Plan de la Série

 

« MADAME GUYON »

 

2015 Dominique Tronc

 

 

 

 

EXPLICATIONS DE L’ ÉCRITURE

 

EXPLICATIONS DU NOUVEAU TESTAMENT

 

LA DIRECTION DE FÉNELON

 

DISCOURS SPIRITUELS

 

95 LETTRES DE DIRECTION

 

 

 

 

 

LA DIRECTION DE FÉNELON

PAR

MADAME GUYON

 

 

 

Correspondance présentée et éditée

par Murielle et Dominique Tronc

PRÉSENTATION

 

Une relation mystique.

(Murielle Tronc.)

La correspondance entre Madame Guyon et Fénelon est d’un exceptionnel intérêt : elle constitue à notre connaissance le seul texte relatant au jour le jour la « mise au monde » d’un mystique par une autre mystique servant de canal à la grâce. Le lecteur contemporain imprégné de psychanalyse frémira parfois devant les dérapages sentimentaux de Madame Guyon. Mais interpréter cette relation comme traduisant un érotisme frustré réduit à un connu élémentaire ce qui le dépasse visiblement, si l’on se penche sur ces textes avec respect et honnêteté : ils témoignent de la découverte expérimentale d’un au-delà du monde corporel et psychologique, qu’ils ont appelé Dieu. Il faut donc accepter d’entrer avec eux dans le territoire inconnu dont ils portent témoignage et que Madame Guyon a exploré seule sans personne pour la guider.

Elle a rencontré Fénelon peu avant le 3 octobre 1688, après qu’il lui eut été désigné par un rêve : 

Après vous avoir vu en songe, je vous cherchais dans toutes les personnes que je voyais, je ne vous trouvais point : vous ayant trouvé, j’ai été remplie de joie, parce que je vois que les yeux et le cœur de Dieu sont tout appliqués sur vous. (Lettre 154 [1]).

Il fut le disciple préféré, avec qui elle se sentait en union mystique complète ; il se révèla le seul dont les potentialités fussent égales aux siennes, ce qui explique son immense joie, le soin extrême qu’elle prit à le suivre pas à pas et les analyses remarquables qu’elle lui adressa durant de nombreuses années (dont ne demeurent que le début de leur relation et quelques vestiges) :

Dieu ne veut faire  qu’un seul et unique tout de vous et de Lui : aussi n’ai-je jamais trouvé avec personne une si entière correspondance, et je suis certaine que la conduite intérieure de Dieu sur vous sera la même qu’Il a tenue sur moi, quoique l’extérieur soit infiniment différent. (Lettre 132).

Le fondement de la relation de Madame Guyon avec ses enfants spirituels était la communication de la grâce dans le silence d’un cœur à cœur qui se poursuivait même à distance. Elle eut donc à apprendre à Fénelon à aller au-delà du langage, à préférer une conversation silencieuse :

Lorsque l’on a une fois appris ce langage [...], on apprend à être uni en tout lieu sans espèces et sans impureté, non seulement avec Dieu dans le profond et toujours éloquent silence du Verbe dans l’âme, mais même avec ceux qui sont consommés en Lui : c’est la communication des saints véritable et réelle. (L. 157).

Tout au long de ces lettres, elle tente par images d’exprimer le flux de grâce qui passe à travers elle :

Mon âme fait à présent à votre égard comme la mer qui entre dans le fleuve pour l’entraîner et comme l’inviter à se perdre en elle » (L. 276). Ou encore : « Dieu me tient incessamment devant Lui pour vous, comme une lampe qui se consume sans relâche […] Il me paraissait tantôt que je n’étais qu’un canal de communication, sans rien prendre. (L. 114). 

Sa mission est souvent lourde à supporter :

Dieu m’a associée à votre égard à Sa paternité divine […] Il veut que je vous aide à y marcher [vers la destruction], que je vous porte même sur mes bras et dans mon cœur, que je me charge de vos langueurs et que j’en porte la plus forte charge. (L. 154).

Elle sait combien cela paraît extraordinaire et elle insiste souvent :

Ceci n’est point imaginaire mais très réel : il se passe dans le plus intime de mon âme, dans cette noble portion où Dieu habite seul et où rien n’est reçu que ce qu’Il porte en Lui. (L. 146).

Avec l’autorité que donne l’expérience, elle fonde ontologiquement la paternité spirituelle dans l’importante lettre 276 :

Le père en Christ ne se sert pas seulement de la force de la parole, mais de la substance de son âme, qui n’est autre que la communication centrale du Verbe.

Cette circulation de la grâce se fonde sur le « flux et reflux » qui a lieu dans la Trinité même. Elle affirme avec force : « Tout ce qui n’est point cela n’est point sainteté. »

La tâche est immense et ne souffre aucune relâche :

Je me trouve disposée à vous poursuivre partout dans tous les lieux où vous pourriez trouver refuge et, quoi qu’il m’en puisse arriver, je ne vous laisserai point que je ne vous aie conduit où je suis. (L. 220).

Elle va lui faire quitter peu à peu tous ses appuis, à commencer par le domaine de l’intellect  auquel s’accroche cet homme si raisonnable et scrupuleux :

Vous raisonnez assurément trop sur les choses [...] Je vous plains, par ce que je conçois de la conduite de Dieu sur vous. Mais vous êtes à Lui, il ne faut pas reculer. (L. 128).

Il rend les armes et ironise sur lui-même :

 Je ménage ma tête, j’amuse mes sens, mon oraison va fort irrégulièrement ; et quand j’y suis, je ne fais presque que rêver [...] Enfin je deviens un pauvre homme et je le veux bien. (L. 149).

Elle lui fait abandonner toute ses habitudes d’ecclésiastique, son bréviaire (L. 231 sq.) et même la confession :

Il faut que (Dieu) soit votre seul appui et votre seule purification. Dans l’état où vous êtes, toute autre purification vous salirait. Ceci est fort. (L. 267).

Elle lui fait dépasser toute référence morale humaine :

Je vous prie donc que, sans vous arrêter à nulles lois, vous suiviez la loi du cœur et que vous fassiez bonnement là-dessus ce que le Seigneur vous inspirera. Ce n’est plus la vertu que nous devons envisager en quoi que ce soit, - cela n’est plus pour nous -,  mais la volonté de Dieu, qui est au-dessus de toutes vertus. (L. 219).

Le but est d’atteindre l’état d’enfance où Dieu seul est le maître et où nul attachement humain n’a plus cours :

C’est cet état d’enfance qui doit être votre propre caractère : c’est lui qui vous donnera toutes grâces. Vous ne sauriez être trop petit, ni trop enfant : c’est pourquoi Dieu vous a choisi une enfant pour vous tenir compagnie et vous apprendre la route des enfants. (L. 154).

Elle le ramène sans cesse à l’essentiel :

Il faut que nous  cessions d’être et d’agir afin que Dieu seul soit. (L. 263).

On mesure facilement les difficultés de Fénelon : dans cette  société profondément patriarcale, ce prince de l’Eglise à qui toute femme devait obéissance a dû s’incliner devant l’envoyée choisie par la grâce. Elle ne s’y trompe pas et lui dit carrément :

Il me paraît que c’est  une conduite de Dieu rapetissante et humiliante pour vous qu’Il veuille me donner ce qui vous est propre. Cependant cela est et cela sera, parce qu’Il l’a ainsi voulu. (L. 124).

Plus tard, elle lui écrit avec humour et tendresse :

Recevez donc cet esprit qui est en moi pour vous, qui n’est autre que l’esprit de mon Maître qui S’est caché pour vous non sous la forme d’une colombe [...], mais sous celle d’une petite femmelette. (L. 292).

Leurs deux tempéraments étaient opposés : il était un intellectuel sec et raisonnable, un esprit analytique très fin, un ecclésiastique rempli de scrupules ; elle était passionnée, parfois un peu trop exaltée, et surtout elle ne pouvait rien contre les « mouvements » de la grâce, si prompts qu’elle agissait et écrivait sans y pouvoir rien (L. 253). Elle s’excuse souvent de ce qu’elle est :

Dieu m’a choisie telle que je suis pour vous, afin de détruire par ma folie votre sagesse, non en me faisant rien, mais en me supportant telle que je suis. (L. 171). 

Mais avec tendresse et rigueur, elle le bouscule pour lui faire lâcher ses attachements personnels et le ramener à tout prix vers l’essentiel. On le voit peu à peu abandonner ses préjugés et ses peurs, il la rassure :

Rien ne me scandalise en vous et je ne suis jamais importuné de vos expressions. Je suis convaincu que Dieu vous les donne selon mes besoins. 

Et il termine en souriant sur lui-même :

Rien n’égale mon attachement froid et sec pour vous. » (L. 172).

Surtout il accède à l’essence même de la relation spirituelle :

Je ne saurais penser à vous que cette pensée ne m’enfonce davantage dans cet inconnu de Dieu, où je veux me perdre à jamais. (L. 195).

Il règne entre eux deux un rapport complexe d’autorité réciproque : bien qu’elle lui laisse son entière liberté, il sait bien que sa parole est vérité et avertissement divin (L. 220). Quand elle manque de mourir, il lui écrit, éperdu :

Si vous veniez à manquer, de qui prendrais-je avis ? Ou bien serais-je à l’avenir sans guide ? Vous savez ce que je ne sais point et les états où je puis passer.  (L. 249).

Inversement,  elle le considère comme signe de Dieu pour elle et lui affirme toujours sa soumission en tout :  

Il n’y a rien au monde que je ne condamnasse au feu de ce qui m’appartient, sitôt que vous me le diriez [...] Comptez, monsieur, que je vous obéirai toujours en enfant. (L. 169).

Avec une totale confiance et une grande estime, elle se confie à lui car elle est dans un état d’enfance, d’abandon trop profond à la volonté divine pour vouloir encore réfléchir ou décider par elle-même :

Notre Seigneur m’a fait entendre que vous êtes mon père et mon fils, et qu’en ces qualités vous me devez conduire et me faire faire ce que vous jugerez à propos, à cause de mon enfance qui ne me laisse du tout rien voir, ni bien ni mal, que ce qu’on me montre dans le moment actuel. (L. 280).

Il lui répondra toujours avec une déférence et une délicatesse extrêmes : sans oser lui donner d’ordres, il lui suggère des solutions dans des problèmes délicats ou familiaux.

Si Madame Guyon a été source de souffrances purificatrices pour Fénelon, il a été pour elle le support de projections psychologiques intenses, qui elles aussi ont été détruites par la Providence. Fénelon fut précepteur du duc de Bourgogne de 1689 à 1697 et aurait pu devenir son premier ministre après la mort de Louis XIV : Madame Guyon et son entourage ont rêvé d’une France enfin gouvernée par un prince bien entouré et imprégné de spiritualité, au point que Madame Guyon  s’est laissée aller à des prédictions à propos de ce prince :  

Il redressera ce qui est presque détruit [...] par le vrai esprit de la foi. » (L. 184).

On sait que le Dauphin mourut en 1712. De même, Madame Guyon vit en Fénelon son successeur après sa mort. En avril 1690, croyant mourir, elle lui confia sa charge spirituelle :

Je vous laisse l’Esprit directeur que Dieu m’a donné [...] Je vous fais l’héritier universel de ce que Dieu m’a confié. » (L. 248). 

Malheureusement Fénelon est mort avant elle en janvier 1715. Si  Fénelon n’a pas pu continuer  après elle, il a été d’une grande aide puisqu’il a pris en charge ceux qui se trouvaient autour de lui. Petit à petit, on voit Madame Guyon lui donner des conseils pour diriger certains amis, et il expérimente à son tour la communication de la grâce cœur à cœur avec ses propres disciples :

Je me sens un très grand goût à me taire et à causer avec Ma. Il me semble que son âme entre dans la mienne et que nous ne sommes tous deux qu’un avec vous en Dieu. Nous sommes assez souvent le soir comme des petits enfants ensemble, et vous y êtes aussi quoique vous soyez loin de nous. (L. 266).

Ceci ne peut exister que dans son union avec elle, lui explique Madame Guyon :

Vous ne ferez rien sans celle qui est comme votre racine, vous enté [enraciné] en elle comme elle l’est en Jésus-Christ [...] Elle est comme la sève qui vous donne la vie. (L. 289).

Comme on le voit très clairement dans les lettres aux autres disciples,  il s’est formé autour de Fénelon un cercle spirituel équivalent à celui de Madame Guyon à Blois, au point que tous les appelaient « père » et « mère ».

Tout au long de ces années, Madame Guyon s’émerveilla de leur union si totale en Dieu :

Vous ne pourriez en sortir [de Dieu] sans être désuni d’avec moi, ni être désuni d’avec moi sans sortir de Dieu. » (L. 271).

Elle célèbre la liberté absolue de cette union au-delà de l’humain « au-dessus de ce que le monde renferme de cérémonies et de lois » : 

Les enfants de l’éternité […] se sentent dégagés de tous liens bons et mauvais, leur pays est celui du parfait repos et de l’entière liberté. » (L. 271).

Même la mort ne pouvait les désunir :

Le jour qu’il tomba malade, je me sentis pénétrée, quoique assez éloignée de lui, d’une douleur profonde mais suave. Toute douleur cessa à sa mort et nous sommes tous, sans exception, trouvés plus unis à lui que pendant sa vie. (L. 385 à Poiret).

 


Etat documentaire

 

Quelques précisions peuvent être utiles au lecteur soucieux de mieux connaître les conditions dans lesquelles se déroulèrent les relations entre madame Guyon et Fénelon [2] :

L’ensemble du volume présent couvre environ le sixième de la correspondance de madame Guyon : c’est la plus importante série de lettres de directions qui nous soit parvenue ; encore avons-nous perdu la moitié des lettres échangées entre madame Guyon et Fénelon qui aurait constitué la suite de ce que l’on va lire.

On sait que le premier de quatre recueils manuscrits fut utilisé par Dutoit en 1767-1768 mais il ne nous est pas parvenu. Les lettres éditées par Dutoit furent reconnues comme authentiques et publiées en majeure partie tardivement par Masson [3]. Il ouvre cette correspondance.  Le second recueil, un anonyme découvert par I. Noye à la B.N.F., est édité dans notre complément de l’année 1690. L’existence de deux derniers recueils perdus a été établie [4].

Nous éditons ici cette correspondance en quatre sections :

I. La « Correspondance secrète » de l’année 1689, premier volume publié au XVIIIe siècle, reconnue authentique et publié en majeure partie par Masson en 1907, couvre les quatorze premiers mois de la rencontre (octobre 1688 à décembre 1689).

