suis plus précautionnée avec elle. Je sais de bonne part que N. [le curé] a des gens apostés à notre porte ; ainsi, soit que vous y soyez ou n’y soyez pas, il ne faut pas qu’on aille chez nous ; cela est de conséquence tout à fait, car il n’y aurait mauvais traitement qu’on ne prît prétexte de faire, et l’on mettrait dehors les bonnes gens. C’est demain le 25, on menace beaucoup, je ne sais quel est le dessein qu’on a, mais Dieu sur tout. Je vous embrasse mille fois. Je crois que vous deviez m’écrire un mot par N.2 car il paraît peut-être extraordinaire que vous m’ayez abandonnée, et cela [f°213] peut le faire soupçonner ; je le crois nécessaire. Je voudrais bien avoir la vie de sainte Catherine de Gênes, elle était parmi mes livres, envoyez-la moi par la jard[inière], cachetée. Si vous ne l’y trouvez plus, le tut[eur] m’en donnera bien une, par charité.

Depuis ceci écrit, j’ai appris bien des nouvelles. La fille qui disait n’avoir rien voulu signer contre moi, a signé un certificat faux comme [quoi] j’ai passé par une brèche qu’elle ne savait pas et que j’ai été

1Probablement la sœur précédente qui est devenue supérieure.

2Le porteur des lettres.

3La Vie et les Œuvres de sainte Catherine de Gênes, trad. par Jean Desmarets. Nous avons comparé sa « troisième édition revue et corrigée » chez Michallet, Paris, 1697, à une précédente (ainsi qu’à la traduction de Poiret). Mme Guyon utilisa probablement cette édition de Desmarets.

courir à Paris. Pour cette fausseté, elle a été faite généralissime de sa société, et sur ce même certificat qu’on a fait voir au r[oi], il y a un ordre nouveau, signé, de me transférer, je ne sais si c’est à Angers ou à Chartres, je ne l’ai pu savoir. Dieu est partout. Je crois qu’on ne m’y donnera point mes filles. J’espère que Dieu me sera tout. Si je ne puis plus vous écrire, vous saurez que je n’y suis plus. Toute à vous en notre Maître. Voilà des lettres qui me sont d’une extrême conséquence à garder, mais comme j’ai peur qu’on ne nous fouille, je vous les envoie pour être serrées avec les autres. La suite fera voir qu’on en a besoin. Adieu.

Depuis ceci écrit, N. [le curé] est venu voir la fille qui me garde, sans me voir. Il lui a défendu de laisser jamais communier dans la chapelle, parce qu’il ne veut point absolument qu’on y communie, que je suis4 un diable incarné ! Je lui ai dit qu’il était impossible que je me confessasse jamais à un homme qui me croyait si méchante ; lorsque je ne me confesserais pas de pareille chose, je ne crois pas le pouvoir en conscience, et il n’y a personne qui pût jamais me faire autant de mal que lui. 

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°212v°].

4Style indirect libre. Sens :  [Parce] que je suis…

428. A LA PETITE DUCHESSE. Septembre 1697

Vous m’avez bien consolée, ma très ch[ère], de me mander que la lettre n’a point été décachetée. L’homme ne revint qu’à près de trois heures après midi ; cela, joint avec l’état où je trouvais la lettre, me fit croire ce que j’appréhendais. Je ne crois pas qu’il soit à propos que vous renvoyiez le gouverneur de N. Faites venir l’autre ; après l’avoir vu, examinez son caractère d’esprit ; [f°213v°] vous pourrez alors reprendre celui-ci auprès de vous, comme il y était auparavant, et faire demeurer celui que vous prendrez auprès de N comme vous le projetez. Nous sommes en un temps où il ne faut faire aucun éclat.

Pour vos défauts, quoique M de C[ambrai] vous en reprenne avec âpreté et humeur1 comme c’est là sa manière, ne laissez pas de les croire en vous, mais ne vous en tourmentez pas pour cela. Attendez [plutôt] de Dieu que de votre industrie, et faites comme je vous ai marqué. Je n’approuve pas qu’il les dise aux personnes que vous me marquez ; ne laissez pas d’en porter l’humiliation en paix. Ne souhaitons jamais qu’on nous croie meilleurs que nous ne sommes. Pour la lumière présente qui nous est donnée, lorsqu’elle vous porte à quelque chose de bon de soi ou qui va contre votre naturel, suivez-la sans examen, car ces sortes de lumières et de grâces perdent lorsqu’on veut les examiner. Allez simplement ; plus vous irez simplement, plus vous irez bien. Ne disputez jamais sur vos défauts avec qui que ce soit qui vous les dise ; si vous les avez, c’est un bien qu’on vous en avertisse ; si vous ne les avez pas, outre qu’on ne vous fera point de peine en vous les disant, c’est que cela ne peut vous nuire de les croire, pourvu que vous ne vous entortilliez pas en réflexions et que vous ne vous découragiez pas.

Comme je crois que ce n’est pas par hauteur que vous ne goûtez pas N., je n’ai rien à vous dire : Dieu donne grâce pour les uns, qu’il ne la donne pas pour les autres ; de plus, il se peut mêler en elle beaucoup de nature. Cependant, lorsqu’elle veut être en silence avec vous, faites-le par petitesse et ne vous prévenez pas contre2. Dieu pourrait accorder à votre petitesse ce qu’Il ne donnerait pas pour la personne. Lorsque Dieu s’est servi autrefois de moi pour ces sortes de choses, j’ai toujours cru qu’Il l’accordait à l’humilité et à la petitesse des autres plutôt qu’à moi, car j’ai vu que ceux qui n’étaient pas disposés ne l’avaient pas. Si Jésus-Christ [214r°] a voulu cette disposition en ceux qui l’approchaient, combien plus doit-elle être en nous ! Car il avait le pouvoir suprême en Lui-même.

C’est pour vous obéir que je vous mande mes pensées, ne prétendant pas que vous y fassiez d’autre fond que celui que Dieu vous y fera faire. Mais surtout ne vous attristez pas. Ne croyez pas venir à bout de vos affaires tout d’un coup et à force de bras ; la petitesse, la patience envers vous-même, la confiance en Dieu, la désoccupation de vous-même, l’occupation de Dieu est ce qu’il vous faut. Je vous aime bien tendrement. J’aime mieux vous voir méprisée pour vos défauts que de vous voir applaudie : l’un est bien plus glorieux à Dieu que l’autre. Il ne laissera pas, si votre cœur est toujours bon et droit, de faire en vous Son œuvre. Je continuerai le commerce par la femme, puisqu’ils sont sûrs. Aimez-moi toujours ; Dieu le veut. Pax nobis. Envoyez-moi du papier et de la cire. Adieu. Je fais bien de l’encre, mais je ne sais pas faire du papier !    

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°213].

a fit (craindre biffé) croire

1Nous n’avons pas relevé de lettre traduisant cette âpreté.

2La petite duchesse pouvait donc transmettre la grâce dans un cœur à cœur silencieux, comme Mme Guyon. La suite de la lettre est importante. Elle pourrait avoir succédé à Mme Guyon ; v. notre note portant sur ce sujet qui reste ouvert, à la lettre n° 222 détaillant les « emplois » au sein du cercle et adressée en octobre 1694 à Nicolas de Béthune-Charost. Voir aussi C.F., t. XIV-XV, notamment t. XV, p.182, 184 et surtout t. XV, p.215-216.

429. A LA PETITE DUCHESSE. Septembre 1697.

Vous verrez par les deux lettres ci-jointes les mesures que nous devons prendre, et vous y verrez encore plus la malice de la fille qui me garde qui fait consulter sa servante sur des prétendues commissions que je lui ai données à son insu, ce qui est faux comme le démon, car cette fille qui lui a été envoyée du diocèse de Chartres, il y a environ quatre ou cinq mois, est de la part du grand vicaire de Chartres, dont je me défie si fort qu’on ne lui parle jamais. Il est aisé de voir par là qu’on veut m’imputer le vin dont je n’ai pas ouvert la bouche. Je vous prie de bien garder les lettres que je vous envoie avec les autres1. Non contents de cela, ils ont dit devant témoins que nous avions rompu tous les arbres de leur jardin. Il y eut, durant les grands vents, un abricotier [f°214v°] qui ne tenait à la muraille qu’avec de la paille, le vent l’abattit ; ils disent à présent que c’est nous qui l’avons rompu et le montrent, et sur cela on fait une muraille pour nous empêcher d’aller au jardin. Je laisse tout faire sans dire une parole. Elles tourmentent sans cesse pour faire parler, viennent regarder au nez pour remarquer la contenance, se cachent derrière des arbres pour écouter ce qu’on dit et harcèlent continuellement ; cela est pénible, mais j’espère que Dieu soutiendra jusqu’au bout ce qui est Sien. Qu’Il en dispose selon Sa sainte volonté, il est trop juste qu’Il fasse de Sa victime une victime consommée. Je ne contredirai pas aux paroles du saint. Défiez vous de G.2 : je vous prie qu’il n’ait nulle trace de notre commerce. Ne dites rien de ce que je vous mande là-dessus à mademoiselle man.3, mais agissez prudemment, parce qu’ils ne connaissent rien. Je m’attends aux dernières extrémités à voir la malice aussi complète qu’elle est. La paix de l’âme gît dans l’abandon sans réserve entre les mains de Dieu. Lui seul voit toutes ces choses : une personne à laquelle on impute tout ce qu’on veut et qu’on met hors d’état de défense, qu’on enferme et qu’on opprime au point que vous savez. Réponse mardi sans faute.  

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°214].

1Au cas où Madame Guyon ne sortirait pas vivante.

2Inconnu.

3Inconnue.

430. A LA PETITE DUCHESSE. Septembre 1697.

Les trois lettres de l’ecclési[astique] dont il est parlé ci-dessus sont avec l’original. 

N. [le curé] est venu, il paraissait très irrité. Le tonnerre gronde, j’attends l’orage. Il est fort en colère contre la petite Marc de ce qu’elle ne s’en est pas allée, et il menace. Il semble que Dieu a puni la fille qui nous garde de ce qu’elle a connivé1 pour la faire enlever. Le lendemain, les plus beaux arbres fruitiers se trouvèrent coupés et àa terre, si net que la scie ne pouvait le faire, et plusieurs hommes n’auraient pu les rompre, et quand ils l’auraient fait, il y aurait eu des éclats. Elle dit d’abord  [f°215]   qu’on les avait rompus, mais lorsqu’elle les vit de près, elle vit bien que cela était impossible. N. [le curé] me dit que M. de C[ambrai] avait écrit des lettres fort humbles, comme voulant dire en apparence, mais qu’il y avait des choses qui avaient beaucoup déplu et qu’on avait écrit contre lui des lettres très fortes. Je lui dis qu’il fallait que le torrent eût son cours, que ces choses-là étaient comme des maladies ; il a répondu que si son livre avait été fait il y a trente ans, qu’on n’y eût pas pensé. M. de M. sera premier aumônier de madame la Dauphine2. Je ne sais comme cela se nomme.

 Je ne sais rien de nouveau à vous mander. Je suis restée boiteuse : j’ai le nerf de la cuisse raccourci. Je ne sais comme cela est arrivé, car je ne tombais que de la douleur que je me fis à la cuisse en marchant. Cela fut si prompt que je ne sais comme cela s’est fait. J’attends de vos nouvelles. Vous ne me mandez rien ni de R[ome], ni des affaires de M. de C[ambrai]. D’où vient cela ? J’y prends beaucoup d’intérêt. Lorsque le g[rand] vicaire3 sera arrivé, il faut faire dire neuf messes au Saint-Esprit ; je vous prie, n’y manquez pas. Je vous embrasse mille fois. Qu’est devenu le P[ère] A[lleaume] ?

 L’ecclésiasti[que] m’a mandé qu’il me répondait du ja[rdinier] et de sa femme, que ce sont des gens pleins de probité et d’honneur. La fille qui me garde vient de me dire, tout éplorée, qu’elle s’en allait, qu’elle n’avait fait tout ce qu’elle avait fait que parce qu’on lui avait ordonné absolument, qu’elle avait de l’honneur et de la conscience, que je le verrais, que si elle avait voulu trahir l’un et l’autre, elle ne s’en irait pas. Je lui ai dit que le plus fort était fait, qu’on était accoutumé à elle, que je la priais de ne s’en pas aller. Elle a dit que je ne savais pas tout, et qu’il s’en

1été de connivence (forme déjà rencontrée une fois).

2Bossuet deviendra aumônier de la Dauphine en novembre.

3Chanterac, envoyé par Fénelon à Rome.

fallait bien que le plus fort ne fût fait, et qu’elle voyait des choses bien terribles ; que pour elle, elle n’espérait point de fortune, qu’elle ne voulait pas blesser sa conscience.  [f°215v°] Qu’est-ce que cela veut dire, si ce n’est qu’on la sollicite à rendre un faux témoignage pour avoir lieu de m’ôter d’ici et me renfermer, après m’avoir ôté mes filles ? Je vis tout ce qu’il y a de plus noir, hier, dans les yeux de N. [le curé]. Dieu sur tout.

Depuis ceci écrit, la fille qui me garde m’a encore abordée, elle m’a paru très embarrassée, comme une fille qui a fait quelque mauvais coup, qui en voit les suites plus grandes qu’elle ne pensait. Elle fut hier à l’archevêché, apparemment qu’on tira d’elle plus qu’elle ne voulait. Elle m’a dit qu’elle s’en allait pour laisser passer l’orage, et enfin qu’il m’allait arriver des choses bien terribles, qu’elle n’y avait point de part. Elle m’a fait entendre qu’on m’allait ôter mes filles, m’a fort exhortée à la patience. J’ai toujours répondu qu’on pouvait m’ôter celles-là, mais que je n’en recevrai point de leurs mains, que je savais bien que ce n’était pas l’intention du r[oi] qu’on fît de telles violences, mais que j’abandonnais tout à Dieu, qu’il ne m’arriverait que ce qu’Il voudrait. Elle m’a fait entendre qu’on m’accusait d’étranges choses, mais qu’il fallait des preuves4.  

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°214v°].

a « et à » à la place d’un mot illisible..

4L’année 1697 voit de grands efforts déployés pour trouver la preuve d’une liaison charnelle avec Lacombe. On forgera la fausse lettre de ce dernier qui sera présentée à Madame Guyon dans une entrevue mémorable, v. Vie, 4.5.

431. A LA PETITE DUCHESSE. Septembre 1697.

Je savais bien que N.1 avait dit hautement que personne n’approuvait ma conduite, qu’elle [n’]y avait été qu’opposée ; que, quelque chose qu’on fît de moi, ni ma famille ni nul autre ne s’en mêlerait, et le faisait entendre même sur le procès. Cela leur a donné cœur de tout entreprendre. Exprimez-moi ses regrets : est-ce de m’avoir vue, ou sur quelque chose mal à propos que je leur ai dit ? Tous le font-ils unanimement ? Et n’y en a-t-il point à qui la croix de Jésus-Christ ne soit pas une occasion de scandale ? Qu’ils se souviennent combien celui qui est à présent si persécuté2 et moi, nous nous sommes livrés à l’humiliation -, Dieu a exaucé ce qu’on a demandé -, en faisant un livre avec

1L’inconnue (pour nous) !

2Fénelon.

bonne intention qui lui a attiré ce qui n’était alors que sur moi3. Plût à Dieu qu’en me faisant mon procès, je pusse souffrir pour tous ! Plût [f°216] à Dieu que, par la mort la plus dure, je pusse leur apprendre à souffrir, et le mérite de la croix! Il est impossible d’appartenir totalement à Jésus-Christ sans souffrir des opprobres pour Lui, ou l’évangile est faux.

N. ne nous épargne pas. Il dit qu’il nous a à vue pour tâcher de nous convertir, mais qu’ayant connu notre opiniâtreté, il n’a plus voulu nous voir. Lorsqu’on parle de nous, il dit : « Oh ! pour celle-là, elle va bien debitoribus4 à gauche. » Quel ridicule terme ! Si on avait un peu d’amour pour Dieu, ayant vu la persécution si clairement décrite dans l’Apocalypse, avec quelle joie ne souffrirait-on pas ! Mais il paraît bien que c’est nous que nous avons aimés, et non Dieu en Lui-même et en nous. Je Le prie qu’Il soit notre force et notre paix au Saint-Esprit5 ; on n’en peut trouver que dans l’abandon de notre volonté en celle de Dieu. Ceux qui sèment la prudence de la chair en recueilleront les fruits dès cette vie, parce qu’ils ne seront pas crucifiés avec Jésus-Christ ; mais ceux qui sèment le pur amour sincère recueilleront la croix : cette dernière croix même n’est arrivée que pour avoir voulu se justifier. Si l’on me fait mon procès, je suis résolue de ne pas répondre un mot, car on ne le fera qu’en donnant des juges apostats, comme les témoins. Ainsi je tâcherai d’imiter mon Maître. Peut-être sont-ils bien aise de faire courir le bruit, afin de dire que c’est avec raison qu’on me retient. Mais peut-être craindraient-ils plus le procès que moi, car ils ne savent pas que je me tairai, et je pourrais prouver des choses qui leur feraient tort : le vin6, etc. Mais quoi qu’il arrive, mon cœur est préparé. Le peu de fermeté qu’on a pour Dieu est plus affligeant que les plus grandes peines. Laissons triompher les autres, et triomphons par notre humilité et notre patience.

Je ne sais pourquoi on ne peut avoir d’argent. N. [le curé ?] en veut sans que je donne un billet. Ne savez vous point comme cela va ? J’ai peur qu’il n’ôte mes [f°216v°] affaires à M.C.T.a pour disposer de mon bien et de moi à leur gré. Il n’y a rien qu’on ne doive attendre de cet homme-là. Ce bon prêtre m’a envoyé un écrit latin, il y a deux jours, que

3L’Explication des maximes des saints, publiée le 29 janvier 1697.

4Et dimitte nobis debita nostra, sicut at nos dimittimus debitoribus nostris : Et pardonnez-nous nos offenses comme nous les pardonnons à ceux qui nous ont offensés. (Paroles du Pater).

5Paix en le Saint-Esprit.

6Empoisonné.

 je lui envoyai parce que je ne l’entendais pas. Il m’écrit ce que vous voyez. Brûlez sa lettre après l’avoir lue.   

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°215v°].

a Lecture incertaine de ces initiales : « Mon Cher Tuteur » ?

432. A LA PETITE DUCHESSE. Septembre 1697.

Puisque les choses vont comme vous les dites sur le petit ch.,laissez-la donc à N. ; pour le grand [ch.], il faut la laisser penser d’elle ce qu’elle voudra. Dieu, pour retenir les âmes faibles à Son service, permet qu’elles aient quelquefois de grandes idées de leur grâce : c’est encore beaucoup, dans le temps où nous sommes, qu’on ne quitte pas tout à fait [la voie]. Voyez-vous le grand ch. ? Je suis surprise, sans l’être, de votre sœur ; je suis ravie que N. lui soit utile. Je prie Dieu qu’elle y prenne assez de confiance pour ne quitter pas tout à fait la voie de Dieu. Quant on ne tiendrait qu’à un filet, on ne s’échappe pas si le filet ne se rompt.

Pour nous, ma très ch[ère] avec laquelle j’ai tant d’union, il faut que vous soyez un ver de terre que chacun foule aux pieds, et c’est par là que vous deviendrez conforme à notre cher et divin petit Maître. Ne soyons rien afin qu’Il soit tout, mais rien devant Lui, devant les yeux des hommes et à nos propres yeux. Comment votre sœur pense-t-elle sur moi ? Vous ne m’en dites rien. Ceux qui veulent être quelque chose, Dieu leur laisse être quelque chose, mais ceux qui veulent bien être tout à Lui, Il leur fait n’être rien. Il les traite comme Il a été traité Lui-même. Ce sont les plus heureux, quoique plus malheureux en apparence : les premiers tremblent de la crainte seule d’une humiliation qu’ils n’auront jamais, et les autres sont en paix au plus fort de l’humiliation même. Si nous avions les yeux ouverts, nous verrions que ce qui nous paraît hideux parce que nous avons les yeux fermés, nous paraîtrait charmant et tout divin.

     J’ai trouvé la lettre pastorale admirable1. Je laisse à part ce qui peut me regarder. Plût à Dieu que, par la condamnation même que mes meilleurs [f°217] amis feraient de moi, l’intérieur fût connu pour ce qu’il doit être, suivi et embrassé ! Il y a des passages admirables pour le pur amour, et je voudrais de tout mon cœur que cette lettre fût vue à

115 septembre 1697 : Instruction pastorale de Mgr l’archevêque duc de Cambrai sur le livre intitulé Explication des maximes des saints (Œuvres complètes (Gosselin), 1851-1852, t. II, p. 286-328).

Rome. Je vous envoie deux lettres de M. l’abbé de la Trappe, il y en avait encore une de  l’abbé Testu, qui soutient celles de M. l’abbé de la Trappe jusqu’à dire que les lettres pleines de zèle seront mises dans le procès de sa canonisation. Elle est tout à fait maligne, mais je ne l’ai pas fait transcrire à cause qu’elle est fort longue, et que j’ai peine à avoir du papier. Il promet de faire une dissertation sur les lettres de ce grand saint, c’est ainsi qu’il appelle M. de la Trappe, le comparant à saint Benoît qui employait son zèle contre les hérétiques de son temps et même qui donne des avis au pape Eugène. Elles sont bien emportées, ces lettres, pour un saint, et si M. de M[eaux] traite saint Bonaventure de petit moine sur ce qu’il dit de l’intérieur, comment doit-on appeler l’abbé de la Trappe ?  Renvoyez-moi les Fondements de la Vie Spirituelle 2 sans retardement. La fille qui me garde les a vus, elle me demande à les voir. Je ne sais que dire.

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°216v°].

2[Surin], Les Fondements de la Vie spirituelle tirés du livre de l’Imitation […], composé par I.D.F.S.P. [Jean de Sainte-Foi, prêtre], Paris, 1669.

433. A LA PETITE DUCHESSE. Septembre 1697.

Je ne sais que vous répondre, ma tr[ès] ch[ère]. Je n’ai au  cœur ni pour ni contre. Je crois néanmoins que M. de C[ambrai] devrait différer cette impression1 si elle peut faire le fracas, [et] qu’on ait décidé à Rome, car si on décide pour2, la décision d’elle-même raccommodera dans son diocèse les esprits prévenus. Si on décide contre, alors une explication, et son humble soumission, fera, je crois, le même effet. D’ailleurs, il faudra faire la lettre pastorale ou d’autres ouvrages conformes au sentiment du Saint-Siège, car je ne crois point du tout que le pape condamne absolument, voyant la soumission de M. de C[ambrai] ; mais il pourra ordonner d’expliquer son livre de telle et telle manière, d’en supprimer certains endroits. Si j’avais su qu’on eût fait ce

1La grande bataille autour de l’Explication des maximes des saints est en cours : en décembre Fénelon publiera la Réponse […] à la Déclaration de Mgr l’archevêque de Paris, de M. l’évêque de Meaux et de M. l’évêque de Chartres (Œuvres complètes, t. II, p. 329-382) [la Déclaration des trois évêques, du 6 août, avait été publiée en septembre], et la Réponse à l’ouvrage de M. de Meaux intitulé Summa doctrinae (Œuvres complètes, t. II, p. 382-402) en décembre (cf. Le Brun : Fénelon, Œuvres, t. I, « chronologie »).

2En sa faveur.

 livre, j’aurai prié de ne se point presser, mais de faire un livre très étendu, soutenu de tous les passages positifs des saints3. Mais la chose étant faite, [f°217v°] je crois qu’il faut temporiser, montrer des manuscrits aux plus éclairés et voir après l’arrivée du grand vicaire [Chanterac] à R[ome] comme les choses iront. Ne précipitons rien et attendons plus de Dieu que de notre industrie. J’espère que sa soumission, sa petitesse, etc., feront tout l’effet dans son diocèse qu’on en peut souhaiter. Dieu a voulu confondre son propre esprit afin qu’il ne s’appuie que sur Lui seul.

Je vois souvent N. [le curé] dans une grande fureur contre moi. Je vous aime plus que je ne peux dire et je veux que vous m’aimiez : Dieu le veut. Si vous ne m’envoyez de la cire et du papier, je ne pourrai plus écrire.

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°217].

3Fénelon en avait préparé, mais Noailles jugea que cela alourdissait les Justifications et les fit retirer.

434. A LA PETITE DUCHESSE. Septembre 1697.

Je ne crois point du tout que vous deviez vous captiver et vous géhenner1 dans ce silence. L’Esprit de Dieu est libre et je ne crois point du tout que Sa grâce soit attachée à fermer les yeux et à ne point ...a L’Esprit de Jésus-Christ est bien loin de toutes ces observations prudentes que fait la dame2, et si elle s’admire si fort, Dieu ne l’admire guère, car Il ne compte que ce qui est simple, petit, candide et innocent.

Marchez avec votre simplicité et ne vous embarrassez pas des autres. Ne mandez point à N.3 ce qu’il a dit4 ; cela ne servirait à rien qu’à décharger la nature oppressée. Dieu vous suffit. Profitez des avis qu’il vous donne, du moins en pratiquant l’humilité, et souffrez une certaine irritation du sentiment que cela cause, en paix, sans sentir la paix. Je crois que Dieu aura soin de vous et qu’Il accordera à votre simplicité ce qu’Il refuserait à une prudence affectée. Jeûnez la veille de saint Michel5. Ceux que vous voyez le peuvent faire sans que cela paraisse, car c’est maigre.

1 Vous captiver et vous géhenner : vous enfermer et vous torturer.

2Madame de Maintenon.

3Fénelon ?

4Ce qu’il a demandé ?

5Le 29 septembre.

Ne vous inquiétez pas même lorsque vous manquez à ce que l’on vous dit, ayant une vraie volonté de le faire. Attendez tout de Dieu et rien de vous, et reprenez un nouveau courage pour mieux faire une autre fois, sans vous laisser gagner à la réflexion. Quand je vous parlerais, je ne vous connaîtrais pas mieux : Dieu  [218 r°]  ne le  permet pas, c’est assez. Je vous embrasse. D’où vient que vous ne me voulez pas envoyer du papier et de la cire? 

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°217v°].

a Illisible.

435. A LA PETITE DUCHESSE. 28 Septembre 1697.

J’ai envoyé jeudi aux Th[éatins], et on n’y était pas. Je ne sais que faire, car il n’est point à propos qu’on aille chez vous. Voyez donc si vous voulez que je n’envoie plus du tout, car l’hiver, N.1 ne pourra aller là, et il n’y a pas moyen d’envoyer chez vous : je crois que N. [le curé] y fait épier. Si elle ne trouve personne dimanche et jeudi, je n’y enverrai plus.

La rage de N. [le curé] contre moi passe ce qui s’en peut dire, jusqu’à faire entendre que c’est une vraie excommunication, que je suis hérétique, retranchée de l’Église. Il défend que s’il me prend quelque mal subit, comme apoplexie et le reste, de faire venir de prêtre, et qu’il vaut mieux me laisser mourir sans sacrements. Ils croient que personne ne saura ce qu’ils font, mais Dieu le sait, cela suffit. Je crois bien que notre commerce va finir, car N. ne pouvant aller l’hiver aux Th[éatins], et ne pouvant envoyer chez vous de crainte qu’on n’épie, je ne sais que faire. Ils ont conclu qu’on me laisserait ici et qu’on ferait savoir qu’on m’a renfermée, après m’avoir excommuniée pour toute ma vie parce qu’on a découvert en moi, depuis peu, des choses horribles. Ils en parlent par ce pied à cette fille qui me garde, lui faisant entendre que cela est exécrable. Consultez si, en conscience, je puis m’y confesser. Je vous aime bien. Demain, saint Michel, je ne communierai pas2.   

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°218].

1La porteuse des lettres.

2Probablement à la suite de la défense du curé de laisser communier une hérétique.

436. A LA PETITE DUCHESSE. Octobre 1697.

Je crois, autant que je le peux conjecturer, que N.1 est la confidente à laquelle M. de B.2 fait ces sortes de déclarations. Vivez avec elle à votre ordinaire. Si elle voulait rentrer de plein  cœur dans l’union avec moi, elle retrouverait la paix et le large, et elle ne ferait plus de semblables écarts.

N. a pris l’écrivain Maillard3. [218v°] Je sais qu’on lui fait faire des écritures. C’est un grand faussaire qui en contrefait de toutes sortes, et ce fut sur une lettre qu’il fit, en contrefaisant mon écriture, qu’on me mit, il y a dix ans, à Sainte-Marie. Dites-moi qui sont ceux qui sont ébranlés, et qui vous croyez qui serait disposé à croire toutes ces faussetés machinées qu’on ne veut pas qui viennent à ma connaissance, de peur que je ne fisse connaître la vérité.

Faites, où vous voudrez, la neuvaine au Saint-Esprit et communiez-y, je vous en prie. Je vous aime bien. Ne vous étonnez point de vos sécheresses intérieures : Dieu veut que nous Le servions à nos dépens. Je vous suis bien unie. Que fait le petit ch. ? On n’est guère propre à la soutenir dans de pareilles dispositions. Le père A[lleaume] est exilé à N. Je n’ai point besoin d’habits, j’en ai fait faire pour mon hiver. Si vous avez la bonté de m’envoyer des noix confites, que ce ne soit pas par le N.4 [que] nous craignons non sans fondement ; cependant, j’en ai besoin l’hiver à cause de mes fréquents vomissements. Faites surtout comme vous voudrez. C’est Fam[ille] qui a voulu que je vous mandasse cela. N’oubliez pas sainte Catherine de Gênes,je vous en prie, et de m’envoyer avec, par la femme, un livre couvert en parchemin, qui sont les œuvres de saint Denis [Denys], qui sont parmi mes livres, et les Secrets sentiers de l’amour divin. C’est ce bon ecclésiastique, à qui j’ai mille obligations, qui en a affaire. Voilà la lettre latine qu’il m’a donnée, que je vous envoie. N. [le curé] sort d’ici, il m’a fait les airs les plus doux, des protestations de m’honorer. J’ai à dire ses différents personnages. Il m’a dit que je lui envoyasse une lettre pour vous : je le ferai.

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°218].

1Toujours inconnue.

2Indéterminé.

3Mari de la Maillard.

4par le porteur.

5Œuvre du capucin Constantin de Barbanson (cité dans les Justifications) intitulée : Les secrets sentiers de l’amour divin esquels est cachée la vraie sapience céleste et le royaume de Dieu en nos âmes, « composés par le P. Constantin de Barbanson prédicateur capucin et gardien du convent de Cologne, édités en 1623 chez Jean Kinckius libraire à Cologne ». Cet ouvrage, réédité en 1932, doit être complété  par l’Anatomie de l’âme et des opérations divines en icelle, ensemble qui fut édité après sa mort, en 1635, à Liège.

437. A LA PETITE DUCHESSE. Octobre 1697.

Je ne suis point surprise que vous ayez remarqué la fausseté de N. [le curé]. C’est la première chose qui me sauta aux yeux : il me faisait des sermons horribles de choses, dont il me disait ensuite le contraire. Cela m’effraya, et je vous mandai d’abord ce qui en était, et je fus d’une étrange surprise lorsque vous me mandâtes [f°219] que c’était un saint.

 J’espère que Dieu soutiendra sa cause à R[ome]. S’Il ne le fait pas, c’est que la fin des souffrances n’est pas encore arrivée. Est-ce que personne ne prend soin d’instruire R[ome] de la cabale et de la vérité ? Les j[ésuites], pour qui tiennent-ils ? Tout le mal que N.1 fait aux religieux et religieuses ne leur ouvre-t-il pas les yeux ? Il défend de se confesser aux religieux, et mille choses de cette sorte. Quand est-ce que la lettre pastorale de M. de C[ambrai] paraîtra ? N’y aurait-il pas moyen de la voir ? Croyez-vous qu’on reçoive sans murmurer la déclaration du mariage ? Mandez-moi ce qui en est, et n’entrez jamais en nulle confidence avec N. D’où vient qu’on n’envoie pas la traduction latine2 ? Cela me fait de la peine : un si long retardement ne peut que tout gâter. Vous ne me mandez point de vos nouvelles ! Je vous prie de m’en faire savoir, et de mademoiselle votre fille. Je ne me porte pas trop mal. Je suis restée boiteuse. Je songeais, il y a deux ou trois nuits, que saint Pierre me parlait avec tant de bonté ; je souhaite qu’il inspire cet esprit à son successeur3 et qu’il lui fasse voir clair au travers de l’horrible nuit de la malice. Je vous embrasse. Envoyez-moi les livres que je vous ai demandés.

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°218v°].

1On pense à un janséniste ou à Boileau ?

2De l’ouvrage de Fénelon, à Rome.

3Innocent XII.

438. A LA PETITE DUCHESSE. Octobre 1697.

Ce bon ecclési[astique] m’a mandé que N.[Bossuet] avait fait un mandement latin contre M. de C[ambrai], mais qu’ayant vu la lettre pastorale, il s’est mis en retraite pour y répondre1. Il m’a envoyé une lettre de M. de C[ambrai] à un de ses amis2, que j’ai trouvée très belle, et une en réponse, que j’ai trouvée d’un tour diabolique. On a promis à monsieur de Meaux qu’il serait cardinal. On ne fait point de doute que le livre de M. de C[ambrai] ne soit condamné à R[ome] à cause de la forte cabale. Pour moi, je suis persuadée que le Saint-Père sera de quelque ménagement, voyant la docilité de l’auteur et le venin de la cabale3. Les trois Eusèbes4 font tous leurs efforts contre Athanase [Fénelon], mais s’il souffre à présent, s’il est même condamné par l’artifice de ses ennemis, sa mémoire sera en bénédiction au ciel et sur la terre. Mandez-moi quelles nouvelles vous avez de ce pays-là5,  [f°219v°], ce que le gr[and]   v[icaire] pense et fait là. C’est un déchaînement effroyable. Il me semble que je crois revivre les temps de saint Athanase et de saint Chrysostome6. M. de C[ambrai] est-il en paix en lui-même ? Comment porte-t-il toutes ces choses ? Je prie Dieu de lui donner la force nécessaire pour cela. Tout le monde s’en mêle, afin de faire sa cour. Lorsque N. [le curé] parle de M. de Cha[rtres], il ne l’appelle que le saint. Défiez-vous de lui, je vous en prie : c’est un renard. Considérons que M. de C[ambrai]   est traité comme J[ésus]-C[hrist] et par des personnes semblables. Mandez-moi tout ce qui regarde cette affaire, car j’y prends bien de l’intérêt. J’en apprends plus du bon prêtre7 que de vous, quoique vous deviez en savoir plus que lui. Ne nous lassons pas de prier Dieu ; peut-être ne rejettera-t-Il pas toujours nos prières !

Voilà une lettre de l’ecclés[iastique] ; il a voulu savoir mon sentiment sur la lettre de M. de C[ambrai]. Je lui ai mandé que je la trouvais pleine

1S’agit-il de la Summa doctrinae qui paraît en octobre 1697 ? Non car Madame Guyon découvrira ce texte « abominable » par la suite. S’agit-il du traité latin intitulé Mystici in tuto sur l’oraison passive, auquel Fénelon répondit par une Lettre de la fin octobre 1698 ? Du traité latin intitulé Schola in tuto sur la charité, auquel Fénelon répondit par une autre Lettre ce même mois d’octobre 1698 ? Pour suivre la séquence des « questions (Bossuet) – réponses (Fénelon) » de toute cette période v. Fénelon, Œuvres I, 1983, chronologie en tête de volume.

2Lettre de Fénelon à un de ses amis du 3 août 1697.

3Ce qui effectivement se produira, le pape Innocent XII adoucissant la condamnation de l’Explication des maximes des saints par une réponse sensible au mandement de Fénelon acceptant le bref Cum alias.

4Les trois évêques Noailles, Bossuet et Godet des Marais, auteurs de la Déclaration du 6 août 1697 (publiée en septembre) contre l’Explication des maximes…

5Rome.

6Saint Athanase (v. 295 – 373), ascète et évêque d’Alexandrie ; saint Jean Chrysostome (v. 350 – 407), déposé puis banni en Arménie et enfin sur le Pont : il mourut en route, épuisé par des marches forcées.

7Le  « Bon prêtre » reste inconnu.

 de l’Esprit de Dieu, et l’autre pleine d’une aigreur artificieuse. Il m’est venu souvent dans l’esprit que si M. de C[ambrai] avait eu plus de fermeté dans les commencements et n’eut pas voulu gagner les évêques, les choses eussent mieux été : ils ont abusé de sa bonté. Mais Dieu tirera Sa gloire de tout. Il me paraît qu’il devrait éviter à présent d’invectiver contre les personnes intérieures et même contre moi. Je sais que cela lui peut faire tort envers les honnêtes gens, qui croiraient que la faiblesse le lui ferait faire. Sa lettre au pape a plu à tous les gens sans prévention. J’espère que Dieu lui fera tout faire pour le mieux.

Il faut vous dire toutes mes folies. Il y a plus de huit mois que j’ai dans la tête que c’est un sort qu’on a donné à M. V. F.8 ; c’est ce qui, je crois, fait sa maladie. Bar[aquin] est enragé de ce que vous êtes fidèle à Dieu, et j’entrevois ce que je ne dis pas. Si M de C[ambrai] venait jamais à Paris, il faudrait qu’il lui dise les prières que l’Église dit en pareil cas. Qu’est-ce que les médecins disent de cette maladie ? Voilà une couronne de saint …a pour lui mettre sur la tête. Si vous lui mettiez, bien cacheté, le portrait du P[ère] L[a] C[ombe]  que vous avez9, peut-être cela lui serait-il utile ? Si cela ne sert de rien, il ne lui fera pas de mal. Je vous aime bien tendrement, aimez-moi toujours. Il ne faut pas que N. quitte le petit ch.  Si elle [f°220] parlait au père L’emp.10, elle saurait ses sentiments. C’est un homme franc, ne le croyez-vous plus ? Que fait madame de Ma[intenon]  ? 

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°219].

aUn mot difficile à déchiffrer : Ovide ? !

8 Monsieur votre frère ?

9Voilà qui dit bien l’estime que Madame Guyon avait pour le P. Lacombe. Cette estime perdurera, comme le montre les lettres adjointes à l’édition de la Vie, puis le culte que lui rendront les cercles guyonniens.

10Lempereur ? « Un père minime, qui est de mes amis… » (Lettre 85 du 5 septembre 1693).

439. A LA PETITE DUCHESSE. Novembre 1697.

N. [le curé] vint me confesser la veille de la Toussaint. Il me parla fort des prétendus crimes, mais il me dit que cela n’était pas bien clair, qu’il y avait un certificat d’une personne fort élevée en dignité qui disait ces choses horribles dont il était témoin. Je lui dis qu’il fallait donc ou qu’il me fût venu voir, ou que j’eusse été chez lui, et que cela ne pouvait être ; que si on me disait de quoi il s’agit, que je ferais peut-être bien voir le contraire.

Je crois que c’est de M. de Grenoble ou du général des chartreux. Il dit que ce dernier avait fait la vie de M. de Genève, où il mettait des choses horrible du p[ère l[a] C[ombe] et de moi1. Il me dit une chose du P[ère] l[a] C[ombe] envers l’évêque, qui est en fait très fausse, car l’évêque me l’a contée lui-même, et c’était avant que je fusse en ce pays-là : c’était une chose qui marquait le discernement de l’Esprit de Dieu en le père.

Ensuite il me dit qu’on avait fait voir à madame de M[aintenon] quantité de chefs d’accusation et de certificats contre moi, et me fit entendre qu’on m’ôterait d’ici. Je lui dis que mon cœur était préparé à tout, trop heureuse de donner ma vie pour Celui qui l’a donnée pour moi. Ensuite il me dit qu’il s’agissait aussi de ma foi, que tout ce que j’avais signé n’était point sincère, et qu’il me voulait faire voir le livre de M. de C[ambrai] et une lettre pastorale qu’il avait faite. Enfin je compris qu’il voulait m’obliger de condamner le livre de M. de C[ambrai]. Je ne fis pas semblant de le comprendre, et je suis résolue, s’il m’en parle, de lui dire que ce n’est pas à moi de condamner des évêques, que je me contente de condamner ce que le pape condamne et d’approuver ce qu’il approuve, que je ne signerai rien de ma vie, que tout ce que je signerai de nouveau aurait le même sort que ce que j’avais signé, et qu’on n’aurait pas plus de raison de le croire sincère. Si je dois dire autre chose, vous me le ferez savoir. Il y a un endroit dans la lettre pastorale qui ne m’a pas plu, c’est sur le trouble  [220v]   involontaire de Jésus-Christ2. Vous en pénétrez les raisons.

