FRANÇOIS LA COMBE
(1640-1715)
VIE, ŒUVRES, ÉPREUVES
du Père Confesseur de Madame GUYON
Dossier des Sources assemblé et commenté par Dominique
Tronc
Le barnabite François Lacombe ou La Combe (1640-1715) devint le compagnon aîné confesseur de madame Guyon (1647-1717).
Il est resté dans l’ombre lorsqu’il ne fut pas simplement, sommairement et fort bassement mis en cause. Nous voulions donc mieux le connaître. Nous disposons pour cela de nombreux documents :
Des témoignages livrés par Madame Guyon dans sa Vie par elle-même.
Près de cinquante lettres figurent dans nos éditions des écrits de madame Guyon (Vie par elle-même, Correspondance I & II, Années d’épreuves).
S’y ajoutent des écrits traduisant son expérience. Ils ne sont pas médiocres. Ils furent publiées indépendamment à trois dates : une œuvre en deux parties fut incluse dans les Opuscules spirituels, tome II édité par Pierre Poiret en 1720 pour mettre à disposition les écrits de madame Guyon qu’il jugeait essentiels ; une œuvre traduite du latin fut publiée en 1795 par le groupe des fidèles suisses ; une défense demeura manuscrite jusqu’à sa publication en 1910.
Les pièces du dossier ainsi constitué sont données intégralement. Nous les distribuons en suivant l’ordre chronologique :
1. La vie du confesseur en liberté dont témoigne surtout madame Guyon.
2. Des écrits du mystique directeur rédigés peu avant son enfermement.
3. Le témoignage des prisons porté par ses lettres.
L’ensemble textuel que nous venons d’établir pour la première fois autour du Confesseur le révèle comme bon directeur mystique. Une fragilité humaine est associée à la profondeur mystique. La tâche au départ entreprise pour mieux connaître le compagnon de Madame Guyon s’est révélée fructueuse et utile pour nous-même. Aussi est-ce à juste titre qu’il fut révéré dans les cercles quiétistes européens du XVIIIe siècle comme martyr témoignant de la vie mystique en foi.
À quarant-six années d’apostolat succédèrent vingt-sept années d’enfermements, terrible sort. Contrairement à madame Guyon, qui après huit années d’emprisonnements devint de nouveau une active directrice mystique, le simple confesseur abandonné par son Ordre ne fut jamais libéré.
VG, CG, EG :
Madame Guyon, La
vie par elle-même […], Honoré Champion (2001) [VG]
Madame Guyon, Correspondance
I Directions spirituelles (2003), II Années
de combats (2004), III Chemins
mystiques (2005) Honoré Champion [CG 1 à 3].
Les années
d’épreuves de Madame Guyon, Emprisonnements et interrogatoires sous le Roi Très
Chrétien, Honoré Champion, 2009 [EG].
[O.] :
« LA COMBE (François), barnabite, 1640-1715. 1. Vie. — 2. Œuvres. — 3. Spiritualité. » Contribution de Jean Orcibal au Dictionnaire de Spiritualité Ascétique et Mystique, fascicules LIX-LX, col. 35, Beauchesne, Paris, 1975.
L. Cognet, Crépuscule des mystiques, Bossuet Fénelon, Desclée, 1958.
Nous n’avons pas fait de recherche personnelle portant sur la biographie du Père La Combe avant sa première rencontre avec la jeune Madame Guyon. Mais Jean Orcibal expose les heureux débuts du religieux exemplaire et prometteur dans sa contribution au Dictionnaire de Spiritualité [1]puis résume en fin de sa contribution les sources qui lui étaient disponibles [2]. Voici ses utiles « données de base » :
Né à Thonon (Savoie) en 1640, François La Combe reçut l’habit des barnabites au collège de cette ville qui était tenu par ces religieux (1655) ; il fut sans doute profès le 9 juillet 1656. Sous-diacre le 17 décembre 1661, il est ordonné prêtre le 19 mai 1663 par Jean d’Arenthon d’Alex, évêque de Genève.
Au collège d’Annecy, il enseigna avec grand succès la grammaire, la rhétorique, la philosophie et la théologie (ses Disputationes sabbatinae furent particulièrement remarquées) ; il prêcha et collabora aux missions du Chablais.
À la fin de 1667, il fut appelé au collège Saint-Éloi de Paris avec le titre de consulteur du provincial. En 1669 et 1670, il prit une part notable aux missions du diocèse d’Autun[3].
En mai-juin 1671 a lieu une première chaleureusee mais brève rencontre entre La Combe et la jeune Madame Guyon. Mais la « grande rencontre » mystique débutant leur collaboration ne se produira que dix ans plus tard, suivant de peu la mort du directeur Bertot en 1681 (Madame Guyon ne perd pas de temps lorsqu’une recherche de direction mystique s’impose).
Ce premier « croisement » se produit parce que le frère consanguin de Madame Guyon, Dominique de La Mothe était du même ordre barnabite que La Combe. Il précède de peu la rencontre mystique décisive de Madame Guyon et de Monsieur Bertot qui va la diriger jusqu’à sa mort. Cettte rencontre décisive est décrite au chapitre suivant 1.19 de la Vie par elle-même. Elle est datée du 21 septembre de la même année 1671 (ici déjà, aucune « perte de temps »).
Voici le début du chapitre relatant le « croisement » entre les futurs « associés ». On note l’effet que provoque la jeune madame Guyon dont un visage lumineux rend probablement compte de sa découverte de la vie mystique très bien décrite au § 2 que nous livrons en partie pour cette raison ; nous nous écarterons parfois de ce qui intéresse directement les rapports avec La Combe si le texte peut les éclairer. Ce dernier est très sensible à une « voie des lumières » qu’il lui faudra par la suite quitter.
Nous faisons précéder tout début du texte principal d’un chapitre de la Vie par son résumé livré en petit corps[4].
1. Rencontre du P. La Combe après ‘huit ou neuf mois que j'avais eu la petite vérole’. ‘Dieu lui fit tant de grâces par ce misérable canal qu'il m'a avoué depuis qu'il s'en alla changé en un autre homme.’ 2. Oraison continuelle, alternances du goût de la présence et de la peine de l’absence. 3-5. Croix désirées mais sensibles ! 6. Promptitudes. 7. Grandes charités / pour les pauvres et malades. / 8. La vertu lui devient pesante / ‘dès la seconde année de mon mariage, Dieu éloigna … mon cœur de tous les plaisirs sensuels.’
[1.] [6] Il y avait huit ou neuf mois que j’avais eu la petite vérole [7] lorsque le père La Combe passa par le lieu de ma demeure. Il vint au logis pour m’apporter une lettre du père de la Mothe, qui me priait de le voir, et qu’il était fort de ses amis. J’hésitai beaucoup si je le verrais, parce que je craignais fort les nouvelles connaissances, cependant la crainte de fâcher le père de La Mothe me porta à le faire.
Cette conversation, qui fut courte, lui fit désirer de me voir encore une fois. Je sentis la même envie de mon côté ; car je croyais ou qu’il aimait Dieu ou qu’il était tout propre à l’aimer ; et je voulais que tout le monde l’aimât. Il y avait là trois religieux. Dieu s’était servi de moi pour les gagner à lui. L’empressement que le Père La Combe eut de me revoir le porta à venir à notre maison de campagne qui n’était qu’à une demi-lieue de la ville. La providence se servit d’un petit accident qui lui arriva pour me donner le moyen de lui parler : car comme mon mari, qui goûta fort son esprit, lui parlait, il se trouva mal étant allé dans le jardin. Mon mari me dit de l’aller trouver de peur qu’il ne lui fût arrivé quelque chose. J’y allai. Ce père dit qu’il avait remarqué un recueillement et une présence de Dieu sur mon visage si extraordinaire, qu’il se disait à lui-même : « Je n’ai jamais vu de femme comme celle-là », et c’est ce qui lui fit naître l’envie de me revoir. Nous nous entretînmes un peu, et vous permîtes, ô mon Dieu, que je lui disse des choses qui lui ouvrirent la voie de l’intérieur. Dieu lui fit tant de grâces par ce misérable canal, qu’il m’a avoué depuis qu’il s’en alla changé en un autre homme. Je conservai un fonds d’estime pour lui, car il me [74][8] parut qu’il serait à Dieu[9], mais j’étais bien éloignée de prévoir que je dusse jamais aller à un lieu où il serait.
[2.] Mes dispositions dans ce temps étaient une oraison continuelle, comme je l’ai dit, sans la connaître. Tout ce qu’il y avait, c’est que je sentais un grand repos et grand goût de la présence de Dieu, qui me paraissait si intime qu’il était plus en moi que moi-même. Les sentiments en étaient quelquefois plus forts, et si pénétrants que je ne pouvais y résister, et l’amour m’ôtait toute liberté. D’autres fois il était si sec, que je ne ressentais que la peine de l’absence, qui m’était d’autant plus rude que la présence m’avait été plus sensible. Je croyais avoir perdu l’amour, car dans des alternatives, lorsque l’amour était présent, j’oubliais tellement mes douleurs, qu’elles ne me paraissaient que comme un songe ; et dans les absences de l’amour, il me semblait qu’il ne devait jamais revenir, car il me paraissait toujours que c’était par ma faute qu’il s’était retiré de moi, et c’est ce qui me rendait inconsolable. Si j’avais pu me persuader que c’eut été un état par où il fallait passer, je n’en aurais eu aucune peine, car l’amour de la volonté de Dieu m’aurait rendu toutes choses faciles, le propre de cette oraison étant de donner un grand amour de l’ordre de Dieu, une foi sublime et une confiance si parfaite que l’on ne saurait plus rien craindre, ni périls, ni dangers, ni mort, ni vie, ni esprit, ni tonnerre ; au contraire, il réjouit, il donne encore un grand délaissement de soi, de ses intérêts, de sa réputation, un oubli de toutes choses. […] [10].
Pendant dix ans la direction mystique est assurée par Monsieur Bertot[11]. À sa mort, sa dirigée cherche une aide spirituelle : elle entre en communication épistolaire avec le Grand Carme Maur de l’Enfant-Jésus (mais il vit éloigné à Bordeaux)[12] puis de nouveau elle se rapproche du P. La Combe. Avant de le retrouver poursuivons la biographie résumée par Orcibal :
[La Combe] fut ensuite envoyé enseigner la théologie à Bologne (7 septembre 1671), où on le chargea aussi des exercices spirituels. De Bologne, La Combe passa à Rome, également en qualité de lecteur (12 septembre 1672-6 mars 1674).
Le 18 avril 1674, il fut, avec le titre de vice-provincial, chargé de la visite des collèges de Savoie, mais la maladie le contraignit à se retirer à Thonon le 27 mars 1675. Nommé supérieur de la maison d’études et du noviciat de Thonon (1677-1683), La Combe s’en absenta souvent pour prêcher, diriger des religieuses, etc. Il jouissait alors d’une excellente réputation.
Il ne semble pas [DS col.36] avoir à ce moment-là subi l’influence de Madame Guyon, dont il n’aurait reçu que deux lettres avant 1680, ou de Molinos qu’il ne rencontra jamais[13]. À Rome, c’était au contraire le jésuite Honoré Fabri qui le regardait comme son disciple.
Nous rattachons ici, malgré sa date postérieure à la période couverte dans le chapitre de la Vie par elle-même que nous venons de citer [14], la lettre adressée par La Combe à son vieux « maître » Fabri jésuite qui fut probablement son confesseur : c’est le seul témoignage dont nous disposons en l’absence d’une recherche de sources italienne qui reste à faire.
Elle traduit en termes heurtés l’ombre et la lumière vécues tour
à tour par le sensible Lacombe. Il est animé d’un lyrisme italien d’outre-monts[15].
L'année de cette
lettre au père Fabry, Madame Guyon est à Thonon où
elle fait retraite avec La Combe et écrit les Torrents, Vie
2.11.1-5. En juillet la sœur de Madame Guyon arrive
de Sens, Vie 2.9.1-9. A l'automne commencera « la grande maladie », une crise religieuse
suivi d'un état d'enfance et de la découverte du « pouvoir sur les âmes », Vie 2.12.6-7.
C'est donc une période « d'apprentissage sur le tas » et de crise spirituelle partagée par les deux mystiques que reflète la lettre suivante qui est la plus ancienne de notre dossier La Combe. Elle illustre un climat intérieur agité qui précède de peu le rétablissement de Madame Guyon comme rédactrice des Torrens.
Puis Madame Guyon exercera une influence bénéfique sur son
confesseur. Elle sera interrrompue cinq années plus tard par leurs deux emprisonnements
de 1687. Pour La Combe les prisons furent certainement durement éprouvées et sans
autre fin qu’une mort mentale et physique attestée par le responsable gardien en
1715 :
1. Du P. LACOMBE AU P. FABRY. 12 juillet 1682.
À Rome, ce 12 juillet 1682.
Mon révérend et très cher père,
Je suis toujours le même, c’est-à-dire le plus pauvre et le plus riche du monde, le plus persécuté bien qu’invisiblement, mais le plus protégé, le plus accablé de troubles et d’angoisses, mais le plus tranquille, et le plus consolé qui soit au reste des hommes, en un mot je me vois autant que jamais le sujet du plus grand et mystérieux assemblage des deux souverains [f°1v°] contraires, le paradis et l’enfer, le tout et le néant, en telle sorte que je puis assurer que l’expérience dans laquelle je me trouve me fait toucher au [du] bout du doigt que l’âme de l’homme est un être correspondant en puissance à l’acte immense de l’amour éternel, et que, si Dieu, pendant une éternité, la voulait faire croître en amour, pendant une éternité elle croîtrait, et n’arriverait jamais à un tel point d’amour qu’elle ne restât toujours capable d’un amour infiniment [f°2] plus grand que celui dont elle se trouverait enflammée. Et c’est là justement la raison pour laquelle je ne vois point de fin aux cuisantes douleurs que me fait souffrir le combat inconcevable des deux contraires qui résident en moi, parce que l’amour qui s’augmente sans cesse dans mon cœur, ne peut recevoir d’accroissement qu’au milieu de la division que causent la grâce et le péché.
J’aurais bien des choses à vous dire sur ce sujet, mais elles conviennent plutôt à un [f°2v°] livre qu’à une lettre. Je vous dirais seulement que les progrès que je fais sont si cachés aux yeux de la raison que je ne vois pour l’ordinaire que des apparences de triomphe pour le péché, et une défaite si universelle du parti de la grâce qu’il ne reste plus en moi, je ne dirais pas, une étincelle de vigueur pour entreprendre la moindre chose contre les ennemis de mon salut, mais pas même le moindre désir de leur faire la guerre. Mais, ô Dieu, que ces [f°3] apparences sont fausses, que la réalité qu’elles couvrent est différente de l’éclat trompeur par lequel l’enfer s’efforce de me séduire, et qu’enfin il est doux de se croire perdu pour jamais et sans ressources, tandis qu’on jouit effectivement de la plus haute liberté des enfants de Dieu ! Ô mon père, qu’il est doux d’aimer Dieu sans en jouir, qu’il est glorieux de préférer aux splendeurs de la gloire même, l’obscurité de la foi ! Restez, restez dans les délices [f°3v°] et tabernacles sacrés, habitants fortunés de l’empyrée, soyez paisibles possesseurs des plaisirs immenses que nous cause l’extase perpétuelle de la lumière de la gloire, et que rien n’interrompe dans toute l’éternité le désir amoureux que nous fait souffrir l’ardeur inconcevable de l’amour éternel ! Mais ne pensez pas, ô membre glorieux du corps mystique de mon adorable Maître, que je vous puisse céder l’avantage d’être plus heureux que moi : Non, non, [f°4] je ne vous saurais céder, et je veux me flatter, dans les privations que je souffre, d’être aussi heureux que vous. Je veux même croire que si, dans l’état où vous êtes, il vous était possible de former des désirs, vous n’en pourriez avoir d’autre que celui de vous substituer en ma place pour pouvoir au moins aimer plus que vous ne faites. Brûlons, mon cœur, brûlons, abandonnons-nous entièrement à la plus haute ambition dont tu es capable, et n’en ayons pas moins que Lucifer [f°4v°] même, conscendam et similis ero altissimo[16] : je monterai et serai semblable au Très Haut.
Oui mon Dieu, puisque je ne puis Vous aimer autant que Vous m’aimez, je veux au moins en avoir le désir et souhaiter que tout ce qu’il y a de pures créatures sur la terre et dans le ciel cèdent au désir que j’ai de Vous aimer moi seul, plus qu’elles ne vous aiment toutes ensemble. Pardonnez-moi, mon père, je ne sais ce que je dis, car je parle d’aimer [f°5] Dieu sans mesure dans un temps que je ne sens pas même le moindre désir de L’aimer. Ô Majesté incompréhensible, Vous m’environnez de toutes parts, et une seule goutte de pluie dans le vaste océan y devient bien moins l’eau de la mer même que ma pauvre âme abîmée dans votre sacré sein y est changée en Vous-même, et cependant je ne Vous vois ni ne Vous sens, ne Vous connais ni ne Vous aime. Que ferai-je ? Que dirai-je ? Je meurs parce que je n’expire pas, et je peux dire que je ne vis plus que [f°5v°] parce que je suis plein de vie.
Il y a ici des personnes de toutes les conditions et de tout sexe, qui me donnent de l’admiration, et je ne saurais les voir sans me souvenir de ces paroles du Sauveur : novissimi erunt primi in regno Dei, et les derniers seront les premiers dans le royaume de Dieu[17]. En effet, il semble que dans ce siècle, et surtout dans le temps où nous vivons, l’éternelle Sagesse travaille plus que jamais à remplir les sièges des Séraphins, des Trônes, et il n’est pas [f ° 6] plus possible d’admirer la sainteté des plus grands saints des siècles passés lorsque je suis avec ces sortes de gens, qu’il est en soi difficile de voir les étoiles en plein midi.
Je ne sais comme cela se fait, car je ne vois dans ces sortes de gens ni actions héroïques, ni prodiges, ni rien de tout ce qui fait paraître les hommes saints. Ce sont des âmes qui marchent par les voies scabreuses de la vie intérieure, et sur lesquelles Dieu permet [f°6v°] à l’enfer d’exercer ces [ses] abominations, mais l’on peut dire d’elles qu’elles sont les enfants les plus délicats de la Sagesse éternelle, qui en rend ce témoignage elle-même dans le prophète Baruc, chap. 4 : Delicati mei ambulaverunt vias asperas ; ducti sunt enim ut grex direptus ab inimicis[18]. Ce sont des âmes qui ne vont plus chercher dans les préceptes de la loi étroite les règles de leur conduite, car elles sont si intimement unies à l’éternelle Vérité, qui est la souveraine loi, qui leur prescrit [f°7] intérieurement, et d’un ton de voix efficace, tout ce qu’il [faut] qu’elles fassent pour demeurer en Dieu, qu’elles ne sont plus en état de mettre en peine d’autre chose que de Lui obéir en tout et partout. Aussi est-ce pour cela qu’elles ne se mettent nullement en peine des violences secrètes que le démon fait à leurs puissances extérieures, animales ou sensitives, qui sont tout un, encore que le diable les manie avec tant de délicatesse, qu’elles aient sujet de croire qu’elles se portent d’elles-mêmes aux [f°7v°] transgressions et abominations qu’il leur fait commettre, et qu’elles vont contre la lumière de la raison qui est le fondement de toute la loi. Cette même lumière les rend certaines de leur innocence et du peu de part qu’elles ont dans toutes ses misères, qu’elles n’y font pas même de réflexion[19].
Au contraire, il semble que parfois elles ne veuillent pas
même se flatter de l’intime connaissance qu’elles ont de leur pureté, et que,
pour demeurer plus perdues en Dieu, [f°8] elles se font un plaisir de sembler à
elles-mêmes criminelles. Ô qu’heureux sont ceux qui marchent par ces voies, et
qu’il y a de sûreté à aller contre la raison pour mieux obéir à la raison ! Hic liber mandatorum Dei, et lex quæ est in
aeternum. Convertere Jacob, et apprehende eam, ambula in
[per] viam et [ad] splendorem eius contra lumen eius.[20]
§
Reprenons le fil conducteur proposé par Orcibal faisant intervenir une autre figure féminine mystique :
Il est en revanche certain que La Combe doit beaucoup à Marie de l’Incarnation Bon, supérieure des ursulines de Saint-Marcellin en Dauphiné (1636-1680 ; DS, t. 1, col. 1762). Bien que La Combe dise ne l’avoir vue qu’une fois, il était déjà assez attaché aux idées mystiques d’abandon et de total délaissement à Dieu pour s’être laissé entraîner par trois religieuses à ce qu’il appellera « un coup de fanatisme » (16 juin 1680) : il assura à Arenthon d’Alex qu’il était envoyé par Dieu pour le guérir de sa « propre suffisance »[21].
La Combe y perdit l’estime qu’on avait pour lui en Savoie et un religieux assura même à l’évêque que « dans six mois il serait fou ». C’est cependant à La Combe qu’Arenthon d’Alex confie Mme Guyon l’année suivante lorsqu’elle vient à Gex avec le projet de fonder une maison de Nouvelles Catholiques. »
Nous étudions indépendemment la remarquable figure de la Mère Bon (1636-1680), contemplative ursuline qui témoigne de son expérience mystique[22]. Elle pourrait avoir été aussi influente que celle de l’évêque Ripa connu (ou probablement retrouvé par le Père La Combe) lors du séjour italien à venir du Père et de madame Guyon. Nous renvoyons en fin de volume, section « Sources associées », aux notices qui leur sont consacrées.
Abordons maintenant la « rencontre
mystique » qui
ouvre une collaboration de cinq années avant une séparation définitive qui voit
Fénelon prendre relai :
Dix ans passent depuis leur premier « croisement » raconté précédemment par madame Guyon. Ils sont remplis par la direction de monsieur Bertot. Mais il meurt en 1681 tandis que Maur de l’Enfant-Jésus vit en ermite éloigné à Bordeaux.
La Combe est devenu le supérieur de la maison d’études et du
noviciat en Savoie à Thonon depuis 1677 (il le sera jusqu’en 1683).
Madame Guyon sort d’une nuit mystique et cherche un nouveau confesseur. Dans le récit de sa Vie elle évoque cette épreuve puis saisit l’occasion qui s’offre de se « recommander à ses prières. » Ce qui réussit : « il me répondit d’une manière comme s’il eût connu par une lumière surnaturelle, malgré l’effroyable portrait que je lui faisais de moi-même, que mon état était de grâce » au [§6] :
1. Avant la mort de son mari elle avait eu l’intention de s’expliquer à un homme de mérite mais cela provoqua un reproche intérieur intense : ‘Vous avez été, ô mon Dieu, mon fidèle conducteur, même dans mes misères.’ 2. L’âme ‘se trouve au sortir de sa boue … revêtue de toutes les inclinations de Jésus-Christ.’ 3. ‘Elle a aussi pour le prochain une charité immense.’ ‘J’oubliais presque toutes les menues choses … j’allais en un jour plus de dix fois au jardin pour y voir quelque chose pour le rapporter à mon mari et je l’oubliai … je ne comprenais ni entendais plus les nouvelles qui se disaient devant moi.’ 4. ‘Une des choses qui m'a fait le plus de peine dans les sept ans dont j'ai parlé, surtout les cinq dernières, c'était une folie si étrange de mon imagination qu'elle ne me donnait aucun repos.’ 5. ‘Il me semblait, ô mon Dieu, que j'étais pour jamais effacée de votre coeur et de celui de toutes les créatures.’ 6. Elle écrit au P. La Combe qu’elle est ‘déchue de la grâce de mon Dieu’, ‘Il me répondit …que mon état était de grâce.’ 7. ‘Genève me venait dans l'esprit … Je me disais à moi-même : « Quoi! pour comble d'abandon, irai-je jusqu'à ces excès d'impiété que de quitter la foi par une apostasie? ». Elle se sent unie au P. La Combe ; elle rêve de la mère Bon [qu’elle identifiera plus tard]. 8. ‘Huit ou dix jours avant la Madeleine de l'an 1680’ elle écrit au P. La Combe qui célèbre la messe pour elle : ‘il lui fut dit par trois fois avec beaucoup d'impétuosité : “Vous demeurerez dans un même lieu”.’
[…] Une des choses qui m’a fait le plus de peine dans les sept ans dont j’ai parlé, surtout les cinq dernières, c’était une folie si étrange de mon imagination qu’elle ne me donnait aucun repos ; mes sens lui faisaient compagnie en sorte que je ne pouvais plus fermer les yeux à l’église et ainsi, toutes les portes étant ouvertes, je ne devais me regarder que comme une vigne exposée au pillage, parce que les haies que le père de famille avait plantées étaient arrachées. Je voyais alors tout ce qui se faisait et tout ce qui allait et venait à l’église, état bien différent de l’autre. La même force qui m’avait tirée au-dedans pour me recueillir semblait me pousser au-dehors pour me dissiper.
[5.] Enfin accablée de misères de toutes manières, comblée d’ennuis[23], affaissée sous la croix, je me résolus de finir mes jours de cette sorte. Il ne me resta plus aucun espoir de sortir jamais d’un état si pénible, mais pourtant, croyant avoir perdu la grâce pour jamais et le salut qu’elle nous mérite, j’aurais voulu au moins faire ce que j’aurais pu pour un Dieu que je croyais ne devoir jamais aimer, et voyant le lieu d’où j’étais tombée, j’aurais voulu par reconnaissance le servir, quoique je me crusse [120] une victime destinée pour l’enfer. D’autres fois la vue d’un si heureux état me faisait naître certains désirs secrets d’y rentrer, mais j’étais soudain rejetée dans le profond de l’abîme d’où je ne faisais pas un soupir, demeurant pour toujours dans un état qui était dû aux âmes infidèles. Je restais quelque temps en cet état comme les morts éternels qui ne doivent jamais revivre. Il me semble que ce passage me convenait admirablement : Je suis comme les morts effacés du cœur[24]. Il me semblait, ô mon Dieu, que j’étais pour jamais effacée de votre cœur et de celui de toutes les créatures. Peu à peu mon état cessa d’être pénible. J’y devins même insensible et mon insensibilité me parut l’endurcissement final de ma réprobation. Mon froid me parut un froid de mort. Cela était bien de la sorte, ô mon Dieu, puisque vous me fîtes trépasser amoureusement en vous, comme je vais le dire.
[6.] Il arriva qu’un laquais que j’avais au logis voulut se faire barnabite et comme j’en écrivais au Père de l[a Mothe], il me manda qu’il fallait s’adresser au Père La Combe, qui était alors supérieur de Thonon. Cela m’obligea de lui écrire. J’avais toujours conservé un fond de respect et une je ne sais quelle estime de sa grâce. Je fus bien aise de cette occasion pour me recommander à ses prières. Comme je ne savais parler que de ce qui m’était plus réel, je lui écrivis que j’étais déchue de la grâce de mon Dieu, que j’avais payé ses bienfaits de la plus noire ingratitude, enfin, que j’étais la même misère et un sujet digne de compassion et que, loin d’avoir avancé vers mon Dieu, je m’en étais entièrement éloignée. Il me répondit d’une manière comme s’il eût connu par une lumière surnaturelle, malgré l’effroyable portrait que je lui faisais de moi-même, que mon état était de grâce. Il me le manda de la sorte, mais j’étais bien éloignée de me le persuader[25].
[7.] Dans le temps de ma misère, Genève me venait dans l’esprit d’une manière que je ne peux dire. Cela me fit craindre beaucoup. Je me croyais capable de tous les maux du monde et l’endurcissement extrême où je me trouvais, uni à un dégoût général de tout ce qui est appelé bon, me donnait toute sorte de défiance de moi-même. Je disais : « Pourrais-je quitter l’Église pour laquelle je donnerais mille vies ! Quoi ? Cette foi que j’aurais voulu sceller de mon sang, serait-il possible que je m’en éloignasse ? » Il me semblait que je ne pouvais rien espérer de moi-même et que j’avais mille sujets de craindre après l’expérience que j’avais faite de ma faiblesse. Cependant la lettre que j’avais reçue du Père La Combe, où il me mandait sa disposition présente qui avait assez de rapport à celle qui avait devancé mon état de misère, me fit un tel effet, parce que vous le voulûtes de la sorte, ô mon Dieu, qu’elle rendit la paix à mon esprit et le calme à mon cœur. Je me trouvai même unie intérieurement à lui comme à une personne d’une grande grâce. Il se présenta à moi à quelque temps de là, la nuit en songe, une petite religieuse fort contrefaite[26], qui me paraissait pourtant et morte et bienheureuse. Elle me dit : « Ma sœur, je viens vous dire que Dieu vous veut à Genève[27] ». Elle me dit encore quelque chose dont je ne me souviens pas. J’en fus extrêmement consolée, mais je ne savais pas ce que cela voulait dire, je crus que c’était une religieuse de St Benoît qui est une sainte, qui était morte, j’envoyai voir, mais elle était pleine de vie. Selon le portrait de la mère Bon[28], que j’ai vu depuis, j’ai connu que c’était elle et le temps que je la vis se rapporte assez à celui de sa mort.
[8.] Environ huit ou dix jours avant la Madeleine de l’an 1680, il me vint au cœur d’écrire encore au Père La Combe et de le prier, s’il recevait ma lettre avant la Madeleine, de dire la messe pour moi ce jour-là. Vous fites, ô mon Dieu, que cette lettre, contre l’ordinaire des autres qu’il ne recevait que très tard à cause du défaut des messagers qui les vont quérir à pied à Chambéry, où [121] ils sont presque le temps que ma lettre fut de Paris où il était, il la reçut la veille de la Madeleine, et le jour de la Madeleine il dit la messe pour moi. Comme il m’offrit à Dieu au premier mémento, il lui fut dit par trois fois avec beaucoup d’impétuosité : « Vous demeurerez dans un même lieu ». Il fut d’autant plus surpris qu’il n’avait jamais eu de parole intérieure. Je crois, ô mon Dieu, que cela s’est bien plus vérifié et pour l’intérieur et pour les mêmes aventures crucifiantes qui nous sont arrivées assez pareilles, et pour vous-même, ô Dieu, qui êtes notre demeure, que pour la demeure temporelle. Car quoique j’aie été quelque temps avec lui dans un même pays, et que votre providence nous ait fourni quelques occasions d’être ensemble, il me paraît que cela s’est vérifié bien plus par le reste ; puisque j’ai l’avantage aussi bien que lui de confesser Jésus-Christ crucifié.
L’entreprise prend forme et madame Guyon se met en route juste un an plus tard, car elle arrivera à Gex la veille de la Madeleine 1681. Le P. La Combe a de son côté agi avec succès auprès de son supérieur évêque qu’il connaissait depuis longtemps[29]. Revenu de Rome à Thonon en 1678, il avait été nommé supérieur de la maison des barnabites de cette dernière ville. Mme Guyon et lui échangèrent alors plusieurs lettres (v. Vie 1.27.6-7, 1.28.5, 1.29.3 & 10). Aucune de ces lettres n’a été conservée.
La rencontre sera décisive et madame Guyon écrit à son frère Dominique, barnabite comme Lacombe : « Mgr de Genève m’a procuré l’avantage de voir le R. P. de Lacombe : c’est un homme admirable et tout de Dieu, sa grâce est si grande qu’elle se répand sur ceux qui l’approchent. Vous connaîtrez un jour en Dieu la grandeur de cette âme[30]. »
La rencontre s’accompagne d’une communication mystique précisément décrite ce qui fait l’intérêt d’un chapitre par ailleurs long.
L’« influence de grâce venait de lui à moi par le plus intime, et retournait de moi à lui » (§1) ; madame Guyon explicite sa vie intérieure propre ; elle continue sur leur dialogue mystique où « le Père me dit qu’il avait eu une certitude bien grande que j’étais une pierre que Dieu destinait pour le fondement d’un grand édifice » (§5) ce qui est confirmé par un bon ermite (§7) ; elle emmène sa fille avec elle à Thonon, non sans angoisse[31] :
1. ‘Sitôt que je vis le père La Combe, je fus surprise de sentir une grâce intérieure que je peux appeler communication.’ 2. Elle craint la voie de lumières de ce dernier. 3-5. Deux nuits, ‘avec un fort écoulement de grâce, ces paroles [me furent] mises dans l'esprit : Il est écrit de moi que je ferai votre volonté. / Tu es Pierre et sur cette pierre j'établirai mon Église. / 6-8. Rencontre d’un ermite qui voit des épreuves à venir pour elle et le père qui ‘fut dépouillé de ses habits et revêtu de l'habit blanc et du manteau rouge’ ; ‘nous abreuvions des peuples innombrables.’ 9. Elle éprouve de grandes angoisses pour sa fille.
[1.] Notre-Seigneur qui eut pitié de ma peine et de l’état déplorable de ma fille, fit que M. de Genève écrivit au Père La Combe qu’il vînt nous voir et nous consoler, que nous étions arrivés à Gex[32] et qu’il lui ferait plaisir de ne pas différer. Sitôt que je vis le Père La Combe, je fut surprise de sentir une grâce intérieure que je peux appeler communication, et que je n’avais jamais eue avec personne. Il me semble qu’une influence de grâce venait de lui à moi par le plus intime, et retournait de moi à lui en sorte qu’il éprouvait le même effet, mais grâce si pure, si nette, si dégagée de tout sentiment qu’elle faisait comme un flux et un reflux, et de là s’allait perdre dans l’Un divin et indivisible. Il n’y avait rien d’humain ni de naturel, mais tout pur esprit, et cette union toute pure et sainte, qui a toujours subsisté, et même augmenté devenant toujours plus une, n’a jamais arrêté ni occupé l’âme un moment hors de Dieu, la laissant toujours dans un parfait dégagement : union que Dieu seul opère, et qui ne peut être qu’entre les âmes qui lui sont unies, union exempte de toute faiblesse et de tout attachement, union qui fait que loin d’avoir compassion de la personne qui souffre, l’on en a de la joie, et plus on se voit accablés les uns et les autres de croix, de renversements, séparés, détruits, plus on est content, union qui n’a nul besoin pour sa subsistance de la présence de corps, que l’absence ne rend point plus absente, ni la présence plus présente ; union inconnue à tout autre qu’à ceux qui l’éprouvent. Comme je n’avais jamais eu d’union de cette sorte, elle me parut alors toute nouvelle, n’ayant même jamais ouï dire qu’il y en eût, mais elle était si paisible, si éloignée de tout sentiment, qu’elle ne m’a jamais donné aucun doute qu’elle ne fut pas de Dieu, car ces unions, loin de détourner de Dieu, enfoncent plus l’âme en lui. Le Père La Combe me dit qu’il fallait mener ma fille à Thonon et qu’elle y serait très bien. La grâce que j’éprouvais, qui faisait cette influence intérieure de lui à moi et de moi à lui, dissipa toutes mes peines, et me mit dans un très profond repos.
[2.] Dieu lui donna d’abord beaucoup d’ouverture pour moi. Il me raconta les miséricordes que Dieu lui avait faites, et beaucoup de choses extraordinaires. Je craignis fort cette voie de lumières/et bien des choses extraordinaires qui lui étaient arrivées. //Comme ma voie avait été de foi nue, et non dans les dons extraordinaires,/je craignis beaucoup, car//[33] je ne comprenais pas alors que Dieu voulait se servir de moi pour le tirer de cet état lumineux et le mettre dans celui de la foi nue. Les choses extraordinaires me donnèrent de la crainte d’abord. J’appréhendai l’illusion surtout dans les choses qui flattent sur l’avenir, mais (139) la grâce qui sortait de lui et qui s’écoulait dans mon âme me rassurait, jointe à une humilité des plus extraordinaires que j’eusse encore vues. Car je voyais qu’il aurait préféré le sentiment d’un enfant au sien propre, qu’il ne tenait à rien et que, loin de s’élever ni pour les dons de Dieu, ni pour sa profonde science, l’on ne pouvait avoir un plus bas sentiment de soi-même qu’il en avait, et c’est un don que vous lui aviez donné mon Dieu dans un degré éminent. Il me dit d’abord, après que je lui eus parlé du rebut intérieur que j’avais pour la manière de vie des Nouvelles Catholiques[34], qu’il ne croyait pas que Dieu me demandât avec elles, qu’il fallait y demeurer sans engagement et que Dieu me ferait connaître par la conduite de sa providence ce qu’il voudrait de moi ; mais qu’il y fallait rester jusqu’à ce que Dieu m’en tirât lui-même par sa providence, ou m’y engageât par sa même providence.
[3.] Il résolut de rester avec nous deux jours, et de dire trois messes en comptant celle du jour qu’il s’en alla. Il me dit de demander à Notre-Seigneur qu’il me fît connaître sa volonté. Je ne pouvais ni rien demander, ni rien vouloir connaître, je restai dans ma simple disposition. La nuit, à l’heure de minuit, je commençais déjà à m’éveiller pour prier avant ce temps, mais pour lors, je fus réveillée comme si une personne m’eût éveillée et en m’éveillant, ces paroles me furent mises soudainement dans l’esprit d’une manière un peu impétueuse : Il est écrit de moi que je ferai votre volonté[35], et cela s’insinua dans toute mon âme avec un écoulement de grâce si pure et si pénétrante cependant que je n’en avais jamais eu de plus douce, de plus simple, de plus forte et de plus pure. Car il faut savoir que quoique l’état que portait alors mon âme fut un état déjà permanent en nouveauté de vie, cette vie nouvelle n’était pas dans l’immutabilité où elle a été depuis ; c’est-à-dire proprement, que c’était une vie naissante et un jour naissant qui va toujours s’augmentant et affermissant jusqu’au midi de la gloire ; jour cependant où il n’y a plus de nuit, vie qui ne craint plus la mort dans la mort même, parce que la mort a vaincu la mort, et que celui qui a souffert la première mort ne goûtera plus la seconde mort.
[4.] Or il est bon de dire ici que quoique l’âme soit dans un état immobile et qu’elle participe de l’immuable, sans que l’âme sorte de sa sphère ni de son ciel ferme et immobile, où il n’y a ni distinction, ni changement, Dieu envoie pourtant, quand il lui plaît, de ce même fond, certaines influences qui ont des distinctions, et qui font connaître sa sainte volonté ou les choses à venir : mais comme cela vient du fond et non par l’entremise des puissances, cela est certain, et non sujet à l’illusion comme le sont les visions et le reste dont j’ai déjà tant parlé. Car il faut savoir que telle âme dont je parle reçoit tout du fond immédiat qui se répand après sur les puissances et sur les sens, comme il plaît à Dieu. Il n’en est pas ainsi des autres âmes qui reçoivent médiatement : ce qu’elles reçoivent tombe dans les puissances et se réunit dans le centre ; au lieu que celles-ci se déchargent du centre sur les puissances et sur les sens. Elles laissent tout passer, sans que rien [ne] fasse plus d’impression ni sur leur esprit ni sur leur cœur. De plus les choses qu’elles connaissent ou apprennent ne leur paraissent pas comme choses extraordinaires, comme prophéties et le reste, ainsi qu’elles paraissent aux autres, cela se dit tout naturellement, sans savoir ni ce qu’on dit, ni pourquoi on le dit, sans rien d’extraordinaire.
L’on dit et écrit ce qu’on ne sait pas, et en le disant et écrivant, on voit que ce sont des choses auxquelles on n’avait jamais pensé. C’est comme une personne qui possède dans son fond un trésor inépuisable, sans qu’elle pense jamais à sa possession, elle ne (140) sait point ses richesses et elle ne les regarde jamais, mais elle trouve dans ce fond tout ce qu’il lui faut quand elle en a affaire[36], le passé, le présent et l’avenir/tout//est là en manière de moment présent et éternel, non point comme prophétie qui regarde l’avenir comme chose à venir, mais voyant tout dans le présent éternel en Dieu même, sans savoir comme elle le voit et connaît, ou bien souvent ignorant même si elle le voit ou connaît. Une certaine fidélité à dire les choses sans retour comme elles sont données sans vue ni retour, sans songer si c’est de l’avenir ou du présent que l’on parle, sans se mettre en peine qu’elles s’accomplissent ou non, d’une manière ou d’une autre ; si elles ont une interprétation ou une autre. C’est de ce fond ainsi perdu que sortent les miracles[37], c’est le Verbe lui-même qui opère ce qu’il dit, dixit et facta sunt sans que l’âme propre sache ce qu’elle dit ou écrit. En les écrivant ou disant, elle est éclairée avec certitude que c’est la parole de vérité, qui aura son effet. Cela est-il fait, elle n’y pense plus, et n’y prend non plus de part que s’il était dit ou écrit par un autre. C’est ce que Notre-Seigneur a dit dans son Évangile que : l’homme tire du bon trésor de son cœur les choses anciennes et nouvelles[38]. Depuis que notre trésor est Dieu même, et que notre cœur et notre volonté est toute sans réserve passée en lui, c’est là où l’on trouve un trésor qui ne s’épuise jamais, plus on en distribue, plus on est riche.
[5.] Après que ces paroles m’eurent été mises dans l’esprit : Il est écrit de moi que je ferai votre volonté, je me souvins que le Père La Combe m’avait dit de demander ce qu’il voulait faire de moi en ce pays. Mon souvenir fut ma demande ; /aussitôt ces paroles (3. 111)[39] me furent mises dans l’esprit avec beaucoup de vitesse, « tu es Pierre et sur cette pierre j’établirai mon Église, et comme Pierre est mort en croix, tu mourras sur la croix », je fus certifiée que c’était ce que Dieu voulait de moi, mais de comprendre son exécution, c’est ce que je ne me suis pas mise en peine de savoir// ; je fus invitée de me mettre à genoux, où je restai jusqu’à quatre heures du matin dans une très profonde et très paisible oraison. Je ne dis rien au matin au Père La Combe. Il fut dire la messe : il eut mouvement de la dire de la dédicace de l’église. Je fus encore plus confirmée, et je crus que Notre-Seigneur lui avait fait connaître quelque chose de ce qui s’était passé en moi. Je le dis au Père La Combe après la messe, il me dit que je m’étais trompée ; aussitôt mon esprit se démit de toute pensée et certitude pour n’y plus songer, et resta dans son ordinaire, entrant plutôt dans ce que le père disait que dans ce qu’il avait connu. La nuit suivante je fus réveillée à la même heure et de la même manière que la nuit précédente ; et ces paroles me furent mises dans l’esprit : Fondamenta ejus in montibus sanctis[40], Je fus mise dans le même état que la nuit précédente qui dura jusqu’à quatre heures du matin ; mais je ne pensai en nulle manière à ce que cela voulait dire, n’y faisant aucune attention. Le lendemain après la messe, le Père me dit qu’il avait eu une certitude bien grande que j’étais une pierre que Dieu destinait pour le fondement d’un grand édifice, mais il ne savait pas non plus que moi ce que c’était que cet édifice. De quelque manière que la chose doive être, ou que sa divine Majesté veuille se servir de moi en cette vie pour quelque dessein à elle seule connu, ou qu’elle veuille bien me faire une des pierres de la Jérusalem céleste, il me semble que cette pierre n’est polie qu’à coups de marteau, il me paraît qu’ils ne lui ont été guère épargnés depuis ce temps, comme l’on le verra dans la suite, et que Notre-Seigneur lui a bien donné les qualités de la pierre, qui sont la fermeté et l’insensibilité. Je lui dis ce qui m’était arrivé la nuit.
[6.] Je menai donc ma fille à Thonon. Cette pauvre enfant prit une amitié très grande pour le Père La Combe, disant que c’était le père du bon Dieu. En arrivant à Thonon, j’y trouvai un ermite d’une sainteté des plus extraordinaires qu’il y en ait guère eu depuis longtemps. Il était de Genève, et Dieu l’en avait tiré d’une manière très miraculeuse à l’âge de douze ans, après lui avoir donné dès l’âge de quatre ans la connaissance qu’il se ferait catholique. Il avait, avec la permission du cardinal, pour lors archevêque (141) d’Aix-en-Provence, pris à dix-neuf ans l’habit d’ermite de saint Augustin ; il vivait seul avec un autre frère dans un petit ermitage où ils ne voyaient personne que ceux qui venaient visiter leur chapelle. Il y avait douze ans qu’il était dans cet ermitage, ne mangeant jamais rien que des légumes avec du sel et quelquefois de l’huile ; il jeûnait continuellement, sans s’être jamais relâché un moment en douze ans. Il jeûnait trois fois la semaine au pain et à l’eau, il ne buvait jamais de vin et ne faisait pour l’ordinaire qu’un repas en vingt-quatre heures. Il portait pour chemise une grosse haire faite avec de grosses cordes qui lui allait du haut en bas, ne couchait que sur le plancher. Il avait un don d’oraison continuel : il en faisait de marquées huit heures chaque jour et disait son office. Avec tout cela une soumission d’enfant. Dieu avait fait par lui quantité de miracles éclatants. Il venait à Genève croyant pouvoir gagner[41] sa mère, mais il la trouva morte.
[7.] Ce bon ermite eut quantité de connaissances des desseins de Dieu sur moi et sur le Père La Combe, mais Dieu lui fit voir en même temps qu’il nous préparait d’étranges croix à l’un et à l’autre. Il connut que Dieu nous destinait l’un à l’autre pour aider les âmes. Il vit une fois dans son oraison, qui était toute en dons et lumières, qu’étant à genoux, vêtue avec un manteau de couleur brune, on me coupa la tête qui fut aussitôt rétablie et que l’on me vêtit d’une robe très blanche et d’un manteau rouge et que l’on me mit une couronne de fleurs sur la tête. Il vit le Père La Combe que l’on divisait en deux et qui fut réuni bientôt, et tenant dans sa main une palme ; il fut dépouillé de ses habits et revêtu de l’habit blanc et du manteau rouge ; ensuite de quoi il nous vit tous deux proches d’un puits et que nous abreuvions des peuples innombrables qui venaient à nous.
[8.] Il me semble, ô mon Dieu, que cette vision si mystérieuse a déjà eu une partie de son effet, tant à cause des divisions qu’il a souffertes, et moi aussi, pourtant sans douleur, et de ce que j’ai cette confiance que vous l’avez dépouillé de lui-même pour le revêtir d’innocence, de pureté et de charité. Oui, mon Dieu, il me semble que l’amour que vous avez mis en moi est tout pur, dégagé de tout intérêt propre, amour qui aime son objet en lui-même et pour lui-même, sans aucun retour sur soi. Il craindrait plus un retour que l’enfer, car l’enfer sans amour-propre serait changé pour lui en paradis. Notre-Seigneur s’est aussi déjà servi beaucoup de lui et de moi pour gagner les âmes, je ne sais quel dessein il pourrait avoir sur nous dans la suite, je sais que nous sommes à lui sans nulle réserve. Un peu après que je fus arrivée aux Ursulines de Thonon, la sœur M. me parla avec beaucoup d’ouverture, selon l’ordre que le Père La Combe lui en avait donné. Elle me dit d’abord tant de choses extraordinaires qu’elle me devint suspecte, et je crus qu’il y avait de l’illusion en son fait ; et je m’en voulais du mal à moi-même.
[9.] Je commençai à ressentir une peine incroyable d’avoir amené ma fille, et je me trouvais bien à son égard un Abraham, lorsque le Père La Combe m’abordant me dit : « Vous, soyez la bienvenue, fille d’Abraham. » Je ne trouvais nulle raison de la laisser là, et je pouvais encore moins la garder avec moi, parce que nous n’avions pas de lieu, et que les petites filles que l’on prenait pour faire catholiques étaient toutes mêlées avec nous, et avaient des maux dangereux. De la laisser là aussi, cela me paraissait une folie : le langage du pays, où l’on n’entendait qu’à peine le français, la nourriture dont elle ne pouvait user, pour être entièrement différente de la nôtre. Je la voyais tous les jours maigrir et devenir à rien. Cela me réduisait comme à l’agonie et il me semblait qu’on me déchirait les entrailles ; tout ce que j’avais de tendresse pour elle se renouvela et je me regardais comme sa meurtrière. J’éprouvais ce que souffrit Agar lorsqu’elle éloigna (142) son fils Ismaël d’elle dans le désert pour ne le point voir mourir. […]
Le demi-frère barnabite La Mothe se tourne contre elle par intérêt : plus tard il cherchera par jalousie à détruire le P. La Combe ; ce dernier lui est donné pour directeur par M. de Genève (Arenthon d’Alex) ; les sœurs la « négligent » et elle tombe malade ; le P. La Combe appelé pour la confesser la guérit par « miracle ». Elle arrive à Thonon où elle fera vœu de pauvreté dans l’esprit du tiers ordre franciscain qui inspira sa filiation spirituelle[42].
1. ‘Le père La Mothe …me mandait …que ma belle-mère, en qui je me fiais pour le bien de mes enfants et pour le cadet, était devenue en enfance, et que j'en étais cause : cela était cependant très faux … je commençais alors à porter les peines en manière divine, …l'âme pouvais …sans nul sentiment être en même temps et très heureuse et très douloureuse.’ 2. Critiques, lettre de son cadet. 3. Problèmes de sommeil et de nourriture. 4. ‘Ceux qui me voyaient disaient que j'avais un esprit prodigieux. Je savais bien que je n'avais que peu d'esprit, mais qu'en Dieu mon esprit avait pris une qualité qu'il n'eut jamais auparavant.’ 5-6. Visite de M. de Genève qui lui ouvre son cœur. Il lui donne le père La Combe pour directeur. 7. Maladie, négligence des sœurs. Elle est guérie par le père. A Thonon chez les Ursulines. 8. Vœux perpétuels. 9-10. Etat d’enfance. 11. ‘J'ai été quelques années que je n'avais que comme un demi-sommeil.’
[1.] Sitôt que l’on sut en France que je m’en étais allée, ce fut une condamnation générale. Ceux qui m’attaquèrent le plus fortement furent les spirituels humains, et surtout le père La Mothe qui m’écrivit que toutes les personnes de doctrine et de piété, de robe et d’épée, me condamnaient. Il me mandait de plus pour m’alarmer, que ma belle-mère, en qui je me fiais pour le bien de mes enfants et pour le cadet, était devenue en enfance, et que j’en étais cause […]
[2.] Je répondis à toutes les lettres qu’on m’écrivit d’abord, toutes fulminantes, selon que l’esprit intérieur me dictait, et mes réponses se trouvèrent très justes, elles furent même fort goûtées, en sorte que Dieu le permettant ainsi, ces plaintes et ces foudres changèrent bientôt en applaudissements[43]. Toutes ces attaques ne me furent point si sensibles qu’une lettre que je reçus de mon cadet qui était de son petit[44] style. Chaque mot portait son coup de flèche ; La sœur Garnier changea d’abord pour moi, et se déclara contre moi, soit que ce fut une feinte ou une touche véritable. Le père La Mothe parut revenir m’estimer même, mais cela ne dura pas longtemps. Un certain intérêt était ce qui le faisait agir. Lorsqu’il vit qu’une pension qu’il s’était imaginé que je lui ferais, n’était point, il changea tout à coup. […]
[5.] Quelque temps après mon arrivée à Gex, M. de Genève vint pour nous voir. Je lui parlai avec ouverture et impétuosité de l’esprit qui me conduisait. Il fut si convaincu de l’Esprit de Dieu en moi, qu’il ne pouvait se lasser de le dire. Il en fut même pris et touché, m’ouvrit son cœur sur ce que Dieu voulait de lui, et sur ce qu’on l’avait détourné de la fidélité à la grâce ; car c’est un bon prélat, et c’est le [144] plus grand dommage du monde qu’il soit faible au point qu’il est à se laisser conduire, car lorsque je lui ai parlé, il a toujours entré dans ce que je lui ai dit, avouant que ce que je lui disais portait un caractère de vérité. Cela n’avait garde d’être autrement puisque c’était l’esprit de vérité qui me faisait lui parler, sans quoi je n’étais qu’une bête ; sitôt que les gens qui voulaient dominer et ne pouvaient souffrir le bien qui ne venait pas d’eux lui parlaient, il se laissait impressionner contre la vérité. C’est ce faible, avec quelques autres, qui l’ont empêché de faire tout le bien qu’il aurait fait dans son diocèse sans cela.
[6.] Après que je lui eus parlé, il me dit qu’il avait eu dans l’esprit de me donner le Père La Combe pour directeur ; que c’était un homme éclairé de Dieu, et qui entendait bien les voies de l’intérieur, qui avait un don singulier de pacifier les âmes ; ce sont ses propres termes : « Qu’il lui avait même dit quantité de choses qui le regardaient qu’il savait être fort véritables, puisqu’il sentait en lui-même ce que le Père lui disait. » J’eus beaucoup de joie de ce que M. de Genève me le donnait pour directeur, voyant par là que l’autorité extérieure s’unissait avec la grâce qui semblait déjà me l’avoir donné par cette union et effusion de grâce surnaturelle.
[7.] […] Dieu permit que les sœurs me négligeassent fort ; surtout celle qui avait soin de l’économie était fort bonne ménagère, cela alla à tel point qu’on ne me fit point faire de bouillon. Je n’avais pas un sol pour m’en faire faire, car je ne m’étais rien réservé, et les sœurs alors touchaient tout l’argent qui me venait de France, qui était très considérable. […]
Cependant comme elles craignirent que je ne mourusse, elles envoyèrent à Genève chercher de la viande et en même temps écrivirent au Père La Combe pour le prier de me venir confesser. Il vint toute la nuit à pied avec beaucoup de charité, quoiqu’il y eût huit grandes lieues, mais il n’allait point autrement, imitant en cela, comme en tout le reste, Notre-Seigneur Jésus-Christ. Sitôt qu’il entra dans la maison mes douleurs s’apaisèrent, et lorsqu’il fut entré dans ma chambre et qu’il m’eut bénie m’appuyant les mains sur la tête, je fus guérie parfaitement, et je vidai mes eaux en sorte que je fus en état d’aller à la messe.
Les médecins furent si fort surpris qu’ils ne savaient à quoi attribuer ma guérison, car étant protestants, ils n’avaient garde d’y reconnaître du miracle. Ils dirent que c’était folie, que j’étais malade d’esprit et cent extravagances dont étaient capables des gens d’ailleurs fâchés de ce qu’ils savaient que l’on venait pour retirer de l’erreur ceux qui le voudraient. Il me resta cependant une toux assez forte, et ces sœurs me dirent d’elles-mêmes qu’il fallait aller auprès de ma fille pour prendre du lait durant quinze jours, et puis après que je reviendrais. Sitôt que je partis, le Père La Combe qui s’en retournait et qui était dans le même bateau me dit : « Que votre toux cesse », elle cessa d’abord, et quoiqu’il vînt une furieuse tempête sur le lac qui me fit vomir, je ne toussai plus du tout. La tempête devint si furieuse que les vagues pensèrent renverser le bateau. Le Père La Combe fit un signe de croix sur les ondes et, quoique les flots devinssent plus mutinés, ils n’approchèrent plus du bateau, mais se brisaient à plus d’un pied du bateau ; ce qui fut remarqué des mariniers et de ceux qui étaient dans le bateau qui le regardaient comme un saint, de sorte qu’étant arrivée à Thonon dans les Ursulines, je me trouvai si parfaitement guérie qu’au lieu de me faire des remèdes, comme je me l’étais proposé, j’entrai en retraite ; j’y fus douze jours.
[8.] Ce fut là que je fis pour toujours les vœux que je n’avais faits que pour un temps[45]. […]
Madame Guyon a soin de souligner de nouveau l’attitude confiante de M. de Genève qui se retournera plus tard contre Lacombe : à l’époque il « donna pour directeur de notre maison le Père La Combe. » Conflit d’intérêt entre celui tout spirituel de la future « dame directrice » et un ecclésiastique séduit ; jalousie entretenue d’un autre ecclésiastique vis-à-vis de Lacombe. Madame Guyon se souvient d’un rêve qui prédit le partage de lourdes épreuves.
1. Elle se défait de son bien, signant tout ce que veut sa famille. 2-3. Elle sait que les croix viennent de Jésus-Christ. Manifestations démoniaques. 4. Elle empêche la liaison d’une très belle fille avec un ecclésiastique. 5-6. Celui-ci médit sur elle et gagne une religieuse. 7-8. Heureuse veille de trois jours; M. de Genève lui envoie un Enfant Jésus distribuant des croix. 9. ‘Je vis la nuit en songe …le Père La Combe attaché à une grande croix.’ 10. L’ecclésiastique gagne la fille et la supérieure.
[4.] Une des sœurs que j’avais amenées, et qui était une fort belle fille, se lia avec un ecclésiastique qui avait autorité dans ce lieu. Il lui inspira d’abord de l’aversion pour moi, jugeant bien que si elle avait de la confiance en moi, je ne lui conseillerais pas de souffrir ses visites si fréquentes. Elle entreprit une retraite ; je la priai de ne la point faire que je n’y fusse, car c’était dans le temps que je faisais la mienne. Cet ecclésiastique était bien aise de la lui faire faire afin d’entrer dans toute sa confiance, ce qui lui eût même servi de prétexte pour de fréquentes visites. M. de Genève donna pour directeur de notre maison le Père La Combe sans que je l’en eusse prié, de sorte que cela venait tout purement de Dieu. Je la priai donc, comme il devait faire faire les retraites, de l’attendre. Comme je commençais déjà de m’insinuer dans son esprit, elle me l’accorda malgré sa propre inclination qui était assez de la faire sous cet ecclésiastique. Je commençai à lui parler d’oraison, et à la lui faire faire. Notre-Seigneur donna tant de bénédiction, que cette fille, d’ailleurs très sage, se donna à Dieu tout de bon et de tout son cœur. La retraite acheva de la gagner. Or comme elle connut apparemment que de se lier avec cet ecclésiastique était quelque chose d’imparfait, elle fut plus réservée, cela choqua beaucoup ce bon ecclésiastique et l’aigrit contre le Père La Combe et contre moi ; et ce fut là la source de toutes les persécutions qui m’arrivèrent. Le bruit de ma chambre finit lorsque cela commença.