II. Le complément de l’année 1690 couvre presque la même durée (fin décembre 1689 à la fin de l’année 1690). Cet apport du recueil découvert par I. Noye a été édité pour la première fois en 2003 en ce qui concerne les lettres écrites par Madame Guyon [5]. 

III. Lettres écrites après 1690 reprend les rares témoignages qui nous sont parvenus de la correspondance ultérieure. Une pièce importante et  révélatrice est daté de mai 1710 et a fait le voyage de Cambrai à Blois et inversement, probablement portée par le marquis de Fénelon ou par le « chevalier » Ramsay. Écrite sur deux colonnes comportant d’un côté des questions posées par l’archevêque et de l’autre  les réponses de Madame Guyon, procédé assez souvent rencontré ailleurs, elle est édité de façon compréhensible en faisant suivre les réponses aux questions [6]. Ce précieux témoin éclaire sur le type de relations qui perdura après 1703 jusqu’à la mort de Fénelon en janvier 1715 grâce à des lettres portées par des amis sûrs entre Blois et Cambrai (il en fut de même vers l’étranger, en particulier vers l’Écosse et la Hollande).

IV. Lettres non datées ou d’attributions incertaines.

Des lettres de datation inconnue ou d’attribution douteuse ont été en outre proposées dans le présent volume : il s’agit de notre collecte basée sur des indices ténus. Elle est faite sur l’ensemble nettoyé de toutes précisions de noms ou de dates par les disciples. Il s’agit des cinq volumes publiés au XVIIIe siècle et regroupés dans notre dernier tome de correspondance [7].

[V.] Il faudrait tenir compte de lettres qui, par l’intermédiaire du duc de Chevreuse ou de la petite duchesse de Mortemart, furent connues de Fénelon. À l’époque ce dernier ne pouvait apparaître comme destinataire : l’abbé promu bientôt archevêque devait être protégé d’attaques menées contre le cercle quiétiste animé par sa « Dame directrice ». On passe d’une conduite à fin mystique à celle de l’histoire d’un combat inégal [8]. Cette cinquième partie s’écarte d’une direction mystique de Fénelon : on peut donc l’omettre entièrement.

On omet aussi un échange de poésies spirituelles d’origine douteuse [9] qui n’apporte guère de compléments utiles aux relations épistolaires en prose. On consultera deux éditions critiques pour les sources publiées ou manuscrites, les événements et les personnages, etc. [10]

Outre quelques ajouts et corrections, l’ordre des lettres a parfois été déplacé depuis notre précédente édition [11]. Il demeure toujours incertain.

§

L’essentiel de ce qui nous a été conservé couvre six trimestres (janvier 1689 – Juin 1690) et présente une répartition uniforme dans sa partie centrale. La moyenne relative à la correspondance totale, pour cette année et demie, atteint trente lettres par mois, soit une lettre par jour - la correspondance passive issue de Fénelon y contribuant en moyenne pour neuf lettres par mois, soit une lettre tous les trois jours.

On pense que des lettres de Madame Guyon furent adressées à Fénelon longtemps auparavant [12]. On sait que la correspondance continua après 1690, indirectement relayée par le duc de Chevreuse ; elle fut interrompue par l’emprisonnement à la Bastille de Madame Guyon, pour reprendre ensuite : les courriers entre Cambrai et Blois étant assurés par le marquis neveu de Fénelon et le « chevalier » Ramsay comme déjà indiqué, mais aussi par d’autres (Écossais, Dupuy ?, …) les deux « cahiers de lettres » de ce qui suit le corpus des années 1689-1690 resterait à découvrir ?

Il est enfin éclairant de noter la distribution des lettres écrites par Fénelon à divers correspondants pendant ses deux années de premières relations avec madame Guyon :

Pour l’année 1689, les 49 lettres de Fénelon, éditées par Orcibal, sont adressées à : Madame Guyon (36), Chevalier Colbert (5), Mme de Maintenon (3), autres (4).

Pour l’année 1690, les 54 lettres de Fénelon, éditées par Orcibal, sont adressées à : Madame Guyon (19), Mme de Maintenon (7), la comtesse de Gramont (9), Seignelay (6), d’autres (13).

Plus de la moitié du total des lettres sont ainsi  adressées à Madame Guyon. Madame de Maintenon vient en seconde place. Elle est suivie de près par les autres dirigé(e)s de l’abbé.


Chronologie

 

Il est éclairant d’évoquer les événements couvrant vingt-huit mois de correspondance intense : chronologie  courte car nous avons peu de renseignements précis sur une période assez heureuse [13] :

13 septembre 1688 : Madame Guyon sort de la prison de la Visitation du Faubourg Saint-Antoine, suite aux interventions de Mme de Miramion et d’une abbesse parente de Mme de Maintenon.

« Un peu avant le 3 octobre 1688 » a lieu la rencontre décisive avec l’abbé de Fénelon au château de Beynes [14]. Mme Guyon est malade durant trois mois avec un abcès à l’œil. Elle réside chez les Miramionnes. Mme de Miramion découvre les calomnies du P. la Mothe [15].

2 décembre 1688 : Fénelon écrit à Mme Guyon. Fénelon prêche successivement à des religieuses (28 novembre, 1er dimanche de l’Avent), aux Nouvelles Catholiques (12 décembre, 3e dimanche de l’Avent), à la maison professe des jésuites (1er jour de l’an 1689.)

Entre le 10 et le 14 avril 1689 a lieu une entrevue entre Fénelon et Mme Guyon, puis à partir du 22 au 30 avril 1689 Mme Guyon séjourne à la campagne [16].

20 juin 1689 : rencontre à Saint-Jacques de la Boucherie [17].

17 juillet 1689 : Fénelon écrit : « Je reviens de la campagne [Germigny ?] j’ai demeuré cinq jours [18] ».

24 et sans doute 28 août 1689 : Rencontres.

25 août 1689 : Armand-Jacques, le fils aîné de Madame Guyon, est blessé à l’engagement de Valcourt. Il restera estropié [19].

26 août 1689 : sa fille Jeanne-Marie épouse Louis-Nicolas Fouquet, comte de Vaux.

29 août 1689 : Fénelon, prête serment devant le roi comme précepteur du duc de Bourgogne. Il commence son enseignement le 3 septembre et réside désormais à Versailles.

Début octobre 1689 : Fénelon « n’a pas assez de foi ». Crise de novembre [20].

Janvier 1690 ? : Lettre de Fénelon à Mme de Maintenon [21] « sur ses défauts. »

Février 1690 : « Pour ma santé, elle est bien détruite…[22] »

L’année 1690 est très mal documentée en ce qui concerne Madame Guyon : « Ayant quitté ma fille, je pris une petite maison éloignée du monde…[23] » Longue période sans événements datés de Mme Guyon.

Jean-Baptiste Colbert, marquis de Seignelay, fils aîné du ministre, est assisté par Fénelon et meurt le 3 novembre 1690. (Les filles Colbert ont épousé les ducs de Beauvillier et de Chevreuse, disciples de Madame Guyon).

8 novembre 1690 : Fénelon va à Issy remettre une lettre à M. Tronson, son ancien confesseur, à la demande de Mme de Maintenon.

29 novembre 1690 : mise à l’index du Moyen court.

11 décembre 1690 : Fénelon participe à un conseil des directeurs de Saint-Cyr qui décide de la vocation de Mme de la Maisonfort.

Avertissement

 

Nous allégeons l’apparat critique. On le trouvera complet dans nos éditions critiques de Madame Guyon, Correspondance…, Tomes I à III, op.cit. Les numéros de ces pièces suivaient une reprise propre à chaque tome : ils sont placés ici entre crochets après la numérotation continue adoptée dans le présent ensemble.

Les lettres écrites par Fénelon bénéficient d’une mise en relief par l’usage d’italiques. On se reportera à la Correspondance de Fénelon, I à IV, Klinksieck, 1972 à 1976, pour bénéficier de précieuses notes établies par Jean Orcibal, comme souligné précédemment. Les corrections reportées en errata dans Madame Guyon, Correspondance III, 923 sq., ont été intégrées ; de nouvelles ont été introduites.



 

 

 

CORRESPONDANCE

 

 

 

 

LA DIRECTION DE FÉNELON

PAR

MADAME GUYON

 

 



Automne 1689

1. [1.84.] À Fénelon. Octobre 1688.

Voilà quelques petits écrits, dans lesquels on vous prie en démission1 de réprouver tout ce qui n’est pas de l’Esprit de Dieu, et de faire à l’égard de ces écrits l’office de juge et de censeur, car celle dont on2 s’est servi pour les écrire souhaite fort que tout ce qui se sera glissé d’elle soit ôté. Que de bon cœur l’on exposerait tous les autres à votre lumière, et avec quel plaisir vous prierait-on de brûler tout ce que le propre esprit aurait produit, si l’on ne craignait de vous fatiguer de leurs lectures ! Si cependant vous ne les jugez pas indignes de votre application, je vous enverrai ceux qui sont transcrits, les originaux étant trop difficiles à lire, que je vous ferais voir dans la suite, si vous vouliez.

 Vous devez par retour ne rien épargner dans ces écrits, puisque je vous les présente avec autant de soumission que de simplicité. Si les propositions que j’ai mises sur cette feuille trouvent chez vous du rebut3, rayez-en ce que vous n’approuverez pas. J’ai un instinct de vous faire juger de ce que j’ai écrit. Lorsque vous aurez lu ce que je vous envoie, vous aurez la bonté de me les renvoyer avec la correction. Je ne vous enverrai aucun autre, [à moins] que vous ne me marquiez précisément que vous n’en serez pas importuné, mais cela sans nulle façon. Ne regardez pas à la personne, qui n’a rien que de méprisable. Dieu l’a choisie de la sorte afin que la gloire de Ses œuvres  ne fût point dérobée. Dieu me donne en vous beaucoup de confiance, mais elle ne vous sera jamais à charge, car cela n’exigera aucuns soins qui puissent se faire remarquer. Si vous voulez bien que je m’adresse à vous dans la suite, je le ferai par la voie que je vous ai marquée, et non autrement. Si Dieu vous inspire de me refuser, faites-le sans façon ; mais pour moi, je suivrai toujours le mouvement de vous soumettre toutes choses. J’ai suivi votre conseil pour la confession.

Je suis depuis quelques jours dans un état continuel de prière pour vous. Non que je désire rien de particulier, ni que je demande chose aucune : c’est un état qui peut être comparé à une lampe, qui brûle sans cesse devant Dieu. C’était l’état de prière de Jésus-Christ, et c’est pourquoi les sept Esprits qui sont devant le trône de Dieu, sont bien comparés aux sept lampes qui brûlent jour et nuit4. Comme ce que Dieu veut opérer en vous par cet état de prière trouve chez vous encore quelque opposition et n’a pas son effet, cela me fait souffrir une peine très forte qui est comme un resserrement de cœur, en sorte que j’éprouve que Celui qui prie en moi5 n’est pas exaucé entièrement. Cette prière n’est nullement libre en moi ni volontaire, mais l’esprit qui prie n’a pas plutôt eu son effet que la prière cesse et donne lieu à l’effusion de la grâce. Cela m’arrive souvent pour les âmes, mais moins fortement et pas si longtemps. Il faut que les desseins de Dieu sur vous s’accomplissent. Vous pouvez bien les reculer par un arrangement presque imperceptible, mais non les empêcher. Leur retard ne servira qu’à augmenter la peine et allonger la rigueur. Souffrez ma simplicité.

1En démission d’esprit ou abandon à la conduite divine.                    

2Dieu.                          3du rebut : un rejet.            

4Apoc. 4, 5.                  5Rom. 8, 26.

Lettre n° 84 dans Madame Guyon, Correspondance Tome I Directions Spirituelles, Edition critique établie par Dominique Tronc, Honoré Champion, 2003. – Nous donnons ce numéro [1.84] à la suite du numéro d’ordre propre à ce volume (qui sera continu pour couvrir l’ensemble de la Correspondance entre madame Guyon et Fénelon).          

      2. [1.85.] À Fénelon. Octobre - novembre 1688.

Depuis hier au matin que je me suis donnée l’honneur de vous écrire, surtout cette nuit que j’ai passée sans presque dormir, j’ai été si fort appliquée à Dieu pour vous, et le suis encore, qu’il me semble que mon âme se consume devant Lui pour vous. Vous m’êtes très uni, et mon cœur se répand dans le vôtre sans peine. La sécheresse me paraît moindre : il me semble que Dieu verse dans ce cœur tout ce qui vous est nécessaire pour soutenir votre emploi, et que plus Il vous élève d’un côté, plus Il vous abaisse de l’autre, voulant que Ses grâces passent par un si misérable canal. Mais je me sens depuis ce temps très renouvelée dans l’application à Dieu pour vous, de manière que Dieu me presse encore plus que devant, me tenant sans cesse dans Sa présence pour vous avec bien de la force et de la douceur. Je ne puis douter que ce ne soit pour vous, car mon âme est appliquée par Dieu même à la vôtre de telle sorte qu’il n’y a que l’expérience qui le puisse faire concevoir.

Je suis toujours plus certaine de ce que je vous ai mandé. Dieu me donne les choses de telle sorte qu’elles me viennent comme des pensées purement naturelles. Dans le moment, je sais que cela est, et je le dis ou l’écris sans savoir pourquoi je le dis : cependant tout se vérifie à la suite, et Dieu ne m’a point encore trompée, parce que je n’ai point ces sortes de choses par des lumières évidentes, mais comme si je les savais déjà. Elles se trouvent en moi de cette sorte. Mais comme mon état est très nu et fort pur, et qu’il ne reste rien (rien ne causant espèces et tout étant comme devenu naturel), lorsque l’on m’en reparle, je ne sais pourquoi j’ai dit cela et je ne sais quoi répondre.

Cependant, Dieu vérifie ce qu’Il a fait dire. Les lumières ou paroles intérieures que reçoivent quelques-uns ont souvent des significations différentes de ce qu’ils s’imaginent, parce que les expressions distinctes et les lumières portent cela avec elles. Mais ceci est tout différent. C’est comme une chose qui est, sans savoir qui l’a apprise, ni pourquoi on la dit. Il y a de ces sortes de choses certaines qui portent avec elles une certitude avec une onction : et celles-là sont assez infaillibles. Il y en a d’autres qui se disent tout naturellement et sans y penser ; elles viennent cependant du fond, et celles-là sont immanquables. Mais il y a de simples pensées que la conversation ou le raisonnement font venir, et celles-là n’ont rien de fixe ni d’assuré. Et qui voudrait que, parce qu’une personne est à Dieu au point d’avoir cette science simple (qui est le fruit d’une extrême mort), que tout ce qu’elle dit par son esprit ou raisonnement naturel sur les choses qu’on lui propose eût le même caractère, se tromperait beaucoup. Ainsi cela doit faire une grande différence.