Je vous recommande ces bonnes gens cet hiver. Votre charité ne peut être mieux employée : elle est grosse, et trois enfants, son mari ne fait rien l’hiver, et je sais de bonne part qu’il a refusé deux conditions fort bonnes, ne voulant pas me quitter. Le P[ère] l[a] C[ombe] est resté où il était, il a souffert de grands besoins, présentement que je ne le puis assister ; c’est ce qu’on m’a fait savoir. C’est ce bon prêtre qui sait qu’il souffre beaucoup, je ne sais par qui. Mais ces nouvelles sont très sûres.

1Il s’agit de l’ouvrage du général des chartreux Dom Le Masson, Vie de Mgr d’Arenthon d’Alex.

2Le trouble avant la Passion. V. Instruction pastorale de Mgr l’archevêque duc de Cambrai sur le livre intitulé Explication des maximes des saints, du 15 septembre 1697, Œuvres complètes (Gosselin), 1851-1852, t. II, p. 286-328 : « […] XIX. Plusieurs personnes ont été mal édifiées de trouver les termes de trouble involontaire, dans un endroit de mon livre où il est parlé de la peine intérieure de Jésus-Christ. Ceux qui ont ajouté ces termes dans mon livre, ont voulu dire seulement que le trouble de Jésus-Christ, qui était volontaire en tant qu’il était commandé par sa volonté, était involontaire en ce que sa volonté n’en était pas troublée. Mais je n’ai aucun intérêt de défendre cette expression, qui ne vient pas de moi. Ceux qui ont vu mon manuscrit original en peuvent rendre témoignage […] »

Ne témoignez point que vous le connaissez. M[adame] Van. 3 m’a écrit par N. [le curé] une lettre très adroite où, sans qu’on puisse rien voir, elle me fait savoir la misère du P[ère] l[a]C[ombe], et me mande que, malgré sa pauvreté, elle lui a fait tenir quelque chose, mais bien peu. Cela m’afflige de ne pouvoir l’aider. Il faut tout abandonner à Dieu. C’est le temps des martyrs du Saint-Esprit.

Le bon prêtre m’a mandé que le bailli de l’archevêché, parlant de moi, avait dit que j’avais couru les rues de Paris depuis peu, que M. de C[ambrai] m’était venu voir, qu’il était venu des hommes, de nuit, me voir ici, et bien d’autres choses, qu’on attendait la décision de R[ome] pour savoir ce qu’on ferait de moi, et que je devais bien prier Dieu qu’on ne trouvât pas que j’écrivisse, que je serais perdue sans ressource, qu’on voulait perdre M. de C[ambrai]. Monsieur de Meaux a encore envoyé à R[ome] son neveu4 avec un docteur, prévôt de l’église de M[eaux] autrefois, auquel on a donné une abbaye. Il commence à reparler de mes voyages, et loin d’en dire le motif, il dit des choses affreuses. Ils croient être sûrs de la condamnation du livre de M. de C[ambrai]. Ils ont fait signer quantité de docteurs et des faux témoins contre M. de C[ambrai]   pour le calomnier.

J’oubliais de vous dire que le bon ecclési[astique] m’a mandé que c’était une dévote qui disait toutes ces choses, en laquelle on a une créance entière. Elle est à présent à prier Dieu de lui révéler le jour et l’heure où M. de C[ambrai] m’est venu voir, ceux où j’ai été courir à Paris, et les nuits que les hommes sont venus, et lorsqu’on les [f°221] saura, on me convaincra. Ce bon prêtre me demande si je ne sais qui est cette dévote5 ; vous savez bien qui elle est, et mon tut[eur][Chevreuse] aussi. Dites-lui ceci, je vous prie. On fera des crimes à qui l’on voudra sur ces prétendues révélations, et M. de P[aris], aussi bien que madame   de M[aintenon] la croient infaillible. Remarquez, s’il vous plaît, qu’à moi, N. [le curé] me dit que ce sont d’anciens crimes, et aux autres, qu’ils sont depuis que je suis ici. Je crois que c’est au diocèse de Cha[rtres] qu’on me veut mettre.

J’ai vu ici deux […]a, mais une assez bonne fille, et même intérieure, mais on ne l’a pas crue capable de certifier des choses fausses. On en a envoyé une de Chartres, conduite par les intimes de M. de Cha[rtres], qui me regarde comme un démon, mais il ne m’importe. Que Dieu fasse

3Intermédiaire entre Lacombe et Madame Guyon. Lacombe fait allusion dans ses lettres à un tel « relais ».

4L’abbé Bossuet, de comportement scandaleux à Rome.

5Il s’agit probablement de la « dévote de M. Boileau », sœur Rose ou Catherine d’Almeyrac, v. Index, Rose.

Sa sainte volonté. Je vous embrasse de toute la tendresse de mon cœur. Voyez toujours le petit ch. : il faut tâcher de la ramener doucement. Vous verrez par cette lettre les sentiments que la demoiselle, qu’on vient de retirer d’ici après deux mois de séjour, avait pour moi : elle avait une entière ouverture pour ce bon prêtre, sans savoir qu’il me connut vic[aire], que sur ce qu’il lui paraissait goûter l’intérieur. Bien des amitiés au tut[eur]. Dieu sait combien il m’est cher en Lui.     

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°220].

a Il manque un mot dans la copie.

440. A LA PETITE DUCHESSE. Novembre 1697.

Vous savez, ma très ch[ère], que tous les égarements et écarts commencent toujours par le dégoût qu’on a de moi, et dès que je sais cela, je crains qu’on ne quitte bientôt Dieu1. N. croit se conserver et se tirer d’affaires en attachant tout à soi, mais Dieu la trompera bien avec son effroyable amour-propre : je ne crois pas que Dieu Se communique par une personne qui s’aime tant soi-même2. Je trouve vos sentiments sur l’amitié de N. tels qu’ils doivent être, et Dieu vous bénira sans doute. Que les défauts des autres nous ouvrent les yeux pour nous faire entrer dans un renoncement et une mort entière à nous-mêmes !

 Comment fait le grand ch. sur tout cela ? Il m’est venu la pensée qu’il [221v]  était bien aise qu’on connût les défauts du petit [ch.]. Mais il n’importe, il se faut servir même des défauts des âmes pour empêcher, autant qu’on peut, les faibles de quitter Dieu. C’est pourquoi parlez au grand ch., à Rem., et vous-même tâchez de ramener le petit [ch.] par toutes les voies de la douceur. J’ai toujours eu bien du pressentiment sur le petit ch. de ce qui est arrivé. On veut avancer, dit-on, les âmes, et pour les avancer, on les perd : Dieu ne permet pas que ceux qu’on attire avec quelque mélange humain subsistent. Mais il faut porter les faibles et les aider dans leurs faiblesses, de crainte qu’ils ne quittent pas3 tout à fait,

1Cette affirmation qui paraît irrecevable (« on me quitte, on quitte Dieu ! ») est pourtant issu de l’expérience chez le directeur mystique - canal incontournable pour son dirigé.

2Il s’agit donc d’une personne qui croit pouvoir communiquer la grâce sans être purifiée de son moi. Il semble d’agir du « petit [ch.] », cf. plus bas. La suite est très instructive sur la vie intérieure du cercle et la « méthode » guyonnienne.

3Explétif, prête à confusion.

et c’est ce qu’il faut faire. Le grand ch. sera ravi de se donner la gloire de la tirer de là ; il faut lui en applaudir et lui laisser cette satisfaction humaine, donnant le lait aux enfants et le pain aux forts.

J’enverrai donc quérir le grand ch. avec Rem., et je leur dirai qu’il faut que le grand ch. en prenne soin et qu’elle la retire de son égarement, que quelquefois des personnes ont grâce pour d’autres, etc. Et je n’en parlerais pas à N. S’il y avait quelque chose à lui dire, il faudrait que ce fut Rem. qui le lui dise, mais son amour propre lui ferait tout perdre pour se tirer d’affaires. Pour moi, je suis ravie de porter tout si cela ne tombait que sur moi, mais cela tomberait sur ceux qui n’en peuvent mais.

Pour votre sœur, je crois que vous la devez traiter comme une malade, avoir pour elle milles prévenances de charité, fermer les yeux sur mille choses. Il faut vouloir le plus parfait pour vous, mais supporter les autres dans leurs faiblesses et imperfections : il vaut mieux les tenir liés par un fil que de les laisser échapper tout à fait. Ma consolation est, que dès qu’on goûte l’amour-propre, on cesse de me goûter.

On ôte la fille qu’on m’avait mise ; on a cru qu’elle ne serait pas d’humeur à rendre de faux témoignages, on en remet une de Chartres. Tout m’est indifférent dans la volonté de Dieu. Je vous assure qu’il m’est impossible de rien vouloir. Il faut prier le bon Pasteur de ramener les brebis égarées.  [f°222]  

Le petit ch.  ne manque pas apparemment de faire de l’éclat au dehors. Il faudrait savoir jusqu’où a été ce qu’elle a dit et fait, après il faut tout laisser à Dieu quand nous aurons fait ce que nous aurons pu. J’ai été fâchée que cette femme ait refusé le livre de saint Denis, car ce n’était pas pour la faire passer. N. a la Vie de sainte Catherine de Gênes à moi : elle était dans mes livres ; elle en a même deux ; quelque ami nous la trouverait aisément. Je prie Dieu qu’Il soit votre force. Je vous aime bien tendrement. Vous me consolez seule de l’infidélité des autres.

Je suis étonnée de N. à votre égard, qu’on ne sentît pas l’amour pur où il est, et l’amour propre. Il sait combien de temps N. nous a empêchés d’être à l’aise, lui et moi3. J’ai plus d’éloignement de son amour propre à elle que de la faiblesse des autres. Nos ennemis font courir le bruit que, lorsque je fus arrêtée, on avait surpris à la petite Marc des lettres où je vous écrivais de vous trouver à une assemblée, que je tenais en un certain endroit, et que là il s’y passait des choses horribles. Ils firent contrefaire une pareille lettre pour d’autres, lorsque je fus à Sainte-Marie. Ils reprennent leur premier train4.

4On retrouve l’équipe de la première période d’emprisonnement, enfin capable de prendre sa revanche.

Défiez-vous de N. [le curé] : il est plus à craindre lorsqu’il affecte plus de douceur. Le bon ecclési[astique] m’a mandé qu’il était venu de C[ambrai] un des amis de M. de C[ambrai], qui lui avait dit qu’il officiait tous les dimanches, que le reste du temps, il était à travailler à la campagne. Renvoyez-moi saint Denis5, je vous prie. Voilà une lettre de ce bon prêtre. Je vous prie d’en tirer ce qu’il faut que vous sachiez pour le dire, et brûlez la lettre. C’est un très bon ecclési[astique], qui s’adonne fort à l’intérieur. Il m’a envoyé une lettre latine de M. de M[eaux] pour le cardinal Spada 6, qui est abominable, intitulée Summa doctrinae 7 : faites-le acheter. J’ai ici un livre très fort, intitulé Les fondements de la vie spirituelle 8, approuvé  [f°222v°]   de lui. Si le tut[eur][Chevreuse]   juge qu’il soit utile, mandez-le moi, je vous l’enverrai. Je vous envoie toujours le livre, s’il peut servir à M. de C[ambrai] et qu’on le veuille envoyer à R[ome], le voilà, sinon vous me le renverrez au premier voyage.   

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°221].

5L’œuvre de notre pseudo-Denys.

6Fabrice Spada (1643-1717), secrétaire d’Etat et membre de la Congrégtion du Saint-Office, lors de l’examen du livre des Maximes.

7Texte d’octobre 1697.

8Déjà cité par Madame Guyon dans une lettre de fin septembre, œuvre de Surin sous pseudonyme : Les Fondements de la Vie spirituelle tirés du livre de l’Imitation […], composé par I.D.F.S.P. [Jean de Sainte-Foi, prêtre], Paris, 1669.

441. A LA PETITE DUCHESSE. Novembre 1697.

Tout le monde est à présent contre M. de C[ambrai]. Les Eusèbes1 disent les choses avec tant de malice et tant de vraisemblance que tout le monde les croit. Je crois que le bon ecclés[iastique] est un peu étourdi, pas pourtant ébranlé. J’ai toujours appréhendé que N.2 ne passât pas vingt ans, et je crains bien que, s’il devient infidèle et qu’il suive

1Déjà mentionnés précédemment  : les trois évêques Noailles, Bossuet et Godet des Marais, auteurs de la Déclaration du 6 août 1697 (publiée en septembre) contre l’Explication des maximes…

2Le jeune duc de Monfort ? Madame Guyon disait au duc de Chevreuse dans une lettre que celui‑ci reçut le 6 décembre 1692 : « Je vous prie de ne vous pas inquiéter pour M. le D[uc] de M[onfort]. Faites‑en le sacrifice à Dieu et le lui abandonnez [...] Il sera du temps égaré parce que vous et Madame avez trop compté sur vos soins et sur votre éducation. Mais il ne se perdra pas ». Un peu plus d'une année plus tard elle écrivait à propos du mariage du jeune duc : « J'espère que le Seigneur lui fera miséricorde. Le Seigneur qui poursuit les péchés des pères sur les enfants récompense avec bien plus de plaisir les vertus des pères en leurs enfants. »

la route de l’iniquité, cela n’arrive. S’il était comme il faut, Dieu le conserverait. Jamais la noirceur ni la malice n’a été pareille.

 L’auteur de la vie de frère Laurent3 a écrit une lettre imprimée pour justifier le livre, où il traite bien mal M. de C[ambrai] et se jette sur ma  friperie à merveilles. Qu’est-ce que j’ai à faire à [avec] la vie du frère Laurent pour s’en prendre à moi ? Mais il semble que Dieu me veuille mêler avec M. de C[ambrai], afin que, dans la suite, il soit obligé de soutenir la vérité4. Chacun s’en mêle. On dit qu’il ne s’imprime plus de livre où il n’y ait un article de préservatif5 contre nous. Pourvu que Dieu soit content de nous, qu’importe ! Nous n’avons pas cherché la gloire des hommes lorsque nous nous sommes donnés à Lui : si nous l’avons cherchée, malheur à nous !

Rodriguez est un très bon livre6, Alvarez 7, Suarez 8 ; l’Imitation de Jésus-Christ est intérieure sans suspicion ; les Soliloques de St Augustin ont un caractère propre à remuer le  cœur. Il faut espérer que Dieu règnera après tout ceci, car le dragon frappe de la queue et a déjà entrainé la troisième partie des étoiles9. C’est à présent qu’il faut aimer Dieu purement, non en parole, mais en œuvres. Si nous L’aimons, nous laisserons tout intérêt propre pour le seul intérêt de Dieu [f°223] seul, et

3L’abbé de Beaufort, grand vicaire du cardinal de Noailles, éditeur de ce qui nous reste des écrits du frère Laurent de la Résurrection, « auteur d’un Eloge où il brosse à large traits la physionomie de l’humble convers. » (S. M. Bouchereaux, Fr. Laurent, L’expérience de la présence de Dieu, 1948. V. aussi l’éd. récente de ses œuvres par Conrad de Meester, 1996).

4Ce qui se produira, Fénelon, après quelque hésitation, prenant courageusement se défense, par exemple dans sa lettre à l'abbé de Chanterac, 8 décembre 1697: « ... je pense encore secrètement, avec un très petit nombre d'amis, que cette femme est une sainte qu'on opprime, qu'elle a bien pensé... »

5Préservatif : son emploi substantivé, en parlant de ce qui préserve d’un mal moral, est archaïque.

6Alphonse Rodriguez, jésuite (1538-1616), auteur de l’Ejercicio de perfeccion y virtudes cristianas. « L’ouvrage est, après la Bible et l’Imitation, l’un des plus lus par les chrétiens de ces trois derniers siècles… », v. DS, art. Rodriguez.

7Baltazar Alvarez, jésuite (1533-1580), l’un des principaux directeurs de sainte Thérèse : « J’avais un confesseur qui me mortifiait beaucoup et qui, même parfois, à force de me tourmenter, me jetait dans le chagrin et la désolation. Et cependant, à mon avis, c’est lui qui a été le plus utile à mon âme. » (Livre de la Vie, chap. 26).

8François Suarez, jésuite (1548-1617), théologien spirituel. – On voit encore ici que les jésuites sont appréciés par Madame Guyon, morts et vivants !

9Apocalypse, 12, 4 : Il entraînait avec sa queue la troisième partie des étoiles du ciel… (Sacy) ; et Daniel, 8, 10 : Il éleva sa grande corne jusqu’aux armées du ciel, et il fit tomber les plus forts et ceux qui étaient comme des étoiles, et il les foula aux pieds. (Sacy).

 lorsque nous n’aurons que l’intérêt de Dieu, nous soutiendrons Sa querelle avec fermeté et sans retour sur nous-mêmes. C’est à présent que nous devons mourir véritablement à nous-mêmes, afin que Dieu vive et règne. J’espère que, si l’on travaille avec désintéressement et cette vue de Dieu, que Dieu prendra la cause en main, qui est la Sienne. On appelle monsieur de Meaux  et M. de P[aris] [les] saint Augustin et saint Jean Chrysostome de ce siècle : ils sont les persécutés, les outragés et trahis ; c’est eux qui défendent la vérité ; on leur est infiniment obligé d’avoir découvert nos fourberies et malices et le reste !

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°222v°].

442. A LA PETITE DUCHESSE. Décembre 1697.

Ce bon prêtre m’a mandé qu’on avait ajouté encore trois examinateurs aux sept, et on croit que c’est à la sollicitation de monsieur de Meaux. Si cela est, cela pourrait nuire, mais Dieu sur tout. Je crois que notre peu de fidélité, d’abandon à Dieu et de mort à nous-même, notre recherche de tout appui hors de Dieu, nous nuit plus que les autres ne peuvent nuire. Cependant ne nous étonnons jamais de nos propres faiblesses, ni de celle des autres. Que sommes-nous par nous-mêmes que misère et pauvreté ! Lorsque la tempête sera passée, nous rougirons de notre peu de foi.

Il serait bien aisé d’aider le pauvre P[ère] L[a] C[ombe] : comme on sait son adresse1, il n’y a qu’à lui écrire d’une écriture inconnue et lui mander d’envoyer une adresse sûre pour lui faire tenir quelque chose, lui donner à lui une adresse, afin qu’il pût écrire. M[adame] Van. 2 ferait cela à merveille, sans lui dire ni lui laisser pénétrer que je vous écris. Il n’y aurait qu’à la faire avertir par M. l’ab[bé] Cout[urier], et qu’il lui proposât qu’il voudrait faire une charité ample, et que comme elle a demeuré avec N. [Lacombe], il pense qu’elle sait son adresse et pourrait lui faire tenir quelque chose.

J’ai pensé mourir tout d’un coup de mon rhumatisme qui m’était tombé sur la poitrine, mais Dieu n’a point voulu de moi. Vous ne me dites pas comment vous vous portez, j’en suis en peine. Je n’ai garde de

1Le père est enfermé à Lourdes.

2Madame Van., citée dans une lettre du mois précédent : « M[adame] Van. m’a écrit par N. [le curé] une lettre très adroite où, sans qu’on puisse rien voir, elle me fait savoir la misère du P[ère] l[a]C[ombe]. »

vous reprendre, ma très ch[ère] : vous dites bien, et bien juste. [f°223v°] Plût à Dieu que nous nous fiassions à Dieu seul ! mais comme Il tire Sa gloire de tout, Il la tirera de nos faiblesses. Je prie Dieu qu’Il pacifie N. [Fénelon] ; qu’il agisse dans la lumière pure de la Vérité, et non dans la fausse lueur des appuis créés. Prions, et ne nous lassons pas de demander à Dieu qu’Il achève Son ouvrage, qu’Il ne consulte que Sa bonté, et non nos misères, pour nous accorder ce que nous demandons. Après, attendons en paix ce qu’il Lui plaira d’ordonner. Je vous embrasse de tout mon cœur.

Il m’est venu dans l’esprit que le tut[eur][Chevreuse] pourrait peut-être vous fournir une adresse sûre afin que le P[ère] L[a] C[ombe] pût écrire. Il a des écrits admirables et très doctes sur la matière en question. Si on lui demandait cela, il se ferait un plaisir de l’envoyer dans la conjoncture présente, ce qui serait d’une utilité plus grande qu’on ne pense ; ceci n’est pas à négliger. Il a soutenu une thèse, comme j’étais en ce pays-là, sur le pur amour, qui fut combattue là et approuvée à Rome. Il faisait voir que la béatitude était l’objet de l’espérance, et non de la charité qui ne voyait que Dieu seul, heureux pour lui-même et le reste3. Si on veut écrire, il faut mettre le dessus de la lettre à M. de la her. de cob., aum[ônier] du ch[âteau] de L[ourdes], à L[ourdes], et puis une enveloppe à N.4 J’ai cru qu’il aurait peine à se confier à une écriture inconnue, c’est pourquoi j’ai fait écrire le billet.

Cet ecclési[astique] m’a écrit que ceux-mêmes qui estiment M. de C[ambrai] se sont mis du parti de M. de M[eaux], parce qu’il est clair que M. de C[ambrai] a fait une trahison à M. de M[eaux], ayant fait imprimer son livre lorsqu’il avait en main celui de M. de M[eaux] en manuscrit, sans l’en avertir. Il y a une nouvelle lettre de M. de P[aris] qui est horrible, intitulée Instruction pastorale 5, etc. Faites-la acheter. Jamais lettre ne fut plus maligne. Ayez soin de la jardin[ière]6. Quoique je dépense beaucoup, j’ai à peine le nécessaire. La messe me coûte plus de 400 livres à trente sols chaque fois.   

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°223].

3Le P. Lacombe n’a publié que deux petits volumes : Lettre d’un serviteur de Dieu… que l’on retrouve dans les Opuscules spirituels de 1720, et Orationis mentalis analysis, Verceil, 1686. Autres éditions ou traductions, v. DS, 9.35-42, art. « La Combe » par Orcibal.

4Adressée à l’intermédiaire, Madame Van. probablement.

5Fénelon y répondra par la publication, en février 1698, de Première […] Quatrième lettre […] à Mgr l’archevêque de Paris […] sur son Instruction pastorale du 27e jour d’octobre 1697.

6La jardinière, citée précédemment, se proposait pour porter les lettres, mais elle était trop connue des sœurs gardiennes.

443. A LA PETITE DUCHESSE. Décembre 1697.

Ma fille m’est venue voir ; je fis fort l’étonnée. N. [le curé] y fut toujours présent, et elle-même évitait de me parler. Elle est si prévenue pour lui1 et pour N. Il faut tout abandonner à Dieu. Je la priai de vous voir, afin de ne lui pas laisser croire que j’eusse commerce avec vous. Lorsqu’elle put me dire un mot bas, ce ne fut que pour me dire que je n’en devais pas avoir, et me parler à l’avantage des N. Enfin j’en fus peu satisfaite. Je vous prie, si elle vous va voir, de lui faire amitié. Elle se loue fort de N. J’ai lieu de croire que N. a parlé et est contre moi.

On appelle à présent le silence que nous gardions « la bouderie » et ma maison « le boudoir ». N. [le curé] me dit qu’il m’apporterait la lettre pastorale de M. de P[aris] et que M. de P[aris] le voulait, que c’était la plus admirable et la plus savante pièce qui eût jamais paru. On prétend que ce que M. de C[ambrai] écrit n’est que de l’eau. Je me doute bien qu’on me proposera de signer cette lettre qu’il est bien sûr que je ne signerai pas, afin d’avoir occasion de me tourmenter de nouveau. Mais tous tourments seront les bienvenus, ma vie n’est bonne que pour souffrir.

Je vous prie de me mander en quel hôpital on avait mis la s. mal.2 Je ne doute pas qu’on ne lui ait fait faire quelque chose contre moi. La s. mal., qui est fort adroite, aura fait parler à la demoiselle de la Croix 3, qui se sera fait honneur de discerner que cette s[œur] est bonne et moi mauvaise. Je vous prie aussi de me mander si l’ab[bé] de Ch[arost] a parlé de moi à M. Tronson et en quels termes, et ce que M. Tronson lui a répondu. Ces filles-ci ont élu pour supérieur le supérieur du Collège des Quatre Nations ; mandez-moi son nom. N. dit à Fam[ille] qu’il voulait lui envoyer sa sœur ; il le fera ; il ne sait pas qu’elle demeure chez vous. Si elle vient, envoyez-moi par elle du vin d’Espagne blanc. Je ne puis faire Carême sans cela ; elle vous le dira sans doute, [f°224v°] mais n’écrivez pas par elle. L’ecclés[iastique] dit que le livre de M. de

1Jeanne-Marie Guyon, prévenue en faveur du curé ! et probablement de celui de Versailles, Hébert.

2La sœur qui a été changée et avait mauvaise conscience d’avoir probablement chargé sa prisonnière.

3La « dévote de M. Boileau » ou sœur Rose, v. Index, Rose.

C[ambrai] ne sera pas condamné, qu’on laissera les choses comme elles sont. Il s’émut comme il faisait au commencement. D’où vient cela ? Je suis en peine de la santé du compagnon du tut[eur][Chevreuse] . Si N. est fidèle, il pourra vivre malgré ses infirmités. Je vous embrasse de tout mon cœur. Mandez-moi des nouvelles du p. Ave.4, s’il parle toujours contre moi. Je voudrais bien savoir aussi comme p[ut][Dupuy] s’est trouvé du p. Lam. [La Motte ?]. Voilà une petite montre, etc. 

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°224].

4Non identifié.

444. A LA PETITE DUCHESSE. Décembre 1697.

N. est venu, qui m’a apporté la lettre pastorale de M. de P[aris]. J’ai vu qu’il voulait me proposer d’y souscrire, mais enfin on s’est contenté que j’écrivisse à M. Lare.1 une lettre de mon style. Voyez avec mon b[on][Beauvillier] si celle-là est comme il faut : je la renverrai quérir lundi sans faute, la devant envoyer ce jour-là même. Que le tu[teur][Chevreuse] ait la bonté d’y corriger ce qui n’y est pas bien. Il est de conséquence qu’on voie et examine cette lettre ; ne perdez pas un moment à la faire voir au B[on]. Ne faudrait-il pas entrer en quelque détail, comme de dire que je n’entre en aucun détail, l’ayant fait tant de fois ; ou ne lui mettrait-on pas : « Je vous l’ai  dit tant de fois, monsieur, telle et telle chose » sur les endroits plus forts de sa lettre ? Enfin, je vous conjure de me mander sans manquer, jeudi, ce que je dois faire. Envoyez-moi la lettre corrigée, ou une autre, telle qu’on la jugera à propos. Ne perdez pas un moment à cela, s’il vous plaît.

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°224v°].

1Non identifié.

445. A LA PETITE DUCHESSE. Décembre 1697.

Je crois que le bon ecclési[astique] se soutiendra, car il a pour moi une affection et une créance qui l’étonne lui-même. Il me rend tous les services qu’il peut. Lorsqu’il ne reste à la maison que la s[oeur] servante, il me vient C.1, et il craint même pour lui ; il a de l’honneur, un bon cœur, et envie de devenir intérieur. Il ne laisse pas d’estimer les jansénistes. Ce que vous me dites du b[on][Beauvillier] m’afflige, et s’il reprenait ses premières brisées, cela serait fâcheux. J’espère que Dieu, à cause de sa droiture,  [f°225 ]   ne permettra pas qu’il s’égare. Il ne faut pas aigrir son esprit par la dispute, cela ne sert de rien. Pour N.2, je souhaiterais fort qu’elle fût mariée ; il faut avoir compassion de son naturel et de son tempérament. J’aime fort N. et je lui compatis, mais c’est peut-être un bien pour lui qu’il ne soit plus en ce pays-là ; Dieu le dédommagera, avec surcroît, de ses pertes. Il y a longtemps que j’ai cru que N. le trahissait, et j’ai cru le lui avoir dit. Je crois qu’il devrait tout mettre, etc., puisque Dieu l’a choisi pour conserver Son oeuvre. Vous ne devez plus faire de démarche pour N. Je crains bien qu’elle ne fasse comme la dd.3 J’ai toujours cru qu’elle me serait arrachée ; je le lui ai dit à elle-même. Dieu sur tout. J[ésus]-C[hrist] a perdu dans Sa Passion de ses plus chers ; pourquoi ne perdrions-nous pas ? Il faut tout abandonner à Dieu, c’est Son œuvre ; pour moi, c’est le parti que j’ai pris. S’Il ne garde pas la ville, qui la peut garder3b ? Ils lui auront fait voir milles faussetés comme vraies. L’ecclés[iastique] m’a mandé que les j[ésuites] soutenaient hautement M. de C[ambrai]4, cependant qu’ils se cachaient, sachant bien que la Cour ne revient de rien. Faites toujours des amitiés de ma part au b[on] : vous verrez comme il les recevra. Tant qu’il sera pour moi, il n’est pas à craindre qu’il quitte. Je vous embrasse mille fois. N. [le curé] ne vient plus ; je crois qu’il trame quelque chose.

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°224v°].

1Confesser ?

2Non identifiée.

3Non identifiée.

3bPs. 126, 1.

4Fénelon s’opposait aux jansénistes ennemis des jésuites. Cf. H. Hillenaar, « Fénelon et le Jansénisme », Nouvel état présent des travaux sur Fénelon, CRIN 36, 2000, p. 25-44.

446. A LA PETITE DUCHESSE. Décembre 1697.

Il peut arriver que sans y penser on ait pris trois fois pour deux. Cela est fort bien 18 sols chaque fois. Si, aux étrennes, vous voulez leur faire quelque petite aumône, vous ferez comme vous l’entendrez. Pour N. [Fénelon], sans me regarder le moins du monde, je crois qu’il se perdrait de réputation s’il condamnait absolument mes livres : il ne le peut faire sans déclarer que les termes, étant d’une personne ignorante, sont condamnables, mais que, sachant que la personne pense autrement, il ne croit pas pouvoir condamner1. Qu’on me fasse aller à R[ome], je m’y défendrai bien, car j’ai de quoi. N. sortira toujours de l’ordre de Dieu lorsqu’il négligera [225v°]   R[ome] pour se lier à ces messieurs-ci, et il trouverait sa perte où il croirait trouver son salut. S’il rentre en négociation avec ces gens ici, il est perdu, et la Cour sera son écueil. Pourquoi parler de l’abandon, lorsqu’on n’est point du tout abandonné ? Et de l’amour pur, lorsqu’on se cherche si fort ? S’il fait ces démarches, il déplaira beaucoup à Dieu et s’attirera tout le monde. Altérer la vérité pour la conserver,  c’est la détruire. Dieu ferait un coup de Sa main si on lui était fidèle. Pourquoi négliger R[ome] et le nonce ? Cela me fait de la peine, mais N. [Fénelon] suit trop ses goûts.

Pour le gouverneur de N.2,  il ne faut pas perdre cette occasion de vous en défaire. Faites-le donc sans retardement, et prenez celui dont vous me parlez, sans autre examen. Je ne sais pourquoi vous me dites que je ne vous donne point de commissions : j’ai des habits, et les choses à boire ou à manger ne me peuvent venir par N.3 sans risque. Ne doutez point de mon affection, je vous en prie, car elle est bien entière et bien sincère.

 Comment N. a-t-il pris ce que je vous ai mandé pour lui ? Je voudrais que N.[Fénelon], disant au pape que la raison qui l’a empêché de censurer mes livres, est parce que je lui ai expliqué simplement mes sentiments, que je l’ai fait aussi à M. de M[eaux], et envoyer4 une copie de ma décharge, ou la décharge même que M. de M [eaux] m’a donnée après deux ans d’examens, et qu’il agit ensuite contre moi par des motifs, etc.5 Mais pour négocier avec eux, je ne le ferais jamais : on dirait que N. [Fénelon] aurait été condamné à R[ome], que c’est pour empêcher la condamnation qu’il s’est accommodé de cette sorte ; il se montrerait qu’il s’est rétracté, etc. Pensez-y et voyez les conséquences, car leur cœur est ulcéré et plein de malices et fourberies.

Si vous pouviez m’envoyer l’Evangile de saint Matthieu, la mienne [sic !], vous me feriez plaisir ; n’en dites rien à personne. Vous l’avez en petits tomes, vous en envoyez deux ou un à la fois et, à mesure que je vous les enverrai, vous m’en enverrez d’autres. Obligez-moi de cela,  [226 r°]   mais entre nous seulement. Il n’y a rien à craindre, car s’il m’arrivait quelque chose, on l’aurait bientôt passé à la jard[inière]. Si vous n’avez pas l’Evangile de saint Matthieu, envoyez-moi celui de saint

1C’est, bien résumée, la position qui fut adoptée par Fénelon.

2, 3 Non identifiés.

4et [je voudrais aussi que l’on fasse] envoyer

5En résumé mettre sur table l’infamie de M. de Meaux !

Jean . On a supprimé tous les livres du frère Laurent, et il n’y en a plus que six dans tout Paris, possédés par des particuliers. L’ecclési[astique] en a un en papier marbré, qui lui coûte un écu neuf ; on lui en a voulu donner un louis d’or, mais ils en ont fait imprimer un autre en la place, pour surprendre, qui n’a rien de ce qu’avait l’autre. En voici l’intitulé : Maximes spirituelles et utiles aux âmes pieuses pour acquérir la présence de Dieu, recueillis de quelques manuscrits de frère Laurent, etc., au Bon Pasteur6.

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°225].

a Sigle incompréhensible : « /$/ »

6Faut-il comprendre, par cette information importante que nous avons perdu une partie de l’œuvre mystique du frère ? Voir Notices, L’œuvre du Frère Laurent.

447. A LA PETITE DUCHESSE. Décembre 1697.

J’ai reçu votre lettre avec joie, et j’attends les réponses à la lettre que je vous écrivis hier avec une grande impatience, parce que N.1 ne me donnera aucun repos que je n’aie écrit. Je plains N., mais s’il ne passe cet état avec courage, il ne sortira jamais de lui-même. Loin de rabaisser son courage avec timidité, il doit au contraire éviter toute crainte et aller contre son naturel : il ne trouvera le large qu’en le surmontant. J’aimerais mieux qu’il fît des fautes, en se hasardant et se tenant au large, que d’aller d’une manière rétrécie et à tâtons, quoique accompagnée d’une fausse sagesse.

Vous avez bien fait de laisser aller messieurs vos n[euveux] aux divertissements de la noce. Je leur permettrais quelquefois les mêmes divertissements2, mais je ne voudrais pas que cela fût continuel. Pour cela, suivez l’avis de votre famille et faites les choses de concert avec elles. Je suis bien aise que vous ayez donné le gouvernement sous la couverture de M. de Cr.3 Comment est-il sur toutes ces affaires-ci ? C’est un honnête homme. Vous ne me mandez rien des affaires de M. de C[ambrai] et de R[ome] : mandez-moi ce que vous savez. Je me trouve si mal que je ne puis vous en dire davantage. Je vous embrasse, etc.

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°226].

1Fénelon ?

2Divertissements du mariage du duc de Bourgogne, célébré le 9 décembre ?

3Colbert de Croissy ?

448. A LA PETITE DUCHESSE. Décembre 1697.

Il serait assurément nécessaire que M. de C[ambrai] répondît à la lettre de M. de P[aris]1. Mais M. de P[aris] a des millions d’hommes doctes et pleins d’esprit, qui répondent pour lui. M. de C[ambrai] est seul et abandonné de toute aide. Je vous avoue que cela m’afflige quelquefois. Si M. de V. n’était pas un faux frère, il pourrait bien aider : il est savant, entend la matière. Il faut tout abandonner. Si M. de C[ambrai] ne répond pas, c’est peut-être qu’il ne se sent  pas la force de le faire. Lui a-t-on représenté ce que vous dites ? Je le lui ferais représenter. Est-il possible que personne du monde ne prenne la cause en main ? C’est que Dieu apparemment n’a que des amis ou faibles ou lâches.

Je crois que vous ferez bien d’envoyer rarement messieurs vos fils aux spectacles, et le faire néanmoins quelquefois. Il est dangereux de les affamer de ces choses et de les réduire par là à haïr ceux qu’ils doivent aimer : c’est ma pensée. C’est se chercher soi-même, et non le bien des enfants, que d’en user autrement. Je n’ai eu nulle nouvelle de ma lettre. Je ne m’en mets pas en peine, car je suis bien résolue à tout souffrir plutôt que d’écrire sur un autre ton. Si l’on me veut tourmenter, qu’on le fasse. Ce sont des gens qui veulent des prétextes. Lorsque les uns leur manqueront, les autres ne leur manqueront pas. L’abandon est le remède à tous maux. J’attends sans inquiétude la fin de tout cela, ou son progrès, comme il plaira à Dieu. Je vous embrasse mille fois. Les demoiselles d’ici ne savent que par madame de Lui[nes ?]. On dit que c’est M. Boileau qui est leur supérieur.

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°226v°].

1Lettre pastorale de Noailles dont il est question lettre n°450 : « Monseigneur, j’ai lu… ». Elle suit la Déclaration des trois évêques Noailles, Bossuet et Godet des Marais (le « faux frère »), publiée en septembre contre l’Explication…, Fénelon répondra en décembre par sa Réponse… Suivront de nombreuses défenses (Véritables oppositions…, plusieurs Lettres à…) de janvier à mai 1698.

449. A LA PETITE DUCHESSE. Décembre 1697.

Je vous assure que le compagnon1 me fait grande pitié. Je prie Dieu de lui donner selon son besoin. Mais ne sait-il pas que c’est un trajet qu’il faut passer, et qu’on ne peut avancer ni mourir véritablement à soi sans passer par là ? C’est à présent le temps d’exercer son abandon. Qu’il ne donne point de prise à son ennemi, mais qu’il s’abandonne totalement à Dieu, qu’il lui remette entre les mains son éternité : Il en aura soin, et elle sera mieux  [227 r°]  entre les mains de Dieu qu’entre les siennes. Toutes les grâces, que Dieu lui a faites jusqu’à présent, n’ont été que pour le fortifier et disposer à porter cet état ; s’il le passe avec courage et abandon à Dieu, ce sera la source de tous biens ; s’il n’a pas le courage de le passer, il restera en chemin. Comme il a été fidèle à Dieu connu, senti, goûté, aperçu, il le doit être beaucoup plus au Dieu caché, qui ne Se cache de la sorte que pour éprouver s’il L’aime véritablement. Si c’est Lui seul qu’il a suivi, et non les dons, il faut suivre, nu, J[ésus]-C[hrist] nu sur le calvaire1a.

Rien n’est plus dangereux, dans ces temps, que de s’abandonner aux réflexions. Les réflexions seront sa perte : lorsqu’elles lui viennent en foule dans l’esprit, qu’il les souffre et les laisse tomber pour l’amour de Dieu. Quoiqu’il se croit sans force et sans vigueur pour les emplois, il aura ce qu’il lui faut pour la nécessité, s’il veut bien ne se point laisser aller à sa timidité et à ses craintes. Qu’il agisse avec courage hors de lui-même, sans attendre rien ni de sa sagesse ni de son industrie. Manquerait-il à Dieu dans le temps le plus important de sa vie ? Dieu ne lui a jamais manqué. Qu’il ne Lui manque pas ; il s’en trouvera bien, et cet état bien porté lui causera des biens infinis. Il faut un courage sans courage, et se renoncer soi-même véritablement. S’il croit, en quittant tout, trouver son repos, il n’en trouvera aucun. Les défauts sont en nous, et non dans les emplois ou les choses. C’est nous-mêmes qu’il faut quitter, et c’est par cet état qu’on se quitte soi-même. Qu’il entre tout de bon dans la carrière comme soldat du Seigneur tout-puissant, que l’aridité des déserts ne le décourage point ; il trouvera ensuite les eaux vives qui jailliront jusqu’à la vie éternelle.