[5.] Cet ecclésiastique, qui confessait dans la maison, ne me regardait plus de bon œil. Il commençait en secret à parler de moi avec mépris. Je le savais, et ne lui en témoignais jamais rien et ne cessais pour cela de me confesser à lui. Il vint un certain religieux le voir qui haïssait à mort le Père La Combe à cause de sa régularité. Ils se lièrent ensemble et conclurent qu’il me fallait faire sortir de la maison et s’en rendre maîtres. Ils machinèrent pour cela tous les moyens qu’ils purent trouver. L’ecclésiastique, qui se voyait secondé, ne gardait plus de mesure. Ils disaient que j’étais une bête, que j’avais l’air niais. Ils ne pouvaient juger de mon esprit que par mon air, car je ne leur parlais guère. Cela fut si loin que l’on prêchait[46] tout haut ma confession, et qu’elle courut même dans tout le diocèse, disant qu’il y avait des personnes d’un orgueil effroyable, qui au lieu de se confesser de gros péchés, se confessent de peccadilles ; puis on faisait le détail de tout ce dont je m’étais confessée mot pour mot. Je veux croire que ce bon prêtre n’était accoutumé qu’à confesser des paysans : les fautes d’une personne en l’état où j’étais, l’étonnaient, et lui faisaient regarder [153] ce qui était vraiment des fautes en moi comme des choses en l’air, car sans cela il n’en aurait pas assurément usé de la sorte. Je m’accusais cependant toujours d’un péché de ma vie passée, mais cela ne le contentait pas. Je sus qu’il faisait un fort grand bruit de ce que je ne m’accusais pas de péchés plus notables. J’écrivis au Père La Combe pour savoir si je pouvais confesser les péchés passés comme présents, afin de contenter ce bon homme : il me manda que non ; et que je me donnasse bien de garde de les confesser autrement que comme passés, et qu’il fallait dans la confession une extrême sincérité.
[…]
[9.] Peu de jours après mon arrivée à Gex je vis la nuit en songe (mais songe mystérieux, car je le distinguais très bien) le Père La Combe attaché à une grande croix, mais d’une grandeur extraordinaire. Il était nu en la même manière que l’on dépeint Notre-Seigneur. Je voyais un monde épouvantable qui me comblait de confusion et qui rejetait sur moi l’ignominie de son supplice. Il me sembla qu’il avait plus de douleur que moi, mais que j’avais plus d’opprobre que lui. Cela me surprit d’autant plus que ne l’ayant vu alors qu’une fois, je ne pouvais m’imaginer ce que cela pouvait signifier, mais je l’ai bien vu accompli. Ces paroles me furent imprimées en même temps que je le vis attaché de cette sorte à la croix : Je frapperai le pasteur et les brebis seront dispersées ; et ces autres : J’ai prié pour toi en particulier, Pierre, afin que ta foi ne défaille point : Satan a demandé de te cribler[47].
[…]
L’histoire conflictuelle entre détenteurs par fonctions -- et détentrice en pratique mystique -- d’une autorité spirituelle, se poursuit : « l’ecclésiastique » local se manifeste habilement auprès de l’évêque mais madame Guyon veut garder une indépendante fragilité toute moderne qui lui coûtera cher par la suite. Si seulement elle avait accepté de devenir supérieure de religieuses, comme les autres grandes figures mystiques l’on fait avant elle ! Mais probablement ne veut-elle pas participer à des pressions exercées sur de prochaines « Nouvelles Catholiques » qu’elle juge innoportunes et sans droiture[48].
1. L’ecclésiastique fait entendre à M. de Genève ‘qu'il fallait, pour m'assurer à cette maison, m'obliger d'y donner le peu de fonds que je m'étais réservé, et de m'y engager en me faisant supérieure.’ 2. Le même intercepte le courrier. 3. ‘L’on me proposa l'engagement et la supériorité’, ‘Je lui [la supérieure] témoignai encore que certaines abjurations et certains détours ne me plaisaient pas.’ 4. Elle s’oppose à ce que la supérieure s’engage à obéir au père La Combe. 5-6. ‘Le principal caractère du père La Combe est la simplicité et la droiture’. On lui tend des pièges. L’ecclésiastique envoie à Rome sans succès huit propositions litigieuses tirées d’un sermon du père. 7-8. On oppose le père à M. de Genève qui lui demande de faire pression sur elle. Dans sa droiture le père refuse. 9. Les sœurs la poursuivent. 10. L’ecclésiastique et un de ses ami décrient le père. Celui-ci part en Italie. 11. Vision prémonitoire alarmante d’un prêtre.
[2.] M. de Genève ne pénétra en nulle manière les intentions de cet ecclésiastique que l’on appelait dans le pays le petit évêque, à cause de l’ascendant qu’il avait pris sur l’esprit de M. de Genève. Il crut que [155] c’était par affection pour moi et par zèle pour cette maison que cet homme désirait de m’y engager ; c’est pourquoi il donna d’abord avec zèle dans cette proposition, se résolvant de la faire réussir à quelque prix que ce fut. L’ecclésiastique voyant qu’il avait si bien réussi, ne garda plus aucune mesure à mon égard. Il commença par faire arrêter les lettres que j’écrivais au Père La Combe, ensuite il fit prendre toutes celles que j’écrivais du côté de Paris et celles que l’on m’écrivait, afin de pouvoir impressionner les esprits comme il voudrait, et que je ne pusse ni le savoir, ni me défendre, ni mander les manières dont j’étais traitée. Une des filles que j’avais amenées voulut s’en retourner ne pouvant rester en ce lieu ; ainsi il ne m’en resta plus qu’une, qui était infirme et trop occupée pour m’aider en bien des choses dont j’aurais eu besoin. Comme le Père La Combe devait venir pour les retraites, je crus qu’il adoucirait l’esprit aigri de cet homme, et qu’il me donnerait conseil.
[3.] Cependant l’on me proposa l’engagement et la supériorité. Je répondis que pour l’engagement il m’était impossible, puisque ma vocation était pour ailleurs, que pour la supériorité, je ne pouvais être supérieure avant que d’être novice ; qu’elles avaient toutes fait deux ans de noviciat avant de s’engager, que quand j’en aurais fait autant, je verrais ce que Dieu m’inspirerait. La supérieure me répondit assez brusquement que, si je les voulais quitter un jour, je n’avais qu’à le faire tout à l’heure. Cependant je ne me retirai pas pour cela, j’en usai toujours à mon ordinaire ; mais je voyais le ciel se grossir peu à peu, et les orages venir de tout côté. La supérieure cependant affecta un air plus doux : elle me témoigna qu’elle désirait aussi bien que moi d’aller à Genève, que je ne m’engageasse pas et que je lui promisse seulement de la prendre si j’y allais. Elle me demanda si je n’étais pas engagée pour Genève pour quelque chose : elle voulait me sonder afin de voir si je n’avais point quelque dessein, ou peut-être quelque engagement de vœu, mais comme je n’avais point de conseil du Père La Combe, je ne lui dis rien. Elle me témoigna même beaucoup de confiance et semblait être unie à moi. Comme je suis fort franche et que Notre-Seigneur m’a donné beaucoup de droiture, je crus qu’elle allait de bonne foi : je lui témoignais même que je n’avais nul attrait pour la manière de vie des Nouvelles Catholiques, à cause des intrigues du dehors. Je lui témoignai encore que certaines abjurations et certains détours ne me plaisaient pas, parce que je voulais que l’on fut droit en tout ; de sorte même que le refus que je fis de signer[49] celles qui n’étaient pas selon la bonne foi les choqua un peu. Elle n’en fit rien paraître. Elle était bonne, et ne faisait ces choses que parce que cet ecclésiastique lui disait qu’il était nécessaire d’en user de la sorte pour accréditer la maison au loin, et attirer des charités de Paris. Je lui disais que si nous allions droit, Dieu ne nous manquerait jamais, qu’il ferait plutôt des miracles. Je remarquai une chose qui fut que sitôt que l’on prit cette manière d’agir si éloignée de la droiture et de la sincérité, et même de la justice, ce que l’on croyait faire pour attirer les charités eut pour effet, sans que personne sût rien de cela, que l’on se refroidit et que la charité se resserra. O. Dieu, n’est-ce pas vous qui inspirez la charité et n’est-elle pas sœur de la vérité : comment donc l’attirer par le déguisement ? Il faut l’attirer par la confiance en Dieu et alors elle devient extrêmement libérale, tout autre manière d’en user la porte à se resserrer.
[4.] Un jour après que la supérieure eut communié, elle me vint trouver et me dit que Notre-Seigneur lui avait fait connaître combien le Père La Combe lui était agréable et que c’était un saint, qu’elle se sentait fort portée à faire vœu de lui obéir. Elle paraissait dire cela de la meilleure foi du monde et je crois qu’elle parlait alors sincèrement, car elle avait des hauts et bas de faiblesse qui sont assez l’apanage de notre sexe, dont nous devons beaucoup nous humilier. Je lui dis qu’elle ne devait point faire cela ; elle me dit qu’elle le voulait, et qu’elle allait le prononcer. Je m’y opposai fortement, disant que des choses de cette nature ne devaient pas se faire [156] à la légère ni sans avoir consulté la personne à laquelle on veut obéir pour voir si elle l’agréera. Elle se contenta de ma raison et écrivit au Père La Combe tout ce qu’elle disait s’être passé en elle et comme elle voulait faire vœu de lui obéir ; que c’était Dieu qui la poussait à cela. Le Père La Combe lui fit réponse et elle me montra la lettre. Il lui mandait qu’elle ne devait jamais faire vœu d’obéir à aucun homme, et qu’il ne le lui conseillerait jamais, que tel qui nous est propre dans un temps ne l’est pas dans l’autre, qu’il faut rester libre, ne laissant pas d’obéir avec amour et charité tout de même que si l’on était engagé par vœu ; qu’à son égard il n’en avait jamais reçu de personne ni n’en recevrait jamais ; que cela leur était même défendu par leur règle ; qu’il ne laisserait pas de la servir autant qu’il le pouvait et qu’il irait dans peu faire faire les retraites. Elle lui avait mandé aussi dans cette lettre qu’elle le priait de demander à Notre-Seigneur qu’il lui fît connaître s’il la destinait pour Genève, si elle irait avec moi, qu’elle était contente de toutes les volontés de Dieu ; seulement qu’il lui dît les choses telles qu’il les connaissait. Il lui manda que sur cet article il lui dirait simplement ce qu’il en penserait.
[5.] Il est vrai que le principal caractère du Père La Combe est la simplicité et la droiture. Lorsqu’il fut venu pour les retraites, qui fut la troisième fois et la dernière qu’il vint à Gex, elle lui parla la première journée avec beaucoup d’empressement. Elle lui demanda si elle serait un jour unie à moi dans Genève. Il lui répondit avec sa droiture ordinaire : « Ma Mère, Notre-Seigneur m’a fait connaître que vous ne vous établirez jamais dans Genève, du moins vous, car pour les autres, je n’en ai pas de lumière ». Elle est morte aussi, c’est pourquoi cela s’est bien vérifié. Sitôt qu’il lui eut fait cette déclaration, elle parut animée contre lui et contre moi d’une manière surprenante. Elle fut trouver l’ecclésiastique, qui était avec l’économe dans une chambre, et ils prirent ensemble des mesures pour m’obliger à m’engager ou à me retirer. Ils croyaient que j’aimerais mieux m’engager que de me retirer, et veillèrent de plus près sur mes lettres.
[6.] Le père prêcha à sa prière, car ce n’était que pour tendre des pièges. Il avait fait un sermon de[50] la charité à la paroisse qui avait enlevé[51] tout le monde : elle lui demanda un sermon un peu intérieur. Il lui en prêcha un qu’il avait prêché à la Visitation de Thonon : La beauté de la fille du Roi vient du dedans[52]. Il leur fit comprendre ce que c’était que d’être intérieur, et ce que c’était que de faire ses actions par ce principe. Cet ecclésiastique qui y était avec un de ses affidés, dit que c’était contre lui qu’on avait prêché, et que c’étaient des erreurs. Il tira huit propositions, que le père n’avait point prêchées, et ne laissa pas de les ajuster le plus malicieusement qu’il put, et les envoya à un de ses amis à Rome pour les faire, disait-il, examiner à la Sacrée Congrégation et à l’Inquisition. Quoiqu’il les eût très mal digérées, elles ne laissèrent pas de passer pour très bonnes. Son ami lui manda qu’il n’y avait rien du tout de mauvais. Cela le fâcha fort, car il n’est pas assez bon théologien, à ce que j’ai ouï dire, pour juger de rien par lui-même. Il fit plus : c’est qu’il vint avec une colère surprenante le lendemain trouver le Père La Combe le querellant fortement, disant qu’il avait fait ce sermon pour l’offenser. Le père le lui tira de sa poche et lui montra qu’il avait écrit dessus les lieux où il l’avait prêché, le temps, et les années, de sorte qu’il demeura interdit, mais non pas apaisé. Il se mit encore plus en colère devant bien des gens qui s’assemblèrent là. Le père se mit à genoux, et en cette posture entendit [une] demi-heure durant toutes les injures qu’il plut à cet ecclésiastique de lui dire. On me le vint dire, mais je ne voulus pas entrer en tout cela.
[7.] Le père dit à cet ecclésiastique, après avoir été traité de la sorte, avec autant de douceur que d’humilité, qu’il était obligé d’aller à Annecy pour quelques affaires de leur couvent et que s’il voulait mander quelque chose à M. de Genève, il se chargerait des lettres. L’autre lui répondit de l’attendre, et qu’il allait écrire.
Ce bon [157] père eut la patience d’attendre plus de trois heures entières sans entendre de ses nouvelles. L’on me vint dire : « Savez-vous bien que le Père La Combe n’est pas parti, qu’il est dans l’église où il attend des lettres de M. N. ? », parlant de ce prêtre qui l’avait si mal traité, jusqu’à lui faire arracher des mains une lettre que je venais de lui donner pour ce bon ermite dont j’ai parlé. J’allai à l’église le prier d’envoyer un valet qui devait l’accompagner à Annecy voir si le paquet de ce monsieur était prêt, parce que le jour s’avançait si fort qu’il lui faudrait coucher en chemin. Cet homme trouva un valet de l’ecclésiastique à cheval qui lui dit : « C’est moi qui vas » et comme il entrait, ce monsieur disait à un autre valet qu’il allât à toute bride, et qu’il fût à Annecy avant ce Père. Il ne l’avait fait attendre que pour faire partir un homme avant lui pour prévenir l’esprit de l’évêque, et il renvoya dire au Père qu’il n’avait point de lettre à lui donner.
[8.] Le Père La Combe ne laissa pas d’aller à Annecy. Lorsqu’il fut là, il trouva l’évêque fort prévenu et aigri. Il lui dit : « Mon Père, il faut absolument engager cette dame à donner ce qu’elle a à la maison de Gex, et la faire supérieure ». « Monseigneur, lui répondit le Père La Combe, vous savez ce qu’elle vous a dit elle-même de sa vocation et à Paris et en ce pays, et ainsi je ne crois pas qu’elle veuille s’engager ; et il n’y a point d’apparence qu’ayant tout quitté dans l’espérance d’entrer à Genève, elle s’engage ailleurs et qu’elle se rende par là impuissante d’accomplir les desseins de Dieu sur elle. Elle s’est offerte de rester avec ces bonnes filles comme pensionnaire : si elles veulent bien la garder en cette qualité, elle restera avec elles, sinon, elle est résolue de se retirer dans quelque couvent jusqu’à ce que Dieu en dispose autrement ». M. de Genève lui répondit : « Mon père, je sais tout cela, mais je sais en même temps qu’elle est si obéissante que si vous lui ordonnez de le faire, elle le fera assurément. - C’est par cette raison, Monseigneur, qu’elle est fort obéissante que l’on doit se précautionner dans les commandements que l’on lui fait, répartit le père, il n’y a pas d’apparence que je porte une dame étrangère qui n’a pour toute subsistance que ce qu’elle s’est réservé, de s’en dépouiller en faveur d’une maison qui n’est pas encore établie et qui peut-être ne s’établira pas. Si la maison vient à manquer ou à n’être plus utile, de quoi cette dame vivra-t-elle ? ira-t-elle à l’hôpital ? Effectivement cette maison, avant qu’il ne soit peu, ne sera d’aucune utilité, parce qu’il n’y a plus de protestants en France. » M. de Genève lui dit : « Mon père, toutes ces raisons ne sont bonnes à rien. Si vous ne faites pas faire cela à cette dame, je vous interdirai[53]. » Cette manière de parler surprit un peu le père qui sait assez les règles de l’interdit, qui ne se fait pas sur des choses de cette nature. Il lui dit : « Monseigneur, je suis prêt non seulement de souffrir l’interdit, mais même la mort, plutôt que de rien faire contre mon honneur ni contre ma conscience », et se retira.
[9.] Il m’écrivit en même temps toutes choses par un exprès, afin que je prisse mes mesures là-dessus. Je n’eus point d’autre parti à prendre que de me retirer dans un couvent, mais avant que de le faire, je dis encore à ces bonnes sœurs que je m’en allais, car il survint en même temps une lettre que la religieuse à laquelle j’avais confié ma fille, et qui était celle qui parlait moins mal français et qui était fort vertueuse, était tombée malade, de sorte qu’elle me priait d’aller pour quelque temps auprès de ma fille. Je leur montrai cette lettre et leur dis que je voulais me retirer dans cette communauté ; que si elles cessaient de me poursuivre comme elles faisaient et qu’on laissât en repos le Père La Combe, qui passait pour l’apôtre [158] du pays à cause du fruit admirable qu’il faisait dans ses missions, que je retournerais sitôt que la maîtresse de ma fille se porterait mieux. C’était mon intention de le faire. Au lieu de cela, elles me poursuivirent avec plus de force, écrivirent à Paris contre moi, arrêtèrent toutes mes lettres, envoyèrent des libelles où il y avait que l’on reconnaîtrait la personne à une petite croix de bois qu’elle portait. C’est que j’avais au col une petite croix du tombeau de saint François de Sales
[10.] Cet ecclésiastique et son ami allèrent dans tous les lieux où le Père La Combe avait fait mission, le décrier et parler contre lui avec tant de force qu’une femme n’osait dire son Pater parce que, disait-elle, elle l’avait appris de lui. Ils firent dans tout le pays un scandale effroyable. Le Père La Combe n’était pas au pays, car le lendemain de mon arrivée aux Ursulines de Thonon, il partit dès le matin pour aller prêcher le Carême à la vallée d’Aoste. Il vint me dire adieu, et il me dit en même temps qu’il irait de là à Rome et qu’il n’en reviendrait peut-être pas ; que ses supérieurs pourraient bien l’y retenir ; qu’il était bien fâché de me laisser dans un pays étranger sans secours et persécutée de tout le monde ; si cela ne me faisait point de peine. Je lui dis : « Mon père, je n’ai nulle peine de cela ; je me sers des créatures pour Dieu et par son ordre ; je m’en passe fort bien par sa miséricorde lorsqu’il les retire, et je suis fort contente de ne vous voir jamais, si telle est sa volonté, et de rester dans la persécution. » Lorsqu’il me disait cela, il ne savait pas qu’elle deviendrait aussi forte qu’elle fut. Après, il me dit qu’il partait fort content de me voir dans ces dispositions et s’en alla de cette sorte.
[…]
Et cela continue : le Père La Mothe, mécontent que sa plus jeune demi-sœur ne prenne pas conseil de lui, « débita de plus que j’avais été en croupe à cheval derrière le Père La Combe ». Madame Guyon redresse la situation auprès de l’évêque in partibus de Genève, qui « me pressa fort de retourner à Gex et de prendre la supériorité. Je lui répondis que, pour la supériorité, nul n’était supérieure sans avoir été novice. » Et être coupée du monde ? Cette répartie préserve la liberté mais ne satisfait pas le prélat. Madame Guyon dirige mystiquement La Combe tandis que la jolie fille demeure ferme…
1. Persécution. Vingt-deux lettres interceptées. Relations entre le P. La Motte et M. de Genève. 2. Comment se disculper de maltraiter une personne qui a donné tout son bien. 3. Inventions sur ses relations avec le père La Combe. 4. Dans un couvent, très au repos avec sa fille. 5. Etat simple nu et perdu. 6-7. Il lui faut devenir ‘souple comme une feuille’. 8. ‘L’on s'abandonne à des hommes qui ne sont rien … et si l'on parle d'une âme qui s'abandonne toute à son Dieu … on dit hautement : « Cette personne est trompée avec son abandon ».’ 9. ‘En songe deux voies … sous la figure de deux gouttes d'eau. L'une me paraissait d'une clarté, d'une beauté et netteté sans pareille, l'autre me paraissait avoir aussi de la clarté, mais elle était toute pleine de petites fibres ou filets de bourbe.’ 10. Voie de foi et voie de lumières. Un songe lui fait connaître que le père La Combe lui a été donné pour passer à la voie de foi. 11. ‘Ma difficulté c’était de le dire à ce père.’ Elle lui déclare qu’elle est sa mère de grâce et il en est intérieurement confirmé. 12. L’ecclésiastique tourmente la belle fille, qui demeure ferme. 13. ‘Après Pâques de l'année 1682, M. de Genève vint à Thonon.’ Il convient de la sainteté du père.
[1.] Sitôt donc que le Père La Combe fut parti, la persécution devint plus forte qu’auparavant. M. de Genève me fit encore quelques honnêtetés, tant pour voir s’il me ferait faire ce qu’il désirait, que pour avoir le temps de sonder (159) comme les choses passeraient en France, et pour prévenir les esprits contre moi, empêchant toujours que je ne reçusse des lettres. Je n’en faisais tenir que très peu et celles qui étaient indispensables. L’ecclésiastique et un autre avaient vingt-deux lettres ouvertes sur leur table qui n’étaient pas parvenues jusqu’à moi. Il y en avait une où l’on m’envoyait une procuration à signer, qui était fort nécessaire. Ils furent obligés d’y remettre une autre enveloppe pour me l’envoyer. M. de Genève écrivit au Père La Mothe et il n’eut pas de peine à le faire entrer dans ses intérêts. Il était malcontent de ce que je ne lui avais pas fait la pension qu’il espérait, ainsi qu’il me l’a dit quantité de fois fortement ; et il trouvait mauvais que je ne prisse pas ses avis en tout, joint à cela quelques autres intérêts. Il se déclara d’abord contre moi. M. de Genève, qui ne voulait ménager que lui, se trouva assez fort de l’avoir dans son parti. Il en fit même son confident, et c’était lui qui débitait les nouvelles qu’on lui écrivait. La commune opinion est que ce qui le faisait agir de la sorte, et monsieur son frère, fut la crainte que je n’annulasse la donation si je revenais, et qu’ayant du support et des amis, je n’y fisse trouver de quoi la rompre ; ils se trompaient bien en cela, car je n’ai jamais eu la pensée d’aimer autre chose que la pauvreté de Jésus-Christ. Durant quelque temps le père me ménageait encore. Il m’écrivait des lettres qu’il adressait à M. de Genève et ils s’accommodaient si bien qu’il était seul dont je reçusse des lettres. Notre-Seigneur me donna de très belles lettres à lui écrire : mais au lieu d’en être touché, il s’en irritait. Je ne crois pas qu’il s’en puisse guère trouver de plus fortes ni de plus touchantes.
[2.] M. de Genève, comme j’ai dit, me ménagea encore quelque temps, me faisant accroire qu’il avait de la considération pour moi, mais il écrivit à beaucoup de gens à Paris, et les sœurs aussi, à toutes ces personnes de piété dont j’avais reçu des lettres, afin de les prévenir contre moi, et d’éviter le blâme qui leur devait venir naturellement d’avoir traité si indignement une personne qui avait tout abandonné pour se dévouer au service de son diocèse, et de ne l’avoir maltraitée qu’après qu’elle s’était défaite de tous ses biens et qu’elle n’était plus en état de retourner en France. Pour, dis-je, éviter un blâme si juste, il n’y avait point d’histoire fausse et fabuleuse qu’ils n’inventassent pour me décrier. Outre que je ne pouvais faire savoir la vérité en France, c’est que Notre-Seigneur m’inspirait de tout souffrir sans me justifier. Je le fis envers le Père La Mothe. Comme je vis qu’il tournait tout de travers, et qu’il paraissait plus aigri que l’évêque, je cessai de lui écrire. D’autre côté, les Nouvelles Catholiques qui sont en fort grand crédit, me blâmaient et condamnaient pour se disculper de leur violence. On ne voyait que condamnation et accusation sans aucune justification. Il n’était pas difficile de blâmer et imposer à qui ne se défendait pas.
[3.] J’étais dans ce couvent, et je n’avais vu le Père La Combe que ce que j’ai marqué. Cependant on ne laissait pas de faire courir le bruit que je courais avec lui, qu’il m’avait promenée en carrosse dans Genève, que le carrosse avait versé et cent folies malicieuses. Le Père La Mothe débitait lui-même tout cela, soit qu’il le crut véritable ou autrement. Quand il les aurait crues véritables, il aurait dû les cacher. Mais que dis-je mon Dieu et où m’égarais-je ? N’était-ce pas vous qui permettiez toutes ces choses et qui ayant dessein de me faire souffrir les étranges persécutions qu’il m’a fallu souffrir depuis, permettiez que lui et son frère s’imprimassent de ces choses, et que les croyant vraies ils pussent les dire sans scrupule. Pour son frère, je crois qu’il ne le croyait que sur le rapport du Père La Mothe qui les lui faisait croire véritables. Le Père La Mothe débita de plus que j’avais été en croupe à cheval derrière le Père La Combe, ce qui était d’autant plus faux que je n’ai jamais été de cette manière. Toutes ces calomnies tournèrent en ridicule/dans l’esprit des gens de bien, aussi bien (3. 260) que dans celui des personnes du monde,//des personnes que l’on estimait auparavant des saints. C’est en quoi il faut admirer la conduite de Dieu, car quel sujet avais-je donné de parler de la sorte ? J’étais dans un couvent à cent cinquante lieues du Père La Combe, [160] et l’on ne laissait pas de faire de lui et de moi les contes les plus sanglants du monde.
[…]
[5] […] Mon fond était dans une généralité, paix, liberté, largeur[54] inébranlables ; et quoique je souffrisse quelquefois quelque chose dans les sens, à cause des renversements continuels, cela n’entrait point, et c’étaient des vagues qui se brisaient contre le rocher. Le fond était si perdu dans la volonté de Dieu qu’il ne pouvait vouloir ou ne vouloir pas. Je demeurais abandonnée, sans me mettre en peine ni de ce que je ferais, ni de ce que je deviendrais, ni quelle serait la fin d’une si effroyable tempête, qui ne faisait que commencer. La conduite de la providence dans le moment présent faisait toute ma conduite sans conduite, car l’âme dans l’état dont je parle, ne peut désirer ni chercher une providence particulière ni extraordinaire ; mais je me laissais conduire par la providence journalière de moment en moment sans penser au lendemain. J’étais comme un enfant entre vos mains, ô mon Dieu, je ne songeais pas d’un moment à l’autre, mais je reposais à l’ombre de votre protection, sans penser à rien et sans me soucier de moi-même non plus que si je n’eusse plus été. Mon âme était dans un abandon si parfait, tant pour l’intérieur que pour l’extérieur, qu’elle ne pouvait prendre ni règle ni mesure pour rien. Il lui était indifférent d’être d’une manière ou d’une autre, dans une compagnie ou dans une autre, à l’oraison ou à la conversation. Il faut avant de poursuivre que je dise comment Notre-Seigneur travailla à me mettre dans cette indifférence.
[6.] Lorsque j’étais encore dans mon ménage, sans autre directeur que son esprit, quelque possédée que je fusse de lui, et de quelque manière que je me trouvasse à l’oraison, sitôt qu’un de mes petits enfants venait frapper à ma porte, ou que la moindre personne venait à moi, il voulait que je l’interrompisse. Et une fois que j’étais si pénétrée de la divinité que je ne pouvais presque parler, il vint frapper à mon cabinet un de mes petits enfants qui voulait jouer auprès de moi. Je crus qu’il ne fallait pas interrompre pour cela, et je renvoyai l’enfant sans lui ouvrir. Notre-Seigneur me fit comprendre que tout cela était propriété ; et ce que j’avais cru conserver se perdit[55] . D’autres fois il m’envoyait rappeler ceux que j’avais congédiés. Il me fallut devenir souple comme une feuille dans votre main tout adorable, ô mon Dieu, en sorte que je reçusse tout également de votre providence. Quelquefois ils venaient m’interrompre pour des choses qui n’avaient pas l’ombre de raison, et cela à tout coup ; il me les fallait recevoir également, la dernière fois comme la première, tout cela m’étant égal dans votre providence.
[7.] Ce ne sont point, ô mon Dieu, les actions en elles-mêmes qui vous sont agréables, mais l’obéissance à toutes vos volontés et la souplesse à ne tenir à rien[56]. C’est que par les petites choses l’âme insensiblement se dégage de tout, elle ne tient à rien, elle est propre pour tout ce que Dieu veut d’elle, et elle se trouve sans aucune [161] résistance. O volonté de Dieu, marquée par tant de petites providences, qu’il fait bon vous suivre ! parce que vous accoutumez l’âme à vous connaître, à ne tenir à rien, et à aller avec vous en quelque lieu que vous la meniez. Mon âme était alors, ce me semblait, comme une feuille, ou comme une plume, que le vent fait aller comme il lui plaît ; elle se laissait aller à l’opération de Dieu et à tout ce qu’il faisait intérieurement et extérieurement de même manière ; se laissant conduire sans aucun choix, contente d’obéir à un enfant comme à un homme de science et d’expérience, ne regardant que Dieu dans l’homme et l’homme en Dieu, qui ne permet jamais qu’une âme qui lui est entièrement abandonnée soit trompée, ô mon Dieu.
[…]
[9.] Sitôt que je fus arrivée aux Ursulines de Thonon, Notre-Seigneur me fit voir en songe deux voies par lesquelles ils conduisait les âmes, sous la figure de deux gouttes d’eau. L’une me paraissait d’une clarté, d’une beauté et netteté sans pareille, l’autre me paraissait avoir aussi de la clarté, mais elle était toute pleine de petites fibres ou filets de bourbe ; et comme je les regardais attentivement, il me fut dit : « Ces deux eaux sont toutes deux bonnes pour étancher la soif, mais celle-ci se boit avec agrément, et l’autre avec un peu de dégoût. » Il en est de même de la voie de la foi pure et nue que de cette goutte fort claire et nette ; elle plaît beaucoup à l’époux, parce qu’elle est toute pure et sans propriété. Il n’en est pas de même de la voie de lumière, qui ne plaît pas tant à l’époux, et ne lui est pas à beaucoup près si agréable[57].
[10.] Il me fut ensuite montré que cette voie si pure était celle par laquelle Notre-Seigneur avait eu la bonté de me conduire jusqu’alors, que celle de lumières était celle par laquelle quelques âmes de lumière marchaient, et qu’elles y avaient entraîné le Père La Combe. En même temps il me parut revêtu d’une robe toute déchirée, et je vis tout à coup que l’on raccommoda cette robe sur moi. On en fit d’abord un quart, et ensuite un autre quart ; puis longtemps après l’autre moitié fut toute faite, et il fut habillé de neuf magnifiquement. Comme j’étais en peine de ce que cela signifiait, Notre-Seigneur me fit entendre que, sans que je le susse, il me l’avait donné, l’attirant à une vie plus parfaite que celle qu’il avait menée jusqu’alors ; que c’était dans le temps de ma petite vérole qu’il me l’avait donné, et qu’il m’en avait coûté ce mal et la perte de mon cadet ; qu’il n’est pas seulement mon père, mais mon fils ; et que l’autre quart de la robe s’était fait lorsque, passant par le lieu de ma demeure, il fut touché plus vivement, et qu’il embrassa une vie plus intérieure et plus parfaite ; et que depuis ce temps-là il a toujours continué, mais qu’il faut à présent que tout s’achève, Dieu voulant se servir de moi pour le faire marcher dans la foi nue et dans la perte : ce qui est arrivé.
Le lendemain, ce père étant venu dire la messe aux Ursulines, m’ayant demandé, je n’osais lui rien dire du tout, quoique Notre-Seigneur me poussât très fort à le faire, par un reste d’amour-propre qui aurait passé pour humilité autrefois dans mon esprit. Je parlais pourtant [162] devant les sœurs qui étaient avec moi de la voie de foi, combien elle était plus glorieuse à Dieu et plus avantageuse à l’âme que toutes ces lumières et assurances qui font toujours vivre l’âme à elle-même. Cela les rebuta d’abord, et lui aussi, jusqu’à leur faire sentir de la peine contre moi. Je voyais qu’ils étaient peinés, comme ils me l’ont avoué depuis. Je ne leur en dis pas pour lors davantage, mais comme le père est d’une humilité achevée, il m’ordonna d’expliquer ce que je lui avais voulu dire. Je lui contai une partie de mon songe des deux gouttes d’eau : il n’entra pas cependant pour lors dans ce que je lui dis, l’heure n’étant pas encore venue. Après que je fus retournée à Gex, comme je continuais de me lever à minuit, le Père La Combe étant venu pour les retraites, la nuit, en faisant l’oraison, Notre-Seigneur me fit connaître que j’étais sa mère, et qu’il était mon fils ; il me confirma le songe que j’avais eu, et m’ordonna de le lui dire, et que, pour preuve de ce que je lui dirais, il examinât dans quel temps il fut touché d’une violente contrition et si ce n’était pas dans le temps de ma petite vérole. Notre-Seigneur me fit encore connaître qu’il donnait à des âmes quantité de personnes sans le leur faire connaître que quelquefois ; et qu’il m’en avait donné encore une pour laquelle acheter il m’avait ôté ma fille : ce qui se trouva juste en ce temps.
[11.] Ma difficulté, c’était de le dire à ce père, que je ne connaissais qu’à peine. Je voulais me le dissimuler à moi-même, et dire que c’était présomption, quoique je sentisse fort bien que c’était l’amour-propre qui voulait éluder cela pour éviter la confusion. Je me sentais pressée de le dire jusqu’au trouble. Je le fus trouver comme il se préparait pour dire la messe, et m’étant approchée de lui comme pour me confesser, je lui dis : « Mon père, Notre-Seigneur veut que je vous dise que je suis votre mère de grâce et je vous dirai le reste après votre messe. » Il dit la messe où il fut confirmé de ce que je lui avais dit. Après la messe, il voulut que je lui disse toutes les circonstances de toutes choses, et du songe. Je les lui dis. Il se souvint que Notre-Seigneur lui avait fait souvent connaître qu’il avait une mère de grâce qu’il ne connaissait point et, m’ayant demandé le temps que j’avais eu la petite vérole, je lui dis à la Saint François, et que mon cadet était mort peu de jours avant la Toussaint. Il reconnut que c’était le temps d’une touche si extraordinaire que Notre-Seigneur lui donna qu’il pensa mourir de contrition. Cela lui donna un tel renouvellement intérieur que, s’étant retiré pour prier, car il se sentait fort recueilli, il fut saisi d’une joie intérieure et d’une émotion très grande qui le fit entrer dans ce que je lui avais dit de la voie de la foi. Il m’ordonna de lui écrire ce que c’était que la voie de foi, et la différence qu’il y avait entre la voie de foi et celle de lumière. Ce fut en ce temps et pour lui que j’écrivis cet écrit de[58] la foi que l’on a trouvé beau. Je n’en ai aucune copie, je crois pourtant qu’il subsiste encore[59]. Je ne savais ni ce que j’écrivais ni ce que j’avais écrit, non plus que dans tout ce que j’ai écrit depuis. Je le donnai au père, qui me dit qu’il le lirait en allant à Aoste. Je dis les choses comme elles me viennent, sans ordre.
[13.] Après Pâques de l’année 1682, M. de Genève vint à Thonon[60]. J’eus l’occasion de lui parler à lui-même ; et Notre-Seigneur faisait que, lorsque je lui avais parlé, il restait content, mais les personnes qui l’avaient animé, revenaient à la charge. Il me pressa fort de retourner à Gex et de prendre la supériorité. Je lui répondis que, pour la supériorité, nul n’était supérieure sans avoir été novice, et que pour l’engagement, il savait lui-même ma vocation et ce que je lui avais dit à Paris et à Gex, que cependant je lui parlais comme à un évêque qui tenait la place de Dieu ; qu’il prit garde de ne regarder que Dieu en ce qu’il me dirait, qu’il connaissait toutes choses et savait ce que je lui avais dit, qu’après cela s’il me disait de m’engager, tenant la place qu’il tenait, je le ferais. Il demeura tout interdit, et me dit : « Puisque vous me parlez de cette sorte, je ne puis point vous le conseiller. Ce n’est point à nous à aller contre les vocations, mais faites du bien à cette maison je vous prie. » Je lui promis de le faire ; et ayant reçu ma pension, je leur envoyai cent pistoles avec le dessein de continuer la même chose tout le temps que je serais dans le diocèse. Il se retira fort content, car assurément il aime le bien[61], et c’est dommage qu’il se laisse gouverner comme il fait par ces personnes qui lui font faire ce qu’elles veulent. Il me dit même : « J’aime le Père La Combe, c’est un vrai serviteur de Dieu et il m’a dit bien des choses dont je ne pouvais douter, car je les sentais en moi », mais, dit-il encore : « lorsque je dis cela, on dit que je me trompe et qu’il deviendra fou avant qu’il soit six mois ; et une personne qui est venue m’accompagner de la Visitation ici m’a assuré que, sur sa vie, il serait bientôt fou. » Cet homme était le religieux mécontent, ami de l’ecclésiastique. Cette faiblesse m’étonna. Il me dit qu’il était très content des religieuses que le Père La Combe avait conduites, et qu’il n’avait rien moins trouvé que ce qu’on lui avait dit. Je pris de là occasion de lui dire qu’il devait, en toutes choses, s’en rapporter à lui-même, et non pas aux autres : il en demeura d’accord. Cependant à peine s’en fut-il retourné qu’il rentra dans ses premiers soupçons, il m’envoya dire par le même ecclésiastique que je m’engageasse (164) à Gex, et que c’était son sentiment. Je priai cet ecclésiastique de lui dire que je me tenais au conseil qu’il m’avait donné lui-même, qu’il m’avait parlé en Dieu, et que l’on le faisait à présent parler en homme.
[2.] Pour moi, il ne se passait presque point de jour, et même quelquefois plus que tous les jours, c’était des insultes nouvelles et des assauts qui venaient à l’improviste[62]. Les Nouvelles Catholiques, sur le rapport de M. de Genève, de l’ecclésiastique, et des sœurs de Gex, soulevèrent contre moi toutes les personnes de piété. J’étais peu sensible à cela. Si je l’avais pu être à quelque chose, c’eût été de ce que l’on faisait presque tout tomber sur le Père La Combe quoiqu’il fut absent ; et l’on se servait même de son absence pour détruire tout le bien qu’il avait fait dans le pays par ses missions et par ses sermons, et qui était inconcevable. Le diable gagna beaucoup à cette affaire. Je ne pouvais cependant plaindre ce bon père, remarquant en cela la conduite de Dieu qui voulait l’anéantir. Je fis au commencement des fautes par le trop de soin et d’empressement que j’avais de le justifier, ce que je croyais une vraie justice. Je n’en faisais pas de même pour moi, car je ne me justifiais pas. Mais Notre-Seigneur me fit comprendre que je devais faire pour le père ce que je faisais pour moi, et le laisser détruire et anéantir, parce qu’il tirerait de cela une plus grande gloire qu’il n’avait fait de toute sa réputation.
[4.] L’on m’écrivais que le Père La Combe était fou et que je ne devais point suivre ses avis. Le père La Mothe m’écrivait que j’étais rebelle à mon évêque et que je ne restais dans son diocèse que pour lui faire de la peine. D’un côté je voyais qu’il n’y avait rien à faire pour moi dans ce diocèse tant que l’évêque me serait contraire. Je faisais ce que je pouvais pour le gagner, mais il m’était impossible d’en venir à bout sans entrer dans l’engagement qu’il [171] demandait de moi, et il m’était impossible[63] ; cela, joint au peu d’éducation de ma fille, mettait quelquefois mes sens à l’agonie, mais le fond de mon âme était tranquille en un point que je ne pouvais ni rien vouloir ni rien résoudre, me laissant comme si ces choses n’eussent point été. Lorsqu’il me venait quelque petit jour d’espérance, il m’était ôté d’abord et le désespoir faisait ma force.
[5.] Durant ce temps le Père La Combe fut à Rome, où loin d’être blâmé, il fut reçu avec tant d’honneur et sa doctrine estimée au point que la Sacrée Congrégation lui fit l’honneur de prendre son sentiment sur certains points de doctrine qu’elle trouva si justes et si clairs, qu’elle les suivit[64] . Durant qu’il était à Rome, la sœur ne voulait point soigner ma fille, et lorsque j’en prenais le soin, elle le trouvait mauvais, de sorte que je ne savais que faire. D’un côté je ne lui voulais point faire de peine, et de l’autre, j’en avais beaucoup de voir ma fille comme elle était. Je priais cette sœur avec instance de la soigner et de ne lui laisser point venir de mauvaises habitudes, mais je ne pouvais pas même gagner sur elle qu’elle me promît d’y travailler : au contraire, je voyais tous les jours qu’elle l’abandonnait davantage. Je croyais que lorsque le Père La Combe serait de retour, il mettrait ordre à tout, ou qu’il me dirait quelque chose de consolant ; non que je le souhaitasse, car je ne pouvais ni m’affliger de son absence, ni vouloir son retour. Quelquefois j’étais assez infidèle pour me vouloir sonder moi-même et voir ce que je pourrais vouloir ; mais je ne trouvais rien, pas même d’aller à Genève. J’étais comme les frénétiques[65] qui ne savent ce qui leur est propre.
[8.] Après que le Père La Combe fut arrivé, il me vint voir, et écrivit à M. de Genève pour savoir s’il agréerait que je m’en servisse et m’y confessasse comme je l’avais fait autrefois, il me manda de le faire, et ainsi je le fis dans toute la dépendance possible. En son absence, je m’étais toujours confessée au confesseur de la maison. La première chose qu’il me dit, ce fut que toutes ses lumières étaient tromperies, et que je pouvais m’en retourner. Je ne savais pourquoi il me disait cela. Il ajouta qu’il ne voyait jour à rien, et qu’ainsi il n’y avait pas d’apparence que Dieu voulût se servir de moi en ce pays. Ces paroles furent le premier bonjour qu’il me donna. Elles ne m’étonnèrent ni ne me firent aucune peine parce qu’il m’était indifférent d’être propre à quelque chose ou de n’être propre à rien ; que Dieu voulût se servir de moi pour faire quelque chose pour sa gloire, ou qu’il ne me voulût employer à rien, tout m’était égal, qu’il se servît de moi ou d’un autre. C’est pourquoi ces paroles ne firent que m’affermir dans ma paix. Que peut craindre une âme qui ne veut rien et qui ne peut rien désirer ? Si elle pouvait avoir quelque plaisir, ce serait d’être le jouet de la providence.
[9.] M. de Genève écrivit au père La Mothe pour l’engager à me faire retourner. Le père La Mothe me le manda, mais M. de Genève m’assura que cela n’était pas ainsi. Je ne savais que croire. Lorsque le Père La Combe me fit la proposition de m’en retourner, j’y sentis quelque légère répugnance dans les sens, qui ne dura que peu. L’âme ne peut que se laisser conduire par l’obéissance, non pas qu’elle regarde l’obéissance comme vertu, mais c’est qu’elle ne peut ni être autrement ni vouloir faire autrement : elle se laisse entraîner sans savoir pourquoi ni comment, comme une personne qui se laisserait entraîner au courant d’une rivière rapide. Elle ne peut point appréhender la tromperie, ni même faire retour sur cela. Autrefois c’était par abandon, mais dans son état présent, c’est sans savoir ni connaître ce qu’elle fait, comme [173] un enfant que sa mère tiendrait sur les vagues d’une mer agitée, qui ne craint rien parce qu’il ne voit ni ne connaît le péril, ou comme un fou qui se jette dans la mer sans crainte de s’y perdre. Ce n’est point encore cela, car se jeter dans la mer est une action propre que l’âme n’a point ici : elle s’y trouve et dort dans le vaisseau sans craindre le danger. L’on fut longtemps que l’on ne m’envoyait aucune assurance pour mon temporel. Je me voyais dépouillée de tout, sans assurance et sans aucuns papiers, sans peine et sans aucun souci de l’avenir, sans pouvoir craindre la pauvreté et la disette.
Ma sœur donc étant arrivée, augmenta ces exercices[66] extérieurs […].
Il me semblait quelquefois que si le Père La Combe y avait été, il y aurait mis ordre, et que cette fille qui avait de la confiance en lui à ce qu’elle disait lui aurait obéi, mais après, tout tombait en Dieu en sacrifice par simple et entier abandon, persuadée que Dieu pourrait raccommoder tout-en-un instant. Vous le fîtes, ô mon Dieu, avec une extrême bonté lorsque sa perte me devint indifférente. Ce n’est pas, ô mon Dieu, que vous n’ayez trouvé le secret de me faire faire des sacrifices souvent depuis à son égard, et le dernier et le plus grand de tous[67], mais je puis et dois dire par reconnaissance à votre bonté que ce n’est plus la même chose, tout humain et naturel ayant été ôté à son égard et parfaitement détruit.
[13.] Il y a encore une peine en cet état qui est infligée de Dieu même et qui ne peut venir que de lui. Tous les renversements du dehors ne peuvent [175] causer la moindre peine du fond, pour légère qu’elle soit : ils ne font que passer légèrement et effleurer la peau. […]
La voie de foi nue dans laquelle est jeté le P. Lacombe va permettre une union plus complète :
1. Le père La Combe de retour à Rome est mis dans la voie de foi nue, ce qui le fait douter. Les lumières sont véritables mais l’interprétation qu’on leur donne est douteuse. 2. ‘J’éprouvais le soin que vous preniez de toutes mes affaires’. Episode du ballot retrouvé. 3. M. de Genève la persécute en sous-main. ‘Il écrivit même contre moi aux ursulines …le supérieur de la maison …et la supérieure, aussi bien que la communauté, se trouvèrent si indignés de cela, qu'ils ne purent s'empêcher de le témoigner à lui-même, qui s'excusait toujours …sur un « je ne l’entendais pas de cette sorte ».’ 4. Retraite avec le Père. ‘Ce fut là où je sentis la qualité de mère.’ 5. ‘Cela coulait comme du fond et ne passait point par ma tête. Je n'étais pas encore accoutumée à cette manière d'écrire; cependant j'écrivis un traité entier de toute la voie intérieure sous la comparaison des rivières et des fleuves.’ 6. ‘Dieu me faisait sentir et payer avec une extrême rigueur toutes ses résistances’ ; ‘je passais quelquefois les jours sans qu'il me fût possible de prononcer une parole’ ; ‘ Tout ce que j'avais écrit autrefois … fut condamné au feu par l'amour examinateur.’ 7. Union avec le père La Combe. ‘Il me fallait dire toutes mes pensées, il me semblait que par là je rentrais dans l’occupation de moi-même.’ 8. ‘Je lui disais avec beaucoup de fidélité tout ce que Dieu me donnait à connaître qu'il désirait de lui, et ce fut là l'endroit fort à passer.’
[1.] Après que le Père La Combe fut revenu de Rome approuvé avec éloges pour sa doctrine, il fit ses fonctions de prêcher et de confesser comme à l’ordinaire, et comme j’avais en mon particulier une permission de Monsieur de Genève de me confesser à lui, je m’en servis. Il me dit d’abord qu’il fallait m’en retourner, comme je l’ai dit. Je lui demandai la raison : « C’est que je crois, dit-il, que Dieu ne fera rien de vous ici, et que mes lumières sont tromperies. » Ce qui le fit parler de la sorte fut, qu’étant à Lorette en dévotion dans la chapelle de la Sainte Vierge, il fut tiré tout à coup de sa voie de lumières et mis dans la voie de foi nue. Or comme cet état fait défaillir à toute lumière distincte, l’âme qui s’y trouve plongée se trouve dans une peine d’autant plus grande que son état avait été plus lumineux ; c’est ce qui lui fait juger que toutes ses lumières sur lesquelles elle s’appuyait auparavant ne sont que tromperies ; ce qui est vrai dans un sens et non dans un autre, car les lumières sont toujours lumières bonnes et véritables lorsqu’elles sont de Dieu, mais c’est qu’en nous y appuyant, nous les entendons ou les interprétons mal. Et c’est en cela qu’est la tromperie, car elles ont une signification connue de Dieu, mais nous leur donnons un sens, et l’amour-propre se fâche de ce que les choses n’arrivent pas selon ses lumières, les accusant de fausseté. Elles sont très véritables en leur sens. Par exemple : une religieuse avait dit au Père La Combe que Dieu lui avait fait connaître que le père serait un jour confesseur de sa Souveraine. Cela en un sens se pouvait prendre pour confesser ou diriger la princesse, et c’est dans ce sens qu’on le prenait, et moi, il m’a été donné à connaître qu’il s’entendait de la persécution où il a eu l’occasion de confesser sa foi, de souffrir pour la volonté de Dieu qui est sa souveraine ; et mille autres choses. N’ai-je pas été fille de la Croix de Genève puisque le voyage de Genève m’a attiré tant de croix, et mère d’un grand peuple, comme l’on verra dans la suite par les âmes que Dieu m’a données et qu’il me donne encore tous les jours au milieu de ma captivité.
[2.] Je lui rendis compte de ce que j’avais fait et souffert en son absence et du soin que N(otre) Seigneur) avait de m’éveiller à minuit. […]
[3.] M. de Genève[68] continuait à me persécuter, et lorsqu’il m’écrivait, c’était toujours en me faisant des honnêtés et des remerciements des charités que je faisais à Gex ; et de l’autre côté, il disait que je ne donnais rien à cette maison. Il écrivit même contre moi aux Ursulines où je demeurais, leur mandant qu’elles empêchassent que j’eusse de conférence avec le Père La Combe de peur des suites funestes. Le supérieur de la maison, homme de mérite, et la supérieure, aussi bien que la communauté, se trouvèrent si indignés de cela, qu’ils ne purent s’empêcher de le témoigner à lui-même, qui s’excusait toujours sur un respect apparent et sur un « je ne l’entendais pas de cette sorte ». Elles lui écrivirent que je ne voyais le père qu’au confessionnal, et non en conférence ; qu’elles étaient si fort édifiées de moi qu’elles se trouvaient trop heureuses de m’avoir, et qu’elles regardaient cela comme une grande grâce de Dieu. Ce qu’elles disaient par pure charité ne plut guère à M. de Genève qui, voyant que l’on m’aimait dans cette maison, disait que je gagnais tout le monde et qu’il souhaitait que je fusse hors de son diocèse. […]
[4.] Sitôt que le Père La Combe fut arrivé, pour me soulager un peu de la fatigue que me donnaient des conversations continuelles, je dis fatigue, parce que le corps était tout languissant de la force de l’opération de Dieu, je le priai de me permettre une retraite et de dire qu’il voulait que j’en fisse une. Il le leur dit, mais elles avaient peine à me laisser en repos. Ce fut là que je me laissai dévorer tout le jour à l’amour, qui ne faisait point d’autre opération que de me consumer peu à peu. Ce fut là où je sentis la qualité de mère, car Dieu me donnait un je ne sais quoi pour la perfection du Père La Combe que je ne pouvais lui cacher. Il me semblait que je voyais jusque dans le fond de son âme et jusqu’aux plus petits replis de son cœur. Premièrement Notre-Seigneur me fit voir qu’il était son serviteur choisi entre mille pour l’honorer singulièrement et qu’il n’y avait aucun homme sur la terre pour lors sur lequel il eût jeté comme sur lui des regards de complaisance, mais qu’il le voulait conduire par la mort totale et la perte entière, qu’il voulait que j’y contribuasse et qu’il se servirait de moi pour le faire marcher par un chemin où il ne m’avait fait passer la première qu’afin que je fusse en état d’y conduire les autres, et de leur dire les routes par lesquelles j’avais passé, que mon âme était plus avancée pour lorsque la sienne de beaucoup, que Dieu nous voulait rendre uns et conformes, mais qu’il la passerait[69] un jour d’un vol hardi et impétueux. Dieu sait combien j’en eus de joie et avec quel plaisir je verrais mes enfants surpasser leur mère en gloire, que je me livrerais volontiers en toute manière pour que cela fut de la sorte.
[5.] Dans cette retraite, il me vint un si fort mouvement d’écrire[70] que je ne pouvais y résister. La violence que je me faisais pour ne le point faire me faisait malade et m’ôtait la parole. Je fus fort surprise de me trouver de cette sorte, car jamais cela ne m’était arrivé. Ce n’est pas que j’eusse rien de particulier à écrire, je n’avais chose au monde ni pas même une idée de quoique ce soit. C’était un simple instinct, avec une plénitude que je ne pouvais supporter. J’étais comme ces mères trop pleines de lait, qui souffrent beaucoup. Je dis au Père La Combe après beaucoup de résistance la disposition où je me trouvais, il me dit qu’il avait eu de son côté [181] un fort mouvement de me commander d’écrire, mais qu’à cause que j’étais si languissante, qu’il n’avait osé me l’ordonner. Je lui dis que ma langueur ne venait que de ma résistance, que je croyais qu’aussitôt que j’écrirais, cela se passerait. Il me demanda : « Mais que voulez-vous écrire ? » Je lui dis : « je n’en sais rien, je ne veux rien, et je n’ai nulle idée, et je croirais même faire une grande infidélité de m’en donner une, ni de penser un moment à ce que je pourrais écrire. » Il m’ordonna de le faire. En prenant la plume je ne savais pas le premier mot de ce que je voulais écrire. Je me mis à écrire sans savoir comment, et je trouvais que cela venait avec une impétuosité étrange. Ce qui me surprenait le plus était que cela coulait comme du fond et ne passait point par ma tête. Je n’étais pas encore accoutumée à cette manière d’écrire ; cependant j’écrivis un traité entier de toute la voie intérieure sous la comparaison des rivières et des fleuves[71]. Quoiqu’il soit assez long et que la comparaison y soit soutenue jusqu’au bout, je n’ai jamais formé une pensée, ni n’ai jamais pris garde où j’en étais restée et, malgré des interruptions continuelles, je n’ai jamais rien relu que sur la fin, où je relus une ligne ou deux à cause d’un mot coupé que j’avais laissé ; encore crus-je avoir fait une infidélité. Je ne savais avant d’écrire ce que j’allais écrire ; était-il écrit, je n’y pensais plus. J’aurais fait une infidélité de retenir quelque pensée pour la mettre, et Notre-Seigneur me fit la grâce que cela n’arriva pas. À mesure que j’écrivais, je me sentais soulagée et je me portais mieux.
[6.) Comme la voie par laquelle Dieu conduisait le Père La Combe était bien différente de celle par laquelle il avait marché jusqu’alors, qui était toute lumière, ardeur, connaissance, certitude, assurance, sentiments, et qu’il le conduisait par le petit sentier de la foi et de la nudité, il avait une extrême peine à s’y ajuster, ce qui ne me causait pas une petite souffrance, car Dieu me faisait sentir et payer avec une extrême rigueur toutes ses résistances. […]
Obéissance au P. Lacombe et maladie d’enfance :
1. Obéissance au Père. 2-3. Elle a puissance d’ôter les démons qui tourmentent la fille que sa sœur avait amené et de la guérir. 4. ‘Lorsque cette vertu n'était pas reçue dans le sujet faute de correspondance, je la sentais suspendue dans sa source, et cela me faisait une espèce de peine.’ 5. Elle reprend une sœur méprisante de la tentation d’une compagne. Cette sœur, à son tour, entre dans un terrible état. 6. Maladie de septembre à mai. Fièvre, abcès à l’œil. Etat de petit enfant. 7. Elle éprouve en même temps un pouvoir sur les âmes.
[1.] Notre-Seigneur, qui voulait véritablement que je le portasse dans tous ses états, me faisant commencer depuis le premier jusqu’au dernier, comme je le dirai, et qui me voulait simplifier entièrement, me donna à l’égard du Père La Combe une obéissance miraculeuse ; je crois que Notre-Seigneur le faisait pour simplifier[72] en moi le dehors comme le dedans, pour me faire exprimer Jésus Christ Enfant et obéissant, comme l’état où je fus mise après le fait bien voir, et aussi pour être un signe et un témoignage[73] envers le Père La Combe, car comme il avait été conduit par les témoignages[74], il ne pouvait sortir de cette voie ; et en tout ce qu’on lui disait, ou que Dieu lui faisait éprouver, il allait toujours cherchant le témoignage, c’est où il a eu le plus de peine à mourir et pourquoi il m’a tant fait souffrir. Notre-Seigneur, pour le faire entrer plus aisément dans ce qu’il voulait de lui et de moi, lui donna le plus grand de tous les témoignages, qui est cette obéissance miraculeuse ; et pour faire voir qu’elle ne dépendait pas de moi, et que Dieu la donnait pour lui, lorsqu’il fut assez fort pour perdre tout témoignage, et que Dieu le voulut faire entrer dans la perte, cette obéissance me fut ôtée de telle sorte que je ne pouvais plus obéir sans y faire attention, et cela se faisait pour le perdre davantage et lui ôter le soutien de ce témoignage, car alors tous mes efforts étaient inutiles. Il me fallait suivre au-dedans celui qui était mon maître, et qui me donnait cette répugnance à obéir qui ne dura que le temps qui était nécessaire pour perdre l’appui qu’il aurait pris et moi aussi de l’obéissance[75].