Il y a des âmes qui ne m’appartiennent point, auxquelles je ne dis rien de tout cela. Mais celles qui me sont données, comme la vôtre, Dieu, en me les appliquant très intimement, me fait aussi connaître ce qui leur est propre et le dessein qu’Il a sur elles. Je l’ai connu et vous l’ai écrit dès le commencement, dans le temps même que je n’avais point de commerce de lettres avec vous. Et Dieu l’a voulu de la sorte, afin de vous faire voir que Son esprit est vérité, et à mesure que, dans plusieurs années d’ici, le reste se vérifiera, ce vous sera un témoignage qu’Il a voulu se servir de ce méchant néant pour vous communiquer Ses miséricordes et pour l’accomplissement de Ses desseins sur vous, afin de vous servir de contrepoids.

 C’est donc un moyen d’avancement et de communication intérieure pour vous, quoique de loin, et qui ne peut être interrompu par la distance des lieux. Il ne le pourrait être que par le défaut de correspondance1 de votre part, qui, jugeant cela inutile et même croyant par indifférence qu’il est mieux de ne point vouloir son avancement, se tromperait. Car Dieu veut assurément cette docilité de vous pour un temps, jusqu’à ce qu’Il vous ait entièrement perdu en Lui : alors ce ne sera plus une communication pareille à celle d’une fontaine supérieure, qui se déchargera dans une autre, mais comme deux rivières portées l’une dans l’autre à la mer ne font plus qu’un seul lit égal, qui n’est plus qu’une même eau. Je ne sais si je m’explique bien.

 Recevez donc ce pauvre cœur, puisque Dieu le veut de la sorte. Et soyez assez petit pour agréer ce moyen, qui glorifie d’autant plus Dieu qu’il est plus bas et misérable. C’est assurément, oui assurément, dans cette union que Dieu vous donnera ce qui vous sera nécessaire pour tout. Je crois que vous serez assez abandonné pour être content de manquer à tout. Mais vous devez vouloir cela, parce que Dieu le veut. On ne peut être plus unie à vous que je la suis. J’y trouve même assez de correspondance.

1Vie 3.9.10 : « Il me fut demandé un consentement : je le donnai; alors il me parut qu’il se fit de lui à moi comme une filiation spirituelle. J’eus occasion de le voir le lendemain, je sentais intérieurement que cette première entrevue ne le satisfaisait pas, qu’il ne me goûtait point, et j’éprouvai un je ne sais quoi qui me faisait tendre à verser mon cœur  dans le sien, mais je ne trouvais pas de correspondance, ce qui me faisait beaucoup souffrir. La nuit, je souffris extrêmement à son occasion. Nous fûmes trois lieues enfermés en carrosse ; le matin, je le vis, nous restâmes quelque temps en silence et le nuage s’éclaircit un peu, mais il n’était pas encore comme je le souhaitais. Je souffris huit jours entiers, après quoi je me trouvai unie à lui sans obstacle ».

      3. [1.86.] À Fénelon. Octobre-novembre 1688.

Outre le goût général que j’ai pour votre âme, qui m’est une certitude continuelle qu’elle est comme Dieu la veut, c’est qu’il est aisé de juger même par vos paroles, que, quoique l’extérieur soit fort éteint chez vous, il y a cependant une vie profonde, et d’autant plus pure que Dieu en est seul le principe et la fin : il y a une activité amoureuse, quoique secrète et cachée ; et la volonté, qui est le siège de la vie intérieure, comme le cœur est celui de la vie animale, a une activité continuelle mais profonde.

Ce qui fait que cette vie est fort cachée, c’est qu’elle est toujours tendante directement à sa fin et que, ne se recourbant point par le propre intérêt, elle est comme une flamme toujours droite, qui ne gauchit point, parce que le propre intérêt est fort amorti quant au fond, quoique non pas quant aux sentiments extérieurs. C’est pourquoi cette même bouche qui dit : « Je ne désire aucune perfection ; je suis indifférent que Dieu verse les grâces dans un autre vase que dans le mien ; je laisse prendre à Dieu ce qu’Il veut, mais je ne Lui donne rien », dit en même temps : « Lorsque Dieu demande un morceau, je donne toute la pièce. » Cela ne fait-il pas voir un sacrifice réel, un abandon qui se forme dans l’intime de l’âme, sans qu’elle s’en aperçoive, à cause de sa souplesse ? C’est comme celui à qui l’on prend quelque chose de ce qu’il tient, et qui ouvre la main pour laisser prendre tout le reste, parce que son inclination est qu’on le prenne. L’amour est donc vivant dans ce cœur, quoiqu’il soit couvert de la cendre d’un extérieur plus éteint.

D’où vient que l’on paraît plus mort dans l’état où vous êtes, que dans un état plus avancé ? C’est que les sens ne sont pas réveillés, ils sont plus éteints,  et que Dieu conduisant l’âme peu à peu, de foi en foi, de mort en mort, il s’agit présentement de mourir à tout désir et à toute tendance quelle qu’elle soit. Or comme une tendance vers un bien, comme serait la perfection, serait une vie propre (puisqu’elle a notre propre satisfaction pour objet, quoique l’on n’y pense pas actuellement), Dieu, qui ne veut que Lui-même, ôte à la volonté toute tendance propriétaire par rapport à Lui-même : elle ne songe ni à perfection ni à sainteté, et ne pourrait faire un pas pour toute la sainteté possible, parce qu’elle ne peut rien vouloir pour elle, ni par rapport à elle ; il faut qu’elle demeure comme on la fait être de moment en moment et, comme le désir d’un bien propre serait en effet de l’amour propre, il lui est ôté, car on ne désire un bien pour soi qu’autant que l’on s’aime soi-même.

Il n’en est pas de même des sentiments extérieurs pour les biens extérieurs, honneurs et le reste : ils se réveillent souvent parce que, comme ils n’appartiennent qu’à la volonté animale, celle-ci semble se fortifier par l’amortissement de la supérieure. On est souvent surpris qu’en perdant toute[s] sorte[s] de bons désirs, il en naît d’imparfaits à sa place : il semble que l’on cesse de vivre dans le bien pour vivre dans le mal. Cela n’est pas pourtant, quoique cela paraisse de la sorte. Le plus grand de tous les biens est de n’avoir point d’autre volonté que celle de Dieu, quoiqu’elle semble détruire notre être moral et vertueux, et de n’avoir d’amour que pour Dieu seul.

L’amour pur et direct exclut toute vue de bien propre de la créature, quelque sublime qu’il paraisse, même celui de l’éternité par rapport à nous, mais on accepte en même temps tous les maux par rapport à soi. Et c’est le degré le plus parfait de l’amour, qui semble rendre à l’âme la vie qu’elle avait perdue, et lui donner quelque chose d’actif extérieurement : ceci paraît plus vivant, quoiqu’il procède d’une plus profonde mort et d’un amour plus épuré.

L’état où vous êtes exclut tout désir de bien par rapport à vous, ce qui marque beaucoup de mort et de désintéressement. Cela n’a besoin d’aucune action que de celle de se laisser éteindre tout à fait : c’est pourquoi vous ne trouvez point en vous de vie, ni rien qui vous pousse à vous sacrifier vous-même, parce que l’on ne vous demande rien. On ne vous ôte que l’amour propriétaire qui pourrait tendre à quelque bien par rapport à la foi ; mais on ne vous met pas encore dans le degré du sacrifice, qui, s’immolant soi-même et se voulant toute douleur possible, marque une action qui n’est point vie dans l’âme, mais un mouvement qu’on lui donne. Les uns se laissent ôter la vie, les autres se livrent à la mort : ils suivent en cela le principe différent qui les anime.

L’amour qui se laisse dépouiller est un amour pâtissant, et non-agissant. L’amour qui, après s’être laissé dépouiller, se livre lui-même à la mort, est souffrant et agissant. Or l’état de sacrifice est ce dernier, après que Dieu a pris plaisir d’ôter toute tendance au bien par rapport à la foi. J’entends : bien propre. Je mets au rang des biens propres tout ce qui n’est pas essentiel. Il n’y a d’essentiel à la gloire de Dieu que cette même gloire et Sa propre félicité, qu’Il sait trouver dans notre destruction. Il sera glorieux et content, quand je serais éternellement misérable. Ainsi, je puis non seulement être indifférente sur ma perfection, mais sur ma perte même : je puis et dois m’immoler à cette perte, lorsqu’on l’exige de moi. Et tout cela [n’est que] par rapport au principe du pur amour, qui ne regarde comme bien et comme mal que ce qui peut procurer quelque avantage ou causer quelque perte à la personne aimée : il est certain que, quoi qu’il puisse arriver de moi, Dieu n’en recevra nulle altération dans Sa gloire, ni dans Son plaisir.

Je ne dois donc, quoi qu’il m’arrive, si je n’ai point d’intérêt propre, recevoir nulle altération, quant au fond, d’aucun bien, ni d’aucune peine : je dis, quant au fond, car le sentiment (qui est et sera toujours un animal) en reçoit souvent, durant que toute l’âme ne plie pas, ni n’a pas la moindre émotion pour les douleurs les plus extrêmes.

Je dis donc qu’après que Dieu a dépouillé l’âme de tout ce qui la faisait subsister dans le bien, Il l’invite souvent au sacrifice. Alors Il lui donne une vigueur pour s’immoler sans cesse. Et, comme Il ne dit jamais : « C’est assez de désintéressement », Il ne dit non plus jamais : « C’est assez de haine de soi-même. » Ce n’est pas assez, ô amant, que tu laisses enlever à l’Amour tout le bien qu’Il t’a fait : il faut que tu t’immoles pour ce même Amour à toutes sortes de rigueurs, et rigueurs d’autant plus cruelles qu’Il ne dit jamais : « C’est assez », qu’Il prend au mot de tous les sacrifices qu’Il fait faire, et qu’Il prend d’autant plus qu’on Lui donne davantage. C’est un Amour nu, qui, s’étant une fois emparé d’une âme, fait un effet tout contraire à ce que l’on attribue à l’amour. On dit que l’amour ne se laisse jamais vaincre en bienfaits, mais cet Amour cruel et impitoyable fait tout le contraire : plus on Lui donne, plus Il exige. Plus le sacrifice est pur et désintéressé, plus Il fait perdre à l’homme ce qu’il estime le plus, plus aussi Il découvre de nouvelles matières de sacrifice ; et lorsqu’il semble que tout soit fait, et qu’il n’y ait plus rien à sacrifier, c’est alors qu’Il découvre cent choses qu’Il veut encore qu’on Lui immole. Et comme, lorsqu’Il ne fait que dépouiller l’âme et qu’Il ne lui donne aucune pente pour se sacrifier, Il ne lui donne non plus aucune vue de ce qu’Il veut qu’on Lui sacrifie (du moins en détail), et alors il ne s’agit pas de s’immoler par pratique,  de même, lorsque Dieu invite au sacrifice, il faut une fidélité inviolable pour se sacrifier.

Au commencement Dieu le veut plus fortement, et comme Il instruit l’âme par son expérience, Il l’exige aussi avec une autorité souveraine. Ensuite cela se fait plus doucement. Mais enfin plus jaloux, Il veut que le moindre signe de Sa volonté soit un commandement absolu et plus le sacrifice devient fort et terrible, plus Celui qui le commande Se cache : Il ne donne qu’un petit signal et Il est obéi en Souverain d’un cœur qui L’aime souverainement.

Combien au commencement est-Il appelé impitoyable et cruel ? Combien Lui fait-on de requêtes que l’on ne veut pas qu’Il accorde ? Car dans le même temps que l’on voudrait être affranchi de Ses cruautés, on craint plus que la mort d’être épargné par Lui et, se laissant conduire aveuglément par un amour très éclairé, cet amour fait que l’âme s’immole elle-même et n’attend pas un commandement ; mais la moindre vue qui lui est donnée de la volonté de Dieu a plus de force pour se faire obéir que toutes les violences dont Il a usé au commencement. Ô Amour, celui qui ne t’éprouve point ne te saurait connaître ! Car Tu vis si fort déguisé que tous ceux qui ne Te possèdent pas, ne Te pourront jamais reconnaître.

Jésus-Christ, modèle de tous les états, dit de Lui-même par Son prophète : Il est écrit de moi que je ferai votre volonté 1 ; c’est le premier état du sacrifice, qui est l’état de pure souffrance, ou l’état passif. Puis parlant de sacrifices et d’immolations libres et volontaires, il ajoute : J’ai dit : me voici, ce qui marque une immolation entière, libre et volontaire, une action très passive, et une passivité très agissante. Il est écrit à la tête du livre. Ceci marque quelque chose de tout passif dans la volonté, qui est toujours soumise au décret éternel et qui se laisse sans vie à ce qu’il ordonne de l’âme ; mais cet endroit, me voici, marque un sacrifice que l’on fait et une immolation volontaire.

L’âme éprouve en même temps deux choses qui paraissent contraires : l’une marque qu’il n’y a point de liberté et l’autre est un argument invincible de cette même liberté. Premièrement l’âme est impuissante de refuser ou [de] ne pas faire ce que l’on exige d’elle, et dans ce temps elle ne trouve plus de liberté. Je sais que cela est comme je le dis, quoique j’en ignore la cause. Mais lorsqu’il s’agit de souffrir, elle souffre librement ; et si elle ne le fait pas, elle arrête et suspend les desseins de Dieu, de sorte que cette âme reste arrêtée, tant que son refus (qui est souvent très délicat) subsiste. C’est ainsi qu’il y a continuellement en cette âme des choses qu’elle veut très librement, et d’autres où elle est nécessitée sans pouvoir s’en défendre, car la violence qu’on lui fait est telle qu’il est impossible de la concevoir sans expérience.