Voilà la copie de la lettre que j’ai envoyée. Je ne sais comme elle sera reçue, mais je vous assure que s’il me demande autre chose, qu’il n’y a point de martyre que je ne sois prête à souffrir plutôt, avec la grâce de Dieu, surtout sur l’article de N. [Fénelon]. Je ne m’embarrasse pas [f°227 v°] de leurs vues. Ma fille sera sans doute l’instrument dont ils se serviront pour tâcher de me persuader, mais Dieu est toute ma force, et j’espère qu’il triomphera, grâce à Lui. Je ne m’ennuie pas de souffrir, et je suis disposée à tout. Les cachots et la mort même me seront douces. On a cherché de faux témoins, on a voulu me perdre par mille endroits ; ils n’ont pu y réussir. Ils cherchent un refus qui ne peut manquer, pour avoir un prétexte d’agir ; mais ma vie est à Dieu et j’espère qu’Il me fera la grâce de ne la racheter pas par aucune indignité. Mon cœur est préparé à tout, et je regarde comme un bien ce que les autres voient comme un tourment. La d de g [duchesse de Gramont ?] me fait pitié. Dieu la prendra peut-être pour empêcher qu’elle ne s’égare davantage. Il est le maître. J’ai été très mal ; ces jours-ci, je suis mieux. Je vous embrasse de tout mon cœur. Je souhaite que vous soyez contente du neveu du N.3

Je vous dirai pour nouvelles que, depuis dix jours, j’ai pensé mourir, que je souffre des maux dans le corps que je ne puis exprimer, et cela pour avoir pris du vin d’Alicante qui a passé par les mains de N. [le curé]. Il m’a aussi envoyé du tabac, qu’on ne lui demandait pas. J’en voulus essayer ; il m’a pensé faire tourner la tête pour un peu. Mes filles en ont essayé, elles ont pensé mourir. Tout passe par là, et on est réduit à recevoir sans cesse sa mort. Dieu soit béni de tout : je Lui suis sacrifiée. On a déjà déclaré que si je mourais, on ne me laissera pas ouvrir4. Il m’assure qu’il travaille à me faire aller chez mon fils ; il assure d’un autre côté ces filles que je mourrai chez elles ; on m’en a fait confidence. Dieu est le maître de tout. 

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°226v°]. Lettre importante pour la direction spirituelle : elle pourrait être écrite aujourd’hui sans en changer un mot…

1Fénelon ? Voir aussi la lettre n° 454 de janvier 1698.

2Thème célèbre, v. « Nudité dans la littérature mystique », DS, 11, 513sv.

3Depuis l’affaire des poisons (la marquise de Brinvilliers est exécutée en 1676), des mesures avaient été prises, en particulier à Paris, pour vérifier les cas de décès douteux : il s’ensuivit une diminution considérable du nombre des empoisonnements...

452. A LA PETITE DUCHESSE. Janvier 1698.

M de Cha[rtres] a été à Paris à la maison des filles qui me gardent. Je crois bien qu’il n’aura pas manqué de me bien recommander à elles : on a donné de nouveaux ordres pour me garder encore plus étroitement, et l’on veut qu’on dise que je ne suis plus ici. C’est l’ecclés[iastique] qui me l’a fait savoir. Je ne sais rien du tout. Avez-vous été voir la ddg [duchesse de Gramont] pendant ses couches ?  N. [le curé] ne vient ni n’écrit. Ainsi je n’ai rien appris depuis ma lettre à M. de P[aris], et je ne m’en mets pas en peine : il n’arrivera que ce que Dieu voudra. Je vous embrasse de tout mon cœur, et j’ai bien de la joie que mademoiselle votre fille soit à Dieu : cela vaut bien mieux que la beauté et que toutes les qualités extérieures. Le p. L’em [Lempereur] n’est donc pas exilé, puisque vous vous en trouvez bien. Janvier 1698a.

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°228v°].

a (décembre 1697 biffé) Janvier 1698.

453. A LA PETITE DUCHESSE. Janvier 1698.

J’ai reçu le pot de noix que vous avez eu la bonté de m’envoyer ; je vous en remercie. N. [le curé ?] ne m’a point envoyé des gouttes, ni ne m’a fait savoir aucune chose de ma lettre à M. de P[aris]. Il fait paraître [f°229] de loin un grand courroux, sans que j’en sache la cause. Je ne m’en mets pas en peine. Dieu sur tout. J’ai été mal ces jours-ci, et la nuit encore. Le prêtre dont N. [le curé] s’était servi pour le vin, est mort en langueur. Pour moi, je me trouve bien attaquée : j’ai eu dedans de violentes douleurs, et presque continuelles. Je ne sais rien du tout, car l’ecclési[astique] ne me mande plus rien, sinon qu’une personne d’un mérite très distingué a écrit une lettre contre le pur amour qui sera imprimée mardi : ce sont ses termes. Je suis témoin que vingt et trente verres de vin ne font pas peur à l’homme dont vous me parlez. Il ne faut pas vous étonner si le gouverneur de N. est un peu neuf dans le commencement ; il deviendra assez tôt comme il faut, s’il a de l’esprit et de la prudence. Son oncle ne paraît pas d’abord ce qu’il est. C’est beaucoup d’avoir une personne à vous, et c’est tout. Je vous embrasse de tout mon cœur. Comment vont les ch. et Rem. ? Je vous prie de me faire acheter un petit couteau de poche et une lancette.

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°228v°].

454. A LA PETITE DUCHESSE. Janvier 1698.

Je suis fort en peine de votre santé : faites-m’en savoir des nouvelles, je vous en prie, car vous m’êtes plus chère que je ne vous puis dire. Je suis bien aise des bonnes dispositions de R.1 Je prie Dieu de tout mon cœur qu’Il achève Son ouvrage. Mais je ne puis comprendre comment M. de C[ambrai] a fait réimprimer son livre dans la conjoncture. En quelque état que nous le voyons à présent, j’espère que Dieu sera glorifié en lui.

 Pour le compagnon, je veux bien le recevoir tout de nouveau dans mon cœur. Je le prie de ne se point inquiéter de son état de sécheresse. Jusqu’à présent, Dieu lui a donné des marques de Son amour. Il faut qu’il témoigne maintenant le sien à Dieu, en Le servant purement parce qu’Il le mérite, sans soutien ni consolation. Cet état lui sera très utile, et il avancera plus en un mois par là, qu’il n’a fait en plusieurs années par le goût, la facilité et la lumière. C’est le désert de la foi qu’il faut passer. Qu’il porte donc cet état en paix, et même sans paix, sans vouloir rien faire par son activité  [229 v°]   naturelle pour se mettre mieux et d’une manière plus aperçue. Plus il portera l’état en ferme foi, sans agir, sans assurance, sans sentiment, plus tout ira bien. Qu’il ne s’étonne pas non plus de ses faiblesses, et de ce que ses défauts paraîtront davantage au- dehors. L’hiver fait tomber les feuilles des arbres et prive la terre de fleurs, mais les arbres prennent alors de profondes racines ; il en est de

1Rome (probable).

 même de l’âme qui s’enfonce, par cette voie, dans l’expérience réelle de son impuissance, et par conséquent dans la vraie humilité, et c’est, lentement, en cet état où réside le véritable abandon, puisque cet état seul est capable de la faire exercer. Courage donc ! Servons Dieu pour Dieu, et nous dépouillons de notre propre intérêt qui s’est conservé jusqu’à présent, voulant toujours pour soi le meilleur et le plus excellent, au lieu qu’il ne faut vouloir que Dieu pour Lui-même. C’est ma petite pensée. Qu’il prenne donc un nouveau cœur sans cœur pour servir Dieu, non selon les idées qu’il s’en est formées jusqu’à présent, mais en se laissant traîner par tous les endroits où le Maître voudra le conduire. Embrassez-le pour moi, lorsque vous le verrez, et le tut[eur] [Chevreuse].

Je vous aime chèrement, en N[otre]-S[eigneur] J[ésus]-C[hrist], tous. Que Dieu soit à tous notre force, et qu’Il ne permette pas que la tribulation nous fasse douter de Ses mérites et de les noyer. Qu’Il affermisse plutôt en nous, par cette même tribulation, Son pur amour. Qu’Il nous taille, afin de nous rendre des pierres propres et l’édifice de Sa gloire. Lorsque nous ne voudrons plus rien pour nous, quelque saint qu’il paraisse, mais tout pour Dieu, c’est alors que cette même gloire paraîtra en nous. Janvier 1698.

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°229]. Lettre importante sur le véritable abandon.

455. A LA PETITE DUCHESSE.

Je crois que M. de C[ambrai] doit faire imprimer ses réponses, car les gens d’à présent se laissent frapper, et [ceci] dès qu’il est à couvert du mauvais effet que cela fait à R[ome]. Je n’y perdrais point de temps ; mandez-le lui donc, je vous en prie, et saluez-le de ma part. L’ecclési[astique] me paraît très entêté du jansénisme, et je ne puis m’empêcher de m’en défier lors même qu’il me fait plus d’amitié. Mon cœur n’est point net sur lui du tout. J’espère que le…..a

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°229].

a Fin de la page et du ms. Dupuy, dont manquent les derniers feuillets. Nous ne retrouvons pas cette lettre dans la copie de La Pialière. A partir d’ici la copie par La Pialière assure le relais – avec cependant une interruption : on passe de janvier à mars..

456. A LA PETITE DUCHESSE. Mars 1698.

Je suis charmée des lettres de N. [Fénelon]. Rien n’est plus fort, plus net, plus décisif. Il y a une certaine honnêteté qui ne diminue rien de la force, et une manière délicate de démêler les choses. J’admire comme Dieu, voulant éclaircir et approfondir l’intérieur, a permis qu’on ait combattu le livre. S’il ne l’avait pas été, aurait-on été obligé d’écrire et de développer  tant de belles choses ? Lorsque N[otre]-S[eigneur] me fit connaître qu’il serait ma bouche1, il ne m’a pas trompée. J’espère et me confie en Sa bonté qu’Il achèvera Son ouvrage. Aimons et prions, et ne nous rendons pas indignes par notre infidélité et notre défiance de voir achever ce qu’Il a commençé. Tout s’opère par la Croix. Pourquoi craindre les puissances ? Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous2 ? Ayons donc une foi inébranlable jusqu’à la fin. C’est le plus souvent lorsque les choses sont plus  [195]  désespérées qu’elles réussissent. Dieu fait longtemps attendre les plus grandes grâces : Il les fait acheter cher, afin d’exercer notre foi. Il faut, comme Abraham, espérer contre l’espérance même2.

M. d[e] P[aris] a déjà répondu à M. d[e] C[ambrai] dans une nouvelle édition de sa lettre pastorale, et M. d[e] M[eaux] à la fin de son dernier livre, que l’ecclésiatique m’a prêté mais que je n’ai pu me résoudre de lire.

 J’ai bien de la joie de la meilleure santé du d[uc] de Ch[evreuse]. C’est parce qu’il avait été trop saigné que le sudorifique n’a pas eu un effet si prompt ; c’est le remède le plus sûr pour les pleurésies, surtout celui qu’on procure par le suc de bourrache. Je suis bien aise de ses bonnes dispositions.

J’ai eu beaucoup de peine de quatre fois de suite que la jardinière a été chez nous. Grosse comme elle est, elle est très reconnaissable : tous nos gens la connaissent, Des G. 3 même, qui lui a parlé plusieurs fois de sa sœur. Il vaudrait mieux écrire moins souvent à cause que ma. de ma.4, qui est fort délicate et infirme, ne peut aller si souvent aux Th[éatins]. Si vous voulez, je n’y enverrai que tous les mois ou les quinze jours ; et si vous avez quelquefois des choses pressées, vous le feriez dire à la

1En rêve.

2Rom., 8, 31.

2Rom., 4, 18. Le vécu mystique dans le « language de la croix », cher au XVIIe siècle, preuve de (petites) nuits intérieures dont on se demande, lorsqu’elles se produisent, pourquoi elles sont inévitables.

3Des G : la sœur de Famille (fille au service de Madame Guyon), selon la lettre suivante.

4Inconnue.

femme, mais il faudrait lui donner un jour et une heure à laquelle on ne manquât pas. Je crains encore plus pour vous que pour moi. Si vous vouliez vous fier à Des G., puisqu’elle le sait, je crois qu’elle garderait le secret, et on irait au loin tantôt à une église tantôt à l’autre. Enfin je vous laisse libre, pourvu qu’on n’aille plus ni chez nous ni aux Jac[obins]. Je suis bien aise que vous ayez rompu carême. Je vous embrasse de tout mon cœur et vous aime tendrement en J[ésus]-C[hrist].

 J’avais écrit cette lettre, prête à vous l’envoyer, lorsque Des G. est venue, qui m’a bien surprise ; elle vous dira toutes choses. Elle a eu une grande joie de me voir. Elle m’a fait pitié, la voyant presque toute nue ; si vous aviez la charité de lui faire donner quelque vieil habit de votre garde-robe, je vous en serais obligée et je le tiendrais fait comme à moi-même.

$5 

On ne peut avoir plus de chagrin que j’en ai de vous en avoir causé ...a  Je suis très fâchée de tout ce qui se fait contre N. [Fénelon]. Pour l[e] P[ère] L[a] C[ombe] je ne crains pas la confrontation et j’abandonne tout à Dieu : Il sait bien ce qu’Il veut faire de moi. Je ne comprends pas quels papiers un homme peut avoir sur lesquels on lui puisse faire son procès6. J’ai peine à croire tant de choses, mais j’abandonne tout à Dieu. Ne craignez pas de me faire peine en laissant le commerce7 ; je n’en aurai point du tout. Faites, selon votre prudence, ce que vous jugerez le plus propre. Nous nous verrons en Dieu : c’est où je ne vous oublierai jamais, quoi qu’il arrive. Je vous ai beaucoup d’obligation d’avoir gardé Des G., mais pour peu qu’elle vous soit à charge ou que [vous][f°196] jugiez à propos de vous en défaire, faites-le sans scrupule. Je ne crains rien pour moi d’elle ; je ne crains seulement qu’elle ne dise les personnes que j’ai vues, je ne le crois pas pourtant. Croyez que je périrais mille fois avant que de mettre personne en jeu. Je n’ai jamais parlé de rien à Des G. ; je ne parle jamais à mes filles de ce qui regarde mes amis. Vous vous souviendrez, s’il vous plaît, que vous m’aviez mandé que vous enverreriez [sic] Des G. la première fois aux Th[éatins]. Sans cela, je n’aurais pas pris la liberté de m’adresser à elle.

- A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [194].

a Points de suspension dans le ms.

5Ici débute la lettre suivante : les deux lettres furent probablement envoyées en même temps, d’où le signe « $ » utilisé par Dupuy pour indiquer leur séparation, sans pour cela attribuer une date à chacune, comme c’est son habitude à la fin de la lettre.

6Aussi faudra t-il forger une lettre d’auto-accusation au niveau des mœurs.

7En arrêtant l’échange de lettres.

457. A LA PETITE DUCHESSE. Mars 1698.

Votre lettre m’a donné de la joie, car j’avais déjà sacrifié à Dieu bien des choses1. Je vous prie qu’on ne laisse pas manquer l’affaire de N. C’est un seigneur très puissant et dont j’ai ouï dire autrefois beaucoup de bien. Sa naissance est très bonne, et ses biens très considérables. Vous savez mieux ses mœurs que moi. Il est impossible que la petite veuve2 reste dans un état si violent.

Mandez-moi s’il est vrai que le livre ait été approuvé à Rome. J’ai toujours bien cru que lorsque les affaires iraient bien à Rome, on me tourmenterait par un autre endroit. Mon cœur   est préparé à tout, et j’espère que Dieu me fera la grâce de ne point sortir de Sa dépendance et de l’abandon à Sa sainte volonté.

 N. [le curé] n’est pas venu depuis la surveille de Noël, et l’on fait comme craindre qu’il ne viendra pas pour Pâques, voulant m’ôter même la communion pascale. L’ecclésiastique est plus affectionné que jamais, tout plein de cœur et désireux de me servir au péril de sa vie, s’il le pouvait. Il laisse des bénéfices assez considérables avec un grand désintéressement dans le désir de m’être utile, mais je le porte à les accepter, car je ne veux que Dieu. Je vous mande cela pour vous dire qu’il est comme il faut. Je ne doute point qu’on nourrisse sous main des trames nouvelles. Madame de Lui[nes] dit que les affaires sont plus brouillées que jamais, qu’on découvre chaque jour de nouvelles choses que j’ai faites. Vous ne me mandez pas l’état de votre santé. Je vous embrasse de tout mon cœur.

A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [196].

1Dont l’arrêt de la correspondance.

2La « petite veuve » : Mme de Morstein, Marie-Thérèse d'Albert, fille du duc de Chevreuse. Son époux, Michel Adalbert, comte de Morstein, ayant été tué au siège de Namur, le 18 juillet 1695, elle se remaria, en 1698, avec le comte de Sassenage.

458. A LA PETITE DUCHESSE. Mars 1698.

Je vous conjure de vous ménager ce carême : pourquoi jeûner et ne prendre pas les soulagements dont vous avez besoin dans votre incommodité ? Il n’y a qu’à laisser distribuer les réponses de N. [Fénelon]. Ne m’en enverrez-vous point ? N. [le curé] vint hier, il n’était pas venu depuis la surveille de Noël. Il nous confessa, fit le doucereux, ne parla de rien ; c’est lors qu’il est le plus à craindre. Il dit à Fam[ille] de lui-même que dans dix ou douze jours, il lui enverrait sa sœur des G. Il faut que des G. écrive à sa sœur et porte la lettre à N. [le curé] pour voir ce qu’il lui dira. Il faut qu’il soit persuadé qu’on n’a point de nouvelles pour parler si diversement. Il me dit : « Je vous avais promis de vous  [f°197] amener Mlle votre fille, mais il faut attendre que les affaires de Rome soient finies ». Ensuite, il me dit que la lettre que j’avais écrite à M. l’arch[evêque]1 avait été très bien reçue et que M. l’arch[evêque] m’assurait de sa considération et ce que je voulais de lui. Je lui répondis que je ne demandais rien à M. l’arch[evêque], sinon que, comme N[otre]-S[eigneur] n’avait pas même ôté le pain à la Cananéenne, qu’il ne me l’ôtât pas non plus. Il me dit qu’il allait marier une sœur de M. de Ch[evreuse] et qu’il avait marié Mlle de Ch[evreuse] au m[arquis] de Loui[sbourg?]. Je ne savais pas qu’elle fût mariée, mais je vous assure que, lorsque N. file doux, c’est alors qu’il trame plus de choses. Conservez-vous, je vous prie. Mandez-moi des nouvelles du d[uc] de Ch[evreuse]. Je vous embrasse mille fois.

Il me semble qu’ils ne sont point comme il faut. Ils ressemblent, comme dit J[ésus]-C[hrist], à la semence jetée dans un champ pierreux : ils reçoivent la parole avec plus de démonstrations de joie que nul autre, mais à la première persécution, ils renoncent la parole, semblables à cette semence que la moindre ardeur du soleil dessèche2. Si vous apprenez quelque chose du P[ère] l[a] C[ombe], faites-le moi savoir. Vous êtes oublieuse, ma très chère. La paix soit avec vous ! J’avais oublié à vous dire que je demandai des nouvelles de M. Tronson : il me dit que c’est un bon homme qui en a bien enterré, il en enterrera peut-être bien d’autres, mais avec un air de mépris.

- A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [196].

1L’archevêque de Paris.

2Voir la parabole du semeur : Matthieu, 13, 3-23 ; Marc, 4, 3-20 ; Luc, 8, 5-15.

459. A M. TRONSON. Mars 1698.

Mars 1698

J’ai demandé, monsieur, permission à M. de Saint-Sulpice de me donner l’honneur de vous écrire pour vous témoigner de nouveau, monsieur, et mon profond respect et ma confiance. Je vous assure qu’elle est tout entière, et que l’état où je suis ne me permettant pas de vous la témoigner, je conserve dans le secret de mon cœur tous mes sentiments sur cela, vous priant instamment de prier Notre Seigneur qu’Il me fasse la grâce de faire usage, selon Ses desseins sur moi, de toutes les croix que Sa Providence m’envoie. J’espère que vous m’accorderez cette grâce, et celle d’être persuadé, monsieur, qu’on ne peut être avec plus de respect que je suis, etc.

- Fénelon 1828, t. 8, l. 374, p. 534.

460. A LA PETITE DUCHESSE (?) Avril 1698.

Les choses que vous me mandez m’ont mise dans un étonnement que je ne puis exprimer. Serait-il possible que l[e] P[ère] L[a] C[ombe] fût devenu assez méchant pour faire des choses comme celle-là, et, quand il serait assez mauvais, serait-il assez fou pour les faire sans précautions, en sorte qu’il pût être surpris1 ? Et qu’est-ce que cela a de particulier avec moi ? Il est certain que N. [le curé] a été trois mois à faire le mauvais, mais d’où vient qu’il est radouci tout d’un coup, et qu’après m’avoir ôté la communion si longtemps, il a ordonné que je communiasse toutes les fêtes et dimanches ?

Tout le mal qu’on me veut faire m’afflige moins que la démarche que N. [Fénelon] a faite pour un accommodement et le désir de revenir à la Cour. A-t-il oublié ce passage : « Si vous aimez et soutenez la vérité, la Vérité vous rendra libre2 » ? Point d’autre liberté, point d’autre fortune que celle qui vient par la vérité. Cette démarche affaiblit beaucoup la vérité. Prions Dieu qu’Il lui donne plus de fermeté et plus d’indifférence pour la faveur : cette disposition changeante peut lui nuire infiniment à Rome, et même ici ; on est touché de la force de ses raisons, et la vérité se ferait jour s’il la soutenait jusques au bout. Cela fera croire qu’il craint quelque chose, cela fera douter de son innocence, s’il est susceptible de ces faiblesses. Enfin, il me paraît que c’est le plus [f°198] mauvais de tous les contretemps. Ses ennemis se peuvent surmonter par la force, mais ils ne s’apprivoiseront jamais par la douceur : ils tireront des armes de sa faiblesse, sa crainte leur donnera de la hardiesse, enfin il me paraît que c’est le plus mauvais parti. S’il préfère la Cour à la Vérité, la Cour sera son écueil. Est-il possible qu’il ait fait cette démarche de lui-même sans consulter personne ? Et quel est l’ennemi couvert du

1Il s’agit peut-être de récit sur la fondation d’une « petite Église », expression utilisée par Lacombe pour parler de son cercle spirituel, prise au sens littéral.

2Jean 8, 32.

manteau de la pitié qui lui ait pu donner un pareil conseil ? Cela m’afflige tout à fait.

Depuis ceci écrit, le notaire est venu, qui a fait donner une procuration pour faire recevoir le remboursement, etc. Ayez la bonté de faire que cette petite fille ne perde pas cela pour être enfermée avec moi. J’ai été bien étonnée d’apprendre que madame de la Marv[alière] était encore avec madame de Mo[rstein] : on demande certains avis, mais on ne les exécute qu’autant qu’ils accommodent. Je ne suis pas surprise du changement de M. de Ch[evreuse]. Vous souvenez-vous que je ne pus jamais obtenir de le faire rester un quart d’heure en silence avec moi chez ma[dame] de Mo[rstein]2 ? Je suis charmée de ce dernier ouvrage, aussi bien que du premier. Je voudrais savoir combien il y a de temps que le l[e] P[ère] d[e] L[a] C[ombe] est à Tarbes3.

- A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [197] - Fénelon 1828, tome 9, en note 3 à la lettre 403, p. 81-82, reproduit deux brefs passages de cette lettre, comme « lettres à la duchesse de Beauvillier. » 

2Indice de l’absence de recueillement et de communication par l’intérieur.

3Lacombe séjourna longtemps dans la forteresse de Lourdes.

461. A LA PETITE DUCHESSE. Avril 1698.

Le P[ère] d[e] L[a] C[ombe] n’a point demeuré avec moi à Grenoble. Il y vint deux fois vingt-quatre heures de la part de M. de Verceil1 qui me demandait. J’ai été peu de temps à Lyon : environ douze [f°201] jours chez madame Blef2, chez M. Thomé3. Je ne voyais presque personne et ne me suis jamais habillée en public. L’homme que j’y vis le plus était M. Guygou 4, qui est à Paris, et un saint ; il sait si j’ai jamais rien fait d’approchant. Tout le reste de l’histoire du P[ère] général des ch[artreux] 5 n’est pas plus vrai, puisqu’on ne m’a jamais fait sortir de nul diocèse, que M. de Grenoble 6 lui-même me pria de m’établir à

2, 3 Mme Belof, sœur de M. Thomé. V. lettres du 22 septembre 1693 à Chevreuse et du 9 novembre 1694 de l’archevêque de Vienne.

4 Ou Guyfon ? mais « M. Guifon » est cité dans le brouillon du texte définitif de la déclaration remis aux trois examinateurs, aux côtés des filles du P. Vautier, de la Gentil, etc., en tant qu’opposant.

5Dom Le Masson.

6Le Camus.

Grenoble. Je n’ai jamais vu à Lyon de fille de cinquante ans, ni d’un autre âge, et n’en connais aucune. M. de Genève7 me conta lui-même ce que l[e] P[ère] d[e] L[a] C[ombe]  lui avait dit de la part de Dieu, deux ou trois ans avant que je fusse dans son diocèse et, en me le contant, il me dit : « Je sentais qu’il me disait vrai et qu’il me disait des choses que Dieu seul et moi savions. » C’est lui qui me le donna pour directeur, etc.

J’ai toujours bien cru qu’il y avait du plus ou du moins dans l’affaire du P[ère] d[e] L[a] C[ombe] : on l’enferme en lui prenant ses papiers pour lui imposer au loin tout ce qu’on veut, afin qu’il ne puisse se défendre, et mon cœur me disait toujours que cela était faux. J’ai eu des songes si positifs qui m’ont confirmé les sentiments que Dieu me mettait au cœur, que je ne puis douter de son innocence. Vous savez si c’est ma manière de montrer ma gorge ! Lorsqu’on me mit à Sainte-Marie, l’on dit à M. l’Official que j’étais toujours débraillée, et qu’on me voyait jusqu’au creux de l’estomac. Lorsqu’il me vit vêtue comme je suis toujours, et comme je l’ai toujours été dès ma jeunesse, il demeura si surpris qu’il ne pût s’empêcher de me dire cela, et il le dit aussi à la mère Eugénie8. Vous savez ce qui m’a fait sortir de Verceil9, et l’amitié de M. de Verceil pour moi10. La religieuse avec laquelle il dit que j’avais commerce, et qui passe pour sainte dans l’ordre de sainte Ursule, qui s’appelait la Mère Bon 11, était morte un an avant que je fusse en ce pays-là, elle a fait des écrits à la vérité, mais ils sont tous en lumière.

Je ne comprends pas comment on peut débiter tant de faussetés, pour ne dire que des pauvretés. Il faut envoyer à Rome nécessairement tout ce que N. [Fénelon] répond, et c’est où l’on devrait envoyer d’abord. On a pris, pour examiner le P[ère] d[e] L[a] C[ombe], le plus grand ennemi qu’il ait, car M. Py[rot] 12 ne lui a jamais pardonné : « Vous êtes docteur en Israël, et vous ne savez pas ces choses ! » Le venin qu’il a conservé depuis est horrible, mais il fallait cet homme pour jouer leur rôle. Comment l[e] P[ère] d[e] L[a] C[ombe] se défendra-t-il et s’expliquera-t-il,

7Aranthon d’Alex.

8La mère Eugénie de Fontaine (1608-1694) fit profession à la Visitation et « acquit bientôt la plus haute considération », v. Notices, Eugénie.

9 Ripa fut l’ami de Madame Guyon et du P. Lacombe lors de leur séjour en Piémont, v. Notices, Ripa.

10Retour provoqué par le P. La Mothe, v. Vie, 2.25.1.

11La mère Bon, (1636 - 1680), religieuse attachante, qui exerca son influence sur le père La Combe, auteur d’un Catéchisme spirituel. V. Notices, Bon (Marie).

12Le docteur Pirot, v. sa lettre à Madame Guyon du 9 juin 1696 : « Vous ne devez pas être surprise, madame, si jusqu’à cette heure je n’ai pas voulu entrer en matière avec vous pour vous entendre en confession… » ; v. Notices, Pirot.

s’il est enfermé ? Mais Dieu sait bien ce qu’Il veut faire. L’on voit bien que la cabale a plus de part à tout ce qui se fait contre M. d[e] C[ambrai] que la vérité. Il ne faut rien négliger du côté de Rome ; il est bien extraordinaire d’avoir ôté tout cela aux docteurs de Sorbonne 13. Je sais que ses ennemis [f°202] crient déjà victoire. On dit que le P[ère] Quesnel 14 n’est pas contre M. d[e] C[ambrai], qu’il goûte ses ouvrages. Je ne sais si cela est bien vrai.

Je sais de bonne part qu’on a assuré les filles avec lesquelles je demeure, que, lorsque je mourrai, l’on confisquera ce que j’ai en leur faveur. Le projet est tel qu’on n’appellera ni prêtre ni personne, si l’on n’avait pas le temps de faire venir N. [le curé] ; s’il vient, il prétend déclarer que j’aurais avoué quantité de choses. On fera tout fermer de la part de M. d[e] P[aris], sous prétexte d’examiner si je n’aurais point fait quelques nouveaux écrits : s’il y en a ou si l’on y en trouve, je passerai pour relapse, et sur ce pied tout sera confisqué. Elles ont dit : « Mais si elle a fait quelque testament ? – S’il est ici, a-t-on répondu, il sera supprimé. S’il est fait avant ces affaires-ci, il ne peut être valable, parce qu’il faut le renouveler tous les ans. »

- A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [200], « avril ».

1L’évêque Ripa, du diocèse de Verceil (aujourd’hui Vercelli) près de Turin, chez qui résida Madame Guyon.

13Qui ne désapprouvaient pas tous Fénelon : « Mai. Un licencié a soutenu en Sorbonne sa vespérie dans laquelle il y avait les principes de M. L'archevêque de Cambrai sur l'amour pur et désintéressé... » (CF, chronologie, mai 1698, t. VII, p. 285.).

14Quesnel (1634-1719), oratorien, favorable aux jansénistes, auteur du Nouveau Testament en français avec des réflexions morales sur chaque verset, 1671 (première version), approuvé par Noailles en 1695.

462. A LA PETITE DUCHESSE. 3 mai 1698.

Ce que vous me mandez du P[ère] d[e] L[a] C[ombe] m’étonne beaucoup. Il faut que la prison lui ait tourné la cervelle, car comment commettre de pareilles choses ? Et comment les avouer par écrit, quand la chose serait vraie ? Je crois la lettre supposée, mais un mari est-il cru sur ces choses ? Il faut tout laisser à Dieu. Je n’ai jamais fait de voyage seule avec ce père1 : j’en ai fait trois avec lui, où j’avais plusieurs témoins de probité, outre mes filles. Ce que vous me mandez de

1Premier écho de la fausse lettre de Lacombe du 27 avril 1698 qui va bientôt être présentée à Madame Guyon : « C’est devant Dieu Madame, que je reconnais sincèrement qu’il y a eu de l’illusion, de l’erreur et du péché dans certaines choses qui sont arrivées avec trop de liberté entre nous… », ou de la lettre à l’évêque M. de Tarbes ?

Rome m’afflige extrêmement2, mais il faut s’abandonner sur tout et attendre tout de Dieu. Les choses étant de cette sorte, ne peut-il pas y avoir un milieu entre condamner et approuver ? Ne pourrait-on pas faire voir que la Sorbonne n’est pas contre M. de C[ambrai] ? Enfin je laisse tout à Dieu.

La femme est revenue bien tremblante. N. [le curé] lui a demandé si elle avait vu Des G.4, si elle la connaissait. Comme on lui avait défendu d’en parler et que cela n’a pas de discernement, elle l’a nié à N. : ce n’est qu’un effet de sa fidélité.

Je suis bien fâchée du mal de N. : elle pourrait guérir. Le p[etit] M[aître] ne veut pas laisser la fête qui est aujourd’hui sans croix. Mon  [f°199] cœur est préparé à tout ; s’Il a été mis au rang des malfaiteurs, pourquoi ne passerions-nous pas pour coupables ? Dieu sur tout ! Je Le bénis du courage qu’Il vous donne, et je Le prie de fortifier les genoux tremblants et de soutenir les mains lassées. Je vous embrasse de tout mon cœur. Vous m’êtes bien chère.

Je ne puis croire que la lettre soit du P[ère] d[e] L[a] C[ombe], ni que les choses soient comme on les dit. Il se peut faire qu’il ait embrassé cette femme, et que le mari l’ait trouvé5 ; et à cela, qui n’est rien devant Dieu, on aura ajouté les derniers crimes, car si cet homme l’avait surpris, il aurait été se plaindre comme vous dites ; mais le P[ère] L[a] C[ombe] qui se serait vu surpris, n’aurait pas manqué, dans le temps qu’il aurait été faire ses plaintes, de brûler tous ses papiers. Il est aisé sur de faibles apparences, d’imposer des crimes à un homme enfermé, auquel on ne donne nul moyen de se défendre. Soyez sûre que cette lettre n’est pas de lui ; n’étant pas de lui, c’est un argument de son innocence. On ne fait pas courir de telles lettres lorsque les crimes sont assurés : on se contente de leur vérification, qui les rend incontestables. De plus, vous vous souviendrez qu’on a su qu’il y avait un papier de Saint

2 Il semble qu’un juste équilibre se soit établi entre les partis, car selon Orcibal, CF, chronologie : « A Rome, on ajoute que les savants et la plupart des cardinaux sont pour M. de Meaux, mais qu'il y a une grosse cabale pour Mgr de Cambrai qui est fort aidé des R.P. Jésuites... » (lettre d'Orléans) ; « De Rome. On assure que cinq des plus forts examinateurs sont pour ce prélat [Fénelon], et que les cinq autres qui lui sont contraires, ne s'accordent pas sur la manière dont ils veulent que son livre soit condamné » (Gazette d'Amsterdam, 26 mai).

4Sœur de Famille.

5Nouvel écho déformé ?  La femme ne serait autre qu’elle-même, dans le faux qui lui sera bientôt présenté, ou bien il s’agit d’un épisode inconnu (car la lettre à M. de Tarbes ne contient rien sur un tiers mari).

Clément 6 : si on sait celui-là, on n’ignore pas les autres, on y aura ajouté ce qu’on aura voulu. On ne les fait venir, tout cachetés pour les faire ouvrir au père de la Chaise7, qu’afin de le surprendre, de le détacher de M. de C[ambrai]. Puis on dira qu’on supprime les choses par charité.

 C’est un tour qu’on me fit comme j’étais à Sainte-Marie de la rue Saint-Antoine : l’Official porta des papiers au Père de la Chaise, entre autres un aveu de moi de choses très fausses dont le père de la Chaise n’est jamais revenu ; monsieur Py[rot] n’aura pas oublié comme cela se fait et aura pu l’inspirer aux autres8. La voie qu’ils prennent de faire ouvrir cela devant le Père de la Chaise, plutôt que devant M. d[e] P[aris], m’est un juste sujet de les soupçonner, après ce qui a été fait à moi-même. On lui fit voir une lettre qu’on disait être de moi, où j’avouais avec douleur des crimes. Le bon Père l’a toujours cru et, lorsqu’on lui parlait de moi, il disait : « Ces crimes ont été avoués et vérifiés ». De plus, faites réflexion qu’un homme, assez mal pour avoir besoin de garde, n’est guère en effet de faire des crimes. Il y a plus d’apparence qu’on ne lui a donné cette garde qu’après avoir suborné le mari : cela est aisé, on aura fait dire ce qu’on aura voulu. De plus, faites réflexion qui est-ce, et comment on a tiré cette lettre des mains du Père qui s’avoue coupable. Les criminels écrivent-ils de pareilles lettres ? On n’aurait pas transporté le Père à Tarbes9, si l’on n’était pas sûr de N. Pensez à tous les tours qu’on m’a faits, à ceux qui ont été faits à M. de C[ambrai]. Pour moi, il me paraît là mille choses qui ont l’air d’une pièce jouée. Je vous assure que si cela était vrai, on lui ferait son procès en forme. C’est un ressort joué dans cette saison. Je sais que la femme du gouverneur10 est d’un intérêt [200] sordide, qui va au-delà de tout ce qu’on peut dire : elle n’est fille que d’un paysan. De plus, c’est justement en ce temps-ci que cela arrive ; c’est au père de la Chaise qu’on s’adresse pour le gagner. Il y a du plus et du moins à cela, assurément.

- A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [198], « 3 mai 1698 » (la lettre du mois d’« avril » est en p. [200], mais nous privilégions les dates indiquées) - Fénelon 1828, tome 9, en note 3 à la lettre 403, p. 81, reproduit quelques passages de cette lettre, comme « lettres à la duchesse de Beauvillier ». Nous maintenons notre attribution à la « petite duchesse ».

6L’écrit de Fénelon sur Clément d’Alexandrie.

7Le puissant confesseur jésuite de Louis XIV.

8L’Official et M. Pirot formaient  équipe lors de la première période de prison.

9Il s’agit donc bien de la lettre à M. de Tarbes, obtenue après transport du Père, donc très probablement sous forte contrainte. Par ailleurs on n’est pas sûr du contenu (la lettre n’est pas autographe). 

10De la forteresse de Lourdes.

463. A LA PETITE DUCHESSE. Mai 1698.  

Je suis bien éloignée d’avoir de la défiance de vous, mais N[otre] S[eigneur] me tient dans un entier esprit de sacrifice. Tout ce qui se présente est d’abord sacrifié. Il y a bien de la différence d’une pensée à une impression vive d’une chose. J’espère que Dieu vous soutiendra. J’ai toujours connu beaucoup de bien dans le P[ère] L[a] C[ombe], mais je ne réponds pas depuis douze à treize ans que je ne l’ai vu. Je ne puis croire ce qu’on lui impute, et  à moins que cela ne soit plus clair que le soleil, je n’en croirai jamais rien, sachant les ruses et les artifices dont on se sert et jusqu’où va la malice. Ne m’accuse-t-on pas ici de faire des choses que je ne pourrais exécuter, quand je serais assez malheureuse pour le vouloir ? A ceux qui me voient ici, on dit que c’est des crimes du temps passé ; à ceux qui savent ma vie passée, ce sont des crimes d’à présent. Dieu sur tout.

Pour vous, ma très chère, Dieu ne permet l’état que vous éprouvez que pour accroître votre abandon par la défiance de vous-même. L’on est souvent moins en sûreté lorsqu’on se croit sûr que lorsqu’on se croit sur le bord du précipice. N’écrivez point à L b c1, mais si vous pouvez la joindre en quelque lieu, tâchez de lui parler, sinon il faut tout abandonner à Dieu. Ces gens-ci n’auront pas de repos qu’ils ne m’aient fait mourir ou enfermer par jugement dans un cachot. Mais je suis très disposée à tout, parce que Dieu seul m’est tout en toutes choses et que tout ne m’est rien. On sait ici le fracas que l’abbé Bossuet fait à Rome. Vous ne me répondez rien sur madame de Lui[nes], et d’où vient son attachement à me décrier. Je suis bien aise que N. se défasse de sa charge, car cela est dangereux. J’ai de la peine que la jard[inière], si reconnaissable par sa grossesse, aille chez vous ; il vaudrait mieux aller aux Jac[obins] lorsqu’elle ne peut aller aux Th[éatins]. Mais les maux viennent sans les prévoir. Bon courage, soyez en paix et soyez persuadée que les routes par lesquelles Dieu conduit les âmes qui lui sont dévouées sont des voies bien terribles. Mais quelles ont été les routes par lesquelles Il a conduit Son fils ! Je vous embrasse derechef.

- A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [200].

1La bonne comtesse : Mme de Morstein (fille du duc de Chevreuse) ?