Mais avant de parler de cela il faut dire que cette obéissance était si miraculeuse qu’en quelque extrémité de maladie que je fusse, je guérissais lorsqu’il me l’ordonnait soit de parole soit par lettre. J’avais alors un si fort instinct pour sa perfection et pour [184) le voir mourir à lui-même, que je lui eusse souhaité tous les maux imaginables, loin de le plaindre. Lorsqu’il n’était pas fidèle, ou qu’il prenait les choses en vie[76], je me sentais dévorée, ce qui ne me surprit pas peu, ayant été aussi indifférente que je l’avais été jusqu’alors. Je m’en plaignis à Notre-Seigneur qui me rassura avec une bonté extrême, aussi bien que sur l’extrême dépendance qu’il me donnait, qui devint telle que j’étais comme un enfant.
[…]
[6.] Je tombai malade à l’extrémité. Cette maladie, ô mon Dieu, fut un moyen pour couvrir les grands mystères que vous vouliez opérer en moi. Jamais maladie ne fut plus extraordinaire et plus longue dans son excès[77]. Elle dura depuis la Sainte-Croix de septembre jusqu’à celle de mai. Ce fut là où la charité de N. pour moi fut aussi grande que mes besoins devinrent extrêmes. Je fus réduite à un état de petit enfant, mais état qui ne paraissait qu’à ceux qui en étaient capables, mais pour les autres, je paraissais dans une situation ordinaire. Je fus mise dans la dépendance de Jésus-Christ enfant, qui voulut bien se communiquer à moi dans son état d’enfance, et que je le portasse tel. Cet état me fut communiqué presque aussitôt que je tombai malade, et la dépendance égale à l’état. Plus j’allais en avant, plus j’étais affranchie de cette dépendance, comme les enfants sortent à peu près de la dépendance à mesure qu’ils croissent. Mon mal fut d’abord une fièvre continue de quarante jours. Depuis la Sainte-Croix de septembre jusqu’à l’Avent c’était une fièvre moins violente, mais après l’Avent, elle me prit d’une manière plus violente. Le Maître voulut malgré mes maux que je le fusse recevoir à Noël, à minuit ; je descendis puis je remontai pour ne plus sortir du lit qu’à la Purification que l’on me commanda, toute à l’extrémité que j’étais, d’aller à la messe ; j’y fus : il n’y avait pas loin de ma cellule à l’église, et je vins me recoucher jusqu’à la St Joseph comme je dirai.
Le jour de Noël, mon enfance devint bien plus grande, et mon mal augmenta. La fièvre s’alluma jusqu’à la rêverie[78], avec cela un abcès qui se fit encore au coin de l’œil et qui me fit de grandes douleurs. Il s’ouvrit tout à fait [187] à cette fois, et l’on me le pansa longtemps me fourrant un fer dedans jusqu’au bas de la joue. J’avais une fièvre si ardente et tant de faiblesse que l’on fut obligé de le laisser refermer sans le guérir, car mon corps exténué n’en pouvait porter les opérations sans être sur le point d’expirer. […]
L’on m’apportait souvent le Bon Dieu, le supérieur de la maison ayant ordonné que l’on m’accordât cette consolation dans l’extrémité où j’étais. Comme le Père La Combe me l’apportait souvent lorsque le confesseur de la maison n’y était pas et qu’il me fallait confesser étant plus mal, il remarquait, et les religieuses qui m’étaient familières le remarquaient aussi, que j’avais le visage comme un petit enfant, et il me disait quelquefois dans son étonnement : « Ce n’est point vous, c’est un bel enfant que je vois. » Pour moi, je n’apercevais rien au-dedans que la candeur et l’innocence d’un petit enfant. J’en avais les faiblesses, je pleurais quelquefois de douleur, mais cela n’était pas connu. Je jouais et riais d’une manière qui charmait la fille qui me soignait, et ces bonnes religieuses, qui ne connaissaient rien, disaient que j’avais quelque chose qui les charmait.
[7.] Notre-Seigneur cependant, avec les faiblesses de son enfance, me donnait le pouvoir d’un Dieu sur les âmes, en sorte que d’une parole, je les mettais dans la peine ou dans la paix selon qu’il était nécessaire pour le bien de ces âmes. Je voyais que Dieu se faisait obéir en moi et de moi comme un souverain absolu, et je ne lui résistais plus. Je ne prenais de part à rien. Vous auriez fait en moi et par moi, mon Dieu, les plus grands miracles que je n’y aurais pas pu réfléchir. Je sentais au-dedans une candeur d’âme que je ne puis exprimer, exempte de malice. Avec cela, il me fallait continuer à dire mes pensées au Père La Combe ou les lui écrire, et l’aider selon la lumière qui m’en était donnée. J’étais souvent si faible que je ne pouvais lever la tête pour prendre de la nourriture, et lorsque Dieu voulait que je lui écrivisse, soit pour l’aider et l’encourager, ou pour lui expliquer ce que Notre-Seigneur me donnait à connaître, [188] j’avais la force d’écrire. Mes lettres étaient-elles finies, je me trouvais dans la même faiblesse.
Chapitre « central » livré en intégralité :
1. Epreuve : ‘Il fallait, à quelque extrémité que je pusse être, que j'écoutasse leurs différends.’ 2-3. ‘Le père me défendit de me réjouir de mourir.’ 4. Echange de maladie. 5. ‘Vous m'apprîtes qu'il y avait une autre manière de converser.’ Union avec le Père. ‘J’apprenais son état tel que je le ressentais, puis incontinent je sentais qu’il était rentré dans l’état où Dieu le voulait.’ ‘Peu à peu je fus réduite à ne lui parler qu'en silence.’ 6-7. ‘Cette communication est Dieu même, qui se communique à tous les bienheureux en flux et reflux personnel.’ 8. ‘Tous ceux qui sont mes véritables enfants ont d'abord tendance à demeurer en silence auprès de moi, et j'ai même l'instinct de leur communiquer en silence ce que Dieu me donne pour eux. Dans ce silence je découvre leurs besoins et leurs manquements.’ 9. ‘il ne m'a point éclairée par des illustrations et connaissances, mais en me faisant expérimenter les choses.’ 10-12. ‘O communications admirables que celles qui se passèrent entre Marie et Saint Jean !’ ‘Quelquefois Notre Seigneur me faisait comme arrêter court au milieu de mes occupations, et j’éprouvais qu’il se faisait un écoulement de grâce.’
[1.] Ma sœur n’était nullement capable[79] de mon état, de sorte que souvent elle s’en scandalisait. Elle se fâchait lorsque l’on se cachait d’elle le moins du monde, et elle n’était pas capable d’un état que bien des personnes plus spirituelles qu’elles n’auraient pu comprendre, de sorte que je souffris beaucoup de toutes parts dans cette maladie. Les exercices de la douleur, quoique grande, étaient les moindres, ceux de la créature étaient bien autres. Je n’avais de consolation que de recevoir Notre-Seigneur et de voir quelquefois le Père La Combe ; encore me fallait-il beaucoup souffrir à son occasion, ainsi que je l’ai dit, portant toutes ses différentes dispositions : je souffrais quelquefois lorsqu’il était infidèle à se laisser détruire, des tourments intolérables à me faire crier ; c’était une impression de peine que Dieu me faisait d’une extrême force et j’étais avec cela dans la plus extrême faiblesse. J’avais des exercices[80] étranges de ma sœur et de cette religieuse et de la fille qui voulait s’en retourner. Il fallait, à quelque extrémité que je pusse être, que j’écoutasse leurs différends qu’elles me disaient les unes après les autres ; puis elles me querellaient de ce que je n’entrais pas dans leur parti. Elles ne me laissaient pas dormir, car comme la fièvre redoublait la nuit, je ne pouvais dormir qu’une heure, et j’aurais bien voulu dormir de jour, mais elles ne le voulaient pas, disant que c’était de peur de leur parler, de manière qu’il me fallait une patience très grande pour les supporter, car cela dura plus de six mois de cette sorte. Je crois que cela fut cause en partie de la rêverie[81] que j’eus deux jours durant, car je ne dormais point et j’avais toujours du bruit, avec une douleur de tête effroyable. Je ne me plaignais de rien, et je souffrais gaiement comme un enfant. Le Père La Combe leur commanda de me donner quelque repos : elles le firent pour quelques jours, mais cela ne dura pas, elles recommencèrent aussitôt.
[2.] Je ne saurais exprimer les miséricordes que Dieu me fit dans cette maladie et les lumières profondes qu’il me donna de l’avenir. Je vis le Démon déchaîné contre l’oraison et contre moi et qu’il allait faire soulever une persécution étrange contre les personnes d’oraison. J’écrivis tout cela au Père La Combe et, à moins qu’il n’ait brûlé les lettres, elles doivent être encore en nature. Le Démon n’osait m’attaquer moi-même : il me craignait trop. Je le défiais quelquefois, mais il n’osait paraître et j’étais pour lui comme un foudre. Je compris alors ce que peut une âme anéantie. Notre-Seigneur me fit voir tout ce qui s’est passé depuis, comme les lettres de ce temps-là en font foi.
[3.] Un jour que je pensais en moi-même ce que c’était qu’une si grande dépendance, et une union si pure et si intime, je vis deux fois en songe Jésus-Christ Enfant d’une admirable beauté, et il me semble qu’il nous unissait très étroitement en me disant : « C’est moi qui vous unis et qui veux que vous soyez un. »[82] Et une autre fois il me fit voir le père qui s’écartait de moi par infidélité et il le ramenait avec une extrême bonté et il voulait qu’il m’aidât dans mon état d’enfance, comme je l’aidais dans son état de mort, mais je ne le faisais pas souffrir. Il n’y avait que pour moi à souffrir. Il avait une extrême charité pour moi, me traitant comme un vrai enfant, [189] et il me disait souvent : « Lorsque je suis auprès de vous, je suis comme si j’étais auprès d’un petit enfant. » J’étais incessamment réduite aux abois et prête à[83] mourir sans mourir. Tous les neuvièmes (jours) j’avais comme des agonies, j’étais plusieurs heures sans respirer que de loin à loin, puis je revenais tout à coup. La mort me flattait, car j’avais pour elle une grande tendresse, mais elle ne paraissait qu’en fuyant. Le père me défendit de me réjouir de mourir, et je connus aussitôt que cela était imparfait, et je ne le fis plus. Je restai dans la suprême indifférence.
Il se passa tant de choses extraordinaires dans cette maladie qu’il me serait impossible de les raconter. Dieu faisait incessamment des miracles par le Père La Combe et pour me soulager et me donner de nouvelles forces lorsque j’étais à l’extrémité, et pour lui marquer à lui-même le soin qu’il devait avoir de moi et la dépendance qu’il voulait que j’eusse à son égard. J’étais comme les petits enfants, sans penser à moi ni à mon mal. J’aurais été tous les jours sans prendre de nourriture que je n’y aurais pas pensé, et quelque chose que l’on me donnât, je la prenais, eût-il dû me faire mourir. L’on me traitait dans mes maux autrement qu’il ne fallait, les remèdes les augmentaient, mais je ne pouvais m’en mettre en peine. J’avais toujours le visage riant dans mes plus grands maux, de sorte que chacun en était étonné. Les religieuses avaient une extrême compassion de moi, il n’y avait que moi qui n’avais nul sentiment sur moi-même. Je vis plusieurs fois en songe le Père La Mothe qui me faisait des persécutions, et Notre-Seigneur me fit connaître qu’il me devait beaucoup tourmenter et que le Père La Combe me laisserait durant le temps de la persécution. Je le lui écrivis, et cela le fâcha beaucoup parce qu’il sentait bien son cœur trop uni à la volonté de Dieu et trop désireux de me servir dans cette même volonté pour faire cela. Il crut que c’était par défiance, mais cela s’est bien trouvé vrai : il m’a abandonnée dans la persécution, non par volonté, mais par nécessité, ayant été lui-même persécuté le premier.
[4.] Le jour de la Purification[84] que j’étais retombée dans une plus grande fièvre, le père m’ordonna d’aller à la messe. Il y avait cette fois vingt-deux jours que j’avais la fièvre continue plus violente qu’à l’ordinaire. Je ne fis pas seulement une attention ni une réflexion sur mon état. Je me levai et je fus à la messe ; je me remis au lit où je fus bien plus mal qu’auparavant. Ce fut un jour de grâce pour moi ou plutôt pour le père ; Dieu lui en fit de très grandes à mon occasion. Vers le carême, le père, sans faire attention qu’il avait un carême à prêcher, me voyant si mal, il dit à Notre-Seigneur de me soulager, et qu’il porterait bien une partie de mon mal. Il dit à nos filles de demander la même chose, c’est-à-dire qu’il me soulageât selon son intention. Il est vrai que je fus un peu mieux, mais il tomba malade ; ce qui fit une grande alarme dans le lieu, à cause qu’il y devait prêcher. Il était si fort suivi que des gens venaient de cinq lieues passer plusieurs jours là pour l’entendre. Comme j’appris qu’il était si malade que le lundi gras[85] on crut qu’il mourrait, je m’offris à Notre-Seigneur pour être plus malade et qu’il lui rendit la santé et le mit en état de prêcher à son peuple qui était affamé de l’entendre. Notre-Seigneur m’exauça si bien qu’il monta en chaire le mercredi des Cendres.
[5.] Ce fut dans cette maladie, mon Seigneur, que vous m’apprîtes qu’il y avait une autre manière de converser avec les créatures qui sont tout à vous que la parole. Vous me fîtes [190] concevoir que comme vous êtes toujours parlant et opérant dans une âme, ô divin Verbe, quoique vous y paraissiez dans un profond silence, qu’il y avait aussi un moyen de se communiquer dans vos créatures par vos créatures dans un silence ineffable.
[12,7] Je fus bien surprise de comprendre par une expérience que ce que vous aviez voulu de moi en m’obligeant à dire toutes mes pensées, avait été de me consommer dans la simplicité et d’y faire entrer le Père La Combe, me rendant souple à tous vos vouloirs ; car quelque croix qui me vint de dire mes pensées, quoique le Père La Combe trouvât souvent mauvaises les choses jusqu’au point de se dégoûter de me servir et qu’il me le témoignât, quoique par charité il passât par-dessus ses répugnances, je ne désistai jamais pour cela de les lui dire.
[12,8] Notre-Seigneur nous avait fait entendre qu’il nous unissait par la foi et par la croix, aussi ç’a bien été une union de croix en toutes manières, tant par ce que je lui ai fait souffrir à lui-même et qu’il m’a fait souffrir réciproquement, qui était bien plus fort que tout ce que j’en puis dire, que par les croix que cela nous a attirées du dehors. Les souffrances que j’avais à son occasion étaient telles que j’en étais réduite aux abois. Ce qui a duré plusieurs années, car quoique j’aie été bien plus de temps éloignée de lui que proche, cela n’a point soulagé mon mal qui a duré jusqu’à ce qu’il ait été parfaitement anéanti et réduit au point où Dieu le voulait. Cette opération lui a fait souffrir des douleurs d’autant plus extrêmes que les desseins que Dieu avait sur lui étaient plus grands, et il m’a causé des douleurs cruelles. Lorsque j’étais à près de cent lieues de lui je sentais sa disposition. S’il était fidèle à se laisser détruire, j’étais en paix et au large, s’il était infidèle en réflexion ou hésitation, je souffrais des tourments étranges jusqu’à ce que cela fut passé. Il n’avait que faire de me mander son état pour que je le susse, de sorte que j’étais souvent couchée sur le carreau tout le jour sans me pouvoir remuer dans l’agonie. Après avoir souffert quinze jours de cette sorte des souffrances qui surpassaient tout ce que j’avais jamais souffert en ma vie, je recevais des lettres de lui par lesquelles j’apprenais son état tel que je le ressentais, puis incontinent je sentais qu’il était rentré dans l’état où Dieu le voulait, et alors j’éprouvais que peu à peu mon âme trouvait une paix et un large très grand qui était plus ou moins selon qu’il se délaissait plus ou moins à Notre-Seigneur.
Ceci n’était pas en moi une chose volontaire, mais nécessaire, car si la nature avait pu secouer ce joug qui lui était plus dur et plus douloureux que la mort, elle l’aurait fait. Je disais : « O union nécessaire et non volontaire, tu n’es volontaire que parce que je ne suis plus maîtresse de moi-même et qu’il faut que je cède à celui qui a pris une si forte possession de moi après que je me fus donnée à lui librement et sans aucune réserve ! » Mon cœur avait en lui comme un écho et un contre-coup qui lui disaient toutes les dispositions où il était, mais lorsqu’il résistait à Dieu, je souffrais de si horribles tourments que je croyais quelquefois que cela m’arracherait la vie ; j’étais obligée quelquefois de me mettre sur le lit et de soutenir de cette sorte un mal qui me [191] paraîssait insoutenable, car enfin de porter une âme quelque éloignée que la personne soit de nous, et de souffrir toutes les rigueurs que l’amour lui fait souffrir et toutes les résistances, cela est étrange. Dans cette maladie, dis-je, j’appris un langage qui m’avait été inconnu jusqu’alors.
Je m’aperçus peu à peu que lorsque l’on faisait entrer le Père La Combe ou pour me confesser, ou pour me communier, je ne pouvais plus lui parler et qu’il se faisait à son égard dans mon fond le même silence qu’il se faisait à l’égard de Dieu. Je compris que Dieu me voulait apprendre que les hommes pouvaient dès cette vie apprendre le langage des anges. Peu à peu je fus réduite à ne lui parler qu’en silence, ce fut là que nous nous entendions en Dieu d’une manière ineffable et toute divine. Nos cœurs se parlaient et se communiquaient une grâce qui ne se peut dire. Ce fut un pays tout nouveau pour lui et pour moi, mais si divin, que je ne le puis exprimer. Au commencement cela se faisait d’une manière plus perceptible, c’est-à-dire que Dieu nous pénétrait d’une manière si forte de lui-même et son divin Verbe nous faisait tellement une même chose en lui, mais d’une manière si pure, mais aussi si suave, que nous passions les heures dans ce profond silence toujours communicatif sans pouvoir dire une parole. C’est là que nous apprîmes par notre expérience les communications et les opérations du Verbe pour réduire les âmes dans son unité, et à quelle pureté on peut parvenir en cette vie. Il me fut donné de me communiquer de cette sorte à d’autres bonnes âmes, mais avec cette différence que dans les autres, je ne recevais rien, et ne faisais que leur communiquer la grâce dont ils se remplissaient auprès de moi dans ce silence sacré qui leur communiquait une force et une grâce extraordinaires, mais je ne recevais rien d’elles. Mais pour le père, j’éprouvais qu’il se faisait un flux et reflux de communication de grâces qu’il recevait de moi et que je recevais de lui, qu’il me rendait et que je lui rendais la même grâce dans une extrême pureté.
[12.] O communications admirables que celles qui se passèrent entre Marie et Saint Jean ! O filiation toute divine, qui voulez bien vous étendre jusqu’à moi tout indigne que j’en suis ! O. divine Mère qui voulez bien communiquer votre fécondité et votre maternité toute divines à ce pauvre néant, j’entends cette fécondité des cœurs et des esprits. Notre-Seigneur voulut pour m’instruire à fond de ce mystère en faveur des autres, qu’une fille dont j’ai parlé eût besoin de ce secours ; je l’ai éprouvée de toutes manières, et lorsque je ne voulais pas qu’elle demeurât auprès de moi en silence, je voyais son intérieur tomber peu à peu, et même ses forces corporelles se perdre au point de tomber en défaillance. Lorsque j’eus fait assez d’expériences de cela pour comprendre ces manières de communications, les besoins si extrêmes se passèrent, et je commençai à découvrir, surtout avec le Père La Combe lorsqu’il était absent, que la communication intérieure se faisait de loin comme de près. Quelquefois Notre-Seigneur me faisait comme arrêter court au milieu de mes occupations, et j’éprouvais qu’il se faisait un écoulement de grâce pareil à celui que j’avais éprouvé étant auprès de lui, ce que j’ai aussi éprouvé avec bien d’autres, non pas toutefois en pareil degré, mais plus ou moins, sentant leurs infidélités, et connaissant leurs fautes par des impressions inconcevables, sans m’y tromper, ainsi que je le dirai dans la suite.
1-3. ‘Vous me montrâtes à moi-même sous la figure de cette femme de l'Apocalypse … [J’ai] confiance que, malgré la tempête et l'orage, tout ce que vous m'avez fait dire ou écrire sera conservé.’ 4. ‘J'aperçus, non sous aucune figure, le dragon … la mort s'approchait toujours de mon cœur … [le Père] dit à la mort de ne passer pas outre.’ 5. Etablissement d’un hôpital. 6. ‘La supérieure eut de fortes croix à mon occasion …après y avoir été deux ans et demi ou environ, elles furent plus en repos.’ 7. Le Père la quitte pour aller chez M. de Verceil. Elle sort des Ursulines et trouve une petite maison : ‘Jamais je n'ai goûté un pareil contentement.’ 8. Voyage périlleux à Lausanne.
[1.] Dans cette maladie si longue, votre seul amour, ô mon Dieu, fit mon occupation sans occupation. […] Dans cet état d’oubli et de maladie j’étais quelquefois pressée d’écrire au Père La Combe pour l’encourager et fortifier dans ses peines, et la force m’en était donnée dans un temps où la faiblesse de mon corps était si grande que je ne pouvais qu’à peine me remuer dans mon lit ; avais-je écrit ce que l’amour disait, je rentrais dans ma première faiblesse. Vous m’apprîtes, ô mon Amour, que votre état d’enfance ne serait pas le seul qu’il me faudrait porter… […]
[2.] Une nuit que j’étais fort éveillée, vous me montrâtes à moi-même sous la figure de cette femme de l’Apocalypse — qui dit figure ne dit pas la réalité : le serpent d’airain, qui était la figure de Jésus-Christ, n’était pas Jésus-Christ — qui a la lune sous ses pieds, environnée du soleil, douze étoiles sur sa tête, et étant enceinte, elle criait dans les douleurs de son enfantement[86]. Vous me fîtes comprendre que cette lune qui était sous ses pieds, marquait que mon âme était au-dessus de la vicissitude et de l’inconstance dans les événements ; que j’étais tout environnée et pénétrée de vous-même, que les douze étoiles étaient les fruits de cet état et les dons dont il était gratifié ; que j’étais grosse d’un fruit qui était cet esprit que vous vouliez que je communiquasse à tous mes enfants, soit de la manière que j’ai dit, soit par mes écrits ; que le Démon était cet effroyable dragon qui ferait ses efforts pour dévorer le fruit, et des ravages horribles par toute la terre ; mais que vous conserveriez ce fruit dont j’étais pleine en vous-même, qu’il ne se perdrait point : aussi ai-je la confiance que, malgré la tempête et l’orage, tout ce que vous m’avez fait dire ou écrire sera conservé[87]. […]
[3.] […] J’écrivis tout cela au Père La Combe, et vous m’unîtes encore plus fortement à lui. J’éprouvais, ô mon amour, que du même lien dont vous me serriez en vous-même, vous me liiez avec le Père La Combe et vous m’imprimâtes à son égard la même parole que vous m’aviez imprimée par vous : Je vous unis en foi et en croix[88]. O. Dieu, vous ne promettez rien en matière de croix que vous ne donniez abondamment. Pourrais-je dire, ô Dieu, les miséricordes que vous me faisiez ? Non, elles demeureront en vous-même, étant d’une nature à ne pouvoir être décrites à cause de leur pureté et de leur profondeur, exemptes de toute distinction.
[4.] Dans mon état d’enfance j’étais souvent à la mort, ainsi que je l’ai dit. Un jour que l’on me croyait presque guérie, sur les [196] quatre heures du matin, j’aperçus non sous aucune[89] figure le dragon. Je ne le voyais pas, mais j’étais certaine que c’était lui. […] Je sentais peu à peu que ma vie se retirait autour du cœur. Le Père La Combe me donna l’extrême-onction, la supérieure des ursulines l’en ayant prié parce qu’elles n’avaient point de prêtre ordinaire. J’étais très contente de mourir, et le Père La Combe n’en avait nulle peine. Il serait difficile de comprendre, à moins de l’avoir éprouvé, comment une union si étroite qu’il n’y en a guère de semblable, peut porter sans sentir aucune peine une division pareille à celle de voir mourir une personne à qui l’on tient si fort. Il en était lui-même étonné, mais cependant il n’est pas difficile à concevoir que, n’étant unis qu’en Dieu même d’une manière si pure et si intime, la mort ne pouvait nous diviser, au contraire, elle nous aurait encore unis plus étroitement. C’est une chose que j’ai éprouvée bien des fois, que la moindre division de sa volonté d’avec la mienne ou la moindre résistance qu’il faisait à Dieu me faisaient souffrir des tourments inexplicables, et que de le voir mourir, prisonnier éloigné pour toujours, ne me faisait pas l’ombre de peine.
Le Père La Combe témoignait donc beaucoup de contentement de me voir mourir, et nous riions ensemble du moment qui faisait tout mon plaisir, car notre union était autre que tout ce qu’on saurait s’en imaginer. Cependant la mort s’approchait toujours de mon cœur, et je sentais les convulsions qui occupaient mes entrailles remonter à mon cœur. Je peux dire que j’ai senti la mort sans mourir. Comme le Père La Combe, qui était à genoux proche de mon lit, remarquait le changement de mon visage et mes yeux qui s’obscurcissaient, il vit bien que j’allais expirer ; il me demanda où était la mort et les convulsions ; je lui fis signe qu’elles gagnaient le cœur et que j’allais [197] mourir. O. Dieu, vous ne voulûtes point encore de moi, vous me réserviez à bien d’autres douleurs que celles de la mort, si on peut appeler douleurs ce que l’on souffre dans l’état où vous m’avez mise par votre seule bonté. Vous inspirâtes au Père La Combe de mettre la main sur la couverture à l’endroit de mon cœur, et avec une voix forte qui fut ouïe de ceux qui étaient dans ma petite chambre qui était presque pleine, il dit à la mort de ne passer pas outre. Elle obéit à cette voix et mon cœur reprenant un peu de vie, revint. Je sentis ces mêmes convulsions redescendre dans mes entrailles de la même manière qu’elles y étaient montées et elles restèrent tout le jour dans les entrailles avec la même violence qu’auparavant, puis redescendirent peu à peu jusqu’au lieu où le dragon avait frappé, et ce pied fut le dernier revivifié. Il me resta plus de deux mois une très grande faiblesse sur ce côté-là plus que sur l’autre, et même après que je fus mieux et en état de marcher, je ne pouvais me soutenir sur ce pied qui avait peine à me porter. […]
[5.] […] Durant que j’étais ainsi malade, Notre-Seigneur donna la pensée au Père La Combe d’établir un hôpital dans ce lieu où il n’y en avait point, pour retirer[90] les pauvres malades, et d’instituer aussi une congrégation de Dames de la Charité pour fournir à ceux qui ne pouvaient quitter leur famille pour aller à l’hôpital ce qui leur était nécessaire pour vivre dans leur maladie, à la manière de France, dont il n’y a aucune institution en ce pays-là. […]
[7.] Comme j’étais encore malade aux Ursulines, Monseigneur l’évêque de Verceil[91], qui était extrêmement ami du père général des barnabites, lui demanda avec instance de lui chercher parmi ses religieux un homme de mérite, de piété et de doctrine, en qui il pût prendre confiance, et qui pût lui servir de théologal[92] et de conseil ; que son diocèse avait un extrême besoin de ce secours. Le général jeta d’abord les yeux sur le Père La Combe. Cela était d’autant plus faisable que ses six ans de supériorité finissaient. Le père général, avant que de l’engager tout à fait avec Monseigneur de Verceil, lui en écrivit pour savoir s’il n’y avait point de répugnance, l’assurant qu’il ne ferait que ce qu’il voudrait. Le Père La Combe répliqua qu’il n’avait point d’autre volonté que celle de lui obéir et qu’il pouvait ordonner de tout comme il lui plairait. Il me donna de cela avis et que nous allions être entièrement séparés. Je n’en eus aucun chagrin. Je fus bien aise que Notre-Seigneur se servît de lui sous un évêque qui le connût et qui lui rendît justice. On attendit encore quelque temps à le faire partir, tant parce que l’évêque était toujours à Rome, que parce que le temps de la supériorité du père n’était pas encore achevé.
[15,1] Je sortis donc des Ursulines et l’on me chercha une maison éloignée du lac. L’on n’en trouva point de vide qu’une qui avait tout l’air de la plus grande pauvreté. Il n’y avait de cheminée qu’à la cuisine, dans laquelle il fallait passer pour aller à la chambre. Je pris ma fille avec moi et lui donnai la plus grande chambre pour elle et pour la fille qui la soignait. On me mit dans un petit trou avec de la paille, qui avait une montée en échelle de bois. Comme je n’avais point de meubles que nos lits, qui étaient blancs, j’achetai quelques chaises de paille avec de la vaisselle de faïence, de terre, et de bois. Jamais je n’ai goûté un pareil contentement à celui que je trouvai dans ce petit endroit qui me paraissait si fort conforme à Jésus-Christ. […] Quoique je fisse de temps en temps des charités à Gex, je n’en étais pas moins persécutée. L’on offrit à une personne une lettre de cachet[93] pour faire rester le père La Combe à Thonon, croyant que ce serait un support pour moi dans la persécution, mais nous l’empêchâmes. Je ne savais pas les desseins de Dieu alors et qu’il me retirerait bientôt de ce lieu.
[8.] Avant[94] de sortir des Ursulines, le bon ermite dont j’ai parlé, m’écrivit qu’il me priait avec instance d’aller à Lausanne qui n’était qu’à six lieues de Thonon, sur le lac, parce qu’il espérait toujours retirer sa sœur qui y demeurait, et qu’il la convertirait. L’on ne peut aller là parler de religion sans risquer sa vie. Sitôt que je fus en état de marcher, quoiqu’encore fort faible, je me résolus, aux instances de ce bon ermite, d’y aller. Nous prîmes un bateau et je priai le Père La Combe de nous y accompagner. Nous fûmes là assez aisément, mais comme le lac était encore éloigné de la ville de plus d’un quart de lieue, il me fallut malgré ma faiblesse, trouver des forces pour faire ce chemin à pied. Nous ne pûmes jamais trouver de voiture, les mariniers me soutenaient autant qu’ils pouvaient, mais cela n’était pas suffisant pour l’état où j’étais. Lorsque j’arrivai à la ville, je ne savais plus si j’avais un corps, si c’était sur mes jambes que je marchais ou sur des jambes étrangères, je ne me sentais pas, et je ne crois pas que sans miracle j’eusse pu porter une telle fatigue en l’état où j’étais. Je parlai à cette femme avec le Père La Combe, mais elle venait de se marier, de sorte qu’il n’y eut rien à faire qu’à risquer notre vie, car cette femme nous assura que, si ce n’avait été la considération de son frère duquel nous lui portâmes des lettres, elle nous aurait dénoncés comme venant débaucher les religionnaires. Sitôt que nous fûmes dehors, elle nous écrivit que si nous y revenions il n’y allait pas moins que de notre vie, qu’elle avait même été fort blâmée de n’avoir pas averti que nous étions là, car c’est une règle parmi eux dans ce lieu-là que qui leur parle de controverse est puni de mort. Nous pensâmes encore périr sur le lac dans un lieu dangereux, où il vint une tempête qui nous allait engloutir si Dieu ne nous eût protégés à son ordinaire. À quelques jours de là, il périt au même endroit [200] une barque et trente-trois personnes[95].
Madame Guyon et le P. Lacombe passent outremonts à Turin et Verceil ce qui est « peut-être un moyen dont il voulait se servir pour nous tirer de l’opprobre et de la persécution. » « L’on s’est imaginé que notre union était naturelle et humaine ; vous savez, ô mon Dieu, que nous n’y trouvions l’un et l’autre que croix, mort et destruction. » Le P. Lacombe « pense qu’elle est orgueilleuse. »
1. Heureuse dans sa petite maison. 2. ‘La marquise de Prunai, soeur du premier secrétaire d'état de Son Altesse Royale …Lorsqu'elle sut que j'avais été obligée de quitter les Ursulines …elle obtint une lettre de cachet pour obliger le père La Combe d'aller à Turin …et de me mener avec lui.’ 3. ‘Il fut conclu que j'irais à Turin et que le Père La Combe m'y conduirait et de là irait à Verceil. Je pris encore un religieux de mérite.’ Calomnies répandues par le P. La Mothe. 4. ‘Le père La Combe se rendit à Verceil, et je restai à Turin chez la Marquise de Prunai’ (5 déplacé) 6. M. de Verceil ‘désirait extrêmement de m'avoir. C'était madame sa soeur, religieuse de la Visitation de Turin, qui est fort de mes amies, qui lui avait écrit de moi … mais un certain honneur, un respect humain me retenait.’ 7. Le Père est encore intérieurement divisé, source de souffrance. 5. Invitation de l’évêque d’Aoste, au début de son séjour à Turin. 8. Le Père est ébloui par une pénitente en lumières. Lettre. 9. Il pense qu’elle est orgueilleuse. Essayant d’accepter ce reproche elle défaille, il est ‘éclairé dans ce moment du peu de pouvoir que j'avais en ces choses.’
[2.] La marquise de Prunai, sœur du premier secrétaire d’État de Son Altesse Royale et son ministre, avait envoyé un exprès de Turin durant ma maladie pour me convier d’aller avec elle ; qu’étant aussi persécutée que je l’étais dans le diocèse, je trouverais auprès d’elle un asile ; […] Lorsqu’elle sut que j’avais été obligée de quitter les Ursulines sans savoir la manière dont j’étais traitée, elle obtint une lettre de cachet pour obliger le Père La Combe d’aller à Turin passer quelques semaines pour sa propre utilité, et de me mener avec lui où je trouverais un refuge. Comme elle fit tout cela à notre insu et que comme elle l’a dit depuis, une[96] force supérieure le lui faisait faire sans en connaître la cause, si elle y avait bien pensé, étant aussi prudente qu’elle est, elle ne l’aurait peut-être pas fait, car les persécutions que Monseigneur de Genève nous procura en ce lieu, lui causèrent de bonnes humiliations. Notre-Seigneur a permis qu’il m’ait poursuivie d’une manière surprenante dans tous les lieux où j’ai été, sans me donner ni trêve ni relâche quoique je ne lui aie fait aucun mal, au contraire, j’aurais voulu donner mon sang et ma vie mille fois pour le bien de son diocèse.
[3.] Comme cela s’était fait sans notre participation, nous crûmes sans hésiter que c’était la volonté de Dieu et peut-être un moyen dont il voulait se servir pour nous tirer de l’opprobre et de la persécution, me voyant chassée d’un côté et demandée de l’autre, de sorte qu’il fut conclu que j’irais à Turin et que le Père La Combe m’y conduirait, et de là irait à Verceil[97]. Je pris encore un religieux de mérite, qui enseignait la théologie depuis quatorze ans, afin de [201] faire les choses avec plus de bienséance, et ôter à nos ennemis tout sujet de parler. Je me fis encore accompagner d’un garçon que j’avais amené de France et qui avait appris le métier de tailleur. Ils prirent des chevaux et je pris une litière pour ma fille, ma femme de chambre et moi ; mais toutes les précautions sont inutiles quand il plaît à Dieu de crucifier. Nos adversaires écrivirent d’abord à Paris et l’on fit cent contes ridicules sur ce voyage, de vraies comédies, des choses inventées à plaisir et les plus fausses du monde. C’était le père de La Mothe qui débitait tout cela, peut-être le croyait-il véritable ; quand cela aurait été, il aurait dû le cacher par charité, mais étant aussi faux que cela l’était, il le devait plutôt taire. […]
[4.] Le père La Combe se rendit à Verceil, et je restai à Turin chez la Marquise de Prunai Quelles croix ne me fallait-il pas essuyer de la part de ma famille, de M. de Genève[98], des b(arnabites) et d’une infinité de personnes ? Mon fils aîné[99] vint me quérir à l’occasion de la mort de ma belle-mère, ce qui me fut une augmentation de croix bien fortes ; mais après que nous eûmes entendu toutes ses raisons, et comme l’on avait fait sans moi toutes les ventes des meubles, élu des tuteurs[100] et ordonné de tout sans ma participation, j’étais entièrement inutile. L’on ne jugea pas à propos de me faire retourner à cause de la rigueur de la saison. Vous seul savez, ô mon Dieu, ce que je souffris, car vous ne me faisiez point connaître votre volonté et le père La Combe disait n’avoir point de lumière pour me conduire. Vous savez, mon Seigneur, ce que cette dépendance m’a fait souffrir, car lui qui était doux pour tout le monde, avait souvent pour moi une extrême dureté. Vous étiez, ô mon Dieu, l’auteur de tout cela, et vous vouliez qu’il en usât de la sorte afin que je restasse sans consolation, car il conseillait très juste tous ceux qui s’adressaient à lui. Quand il était question de me déterminer sur quelque chose, il ne le pouvait, et me disait qu’il n’avait point de lumière pour me conduire, que je fisse ce que je pourrais. Plus il me disait ces choses, plus je me sentais dépendante de lui, et impuissante à me déterminer. Nous avons été une bonne croix l’un à l’autre, nous avons bien éprouvé que notre union était en foi et en croix, car plus nous étions crucifiés, plus nous étions unis.
L’on s’est imaginé que notre union était naturelle et humaine ; vous savez, ô mon Dieu, que nous n’y trouvions l’un et l’autre que croix, mort et destruction. Combien de fois nous disions-nous que, si l’union avait été naturelle, nous ne l’aurions pas conservée un moment parmi [202] tant de croix ! J’avoue que les croix qui me sont venues de cette part ont été les plus grandes de ma vie. […]
[6.] La marquise de Prunai qui m’avait si fort désirée, voyant les grandes croix et les abjections où j’étais, se dégoûta de moi […]
De rester à Turin sans la marquise de Prunai, il n’y avait nulle apparence, et d’autant moins qu’ayant vécu fort retirée en ce lieu, je n’y avais fait aucune connaissance. Je ne savais que devenir. Le père La Combe, comme j’ai dit, n’y demeurait pas, il demeurait à Verceil. Monseigneur de Verceil m’avait écrit le plus obligeamment du monde, me priant avec instance d’aller à Verceil pour demeurer auprès de lui, me promettant sa protection et m’assurant de son estime, ajoutant qu’il me regarderait comme sa propre sœur, que sur le récit qu’on lui avait fait de moi il désirait extrêmement de m’avoir. C’était madame sa sœur, [203] religieuse de la Visitation de Turin, qui est fort de mes amies, qui lui avait écrit de moi, et un gentilhomme français de sa connaissance ; mais un certain honneur, un respect humain me retenait ; je ne voulais pas que l’on pût dire que j’avais été chercher le Père La Combe, et que c’était pour aller là que j’avais été à Turin. Il avait aussi sa réputation à conserver, qui faisait qu’il ne pouvait agréer que j’y allasse, quelque forte instance que Monseigneur de Verceil en fît. S’il avait cru pourtant, et moi aussi, que c’eût été la volonté de Dieu, nous aurions passé par-dessus toutes ces considérations. Dieu nous tenait l’un et l’autre dans une si grande dépendance de ses ordres, qu’il ne nous les faisait point connaître, mais le moment divin de sa providence déterminait tout. Cela servait fort à faire mourir le père La Combe qui avait marché très longtemps par les certitudes. Mais Dieu les lui arracha toutes par un effet de sa bonté, qui voulait le faire mourir sans réserve.
[7.] Durant tout le temps que je fus à Turin[101], Notre-Seigneur me fit de très grandes grâces, et je me trouvais tous les jours plus transformée en lui et (avais) toujours plus de connaissances de l’état des âmes, sans m’y méprendre ni me tromper, quoiqu’on ait voulu me persuader le contraire et que j’eusse fait moi-même tous mes efforts pour me donner d’autres pensées, ce qui ne m’a pas peu coûté ; car lorsque je disais ou écrivais au père La Combe l’état de quelques âmes qui lui paraissaient plus parfaites et plus avancées que la connaissance qui m’en était donné, il l’attribuait à l’orgueil, s’en fâchait très fort contre moi, et en prenait même du rebut pour mon état. Ma peine n’était pas de ce qu’il m’en estimait moins, nullement, car je n’étais pas même en état de faire réflexion s’il m’estimait ou non, mais c’est que Notre-Seigneur ne me permettait pas de changer de pensées, et qu’il m’obligeait à les lui dire. Il ne pouvait accorder, Dieu le permettant de la sorte pour le perdre davantage et lui ôter tout appui, il ne pouvait, dis-je, accorder une obéissance miraculeuse pour mille choses et une fermeté qui lui semblait alors extraordinaire, et même criminelle en certaines choses. Cela le mettait même en défiance de ma grâce, car il n’était pas encore affermi dans sa voie et ne comprenait pas assez qu’il ne dépendait nullement de moi d’être d’une manière ou d’une autre ; et que, si j’avais eu quelque puissance, je me serais accordée à ce qu’il disait pour m’épargner les croix que cela me causait, ou du moins j’aurais dissimulé par adresse. Mais je ne pouvais faire ni l’un ni l’autre et quand tout aurait dû périr, il fallait que je lui dise les choses comme Notre-Seigneur me les faisait dire.
Ce qui était surprenant, c’est que Dieu m’a donné en cela une fidélité inviolable jusqu’au bout, sans que les croix, les peines, la peur d’être abandonnée du Père La Combe m’aient fait manquer un moment à cette fidélité. Ces choses donc, qui lui paraissaient entêtement, faute de lumière, et que Dieu permettait de la sorte pour lui ôter l’appui qu’il aurait pris en la grâce qui était en moi, le mettaient en division avec moi. Et quoiqu’il ne m’en témoignât rien, au contraire, qu’il tâchât de toutes ses forces de me le cacher, quelque éloigné qu’il fut de moi, je ne le pouvais ignorer, car Notre-Seigneur me le faisait sentir d’une manière [204] étrange, comme si l’on m’eût divisée de moi-même ; ce que je sentais plus ou moins douloureusement, selon que la division était plus ou moins forte, et sitôt qu’elle diminuait ou finissait, ma peine cessait, et j’étais mise dans le large, et cela quelque éloignée que je fusse de lui. Il éprouvait de son côté que sitôt qu’il était divisé d’avec moi, il l’était d’avec Dieu, et il m’a dit et écrit un grand nombre de fois : « Sitôt que je suis bien avec Dieu, je suis bien avec vous, et sitôt que je suis mal avec Dieu, je suis mal avec vous, » c’était ses propres termes. Il éprouvait que sitôt que Dieu le recevait dans son sein, c’était en l’unissant à moi, comme s’il n’eût voulu de lui que dans cette union ; et Notre-Seigneur me faisait payer toutes ses infidélités très fortement.
[5.][102] Au commencement que je fus à Turin, le père La Combe y resta quelque temps en attendant une lettre de Mgr de Verceil ; et il prit ce temps pour aller voir Monseigneur l’évêque d’Aoste, son intime ami et qui connaissait ma famille. Comme il sut la persécution de Monseigneur de Genève qui nous poursuivait à outrance du côté de la cour de Turin, il me fit offre d’aller dans son diocèse, et m’écrivit par le père La Combe des lettres les plus obligeantes du monde. Il me mandait que devant que Jérôme eût connu Paule[103], c’était un saint ; mais après, de quelle manière en parlait-on ? Il me voulait faire entendre par là comment le père La Combe avait toujours passé pour un saint avant cette persécution que je lui avais attirée innocemment. Il me marquait en même temps qu’il conservait pour lui une estime très grande. Après qu’il fut de retour d’Aoste, il resta encore quelques semaines à Turin.
[8.] Pendant ce temps une veuve, qui est une bonne servante de Dieu, mais toute en lumière et sensibilité, vint à lui à confesse. Comme elle était dans un état tout sensible, elle disait des merveilles. Le Père La Combe en était ravi parce qu’il sentait le sensible de sa grâce. J’étais de l’autre côté du confessionnal. Après que j’eus longtemps attendu, il me dit deux ou trois mots, puis il me renvoya en me disant qu’il venait de trouver une âme qui était à Dieu ; que c’était véritablement celle-là qui y était ; qu’il en était tout embaumé ; qu’il s’en fallait bien qu’il ne trouvât cela en moi, que je n’opérais plus sur son âme que mort. J’eus de la joie d’abord de ce qu’il avait trouvé une si sainte âme, parce que j’en ai toujours beaucoup, mon Seigneur, de vous voir glorifié. Je m’en retournai sans y faire davantage d’attention. En m’en retournant, Notre-Seigneur me fit voir clairement l’état de cette âme, qui était très bonne à la vérité, mais qui n’était que dans un commencement mélangé d’affection et d’un peu de silence, toute pleine de sensible ; que c’était pour cela qu’il ressentait son état ; que, pour moi, en qui Notre-Seigneur avait tout détruit, j’étais bien éloignée de lui pouvoir communiquer du sensible. De plus Notre-Seigneur me fit entendre qu’étant en lui sans rien qui me fut propre, qu’il ne communiquait par moi au père La Combe que ce qu’il lui communiquait par lui-même, qui était mort, nudité et dépouillement, et que toute autre chose le ferait vivre en lui-même et empêcherait sa mort ; que s’il s’arrêtait au sentiment, cela ruinerait son intérieur. Il me fallut lui écrire tout cela. En recevant ma lettre, il y remarqua d’abord un caractère de vérité, puis la réflexion étant survenue, il jugea que tout ce que je lui mandais était orgueil, et cela lui causa quelque éloignement de moi, car il avait encore dans l’esprit ses règles ordinaires de l’humilité conçue et comprise à notre manière, et ne voyait pas qu’il ne pouvait plus y avoir d’autre règle en moi que [205] de faire la volonté de mon Dieu. Je ne pensais plus à l’humilité ni à l’orgueil, mais je me laissais conduire comme un enfant qui dit et fait sans distinction tout ce qu’on lui fait dire et faire. Je comprends aisément que toutes les personnes qui ne sont pas entrées dans la perte totale, m’accuseront en cela d’orgueil, mais dans mon état, je n’y peux penser, je me laisse mener où l’on me mène ; haut et bas, tout m’est également bon.
[9.] Il m’écrivit que d’abord il avait trouvé quelque chose dans ma lettre qui lui semblait véritable, et qu’il y était entré, mais qu’après l’avoir relue avec attention, il l’avait trouvée pleine d’orgueil, d’entêtement et de préférence de mes lumières aux autres. Je ne pouvais penser à tout cela pour le trouver en moi, ni m’en convaincre comme autrefois [en] le croyant, quoique je ne le visse pas. Cela n’était plus pour moi. Je ne pouvais réfléchir là-dessus. S’il y avait bien pensé, il aurait vu qu’une personne qui ne trouve de volonté ni de penchant pour rien, est bien éloignée de l’entêtement, et il aurait connu que c’était Dieu. Mais Notre-Seigneur ne le permettait pas alors. Je lui écrivis encore pour lui prouver la vérité de ce que je lui avais avancé, mais cela ne servit qu’à le confirmer dans les sentiments désavantageux qu’il avait conçus de moi. Il entra en division. Je connus le moment qu’il avait ouvert ma lettre et qu’il y était entré de cette manière, et je fus mise dans ma souffrance ordinaire. Quand la fille qui lui était allée porter cette lettre, qui était la même [fille] dont j’ai parlé que Notre-Seigneur m’a fait amener, fut revenue, je le lui dis, et elle me dit que c’était à cette heure même qu’il avait lu ma lettre. Notre-Seigneur ne me donna plus de pensée de lui écrire sur ce sujet, mais le dimanche d’après, allant pour me confesser et m’étant mise à genoux, il me demanda d’abord si je persistais toujours dans mes sentiments d’orgueil et si je croyais toujours la même chose. Jusqu’alors je n’avais fait aucune réflexion ni sur ce que j’avais pensé, ni sur ce que je lui avais écrit, mais dans ce moment en ayant fait, cela me parut orgueil comme il me disait. Je lui répondis : « Il est vrai, mon père, que je suis orgueilleuse, et cette personne est bien plus à Dieu que moi. » Sitôt que j’eus prononcé ces paroles, je fus rejetée comme du Paradis dans le fond de l’Enfer. Je n’ai jamais souffert un pareil tourment. J’en étais hors de moi, mon visage changea tout à coup, et j’étais comme une personne qui va expirer et qui n’a plus de raison. Je tombai sur mes jambes. Le père s’aperçut d’abord de cela, et fut éclairé dans ce moment du peu de pouvoir que j’avais en ces choses et comme il me fallait dire et faire sans discernement ce que le Maître me faisait faire. Il me dit aussitôt : « Croyez ce que vous croyiez auparavant, je vous l’ordonne. » Sitôt qu’il m’eut dit cela, je commençai peu à peu à respirer et à prendre vie ; à mesure qu’il entrait dans ce que je lui avais dit, mon âme retrouvait le large. Et je disais en m’en retournant qu’on ne me parle plus d’humilité, les vertus ne sont plus pour moi ; il n’y a pour moi qu’une seule chose qui est d’obéir à mon Dieu. Il connut bien à quelque temps de là par les manières d’agir de cette personne, qu’elle était bien éloignée de ce qu’il avait pensé. J’ai dit seulement cet exemple. J’en pourrais donner beaucoup d’autres à peu près pareils, mais celui-là suffit.
Dans cette période de transition spirituelle accompagnée de phénomènes physiques dont on vient de lire un compte-rendu intime traduisant une découverte faite ‘sur le tas’ et qui demeure indéchiffrable, « elle entra extérieurement dans un état qui aurait pu passer pour folie » (chapitre 2.16 ici omis). Le chapitre suivant constate et vérifie des cas de communication mystique dont des intuitions portant sur des états intimes d’autrui. Elle est menée à « l’état apostolique » […] de discernement des esprits et de donner à chacun ce qui lui était propre » et conclut : « Je m’aperçus aussitôt d’un don de Dieu qui m’avait été communiqué, sans que je le comprisse, du discernement des esprits et de donner à chacun ce qui lui était propre. Je me sentis tout à coup revêtue d’un état apostolique et je voyais clair dans le fond l’état des âmes de celles qui me parlaient, et cela avec tant de facilité, que celles qui venaient me voir étaient dans l’étonnement et se disaient les unes aux autres que je leur donnais à chacune ce qu’elles avaient besoin. C’était vous, ô mon Dieu, qui faisiez toutes ces choses : elles s’envoyaient (à moi) les unes les autres. »
1. Elle convertit un religieux, 2. sait qu’il abandonnera. 3. Elle sent un an plus tard son abandon. ‘Infidèles, je sentais qu'ils m'étaient ôtés et qu'ils ne m'étaient plus rien, ceux que Notre Seigneur ne m'ôtait pas et qui étaient chancelants ou infidèles pour un temps, il me faisait souffrir pour eux.’ 4. Conversion d’un violent. 5. Rêve des oiseaux. Le plus beau n’est pas encore venu. 6. Le Père lui ordonne de retourner à Paris. 7. Elle demeure un temps à Grenoble. Etat apostolique : ‘Il venait du monde de tous côtés, de loin et de près.’ Le père retourne à Verceil. 9. Suite de l’état apostolique.
[1.] Etant encore en Savoie[104], Dieu se servit de moi pour attirer à son amour un religieux de mérite, mais qui ne songeait guère à s’acheminer à la perfection. Il accompagna quelquefois le père La Combe lorsqu’il me venait assister dans ma maladie, et j’eus la pensée de le demander à Notre-Seigneur. La veille que je reçus l’extrême-onction, il s’approcha de mon lit, je lui dis que si Notre-Seigneur me faisait miséricorde après ma mort, il en sentirait les effets. Il se sentit touché intérieurement jusqu’aux larmes, et il était un de ceux qui étaient le plus opposés au père La Combe et celui qui avait fait le plus de contes de moi sans me connaître. Il s’en retourna chez eux tout changé, et il ne pouvait s’empêcher de désirer de me parler encore, et d’être extrêmement touché de ce qu’il croyait que j’allais mourir. Il pleurait si fort que les autres religieux s’en raillaient. Ils lui disaient : « Se peut-il une plus grande folie ? Une dame de qui vous disiez mille maux il n’y a que deux jours, à présent qu’elle se meurt, vous la pleurez comme si elle était votre mère ! » Rien ne pouvait ni l’empêcher de pleurer, ni lui ôter le désir de me parler encore. Notre-Seigneur exauça ses désirs et je me portai mieux. J’eus le temps de lui parler, il se donna à Dieu d’une manière admirable, quoiqu’il eût déjà de l’âge. Il changea jusqu’à son naturel, qui était fin et double, et devint simple comme un enfant. Il ne me pouvait appeler autrement que sa mère. Il prit aussi confiance au père La Combe, lui faisant même sa confession générale. L’on ne le connaissait plus et il ne se reconnaissait plus lui-même.
[…]
[4.] Il y en avait encore un qui était l’homme du monde le plus violent, qui ne gardait aucune mesure, et qui sentait plus son soldat que son religieux. Comme le père La Combe était son supérieur, et qu’il tâchait de le ramener et par ses paroles et par ses exemples, il ne le pouvait souffrir, il avait même contre lui de fort grands emportements. Lorsqu’il disait la messe dans le lieu où j’étais, ce qui était rare, je sentais, sans le connaître, qu’il n’était pas en bon état. Un jour que je le vis passer avec le calice qu’il tenait dans sa main pour aller dire la messe, il me prit pour lui une fort grande tendresse et comme une assurance qu’il était changé. J’étais encore aux Ursulines de Thonon, je connus même que c’était un vase d’élection que Dieu s’était choisi d’une manière particulière. Il me fallut l’écrire au père La Combe pour obéir à l’esprit de Dieu. Lorsque le Père La Combe reçut mon billet, il me manda que c’était là une des plus fausses idées qu’il m’eût encore vues, et qu’il ne voyait guère d’homme plus mal disposé que celui-là ; il disait cela parce que sa vie était connue de tout le pays et que comme il n’y avait vu aucun changement, il regardait cela comme la plus ridicule rêverie qui fut jamais. Il fut fort surpris quand sur les quatre ou cinq heures du soir, ce père le fut trouver dans sa chambre, qui du plus fier des hommes [212] lui parut le plus doux. Il lui demanda pardon de tous les chagrins qu’il lui avait faits et lui dit en répandant quelques larmes : « Je suis changé, mon père, et il s’est fait en moi un renversement que je ne comprends pas. » Il lui conta comme il avait vu la Sainte Vierge qui lui avait fait voir qu’il était en état de damnation, mais qu’elle avait prié pour lui.
Après qu’il eut quitté le Père La Combe quoiqu’il fut tard, (celui-ci) ne put s’empêcher de m’écrire que ce que je lui avais mandé d’un tel père était bien véritable, qu’il était changé, mais changé de bonne manière, et qu’il était rempli de joie, qu’il avait voulu avant la nuit me faire part de cette bonne nouvelle. Je restai toute la nuit sur le carreau, sans dormir un moment, pénétrée d’onction des desseins de Dieu sur cette âme. Quelques jours après, Notre-Seigneur me fit connaître encore la même chose avec beaucoup d’onction, les grands desseins qu’il avait sur cet homme, qui est très savant et bon prédicateur. Je fus encore une nuit sans dormir, toute pleine d’onction. Je ne pus m’empêcher de lui écrire les desseins que je croyais que Notre-Seigneur avait sur lui : je donnai la lettre tout ouverte au père La Combe pour la lui donner. Il hésita quelque temps s’il la lui donnerait, n’osant se fier si tôt à lui ; comme il avait pris la résolution de la retenir ce Père passa devant lui, il ne put s’empêcher de la lui donner. Loin d’en faire des railleries, il en fut fort touché et résolut de se donner tout à fait à Dieu. Il a peine à rompre tous ses liens, et semble encore être partagé entre Dieu et des attaches qui lui paraissent innocentes, quoique Dieu lui donne quantité de coups pour l’abattre tout à fait ; mais ses résistances ne me font point perdre l’espérance de ce qu’il sera un jour.
[5.] Avant son changement, je vis en songe quantité d’oiseaux fort beaux, que chacun poursuivait à la chasse avec grand soin et avec envie de les prendre, et je les regardais tous sans y prendre de part et sans vouloir les prendre. Je fus fort étonné de voir qu’ils venaient tous se donner à moi, sans que je fisse aucun effort pour les avoir. Parmi tous ceux qui se donnèrent qui étaient en assez grand nombre, il y en eut un d’une beauté extraordinaire et qui surpassait de beaucoup tous les autres. Tout le monde était empressé pour gagner celui-là ; après s’être enfui de tous, et de moi aussi bien que des autres, il se vint donner à moi lorsque je ne l’attendais plus. Il y en eut un des autres qui après être venu, voltigea longtemps, tantôt se donnant, tantôt se retirant, puis il se donna tout à fait. Celui-là parut être le religieux dont j’ai parlé. D’autres se retirèrent tout à fait. J’eus deux nuits le même songe, mais le bel oiseau, qui n’avait pas de pareil, ne m’est pas inconnu, quoiqu’il ne soit pas encore venu. Que ce soit devant ou après ma mort qu’il se donne tout à Dieu, je suis assurée que cela sera.
[6.] Comme j’étais chez la marquise de Prunai, indéterminée si je mettrais ma fille à la Visitation de Turin pour aller avec elle, ou si je prendrais un autre parti, - car lorsque j’écrivais là-dessus au Père La Combe, il me répondait qu’il n’avait nulle lumière, ce qui ne le faisait pas peu souffrir et mourir, car il eut bien voulu avoir quelque certitude et Dieu les lui arrachait toutes, - je fus fort surprise, lorsque je m’y attendais le moins, de le voir arriver de Verceil me disant qu’il fallait m’en retourner à Paris sans différer un moment. C’était le soir : il me dit de partir le lendemain matin. […] Me voilà donc disposée à partir sans répliquer une parole, seule avec ma fille et une femme de chambre, sans avoir personne pour me conduire, car le père La Combe était résolu de ne me pas accompagner, même pour passer la montagne, à cause que Monseigneur de Genève avait écrit partout que j’étais allée à Turin courir après lui. Mais le père provincial, qui était un homme de qualité de Turin et qui connaissait la vertu du père La Combe, lui dit qu’il ne me fallait pas laisser aller dans ces montagnes, surtout ayant ma fille[105] avec moi, sans personne de connaissance, et qu’il lui ordonnait de m’accompagner. Il m’avoua qu’il y avait quelque sorte de répugnance, mais l’obéissance et le danger où j’aurais été exposée seule le firent passer par dessus ses répugnances. Il devait m’accompagner seulement jusqu’à Grenoble et s’en retourner de là à Turin. Je partis donc dans le dessein de m’en aller à Paris souffrir toutes les croix et essuyer toutes les confusions qu’il plairait à Dieu de me faire souffrir.