Quoique ce que je vous écris vous paraisse peut-être peu utile, si vous aviez la bonté de mettre à part cette lettre, vous verriez un jour que je vous ai dit la vérité. Toutes les âmes d’expérience ne peuvent ignorer la conduite de l’Amour pur qui Se montre dans l’immolation avec tous Ses attraits et qui souvent dans l’exécution ne Se montre plus, qui Se cache et disparaît sitôt que l’amante a fait ce que veut l’Amour, de sorte qu’après l’avoir engagée par Ses charmes à lui obéir, Il ne lui laisse pas la douceur de connaître si elle Lui a obéi ni s’Il a agréé son obéissance. Ô Amour, plus doux dans Tes plus étranges rigueurs que Tu n’as été aimable dans Tes douceurs ! Tu possèdes si fort celui duquel Tu t’es rendu maître que plus Tu lui es sévère et impitoyable, plus Tu le tyrannises, plus est-il passionné de Toi ! Ce n’est point ici de ces ardeurs naissantes, qui ont plus de sentiment que d’effet. Celle-ci a tout l’effet sans aucun sentiment, une force infinie sans nulle vie, une ardeur invincible sans nulle chaleur.

Prenez garde que, dans l’état d’amortissement où vous êtes, le fond est même vivant, quoique les sentiments soient morts. Souvent vous éprouverez des sentiments vifs, et un fond mort ; mais ensuite les sentiments sont morts pour certaines choses, et le fond très vif. Dieu seul connaît ce qu’Il me fait vous être.

1Ps. 39, 9-10.                                            

      4. [1.87.] À Fénelon. Novembre 1688.

Vous m’avez promis, monsieur, que vous ne me manqueriez pas, surtout lorsqu’il n’y aurait rien à risquer pour le dehors. Trouvez donc bon, s’il vous plaît, que je suive dans ma simplicité le mouvement qui m’est venu de vous consulter sur deux choses. La première, sur cette disposition : elle est ancienne, comme vous voyez. Ne laissez pas, s’il vous plaît, de m’en dire votre sentiment et de me la renvoyer cachetée.

 La seconde chose que je vous demande est que l’on me commanda, il y a quelques années, d’écrire ma vie : l’on m’avait ordonné de la poursuivre, et je l’ai fait par pure obéissance1. Je n’ai eu aucune peine d’y écrire et mes misères et les miséricordes de Dieu. Les premières sont ce qui est à moi, et le reste est tellement à Dieu que je n’y ai point de part. À présent que Dieu m’a ôté les personnes auxquelles j’obéissais2 et qu’Il me donne pour vous, monsieur, une entière confiance, étant toujours plus convaincue que vous êtes la personne qui me fut montrée il y a huit ans3, je vous prie, monsieur, de me dire, si je dois conserver ou brûler ce que l’on m’a fait écrire ou continuer ? Cela me serait, que je crois, encore plus pénible que jamais, à cause de l’extrême simplicité de mes dispositions, dont je ne puis plus rien dire : je ne puis parler que des faits particuliers ou de ce qui s’exprime, qui est la moindre partie de l’état que je porte ; et encore j’ai si peu de mémoire que j’oublie ou j’use de redites.

 Si vous voulez bien m’honorer d’un petit mot de réponse, je vous prie qu’elle soit cachetée et que l’on ne sache point ce que vous aurez décidé là-dessus. Je vous obéirai aveuglément, n’ayant rien de propre, et je vous promets aussi ou de brûler votre réponse ou de vous la renvoyer, et que le secret sera inviolable. Mes importunités seront rares, quoique mon estime et ma soumission soient continuelles : vous connaissez le caractère. J’ai des excuses à vous faire de vous avoir envoyé des papiers mal copiés et souvent sans sens, pour ne les avoir pas relus.

      

1« Fait ce 21 d’août 1688, âgée de quarante ans, de ma prison, que j’aime et chéris en mon amour. Je ferai des mémoires du reste de ma vie pour obéir et pour achever un jour si l’on le juge à propos. », Vie 3.8.4.

2Le Père Lacombe, en prison.                  

3« Il me fut donné à connaître que dès 1680 que Dieu me le fit voir en songe, il me le donna et qu’il me donna à lui, mais je ne le connus qu’en 1688 », Vie 3.10.1. Le songe du bel oiseau mystérieux, qui se donne tout à fait à Mme Guyon, eut lieu à Turin, peu de temps avant son départ pour Grenoble et Paris. Vie 2.17.5.

      4A. [1.88.] De Fénelon. 2 décembre1688.

L’écrit  que vous m’avez envoyé, madame,  m’a fait un grand plaisir, et je n’y ai rien trouvé qui ne m’édifie beaucoup. Vous pouvez compter que je parle sans complaisance ou compliments, et que vous pouvez prendre toutes les paroles à la lettre, sans en rien rabattre.

Pour les choses de votre vie qu’on vous a obligée d’écrire, je n’hésite pas à croire que vous ne devez pas les brûler. Elles ont été écrites simplement par obéissance. Dieu en tirera peut-être quelque fruit en son temps et quand Il n’en tirerait jamais d’autre que celui de vous faire renoncer là-dessus à toute réflexion, ce sera assez. La même simplicité qui vous a fait écrire doit supprimer tous les retours par lesquels on serait tenté de brûler ce qui est déjà écrit.

Je raisonnerais autrement pour la suite. Vous ne devez écrire qu’autant que vous vous y sentez poussée. Non seulement vous devez suivre votre grâce, mais encore ceux qui vous donnent leur avis doivent l’observer et la suivre, ce me semble, en tout. Dans l’état où vous êtes, c’est gêner1 l’esprit intérieur que d’entreprendre de soi-même un travail : il faut seulement se prêter à ce que Dieu veut faire. Si donc vous sentez une grande répugnance à écrire, vous devez vous en abstenir, à moins que vous n’ayez un mouvement intérieur qui vous pousse à surmonter cette peine même. De plus, la simplicité et l’uniformité de votre état font qu’il doit être très difficile à représenter. Je m’imagine, sans le savoir, qu’on ne voit plus que Dieu, sans Le voir d’une manière à pouvoir exprimer cette vue. C’est toujours Dieu seul, toujours la même chose qui échappe à tous les termes. Je croirais seulement que vous feriez bien de dire sur cette disposition ce que Dieu vous donnerait d’expliquer, et cela une seule fois. Je suppose en tout ceci que vos dispositions de Dieu à vous  ne varient point, parce que je conçois que plus on se simplifie, moins il y a de variété.

Pour les dispositions qui vous viennent soit à l’égard des autres personnes, soit à l’égard des dispositions extérieures, je crois que vous feriez bien de les écrire librement, courtement et avec les précautions nécessaires pour la sûreté du secret, ne marquant jamais aucun nom qu’on puisse ni lire ni deviner si vos papiers viennent à être lus, et laissant néanmoins à quelque personne affidée2 la clef de tous les noms qui seraient en blanc ou en chiffre. J’ai dit que vous pourriez écrire les choses courtement : ceci n’est pas par rapport à vous, qui avez peu besoin de cette règle, mais par rapport à ceux qui liront peut-être ces choses dans la suite et auxquels il en faut faciliter la lecture. Mais enfin, par préférence à tout le reste, il faut se conduire dans la liberté de l’Esprit de Dieu3. Je suis en Lui, madame,  très fort dévoué à votre service.

Quand vous aurez lu cette lettre, je vous supplie de la renvoyer cachetée à M. le duc de Chevreuse4. Pour les vues que Dieu vous donne sur les mystères ou sur les sens des passages de l’Écriture ou sur les vérités de la religion, je crois que vous n’avez qu’à les écrire selon le mouvement de votre cœur. Ce 2 décembre.                

 1Soumettre à une contrainte pénible.

2Affidé, « en qui l’on a confiance ».             3II Cor., 3, 17.

4« Né le 7 octobre 1646, Charles-Honoré d’Albert fut créé duc de Chevreuse en 1667, année de son mariage avec Jeanne-Marie-Thérèse Colbert (fille aînée du ministre) […]M. de Chevreuse vit Mme Guyon en passant en 1689 [1688 ou plus tôt] et fit plus grande connaissance avec elle en 1693. Après avoir eu plusieurs conversations et lu ses ouvrages, il en parla à M. de Meaux, le priant de l’examiner. M. de Chevreuse lui donna le Moyen Court et les Torrents. » [O].

      5. [1.89.] À Fénelon. Décembre 1688.

Je vous obéirai, monsieur, en tout ce que vous me dites.  Mon état est invariable et toujours le même depuis plus de huit ans. Son étendue est aussi grande que sa simplicité et nudité est pure, ce qui n’empêche pas que Dieu ne donne quelque claire connaissance de Ses opérations en Lui-même et dans Ses créations, et qu’Il ne découvre Ses secrets d’une manière ineffable qu’Il fait exprimer Lui-même comme il Lui plaît. Il y a plus de quatre ans et demi que j’ai fini les écrits sur la Sainte Écriture1, et ainsi je n’ai plus rien à écrire là-dessus.

Pour les originaux de ma Vie et de mes écrits, j’ai eu la pensée, monsieur, de les remettre entre les mains de M. d[e] C[hevreuse] dans une cassette dont je retiendrai la clef. Je lui ferai même la prière de les remettre entre les vôtres en cas que je vienne à mourir, afin que vous en fissiez ce qu’il vous en plairait et que vous les jetassiez au feu, si vous le jugiez à propos. L’on vous donnerait aussi les copies qui en sont faites.

 Il y a six ans que je fis par obéissance un écrit de toute la conduite de Dieu sur l’âme, depuis la conversion jusqu’à la consommation2 : il n’est pas long et il est plein des vérités que je crois. J’ai eu un fort mouvement de le faire écrire au net et de vous en faire un petit présent. Sitôt qu’il sera achevé, je vous l’enverrai par la même voie : je vous prie, monsieur, de le garder comme un témoignage de l’entière confiance que Notre Seigneur me donne pour vous. Le défaut de secret de ma part ne vous fera jamais de peine.

....3 Ce que vous me dites de l’état intérieur est la pure vérité. Il est bon pourtant de vous dire que quoique, dès que l’âme entre dans la simplicité de la foi, elle éprouve quelque chose de semblable à ce que vous dites, cela est cependant bien différent de ce qui est dans la suite, ainsi que vous l’éprouverez aisément lorsque Jésus-Christ, sagesse éternelle, vous sera révélé. Et après l’expérience la plus profonde de votre misère, je suis certaine qu’Il se manifestera à vous et qu’Il vous choisira d’une manière singulière.

1Les livres de l’Ancien Testament avec des explications et réflexions qui regardent la vie intérieure, divisés en douze tomes…, À Cologne chez Jean de la Pierre, 1715 - Le Nouveau Testament de Notre Seigneur Jésus-Christ avec des explications… Divisé en Huit Tomes.

2Petit Abrégé de la Voie et de la Réunion de l’âme à Dieu dans Les Opuscules spirituels », p. 317 à 348 de l’édition de 1720. Mme Guyon tiendra sa promesse.

 3Points de suspension signalant un texte perdu.

      6. [1.90.] À Fénelon. Décembre 1688.

Comme je ne puis rien vous cacher, il faut que je vous dise qu’hier et cette nuit à plusieurs reprises, je me suis sentie attirée intérieurement avec grand goût pour penser à la personne que vous savez1, et j’ai eu une certitude plus grande des desseins de Dieu sur lui. Il m’a semblé que Dieu le dispense de la manière ordinaire dont Il fait marcher les autres, pour le plus avancer. Il me paraît que l’oraison que Dieu veut de lui est une liberté entière à suivre l’Esprit de Dieu, qui le portera beaucoup plus à se taire et à s’exposer au milieu de ses occupations qu’à prendre des temps réglés. C’est pourquoi il doit tout cesser au moindre signal qu’il en aura. Il doit conserver sa santé, ruinée par le travail de son esprit. Il lui faut peu de remèdes : le repos lui fera plus de bien que tous les remèdes du monde. Il n’a rien du tout à faire de son côté à présent : il est tel que Dieu le veut. Ce sera Lui qui fera tout en lui, dans l’oubli où il est de soi-même. Je ne vous dis pas cela pour le lui dire,  à moins que vous n’en ayez un fort mouvement, mais seulement pour ne rien vous cacher, car je vois, je sens, je goûte que cette âme est à Dieu pour Lui-même, et qu’il faudra la bâtir à sa mode.

J’ai oublié de vous dire que la personne dont je viens de vous parler arriverait à la perte des puissances par un certain travail sans travail (je ne puis m’expliquer autrement), qui est une négation de tout, qui le met en nudité et en vide et lui donne ce non-vouloir qu’il a. Cela se fait en lui de cette sorte à cause des grandes lumières acquises qui font qu’il entre aisément dans ce qui est le plus parfait. Il n’en est pas de même en nous autres qui ne savons rien : ni voie, ni moyen de nudité ; Dieu nous a dénués en surmontant notre opération par l’abondance de la Sienne. Il arrivera sans cet ordre ; mais Dieu, avant ce temps, le mettra non dans la nuit active ou de négation, mais dans une nuit passive, qui sera une obscurité grande : jusqu’à présent il a possédé sa voie et son anéantissement, mais alors il sera réduit au néant, et il ne le saura pas2. Encore une fois, il n’y a rien à faire à présent pour lui. Il est bien qu’il suive son chemin jusqu’à ce qu’on le lui bouche de pierres carrées3. Ce que je vous dis ici est la vérité de son état et la conduite de Dieu sur lui, et vous le verrez.

 Faites de ceci l’usage que Dieu vous inspirera,  car, pour moi, je suis si fort à Dieu que je n’ai rien à ménager, pourvu que je sois fidèle à dire ce qu’Il veut que je dise. Je ne pourrais le faire sans Lui déplaire.

1Fénelon (omis par précaution).

2Ps., 72, 21-22.              3Jer., Lament., 3, 9.

      7. [1.91.] À Fénelon. Décembre 1688.

La nuit ou mort, opérée par l’activité simple de la créature, se fait de cette sorte : c’est une privation de tout, n’admettant dans l’esprit nulle curiosité, ni dans la volonté nul goût, nulle inclination, nul désir, en sorte que la fidélité de la créature consiste à laisser tomber tout ce qui s’élève. Ceci est très important pour l’âme qui, à force de ne rien admettre, trouve que peu à peu tout désir lui est ôté, et toute envie de désirer : elle n’a de tendance ni de goût pour rien, et elle regarderait même comme imperfection d’en admettre quelqu’un. C’est jusqu’où peut aller la fidélité active, quoique simple, de la créature. Ceci est un amortissement, et non une mort. Cet amortissement fait le même effet que le dégoût de manger : un homme dégoûté n’appète rien, mais il répugne à quantité de choses.