464. A LA PETITE DUCHESSE. Mai 1698.

J’ai bien de la peine à croire que la nouvelle de M. de V. soit bien vraie ; il en a dit de si fausses, etc.1 Il est vrai qu’il est aisé de suborner des témoins et de jeter des papiers dans la chambre d’un prisonnier. On me peut faire la même chose dans la fureur dont on est agité. Car à moins que la longue prison, jointe à la nécessité, ne lui aie tourné la cervelle, je ne le crois pas capable de rien faire mal à propos2. Je ne suis nullement en peine de l’écrit de Saint Clément 3, parce que c’est moi qui le lui ai envoyé4. Je ne l’ai point eu de l’auteur, mais d’un copiste, lequel l’avait eu d’un autre à l’insu de l’auteur. Ne pourriez-vous rien apprendre par quelque autre endroit ? Je vous prie, ne vous alarmez pas si Dieu veut qu’il paye pour tous et succombe à la calomnie5. Lorsque je fus à Vinc[ennes], c’était des choses horribles, cependant rien du tout. Je suis contente que vous ne vous fiiez pas à Des G.6 Laissons les choses comme elles sont, mais ayez bon courage, et ne vous laissez pas abattre par l’adversité ni la crainte. J’espère que Dieu vous soutiendra. C’est dans notre faiblesse que nous devons trouver notre force. Allez trois samedis à Notre-Dame faire vos dévotions.

Le prêtre fait fort bien : je ne lui confie quoi que ce soit au monde, tant j’ai peur de surprise. La nécessité de me servir de la jard[inière]7, qui a toute confiance en lui, a engagé un petit commerce d’amitié, mais sans rien de particulier. Il a été aux jés[uites], comme il m’en avait assuré. Les nouvelles bourrasques abattent, mais si nous étions vraiment abandonnés, nous ne serions pas abattus. Je vous remercie de tout ce que vous m’avez envoyé. J’ai si mal aux yeux que je ne puis presque écrire. Puisque les choses s’avancent si fort à Rome, je ne voudrais rien

1 « etc. » : pour éviter d’avoir à dire plus.

2Il s’agit du père La Combe ; noter le doute sur sa capacité de résistance.

3Le Gnostique de saint Clément d’Alexandrie est resté inédit jusqu’en 1930.

4La copie des A.S.-S., ms. 2043, qui servit de source à Dudon lorsque ce dernier la publia en 1930, suit des lettres et  la « Doctrine enseignée par le père François de la Combe ». Elle a pour page de titre, d’une écriture ancienne : « 6e carton / Le Gnostique de Clément d'Alexandrie / Mss. original du P. Lacombe [faux] ». Il s’agit bien de la copie par Famille, envoyée par Mme Guyon ; l’écriture de la « fille » de Mme Guyon ressemble un peu à celle de Lacombe.

5Il s’agit de Lacombe.

6« Des G. » (déjà rencontrée dans les lettres de mars 1698) : la sœur de « Famille ».

7Pour assurer le transport des lettres, ce qui est dangereux car « la jardinière » est connue des sœurs.

faire imprimer des réponses, et surtout dans ces nouvelles brouilleries, que tout ne fût fini. Je [f°203] vous conjure de prendre courage et de vous abandonner tout de nouveau à Notre-Seigneur, qui ne vous délaissera pas, quoiqu’Il paraisse le faire. Le démon joue de son reste bon cœur.8

- A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [202].

8Obscure conclusion.

465. A LA PETITE DUCHESSE. Mai 1698.

Plus je pense à ce que vous me mandez du P[ère] d[e] L[a] C[ombe], plus je suis persuadée qu’il y a à tout cela quantité de faussetés ; on fera courir mille bruits, mais parce qu’il n’y aura rien, on se croira en sûreté de conscience de dire qu’on lui a pardonné en faveur de son repentir et parce qu’il a abjuré ses erreurs. Enfin j’ai le cœur plein que les choses ne sont pas comme on les dit.

Je vois bien que le petit chien2 est bien malade, et d’autant plus malade que ceux à qui je l’ai confié entretiennent son mal ; mais peut-être Re. le croit-elle ainsi par la grande amitié qu’elle a toujours eue pour le Grand ch.3, qui croit triompher du mauvais état du petit. Oh ! il faut tout laisser à Dieu. J’ai bien de la joie que le grand4 fasse mieux ; si cela est bien sincère, c’est pour moi une grande consolation. Pour le tut[eur][Chevreuse], je vous avoue que son changement m’étonne, et que je suis très affligée qu’il ne marie pas madame de Mo[rstein]5. Ne pourriez-vous point lui en faire voir les conséquences ? Et pourquoi cette effroyable distinction qu’ils ont toujours faite de cette pauvre femme à leurs autres enfants ? Quand il n’y aurait que le défaut de justice, cela serait fort mal.

1La Pialière utilise le « $ » comme séparateur entre ses lettres et parfois indique le mois ou l’année.

2Non identifié. Ici pour la première fois nous avons le surnom complet « petit chien », mais cela ne résoud rien…

3La majuscule à grand indique qu’il ne s’agit pas de la race canine. Nous avons souvent rencontré les petit et grand « ch[iens] » : mère et fille, mais lesquelles ?

4Indéterminé.

5Son époux ayant été tué au siège de Namur, le 18 juillet 1695, elle se remaria, en 1698, avec le comte de Sassenage.

Il m’est venu plusieurs fois dans l’esprit que N.6 promît, pour toute cette affaire, à Dieu de fonder, lorsque ses affaires lui permettraient, deux missionnaires7 jés[uites] dans la Chine ou ailleurs : Dieu y donnerait bénédiction. Il ne faut que six à sept mille livres pour chacun, et ce ne serait que lorsque les affaires le lui permettraient.

Les affaires n’ont changé à Rome que depuis la demande qu’il a faite. Dieu est délicat et jaloux. Je vous embrasse de tout mon cœur.

- A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [203].

6Fénelon ?

7Il s’agit d’aider financièrement des missionnaires.

 

Voici une lettre[23] qui touche indirectement la petite duchesse. Noter l’avis sur Ramsay, personnage un peu encombrant.

352   [DE Mme Guyon] Au marquis de Fénelon.  Septembre 1716 ?

Je ne comprends pas, mon cher enfant, la bizarrerie de la sœur de Pan[ta]1 [A1] car, ne pouvant vous avoir, elle doit être ravie que vous soyez ailleurs. Cela s’appelle le chien du jardinier2. J’écrirai à Panta et je lui mandrai les raisons que vous avez de vous mettre chez la p[etite] d[uchesse]3. Pour ce qui regarde M. votre frère, il en doit être lui-même fort content puisque cela vous donne le moyen de faire vos affaires. Je crois que ce que vous a dit la s[œu]r de Pan[ta] sur le fils de la p[etite] d[uchesse] peut n’être pas tout à fait comme cela, mais quand ce serait, comment pourrait-elle se charger de cet enfant malade puisqu’elle allait elle-même à la campagne ? Quand elle serait restée, je doute qu’elle s’en fût chargée : ne doit-elle pas être libre ? Vous avez le sage Isaac4 qui peut vous dire sa pensée, je ne trouve à cela aucune difficulté. Après avoir été ami des gens pendant leur vie, il faut leur marquer en ceux qui leur sont plus proches qu’on l’est encore après leur mort. [f°.2 r°]

Lorsque je vous ai dit de ne point dire votre sentiment des événements présents, je n’entends pas que vous n’en parliez pas avec vos amis mais bien avec ceux qui, ne l’étant pas, pourraient se servir de cela pour vous nuire. Je sais par mon expérience combien cela est difficile à pratiquer en certaines occasions, mais il faut avoir bon courage, agir simplement sans s’entortiller au bout de soi. Si vous êtes fidèle à rentrer au-dedans de vous, j’espère que Dieu vous donnera la lumière et la force nécessairea.

Ne pourrait-on point se servir du lieu où est La Voisine pour faire tenir ce que nous avons de notre père ? Je lui ai écrit en droiture, mais je n’ai point mis saint Ghienb car elle ne me l’avait pas mandé. Je prie le petit Maître de vous être toute chose.

Je vous prie de dire à R[amsay] qu’on nous envoie tous les écrits français de notre père à la réserve de la métaphysique, je veux aussi le thé…c nous en rendrons bon compte, personne n’y prenant plus d’intérêt que moi5.

Ce bon R[amsay] a radoté quand il demande un catalogue. Qu’on nous envoie ce que nous demandons et tout sera en bon ordre. Que son latin soit aussi bien et sa métaphysique, tout ne sera pas mal.    

- A.A.-S., pièce 7502, autographe - §2 « Lorsque […] force nécessaire » : Dutoit, t. IV, [courte] Lettre 25, p. 60-61[A2] .

anécessaire. Je le prie de vous être toutes choses. D ajout d’une formule finale.

bLecture confirmée, sens obscur.

cthéol : ou thél : voir la note 3.

1L’abbé de Beaumont.

2proverbe espagnol repris dans la comédie de Lope de Vega.

3La duchesse de Mortemart.

4Isaac Dupuy.

5On  pense non pas au Télémaque, publié dès avril 1699, mais à des textes tels que ceux rassemblés sous le titre (moderne) d’ Opuscules théologiques, parallèles aux développements métaphysiques de la Démonstration de l’existence de Dieu, ou bien à ceux des Lettres sur divers sujets concernant la religion et la métaphysique. V. Fénelon, Œuvres II, Bibl. de la Pléiade. Le Gnostique de Saint Clément d’Alexandrie (demeuré inédit jusqu’en 1930) faisait déjà l’objet de l’intérêt de Madame Guyon de par sa richesse spirituelle et de par l’autorité attribuée à l’époque à Clément.

 


 


 


 

DE FENELON

Choix de citations extrait de la série complète des lettres

Fénelon est directeur de la « petite duchesse ». Née en 1665, elle est de quatorze ans plus jeune :

En 1693 : 

Prenez donc moins l’ouvrage par le dehors, et un peu plus par le dedans. Choisissez les affections les plus vives qui dominent dans votre cœur, et mettez-les sans condition ni bornes dans la main de Dieu, pour les lui laisser amortir et éteindre. Abandonnez-lui votre hauteur naturelle, votre sagesse mondaine, votre goût pour la grandeur de votre maison, votre crainte de déchoir et de manquer de considération dans le monde, votre sévérité âpre contre tout ce qui est irrégulier. Votre humeur est ce que je crains le moins pour vous. Vous la connaissez, vous vous en défiez ; malgré vos résolutions, elle vous entraîne, et en vous entraînant elle vous humilie. Elle servira à vous corriger des autres défauts plus dangereux. … Voudriez-vous que Dieu fût pour vous aussi critique et aussi rigoureux que vous l’êtes souvent pour le prochain ? … Nous ne faisons que languir autour de nous-mêmes, ne nous occupant jamais de Dieu que par rapport à nous. Nous n’avançons point dans la mort, dans le rabaissement de notre esprit et dans la simplicité. D’où vient que le vaisseau ne vogue point ? Est-ce que le vent manque ? Nullement ; le souffle de l’esprit de grâce ne cesse de le pousser : mais le vaisseau est retenu par des ancres qu’on n’a garde de voir ; elles sont au fond de la mer. …  Aimons, et ne vivons plus que d’amour. Laissons faire à l’amour tout ce qu’il voudra contre l’amour-propre. Ne nous contentons pas de faire oraison le matin et le soir, mais vivons d’oraison dans toute la journée. (LSP 126*, juin 1693 ?)

Nul couvent ne vous convient; tous vous gêneraient, et vous mettraient sans cesse en tentation très dangereuse contre votre attrait : la gêne causerait le trouble. Demeurez libre dans la solitude, et occupez-vous en toute simplicité entre Dieu et vous. (LSP 135.*)

La solitude vous est utile jusqu’à un certain point, elle vous convient mieux qu’une règle de communauté, qui gênerait votre attrait de grâce … Vous doutez, et vous ne pouvez porter le doute. Je ne m’en étonne pas : le doute est un supplice. Mais ne raisonnez point et vous ne douterez plus. L’obscurité de la pure foi est bien différente du doute. Les peines de la pure foi portent leur consolation et leur fruit. Après qu’elles ont anéanti l’homme, elles le renouvellent et le laissent en pleine paix. Le doute est le trouble d’une âme livrée à elle-même, qui voudrait voir ce que Dieu veut lui cacher, et qui cherche des sûretés impossibles par amour-propre. Qu’avez-vous sacrifié à Dieu, sinon votre propre jugement et votre intérêt? Voulez-vous perdre de vue ce qui a toujours été votre but dès le premier pas que vous avez fait, savoir, de vous abandonner à Dieu ? … Que puis-je vous répondre ? Vous demandez à être revêtue ; je ne puis vous souhaiter que dépouillement. Vous voulez des sûretés, et Dieu est jaloux de ne vous en souffrir aucune. … (LSP 136*)

La perfection supporte facilement l’imperfection d’autrui ; elle se fait tout à tous. Il faut se familiariser avec les défauts les plus grossiers dans de bonnes âmes, et les laisser tranquillement jusqu’à ce que Dieu donne le signal pour les leur ôter peu à peu … Je vous demande plus que jamais de ne m’épargner point sur mes défauts. Quand vous en croirez voir quelqu’un que je n’aurai peut-être pas, ce ne sera point un grand malheur. (LSP 130*, 1693?)

J’ai toujours eu pour vous un attachement et une confiance très grande; mais mon cœur s’est attendri en sachant qu’on vous a blâmée, et que vous avez reçu avec petitesse cette remontrance. Il est vrai que votre tempérament mélancolique et âpre vous donne une attention trop rigoureuse aux défauts d’autrui; vous êtes trop choquée des imperfections, et vous souffrez un peu impatiemment de ne voir point la correction des personnes imparfaites. Il y a longtemps que je vous ai souhaité l’esprit de condescendance et de support avec lequel N.M. [Notre Mère, Mme Guyon] se proportionne aux faiblesses d’un chacun. Elle attend, compatit, ouvre le cœur, et ne demande rien qu’à mesure que Dieu y dispose. (LSP 131*,1693 ?)

Lettres postérieures :

     Vous ne garderez jamais si bien M... que quand vous serez fidèle à faire oraison. Notre propre esprit, quelque solide qu’il paraisse, gâte tout: c’est celui de Dieu qui conduit insensiblement à leur fin les choses les plus difficiles. (LSP 129*, 1695 ?)

Demeurons tous dans notre unique centre, où nous nous trouvons sans cesse, et où nous ne sommes tous qu’une même chose. (LSP 137*)

Je suis bien fâché de tous les mécomptes que vous trouvez dans les hommes; mais il faut s’accoutumer à y chercher peu (LSP 150*, attribution incertaine)

Ne craignez rien : vous feriez une grande injure à Dieu, si vous vous défiiez de sa bonté ; il sait mieux ce qu’il vous faut, et ce que vous êtes capable de porter, que vous-même ; il ne vous tentera jamais au-dessus de vos forces. … Vous rirez un jour des frayeurs que la grâce vous donne maintenant, et vous remercierez Dieu de tout ce que je vous ai dit sans prudence, pour vous faire renoncer à votre sagesse timide. (LSP 164*)

Ma vie est triste et sèche comme mon corps ; mais je suis dans je ne sais quelle paix languissante. (LSP 165*)

Lettres tardives :

Je suis fort touché de la peinture que vous m’avez faite de votre état. Il est très pénible ; mais il vous sera fort utile, si vous y suivez les desseins de Dieu. L’obscurité sert à exercer la pure foi et à dénuer l’âme. Le dégoût n’est qu’une épreuve, et ce qu’on fait en cet état est d’autant plus pur, qu’on ne le fait ni par inclination ni par plaisir: on va contre le vent à force de rames. … Vous n’avez rien à craindre que de votre esprit, qui pourrait vous donner un art que vous n’apercevriez pas vous-même, pour tendre au but de votre amour-propre : mais comme vous êtes sincèrement en garde contre vous, et comme vous ne cherchez qu’à mourir à vous-même de bonne foi, je compte que tout ira bien. … Votre tempérament est tout ensemble mélancolique et vif[24]: … Plus vous vous livrerez sans mesure pour sortir de vous, et pour en perdre toute possession, plus Dieu en prendra possession à sa mode, qui ne sera jamais la vôtre. Encore une fois, laissez tout tomber, ténèbres, incertitudes, misères, craintes, sensibilité, découragement ; amusez-vous sans vous passionner; recevez tout ce que les amis vous donneront de bon, comme un bien inespéré, qui ne fait que passer au travers d’eux, et que Dieu vous envoie. (LSP 166*, après juin 1708)

Voir nos ténèbres, c’est voir tout ce qu’il faut. (LSP 167*)

Portez en paix vos croix intérieures. Les extérieures sans celles de l’intérieur ne seraient point des croix (LSP 189*)

 Soyez un vrai rien en tout et partout ; mais il ne faut rien ajouter à ce pur rien. C’est sur le rien qu’il n’y a aucune prise. Il ne peut rien perdre. Le vrai rien ne résiste jamais, et il n’a point un moi dont il s’occupe. … Je vous aime et vous respecte de plus en plus sous la main qui vous brise pour vous purifier. O que cet état est précieux ! Plus vous vous y trouverez vide et privée de tout, plus vous m’y paraîtrez pleine de Dieu et l’objet de ses complaisances. …     Vous n’avez qu’à souffrir et à vous laisser consumer peu à peu dans le creuset de l’amour. (LSP 190*)

Tout contribue à vous éprouver; mais Dieu, qui vous aime, ne permettra pas que vous soyez tentée au-dessus de vos forces. Il se servira de la tentation pour vous faire avancer. Mais il ne faut chercher curieusement à voir en soi ni l’avancement, ni les forces, ni la main de Dieu, qui n’en est pas moins secourable quand elle se rend invisible. C’est en se cachant qu’elle fait sa principale opération : car nous ne mourrions jamais à nous-mêmes, s’il montrait sensiblement cette main toujours appliquée à nous secourir. En ce cas, Dieu nous sanctifierait en lumière, en vie et en revêtissement de tous les ornements spirituels ; mais il ne nous sanctifierait point sur la croix, en ténèbres, en privation, en nudité, en mort. … Que ne puis-je être auprès de vous ! mais Dieu ne le permet pas. Que dis-je ? Dieu le fait invisiblement, et il nous unit cent fois plus intimement à lui, centre de tous les siens, que si nous étions sans cesse dans le même lieu. Je suis en esprit tout auprès de vous (LSP 192*, attribution incertaine)

Ce que je vous souhaite au-dessus de tout, c’est que vous n’altériez point votre grâce en la cherchant. Voulez-vous que la mort vous fasse vivre, et vous posséder en vous abandonnant ? … Qu’avez-vous donc cherché dans la voie que Dieu vous a ouverte? Si vous vouliez vivre, vous n’aviez qu’à vous nourrir de tout. Mais combien y a-t-il d’années que vous vous êtes dévouée à l’obscurité de la foi, à la mort et à l’abandon? … J’avoue qu’il faut suivre ce que Dieu met au cœur ; mais il faut observer deux choses : l’une est que l’attrait de Dieu, qui incline le cœur, ne se trouve point par les réflexions délicates et inquiètes de l’amour-propre ; l’autre, qu’il ne se trouve point aussi par des mouvements si marqués, qu’ils portent avec eux la certitude qu’ils sont divins. … Le mouvement n’est que la grâce ou l’attrait intérieur du Saint-Esprit qui est commun à tous les justes ; mais plus délicat, plus profond, moins aperçu et plus intime dans les âmes déjà dénuées, et de la désappropriation desquelles Dieu est jaloux. Ce mouvement porte avec soi une certaine conscience très simple, très directe, très rapide, qui suffit pour agir avec droiture, et pour reprocher à l’âme son infidélité dans le moment où elle y résiste. Mais c’est la trace d’un poisson dans l’eau ; elle s’efface aussitôt qu’elle se forme, et il n’en reste rien : si vous voulez la voir, elle disparaît pour confondre votre curiosité. Comment prétendez-vous que Dieu vous laisse posséder ce don, puisqu’il ne vous l’accorde qu’afin que vous ne vous possédiez en rien vous-même ? … Vous êtes notre ancienne, mais c’est votre ancienneté qui fait que vous devez à Dieu plus que toutes les autres. Vous êtes notre sœur aînée ; ce serait à vous à être le modèle de toutes les autres pour les affermir dans les sentiers des ténèbres et de la mort. (LSP 193*) Pb : née en 1665 !

Pour vous, plus vous chercherez d’appui, moins vous en trouverez. Ce qui ne pèse rien n’a pas besoin d’être appuyé ; mais ce qui pèse rompt ses appuis. Un roseau sur lequel vous voulez vous soutenir, vous percera la main ; mais si vous n’êtes rien, faute de poids, vous ne tomberez plus. On ne parle que d’abandon, et on ne cherche que des cautions bourgeoises. (LSP 198*, attribution incertaine)

Mon état ne se peut expliquer, car je le comprends moins que personne. Dès que je veux dire quelque chose de moi en bien ou en mal, en épreuve ou en consolation, je le trouve faux en le disant, parce que je n’ai aucune consistance en aucun sens. Je vois seulement que la croix me répugne toujours, et qu’elle m’est nécessaire. Je souhaite fort que vous soyez simple, droite, ferme, sans vous écouter, sans chercher aucun tour dans les choses que vous voudriez mener à votre mode, et que vous laissiez faire Dieu pour achever son œuvre en vous. / Ce que je souhaite pour vous comme pour moi, est que nous n’apercevions jamais en nous aucun reste de vie, sans le laisser éteindre. (LSP 203, 1711 ?)

Comment pouvez-vous douter, ma chère fille, du zèle avec lequel je suis inviolablement attaché à tout ce qui vous regarde ? Je croirais manquer à Dieu, si je vous manquais. Je vous proteste que je n’ai rien à me reprocher là-dessus; mon union avec vous ne fut jamais si grande qu’elle l’est. (LSP 490*, attribution incertaine)

Je crois vous devoir dire en secret ce qui m’est revenu par une voie digne d’attention. On prétend que Leschelle entre dans la direction de sa nièce et de quelques autres personnes, indépendamment de son frère l’abbé, qui était d’abord leur directeur; qu’il leur donne des lectures trop avancées et au-dessus de leur portée; qu’il leur fait lire entr’autres les écrits de N., que ces personnes ne sont nullement capables d’entendre ni de lire avec fruit. Je vous dirai là-dessus que, pour me défier de ma sagesse, je crois devoir me borner à vous proposer d’écrire à l’auteur, afin qu’il examine l’usage qu’on doit faire des écrits qu’il a laissés. … excellentes pour la plupart des âmes qui ont quelque intérieur; mais il y en a beaucoup, qui étant les meilleures de toutes pour les personnes d’un certain attrait et d’un certain degré, sont capables de causer de l’illusion ou du scandale en beaucoup d’autres, qui en feront une lecture prématurée. Je voudrais que la personne en question vous écrivît deux mots de ses intentions là-dessus, afin qu’ensuite nous pussions, sans la citer, faire suivre la règle qu’elle aura marquée. (L.1121, 9 janvier 1707)

Le Grand Abbé [de Beaumont] vous dira de nos nouvelles, ma bonne Duchesse. Mais il ne saurait vous dire à quel point mon cœur est uni au vôtre. Je souhaite fort que vous ayez la paix au-dedans. Vous savez qu’elle ne se peut trouver que dans la petitesse, et que la petitesse n’est réelle qu’autant que nous nous laissons rapetisser sous la main de D[ieu] en chaque occasion. Les occasions dont D[ieu] se sert consistent d’ordinaire dans la contradiction d’autrui qui nous désapprouve, et dans la faiblesse intérieure que nous éprouvons. … Regardez la seule main de Dieu, qui s’est servi de la rudesse de la mienne pour vous porter un coup douloureux. La douleur prouve que j’ai touché à l’endroit malade. Cédez à D[ieu]; acquiescez pleinement. C’est ce qui vous mettra en repos, et d’accord avec tout vous-même. Voilà ce que vous savez si bien dire aux autres[25]. L’occasion est capitale. C’est un temps de crise. O quelle grâce ne coulera point sur vous, si vous portez comme un petit enfant tout ce que D[ieu] fait pour vous rabaisser, et pour vous désapproprier, tant de votre sens, que de votre volonté! Je le prie de vous faire si petite, qu’on ne vous trouve plus. (L.1231, 22 août 1708)

Je vous avoue, ma bonne D[uchesse], que je suis ravi de vous voir accablée par vos défauts et par l’impuissance de les vaincre. Ce désespoir de la nature qui est réduite à n’attendre plus rien de soi, et à n’espérer que de D[ieu], est précisément ce que D[ieu] veut. Il nous corrigera quand nous n’espérerons plus de nous corriger nous-mêmes. … Il s’agit d’être petite au-dedans, ne pouvant pas être douce au-dehors. Il s’agit de laisser tomber votre hauteur naturelle, dès que la lumière vous en vient. … En un mot le grand point est de vous mettre de plain-pied avec tous les petits les plus imparfaits. Il faut leur donner une certaine liberté avec vous, qui leur facilite l’ouverture de cœur. (L.1215, 8 juin 1708)

Jamais lettre, ma bonne et chère Duchesse ne m’a fait un plus sensible plaisir que la dernière que ous m’avez écrite.  Je remercie D[ieu] qui vous l’a fait écrire. Je suis également persuade et de votre sincérité pour vouloir dire tout, et de votre impuissance de le faire. Pendant que nous ne sommes point encore entièrement parfaits, nous ne pouvons nous connaître qu’imparfaitement. … Les personnes qui conduisent ne doivent nous développer nos défauts, que quand D[ieu] commence à nous y préparer. Il faut voir un défaut avec patience. et n’en rien dire au dehors jusqu’à ce que D[ieu] commence à le reprocher au dedans. Il faut même faire comme D[ieu] qui adoucit ce reproche en sorte que la personne croit que c’est moins Dieu qu’elle-même qui s’accuse et qui sent ce qui blesse l’amour. … D[ieu] est dans notre âme, comme notre âme dans notre corps. C’est quelque chose que nous ne distinguons plus de nous, mais quelque chose qui nous mène, qui nous retient et qui rompt toutes nos activités. Le silence que nous lui devons pour l’écouter n’est qu’une simple fidélité à n’agir que par dépendance, et à cesser dès qu’il nous fait sentir que cette dépendance commence à s’altérer. … Je vois par votre lettre, ma bonne Duchesse, que vous êtes encore persuadée que nos amis ont beaucoup manqué à votre égard. … Pour votre insensibilité dans un état de sécheresse, de faiblesse, d’obscurité, et de misère intérieure, je n’en suis point en peine, pourvu que vous demeuriez dans ce recueillement passif dont je viens de parler, avec une petitesse et une docilité sans réserve. Quand je parle de docilité, je ne vous la propose que pour N…[Mme Guyon], et je sais combien votre cœur a toujours été ouvert de ce côté-là. Nous ne sommes en sûreté qu’autant que nous ne croyons pas y être, et que nous donnons par petitesse aux plus petits même la liberté de nous reprendre. (L.1408)

Je ne puis vous exprimer, ma bonne et très chère Duchesse, combien votre dernière lettre m’a consolé. J’y ai trouvé toute la simplicité et toute l’ouverture de cœur que D[ieu] donne à ses enfants entre eux. … Je ne sais point en détail les fautes qu’ils ont faites vers vous. Il est naturel qu’ils en aient fait sans le vouloir. Mais ces fautes se tournent heureusement à profit, puisque vous prenez tout sur vous, et que vous ne voulez voir de l’imperfection que chez vous. C’est le vrai moyen de céder à D[ieu] et de faire la place nette au petit M[aître]. (L.1442, 1er février 1711)

Il y a bien longtemps, ma bonne et chère Duchesse, que je ne vous ai point écrit. Mais je n’aime point à vous écrire par la poste, et je n’ai point trouvé d’autre voie depuis longtemps. … Il suffit d’être dans un véritable acquiescement pour tout ce que Dieu nous montre par rapport à la correction de nos défauts. Il faut aussi que nous soyons toujours prêts à écouter avec petitesse et sans justification tout ce que les autres nous disent de nous-mêmes, avec la disposition sincère de le suivre autant que D[ieu] nous en donnera la lumière. L’état de vide de bien et de mal, dont vous me parlez, ne peut vous nuire. Rien ne pourrait vous arrêter que quelque plénitude secrète. … Pour moi je passe ma vie à me fâcher mal à propos, à parler indiscrètement, à m’impatienter sur les importunités qui me dérangent. Je hais le monde, je le méprise, et il me flatte néanmoins un peu. Je sens la vieillesse qui avance insensiblement, et je m’accoutume à elle, sans me détacher de la vie. Je ne trouve en moi rien de réel ni pour l’intérieur ni pour l’extérieur. Quand je m’examine, je crois rêver: je me vois comme une image dans un songe. … Mon union avec vous est très sincère. Je ressens vos peines. Je voudrais vous voir, et contribuer à votre soulagement. (L.1479, 27 juillet 1711)


 


 

Série complète des lettres

Nous ne connaissions que quelques rares lettres (données ici en fin de séquence) lorsque I. Noye a établi l’identité de la correspondante de Fénelon dans les LSP* choisies par les disciples pour l’édition de 1718 : du coup la petite duchesse prend sa véritable importance au niveau de l’écrit comme par un rôle directeur attesté par ailleurs.

LSP 126.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART juin 1693 ?

Vous êtes bonne[26]. Vous voudriez l’être encore davantage, et vous prenez beaucoup sur vous dans le détail de la vie : mais je crains que vous ne preniez un peu trop sur le dedans, pour accommoder le dehors aux bienséances, et que vous ne fassiez pas assez mourir le fond le plus intime. Quand on n’attaque point efficacement un certain fonds secret de sens et de volonté propre sur les choses qu’on aime le plus, et qu’on se réserve avec le plus de jalousie, voici ce qui arrive. D’un côté, la vivacité, l’âpreté et la roideur de la volonté propre sont grandes; de l’autre côté, on a une idée scrupuleuse d’une certaine symétrie des vertus extérieures, qui se tourne en pure régularité de bienséance. L’extérieur se trouve ainsi très gênant, et l’intérieur très vif pour y répugner. C’est un combat insupportable.

Prenez donc moins l’ouvrage par le dehors, et un peu plus par le dedans. Choisissez les affections les plus vives qui dominent dans votre cœur, et mettez-les sans condition ni bornes dans la main de Dieu, pour les lui laisser amortir et éteindre. Abandonnez-lui votre hauteur naturelle, votre sagesse mondaine, votre goût pour la grandeur de votre maison, votre crainte de déchoir et de manquer de considération dans le monde, votre sévérité âpre contre tout ce qui est irrégulier. Votre humeur est ce que je crains le moins pour vous. Vous la connaissez, vous vous en défiez ; malgré vos résolutions, elle vous entraîne, et en vous entraînant elle vous humilie. Elle servira à vous corriger des autres défauts plus dangereux. Je serais moins fâchée de vous voir grondeuse, dépitée, brusque, ne vous possédant pas, et ensuite bien désabusée de vous-même par cette expérience, que de vous voir régulière de tout point et irrépréhensible de tous les côtés, mais délicate, haute, austère, roide, facile à scandaliser, et grande en vous-même.

Mettez votre véritable ressource dans l’oraison. Un certain travail de courage humain et de goût pour une régularité empesée ne vous corrigera jamais. Mais accoutumez-vous devant Dieu, par l’expérience de vos faiblesses incurables, à la condescendance, à la compassion et au support des imperfections d’autrui. L’oraison bien prise vous adoucira le cœur, et vous le rendra simple, souple, maniable, accessible, accommodant. Voudriez-vous que Dieu fût pour vous aussi critique et aussi rigoureux que vous l’êtes souvent pour le prochain ? On est sévère pour les actions extérieures, et on est très relâché pour l’intérieur. Pendant qu’on est si jaloux de cet arrangement superficiel de vertus extérieures, on n’a aucun scrupule de se laisser languir au-dedans, et de résister secrètement à Dieu. On craint Dieu plus qu’on ne l’aime. On veut le payer d’actions, que l’on compte pour en avoir quittance, au lieu de lui donner tout par amour, sans compter avec lui. Qui donne tout sans réserve, n’a plus besoin de compter. On se permet certains attachements déguisés à sa grandeur, à sa réputation, à ses commodités. Si on cherchait bien entre Dieu et soi, on trouverait un certain retranchement où l’on met ce qu’on suppose qu’il ne faut pas lui sacrifier. On tourne tout autour de ces choses, et on ne veut pas même les voir, de peur de se reprocher qu’on y tient. On les épargne comme la prunelle de l’œil sous les plus beaux prétextes. Si quelqu’un forçait ce retranchement, il toucherait au vif, et la personne serait inépuisable en belles raisons pour justifier ses attachements : preuve convaincante qu’elle nourrit une vie secrète dans ces sortes d’affections. Plus on craint d’y renoncer, plus il faut conclure qu’on en a besoin. Si on n’y tenait pas, on ne ferait pas tant d’efforts pour se persuader qu’on n’y tient point.

Il faut bien qu’il y ait en nous de telles misères qui arrêtent l’ouvrage de Dieu. Nous ne faisons que languir autour de nous-mêmes, ne nous occupant jamais de Dieu que par rapport à nous. Nous n’avançons point dans la mort, dans le rabaissement de notre esprit et dans la simplicité. D’où vient que le vaisseau ne vogue point ? Est-ce que le vent manque ? Nullement ; le souffle de l’esprit de grâce ne cesse de le pousser : mais le vaisseau est retenu par des ancres qu’on n’a garde de voir ; elles sont au fond de la mer. La faute ne vient point de Dieu, elle vient donc de nous. Nous n’avons qu’à bien chercher, et nous trouverons les liens secrets qui nous arrêtent. L’endroit dont nous nous méfions le moins est précisément celui dont il faut se défier le plus.

Ne faisons point avec Dieu un marché afin que notre commerce ne nous coûte pas trop, et qu’il nous en revienne beaucoup de consolation[27]. N’y cherchons que la croix, la mort et la destruction. Aimons, et ne vivons plus que d’amour. Laissons faire à l’amour tout ce qu’il voudra contre l’amour-propre. Ne nous contentons pas de faire oraison le matin et le soir, mais vivons d’oraison dans toute la journée ; et, comme on digère ses repas pendant tout le jour, digérons pendant toute la journée, dans le détail de nos occupations, le pain de vérité et d’amour que nous avons mangé à l’oraison. Que cette oraison ou vie d’amour, qui est la mort à nous-mêmes, s’étende de l’oraison, comme du centre, sur tout ce que nous avons à faire. Tout doit devenir oraison ou présence amoureuse de Dieu dans les affaires et dans les conversations. C’est là, Madame, ce qui vous donnera une paix profonde.

LSP 135.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART

     Je ne manquerai à aucune des personnes que la Providence m’envoie, que quand je manquerai à Dieu même[28] ; ainsi ne craignez pas que je vous abandonne. D’ailleurs Dieu saurait bien faire immédiatement par lui-même ce qu’il cesserait de faire par un vil instrument. Ne craignez rien, homme de peu de foi. Demeurez exactement dans vos bornes ordinaires ; réservez votre entière confiance pour N… qui vous connaît à fond, et qui peut seul[29] vous soulager dans vos peines ; il lui sera donné de vous aider dans tous vos besoins. Nul couvent ne vous convient; tous vous gêneraient, et vous mettraient sans cesse en tentation très dangereuse contre votre attrait : la gêne causerait le trouble. Demeurez libre dans la solitude, et occupez-vous en toute simplicité entre Dieu et vous. Tous les jours sont des fêtes pour les personnes qui tâchent de vivre dans la cessation de toute autre volonté que de celle de Dieu. Ne lui marquez jamais aucune borne. Ne retardez jamais ses opérations. Pourquoi délibérer pour ouvrir, quand c’est l’Époux qui est à la porte du cœur? Écoutez et croyez N… Je veux au nom de Notre-Seigneur que vous soyez en paix. Ne vous écoutez point. Ne cherchez jamais la personne qui s’écarte : mais tenez-vous à portée de redresser et de consoler son cœur, s’il se rapproche...[30].

     Il y a une extrême différence entre la peine et le trouble. La simple peine fait le purgatoire ; le trouble fait l’enfer. …

LSP 136*A LA DUCHESSE DE MORTEMART

La solitude vous est utile jusqu’à un certain point, elle vous convient mieux qu’une règle de communauté, qui gênerait votre attrait de grâce[31] ; mais vous pourriez facilement vous mécompter sur votre goût de retraite. Contentez-vous de ne voir que les personnes avec lesquelles vous avez des liaisons intérieures de grâce, ou des liaisons extérieures de providence : encore même ne faut-il point vous faire une pratique de ne voir que les personnes de ces deux sortes ; et, sans tant raisonner, il faut, en chaque occasion, suivre votre cœur, pour voir ou ne pas voir les personnes qu’il est permis communément de voir; surtout ne vous éloignez point de celles qui peuvent vous soutenir dans votre vocation.

     Je voudrais que vous évitassiez toute activité par rapport à la personne sur laquelle vous me demandez mon avis[32]. Ne vous faites point une règle ni de vous éloigner, ni de vous rapprocher d’elle. Tenez-vous seulement à portée de lui être utile, et de lui dire la vérité toutes les fois qu’elle reviendra à vous. Ne la rebutez jamais : montrez-lui un cœur toujours ouvert et toujours uni. Quand elle paraîtra s’éloigner, écrivez-lui, selon les occasions, avec simplicité, pour la rappeler à la véritable vocation de Dieu. Avertissez-la des pièges à craindre ; mais ne vous inquiétez point, et n’espérez pas de corriger l’humain par une activité humaine.

     Vous doutez, et vous ne pouvez porter le doute. Je ne m’en étonne pas : le doute est un supplice. Mais ne raisonnez point et vous ne douterez plus. L’obscurité de la pure foi est bien différente du doute. Les peines de la pure foi portent leur consolation et leur fruit. Après qu’elles ont anéanti l’homme, elles le renouvellent et le laissent en pleine paix. Le doute est le trouble d’une âme livrée à elle-même, qui voudrait voir ce que Dieu veut lui cacher, et qui cherche des sûretés impossibles par amour-propre. Qu’avez-vous sacrifié à Dieu, sinon votre propre jugement et votre intérêt? Voulez-vous perdre de vue ce qui a toujours été votre but dès le premier pas que vous avez fait, savoir, de vous abandonner à Dieu ? Voulez-vous faire naufrage au port, vous reprendre, et demander à Dieu qu’il s’assujettisse à vos règles, au lieu qu’il veut et que vous lui avez promis de marcher comme Abraham dans la profonde nuit de la foi’? Et quel mérite auriez-vous à faire ce que vous faites, si vous aviez des miracles et des révélations pour vous assurer de votre voie ? Les miracles mêmes et les révélations s’useraient bientôt, et vous retomberiez encore dans vos doutes. Vous vous livrez à la tentation. Ne vous écoutez plus vous-même. Votre fond, si vous le suivez simplement, dissipera tous ces vains fantômes.

     Il y a une extrême différence entre ce que votre esprit rassemble dans sa peine, et ce que votre fond conserve dans la paix. Le dernier est de Dieu ; l’autre n’est que votre amour-propre. Pour qui êtes-vous en peine ? Pour Dieu, ou pour vous ? Si ce n’était que pour Dieu seul, ce serait une vue simple, paisible, forte, et qui nourrirait votre cœur, et vous dépouillerait de tout appui créé. Tout au contraire, c’est de vous que vous êtes en peine. C’est une inquiétude, un trouble, une dissipation, un dessèchement de cœur, une avidité naturelle de reprendre des appuis humains, et de ne vous laisser jamais mourir.

     Que puis-je vous répondre ? Vous demandez à être revêtue ; je ne puis vous souhaiter que dépouillement. Vous voulez des sûretés, et Dieu est jaloux de ne vous en souffrir aucune. Vous cherchez à vivre, et il ne s’agit plus que d’achever de mourir et d’expirer dans le délaissement sensible. Vous me demandez des moyens ; il n’y a plus de moyens : c’est en les laissant tomber tous, que l’œuvre de mort se consomme. Que reste-t-il à faire à celui qui est sur la roue ? Faut-il lui donner des remèdes ou des aliments? lui faut-il donner les cordiaux qu’il demande ? Non ; ce serait prolonger son supplice par une cruelle complaisance, et éluder l’exécution de la sentence du juge. Que faut-il donc? Rien que ne rien faire, et le laisser au plus tôt mourir.