[7.] Ce qui me fit passer par Grenoble fut l’envie que j’avais de passer deux ou trois jours avec une grande servante de Dieu de mes amies. Lorsque je fus là, le père La Combe et cette dame me dirent de ne pas passer outre et que Dieu voulait se glorifier en moi et par moi dans ce lieu-là ; je me laissai conduire à la providence comme un enfant. Cette bonne mère me conduisit d’abord chez une bonne veuve[106], n’ayant pas trouvé de place à l’hôtellerie, croyant comme j’ai dit n’y passer que trois jours. Mais comme l’on me dit de rester à Grenoble, je restai chez elle. Je mis ma fille en religion et me résolus d’employer tout ce temps à me laisser posséder en solitude de celui qui est absolument maître de moi. Je ne fis aucune visite, mais je fus surprise lorsque, peu de jours après mon arrivée, il vint me voir plusieurs personnes qui faisaient profession d’être à Dieu d’une manière singulière.
Je m’aperçus aussitôt d’un don de Dieu qui m’avait été communiqué, sans que je le comprisse, du discernement des esprits et de donner à chacun ce qui lui était propre. Je me sentis tout à coup revêtue d’un état apostolique et je voyais clair dans le fond l’état des âmes de celles qui me parlaient, et cela avec tant de facilité, que celles qui venaient me voir étaient dans l’étonnement et se disaient les unes aux autres que je leur donnais à chacune ce qu’elles avaient besoin. C’était vous, ô mon Dieu, qui faisiez toutes ces choses : elles s’envoyaient (à moi) les unes les autres. Cela vint à tel excès que, pour l’ordinaire, depuis six heures du matin jusqu’à huit heures du soir, j’étais occupée à parler de Dieu. Il venait du monde de tous côtés, de loin et de près, des religieux, des prêtres, des hommes du monde, des filles, femmes et veuves, tous venaient les uns après les autres, et Dieu me donnait de quoi les contenter tous d’une manière admirable, sans que j’y pensasse ni que j’y fisse aucune attention. […]
Nous livrons le chapitre entier pour éclairer les passages où apparaît Lacombe : « J’avais la même union et la même communication avec le père La Combe quoiqu’il fût si éloigné, que s’il eût été proche. » :
1. Rêve prémonitoire d’une fille. 2. Crucifige. 3. ‘J'avais la même union et la même communication avec le père La Combe quoiqu'il fût si éloigné … Souvent la plénitude trop grande m'ôtait la liberté d'écrire.’ 4. ‘Avant que d'écrire sur le livre des Rois de tout ce qui regarde David, je fus mise dans une si étroite union avec ce saint patriarche…’ 5. Conversation : ‘Cet amour pur ne souffrait aucune superfluité ni amusement.’ ‘Il y en avait d'autres, comme j'ai dit, auxquelles je ne pouvais me communiquer qu'en silence, mais silence autant ineffable qu'efficace.’ 6. Communications. ‘Saint Augustin …se plaint qu'il en faut revenir aux paroles à cause de notre faiblesse.’ 7. ‘Ce qui m'a le plus fait souffrir a été le père La Combe.’ 8. / ‘Je souffrais à l’occasion de la fille qui était auprès de moi. Ce qu’elle me faisait souffrir égalait le tourment du purgatoire’ / 9. ‘La créature du monde peut-être de laquelle vous avez voulu une plus grande dépendance.’
[…]
[3.] J’étais dans une si grande plénitude de Dieu, que j’étais souvent ou sur mon lit, ou alitée tout à fait, sans pouvoir parler ; et lorsque je n’ai eu aucun moyen de verser cette plénitude, Notre-Seigneur ne permit pas qu’elle fut si violente, car dans cette violence, je ne pouvais plus vivre, mon cœur ne souhaitait que de verser en d’autres cœurs sa surabondance. J’avais la même union et la même communication avec le père La Combe quoiqu’il fût si éloigné, que s’il eût été proche. Jésus-Christ m’était communiqué dans tous ses états. C’était alors son état apostolique qui était le plus marqué. Toutes les opérations de Dieu en moi m’étaient montrées en Jésus-Christ et expliquées par l’Écriture sainte, de sorte que je portais en moi l’expérience de ce qui était écrit. Lorsque je ne pouvais écrire ou communiquer d’une autre manière, j’étais toute languissante et j’éprouvais ce que Notre-Seigneur dit à ses disciples : J’ai une Pâque à manger avec vous[107] ; ô qu’il me tarde qu’elle n’arrive ! c’était la communication de lui-même par la Cène, et par sa passion, lorsqu’il dit : Tout est consommé, et rendant l’esprit il baissa la tête[108] parce qu’il communiquait son esprit à tous les hommes capables de le recevoir, il le remit entre les mains de son Père[109] et de son Dieu, aussi bien que son Royaume, comme s’il disait à son Père : « Mon Père, mon Royaume est que je règne pour vous et vous par moi sur les hommes : cela ne se peut faire que par l’épanchement de mon esprit sur eux. Que mon esprit leur soit donc communiqué par ma mort ! » Et c’est en cela qu’est la consommation de toutes choses. Souvent la plénitude trop grande m’ôtait la liberté d’écrire et je ne pouvais rien faire que rester couchée, sans parole. Quoique cela fut de la sorte, je n’avais rien pour moi : tout était pour les autres ; comme ces nourrices qui sont pleines de lait et qui pour cela ne sont pas plus sustentées, non qu’il me manquât rien, car depuis ma nouvelle vie je n’ai pas eu un moment de vide.
[…]
[7.] Tout ce que j’éprouvais m’était montré dans l’Écriture sainte, et je voyais avec admiration qu’il ne passait rien dans l’âme qui ne soit en Jésus-Christ et dans l’Écriture sainte. Lorsque je communiquais avec des cœurs étroits, je souffrais un fort grand tourment. C’était comme une eau impétueuse qui, ne trouvant pas d’issue, retourne contre elle-même, et j’en étais quelquefois au mourir. O. Dieu, pourrais-je décrire ou faire comprendre tout ce que je souffrais en ce lieu, et les miséricordes que vous m’y fîtes ? Il faut passer quantité de choses sous silence, tant parce qu’elles ne se peuvent exprimer, que parce qu’elles ne seraient pas comprises. Ce qui m’a le plus fait souffrir a été le père La Combe[110]. Comme il n’était pas encore affermi dans son état, et que Dieu l’exerçait par des croix et des renversements, ses doutes et ses hésitations me donnaient des coups étranges : quelque éloigné qu’il fut de moi je ressentais ses peines et ses dispositions. Il portait un état de mort intérieure et d’alternatives des plus cruelles du monde, et des plus terribles qui aient jamais été : aussi selon la connaissance que Dieu m’en a donnée, c’est un de ses serviteurs à présent sur terre qui lui est le plus agréable. Il me fut imprimé de lui qu’il était un vase d’élection que Dieu s’était choisi pour porter son nom parmi les Gentils, mais qu’il lui montrerait combien il faudrait souffrir pour ce même nom. Lorsque dans ces épreuves il se trouvait comme rejeté de Dieu, il se sentait en même temps divisé d’avec moi, et sitôt que Dieu le recevait en lui, il se trouvait réuni à moi plus fortement que jamais et il se trouvait éclairé sur mon état d’une manière admirable, Dieu lui donnant une estime qui allait jusqu’à la vénération ; de sorte qu’il ne pouvait me cacher ses sentiments ; et il me répétait souvent : « Je ne puis être uni à vous hors de Dieu, car sitôt que je suis rejeté de Dieu, je le suis de vous et je me sens divisé d’avec vous, en doute et hésitation continuelle sur ce qui vous regarde ; et sitôt que je suis bien avec Dieu, je suis bien avec vous. Je connais la grâce qu’il me fait de m’unir à vous et combien vous lui êtes chère, et le fond qu’il a mis en vous. »
[8.] […] Notre-Seigneur me fit une fois comprendre que lorsque la Père La Combe serait affermi en lui par état permanent, et qu’il n’aurait plus de vicissitudes intérieures, il n’en aurait non plus à mon égard, et qu’il demeurerait pour toujours uni à moi en Dieu. Cela est à présent de cette sorte. Je voyais qu’il ne sentait l’union et la division qu’à cause de sa faiblesse, et que son état n’était pas encore permanent ; je ne la sentais que parce qu’il se divisait et qu’il me fallait porter tout cela, mais sitôt que l’union a été sans contrariété sans empêchement et dans sa perfection, il ne l’a plus sentie non plus que moi, si ce n’est par réveil, en conversation intérieure en la manière des bienheureux. L’union de l’âme avec Dieu ne se sent que parce qu’elle n’est pas entièrement parfaite, mais lorsqu’elle est consommée en unité, elle ne se sent plus, elle devient comme naturelle. L’on ne sent point l’union de l’âme avec le corps, le corps vit et opère dans cette union sans y penser ni faire attention à cette union ; cela est, il le sait, et toutes les fonctions de vie qu’il fait ne lui permettent pas de l’ignorer ; cependant l’on agit sans attention sur cela. Il en est de même de l’union à Dieu et avec certaines créatures en lui, car ce qui fait voir la pureté et éminence de cette union, c’est qu’elle suit celle de Dieu et est d’autant plus parfaite que celle de l’âme en Dieu est plus consommée ; cependant s’il fallait rompre cette union si pure et si sainte, l’on la sentirait d’autant plus qu’elle est plus pure, parfaite et insensible, comme l’on sent très bien lorsque l’âme se veut séparer du corps par la mort quoique l’on ne sente pas son union.
[9.] Comme j’étais dans l’état d’enfance dont j’ai parlé et que le Père La Combe se fâchait et divisait d’avec moi, je pleurais comme un enfant et mon corps devenait tout languissant, et ce qui était admirable, c’est que je me trouvais en même temps et plus faible que les petits enfants et forte comme Dieu. Je me trouvais toute divine et éclairée pour tout et ferme pour les plus fortes croix, et cependant la faiblesse même des plus petits enfants. O Dieu, je peux dire que je suis la créature du monde peut-être de laquelle vous avez voulu une plus grande dépendance. Vous me mettiez en toutes sortes d’états et de postures différentes, et mon âme ne voulait ni ne pouvait résister ; j’étais si fort à vous qu’il n’y avait chose au monde que vous eussiez pu exiger de moi à laquelle je ne me fusse rendue avec plaisir. […]
1. ‘A Verceil le soir du vendredi saint. … Le père La Combe ne pouvait s'empêcher de me marquer sa mortification.’ 2. L’évêque ‘ne laissa pas d'être fort satisfait de la conversation … La seconde visite acheva de le gagner entièrement.’ 3. Il loue une maison pour fonder une communauté. 4. Maladie. 5. L’évêque vient souvent la visiter. 6. ‘Le Père La Combe était son théologal et son confesseur 7. ‘Les barnabites de Paris, ou plutôt le Père de La Mothe, s'avisa de le vouloir tirer de là pour le faire aller prêcher à Paris.’ 8. Maladie. L’établissement de la congrégation n’a pas lieu. 9. ‘Ce fut là que j'écrivis l'Apocalypse.’ 10. Etat d’enfance. Elle écrit à la duchesse de Charost.
[1.] Après ces sortes d’aventures, et d’autres que je serais trop longue à dire, j’arrivai à Verceil le soir du vendredi saint. J’allai à l’hôtellerie où je fus très mal reçue. J’eus de quoi faire un bon vendredi saint, qui dura bien longtemps. J’envoyai chercher le père La Combe que je croyais déjà averti par l’ecclésiastique que j’avais envoyé devant, et qui m’aurait été d’une grande utilité, mais il ne venait que d’arriver. J’eus bien de bonnes confusions à boire tout le temps que je fus sans cet ecclésiastique, ce qui n’aurait pas été si je l’avais eu, car en ce pays-là, sitôt que des dames se font accompagner par des ecclésiastiques, on les regarde avec vénération comme des personnes d’honneur et de piété. Le père La Combe entra dans un chagrin étrange de mon arrivée ; Dieu le permettant de la sorte, il ne put même me le dissimuler, en sorte que je me vis en arrivant sur le point de repartir, et que je l’eusse fait malgré mon extrême fatigue sans la fête de Pâques. Le père La Combe ne pouvait s’empêcher de me marquer sa mortification. Il disait que chacun croirait que je serais allée le trouver, et que cela ferait tort à sa réputation. Il était dans une très haute estime dans ce pays. Je n’avais pas eu moins de peine à y aller, et c’était la seule nécessité qui me l’avait fait faire malgré mes répugnances, de sorte que je fus mise dans un état de souffrances, et Notre-Seigneur appuyant sa main me les rendit très fortes. Le père me reçut avec un froid et des manières qui me firent assez voir ses sentiments, et qui redoublèrent ma peine. Je lui demandai s’il voulait que je m’en retournasse, que je partirais dès le moment, quoique je fusse accablée des fatigues d’un si long et si périlleux voyage, outre que j’étais bien abattue du Carême, que j’avais jeûné avec la même exactitude que si je n’eusse pas voyagé. Il me dit qu’il ne savait pas comment Monsieur de Verceil prendrait mon arrivée dans un temps où il ne m’attendait plus, après que j’avais refusé si longtemps et avec opiniâtreté les offres obligeantes qu’il m’avait faites, qu’il ne témoignait même plus d’envie de me voir depuis ce refus. Ce fut alors qu’il me sembla que j’étais rejetée de dessus la [243] terre sans y pouvoir trouver aucun refuge et que toutes les créatures se joignaient ensemble pour m’accabler. Je passai le reste de la nuit en cette hôtellerie sans y pouvoir dormir, et sans savoir quel parti je serais obligée de prendre, étant persécutée au point que je l’étais de mes ennemis, et un sujet de honte de mes amis.
[2.] Sitôt que l’on sut dans cette hôtellerie que j’étais de la connaissance du père La Combe, l’on m’y traita parfaitement bien. L’on l’estimait là comme un saint. Le Père La Combe ne savait comment dire à Monsieur de Verceil que j’étais arrivée, et je portais sa peine bien plus vivement que la mienne. Sitôt que ce prélat sut que j’étais arrivée, comme il sait parfaitement bien vivre, il envoya sa nièce qui me prit dans son carrosse et m’emmena chez elle, mais les choses ne se faisaient que par façon, et Monsieur de Verceil ne m’ayant point vue, il ne savait comment prendre un voyage si fort à contre-temps après avoir refusé trois fois d’y aller quoiqu’il m’eût envoyé des exprès pour m’en prier. Il se dégoûtait de moi. Cependant comme il fut informé que mon dessein n’était point de rester à Verceil, mais bien d’aller chez la marquise de Prunai, et que c’était la nécessité des fêtes qui me retenait, il ne fit rien paraître, au contraire, il mit ordre que je fusse très bien traitée. Il ne put pas me voir que Pâques ne fut passé, parce qu’il officiait toute la veille et le jour. Le soir, après que tout l’office du jour de Pâques fut fait, il se fit porter en chaise chez sa nièce pour me voir. Quoiqu’il n’entendît guère mieux le français que moi l’italien, il ne laissa pas d’être fort satisfait de la conversation qu’il avait eue avec moi. Il parut avoir autant de bonté pour moi qu’il avait eu d’indifférence auparavant. La seconde visite acheva de le gagner entièrement.
[3.] L’on ne peut pas avoir plus d’obligations que j’en ai à ce bon prélat. Il prit pour moi autant d’amitié que si j’eusse été sa sœur, et son seul divertissement dans ses continuelles occupations, était de passer quelque demi-heure avec moi à parler de Dieu. Il commença d’écrire à Monsieur de Marseille pour le remercier de ce qu’il m’avait protégée dans la persécution, il écrivit aussi à Monsieur de Grenoble et il n’y avait rien qu’il ne fît pour me marquer son affection. Il ne pensa plus à autre chose qu’à chercher les moyens de m’arrêter dans son diocèse : il ne voulut jamais me permettre d’aller trouver la marquise de Prunai, au contraire, il lui écrivit pour l’inviter elle-même à venir avec moi dans son diocèse. Il lui envoya même le père La Combe exprès pour l’exhorter à y venir, assurant qu’il voulait tous nous unir et faire une petite congrégation. La marquise de Prunai entra assez là-dedans, et sa fille aussi, de sorte qu’elles seraient venues avec le père La Combe si la marquise n’eût pas été malade ; elle pensa m’envoyer sa fille et l’on remit le tout pour le temps qu’elle se porterait bien. Monsieur de Verceil commença par louer une grande maison, dont il fit même le marché pour l’acheter afin de nous y mettre. Elle était très propre pour faire une communauté. Il écrivit aussi à une dame de Gênes de sa connaissance, sœur d’un cardinal, qui témoigna beaucoup de désir de s’unir à nous, et la chose était comptée déjà faite. Il y avait aussi de bonnes demoiselles fort dévotes qui étaient toutes prêtes à partir pour nous venir trouver. Mais, ô mon Dieu, votre volonté n’était pas de m’établir, mais bien de me détruire.
[4.] La fatigue du chemin jointe au chagrin continuel que me témoignait le Père La Combe, quoique l’amitié de Monsieur de Verceil pour moi l’eût un peu consolé, car l’on ne peut pas marquer plus d’estime que ce bon prélat en marquait pour moi, quoique, dis-je, l’amitié de Monsieur de Verceil eut un peu diminué le chagrin du Père La Combe [244] sur mon arrivée, il ne laissait pas d’en avoir encore beaucoup surtout lorsqu’il se laissait aller à la réflexion, et comme cela le mettait en division avec moi et qu’il me fallait souffrir tout cela d’une manière terrible, selon ce que j’ai écrit de la disposition où Dieu m’avait mise à son égard, cela me fit tomber bien malade. J’aurais peine à exprimer les croix qu’il me fallut souffrir durant plusieurs mois de la part du Père La Combe, car s’il était un jour remis, il était les mois de suite dans la peine, cela, joint à l’extrémité de la maladie, était un pesant fardeau et d’autant plus, ô mon amour, que vous me le faisiez porter sans soutien et sans consolation.
Cette fille que j’avais amenée de Grenoble tomba fort malade. Ses parents, qui sont des gens fort intéressés, s’allèrent mettre en tête que si cette fille mourait entre mes mains, je lui ferais faire un testament en ma faveur. Ils se trompaient bien, car loin de vouloir avoir le bien des autres, j’avais donné même le mien. Son frère, rempli de cette appréhension, vint au plus vite, et la première chose dont il lui parla, quoiqu’il la trouvât guérie, fut de faire un testament. Cela fit un grand fracas dans Verceil, car il voulait l’emmener, et elle ne voulait pas s’en aller. Cependant comme je remarquais dans cette fille peu de solidité et de sincérité, je crus que c’était une occasion que la divine providence me fournissait pour m’en défaire, ne m’étant pas propre. Je lui conseillai de faire ce que son frère voulait d’elle. Il fit amitié avec certains officiers de la garnison auxquels il dit des contes ridicules : que je voulais mal user de sa sœur, qu’il fit passer pour une fille de qualité, quoiqu’elle fut de naissance commune. Cela m’attira beaucoup de croix et d’humiliations. Ils commencèrent à dire ce que j’avais toujours appréhendé, que j’étais venue à cause du père La Combe. Ils le persécutèrent même à mon occasion.
[6.] Le Père La Combe était son théologal et son confesseur, il l’estimait beaucoup, et le père faisait de grands biens dans cette garnison, Dieu s’étant servi de lui pour convertir plusieurs des officiers et soldats. Il y en a qui de très scandaleux sont devenus des modèles de vertu : il faisait faire des retraites à ces petits officiers, prêchait et instruisait les soldats qui en profitaient beaucoup, faisant ensuite des confessions générales. Tout était mélangé en ce lieu de croix et d’âmes que l’on gagnait à Notre-Seigneur. Il y eut de ses religieux qui à son exemple travaillèrent à leur perfection, et quoique je n’entendisse presque point leur langue, et qu’ils n’entendissent point du tout la mienne, Notre-Seigneur faisait que nous nous entendions en ce qui regardait son service. Le Père recteur des Jésuites, ayant ouï parler de moi, prit son temps que le Père La Combe était hors de Verceil, afin, disait-il, de m’éprouver. Il avait étudié des matières théologiques que je n’entendais pas ; il me fit quantité de questions. (245) Notre-Seigneur me donna de lui répondre d’une manière qu’il se retira si satisfait, qu’il ne pouvait s’en taire. Le Père La Combe était donc très bien auprès de Monsieur de Verceil, qui le considérait avec vénération.
[7.] Les barnabites de Paris, ou plutôt le Père d(e) La Mothe, s’avisa de le vouloir tirer de là pour le faire aller prêcher à Paris. Il en écrivit au Père général, disant qu’ils n’avaient point de sujets à Paris pour soutenir leur maison ; que leur église était déserte ; que c’était dommage de laisser un homme comme le Père La Combe dans un lieu où il ne faisait que corrompre son langage ; qu’il fallait faire paraître à Paris ses grands talents ; qu’au reste il ne pouvait plus porter le faix de la maison de Paris si l’on ne lui donnait un homme de cette trempe. Qui n’aurait pas cru que tout cela était sincère ? Monsieur de Verceil, qui était fort ami du général, en ayant avis, s’y opposa, et lui écrivit que c’était lui faire la dernière injure que de lui ôter un homme qui était fort utile, et dans le temps qu’il en avait le plus de besoin. Il avait raison, car il avait alors un grand vicaire qu’il avait amené de Rome, qui après avoir été nonce du pape en France, s’était trouvé réduit par sa mauvaise conduite à vivre de ses messes dans Rome ; il était dans une si grande nécessité qu’il attira la compassion de Monsieur de Verceil, qui le prit et lui donna de très bons appointements pour lui servir de grand vicaire.
Cet abbé, loin de reconnaître son bienfaiteur, suivant la bizarrerie de son humeur, était toujours contraire à Monsieur de Verceil et si quelque ecclésiastique était déréglé ou mécontent, c’était à lui que l’abbé se joignait contre son évêque. Tous ceux qui plaidaient contre ce prélat, ou qui l’outrageaient, étaient d’abord des amis du grand vicaire, qui non content de tout cela, travailla de toutes ses forces à le brouiller en cour de Rome, disant qu’il était entièrement à la France au préjudice des intérêts de Sa Sainteté, et que pour marque de cela, il avait auprès de lui plusieurs Français. Il le brouillait aussi par ses menées secrètes à la cour de Savoie, de sorte que ce bon évêque avait des croix très fortes de cet homme. Ne le pouvant plus supporter, il le pria de se retirer, et lui donna avec bien de la générosité tout ce qui lui était nécessaire pour le reconduire. Il fut extrêmement outré de ce qu’il sortait de chez Monsieur de Verceil, et tourna toute sa colère contre le Père La Combe, contre un gentilhomme français, et contre moi.
[8.] Le père général des barnabites ne voulait donc pas accorder au Père d(e) La Mothe ce qu’il demandait, de peur de choquer Monsieur de Verceil qui était fort son ami, et de lui ôter un homme qui lui était fort nécessaire dans la conjoncture des affaires.
[…] Monsieur de Verceil écrivit au Père (de) La Mothe que je m’en irais au printemps, sitôt que la saison le pourrait permettre ; qu’il était bien affligé d’être obligé de me laisser aller, et lui disait de moi des choses capables de me jeter dans la confusion si je pouvais m’attribuer quelque chose. Il mandait qu’il ne m’avait regardée dans son diocèse que comme un ange, et mille autres choses que sa bonté lui suggérait. Je fis donc dès lors son compte de m’en retourner, mais Monsieur de Verceil croyait garder le Père La Combe et qu’il ne viendrait point à Paris.
Cela eût été en effet de la sorte sans la mort du père général, ainsi que je le dirai dans la suite.
[9.] Presque tout le temps que je fus dans ce pays, Notre-Seigneur m’y fit souffrir beaucoup de croix, et me combla en même temps de grâces et d’humiliations, car chez moi l’un n’a jamais été sans l’autre. Je fus presque toujours malade et dans un état d’enfance. Je n’avais auprès de moi que cette fille dont j’ai parlé, qui ne pouvait me donner aucun soulagement en l’état où elle était, et qui semblait n’être avec moi que pour m’exercer et me faire étrangement souffrir. Ce fut là que j’écrivis l’Apocalypse et qu’il me fut donné une plus grande certitude de tout ce que j’avais connu de la persécution qui se devait faire aux serviteurs de Dieu les plus fidèles, selon que j’écrivis toutes ces choses touchant l’avenir. J’étais, comme j’ai dit, dans un état d’enfance de sorte qu’il n’y avait rien de plus grand que moi lorsqu’il me fallait parler ou écrire : il me semble que j’étais toute divine, et cependant rien de plus petit et de plus faible que moi, car j’étais comme un petit enfant. Notre-Seigneur voulut que non seulement je portasse son état d’enfance d’une manière qui charmait ceux qui en étaient capables, mais il voulut de plus que je commençasse d’honorer d’un culte extérieur sa divine enfance. Il inspira à ce bon frère quêteur, dont j’ai parlé, de m’envoyer un Enfant Jésus de cire. Il était d’une beauté ravissante, et je m’apercevais que, plus je le regardais plus les dispositions d’enfance m’étaient imprimées,
/et tout ce que je voulais était fait. Je faisais venir la pluie en le lui disant, et M. de (4.351) Verceil me disait : « Dites telle et telle chose à votre petit maître, il le fera. » Un jour N. (Père La Combe) me dit : « Dites qu’il pleuve, car la sécheresse est trop grande », il plut aussitôt, et il fut mouillé en s’en retournant : ou bien il me disait : « Dites à votre petit maître qu’il ne pleuve plus », et cela était fait. Un jour je doutai, car je fis une réflexion, et il ne vint pas de pluie, mais comme j’écrivai, il vint des gouttes d’eau sur mon papier, et en même temps j’eus du reproche sur mon peu de foi, que si j’avais cru, la pluie (4 342) fut aussi bien venue sur terre que sur mon papier. Mon petit maître voulut que je tinsse toujours jour et nuit une lampe allumée devant lui, et un jour que je dis en moi-même : « je ne la laisserai pas allumée à Paris, ainsi qu’est-il nécessaire de l’allumer ici ? » il me punit rigoureusement. Je la fis allumer au plus tôt et elle fut après deux jours sans diminuer le moins du monde, et il me reprochait au-dedans s’il ne la pouvait pas bien faire brûler sans moi. //
On ne saurait croire la peine que j’ai eue à me laisser aller à cet état d’enfance, car ma raison s’y perdait et il me semblait que c’était moi qui me donnais cet état. Lorsque j’avais réfléchi, il m’était ôté, et j’entrais dans une peine intolérable, mais sitôt que je m’y laissais aller, je me trouvais au-dedans dans une candeur, une innocence, une simplicité d’enfant, et quelque chose de divin. J’ai bien fait des infidélités sur cet état, ne pouvant me faire à un état si bas et si petit. O Amour, vous vouliez me mettre en toutes sortes de postures afin que je ne vous résistasse plus, et que je fusse à tous vos vouloirs, sans retour ni réserve.
Comme j’étais encore à Verceil, il me vint un fort mouvement d’écrire à Madame [la duchesse] de Charost. Il y avait déjà quelques années qu’elle ne m’écrivait plus. Notre-Seigneur me fit connaître sa disposition et qu’il se servirait de moi pour lui aider. (247) Je demandai au Père La Combe s’il agréerait que je lui écrivisse, lui disant le mouvement que j’en avais, mais il ne le voulut pas. Je demeurai abandonnée et assurée tout ensemble que Notre-Seigneur nous unirait, et me fournirait d’une manière ou d’une autre le moyen de la servir. À quelque temps de là, je reçus une lettre d’elle, ce qui ne surprit pas peu le Père La Combe, et il me laissa alors en liberté de lui écrire tout ce que je voulais. Je le fis avec grande simplicité, et ce que je lui écrivis fut comme les premiers fondements de ce que Notre-Seigneur voulait d’elle, ayant bien voulu se servir de moi dans la suite pour l’aider et la faire entrer dans ses voies, étant une âme à laquelle je suis fort liée, et par elle à d’autres.
1. Elle retourne en France. 2. Le Père La Mothe laisse courir de faux bruits. 3. Elle passe douze jours chez son amie la Marquise de Prunai Etablissement d’un hôpital. 4. Elle avait établi un hôpital près de Grenoble. / ‘[Le père] venait lorsque je suffoquais d’une oppression de poitrine, et il me commandait de guérir, et je guérissais’ /. 5. Elle revient avec la prémonition de croix à venir. 6. Elle croise le Père La Mothe à Chambéry, ‘priant tous les jours avec des instances affectées le père La Combe de ne me point laisser, et de m'accompagner jusqu'à Paris.’ 7. Elle retrouve ses amies à Grenoble.
[l.] Le père général des barnabites, ami de Monsieur de Verceil, mourut. Sitôt qu’il fut mort, le Père [de] la Mothe écrivit à celui qui était le vicaire général, et qui tenait sa place jusqu’à ce qu’il y en eût un autre d’élu. Il lui manda les mêmes choses qu’il avait mandées à l’autre, et la nécessité où il était d’avoir à Paris des sujets comme le Père La Combe, qu’il n’avait qui que ce soit pour prêcher l’annuel dans leur église. Ce bon père, qui croyait que le père La Mothe agissait de bonne foi, ayant appris d’ailleurs que j’étais obligée de m’en retourner en France à cause de mes incommodités, envoya un ordre au père La Combe de s’en aller à Paris et de m’accompagner tout le long du voyage[111] ; le père La Mothe l’en avait prié, disant que, comme il m’accompagnait, cela exempterait leur maison de Paris, déjà pauvre, des frais d’un si long voyage. Le père La Combe qui ne pénétrait pas le venin caché sous un beau semblant, consentit à m’accompagner, sachant que c’était ma coutume de mener avec moi des ecclésiastiques ou religieux. Le père La Combe partit douze jours avant moi afin de faire quelques affaires et de m’accompagner seulement au passage des montagnes, qui lui paraissait l’endroit où j’avais le plus besoin d’escorte.
Je partis le carême, le temps étant trouvé fort beau, non sans douleur du prélat, qui me faisait compassion dans le chagrin où il était d’avoir perdu le père La Combe et de me voir en aller. Il me fit conduire à ses frais jusqu’à Turin, me donnant un gentilhomme et un de ses ecclésiastiques pour m’accompagner.
[2.] Sitôt que la résolution fut prise que le père La Combe m’accompagnerait, le père La Mothe ne manqua pas de faire partout courir le bruit qu’il avait été obligé de le faire afin de me faire retourner en France ; quoiqu’il sût bien que je devais m’en retourner avant qu’on sût que le père La Combe s’en retournerait. Il exagérait l’attache que j’avais pour lui, se faisant porter compassion, et chacun disait que je devais me mettre sous la conduite du père La Mothe. Cependant il dissimulait à notre égard, écrivant au père La Combe des lettres pleines d’estime, et à moi de tendresse, le priant d’amener sa chère sœur et de la servir dans ses infirmités et dans un si long voyage, qu’il lui serait sensiblement obligé de son soin, et cent choses de cette force.
[3.] Je ne pus pas me résoudre de partir sans aller voir mon amie la marquise de Prunai, malgré la difficulté des chemins. Je m’y fis porter, car il est imposssible d’aller là autrement à cause des montagnes, ou bien à cheval, et je ne saurais y aller. Je fus passer douze jours avec elle. J’arrivai justement la veille de l’Annonciation, et comme toute sa tendresse est pour le mystère de l’enfance de Jésus-Christ, et qu’elle savait la part que Notre-Seigneur m’y donnait, elle reçut une extrême joie de me (248) voir arriver pour passer cette fête avec elle. Il ne se peut rien de plus cordial que ce qui se passa entre nous avec bien de l’ouverture. Ce fut là qu’elle me dit que tout ce que je lui avais dit était arrivé ; et un bon ecclésiastique qui demeure chez elle, très saint homme, m’en dit autant. Nous fîmes ensemble des onguents et je lui donnai le secret de mes remèdes. Je l’encourageai, et le père La Combe aussi, à établir un hôpital en ce lieu, ce qu’elle fit dès le temps que nous y étions. J’y donnai le petit denier du saint Enfant Jésus, qui a toujours fait profiter tous les hôpitaux que l’on a établis sur la providence.
[4.]/Je crois avoir oublié de dire que Notre-Seigneur se servit aussi de moi pour en établir un près de Grenoble, qui subsiste sans autre fonds que la providence. //Mes ennemis se sont servis de cela dans la suite pour me calomnier, disant que j’avais consumé le bien de mes enfants à établir des hôpitaux, quoiqu’il soit vrai que, loin d’avoir dépensé leur bien, je leur ai même donné le mien, et que ces hôpitaux n’ont été établis que sur le fonds de la divine providence, qui est inépuisable. Mais Notre-Seigneur a eu cette bonté pour moi, que tout ce qu’il m’a fait faire pour sa gloire m’est toujours tourné en croix. J’ai oublié de parler en détail de quantité de croix et de maladies, mais il y en a tant qu’il faut supprimer quelque chose.
Dans les maladies que j’eus à Verceil j’eus toujours la même dépendance du père La
Combe à cause de mon état d’enfance, avec l’impression
de ces mots : et il leur était
soumis[112].
C’était l’état de Jésus-Christ qui m’était alors imprimé,/de sorte que lorsque j’étais évanouie ou à l’extrémité, et que les
remèdes n’avaient plus d’effet, le commandement qu’il me faisait de guérir
était efficace. Quelquefois il venait lorsque je suffoquais d’une oppression de
poitrine, et il me commandait de guérir, et je guérissais. Je ne faisais alors
nul retour sur moi-même ni sur ce qu’il me commandait, mais j’étais comme (4 366)
un enfant, et j’en avais la candeur et l’innocence.
Comme l’on me voyait souvent mourante et tôt après sur pied, ceux qui n’étaient pas capables des opérations de la grâce, en faisaient des railleries et des médisances, surtout le Père de L(a) (Motte) comme je le dirai dans la suite. Tous mes maux, mes peines et mes disgrâces n’altéraient point ce fonds perdu en Dieu, la simplicité, la candeur et l’enfance étaient peintes sur mon visage, aussi bien que la (4.367) joie dans mes plus grands maux. Je faisais des chansons que je chantais dans mes plus grands accablements. //
[5.] Sitôt qu’il fut déterminé que je viendrais en France, Notre-Seigneur me fit connaître que c’était pour y avoir de plus grandes croix que je n’en avais encore eues, et le père La Combe en avait aussi la connaissance, mais il me dit qu’il fallait m’immoler à tous les vouloirs divins, et être de nouveau une victime immolée à de nouveaux sacrifices. Il me mandait : Ne serait-ce pas une belle chose, et bien glorieuse à Dieu, s’il voulait nous faire servir dans cette grande ville de spectacle aux hommes et aux Anges ? Je partis donc pour m’en revenir, avec un esprit de sacrifice pour m’immoler à de nouveaux genres de supplices. Tout le long du chemin quelque chose me disait au-dedans les mêmes paroles de saint Paul : Je m’en vais à Jérusalem et l’Esprit me dit partout que des croix et des chaînes m’attendent[113]. Je ne pouvais m’empêcher de le témoigner à mes plus intimes amis, qui faisaient leurs efforts pour m’arrêter en chemin. Ils voulaient même tous contribuer de ce qu’ils avaient pour m’arrêter et m’empêcher de venir à Paris, croyant que le pressentiment que j’avais était véritable. Mais il fallut poursuivre, et venir s’immoler pour celui qui s’est immolé le premier.
[6.] À Chambéry, nous y vîmes le père La Mothe qui allait à l’élection du général[114]. Quoiqu’il affectât de l’amitié, il ne fut pas difficile de remarquer que ses pensées étaient autres que ses paroles, et qu’il avait conçu dans son esprit le dessein de nous perdre. Je ne parle des traitements du Père La Combe que pour obéir au commandement que l’on m’a fait de ne rien omettre. L’on me fera plaisir de tout supprimer[115]. Je le voyais avec bien de la clarté. Le père La Combe le remarqua bien aussi, mais il était résolu de se sacrifier, et de m’immoler à tout ce qu’il croyait volonté de Dieu. Quelques-uns même de mes amis nous avertirent que le père La Mothe avait de mauvais desseins, mais ils ne les jugeaient pas cependant aussi extrêmes qu’ils ont été. Ils croyaient qu’il renverrait le père La Combe après l’avoir fait prêcher, et qu’il lui ferait pour cela des affaires. Il fut dit intérieurement au Père La Combe à Chambéry, de la même manière qu’il lui avait été dit que nous serions ensemble, il lui fut dit que nous serions [249] séparés. Nous nous séparâmes à Chambéry. Le père La Mothe fut au chapitre, priant tous les jours avec des instances affectées le père La Combe de ne me point laisser, et de m’accompagner jusqu’à Paris. Le père La Combe lui demanda permission de me laisser aller seule à Grenoble, parce qu’il était bien aise d’aller voir sa famille à Thonon, et qu’il irait me retrouver à Grenoble au bout de trois semaines. L’on ne lui accorda cela qu’avec peine, tant on affectait de sincérité.
[7.] Je partis donc pour Grenoble et le père La Combe pour Thonon. […]
Nous étions si pénétrés de la croix, le père La Combe et moi, que tout nous annonçait croix. Cette bonne fille dont j’ai parlé, qui avait vu tant de persécutions et à laquelle le Diable fit tant de menaces, eut encore bien des pressentiments des croix qui allaient fondre sur nous, et elle disait : « Que voulez-vous aller faire là, pour être crucifiée ? » Tout le long du chemin[116] les âmes intérieures et de grâce ne nous parlèrent que de croix, et cette impression que des chaînes et des persécutions m’attendaient[117], ne me quittait pas un moment. Je vins donc, ô mon amour, pour me sacrifier à votre volonté cachée. Vous savez quelles croix il m’a fallu essuyer de la part des miens, dans quel décri suis-je ? Au travers de tout cela, vous ne laissiez pas de vous gagner des âmes en tout lieu et en tout temps, et l’on se trouve trop bien payé de tant de peines quand elles ne procureraient que le salut et la perfection d’une seule âme.
C’est donc dans ce lieu, ô Dieu, que vous vouliez faire un théâtre de vos volontés par la croix et le bien que vous voulez faire aux âmes.
Petits
problèmes à l’arrivée à Paris :
1. Mauvais desseins du père La Mothe. 2. Union parfaite avec le père La Combe. 3. ‘J'arrivai à Paris la veille de Sainte-Madeleine 1686, justement cinq ans après mon départ.’ Le Père La Mothe ‘me voulut loger à sa manière afin de se rendre maître absolu de ma conduite.’ Il médit d’elle auprès de sa logeuse. Il est jaloux du succès des sermons du Père La Combe. Ses calomnies. 5. ‘J'avais donné une petite somme en dépôt au père La Combe avec la permission de ses supérieurs, que je destinais pour faire une fille religieuse.’ 6. ‘Ils envoyèrent à confesse au père La Combe un homme et une femme qui sont unis pour faire impunément toutes sortes de malice.’ 7. ‘Ces paroles me furent imprimées : il a été mis au rang des malfaiteurs.’ On tente de la brouiller avec le tuteur de ses enfants. 8. Même le Père La Combe se rend compte des foudres à venir. 9. ‘J'allai à la campagne chez Madame la duchesse de Charost …on fut obligé de me délacer … / Tout ce que je pus faire fut de me mettre sur le lit et me laisser consûmer de cette plénitude / 10. Le Père La Combe est circonvenu par une femme. 11. Son mari fabrique des libelles ‘auxquels ils attachaient les propositions de Molinos’ et on les montre à l’Archevêque. 12. Calomnie sur le séjour à Marseille mais le Père La Combe n’avait jamais été là-bas ! 13-14. Le Père La Mothe et le Provincial complotent avec l’Official. Intrigue de la femme. Le Père La Combe est dupe. 15. Une fille avertit Madame Guyon sur sa réelle nature.
[1.] À peine fus-je arrivée à Paris, qu’il me fut aisé de découvrir par le procédé des personnes, les mauvais desseins qu’elles avaient contre le père La Combe et contre moi. Le père La Mothe, qui est celui qui a conduit toute la tragédie, se dissimulait autant qu’il pouvait et en la manière dont il en a toujours usé, donnant des coups fourrés[118], et faisant semblant de flatter lorsqu’il donnait de plus dangereux coups.
[…]
[2.] Après que Notre Seigneur nous eut bien fait souffrir, le père La Combe et moi, dans notre union, afin de l’épurer entièrement, elle devint si parfaite, que ce n’était plus qu’une entière unité, et cela de manière que je ne peux plus le distinguer de Dieu. Je n’ai pu décrire en détail les grâces que Dieu m’a faites, car tout se passe en moi d’une manière si pure que l’on n’en peut rien dire. Comme rien ne tombe sous le sens ni sous l’expression, il faut que tout demeure en celui qui se communique lui-même en lui-même, aussi bien qu’une infinité de circonstances qu’il faut laisser en Dieu avec le reste des croix. Ce qui a fait mes souffrances d’auparavant avec le père La Combe, c’est qu’il n’avait point encore de connaissance de la nudité totale de l’âme perdue en Dieu, et qu’ayant toujours conduit les âmes en dons, grâces extraordinaires de visions, révélations, paroles intérieures, et ne sachant pas encore la différence de ces communications médiates à la communication immédiate du Verbe en l’âme, qui, n’ayant nulle distinction, n’a nulle expression, il ne pouvait comprendre un état dont je ne pouvais presque lui rien dire. La seconde chose était la communication en silence à laquelle il avait peine à s’ajuster, la voulant voir par les yeux de la raison[119]. Mais lorsque tous les obstacles ont été levés, ô Dieu, vous en avez fait une même chose avec vous et une même chose avec moi dans une consommation d’unité parfaite. Tout ce qui se connaît, s’entend, se distingue et s’explique, sont des communications médiates, mais pour la communication immédiate, communication plus de l’éternité que du temps, communication du Verbe, elle n’a rien d’exprimable, et l’on n’en peut rien dire que ce que saint Jean en a dit : qu’au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et Dieu était dans le Verbe[120]. Le Verbe est dans cette âme, et cette âme est en Dieu par le Verbe et dans le Verbe. Il est de grande conséquence de s’accoutumer de bonne heure à outrepasser tout le distinct de l’aperçu[121] et les paroles médiates, pour donner lieu au parler du Verbe, qui n’est autre qu’un silence ineffable, mais toujours éloquent.
[3.] J’arrivai à Paris la veille de Sainte-Madeleine 1686, justement cinq ans après mon départ. Sitôt que je fus à Paris le père La Mothe me voulut loger à sa manière afin de se rendre maître absolu de ma conduite et de disposer de moi comme il lui plairait, mais les choses étant d’une manière que je ne le pouvais pas, toute ma famille s’y opposant parce que cela était contre la bienséance, je ne le fis pas, j’allai donc loger dans un autre endroit où je fus d’abord en réputation dans le quartier ; le père La Mothe y vint à qui mon hôtesse témoigna la même joie qu’elle avait de m’avoir, que j’étais une personne de piété ; il la prit à part et lui dit, faisant semblant de m’aimer, il est vrai : « C’est une bonne personne, mais elle a fait telle et telle chose » disant des choses capables de me perdre de réputation et dont j’étais fort innocente. Cette femme conçut dès lors pour moi autant de mépris qu’elle avait eu d’estime, et m’alla décrier de telle sorte dans tout le quartier que je fus trop heureuse de la quitter ; il en a toujours usé de même dans tous les lieux où j’ai été depuis. Je faisais ce que je pouvais pour gagner son amitié, et il se dissimulait à mon égard et à celui du [251] Père La Combe. Tout ce que le Père La Combe remarquait était, que lorsqu’il lui parlait de moi ou qu’il lui annonçait que j’étais fort malade, il n’y prenait nul intérêt, au contraire témoignait plus que de l’indifférence
Peu de temps après que le père La Combe y fut arrivé, il fut fort suivi et applaudi pour ses sermons. J’aperçus bien quelque petite jalousie de la part du père La Mothe, mais je ne croyais pas que les choses dussent aller si loin. Le Père provincial était fort brouillé avec le Père La Mothe ou du moins cela paraissait ainsi. Il fit son possible pour faire entrer le Père La Combe dans ses intérêts, mais comme le père La Mothe témoignait au Père La Combe qu’il n’avait point d’autres intérêts que ceux de la régularité, le Père La Combe qui le crut droit, quoiqu’il ne pût s’empêcher d’y remarquer quelques détours qui devenaient ensuite continuels, ne quitta jamais les intérêts du père La Mothe qui le livra ensuite à la passion du père (Provincial), car le père voyant qu’il ne l’avait pu attirer à lui, changea son amitié en aversion, disant hautement qu’il le perdrait.
Deux choses achevèrent de lui en faire prendre la résolution, la première fut que Mgr l’Archevêque de Paris qui avait refusé le Carême des Quinze-Vingts à un père intime ami du provincial parce qu’il ne prêchait pas à son gré, l’envoya au Père La Combe qui ne le demandait point. Tous ceux qui étaient du parti de ce père auquel on avait refusé le Carême, se déclarèrent d’abord contre le Père La Combe et résolurent sa perte, mais comme ils craignaient de trouver de l’obstacle du côté du père La Mothe qu’ils ne connaissaient point assez pour le persuader qu’il leur voulût livrer un homme qui se sacrifiait pour lui, ils feignirent de vouloir ôter au père La Mothe la supériorité, attendu qu’il y avait plus de vingt ans qu’il était supérieur, quoique cela leur soit défendu par la règle ; la peur d’être dépossédé porta le père La Mothe à s’unir avec le père dans le dessein de perdre le Père La Combe, mais comme il avait ses intérêts particuliers à ménager et que de l’autre côté il me voulait faire aller à Montargis pour des raisons et intérêts de famille, il proposa au Père La Combe d’aller faire ce voyage avec moi. Il me fut aisé de découvrir le piège. Le Père La Combe lui dit qu’il n’était point à propos qu’il fît cette promenade avec moi qui ne servirait que de matière à la médisance. Le père La Mothe voyant qu’il ne pouvait rien obtenir de ce côté-là, m’en fit la proposition, je lui dis que je n’avais garde de faire cela, que si le Père La Combe voulait aller à Montargis, il pouvait y aller sans moi. Lorsqu’il vit que je ne voulais pas donner dans le piège qu’il me tendait, il ne garda presque plus de mesures, il me décriait partout, et ses pénitentes parlaient de moi à emporter la pièce. Un de ses amis m’en donna avis et me dit que ce qui le surprenait le plus était le soin que les pénitentes du père La Mothe prenaient de me décrier, disant que j’avais des attaches criminelles avec le Père. Ils commencèrent à ne plus donner de bornes à leurs calomnies. Il se faisait plaindre disant que je le rendais malheureux.
[4.] Il écrivait avec soin à toute la famille pour la prévenir, disait que le père La Combe[122] m’avait accompagnée depuis Turin jusqu’à Paris sans aller dans leurs maisons, et qu’il demeurait dans l’hôtellerie avec moi au grand scandale de leur ordre. Il ne disait pas qu’il n’y avait point de couvent de leur ordre sur la route, mais au contraire, il faisait comprendre qu’il y en avait et que ç’avait été à la honte de ces maisons qu’il n’y avait point été. Qui n’aurait pas cru une calomnie dite avec tant d’artifice ? Cela commença à animer tout le monde contre moi ; mais les excellents sermons du père La Combe et le profit qu’il faisait dans la conduite des âmes contrebalançaient ces calomnies.
[5.] J’avais donné une petite somme en dépôt au père La Combe avec la permission de ses supérieurs, que je destinais pour faire une fille religieuse. Je [252] croyais le devoir en conscience, car elle était sortie à mon occasion des Nouvelles Catholiques. C’est la demoiselle dont j’ai parlé, que le prêtre de Gex voulait gagner. Comme elle est belle, quoiqu’elle soit extrêmement sage, il y a toujours à craindre lorsqu’on est exposé sans aucun établissement. J’avais donc destiné cette somme assez médiocre pour cette bonne demoiselle. Le père La Mothe la voulait avoir, et faisait entendre au père La Combe que s’il ne me la faisait donner pour une muraille qu’il voulait refaire à son couvent, que l’on lui ferait des affaires. Mais le père La Combe, qui va toujours droit, dit qu’il ne pouvait en conscience me conseiller autre chose que ce qu’il savait que j’avais résolu de faire en faveur de la demoiselle. Tout cela joint à la jalousie des bons succès des sermons du père La Combe, le firent déterminer à s’unir avec le provincial, et de livrer le père La Combe chacun pour satisfaire sa passion.
[6.] Ils ne songèrent plus qu’aux moyens d’en venir à bout, et pour le faire avec succès, ils envoyèrent à confesse au père La Combe un homme et une femme qui sont unis pour faire impunément toutes sortes de malices, et pour persécuter les serviteurs de Dieu. Je crois qu’il n’y a jamais eu de pareils artifices aux leurs. L’homme écrit toutes sortes d’écritures, et est propre pour exécuter ce que l’on veut. Ils contrefaisaient les dévots, et parmi un si grand nombre de bonnes âmes qui venaient de toutes parts au père La Combe à confesse, il ne discerna jamais ces esprits diaboliques, Dieu le permettant ainsi parce qu’il avait donné puissance au démon de le traiter comme Job.
[7.] Avant ce temps, un soir, étant seule enfermée dans ma chambre à genoux devant une image de l’Enfant Jésus, où je faisais ordinairement ma prière, tout à coup je fus comme rejetée de cette image et renvoyée au crucifix : tout ce que j’avais dans l’état d’enfance me fut ôté, et je me trouvai liée de nouveau avec Jésus-Christ crucifié. De dire ce que c’est que cette liaison, cela me serait très difficile, car ce n’est point une dévotion comme l’on s’imagine. Ce n’est plus un état de souffrance par conformité avec Jésus-Christ, mais c’est le même Jésus-Christ porté très purement et nuement dans ses états. Ce qui se passa dans cette nouvelle union d’amour à ce divin Objet, lui seul le sait, mais je compris qu’il n’était plus question alors pour moi de le porter enfant, ni dans ses états de dénuement, qu’il le fallait porter crucifié, que c’était la fin de tous ses états. Car dans le commencement, j’ai porté des croix, comme on l’a pu voir dans le récit de ma vie qui en est toute pleine, mais c’était mes propres croix, portées par conformité avec Jésus-Christ. Ensuite mon état devenant plus profond, il me fut donné de porter les états de Jésus-Christ, ce que j’ai porté dans le milieu de ma vie, dans le dénuement et les croix. Et dans le temps que l’on porte de cette sorte les états de Jésus-Christ, l’on ne pense point à Jésus-Christ[123] : il est alors ôté, et même dès le commencement de la voie de foi l’on ne l’a plus objectivement. Mais cet état ici est bien différent. Il est d’une étendue presque infinie, et peu d’âmes le portent de cette sorte. C’est porter Jésus-Christ lui-même dans ses états. Il n’y a que l’expérience qui puisse faire comprendre ce que je veux dire. Dans ce temps ces paroles me furent imprimées : il a été mis au rang des malfaiteurs et il me fut mis dans l’esprit qu’il fallait porter Jésus-Christ en cet état dans toute son étendue. […] L’on fit encore une tentative au Père La Combe afin qu’il m’obligeât d’y aller demeurer, il dit qu’il n’était point d’humeur à me violenter et qu’il me fallait laisser libre, ce fut après cela que l’on rompit entièrement avec lui.
[8.] Il m’en écrivit en ces termes : « Le temps est bien changé, » parlant de l’humeur du père La Mothe à son égard, « je ne sais quand les foudres tomberont, mais tout sera bien venu de la main de Dieu. » Cependant le mari de cette méchante créature qui contrefaisait la sainte, désista d’aller à confesse au père La Combe afin de mieux jouer son jeu. Il y envoya sa femme, qui disait qu’elle était bien fâchée de ce que son mari avait quitté ce père ; que son mari était un homme changeant ; qu’elle ne lui ressemblait pas. Elle contrefaisait la sainte, disant que Dieu lui révélait des choses à venir, et qu’il allait avoir de grandes persécutions. Il ne lui était pas difficile de les connaître, puisqu’elle les tramait avec le père La Mothe, le Père provincial et son mari.
[9.] Durant ce temps j’allai à la campagne chez M [adame la d. de C[124]...]. Il m’arriva plusieurs choses extraordinaires, et Dieu m’y fit de grandes grâces pour le prochain. Il semblait qu’il me voulait disposer par là à la croix. Il se trouva là plusieurs personnes de celles que Notre Seigneur me faisait aider pour [254] l’intérieur, et qui étaient de mes enfants spirituels. Il me fut donné un fort instinct de me communiquer à eux en silence, et comme ils n’étaient point faits à cela et que c’était une chose inconnue pour eux, je ne savais comment le leur dire. […]
[10.] Le père La Combe m’écrivit dans le temps que j’étais à la campagne, qu’il avait trouvé une âme admirable, me parlant de cette femme qui contrefaisait la sainte, et me manda de certaines circonstances qui me firent appréhender pour lui. Cependant comme Notre Seigneur ne me donna rien de particulier là-dessus, et que d’ailleurs j’appréhendais que si je disais ma pensée, cela ne fût mal pris comme les autres fois, et que Notre Seigneur ne me pressait pas de rien dire, car s’il l’eût exigé de moi, quoiqu’il m’en eût dû coûter, je l’eusse fait, mais il me laissait en repos. Je lui mandai que je l’abandonnais à Dieu pour cela comme pour le reste.
[11.] Durant que cette femme contrefaisait la sainte, et marquait beaucoup d’estime et d’affection pour le père La Combe, son mari, qui contrefaisait toutes sortes d’écritures, fut poussé, apparemment par les ennemis du père La Combe, ainsi que la suite l’a bien fait voir. Ils faisaient écrire par cet homme qui contrefaisait toutes sortes d’écritures des libelles diffamatoires auxquels ils attachaient les propositions de Molinos[125], qui couraient depuis deux ans en France, disant que c’étaient les sentiments du père La Combe. L’on les portait partout dans les communautés, et le père La Mothe et le provincial qui avaient plus d’habitude, se faisaient renvoyer ces libelles, puis contrefaisant les personnes bien attachées à l’Église, ils portaient eux-mêmes ces libelles à l’official qui était de leur intrigue, et les faisait voir à Mgr l’archevêque, disant que c’était par zèle, et qu’ils étaient au désespoir qu’un de leurs religieux fût hérétique et exécrable. Ils m’y mêlaient aussi doucement, disant que le père La Combe était toujours chez moi, ce qui était très faux, car à peine ne pouvais-je le voir qu’au confessionnal, et encore pour des moments. Ils renouvelèrent leurs anciennes calomnies des voyages, et allaient dans toutes les maisons d’honneur dire que j’avais été en croupe derrière le père La Combe, moi qui n’y fus de ma vie ; qu’il n’avait pas été dans leurs maisons le long de la route, mais qu’il était resté dans l’hôtellerie.
[12.] J’avais eu avant ce temps plusieurs songes mystérieux qui me disaient tout cela. Ils s’avisèrent d’une chose qui [255] réussit tout à fait bien à leur entreprise : ils surent que j’avais été à Marseille, ils crurent qu’ils avaient trouvé un bon moyen pour fonder une calomnie. Ils contrefirent une lettre d’une personne de Marseille, je crois même avoir ouï dire de Mgr l’évêque de Marseille, adressant à Mgr l’archevêque de Paris ou à son official, où ils mettaient que j’avais couché à Marseille dans une même chambre avec le père La Combe ; qu’il y avait mangé de la viande le carême et fait des choses très scandaleuses. L’on porta cette lettre, l’on débita cette calomnie partout, et après l’avoir bien débitée, le père La Mothe et le p(rovincial), qui avaient concerté cela ensemble, se résolurent de me le dire.
Le père la Mothe me vint voir comme pour me faire tomber dans le piège, et me faire dire en présence des gens qu’il avait amenés, que j’avais été à Marseille avec le père La Combe. Il me dit : « Il y a des mémoires horribles envoyés contre vous par l’évêque de Marseille, que vous y avez fait scandale effroyable avec le père La Combe : il y a bons témoins de cela. » Je me pris à sourire, et lui dis : « La calomnie est bien imaginée, mais il fallait savoir auparavant si le père La Combe avait été à Marseille, car je ne crois pas qu’il y ait été de sa vie ; et lorsque j’y passai, c’était le carême. J’étais avec tels et tels, et le père La Combe prêchait le carême à Verceil. » Il demeura interdit, et se retira, disant : « Il y a pourtant des témoins que cela est vrai », et il alla de ce pas demander au père La Combe s’il n’avait pas été autrefois à Marseille. Il l’assura n’avoir jamais été en Provence, ni passé Lyon et la route de Savoie en France, de sorte qu’ils furent un peu étourdis, mais ils trouvèrent un autre expédient. À ceux qui ne pouvaient savoir que le père La Combe n’avait jamais été à Marseille, ils laissaient croire que c’était Marseille, et aux autres, ils disaient que c’était Seyssel, qui était dans la lettre ; et ce Seyssel est un lieu où je n’ai jamais été, et où il n’y a point d’évêque.