 Il n’en est pas de même du mort, qui n’a plus ni appétit ni répugnance : et c’est ce que Dieu fait en opérant la mort, que Lui seul peut causer. La volonté véritablement morte, ou pour mieux dire perdue à l’égard de l’homme qui la possédait, est passée en celle de Dieu, ce qui est le véritable trépas de la volonté. Elle se trouve également impuissante à répugner comme à désirer. Et, lorsqu’elle est réduite à cet état, elle est dans la consommation de l’unité, puisque ce que l’on appelle union plus ou moins parfaite, est le passage plus ou moins parfait de notre volonté en celle de Dieu.

Pour comprendre ce que je veux dire, il faut savoir que Dieu, attirant l’âme à Lui, le fait d’ordinaire par le moyen de la volonté. Cette volonté, se laissant entraîner à un je ne sais quoi qu’elle goûte sans pouvoir ni l’exprimer ni même le comprendre, attire à elle les autres puissances et réduit comme à un seul acte simple et indivisible les opérations des autres puissances,  en sorte que toutes ses opérations réduites en un ne font plus qu’un seul et même acte, qui est également lumière et chaleur, connaissance et amour. C’est ce qui s’appelle union des puissances, qui n’exige point la mort ou le trépas dont je viens de parler, puisque ce n’est qu’un acheminement à ce trépas. Il exige cependant le renoncement ou négation de toutes choses, en la manière que je l’ai dit, sans quoi les puissances resteraient toujours multipliées dans leurs opérations et ne seraient jamais réunies.

Sitôt que les puissances sont toutes réunies, Dieu fait une autre opération, qui est de perdre ces puissances en Lui dans la même unité, attirant toute l’âme en Lui qui en est le centre, et la réduisant peu à peu dans Son unité, même en la faisant passer en Lui : ce qui s’appelle trépas. Après quoi, Il la transforme en Lui-même. C’est une véritable extase, mais extase permanente, qui ne cause point d’altération à l’âme qui la souffre, ni dans les sens, parce qu’avant que cette transformation se fasse, il faut que l’âme ait été purifiée de tout ce qu’il y avait en elle de répugnance naturelle ou spirituelle (cause de l’extase d’altération). Et toutes les peines de la vie spirituelle ne sont que pour détruire l’âme dans ses répugnances et contrariétés, pour la détruire, dis-je, foncièrement et non en superficie. Car tel croit n’avoir nulle répugnance, parce qu’il n’est point exercé et que Dieu ne lui demande rien, qui ensuite éprouve le contraire lorsque Dieu commence d’user de Son pouvoir souverain : car alors toutes ses répugnances, qui paraissent mortes, se réveillent de telle sorte qu’elles vont jusqu’à la résistance. Il y a un passage dans le livre des Rois qui dit, que c’est comme le péché d’enchantement de répugner, c’est comme une espèce d’idolâtrie que de ne vouloir pas se soumettre1.

Toutes les opérations de Dieu sur l’âme, les gratifiantes et les crucifiantes, ne sont que pour S’unir l’âme. Les gratifiantes unissent les puissances entre elles, et c’est où il y a plus de douceur que de peine ; les crucifiantes sont pour perdre l’âme en Lui, et elles sont très pénibles. C’est ici ce qui s’appelle union immédiate, union essentielle. Et lorsque cette âme est beaucoup passée en Dieu, que la volonté est disparue en ce qu’elle a de désir ou de répugnance, et qu’elle ne se découvre plus, c’est alors que l’union essentielle est véritable, que l’âme est passée de la mort à la nouvelle vie, que l’on appelle Résurrection. L’âme alors, ne vivant plus en elle-même, étant morte à tout et passée en Dieu, vit de Dieu, et Dieu est sa vie. Plus cette vie nouvelle et divine s’augmente et se perfectionne, plus la volonté se trouve perdue, passée, et transformée en celle de Dieu. C’est alors que toute l’âme, réduite en unité divine, est retournée à son principe dans toute la simplicité et pureté où Dieu la demande.

Toutes les peines spirituelles, qu’on décrit avec des termes si fort exagérants, ne sont que ce passage de l’âme en Dieu, qui est d’autant plus rude et plus long que l’âme résiste davantage. Ce n’est pas le dessein de Dieu de faire souffrir l’âme : au contraire, Il ne prétend que de la rendre heureuse, comme Il est lui-même infiniment heureux, et comme elle l’est en effet lorsqu’elle est passée en Dieu. Mais comme sa volonté répugne naturellement, même sans Le connaître (c’est ce qui s’appelle propriété), comme, dis-je, elle répugne à perdre tout ce qui est d’elle-même et tout ce qui la fait subsister en quelque chose que ce soit, bonne, juste ou raisonnable (car elle se retranche en tout), il arrive de là que plus la résistance est forte, plus ses peines deviennent violentes, jusqu’à ce que, l’âme étant réduite dans l’impuissance de résister, un plus fort qu’elle l’enlève. Alors elle se rend, non de son plein gré (à moins qu’elle ne soit extrêmement éclairée), mais comme une personne qui, n’ayant plus de force, se laisse entraîner au courant des eaux. Cependant elle fait souvent quelques essais (de résistance)2, se persuadant qu’elle a encore des forces, mais ses efforts ne servent qu’à lui faire sentir sa faiblesse et son impuissance ; et cela lui arrive tant de fois qu’enfin elle fait volontairement ce qu’elle ne peut point ne pas faire, qui est de céder à Dieu. Et c’est alors que Dieu la reçoit en Lui-même.

Cette purgation est la même que celle du purgatoire, et elle est passive. Si l’âme ne passe en cette vie dans ce purgatoire, elle y passera en l’autre. Jusqu’alors, quelques grâces, dons et faveurs que l’âme ait reçues, elle a été comme fixée en elle-même. Mais par la voie que l’on vient de marquer, elle passe en Dieu, se perd en Lui, et lui est unie sans milieu. Et ce sont ces âmes qui sont les délices de Dieu et qui font Sa volonté sur la terre comme les bienheureux dans le ciel.

Je n’ai pu me défendre d’écrire ce qui m’est donné. C’est pour la personne que vous savez. J’aime mieux la fatiguer que de déplaire à Dieu. Si elle voulait bien garder cette lettre par petitesse, elle trouverait dans quelques années que je lui ai dit la vérité et que c’est un abrégé de la conduite que Dieu tiendra sur son âme. Si vous voulez cependant la supprimer, vous le pouvez. Pourvu que j’obéisse à Dieu, il ne m’importe ce que les choses deviennent : ni le bon ni le mauvais succès ne me touche plus.

1I Rois, 15, 23.              2Les éditions Poiret et Dutoit ajoutent souvent entre parenthèses une précision qui s’avère inutile.

Cette lettre, sauf le dernier paragraphe, se retrouve dans les Discours chrétiens et spirituels [1716, 1790], t. II, XXXV, 192-196. 

8. [1.92.] À Fénelon. 25 Décembre 1688.

Lettre écrite à deux heures après minuit : dévotion au petit Maître et pur amour.

L’on m’a rapporté mon petit-Maître1. Je n’eusse jamais osé espérer un si grand bien, si monsieur notre curé ne me l’était venu offrir. Jugez avec quel plaisir (cette fête étant pour moi ce qu’elle est) mon petit-Maître s’est donné à moi avec un naturel amour. Il n’a pas plutôt été dans ma poitrine que j’ai ressenti un renouvellement de candeur, d’innocence et d’enfance que je ne vous puis exprimer. Je lui ai demandé qu’Il vous mît dans l’état où Il vous voulait, et qu’Il vous fît entrer dans Ses desseins, qu’Il fût votre voie et votre conduite, qu’Il vous fît  marcher dans Sa volonté, et non selon les idées de perfection et de vertus que vous vous êtes faites. Il me semble que cela sera. Ô, si vous pouviez comprendre ce qui est de l’entière désappropriation de toutes choses, le peu de cas que Dieu fait de la justice de la plupart des hommes, comment Il les examinera même avec rigueur, durant qu’Il prend Ses délices dans une petite âme bien humiliée et bien anéantie par l’expérience de ses misères et qui, n’attendant plus rien d’elle-même, espère tout de son Sauveur !

Qu’est-ce que les anges nous annoncent aujourd’hui qu’Il vient faire sur la terre, ce divin petit-Maître que j’aime infiniment ? Car je L’aime de Son amour même, comme je Le connais par Lui-même. Ô si vous saviez ce que c’est de connaître par le Verbe et aimer par le Saint-Esprit ! Vous l’apprendrez un jour. Qu’est-Il venu faire, dis-je, sur la terre, ce divin Sauveur ? Apporter la paix aux hommes de bonne volonté2 et glorifier son Père. La gloire a été au plus haut des cieux par Son anéantissement, lorsqu’Il a pris la forme du pécheur et qu’Il S’est fait péché pour détruire le péché. La paix est venue en ceux qui sont de bonne volonté. Qu’est-ce que d’avoir une bonne volonté ? C’est l’avoir conforme au vouloir divin, et l’avoir même perdue dans ce divin vouloir. Il est certain que notre volonté propre est une volonté maligne, vide de tout bien et pleine de tout mal. Il faut que notre volonté, pour être bonne, se perde dans le vouloir divin. Et comme Adam ne devint coupable que parce qu’il manqua de soumettre sa volonté à la volonté divine, l’homme redevient innocent par la soumission de sa même volonté à celle de Dieu, qui Se plaît d’exercer cette volonté de l’homme en toute manière, afin de la rendre toujours plus souple : car il n’y a rien dans l’homme d’opposé à Dieu que la volonté propre et la propriété,  de manière que la moindre action de propre volonté serait reprochée avec des tourments inconcevables à une âme qui aime purement.

Mais, me direz-vous, comment connaître (en nous) la volonté de Dieu ? À ceci : lorsque Dieu exige quelque chose de Son autorité d’une âme qui Lui est entièrement soumise et qui est accoutumée aux mouvements de tous Ses vouloirs, et qu’elle fait ce que Dieu veut d’elle, son cœur est dilaté et entre dans la paix. Mais lorsqu’elle ne le fait pas, son cœur se rétrécit, se dessèche, et souvent se trouble : c’est que Dieu, qui la purifie, ne lui laisse pas passer la moindre imperfection sans la reprendre, et qu’Il l’éclaire même toujours plus sur la vérité de ce qui Lui déplaît. Quand l’âme est abandonnée à Dieu, elle éprouve, lorsqu’elle veut faire quelque chose que Dieu ne veut pas, cela. Si elle poursuit, elle est troublée dans l’action, et après l’action dans le moment son trouble augmente et continue, ce qui est une marque assurée de la faute. Au lieu que, lorsqu’elle fait quelque chose que Dieu veut d’elle, elle n’a ni aucun trouble dans l’action, ni aucun reproche immédiatement après l’action. Et s’il arrive dans la suite que les réflexions et le trouble n’attaquent que la surface de l’âme, ce trouble alors n’est point un reproche de la faute, ni une douleur intime et foncière, mais un trouble de réflexion, fort superficiel. Ce trouble a un effet qui fait voir qu’il est un trouble de nature et non de grâce : c’est qu’il cause un regret qui est tout mélangé d’amour propre, de vue de soi, de sa perfection, de son déchet, de la pensée des créatures et de leur mépris. On s’occupe de cela et de la faute : enfin tout est intéressé.

La douleur du pur amour n’a nul regard sur soi : c’est pourquoi, n’envisageant que Dieu seul, on serait ravi d’être chargé de toutes les confusions et misères et de les porter en enfer pour procurer à Dieu un instant de gloire ! Le pur amour se hait soi-même : c’est pourquoi il fait son plaisir de sa douleur. Il se voue à la justice parce qu’elle n’a nul regard sur l’homme, mais qu’elle est toute dévouée aux intérêts de Dieu seul. Ô si je pouvais un peu vous inspirer ce pur amour que Jésus-Christ est venu apporter au monde y apportant la vérité et la justice qui en étaient bannies !

Il est dit dans les Psaumes : la justice a regardé du ciel 3. Que regardait-elle ? Elle regardait qu’elle ne pouvait venir sur terre que par Jésus-Christ et qu’il fallait que le père  éternel, en regardant favorablement les hommes, y envoyât Son Verbe, afin que la justice y fût établie. Cette justice restitue tout à Dieu et tient l’homme dans un dépouillement total de toutes ses usurpations. Ô homme, que tu me plais couvert de boue ! que tu me plais dans le limon dont tu as été pétri ! Non, vous ne serez jamais propre à être fait un homme nouveau que quand vous serez redevenu boue. Aussi l’Église chante-t-elle dans la suite du Gloria in excelsis ces belles paroles : Tu solus sanctus, Tu solus Dominus, Tu solus altissimus.

Non, il n’y a que Dieu seul de saint, et Il n’est honoré que des petits enfants. Entrez dans une complaisance et une joie de votre humiliation. Dieu ne perd rien de Ses droits. Le soleil ne se salit point lorsqu’il darde ses rayons sur le fumier. Courage ! Vous ne serez jamais heureux que lorsque vous saurez aimer votre boue et votre misère. Soyez ravi que Dieu vous traite comme vous méritez : ne Lui dérobez plus rien ! Que ce petit ver demeure dans sa boue, qu’il rampe sur la terre et qu’il ne soit pas si hardi que d’aller sur les meubles précieux des rois : s’il le fait, il sera immanquablement écrasé.

Ô bonheur infini de l’humiliation et de n’être rien ! Entrez une bonne fois dans les intérêts de Dieu. Aimez la justice qu’Il vous fait, et celle qu’Il Se rend à Lui-même. Je vous proteste dans cette nuit de sa naissance qui m’est si chère que, quand je serais mille fois perdue, j’aurais toujours un plaisir infini de ce qu’Il S’est bien voulu servir de moi pour vous faire entrer dans les voies de l’anéantissement. Entrez donc dans un amour désintéressé, je vous en conjure, pour réciproquer4 l’amour gratuit d’un Dieu, et donnez-vous à Lui en sacrifice, afin qu’Il vous jette jusqu’au plus profond de l’abîme de boue, où Il jeta le roi-prophète5 [et] dont Il ne pouvait plus sortir. Soyez persuadé que vos efforts pour en sortir ne serviront qu’à vous y enfoncer davantage. Et c’est la différence qui se trouve entre l’abîme de boue et l’abîme d’eau que, dans ce dernier, en faisant quelques efforts, on vient sur l’eau et, à force de nager, on peut en sortir.  Mais l’abîme de boue est bien différent : plus on se remue, plus on s’enfonce, plus on veut s’aider, plus on se nuit ; il faut, pour n’y être pas suffoqué, demeurer tranquille et sans se remuer : de cette sorte, l’on est supporté de la boue, loin d’en être accablé.