LSP 130.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART  [1693?]

      Il m’a paru que vous aviez besoin de vous élargir le cœur sur les défauts d’autrui. Je conviens que vous ne pouvez ni vous empêcher de les voir quand ils sautent aux yeux, ni éviter les pensées qui vous viennent sur les principes qui vous paraissent faire agir certaines gens. Vous ne pouvez pas même vous ôter une certaine peine que ces choses vous donnent. Il suffit que vous vouliez supporter les défauts certains, ne juger point de ceux qui peuvent être douteux, et n’adhérer point à la peine qui vous éloignerait des personnes.

      La perfection supporte facilement l’imperfection d’autrui ; elle se fait tout à tous. Il faut se familiariser avec les défauts les plus grossiers dans de bonnes âmes, et les laisser tranquillement jusqu’à ce que Dieu donne le signal pour les leur ôter peu à peu ; autrement on arracherait le bon grain avec le mauvais. Dieu laisse dans les âmes les plus avancées certaines faiblesses entièrement disproportionnées à leur état éminent, comme on laisse des morceaux de terre qu’on nomme des témoins, dans un terrain qu’on a rasé, pour faire voir, par ces restes, de quelle profondeur a été l’ouvrage de la main des hommes. Dieu laisse aussi dans les plus grandes âmes des témoins ou restes de ce qu’il en a ôté de misère.

      Il faut que ces personnes travaillent, chacune selon leur degré, à leur correction, et que vous travailliez au support de leurs faiblesses. Vous devez comprendre, par votre propre expérience en cette occasion, que la correction est fort amère : puisque vous en sentez l’amertume, souvenez-vous combien il faut l’adoucir aux autres[33]. Vous n’avez point un zèle empressé pour corriger, mais une délicatesse qui vous serre aisément le cœur.

      Je vous demande plus que jamais de ne m’épargner point sur mes défauts. Quand vous en croirez voir quelqu’un que je n’aurai peut-être pas, ce ne sera point un grand malheur. Si vos avis me blessent, cette sensibilité me montrera que vous aurez trouvé le vif: ainsi vous m’aurez toujours fait un grand bien en m’exerçant à la petitesse, et en m’accoutumant à être repris. Je dois être plus rabaissé qu’un autre à proportion de ce que je suis plus élevé par mon caractère, et que Dieu demande de moi une plus grande mort à tout. J’ai besoin de cette simplicité, et j’espère qu’elle augmentera notre union, loin de l’altérer.

LSP 131*A LA DUCHESSE DE MORTEMART  [1693 ?]

J’ai toujours eu pour vous un attachement et une confiance très grande; mais mon cœur s’est attendri en sachant qu’on vous a blâmée, et que vous avez reçu avec petitesse cette remontrance. Il est vrai que votre tempérament mélancolique et âpre vous donne une attention trop rigoureuse aux défauts d’autrui; vous êtes trop choquée des imperfections, et vous souffrez un peu impatiemment de ne voir point la correction des personnes imparfaites. Il y a longtemps que je vous ai souhaité l’esprit de condescendance et de support avec lequel N.M. [Notre Mère, Mme Guyon] se proportionne aux faiblesses d’un chacun. Elle attend, compatit, ouvre le cœur, et ne demande rien qu’à mesure que Dieu y dispose. […] Souvent une certaine vivacité de correction, même pour soi, n’est qu’une activité qui n’est plus de saison pour ceux que Dieu mène d’une autre façon, et qu’il veut quelquefois laisser dans une impuissance de vaincre ces imperfections, pour leur ôter tout appui intérieur. La correction de quelques défauts involontaires serait pour eux une mort beaucoup moins profonde et moins avancée, que celle qui leur vient de se sentir surmontés par leurs misères, pourvu qu’ils soient véritablement et sans illusion désabusés et dépossédés d’eux-mêmes par cette expérience et par cet acquiescement. Chaque chose a son temps. La force intérieure sur ses propres défauts nourrit une vie secrète de propriété. Souffrez donc le prochain…[34].

LSP 129.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART [?] [1695 ?]

     Vous ne garderez jamais si bien M...[35] que quand vous serez fidèle à faire oraison. Notre propre esprit, quelque solide qu’il paraisse, gâte tout: c’est celui de Dieu qui conduit insensiblement à leur fin les choses les plus difficiles. Les traverses de la vie nous surmontent, les croix nous abattent; nous manquons de patience et de douceur, ou d’une fermeté douce et égale; nous ne parvenons point à persuader autrui. Il n’y a que Dieu qui tient les cœurs dans ses mains : il soutient le nôtre, et ouvre celui du prochain. Priez donc, mais souvent et de tout votre cœur, si vous voulez bien conduire votre troupeau. Si le Seigneur ne garde pas la ville, celui qui veille la garde en vain. Nous ne pouvons attirer en nous le bon esprit que par l’oraison. Le temps qui y paraît perdu est le mieux employé. En vous rendant dépendante de l’esprit de grâce, vous travaillerez plus pour vos devoirs extérieurs, que par tous les travaux inquiets et empressés. Si votre nourriture est de faire la volonté de votre Père céleste, vous vous nourrirez souvent en puisant cette volonté dans sa source…[36]

 LSP 137.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART

 Demeurons tous dans notre unique centre, où nous nous trouvons sans cesse, et où nous ne sommes tous qu’une même chose. O qu’il est vilain d’être deux, trois, quatre, etc.! Il ne faut être qu’un. Je ne veux connaître que l’unité. Tout ce que l’on compte au-delà vient de la division et de la propriété d’un chacun. Fi des amis ! Ils sont plusieurs, et par conséquent ils ne s’aiment guère, ou s’aiment fort mal. Le moi s’aime trop pour pouvoir aimer ce qu’on appelle lui ou elle. Comme ceux qui n’ont qu’un seul amour sans propriété ont dépouillé le moi, ils n’aiment rien qu’en Dieu et pour Dieu seul. Au contraire, chaque homme possédé de l’amour-propre n’aime son prochain qu’en soi et pour soi-même. Soyons donc unis, par n’être rien que dans notre centre commun, où tout est confondu sans ombre de distinction. C’est là que je vous donne rendez-vous, et que nous habiterons ensemble. C’est dans ce point indivisible, que la Chine et le Canada se viennent joindre; c’est ce qui anéantit toutes les distances[37].

Au nom de Dieu, que N…[38] soit simple, petit, ouvert, sans réserve, défiant de soi et dépendant de vous. Il trouvera en vous non seulement tout ce qui lui manque, mais encore tout ce que vous n’avez point; car Dieu le fera passer par vous pour lui, sans vous le donner pour vous-même. Qu’il croie petitement, qu’il vive de pure foi, et il lui sera donné à proportion de ce qu’il aura cru.

LSP 150.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART (?)

Je suis bien fâché de tous les mécomptes que vous trouvez dans les hommes; mais il faut s’accoutumer à y chercher peu, c’est le moyen de n’être jamais mécompté. Il faut prendre des hommes ce qu’ils donnent, comme des arbres les fruits qu’ils portent: il y a souvent des arbres où l’on ne trouve que des feuilles et des chenilles. Dieu supporte et attend les hommes imparfaits, et il ne se rebute pas même de leurs résistances. Nous devons imiter cette patience si aimable, et ce support si miséricordieux. Il n'y a que l'imperfection qui s'impatiente de ce qui est imparfait; plus on a de perfection, plus on supporte patiemment et paisiblement l'imperfection d'autrui sans la flatter. Laissez ceux qui s'érigent un tribunal dans leur prévention : si quelque chose les peut guérir, c'est de les laisser aller à leur mode, et de continuer à marcher de notre côté devant eux avec une simplicité et une petitesse d'enfant.

     Ne pressez point N....[39] Il ne faut demander qu’à mesure que Dieu donne. Quand il est serré, attendez-le, et ne lui parlez que pour l’élargir: quand il est élargi, une parole fera plus que trente à contretemps. Il ne faut ni semer ni labourer quand il gèle et que la terre est dure. En le pressant, vous le décourageriez. Il ne lui en resterait qu’une crainte de vous voir, et une persuasion que vous agissez par vivacité naturelle pour gouverner. Quand Dieu voudra donner une plus grande ouverture, vous vous tiendrez toujours toute prête pour suivre le signal, sans le prévenir jamais. C’est l’œuvre de la foi, c’est la patience des saints. Cette œuvre se fait au dedans de l’ouvrier, en même temps qu’au-dehors sur autrui ; car celui qui travaille meurt sans cesse à soi en travaillant à faire la volonté de Dieu dans les autres.

  LSP 164.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART

  Ne craignez rien : vous feriez une grande injure à Dieu, si vous vous défiiez de sa bonté ; il sait mieux ce qu’il vous faut, et ce que vous êtes capable de porter, que vous-même ; il ne vous tentera jamais au-dessus de vos forces. Encore un coup ; ne craignez rien, âme de peu de foi. Vous voyez, par l’expérience de votre faiblesse, combien vous devez être désabusée de vous-même et de vos meilleures résolutions. À voir les sentiments de zèle où l’on est quelquefois, on croirait que rien ne serait capable de nous arrêter; cependant, après avoir dit comme saint Pierre : Quand même il faudrait mourir avec vous cette nuit, je ne vous abandonnerai point, on finit comme lui par avoir peur d’une servante, et par renier lâchement le Sauveur. O qu’on est faible ! Mais autant que notre faiblesse est déplorable, autant l’expérience nous en est-elle utile pour nous ôter tout appui et toute ressource au-dedans de nous. Une misère que nous sentons, et qui nous humilie, nous vaut mieux qu’une vertu angélique que nous nous approprierions avec complaisance. Soyez donc faible et découragée si Dieu le permet, mais humble, ingénue et docile dans ce découragement. Vous rirez un jour des frayeurs que la grâce vous donne maintenant, et vous remercierez Dieu de tout ce que je vous ai dit sans prudence, pour vous faire renoncer à votre sagesse timide.

LSP 165* A LA DUCHESSE DE MORTEMART

     Ma vie[40] est triste et sèche comme mon corps ; mais je suis dans je ne sais quelle paix languissante. Le fond est malade, et il ne peut se remuer sans une  douleur sourde. Nulle sensibilité ne vient que d’amour-propre ; on ne souffre qu’à cause qu’on veut encore. Si on ne voulait plus rien, que la seule volonté de Dieu, on en serait sans cesse rassasié, et tout le reste serait comme du pain noir qu’on présente à un homme qui vient de faire un grand repas. Si la volonté présente de Dieu nous suffisait, nous n’étendrions point nos désirs et nos curiosités sur l’avenir. Dieu fera sa volonté, et il ne fera point la nôtre : il fera fort bien. Abandonnons-lui non seulement toutes nos vues humaines, mais encore tous nos souhaits pour sa gloire, attendue selon nos idées. Il faut le suivre en pure foi et à tâtons. Quiconque veut voir, désire, raisonne, craint et espère pour soi et pour les siens. Il faut avoir des yeux comme n’en ayant pas : aussi bien ne servent-ils qu’à nous tromper et qu’à nous troubler. Heureux le jour où nous ne voulons pas prévoir le lendemain !

  LSP 166.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART. Après juin 1708.

 Je suis fort touché de la peinture que vous m’avez faite de votre état. Il est très pénible ; mais il vous sera fort utile, si vous y suivez les desseins de Dieu. L’obscurité sert à exercer la pure foi et à dénuer l’âme. Le dégoût n’est qu’une épreuve, et ce qu’on fait en cet état est d’autant plus pur, qu’on ne le fait ni par inclination ni par plaisir: on va contre le vent à force de rames. Pour l’état qui paraît tout naturel, je ne m’en étonne nullement. Dieu ne peut nous cacher sa grâce que sous la nature. Tout ce qui est sensible se trouve conforme aux saillies du tempérament, et le don de Dieu n’est que dans le fond le plus intime et le plus secret d’une volonté toute sèche et toute languissante. Souffrir, passer outre, et demeurer en paix dans cette douloureuse obscurité, est tout ce qu’il faut. Les défauts mêmes les plus réels se tourneront en mort et en désappropriation, pourvu que vous les regardiez avec simplicité, petitesse, détachement de votre lumière propre, et docilité pour la personne à qui vous vous ouvrez. Vous n’avez rien à craindre que de votre esprit, qui pourrait vous donner un art que vous n’apercevriez pas vous-même, pour tendre au but de votre amour-propre : mais comme vous êtes sincèrement en garde contre vous, et comme vous ne cherchez qu’à mourir à vous-même de bonne foi, je compte que tout ira bien. Vos peines serviront à rabaisser votre courage, et à vous déposséder de votre propre cœur; la vue de vos misères démontera votre sagesse. Il faut seulement vous soulager et vous épargner dans les tentations de découragement, comme une personne faible qu’on a besoin de consoler et de faire respirer.

Votre tempérament est tout ensemble mélancolique et vif[41]: il faut y avoir égard, et ne laisser jamais trop attrister votre imagination; mais il lui faut des soulagements de simplicité et de petitesse, non de hauteur et de sagesse qui flattent l’amour-propre.

Plus vous vous livrerez sans mesure pour sortir de vous, et pour en perdre toute possession, plus Dieu en prendra possession à sa mode, qui ne sera jamais la vôtre. Encore une fois, laissez tout tomber, ténèbres, incertitudes, misères, craintes, sensibilité, découragement ; amusez-vous sans vous passionner; recevez tout ce que les amis vous donneront de bon, comme un bien inespéré, qui ne fait que passer au travers d’eux, et que Dieu vous envoie. Pour les choses choquantes, regardez-les comme venant de leurs défauts, et supportez les leurs comme vous supportez les vôtres. Vous n’aurez jamais aucun mécompte, si vous ne voulez jamais compter avec aucun de vos amis. L’amour de Dieu ne s’y méprend jamais; il n’y a que l’amour-propre qui puisse se mécompter. La grande marque d’un cœur désapproprié est de voir un cœur sans délicatesse pour soi, et indulgent pour autrui.

Je conviens que la simplicité serait d’un excellent usage avec nos bonnes gens[42]; mais la simplicité demande dans la pratique une profonde mort de la part de toutes les personnes qui composent une société. Les imparfaits sont imparfaitement simples ; ils se blessent mal à propos, ils critiquent, ils veulent deviner, ils censurent avec un zèle indiscret, ils gênent les autres : insensiblement les défauts naturels se glissent sous l’apparence de simplicité.

LSP 167.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART

Vous avez bien des croix à porter; mais vous en avez besoin, puisque Dieu vous les donne. Il les sait bien choisir: c’est ce choix qui déconcerte l’amour-propre et qui le fait mourir. Des croix choisies et portées avec propriété, loin d’être des croix et des moyens de mort, seraient des aliments et des ragoûts pour une vie d’amour-propre. Vous vous plaignez d’un état de pauvreté intérieure et d’obscurité; Bienheureux les pauvres d’esprits! Bienheureux ceux qui croient sans voir! Ne voyons-nous pas assez, pourvu que nous voyions notre misère sans l’excuser? Voir nos ténèbres, c’est voir tout ce qu’il faut. En cet état, on n’a aucune lumière qui flatte notre curiosité, mais on a toute celle qu’il faut pour se défier de soi, pour ne s’écouter plus, et pour être docile à autrui. Que serait-ce qu’une vertu qu’on verrait au dedans de soi, et dont on serait content? Que serait-ce qu’une lumière aperçue, et dont on jouirait pour se conduire? Je remercie Notre-Seigneur de ce qu’il vous ôte un si dangereux appui. Allez, comme Abraham, sans savoir où[43]; ne suivez que l’esprit de petitesse, de simplicité et de renon-cernent: il ne vous inspirera que paix, recueillement, douceur, détachement, support du prochain, et contentement dans vos peines.

LSP 189.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART

Portez en paix vos croix intérieures. Les extérieures sans celles de l’intérieur ne seraient point des croix ; elles ne seraient que des victoires continuelles, avec une flatteuse expérience de notre force invincible. De telles croix empoisonneraient le cœur, et charmeraient notre amour-propre. Pour bien souffrir, il faut souffrir faiblement et sentant sa faiblesse ; il faut se voir sans ressource au dedans de soi ; il faut être sur la croix avec Jésus-Christ, et dire comme lui, Mon Dieu, mon Dieu, combien m'avez-vous abandonné! O que la paix de la volonté, dans ce désespoir de l'amour-propre, est précieuse aux yeux de celui qui la fait en nous sans nous la montrer ! Nourrissez-vous de cette parole de saint Augustin, qui est d'autant plus vivifiante, qu'elle porte au coeur une mort totale de l'amour-propre: «Qu'il ne soit laissé en moi rien de moi-même, ni de quoi jeter encore un regard sur moi ; » nihil in me relinquatur mihi, nec quo respiciam ad me ipsum. N’écoutez point votre imagination ni les réflexions d’une sagesse humaine : laissez tomber tout, et soyez dans les mains du bien-aimé. C’est sa volonté et sa gloire qui doivent nous occuper.

  LSP 190.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART

 Soyez un vrai rien en tout et partout ; mais il ne faut rien ajouter à ce pur rien. C’est sur le rien qu’il n’y a aucune prise. Il ne peut rien perdre. Le vrai rien ne résiste jamais, et il n’a point un moi dont il s’occupe. Soyez donc rien, et rien au-delà ; et vous serez tout sans songer à l’être. Souffrez en paix ; abandonnez-vous; allez, comme Abraham, sans savoir où. Recevez des hommes le soulagement que Dieu vous donnera par eux. Ce n’est pas d’eux, mais de lui par eux, qu’il faut le recevoir. Ne mêlez rien à l’abandon, non plus qu’au rien. Un tel vin doit être bu tout pur et sans mélange ; une goutte d’eau lui ôte toute sa vertu. On perd infiniment à vouloir retenir la moindre ressource propre. Nulle réserve, je vous conjure. […][44].

Je vous aime et vous respecte de plus en plus sous la main qui vous brise pour vous purifier. O que cet état est précieux ! Plus vous vous y trouverez vide et privée de tout, plus vous m’y paraîtrez pleine de Dieu et l’objet de ses complaisances. Quand on est attaché sur la croix avec Jésus-Christ, on dit comme lui, O Dieu, ô mon Dieu, combien vous m’avez délaissé ! Mais ce délaissement sensible, qui est une espèce de désespoir dans la nature grossière, est la plus pure union de l’esprit, et la perfection de l’amour.

Qu’importe que Dieu nous dénue de goûts et de soutiens sensibles ou aperçus, pourvu qu’il ne nous laisse pas tomber? Le prophète Habacuc n'était-il pas bien soutenu quand l'ange le transportait avec tant d'impétuosité de la Judée à Babylone, en le tenant par un de ses cheveux[45]. Il allait sans savoir où, et sans savoir par quel soutien ; il allait nourrir Daniel au milieu des lions ; il était enlevé par l'esprit invisible et par la vertu de la foi. Heureux qui va ainsi par une route inconnue à la sagesse humaine, et sans toucher du pied à terre !

Vous n’avez qu’à souffrir et à vous laisser consumer peu à peu dans le creuset de l’amour. Qu’y a-t-il à faire? Rien qu’à ne repousser jamais la main invisible qui détruit et qui refond tout. Plus on avance, plus il faut se délaisser à l’entière destruction. Il faut qu’un cœur vivant soit réduit en cendre. Il faut mourir et ne voir point sa mort; car une mort qu’on apercevrait serait la plus dangereuse de toutes les vies. Vous êtes morts, dit l’Apôtre, et votre vie est cachée avec Jésus-Christ en Dieu. Il faut que la mort soit cachée, pour cacher la vie nouvelle que cette mort opère. On ne vit plus que de mort, comme parle saint Augustin[46]. Mais qu’il faut être simple et sans retour pour laisser achever cette destruction du vieil homme ! Je prie Dieu qu’il fasse de vous un holocauste que le feu de l’autel consume sans réserve.

  LSP 191.* A LA DUCHESSE DE MORTEMART ( ?)

La peine que je ressens sur le malheur public ne m’empêche point d’être occupé de votre infirmité[47]. Vous savez qu’il faut porter la croix, et la porter en pleines ténèbres. Le parfait amour ne cherche ni à voir ni à sentir. Il est content de souffrir sans savoir s’il souffre bien, et d’aimer sans savoir s’il aime. O que l’abandon, sans aucun retour ni repli caché, est pur et digne de Dieu ! Il est lui seul plus détruisant que mille et mille vertus austères et soutenues d’une régularité aperçue. On jeûnerait comme saint Siméon Stylite, on demeurerait des siècles sur une colonne ; on passerait cent ans au désert, comme saint Paul ermite; que ne ferait-on point de merveilleux et digne d’être écrit, plutôt que de mener une vie unie, qui est une mort totale et continuelle dans ce simple délaissement au bon plaisir de Dieu ! Vivez donc de cette mort ; qu’elle soit votre unique pain quotidien. Je vous présente celui que je veux manger avec vous. […][48].

  LSP 192.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART (?)

Tout contribue à vous éprouver; mais Dieu, qui vous aime, ne permettra pas que vous soyez tentée au-dessus de vos forces. Il se servira de la tentation pour vous faire avancer. Mais il ne faut chercher curieusement à voir en soi ni l’avancement, ni les forces, ni la main de Dieu, qui n’en est pas moins secourable quand elle se rend invisible. C’est en se cachant qu’elle fait sa principale opération : car nous ne mourrions jamais à nous-mêmes, s’il montrait sensiblement cette main toujours appliquée à nous secourir. En ce cas, Dieu nous sanctifierait en lumière, en vie et en revêtissement de tous les ornements spirituels ; mais il ne nous sanctifierait point sur la croix, en ténèbres, en privation, en nudité, en mort. Jésus-Christ ne dit pas: Si quelqu’un veut venir après moi, qu’il se possède, qu’il se revête d’ornements, qu’il s’enivre de consolations, comme Pierre sur le Thabor; qu’il jouisse de moi et de soi-même dans sa perfection, qu’il se voie : et que tout le rassure en se voyant parfait : mais au contraire il dit : Si quelqu’un veut venir après moi, voici le chemin par où il faut qu’il passe ; qu’il se renonce, qu’il porte sa croix et qu’il me suive dans le sentier bordé de précipices où il ne verra que sa mort. Saint Paul dit que nous voudrions être survêtus, et qu’il faut au contraire être dépouillés jusqu’à la plus extrême nudité pour être ensuite revêtus de Jésus-Christ. […][49]

Que ne puis-je être auprès de vous ! mais Dieu ne le permet pas. Que dis-je ? Dieu le fait invisiblement, et il nous unit cent fois plus intimement à lui, centre de tous les siens, que si nous étions sans cesse dans le même lieu. Je suis en esprit tout auprès de vous : je porte avec vous votre croix et toutes vos langueurs. Mais si vous voulez que l’enfant Jésus les porte avec vous, laissez-le se cacher à vos yeux ; laissez-le aller et venir en toute liberté. Il sera tout-puissant en vous, si vous êtes bien petite en lui. On demande du secours pour vivre et pour se posséder : il n’en faut plus que pour expirer et pour être dépossédé de soi sans ressource. Le vrai secours est le coup mortel ; c’est le coup de grâce. Il est temps de mourir à soi, afin que la mort de Jésus-Christ opère une nouvelle vie. Je donnerais la mienne pour vous ôter la vôtre, et pour vous faire vivre de celle de Dieu.                         

LSP 193.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART

Ce que je vous souhaite au-dessus de tout, c’est que vous n’altériez point votre grâce en la cherchant. Voulez-vous que la mort vous fasse vivre, et vous posséder en vous abandonnant ? Un tel abandon serait la plus grande propriété, et n’aurait que le nom trompeur d’abandon ; ce serait l’illusion la plus manifeste. Il faut manquer de tout aliment pour achever de mourir. C’est une cruauté et une trahison, que de vous laisser respirer et nourrir pour prolonger votre agonie dans le supplice. Mourez ; c’est la seule parole qui me reste pour vous.

Qu’avez-vous donc cherché dans la voie que Dieu vous a ouverte? Si vous vouliez vivre, vous n’aviez qu’à vous nourrir de tout. Mais combien y a-t-il d’années que vous vous êtes dévouée à l’obscurité de la foi, à la mort et à l’abandon? Était-ce à condition de le faire en apparence, et de trouver une plus grande sûreté dans l’abandon même? Si cela était, vous auriez été bien fine avec Dieu : ce serait le comble de l’illusion. Si, au contraire, vous n’avez cherché (comme je n’en doute pas) que le sacrifice total de votre esprit et de votre volonté, pourquoi reculez-vous quand Dieu vous fait enfin trouver l’unique chose que vous avez cherchée ? Voulez-vous vous reprendre dès que Dieu veut vous posséder, et vous déposséder de vous-même ? Voulez-vous, par la crainte de la mer et de la tempête, vous jeter contre les rochers, et faire naufrage au port? Renoncez aux sûretés ; vous n’en sauriez jamais avoir que de fausses. C’est la recherche infidèle de la sûreté qui fait votre peine. Loin de vous conduire au repos, vous résistez à votre grâce ; comment trouveriez-vous la paix ?

J’avoue qu’il faut suivre ce que Dieu met au cœur ; mais il faut observer deux choses : l’une est que l’attrait de Dieu, qui incline le cœur, ne se trouve point par les réflexions délicates et inquiètes de l’amour-propre ; l’autre, qu’il ne se trouve point aussi par des mouvements si marqués, qu’ils portent avec eux la certitude qu’ils sont divins. Cette certitude réfléchie, dont on se rendrait compte à soi-même, et sur laquelle on se reposerait, détruirait l’état de foi, rendrait toute mort impossible et imaginaire, changeant l’abandon et la nudité en possession et en propriété sans bornes ; enfin ce serait un fanatisme perpétuel, car on se croirait sans cesse certainement et immédiatement inspiré de Dieu pour tout ce qu’on ferait en chaque moment. Il n’y aurait plus ni direction ni docilité, qu’autant que le mouvement intérieur, indépendant de toute autorité extérieure, y porterait chacun. Ce serait renverser la voie de foi et de mort. Tout serait lumière, possession, vie et certitude dans toutes ces choses. Il faut donc observer qu’on doit suivre le mouvement, mais non pas vouloir s’en assurer par réflexion, et se dire à soi-même, pour jouir de sa certitude : oui, c’est par mouvement que j’agis.

Le mouvement n’est que la grâce ou l’attrait intérieur du Saint-Esprit qui est commun à tous les justes ; mais plus délicat, plus profond, moins aperçu et plus intime dans les âmes déjà dénuées, et de la désappropriation desquelles Dieu est jaloux. Ce mouvement porte avec soi une certaine conscience très simple, très directe, très rapide, qui suffit pour agir avec droiture, et pour reprocher à l’âme son infidélité dans le moment où elle y résiste. Mais c’est la trace d’un poisson dans l’eau ; elle s’efface aussitôt qu’elle se forme, et il n’en reste rien : si vous voulez la voir, elle disparaît pour confondre votre curiosité. Comment prétendez-vous que Dieu vous laisse posséder ce don, puisqu’il ne vous l’accorde qu’afin que vous ne vous possédiez en rien vous-même ? Les saints patriarches, prophètes, apôtres, etc. avaient, hors des choses miraculeuses, un attrait continuel qui les poussait à une mort continuelle ; mais ils ne se rendaient point juges de leur grâce, et ils la suivaient simplement : elle leur eût échappé pendant qu’ils auraient raisonné pour s’en faire les juges. Vous êtes notre ancienne, mais c’est votre ancienneté qui fait que vous devez à Dieu plus que toutes les autres. Vous êtes notre sœur aînée ; ce serait à vous à être le modèle de toutes les autres pour les affermir dans les sentiers des ténèbres et de la mort. Marchez donc, comme Abraham, sans savoir où. Sortez de votre terre, qui est votre cœur ; suivez les mouvements de la grâce, mais n’en cherchez point la certitude par raisonnement. Si vous la cherchez avant que d’agir, vous vous rendez juge de votre grâce, au lieu de lui être docile, et de vous livrer à elle comme les apôtres le faisaient. Ils étaient livrés à la grâce de Dieu, dit saint Luc dans les Actes. Si, au contraire, vous cherchez cette certitude après avoir agi, c’est une vaine consolation que vous cherchez par un retour d’amour-propre, au lieu d’aller toujours en avant avec simplicité selon l’attrait, et sans regarder derrière vous. Ce regard en arrière interrompt la course, retarde les progrès, brouille et affaiblit l’opération intérieure : c’est un contretemps dans les mains de Dieu ; c’est une reprise fréquente de soi-même ; c’est défaire d’une main ce qu’on fait de l’autre. De là vient qu’on passe tant d’années languissant, hésitant, tournant tout autour de soi.

Je ne perds de vue ni vos longues peines, ni vos épreuves, ni le mécompte de ceux qui me parlent de votre état sans le bien connaître. Je conviens même qu’il m’est plus facile de parler, qu’à vous de faire, et que je tombe dans toutes les fautes où je vous propose de ne tomber pas. Mais enfin nous devons plus que les autres à Dieu, puisqu’il nous demande des choses plus avancées ; et peut-être sommes-nous à proportion les plus reculés. Ne nous décourageons point: Dieu ne veut que nous voir fidèles. Recommençons, et en recommençant nous finirons bientôt. Laissons tout tomber, ne ramassons rien ; nous irons bien vite et en grande paix.

  LSP 198.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART (?)

Je vois que la lumière de Dieu est en vous pour vous montrer vos défauts et ceux de N...[50]. C'est peu de voir; il faut faire, ou pour mieux dire il n'y aurait qu'à laisser faire Dieu, et qu'à ne lui point résister. Pour N..., il ne faut jamais lui faire quartier; nulle excuse; coupez court; il faut qu'il se taise, qu'il croie, et qu'il obéisse sans s'écouter.

 Pour vous, plus vous chercherez d’appui, moins vous en trouverez. Ce qui ne pèse rien n’a pas besoin d’être appuyé ; mais ce qui pèse rompt ses appuis. Un roseau sur lequel vous voulez vous soutenir, vous percera la main ; mais si vous n’êtes rien, faute de poids, vous ne tomberez plus. On ne parle que d’abandon, et on ne cherche que des cautions bourgeoises. La bonne foi avec Dieu consiste à n’avoir point un faux abandon, ni un demi-abandon, quand on le promet tout entier. Ananias et Saphira furent terriblement punis pour n’avoir pas donné sans réserve un bien qu’ils étaient libres de garder tout entier[51]. Allons à l’aventure. Abraham allait sans savoir où, hors de son pays. Je voudrais bien vous chasser du vôtre, et vous mettre, comme lui, loin des moindres vestiges de route. […][52].

LSP 203.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART. [1711 ?]

Mon état ne se peut expliquer, car je le comprends moins que personne. Dès que je veux dire quelque chose de moi en bien ou en mal, en épreuve ou en consolation, je le trouve faux en le disant, parce que je n’ai aucune consistance en aucun sens. Je vois seulement que la croix me répugne toujours, et qu’elle m’est nécessaire. Je souhaite fort que vous soyez simple, droite, ferme, sans vous écouter, sans chercher aucun tour dans les choses que vous voudriez mener à votre mode, et que vous laissiez faire Dieu pour achever son œuvre en vous.

     Ce que je souhaite pour vous comme pour moi, est que nous n’apercevions jamais en nous aucun reste de vie, sans le laisser éteindre. Quand je suis à l’office de notre chœur, je vois la main d’un de nos chapelains qui promène un grand éteignoir qui éteint tous les cierges par derrière l’un après l’autre ; s’il ne les éteint pas entièrement, il reste un lumignon fumant qui dure longtemps et qui consume le cierge[53]. La grâce vient de même éteindre la vie de la nature; mais cette vie opiniâtre fume encore longtemps, et nous consume par un feu secret, à moins que l’éteignoir ne soit bien appuyé et qu’il n’étouffe absolument jusqu’aux moindres restes de ce feu caché.

     Je veux que vous ayez le goût de ma destruction connue j’ai celui de la vôtre. Finissons, il est bien temps, une vieille vie languissante qui chicane toujours pour échapper à la main de Dieu. Nous vivons encore ayant reçu cent coups mortels[54].

     Assurez-vous que je ne flatterai en rien M[...]..5 et que je chercherai même à aller jusqu’au fond. Dieu fera le reste par vous. Votre patience, votre égalité, votre fidélité à n’agir avec lui que par grâce, sans prévenir, par activité ni par industrie, les moments de Dieu ; en un mot, la mort continuelle à vous-même vous mettra en état de faire peu à peu mourir ce cher fils à tout ce qui vous paraît l’arrêter dans la voie de la perfection. Si vous êtes bien petite et bien dénuée de toute sagesse propre, Dieu vous donnera la sienne pour vaincre tous les obstacles.

     N’agissez point avec lui par sagesse précautionnée, mais par pure foi et par simple abandon. Gardez le silence, pour le ramener au recueillement et à la fidélité, quand vous verrez que les paroles ne seront pas de saison. Souffrez ce que vous ne pourrez pas empêcher. Espérez, comme Abraham, contre l’espérance, c’est-à-dire attendez en paix que Dieu fasse ce qu’il lui plaira, lors même que vous ne pourrez plus espérer. Une telle espérance est un abandon; un tel état sera votre épreuve très douloureuse et l’œuvre de Dieu en lui. Ne lui parlez que quand vous aurez au cœur de le faire, sans écouter la prudence humaine. Ne lui dites que deux mots de grâce, sans y mêler rien de la nature.

LSP 205 Au DUC DE MORTEMART (?)

   Vos dispositions sont bonnes ; mais il faut réduire à une pratique constante et uniforme tout ce qu’on a en spéculation et en désir. Il est vrai qu’il faut avoir patience avec soi-même comme avec autrui, et qu’on ne doit ni se décourager ni s’impatienter à la vue de ses fautes: mais enfin il faut se corriger ; et nous en viendrons à bout, pourvu que nous soyons simples et petits dans la main toute-puissante qui veut nous façonner à sa mode, qui n’est pas la nôtre. Le vrai moyen de couper jusques à la racine du mal en vous, est d’amortir sans cesse votre excessive activité par le recueillement, et de laisser tout tomber pour n’agir qu’en paix et par pure dépendance de la grâce.

     Soyez toujours petit à l’égard de N…  , et ne laissez jamais fermer votre cœur. C’est quand on sent qu’il se resserre qu’il faut l’ouvrir. La tentation de rejeter le remède en augmente la nécessité. N… a de l’expérience : elle vous aime; elle vous soutiendra dans vos peines. Chacun a son ange gardien ; elle sera le vôtre au besoin : mais il faut une simplicité entière. La simplicité ne rend pas seulement droit et sincère, elle rend encore ouvert et ingénu jusqu’à la naïveté ; elle ne rend pas seulement naïf et ingénu, elle rend encore confiant et docile.

LSP 218.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART (?)

Un cavalier qui gourmande la bouche de son cheval en fait bientôt une rosse. Au contraire, on élève l’esprit et le cœur de ses gens, en ne leur montrant jamais que de la politesse et de la dignité, avec des inclinations bienfaisantes. Si on n’est pas en état de donner, il faut au moins faire sentir qu’on en a du regret. De plus, il faut donner à chacun dans sa fonction l’autorité qui lui est nécessaire sur ses inférieurs; car rien ne va d’un train réglé, que par la subordination à laquelle il faut sacrifier bien des choses. Quoique vous aperceviez les défauts d’un domestique, gardez-vous bien de vous en rebuter d’abord. Faites compensation du bien et du mal : croyez qu’on est fort heureux, si on trouve les qualités essentielles. Jugez de ce domestique par comparaison à tant d’autres plus imparfaits ; songez aux moyens de le corriger de certains défauts, qui ne viennent peut-être que de mauvaise éducation. Pour les défauts du fond du naturel, n’espérez pas de les guérir; bornez-vous à les adoucir, et à les supporter patiemment. Quand vous voudrez, malgré l’expérience, corriger un domestique de certains défauts qui sont jusque dans la moelle de ses os, ce ne sera pas lui qui aura tort de ne s’être point corrigé, ce sera vous qui aurez tort d’entreprendre encore sa correction. Ne leur dites jamais plusieurs de leurs défauts à la fois ; vous les instruiriez peu, et les décourageriez beaucoup: il ne faut les leur montrer que peu à peu, et à mesure qu’ils vous montrent assez de courage pour en supporter utilement la vue.

Parlez-leur, non seulement pour leur donner vos ordres, mais encore pour trois autres choses, 1° pour entrer avec affection dans leurs affaires ; 2° pour les avertir de leurs défauts tranquillement; 3° pour leur dire ce qu’ils ont bien fait; car il ne faut pas qu’ils puissent s’imaginer qu’on n’est sensible qu’à ce qu’ils font mal, et qu’on ne leur tient aucun compte de ce qu’ils ont bien fait. Il faut les encourager par une modeste, mais cordiale louange. Quelques défauts qu’ait un domestique, tant que vous le gardez à votre service, il faut le bien traiter. S’il est même d’un certain rang entre les autres, il faut que les autres voient que vous lui parlez avec considération ; autrement vous le dégraderiez parmi les autres ; vous le rendriez inutile dans sa fonction ; vous lui donneriez des chagrins horribles, et il sortirait peut-être enfin de chez vous, semant partout ses plaintes. Pour les domestiques en qui vous connaissez du sens, de la discrétion, de la probité, et de l’affection pour vous, écoutez-les; montrez-leur toute la confiance dont vous pouvez les croire dignes, car c’est ce qui gagne le cœur des gens désintéressés. Les manières honnêtes et généreuses font beaucoup plus sur eux, que les bienfaits mêmes. L’art d’assaisonner ce qu’on donne est au-dessus de tout.

Ne devez jamais rien à vos domestiques : autrement vous êtes en captivité. Il vaudrait mieux devoir à d’autres gros créanciers mieux en état d’attendre, et moins en occasion de vous décrier, ou de se prévaloir de votre retardement à les payer. Il faut que les gages ou récompenses des domestiques soient sur un pied raisonnable, car si vous donnez moins que les autres gens modérés de votre condition, ils sont mécontents, vous croient avare, cherchent à vous quitter, et vous servent sans affection.

Pour pratiquer toutes ces règles, il faut commencer par une entière conviction de la nécessité de les suivre et y faire une sérieuse attention devant Dieu ; ensuite prévoir les occasions où l’on est en danger d’y manquer; s’humilier en présence de Dieu, mais tranquillement et sans chagrin, toutes les fois qu’on s’aperçoit qu’on y a manqué; et enfin laisser faire à Dieu dans le recueillement ce que nous ne saurions faire par nos propres forces.

  LSP 219.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART (?)

[…passagères[55].

Je ne veux jamais flatter qui que ce soit, et même dès le moment que j’aperçois, dans ce que je dis ou dans ce que je fais, quelque recherche de moi-même, je cesse d’agir ou de parler ainsi. Mais je suis tout pétri de boue, et j’éprouve que je fais à tout moment des fautes, pour n’agir point par grâce. Je me retranche à m’apetisser à la vue de ma hauteur. Je tiens à tout d’une certaine façon, et cela est incroyable, mais d’une autre façon, j’y tiens peu, car je me laisse assez facilement détacher de la plupart des choses qui peuvent me flatter. Je n’en sens pas moins l’attachement foncier à moi-même. Au reste, je ne puis expliquer mon fond. Il m’échappe, il me paraît changer à toute heure. Je ne saurais guère rien dire qui ne me paraisse faux un moment après. Le défaut subsistant et facile à dire, c’est que je tiens à moi, et que l’amour-propre me décide souvent. J’agis même beaucoup par prudence naturelle, et par un arrangement humain. Mon naturel est précisément opposé au vôtre. Vous n’avez point l’esprit complaisant et flatteur, comme je l’ai, quand rien ne me fatigue ni ne m’impatiente dans le commerce. Alors vous êtes bien plus sèche que moi; vous trouvez que je vais alors jusqu’à gâter les gens, et cela est vrai. Mais quand on veut de moi certaines attentions suivies qui me dérangent, je suis sec et tranchant, non par indifférence ou dureté, mais par impatience et par vivacité de tempérament. Au surplus, je crois presque tout ce que vous me dites; et pour le peu que je ne trouve pas en moi conforme à vos remarques, outre que j’y acquiesce de tout mon cœur, sans le connaître, en attendant que Dieu me le montre ; d’ailleurs je crois voir en moi infiniment pis, par une conduite de naturel, et de naturel très mauvais. Ce que je serais tenté de ne croire pas sur vos remarques, c’est que j’aie eu autrefois une petitesse que je n’ai plus. Je manque beaucoup de petitesse, il est vrai ; mais je doute que j’en aie moins manqué autrefois. Cependant je puis facilement m’y tromper. Vous ne me mandez point si vous avez reçu des nouvelles de N… Si vous en avez, pourquoi ne m’en faites-vous point quelque petite part ? Je suis dans…[56].