[13.] Le père La Mothe et le p(rovincial) portaient de maison en maison les libelles et ces propositions de Molinos, disant que c’étaient les erreurs du père La Combe. Tout cela n’empêchait pas que le père La Combe ne fît un fruit merveilleux par ses sermons et au confessionnal. On y venait de tous côtés. Cela les désolait. Le p(rovincial) venait de faire sa visite et avait passé tout proche de la Savoie sans y aller, parce qu’il ne voulait pas, disait-il, faire la visite cette année. Ils complotèrent, le père La Mothe et lui, d’y aller afin d’apporter quelques mémoires contre le père La Combe et contre moi, et d’obliger[126] M. de Genève, qu’ils savaient être fort animé contre moi et le père La Combe pour les raisons que j’ai décrites. Le p(rovincial) partit donc, tout arrivant de visiter la province, pour aller en Savoie, et donna les ordres au père La Mothe de ne rien épargner pour perdre le père La Combe.
[14.] Ils complotèrent avec l’official, homme adroit et habile en ces sortes d’affaires. Mais comme il aurait été assez difficile de me mêler dans l’affaire, ils inspirèrent à cette femme de désirer me voir. Elle disait au père La Combe que Dieu lui faisait connaître des choses admirables de moi, qu’elle avait pour moi un amour inconcevable, et qu’elle désirait fort de me voir. Comme d’ailleurs elle disait être fort en nécessité, le père La Combe me l’envoya pour lui faire la charité. Je lui donnai un demi-louis d’or. Elle ne me parut pas d’abord ce qu’elle était, mais après avoir conversé une demi-heure avec elle, j’en eus de l’horreur. Je me le dissimulais à moi-même par les raisons que j’ai dites. À quelques jours de là, je crois trois jours après, elle vint me demander de quoi se faire saigner. Je lui dis que j’avais une fille qui saignait fort bien, et que si elle voulait, je la ferais saigner ; elle rebuta fort cela, disant qu’elle n’était pas personne à se faire saigner que par des chirurgiens. Je lui donnai [256] quinze sols : elle les prit avec un dédain qui me fit voir qu’elle n’était pas telle que le père La Combe le croyait. Elle fut aussitôt jeter la pièce de quinze sols au père La Combe, disant si elle était une personne à donner quinze sols. Le père fut surpris. Mais comme le soir elle eut appris de son mari qu’il n’était pas temps d’éclater, mais de feindre, elle fut trouver le père La Combe, lui demandant pardon, disant que c’était une forte tentation qui l’avait fait agir, et qu’elle lui demandait la pièce de quinze sols.
Il ne me dit rien de tout cela, mais je fus plusieurs nuits à souffrir étrangement à l’occasion de cette femme : tantôt en dormant je voyais le démon, puis tout à coup je voyais cette femme, tantôt c’était l’un tantôt c’était l’autre, cela me réveillait en surprise. Je fus trois nuits de cette sorte, avec certitude que c’était une méchante femme, qui contrefaisait la dévote pour tromper et pour nuire. Je le fus dire au père La Combe qui me réprimanda très sévèrement, disant que c’était de mes imaginations, que je manquais de charité, que cette femme était une sainte. Je demeurai donc comme cela.
[15.] Je fus fort étonnée qu’une bonne fille vertueuse que je ne connaissais pas, me vînt trouver et me dit qu’elle s’était crue obligée de m’avertir, sachant que je prenais intérêt au père La Combe, qu’il confessait une femme qui le trompait, qu’elle la connaissait à fond, que c’était peut-être la plus méchante femme et la plus dangereuse qui fût à Paris. Elle me conta des choses étranges que cette femme avait faites, et des vols à Paris. Je lui dis de le déclarer au père La Combe ; elle me dit qu’elle lui en avait dit quelque chose, mais qu’il l’en faisait confesser, disant que c’était des choses contre la charité, et qu’ainsi elle ne savait plus que faire. On surprit cette femme dans une boutique où elle disait du mal du père La Combe. L’on le lui vint dire, il ne le voulait pas croire. Elle venait quelquefois au logis, et lorsqu’elle y venait, moi qui n’ai point d’antipathie naturelle, j’en avais une si furieuse, et même tant d’horreur pour cette créature, que la violence que je me faisais pour la voir, afin d’obéir au père La Combe, était telle que j’en devenais extraordinairement pâle et mes domestiques s’en apercevaient. Il y en avait une qui est[127] très bonne, c’est celle qui m’a tant fait souffrir pour sa purification, elle sentait pour elle les mêmes horreurs que je sentais. L’on vint avertir le père La Combe qu’il y avait une de ses pénitentes qui l’allait décrier à tous les confesseurs, et dire de lui des choses exécrables : il me les écrivit et me manda en même temps que je n’allasse pas m’imaginer que ce fût cette femme, et que ce n’était pas elle. J’eus une certitude que c’était elle. Une autre fois elle vint au logis : le père y était, elle lui dit quelque chose sur les connaissances qu’elle avait qu’il allait avoir de grandes croix. J’eus aussitôt une certitude que c’était elle qui les faisait. Je le dis au père La Combe qui ne me crut pas pour cela, Notre Seigneur le permettant de la sorte afin de se le rendre semblable. Une chose qui paraît extraordinaire, c’est que le père La Combe, si doux et si crédule pour tout autre qui ne lui disait pas la vérité, ne l’était point pour moi. Il s’en étonnait lui-même et je ne m’en étonne pas, parce que dans la conduite de Dieu sur moi, mes plus intimes sont ceux qui me crucifient le plus.
1. Le Père est détrompé. Calomnie sur une grossesse supposée. Changement de stratégie : on met en cause le Moyen facile de faire oraison. 2. ‘Le père La Mothe me vint trouver, disant qu'il y avait à l'archevêché des mémoires effroyables…’ Elle découvre l’alliance ennemie. 3. Le Père La Combe par obéissance manque une occasion de se disculper. 4. Visite de M. l’abbé Gaumont et de M. Bureau. Ce dernier est attaqué, ‘l’on fit travailler l'écrivain … Mme de Miramion, amie de M. Bureau, en vérifia elle-même la fausseté.’ 5. Le Père La Mothe suggère au Père La Combe de ‘se retirer, pour par là le faire passer pour coupable.’ 6. Même tentative auprès d’elle : ‘leur dessein était de rendre le père La Combe criminel par ma fuite.’ 7. Même tentative sur la sœur du tuteur : elle a un soupçon ? le Père La Mothe ajoute : ‘Il faut absolument la faire fuir et c'est le sentiment de Monseigneur l'archevêque.’ 8. ‘Le lendemain le tuteur de mes enfants, ayant pris l'heure de Monseigneur l'archevêque, y alla. Il y trouva le père La Mothe qui y était allé pour le prévenir…’ Le mensonge est ainsi dévoilé.
[l.] Un jour, un religieux qui m’avait confessée autrefois, à qui cette femme alla débiter ses médisances hors du confessionnal, m’envoya prier de l’aller voir. Il me conta tout ce qu’elle lui avait dit et son mari, et les menteries dans lesquelles il l’avait surprise. Pour moi, je la [257] surprenais continuellement en mensonge. Je le fus aussitôt dire au père La Combe. Il fut éclairé tout à coup, et comme si des écailles lui étaient tombées des yeux, il ne douta plus de la malice de cette femme. Plus il repassait ce qu’il avait vu en elle et ce qu’elle lui avait dit, plus il était convaincu de sa malice, et m’avouait qu’il fallait qu’il y eût quelque chose de diabolique dans cette femme pour se faire passer pour sainte. Sitôt que je fus retournée chez moi, elle me vint voir. Je donnai ordre qu’on ne la laissât pas entrer ; elle voulait que je lui fisse l’aumône pour payer le loyer de sa maison. Je m’étais trouvée fort mal ce jour-là, et ensuite d’une furieuse altération, l’estomac fort enflé. Une de mes filles lui dit bonnement que je me trouvais mal, que l’on craignait parce que j’avais été hydropique et que j’avais depuis deux jours l’estomac fort enflé. Elle voulait entrer malgré cette fille ; lorsque celle qui savait une partie de ses malices fut pour l’empêcher d’entrer et lui dire que l’on ne pouvait me parler, elle les querella : ces filles le souffrirent patiemment. […]
[2.] Le père La Mothe me vint trouver, disant qu’il y avait à l’archevêché des mémoires effroyables contre le père La Combe, qu’il était hérétique et ami de Molinos. Moi, qui savais fort bien qu’il ne le connaissait pas, je l’en assurai, car je ne pouvais croire au commencement qu’il agît de mauvaise foi et qu’il fût de concert avec cette femme. Je lui dis de plus que je savais qu’il avait tout pouvoir auprès de Mgr l’archevêque, que je le priais d’y mener le père La Combe et que sitôt que Mgr l’archevêque lui aurait parlé, il serait détrompé. Il me promit de l’y mener le lendemain, mais il s’en donna bien de garde. Je lui dis la malice de cette femme et ce qu’elle m’avait fait. Il me répondit froidement que c’était une sainte. Ce fut alors que je commençai à découvrir que cela se faisait de concert, et je me vis réduite à dire avec David : Si mon ennemi m’avait fait cela, je n’en serais pas surpris, mais mon plus proche ![128] C’est ce qui a rendu ces calomnies plus dures et toute cette affaire plus incompréhensible.
[3.] Je fus trouver le père La Combe au confessionnal, et je lui dis ce que le père La Mothe m’avait dit et qu’il le priât de le mener chez Mgr l’archevêque. Il y fut. Le père La Mothe lui dit qu’il l’y mènerait, que rien ne pressait et que les mémoires n’étaient pas contre lui, mais contre moi, et il fut près d’un mois à nous ballotter, disant au père La Combe que ces mémoires n’étaient pas contre lui, mais contre moi, et à moi, qu’ils étaient contre lui et qu’il n’était pas fait mention de moi. Nous étions confus, le père La Combe et moi, lorsque nous parlions de toutes ces choses et duplicités. Le père La Combe ne laissait pas de prêcher et confesser avec plus d’applaudissements que jamais, [258] et cela augmentait la jalousie et la peine des gens. Le père La Mothe alla pour deux jours à la campagne : le père La Combe restait comme supérieur en son absence, étant le plus ancien. Je lui dis d’aller chez Mgr l’archevêque, de prendre ce temps-là que le père La Mothe n’y était pas. Il me dit que le père La Mothe lui avait dit de ne pas s’écarter de la maison en son absence, qu’il voyait bien qu’il lui serait très nécessaire de voir Mgr l’archevêque, qu’il ne retrouverait jamais peut-être cette occasion, mais qu’il voulait mourir dans l’obéissance, et que, puisque son supérieur lui avait dit de rester en son absence, il le ferait. Il ne lui avait dit cela que pour l’empêcher d’aller chez Mgr l’archevêque en son absence et qu’il ne fît connaître la vérité.
[4.] Il y avait un docteur de Sorbonne (c’est M. Bureau) qui me vint voir deux ou trois fois à l’occasion d’une visite de M. l’abbé de Gaumont, homme d’une pureté admirable, âgé de près de quatre-vingts ans, qui a passé toute sa vie dans la retraite sans diriger, prêcher, ni confesser : il m’avait connue autrefois. Il m’amena donc M. Bureau contre qui le père La Mothe était indigné à l’occasion d’une de ses pénitentes qui l’avait quitté et qui avait été trouver M. Bureau, qui est un très honnête homme. Le père La Mothe me dit à son sujet : « Vous voyez M. Bureau, je ne le souhaite pas. » […] Je lui en demandai la raison, lui disant que je ne l’avais pas été chercher, mais qu’il était venu me voir et cela assez rarement, que je ne trouvais pas à propos de le faire sortir de chez moi, que c’était un homme en très grande réputation. Il me dit qu’il lui avait fait tort. Je voulais savoir quel était ce tort, j’appris que c’était parce que cette pénitente, qui avait donné beaucoup au père La Mothe et qui ne l’avait quitté que parce qu’il était intéressé, avait été vers M. Bureau. Je ne crus pas que cette raison fût juste pour écarter un homme qui m’avait rendu service et auquel j’avais obligation, et qui était d’ailleurs un vrai serviteur de Dieu. Le père La Mothe alla déposer lui-même à l’officialité que je faisais des assemblées avec M. Bureau et qu’il en avait même rompu quelqu’une, ce qui était très faux. Il le dit encore à d’autres, qui me le redirent, de sorte que je le sus de M. l’official et des autres. Il m’accusa encore de bien d’autres choses. Sans autre forme de procès on attaqua M. Bureau. L’official était ravi d’avoir cette occasion pour maltraiter M. Bureau qu’il haïssait depuis longtemps.
L’on fit travailler l’écrivain, mari de cette méchante femme, contre M. Bureau et en peu de temps il y eut des lettres contrefaites des supérieurs des maisons religieuses où M. Bureau dirigeait et confessait, qui écrivaient à M. l’official que M. Bureau leur prêchait et enseignait des erreurs, et qu’il mettait le trouble dans les maisons religieuses. Il ne fut pas difficile à M. Bureau de prouver la fausseté de ces lettres, car les supérieurs les désavouèrent. Mme de Miramion[129], amie de M. Bureau, en vérifia elle-même la fausseté ; cependant, loin de faire justice à M. Bureau, l’on fit croire à Sa Majesté qu’il était coupable, et on l’exila, comme je le dirai après, abusant du zèle de la religion du roi pour faire servir l’autorité à la passion de ces gens-là.
[5.] Un jour le père La Mothe me vint voir, me disant que c’était tout de bon qu’il y avait des mémoires horribles contre le père La Combe et m’insinuant de le porter à se retirer, pour par là le faire passer pour coupable ; car il était fort en peine (de trouver) comment le perdre, parce qu’en le jugeant eux-mêmes, ou le renvoyant, le père général aurait eu connaissance de tout et l’innocence du père La Combe et la malice des autres auraient été connues. Ils étaient embarrassés à trouver des inventions. Je dis au père La Mothe que si le père La Combe était coupable, il fallait le punir, je parlais bien hardiment connaissant à fond son innocence, et ainsi qu’il n’y avait rien à faire pour lui que d’attendre en patience ce que Dieu voudrait faire ; qu’au reste, il devait[130] bien l’avoir mené à Mgr l’archevêque pour faire voir son innocence. Je l’en priai même avec toutes les instances possibles. Le père La Combe de son côté le [259] pria de l’y laisser aller s’il ne voulait pas l’y mener, il disait toujours qu’il le mènerait lui-même demain ou un autre jour, puis il y avait eu des affaires qui l’en avaient empêché, et il y allait seul bien des fois.
[6.] Voyant que le père La Combe attendait en patience sa mauvaise fortune, et n’ayant pas encore trouvé le dernier expédient qui leur a réussi pour le perdre, le père La Mothe leva le masque et m’ayant fait avertir à l’église où j’étais de lui venir parler, ayant pris avec lui le père La Combe, il me dit devant lui : « C’est à présent, ma sœur, qu’il faut que vous songiez à vous enfuir ; il y a contre vous des mémoires exécrables. On dit que vous avez fait des crimes qui font frémir. » Je n’en fus ni émue, ni étourdie, non plus que s’il m’eût dit une chanson qui ne m’eût en rien touchée. Je lui dis avec ma tranquillité ordinaire : « Si j’ai fait les crimes que vous dites, je ne saurais être trop punie, c’est pourquoi je suis éloignée de vouloir fuir, car si ayant fait toute ma vie profession d’être à Dieu d’une manière particulière, je me suis servie de la piété pour l’offenser, lui que je voudrais aimer et faire aimer aux dépens de ma vie, il faut que je serve d’exemple, et que je sois punie avec la dernière rigueur. Que si je suis innocente, ce n’est pas le moyen de le faire croire que de fuir. » Leur dessein était de rendre le père La Combe criminel par ma fuite, et de me faire aller par là à Montargis, comme ils l’avaient prétendu.
[7.] Comme il vit que, loin d’entrer dans sa proposition, je demeurais immobile et ferme dans le dessein de tout souffrir plutôt que de fuir, il me dit tout en colère : « Puisque vous ne voulez pas faire ce que je vous dis, j’en irai avertir la famille — parlant de celle du tuteur de mes enfants — afin qu’elle vous le fasse faire. » Je lui dis que je n’avais rien dit de tout cela au tuteur de mes enfants, ni à sa famille, et que cela les surprendrait ; que je le priais de me laisser aller la première leur parler, ou du moins d’agréer que nous y fussions ensemble. Il demeura d’accord que nous irions ensemble le lendemain. Sitôt que je l’eus quitté, Notre Seigneur, qui voulait que je visse tout au long la menée de cette affaire, afin que je ne la pusse ignorer, — car Notre Seigneur n’a pas permis que rien m’ait échappé, non pour lui en vouloir du mal, car je n’ai jamais senti le moindre fiel contre mes persécuteurs, mais afin que rien ne me fût caché, et qu’en le souffrant tout pour son amour j’en fisse le fidèle récit, — il me frappa d’abord au cœur que le père La Mothe était parti pour aller de ce pas prévenir la famille contre moi, et leur faire entendre ce qu’il voudrait.
J’envoyai mon laquais toujours courant pour voir si ma pensée était véritable et pour avoir un carrosse afin d’y aller moi-même. Le père La Mothe y était déjà, j’y allai. Lorsqu’il sut que j’avais découvert qu’il était là, il en devint si furieux qu’il ne put s’empêcher de le faire paraître, et sitôt qu’il fut retourné au couvent, il déchargea son chagrin[131] sur le pauvre père La Combe. Il ne trouva pas le tuteur de mes enfants, mais il avait parlé à la sœur, femme d’un maître des comptes, personne de mérite. Lorsqu’il lui dit que l’on m’accusait de crimes effroyables et qu’il fallait me faire fuir, elle lui répartit : « Si N., parlant de moi, a fait les crimes que vous dites, je crois les avoir faits moi-même. Quoi ? Une personne qui a vécu comme celle-là a vécu ? Je répondrais d’elle corps pour corps. Pour la faire enfuir ? Sa fuite n’est pas indifférente, car si elle est innocente, c’est la déclarer coupable. » Il ajouta : « Il faut absolument la faire fuir et c’est le sentiment de Mgr l’archevêque. » Elle lui demanda où il fallait que je m’enfuisse. Il répondit : « à Montargis. » Cela lui donna quelque soupçon. Elle lui dit qu’il fallait consulter son frère et qu’il verrait Mgr l’archevêque. À cela il demeura tout interdit et pria qu’on n’allât point voir Mgr l’archevêque, qu’il y avait plus d’intérêt qu’un autre, et qu’il irait lui-même. J’arrivai comme il venait de sortir ; elle me dit tout cela, et je lui contai d’un bout à l’autre tout ce qu’il m’avait dit. Comme elle a bien de l’esprit, elle comprit qu’il y avait quelque chose. Il revint ; il se coupa quantité de fois devant elle et devant moi.
[8.] Le lendemain, le tuteur de mes enfants ayant pris l’heure[132] de [260] Mgr l’archevêque, y alla. Il y trouva le père La Mothe qui y était allé pour le prévenir, mais il n’avait pu y entrer. Lorsqu’il vit le tuteur de mes enfants, conseiller du Parlement, il fut fort étonné, il pâlit et puis il rougit, et enfin en l’abordant, il le pria de ne point parler à Mgr l’archevêque, que c’était à lui à faire cela et qu’il le ferait.
Le conseiller tint toujours ferme qu’il voulait lui parler. Le père, voyant qu’il ne pouvait l’en empêcher, lui dit : « Mais vous ne vous souvenez donc plus de ce que ma sœur a fait cet hiver », parlant d’une brouillerie que lui-même avait faite. Le conseiller lui répondit bien honnêtement : « J’oublie tout cela pour me souvenir que je suis obligé de la servir dans une affaire de cette nature. »
Voyant qu’il ne pouvait rien gagner, il le pria que pour le moins il pût parler le premier à Mgr l’archevêque. Cela fit croire au conseiller qu’il n’allait pas droit. Il lui dit : « Mon Père, si Monseigneur l’archevêque vous appelle le premier, vous y entrerez le premier, sinon j’y entrerai. - Mais Monsieur, ajouta-t-il, je dirai que vous êtes là. - Et moi, dit le conseiller, je dirai que vous y êtes. »
Là-dessus, Monseigneur l’archevêque, qui ne savait rien de tout ce démêlé, appela le conseiller qui lui dit qu’on lui avait fait entendre qu’il y avait des mémoires étranges contre moi, qu’il me connaissait depuis longtemps pour une femme de vertu et qu’il répondait de moi corps pour corps ; que s’il y avait quelque chose contre moi, c’était à lui qu’il fallait s’adresser et qu’il répondrait de tout. Monseigneur l’archevêque dit qu’il ne savait ce que c’était, qu’il n’avait pas ouï parler de moi, mais bien d’un père. Sur cela, le conseiller dit que le père La Mothe lui avait dit que Sa Grandeur me conseillait même de m’enfuir. L’archevêque dit que cela n’était point vrai, et qu’il n’avait jamais ouï parler de cela.
Sur quoi le conseiller lui demanda s’il agréerait de faire appeler le père La Mothe pour lui dire cela. L’on le fit venir, et Monseigneur l’archevêque lui demanda où il avait pris cela et que pour lui, il n’en avait jamais ouï parler. Le père La Mothe se défendit fort mal et dit que c’était du p(ère provincial) qu’il l’avait entendu. Au sortir de chez Monseigneur l’archevêque, il était tout furieux et vint trouver le père La Combe pour décharger sa colère, lui disant que l’on se repentirait de l’affront qu’on lui avait fait et qu’il saurait en faire repentir.
La suite des témoignages extraits de la Vie par elle-même rapporte l’arrestation de La Combe. Elle est reportée après la section consacrée aux Ecrits, en ouverture de la section « III. Vingt-huit années de Prison. »
La séquence de la
correspondance de Lacombe est extraite de [CG I] et de [CG II]. Elle
débute par quelques lettres écrites du temps de sa liberté en 1683 et 1685 que
nous éditons ici dans notre première section. Les suivantes, beaucoup plus
nombreuses, couvrent les années 1690-1695. Elles figurent en troisième section
consacrée à la période des prisons.
Les deux premières
lettres sont les seules que nous possédions provenant de madame Guyon (la
correspondance antérieure à 1686 datant des voyages a presque entièrement disparu ;
puis au début de leurs installations à Paris ils pouvaient se rencontrer ce qui
ne nécessitait aucune correspondance écrite ; par
la suite madame Guyon ne pouvait répondre à un prisonnier bien surveillé (ou du
moins aucune ne nous est parvenue).
Madame Guyon n’est pas
encore la « dame directrice » :
elle demande de l’aide !
Nous y adjoignons deux
lettres adressées par Lacombe à Mgr d’Aranthon datées d’avant les
prisons. Les rapports se gâtent…
« Pressentiment d’un extrême délaissement » (Poiret)[133].
J’ai été à la messe du matin dans la chapelle, où
j’ai eu une impression que je devais avoir quantité de croix, et que celles que
j’avais eues depuis que je suis sortie de France, étaient un repos et une
trêve, et non des croix, en comparaison de celles que je dois avoir. Le cœur,
et tout, était soumis et voulait bien n’être pas épargné, mais la nature en
frémissait. Deux personnes qui m’en doivent le plus causer, m’ont été mises
dans l’esprit, et elles me les doivent causer extérieures et intérieures tout
ensemble. Il faut que l’ordre et la suprême volonté de Dieu s’accomplissent. Il
fallut que je m’offrisse à les porter avec ou sans résignation et amour connus.
Toutes les croix que j’ai portées en France, je
les ai portées tantôt avec amour aperçu, tantôt avec peine, mais quoique la
nature se révoltât souvent sous leur poids et avec leur continuation, le fond
était soumis, et estimait la croix ; et quoique la nature parût révoltée, sitôt que
je cessais de souffrir, je souffrais de ne souffrir plus. Depuis que j’ai
éprouvé l’état de consistance, toutes les croix m’ont été indifférentes :
elles ne m’étaient ni douces, ni amères. Mais à présent, il faudra en souffrir
d’extrêmes avec révolte et, ce qui sera de plus humiliant, c’est que ces croix
ne seront que des croix de paille, qui ne seront compaties de personne, et qui
seront la risée des uns et le mépris et la mésestime des autres. Voilà ce qui
m’est venu, qui fait encore frémir la nature, à qui il ne sera donné nul
secours ni du ciel ni de la terre, car il me faut éprouver le délaissement
réel, intérieur et extérieur de Jésus-Christ sur la croix, mais cela pour du
temps.
O pauvre créature [madame Guyon !], à quoi
es-tu destinée ? À être un sujet de honte, d’ignominie, d’abandon
total. Ô Dieu, faites Votre volonté de cette créature et, après l’avoir rendue
en ce monde, la plus misérable qui fût jamais, faites d’elle dans l’éternité
tout ce qu’il Vous plaira. Il n’y a rien à espérer de moi ni par moi, du moins
de longtemps. Mon sort est l’ignominie et l’infamie, et le délaissement le plus
étrange. Ô vous qui êtes soutenu de lumières [P. La Combe !], vous avez un
lieu de refuge ; vous n’êtes pas à plaindre quand vous seriez
réduit à une prison perpétuelle[134] ! Mais pour moi, Dieu ne veut pas que je retourne encore chez nous, pour
me rendre vagabonde, la plus délaissée et abandonnée qui fut jamais, et décriée
partout. Ô Dieu, les renards ont des tanières[135], mais je n’aurai point de refuge ! Ceci vous paraîtra une imagination, mais quoique
je n’en sache pas le temps, cela arrivera très assurément, et alors vous vous
souviendrez que je vous l’ai dit. 1683.
Source :
– Première lettre éditée à la fin de la Vie comme « Addition de
quelques lettres qui ont relation à l’histoire de la Vie de Madame Guyon ».
Poiret la fait précéder du résumé suivant que nous reprenons partiellement en
tête du texte : « Pressentiment
d’un extrême délaissement après plusieurs autres afflictions ».
Le songe « scandaleux » de la lune sous les pieds. Prévision de persécutions qui ne détruiront
pas l’union spirituelle.
Ce 28 février 1683a [136].
Il me semble que jusqu’ici l’union qui est entre
nous avait été couverte de beaucoup deb nuages, mais à présent, cela est tellement
éclairci que je ne peuxc plus vous distinguer ni
de Dieu ni de moi ; et la même impuissance que j’éprouve depuis
longtemps de me tourner vers Dieu à cause de l’immobilité, je l’éprouve un peu
à votre égard, quoique imparfaitement, quoique d’uned manière si pure, si insensible, si paisible,
si profonde, que cela ne se peut dire. Ma fièvre s’opiniâtre étrangement,
comment va la vôtre ? Ile me vient
dans l’esprit que, lorsque votre anéantissement sera consommé en degré conforme
par la nouvelle vie, [f°38v°] vous ne sentirez plus rien, ni ne distinguerez
plus rien, et comme Dieu ne Se distingue plus dans l’unité parfaite, aussi les
âmes consommées en unité en Lui ne se distinguent plus : celle des âmesf unies à Dieu ne se distinguent guère, quoique
l’intimité du dedans opère une correspondance autant pure que divine. À mesure
que vous perdrez toute distinction pour Dieu, vous perdrez toute distinction
pour les âmes perdues en Lui, non par oubli comme des autres créatures, mais
par intimité. Dieu a voulu vous la faire sentir dans les commencements, afin
que vous n’en puissiez douter ; et vous la connaîtrez dans la suite par la croix[137].
Il y aura quantité de croix qui nous seront
communes ; mais vous [f°39] remarquerez qu’elles nous uniront davantage en Dieu
par une fermeté invariableg à soutenir toutes sortes
de maux. Il me semble que Dieu me veut donner une génération spirituelle et
bien des enfants de grâce ; que Dieu me rendra féconde en Lui-même. Vousgg
aurez des croix et des prisons qui nous sépareront corporellement, mais l’union
en Dieu sera ferme et inviolableggg. L’onh sent la division, quoique l’on ne sente pas
l’union.
J’ai fait cette nuit un songe qui marque
d’étranges renversements, si l’onij pouvait
s’y arrêter. À mon réveil, mes sens en étaient tout émus. Il n’arrivera que ce
que le Maître voudra. Il menace bien et la tempête gronde longtemps : je
ne sais quelle sera la foudre, mais [f°39v°] il me semble que tout l’enfer se
bandera pour empêcher le progrès de l’intérieur et la formation de Jésus-Christ dans les âmes. Cette tempête sera
si forte qu’à moins d’une grande protection et fidélité, on aura peine à la
soutenir. Il me semble qu’elle vous causera agitation et doute, parce que votre
état ne vous ôte point toute réflexion. La tempête sera telle qu’il ne restera
pas pierre sur pierre. Tous vos amis seront dissipés, et ceux qui vous
resteront, vous renonceront et auront honte de vous, en sorte qu’à peine vous
restera-t-il une seule personne. Ceci sera très long, et une suite et un
enchaînement de croix si étranges, d’abjections, de confusions, quek vous en serez surpris. Et comme avant que la
fin du monde qui est proprement le second avènement de Jésus-Christ, arrivel, il se
passera d’étranges choses, à proportion de cet avènement, il en arrivera autant
ici, et il semble même que dans toute la terre, il y aura troubles, guerres et
renversements ; et comme le Fils de Dieu, ou plutôt Ses enfants,
indivisiblementm avec Lui, seront répandus par toute la terre,
il faut que le Prince de ce monde remue toute la terre de divisionsn, signes et
misères, [qui]
o plus elles seront fortes, plus
la paix sera proche. Et comme Jésus-Christ naquit dans la paix de tout le
monde, il ne naîtra pour ainsi dire spirituellement quep dans la paix générale, qui sera durable pour
duq temps. L’Évangile
sera prêché par toute la terre, mais comme (toutes) lesr vertus du ciel seront
ébranlées[138], croyez que vous le serez vous-même pour des [f°40] moments, et que le
Démon attaquant les ciel de votre esprit,
vous portera à vouloir tout quitter ; mais Dieu, qui vous a destiné pour Lui, vous
fera voir la tromperie. Je vous avertis de n’écouter votre raisonnement et vos
réflexions que le moins que vous pourrez, et j’ai un fort instinct de vous dire
de garder cette lettre, même de la cacheter de votre main, afin que lorsque les
choses arriveront, vous voyiez qu’elles vous ont été prédites lorsqu’elles
arriveront. Net dites pas que vous ne voulez point
d’assurance, car il ne s’agit pas de cela, mais de la gloire de Dieu. Rien ne
pourra vous en donner alors.
Je ne sais ce que j’écris. Allons, il n’est plus
temps ni pour vous ni pour moi d’être malades. Levons-nous, car [f°40v°] le
Prince de ce monde approche. De même qu’avant la venue de Jésus-Christ, il
s’était fait quantité de meurtresu des
prophètes, de guerres, que le peuple juif avait été comme anéanti, aussi la
véritable piété, qui est le culte intérieur, sera presque détruite : il
sera persécuté [ce culte intérieur] v, en la personne des prophètes, c’est-à-dire de
ceux qui l’ont enseigné, et la désolation sera grande sur la terre. Durant ce
temps, la femme sera enceinte[139], c’est-à-dire pleine de cet esprit intérieur, et le dragon se tiendra debout
devant elle, sans pourtant lui nuire, parce qu’elle est environnée du soleil de justice, et
qu’elle a la lune sous ses pieds, qui
est la mobilité et l’inconstance, et que les vertus de Dieu lui serviront de [f°41]
couronne ; mais il new laissera pas de se tenir
toujours debout devant elle et de la persécuter de cette manière. Mais
quoiqu’elle souffre longtemps de terribles douleurs de l’enfantement spirituel,
qu’elle crie même par lax véhémence, Dieuxx
protégera son fruit et, lorsqu’il sera véritablement produit, et non connu, il
sera caché en Dieu jusqu’au jour de la manifestation, jusqu’à ce que la paix
soit sur la terre. La femme sera dans le
désert sans soutien humain, cachée et inconnue, l’on vomira contre elle les fleuves de la calomnie et de la persécution,
mais elle sera aidée des ailes de la colombe[140]; ne touchant pas à la terre, le fleuve seray englouti,
durant qu’elle demeurera intérieurement libre, [f°41v°] qu’elle volera comme la
colombe et qu’elle se reposera véritablement sans crainte, sans soins et sans
souci. Il est dit qu’elle y sera nourrie et non qu’elle s’y nourrira, sa perte
ne lui permettant pas de faire réflexion sur ce qu’elle deviendra, etz de penser pour peu que ce soit à elle. Dieu en
aura soin. Je prie Dieu, si c’est pour Sa gloire, de vous donner intelligence
de ceci[141]. (1683.)
Sources et annotations :
– Archives Saint-Sulpice [A.S.-S.] ms. 2043 : « Différentes pièces pour la justification de
Madame Guyon/Sa justification par elle-même/affaire de M. de Fîtes [de
Filtz]/Lettre du père Richebracque », quatrième pièce, f ° 38 à f
° 42, copie de la lettre adressée par Madame Guyon au P. Lacombe --
A.S.-S., ms. 2179, pièce 7593, copie Chevreuse en
deux feuillets --Deuxième lettre éditée à la fin de la Vie, « Addition de
quelques lettres… » -- Phelipeaux,
Relation de l’origine, du progrès et de
la condamnation du quiétisme répandu en France. Avec plusieurs anecdotes
curieuses, 1732, t. I, p. 24 -- Lettre éditée par Urbain-Levesque [UL], Correspondance
de Bossuet, tome VI, app. III, 6°, 542-546.
La copie manuscrite s’avère plus proche de l’original que ce n’est le
cas du texte donné à la fin de la Vie, comme le
montrent les variantes ci-dessous qui soulignent cependant la fidélité de
l’éditeur Poiret. Celui-ci se limite à une toilette éditoriale, probablement
semblable pour les six autres lettres de la même addition.
Dans la pièce 7593, cette lettre est précédée de l’ajout suivant de
la main de Chevreuse : « Nota. Cette copie a été corrigée sur l’original 26e août
1693. /Copie faite le 22e janvier 1691 d’une autre copie que l’on
avait faite le 10e août de l’année 1690, sur la copie que M[onsieur]
L[e] D[uc] D[e] C[hevreuse] avait faite par ordre de l’auteur sur l’original
qui lui avait été donné par le même auteur avec d’autres lettres, lesquelles
toutes avaient été envoyées [...] par celui à qui elles étaient écrites [il s’agit
de Lacombe], lorsqu’il crut ne les devoir plus garder
entre ses mains. Car l’auteur [Madame Guyon] ne les voulant pas garder non plus
les remit à M. L [e] D [uc] D [e] C [hevreuse] qui, quelque temps après,
renvoya celle-ci par l’ordre de l’auteur à celui pour qui elle avait été
écrite... ». On voit ici le jeu compliqué des
précautions prises dans le cercle guyonnien pour préserver des lettres jugées
significatives -- et l’on devine les tentations prophétiques auxquelles s’opposera
Madame Guyon (cf. infra note 4 l’ajout
contourné de Chevreuse).
Dans sa Relation sur le Quiétisme (Sect. II, n. 16, p. 23), Bossuet déclare : « J’ai transcrit de ma main une de ses lettres au P. La Combe, duquel il faudra parler en son lieu :
j’ai rendu un exemplaire d’une main bien sûre qui m’avait été donné pour le
copier. Sans m’arrêter à des prédictions mêlées de vrai et de faux, qu’elle
hasarde sans cesse, je remarquerai seulement qu’elle y confirme ses creuses
visions sur la femme enceinte de l’Apocalypse, et que c’est peut-être pour cette raison
qu’elle insère dans sa Vie cette
prétendue lettre prophétique. » Levesque
commente : « C’est sans
doute sur cette copie faite par Bossuet sur une autre copie, et non sur
l’original, que Phelipeaux, puis Deforis ont imprimé cette lettre. Pourtant il
y a entre ces deux éditeurs des différences assez sensibles. D’abord Phelipeaux
nous avertit qu’il ne donne pas le début de la lettre ; Deforis ne semble pas avoir soupçonné
l’existence de cette première partie…».
Variantes :
a date absente de la Vie (qui indique l’année à la fin de la lettre).
b beaucoup
couverte de var. Vie (comme toutes celles
données ci-après sans référence).
c puis
d quoique fort imparfaitement, mais d’une
e dire. Il omission.
f plus. /Les
âmes
g inviolable
gggrâce, qu’elle me rendra féconde en ce monde ; vous Phelipeaux
gggsera inviolable Phelipeaux
h On
ij si on
k croix,
d’abjections, de confusions si étranges que
l monde [qui
est proprement le second avènement du Fils de l’homme] arrive
m enfants, qui sont indivisiblement Vie ou plutôt ce second enfant
indivisiblement Phelipeaux
n terre par des divisions
o correction Vie
p naîtra [pour ainsi dire] spirituellement dans
les âmes que
q un
r comme toutes
les
s Démon, offusquant le
t prédites. Ne
omission.
u un mot effacé, meurtres add. interl.
v [ce culte
intérieur] addition Vie que nous adoptons.
w couronne.
Cependant ce Dragon ne
x même avec la
xxlongtemps par de terribles douleurs de l’enfantement spirituel, qu’elle
a crié même par la violence, Dieu Phelipeaux
y fleuve y
sera
z ni
1 Matthieu, 24, 14-29.
2 Apocalypse, 12.
3 L’Esprit-Saint.
Pressentiment d’abaissements.
Je suis pressé de vous écrire que j’ai un fort
pressentiment que la conduite que Dieu veut tenir sur vous, du moins pour bien
des années, sera bien éloignée des pensées des hommes, tant de ceux qui raisonnent
humainement, que de ceux qui passent pour fort spirituels. Tout ce qui vous est
arrivé d’humiliant jusqu’ici, est une grande gloire au prix des abaissements
qui vous sont préparés. Les aventures les plus étranges seront votre partage ; un enchaînement de providences abjectes, crucifiantes, impénétrables,
vous causera une grêle de croix. Il n’y aura point pour vous longtemps d’autre
établissement que celui de votre fond perdu en Dieu avec Jésus-Christ. Ô que
celui-là est bien établi, et que vous êtes en cela professe d’un grand ordre,
qui est l’ordre éternel et invariable ! Mais pour l’extérieur, il sera aussi incertain
et flottant comme l’était celui de Jésus-Christ. Je ne dis pas ceci par un
esprit de prédiction, mais par une intime conviction que j’ai que votre état
présent, et les démarches que Dieu vous a fait faire jusqu’ici, en sont un
présage assez sûr. Car nous voyons bien que tout va en diminuant à l’égard des
hommes, et que tout manque à leurs désirs et leurs sentiments ; mais rien n’échappera à l’ordre de Dieu.
O femme désolée ! ce n’est rien que
votre délaissement présent eu égard à celui où vous devez être réduite
lorsqu’on ne saura que faire de vous, ni où vous mettre, et que ceux qui
espèrent maintenant, vous voyant inflexible, se retireront en branlant la tête
sur vous, et s’écrieront : « Hélas ! C’est grande pitié : cette grande âme est
perdue ! Mais c’est à son dam puisque c’est pour s’être attachée obstinément aux
illusions de son nouveau directeur ». Votre état extérieur sera aussi peu compris que
l’intérieur. Et comme si on savait la disposition de votre fond, on en serait
effrayé, de même voyant les misères du dehors qui vous accableront, on en aura
horreur. Je crois que ce sera là le désert où la femme sera nourrie de Dieu
durant la persécution du Dragon ; et ce sera un désert, pour le grand délaissement
des créatures où elle se trouvera, et y sera nourrie de Dieu, qui sera toute sa
force.
Comme votre anéantissement intérieur est extrême,
il faut que l’extérieur y réponde, car ce n’est pas en vain que Dieu S’est mis
en vous pour être votre force divine. Dans tout cela, je ne saurais ni craindre
pour vous, parce que Jésus-Christ pourra tout en vous, ni vous plaindre, parce
que tout cela vous rendra d’autant plus transformée en Jésus-Christ, et tout
cela même vous sera Jésus-Christ. Venez donc, croix, abjections, opprobres,
disgrâces, inondations, déluges et abîmes de misères : fondez sur la femme
forte. Dieu vous portera de Ses mains.
Je comprends fort bien que c’est pour cela que
Dieu vous a adressée à moi, afin que mes imprudences et la pauvreté de ma
conduite contribuent à vous détruire terriblement[142], vous enfonçant d’autant plus dans la boue que plus je croirai vous en
tirer. Mais je suis sûr que je ne vous tromperai jamais, car tout vous étant
devenu Dieu, mes tromperies mêmes vous seraient Dieu, et une âme abandonnée au
point que vous l’êtes ne peut rencontrer, quelque part qu’elle tombe, que Dieu
et Son ordre. Je porte une profonde frayeur de tout ceci, et si j’osais
demander quelque chose à Dieu, je Le prierais de ne pas permettre que je vous
manque jamais. Offrez-moi à Lui sans réserve. Je vous sacrifie de bon cœur à Sa
gloire. Ce serait grand dommage si le fond de grâce qu’Il a mis en vous était
épargné. 1683.
Source :
-- Troisième lettre éditée à la fin de la Vie, « Addition de
quelques lettres… », avec le
résumé suivant de Poiret : « Il lui
prédit les terribles croix et les délaissements tant de l’extérieur que de
l’intérieur qui lui sont effectivement arrivés. »
On a vu que François La Combe qui reçut l’habit des barnabites au collège de Thonon fut ordonné prêtre le 19 mai 1663 par Jean d’Arenthon d’Alex, évêque de Genève. Leurs rapports se détériorèrent.
Demande de servir dans son diocèse.
[Verceil], 3 juin 1685.
Monseigneur,
Je ne pourrais être que de corps partout ailleurs qu’à Genève [D1] ou dans le diocèse.
Tout m’est exil, et ce lieu seulement me paraît mon pays et la Terre promise.
Si Votre Grandeur avait voulu recevoir les propositions que je lui avais
faites, sans y comprendre Gex, j’aurais été la trouver au sortir de
Grenoble ; mais, la voyant si prévenue et si portée à me donner à d’autres,
lorsque je protestais ne vouloir avoir affaire qu’à elle seule, j’ai cru qu’il
fallait différer jusqu’à ce que la Providence secondât mon inclination. Je ne
saurais m’empêcher de témoigner en toute rencontre à Votre Grandeur combien je
l’honore et combien ses intérêts me sont chers ; si elle me veut donner un trou[143] à
Saint-Gervais, elle verra
ma fidélité malgré tout ce qu’on lui aura pu persuader du contraire, avec
quelle affection j’emploierai ce qui me reste de bien et de vie pour le service
de ce cher diocèse. Votre Grandeur me trouvera toujours disposée, quand il lui
plaira, à tout ce qu’elle voudra ordonner.
Source et
annotations :
-- Eclaircissemens sur la vie de Messire
Jean d’Aranthon d’Alex, évêque et prince de Genève, A
Chambéry, Jean Gorrin, 1699, p. 39. Cette lettre suit celle du P. Lacombe
qui figure dans notre volume II :
Combats, où nous avons regroupé la correspondance Lacombe
-- Seconde source : Phelippeaux, Relation de l’origine, du progrès et de la condamnation du quiétisme
répandu en France. Avec plusieurs Anecdotes curieuses, 1732, t. I,
p. 15 ; en marge figure : « Eclairc. sur la vie d’Aranthon p. 39 ».
-- La lettre du P. Lacombe fut
éditée d’après Phelippeaux par le bossuétiste Levesque (UL, tome VI, ap.
III, 8 °, p. 549), avec l’explication suivante : « […] D’abord bien vu par l’évêque de Genève,
le P. Lacombe lui exposa un jour si clairement son quiétisme que le prélat
ouvrit les yeux et frappa le religieux d’interdit : il pria ses supérieurs
de le retirer du diocèse, où il lui fit défense de jamais rentrer.
Mme Guyon fut également priée de se retirer. Elle partit pour Turin, et
retrouva le P. Lacombe à Verceil en 1685. C’est de là qu’elle écrivit cette
lettre pour obtenir l’autorisation de rentrer dans le diocèse de Genève, mais
Mgr d’Arenthon ne voulut pas lui permettre de revenir. »
-- On se reportera à la section première des Eclaicissemens…, « L’intégrité
de la foi : son zèle contre le quiétisme », p. 10 à 60, où dom Innocent Le Masson répond sans ménagement à « un libelle diffamatoire de la part des amis
des deux personnes, […] imprimé à Genève, et de là répandu à Grenoble et par
toute la France : on m’y accusait d’imposture et de calomnie, et on y
relevait l’innocence et le mérite du Père la Combe et de la Dame… » (p.12 ; v. aussi la Préface, p. 4).
Monseigneur,
L’évêque que je sers[144], ayant fort pressé Madame Guyon de venir dans son diocèse, l’y a
accueillie avec de grandes bontés, et conférant souvent avec elle, il l’a
goûtée extrêmement. Il voudrait lui associer[145] quelques personnes de
naissance et de piété pour faire un établissement en forme de congrégation séculière[146] dans la ville de Bielle, auprès de la célèbre dévotion de Notre-Dame de l’Oropé ; mais ni elle ni moi
n’avons aucun empressement pour cela, parce qu’il nous semble que sa vocation
est pour le diocèse de Genève, quoique Dieu permette qu’elle en soit éloignée pour un temps, et je
suis sûr qu’elle aimerait mieux y vivre particulière[147], que d’être fondatrice en ces quartiers, hors que dans les conjonctures
présentes elle ne saurait s’arrêter à Gex. Je ne m’étends pas sur nos dispositions passées ni sur toutes les
providences : tout est bon dans l’ordre de Dieu qui saura en tirer Sa
gloire. Mais il est bon que Votre Grandeur sache les présentes, surtout s’il y
avait lieu d’avoir un petit coin pour elle dans le quartier de Saint-Gervais[148] ainsi qu’on nous en donne de grandes espérances, et que Votre Grandeur
ne la jugeât pas indigne de cette grâce. Elle serait, Monseigneur, toute à
vous, nonobstant les instances qu’on lui fait sincèrement de s’établir ici. On
ne doit pas croire pour cela, que je veuille me procurer un poste dans ma
patrie[149], Dieu qui m’a fait la grâce d’obéir à ses ordres encore pour venir ici,
me la continuera par sa bonté infinie pour y demeurer, et partout ailleurs,
autant qu’il lui plaira de m’y souffrir. J’oubliais, Monseigneur, de vous dire
que la pieuse Dame est prête à vous obéir en toutes choses, pourvu que vous la
teniez immédiatement sous votre conduite, et qu’elle n’ait à rendre compte qu’à
Votre Grandeur[150] ce que je promets de ne
contrarier en aucune manière, etc.
Éclaircissement sur la vie de Messire Jean d’Aranthon d’Alex, évêque et prince de Genève […],
Chambéry, 1699, p. 38. – Phelipeaux, Relation, 1732, t. I, p. 16. Cette
lettre accompagnait celle de Madame Guyon adressée de Verceil au
même d’Arenthon d’Alex, le 3 juin 1685 (reproduite dans notre
vol. I), où elle demande de servir dans son diocèse : « Je ne pourrais être que de corps partout
ailleurs qu’à Genève […]
Si elle [Votre Grandeur] me veut donner un trou à Saint-Gervais, elle verra ma fidélité… »
-- Phelipeaux joint à ces deux lettres, une abjuration « d’un élève du père la Combe et de Madame
Guyon ». Elle est intéressante par sa longue
liste de propositions « quiétistes » : « Que les âmes qui veulent entrer dans la voie de la vie intérieure,
doivent anéantir leurs puissances et s’abandonner à Dieu, se tenir en repos
comme un corps mort ; que c’est
offenser Dieu que de vouloir agir ; que
l’activité naturelle est ennemie de la grâce… » (Relation, t. I, p. 18-20.)
Monseigneur,
Votre Grandeur aura la satisfaction qu’elle a si
fort désirée, de me voir hors de son diocèse, non pas par les voies que les
hommes avaient tentées par leur adresse, mais par celles que la Sagesse
éternelle avait choisies. J’en sors donc pour obéir à Dieu, comme j’y étais
entré par Son ordre, sans avoir non plus contribué à ma sortie qu’à mon entrée.
Mais, me permettez-vous bien, Monseigneur, de vous témoigner dans un profond
respect, que j’en sors après avoir essuyé des traitements et inouïs et
extrêmes, pour avoir livré mon âme à la mort, et sacrifié ma réputation à l’usage
que vous feriez de ce que j’entreprenais sous le dernier secret pour la
sanctification de la vôtre. Il y aurait trop à dire si je voulais me justifier
sur cela, et surtout [sur] ce qui s’en est ensuivi, et aussi ne le prétends-je
pas. Votre Grandeur l’aurait fait elle-même par sa bonté et par sa pénétration
judicieuse, n’eût été qu’elle déféra trop à la passion de mes adversaires, qui
s’érigent en maîtres de ce qu’ils n’ont jamais étudié, et qui condamnent les
sciences mystiques dont ils ignorent les termes. Plût à mon Dieu, pour les
intérêts de Sa gloire et de Ses âmes, que nous eussions autant d’accès auprès
de Votre Grandeur qu’ils en ont, et qu’elle eût daigné nous accorder l’audience
qu’elle leur donne : il eût été aisé de dissiper leurs nuages et de
justifier le plus pur Évangile. Mais Dieu ne l’ayant pas permis, Sa cause est
demeurée dans la souffrance, et un bon nombre d’âmes qui auraient dû être
aidées dans les voies intérieures où Dieu les veut, sont privées de ce secours
au grand et terrible jugement de ceux qui se sont déclarés les adversaires de
ses plus chères princesses[151] et qui, ayant pris la clef de la science, ne sont pas entrés eux-mêmes
dans le Palais intérieur et empêchent les autres d’y entrer.
Ô mon très illustre seigneur, pardonnez cette
saillie à ce pauvre religieux à qui Dieu, par Sa miséricorde, a fait un peu
connaître les secrets de l’intérieur. Si vous saviez les pertes inestimables
qui se font dans votre diocèse, pour ne pas permettre qu’on y cultive l’esprit
intérieur, et le compte formidable qu’il vous faudra rendre à Celui qui a
mérité ce trésor par la perte de Son sang, vous en trembleriez de frayeur. Dieu,
par un excès de Sa bonté, avait envoyé dans votre diocèse des personnes qui
pouvaient enseigner les voies les plus pures de l’esprit, entre autres celle qu’il avait ôtée à la France pour la
donner à notre pauvre Savoie, capable sans doute
d’embaumer tous nos monastères de l’amour de Dieu le plus épuré, bien loin de
les gâter, et on ne les a pas voulu souffrir. Eh bien, ils en sortent. Ce
Royaume intérieur sera porté à des gens qui l’accepteront. Mais ces pertes
irréparables, qui vous les réparera ? Je n’en dis pas davantage parce que je n’en
serai pas cru, mais le grand jour de Dieu mettra le tout en évidence. Tout ce
que je puis assurer est que, comme une de ces âmes destinées à l’intime union est plus chère à Dieu
que mille autres, de même qu’une Princesse est plus précieuse au souverain que
mille bourgeoises, le compte qu’il faudra rendre de la perte d’une seule sera
plus terrible que pour la perte de mille autres communes.
Ô mon seigneur illustrissime, que ne m’est-il
permis de vous déclarer avec liberté mes sobres folies ! Je conjure votre bonté de ne pas s’offenser de ma sincérité. Dieu,
voyant que vous aviez essuyé tant de travaux pour le salut des âmes et fait de
si grandes choses pour Sa gloire, que vous aviez si bien réformé et les prêtres
et les peuples, et mis en très bon ordre l’extérieur de votre diocèse, voulait
couronner tant de biens par le plus grand de tous, qui était d’y faire régner le vrai intérieur, en envoyant ici des
personnes qui pouvaient enseigner les
plus pures voies de l’Esprit et faire connaître la vraie perfection chrétienne. Et ces personnes, dignes de l’envie
des royaumes entiers, y en auraient attiré d’autres à leur secours, pour y fait
régner Dieu sur les cœurs par une mission vraiment intérieure. Par quel
malheur, mon très aimable seigneur, vous laissez-vous ravir cette couronne ? Ou pourquoi votre diocèse perdra-t-il un si rare don par la passion de
ceux qui nous dépeignent à vos yeux comme des monstres ?
Pour mon particulier, Monseigneur, vous avez étendu votre bras sur moi, me frappant d’interdiction ; pour quel sujet ? Vous le savez, je n’avais changé ni de mœurs ni de doctrine, quoique
Madame Guyon eût quitté les Nouvelles Catholiques, et cependant avant cela, j’étais propre à diriger toutes les
communautés, et après je n’ai plus été capable d’en diriger aucune. Ah ! Monseigneur, vous
avez frappé celui des religieux de votre diocèse, qui est, de tous, et le plus
attaché à vos intérêts, et le plus soumis à vos ordres, et le plus jaloux de
votre autorité. Mon cœur me rend témoignage que je voudrais perdre encore d’autres
vies s’il fallait, en ayant déjà perdu une bien précieuse pour les intérêts éternels de votre âme, et pour vous faire ouvrir les
yeux de l’esprit aux plus pures voies du christianisme, avant que la
dernière heure ferme ceux de votre chair. C’est ce que nous avons demandé à
Dieu depuis bien des années par beaucoup de vœux et de sacrifices, et que nous
ne cesserons point de demander. Qui sait si nous ne serons point exaucés étant
plus éloignés, n’ayant pas mérité de l’être étant auprès de vous ?
Éclaircissement sur la vie de Messire Jean
d’Aranthon d’Alex,
évêque et prince de Genève. Avec de nouvelles preuves incontestables de la
vérité de son zèle contre le Jansénisme et le Quiétisme, Chambéry,
1699, p. 31-36 ; avec des
commentaires ajoutés au cours de la citation du texte de la lettre ; nous respectons les passages en italiques
-- Reprise (avec de très légères variations) par Phelipeaux, Relation de
l’origine, du progrès et de la condamnation du quiétisme répandu en France.
Avec plusieurs Anecdotes curieuses, 1732, t. I, p. 9 ; il cite sa source en annotation
marginale.
Un fragment de lettre indique une collaboration spirituelle active peu
appréciée par l’évêque in partibus de Genève :
29 juin 1683.
... Elle donne un tour à ma disposition à son égard[D2] , qui est sans
fondement. Je l’estime [D3] infiniment et
par-dessus le père de Lacombe ; mais je ne puis approuver qu’elle veuille rendre son esprit universel
et qu’elle veuille l’introduire dans tous nos monastères au préjudice de celui
de leurs instituts. Cela divise et brouille les communautés les plus saintes.
Je n’ai que ce grief contre elle ; à cela
près, je l’estime et je l’honore au-delà de l’imaginable[153].
Fénelon, Réponse à la Relation sur le quiétisme [de Bossuet], chapitre premier - UL, tome VII, appendice III, Témoignages concernant Mme Guyon, [pièce] A, p. 485 - A.S.-S., ms 2170, pièce 7023, 2 ff. de 36,5 cm d’un auteur anonyme donnant et commentant les témoignages concernant Mme Guyon d’Aranthon d'Alex (dont un extrait de sa lettre du 8 février 1695), de Bossuet et de Fénelon ; mais ils sont tirés de la Réponse de Fénelon à la Relation sur le quiétisme, ce qui situe cette pièce à une date tardive.
Il s’agit deux
œuvres principales, Brève instruction et De l’oraison mentale (ainsi que d’une Apologie
que nous rattachons en troisième partie des prisons). Les éditions sont
répertoriées dans l’article de Jean Orcibal du Dictionnaire de Spiritualité disponible
en fin de ce volume[154].
Le parfum
qui se dégage de la lecture des œuvres principales est celui d’une douceur et
d’une sagesse associés à une subtile approche des difficultés rencontrées
intérieurement : elle rend la lecture très utile même de nos jours. Certaines
expressions denses traduisent une expérience mystique.
Ces écrits
ne présentent pas de notable originalité — il en est de même chez madame Guyon
qui n’a heureusement aucune idée qui puisse intéresser les curieux. Parfois transparaît
chez Lacombe l’esprit du clerc de formation romaine[155]
et le style oratoire du prédicateur. Pour ces raisons le Père Lacombe est resté
méconnu, ombre de/à son illustre « dirigée ».
[la Brève Instruction…] circule
dans le diocèse d’Annecy de 1680 à 1687 (Revue Fénelon, t. 1, 1910, p. 76),
mais le général des barnabites en fait détruire les exemplaires en juillet
1682. L’ouvrage fut édité à Grenoble par A. Fremon avec la permission du
théologien Rouillé et l’approbation du Parlement. Dès le début, il est en vente
à Paris chez Varin (cf Bibl. nat. de Paris, ms fr. nouv. acq. 5250, f. 230r).
Il est relié avec la seconde édition du Moyen court et très facile de faire
oraison de Mme Guyon (Grenoble, J. Petit, 1686) et paraît seul à Paris
chez Michallet en 1687 (approbation du théologal Courcier ; exemplaire à la bibl. S.J. de Chantilly).
Arenthon d’Alex condamna la Lettre le 4 novembre 1687 et elle fut mise à
l’Index le 29 novembre 1689.
Autres éditions : « Brèves instructions pour tendre… » dans Opuscules spirituels de Mme Guyon,
Cologne, 1707, 1712, 1720 ; Avis salutaires d’un serviteur de
Dieu.., Nancy, 1734 ; Paris, 1890 ; Lettre d’un serviteur de Dieu.., Lyon-Paris,
1838.
NDE :
Encouragement que justifie le long début de l’opuscule, ses
« perles » étant assez nombreuses mais plutôt situées vers la
fin :
Lacombe est
très juste et très clair mais marqué par la culture commune aux clercs de
l'époque -- Lacombe est « l’ancien » né en 1640, avant Madame Guyon née
en 1648. Fénelon est le cadet né en 1652 – L’ancienneté contribue à réduire
l’originalité spontanée que nous admirons chez madame Guyon cet chez quelques
rares spirituelles du siècle. Elles n’ont pas été marquées par l’encadrement
théologique romain propre aux « sous-jésuites » barnabites !