Demeurez donc dans la profondeur d’un cœur humilié, et soyez persuadé avec Job que, quand vos mains (c’est-à-dire vos actions) seraient éclatantes comme le soleil, Dieu les enfoncera dans la boue6 ; et aussi que, quand vos péchés seraient rouges comme l’écarlate, Il les blanchira comme neige7. Ce que Dieu veut de vous à présent est que, désespérant entièrement de vous-même, vous attendiez tout de votre Sauveur, que vous ne vouliez même point d’autre salut que celui qu’Il Lui plaira de vous donner.

Si vous voulez bien lire cette lettre dans l’esprit de foi et la recevoir de la part de Celui qui m’a fait vous l’écrire, vous y découvrirez des caractères de vérité que vous ne sauriez vous dissimuler à vous-même sans vouloir vous tromper.

C’est jour de Noël, à deux heures après minuit.

1Jésus dans l’Eucharistie, Maître intérieur des âmes.

2Luc 2, 14.                    3Ps. 84, 12.

4Réciproquer : « rendre la pareille, le réciproque » (Furetière).

6Vous êtes le seul saint, le seul Seigneur, le seul très-haut. D.

5David : Ps. 68, 2 : « Je suis enfoncé dans une boue profonde, où il n’y a point de fermeté. » (Sacy).

6Job 9, 30-31 : « Quand j’aurais été lavé dans l’eau de neige, et que la pureté de mes mains éclaterait, - Votre lumière, Seigneur, me ferait paraître à moi-même tout couvert d’ordure, et mes vêtements m’auraient en horreur. » (Sacy). Citation souvent reprise par Madame Guyon qui souligne le travail considérable que la grâce seule peut accomplir.

7Isaïe 1, 18.

 9. [3.23.] À Fénelon. Fin 1688 ou début 1689.

Dieu me tient si fort occupée pour vous en Lui que cela augmente chaque jour, loin de diminuer. Votre âme m'est continuellement présente, et il fait toujours jour chez elle pour moi. Il m'est montré comme elle me [626] fut donnée dès que je vous vis en songe, il y a huit ans1. Mais je ne vous connaissais pas et vous ne me fûtes proprement manifesté qu'à N2. Il me semble que Notre-Seigneur ne me fasse vivre et rien souffrir que pour votre âme, et c'est ce qui me paraît essentiel. Tout le reste me paraît comme des accidents. Je m'explique : c'est comme un ruisseau que l'on conduit pour arroser un parterre ; il arrose bien en passant les endroits par où il est conduit, mais ce n'est que comme en passant, sa principale destination étant d'arroser ce parterre.

Sitôt que je suis devant Dieu, ce qui est fréquent, (je veux dire d'une manière aperçue, car il me semble que Dieu me fait la miséricorde de ne jamais sortir de lui-même), il me paraît que je suis comme un bassin qui reçoit avec abondance, mais qui ne reçoit que pour s'écouler en vous. Et cela se fait continuellement. Votre âme me paraît d'une extrême pureté pour son degré, quoiqu'elle se couvre quelquefois à mon égard de petits brouillards qui la dérobe par des moments à ma vue, sans la dérober à mon expérience, comme une personne que l'on [627] sait être auprès de nous, mais dont les ténèbres nous dérobent la vue, qui, sans changer de situation, reparaît aussitôt que les ténèbres se dissipent. C'est de cette sorte que votre âme m'est présente. Elle me l'est continuellement et inséparablement comme je la suis de moi-même, mais elle est quelquefois couverte de petits brouillards. Cette vue ou manifestation n'est point une vue objective ou distincte, mais une possession en soi qui fait que l'on goûte cette âme, qu'on la possède en Dieu plus réellement (quelque éloigné que l'on soit de la personne) que l'on ne possède un ami présent lorsqu'on le tient embrassé. Car cette dernière possession est très grossière, imparfaite, momentanée et hors de nous, et la première est tout intime, spirituelle, pure, continuelle, indépendante des moyens.

C'est de cette sorte que les saints se possèdent en Dieu très hautement et d'une manière autant pure que délicieuse qui n'interrompt point la possession de Dieu, qui n'y fait nulle altération : possession nue, pure, intime, qui ne distingue point l'âme de son [628] Dieu, quoiqu'on la possède réellement en Lui, et que l'on ne puisse ignorer quelle est cette âme que l'on aime d'une charité si pure et si parfaite que l'on ne peut compter pour liaison ce qui n'est point cela. Les saints, parfaitement dégagés des personnes qui leur étaient le plus unies par la nature, ne comptent pour proches que ceux qui leur sont unis de cette sorte. Et c'est ce que Jésus-Christ nous exprimait admirablement lorsqu'Il disait que ceux qui font la volonté de Son Père sont sa mère, ses frères et ses sœurs3. Rien de plus fort, rien de plus un, rien de plus pur.

Il m'était montré ce matin comme votre âme devait avoir un oui continuel, qu'en Dieu il n’y avait point de non4 que c'est le oui ou le fiat qui opère tout. Vous m'entendez sans doute, mon très cher enfant, et vous comprenez ce que c'est que ce oui qui met l'âme dans une souplesse continuelle, la conserve dans une droiture parfaite et la rend selon le cœur de l’Époux. Ayez la petitesse de me croire au-dessus de votre raison, et votre âme [629] sera toujours pure comme une glace très fine, quoiqu'il paraisse quelque petite haleine dessus qui sont les défauts journaliers. Tout est renfermé pour vous et pour les autres dans ce oui. C'est ce oui qui fait participer l'âme à l'immobilité de Dieu. C'est ce oui continuel qui tient l'âme dans la vérité et qui la change en volonté de Dieu.

1« Il me fut donné à connaître que dès 1680 que Dieu me le fit voir en songe, il me le donna et qu’il me donna à lui, mais je ne le connus qu’en 1688 », Vie 3.10.1, (passage rétabli à partir  du ms. A.S.-S. 2057 et du ms. de Saint-Brieuc).  Cette lettre [Dutoit 1.221] publiée au tome III sous le n°23 aurait donc dû figurer dans notre volume I […]

2A Beynes, v. Vie, 3.9.10.

3Mt  12, 50.

4Cf. II Co 1, 19-20.


Année 1689

10. [3.24] À Fénelon.  Fécondité et communication spirituelle.

Dieu me fait être avec vous une et indivisible, et, quand toutes les répugnances de vous à moi [559] seront ôtées, vous découvrirez une union d'unité divine qui vous charmera. Il y a plusieurs pédagogues, mais il n'y a qu'un père en Christ1 et ce père en Christ ne se sert pas seulement de la force de la parole, mais de la substance de son âme, qui n'est autre que cette communication centrale du Verbe que le seul Père des esprits peut communiquer à Ses enfants. Et, comme cette communication du Verbe dans l'âme est l'opération de la paternité divine et la marque de l'adoption des enfants, c'est aussi la preuve de la paternité spirituelle qui communique à tous en substance ce qui leur est nécessaire sans savoir comme cela se fait.

Il y a des personnes qui, à cause de leur état imparfait, sentent mieux cette communication, parce qu'elle est toujours conforme au sujet qui la reçoit et non à celui qui la communique. Il en est de même de tous dons du Seigneur : ils sont ou [d’autant] plus sensibles ou plus spirituels que celui qui les reçoit est plus sensible ou plus spirituel : cette communication se reçoit de tous quoiqu'elle ne se sente pas également de tous. [560] Il me semble que lorsque je suis avec vous, les choses ne sont que comme une simple transpiration imperceptible. Vous n'en connaissez pas les effets : il ne laisse pas d'y en avoir beaucoup, mais comme vos sens sont dissipés et que vous êtes souvent occupé à parler ailleurs, cela me cause un tiraillement furieux. Mais si nous étions ensemble quelque temps considérable, sans distraction, vous apercevriez plus de largeur et d'aisance et moins d'opposition pour moi. Dieu veut qu'il y ait entre vous et moi une communication parfaite de pensées sans exception, de cœurs et d'âmes sans réserve. Il m'a fait comprendre qu'il fallait qu'il y eût de vous à moi comme un flux et reflux, et que ce serait la communication éternelle que nous aurions ensemble lorsque nos âmes seraient de niveau. Mon âme fait à présent à votre égard comme la mer qui entre dans le fleuve pour l'entraîner et comme l'inviter à se perdre avec elle.

On ignore deux choses, qui sont la fécondité des esprits en Dieu, et cette communication mutuelle de ces mêmes esprits. C'est ce qui cause mille [561] principes erronés. C'est cette fécondité spirituelle qui nous fait participants de la paternité divine ; et ce flux et reflux de communications nous fait participer en quelque manière au commerce ineffable de la Trinité, et c'est tout le secret hiérarchique. Cette paternité fait une communication de substance des ordres supérieurs aux inférieurs, et ce flux et reflux fait une communication d'égalité entre les anges du même ordre. Durant toute l'éternité, la source de la béatitude sera ceci : que Dieu le Père, et toute la Trinité se communiquera aux esprits bienheureux en manière de paternité et leur donnera sa fécondité en sorte qu'ils seront féconds comme Lui, sans multiplicité de productions. Il leur communiquera en même temps Son flux et reflux personnel, en sorte qu'ils auront ce flux et reflux à l'égard de Dieu, recevant et rendant continuellement ce qu'ils reçoivent ; et ils l'auront entre eux, dans l'ordre égal, en manière d'égalité, et, dans les ordres supérieurs aux inférieurs, en manière de puissance, comme Dieu.

Car le dessein de Dieu dans la [562] création des anges et des hommes a été de s'associer des esprits auxquels Il pût communiquer ce qu'Il est. Il ne pouvait rien faire de plus grand que de faire des images de Sa substance par la communication du Verbe dans les anges et les hommes, qui est comme une lumière réfléchie de ce même Verbe dans tous les anges et les saints : aussi est-Il la splendeur des saints. Or ce qu'il y a de plus grand dans les saints est la ressemblance de Dieu : ce qui n'est point cela est détruit et consommé2 par le même Dieu avant qu'Il s'unisse les âmes. Dieu est toute action pour se communiquer, et tout passif pour recevoir ce qu'Il communique : donner et recevoir fait la fécondité et l'égalité des Personnes dans ce flux et reflux continuel. Il se passe la même chose dans les saints et chaque saint est un miroir où toute la Trinité représente efficacement Ses opérations.

Dieu ne peut se contempler dans les saints sans leur communiquer substantiellement ce qu'Il y fait représenter [563] : c'est pourquoi les anges et les saints participent à ces deux qualités de Dieu, de fécondité et de communication réciproque. Or, dans cette vie, toute la perfection consiste en ce qui fait la consommation de cette perfection dans le ciel. La perfection du ciel n'est point autre que celle de la terre : elle est plus pure, plus parfaite et plus consommée. Nul ne peut être parfait s'il ne l'est comme le Père céleste est parfait3 ; il faut donc que le don du Père de lumière4 lorsqu'il est parfait en nous, nous communique et sa fécondité et ce flux et reflux personnel, son indépendance [des moyens] et sa simplicité et unité : tout ce qui n'est point cela n'est point sainteté. Les saints ne nous sont donnés comme modèles que dans ce qu'ils expriment de Dieu : c'est pourquoi Il nous dit que nous regardions le modèle qui nous est montré sur la montagne5.

Jésus-Christ est Père des esprits, [564] et Sa génération est immortelle. Jésus-Christ s'est communiqué à tous et leur a été une substance nourrissante, germe d'immortalité. En nous donnant Sa chair à manger, Il nous a été comme une figure de la nourriture substantielle qu'Il nous donne comme Verbe, sans laquelle nous ne pourrions vivre. Aussi a-t-Il dit : Faites ceci en mémoire de moi6, comme s'Il eût voulu dire : « En mémoire de la nourriture que Je donne à tous les hommes par la communication de mon Esprit en manière centrale », car le Verbe est esprit et vie pour l'âme, lui communiquant et une vie abondante et nourrissante, et fécondité.

Le seul Esprit du Verbe est la nourriture convenable à la substance de l'âme, cette âme ne peut vivre que par la participation du même Verbe. Cette communication fait son rassasiement et son immortalité : son rassasiement, lorsqu'il est communiqué en vision béatifique, et son immortalité, à cause de sa vie essentielle. Les damnés auront nécessairement l'immortalité, à [565] cause qu'ils sont des êtres participés de Dieu, mais ils n'auront ni cette vie, ni ce rassasiement : au contraire, un vide et une faim substantielle.

1Citation répétée dans la lettre suivante : I Co 4, 15.

2ou : consumé ? (Dutoit).

3Mt  5, 48.

4Jacques, 1, 17.

5Ex 25, 40 ; He 8, 5.

6Lc 22, 19.

Lette [Dutoit D.329] publiée tome III sous le n°24.

      11. [1.93] À Fénelon. Janvier 1689 ?

Il y a des défauts passagers, et il y a des défauts essentiels. Ceux qui seraient essentiels pour vous, seraient : le défaut de souplesse à l’Esprit de Dieu en chose qui vous paraîtrait même de peu de conséquence, le moindre défaut d’abandon, de petitesse, de docilité à recevoir ce que Dieu vous donne ; le moindre arrêt sur votre raison, les retours, réflexions volontaires et de durée, l’agir propre, se mêler de soi sous bon prétexte. Tout cela sont des défauts essentiels, qui arrêtent l’âme, empêchent sa course, causent des milieux1 entre Dieu et l’âme.

Un agir choquera la raison ; on ne peut s’y rendre, et l’on demande : pourquoi ceci plutôt que cela ? Dieu n’est-Il pas autant dans cette manière que dans l’autre ? Il est vrai qu’Il est tout en tout, mais, outre les moyens généraux pour toutes les âmes de foi, il y a des moyens spécifiques pour chaque âme en particulier. Et c’est ce qui fait voir la magnificence de Dieu et la raison pour laquelle Il nous donne des guides, qui nous seraient peu utiles dans la voie de l’abandon et de la pure foi s’Il n’avait des moyens spécifiques et des volontés particulières sur chaque âme, lesquels moyens Il veut qu’on leur déclare. Chacun a son attrait divin : le vôtre est et sera toujours la docilité et la petitesse, non seulement pour le général, ce qui sera fort aisé, étant disposé comme vous l’êtes, mais pour le particulier, exigeant de vous mille choses et aussitôt ne les exigeant plus, afin de vous rendre souple et que votre raison n’entre point dans la conduite qu’Il tient sur vous. Il exerce chacun selon qu’Il Lui plaît, mais Il veut exercer votre souplesse à l’infini : tout dépend de là, et tout vous sera donné par là.