LSP 490.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART (?)

Comment[57] pouvez-vous douter, ma chère fille, du zèle avec lequel je suis inviolablement attaché à tout ce qui vous regarde ? Je croirais manquer à Dieu, si je vous manquais. Je vous proteste que je n’ai rien à me reprocher là-dessus; mon union avec vous ne fut jamais si grande qu’elle l’est. Je prie souvent le vrai consolateur de vous consoler. On n’est en paix que quand on est bien loin de soi; c’est l’amour-propre qui trouble, c’est l’amour de Dieu qui calme. L’amour-propre est un amour jaloux, délicat, ombrageux, plein d’épines, douloureux, dépité. Il veut tout sans mesure, et sent que tout lui échappe, parce qu’il n’ignore pas sa faiblesse. Au contraire, l’amour de Dieu est simple, paisible, pauvre et content de sa pauvreté, aimant l’oubli, abandonné à tout, endurci à la fatigue des croix, et ne s’écoutant jamais dans ses peines. Heureux qui trouve tout dans ce trésor du dépouillement ! Jésus-Christ, dit l’apôtre, nous a enrichis de sa pauvreté’, et nous nous appauvrissons par nos propres richesses. N’ayez rien, et vous aurez tout. Ne craignez point de perdre les appuis et les consolations ; vous trouverez un gain infini dans la perte.

Vous êtes en société de croix avec M… il faut le soutenir dans ses infirmités.

Dieu vous rendra, selon le besoin, tout ce que vous lui aurez donné. C’est à vous à être sa ressource, vous qui avez reçu une nourriture plus forte pour la piété, et qui avez été moins accoutumée à la dissipation flatteuse du monde. Ne prenez pourtant pas trop sur vous. Donnez-vous simplement et avec petitesse pour faible. Demandez au besoin qu’on vous soulage et qu’on vous épargne.

Je ne suis point surpris de ce que le torrent du monde entraîne un peu N... Il est facile, vif, et dans l’occasion ; mais il est bon. Il sent la vivacité de ses goûts, et j’espère qu’il s’en défiera: se défier de soi et se confier à Dieu seul, c’est tout. G… a le cœur excellent ; mais il ne commencera à se tourner solidement vers le bien, que quand le recueillement fera tomber peu à peu ses saillies et ses amusements. Il faut prier beaucoup pour lui, et lui parler peu ; l’attendre, et le gagner en lui ouvrant le cœur.

1121. À LA DUCHESSE DE MORTEMART A Cambray, 9 janvier 1707.

[…][58] Je crois vous devoir dire en secret ce qui m’est revenu par une voie digne d’attention. On prétend que Leschelle[59] entre dans la direction de sa nièce et de quelques autres personnes, indépendamment de son frère l’abbé[60], qui était d’abord leur directeur; qu’il leur donne des lectures trop avancées et au-dessus de leur portée; qu’il leur fait lire entr’autres les écrits de N.[61], que ces personnes ne sont nullement capables d’entendre ni de lire avec fruit. Je vous dirai là-dessus que, pour me défier de ma sagesse, je crois devoir me borner à vous proposer d’écrire à l’auteur, afin qu’il examine l’usage qu’on doit faire des écrits qu’il a laissés. N’y en a-t-il point trop de copies? ne les communique-t-on point trop facilement? chacun ne se mêle-t-il point de décider pour les communiquer comme il le juge à propos, quoiqu’il ne soit peut-être pas assez avancé pour faire cette décision? Je ne sais point ce qui se passe; ainsi je ne blâme aucun de nos amis[62]. Mais en général je voudrais qu’ils eussent là-dessus une règle de l’auteur lui-même qui les retînt.

Il y a dans ces écrits un grand nombre de choses excellentes pour la plupart des âmes qui ont quelque intérieur; mais il y en a beaucoup, qui étant les meilleures de toutes pour les personnes d’un certain attrait et d’un certain degré, sont capables de causer de l’illusion ou du scandale en beaucoup d’autres, qui en feront une lecture prématurée. Je voudrais que la personne en question vous écrivît deux mots de ses intentions là-dessus, afin qu’ensuite nous pussions, sans la citer, faire suivre la règle qu’elle aura marquée. Je n’avais point encore reçu l’avis qui regarde Leschelle, quand il est parti d’ici. Vous saurez qu’il est capable d’agir par enthousiasme, et que naturellement il est indocile. Vous pouvez facilement découvrir le fond de tout cela, et le redresser s’il en a besoin. Il importe aussi de bien prendre garde à son frère, qui a été trompé plusieurs fois. Il veut trop trouver de l’extraordinaire. Il a mis ses lectures en la place de l’expérience; son imagination n’est ni moins vive, ni moins raide que celle de Leschelle. […][63].

1231. À LA DUCHESSE DE MORTEMART A C[ambrai] 22 août 1708.

Le Grand Abbé [de Beaumont] vous dira de nos nouvelles, ma bonne Duchesse. Mais il ne saurait vous dire à quel point mon cœur est uni au vôtre. Je souhaite fort que vous ayez la paix au-dedans. Vous savez qu’elle ne se peut trouver que dans la petitesse, et que la petitesse n’est réelle qu’autant que nous nous laissons rapetisser sous la main de D[ieu] en chaque occasion. Les occasions dont D[ieu] se sert consistent d’ordinaire dans la contradiction d’autrui qui nous désapprouve, et dans la faiblesse intérieure que nous éprouvons. Il faut nous accoutumer à supporter au-dehors la contradiction d’autrui et au-dedans notre propre faiblesse. Nous sommes véritablement petits, quand nous ne sommes plus surpris de nous voir corrigés au-dehors, et incorrigibles au-dedans. Alors tout nous surmonte comme de petits enfants, et nous voulons être surmontés. Nous sentons que les autres ont raison, mais que nous sommes dans l’impuissance de nous vaincre pour nous redresser. Alors nous désespérons de nous-mêmes, et nous n’attendons plus rien que de D[ieu]. Alors la correction d’autrui, quelque sèche et dure qu’elle soit, nous paraît moindre que celle qui nous est due. Si nous ne pouvons pas la supporter, nous condamnons notre délicatesse encore plus que nos autres imperfections. La correction ne peut plus alors nous rapetisser, tant elle nous trouve petits. La révolte intérieure, loin d’empêcher le fruit de la correction, est au contraire ce qui nous en fait sentir le pressant besoin. En effet la correction ne peut se faire sentir, qu’autant qu’elle coupe dans le vif. Si elle ne coupait que dans le mort, nous ne la sentirions pas. Ainsi plus nous la sentons vivement, plus il faut conclure qu’elle nous est nécessaire.

Pardonnez-moi donc, ma bonne Duchesse, toutes mes indiscrétions. Dieu sait combien je vous aime, et à quel point je suis sensible à toutes vos peines. Je vous demande pardon de tout ce que j’ai pu vous écrire de trop dur. Mais ne doutez pas de mon cœur, et comptez pour rien ce qui vient de moi. Regardez la seule main de Dieu, qui s’est servi de la rudesse de la mienne pour vous porter un coup douloureux. La douleur prouve que j’ai touché à l’endroit malade. Cédez à D[ieu]; acquiescez pleinement. C’est ce qui vous mettra en repos, et d’accord avec tout vous-même. Voilà ce que vous savez si bien dire aux autres[64]. L’occasion est capitale. C’est un temps de crise. O quelle grâce ne coulera point sur vous, si vous portez comme un petit enfant tout ce que D[ieu] fait pour vous rabaisser, et pour vous désapproprier, tant de votre sens, que de votre volonté! Je le prie de vous faire si petite, qu’on ne vous trouve plus.

1215. À LA DUCHESSE DE MORTEMART A C[ambrai] 8 juin 1708.

Je vous avoue, ma bonne D[uchesse], que je suis ravi de vous voir accablée par vos défauts et par l’impuissance de les vaincre. Ce désespoir de la nature qui est réduite à n’attendre plus rien de soi, et à n’espérer que de D[ieu], est précisément ce que D[ieu] veut. Il nous corrigera quand nous n’espérerons plus de nous corriger nous-mêmes. Il est vrai que vous avez un naturel prompt et âpre, avec un fonds de mélancolie, qui est trop sensible à tous les défauts d’autrui, et qui rend les impressions difficiles à effacer. Mais ce ne sera jamais votre tempérament que D[ieu] vous reprochera, puisque vous ne l’avez pas choisi, et que vous n’êtes pas libre de vous l’ôter. Il vous servira même pour votre sanctification, si vous le portez comme une croix. Mais ce que D[ieu] demande de vous, c’est que vous fassiez réellement dans la pratique ce que sa grâce met dans vos mains. Il s’agit d’être petite au-dedans, ne pouvant pas être douce au-dehors. Il s’agit de laisser tomber votre hauteur naturelle, dès que la lumière vous en vient. Il s’agit de réparer par petitesse ce que vous aurez gâté par une saillie de hauteur. Il s’agit d’une petitesse pratiquée réellement et de suite dans les occasions. Il s’agit d’une sincère désappropriation de vos jugements. Il n’est pas étonnant que la haute opinion que tous nos bonnes gens ont eue de toutes vos pensées depuis douze ans[65], vous ait insensiblement accoutumée à une confiance secrète en vous-même, et à une hauteur que vous n’aperceviez pas. Voilà ce que je crains pour vous cent fois plus que les saillies de votre humeur. Votre humeur ne vous fera faire que des sorties brusques. Elle servira à vous montrer votre hauteur que vous ne verriez peut-être jamais sans ces vivacités qui vous échappent : mais la source du mal n’est que dans la hauteur secrète qui a été nourrie si longtemps par les plus beaux prétextes. Laissez-vous donc apetisser [diminuer] par vos propres défauts, autant que l’occupation des défauts d’autrui vous avait agrandie. Accoutumez-vous à voir les autres se passer de vos avis, et passez-vous vous-même de les juger. Du moins si vous leur dites quelque mot, que ce soit par pure simplicité, non pour décider et pour corriger, mais seulement pour proposer par simple doute, et désirant qu’on vous avertisse, comme vous aurez averti. En un mot le grand point est de vous mettre de plain-pied avec tous les petits les plus imparfaits. Il faut leur donner une certaine liberté avec vous, qui leur facilite l’ouverture de cœur. Si vous avez reçu quelque chose pour eux, il faut le leur donner moins par correction que par consolation et nourriture.

À l’égard de M. de Ch[amillart][66], vous ne ferez jamais si bien ce que D[ieu] demandera de vous, que quand vous n’y aurez ni empressement ni activité. Ne vous mêlez de rien, quand on ne vous cherchera pas. Vous n’aurez la confiance des gens pour leur bien, et vous ne serez à portée de leur être utile, qu’autant que vous les laisserez venir. Rien n’acquiert la confiance que de ne l’avoir jamais cherchée. Je dis tout ceci parce qu’il est naturel qu’on soit tenté de vouloir redresser ce qui paraît en avoir un pressant besoin, et à quoi on s’intéresse. Pour garder un juste tempérament là-dessus, vous pouvez consulter un quelqu’un qui en sait plus que moi[67]. D[ieu] sait, ma bonne D[uchesse], à quel point je suis uni à vous, et combien je souhaite que les autres le soient.

1408. À LA DUCHESSE DE MORTEMART

Jamais lettre, ma bonne et chère Duchesse ne m’a fait un plus sensible plaisir que la dernière que ous m’avez écrite.  Je remercie D[ieu] qui vous l’a fait écrire. Je suis également persuade et de votre sincérité pour vouloir dire tout, et de votre impuissance de le faire. Pendant que nous ne sommes point encore entièrement parfaits, nous ne pouvons nous connaître qu’imparfaitement. Le même amour-propre qui fait nos défauts, nous les cache très subtilement et aux yeux d’autrui et aux nôtres. L’amour-propre ne peut supporter la vue de lui-même. Il en mourrait de honte et de dépit. S’il se voit par quelque coin, il se met dans quelque faux jour pour adoucir sa laideur, et pour avoir de quoi s’en consoler.

Ainsi il y a toujours quelque reste d’illusion en nous, pendant qu’Il y reste quelque imperfection et quelque fonds d’amour-propre. Il faudrait que l’amour-propre fût déraciné, et que l’amour de D[ieu] agit seul en nous pour nous montrer parfaitement à nous-mêmes. Alors le même principe qui nous ferait voir nos imperfections nous les ôterait. Jusque-là on ne connaît qu’à demi, parce qu’on n’est qu’à demi à Dieu, étant encore à soi beaucoup plus qu’on ne croit, et qu’on n’ose se le laisser voir. Quand la vérité sera pleinement en nous, nous l’y verrons toute pleine. Ne nous aimant plus que par pure charité, nous nous verrons sans intérêt, et sans flatterie, comme nous verrons le prochain. En attendant, D[ieu] épargne notre faiblesse en ne nous découvrant notre laideur qu’à proportion du courage qu’il nous donne pour en supporter la vue. Il ne nous montre à nous-mêmes que par morceaux, tantôt l’un, tantôt l’autre, à mesure qu’il veut entreprendre en nous quelque correction. Sans cette préparation miséricordieuse qui proportionne la force à la lumière, l’étude de nos misères ne produirait que le désespoir. Les personnes qui conduisent ne doivent nous développer nos défauts, que quand D[ieu] commence à nous y prépare. Il faut voir un défaut avec patience. et n’en rien dire au dehors jusqu’à ce que D[ieu] commence à le reprocher au dedans. Il faut même faire comme D[ieu] qui adoucit ce reproche en sorte que la personne croit que c’est moins Dieu qu’elle-même qui s’accuse et qui sent ce qui blesse l’amour. Toute autre conduite où l’on reprend avec impatience, parce qu’on est choqué de ce qui est défectueux, est une critique humaine, et non une correction de grâce. C’est par imperfection qu’on reprend les imparfaits. C’est un amour-propre subtil et pénétrant, qui ne pardonne rien à l’amour-propre d’autrui. Plus il est amour-propre, plus il est sévère censeur. Il n’y a rien de si choquant que les travers d’un amour-propre, à un autre amour-propre délicat et hautain. Les passions d’autrui paraissent infiniment ridicules et insupportables à quiconque est livré aux siennes. Au contraire l’amour de Dieu est plein d’égards, de supports[68], de ménagements, et de condescendances. Il se proportionne, il attend. Il ne fait jamais deux pas à la fois. Moins on s’aime plus on s’accommode aux imperfections de l’amour-propre d’autrui, pour les guérir patiemment. On ne fait jamais aucune incision, sans mettre beaucoup d’onction sur la plaie. On ne purge le malade, qu’eu le nourrissant. On ne hasarde aucune opération, que quand la nature indique elle-même qu’elle y prépare. On attendra des années pour placer un avis salutaire. On attend que la Providence en donne l’occasion au-dehors, et que la grâce en donne l’ouverture au dedans du cœur. Si vous voulez cueillir le fruit avant qu’il soit mûr, vous l’arrachez à pure pertes.

    De plus vous avez raison de dire que vos dispositions changeantes vous échappent, et que vous ne savez que dire de vous. Comme la plupart des dispositions sont passagères et mélangées celles qu’on tâche d’expliquer deviennent fausses, avant que l’explication en soit achevée. Il en survient une autre toute différente, qui tombe aussi à son tour dans une apparence de fausseté. Mais il faut se borner à dire de soi ce qui en paraît vrai dans le moment où l’on ouvre son cœur. Il n’est pas nécessaire de dire tout en s’attachant à un examen méthodique. Il suffit de ne rien retenir par défaut de simplicité, et de ne rien adoucir par les couleurs flatteuses de l’amour-propre. Dieu supplée le reste selon le besoin en faveur d’un cœur droit, et les amis édairés par la grège remarquent sans peine ce qu’on ne sait pas leur dire, quand on est devant eux naïf, ingénu, et sans réserve.

   Pour nos amis imparfaits ils ne peuvent nous connaître qu’imparfaitement. Souvent ils ne jugent de nous que par les défauts extérieurs qui se font dans la société, et qui incommodent leur amour-propre. L’amour‑propre est censeur âpre, rigoureux, soupçonneux, et implacable. Le même amour qui leur adoucit leurs propres défauts leur grossit les nôtres. Comme ils sont dans un point de vue très différent du nôtre, ils voient en nous ce que nous n’y voyons pas, et ils n’y voient pas ce que nous y voyons. Ils y voient avec subtilité et pénétration beaucoup de choses qui blessent la délicatesse et la jalousie de leur amour-propre, et que le nôtre nous déguise. Mais ils ne voient point dans notre fond intime ce qui salit nos vertus, et qui ne déplaît qu’à Dieu seul. Ainsi leur jugement le plus approfondi est bien superficiel.

   Ma conclusion est qu’il suffit d’écouter Dieu dans un profond silence intérieur, et de dire en simplicité pour et contre soi tout ce qu’on croit voir à la pure lumière de Dieu dans le moment où l’on tâche de se faire connaître.

   Vous me direz peut-être, ma bonne D[uchesse], que ce silence intérieur est difficile, quand on est dans la sécheresse, dans le vide de D[ieu] et dans l’insensibilité que vous m’avez dépeinte. Vous ajouterez peut-être que vous ne sauriez travailler activement à vous recueillir.

   Mais je ne vous demande point un recueillement actif, et d’industrie. C’est se recueillir passivement, que de ne se dissiper pas, et que de laisser tomber l’activité naturelle qui dissipe. Il faut encore plus éviter l’activité pour la dissipation que pour le recueillement. II suffit de laisser faire D[ieu], et de ne l’interrompre pas par des occupations superflues qui flattent le goût, ou la vanité. Il suffit de laisser souvent tomber l’activité propre par une simple cessation ou repos qui nous fait rentrer sans aucun effort dans la dépendance de la grâce[69]. 11 faut s’occuper peu du prochain, lui demander peu, en attendre peu, et ne croire pas qu’il nous manque quand notre amour est tenté de croire qu’il y trouve quelque mécompte. Il faut laisser tout effacer, et porter petitement toute peine qui ne s’efface pas. Ce recueillement passif est très différent de l’actif qu’on se procure par travail et par industrie, en se proposant certains objets distincts et arrangés. Celui-ci n’est qu’un repos du fond, qui est dégagé des objets extérieurs de ce monde. Dieu est moins alors l’objet distinct de nos pensées au-dehors, qu’il n’est le principe de vie qui règle nos occupations. En cet état on fait en paix et sans empressement ni inquiétude tout ce qu’on a à faire. L’esprit de grâce le suggère doucement. Mais cet esprit jaloux arrête et suspend notre action, dès que l’activité de l’amour-propre commence à s’y mêler. Alors la simple non-action fait tomber ce qui est naturel et remet l’âme avec D[ieu] pour recommencer au-dehors sans activité le simple accomplissement de ses devoirs. En cet état l’âme est libre dans toutes les sujétions extérieures, parce qu’elle ne prend rien pour elle de tout ce qu’elle fait. Elle ne le fait que pour le besoin. Elle ne prévoit rien par curiosité, elle se borne au moment présent, elle abandonne le passé à D[ieu]. Elle n’agit jamais que par dépendance. Elle s’amuse pour le besoin de se délasser, et par petitesse. Mais elle est sobre en tout, parce que l’esprit de mort est sa vie. Elle est contente ne voulant rien.

    Pour demeurer dans ce repos, il faut laisser sans cesse tomber tout ce qui en fait sortir. Il faut se faire taire très souvent, pour être en état d’écouter le maître intérieur qui enseigne toute vérité, et si nous sommes fidèles à l’écouter, il ne manquera pas de nous faire taire souvent. Quand nous n’entendons pas cette voix intime et délicate de l’esprit qui est l’âme de notre âme, c’est une marque que nous ne nous taisons point pour l’écouter. Sa voix n’est point quelque chose d’étranger. D[ieu] est dans notre âme, comme notre âme dans notre corps. C’est quelque chose que nous ne distinguons plus de nous, mais quelque chose qui nous mène, qui nous retient et qui rompt toutes nos activités. Le silence que nous lui devons pour l’écouter n’est qu’une simple fidélité à n’agir que par dépendance, et à cesser dès qu’il nous fait sentir que cette dépendance commence à s’altérer. Il ne faut qu’une volonté souple, docile, dégagée de tout pour s’accommoder à cette impression. L’esprit de grâce nous apprend lui-même à dépendre de lui en toute occasion.Ce n’est point une inspiration miraculeuse qui expose à l’illusion et au fanatisme. Ce n’est qu’une paix du fond pour se prêter sans cesse à l’esprit de D[ieu] dans les ténèbres de la foi, sans rien croire que les vérités révélées, et sans rien pratiquer que les commandements évangéliques.

   Je vois par votre lettre, ma bonne Duchesse, que vous êtes encore persuadée que nos amis ont beaucoup manqué à votre égard. Cela peut être et il est même naturel qu’ils aient un peu excédé en réserve dans les premiers temps, où ils ont voulu changer ce qui leur paraissait trop fort, et où ils étaient embarrassés de ce changement qui vous choquait. Mais je ne crois pas que leur intention ait été de vous manquer en rien. Ainsi je croirais qu’ils n’ont pu manquer que par embarras pour les manières. Votre peine, que vous avouez avoir été grande et que je m’imagine qu’ils apercevaient, ne pouvait pas manquer d’augmenter, malgré eux, leur embarras, leur gêne, et leur réserve. Je ne sais rien de ce qu’ils ont fait, et ils ne me l’ont jamais expliqué. Je ne veux les excuser en rien. Mais en gros je comprends que vous devez vous défier de l’état de peine extrême dans lequel vous avez senti leur changement. Un changement soudain et imprévu choque. On ne peut s’y accoutumer; on ne croit point en avoir besoin. On croit voir dans ceux qui se retirent ainsi un manquement aux règles de la bienséance et de l’amitié. On prétend y trouver de l’inconstance, du défaut de simplicité, et même de la fausseté. Il est naturel qu’un amour-propre vivement blessé exagère ce qui le blesse, et il me semble que vous devez vous défier des jugements qu’il vous a fait faire dans ces temps-là. Je crois même que vous devez aller encore plus loin, et juger que la grandeur du mal demandait un tel remède, ce renversement de tout vous-même, et cet accablement dont vous me parlez avec tant de franchise montre que votre cœur était bien malade. L’incision a été très douloureuse, mais elle devait être prompte et profonde. Jugez-en par la douleur qu’elle a causée à votre amour-propre, et ne décidez point sur des choses, où vous avez tant de raisons de vous récuser vous-même. Il est difficile que les meilleurs hommes qui ne sont pourtant pas parfaits, n’aient fait aucune faute dans un changement si embarrassant. Mais supposé qu’ils en aient fait beaucoup, vous n’en devez point être surprise. Il faut d’ailleurs faire moins d’attention à leur irrégularité, qu’à votre pressant besoin. Vous êtes trop heureuse de ce que D[ieu] a fait servir leur tort à redresser le vôtre. Ce qui est peut-être une faute en eux, est une grande miséricorde en D[ieu] pour votre correction. Aimez l’amertume du remède, si vous voulez être bien guérie du mal.

   Pour votre insensibilité dans un état de sécheresse, de faiblesse, d’obscurité, et de misère intérieure, je n’en suis point en peine, pourvu que vous demeuriez dans ce recueillement passif dont je viens de parler, avec une petitesse et une docilité sans réserve. Quand je parle de docilité, je ne vous la propose que pour N…[Mme Guyon], et je sais combien votre cœur a toujours été ouvert de ce côté-là. Nous ne sommes en sûreté qu’autant que nous ne croyons pas y être, et que nous donnons par petitesse aux plus petits même la liberté de nous reprendre. Pour moi je veux être repris par tous ceux qui voudront me dire ce qu’ils ont remarqué en moi, et je ne veux m’élever au-dessus d’aucun des plus petits frères[70]. Il n’y en a aucun que je ne blâmasse, s’il n’était pas intimement uni à vous. Je le suis en vérité, ma bonne D., au-delà de toute expression.

Madame de Chevry me paraît vivement touchée de l’excès de vos bontés, et j’ai de la joie d’apprendre à quel point elle les ressent. J’espère que cette reconnaissance la mènera jusqu’à rentrer dans une pleine confiance[71], dont elle a grand besoin. Personne ne peut être plus sensible que je le suis à toutes vos différentes peines.

1442. À LA DUCHESSE DE MORTEMART.  À C[ambrai] 1 février 1711.

Je ne puis vous exprimer, ma bonne et très chère Duchesse, combien votre dernière lettre m’a consolé. J’y ai trouvé toute la simplicité et toute l’ouverture de cœur que D[ieu] donne à ses enfants entre eux. Je puis vous protester que je n’ai nullement douté de tout ce que vous m’aviez mandé auparavant. Je n’avais songé qu’à vous dire des choses générales, sans savoir ce que vous auriez à en prendre pour vous, et comptant seulement que chacun de nous ne voit jamais tout son fond de propriété, parce que ce qui nous reste de propriété est précisément ce qui obscurcit nos yeux, pour nous dérober la vue de ces restes subtils et déguisés de la propriété même. Mais c’était plutôt un discours général pour nous tous, et surtout pour moi, qu’un avis particulier qui tombât sur vous. Il est vrai seulement que je souhaitais que vous fissiez attention à ce qu’il ne faut presser le prochain de corriger en lui certains défauts, même choquants, que quand nous voyons que

D[ieu] commence à éclairer l’âme de ce prochain, et à l’inviter à cette correction. Jusque-là il faut attendre comme D[ieuj attend avec bonté et support. Il ne faut point prévenir le signal de la grâce. Il faut se borner à la suivre pas à pas. On meurt beaucoup à soi par ce travail de pure foi et de continuelle dépendance, pour apprendre aux autres à mourir à eux. Un zèle critique et impatient se soulage davantage, et corrige moins soi et autrui. Le médecin de l’âme fait comme ceux des corps qui n’osent purger qu’après que les humeurs qui causent la maladie, sont parvenues à ce qu’ils nomment une coction 3. J’avoue, ma bonne Duchesse, que j’avais en vue que vous eussiez attention à supporter les défauts les plus choquants des frères, jusqu’à ce que l’esprit de grâce leur donnât la lumière et l’attrait pour commencer à s’en corriger. Je ne cherchais en tout cela que les moyens de vous attirer leurconfiance. Je ne sais point en détail les fautes qu’ils ont faites vers vous. Il est naturel qu’ils en aient fait sans le vouloir. Mais ces fautes se tournent heureusement à profit, puisque vous prenez tout sur vous, et que vous ne voulez voir de l’imperfection que chez vous. C’est le vrai moyen de céder à D[ieu] et de faire la place nette au petit M[aître]. Abandonnez-vous dans vos obscurités intérieures et dans toutes vos peines. O que la nuit la plus profonde est bonne, pourvu qu’on croie réellement ne rien voir, et qu’on ne se flatte en rien!

1479. À LA DUCHESSE DE MORTEMART. À Cambray, 27 juillet 1711.

    II y a bien longtemps, ma bonne et chère Duchesse, que je ne vous ai point écrit. Mais je n’aime point à vous écrire par la poste, et je n’ai point trouvé d’autre voie depuis longtemps. Vous faites bien de laisser aller et venir la confiance de nos amis. En laissant tomber toutes les réflexions de l’amour-propre, on se fait à la fatigue, et la délicatesse s’émousse. Moins nous attendons du prochain, plus ce délaissement nous rend aimables et propres à édifier tout le monde. Cherchez la confiance, elle vous fuit. Abandonnez-là, elle revient à vous[72]. Mais ce n’est pas pour la faire revenir qu’il faut l’abandonner.

   Plus vos croix sont douloureuses, plus il faut être fidèle à ne les augmenter en rien. On les augmente ou en les voulant repousser par de vains efforts contre la Providence au-dehors, ou par d’autres efforts, qui ne sont pas moins vains, au-dedans contre sa propre sensibilité. Il faut être immobile sous la croix, la garder autant de temps que Dieu la donne sans impatience pour la secouer, et la porter avec petitesse, joignant à la pesanteur de la croix la honte de la porter mal. La croix ne serait plus croix, si l’amour-propre avait le soutien flatteur de la porter avec courage.

   Rien n’est meilleur que de demeurer sans mouvement propre, pour se délaisser avec une entière souplesse au mouvement imprimé par la seule main de D[ieu]. Alors, comme vous le dites, on laisse tomber tout ; mais rien ne se perd dans cette chute universelle. Il suffit d’être dans un véritable acquiescement pour tout ce que Dieu nous montre par rapport à la correction de nos défauts. Il faut aussi que nous soyons toujours prêts à écouter avec petitesse et sans justification tout ce que les autres nous disent de nous-mêmes, avec la disposition sincère de le suivre autant que D[ieu] nous en donnera la lumière. L’état de vide de bien et de mal, dont vous me parlez, ne peut vous nuire. Rien ne pourrait vous arrêter que quelque plénitude secrète. Le silence de l’âme lui fait écouter D[ieu]. Son vide est une plénitude, et son rien est le vrai tout. Mais il faut que ce rien soit bien vrai. Quand il est vrai, on est prêt à croire qu’il ne l’est pas; celui qui ne veut rien avoir, ne crains point qu’on le dépouille.

   Pour moi je passe ma vie à me fâcher mal à propos, à parler indiscrètement, à m’impatienter sur les importunités qui me dérangent. Je hais le monde, je le méprise, et il me flatte néanmoins un peu. Je sens la vieillesse qui avance insensiblement, et je m’accoutume à elle, sans me détacher de la vie. Je ne trouve en moi rien de réel ni pour l’intérieur ni pour l’extérieur. Quand je m’examine, je crois rêver: je me vois comme une image dans un songe. Mais je ne veux point croire que cet état a son mérite. Je n’en veux juger ni en bien ni en mal. Je l’abandonne à celui qui ne se trompe point, et je suppose que je puis être dans l’illusion. Mon union avec vous est très sincère. Je ressens vos peines. Je voudrais vous voir, et contribuer à votre soulagement. Mais il faut se contenter de ce que D[ieu] fait. Il me semble que je n’ai nulle envie de tâter du monde. Je sens comme une barrière entre lui et moi qui m’éloigne de le désirer, et qui ferait, ce me semble, que j’en serais embarrassé, s’il fallait un jour le revoir. Le souvenir triste et amer de notre cher petit abbé [de Langeron] me revient assez souvent, quoique je n’aie plus de sentiment vif sur sa perte. Je trouve souvent qu’il me manque, et je le suppose néanmoins assez près de moi.

    Je vous envoie ma réponse pour Mad. votre fille, dont la confiance est touchante. Je vous envoie aussi une réponse pour Mad. de la Maisonfort[73]. Bonsoir, ma bonne D[uchesse] ; je suis à vous sans mesure plus que je n’y ai jamais été en ma vie[74].

§


 

 

 


 

 

 

LETTRES DE MORTEMART AU MARQUIS DE FENELON

 

 

Le fonds des lettres Guyon assemblé et relié comporte des écrits « transversaux » entre disciples, dont une série de la « petite duchesse »  au marquis de Fénelon que nous transcrivons. Elle exprime les sentiments d’entre-aide qui régnait le plus souvent entre membres des cercles « quiétistes ».

Cette série prend place entre la blessure du jeune marquis reçue en 1711 et le décès de Fénelon survenu en janvier 1715.

 


 

 


 

Lettres de la duchesse de Mortemart et de la duchesse de Guiche, depuis maréchale de Grammont, au marquis de Fénelon [75]. Originaux. Septième carton pièces 15.

Lettre 1, pièce 7472. Comme j'étais encore à Saint-Denis quand le carrosse de notre archevêque est reparti …

Comme j'étais encore à Saint-Denis quand le carrosse de notre archevêque est reparti mon cher marquis je ne fus pas avertie assez tôt pour pouvoir écrire par cette voie et celle de la poste est trop gênante pour y écrire, j'aurais pourtant été bien aise de vous faire savoir que j'avais reçu votre lettre, où les compliments que vous me faites elle m'a fait grand plaisir en apprenant que votre plaie était tout à fait cicatrisée et que votre voyage s'était passé très heureusement je vous demande de me mander de temps en temps des nouvelles de votre santé vous connaissez l'intérêt que j'y prends il n'est pas moins grand de loin que de près j'espère que vous voudrez bien me donner cette marque de votre amitié, vous êtes à une si bonne école pour le reste qu'il y aurait de la témérité à moi de vous parler sur cette matière. Je ne puis faire autre chose mon cher marquis que des vous souhaitez une docilité entière pour celui que Dieu vous a donné pour vous conduire c'est une grande grâce qu'il vous fait qui demande une correspondance souple et docile pour tout sans exception profitez-en et comptez qu'il y a beaucoup de personnes qui se trouveraient bien heureuses d'en avoir un pareil,

je reçois dans le moment votre lettre du 21 de ce mois par laquelle vous me paraissez inquiet de la première lettre vous m'avez écrit ne le soyez point je l'ai reçu très régulièrement, ne laissez pas mon cher marquis de me donner de vos nouvelles de temps en temps quoique ce ne puisse pas être par la poste dans un grand détail tel que celui que vous me faites aujourd'hui mais au moins de votre santé le bon Put [Dupuy] avec qui vous écrivez m'en dira aussi des nouvelles, je crois que vous ne devriez pas vous contenter seulement de vous rappeler la présence de Dieu dans la journée mais outre cela il faudrait vous régler à vous-même un temps marqué pour la lecture et l'oraison le matin et le soir. Cela me paraît si nécessaire pour là faciliter dans le reste de la journée que je ne puis m'empêcher de répondre à votre confiance en vous disant simplement ce que je pense, la manière et le temps vous seront réglés par notre av [sic], si vous voulez lui dire ce que nous avions réglé à Paris pour la manière il décidera ce qu'il jugera à propos mais un temps réglé me paraît d'une importance très grande, il vous en dira les avantages mieux que personne, soyez bien persuadé mon cher marquis de l'intérêt vif et sincère que je prends à vous. De Vaucresson ce 26e octobre. À Monsieur le marquis de Fénelon.

L. 2, p. 7473 de Paris ce 13e janvier. Je suis en pleine de vous n'ayant point reçu de vos nouvelles…

De Paris ce 13e janvier

Je suis en pleine de vous n'ayant point reçu de vos nouvelles depuis les lettres que je vous ai écrite m ch m, je vous prie instruisez-moi de tout ce qui vous regarde et du parti que la deb [sic] et vous prenez, j'y prends plus d'intérêt que jamais, je porte votre douleur dans mon cœur comme la mienne ; qui est bien profonde, unissons-nous de plus en plus, et que la perte que nous venons de faire nous soit un lien auprès du p m qui nous y attache sans partage, il nous y aidera et nous attirera des grâces de force et de fidélité dont nous avons besoin, il m'est plus présent qu'il ne me l'a jamais été, d'une manière bien douloureuse mais bien intime,

Md de cheuvi [sic] n'est pas bien mais elle n'est pas aussi mal que je l'ai craint. Le premier jour, elle nous alarma par un commencement de ses grandes attaques mais cela n'a pas eu de suite elle a de la fièvre comme vous lui en avez vu dans les commencements que vous avez été ici et sa même douleur différente, elle est toujours bien pénétrée de douleur, efforts occupaient de vous mon cher m et d'une manière pleine de la tendresse d'une mère on ne peut être plus contente que je le suis le sentiment qu'elle a. Je vous prie fait en sorte que Monsieur votre frère aîné reçoive mes compliments par vous en vérité il m'est impossible d'écrire [h]or[s] à vous, quoique je ne connaisse pas les trois cadets je vous prierai de les leur faire aussi, dès qu'il vous appartienne cela me suffit,

j'aurais une grande envie d'avoir quelque chose qui eut servi à notre cher p mon cher m je vous prie de me garder ce peu que vous voudrez, mais ce sera une consolation pour moi

je rouvre mon paquet pour vous envoyer une lettre de n m que je viens de recevoir pour vous, elle approuve fort la proposition que je vous ai faite de loger dans ma maison quand vous viendrez ici c'est pourquoi il n'y a plus qu'a ménager d'y faire consentir md de ch si elle a pensé à vous loger c'est ce que je ferai quand vous m'aurez mandé vos projets

je vous prie de donner ou de faire tenir cette lettre à talane [sic]

L. 3 p. 7474 de Paris ce 31e janvier. J'entrerais de tout cœur dans vos raisons mon cher m pour rester auprès de Panta sans la nécessité que nous voyons ici…

De Paris ce 31e janvier.

J'entrerais de tout cœur dans vos raisons mon cher m pour rester auprès de Panta sans la nécessité que nous voyons ici que vous veniez y faire un tour, je n'ai osé encore vous en presser aussi fortement que je le fais présentement parce que je voulais avoir la réponse de n m ne voulant pas me fier à ce qui me paraissait nécessaire mais comme je l'ai reçu hier au soir, je ne veux pas retarder à vous sur la lettre que je vous ai demandée que je lui avais écrit sur cela voici donc ce qu'elle y répond

[ce qui suit est souligné:]

je crois qu'il faut que le boiteux vienne sans délai; pour ne point commettre ses amis il pourrait retourner ensuite, je n'ai pas point reçu de lettre de lui depuis celle qu'il m'écrivit dans le moment de la mort de n p ainsi vous aurait la bonté de lui mander qu'il doit venir, puisque ses amis se sont employés pour lui de cette manière, je sais qu'à la cour il faut prendre les choses chaudement sans quoi tout tombe et ne revienne plus, je vous suis obligé de l'intérêt que vous prenez pour lui et je vous en fais un gré que je ne peux vous exprimer.

[Fin du soulignement]

vous voyez bien par là que vous ne devez pas retarder un petit voyage ici ne le différez pas je vous en prie cela est important. Je suis sûr que Panta se joindra à moi pour vous en presser parce que cela est important pour vous, il faut que la nécessité soit aussi grande pour la pouvoir préférer au secours dont vous lui êtes dans l'état où il est, moi je suis trop pénétré des mêmes sentiments que lui et vous pour n'avoir pas une vraie peine empressée de le quitter mais je vois dans l'ordre du p m si clairement depuis la réponse de n m que je ne puis que suivre ce qu'elle désire. J'espère qu'il ne m'en n'aura pas mauvais gré d'autant plus que nous ne vous garderons que le temps nécessaire, je suis inquiète de sa santé à laquelle je prends un très sincère intérêt, la perte que nous avons faite ne lie plus intimement que jamais à vous deux, tout ce qui vous regarde m'est plus cher que ce qui me regarderait l'union que j'avais avec n p est plus intime et plus forte depuis que je l'ai perdue que ce ne l'était durant il me semble qu'il ne me quitte point Dieu veuille que je ne m'en n'éloigne point par mes infidélités. Soyons toujours bien unis par lui dans le p m mon cher marquis c'est la seule chose qui nous soit nécessaire suivons chacun dans notre état ce que ce cher p nous aurait demandé et le p m se racontant de nous heureux si notre union nous devienne plus grande par la fidélité de chacun ce qui ne manquera pas puisque le p m en sera le principe, je souhaiterais que vous puissiez venir incessamment parce que je compte d'aller dimanche à Versailles et d'y être six ou sept jours, je serai fort aise d'y être encore quand vous y viendrez. Je crois que pour ce voyage nous ne pouvons rien faire pour votre logement ici md de cheuvy veut que ce soit chez elle. Nous verrons ensemble ce qui se pourra faire dans la suite quand vous serez ici elle a eu une augmentation de fièvre depuis deux jours qui m'a donné de l'inquiétude mais elle est mieux depuis hier. Elle a assez bien passé la nuit je l'ai laissé hier sans presque de fièvre.