Le vécu
mystique intérieur est cependant pleinement révélé et assumé par Lacombe. Ses
affirmations se révèleront parfois même beaucoup plus tranchées que chez Madame
Guyon et que ne pouvait se permettre
Fénelon devenu archevêque. En ce sens Lacombe est vraiment
« quiétiste » : sous influence italienne ? au moins sous
celle de la Mère Bon du Dauphiné.
Son texte est
le complément parfait du Moyen court ouvrant les Opuscules spirituels. Lacombe ferme les Opuscules et la symétrie
est voulue au moins par l’éditeur Poiret. Insistant sur les pratiques, il
apporte le complément utile à la mise en œuvre des conseils assez brefs de la
« dame directrice ».
Se révèle
ainsi la structure ferme du volume jugé le plus essentiel par l’éditeur Poiret,
probablement avec le plein accord de madame Guyon : l’orientation et donnée par
le Moyen court, le témoignage figure sous l’image des Torrents, la Règle des Associés accompagnée d’opuscules mineurs une fois donnés, s’achève le volume sur
la Brève Instruction
& Maximes de Lacombe, le
ficèle collaborateur, couvrant 91 pages (contre 78 pour le Moyen court et 145 pour les Torrents).
Le
raisonnement logique du supérieur barnabite de Thonon, formé à Rome et actif à
Bologne, est impitoyablement exact. Ses déductions conduisent toutes à mettre
en avant l'oraison et à interpréter en utilisant au mieux des pratiques
antérieures à l’éveil mystique. Il les oriente !
L’ensemble est
à lire assez lentement pour l’apprécier. J'ai commencé à
« travailler » Lacombe à cause de sa proximité avec Madame Guyon et
du tort qu’il est censé lui avoir causé. Je ne regrette pas le voyage qui
n’est pas périphérique car le confesseur vaut par lui-même dans ses écrits, et particulèrement
par ses maximes.
§
[443] BREVE INSTRUCTION pour tendre sûrement à
la Perfection chrétienne. Dans une Lettre
du P. François La Combe. Et ses Maximes
spirituelles. Sur la copie imprimée à Grenoble chez A. Fremon, avec
Aprobation et Permission.
Suit une Aprobation (par Rouffié,
Docteur en Théologie et Curé de Grenoble, à Grenoble le 24 novembre 1685) et une
Permission,
page 444. Elles sont ici omises. Nous débutons par la Lettre, pages 445 sq.
« Lettre
d’un Serviteur de Dieu, contenant une brève instruction pour tendre sûrement à
la Perfection chrétienne »
Je prie le Père des lumières et l’auteur
de tous dons, de m’ouvrir le trésor de son inspiration divine, et de me rendre
fidèle à y puiser ce qui m’est nécessaire, pour vous aider dans le désir que
vous avez conçu d’aimer Dieu parfaitement, comme il vous a ouvert le cœur par
la confiance pour me demander cette instruction.
Convertissez-vous à moi, et vous verrez la différence qu’il y a entre le juste et le méchant ; et entre celui qui sert Dieu et celui qui ne le sert pas.[156]
C’est ce que Dieu nous dit par un prophète. La première conversion de l’homme se fait du péché à la grâce, lorsque par la pénitence il revient de son égarement, et fait un heureux retour à Dieu. Je ne vous en parle pas ici, supposant, ou que vous l’avez déjà faite, ou que par un rare bonheur elle ne vous a pas été nécessaire, si vous n’avez pas offensé Dieu mortellement depuis le baptême. La seconde se fait de la vie commune à la vie parfaite ; de la tiédeur de l’esprit à la ferveur ; de l’homme animal à l’homme spirituel ; et de l’assujettissement à l’amour-propre au règne du pur amour.
Toute l’église gémit de ce qu’il est si peu de pénitents qui fassent constamment la première de ces conversions : mais il en est beaucoup moins qui fassent la seconde ; et cette perte inestimable est vraiment digne de nos larmes.
Puisque Dieu vous appelle à la conversion parfaite, ne lui résistez plus ; hâtez-vous de sortir de l’enchantement de l’amour naturel, par lequel, comme Saint-Paul l’a déclaré : Tous cherchent leurs propres intérêts et non pas ceux de Jésus-Christ[157]. Sortez du monde charnel pour entrer dans le paradis spirituel et revenez de l’égarement de votre âme hors d’elle-même, et de son épanchement sur les créatures, pour entrer dans le royaume intérieur, qui selon la parole de Jésus-Christ, ne se peut trouver qu’au-dedans de nous[158]. Là vous découvrirez des merveilles [447] qui jusqu’ici vous étaient inconnues ; et vous verrez avec ravissement l’extrême différence qu’il y a entre un serviteur de Dieu, qui par le renoncement de soi-même et de toutes choses demeure attaché à son Dieu par un ardent amour dans le sanctuaire de son cœur ; et un homme dissipé et immortifié, qui étant tout plein de l’amour de soi-même et des créatures, vit dans un si grand oubli de Dieu, et avec si peu de connaissance et d’amour de son Bien souverain, que l’on peut comparer cet état à une espèce d’idolâtrie ; à cause que le cœur mercenaire et infidèle se cherche soi-même en toutes choses ; et que se mettant en la place de Dieu, il rapporte à son propre avantage ce qu’il devrait uniquement référer à la gloire de son Dieu.
Mon fils, donnez-moi votre cœur ; et que vos yeux s’attachent à mes voies[159]. Le Saint-Esprit nous ouvre par ce peu de paroles l’entrée et le progrès de la vie spirituelle. L’entrée se trouve heureusement en donnant le cœur à Dieu. Le progrès s’avance en tenant les yeux attachés à ses voies.
Nous donnons notre cœur à Dieu par la résignation que nous faisons de notre liberté. Nous tenons nos yeux attachés à ses voies, premièrement par l’oraison qui nous donne la lumière nécessaire pour la découvrir, et la grâce qui nous y doit faire marcher sûrement. Deuxièmement par l’amour de la volonté de Dieu, qui nous fait soumettre d’un plein consentement à ses ordres éternels sur nous.
Voilà la clé du paradis intérieur : voilà l’abrégé [448] de la vie spirituelle, que je dois vous expliquer avec un peu plus d’étendue.
Commencez donc par donner votre cœur à Dieu, afin qu’il le rende lui-même tel qu’il le veut, et faites cette donation en cette manière. À la première communion que vous ferez, et au moment que vous aurez reçu Jésus-Christ dans votre bouche, faites-lui une résignation, un transport, un abandon de tout ce que vous êtes et de tout ce qui dépend de vous si entier, que vous ne réserviez plus aucun usage propriétaire de vous même ; et si irrévocable, que vous renonciez pour jamais à tout droit et à tout désir de vous reprendre ; ce qu’étant fait, vous n’userez plus de votre liberté que par soumission à l’ordre de Dieu, et avec dépendance de ses mouvements divins ; et vous vous abandonnerez tellement à son aimable conduite, qu’il puisse régner souverainement sur vous, et que désormais vous ne viviez plus pour vous-même, mais uniquement pour Dieu.
Saint Ignace de Loyola nous a laissé un beau modèle de cette donation en ces termes : « Agréez, ô Seigneur, que je vous consacre ma liberté dans toute son étendue. Recevez ma mémoire, mon entendement, ma volonté, mon âme avec toutes ses puissances. Comme c’est vous qui m’avez donné tout ce que j’ai et tout ce que je possède, c’est à vous-même que je dois tout rendre sans réserve, me délaissant [449] en toutes choses à très juste disposition de votre volonté. Je ne vous demande que votre volonté : accordez-moi seulement votre grâce ; cela seul suffit pour toutes richesses et pour toute prétention ; mon cœur ne désire rien au-delà. »
Ça été la pratique de tous les saints, quoique tous ceux qui ont écrit des choses spirituelles ne s’en soient pas si nettement expliqués, ayant plus parlé des fruits de leur vie que de ses racines et de son principe ; mais il est sûr que ça été cette donation qui les a mis en Dieu, qui les a unis intimement à lui, et qui étant soutenue par la fidélité à ne point se reprendre, les a heureusement sanctifiés.
Priez ensuite la très sacrée vierge Marie mère de Dieu de vous recevoir elle-même pour donner à son Fils, et de vous tenir sous sa protection : en sorte qu’il n’y ait rien en vous ni dans vos œuvres dont elle ne soit la maîtresse absolue. Conjurer saint Joseph d’être votre directeur dans un chemin si obscur, lui qui pour avoir été si caché en Dieu sur la terre, est dans le ciel le grand protecteur des intérieurs. Pressez votre saint ange gardien de se rendre votre guide fidèle ; et engagez tous les saints pour lesquelles vous avez le plus de dévotion, de vous aider sans cesse auprès de Dieu par leurs intercessions. Unissez-vous, même dans le cœur immense de Dieu, aux personnes les plus intérieures, et aux âmes les plus parfaites qui soient sur la terre dans nos jours, pour entrer avec eux en partage du Royaume intérieur.
Marquez ce jour de votre donation à Dieu et de votre vocation à la grande Oraison, comme [450] l’un des plus heureux de votre vie, et ne manquez pas d’en faire chaque année fête secrète, mais célèbre aux yeux de Dieu et de ses Anges, dans le temple de votre cœur.
Et parce que cette résignation n’est pas sitôt parfaite (car il reste encore quelque réserve dans l’âme qu’elle ne connaît pas ; et l’on se reprend souvent, même sans le connaître, croyant bien faire), il faut pour un temps renouveler à tout coup cette même donation, et la ratifier autant de fois que l’inspiration en est donnée, mais seulement par de petits actes intérieurs, se donnant et redonnant mille et mille fois à Dieu, pour qu’il se glorifie en nous selon ses aimables volontés.
On ne peut exprimer combien cette donation est excellente et nécessaire pour commencer une vie vraiment spirituelle. Comme Jésus-Christ ne fut formé dans le sein incorruptible de Marie qu’après qu’elle y eut donné son consentement, il ne peut non plus venir en nous ni y demeurer que par notre agrément ; et de même que Dieu attendit l’heureux fiat de la divine Vierge pour faire en elle l’incarnation de son fils, il attend aussi avec cette grande réserve qu’il a pour la liberté de l’homme, son abandonnement total à la conduite divine, afin de faire en lui l’expression de son Fils : ce que saint Paul appelle former Jésus-Christ en nous[160].
Vous étant donc ainsi donné à Dieu, considérez-vous comme n’étant plus à vous-même, et dites avec saint Paul, Pour nous, nous ne [451] connaissons plus personne selon la chair et si nous avons connu autrefois Jésus-Christ selon la chair, nous ne le connaissons plus maintenant de la sorte. Et de plus, Jésus-Christ est mort pour nous afin que ceux qui vivent ne vivent plus pour eux-mêmes, mais pour celui qui est mort et qui est ressuscité pour eux[161].
Dans cette disposition vous travaillerez heureusement et délicieusement à détruire en vous les restes des péché, les dérèglements de vos passions, et les imperfections les plus secrètes ; et vous acquerrez en même temps les vertus chrétiennes et les plus grands dons de Dieu ; par ce que demeurant en Jésus-Christ, et lui en vous, vous porterez beaucoup de fruit[162] ; c’est-à-dire que lui ayant remis le soin de ce grand ouvrage, en vous donnant à lui vous avez pris le meilleur moyen d’y réussir ; et vous êtes entrés dans le chemin court et royal de la perfection vous mettant en Jésus qui en est l’unique voie.
Ce n’est pas que vous soyez pour cela dispensé de travailler vous-même à vous sanctifier ; bien au contraire, vous ferez plus que vous ne fîtes, et que vous ne feriez jamais vous y prenant autrement ; mais agissant par le mouvement de Jésus, et par la direction de l’esprit de sa grâce, tout se fera et plus promptement et plus aisément et plus parfaitement, à cause que Jésus-Christ étant le maître de l’œuvre, le succès en sera tout divin.
Dieu nous a tellement donné en propre le franc arbitre qu’il ne le force jamais et il nous laisse conduire par ce propre mobile tant que nous voulons le tenir. Mais nous en le retenant, [452] nous en abusons à tout coup, ou résistant aux grâces que Dieu nous offre, ou perdant celles que nous avions reçues, ou par une infinité de méprises ; prenant le change de notre volonté pour la sienne. Il n’y a donc rien de plus sûr que de lui rendre votre liberté puisque nous faisons en cela ce qui lui est le plus agréable et ce qui nous est le plus avantageux. Il n’y a pas de meilleur moyen de réussir dans l’entreprise de notre perfection que d’engager Dieu à y travailler en nous, avec nous et pour nous : et nous ne pouvons mieux l’y engager, qu’en lui résignant notre liberté, tant parce que c’est elle seule qui lui résiste, et que cette résistance propriétaire étant ôtée il règne sur nous avec un parfait agrément, ce qui fait toute notre perfection ; qu’à cause que ce dévoilement de nous-mêmes est le sacrifice qui gagne plus son cœur, et que sans lui il estime peu tous les autres. Il ne peut qu’il ne s’applique avec un soin particulier à la sanctification d’un cœur qui s’abandonne aveuglément à lui. Peut-on risquer sa perfection en la confiant à Dieu ?
Le chemin est long et le travail excessif d’entreprendre d’arracher tous les vices et toutes les imperfections en détail, et de planter toutes les vertus l’une après l’autre à force de lectures, de considérations, de résolutions, d’efforts et de pratiques. Je ne sais même si quelqu’un a pu y arriver par une voie si laborieuse et si multipliée : [453] du moins il est certain qu’une longue vie à peine peut-elle suffire pour en lire ou écrire tous les préceptes que l’on en donne ; comment donc suffira-t-elle pour les pratiquer avec cette application ? Outre qu’il est très rare qu’on réussisse du premier coup dans chacune de ces pratiques et qu’il est peu de personnes qui soient capables de cette étude, quoique tous les chrétiens soient appelés à la perfection.
Ce n’est pas que je condamne le pieux travail de ceux qui étalent ces richesses spirituelles ; Dieu m’en garde ! Je confesse qu’elles sont une partie du trésor de l’Église, et qu’elles contribuent à la nourriture et à l’édification de ses enfants ; mais je crois qu’il y a un sentier sûr et court, et qui deviendrait un grand chemin si on voulait y marcher et y introduire les autres, qui est de se donner dès l’abord à Jésus par une résignation entière, le conjurant de faire lui-même en nous et pour nous ce grand ouvrage, ainsi qu’il le fait dans les âmes simples et dans les pauvres d’esprit, qui ne cherchant que lui seul et ne voulant savoir que lui et le mystère de sa croix, trouvent en lui seul toutes choses.
Il n’y a, pour ainsi dire, qu’une chose à faire pour devenir saint, qui est, de se donner à Dieu, consentir qu’il le fasse, et être fidèle à le laisser faire. C’est par où il entreprend lui-même une âme qu’il veut sanctifier. « J’environne l’homme, dit-il par Sainte Catherine de Gênes[163], par diverses voies et différents moyens pour l’assujettir à ma providence ; et ne trouvant rien en lui qui me soit contraire, sinon le franc arbitre que je lui ai donné, je combats [454] sans cesse contre cette même liberté par l’excès de mon amour, jusqu’à ce qu’il me la donne et m’en fasse un sacrifice et depuis que je l’ai reçue et acceptée, je réforme peu à peu cet homme par une opération secrète et inconnue et avec un soin amoureux, ne l’abandonnant jamais jusqu’à ce que je l’aie conduit à la fin que je lui ait destinée. C’est ainsi que s’en est expliquée cette excellente théologienne avec autant de profondeur que de solidité. Mais c’est cela même que Jésus-Christ nous a enseigné, lorsqu’il nous a déclaré que celui qui demeure en lui, et en qui il demeure lui-même, a la vie en soi, et porte beaucoup de fruits[164], par ce que ne pouvant rien faire sans Jésus-Christ, nous pouvons toutes choses en lui ; et c’est à quoi nous exhorte le Prophète-roi, comme étant le principe et le comble toute perfection : Établissez vos cœurs dans la force du Seigneur[165]. Or ils s’y établissent par cette donation.
Prenons la chose dans sa source : cherchons d’abord le règne de Jésus en nous. Où son amour entrera, les vices et les imperfections s’anéantiront ; ainsi que toutes les branches d’un arbre tombent tout à coup par terre quand on le coupe par la racine, sans qu’il soit besoin de les retrancher toutes l’une après l’autre. Or c’est l’amour qui coupe en nous le mauvais arbre, bannissant le péché avec tous ses restes ; et comme pour faire croître un autre arbre jusqu’à sa perfection il n’y a qu’à planter son germe, qui ayant bien pris dans son fonds, croît et s’avance [455] tout naturellement, étendant ses branches et produisant ses fruits en leur temps ; de même le règne de Jésus étant établi dans un cœur par sa résignation, toutes les vertus s’y trouvent aussi avec lui ; l’usage en est donné dans le besoin ; et l’âme se trouve enrichie des plus grands dons de la grâce, sans les avoir même recherchés ni connus, loin de les avoir étudiés.
Plusieurs passent longues années et consument leur vie à amasser des matériaux, de la pourpre, du lin, de l’or et des pierreries, sans jamais en venir jusqu’à la construction du tabernacle intérieur qui doit servir à Dieu de demeure, et être le lieu de ses délices. Ils s’obstinent même dans cette perte, parce qu’ils veulent toujours tenir tout entre leurs mains, au lieu de s’en fier pleinement à Dieu. Mais ceux qui font leur offrande au Seigneur avec une volonté prompte et pleine d’affection pour tout ce qui se doit faire au tabernacle du témoignage[166], par les mains d’un Moïse, (qui représente le directeur) voient bientôt ce sanctuaire achevé, et éprouvent sensiblement que Dieu y demeure et le remplit de sa Majesté.
C’est dans ce grand sens que Dieu nous demande notre cœur, comme s’il nous disait : mon fils, si vous voulez purifier votre cœur et le perfectionner, confiez-le moi, afin que je le fasse moi-même, non pourtant sans vous : autrement vous vous tourmenterez beaucoup et vous n’avancerez guère ; car votre cœur sera toujours [456] impur et imparfait tant que vous voudrez le polir et épurer par vous-même, quand même je vous offrirais de très grandes grâces pour vous aider dans votre dessein ; par ce que, ou vous les refuseriez pour suivre votre propre conduite ; ou vous en abuseriez même après les avoir reçues, voulant en disposer vous-même au lieu de vous laisser régir par leur divin mouvement. Outre que vous ne sauriez assez distinguer mes inspirations de vos propres volontés sans une très pure lumière et un goût expérimental, que je ne donne qu’à ceux qui s’abandonnent parfaitement à moi.
Il est hors de doute que la perfection chrétienne consiste à être uni à Dieu et à jouir de lui ; d’où il est clair[167] que pour arriver à ce bonheur il faut tendre de toutes nos forces à cette union et à cette jouissance. Or cette union se fait par la soumission de l’âme à la volonté de Dieu ; et cette jouissance s’établit par l’oraison.
Toute la vie spirituelle se réduit donc à ces deux grands points, qui sont comme les deux pôles sur lesquels roule le firmament d’infinies vertues et de toutes les saintes pratiques. I. Faire l’oraison mentale. II. Aimer la volonté de Dieu.
L’oraison doit être notre principal exercice ; et la volonté de Dieu notre unique prétention. [457] Par l’oraison on découvre la volonté de Dieu et on reçoit grâce pour l’aimer ; par l’amour de la volonté de Dieu on avance de plus en plus dans l’oraison et on se repose en Dieu. L’oraison est la nourriture et le principal exercice de la vie spirituelle ; l’amour de la volonté de Dieu en est l’âme et le centre.
On doit réduire à l’oraison tous les autres exercices intérieurs, tels que sont : 1. Le recueillement ; 2. La présence de Dieu ; 3. Les inspirations ; 4. L’intention dans les œuvres ; 5. L’attention à la prière, et 6. La fidélité envers Dieu, comme servant de dispositions à faire oraison, ou de moyens de la soutenir et continuer.
L’oraison et si nécessaire pour vivre intérieurement que sans elle il n’est point d’intérieur puisque l’oraison et la vie intérieure même. Il n’est point de solide dévotion sans la profonde et durable oraison du cœur ; et l’on ne trouvera jamais la perfection hors de la prière de l’Esprit ; puisque la vraie dévotion est dans le cœur et que la perfection naît de l’Esprit ; et que conséquemment quiconque ne saura pas prier de cœur et d’esprit n’aura jamais ni dévotion ni perfection.
L’homme sans oraison est selon saint Paul un homme animal, qui n’est pas capable des choses qu’enseigne l’Esprit de Dieu : elles lui paraissent une folie ; et il ne les peut comprendre ; parce que c’est par une lumière spirituelle qu’on en doit juger[168]. Or la seule oraison donne cette lumière spirituelle ; ce qui a fait dire à Saint Philippe Néri [458] qu’un homme sans oraison est un animal sans raison.
Combien donc est misérable devant Dieu la vie de tant de personnes, séculiers, ecclésiastiques et religieux qui ne font point Oraison ? S’ils voyaient clairement combien elle est impure devant Dieu ils en mourraient d’horreur.
On doit réduire à l’amour de la volonté de Dieu tous les exercices, soit intérieurs soit extérieurs, qui sont nécessaires pour l’accomplir, tels que sont : 1, la prière vocale qui est pour nous un ordre de Dieu. 2, la mortification qui est un excellent moyen de lui plaire. 3, la lecture spirituelle qui nous aide à connaître ces volonté. 4, l’usage des sacrements qui nous donnent grâce et force pour faire tout ce que Dieu veut de nous. 5, et toute autre pratique de piété que nous devons faire pour lui obéir.
La matière de votre oraison doit être ou un mystère de Jésus-Christ, ou quelcune de ses paroles, ou une vérité de notre foi, ou quelque pieux sujet que ce soit qui vous aura été suggéré par la lecture, ou qui vous sera donné au moment que vous voudrez faire oraison. Tout est bon, pourvu qu’il soit de Dieu et qu’il élève le cœur à Dieu ; et c’est encore infiniment mieux lorsque Dieu même est le point infini et perpétuel de l’oraison aussi bien en cette vie qu’il le doit être pour l’éternité ; je veux dire, lorsque sans avoir plus besoin de chercher aucune [459] considération pour s’entretenir devant Dieu, on s’occupe de lui-même par la vue amoureuse de sa présence et par telles affections qui lui plaît de faire naître dans un cœur qui s’abandonne pleinement à Lui.
Une seule demande de la prière que Notre-Seigneur nous a enseignée, un seul article du Symbole des Apôtres, un des commandements de Dieu, un passage de l’écriture Sainte, suffit abondamment pour fournir la matière d’une longue et très utile oraison tant pour ceux qui n’ont pas eu le temps de lire auparavant leur point, que pour ceux qui sans cette lecture se trouvent assez recueillis et appliqués à Dieu, ou enfin pour ceux qui ne savent pas lire.
Si un seul sujet vous arrête, en sorte que votre âme s’en trouvant nourrie, soutenue et doucement occupée, ait peine à le quitter pour en prendre un autre, ne le changez pas pour quelque prétexte que ce soit, quand même cet attrait vous durerait des mois et des années. C’est une grande méprise de croire qu’il faille changer de discours et de langage autant de fois que l’on veut parler à Dieu. L’église nous enseigne bien le contraire par les mêmes prières qu’elle nous fait répéter tous les jours, et même plusieurs fois chaque jour. Le vénérable Père Grégoire Lopez, célèbre solitaire des Indes, et un des plus grands contemplatifs que l’on ait connu, fit durant trois ans cette seule prière : Votre volonté soit faite en la terre comme au ciel Amen, Jésus ! Et après cela il fut élevé à la plus sublime contemplation. Cela est fort ordinaire à quantité de personnes d’une rare piété. On en trouve qui durant plusieurs années demeurent [460] appliqués à une seule vérité, ou à un seul mystère, comme à la Flagellation, ou au crucifiement de Notre-Seigneur, ou à l’amour de la volonté de Dieu ; et néanmoins cela produit dans leurs âmes des fruits de grâce infinis. C’est à Dieu à nous occuper devant lui de la matière qu’il nous a lui-même choisi, et qu’il fait nous être la plus utile ; et il vaut mieux incomparablement nous laisser servir à son gré, ayant l’honneur de manger à sa table avec les anges, que de vouloir toujours y porter notre plat, et d’affecter à chaque repas d’avoir des mets différents.
Lorsqu’on se sent arrêter à un point, c’est signe que Dieu en a fait pour l’âme une source de grâce ; et il ne faut pas le changer jusqu’à ce que cet attrait soit passé. Dieu ne veut pas de tous une même sorte d’oraison. Chacun doit être fidèle à suivre ses mouvements divins, qui se font assez sentir et distinguer à ceux qui ne s’obstinent pas dans leurs propres voies. Un bon mot bien pénétré, et souvent répété, suffit pour une longue et fervente oraison. Par exemple : O mon Dieu et mon tout ! O Dieu vous m’avez aimé d’un amour éternel ! O. Jésus Fils de Dieu vous êtes mort pour moi ! Seigneur c’est vous qui êtes mon moi et mon Dieu ! Cela seul touche plus le cœur et lui donne plus d’amour, par la grâce que Dieu répand sur cette simple et ardente prière, que ne ferait cent beaux raisonnements et autant de considérations sublimes. [461][169].
Commencez à faire oraison en cette manière. Faites d’abord un acte de foi sur la présence de Dieu, vous représentant vivement qu’étant partout par son immensité, il est en vous et vous êtes en lui ; et ne doutant point qu’il ne vous entende, et qu’il ne voie les plus secrètes pensées de votre cœur. Si vous êtes devant le saint sacrement de l’hôtel, adorez Jésus-Christ, qui y est présent en propre personne ; et tenez-vous paisiblement dans un profond respect devant lui, le louant de toutes vos forces et le remerciant de tous ses bienfaits.
Faites ensuite un acte de contrition pour purifier votre cœur avant que de parler à Dieu. Demandez-lui la grâce en produira qui soit bien parfait, détestant le péché avec douleur et dans l’union à la détestation même par laquelle Dieu le déteste, et à la pénitence que Jésus son Fils en a porté pour tout le monde sur la Croix. Surtout cherchez la véritable contrition en Dieu et non en vous-même ; et attendez-là de sa grâce bien plus que de vos propres efforts. La plus pure contrition est celle dans laquelle on ne réfléchit point sur la contrition même ni sur la manière de l’affaire ; mais par laquelle on déteste le péché dans la vue de Dieu ; où l’on aime Dieu avec horreur du péché. [462]
puis vous ferez un acte de résignation à peu près en cette sorte : « Mon Dieu, me voici devant vous pour faire oraison, mais ne sachant pas la faire, et ne connaissant pas quelle est la prière que vous désirez le plus de moi, je vous prie de la faire vous-même en moi de la manière qui vous sera la plus agréable. O seigneur ! Apprenez-moi à prier[170]. »
Cela étend fait, donnez une entière liberté à votre cœur de s’élancer en Dieu par telles affections qui y seront suggérées, sans vous gêner en rien, ni vouloir autre chose que ce qui vous sera donné de moment en moment, ainsi que je dirai ensuite, vous proposant la vraie idée de la libre oraison d’affections. Continuez ainsi pendant tout le temps que vous voudrez employer à l’oraison. Je ne vous ai même conseillé ces trois actes, de foi, de contrition, et de résignation, que vous introduire aux aspirations, qui sont l’âme de la vraie oraison. Mais après que vous vous y serez exercé un peu de temps, ou même dès l’abord, si vous y trouvez facilité, entrez dans toute la liberté de l’oraison d’affections, donc voici la pratique autant heureuse comme elle est aisée.
Ayant pris l’heure et le lieu de votre oraison, portez-y l’âme de ses puissances vides de toutes choses, la volonté de tout désir, l’entendement de toute pensée, la mémoire de tout souvenir, vous mettant devant Dieu avec une indifférence entière pour recevoir tels actes et tels sentiments qu’il vous inspirera. Puis sentant naître dans votre cœur une aspiration simple, goûter la, taché de la pénétrer et savourer, offrez-la à Dieu, et [463] la répétée plusieurs fois jusqu’à ce qu’elle passe et qu’il vous en vienne une autre[171]. Vous en ferez de même de cette seconde, et de la troisième, et d’autant d’autres qu’il vous en viendra, sans chercher aucune règle ni méthode, soit pour le commencement ou pour la suite, ou pour la fin de votre oraison : jusque-là que si une seule affection vous arrêtait avec goût et avec ferveur durant toute l’heure, elle serait très bien employée.
Parler à Dieu, et lui parler avec liberté, c’est l’essence et la solide pratique de l’oraison de ce degré, qui se fait par la parole intérieure ; et tous peuvent sans danger et sans crainte commencer par là la course de la grande oraison. La prière étend essentiellement une élévation des prix à Dieu et une conversation intérieure que la créature établie avec son créateur ; il est clair que pour prier véritablement il faut traiter avec lui, et que plus on s’applique immédiatement à lui, plus on le prie, et avec plus de perfection, ainsi que Jésus-Christ nous l’a appris dans la prière qu’il nous a enseignée, où il nous élève d’abord à Dieu, nous faisant adresser confidemment à lui comme à notre Père, Pater noster qui es in coelis ; puis il nous fait continuer en parlant directement à lui par les demandes que nous lui devons faire.
Parler donc beaucoup avec soi-même, ou raisonner avec les créatures par beaucoup de considérations, de discours et de réflexions sur divers motifs et moyens et pratiques, n’est pas proprement faire oraison, puisque ce n’est pas prier. C’est plutôt faire ou une étude, ou une exhortation, ou un discours, quoique pieux, et à dessein [464] de s’exercer à la prière ; et puisque la prière se doit faire par la direction de l’Esprit de Dieu, ce qui est incontestable, vu que c’est lui qui, selon saint Paul, doit prier en nous par des gémissements ineffables[172] ; de plus, l’Esprit du Seigneur aimant la liberté, il s’ensuit clairement que l’oraison se doit faire avec cette liberté simple, qui consiste dans la dépendance de toute volonté et de toute invention de l’homme, pour se tenir dans une dépendance entière de la volonté et de l’aspiration de Dieu.
Voici un modèle de l’oraison libre d’un pénitent. Dès qu’il s’est mis devant Dieu il lui vient mouvements de dire : « O Dieu convertissez-moi afin que je me convertisse à vous ! O seigneur, que je vous ai offensé ! Je vous ai infiniment offensé. C’est moi, O. Jésus mon Sauveur très aimable, qui ai été la cause de votre Passion et de votre mort ! Mes péchés vous on fait mourir sur la croix ! Vous avez été percé pour mes iniquités, et brisé pour mes crimes. Pardonnez-moi Seigneur ! Jésus pardonnez-moi ! Ah que n’ai-je plus de regret de vous avoir offensé ! Je m’en repens de tout mon cœur. Je m’en repens de tout mon cœur. Je m’en repens de tout mon cœur ; et c’est pour l’amour de vous, ô Dieu redoutable ! Que je m’en repens. C’est pour l’amour de vous, ô Jésus mon adorable Sauveur, que je déteste mes péchés. C’est principalement pour vous ; c’est uniquement pour l’amour de vous. Accordez-moi, ô Dieu, le pardon de mes crimes. Je l’espère de votre bonté. Je le tiens infaillible par votre miséricorde, et par [465] les mérites de Jésus votre Fils. Je vous promets de ne plus vous offenser, si pourtant vous m’en accordez la grâce, que je vous demande très instamment, ne l’attendant que de votre bonté, etc.[173] »
Voilà une excellente prière, simple, facile, efficace, fervente, où l’on ne perd point de temps, où la parole ne manque point ; où une seule affection pourrait même suffire. Enfin, où l’on prie avec d’autant plus de goût, de fruit et de grâce, que l’on y parle toujours à Dieu et dans une entière liberté d’esprit ; sans aucune méthode on entre heureusement dans la règle éternelle de la volonté de Dieu, infaillible en elle-même, quoique impénétrable à l’esprit humain.
Autre exemple de l’oraison d’un cœur qui commençe à être pris de l’amour de son Dieu. Sitôt qu’il a à la liberté de répandre sa prière en sa présence, elle coule comme un torrent impétueux à peu près en cette sorte : « Que je vous aime, ô mon Dieu ! ô mon Dieu, que je vous aime ! Votre amour, votre amour, votre amour ! Et il me suffit. Votre amour et rien plus ! Faites-vous aimer de moi, ô Dieu charité ! O Dieu amour ! Forcez-moi de vous aimer ainsi que vous me le permettez, autant que vous me le commandez ; de tout mon cœur, de toute mon âme, de tout mon esprit, et de toutes mes forces ! O Amour, apprenez-moi à vous aimer ! Donnez-vous à moi, et je ne veux plus autre chose. Que mon bien-aimé soit tout à moi et que je sois tout à lui, [466] ainsi qu’il a toujours les yeux tournés sur moi !
[…][174]… Jésus crucifié, je vous conjure par votre douloureuse mort, qu’à ma dernière heure vous daigniez recevoir mon esprit entre vos mains. »
Ô mon cher frère en Notre Seigneur. [468] l’expérience vous en apprendra infiniment plus qu’on ne pourrait vous en exprimer. Faites ainsi votre oraison par une continuelle suite d’affections libres, ou par la fréquente répétition des mêmes ; et elle sera toujours excellente et d’un très grand fruit. À la fin de l’oraison rendez grâce à Dieu, en admirant son amour et sa bonté pour vous, ou par tel autre sentiment qu’il vous inspirera et qui touchera le plus votre cœur, sortant de la prière avec la même liberté que vous y êtes entré, et que vous avez taché d’y persévérer.
Toutes les prières qui sont rapportées dans l’écriture Sainte sont conçues de cette sorte. Elle s’adresse toutes à Dieu par des actes ardents d’affections ou de demandes, et toutes sont formées avec une entière liberté. La plénitude du cœur y évapore en toute simplicité une fervente prière, selon les mouvements du Saint-Esprit : ce que le Prophète-roi a voulu marquer quand il a dit : Que ma prière s’élève vers vous comme la fumée de l’encens[175]. La fumée de l’encens ne s’élève point sans feu, et elle s’élève droite en haut, et elle s’élève sans aucune règle certaine ; mais à proportion de la quantité de feu, ou de l’encens, ou selon le vent qui l’agite. Voilà la claire figure de l’oraison, où le feu de la charité excitait affections et les porte droit au cœur de Dieu à la mesure des dispositions de l’âme et de l’inspiration du Saint-Esprit qui les fait naître. Mais surtout ce bel endroit de saint Paul aux Romains est la preuve incontestable [469] de cette oraison. L’esprit de Dieu, dit-il, nous soulage et nous aide dans nos faiblesses ; car nous ne savons ce que nous devons demander à Dieu dans nos prières pour le prier comme il faut ; mais le Saint-Esprit prie lui-même pour nous par des gémissements ineffables ; et celui qui pénètre le fond du cœur entend bien quel est le désir de l’Esprit qui demande pour les saints ce qui est conforme à la volonté de Dieu[176]. Enfin Jésus-Christ même a prié de la sorte[177] pour nous en donner l’exemple lorsqu’il répéta plusieurs fois la même prière. L’Église en fait de même dans ses prières publiques ; et tous les Saints Pères dans leurs manuels, méditations et soliloques ; enfin tous les plus sacrés monuments de l’antiquité font voir que telle a toujours été sa prière.
Mais qu’est-il besoin de s’étendre à prouver que cette manière d’oraison soit bonne et sûre, puisque tous conviennent que les affections sont ce qu’il y a de meilleur dans toute oraison de discours intérieur, et que conséquemment une oraison toute composée d’affections doit être la plus excellente dans ce genre ? Et parce que ces affections sont très libres et dégagées, jusqu’à répéter souvent les mêmes, il s’ensuit qu’elle est également la plus aisée : d’où il faut encore inférer qu’il ne faut pas s’étonner si plusieurs d’entre ceux qui s’efforcent de faire autrement l’oraison, la trouve si pénible, qu’ils l’abandonnent par désespoir d’y pouvoir jamais [470] réussir ; ou, s’il en est d’autres, qui y travaillent longues années avec très peu de fruit. Mais s’il voulait la faire de cette manière soumise à l’Esprit de Dieu, ils se verraient bientôt tout changés ; et surtout, ils deviendraient insatiables d’oraison, au lieu qu’auparavant ils s’en faisaient un tourment. En un mot, c’est par cette enfance spirituelle[178] que l’on entre dans le Royaume intérieur.
Quatre manquements fort ordinaires viennent interrompre le cours de l’oraison et troubler son repos : 1. les distractions ; 2. les réflexions ; 3. Les efforts ; 4. les indiscrétions.
1. Le meilleur moyen[179] de se défaire des distractions est de les mépriser et s’en détourner par un simple désaveu comme d’autant d’impertinences qui ne méritent pas qu’on y fasse attention. Que si on veut combattre contre elle par des actes contraires tirés avec effort, on les augmente plutôt, on les arrête et on les aigrit. C’est là se distraire encore plus, sous prétexte de ne pas se distraire, et pour chasser une distraction s’en procurer dix autres. Chercher ces actes contraires qu’on veut leur opposer, considérer comment il se doivent former, regarder si on les a bien faits ; n’est autre chose que s’amasser du trouble et du tourment sous couleur de chercher la paix et le repos. ses ce seraient un travail autant inutile que fatigant de vouloir prendre et tuer toutes [471] les mouches qui nous importunent. Il faut donc simplement se détourner de ces fantômes pour retourner incessamment à Dieu ; et loin d’appliquer l’esprit à ces sottises, le ramener doucement à la présence de Dieu par la pente du cœur qui ne doit chercher que lui. Ce n’est rien bien souvent que tout ce dont on s’effraie si fort ; la distraction peut être dans le sens, pendant que l’oraison est toute dans l’esprit ; et le démon porte à en faire grand cas, afin que l’âme y donnant toute son attention se détourne cependant de Dieu.
2. Les réflexions sont des larrons qui dérobent l’oraison à ce qui semblait s’amuser, les faisant cesser de penser de parler à Dieu pour les faire penser et parler à soi-même ; ce qui est visiblement quitter l’oraison et perdre le temps.
Les réflexions volontaires se doivent éviter avec autant et plus de soin que les distractions, quoique faute de connaître le dommage qu’elles causent, on n’en est pas autant de crainte.
Or le moyen d’y réussir est de se tenir à l’oraison dans une grande simplicité ; c’est-à-dire dans une pure attention à Dieu. Il y a une simplicité de foi, qui consiste à retrancher les discours et les raisonnements pour se contenter d’arrêter simplement aux vérités divines, ainsi qu’elles sont proposées par la foi, pour exercer ensuite l’amour ; comme, que Dieu et mon père ; que Jésus est mon sauveur. Et il y a une simplicité d’esprit qui consiste à retrancher les regards de nos actes et les retours sur nous-mêmes, afin de nous occuper de Dieu seul.
3. Il est ordinaire aux commençants de se laisser [472] aller à des efforts imparfaits, ou pour vouloir trop multiplier leurs actes et leurs affections, ne croyant jamais en avoir assez selon leur goût ; ou pour exciter en eux de doux sentiments de la grâce, lorsqu’ils s’en voient privés ; ou pour suivre avec trop de véhémence ceux qui leur sont donnés ; ou pour vouloir les retenir et leur courir après lorsqu’ils leur sont ôtés. Tout cela est défectueux, et contraire à la santé du corps aussi bien qu’à la perfection de l’âme. Il arrive même souvent que l’on en pert l’oraison et la vie. Ayant trouvé le miel, mangez-en autant que vous en pouvez porter ; de peur qu’en prenant par excès, vous ne soyez contraint de le vomir[180].
Quatre. Il y a de l’indiscrétion à vouloir faire plus d’oraison que l’on en peut porter, lorsque le goût qui s’y trouve entraîne facilement dans l’excès. Pendant que l’oraison est encore beaucoup dans le sens, et que le sens est faible, elle est pénible et souvent interrompue, et elle a besoin de beaucoup de modération ; mais depuis qu’elle s’est retirée dans l’esprit, et que les sens sont devenus plus forts, tant par leur purgation que par leur séparation d’avec l’esprit, alors elle est pure, tranquille, et presque continuelle. Chacun doit ajuster son oraison à la mesure de sa grâce, sans vouloir ni l’excéder, ni lui manquer.
Ce serait aussi une indiscrétion visible que de quitter les emplois d’obligation pour faire plus d’oraison : puisque la vraie oraison consiste à faire la volonté de Dieu ; ne serait-ce pas par un égarement manifeste abandonner l’oraison même, lorsque l’on penserait la faire ? Une seule direction et une exacte obéissance doivent régler tout cela, et en ordonner la juste mesure.
Six exercices intérieurs se peuvent appeler les aides de l’oraison, par ce que, ou ils la préviennent, ou ils l’accompagnent, ou ils la suivent, et qu’ils sont comme les bras et les mains, les pieds et les ailes par lesquels l’oraison embrasse toutes les actions de notre vie, et s’étend à tous les lieux, à tous les temps, et à toutes sortes de sujets ?
Ces aides donc sont : Premièrement. Le recueillement ; deuxièmement. La présence de Dieu ; troisièmement. L’intention ; quatrièmement. L’attention ; cinquièmement. Les aspirations ; sixièmement. Et la fidélité.
Le recueillement est une force secrète qui retire l’âme des choses extérieures pour la tenir au-dedans attentive à Dieu.
C’est par ce doux mouvement de la circonférence au centre que l’on cherche Dieu, qu’on le trouve, et qu’on en jouit. Ce que David appelle si bien dévouer toute sa force à Dieu[181] : car c’est rappeler toutes les forces d’essence extérieure et intérieure et toutes les puissances de l’âme autour de leur centre pour s’y appliquer [474] uniquement à Dieu, et le goûter et posséder chacun en sa manière.
Heureux celui qui sait ce que c’est que le sacré recueillement ! La seule expérience le lui peut apprendre, lorsque l’âme se sentant prise et saisie vivement par son Époux céleste, est contrainte de s’écrier, que ses visites sont admirables, que ces parfums sont très odoriférants, que ses bras sont bien forts, et que ses brasiers sont bien doux ; et que quoique le visage de son bien-aimé lui soit caché, elle sent néanmoins le poids de sa Majesté, et des fruits certains de sa présence ! Rentrer ainsi dans soi-même, c’est monter à Dieu[182] ; et quiconque se concentrant profondément dans son intérieur, s’outrepasse soi-même, s’élève véritablement à Dieu.
Tenez-vous donc recueilli de toutes vos forces, craignant de perdre votre trésor, en vous répandant au-dehors. Ceux qui sont toujours dissipés, ainsi qu’une maison ouverte à quiconque veut y entrer ou en sortir, ne sauraient faire oraison : leur âme infidèle se donne en proie à mille inutilités, au lieu de réserver toute sa force pour son Dieu ; et il leur arrive ce que Jacob prédit à Ruben, vous vous êtes répandu comme l’eau : vous ne croîtrez point[183]. Qui ne veut faire oraison qu’à l’heure qui l’y appelle, ne la fera jamais bien, et il la perdra facilement ; mais celui qui veut réussir dans ce grand exercice, doit par recueillement continuel se tenir toujours prêt à prier, et dans une disposition actuelle de faire oraison.
Hors de l’oraison il faut en conserver l’esprit, et en cueillir les fruits par un recueillement infatigable ; et pour cela il est nécessaire d’aimer le silence, la retraite, l’obscurité, et la désoccupation des créatures ; afin de se tenir toujours en état d’être occupé de Dieu.
L’exercice de la présence de Dieu est une attention amoureuse à Dieu présent. Dieu, dit saint Denis, est toujours présent à toutes choses ; mais toutes choses ne lui sont pas toujours présentes. Il est toujours présent à nous par son immensité, mais nous ne lui sommes proprement présents que lorsque nous pensons à lui. Or il ne suffirait pas d’y penser seulement, si ce n’était avec religion et avec amour : car les philosophes y pensent sèchement pour en discuter, et les méchants y pensent criminellement pour lui insulter.
L’écriture Sainte nous recommande si fort cet exercice, qu’elle l’appelle le grand moyen de perfection. O vous tous qui aspirez à la perfection, pensez à votre Dieu en tout temps, en tout lieu, et dans tous vos emplois ! Cherchez le Seigneur, pour qu’il soit votre force ; ne cessez point de chercher sa face[184]. Que ce soit votre première pensée en vous éveillant, la plus fréquente durant la journée, et la dernière en [476] vous endormant. Renouvelez-en le souvenir à chaque moment, et ne craignez rien tant que de perdre de vue le Dieu de votre cœur. Revenant d’une compagnie, sortant d’une affaire d’application, après une longue distraction ou quelque égarement que ce soit, cherchez vitement votre Dieu dans son sanctuaire, qui est votre intérieur. Sitôt que vous rentrerez chez vous, vous l’y trouverez. Ne perdez pas vos pensées, qui sont sans nulle comparaison plus précieuses que les paroles pour lesquels on sait que nous devons rendre un compte rigoureux. Et pour ne pas perdre vos pensées, portez-les infatigablement toutes à Dieu, ou à ce que Dieu veut de vous : ce qui lui est autant agréable que de les appliquer directement à lui-même. Si nous n’avons pas le bonheur d’agir comme les saints anges sans cesser de voir la face de Dieu, agissons du moins comme des enfants affectionnés à leur père, qui après avoir obéi à ses ordres, reviennent aussitôt se présenter devant lui, pour en recevoir de nouveaux commandements.
L’intention et la vue et le choix de la fin pour laquelle on agit.
Il y a plusieurs bonnes intentions, mais une seule est parfaite.
Ce sont de bonnes intentions que celles que l’on se propose de servir Dieu pour la délivrance des maux, ou par l’espérance des biens, soit temporels ou éternels, pourvu que l’on ne désire rien qui ne soit digne d’être donné de Dieu et conforme à sa volonté.
Mais pour arriver plutôt à la perfection, il faut se dégager de tout propre intérêt, et par un amour généreux outrepasser tout ce qui nous regarde pour n’avoir en vue que Dieu seul ; Dieu et son bon plaisir, et son amour et sa gloire. Au lieu de vous fatiguer à multiplier vos intentions, il faut au plus tôt vous accoutumer à celle-là qui est la moins embarrassante, et néanmoins la plus parfaite.
C’est là l’intention des intentions ; c’est la charité généreuse ; c’est la pureté de l’amour. Tout motif intéressé est imparfait, puisque l’on s’y cherche soi-même ; et que l’on donne par là une sensualité à la nature, et un morceau délicat à l’amour propre. Il faut espérer les dons de Dieu et lui demander ses grâces ainsi qu’il nous le commande : mais il ne le faut faire que parce que Dieu le veut selon que l’explique saint Cyprien : et ainsi la charité s’accordant parfaitement avec l’espérance, elle veut que l’on attende de Dieu tout ce qu’il commande d’espérer de sa bonté : mais elle ne laisserait pas de l’aimer quand même elle ne devrait jamais avoir part à ces dons. L’amour d’espérance[185] est fort bon, mais il est imparfait ; il fixe son regard en la divine bonté ; mais il a aussi égard à [478] notre utilité ; c’est-à-dire, qu’il ne nous porte pas à Dieu parce que Dieu est souverainement bon en soi-même, mais parce qu’il est souverainement bon envers nous-mêmes : où, comme vous voyez, il y a du nôtre et du nous-mêmes ; et partant cet amour est vraiment amour ; mais amour de convoitise et intéressé.
Marchez par la voie la plus excellente qui est celle du désintéressement. Renoncez en premier lieu à toute attention mauvaise, non seulement à celle qui serait manifestement criminelle ; mais aussi à tout respect humain et à tout désir de captiver l’estime, ou de gagner les bonnes grâces de la créature, vous imprimant vivement la règle de saint Paul : Si je voulais encore plaire aux hommes, je ne serais pas serviteur de Jésus-Christ[186]. Après cela, accoutumez-vous dès l’abord à former les intentions les plus simples et les plus parfaites ; à savoir de vouloir faire la volonté de Dieu, lui obéir, concourir à sa gloire, lui témoigner votre amour et votre fidélité : surtout cherchez tous vos motifs d’agir ou de pâtir du côté de Dieu. Reprenez souvent ces mêmes vues jusqu’à ce que vous en ayez formé l’habitude, non seulement dès le point du jour, mais encore à diverses reprises durant la journée. Puis quand vous serez tellement établi dans cette vue de Dieu en toutes choses, qu’il vous sera devenu comme naturel de tout faire et de tout souffrir pour l’amour de lui, il ne sera plus nécessaire que vous en formiez des actes si sensibles ni si fréquents : le regard amoureux et l’état habituel de vouloir être tout à Dieu, et de n’avoir plus d’autre fin, ni même d’autre objet que lui, vous suffira. Toute la prétention de l’amour est d’aimer ; et l’amour se repose et se perd enfin dans son bien-aimé.
L’attention est l’application de l’esprit à ce qui se fait. Il faut qu’elle soit pieuse et sainte dans la prière et dans tout ce qui regarde le service de Dieu, afin qu’il se fasse religieusement.
Or il y a de trois sortes d’attentions. La première est de penser à ce qui se dit et se fait, à dessein de s’en acquitter exactement ; et elle est bonne et suffisante. La seconde est de penser au sens des paroles, à la signification mystérieuse de ce qui est représenté ; et celle-ci est aussi pieuse. La troisième est de penser à Dieu, se tenant doucement appliqué à lui seul, sans chercher autre chose ; et celle-ci est la plus parfaite, la plus nécessaire, et aussi la plus aisée ; en sorte que tous les plus simples et idiots en sont capables.
Appliquez-vous donc directement à Dieu dans tous vos exercices de piété, pratiquant ainsi l’attention la plus facile et la plus pure ; mais faites-le avec la même liberté qui se doit garder dans l’oraison ; je veux dire sans vous gêner à aucune pensée déterminée ; mais vous tenant seulement attentif à Dieu avec un cœur libre et vide de toute propre provision, pour laisser à Dieu la liberté de l’occuper à son gré.
Le Saint-Esprit désire tellement de nous cette [480] soumission à ses mouvements divins dans toute notre conduite intérieure, que c’est pour cet effet qu’il nous communique ses dons, ainsi que les théologiens l’avoue. Ceux donc qui s’abandonnent le plus à lui, sont plus disposés à recevoir les grâces et à en mériter l’accroissement.
Au commencement de la prière mettez-vous dans cette simple attention. Vous trouvant distrait, remettez-vous en attention par un simple retour à Dieu présent ; et faites-en de même autant de fois qu’il sera nécessaire. Évitez les occasions de vous distraire, et cherchez tout ce qui est avantageux au recueillement, comme le secret, ou la sainteté du lieu où se fait la prière, selon l’exemple que Jésus-Christ nous en a donné, lorsque voulant prier avec tranquillité il renvoyait le peuple s’en allait seul sur la montagne[187], ou le soir étant venu (qui marque repos de la prière) il ne souffrait personne avec lui.
Les aspirations sont des élancements de l’âme vers son Dieu qu’elle fait par de courtes et ferventes paroles pour lui demander quelques grâces, ou pour lui témoigner son amour.
Ces affections se peuvent former ou dans le cœur seulement, ou aussi de bouche, selon le mouvement qui en est donné.
L’usage en est d’un prix inestimable, au témoignage des Pères et sur l’expérience des âmes. Il suffit de dire qu’elles sont comme les filles, les messagères et les mères de l’amour. Elles servent à exercer l’amour, à conserver l’amour, et à augmenter l’amour. Ce sont ces filles de Jérusalem[188] que l’Amante sacrée conjure au cas qu’elles soient assez heureuses pour arriver jusqu’au trône de son Bien-aimé, de l’assurer qu’elle languit d’amour pour lui. À ces aspirations l’Époux céleste répond souvent par ses inspirations tout ardentes d’amour ; la même Epouse l’avoue : Mon âme, dit-elle, s’est fondue d’amour sitôt que mon Bien-aimé m’a parlé.
C’est là, selon saint Denis, l’admirable et sacré Sagesse, par laquelle se lie l’union divine ; et à l’aide de ces élancements amoureux l’amour sacré se porte droit à Dieu sans qu’il lui soit nécessaire de se préparer auparavant par aucune méditation, ni de faire précéder nulle autre recherche.
Usez fréquemment de ces traits amoureux. En tout lieu, à toute heure, en quelque état que vous soyez, lancez de ces vives étincelles vers le cœur de votre Bien-aimé. C’est ce que conseille saint François de Sales, lorsqu’il dit : « Tenez fort chères vos saintes affections ; car la moindre vaut mieux que mille mondes ; par exemple : O que vous êtes aimable, mon bien-aimé ! O que vous êtes relevé en bonté ! Par ce commerce si secret, si aisé et si prompt, vous ferez plus de progrès dans les voies de [482] Dieu, que vous ne feriez sans cela par les plus extrêmes austérités ». Dans les maladies mêmes, nonobstant l’accablement du mal, on peut à tout coup s’unir à Dieu par ces courtes et excellentes prières. Le même saint ordonne à une de ses filles spirituelles : « Je sais bien, dit-il, que là, dessus le lit, vous jetez mille fois le jour votre cœur entre les mains de Dieu. Et, c’est assez. » Il lui commande de plus, d’obéir aux médecins lorsqu’ils lui défendront le jeûne, l’oraison mentale ou vocale, et même l’office ; mais sans jamais omettre la jaculatoire
Soyez fidèle jusqu’à la mort et je vous donnerai la couronne de la vie[189]. Il importe infiniment d’être fidèle dans les voies de Dieu, puisque c’est de là que dépend la couronne.
Or cette fidélité consiste, premièrement. À observer la volonté de Dieu, pour tâcher de la reconnaître, soit extérieurement, selon qu’elle nous est manifestée par la providence, ou par l’obéissance, qui sont comme les deux flambeaux qui nous la montrent ; soit intérieurement, par l’inspiration divine ; ainsi que le premier devoir d’un serviteur fidèle est d’être fort appliqué à apprendre les volontés de son maître. Deuxièmement. À exécuter promptement les volontés de Dieu reconnues, autant dans les petites choses que dans les grandes, et en tout généralement, sans exception quelconque ; ce qui est le second point de la fidélité du bon serviteur ; car, selon l’Oracle de Jésus-Christ, Celui qui est fidèle dans les petites choses, le sera aussi dans les grandes ; et celui qui est injuste dans les petites choses, le sera aussi dans les grandes[190]. Ces âmes infidèles qui ne veulent éviter que les plus grands péchés, sans s’abstenir de légères fautes, sont si insupportables à Dieu, qu’il les menace de les vomir de sa bouche[191] ; mais les âmes fidèles évitent avec autant de soin les fautes vénielles que les crimes, et les imperfections comme les péchés ; parce qu’elles ne veulent ni offenser leur bien-aimé ni lui déplaire.
Un autre important devoir de la fidélité est de garder exactement les lois de l’amitié divine ; ce qui est proprement être fidèle en fait d’amour.
Or ces sacrées lois sont ces trois principales : la souveraineté, la chasteté, et la générosité. Premièrement. Par la souveraineté de l’amour, on aime rien plus que Dieu ; on aime rien autant que Dieu ; et on n’aime rien que pour l’amour de Dieu ; et le fidèle amateur sacrifie sans réserve non seulement tout soi-même et ce qui en dépend, mais aussi toute créature aux intérêts de son Dieu. Deuxièmement. Par la chasteté de l’amour on aime Dieu sans réserve, sans mélange, sans déguisement. Il y aurait de la réserve à ne pas assez renoncer à soi-même et à toutes choses pour l’amour de Dieu. Il y aurait du mélange à chercher ses propres avantages dans son service. Il y aurait du déguisement à protester que l’on aime Dieu de tout son cœur, et cependant vouloir encore lui déplaire ou lui résister en quelque [484] chose ; sur quoi de grands maîtres spirituels nous assurent que certaines infidélités des amis de Dieu lui déplaisent plus que les crimes de ses ennemis. Cela même est tout naturel. Un manquement de correspondance d’une épouse déplaît plus à son époux que tous les outrages des serviteurs. Troisièmement. Par la générosité de l’amour, l’ami de Dieu est toujours prêt à tout faire, tout souffrir et tout perdre, plutôt que de manquer à son amitié. C’est en cela que l’amour doit être plus fort que la mort[192].
Le premier degré du divin amour est qu’il soit véritable ; le second est qu’il soit fort ; le troisième est qu’il soit pur. Heureux celui qui marche dans le premier, plus heureux celui qui est dans le second ; mais celui qui est arrivé au troisième est sain et parfait. Un grand point de la générosité de l’amour, c’est d’être fidèle à la Croix. On ne peut exprimer combien grande est la délicatesse de l’amour céleste en ce point : être fidèle à la croix, c’est ne jamais la refuser de quelque nature qu’elle soit, ne jamais se plaindre de sa rigueur, ne pas désirer d’en être affranchi, ne pas chercher des soulagements humains ni des adoucissements naturels, porter même avec une humble résignation la privation des consolations divines ; enfin, laisser faire à la croix ce qu’elle a ordre de Dieu de faire en nous, lui demandant seulement la grâce de la porter avec une entière fidélité.
La prière vocale est l’hommage des lèvres et le sacrifice de la bouche par lequel on doit honorer Dieu non seulement en public aux assemblées des fidèles, mais aussi en particulier, où Dieu seul et ses anges en sont les témoins.
Cette prière est surtout de saison dans le printemps de la vie spirituelle, que je dépeins ici, tout paraît riant en nouveauté de vie, et où l’âme est toute fleurie de douceur et de grâce céleste. Outre l’obligation qu’il y a de s’acquitter des prières qui sont de préceptes, il est très utile de prier vocalement, surtout pour trois grands biens, qui en reviennent à l’âme.