La souplesse s’exerce en deux manières, du moins celle que Dieu veut très certainement de vous. La première (envers Lui) qui vous fasse toujours marcher par le premier mouvement sans mouvement, en manière qui deviendra toute naturelle, suivant toujours votre chemin et vous rendant au moindre signal, sans que la réflexion ou la raison du meilleur et plus parfait vous arrête : il n’y a de bon pour vous que ce que Dieu veut de vous. L’autre souplesse est un acquiescement non seulement de volonté (qui embrasse, sans vouloir répugner aux choses que l’on vous dit), mais de plus une docilité dans l’usage des choses, les faisant par petitesse, comme on vous les marque, à moins que vous n’eussiez au-dedans un mouvement contraire. Je ne dis pas une raison contraire, mais un mouvement. Comptez donc que l’essentiel de votre état est une souplesse infinie2. Tant que vous ne faillirez pas en cela, vous marcherez sans que rien vous fasse tomber.

Il y a des défauts accidentels et passagers. Ceux-là, quoiqu’ils vous fassent chopper3, ne vous arrêtent pas, parce qu’ils ne sont point subsistants, comme par exemple une parole dite avec précipitation. L’habitude de la raillerie et l’envie de plaire3 vous nuiraient plus. Ce n’est pas pourtant que cette envie, quand elle n’est que dans le sentiment sans que vous fassiez rien pour cela, ne vous soit un exercice, mais elle n’est pas un mal. Je dis donc que les défauts passagers ne vous nuiront pas, pourvu que vous ne vous arrêtiez pas un moment à les regarder et que vous vous serviez d’eux pour courir plus fortement par l’oubli de vous-même et l’extrême souplesse. Il en doit être comme d’une personne, qui court dans un chemin et qui rencontre des petites pierres qui, à la vérité, la font broncher, mais qui n’interrompent point sa course pourvu qu’elle ne s’amuse point à regarder ce qui l’a fait broncher. Rien n’empêche tant que de s’arrêter à voir, à considérer, à douter si l’on est dans le chemin, à entrer dans un autre, parce qu’il paraît plus battu. Celui qui court toujours sans penser à la course arrive enfin heureusement.

 Dieu sait à quel point Il me fait être à vous en Lui seul.

1« Le plus grand bien qu’on puisse faire à une âme, c’est de la déprendre de ces lumières et de ces dons, qui peuvent être un piège, et qui tout au moins sont certainement un milieu entre Dieu et elle. » Fénelon, Lettre à une Religieuse..., 1852, Tome Huitième, 459.

2« Cet état passif ne suppose aucune inspiration extraordinaire. Il ne renferme qu’une paix et une souplesse infinie à se laisser mouvoir. » Explication des Maximes, art. XXX, Vrai, Fénelon (Le Brun),  I,  1074.

3Trébucher.                 

      12. [1.94.] À Fénelon. Janvier 1689.

L’âme arrivée à la parfaite simplicité et qui a outrepassé tout moyen ne trouve que Dieu seul. Tout ce qui n’est point Lui-même, quelque grand et relevé qu’il paraisse, la gêne et l’embarrasse. Tout ce qui se voit, s’entend, se pratique, n’est point ce qu’il lui faut.

Il ne faudrait pour elle que le repos du Seigneur et l’entière cessation de toutes choses. Cette âme vivrait contente quand tout serait détruit. Et quand tout usage de la religion lui serait interdit, elle ne trouverait pas qu’il lui manquât rien. Il paraît à cette âme réduite en unité et dans l’entière simplicité que tout ce qui la concerne, même ses défauts, ne mérite plus son application qui la détournerait de sa dernière fin, dans laquelle elle trouve que toutes actions sont finies et réduites dans leur principe.

Il lui semble même que la purification commune et générale n’est plus pour elle et que Dieu seul peut consumer en elle tout défaut et toute dissemblance, ce qu’Il fait assurément, car Il n’en peut souffrir aucun. Ce qui paraît défaut aux hommes ne l’est pas toujours devant Dieu, au lieu que ce que l’on prend souvent pour justice et perfection est réprouvé de Lui. C’est Lui qui choisit le bien et le mal.

Tout autre moyen de purification ne convient pas à cette âme. Toutes les âmes conduites par les dons surnaturels sont ordinairement éprouvées par les démons. Il n’en est pas de même des âmes conduites en foi : leur épreuve paraît n’avoir rien d’extraordinaire et être toute naturelle, elle fait beaucoup plus mourir que la première épreuve des âmes conduites par les dons, d’autant que l’épreuve des premiers leur sert de soutien. Nous ne pouvons jamais par nos soins, et même par l’assiduité à retrancher tous les mouvements de notre propre vie, nous causer la mort intérieure. Nous pouvons bien amortir l’extérieur, mais l’esprit vivra même de cette application. Il n’y a que la sortie de nous-mêmes qui puisse véritablement porter le nom de mort. Dieu tolère plutôt de gros défauts extérieurs, qu’Il corrige dans la suite par l’activité de Son amour, que la moindre résistance ou le plus petit empêchement à l’étendue de Son domaine dans l’âme. Plus Dieu est libre en nous, plus Il nous donne Son esprit sans mesure.

C’est la gloire qu’Il prétend en nous que de voir tous les ennemis comme les escabeaux de Ses pieds, c’est-à-dire de voir terrasser en nous tout ce qui s’oppose à Son empire. Aussi est-il écrit : Le Seigneur dit à mon Seigneur : asseyez-vous à ma droite1, comme pour nous apprendre que cet Esprit demeure en Lui-même et ne se répand en nous avec plénitude qu’autant que tout Lui est assujetti dans nous. Mais qui est-ce qui assujettit tout au Fils, sinon le Père, puisque c’est Lui qui réduit Ses ennemis à être l’escabeau de Ses pieds ?

Je donnerais ma vie afin que la personne que j’ai l’honneur de connaître ne donnât aucune borne à l’esprit de Jésus-Christ. Pour continuer de lui parler dans ma simplicité, Notre Seigneur me paraît lié dans son âme et qu’Il n’est pas libre d’y opérer tout ce qu’Il Lui plaît. Cela me fait souffrir une peine intérieure très forte. Sitôt qu’il donnera tout pouvoir à Dieu en lui, mon âme sera au large et mon cœur content, et certaines répugnances lui seront ôtées.

1Ps. 109,1. L’image de l’escabeau est empruntée à ce même psaume.      

13. [1.95.] À Fénelon. Janvier 1689 ?

N.1 a raison de ne pas craindre ce goût simple de Dieu qui lui est donné parce qu’il est très différent du sensible. Il faut le recevoir et s’en nourrir lorsqu’il est donné, parce que c’est par lui que les puissances sont réduites en unité et [qu’] il est très nécessaire à l’âme. C’est ce principe de vie qui la prépare à la mort et qui lui est d’autant plus utile que Dieu a de plus grands desseins sur lui. Plus le goût intime et simple de Dieu est fort, vigoureux et de longue durée, plus la mort qui suit est profonde. Il faut donc se laisser à Dieu et se laisser remplir de Son infusion divine avec beaucoup de correspondance et de liberté. J’éprouve que mon âme, ainsi que je vous l’ai dit, s’écoule sans cesse dans la sienne, et Dieu fait cela afin de la réduire où Il le veut. C’est une grâce d’onction, c’est un germe de vie et d’immortalité, qui subsiste dans la mort même, quoique d’une manière entièrement cachée et imperceptible. Qu’il ne lise que le moins qu’il pourra : ce n’en est pas le temps à présent, mais de se taire et se reposer.

Ne vous étonnez pas de la joie et de la paix que vous goûtâtes l’autre jour avec moi. C’est une opération de Dieu, aussi bien que les autres que vous expérimentâtes. Vous en aviez besoin. La joie dilate, et la tristesse resserre le cœur. C’est en quoi on se méprend, surtout dans cette voie, lorsque l’on veut par une composition extérieure retenir certains instincts et mouvements de joie, qui pourtant sont bien éloignés de cette joie sensible et toute naturelle des commençants qu’il est bon de réprimer à cause de son impureté.

Il n’est pas nécessaire que N. s’unisse à moi en distinction2. Il suffit qu’il ne soit point opposé et qu’il se laisse aller à ce je ne sais quoi qu’il doit goûter, pour que mon âme ait toute liberté de se communiquer à la sienne. Dieu l’ayant voulu de la sorte, je m’en trouve bien et en suis soulagée. Ô commerce des cœurs et des esprits sans l’entremise des corps, que vous êtes pur, simple, divin et digne de Dieu ! c’est ce qui rend les vrais enfants de Dieu un en Lui. C’est ce commerce admirable - que Jésus-Christ a apporté sur la terre par son Incarnation -, qui fait que ce divin Verbe, s’écoulant en l’âme, la perd en Lui et la rend une avec autant d’âmes qu’il y en a de disposées à Le recevoir. C’était ce que Jésus-Christ demandait pour ses disciples : Mon père, qu’ils soient un, comme nous sommes un3. C’est ce commerce qui sanctifia saint Jean dans le ventre de sainte Elisabeth. C’est une participation de la hiérarchie céleste, où les esprits bienheureux se répandent ensemble et se pénètrent les uns les autres : c’est la communion des Saints. Ô, si les hommes chrétiens savaient à quoi ils sont appelés ! mais, hélas ! tous sont morts en Adam, et nul ne veut vivre en Jésus-Christ.

Je vous écris, monsieur, avec ma simplicité ordinaire ce que j’ai mouvement d’écrire sur N., laissant à Dieu et à vous d’en faire l’usage qu’il lui plaît. Vous savez que je n’ai rien ni à ménager ni à craindre, n’ayant plus rien ni à perdre ni à gagner. Je ne sais si vous m’entendez, car j’écris aussi cela pour vous. Si vous ne m’entendez pas encore tout à fait, cela viendra un jour. Mais N. surpassera, à cause qu’il doit être une lumière dans l’Église. Je n’entends pas le fond de perfection ni d’anéantissement, mais je dis que la lumière ira plus loin pour le bien des autres. Je vous le dis une fois : vous ne devez avoir aucune jalousie sur l’âme de personne.

1Fénelon.

2D’une manière explicite, avec l’image particulière et précise de la personne . Fénelon, Lettre à la comtesse de Montberon du 13 janvier 1708 : « Dieu vous a unie à moi et vous me trouverez en lui sans distinction » (éd. 1852, VIII, 690).

3Jean 17, 21.                

13A. [1.96] De Fénelon. Janvier-Février 1689.

Je me trouve sec et distrait dans l’oraison. Cela peut provenir des choses extérieures qui me dissipent, mais ma volonté est, ce me semble, très ferme. Je sens un ennui et un mésaise1 fréquents dans mes occupations extérieures. Mes amis même m’importunent2, et toutes les conversations me paraissent inutiles : il me tarde d’être seul, et dès que je suis seul, le recueillement s’enfuit. Je sens une certaine peine unissante, quand la présence de Dieu m’empêche et que les hommes m’occupent; mais en tout cela il n’y a point d’impatience volontaire. Quelquefois il ne me reste rien dans le cœur pour Dieu tant je me trouve sec, vide et occupé de choses communes. Mais la peine que j’en ressens, et l’abandon que j’aperçois encore, me soutient3. Ayez la bonté de me renvoyer le billet, quand vous l’aurez lu, ou de le garder pour me le rendre.

1Mésaise, «malaise, désagrément ».

2Fénelon ne voit pas là un fait névrotique, mais une étape de sa vie spirituelle : « Dans ce premier attrait sensible... l’âme se déprend de toutes les consolations extérieures, et celles de l’amitié sont aussi retranchées... » (Instruction XXIII, 1852, VI, 126).

3« C’est un soutien infini de penser que l’on n’est plus soutenu de rien et qu’on ne cesse point, dans cette épreuve horrible, de s’abandonner fidèlement et sans réserve... Il faut tout perdre, même l’abandon aperçu, par lequel on se voit livré à sa perte » (Instruction XXIII, 1852, VI, 125).

      14. [1.97] À Fénelon. Février 1689.

La personne1 pour laquelle Notre Seigneur me donne toujours plus de correspondance intérieure éprouvera souvent de semblables vicissitudes de sécheresses et de distractions.

Quoique les occupations extérieures y contribuent un peu, ce n’en est pas la première cause, mais bien le dessein de Dieu, qui est d’épurer la foi et d’affermir la volonté par le desséchement de l’esprit. L’ennui et mésaise fréquent que j’en éprouve dans les occupations extérieures, l’approche des amis et des conversations qui paraissent inutiles, viennent d’une bonne et d’une mauvaise cause. La première est que le cœur qui est attiré de Dieu et qui est destiné pour Le posséder lui-même, ne peut trouver hors de Dieu rien qui le contente ; et, passionné qu’il est de son divin objet, il n’a que du dégoût pour tout ce qui interrompt ou empêche sa jouissance. Si cela est un effet de l’amour, c’est en même temps une marque de l’imperfection de l’amour, et que l’âme est encore bien vivante en elle-même. Celui qui aime parfaitement n’aime parfaitement que parce qu’il est entièrement mort à lui-même : étant parfaitement mort, il est passé dans sa fin et, étant dans une union essentielle, il est dans une possession qui ne peut être interrompue par l’embarras des créatures, ni distraite par toutes les affaires possibles, parce que l’âme est au-dessus des moyens et consommée dans sa fin.

Mais comme il ne s’agit pas à présent de cela, je n’en dirai pas davantage. Je dirai seulement que cette personne doit mourir à soi-même sur cet article et recevoir avec égalité et mort toutes les différentes choses qui l’arrachent comme malgré lui à sa chère solitude, ne voulant uniquement pour soi que ce qu’il y a, quel qu’il soit. On croit souvent n’avoir plus de penchants, quoique l’on en soit tout plein. On n’a plus de penchants aperçus lorsque l’on n’est pas contrarié dans ses penchants, mais on en découvre facilement sitôt qu’ils sont contrariés.