L.4 p. 7475 de Paris ce 28e janvier, N'ayez donc plus d'inquiétude ni de peine mon cher marquis de l'effet que m'a fait votre première lettre…

De Paris ce 28e janvier,

N'ayez donc plus d'inquiétude ni de peine mon cher marquis de l'effet que m'a fait votre première lettre et soyez persuadé que je ne suis pas si épineuse ni si aisée à blesser j'ai une trop sincère et véritable amitié pour vous pour que cela et je serais bien extraordinaire d'ailleurs pour être si délicate n'en parlons donc plus et soyez bien persuadés de mes sentiments. Vous m'ête cher par vous-même et par celui que nous avons perdu j'espère que cela sera ineffaçable dans mon cœur, ce ne pourrait être que par mes infidélités que je changeasse

Les chevaux sont arrivés ici en très bon état très beaux et bons, mais il y a une chose que je ne puis passer mon cher m qui est que je les prenne sans les faire estimer ils seraient vendus considérablement plus qui m'ont coûté si on les vendait à d'autres que nous cela est clair, j'en parlais hier à md de Cheuvi qui m'a renvoyé bien loin et n'a voulu entendre sur cela aucune raison, mais je ne puis me contenter de sa réponse je vous prie donc de dire à notre cher Panta que je ne prie de vouloir bien on n'en fasse une estimation sur le pied qu'ils sont à Paris, je vous demande cette marque d'amitié je ne puis souffrir que de faire perdre un avantage considérable ; pour moi, ils sont toujours dans mon écurie on les ménagera jusqu'à votre réponse avec grande attention ne les comptant point à moi jusqu'à ce que Panta n'est accordé ce que je lui demande par vous mon cher marquis vous me ferez un grand plaisir si vous avez l'occasion de m'envoyer des cheveux de n p et de la chemise dans laquelle il est mort, plusieurs personnes me demandent quelque chose qui ait été sur lui

Monsieur le marquis de Fénelon colonel du régiment de bigore [Bigorre] infanterie à Cambray

L.5 p.7476 le 8 juillet. J'ai reçu votre lettre m c f du bas des montagnes…

Le 8 juillet.

J'ai reçu votre lettre m c f du bas des montagnes si vous y avez pu avoir aussi chaud que nous ici la neige vous en fait grand plaisir mais je crois que cela ne se trouve point ensemble, c'est tout vous dire que je n'ai quelquefois pas la force de travailler ici illis. n p encore une fois dans ma solitude mais ce n'est pas moi qui le tire si souvent de son cabinet c'est mr destouches qui l'a bien fait voyager pendant qu'il a été ici il a été à Lille et puis voir les trois dames de campagne. Cette dernière visite ne m'a point fait autant de plaisir que les autres à cause de l'extrême chaleur qui devait beaucoup l'incommoder aussi bien que la illis. nous vous aviez partagé tout cela avec lui il m'en serait pourtant illis. je compte bien que j'ai un peu de part aux souhaits que vous faites de revoir ce pays-ci et au regret d'en être éloigné et je ne serai point jalouse que n p en ait plus que moi cela est fort à sa place aussi bien sa joie augmentera aussi la mienne quand nous vous reverrons enfin il ne peut point me séparer de lui c'est mon bien et ma joie d'être unie à lui en tout, jugez s'il serait content de l'être dans votre cœur, mes trois filles vous disent bien des choses j'ai toujours ma brune que j'aime fort et que je voudrais bien être établie à portée de la voir il n'est point encore question de son retour chez elle j'espère que vous la retrouverez pour illis. elle est partie avant que je puisse illis. Je suis charmée de ce que l'on me parait content du chevalier de Fénelon je ne suis point étonné qu'il ait voulu vous accompagner aux eaux il a un très bon cœur je l'ai vu en mille occasions et quand il pourra laisser sa timidité on sera content aussi de son esprit il pense avec beaucoup de délicatesse et de sentiment et je suis sûr que le voyage qu'il fait avec lui sera un bien infini, j'ai bien envie de voir celui de Paris on nous le fais espérer de temps en temps et puis il n'arrive point, à ce qu'il y a de sûr c'est que tout ce qu'il vous appartient m'est très cher

A Monsieur le marquis de Fénelon [ajouts :] par Toulouse colonel du Rgt de Bigorre [bien écrit] A Barège Pour Bagnières

L.6 p.7477. Comment vous trouvez-vous de vos bains mon cher marquis

Comment vous trouvez-vous de vos bains mon cher marquis je souhaite fort que vous en reveniez avec une entière liberté de votre jambe je me flatte que vous en êtes persuadé, j'ai été bien aise de voir dans vos deux lettres la satisfaction que vous avez eue dans la visite que vous avez faite en chemin; il me semble que vous en avez bien profité et que vous y avez acquis une lumière avec ses accompagnements qui vous feront remplir là-dessus de d sur vous plus pleinement, c'est le seul bonheur que d'être à lui sans partage et dégagé de nous-mêmes et c'est ce dégagement qui est le plus difficile mais c'est toujours où la grâce nous fait tendre parce que c'est ce qui s'oppose le plus à son ouvrage en nous, il faut pourtant avoir de la patience avec soi-même et vouloir bien se voir tel que l'on est dans la vérité sans se flatter c'est ce qui produit en nous l'humilité réelle qui va à nous mépriser nous-mêmes, la lumière de Dieu nous conduira toujours là tant que nous lui laisserons la liberté de nous éclairer, la fidélité à la prière est un moyen sûr et plus nécessaire que la nourriture ne l'est au corps sans comparaison, elle nous donne connaissance de la pureté de Dieu et de l'éloignement où nous en sommes, mais en même temps une force et un courage qui ne se rebute point du grand travail que nous avons à faire parce que nous n'attendons rien de nos propres forces qui ne sont que faiblesse mais que tout notre cont... et notre courage est en Dieu nous contentant d'être fidèle à chaque moment, sans se laisser aller au découragement quand nous y avons manqué, étant toujours prêt à recommencer à travailler et à mettre notre confiance en Dieu.

Nous sommes toujours dans une affligeante situation ici mon cher marquis, beaucoup plus mauvaise que quand vous êtes partis, donnant de la fièvre, toujours une pente au dévoiement, une maigreur qui augmente toujours et un affaiblissement si grand qu'il ne peut presque plus demeurer debout, de très mauvaise nuit mais assez fréquemment, malgré cet état, on parle d'un voyage de Bourbon pour la seconde saison, je vous avoue que je ne vois pas grande apparence qu'il puisse soutenir ce voyage à moins que d'ici à un mois qu'il faudra partir il ne se remette considérablement ce que nous n'avons pas trop lieu d'espérer jusqu'à présent, il faut adorer les desseins de Dieu et s'y soumettre en paix dans les choses les plus dures et les plus intéressantes de la vie et attendre qu'il nous manifeste ses desseins, vous connaissez trop mes sentiments pour vous mon cher marquis pour que je doute ne devoir pas vous faire de nouvelle manifestation je vous assure seulement que je prends un intérêt bien vif et bien sincère à tout ce qui vous regarde

L.7 p.7478 de Paris ce 22e février. Si les occasions ne m'avaient pas manqué mon cher marquis…

de Paris ce 22e février

Si les occasions ne m'avaient pas manqué mon cher marquis je n'aurais pas été si longtemps sans vous assurer que je suis tout touchée de votre attention pour moi depuis que je suis incommodée, elle me fait un grand plaisir par le cas que je fais de votre amitié et par les sentiments que j'ai pour vous, ma santé est très languissante, point de vrai mal mais des incommodités continuelles qui sont pénibles, je suis inquiète de votre jambe que l'on m'a dit qui ne s'allongeait pas autant qu'on l'avait espéré Chirac [le chirurgien] est persuadé qu'il faut absolument que vous alliez à Barège sans aucun retardement et est sûr que ses eaux feront tout l'effet que l'on peut souhaiter.

Vous avez raison mon cher marquis de croire que je suis bien aise d'apprendre par vous que sentez bien des misères, nous avons besoin d'en sentir de grandes et fréquentes pour nous détromper de nous-mêmes et de l'estime que nous en avons, le mal qui paraît au-dehors est bien plus aisé à guérir que celui qui est au-dedans sans paraître, le mal de l'estime et de l'amour-propre est si grand et si opposé à la vérité qu'il faut que la miséricorde de Dieu nous fasse savoir avec ménagement notre erreur en nous fortifiant pour en supporter la vue, qui accablerait sans son secours, il faut nous accoutumer à nous voir tel que nous sommes et que l'amour de la vérité soit au-dessus et détruise notre amour-propre, c'est un grand ouvrage mon cher marquis que Dieu fera en vous à ce que j'espère avec les secours qu'il vous donne dont je ne doute pas que vous ne profitiez, je vous assure que personne n'y prend plus d'intérêt que moi, je crois que vous me rendez justice sur cela je le souhaite de tout mon cœur mon cher marquis que j'ai commencé une lettre pour notre av [sic] que je n'ai pu achever ayant je suis bien fâchée de ne pouvoir profiter de cette occasion sûre pour lui écrire je vous prie mon cher marquis de l'assuré de ma reconnaissance et marques de mon amitié et de la continuation de mes sentiments

L.8 p.7479 de Vaucresson ce 22e avril. Je vous assure mon cher marquis que je ressens fort et avec peine la circonstance où je me trouve d'être éloigné de Paris pendant le petit séjour que vous y faites…

De Vaucresson ce 22e avril

Je vous assure mon cher marquis que je ressens fort et avec peine la circonstance où je me trouve d'être éloigné de Paris pendant le petit séjour que vous y faites mais il faut s'accoutumer à ces petits contretemps de providence qui nous mortifie et qui nous font faire la volonté de Dieu préférablement à la nôtre, son ordre m'est marqué ici par l'état où est Monsieur de Beauvilliers qui a besoin de quelqu'un qui lui tienne compagnie et son état lui éloignant tout autre je crois que je peux le laisser j'en souffre par rapport à vous je vous assure, j'aurais été fort aise que votre voyage eut été dans un autre temps ou plus tôt ou plus tard, mais enfin Dieu qui l'a permis sait toujours le meilleur temps pour nous et nous voulons autre chose, nos petites infidélités doivent nous humilier profondément mon cher marquis et nous porter à nous approcher de Dieu pour y prendre des forces à préférence d'un amusement ; et l'oraison est un sujet d'humiliation grande mais qu'il est bon de connaître de quoi nous sommes capables par nous-mêmes nous pouvons tirer un grand profit de nos fautes en nous faisant connaître le peu que nous pouvons et la préférence que nous donnons à la plus légère satisfaction, à être avec notre Dieu qui nous attend sans nous violenter pour nous communiquer des grâces infinies, nous ne nous servons souvent de cette liberté que pour nous satisfaire en nous éloignant de lui, lui seul peut affermir notre bonne volonté et l'augmenter ayant donc recours à lui sans confiance en nous-mêmes ce qui l'offense plus que l'infidélité, même acquiesçons à la lumière qu'il nous donne de notre impuissance à tout bien sans lui et soyons contents de devoir à lui seul le bien que lui seul fait en nous, j'espère mon cher marquis que si je ne puis vous voir à ce voyage ici à votre retour que je compte que vous repasserez de même par Paris nous pourrons nous voir je le souhaite fort je vous assure

L.9 p.7480 de Saint-Denis ce 16e avril. Continuez mon cher marquis à me donner de vos nouvelles…

De Saint-Denis ce 16e avril

Continuez mon cher marquis à me donner de vos nouvelles par votre laquais sans vous en donner la peine, le petit mot que vous y avez mis m'a fait plaisir vous êtes uni de loin comme de près, Dieu fait son ouvrage par là, je suis très persuadé qu'il vous pourvoira sur cela c'est un point bien essentiel pour vous, rendez-vous à lui mon cher marquis et selon l'étendue qu'il vous montre vous y trouverez une paix qui ne s'éprouve dans toute son étendue que quand on est souple à cette voie qui nous parle au fond du cœur, c'est là où nous devons rentrer souvent pour l'entendre. La fidélité à la suivre diminue à mesure la peine que le naturel nous fait sentir, plus on la suit plus elle devient aisée, je souhaite fort que vous éprouviez bientôt le bonheur de changer l'esclavage de la nature contre le joug doux et léger du seigneur, c'est à ce que je crois où il vous appelle, la petitesse simplicité recueillement pouvant y faire arriver, Dieu sait à quel point je suis intéressée

L.10 p.7481 De Saint-Denis ce 29e avril, Je suis inquiète mon cher marquis des suites de la brûlure…

De Saint-Denis ce 29e avril

Je suis inquiète mon cher marquis des suites de la brûlure que l'on vous a faite qui selon ce que vous me mandez a été aussi forte que les autres mandez-moi je vous prie ce que disent les chirurgiens sur l'état de la plaie et des esquilles croient-ils avoir encore besoin de revenir à des opérations je vous assure que je suis intéressée aussi vivement que si vous étiez mon fils, vous m'êtes souvent présent ici devant Dieu la même pente que j'ai étant avec vous d'être en silence vous fais être présent ici quand j'y suis, je suis bien contente de savoir que l'éloignement ne nous empêche pas d'être ensemble auprès de Dieu, c'est un commerce que lui seul fait connaître et qui le doit faire, l'expérience qu'il vous donne mon cher marquis de vos faiblesses est un trésor intime ouvrez-y votre cœur afin que sa lumière qui est vérité approfondisse en vous la réelle connaissance du rien de la créature et du tout de Dieu, ce n'est que dans cette connaissance que l'on se peut dire dans la vérité, soyons contents de ne rien voir en nous de satisfaisant et de bon puisse que nous trouverons tout en Dieu en nous et approchant de plus en plus et lui ouvrant notre cœur sans réserve, petitesse et humilité réelle, est ce qui l'engage à le vider de nous-mêmes et à le remplir de lui-même.

Vous savez ce que je vous ai dit je ne m'en dédit point pour peu que je puisse vous être bonne à quelque chose vous n'avez qu'à parler, je sortirai contente de ma solitude sans même la regretter tout m'est égal dans l'ordre de Dieu que je suivrai très aisément et avec plaisir pour vous, il n'y en a pas beaucoup pour qui je le fisse de cette manière, je vous demande donc d'agir simplement et de suivre ce que Dieu vous mettra au cœur sans raisonner. Faites je vous prie milles amitiés à notre cher Pantapoline elle m'inquiète fort je suis affligée de son entêtement,

elle doit être un exemple combien il est fâcheux de ce trop laisser aller à ses entêtements ce qui est encore pis par rapport à Dieu quant... [fin de page]

Monsieur le marquis de Fénelon

L.11 p.7482 De Paris ce 26e janvier, En quel état sont les affaires de notre cher Panta…

De Paris ce 26e janvier

En quel état sont les affaires de notre cher Panta mon cher marquis l'intérêt que je prends de toute façon dois me faire pardonner ma curiosité au moins je l'espère, ce qui me la donne présentement c'est que je crois qu'il serait bien nécessaire que vous vinssiez présentement paraître devant le r ceux qui ont fait toutes sortes de démarches pour vous le croit nécessaire et moi aussi il y a eu que le secours dont vous y étiez à Panta qui m'a empêché de vous empresser votre séjour ici pourrait n'être pas long mais je le crois nécessaire et le plus tôt sera le mieux voyais ensemble ce qu'il est possible que vous fassiez sur cela et ne retardez pas à vous déterminer

Monsieur le marquis de Fénelon colonel du régiment de Bigorre à Cambray

L.12 p.7483 De Paris ce 24e janvier, Je suis bien peinée mon cher m d'avoir si mal entendue votre première lettre…

De Paris ce 24e janvier

Je suis bien peinée mon cher m d'avoir si mal entendue votre première lettre je vous assure comme je vous l'ai marqué dans ma réponse qu'elle me illis. Je l'ai montré même au b p qui la comprit comme moi mais votre dernière me fait voir que je me suis trompée je vous en demande pardon, n'en parlons plus, je ne crois pas que vous puissiez faire aucun projet d'assuré présentement selon toutes les apparences Panta ne restera pas longtemps où il est et vous par l'état et les circonstances où Dieu vous met je ne crois pas que ce soit à cette vie qu'il vous appelle n m à qui j'en ai écrit tout au long en décidera. Il me paraît que présentement vous remplissez ce qu'il demande en restant auprès de Panta tout le temps qu'il le souhaitera, vous lui devez cela de toute manière votre bon cœur ne vous permettrait pas de faire autrement, mais je ne doute pas qu'il ne vous presse lui-même dans quelque temps de venir ici vous montrer à Versailles, les dispositions y paraissent favorables mais comme les occasions ne sont pas présentes il me paraîtrait nécessaire que vous fissiez ressouvenir de vous en vous montrant vous avez d'ailleurs de l'obligation à plusieurs personnes qui ont fait des merveilles à qui vous devez quelque marque de reconnaissance, je ne parle pas de mes proches et de nos amis car ceux-là se contenteront de tout ce qui vous conviendra, mais vos parents seront plus délicats et vous leur devez plus d'extérieur qu'aux autres, d'ailleurs les premiers entreront dans vos sentiments par rapport à Panta autant que moi, c'est pourquoi il ne s'agit que d'être avec lui autant que les tristes occupations qu'il a présentement l'occuperont et de le soulager comme je suis sûre que vous faites, mais après cela venir faire un petit tour ici, je ne crois pas que vous puissiez vous en dispenser j'espère que nous aurons dans peu de temps la réponse de n m qui décidera sur tout, je vous en enverrai la réponse dès que je l'aurai, voulez-vous que je lui envoie la lettre que vous devez m'adresser par la porte ou bien si j'attendrai une voie sûre qui pourra venir dans peu, md de Cheuvy est toujours de même souffrant avec une fièvre qui n'a nulle règle elle n'est pas plus mal que quand vous l'avez vu mais d'aussi grands maux et aussi longs sont toujours à craindre pour les suites, son tempérament l'a tiréed'états aussi fâcheux, sa douleur me fait plus craindre que ces maux elle est grande et bien juste, ne m'oubliez pas à Panta j'espère que notre commune douleur vous unira plus que jamais ce qui sera assurément selon le cœur de n p, qui m'est plus présent que jamais

L.13 p.7484 De Saint-Denis ce 27e avril, Ce n'est point pour vous faire des reproches mon cher marquis, mais je vous dirai qu'il y a longtemps que je n'ai su quelques détails de votre plaie…

De Saint-Denis ce 27e avril,

Ce n'est point pour vous faire des reproches mon cher marquis, mais je vous dirai qu'il y a longtemps que je n'ai su quelques détails de votre plaie, je crois vous vous en êtes rapporté aux assurances que le g abbé vous a données qu'il m'écrirait, mais il ne m'a parlé de vous qu'en général le grand détail n'a été que sur ce qui regarde md de Cheuvy je suis fort aise de le savoir y prenant beaucoup de part assurément mais ce qui vous regarde ne me tient pas moins au cœur, je sais en général que l'on vous a brûlé trois fois depuis que je suis ici ce qui me paraît plus pressant que devant je n'en sais ni la raison ni quel succès ces opérations ni ce que juge Chirac et les chirurgiens de la longueur que cela aura, enfin je vous demande sur cela un détail par votre laquais comme vous me l'avez promis, et ne vous croyez point obligé d'y mettre un mot de votre main je vous en prie ; à moins que Dieu ne vous presse de le faire, mais je crains qu'un peu de cérémonie ne vous l'ai fait faire ce qui coûte beaucoup et qui je crois vous en aura rebuté, ce que l'on fait quand Dieu le demande ne coûte point mais ce qui n'est que naturel est tout différent, je vous souhaite mon cher marquis la bonne habitude d'écouter au fond de votre cœur ce que Dieu vous demande et la fidélité de le suivre je pense qu'il vous fera connaître que ce n'est que par lui que vous devez agir avec moi sur tout, avec simplicité en bannissant tout ce qui peut sentir la cérémonie que ce soit par lui et en lui que soit notre liaison

pour Monsieur le marquis de Fénelon

L.14 p.7485 De Paris ce 21e janvier, Je suis bien fâché mon cher m de vous avoir privé pendant quelques jours de la consolation de la lettre de n m

De Paris ce 21e janvier

Je suis bien fâché mon cher m de vous avoir privé pendant quelques jours de la consolation de la lettre de n m mais je vous en ai mandé la raison, comme vous l'avez reçu présentement je crois que vous m'aurez pardonné, il faut qu'avec simplicité je vous dise ce qui m'a passé par la tête sur ce que vous me mandez, je vous avoue que j'ai trouvé que vous vous étiez décidé sur le parti que vous prenez d'une manière qui m'a surprise, j'avais cru que vous ne le feriez jamais sans le conseil de n m, et que la situation vous vous vous trouvez par la douleur et par tout le reste vous mettait moins en état de vous décider vous-même qu'en nulle occasion de votre vie, je ne doute pas que vous ne le pensiez comme moi mais je ne sais si vous l'avez fait, il n'est pas toujours question des goûts pour nous conduire, et ce goût même change et n'est pas toujours le même, il ne serait pas prudent même selon le monde de se livrer et décider par le goût pressant cela ferait dans la vie bien des hauts et bas, l'expérience de tout ce que l'on voit dans le monde et de ce que chacun expérimente donne de la défiance pour le suivre, à plus forte raison vous qui êtes au p m, et qui je suis sûre de volonté aperçue  ne voulez rien déterminer que selon ses desseins sur vous, profitons donc de la seule lumière qui nous reste tant qu'il voudra bien nous la laisser, en ne tenant rien que par dépendance quelque bon que nous paraissent les partis que nous voulons prendre ne les prenons jamais par nous-mêmes mais par son conseil je vous dis mon cher m ce que je fais moi-même et je ne trouve de repos et de sûreté qu'en le faisant,

md de Cheury est toujours à l'ordinaire souffrante, une fièvre irrégulière et les douleurs différentes que vous lui avez vues, sa douleur ne diminue point et nous a fait craindre quelques jours une plus mauvaise nuit pour sa santé, qui était déjà bien attaquée mais j'espère qu'elle pourra se remettre peu à peu elle m'a dit qu'elle vous en ferait savoir des nouvelles tous les jours sans cela je vous en manderai plus souvent, je ne manquerai jamais d'attention pour vous marquer mon cher m mes sentiments pour vous qui sont très sincères vous n'en doutez pas au moins je m'en flatte

L.15 p.7486 De Paris ce 18e janvier, J'oubliais de mettre dans ma dernière lettre celle que je devais vous envoyer de n m

De Paris ce 18e janvier

J'oubliais de mettre dans ma dernière lettre celle que je devais vous envoyer de n m mon cher marquis comme j'ai su depuis que vous étiez allés à Lille pour quelques jours et que je n'avais reçu aucune réponse de vous j'ai voulu attendre à être assuré de votre retour pour vous renvoyer la lettre que je viens de recevoir me l'apprenant je ne perds pas un moment à vous l'envoyer, je ne puis m'empêcher de vous marquer l'étonnement où je suis des sujets que vous me marquez obstacle à la proposition que je vous ai faite de loger dans ma maison, je n'ai point prétendu vous contraindre en vous la faisant, l'extrême prudence et la politique m'en a étonné, pour ce qui est de ma famille je vois en âge et en liberté de faire dans ma maison ce qui me convient, je n'ai pas tenu d'en parler à mon fils et à ma belle-fille, je croyais vous avoir mandé qui y ont entrée par rapport à nous-mêmes avec plaisir, pour le monde j'assure que ma prudence ne m'a rien fait envisager de ce côté-là, pour le dernier que vous citez m'est encore moins entré dans l'esprit, je suis accoutumé à aller simplement sans tant de raffinement la décision de n m est la seule chose que j'ai cru nécessaire, ce qui est dans l'ordre du p m voilà à vous dire mon unique raffinement, cela fait les hommes ne me sont pas grand-chose, je comptais que sa décision vous suffirait aussi bien qu'a moi, il est toujours bon que vous sachiez ce qu'elle m'a mandé sur cela en réponse de la proposition que je lui en ai faite tout simplement, voilà ses propres paroles que j'ai copiées,

[souligné:]

je suis très contente de la pensée que vous avez eue de donner un appartement chez vous au pauvre boiteux. Il y sera plus librement et plus avantageusement pour son âme que partout ailleurs prenez donc vos mesures là-dessus

[fin de soulignement]

pour ce qui est de md de Chauvy il lui sera assez difficile de vous loger et Panta que l'on ne laissera pas je crois longtemps libre de suivre le parti que vous me paraissez prendre si brusquement, son fils qui sortira dans peu du collège sera encore un obstacle, les meubles et la dépense qu'elle n'est point en état de faire ou qui se prendrait sur le bien de son fils me paraissent de grands obstacles à faire sur cela ce que son bon cœur souhaiterait et vous-même ne le voudriez pas, quand dans ses commencements elle ne le pourrait continuer, ce qu'il y a de certain et sur quoi vous devez compter c'est que je serais toujours avec plaisir votre pis aller et qu'en quelque temps que vous vouliez recevoir mon offre vous serez le très bienvenu. Vous me faites un grand plaisir sur ce que vous me mandez de Panta je ne suis pas étonné qu'un aussi grand coup et aussi douloureux fasse sur elle impression et un changement avantageux en lui, il a un trop bon cœur pour les hommes pour ne le pas donner tout entier à Dieu qui le mérite uniquement, nous aurons tous un bon intercesseur auprès du p m tâchons d'être fidèles et il ne nous manquera pas, mais ne cherchons point la sagesse et la prudence humaine si contraire au p m enfant

L.16 p.7487 De Paris ce septième janvier, Continuez à m'entretenir en droiture…

De Paris ce septième janvier

Continuez à m'entretenir en droiture par les courriers ou par la porte mon cher f j'en ferai l'usage que vous pouvez souhaiter régulièrement et sans y manquer, que ne puis-je y aller avec le bon p sa douleur est bien augmentée par l'éloignement ce serait une grande consolation d'être présent en vérité j'ai le cœur déchiré et accablé

Monsieur le marquis de Fénelon au palais archiépiscopal à Cambray

L.17 p.7488 Le cinq de mai, Je ne saurais laisser partir le chevalier m d f sans vous faire souvenir de moi…

Le cinq de mai

Je ne saurais laisser partir le chevalier m d f sans vous faire souvenir de moi et vous dire que personne ne s'intéresse plus tendrement que moi à tout ce qui vous regarde je regrette tous les jours le temps de trop que vous êtes à Paris que vous auriez pu passer à Cambrai, au moins ne perdez pas le temps de la première saison et revenez promptement au rendez-vous de  illis. Il me fait d'avance un grand plaisir à propos de plaisir il faut que je vous dise celui que m'a fait votre petit chevalier mais à condition que vous ne lui en fassiez pas le second tome de l'algèbre

Il m'a montré une de vos lettres dont il était charmé illis. aussi et il veut absolument que vous m'écriviez comme à lui il y a mille ans que je sens un entre deux entre vous et moi qui me fais de la peine, et c'est que nous n'avons point assez de la confiance que nous doit donner notre amitié vous ne vous en apercevez peut-être point mais moi qui passe ma vie fort seulement je sens bien qu'un ami qui pense comme vous ne serez souvent fort utile et fort constant, j'ai toujours ma grande compagnie qui est comme la plupart des choses du monde qui donne aux moins  autant de peine que de plaisir, on m'a promis d'écrire pour l'affaire dont je vous ai parlé dans une lettre que j'ai donnée pour vous il y a plusieurs jours au petit chevalier je vous en fait part comme d'une chose que j'ai fort à cœur et que je compte qui dois vous faire plaisir aussi je voudrais que maman fut un aussi bon parti bien et d'ailleurs plus je vis avec elle et moins il la troquerait pour une autre le cher oncle pense de même, j'espère que vous en faites autant il ne la gronderait point pendant votre absence car personne ne prendrait un parti elle ne plaît pas à tout le monde mais je crois qu'elle n'en vaut pas moins illis. m c f vous ne sauriez aller trop loin en pensant à l'estime pleine de tendresse que j'aurais toute ma vie pour vous je vous demande très sérieusement à le suivre à l'égard du chevalier

Monsieur le Marquis de Fénelon à Paris

Lettre p.7489 (autre rédactrice) Si la part que j'ai prise Monsieur à ce que vous avez souffert avait pu adoucir vos peines…

[d'une écriture distincte]

Si la part que j'ai prise Monsieur à ce que vous avez souffert avait pu adoucir vos peines elles eussent été plus légères, après avoir demandé pour vous la patience dans vos vives douleurs je lui demanderai de tout mon cœur qu'il vous fasse faire bon usage de la santé et même de la vie qu'il vous a rendue la défiance que vous avez de vous-même vous garantira des chutes ordinaires aux personnes de votre âge si vous y joignez une grande confiance en Dieu un soin exact de retourner souvent en vous-même pour y chercher Dieu avec amour et fidélité si vous prenez quelque temps le matin avant tout autre emploi pour vous consacrer à lui le priant de vous garder lui-même afin que que vous ne lui soyez pas infidèle qui vous empêche de vous égarer et si vous étiez assez malheureux pour le faire qu'il vous rappelle à lui ensuite recueillez vous profondément et demeurez quelque temps dans un silence humble et respectueux que vous entremêlerez d'affections et d'actes selon votre besoin ; durant le jour lorsque vous vous trouverez trop dissipé et que vos passions se réveilleront rentrez en vous-même quand ce ne serait que le temps d'un clin d'œil pour implorer sans rien dire le secours de Dieu et je m'assure que ces petites pratiques qui paraissent peu de choses vous seront très utiles si je puis vous être bonne à quelque chose je me ferai un plaisir de vous marquer par mon exactitude combien je vous honore en Jésus-Christ mais étant proche de la source de quelle utilité vous peut être un petit ruisseau qui tout petit qu'il est ne vous refusera jamais les eaux que le seigneur lui a données si j'osai j'assurerai de mon respect une personne que j'honore extrêmement.

 

 

 

 

 

 

 


 

 

 


 

Annexes

Annexe. Liste chronologique de membres ou de sympathisants de la Voie : une équipe ?

Les figures très importantes sont en gras et importantes figurent en italiques.

1712 Charles-Honoré de Chevreuse 1656-1712

1714 Paul de Beauvillier 1648-1714

1715 François Lacombe 1640-1715

1715 François de Fénelon 1652-1715

1716 Duch.de Béthune-Charost [née Marie Fouquet] 1641?-1716

1717 Madame Guyon (1648-1717)

1719 Pierre Poiret (1646-1719)  

1726 Le Dr. James Keith (-1726)           

1726 James Garden (1645-1726)

1731 Wolf von Metternich (-1731).        

1732 Duch.de Chevreuse, -1732 [née Colbert]

1733 Georges Garden (1649-1733).       

1733 Duch.de Beauvillier 1655-1733 [née Colbert]

1737+Isaac Dupuy >1737

1740 Pétronille d’Echweiler (1682-1740)

1743 Le « chevalier » Ramsay (1686-1743)            

1746 Marquis de Fénelon 1688-1746

1748 Marie-Christine de Noailles, duch.de Gramont ‘la colombe’ 1672-1748

1750 Marie-Anne de Mortemart -1750 [née Colbert]

1752 Jean-François Monod (1674-1752)

1761 James 16th Lord Forbes 1689-1761

1764 Lord Deskford 1690-1764            

1764 James Ogilvie, Lord Deskford (1690-1764).  

1769 Gerhard Tersteegen (1697-1769)

1774 Frédéric de Fleischbein (1700-1774)    

1774 Klinckowström (apr.1700?-1774), gentilhomme danois.

1793 Jean-Philippe Dutoit-Membrini (1721-1793)        

 

1710+     7

1720+     2

1730+     5

1740+     4

1750+     2

1760+     4

1770+     2

1780+

1790+     1

1800+

27 figures au total dont nous considérons 26 de 1710 à 1780 soit une densité 3.7 proche de 4 figure / décennie

Discussion

Selon Ssaint-Simon, « la duchesse de Mortemart [‘la petite duchesse’], belle-soeur des deux ducs, qui, d'une vie très-répandue à la cour, s'était tout à coup jetée, à Paris, dans la dévotion la plus solitaire, devançait ses soeurs et ses beaux-frères de bien loin dans celle-ci, et y était, pour le moins, suivie de la jeune comtesse de Guiche, depuis maréchale de Gramont [‘la Colombe’, 1672-1748], fille de Noailles. »

D’où une hésitation entre Mortemart et « la Colombe » car le nom de la seconde figure circule aussi auprès de disciples écossais : nous relevons in Henderson, Mystics of the Nort-East, lettre XLVIII from Dr. James Keith to lord Deskford, London, nov?. 15th, 1758, la note 11 de son éditeur : « Cf. Cherel, Fénelon au XVIIIe siècle en France, p. 163, quoting a letter which says " priez pour moi, et obtenez les prières des personnes les plus intérieures de votre connaissance, surtout celles de Madame de Guiche." It is pointed out that the Maréchale de Grammont " avait succedé à Mme Guion dans l'état apostolique," her letters to pious correspondents are mentioned, and a letter from her is transcribed. This is the same person : le duc de Guiche took the title duc de Gramont in 1720 on the death of his father. He was maréchal de France. V. Biographie universelle, xxi, pp. 626 f. » (fin de la note d’Henderson).

Il faut aussi tenir compte d’apports « parallèles » des deux duchesses veuves de Chevreuse et de Beauvillier, sans oublier le fidèle Dupuy ni le marquis de Fénelon

On a affaire à une « équipe » : Mortemart, « la Colombe », les deux veuves des Ducs, Dupuy et le marquis de Fénelon… Sans qu’une de ces cinq figures ne s’impose exclusivement.

 

 

Annexe. Les enfants Colbert

Le 13 décembre 1648, Jean-Baptiste COLBERT épouse Marie Charron, fille d’un membre du conseil royal. Ensemble, ils auront neuf enfants. En étroite correspondance avec Fénelon et avec madame Guyon certains d’entre eux sont directement ou en relation par mariage avec les principaux destinataires de Lettres spirituelles .

Il s’agit de BLAINVILLE, des duchesses de CHEVREUSE et de BEAUVILLIER, de « la petite duchesse » de MORTEMART. Le marquis de Seignelay et l’archevêque de Rouen furent également en relation avec Fénelon.

On peut dire que presque toute la famille fut en correspondances.

Voici la liste des neuf enfants  :

1.Jeanne-Marie (1650-1732)

mariée à Charles-Honoré d’Albert de Luynes duc de CHEVREUSE (1656-1712) ;

2.Jean-Baptiste (1651-1690), marquis de Seignelay ;

3.Jacques-Nicolas (1654-1707), archevêque de Rouen ;

4.Henriette-Louise (1657-1733) 

mariée à Paul de BEAUVILLIER (1648-1714), marquis de Saint-Aignan puis duc.

5.Antoine-Martin (1659-1689) ;

6.Jean-Jules-Armand (1664-1704), marquis de BLAINVILLE ;

7.Marie-Anne (1665-1750) « la petite duchesse » pour Mme Guyon

Cette cadette (l’adjectif « petite ») ‘reprend le flambeau’ au sein du cercle des disciples après à la mort de Mme Guyon.

mariée à Louis de Rochechouart, duc de MORTEMART (neveu de Madame de Montespan) ; postérité dont notamment Talleyrand ;

8.Louis (1667-1745), comte de Linières, garde de la Bibliothèque du roi et militaire ;

9.Charles-Édouard (1670-1690), comte de Sceaux.


 

 


 

Annexe. Les enfants Mortemart

Relevé Wikipedia :

Marie-Anne Colbert, née en 1665 et morte en 1750, est la troisième fille de Jean-Baptiste Colbert (1619-1683), contrôleur général des finances de France, secrétaire d'État de la Maison du Roi et Secrétaire d'État de la Marine, ainsi que de Marie Colbert, cousine par alliance avec Alexandre Bontemps (né en 1666).

Elle s'est mariée le 14 février 1679 à Louis de Rochechouart, duc de Mortemart d'où 5 enfants :

- Louis II de Rochechouart (1681-1746), duc de Mortemart marié en 1703 avec Marie Henriette de Beauvilliers puis en 1732 avec Marie Élisabeth de Nicolay. 

- Jean-Baptiste I de Rochechouart (1682-1757), duc de Mortemart marié en 1706 avec Marie Madeleine Colbert, sa cousine.

- Marie-Anne de Rochechouart de Mortemart (1683-avant 1750), religieuse.

- Louise-Gabrielle de Rochechouart de Mortemart (1684-1750), religieuse.

- Marie-Françoise de Rochechouart de Mortemart (1686-1771) mariée en 1708 avec Michel Chamillart, marquis de Cany puis en 1722 avec Jean-Charles de Talleyrand, prince de Chalais .