Le premier est de prolonger la prière et de la multiplier : car dans cet état d’enfance spirituelle, l’oraison intérieure ne pouvant pas encore durer bien des heures, en priant de bouche ont fait davantage de prières que l’on en ferait sans ce secours ; et la prière vocale étant ici accompagnée de la mentale, cet enfant de grâce ayant déjà appris à ne prier guère de bouche sans qu’il prie en même temps de cœur ; il se trouve qu’il gagne beaucoup d’oraison de cœur, en multipliant celle de la bouche, outre qu’il reçoit beaucoup d’affections simples qui entretiennent l’application de l’esprit. C’est par cette union de la prière du cœur et de la langue qu’il éprouve ce que David admirait, que son cœur était dans la joie et sa langue dans le tressaillement[193]. [486]
Deuxièmement. Le second est de causer de tendres sentiments de grâce. Dites-nous, ô amis de Dieu qui les avez éprouvés, dites-nous, si vous le pouvez, quel est le goût de cette manne céleste qui se recueille en cette aurore du jour de la ferveur sensible ; et combien ce lait en l’enfance spirituelle vous est délicieux ? Mais ces consolations divines ne s’accordent guères qu’à ceux qui prient avec abandon, et dans une parfaite liberté de cœur, pour que Dieu l’applique à ce qu’il lui plaît. Car ceux qui tiennent en captivité l’esprit de sa grâce, ne peuvent sentir ses doux écoulements. Heureux mille fois ceux qui éprouvent ce que voulait dire David dans de semblables transports ! Mon cœur et ma chair tressaillent de joie pour le Dieu vivant[194] : c’est-à-dire, que l’intérieur et l’extérieur sentent, chacun en leur manière, le poids majestueux de la présence de Dieu et la douceur de son amour.
Troisièmement. Le troisième [des biens de l’oraison vocale] est d’éclairer l’âme de la lumière céleste ; car en récitant la parole divine, elle reçoit grâce pour l’entendre ; et c’est ici que l’intelligence lui en est donnée selon sa portée, en sorte qu’elle est autant ravie des sens admirables qu’elle y découvre, que des goûts spirituels qu’elle y trouve ; et c’est alors qu’elle comprend un peu ce que veut dire ce verset du psaume : Vos paroles étant découvertes, éclairent et donnent l’intelligence aux petits[195].
Priez donc beaucoup dans ce degré, autant que vous en aurez d’attrait et de liberté. Acquittez-vous très exactement de toutes vos prières d’obligations. Usez souvent des aspirations de bouche pour exciter la dévotion du cœur. Priant vocalement, offrez à Dieu un cœur vide et dégagé de tout, afin qu’il le remplisse des sentiments qui lui seront les plus agréables. Dieu a voulu que toutes nos meilleures prières commençassent par l’appeler Notre Père céleste, afin que nous apprécions à prier en enfants. Il ne se peut dire combien cette enfance spirituelle dans tous nos exercices communique de grâces.
Dans les prières vocales qui ne sont pas d’obligation, il faut observer trois choses qui sont d’une extrême conséquence : premièrement. La première, de ne pas les multiplier en tant de sortes différentes, comme tant de Pater et d’Ave pour une dévotion, et tant pour une autre ; tant de litanies, offices ou chapelets. Cela cause plutôt un accablement ennuyeux qu’aucune ferveur d’esprit, et tient l’esprit et le cœur attachés avec gêne à la prière, au lieu de les élever à Dieu. Mais il faut les réduire toutes à une ou deux espèces, comme à tel office ou au Rosaire. Il est mieux aussi de ne pas s’engager dans plusieurs Confréries ; parce que se chargeant de tous leurs devoirs, on s’en embarrasse et on ne s’en acquitte pas ; une bonne suffit. Les Indulgences non plus ne manquent pas à qui les fait gagner. Deuxièmement. La seconde est, que comme la prière qui n’est pas l’obligation ne se doit entreprendre que pour exciter la dévotion intérieure, dès que celle-ci est assez enflammée, il faut quitter la prière de bouche pour ne prier plus que de cœur ; autrement ce [488] serait se priver de la dévotion que l’on aurait actuellement pour en chercher une autre qui n’est qu’imaginaire. Plusieurs se font ainsi un tort considérable, étouffant la ferveur de l’esprit par le bruit de la bouche, et perdant des grandes miséricordes de Dieu par la vaine appréhension de manquer à la tâche qu’ils se sont imposée. Récitant donc une prière libre, si on se sent saisi d’un doux recueillement, et que le cœur ayant envie de parler tout seul à son Dieu, ou de se reposer dans l’admiration de sa volonté, invite la bouche à se taire, il le faut faire sans hésiter ; la prière de la bouche, qui aide à celle du cœur en un temps, l’empêche dans un autre ; et celle-là doit diminuer à mesure que celle-ci augmente. Troisièmement. La troisième [choses à observer] est, que selon les mêmes docteurs, les oraisons vocales qui sont libres, n’étant que des moyens pour arriver à la mentale, ceux-là se trompent grandement qui pour s’acquitter chaque jour d’un certain nombre de prières de bouche qu’ils ont pris à tâche, renoncent à la seule et tranquille prière du cœur puisque c’est quitter la fin pour s’amuser autour des moyens ; c’est comme s’obstiner à ronger les os lorsqu’on peut sans peine se nourrir de la chair ; ou vouloir toujours souffler le feu et ne jamais jouir paisiblement de son ardeur. Dieu aime mieux un quart d’heure d’oraison intérieure que dix heures de froide et sèche prière de la langue, en laquelle on met grande confiance, et qui n’est presque rien.
Qu’il me soit permis d’appeler ainsi la posture humiliante par laquelle le corps durant la prière contribue de tout ce qui peut à la rendre plus soumise, plus attentive, et plus fervente.
Outre les humiliations du corps qui sont publiques de se tenir à genoux, la tête et les mains jointes, (ce qui est commun à tous les fidèles,) les serviteurs de Dieu en pratiquent plusieurs autres dans le secret, que le Saint-Esprit leur suggère, dont ils tirentà de très grands biens.
Quelque vain spirituel aurait beau nous dire que Dieu se doit adorer en esprit et en vérité ; et que conséquemment la posture du corps est fort indifférente à cet acte de religion ; que des cérémonies faites dans le secret sont des niaiseries. Cela approcherait fort du sentiment de ceux, qui par l’abus de ce principe, ont retranché les cérémonies de l’Église de leurs propres assemblées. Mais l’autorité de l’Écriture, l’exemple des saints, et l’expérience des meilleures âmes nous doit convaincre que l’abaissement du corps a une force merveilleuse pour lier l’esprit ; et Dieu a souvent fait connaître que cela lui plaît grandement.
Les saints patriarches et prophètes ont souvent usé de ces pieuses inventions pour s’anéantir devant Dieu, du prosternement de tout le corps, de l’abattement du visage en terre, du sac, du cilice, et de la cendre. Mais le Saint [490] des Saints, Jésus le roi de gloire, en a plus que tous consacré l’usage, passant des nuits entières en oraison dans les postures les plus humiliantes, jusqu’à se prosterner le visage en terre[196]. Que si la seule vue d’un ange renversait autrefois les prophètes[197], quiconque n’a jamais prosterné tout son corps devant Dieu, n’a jamais senti le poids de sa Majesté, qui accable ses petits serviteurs lorsqu’il daigne les visiter ; et j’oserais dire que son esprit n’a jamais été abaissé par une vraie humilité.
Saint Jean Climaque a si bien écrit[198] que ceux qui n’ont pas encore acquis la vraie oraison du cœur se doivent exercer par la prière du corps afin de l’obtenir, étendant les bras, se frappant la poitrine, poussant mille soupirs, gémissant à tout coup, regardant fixement le ciel, se prosternant souvent, et se tenant infatigablement à genoux ; à cause que les démons prennent occasion d’inquiéter plus malignement ceux qui priant en présence d’autres personnes, n’ont pas la liberté de faire les mêmes choses.
Adorez ainsi votre Dieu de toutes les forces de votre esprit et de votre corps, sans pourtant vous contraindre par une posture trop gênante et trop pénible, de peur que l’excès de la souffrance n’empêche le fruit de l’oraison, qui est un plus grand bien. Ayez surtout une vive confiance que la même bonté de Dieu qui pardonna au publicain pour avoir frappé deux ou trois fois sa poitrine avec une véritable repentance de ses péchés, aura pitié de vous, et vous fera de très grandes miséricordes, vous voyant mille et mille fois humilié et abaissé de toutes vos forces devant sa redoutable Majesté.
Il est temps surtout de se prosterner en terre dans le secret, lorsqu’on veut lui demander avec insistance sa conversion ; quand on veut lui faire amende honorable pour des péchés énormes ; ou se donner à lui par un parfait abandon ; ou lui demander quelque grâce signalée pour soi-même ou pour autrui ; ou s’offrir pour apporter quelques bonnes croix ; ou quand devant être visité de Dieu, on sent l’accablement délicieux qui est avant-coureur de sa venue, et l’anéantissement qui en est une bien sûre marque et l’un des plus grands fruits.
C’est ici le second chef de la vie spirituelle que j’ai proposé dès le commencement. Comme l’union de l’âme avec Dieu se fait par la conformité parfaite de l’âme à la volonté de Dieu, et que c’est en cela que consiste la pureté de l’amour et l’unité d’esprit avec le Seigneur : c’est le plus doux, le plus pressant, et le plus continuel attrait dont il la prévient, que de lui donner un ardent amour de sa très juste volonté. Tous ceux qui doivent arriver à cette union divine, se font de la soumission à l’ordre de Dieu, la plus chère dévotion de leur cœur ; et de l’admiration [492] de sa providence, l’occupation la plus ordinaire de leur esprit.
Abandonnez-vous donc à Dieu par une entière résignation, consentant qu’il fasse en vous et de vous, tant pour le corps que pour l’âme, pour la santé ou pour la maladie, pour la vie ou pour la mort, pour le temps et pour l’éternité, ce qui lui sera le plus agréable et le plus glorieux. Pour rien au monde ne vous laissez jamais tirer de cette disposition ; mais dites constamment dans tout ce qui vous peut arriver : Il est le Seigneur, qu’il fasse tout ce qui est agréable à ses yeux[199].
Adorez et aimez la justice de Dieu autant que sa miséricorde, vous soumettant aussi librement à l’une comme l’autre, puisque l’une et l’autre est également une même chose avec Dieu ; et ne désirez rien plus sinon que Dieu se contente et se glorifie en vous et en toutes ses créatures à quelque condition que ce soit : parce que tout être créé doit être sacrifié à l’ordre du Créateur ; et comme c’est le plus juste, c’est aussi le plus grand culte que sa créature lui puisse rendre, que de consentir à sa destruction totale pour reconnaître en périssant la souveraineté immortelle de son Dieu. C’est là la pénitence parfaite, qui tout d’un coup anéantit tous les péchés ; parce que c’est la plus pure charité, avec laquelle nulle tâche ne peut subsister. C’est le plus grand sacrifice du cœur, que Dieu aime le plus, comme c’est celui qui le glorifie davantage. Si donc vous ne pouvez l’honorer par de grandes austérités, ni faire des choses extraordinaires pour sa gloire, remettez-lui votre franc arbitre qu’il vous a donné en propre ; et ce don lui ravira le cœur en telle sorte, que par un contre-échange infiniment heureux, il s’obligera de se donner lui-même à vous.
Recevez tout ce qui vous arrive de moment en moment, soit de la part des hommes ou des démons, ou de toutes les causes naturelles, comme des effets sensibles de la volonté de Dieu à votre égard. Cela est si vrai et si universellement infaillible, qu’à la réserve de nos propres péchés, tout ce qui nous arrive, même par les péchés des autres, et pour nous une volonté de Dieu bien reconnue. C’est dans cette vérité que Jésus-Christ appelle sa Passion sainte causée par les plus méchants hommes, un calice que son père lui donne à boire[200] ; et que David osa dire[201] que le Seigneur avait ordonné à Sémeï de le maudire. Et que tous les amis de Dieu regardent les persécutions comme des grâces signalées. Heureux mille fois celui qui a cette vue de foi et ce goût d’amour dans tous les maux de cette vie ! Il voit la main de Dieu caché sous les créatures dont il se sert pour l’affliger ; et il admire que Dieu se serve de la malice des hommes et des démons pour sanctifier ses Élus.
Dès qu’une âme est pénétrée du rayon intérieur, elle change bien de sentiment touchant les providences qui lui arrivent. Loin d’en juger en la manière des raisonneurs humains, comme elle tâchait de faire autrefois, elle en parle en sage enfant de Dieu ; et la beauté de l’ordre de Dieu lui étant peu à peu découverte, elle en est ravie au-delà de tout ce qui s’en peut dire. Acceptons donc tout ce qui nous est donné avec une égale [494] résignation. C’est le plus grand article de la science des saints. Une sainte fort éclairée de Dieu s’en explique si bien en ces termes[202] : « Plus l’homme se conforme aux vouloirs divins, plus il s’éloigne de son imperfection, et il s’approche plus près de la perfection ; de sorte que quand il ne peut plus s’écarter en rien de la divine volonté, il devient alors tout parfait, uni et transformé en Dieu. Vous voyez donc que l’âme demeurant en sa volonté déréglée est imparfaite, et qu’elle devient parfaite à mesure qu’elle s’approche de la volonté de Dieu. » Cela est autant infaillible comme il est certain que la volonté de Dieu est la règle de toute perfection ; puisqu’étant une même chose avec Dieu, elle est aussi parfaite que Dieu même ; et que comme le créateur donne l’être à toutes choses par sa puissance, il leur prescrit aussi leur perfection par sa volonté : c’est pourquoi le grand Apôtre nous exhorte à ne pas nous conformer à ce siècle, qui juge si mal des choses, mais à nous changer dans l’état nouveau de l’esprit, afin que nous connaissions ce que Dieu désire de nous de bon, d’agréable et de parfait[203] : comme s’il voulait dire que rien ne peut être bon, agréable et parfait, qu’autant qu’il est conforme à la volonté de Dieu, qui est la source et la règle de toute perfection.
N’agissez plus en aucune chose par nulle considération humaine, mais par la seule vue de Dieu. Ne désirez pas de plaire, et ne craignez pas non plus de déplaire aux hommes ; désirez uniquement de plaire et craignez seulement de déplaire à Dieu. Comment un chrétien qui croit à la parole de Jésus-Christ, que le monde ne peut pas recevoir son esprit de vérité, parce qu’il ne le voit ni ne les connaît point ; et qui a appris du grand Apôtre, que s’il cherchait à plaire aux hommes il ne serait pas serviteur de Jésus-Christ[204] : comment, dis-je, un chrétien peut-il consumer sa vie à apprendre les maximes du monde dépravé, et à étudier la complaisance humaine ?
Pour vous, mon cher frère, qui aspirez à la perfection, vous n’agirez jamais par nature en aucune chose, c’est-à-dire dans la vue de votre propre goût, de votre gloire, ou de votre avantage ; non pas même en des choses qui semblent permises : car cela n’est nullement permis par les lois du pur amour, qui ne cherche jamais ses propres intérêts[205], mais seulement par l’avidité insatiable de la nature, qui se cherche en tout soi-même ; et il est infaillible que[206] tout ce qui ne se fait pas purement pour Dieu, passera par le feu. Mais agissez en tout par grâce, c’est-à-dire à dessein de plaire à Dieu, de concourir à sa gloire, et de vivre selon son esprit d’une manière parfaite.
Ne regardez plus dans vos actions si les hommes les estiment ou les blâment ; si vous y avez du plaisir ou de la peine ; si vous y gagnez ou si [496] vous y perdez : mais seulement, si elles plaisent à Jésus votre amour, pour lequel vous devez désormais faire et souffrir toutes choses.
Or il n’est pas si difficile que l’on s’imagine de connaître ses adorables volontés ; car elles se connaissent par la Providence, par l’obéissance, par la Direction, par les Écritures saintes, et par la lumière intérieure, que le Saint-Esprit communique à ceux qui sont sincèrement disposés à faire la volonté de Dieu sitôt qu’ils l’auront reconnue ; selon la promesse de Jésus-Christ, Si quelqu’un veut obéir à la volonté du Père, il connaîtra si cette doctrine vient de Dieu[207].
La mortification est, selon la règle de saint Paul, le propre exercice de la vie spirituelle. Si vous vivez selon la chair, nous dit-il, vous mourrez ; mais si par l’esprit vous mortifiez les passions de la chair vous vivrez. Et ailleurs, conduisez-vous selon l’esprit, et vous n’accomplirez pas les désirs de la chair[208]. On ne peut vivre selon l’esprit sans mourir à la chair. Si quelqu’un vous apporte une autre doctrine, ne communiquez pas avec lui ; car il est contraire à Jésus-Christ, qui nous a déclaré que pour le suivre il faut nécessairement nous renoncer nous même, et porter notre croix chaque jour[209]. Or nous renoncer nous-mêmes c’est ne suivre en rien nos inclinations naturelles pour suivre en tout la volonté de Dieu ; et porter notre croix chaque jour, c’est persévérer constamment dans la mortification.
La pratique de la mortification chrétienne est : Premièrement. De retrancher à la nature tout plaisir inutile, tel qu’est-ce celui qu’elle veut prendre pour sa seule satisfaction ; afin de lui apprendre à se contenter de ce qui est nécessaire selon l’ordre de Dieu. Deuxièmement. De l’affliger de quelques maux qu’on lui procure volontairement, pour la punir et la purifier autant que ses forces et l’obéissance le permettent. Il faut dans ces commencements porter l’austérité de la vie aussi loin qu’elle peut aller, et la continuer tant que Dieu en donne les forces. L’esprit de pénitence et de mortification, qui sont les fruits de la Croix du Sauveur, doivent nous y faire entrer, et y persévérer infatigablement, jusqu’à ce que Dieu nous en retire ; ce qu’il fait par l’obéissance ou l’impuissance. De plus, c’est pour lors qu’il a d’autres desseins sur nous. Les premiers combats du chrétien se donnent par le retranchement des plaisirs, et les autres plus forts se soutiennent par la souffrance des douleurs. Il faut, dit excellemment saint Augustin, vaincre premièrement les plaisirs, avant que de pouvoir remporter la victoire sur les douleurs[210] ; il faut savoir se renoncer avant que de pouvoir porter sa croix. Qui ne peut supporter une mortification, comment souffrirait-il la mort ? Et qui ne peut mépriser les délices que le monde lui [498] promet, comment pourrait-il surmonter les supplices dont il le menace ? Mais parce que la première de ces deux mortifications, qui consiste dans le retranchement des plaisirs, est beaucoup plus nécessaire et plus générale que l’autre, qui s’exerce par des maux volontairement infligés, quoiqu’elle soit moins connue et moins pratiquée ; c’est d’elle-même que je veux vous donner plus de connaissance.
Le premier travail et de mortifier les sens : ce qui se fait en ne leur donnant que ce qui leur est nécessaire pour la conservation du corps, se contentant de la plus simple bienséance de la condition d’un chacun, et mesurant le tout au besoin et aux forces. Il faut donc retrancher toute inutilité, toute délicatesse, toute sensualité au manger et au boire, au coucher et au dormir, au linge et aux parures, à se chauffer, à se promener, parler, voir, écouter et converser. Vous ne chercherez plus à voir des objets qui repaissent de curiosité ; vous ne ferez plus de cas des bijoux ni des bagatelles ; vous n’entretiendrez point d’animaux pour votre seul divertissement : plus d’instruments ni de chansons, sinon pour se récréer en Dieu par des cantiques spirituels ; les festins, les jeux les plus innocents, les visites et les assemblées ne seront plus pour vous, à moins que la nécessité, l’obéissance, ou la charité ne vous y engagent. Si votre cœur est pris de l’amour de Jésus et de l’estime de sa Croix, vous ne pourrez plus souffrir ni bouquets, ni fleurs, ni senteurs, ni parfum, ni poudre, ni tabac, ni autres semblables amusements. Le serviteur de Jésus-Christ a bien d’autres divertissements à chercher ; et son divin Maître [mettre une note entrer l’excès] fait bien le régaler d’autres douceurs. Tant que l’homme sera attaché à ses plaisirs sensuels, il ne goûtera jamais les chastes délices de l’esprit ; et une visite intérieure de Jésus réjouit plus le cœur de ses amis en un quart d’heure que tous les plaisirs de tout le monde ensemble ne sauraient faire en cent ans.
La seconde application doit être de mortifier les passions, en sorte qu’il y ait plus d’impatience, plus de colère, le, plus d’inquiétude, plus de soucis ; point de désirs, point d’amour purement naturel, quoiqu’il passe pour honnête et raisonnable, ni point d’amitié qu’en Dieu et seulement pour le règne de Dieu en nous. Il faut s’entr’aimer par grâce, ainsi que les enfants de Dieu savent aimer. On ne peut plus ici souffrir d’attache à aucune créature, ni de désir d’être estimé ou aimé naturellement, ni aucune ambition, ni nulle passion pour le point d’honneur ; tout cela n’étant qu’autant de dérèglements de la nature. Apprenez surtout de Jésus-Christ à être doux et humble de cœur[211] comme lui ; doux envers le prochain, ainsi qu’un agneau, et humble de cœur devant Dieu, par aimer votre bassesse pour la gloire qui lui en revient.
Le troisième exercice est de mortifier l’esprit, refusant aux trois puissances de l’âme tout ce qui leur est inutile ou dangereux. Premièrement. À l’entendement toute curiosité, toute lecture et toute connaissance que Dieu ne demande pas de vous. N’ayez que du rebut pour toutes les nouvelles du siècle, et pour tous ses contes amusants, comme [500] en étant séparé de cœur ; afin d’avoir une conversation continuelle dans le ciel. Surtout renoncez à votre propre jugement, qui est votre plus dangereux ennemi, et le plus difficile à dompter ; tenez-le soumis au jugement de Dieu ; et pour cet effet, faites-le plier sous celui des hommes, ou qui ont droit de vous commander de sa part, ou qui vous contestent quelque chose que vous ne voyez pas évidemment être contre lui. Deuxièmement. À la mémoire, tout souvenir inutile, toute recherche ce qui ne sert de rien, toute réflexion qui n’est pas nécessaire, toute pensée qui n’est pas de Dieu, ou de ce à quoi l’ordre de Dieu vous applique. Troisièmement. À la volonté tout désir, tout dessein, toute inclination et tendance, empressement, tout propriété, tout attachement à ce qui n’est pas Dieu, et toute aversion naturelle ; pour ne vouloir que Dieu et son bon plaisir en toutes choses.
Mais que fais-je en proposant un petit détail de la mortification chrétienne, puisque ceux qui n’ont point le sacré recueillement n’y comprendront rien, ou jugeront tout cela impossible : et ceux qui sont vraiment recueillis en pratiquent plus que je ne leur en saurais dire, l’Esprit saint de Dieu, qui les tient serrés au dedans d’eux, ne leur permettant pas une satisfaction purement naturelle ? Il faut du moins que`tous m’accordent que sans cette vigoureuse poursuite de soi-même on ne peut attendre aucune perfection ; et que la grâce de Dieu est toute puissante pour faire pratiquer à l’âme même avec joie et avec un courage incroyable, ce qui paraît d’abord si insupportable à la nature.
Ne me dites pas que l’oraison est trop rigoureuse, puisqu’elle nous engage à une vie si mortifiée. Ce n’est pas l’oraison qui nous y oblige ; mais c’est elle qui nous aide à nous acquitter de ce devoir. L’oraison ne fait pas non plus naître nos peines de providence ; mais elle les adoucit et les consacre. Ceux qui ne font point d’oraison, n’ont-ils donc rien à souffrir ? Ou ceux qui font oraison sont-ils privés de tous plaisirs ? O. Dieu ! Il en faut laisser la décision à l’expérience ; l’amour divin sait bien changer et de goût et de forces. Faites oraison, mon bien-aimé, et vous l’éprouverez ; et vous admirerez combien l’oraison donne de grâce pour pratiquer la mortification, et combien la mortification mérite l’accroissement de l’oraison.
Renoncez pour jamais à toute lecture inutile, pour vous arrêter à celle qui est nécessaire à votre âme, ou vous acquitter de votre devoir selon Dieu.
Rejeter surtout les livres artificieux et humains ou l’on fait ostentation des choses divines ; mais où Dieu ne répand point son onction ni son esprit. Ceux qui aiment ces sortes d’auteurs demeurent avec eux dans les ténèbres jusqu’à la fin de leur vie.
Les fruits de la lecture spirituelle sont très grands ; et c’est une perte inestimable que de la [502] négliger. Il est croyable que de malheureuses chutes arrivent par cette infidélité.
Lisez beaucoup à dessein de vous occuper pieusement durant le temps que vous y employez pour vous remplir l’esprit de simplicité, et par là même en bannir les inutiles ; pour recevoir des impressions de grâce, qui sont fréquentes dans ces pieuses recherches de la parole de Dieu ; et pour vous servir de ce moyen de connaître Dieu et d’apprendre ses volontés. Mais lisez en telle sorte, que lisant vous fassiez oraison par une douce attention à Jésus-Christ, qui comme unique Maître et Docteur de Justice vous instruit intérieurement par lui-même, et se communique à vous comme Verbe. Il faut même, selon l’attrait, interrompre de fois à autre la lecture, afin de pousser vers le cœur de Dieu quelques aspirations, ou demeurer en repos devant lui pour l’écouter. Surtout sentant venir le doux recueillement, il faut s’y rendre ; et quittant le livre, demeurer exposer à l’opération divine, regardant simplement le Crucifix écouter ce qui se dit au cœur ; puis l’attrait étant passé on reprend sa lecture.
Mais entre une infinité de livres dont l’Eglise est enrichie, lesquels choisirez-vous ? Ce que la divine providence fera tomber entre vos mains. Dans l’état dont je traite ici, les meilleurs sont l’Écriture Sainte, singulièrement le Nouveau Testament, ce grand livre de vie ; les Vies des saints, et leurs ouvrages les plus intérieurs ; l’Imitation de Jésus-Christ ; lettre de Jésus à l’âme dévote par Lanpergius, l’échelle de saint Jean Climaque ; la Règle spirituelle de Blosius ; le Combat spirituel ; la Philotée et les Entretiens de saint François de Sales ; la Montée du Carmel du bienheureux Jean de la Croix ; les opuscules de Saint Bonaventure sont admirables pour les religieux, surtout l’Instruction des novices : le progrès du Religieux, et les Six ailes des séraphins, dans lesquels il ne manque rien de ce qui se peut désirer, soit dans un supérieur, soit dans un inférieur.
Comme l’on ne doit pas être bien longtemps sans aller à confesse, quelques repos de conscience que l’on sente ; aussi ne faut-il pas en être si empressé qu’on veuille à tout coup s’approcher de ce sacrement. C’est avoir le cœur trop resserré que de n’oser pas communier à cause qu’on ne peut pas se confesser, quoiqu’on ne se sente coupable d’aucune faute considérable. Il faut alors chercher le remède à ces maux légers dans la communion même, qui sans doute les guérit tous dans des cœurs qui y vont avec foi et amour. Se confesser une fois ou deux la semaine peut suffire à ceux qui n’ont pas d’affection au péché véniel, et à qui par cette raison l’on permet de communier très souvent. Il ne faut pas moins éviter en ce degré la gêne et le resserrement de cœur dans cet exercice de pénitence, que dans tous les autres. Après que le cœur a été resserré par la crainte, il faut qu’il soit élargi par l’amour. La plus dure pénitence est celle de l’abandon à Dieu. [504]
Communiez souvent ; et toujours avec permission. Portez à la sainte table une faim empressée de manger votre pain de chaque jour. Il est du devoir des Pères des âmes de répondre aux désirs qu’a Jésus-Christ qu’elles communient souvent à sa chair et à son sang ; et pour paître fidèlement leurs Agneaux, ils doivent leur faire manger très fréquemment le pain des Anges. L’Église a assez témoigné par l’usage de ses premiers siècles, par l’Oracle de ses Conciles, et par l’organe des Pères, combien elle souhaite que ses Enfants se rendent dignes de la communion journalière par la pureté de leur vie. Le pape Innocent XI aujourd’hui séant, a fait un décret fort avantageux aux désirs des pauvres d’esprit, laissant aux directeurs le discernement nécessaire pour régler le nombre de leurs communions. Pour moi, je vous dis librement avec saint François de Sales que je ne serai jamais celui qui vous ôtera votre pain de chaque jour, tandis que vous serez bien obéissant. C’est ici la plus sûre marque pour connaître ceux qui en sont dignes.
La préparation à la sainte communion doit être ordinaire par
une continuelle pureté de cœur. Qui sait bien communier à la volonté de Dieu,
par le renoncement de soi-même et par son total délaissement entre ses mains,
est toujours préparé pour communier au corps du Seigneur : outre cela, il
n’est pas de meilleure préparation à la communion que la communion même,
Jésus-Christ pouvant seul nous disposer à la recevoir dignement. Une
disposition singulière est le souvenir de sa passion Sainte, qu’il nous a si
fort recommandé ;
et l’un des plus grands fruits, est l’imitation de sa mort, crucifiant notre
chair avec toutes ses passions. Je vous conjure par l’amour même qui a réduit
le Sauveur dans un état si aimable, de ne vous priver jamais de la communion ni
par crainte, ni par scrupule, lorsque vous aurez la commodité et la permission
de la faire.
Les amis de Jésus ne peut voir sans douleur qu’il soit si abandonné dans son sacrement d’amour, qu’encore que l’on croie qu’il y est toujours en propre personne, on ne daigne pas s’accommoder pour l’y aller adorer, et demeurer quelques moments auprès de lui. Il s’en plaint tendrement, vous ne voulez pas venir à moi pour avoir la vie. Allons-y souvent ; demeurons-y longtemps ; et nous n’en sortons qu’avec peine. Ah, qu’il y fait bon pour ceux qui s’en approchent avec foi et avec amour ! C’est là qu’il fait bon prier où Jésus est toujours en prière pour nous. C’est là qu’il fait bon nous offrir en sacrifice à Dieu le Père, où son Fils est toujours en état de victime immolée pour sa gloire. C’est là qu’il fait bon demeurer demander des miséricordes, où [506] le Sauveur est toujours assis sur son trône de grâce. O Sagesse éternelle, que les hommes sont aveugles à l’égard des inventions de votre amour !
Dérobons-nous souvent aux créatures pour aller à l’Église faire la cour à notre Roi et à notre Dieu[212]. Portons à ses pieds tous nos biens et tout nos maux, afin qu’il en dispose également pour sa gloire. Consultons ses Oracles dans nos doutes ; cherchons-y la patience dans nos afflictions ; attendons-y en silence et avec espérance la victoire de nos tentations ; observons-y l’inspiration divine ; apprenons-y à faire oraison ; allons-y rallumer le flambeau de la présence de Dieu, lorsqu’il s’éteint par la multitude des occupations. C’est là qu’il faut nous relever après nos chutes, nous guérir de nos blessures, nous laver de nos tâches, nous recueillir après nos distractions, nous délassez après notre travail, nous instruire de tous nos devoirs, apprendre la science des chérubins, et imiter l’amour des séraphins. Enfin, allons-y souvent saluer, adorer, admirer, écouter et aimer Jésus roi de gloire, qui quelque caché qu’il soit, y est aussi véritablement qu’à la droite du Père ; et là jouissons de lui, et laissons-lui réciproquement la liberté de jouir de nous. Ce doit être une de nos plus chères dévotions que de passer bien des heures auprès de notre aimable maître.
L’image de l’adorable Jésus crucifié ne nous est pas donnée pour la laisser inutile, ne la regardant qu’avec indifférence, sans daigner y toucher. Quiconque en use avec cette indévotion, ne sait pas ce qu’il perd. C’est l’image des images ; car il n’est point de plus grande image ni de plus aimable que la vraie image de Dieu, telle qu’elle celle de Jésus-Christ crucifié pour nous. Tous en peuvent faire d’excellents usages, que l’amour de Jésus inspire aux cœurs qui en sont vivement épris. Il y en a deux principaux, l’un extérieur, l’autre intérieur.
À l’extérieur, ayez un crucifix dans votre chambre, ou portez en même un sur vous ; et lorsque vous lisez, ou étudiez, ou priez, durant même que vous vous entretenez avec quelqu’un, lancez souvent vers lui de respectueuses et amoureuses œillades. Vous ne le regarderez jamais avec quelque sentiment de piété que Jésus-Christ ne vous regarde du ciel avec quelque nouvelle grâce. Étant seul avec l’Immense, prenez souvent ce signe de salut et de victoire entre vos mains ; et vous mettant à genoux, vous prosternant, regarde-le fixement ; baisez ses plaies ; donnez-vous en la bénédiction, et jouez-vous innocemment avec ce précieux gage d’amour. Si vous en usez ainsi, vous sentirez bientôt ce que peut ce grand instrument de grâce, et la force qu’il a pour amollir les cœurs et tirer des yeux des sources de larmes [508] soit de douleur ou de joie. O. pauvres égarés de nos jours ; c’est tout ensemble et le plus déplorable aveuglement et la plus terrible punition de votre infidélité que d’être privé et du portrait et de l’original du roi de gloire, vous obstinant à ne vouloir ni croire la vérité de l’eucharistie ni vénérer le crucifix. [Note extrait des conférences auprès des protestants], Mais si vouliez faire ce pieux usage du portrait, il vous conduirait bientôt jusqu’à l’original. O. lâches chrétiens, vous abandonnez le crucifié et vous méprisez le crucifix ! Mais si vous vouliez vous servir du crucifix, il vous unirait bientôt par un ardent amour au crucifié. Dans nos tentations, dans nos obscurités, dans notre tristesse, dans nos doutes, dans nos délaissements, recourons incessamment à ce même exercice ; et nous y trouverons sans faute le remède et la prompte assistance dans tous nos besoins.
Dans l’intérieur il faut nous imprimer tellement dans l’esprit l’image de Jésus crucifié, que cette image en chasse toute autre image ou mauvaise, ou inutile, dont les égarements de notre vie passée nous avaient remplis. L’image de Jésus crucifié est le balai du palais intérieur, le fouet des distractions, le fléau des démons, l’antidote des tentations, la mort de la nature, l’organe de la grâce, le signal du recueillement, la source de l’oraison, la manne de l’esprit, le caractère du nom nouveau, la force de l’attention, le but de l’intention, la porte de la contemplation. [Oratoire !]. Il n’y a pas de meilleur moyen de rappeler nos sens et notre esprit de leur dissipation que de les mener tous sur le Calvaire, et là les enchaîner au pied de la croix, et les fixer à la vue de Jésus souffrant, persévérant infatigablement dans cet exercice, jusqu’à ce qu’étant vide de tout autre chose, nous soyons plein de Jésus crucifié, et que notre âme avec ses puissances soit toute concentrée et comme toute confite dans sa Passion.
Que si après vous êtes ainsi exercé quelque temps, cette divine image même est enlevée de votre cœur, ne vous en effrayez pas, c’est Jésus lui-même qui le fait par une grande miséricorde, pour vous unir d’autant plus intimement à lui plus il se cache de vous. Il veut par là vous apprendre une autre plus excellente prière, qui se fait sans image, et qui est la vraie adoration en esprit et en vérité[213], vous introduisant dans la foi nue et dans le pur amour ; afin, comme le dit si bien Albert le Grand, de vous faire passer de lui-même en lui-même, de Jésus homme en Jésus Dieu, et par les plaies de son humanité dans les profondeurs de sa Divinité[214].
Ce passage est indispensable pour arriver à la perfection que Jésus nous a mérité, et dont il est la voie, la vérité et la vie[215]. Tout ce que j’ai dit jusqu’ici ne regarde que Jésus notre voie dans les premiers pas de l’intérieur. Si vous y marchez avec courage et avec fidélité, vous pourrez passer à Jésus notre vérité dans le second état ; et enfin à Jésus notre vie dans le troisième ; qui sont des états cachés avec Jésus-Christ en Dieu[216], dont il faut faire plus d’expérience que d’expression.
Ne tardez plus. Ne vous lassez point de travailler à votre perfection, en la manière que [510] vous venez d’apprendre puis qu’après y avoir employé longues années, vous commencerez seulement[217] à connaître le bonheur ineffable que vous cherchiez ; et croyant devoir en jouir, vous vous en trouverez infiniment éloigné. Mais ne perdez point courage. Dieu est fidèle[218] en ses promesses ; et il se laisse enfin heureusement trouver et posséder à ceux qui le cherchent avec une humble persévérance. Je vous laisse dans son cœur, j’ai confiance qu’il vous a déjà reçu : et je vous recommande à la parole de sa grâce, conjurant par le prix de son sang, d’allumer de plus en plus en vous le feu de son divin Amour, dont il vous a déjà fait sentir de vives étincelles, jusqu’à ce que, selon la théologie du grand mystique saint Paul, Jésus soit premièrement formé en vous[219], et qu’ensuite vous soyez transformé en Jésus par l’esprit du Seigneur[220], en sorte que Jésus vivant en vous[221], bien plus que vous-même, il vous unisse si intimement à son Père, que vous ne soyez plus qu’un même esprit avec lui[222].
Demandez à Dieu par beaucoup de prières un directeur choisi entre mille ; ou bien, contentez-vous de celui que la providence vous donne, lui découvrant, ainsi qu’un enfant au Père de votre âme, tout le bien, et tout le mal que vous pouvez remarquer en vous. Ne mettez cependant ni votre attache ni votre appui, ni votre confiance en l’homme ; mais en Jésus-Christ seul, votre bon Pasteur, qui connaît ses brebis, et qui leur fait entendre sa voix, et leur donne la vie éternelle : écoutez-le dans l’homme, et honorez l’homme en lui.
La cause pour laquelle il est si peu de personnes qui vivent spirituellement, est, qu’ils ne veulent point de direction ni de dépendance. Ils se conduisent en insensés, se fiant à eux-mêmes ; et la propre suffisance les aveugle.
Ces cinq exercices nous doivent être chers et familiers, comme les cinq doigts de la main.
Premièrement. La présence de Dieu.
Deuxièmement. L’oraison.
Troisièmement. Les aspirations.
Quatrièmement. La mortification.
Cinquièmement. La lecture spirituelle.
Nous devrions nous souvenir de Dieu aussi souvent que nous respirons. Tâchez du moins de le faire aussi souvent que vous le pouvez. Établissez une conversation intérieure avec Dieu, et faites-en votre principale occupation.
Ne manquez non plus à votre oraison qu’à vos repas. Ne pouvant la faire à l’heure réglée, tâchez de la reprendre à une autre. Ne laissez pas mourir de faim votre âme, manque de lui donner chaque jour sa nourriture. Heureux ceux qui peuvent y donner plusieurs heures chaque jour ; et plus heureux les cœurs qui ne peuvent s’en rassasier !
Sans la mortification vous ne sauriez participer aux caresses de Dieu, ni éprouver les délices [512] intérieurs des saints, ni continuer à faire oraison. Nous ne vivrons jamais à Dieu qu’autant que nous serons morts à nous-mêmes ; et nous ne pouvons mourir à nous-mêmes que par une continuelle mortification.
Ayez toujours quelque aspiration prête, pour saluer Dieu et l’adorer à chaque fois que vous le découvrirez dans votre fond. Qui est l’ami qui demeure muet à la rencontre de son ami ? Ou qui est l’enfant à qui la parole manque étant auprès de son père ? Quiconque ne sait pas consacrer à toute heure quelque affection à son Dieu, ne sait pas encore l’aimer.
Ne passez aucun jour sans faire quelque lecture spirituelle et ne prenez jamais votre repos sans l’avoir faite. Vous connaîtrez à l’heure de la mort ce que cela vous aura valu. Portez même un bon livre avec vous ; et de temps en temps, cherchez-y les volontés et les vérités de Dieu. Autant de fois que vous l’ouvrirez, vous serez embaumé de l’odeur de sa grâce.
Désirez uniquement d’être à Dieu sans réserve ; de l’aimer plus que vous-même ; et de suivre sa volonté en toutes choses.
Ne faites jamais en la présence de Dieu ce que vous n’oseriez faire devant un homme.
Donnez-vous, et redonnez-vous sans cesse, et abandonnez-vous infiniment à Dieu ; afin qu’il fasse de vous ce qu’il lui plaira.
Consultez Dieu intérieurement avant vos réponses ; résolutions, et entreprises de quelque conséquence, lui faisant une courte prière pour apprendre ses volontés[223] .
Vivez intérieurement avec Dieu, comme s’il n’y avait que lui et vous dans le monde.
Rentrez à tout coup dans votre retraite intérieure par le recueillement, et aussi dans l’extérieure par la solitude, afin d’y converser avec Dieu.
Étant seul avec Dieu, on devient comme Dieu, conversant humainement avec les hommes, on devient presque démon.
Heureux celui qui par le renoncement de soi-même a trouvé la profonde paix du cœur ! Dieu demeurera toujours en lui, et lui en Dieu.
Heureux celui à qui tout lieu, tout temps, tout moyen, tout emploi, tout état, sont devenus indifférents ! Par ce que Dieu seul lui suffit pour toutes choses, et la génération du Verbe se fait en lui.
Heureux celui qui a le goût de l’ordre divin ! Il lui suffit pour toute règle.
Heureux celui qui ne veut que ce que Dieu veut ! Sa volonté s’accomplira toujours.
Heureux celui qui ne veut que Dieu, et qui n’a d’attache à aucune autre chose ! Il est le maître de tout ce qui appartient à Dieu.
Heureux l’homme intérieur qui vit toujours avec Dieu, et l’humble abandonné qui lui est parfaitement soumis ! C’est à lui que s’adresse ces charmantes paroles : Mon fils vous êtes [514] toujours avec moi, et je n’ai rien qui ne soit à vous[224].
Heureux celui qui est vivement persuadé qu’il n’est rien, et que Dieu est tout ! Il cesse de n’être rien pour devenir tout.
Aimez cordialement votre prochain, le considérant comme l’ouvrage, comme les délices, et comme l’image de Dieu.
Louez peu les autres, mais blâmez-les encore moins.
Ne dites jamais du mal d’autrui, ni du bien de vous-même, sinon pour quelque nécessité ou évidente utilité.
Ne contredisez à personne ; et ne contestez point sur des choses indifférentes. Cédez à tout le monde et vous remporterez toujours la victoire.
Ne portez point de jugement sur ce dont vous n’êtes point certain : délaissez toutes choses au jugement de Dieu.
Vivez détaché de tous par une sainte liberté, pour rendre à Dieu la souveraine préférence que vous lui devez. Vivez uni à tous par la charité, pour témoigner à Dieu le parfait amour que vous lui portez.
Réconciliez-vous incessamment : demandez pardon, non seulement à ceux que vous aurez offensés ; mais aussi, par un excès de charité, à ceux qui vous auront offensé.
Regardez le vain point d’honneur comme de la fumée ; l’estime des hommes, comme un jeu d’enfant ; les dignités, comme d’horribles croix ; les plaisirs de la vie et les richesses du siècle, comme des songes.
Rendez-vous tout à tous, vous conformant à la portée et à l’état de ceux avec qui vous traitez, en tout ce qui n’est point péché. C’est beaucoup gagner sur eux que de leur point donner d’occasion d’offenser Dieu par une humeur incommode, ou de ne pas les affliger manque de complaisance.
Ne vous ingérez point dans les affaires d’autrui, n’étant pas chargé de leur conduite. N’observez pas même les défauts dont vous n’êtes pas responsables. Si vous les voyez par occasion, ne vous y arrêtez pas, mais appliquez-vous à vous corriger des vôtres.
Ne soyez pas curieux des nouvelles du siècle : la passion pour les gazettes et avis, est la mort de l’oraison : les railleries et les bouffonneries sont la ruine de la dévotion ; les murmures sont la peste des communautés ; la médisance est la gueule de l’enfer ; et les discours précipités de la table sont la source de mille maux.
Soyez ravis d’avoir occasion de servir les pauvres et les malades ; et d’assister tous vos prochains dans leurs besoins corporels ou spirituels. Mais hors de là, renoncez constamment aux visites non nécessaires, où sous prétexte de civilité les âmes reçoivent bien des blessures.
Ne croyez pas avoir fait grand progrès dans la vertu tant que vous ne pourrez pas supporter une correction sans excuse, une confusion sans trouble, une mortification sans plainte, une calomnie sans ressentiment, un commandement sans réplique. [516]
Une seule chose est à désirer, savoir d’aimer Dieu de tout notre cœur ; et pour cela, nous haïr nous-mêmes de tout notre cœur ; car selon la doctrine de Jésus-Christ l’amour de Dieu ne s’établit que sur la haine de nous-mêmes.
Une seule chose est à faire, savoir la volonté de Dieu.
Une seule chose est à craindre et à éviter, savoir l’offense de Dieu. Rien de souillé n’entrera dans le ciel ; et ceux-là seulement verront Dieu qui auront le cœur pur[225] ; et c’est à tous ceux qui veulent être sauvés, qu’il est dit soyez parfaits[226].
Il faut donc nécessairement acquérir la perfection avant que d’entrer dans la gloire du ciel, ou en cette vie, par le feu purifiant de l’amour ; en l’autre, par les flammes dévorant du purgatoire. Hélas qu’il y aura à souffrir pour ceux qui remettent ce grand ouvrage jusqu’à l’autre vie ! Mais le pis est que là, quoique l’on se purifie, on ne croît plus en amour ; car la charité divine ne croît qu’en cette vie[227].
Cherchez la perfection de votre état, et par les voies communes, sans prétendre aux dons extraordinaires et miraculeux des grands saints. Dans quelque état que vous soyez par l’ordre de Dieu, rien ne vous empêche de devenir parfait ; puisque le seul amour fait la perfection : et rien ne vous empêche d’aimer Dieu parfaitement.
Aimez à vivre caché, et à faire votre ouvrage à petit bruit. Édifiez votre prochain par vos bons exemples ; mais ne désirez d’être vu que de Dieu.
Demandez à Dieu par beaucoup de prières et de travaux la vraie et pure humilité de cœur, qui est le gage certain de toute sainteté. O vertu si visible, tu n’es autre chose que l’amour, et la justice, et la vérité ! Mais, O vertu si inconnue, que tu te caches de celui qui te cherche ; et que celui qui te possède ne te peut jamais apercevoir ! Le cerf blessé ne soupire pas avec plus d’ardeur après les eaux, qu’un cœur touché de l’amour de Dieu soupire après toi, ô vertu de Jésus-Christ, ô vertu la plus éclatante qui ait paru en Jésus-Christ, et vertu la plus impénétrable qui soit en ses amis !
Pour l’acquérir et la conserver, tenez-vous du moins caché aux yeux des hommes, tâchant de vous éteindre et de vous anéantir devant eux de tout votre possible, et ne vous produisez en rien vous-même, ni aucun de vos talents, que par un ordre de Dieu bien reconnu. Peut-être que Dieu daignera vous l’envoyer du trône de sa miséricorde ; et si vous aimez les abjections qui vous arrivent par providence, ou par vos fautes, il vous fera passer de l’humiliation à l’humilité. Cette humilité n’est autre chose qu’une charité très ardente, qui fait fondre l’âme, jusqu’à ce qu’elle ne se trouve plus devant Dieu.
L’humble parle peu et se tient retiré autant qu’il le peut ; il choisit toujours pour lui le plus bas, [518] le dernier et le pire. Il connaît son néant, et il l’aime pour la gloire qui revient à Dieu : les fautes mêmes considérables ne l’étonne et ne le trouble plus ; il estime l’mépris ; il chérit les injures ; il s’accuse lui-même, se donne tort, se réjouit des outrages, et rends grâce à Dieu pour les calomnies ; il ne sait ni contredire, ni contester, ni se plaindre, ni murmurer, ni juger personne, ni se fier à son jugement, ni se croire offensé, et beaucoup moins méprisé, ni se mettre en colère. Que l’humble et le superbe se considèrent dans ce miroir : l’humble ne s’y verra jamais ; le superbe si reconnaîtra d’abord.
O Seigneur, s’il se pouvait faire, plutôt mourir grand pécheur que superbe ! Car vous résistez aux superbes, et vous donnez votre grâce aux humbles. Ceux qui sont petits par une basse opinion d’eux-mêmes, obtiendront facilement miséricorde ; mais les puissants en eux-mêmes, les fiers orgueilleux, seront tourmentés cruellement[228]. O mon Dieu que je ne vous dérobe rien ; et cela me suffit !
Fuyez comme du poison toute singularité dans l’extérieur, vous comportant comme les autres en tout ce qui n’est pas contre le devoir ; mais dans votre cœur, soyez tout singulier en l’amour de Jésus.
Entrer dans une si grande défiance de vous-même que vous en désespériez entièrement, étant convaincu devant Dieu par la vérité, que vous n’êtes bon à autre chose qu’à l’offenser et vous damner ; mais en même temps relevez votre courage par une vive confiance en Dieu, espérant constamment qu’il fera en vous[229], et vous fera faire avec lui par sa grâce, ce que vous ne sauriez faire par tous vos efforts. Celui-là est tout-puissant qui se défie entièrement de soi-même pour se confier uniquement à Dieu.
Soyez intérieurs ; car le royaume de Dieu est au-dedans de nous ; et toute la gloire de la fille du roi vient du dedans d’elle[230].
Mais qu’est-ce que cette vie intérieure ? C’est ce que Dieu vous fera éprouver si vous vous donnez à lui ; c’est le recueillement des sens et des puissances de l’âme autour de leur centre ; l’attention à Dieu présent ; une conversation familière avec lui ; une exacte fidélité à toutes les pratiques les plus intérieures ; c’est en un mot, vivre avec Dieu en Dieu même : rien ne nous étant plus intérieur que lui, c’est le laisser régner sur nous et régner avec lui sur toutes choses.
Cette vie céleste, cette vie d’ange, se commence par le recueillement, se continue par l’attention amoureuse à Dieu, s’avance par les aspirations saintes, et se soutient par la nourriture divine de l’oraison. Mais elle aime la liberté et le délaissement entiers à l’Esprit de la grâce. Donnez, ô Jésus, qui nous avez mérité cette vie par votre mort, donnez-en la connaissance à tant de cœurs qui l’ignorent. Délivrez votre oraison des chaînes et des prisons où la volonté de l’homme la tient captive : et mettez en évidence le beau jour de l’intérieur que la raison humaine couvre de si épaisses ténèbres !
Traitez votre corps selon la nécessité, lui donnant ses besoins ou avec charité comme à un pauvre, ou avec religion comme à un membre [520] de Jésus-Christ. Si vous vous occupez plus de Dieu que du ventre et de la viande, il vous mettra bientôt dans la juste modération que vous devez garder à leur égard.
Jetez-vous enfin par un abandonnement entier entre les bras de Dieu, afin que par un continuel renoncement de vous-même vous sortiez de votre être propre et sali par les péchés, pour entrer en Dieu, qui est votre origine ; pour passer de votre malice dans sa bonté, de votre égarement dans sa voie, de votre erreur dans sa vie, de votre multiplicité dans son unité, de votre néant dans son tout, et de votre misère dans sa gloire.
Si vous voulez aller sûrement à Dieu, défiez-vous beaucoup, ou du moins faites peu de cas du sensible, de l’extraordinaire, du gratuit et des lumières impétueuses ; et contentez-vous de la foi et de l’abandon. La foi nous garantit de toute illusion, nous unissant à la seule vérité de Dieu ; et l’abandon nous préserve de toute chute, nous attachant à la volonté de Dieu. Dans la foi il n’y a pas pas d’erreur, dans l’abandon il n’y a pas de malice : car l’erreur n’entre pas dans la vérité de Dieu, ni la malice dans sa volonté ; ce n’est qu’en nous tirant de l’une ou de l’autre que nous tombons dans l’illusion ou dans le péché.
Et quand vous aurez observé fidèlement toutes ces choses, reconnaissez que vous n’êtes dans la vérité qu’un serviteur inutile[231], et que vous n’avez fait que les premiers pas de la vie spirituelle.
Soyez cependant fidèles à pratiquer ce peu que je vous ai marqué, et Dieu vous apprendra le reste, ainsi qu’il l’a appris à une infinité de saints qui ont été fidèles à marcher dans ces premiers sentiers du Paradis intérieur. Cela se peut voir en partie dans les sacrés ouvrages qu’ils nous ont laissés sur les états mystiques et les degrés les plus éminents de l’Union divine.
Après que vous aurez appris à parler à Dieu par l’ardente oraison des affections, qui vous est conseillée dans cette lettre ; l’Esprit saint de Dieu vous apprendra aussi à vous taire pour l’écouter par l’humble et paisible oraison de silence et de foi ; et alors vous éprouverez avec ravissement ce qu’a dit avec vérité un serviteur de Dieu très caché, mais très saint : lorsque mon souverain maître, Jésus-Christ, daigne m’honorer d’une de ses visites, il m’apprend plus de choses en une heure de temps, que tous les docteurs du monde ensemble ne sauraient m’en apprendre, quand même ils s’y emploieraient jusqu’au jour du jugement[232].
Faites-moi la charité de le prier pour moi, qui mérite un jugement rigoureux pour n’avoir point pratiqué ce que je vous écris, et que ma profession m’engage de dire à bien des gens. La vérité de Dieu est charmante par elle-même ; mais elle est d’un poids accablant pour ceux qui lui sont infidèles.
Venez, ô Jésus, Réparateur du monde, réformez vous-même en nous toutes choses ! L’Esprit et l’Épouse disent : Venez. Que celui qui l’entend dise aussi : Venez ! [233].
« Les MAXIMES suivantes nous étant
tombées entre les mains, et ayant été assurés qu’on ne devait aucunement douter
qu’elles ne fussent du même Auteur… On avertit en même temps, qu’on a rimprimé [sic]
en latin sous le titre de Sacra Orationis
Theologia, chez Westein à Amsterdam 1711 l’ANALYSIS ORATIONIS MENTALIS
DU même P. La Combe. » [Pierre Poiret].
Ne rien dérober à Dieu, ne rien refuser
à Dieu, ne rien demander à Dieu, c’est une grande perfection[234].
2. Dans le commencement de la vie spirituelle,
la plus grande patience est de supporter le prochain ; mais dans le progrès la plus grande patience est
de se supporter soi-même ; et enfin la plus grande patience est
de supporter Dieu.
3. Celui qui ne se voit plus qu’avec
horreur, commence d’être les délices de Dieu.
4. Plus on découvre ce que c’est qu’humilité,
moins on la découvre en soi-même.
5. Quand nous souffrons avec égalité la
sécheresse et la désolation, nous donnons des preuves de notre amour à Dieu ; mais quand il nous visite par ces douceurs
sensibles, il nous témoigne l’amour qu’il a pour nous. [524]
6. Celui qui porte avec égalité la
privation des dons de Dieu et de l’estime des hommes sait jouir de son bien
souverain au-delà de tout temps, et au-dessus de tout moyen.
7. Qu’on ne demande pas de plus fortes
marques d’un amour de Dieu très parfait, que d’être insensibles à sa propre
réputation.
8. Voulez-vous tendre de toutes vos
forces à l’union divine ? Tendez de toutes vos forces à votre
propre destruction.
9. Soyez autant ennemi de vous-même,
que vous désirez être ami de Dieu.
10. Comment donc nous est-il ordonné
dans la loi de nous aimer nous-mêmes ? En Dieu, et par le même amour que
nous portons à Dieu ; car comme c’est proprement en lui qu’est
notre vraie nous-mêmes, c’est aussi en lui que doit être tout notre amour.
11. C’est un rare don que de découvrir
un je-ne-sais-quoi qui est au-dessus de la grâce et de la nature. Note :
considérée comme écoulement de Dieu, et différente de Dieu. Une chose qui n’est
pas Dieu, mais qui ne souffre aucun milieu entre Dieu et soi. C’est une
émanation pure et sans mélange d’un être créé qui tient immédiatement à l’être
Incréé de qui il procède. C’est une union d’essence à essence dans laquelle la
rien de tout ce qui n’est ni l’un ni l’autre de ces essences ne peut être pour
y faire un entre-deux.
12. Le rayon de la créature vit du
Soleil de la Divinité ; mais il ne peut en être séparé ; et si sa dépendance de son divin principe lui est
essentielle, son union ne l’est pas moins. O merveille ! La créature qui ne peut être que par la [525]
puissance de Dieu, ne peut exister sans Dieu ; et la
racine de son être emprunté tient si étroitement au fond de tout être, que rien
ne peut s’y mêler ni causer la moindre division. Cette union est commune à
toutes les créatures ; mais elle n’est aperçue que de ceux
dont les puissances étant épurées, peuvent découvrir la noblesse de leur centre ; et dont le fond affranchi des impuretés qui le
couvraient, commence à retourner dans son origine.
13. La foi et la croix sont
inséparables. La croix est le reliquaire de la foi, et la foi est la lumière de
la croix.
14. Ce n’est que par la mort à soi-même
que l’âme peut entrer dans la vérité divine, et comprendre en partie ce que c’est
que la lumière qui luit dans les ténèbres.
15. Plus les ténèbres de la propre
science augmentent, plus la vérité divine se manifeste au milieu d’elles.
16. Ce ne peut être que l’opération
divine qui cause le vide des créatures et de nous-mêmes ; car ce qui est naturel, tend toujours à nous
remplir des créatures, et à nous occuper de nous-mêmes. Ce vide sans
distinction est donc un très bon signe, quoiqu’au milieu des plus profondes, et
j’ose dire des plus incommodes tentations.
17. Dieu se fait promettre durant la
paix ce qu’il se fait payer dans la guerre : il fait faire les abandons
avec joie, mais il les exige avec bien des amertumes. Vous faites bien, ô Amour ! D’user de vos droits : quoique l’on souffre
on ne se reprend pas ; ou si on souffre pour s’être repris,
le remède à ce mal est de se redonner à [526] vous avec encore plus de
générosité. O mal étrange, que celui qui ne se guérit que par un plus grand mal ! Faites-moi faire, Seigneur, tout ce qu’il vous
plaira pourvu que je ne fasse que votre volonté.
18. Théologie de l’amour, que vous êtes
cachée ! O. Amour, vous salissez jusqu’à l’excès ce que
vous voulez mener à la plus haute pureté. Vous profanez jusqu’à votre
sanctuaire ; et il n’y a pierre que vous ne renversiez et que
vous ne jetiez dans la boue. Mais quelle en sera la fin ? Vous le savez : il est digne d’un si grand
ouvrier que son ouvrage soit secret, et qu’il l’achève lorsqu’il semble le
détruire.
19. Seigneur, qui sondez le fond des
cœurs, vous voyez si j’attends quelque chose de moi, ou si je voudrais vous refuser
quelque chose.
20. Qu’il est rare qu’une âme sorte de
tous ses intérêts, pour entrer dans les seuls intérêts de Dieu !
[Maximes 21 à 40]
21. La créature veut bien cesser d’être
créature pourvu qu’elle devienne Dieu ; mais où en trouvera-t-on une qui
veuille bien laisser reprendre à Dieu tout ce qu’elle avait reçu de lui, sans
qu’il ne lui donne plus rien ; je dis tout, et tout sans réserve,
jusqu’à la propre justice, qui est plus chère à l’homme que son être ; jusqu’au repos en soi-même, par lequel il jouit
de soi, et des dons de Dieu en soi, et dans lesquels il établit sa félicité
sans s’en apercevoir ? Où trouvera-t-on un abandon qui aille
aussi loin que peut aller la volonté de Dieu, non seulement par goût, par
lumière et par sentiments, mais réellement et par état ? O, c’est un fruit du paradis, qui ne se trouve
guère sur la terre ! [527]
22. Dieu est infiniment plus honoré par
les sacrifices de mort, que par les sacrifices de vie : par ceux-ci on le
traite en grand monarque ; mais par ceux-là on le traite
véritablement en Dieu, perdant tout pour sa gloire. C’est pourquoi Jésus-Christ
a fait beaucoup plus de sacrifices de mort que de sacrifices de vie ; et je crois que nul ne gagnera le tout qu’il n’est
tout perdu ; comme aussi que le dernier pas pour être dans la
vie, c’est la perte de toute vie : ce dernier trait du Purgatoire est
inévitable, soit en cette vie, soit en l’autre.
23. Il ne faut pas que la raison
prétende comprendre les pertes les plus extrêmes ; parce
qu’elles sont ordonnées pour nous faire perdre la raison.
24. Dieu a des moyens qui sont plus
forts et plus éclatant pour sa gloire, et plus édifiant pour les âmes ; mais qui ne sont pas les plus sanctifiant ; car les dons de force et d’éclat satisfont
beaucoup la nature, lors même qu’elle semble succomber sous le poids, et ainsi
la font vivre en elle-même ; mais les renversements et les morts
continuelles, et l’inutilité à tout bien, crucifient proprement ce qu’il y a de
plus vivant en l’âme et ce qui empêche le règne de Dieu sur elle.
25. Dans nos solennités, les uns s’efforcent
de faire quelque chose pour vous, ô, mon Dieu ! Et les
autres attendent que vous fassiez quelque chose pour eux ; mais ni l’un ni l’autre ne nous est plus permis.
L’amour empêche l’un, et ne peut souffrir l’autre.
26. Il est plus difficile de mourir aux
vertus qu’au vice ; cependant l’un n’est pas moins
nécessaire que l’autre pour arriver à la parfaite union [528]. Les attaches
sont d’autant plus fortes, qu’elles sont plus spirituelles.
27. Ce qui a été un moyen de perfection
pour un temps, en est un empêchement pour un autre : ce qui vous était
autrefois à marcher vers Dieu, vous empêcherez maintenant d’y arriver :
plus on a besoin de quantité de choses, plus haut n’est éloigné de Dieu ; et plus on s’approche de Dieu, plus on est en
état de se passer de tout ce qui n’est pas Dieu : mais y étant arrivé, on
se sert indifféremment de toutes choses, et l’on n’a plus besoin que de lui.
28. Qui nous dira jusqu’où le divin
abandon pousse une pauvre âme qui en est possédée, ou plutôt à qui pourra-t-on
dire l’extrémité des sacrifices qu’il exige de ses simples victimes ? Il l’élève par degrés, puis il l’enfonce dans l’abîme ; et lui découvrant tous les jours de nouveaux
traits, il ne cesse point qu’il ne l’ait immolée à tout ce que Dieu peut
vouloir, ne donnant point d’autres bornes à sa résignation que celles que Dieu
a donnée à ses décrets. Il passe plus outre, il va jusqu’à tout ce que la
puissance de Dieu peut faire, et sa volonté souveraine ordonner. C’est alors
que tout intérêt de la créature cesse, que tout est rendu à l’auteur de toute
chose, et que Dieu règne souverainement sur son néant.
29. Dieu nous départ des dons, des
grâces et des talents naturels, non pour nous en servir, mais afin que nous les
lui rendions ; il a plaisir à nous en revêtir, et puis à nous en
dépouiller, ou à nous tenir hors d’état d’en faire usage : mais le grand
usage est de lui en faire un continuel sacrifice ; et c’est
ce qui le glorifie le plus. [529]
30. La foi nue est celle qui tient l’ignorance,
dans l’incertitude, et dans l’oubli de toutes choses à l’égard de nous-mêmes ; qui dit tout n’accepte rien, des grâces, ni
nature ; ni vertu, ni vice ; les
ténèbres nous couvrant tout à fait à nous-mêmes : mais elles nous
découvrent d’autant plus la Divinité, et la grandeur de ses œuvres ; et cette profonde obscurité donne un admirable
discernement des esprits ; elle déniche de plus l’estime et l’amour
de nous-mêmes de leurs plus obstinés retranchements. Là-dessous cependant règne
le pur amour : car comment une âme qui ne peut pas seulement se regarder,
agirait-elle pour son propre intérêt ? Ou comment pourrait-elle avoir de la
complaisance à voir ce qu’elle ne voit pas ? Ou elle ne voit rien, ou elle ne voit
que Dieu, qui est en toutes choses : plus elle est aveuglée pour
elle-même, plus elle est éclairée pour lui.
31. Il en est peu entre les hommes qui
se conduisent par la raison, la plupart ne suivant que leurs sens et leurs
passions : il en est beaucoup moins qui agisse par la foi lumineuse, ou
par la raison illuminée par la foi : mais se trouvera-t-il quelqu’un qui n’ait
plus pour guide que la foi aveugle, laquelle quoi qu’elle le mène droit à Dieu
par le court sentier d’abandon, semble néanmoins le précipiter dans des abîmes,
sans espérance d’en pouvoir jamais sortir. Il y en a pourtant de ses âmes,
assez généreuses pour se laisser aveugler, et mener où elles ne savent pas.
Plusieurs y sont appelés, mais peu y veulent entrer, et ceux qui ont le plus
donné d’empire sur eux aux sens, aux passions, à la raison, et aux lumières
comprises de la foi, sont ceux qui ont le plus [530] de peine à se laisser
jeter dans le gouffre de la plus pauvre et plus nue foi ; au lieu que les âmes simples y entrent
facilement. Il en est comme de ceux qui savent bien nager ou qui attrapent
quelques planches du débris d’un vaisseau ; ils disputent longtemps, et
combattent avec beaucoup peine avant que de se noyer : mais ceux qui ne
savent point nager, et qui n’ont rien à quoi ils puissent s’arrêter, sont à l’instant
submergé ; et coulant sans résistance sous les eaux, ils
sont d’autant plus tôt délivrés de ce supplice qu’ils ont plutôt expiré.
32. Ce n’est que présomption que la
spiritualité de la plupart des spirituels. Lorsque la vérité divine se découvre
par le centre, elle fait découvrir bien des larcins dans leur conduite, et elle
apprend que pour s’en garantir il faut s’abandonner à Dieu sans réserve, et se
laisser conduire ; car tant que nous voulons faire
nous-mêmes notre perfection ou celle des autres, nous ne faisons que de
l‘imperfection.
33. Une âme qui doit être réduite à
n’avoir d’autre appui que Dieu seul, est destinée à d’étranges maux. Combien d’agonies
et combien de morts faut-il qu’elle essuie avant que d’avoir perdu toute propre
vie ? Elle n’aura point de purgatoire en l’autre monde,
mais elle aura un terrible enfer en celui-ci ; et un
enfer non seulement de peine, (ce serait peu de choses,), mais aussi de
tentations auxquelles elle ne discerne point sa résistance, ce qui est la croix
des croix, et de toutes les souffrances la plus insupportable, et de toutes les
morts la plus désespérée.
34. Toute consolation qui ne vient pas
de Dieu, n’est que désolation : depuis qu’une âme à [531] appris à ne
prendre de consolation qu’en Dieu seul il n’y a plus pour elle de désolation.
35. Par les alternatives intérieures d’union
et de délaissement, tantôt Dieu nous fait sentir ce qu’il est, et tantôt il
fait sentir ce que nous sommes. Quand il fait sentir ce que nous sommes, c’est
pour nous faire haïr et mourir à nous-mêmes ; et
quand il fait sentir ce qu’il est, c’est pour se faire aimer, et nous élever à
son union.
36. En vain l’homme s’efforce d’apprendre
à l’homme ce que le Saint-Esprit seul peut lui enseigner.
37. Prendre et recevoir toutes choses
non en nous-mêmes, mais en Dieu, c’est le vrai et très propre moyen de mourir à
nous-mêmes et de ne vivre qu’en Dieu. Ceux qui connaissent cette pratique
commencent à vivre purement. Hors de là, la nature se mêle toujours avec la
grâce, et l’on se repose soi-même au lieu de ne nous permettre jamais aucun
repos que dans le Bien Souverain, qui doit être le centre de tous les
mouvements de notre cœur, puisqu’il est le dernier terme de toutes les
démarches de l’amour.
38. Pourquoi nous plaignons-nous à
enlever les divines vertus, sinon parce que nous les dérobions ? Ou pourquoi en déplorons-nous la perte, sinon
parce que nous croyions les posséder ? Ou pourquoi la privation nous en
est-elle si sensible, sinon à cause de la propriété avec laquelle nous y étions
attachés ?
39. Quand vous ne trouvez plus aucun
bien en vous ; réjouissez-vous de ce que tout est rendu à Dieu.
40. O. monstre digne de l’horreur de
Dieu et [532] de toutes les créatures ! Après avoir été humilié en tant de
manières, je ne saurais devenir humble, et je suis tellement pétri d’orgueil,
que lors même que je m’efforce de m’humilier, je me mets à faire des éloges.
41. Il y a des Saints qui sont sanctifiés
par la pratique aisée et forte de toutes les vertus ; et il y a des Saints qui sont élevés à une
sainteté par une privation des vertus supportée avec une parfaite résignation.
42. Si on ne va pas jusqu’à ne pouvoir
plus être arrêté en aucune chose que par la seule puissance de Dieu, on n’est
pas entièrement affranchi de la présomption : et si s’abandonne jusqu’à n’avoir
point d’autres bornes que celles que la volonté de Dieu s’est données à
soi-même, on n’est pas tout à fait dégagé de la propriété : et la
présomption et la propriété ne sont qu’impuretés.
43. Je n’ai jamais trouvé personne qui fit si
bien oraison, que ceux qui la font sans jamais avoir appris à la faire. Les
âmes qui n’y ont pas l’homme pour maître y ont le Saint-Esprit pour conducteur.
44. Jamais l’oraison ne manquera à qui aura le
cœur pur ; et qui continuera à faire oraison, connaîtra ce
que c’est que la pureté de cœur.
45. Dieu est si grand, et si
indépendant, que la pureté même lui est un moyen de se glorifier.
46. Pendant que l’abandon nous réussit,
nous épargne, plusieurs personnes vous le conseillent : dès qu’il nous
jette en quelque confusion, les plus spirituels crient contre.
47. On peut facilement comprendre la voie des
âmes qui vont de vertus en vertus ; mais qui [533] comprendra les routes
de celles qui tombent de précipice en précipice et d’abîme en abîme ? Ou qui pourra aider et soutenir ces amis de Dieu
si cachés, à qui il est peu à peu ôté tout soutien et toute aide, et qui sont
réduits autant dans l’impuissance de se reconnaître et se soutenir eux-mêmes,
que dans l’ignorance de tout ce qui les conserve ?
48. Qui a pu comprendre jusqu’où vont
les souverains hommages qui sont dus à la volonté divine ?
49.Les gens abandonnés sont conduits de
précipice en précipice, et d’abîme en abîme, comme s’ils étaient perdus.
50. La simplicité de la colombe est, de
ne pas juger ; la prudence du serpent est, de se défier.
51. La porte par laquelle une âme sort
de sa paix est la recherche de soi-même ; et la porte par laquelle elle y rentre
est son abandon total entre les mains de Dieu.
52. Hélas ! Qu’il
est dur de ne vouloir que la volonté de Dieu, et toutefois de croire n’avoir
fait autre chose que ce qui est contraire à la volonté de Dieu ; de ne rien souhaiter tant que de faire cette
volonté, et ne pouvoir pas même la connaître ; de la
pouvoir montrer très assurément aux autres et de ne pas la trouver pour soi ! Lorsqu’on en est tout plein et tout pénétré, on
ne la connaît plus. C’est un long et rigoureux martyre que celui-ci ; mais un martyre qui doit produire une paix
inaltérable en cette vie, et une félicité incompréhensible en l’autre.
53. Quiconque a appris à ne chercher
plus que la volonté de Dieu, trouve toujours tout ce qu’il cherche.
54. Lequel est le plus dur à une âme qui
a [534] connu et aimé Dieu, de ne savoir pas si elle aime Dieu, ou d’ignorer si
elle est aimée de lui ?
56. Dites-moi ce que c’est que ce qui n’est ni
séparé de Dieu, ni uni à Dieu, mais qui en est inséparable ?
57. Dites-moi quel est l’état d’une âme
qui n’a plus ni puissance ni volonté ; et ce qu’elle peut faire ou ce qu’elle
ne peut pas faire ?
58. Qui m’expliquera jusqu’où peut
aller l’abandon d’une âme qui ne se peut plus posséder en aucune chose, et qui
est vivement pénétré de la souveraineté du pouvoir et de la volonté de Dieu ?
59. Qui comprendra jusqu’où sont allés les
sacrifices intérieurs de Jésus-Christ, sinon celui à qui Jésus-Christ les a
manifestés ?
60. Comment perdront leur propre vie
ceux qui ne veulent pas perdre tous leurs biens ? Ou
comment se croient dépouillés de tout, ceux qui possèdent le plus grand trésor
qu’il y ait sous le ciel ? Mais ne me le faites pas nommer,
devinez-le si vous avez la lumière : il y en a un qui est moindre que l’autre,
qui se perd devant lui, mais que ceux qui doivent tout perdre ont le plus de
peine à perdre. fin.
Préface écrite
par le P. Lacombe, si l’on en croit le cinquième interrogatoire de Madame Guyon
devant greffier :
Question : Si ledit père de La Combe n’a eu aucune part à la composition dudit livre,
Réponse : A dit qu’elle l’a composé, et ne sait pas si le père de La Combe lorsqu’il a fait la préface dudit livre y a fait quelques corrections, qu’elle se souvient bien qu’il lui fit changer une [f ° 160] phrase qu’elle avait renversée, qu’il est vrai aussi qu’elle répondante ayant écrit le texte en français qu’elle avait prise dans une ancienne Bible imprimée à Louvain, le père de La Combe en corrigea les textes après l’avoir vérifié sur d’autres interprétations…
Claude Morali,
éditeur [235]
des Torrents et du Cantique nous informe sur le sort des écrits
de Madame Guyon :
En premier lieu aucun de ses écrits ne fut délibérément imprimé et édité à son initiative, si pourtant elle ne dédaigna jamais, bien au contraire, de communiquer par d’autres voies le fruit de ses inspirations. Ceux qui le furent le durent à des instigations étrangères dont elle affirme, au moins pour les premières, ensuite on n’en sait même rien, n’avoir fait que ne pas s’y opposer.
Le premier de ses livres, le plus répandu, « Moyen court et très facile pour l’oraison... » sort à Grenoble en 1685, sur l’intervention d’un conseiller au Parlement de ses amis, qui l’aurait vu par le hasard d’une visite chez elle, sur une table !
Le second, « Le Cantique des Cantiques interprété selon le sens mystique et la vraie représentation des états intérieurs » paraît à Lyon en 1688 sans doute par l’entremise de l’entourage du Duc de Chevreuse.
Ce Cantique paraît avec une Préface probablement
rapidement rédigée par le P. La Combe (elle est un peu terne), car sa
composition date de leur séjour antérieur commun en Italie à Verceil (Vercelli)
près de Turin où trois collaborateurs composèrent chacun leur écrit :
Lacombe son Orationis en
latin que l’on lira infra en traduction française, l’évêque Ripa son Cuore facilitata, Madame Guyon son Cantique.
PRÉFACE
Quiconque
lira avec attention cette explication du sacré Cantique, surtout s’il a quelque
discernement des voies intérieures, n’aura pas de peine d’avouer qu’elle a
quelque chose de surprenant. Un éclaircissement, aussi aisé et aussi bien suivi
d’un Livre des plus obscurs de la Sainte Écriture, ne peut être que le fruit d’une
assistance particulière du Saint-Esprit, puisqu’au sentiment des Saints[236],
ce Cantique ne peut être enseigné que par l’onction divine, ni appris que par l’expérience
et qu’il ne s’entend point au-dehors ni ne résonne point en public et n’est
entendu que de celle qui le chante et de celui pour qui il est chanté, qui sont
l’Époux et l’Épouse.
Chaque
lecteur trouvera, dans cet ouvrage, des traits qui mériteront son admiration et
des endroits qui, n’excédant pas sa capacité, pourront l’édifier : mais
ceux-là seulement y découvriront plus de beautés, qui par l’anéantissement d’eux-mêmes,
et par leur élévation en Dieu seront capables de comprendre ce chant Royal de l’Epoux
céleste et de son Amante ; y voyant avec ravissement le juste rapport de ce qui se dit ici, avec
les merveilles que Dieu opère dans les âmes les plus épurées. Car ce Cantique
ne se lit avec intelligence que par ceux qui lisent ce qui s’y chante, bien
plus dans le miroir de l’expérience intérieure, que dans le Livre même qu’ils
ont devant les yeux. C’est par cet essai du Cantique éternel, que l’âme
retournée dans son origine, commence à pénétrer sur la terre ce qu’elle ne
découvrira pleinement que dans le Ciel, et c’est ce qui a été prédit par Isaïe[237] :
Que le jeune Époux demeurera avec la
Vierge son Épouse : que l’Epoux trouvera sa joie dans son Épouse ; et que Dieu se réjouira en eux.
Si l’on
demande qui est cet Époux ? son Ami fidèle répondra : Que
celui qui a l’Épouse est l’Époux[238].
Et si l’on veut savoir qui est le jeune Époux qui possède l’Épouse ; il n’y a qu’à considérer, qui est
celui, qui étant le Fils éternel de Dieu, s’est fait dans le temps le Fils de l’homme ; afin d’être d’une même nature avec
l’Amante, qu’il devait épouser ; qui est mort pour la racheter et qui se l’est acquise au prix de son
sang. Par là même on peut connaître, que l’âme pure est cette Épouse mille fois
heureuse, qui en agit si familièrement avec Jésus-Christ.
Cet Époux
donc et cette Épouse demeureront éternellement ensemble ; puisqu’ils sont unis si intimement
par le lien d’un très pur amour, qu’ils ne sont plus qu’un cœur, qu’un esprit
et qu’un être. Et comme l’Épouse n’est plus capable d’autre joie que de celle
qu’elle prend en son Seigneur aussi l’Épouse trouve son plaisir dans son Époux ; et Dieu le Père prend aussi
véritablement ses délices dans l’Époux et dans l’Épouse, puisqu’il est le
centre de leur repos et le nœud de leur union. Que si Dieu se réjouit dans la vue de tous ses ouvrages[239],
admirant les beautés et les perfections qu’il leur a communiquées, combien plus
se plaît-il dans ce chef-d’œuvre de sa grâce et dans la noce éternelle de son
Fils unique avec son Amante très pure ?
L’Ami de l’Époux
le reconnaîtra aisément à sa voix et l’entendant il sera rempli de joie[240], il désirera même d’avoir
part au bonheur de l’Épouse ; n’ignorant pas que le même avantage lui est offert, s’il veut suivre
ses pas. Heureux celui qui, entendant ce chant mystique, sent que son cœur est
de concert avec lui ! Mais quiconque n’entend pas cette voix, ignore le vrai amour ; et plein de l’amour de soi-même,
et d’une attache sensuelle aux Créatures, il est incapable d’éprouver les
effets ineffables de la pure Charité.
Ce Livre
renferme des choses si mystérieuses qu’il ne faut pas s’étonner que l’explication
en soit si relevée et qu’on n’y découvre qu’avec peine les secrets les plus
profonds de l’intérieur : aussi porte-t-il avec justice le nom de Cantique
des Cantiques ; c’est-à-dire du plus noble et plus excellent de tous les Cantiques ; étant le plus agréable pour sa
matière, le plus relevé pour ses prophéties, le plus riche dans ses figures et
dans ses mystères ; et le plus charmant par les noms si tendres d’Époux et d’Épouse, sous
lesquels sont compris les amours et les communications réciproques du Verbe et
de l’Âme[241].
C’est l’éloge des éloges de Dieu, la louange de Jésus-Christ et de l’Église ; le chant de l’amour sacré et l’épithalame
du mariage éternel. C’est dans ces sacrés entretiens que Jésus-Christ instruit
l’Âme, comme étant son Maître, qu’il la loue et la caresse en qualité d’Époux ; et qu’il la purifie et
perfectionne, parce qu’il est son Dieu : et sa fidèle Amante répondant
parfaitement à ses desseins, reçoit assez de lumières et de grâces pour en
faire part à une infinité d’autres cœurs.
Or tout
cela ne se peut expliquer qu’en découvrant le secret commerce, qui se passe
entre Jésus et l’Âme, qu’il veut bien prendre pour son Épouse, et en même temps
les opérations mystiques par lesquelles Dieu s’applique à la purifier et à
demeurer soumise à son opération divine ; avec les déserts affreux et les
dures épreuves, par lesquelles elle va à son anéantissement, et par là même à
sa transformation en Dieu. C’est ce qui s’est fait heureusement dans cet écrit,
qui nous a été donné par l’organe d’une personne de piété ; laquelle paraît avoir été choisie
comme une autre Sulamite, pour nous en donner cet éclaircissement. Il y a lieu
d’admirer qu’elle ait pu déclarer avec tant d’ordre et de solidité les secrètes
démarches des Âmes en Dieu et les raretés les plus inouïes du Royaume
intérieur, tirant un sens si bien suivi et si clair d’un texte, qui paraît être
sans ordre et sans liaison. D’autant plus que la diversité des personnes qui y
parlent, les fréquentes interruptions et les expressions surprenantes par leur
détachement, et sous une allégorie continuelle, n’avaient rien en apparence, d’où
l’on pût tirer avec tant de justesse l’explication du commencement du progrès
et de la consommation de la voie intérieure.
L’on a fait
une infinité d’ouvrages pour interpréter ce Livre tout divin[242].
Les uns sont l’effet de l’étude, les autres sont le fruit de l’Oraison, et d’autres
ont été dictés par le regorgement de la plénitude que cause l’union divine.
Mais l’on distinguera celui-ci comme tout nouveau dans son genre, quoique sa
vérité soit éternelle en Dieu : et l’on remarquera qu’il est si singulier
qu’il peut passer pour original en cette matière, d’autant plus qu’il a été
fait sans préméditation, et sans autre livre que le sacré Texte.
Que l’humble
et pieux lecteur admire les profusions de la bonté divine envers les Âmes qui
lui sont fidèles, n’attribuant rien à la Créature que la misère qui lui est
naturelle, et qu’il glorifie le Seigneur de tout ce qu’il trouvera de solide et
d’édifiant dans cet ouvrage.
Salomon par
un mouvement certain du Saint Esprit, dont la foi de l’Église ne nous permet
pas de douter, et avant sa chute déplorable, a chanté par ce Cantique
mystérieux les chastes amours, les secrètes communications, la fidélité
réciproque, l’intime union, et le sacré mariage de Jésus-Christ avec son Église.
Mais cela même s’étend aussi à chaque Âme pure, comme étant un illustre membre
de ce Corps mystique, dont il est le chef. En un mot il y a compris l’abrégé de
tout ce que le Sauveur a fait pour l’Eglise sa principale Épouse ; et aussi ce qu’il a fait pour
chaque âme en particulier. Cet adorable Époux ayant fait pour chacune de ses
Amantes ce qu’il a fait pour toutes en général.
Tout ce qui
est compris dans ce Cantique[243]
est d’autant plus véritable qu’il est plus intérieur, et d’autant plus
infaillible devant Dieu qu’il paraît plus incroyable aux hommes peu éclairés ; mais le plus sage des hommes, par
la direction de l’Esprit saint de Dieu, a couvert la majesté de cette alliance
divine de tant de figures, même très communes, et il a caché des vérités si
incontestables sous tant d’énigmes qu’il est nécessaire que Dieu, qui est l’auteur
de l’écorce de ces mystères, en fasse pénétrer le sens, et que celui qui a
formé ce corps apprenne à y découvrir l’esprit, dont il l’a animé.
On prie
ceux qui ne sont pas expérimentés dans ces voies du saint Amour de ne pas en juger
par la seule lumière de la raison ; puisqu’on ne peut les apprendre
par nulle étude ; mais seulement par l’Oraison la plus abandonnée au Saint-Esprit[244],
et par le parfait renoncement de soi-même ; qu’ils croient plutôt que les
bontés de Dieu pour ses créatures sont infinies ; surtout pour celles[245]
qui renonçant à toutes choses pour l’amour de lui, le suivent à l’aveugle,
partout où il veut les conduire. Les miséricordes qu’il leur fait vont aussi
loin que l’amour qu’il leur porte : et puisqu’il a bien voulu donner sa
vie pour elles, faut-il s’étonner s’il les gratifie de sa parfaite union, et
conséquemment des caresses et faveurs qui en sont les fruits ? Il ne les a créées et rachetées
que pour les rendre participantes de lui-même ; et c’est pour les rendre propres à
son unité qu’il les fait passer par des routes impénétrables ; jusqu’à ce qu’étant parfaitement
purifiées, elles puissent devenir un même Esprit avec lui. Il ne serait pas
Dieu s’il n’avait des moyens infinis de se communiquer à ses créatures, inconnus
à tous autres qu’à ceux qui les éprouvent. Les vérités, qui se découvrent ici,
sont certainement comprises dans le livre du Cantique qui est expliqué :
mais ce n’est que pour ceux qui ont les yeux de la foi la plus dénuée, pour les
y voir. Ces mêmes vérités se prouvent aussi très réellement dans les âmes ; mais seulement en celles qui,
étant mortes à elles-mêmes, ne vivent plus qu’en Dieu : et[246]
qui, étant élevées au-dessus de tous sentiments, et de toutes lumières
humaines, sont heureusement arrivées à celui qui est infiniment au-dessus de
toute l’intelligence et de toute la pénétration de l’homme.
Quant à
ceux qui auront peine à croire ces expériences mystiques, qu’ils se gardent
bien de les condamner : l’humilité et la charité chrétienne leur doivent
faire craindre d’être du nombre de ceux qui, comme dit[247]
Saint Jude, donnent des malédictions contre les mystères divins, qu’ils
ignorent. Qu’ils travaillent plutôt à en faire l’expérience, se renonçant en
toutes choses, s’adonnant à l’oraison du cœur, avec une fidélité infatigable,
faisant et souffrant tout pour Dieu seul, agissant en toutes choses par le
chaste mouvement d’un amour désintéressé qui seul peut les conduire à lui-même,
et se contentant de la foi et de l’abandon pour entrer[248]
dans la suréclatante et plus que claire obscurité de la nuit ténébreuse, où
Dieu s’est caché pour cette vie, afin qu’ils y soient instruits par lui-même,
dans le silence et dans le plus secret du fond intérieur : ils en
éprouveront même plus que Dieu n’en a fait écrire ici, car il est certain que
des choses si ineffables ne se peuvent exprimer telles qu’elles sont.
Les Saints
Pères donnent encore un avis très important touchant la lecture de ce Cantique
du saint Amour : c’est que ceux qui ne sont pas purifiés de l’amour
charnel ne doivent pas présumer[249]
de manger cette viande solide, qui n’est que pour les parfaits : de
peur que n’ayant ni les oreilles, ni le cœur assez chastes pour entendre parler
de ces amours incorruptibles, ils ne se scandalisent de ce qui a été écrit pour
les plus purs amateurs de l’amour même, qui est Dieu, et qu’ils ne se figurent
la corruption de la chair et du sang, dans un Cantique amoureux où tout est
esprit et vie. Prenez garde, dit saint Bernard, de vous imaginer que nous
pensions qu’il y ait rien de corporel dans ce mélange du verbe et de l’Âme.
Nous ne disons que ce que l’Apôtre a dit[250] :
Que celui qui adhère à Dieu ne fait qu’un même esprit avec lui. Nous exprimons,
comme nous pouvons, le ravissement en Dieu d’une Âme pure ; ou la bienheureuse descente que
Dieu fait dans cette Âme ; parce que nous parlons à des personnes spirituelles. Cette union se
fait donc en esprit, parce que Dieu est esprit.
Les Juifs
même y apportaient déjà cette précaution : car, au rapport d’Origène et de
saint Jérôme, ils ne permettaient la lecture de ce Livre sacré, qu’ils ont
toujours reconnu pour l’ouvrage du Saint-Esprit, qu’aux personnes avancées en
âge et d’une grande maturité d’esprit. Ce chaste et secret commerce de l’Époux
et de l’Épouse n’est pas pour ceux qui sont encore enfoncés dans la boue de
leurs péchés, ni même pour ceux qui gémissent dans les travaux de la pénitence,
ni pour ceux qui se remuent et fatiguent encore par les bonnes activités, pour
la purgation de leurs sens et pour l’acquisition des saintes vertus. Ce n’est
pas qu’il n’y ait, dans ces entretiens de l’Époux et de l’Épouse, quelques
instructions pour toutes sortes d’états : mais à les prendre dans toute
leur étendue, et même dans la plus grande partie, c’est pour les parfaits qu’ils
ont été écrits.
Ce chant
céleste commence à se faire entendre dans le silence et dans le repos intérieur
de l’Âme, lorsqu’étant déjà fort dégagée d’elle-même et élargie en Dieu, elle
entre dans la fidélité passive et dans un plus parfait abandon, se laissent bien
plus conduire à son Époux qu’elle ne se meut et conduit soi-même : ce qui
est, selon l’Apôtre[251],
le propre des enfants de Dieu. Cela
même est assez visible dans la suite de ce même Cantique, singulièrement où l’Amante
dit[252] :
Que c’est le Roi qui l’a fait entrer dans
ses celliers, et où elle le conjure de la tirer, afin qu’elle coure après lui.
Saint
Grégoire Pape nous fait encore remarquer que, lorsque l’on entend parler dans
ce Cantique de baisers, d’embrassements, de joues, de mamelles, de jambes et de
cuisses, de lit et de mariage, loin d’en prendre sujet de se moquer de l’Écriture
redoutable, il faut au contraire admirer la miséricorde de Dieu, qui a voulu en
user envers nous avec tant de bonté que pour nous élever à l’expérience de son
divin amour, il s’est abaissé jusqu’à se servir des termes et des expressions
de notre amour charnel et impur, s’anéantissant jusqu’à nos façons de parler,
pour porter notre intelligence jusqu’aux secrets impénétrables de la Divinité,
et de son union avec les âmes pures. Nous ne devons donc chercher dans ces
figures corporelles que ce qu’il y a d’intérieur, et il faut ici parler du
corps, comme si l’on était hors du corps même. Ceux qui en sont fort dégagés
savent par leur expérience comment la grâce de Dieu le fait en eux. Pour les
autres, qu’ils se purifient avant que de vouloir entrer dans le Sanctuaire,
ainsi que saint Denis le leur ordonne. Mais un ouvrage tout divin se doit
laisser faire à Dieu, l’âme y contribuant seulement d’une fidèle soumission à
sa conduite. Car, comment la créature pourrait-elle faire ce qu’elle ne peut
même connaître et qui lui arrive, sans qu’elle puisse l’avoir prévu ? Le modèle en est dans l’idée de
Dieu, et l’exécution entre les mains de sa grâce. Il
demande un
cœur qui se donne parfaitement à lui, sans plus se reprendre, et qui le laisse
agir à son gré. L’Esprit et l’Épouse disent[253] :
Venez, que celui qui l’entend dise aussi :
Venez, celui qui rend témoignage de ces choses dit : Oui, je viendrai
bientôt. Amen ; venez, Seigneur Jésus. Un cœur souple et sans résistance, une oreille prompte et soumise, une
bouche pure et simple sont le cœur, l’oreille et la bouche que l’Époux désire
dans son Épouse, pour lui faire comprendre son Cantique, et pour le lui faire
chanter avec lui. Heureux ceux qui le comprennent dès cette vie ! ils le chanteront éternellement
dans le Ciel ; mais quiconque ne voudra point se dépouiller de la chanson de l’homme
n’apprendra jamais le Cantique de Dieu [254].
Que celui qui a des oreilles pour l’entendre
l’entende, car ces paroles sont très fidèles et très véritables.
Ce texte rédigé en latin à Verceil lors de la collaboration entre
l’évêque Ripa, madame Guyon et le P. Lacombe, que nous venons d’évoquer précédemment
pour la préface au Cantique, a été traduit par le Pasteur Dutoit, le dernier
éditeur de madame Guyon au XVIIIe siècle.
Nous reprenons ici la traduction éditée en 1795 dont le titre est bien
adapté à son époque ! Nous l’avons comparé à sa source manuscrite TP 5140/2
de la bibliothèque universitaire de Lausanne. Les variantes sont négligeables
et justifiées par un « lissage » préparant l’impression[255].
VOYES/DE LA/VÉRITÉ/À LA
VIE. /1795.[256]
« Exemplaire de la bibliothèque Jésuite Maison Saint-Augustin, Enghien puis Les Fontaines Chantilly avec la notation suivante : “la première partie de ce volume publié à Lausanne est la traduction d’un ouvrage du père Lacombe intitulé Analysis Orationis Mentalis (c’est le deuxième opuscule dans cet exemplaire-ci) — la deuxième partie (ici la première) est la Guide Spirituelle de Michel de Molinos. (Allenspach).” »
Celui qui a dit : Je suis la voie, la Vérité et la vie (Jean 14 verset 6) a toujours eu des Apôtres, rendant témoignage à sa parole, instruisant les hommes par son esprit ; telles sont les deux petits traités [note : le premier traduit du latin textuellement a conservé une espèce de rudesse pour n’en pas altérer le sens. Le second a déjà paru en plusieurs langues.] réunis dans cet ouvrage, qui se servent de moyens et preuves réciproques ; leurs auteurs ayant été les deux témoins hérauts et martyrs de la vérité : O hommes, qui que vous soyez, goûter et voyez ! (Psaume 33 verset 9 Vulgate) lisez avec un cœur simple, un esprit dégagé de préjugés, une bonne et droite volonté et vous éprouverez par une heureuse expérience, qu’en suivant ces Voies, la Vérité vous mènera à la Vie.
Voies de la vérité à la vie.
[invocation assez longue, omise]
L’oraison mentale est une application religieuse à Dieu, qui s’opère dans le cœur par le silence des lèvres. C’est ainsi que selon le sentiment des Pères, ayant fermé la porte, nous prions Dieu notre Père dans le cabinet, pendant que dans un profond silence et sans le secours des lèvres, nous présentons devant le scrutateur des cœurs, et offrons à Dieu seul nos demandes et nos supplications. Cette manière de prier est la plus excellente, et le degré le plus parfait de nos prières, par lequel nous répandons nos cœurs en sa présence.
On peut ranger sous trois classes ce qui appartient à l’oraison. Elle est ou méditative, ou affective, ou contemplative. La méditative consiste dans l’assemblage de plusieurs pensées pieuses, par lesquelles l’homme recueilli en lui-même, cherche attentivement les moyens et les raisons de s’élever à Dieu. C’est ce qui lui fait donner le nom de méditation.
L’affectif consiste dans de fréquentes, courtes et libres affections du cœur, par lesquelles on s’entretient avec Dieu, pour s’élever à son union et au divin baiser de la bouche par les mouvements ardents et enflammés du sentiment. C’est pourquoi on leur donne communément le nom d’aspirations. L’oraison contemplative est le regard fixe, simple et libre porté sur Dieu et ses divins attributs, accompagné d’une admiration religieuse ; c’est-à-dire que c’est une manière d’oraison sans actes proprement dits et multipliés, employés auparavant, l’âme imposant silence aux puissances, s’attache à Dieu par une simple vue, l’embrasse par un acte continuel de foi et d’amour, et se repose en lui par une jouissance tranquille ; c’est pour cela qu’elle a retenu le nom de contemplation.
La méditation est bonne, l’aspiration vaut mieux, mais la contemplation est préférable [14] aux deux autres. La méditation est comme les dents qui broient les viandes, l’aspiration est comme le palais qui distingue leur saveur, et la contemplation est comme le goût et la douceur qui en résulte, qui restaure et fortifie, et comme il y a incontestablement différents degrés d’oraison, pour le chrétien, les uns plus avancés et plus parfait que les autres ; il suit qu’on doit admettre ces trois ordres d’oraison gradués du plus bas degré, du degré moyen, et du plus haut, selon la distinction que nous venons d’en faire, et il n’est pas douteux que chacun n’ait son avantage pour tendre à la perfection chrétienne, à raison des progrès que les âmes ont fait dans la piété.
Nous avons dit que la méditation est bonne, car qui oserait le contester, pendant que David met tout son plaisir à méditer la voie de Dieu et son commandement, Psaume 119, vs. 47, pour en pénétrer la profondeur et pour les suivre avec plus de fidélité ? Ou quel fidèle pourrait blâmer la coutume des saints de la méditer jour et nuit, et de s’exercer dans ses ordonnances, afin que l’homme connaisse Dieu, qu’il se connaisse lui-même, qu’il détruise ses vices, qu’il acquière les vertus, et qu’il soit tout entier embrasé de l’amour divin ? C’est la méthode qu’on d’abord suivie les saints, ç’a été leur manière d’oraison, qu’ils ont enseignée, surtout au commencement de la conversion, et qu’ils ont sagement prescrite. On doit donc l’employer, en faire cas, et la regarder comme un précieux don de Dieu.
Cependant l’aspiration, ou l’oraison d’affection lui est préférable ; car comme elle est le fruit de la méditation, sa fin prochaine, et comme la partie la plus noble, qu’elle en est comme la graisse et la moelle (car la méditation n’en est que le prélude pour exciter le mouvement du cœur) il suit nécessairement que l’aspiration est plus parfaite que la méditation. Toutes enflammées de ses affections ardentes, elle est donc plus relevée que la première, et de là beaucoup plus avantageuse et plus utile. Car elle offre à Dieu autant d’holocaustes qu’elle pousse vers le ciel d’humbles prières et de profonds [16] soupirs du cœur ; et comme tous ses efforts se portent vers Dieu, comme le feu s’élève en sa présence, souvent cette manière d’oraison consiste plus dans des gémissements que dans des discours, dans des larmes que dans des paroles.
À cela on peut ajouter que dans cette manière d’oraison, qui réunit des affections redoublées, l’homme qui prie a de tendres entretiens avec Dieu, s’élève à lui, soupire continuellement vers lui, et usant de cette liberté que donne et porte avec lui l’esprit du Seigneur, lui renvoie incessamment ces ardentes affections qu’il a reçues de l’esprit de grâce : c’est par conséquent prier d’une manière plus excellente et plus vraie que de le faire par différentes considérations et de longues méditations, soit qu’on médite seul et avec soi-même, ou avec des créatures, quelques saintes qu’on les suppose. Car l’oraison est l’adhésion affective de notre cœur à Dieu, une sorte d’entretien familier avec lui, et comme une station d’un esprit illuminé pour en jouir, autant qu’on le peut : ce qui certainement n’a pas lieu lorsque dans les saintes méditations on cherche le bien-aimé par les rues et les places de la ville, mais elle suppose qu’on l’a trouvé, qu’on le tient et qu’on savoure avec délectation le doux fruit de sa présence, et que par de fréquentes affections le cœur s’élève et s’unit enfin à lui par une intime familiarité.
Le caractère essentiel de cette oraison et sa marque singulière est donc un entretien libre et continuel avec Dieu : tels sont presque toutes les formules d’oraison que nous voyons dans nos livres sacrés, comme les psaumes, les cantiques, les lamentations des prophètes, les cris des pénitents, les louanges des saints, tous les signes de l’Église et ses oraisons, surtout cette divine oraison appelée dominicale, que Jésus-Christ nous a enseigné, qui ouvre courte préface, dans laquelle nous adorons Dieu comme notre Père, renferme six demandes libres, c’est-à-dire tout autant de succinctes affections. C’est de cette manière que les saints ont prié le plus souvent, comme il paraît par les ouvrages de saint Ambroise, de saint Augustin, de saint Anselme, de saint Bernard, du livre de l’Imitation de Saint Bonaventure, de leurs manuels, de leurs soliloques, de leur prière recommandable par leur utile et par leur tour, par où ils ont montré que ceux qui étaient avancés devaient ainsi former leur oraison.
Mais ces anciens anachorètes et ces sages conducteurs des armes, ont aussi souverainement recommandé d’usage fréquent de cette courte, fréquente et secrète oraison ; et ils disent que c’est le vrai sacrifice, parce que le sacrifice agréable à Dieu est l’esprit brisé, c’est l’offrande salutaire, l’oblation pure, le sacrifice de justice, celui de louange, les vraies victimes, ces holocaustes offerts par des cœurs humbles et [18] contrits ; c’est le vrai pédagogue, qui sert d’entrée à la contemplation : enfin cette oraison est la mère et l’origine de l’action qui nous élève à Dieu, et en priant de cette manière nous sommes éclairés pour connaître les degrés de la montée céleste.
L’oraison de contemplation est la plus parfaite des trois : elle est le fruit et la fin des deux précédentes, leur but, leur terme, leur récompense, et leur couronne : la méditation serait imparfaite et moins utile sans le terme et le repos de la contemplation ; la méditation est une recherche, un travail pénible, mais on ne peut jamais trouver en elle ni une parfaite manière d’oraison ni la possession du souverain bien. Pour arriver à ce double bonheur de l’esprit, le repos, le terme, la découverte et la jouissance de Dieu comme notre dernière fin sont absolument nécessaires. Mais il faut soigneusement distinguer entre la perfection de celui qui prie et la perfection de l’oraison elle-même ; car un homme parfait peut sans obstacle méditer, mais sa perfection ne consiste pas dans la méditation ; puisque sans elle peut être parfait, si on a un genre de perfection plus élevée, et qu’on soit rempli de l’amour de Dieu. Et même la perfection de l’esprit exige absolument le repos, l’union, la jouissance, une charité paisible, qualité qu’une méditation agitée, altérée et toujours inquiète ne saurait jamais procurer ; et si elle se trouve par hasard avec la méditation, elles ne seront point le fruit de la méditation, mais celui d’une charité parfaite, sans laquelle l’esprit n’est jamais uni à Dieu, et en vertu de laquelle il se repose et s’unit à Dieu dans la partie supérieure de l’esprit ; quoique l’esprit par la volonté de Dieu ait quelquefois des entretiens avec lui comme un saint homme peut prier de bouche, et s’adresser à Dieu par des prières vocales, et cependant cette prière vocale n’est pas la perfection de cet homme, ni le moyen infaillible et immédiat de cette perfection, quoiqu’elle ait été un des moyens qui y conduisent. La méditation est donc une très bonne oraison, mais elle n’est pas une raison parfaite, ce qui est absolument conforme aux sentiments des Pères. La méditation, dit Saint-Thomas, est occupée à la recherche de la vérité, mais la contemplation se repose dans la simple vue de la vérité. C’est pourquoi lorsque l’âme fidèle, après des efforts plus ou moins longs, ou après avoir été prévenu par la grâce, (car il arrive quelquefois que le souverain arbitre de l’univers se fait trouver à ceux qui ne le cherchent pas) après, dis-je, qu’elle a trouvé son bien-aimé, qu’elle avait cherché par différents moyens et signes sensibles, ou par des actes particuliers répétés et distincts, qu’il s’est montré à elle comme son Époux, qu’il l’a introduite dans ses celliers, et lui a fait goûter de son vin précieux, qui donne le repos aux facultés de l’âme, et l’enivre de cette sainte et divine liqueur ; alors le simple regard de la foi et le tendre sentiment de l’amour l’unissent à lui et elle contemple. Elle ne s’occupe plus de ces actes marqués et répétés, qui auparavant étaient tout autant d’échelons qui l’élevaient et la conduisait à lui, elle goûte et voit en silence et en repos combien le Seigneur est bon, elle n’est plus agitée de soucis et d’inquiétudes, puisqu’elle a trouvé celui qu’elle aime, elle n’a d’autre besoin que de le conserver et de ne le plus perdre, elle ne pense plus qu’à se reposer tranquillement, sous l’ombre de celui qu’elle a tant désiré, qu’à témoigner l’amour le plus généreux à celui qu’elle trouve incompréhensible, en sorte que par une foi inébranlable et un amour ardent, laissant les pénibles efforts qu’elle faisait auparavant, elle porte avec d’autant plus d’assurance son amour sur ce Dieu qui est le sien, qu’elle conçoit qu’il est au-dessus de toute compréhension, et que son intelligence surpasse toutes choses ; elle se cache sous les ténèbres sacrées de la foi.
C’est cette prière de paix et de vérité, que le Seigneur avait promis par son prophète Jérémie 33 vs. 6 de révéler à ses serviteurs, et que Jésus-Christ nous a mérité par son sang. C’est, dis-je, une oraison de vérité, parce que c’est une oraison de paix, et plus elle est tranquille, plus elle est véritable. Car lorsqu’on sent la présence de Dieu, il faut lui laisser tout l’ouvrage et rester dans le sacré repos, ainsi la contemplation l’emporte d’autant plus sur la méditation et l’aspiration, qu’il est plus heureux de trouver que le chercher, goûter que de voir, d’embrasser que de soupirer, de se reposer que de courir, d’obtenir la vérité par la simple intelligence que d’aller à sa découverte par un discours laborieux. Et comme le repos est préférable au mouvement, le terme à la route, la fin au moyen, la jouissance au désir, ainsi cette espèce d’oraison simple doit succéder par une raison naturelle à toutes les autres espèces qui sont discursives ; car elles sont des courses qui portent à Dieu, celle-là est une union, une jouissance et une immersion en Dieu, en qui [22] sous le voile de la foi et sur les ailes de l’amour, il y a des espaces infinis à parcourir. Et même, cette oraison dominicale dont nous avons parlé ci-dessus, toute inspiratrice qu’elle soit, malgré le degré de perfection qu’elle renferme porte ce qu’il emploie à cet état plus élevé et à cette oraison toute de feu, connu et éprouvé d’un petit nombre ; elle les introduit, dis-je, en un degré éminent dans cette oraison ineffable, simple par son silence, quoique d’ailleurs plus éloquente que toutes les autres. Enfin la contemplation est une douceur aimable, un commencement de bonheur qui reçoit sa perfection dans la céleste patrie. Parole véritable ! Qu’y a-t-il de plus aimable que la béatitude, qui a-t-il de plus doux que le bonheur ? Et puisque la contemplation est le commencement du bonheur, ne sera-t-elle pas appelée à bon droit douceur très aimable, puisque l’âme jouit singulièrement et dans la réalité de ce souverain bien qui fait le partage des bienheureux dans le Ciel, qu’elle en jouit à la vérité, non dans la clarté de la gloire, mais sous l’obscurité de la foi ? Mais Dieu soutient dans l’oraison de la méditation la faiblesse de celui qui pense, sa mémoire est d’abord remplie de sagesse, parce qu’il goûte avec délectation les biens du Seigneur et que son intelligence en pensant devient la contemplation de l’amant. Voilà comment l’oraison moins parfaite qui avait été discursive, fait place à une plus parfaite qui est simple, c’est-à-dire lorsque l’intelligence de celui qui pense devient la contemplation de celui qui aime, ce qui est sortir de la méditation par la méditation même, et par elle passer à la contemplation. Presque tous les saints ont éprouvé cette dernière, et ont souhaité ardemment que chacun en fît l’expérience.
On ne doit donc condamner aucune de ces manières d’oraison, aucune ne peut être suspectée soit d’erreur, soit du plus petit danger ; et celui-là se déclarerait ennemi de Jésus-Christ et de son Église qui en interdirait une d’entre elles ; destructeur de la religion, il ferait outrage à l’Esprit saint ; car comme personne ne peut dire par un pieux mouvement, Seigneur, que par le Saint-Esprit, assurément quiconque dirait anathème à l’une de ces trois sortes d’oraison par lesquelles on cherche, on invoque, on aime véritablement le Seigneur, dirait certainement anathème au Seigneur Jésus, ce que personne ne peut dire en parlant par le Saint-Esprit. Tous ces genres d’oraison, étant donc sûrs et [24] approuvés, peuvent en toute sécurité être enseignés et employés. Il est donc d’un sage Théologien de les peser avec précision, et d’assigner à chacun son degré.
Aucune de ces espèces d’oraisons ne convient indistinctement à tous les fidèles, et cependant toutes peuvent convenir à chacun. Ce qu’il faut entendre de cette manière, comme dit saint Paul, que comme chacun a son propre don de Dieu, et qu’il y a des grâces différentes, il y a un même esprit qui gratifie chacun comme il lui plaît. Il suit qu’on doit conseiller à chacun le genre d’oraison auquel un habile directeur remarque qu’il est appelé.
Quoique d’après l’ordre naturel il faille commencer par la méditation, continuer par les affections, et enfin s’arrêter à la contemplation ; conformément à ce qu’ont dit avec vérité les Saints Pères ; qu’on ne peut parvenir autrement au genre le plus sublime de l’oraison, qu’en s’élevant insensiblement et par ordre selon ces divers degrés ; il faut excepter toutefois un ordre particulier de Dieu, qui fait commencer quelques-uns par les affections, d’autres mêmes par la contemplation. Car on a observé sagement [257] que le Seigneur avait assez souvent mis tout de suite dès le commencement de sa conversion, quelques personnes dans l’oraison d’affection, sans les faire passer par la méditation et le raisonnement, et qu’alors il fallait bien se garder de s’arrêter à la méditation, mais les pousser dans l’oraison affective. Quiconque aura parcouru le sanctuaire de l’intérieur reconnaîtra facilement la vérité de cette exception à l’aide du discernement sacré. Il sera même assuré que des enfants âgés seulement de quatre ans ; que de pauvres gens du peuple et des paysans ont reçu, même dès le commencement, un don éminent de contemplation et de contemplation passive. Car Dieu par sa grâce en tire plusieurs des choses sensibles et les élève au faîte de la contemplation, comme aussi par un juste jugement, il prive de la contemplation et abandonne ceux qui retournés au terrestre sont retombés. C’est donc une erreur manifeste sur les premiers principes de la Théologie mystique, de vouloir que tous suivent toujours le même mode d’oraison, ou d’ordonner que pendant toute la vie, chacun garde les règles d’oraison qu’il a reçue au commencement, ou de prétendre que les fidèles n’aient pas de conduites intérieures différentes de celle que le directeur leur aura [26] prescrit lui-même, malgré qui lui est déclaré, qu’ils sont fortement attirés à un autre état. Car comme dit l’Apôtre Qui a connu la pensée du Seigneur, qui a été son conseiller ?[258] Et ne sommes nous pas avertis par les divins Oracles, Que nous ne savons pas ce que nous devons demander, mais l’Esprit demande pour nous, par des soupirs qui ne peuvent s’exprimer[259]. Comment suivrons-nous les gémissements ineffables du Saint-Esprit si nous les rejetons comme un mal ? Et de plus : il ne faut pas mettre de bornes aux compassions du Seigneur, ni lui assigner ses moments à notre volonté.
Mais pour rendre l’objet plus clair, ramenons toute la question à ses principes.
Si nous considérons exactement ce que c’est que l’oraison, nous y découvrirons quatre choses qui constituent son essence, savoir, de de la part de l’homme qui prie, et de la part de Dieu qui règle l’oraison. De la part de l’homme, le but et la fin de l’oraison sont doubles ; la première d’élever l’homme à Dieu, la seconde de l’unir à Dieu. De la part de Dieu, la première condition nécessaire, c’est que l’Esprit saint préside à l’oraison et qu’il l’inspire puisque celui qui sonde les cœurs, sait ce que l’Esprit désire, parce qu’il le demande pour les saints selon Dieu[260]. La seconde, que l’homme consente, qu’il règle l’oraison selon sa volonté, puisque où est l’esprit du Seigneur, là est la liberté[261].
De là il découle manifestement qu’un des plus grands obstacles à l’oraison, surtout quand elle est avancée, c’est une sorte de dureté et d’attache à son propre esprit, qui l’assujettit à certaines règles, le lie de chaînes, ou l’occupe de vains scrupules, lui imposant des pratiques d’obligation, ou l’engageant à se les imposer à lui-même, afin qu’il ne puisse s’élever librement à Dieu, ou qu’il se resserre par des actes multipliés, singuliers, imaginaires, ou sensibles, dans lesquels il s’entortille et se fatigue, de manière qu’il ne puisse point s’unir à Dieu, qui est très simple, très tranquille et très unissant. Assurément pour que deux choses auparavant très discordantes puissent s’unir, il faut qu’il s’établisse entre elles une sorte de ressemblance et de proportion ; car comment pourrait-on unir autrement le mobile avec immobile, l’agitation avec le repos, le multiplié avec l’unité, le composé avec le simple, l’impur avec le pur, le contraire avec son contraire ? C’est la raison pour [28] laquelle afin que notre esprit soit admis à la divine union, il faut qu’insensiblement, il ramène et rassemble toutes ses fins, à une unique fin, tous ses desseins à un unique dessein, toutes ces vues à une unique vue ; enfin toute sa multiplicité, sa sollicitude, quelque pieuse qu’elle soit sur plusieurs choses, à la seule nécessaire ; autrement il ne parviendra jamais à la fin qui lui est destinée ; puisqu’il prendra le chemin tout contraire, comme l’a admirablement bien dit un des plus grands mystiques après les Apôtres, Denis l’Aréopagite. « Jésus lui-même concentre, réunit et perfectionne dans la vie unitive et divine nos mouvements divers et inconstants par l’amour des choses honnêtes, dirigé, et nous portant en lui. »
Merveilleuses paroles ! Plus cette vie est unissante, plus elle est divine, et la vie de Jésus manifestée à nos cœurs nous élève autant à la divinité qu’elle nous met dans l’unité ; d’où il arrive, que dans la proportion où quelqu’un est séparé de la communion à la vie divine, il l’est aussi de l’unité de l’Esprit.
C’est aussi le sentiment des anciens Pères que nous ne parviendrons à cette divine unité, que lorsque tout amour, tout désir, toute inclination, tout effort, toute pensée, tout ce que nous voyons, tout ce que nous disons, tout ce que nous espérons sera Dieu, et que cette unité qui est du Père avec le Fils, et du Fils avec le Père, aura été transfusé dans notre sens et dans notre esprit.
Voilà où se portaient tous les efforts des saints ; voilà ce qu’ils enseignaient et où doivent tendre ceux qui désirent de bien prier ? Jésus, l’objet de tous nos amours ! Enseignez vous-même ceux qui craignent de voir cette brillante lumière, et qui s’ennuient de considérer ce qui par une faveur singulière de Dieu, fait le plus grand bonheur des autres. Oui, dis-je, ô Sauveur, dont la bonté surpasse tous nos désirs, qui êtes mort pour réunir en un les enfants de Dieu[262] qui étaient dispersés, enfants, dis-je, intérieurs et dociles.
C’est le Saint-Esprit qui règle l’oraison, pourvu que notre cœur préparé lui soit présenté, afin qu’il y inspire l’oraison qu’il aura voulu. Car qui sait ce que désire l’Esprit, sinon l’Esprit lui-même ? Or le cœur est préparé lorsqu’il est pur, lorsqu’il est résigné, lorsqu’il est très soumis à l’ordre divin, lorsqu’il dépouille toute volonté propre, toute recherche de soi-même, pour s’abandonner entièrement à Dieu. Car c’est en vain que l’homme se lève avant la divine lumière, et si le Seigneur ne bâtit la maison, (l’oraison, cette Sion sainte) ceux qui la bâtissent y travaillent en vain[263]. C’est pourquoi il est fort [30] à craindre que l’oraison de plusieurs ne soit moins pure, moins méritoire, puisqu’ils la composent eux-mêmes avec plus de soin, qu’ils la choisissent à leur gré, lorsqu’il aurait fallu en abandonner la conduite au Saint Esprit car l’onction du Saint-Esprit enseigne toutes choses[264], mais ceux-là seulement qui ne s’arrêtent pas opiniâtrement à leurs propres inventions, obéissent docilement à son inspiration. Sans cela, on est bien éloigné de la parfaite oraison : non qu’il faille mépriser une religieuse préparation, nous sommes fort éloignés de le soutenir, mais on doit préférer la liberté du Saint-Esprit, à la propre dévotion, et on doit lui en laisser la principale conduite.
C’est pourquoi que les directeurs des âmes observent par quelle voie le Seigneur Jésus-Christ veut amener à lu