 


 

 

Table des matières


 

UNE ESQUISSE BIOGRAPHIQUE.. 5

Esquisse. 5

Le successeur dans la filiation ?. 9

Opinions de Fénelon et de Chevreuse. 10

Traits relevés par Saint-Simon. 11

Tome 4 ch.12 1703 pp. 213-214 La duchesse de Mortemart quitte la cour et marie un fils difficile…    11

Tome 6 ch.8 1708 pp. 154, 162-166 Mariage de la fille Mortemart & aperçus sur sa mère et des membres du cercle guyonnien. 12

LETTRES DES DEUX DIRECTEURS. 17

DE MADAME GUYON.. 19

A LA « PETITE DUCHESSE » [DE MORTEMART]. Juin 1695. 21

290. A LA PETITE DUCHESSE. Juin 1695. 22

291. A LA PETITE DUCHESSE. Juin 1695. 23

292. A LA PETITE DUCHESSE. Juin 1695. 24

298. A LA PETITE DUCHESSE.  Juillet 1695. 24

316.  A LA PETITE DUCHESSE. Août 1695. 25

320. A LA PETITE DUCHESSE. Peu après le 6 août 1695. 26

321. A LA PETITE DUCHESSE. Avant le 15 Août 1695. 26

322. A LA PETITE DUCHESSE. Août 1695. 27

323. A LA PETITE DUCHESSE. Avant le 20 Août 1695. 29

324. A LA PETITE DUCHESSE. Avant le 20 Août 1695. 30

325. A LA PETITE DUCHESSE. Août 1695. 31

326. A LA PETITE DUCHESSE. Peu après le 16 Août 1695. 32

327. A LA PETITE DUCHESSE. Août 1695. 32

338. A LA PETITE DUCHESSE. Septembre 1695. 33

340. A LA PETITE DUCHESSE. Début septembre 1695. 34

341. A LA PETITE DUCHESSE. Début septembre 1695. 35

342. A LA PETITE DUCHESSE. Septembre 1695. 35

343. A LA PETITE DUCHESSE. Septembre 1695. 36

344. A LA PETITE DUCHESSE. Septembre 1695. 37

345. A LA PETITE DUCHESSE. Octobre 1695. 38

353. A LA PETITE DUCHESSE. Octobre 1695. 38

354. A LA PETITE DUCHESSE. Octobre 1695. 39

355. A LA PETITE DUCHESSE. Novembre 1695. 40

359. A LA PETITE DUCHESSE. 27 novembre 1695. 40

362. A LA PETITE DUCHESSE (?) Décembre 1695. 45

377. A LA PETITE DUCHESSE. Novembre 1696. 45

378. A LA PETITE DUCHESSE. Novembre 1696. 47

381. A LA PETITE DUCHESSE. Décembre 1696. 48

384. A LA PETITE DUCHESSE. Janvier 1697. 49

385. A LA PETITE DUCHESSE. Février 1697. 51

386. A LA PETITE DUCHESSE. Mars 1697. 53

387. A LA PETITE DUCHESSE. Mars 1697. 55

388. A LA PETITE DUCHESSE. Mars 1697. 57

389. A LA DUCHESSE DE BEAUVILLIER. Mars 1697. 61

390. A LA PETITE DUCHESSE. Mars 1697. 64

391. A LA PETITE DUCHESSE. Avril 1697. 66

392. A LA PETITE DUCHESSE. Avril 1697. 68

393. A LA PETITE DUCHESSE. Avril 1697. 70

394. A LA PETITE DUCHESSE. Avril 1697. 72

395. A LA PETITE DUCHESSE. 18 avril 1697. 73

397. A LA PETITE DUCHESSE. Mai 1697. 76

398. A LA PETITE DUCHESSE. Mai 1697. 79

399. A LA PETITE DUCHESSE. Mai 1697. 80

400. A LA PETITE DUCHESSE. Mai 1697. 82

401. A LA PETITE DUCHESSE. Mai 1697. 84

402. A LA PETITE DUCHESSE. Mai 1697. 86

403. A LA PETITE DUCHESSE. Mai 1697. 89

404. A LA PETITE DUCHESSE. Juin 1697. 90

405. A LA PETITE DUCHESSE. Juin 1697. 95

406. A LA PETITE DUCHESSE. Juin 1697. 97

407. A LA PETITE DUCHESSE. Juin 1697. 98

408. A LA PETITE DUCHESSE. Juin 1697. 99

409. A LA PETITE DUCHESSE. Juin 1697. 101

410. A LA PETITE DUCHESSE. Juin 1697. 103

411. A LA PETITE DUCHESSE. Juin 1697. 105

412. A LA PETITE DUCHESSE. Juillet 1697. 107

413. A LA PETITE DUCHESSE. Juillet 1697. 110

414. A LA PETITE DUCHESSE. Juillet 1697. 113

415. A LA PETITE DUCHESSE. Juillet 1697. 116

416. A LA PETITE DUCHESSE. Juillet 1697. 118

417. A LA PETITE DUCHESSE. Juillet 1697. 121

419. A LA PETITE DUCHESSE. Août 1697. 123

420. A LA PETITE DUCHESSE. Août 1697. 124

422. A LA PETITE DUCHESSE. Août 1697. 126

423. A LA PETITE DUCHESSE. Août 1697. 127

424. A LA PETITE DUCHESSE. Août 1697. 128

425. A LA PETITE DUCHESSE. Peu après le 15 Août 1697. 129

426. A LA PETITE DUCHESSE. Août 1697. 130

427. A LA PETITE DUCHESSE. Août 1697. 132

428. A LA PETITE DUCHESSE. Septembre 1697. 134

429. A LA PETITE DUCHESSE. Septembre 1697. 136

430. A LA PETITE DUCHESSE. Septembre 1697. 137

431. A LA PETITE DUCHESSE. Septembre 1697. 138

432. A LA PETITE DUCHESSE. Septembre 1697. 140

433. A LA PETITE DUCHESSE. Septembre 1697. 141

434. A LA PETITE DUCHESSE. Septembre 1697. 142

435. A LA PETITE DUCHESSE. 28 Septembre 1697. 143

436. A LA PETITE DUCHESSE. Octobre 1697. 144

437. A LA PETITE DUCHESSE. Octobre 1697. 145

438. A LA PETITE DUCHESSE. Octobre 1697. 146

439. A LA PETITE DUCHESSE. Novembre 1697. 148

440. A LA PETITE DUCHESSE. Novembre 1697. 151

441. A LA PETITE DUCHESSE. Novembre 1697. 154

442. A LA PETITE DUCHESSE. Décembre 1697. 156

443. A LA PETITE DUCHESSE. Décembre 1697. 157

444. A LA PETITE DUCHESSE. Décembre 1697. 159

445. A LA PETITE DUCHESSE. Décembre 1697. 159

446. A LA PETITE DUCHESSE. Décembre 1697. 160

447. A LA PETITE DUCHESSE. Décembre 1697. 162

448. A LA PETITE DUCHESSE. Décembre 1697. 163

449. A LA PETITE DUCHESSE. Décembre 1697. 164

452. A LA PETITE DUCHESSE. Janvier 1698. 165

453. A LA PETITE DUCHESSE. Janvier 1698. 166

454. A LA PETITE DUCHESSE. Janvier 1698. 167

455. A LA PETITE DUCHESSE. 168

456. A LA PETITE DUCHESSE. Mars 1698. 168

457. A LA PETITE DUCHESSE. Mars 1698. 171

458. A LA PETITE DUCHESSE. Mars 1698. 171

459. A M. TRONSON. Mars 1698. 172

460. A LA PETITE DUCHESSE (?) Avril 1698. 173

461. A LA PETITE DUCHESSE. Avril 1698. 174

462. A LA PETITE DUCHESSE. 3 mai 1698. 177

463. A LA PETITE DUCHESSE. Mai 1698. 179

464. A LA PETITE DUCHESSE. Mai 1698. 180

465. A LA PETITE DUCHESSE. Mai 1698. 181

352.    [DE Mme Guyon] Au marquis de Fénelon.  Septembre 1716 ?. 183

DE FENELON.. 187

Choix de citations extrait de la série complète des lettres. 187

Série complète des lettres. 195

LSP 126.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART juin 1693 ?. 195

LSP 135.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART.. 198

LSP 136*A LA DUCHESSE DE MORTEMART.. 199

LSP 130.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART  [1693?] 200

LSP 131*A LA DUCHESSE DE MORTEMART  [1693 ?] 202

LSP 129.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART [?] [1695 ?] 203

LSP 137.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART.. 204

LSP 150.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART (?) 204

LSP 164.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART.. 205

LSP 165* A LA DUCHESSE DE MORTEMART.. 206

LSP 166.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART. Après juin 1708. 206

LSP 167.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART.. 208

LSP 189.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART.. 209

LSP 190.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART.. 209

LSP 191.* A LA DUCHESSE DE MORTEMART ( ?) 211

LSP 192.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART (?) 211

LSP 193.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART.. 213

LSP 198.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART (?) 215

LSP 203.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART. [1711 ?] 216

LSP 205 Au DUC DE MORTEMART (?) 218

LSP 218.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART (?) 218

LSP 219.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART (?) 220

LSP 490.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART (?) 221

1121. À LA DUCHESSE DE MORTEMART A Cambray, 9 janvier 1707. 223

1231. À LA DUCHESSE DE MORTEMART A C[ambrai] 22 août 1708. 225

1408. À LA DUCHESSE DE MORTEMART.. 228

1442. À LA DUCHESSE DE MORTEMART.  À C[ambrai] 1 février 1711. 234

1479. À LA DUCHESSE DE MORTEMART. À Cambray, 27 juillet 1711. 235

LETTRES DE MORTEMART AU MARQUIS DE FENELON   239

Lettre 1, pièce 7472. Comme j'étais encore à Saint-Denis quand le carrosse de notre archevêque est reparti …    241

L. 2, p. 7473 de Paris ce 13e janvier. Je suis en pleine de vous n'ayant point reçu de vos nouvelles…    242

L. 3 p. 7474 de Paris ce 31e janvier. J'entrerais de tout cœur dans vos raisons mon cher m pour rester auprès de Panta sans la nécessité que nous voyons ici….... 243

L.4 p. 7475 de Paris ce 28e janvier, N'ayez donc plus d'inquiétude ni de peine mon cher marquis de l'effet que m'a fait votre première lettre….... 244

L.5 p.7476 le 8 juillet. J'ai reçu votre lettre m c f du bas des montagnes….... 245

L.6 p.7477. Comment vous trouvez-vous de vos bains mon cher marquis. 246

L.7 p.7478 de Paris ce 22e février. Si les occasions ne m'avaient pas manqué mon cher marquis…    247

L.8 p.7479 de Vaucresson ce 22e avril. Je vous assure mon cher marquis que je ressens fort et avec peine la circonstance où je me trouve d'être éloigné de Paris pendant le petit séjour que vous y faites…    248

L.9 p.7480 de Saint-Denis ce 16e avril. Continuez mon cher marquis à me donner de vos nouvelles…    249

L.10 p.7481 De Saint-Denis ce 29e avril, Je suis inquiète mon cher marquis des suites de la brûlure…    249

L.11 p.7482 De Paris ce 26e janvier, En quel état sont les affaires de notre cher Panta…    250

L.12 p.7483 De Paris ce 24e janvier, Je suis bien peinée mon cher m d'avoir si mal entendue votre première lettre…    251

L.13 p.7484 De Saint-Denis ce 27e avril, Ce n'est point pour vous faire des reproches mon cher marquis, mais je vous dirai qu'il y a longtemps que je n'ai su quelques détails de votre plaie….... 252

L.14 p.7485 De Paris ce 21e janvier, Je suis bien fâché mon cher m de vous avoir privé pendant quelques jours de la consolation de la lettre de n m... 253

L.15 p.7486 De Paris ce 18e janvier, J'oubliais de mettre dans ma dernière lettre celle que je devais vous envoyer de n m... 254

L.16 p.7487 De Paris ce septième janvier, Continuez à m'entretenir en droiture…    255

L.17 p.7488 Le cinq de mai, Je ne saurais laisser partir le chevalier m d f sans vous faire souvenir de moi…    255

Lettre p.7489 (autre rédactrice) Si la part que j'ai prise Monsieur à ce que vous avez souffert avait pu adoucir vos peines….... 256

Annexes 259

Annexe. Liste chronologique de membres ou de sympathisants de la Voie : une équipe ? 259

Discussion 260

Annexe. Les enfants Colbert 261

Annexe. Les enfants Mortemart 263

Table des matières 265

 


 


 

 



[1] « […] On y voit qu'après sa première disgrâce, ce fut chez la duchesse de Charost, à Beynes, château tout voisin de Saint-Cyr, qu'elle trouva asile, et que la duchesse de Mortemart la conduisit à Meaux, le 13 janvier 1695, pour se mettre à la disposition de Bossuet. Ses doctrines ayant été condamnées le 10 mars, et ce jugement suivi de sa rétractation solennelle, elle obtint la permission de se rendre aux eaux de Bourbon; mais les deux duchesses vinrent la prendre, le 9 juillet, et la ramenèrent à Paris, d'abord dans le faubourg Saint-Germain, puis dans le faubourg Saint-Antoine, où Desgrez l'arrêta vers la fin de décembre. » (Boislisle, tome II, n. 4 de sa p. 65).

[2] En témoignent les très nombreux échanges précédant de très peu l’embastillement de Mme Guyon, (Correspondance Tome II Annéess de Combats, lettres à la « Petite Duchesse »). Ils portent sur plus de cent lettres écrites entre juin 1695 et mai 1698, le dernier contact avec l’embastillée).

[3] « Au premier mot qu'ils [les Beauvilliers entreprennent de marier sa fille au fils du ministre Chamillart] en touchèrent à la duchesse de Mortemart, elle bondit de colère, et sa fille y sentit tant d'aversion, que plus d'une année avant qu'il se fit, la marquise de Charost, fort initiée avec eux, lui ayant demandé sa protection en riant lorsqu'elle seroit dans la faveur, pour la sonder là-dessus: ‘Et moi la vôtre, lui répondit-elle, lorsque par quelque revers je serai redevenue bourgeoise de Paris.’ » (Saint-Simon, Mémoires, Chéruel, rééd. 1966, tome 6, chap. 8 [1708], 163).

[4] Dernière fille dans la famille de neuf enfants, deux soeurs aînées ayant épousées les deux ducs de Chevreuse et de Beauvilliers qui tenaient l’un et l’autre de hautes fonctions. Voir Annexe. La famille Colbert.

[5] Notre incertitude quant à « la succession » tient au fait que le travail intérieur auprès des disciples de deux cercles, auxquels s’ajoutent leurs visiteurs provenant de l’étranger, a dû être distribué. Voir en fin d’ouvrage : « Annexe. Liste chronologique de membres ou de sympathisants de la Voie : une équipe ? » A part Mortemart on évoqua Gramont « la Colombe » (notre première supposition).

[6] Attribution par A. Delplanque en 1907.

[7] Edition [CF 18] par I. Noye, Droz, 2007 : un progrès par siècle !

[8] « Marie-Anne Colbert, soeur cadette des duchesses de Beauvillier et de Chevreuse, née le 17 octobre 1668, épousa, le 14 février 1679, Louis de Rochechouart, duc de Mortemart, fils du maréchal de Vivonne et général des galères en survivance. Elle n'avait que treize ans, et son mari quatorze. Devenue veuve le 3 avril 1688, elle mourut à Saint-Denis, le 14 janvier 1750. Selon Mme de Caylus, son mariage avait coûté quatorze cent mille livres au Roi. » (Boislisle, tome second, n. 1 de sa p. 7) – « Le Roi donnait d'ordinaire deux cent mille livres, à moins que les embarras financiers du moment ne le forçassent de réduire ses libéralités, Mlle de Beauvillier eut cette somme quand elle épousa le duc du Mortemart [fils de la ‘petite duchesse’], en 1703. » (Boislisle, t. second, n. 3 de sa p. 8).

[9] [CF] 3, L.168, n.2 d’Orcibal.

[10] « L’esprit Mortemart » est cité et décrit ainsi de manière assez irrésistible par le même Saint-Simon à l’occasion d’une autre figure : « Mme de Castries étoit un quart de femme, une espèce de biscuit manqué, extrêmement petite, mais bien prise, et aurait passé dans un médiocre anneau ; ni derrière , ni gorge, ni menton, fort laide, l'air toujours en peine et étonné , avec cela une physionomie qui éclatait d'esprit et qui tenait encore plus parole. Elle savait tout : histoire, philosophie, mathématiques, langues savantes, et jamais il ne paroissait qu'elle sût mieux que parler français, mais son parler avait une justesse, une énergie, une éloquence, une grâce jusque dans les choses les plus communes, avec ce tour unique qui n'est propre qu'aux Mortemart [notre soulignement]. Aimable, amusante, gaie, sérieuse, toute à tous, charmante quand elle voulait plaire, plaisante naturellement avec la dernière finesse sans la vouloir être, et assénant aussi les ridicules à ne les jamais oublier, glorieuse, choquée de mille choses avec un ton plaintif qui emportait la pièce, cruellement méchante quand il lui plaisait, et fort bonne amie, polie, gracieuse, obligeante en général, sans aucune galanterie, mais délicate sur l'esprit et amoureuse de l'esprit… » (Mémoires, Chéruel, rééd. 1966, tome 1, chap. 25 [1696], 406.)

[11] « Ce mot se trouve plusieurs fois dans Saint-Simon avec le sens de chansons satiriques, ou simplement de reproches vifs et piquants. » (Chéruel).

[12] Saint-Simon, Mémoires, Chéruel, rééd. 1966, tome 4, chap. 12 [1703], 213-214.

[13] Le « pilier mâle » est bien entendu « l'abbé de Fénelon, qui était leur prophète, dans qui ils ne voyaient rien que de divin » selon cette même addition au journal de Dangeau (réf. n. suivante).

[14] Saint-Simon, Mémoires, Boislisle,  413,  « Addition de Saint-Simon au Journal de Dangeau », « 127. Mme Guyon et les commencements de son école. »

[15] V. Annexe. Les enfants Mortemart.

[16] Correspondance de Fénelon, 1829, tome onzième, 345.

[17] Saint-Simon, Mémoires, Chéruel, rééd. 1966, tome 6, chap. 8 [1708], 165. – nous modernisons toujours l’orthographe, « gardoit » en « gardait », etc.

[18] V. Ecoles du cœur au Siècle des Lumières, Disciples de madame Guyon & influences, édité en ligne.

[19] « Petite » duchesse parce que cadette des duchesses de Chevreuse et de Beauvillier. Mais consciente et fière de sa famille, par fois raide, car d’un fort tempérament : elle n’hésitait pas à provoquer certains à la Cour en allant sans se cacher rendre visite à « l’exilé » de Cambrai.

[20] Fénelon, Correspondance, Tome XVIII, Suppléments et corrections, par Jacques Le Brun, Bruno Neveu (+) et Irénée Noye [ce dernier a assuré l’essentiel du travail], Genève, Droz, 2007.

Le modeste sous-titre de Suppléments et corrections voile l’intérêt très exceptionnel de ce dernier tome : en effet il présente en partie centrale la séquence chronologique des Lettres spirituelles, en donnant les références de celles qui furent publiées dans les tomes précédents à leurs dates attestées ou estimées, et surtout en les complétant par de nombreuses lettres ou fragments. Il s’agit dans ce dernier cas des merveilles choisies et publiées par le cercle des disciples en 1718 sans dates ni nom de destinataires : elles n’avaient donc pas trouvé leur place dans l’édition critique des dix-sept tomes précédents qui respectait très rigoureusement la chronologie et excluait de ce fait toute lettre ou fragment non daté. Fénelon, dont la plus grande partie des écrits si appréciés au XVIIIe siècle a quelque peu vieilli, demeure ici très vivant par le cœur intemporel de son œuvre. Car ce très grand directeur spirituel est un mystique qui analyse sans concession mais avec grande finesse et complétude le domaine intérieur profond le plus souvent demeuré caché, même aux plus grands moralistes du XVIIe siècle, puisqu’il suppose, outre des qualités d’introspection, le travail à plus grande profondeur opéré par la grâce.

 

[21] Je fais suivre ces extraits de mon Madame Guyon, Correspondance II, Combats des notes intercalées en petit corps dans le fil du plein texte. Elles sont attachées aux renvois par lettre (renvois 1 à 6 pour cette lettre n°136).

[22] Les Années d’épreuves de Madame Guyon…, Honoré Champion, 2009.

[23] Extraite de [CG I], 640-641.

[24] En juin 1708, Fénelon la mettait en garde sur son « naturel prompt et âpre, avec un fonds de mélancolie » (CF 14, L. 1215).(Noye)

[25] Allusion brève, mais forte, à la tendance de la duchesse à «régenter» qui avait amené la révolte d'autres membres du «petit troupeau guyonien» dont elle était «l'ancienne»: voir la lettre adressée le 4 (?) mai 1710 par Fénelon à Mme Guyon, n. 4, et la réponse de celle-ci, n. 4. [O]

[26] « Les volumes précédents de la Correspondance [CF] ne comportent que six lettres de Fénelon à Mme de Mortemart, de 1707 à 1711, toutes autographes et non signées, dont seules les deux lettres de 1708 ont figuré (privées de toute indication de personne) dès la première édition des « lettres spirituelles » (Anvers, 1718).

On sait pourtant qu'il y eut des échanges épistolaires nombreux entre elle et l'archevêque; au plus fort de sa disgrâce, celui-ci affirmait au duc de Beauvillier: « Je n'écris qu'à vous, à la petite D[uchesse] et au P. Ab. [de Langeron] ». Albert Delplanque a établi en 1907 que dix sept autres pièces des éditions d'Anvers et Lyon devaient avoir été adressées à la duchesse douairière. Nous pensons établir que la présente lettre relève du même groupe et peut même être datée, approximativement, comme l'une des premières : en effet, écrivant un « 22 juin» (1693 ?) à Mme de Gramont, Fénelon a parlé de Mme de Mortemart avec les termes mêmes qui commencent cette pièce: « Je suis ravi de ce que vous êtes touchée du progrès de Mad. de Mortemart ; elle est véritablement bonne, et désire l'être de plus en plus » (CF 2, L.300). Situées sans doute assez tôt dans l'itinéraire spirituel de la duchesse, les observations dont Fénelon lui fait part ici, très cohérentes avec ce que l'on sait d'elle par ailleurs, éclairent singulièrement la personnalité de celle qui deviendrait bientôt pour le « petit troupeau » la suppléante de Mme Guyon. […] » (CF 18, LSP 126*, n.1 par I.Noye).

 

[27] « Il n'y a pas de marché à faire avec Dieu » (CF 2, L.126, au propre frère de Mme de Mortemart) […] » (CF 18, LSP126*, n.2).

[28] Cette lettre se situe vraisemblablement dans les débuts de la direction de Mme de Mortemart, « envoyée » à Fénelon, et qui songe encore à entrer dans un couvent. (Noye). – Nous la plaçons ainsi que la suivante, LSP 136, en 1693.

[29] Le masculin sert à cacher Mme Guyon, comme ci-dessous.

[30] …s'il se rapproche. / Il y a une extrême différence entre la peine et le troubles. La simple peine fait le purgatoire ; le trouble fait l'enfer. La peine sans infidélité est douce et paisible, par l'accord où toute l'âme est avec elle-même pour vouloir la souffrance que Dieu donne. Mais le trouble est une révolte du fond contre Dieu, et une division de la volonté contraire à elle-même ; le fond de l'âme est comme déchiré dans cette division. O que la douleur est purifiante quand elle est seule ! O qu'elle est douce, quoiqu'elle fasse beaucoup souffrir ! Vouloir ce qu'on souffre, c'est ne souffrir rien dans la volonté; c'est y être en paix. Heureux germe du paradis dans le purgatoire ! Mais résister à Dieu sous de beaux prétextes, c'est engager Dieu à nous résister à son tour. En sortant de votre grâce, vous sortez d'abord de la paix; et cette expérience est comme la colonne de feu pour la nuit et celle de nuée pour le jour, qui conduisait dans le désert les Israélites. Vivez de foi, pour mourir à toute sagesse.

[31] La duchesse a donc écarté récemment la solution du couvent ; on la verra fréquemment retirée à la Visitation de Saint-Denis, où sa fille était religieuse. [N].

[32] L'une des « liaisons extérieures de providence » évoquées ci-dessus plutôt qu'un des « membres du petit troupeau ». [N].

[33] La correction mutuelle, en usage dans le groupe guyonien.

[34] Souffrez donc le prochain, et apprivoisez-vous avec nos misères. Quelquefois vous avez le coeur saisi quand certains défauts vous choquent, et vous pouvez croire que c'est une répugnance du fond qui vient de la grâce : mais il peut se faire que c'est votre vivacité naturelle qui vous serre le coeur. Je crois qu'il faut plus de support; mais je crois aussi qu'il faut corriger vos défauts comme ceux des autres, non par effort et par sévérité, mais en cédant simplement à Dieu, et en le laissant faire pour étendre votre coeur et pour le rendre plus souple. Acquiescez, sans savoir comment tout cela se pourra faire.

 

[35] … les phrases suivantes font allusion à sa responsabilité envers « autrui  », « son prochain », son « troupeau ». Cette dernière expression fait penser à Mme de Mortemart, dont le rôle dans le groupe guyonien n'alla pas sans difficultés. … (Noye).

[36] …dans sa source. /Pour l'oraison, vous pouvez la faire en divers temps de la journée, parce que vous avez beaucoup de temps libre, et que vous pouvez être souvent en silence. Il faut seulement prendre garde de ne faire point une oraison avec contention d'esprit qui fatigue votre tête.  / Je remercie Dieu de ce que vous êtes fatiguée de votre propre esprit. Rien n'est plus fatigant que ce faux appui. Malheur à qui s'y confie ! Heureux qui en est lassé, et qui cherche un vrai repos dans l'esprit de recueillement et de renoncement à l'amour-propre ! / Si vous retourniez à une vie honnête selon le monde, après avoir goûté Dieu dans la retraite, vous tomberiez bien bas, et vous le mériteriez dans un relâchement si infidèle à la grâce. J'espère que ce malheur ne vous arrivera point. Dieu vous aime bien, puisqu'il ne vous laisse pas un moment de paix dans ce milieu entre lui et le monde. Dieu nous demande à tous la perfection, et il nous y prépare par l'attrait de sa grâce ; c'est pourquoi Jésus-Christ dit à ses disciples : Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait.' Et c'est pour cela qu'il nous a enseigné cette prière : Que votre volonté se fasse sur la terre comme dans le ciel. Tous sont invités à cette perfection sur la terre; mais la plupart s'effarouchent et reculent. Ne soyez pas du nombre de ceux qui, ayant mangé la manne au désert, regrettent les oignons d'Egypte'. C'est la persévérance qui est couronnée.

 

[37] L'unité en Dieu de ceux qui « ont dépouillé le moi » en demeurant dans leur « unique centre », est ouverte à toute l'humanité […] (Noye).

[38]Son frère, le marquis de Blainville, qu'elle avait à guider, cf. LSP 133 et 134.

[39] Dans le rôle de directrice assigné à la destinataire, on peut reconnaître la duchesse de Mortemart, dont la difficulté à supporter les défauts d’autrui a été souvent notée. D’autre part, N... serait son frère Blainville, qui durant un temps admettait mal cette assistance (voir, en juillet 1700, L.667,  n. 16 et L.670, n. 7).(Noye).

[40] Il est probable qu’il manque ici le début de la lettre, qui devait viser la destinataire. Comme en d’autres lettres de direction, Fénelon fait part de ses propres épreuves […] (Noye).

[41] En juin 1708, Fénelon la mettait en garde sur son « naturel prompt et âpre, avec un fonds de mélancolie » (CF 14, L. 1215).(Noye)

[42] Pour désigner le groupe guyonien dont elle portait la responsabilité, cette expression se trouve aussi dans la lettre 1215. (Noye).

[43] Cit. : Matth. V, 4 & Jean XX, 29, puis Hébr. XI, 8.

[44] …je vous conjure. Il faut aimer la main de Dieu qui nous frappe et qui nous détruit. La créature n'a été faite que pour être détruite au bon plaisir de celui qui ne l'a faite que pour lui O heureux usage de notre substance ! Notre rien glorifie l'Être éternel et le tout Dieu. Périsse donc ce que l'amour-propre voudrait tant conserver ! Soyons l'holocauste que le feu de l'amour réduit en cendres. Le trouble ne vient jamais que d'amour-propre; l'amour divin n'est que paix et abandon. Il n'y a qu'à souffrir, qu'à laisser tomber, qu'à perdre, qu'à ne retenir rien, qu'à n'arrêter jamais un seul moment la main crucifiante. Cette non-résistance est horrible à la nature : mais Dieu la donne ; le bien-aimé l'adoucit, il mesure toute tentation. / Mon Dieu, qu'il est beau de faire son purgatoire en ce monde! La nature voudrait ne le faire ni en cette vie ni en l'autre ; mais Dieu le prépare en ce monde, et c'est nous qui, par nos chicanes, en faisons deux au lieu d'un. Nous rendons celui-ci tellement inutile par nos résistances, que tout est encore à recommencer après la mort. Il faudrait être dès cette vie comme les âmes du purgatoire, paisibles et souples dans la main de Dieu, pour s'y abandonner et pour se laisser détruire par le feu vengeur de l'amour. Heureux qui souffre ainsi !Je vous aime…

[45] Daniel XIV, 35.

[46] Col III, 3 et Augustin De continentia, XIII, 29.

[47] « Pour voir en Mme de Mortemart la destinataire de cette lettre, Delplanque invoque comme motif la proximité du thème avec les lettres qui l’entourent dès l’éd. A, ce qui n’est pas convaincant ». [N]– À qui d’autre penser ?

[48] …avec vous. / Soyez simple et petit enfant. C'est dans l'enfance qu'habite la paix inaltérable et à toute épreuve. Toutes les régularités où l'on possède sa vertu sont sujettes à l'illusion et au mécompte. Il n'y a que ceux qui ne comptent jamais, lesquels ne sont sujets à aucun mécompte. Il n'y a que les âmes désappropriées par l'abnégation évangélique qui n'ont plus rien à perdre. Il n'y a que ceux qui ne cherchent aucune lumière, qui ne se trompent point. Il n'y a que les petits enfants qui trouvent en Dieu la sagesse, qui n'est point dans les grands et les sages qu'on admire.

 

[49] …de Jésus-Christ. /Laissez-vous donc ôter jusqu'aux derniers ornements de l'amour-propre, et jusqu'aux derniers voiles dont il tâche de se couvrir, pour recevoir la robe qui n'est blanchie que du sang de l'Agneau [cf. Apoc. VII,14], et qui n'a plus d'autre pureté que la sienne. O trop heureuse l'âme qui n'a plus rien à soi, qui n'a même rien d'emprunté non plus que rien de propre, et qui se délaisse au bien-aimé, étant jalouse de n'avoir plus de beauté que lui seul ! O épouse, que vous serez belle quand il ne vous restera plus nulle parure propre ! Vous serez toute la complaisance de l'époux quand l'époux sera lui seul toute votre beauté. Alors il vous aimera sans mesure, parce que ce sera lui-même qu'il aimera uniquement en vous. Écoutez ces choses, et croyez-les. Cet aliment de pure vérité sera d'abord amer dans votre bouche et dans vos entrailles ; mais il nourrira votre coeur, et il le nourrira de la mort qui est l'unique vies. Croyez ceci, et ne vous écoutez point. Le moi est le grand séducteur: il séduit plus que le serpent séducteur d'Eve. Heureuse l'âme qui écoute en toute simplicité ce qui l'empêche de s'écouter et de s'attendrir sur soi ! / Que ne puis-je…

 

[50] Cette lettre nous paraît être adressée à Mme de Mortemart pour la difficile direction de son fils (N.). On remarquera la dureté des expressions: «jamais lui faire quartier », [et, en fin de lettre donnée en note :] «subjugué », «je voudrais le mettre bas, bas, bas ». [N].

[51] Act. V, 1-10.

[52] …de route. / N... n'avancera qu'autant qu'il sera subjugué. On s'imagine, quand on est dans une certaine voie de simplicité, qu'il n'y a plus ni recueillement ni mortification à pratiquer; c'est une grande illusion. l° On a encore besoin de ces deux choses, parce qu'on n'est point encore entièrement dans l'état où l'on se flatte d'être, et que souvent on y a reculé. 2° Lors même qu'on est en cet état, on pratique le recueillement et la mortification sans pratiques de méthode. On est recueilli simplement, pour ne se point dissiper par des vivacités naturelles, et en demeurant en paix au gré de l'esprit de grâce. On est mortifié par ce même esprit qu'on suit uniquement sans suivre le sien propre. Ne vivre que de foi, c'est une vie bien morte. Quand Dieu seul vit, agit, parle et se tait en nous, le moi ne trouve plus de quoi respirer. C'est à quoi il faut tendre; c'est ce que le principe intérieur, quand on ne lui résiste point, avance sans cesse. / Quand on n'est que faible, la faiblesse d'enfant n'empêche point la bonne enfance; mais être faible et indocile, c'est n'avoir de l'enfance que la seule faiblesse, et y joindre la hauteur des grands. Ceci est pour N.... Au nom de Dieu, qu'il soit ouvert et petit. Je voudrais le mettre bas, bas, bas. Il ne peut être bon qu'à force de dépendre.

 

[53] « Rite particulier aux offices des « ténèbres» de la Semaine sainte; Fénelon en tire une parabole originale. » (Noye).

[54] « Cet alinéa permet de situer cette pièce dans une des dernières années de l’archevêque; rappelons qu’on ne connaît pas de lettre datée adressée à la duchesse douairière après juillet 1711. » (Noye).

 

[55] Début perdu.

[56] Une longue note d’I.Noye compare diverses attributions avancées.

[57] Cette pièce non datée figure en V (n° 465) et en OF à la fin des lettres adressées à la comtesse de Montberon; mais, dans les quelque deux cent vingt-cinq lettres qu’elle reçut de Fénelon, on ne voit pas qu’elle ait porté la charge d’une assistance spirituelle à divers hommes (M., N. et G. des derniers alinéas), charge régulièrement assumée par Mme de Mortemart (supra, lettres SP 129 n. 1, 130, 137 etc.).(Noye).

[58] Nous apprenons chaque jour, ma bonne D[uchesse], que vous ne cessez point de souffrir. J'en ai une véritable peine et je crains les suites de cet état de souffrance si longue. D'ailleurs je suis ravi d'apprendre que M. le D[uc] de M[ortemart] fait bien vers vous et vers le public, et que la jeune duchesse est en meilleur train. Vous ne sauriez user de trop grande patience avec elle en-deçà de la flatterie, car je suis fort tenté de croire que la vivacité de son imagination, son habitude de se livrer aux romans de son amour-propre, et la médiocrité de son fonds pour résister à toutes ces difficultés, ne la mette souvent dans une espèce d'impuissance d'aller jusqu'au but. Il me paraît bien plus important de ne rien forcer et de n'altérer pas la confiance en vous, que de presser la correction de ses défauts. Il faut suivre pas à pas la grâce, et se contenter de tirer peu à peu des âmes ce qu'elles donnent. Pour M. le D[uc] de Mortemart, on assure qu'il se conduit bien, et il m'a paru que M. le D[uc] de S. Aignan [n. Orcibal : Paul-Hippolyte de Saint-Aignan (25 novembre 1684 - 22 janvier 1776), issu du second mariage du père de Beauvillier…] estime sa conduite. Il loue même la noblesse de ses sentiments, et le fait d'une façon que je crois sincère. Je souhaite que vous soyez soulagée pour l'embarras et pour la dépense sur votre table. Vous avez besoin de mettre un bon ordre à vos affaires. Mais puisque M. votre fils fait bien, je crois que vous ne voudrez montrer au public ni séparation, ni changement qui puisse faire penser que vous n'êtes pas contente. Mandez-moi, quand vous le pourrez, en quel état il est avec M. le D[uc] de Beauvillier, et ce qu'il y a à espérer sur la charge. / Je crois vous devoir dire…

[59] Camille de Vérine de l'Eschelle: cf. sur lui, supra, lettre du 13 juin 1698, n. 22, et, sur ses séjours à Cambrai, celle du ler juillet 1700, n. 19. [O].

[60] Frère du précédent, César-Michel de Vérine, abbé de Leschelle est considéré comme «sulpicien» par Saint-Simon (BOISLISLE, t. II, p. 412), mais on ne trouve son nom dans aucun registre de Saint-Sulpice. Les remarques échangées à son sujet en mai 1710 par Fénelon (n. 16) et Mme Guyon sont plus favorables à sa piété qu'à ses capacités. [O].

[61] N désigne fréquemment Mme Guyon sous la plume de ses disciples. Mme de Mortemart était restée en rapport avec elle (cf. dans la réponse de Mme Guyon au mémoire de mai 1710, n. 2-4, une pénétrante analyse du caractère de la duchesse). [O].

[62] Fénelon n'avait donc pas à cette date de relations directes avec l'exilée. Parmi les «amis» qu'il dénonce, il devait aussi compter Isaac du Puy, autre gentilhomme de la manche du duc de Bourgogne. [O].

[63] …Leschelle. / Bon soir, ma bonne Duchesse; ménagez votre santé, et croyez que je ne fus jamais à vous au point que j'y suis. /M. Quinot [n. : ancien précepteur des enfants de Beauvillier] a dit à M. Provenchères [n. : aumônier de Fénelon] que le cardinal de Noailles lui avait témoigné les plus belles choses du monde pour moi, jusqu'à faire entendre qu'il serait venu me voir à la Villette, s'il eût cru les choses bien disposées de ma part. Il ajoutait que ce cardinal voulait le loger chez lui, mais qu'il ne voulait pas le faire sans mon conseil. Pour ce qui est du premier article, voyez, ma bonne Duchesse, s'il n'est pas à propos que vous lui disiez que je suis très éloigné d'avoir le coeur malade contre M. le Card. de N[oailles]; que je voudrais, au contraire, être à portée de lui témoigner tous les sentiments convenables; mais que je ne crois pas devoir faire des avances, qui feraient croire au monde que je me reconnais coupable de tout ce qu'on m'a imputé, et que j'ai quelque démangeaison de me raccrocher à la cour. Le bon M. Quinot disait qu'il n'avait pas trouvé, ni en vous ni en M. le D[uc] de Beauvillier, de facilité pour ce raccommodement. Ainsi je serais bien aise que vous fussiez déchargés l'un et l'autre à cet égard-là. Ayez la bonté de dire tout ce qui doit édifier touchant la disposition du coeur, sans engager aucune négociation. / Quant à l'offre de M. le Card. de N [oailles], de loger M. Quinot chez lui, M. Quinot n'a qu'à l'accepter si elle lui convient. Je ne saurais lui donner un conseil là-dessus; car je ne sais ni les commodités qu'il en tirerait, ni les engagements où cela le pourrait mettre, ni le degré de confiance qu'on lui donne, ni le désir qu'on a de l'avoir, ni le bien qu'il serait à portée de faire dans cette situation. Ainsi c'est à lui à prendre son parti sur les choses qu'il voit et que je ne vois point. Mais ce qui est très assuré, c'est que s'il va demeurer chez M. le Card. de N[oailles), je ne l'en considérerai pas moins, et ne compterai pas moins sur son amitié pour moi. Cette démarche, s'il la fait, ne me causera aucune peine. Je n'en ai aucune contre le cardinal même, encore moins contre un très bon ecclésiastique que je crois plein d'affection pour moi, et qui peut très facilement loger chez ce cardinal, avec un grand attachement pour lui, sans blesser celui qu'il a pour moi. En un mot, c'est à lui à examiner ce qui lui convient. Pour moi tout est bon, et sa demeure dans cette maison ne me sera ni pénible ni suspecte. Je crois même que M. le D[uc] de Beauvillier ne doit nullement être peiné que M. Quinot prenne ce parti, s'il y trouve quelque commodité, ou quelque bien à faire pour l’Eglise.

 

[64] Allusion brève, mais forte, à la tendance de la duchesse à «régenter» qui avait amené la révolte d'autres membres du «petit troupeau guyonien» dont elle était «l'ancienne»: voir la lettre adressée le 4 (?) mai 1710 par Fénelon à Mme Guyon, n. 4, et la réponse de celle-ci, n. 4. [O]

[65] Tous nos bonnes gens, les disciples de Mme Guyon. Lorsqu'en 1696 celle-ci ne fut plus en mesure de guider son petit troupeau, ils considérèrent que Mme de Mortemart (qui était d'ailleurs seule à pouvoir faire des séjours à Cambrai) devait la remplacer. Cf. supra, la lettre du 9 janvier 1707. [O]

[66] Mme de Mortemart semble avoir été hostile au mariage de sa fille avec le marquis de Cany, fils du ministre Chamillart, qui avait eu lieu le 12 janvier 1708… [O]

[67] … Madame Guyon, que la duchesse avait recommencé à consulter (cf. infra, la lettre de l'exilée de mai (?) 1710, n. 4 et surtout la fin de la lettre de Fénelon du 11 octobre 1710). [O]

[68] Patience, indulgence – par opposition à insupportable de la phrase précédente. [O]

[69] La critique de l'« activité », le « recueillement passif », le « laisser faire Dieu », le « laisser tomber l'activité » sont caractéristiques de l'adaptation du guyonisme dans les écrits de Fénelon de la période 1690-1699. [O]

[70] Expression employée ailleurs pour désigner les membres du « petit troupeau » guyonien… [O]

[71] Il sera encore question de Mme de Mortemart dans les lettres à Mme de Chevry des 4 et 10 juin 1714. Outre les rapports mondains, Fénelon souhaite qu'il s'établisse entre sa nièce et l'« ancienne » du guyonisme des relations spirituelles, dont la première avait particulièrement besoin dans ses épreuves physiques et familiales… [O]

[72] Il y avait donc eu une réconciliation entre la duchesse et les guyoniens « indociles » après la brouille qui remplissait la correspondance des années précédentes… [O]

[73] Mme de La Maisonfort se trouvait alors près de Saint-Denis et dom Lamy lui transmettait les lettres de Fénelon. Le bénédictin étant mort le 11 avril 1711, il est naturel que l'archevêque ait demandé le même service à la duchesse qui s'était retirée à la Visitation de Saint-Denis. [O]

[74] À défaut d'autre lettre datée à la duchesse, on trouvera mention de son nom dans les lettres des 28 mars, 21 mai, 6 août 1713 (au marquis) et dans celles des 4 et 10 juin 1714 (à Mme de Chevry). [O]

[75] Sur le marquis neveu de Fénelon, v. Madame Guyon, Correspondances Spirituelles Tome I Directions spirituelles, 587-674. Outre la direction par « n m », pièces 315 à 380, on y trouve une lettre de Ramsay et deux lettres (tardives) de Dupuy.

« Il reçut une grave blessure le 31 août 1711 au siège de Landrecies, lors de l’enlèvement du camp ennemi à Hordain. Mal soigné… » (aperçu biographique page 587).


 [A1]          8   Au Marquis de Fénelon  septembre 1711 ?

Je ne comprend pas mon cher enfant la bizarrerie de la sœur de Pan

 [A2]A.S.-S.p7502,D4.25(60)