Ce que je viens de dire fait que l’âme tend continuellement au recueillement et à la retraite. Et plus son attrait est violenté, plus il se réveille avec force, Dieu le faisant de la sorte afin que l’âme ne se laisse pas épancher dans les occupations et qu’elle tende toujours à Lui comme à sa fin. Mais sitôt qu’elle peut se recueillir, tout cela s’évanouit, tant parce qu’il n’est plus alors nécessaire et que la foi nue prend la place, que parce que le désir de se recueillir était un effet de la bonne volonté, à laquelle même Dieu veut que cette personne meure. C’est une conduite qu’elle éprouvera encore quantité de fois. La peine cuisante que l’on ressent lorsque l’on perd la présence de Dieu aperçue marque que l’on n’est pas parfaitement indifférent et que l’on tient au don de Dieu, car cette présence aperçue est un don créé.

Que faut-il conclure de là ? qu’il ne faut pas laisser de goûter Dieu en repos, autant qu’Il vous en donne le moyen, qu’il ne faut point se surcharger par soi-même d’occupations contre l’ordre de Dieu. Mais, cela supposé, il faut laisser Dieu aller et venir comme Il Lui plaît, étant égal dans toutes les dispositions, et portant en mort les incommodités quasi continuelles que causent toutes les créatures par leur peu de raison et leur inutilité : ce qui n’est pas une mort médiocre, lorsque l’on y est fidèle, car il y en a des sujets continuels.

 J’enverrai le livre, sitôt qu’il sera achevé. L’on soumet tout aux lumières de la personne, à laquelle l’on écrit simplement pour obéir3.

1Fénelon bien sûr.

3Cette lettre est suivie d’une poésie publiée à sa suite par Dutoit :

« Vous m’arrachez ma solitude

M’accablant de soins superflus ;

Mon cœur languissant ne peut plus

Supporter un état et si dur et si rude.

[…] 

Il fera de mon cœur un temple,

Où malgré l’orage et le bruit,

J’aurai le calme de la nuit ;

Et rien n’empêchera que je ne le contemple. »

      15. [1.98.] À Fénelon. 21 février 1689.

Je n’ai jamais ouï dire que l’on juge d’un état dans le temps de la peine, mais bien dans le calme et la bonace1. Je n’ai pas un mot à vous dire pour vous prouver la bonté et réalité de l’état de sacrifice, préférable à tout autre. Nous portons en nous-mêmes un certain caractère foncier de la vérité intime, qui se fait distinguer même au milieu des plus grands troubles. Ce caractère de vérité est accompagné de justice et donne une sainte émulation, qui est une participation de la jalousie de Dieu, qui anime contre la créature une justice impitoyable, afin de lui arracher toutes choses pour donner tout à Dieu.

Cette justice, comme on vous l’a dit tant de fois, étant fille du pur amour, est une justice de dépouillement. Elle a sa violence et sa délicatesse car l’amour jaloux se sert tantôt de l’une et tantôt de l’autre. Il use d’une impétueuse autorité en de certaines âmes, et pour des temps seulement. Souvent il n’use point de violence, et sa délicatesse est infinie. Persuadé qu’il est du mérite infini de Celui qui l’anime, il se rebute du moindre refus. Il n’use plus de violence, mais plein de dépit amoureux, il punit par des froidures et par une cessation de poursuite l’âme à qui il a donné une assez grande connaissance du mérite et de la volonté de Celui qu’elle doit aimer par-dessus toutes choses en L’aimant aux dépens de tout ce qui n’est point Lui sans nulle exception, et auquel elle doit obéir non seulement lorsque le bâton à la main Il fait faire ce qu’Il ordonne, mais d’une obéissance d’amour, qui incline doucement le cœur et qui fait non seulement obéir au moindre signal, mais même prévenir le vouloir de celui que l’on aime.

Il ne vous faut point d’autre maître que l’expérience, et vous en avez assez pour juger de ce que l’on vous dit. N’attendez plus de Dieu de ces violences extrêmes : Il veut à présent de vous des sacrifices plus libres et plus volontaires, vous ayant donné assez de connaissance pour juger lequel des deux est le plus avantageux, de vivre à soi ou hors de soi.

 Quel intérêt ai-je à tout cela que l’intérêt de Dieu et votre propre bien ? Cherché-je quelque avantage ? Il n’y en a point d’autre que la peine. Et si je voulais abuser de la facilité des personnes et m’attirer des partisans, je prendrais d’autres routes. Mais il me suffit que Dieu connaisse mon cœur et ce qu’Il me fait souffrir pour des âmes qui, loin d’en avoir de la reconnaissance, n’en ont pas même la connaissance.

Il ne faut chercher que Dieu dans la créature, ou plutôt Dieu en Lui-même, sans vouloir chercher dans cette créature (quoi que ce soit) pour s’appuyer des traces de vertus que Dieu a Lui-même détruites, vertus à notre mode et non à la Sienne. Si nous regardons cela pour nous fixer dans notre état, nous serons toujours trompés ; et Dieu ferait plutôt paraître en cette créature des défauts qui n’y sont pas, ou Il en ferait naître, pour nous tirer de cet appui. Allons, sans regarder le guide que l’on nous donne, ni le chemin. Suivons Jésus-Christ, qui marche le premier, et la volonté divine qui, quoique cachée en apparence, nous est très manifeste par le caractère2 imprimé dans le plus intime de nous-mêmes.

Tant que nous verrons autre chose que Dieu en Lui-même et la créature en Lui, sans regarder si cette créature est couverte de boue ou de diamants, nous mènerons toujours une vie rampante, quoique flattés d’une bonne et droite volonté. Celui qui se perd autant que Dieu le veut ne sait plus si sa volonté est droite, car il n’en trouve plus. Celui-là ne serait pas perdu qui, se tenant du mieux qu’il peut sur la pointe d’un rocher, dirait incessamment : j’ai la volonté droite de me rouler dans le fond pour m’unir à celui qui a le premier franchi ce danger, mais j’attends une main puissante qui me précipite ; cependant il examine le péril et, se laissant gagner à la raison et aux répugnances naturelles, il s’éloigne insensiblement du lieu où il était posté, au lieu que celui qui est une fois en train de rouler ne connaît plus de volonté et se laisse précipiter sans ordre ni raison jusqu’au lieu où on l’attend.

Pour moi, je ne vous demande rien : mon office est de vous faire voir Jésus-Christ qui, s’étant précipité du haut faîte de la Divinité dans l’abîme du néant pour l’amour qu’Il vous porte, vous invite à Le suivre selon votre portée. Je vous Le montre, et c’est assez pour moi. Je vous dis qu’Il vous appelle, je vous apprends à entendre Sa voix. Pouvez-vous dire en conscience que vous ne Le connaissez pas et qu’Il est trop défiguré de la chute que Son amour lui a fait faire pour vous ? C’est parce qu’Il est si fort défiguré, qu’Il est comme un lépreux, que vous devez plutôt vous unir à Lui, et ne pas conserver une vaine beauté qui ne Lui saurait plaire, si elle vous empêche de vous précipiter pour Le suivre. Vous me direz : « Je ne vois en vous nulle trace de la Divinité.  Vous qui me parlez, vous êtes si fort défigurée3 que je tremble d’être comme vous. » Ma laideur, vous répondrai-je, fait mon plaisir4. Et si j’étais autrement, je voudrais être précipitée de nouveau dans des abîmes plus profonds, afin qu’il ne me restât d’autres traces qu’une personne qui n’a plus de figure humaine et à laquelle il ne reste qu’un effroyable débris de ce qu’elle a été et de ce qu’elle n’est plus.

 L’on veut se perdre et se conserver tout entier, [vous voulez] que Dieu aplanisse pour vous les pointes de rocher et les couvre de coton ? Non, non, il faut périr et être véritablement perdu. Vouloir toujours se perdre et vouloir en même temps des signes que l’on n’est pas perdu, c’est se perdre en figure et non en réalité, c’est se reprendre après s’être livré, quoique l’on ne le croie pas. C’est vouloir allier deux choses inalliables. Il ne se faut point flatter : l’on ne sort de soi qu’en se perdant. Si j’ai véritablement quitté ma maison et que je n’y prenne plus d’intérêt, que m’importe qu’elle soit au pillage, que l’on en arrache toute la beauté, que l’on ne voie plus que des masures ruinées où l’on met encore le feu ? Si je m’en afflige, si je la plains, je ne l’ai point quittée. Si dans l’état effroyable où je suis réduite, j’en ai de la douleur, j’en gémis, je me plains, je suis encore en moi-même, j’ai peine à abandonner une maison que l’on ne détruit de la sorte que pour me faire perdre toute envie d’y retourner.

Dieu sait si j’ai envie que l’on me croie, ni que l’on suive mes avis. Si je pouvais disposer de moi-même, avec quel plaisir me déroberais-je à la vue des hommes ! Mais lorsqu’on me fera parler, je ne dirai jamais que la vérité, mais vérité aussi certaine que la souveraineté de Dieu est infaillible. Je me rapporte à votre expérience.

Je n’ai pu écrire à monsieur votre neveu5 davantage que ce que j’écrivis hier. Je viens de la messe : l’on a dit l’épître du sacrifice d’Abraham6.

1état d’une mer très tranquille.

3le sceau baptismal ?

3par la variole.

4« Allusion probable à une poésie de Mme Guyon ; voir Poésies et cantiques spirituels, 1790, III, n° XIX, 29 : Nécessité et sûreté du mépris de soi « Ma laideur fait ma sûreté. / Aussi n’en ai-je point de peine. / Je la regarde comme un bien, / Qui me fait cacher en mon Rien. »

5Il s’agit sans doute de François de Salignac, marquis de la Mothe-Fénelon, neveu de l’archevêque de Cambrai, et père du marquis de Fénelon.

6Cette épître (Heb. 11, 8-20) était lue dans le diocèse de Paris le lundi de la Quinquagésime. La lettre se trouve ainsi datée du 21 février.

      16. [1.99.] À Fénelon. Février 1689.

Dieu a voulu en peu de temps vous faire comprendre par expérience et ce qu’Il peut, est et opère en vous, et ce que vous êtes, et ce que vous pouvez par vous-même.

La disposition de votre retraite est l’état où Dieu vous veut continuellement. Et vous n’aurez jamais la lumière pure et nette sur ce qu’Il veut de vous que vous ne soyez dans cet état de dépendance continuelle à l’Esprit du Verbe qui vous a appelé pour être votre vie. Vous n’avez garde d’avoir goûté jusqu’à présent la délicatesse de Sa pure opération, puisque vous l’avez toujours extrêmement mélangée de la vôtre, ne vous tenant jamais ferme et invariablement attaché au conseil que l’on vous a donné sur cela. Combien de fois avons-nous éclairci cet article, où je vous ai dit que, lorsque Dieu opérait, il fallait quitter tout opérer pour Le laisser faire. Non seulement vous ne mourez pas à cette activité intérieure (ce qui est un effet de votre crainte, et la source du peu de mort extérieure qui est en vous), mais de plus, vous allez chercher des sujets lorsque Dieu vous occupe de Lui-même. La mort est un sujet peu propre à une personne que Dieu attire à sa présence.

Je suis ravie qu’Il vous ait fait connaître que l’oraison de simple exposition1 est celle qui vous convient, car cela est assurément. Mais vous ne vous arrêtez point fixement au conseil, parce que vous vous conduisez non par la foi, mais par le goût, la connaissance et l’assurance : tant que vos lumières et votre goût vous confirment ce que l’on vous dit là-dessus, vous y entrez ; mais, sitôt que la sécheresse s’empare de votre cœur et l’incertitude de votre esprit, vous croyez devoir trouver dans vos efforts les assurances que vous ne trouvez pas dans vos dispositions.

Croyez-moi donc, je vous en conjure, et laissez-vous une bonne fois à cela. Il faut lire pour vous recueillir et non pas pour vous former un sujet2. Et, du reste, exposez-vous simplement devant Dieu, pour y être ou dans l’obscurité ou dans la lumière, ou dans le goût de la présence ou dans la sécheresse. Tout doit être égal à celui qui, ne voulant rien pour lui-même, veut Dieu pour Dieu. Ceci est relevé, mais, quoique cela ne soit pas en vous, vous y êtes appelé. Cessez donc votre activité du côté de Dieu afin de faire place à Son Esprit ; et employez-la contre vous-même, pour mourir efficacement par tous les événements de la divine Providence qui vous fourniront tout ce qui vous est nécessaire pour vous détruire vous-même, qui êtes vivant encore. Mais, si vous ne tenez pas la conduite que je vous marque, tous vos efforts seront employés à empêcher l’étendue de l’Esprit de Dieu en vous, et non pas à vous détruire vous-même. Accoutumez-vous à aller par l’inconnu et par la foi, et non par le sentiment. Et vous irez bien, car c’est le seul moyen de laisser écouler l’Esprit du Verbe dans votre âme.

Je ne m’étonne pas de vos échappées et de votre sensibilité sur les croix.  Cela vient de deux causes : la première, de ce que, marchant trop par le sensible et l’aperçu et ne donnant pas assez de lieu à la mort intérieure, vous êtes vivant en toutes choses ; la seconde est que, comme la mort des sentiments intérieurs est la source de la mort des sentiments extérieurs, votre mort extérieure ne peut point surpasser l’intérieure. Le découragement ne vient que de votre amour propre et du fond que vous faisiez sur vous-même et sur l’acquisition de la vertu : car celui qui ne présume rien de soi, ne se décourage jamais, quoi qu’il arrive, parce que, n’attendant rien de soi mais de Dieu seul, il ne s’étonne point des échappées de la nature, car c’est son propre ; et, étant persuadé que Dieu seul peut le garder et qu’Il n’est nullement obligé de le faire, il Lui a une obligation infinie lorsqu’Il le fait et se supporte en patience lorsqu’Il le laisse à soi-même.

Vous n’êtes point déchu, car le fond que vous éprouvez a toujours été en vous ; et quoique ses productions aient été un peu amorties par l’onction de la grâce, vous étiez toujours le même, et Dieu ne permet ces échappées que pour vous faire voir ce que vous êtes.

Vous ne pouvez être jamais dans l’illusion, tant que vous suivrez avec soumission l’Esprit de Dieu pour le dedans, et tant que vous travaillerez à mourir à vous-même, soit par la fidélité à vous renoncer incessamment vous-même, ou en vous laissant détruire et humilier par les événements de la Providence, par vos défauts, et par le fond de votre naturel qui n’y contribuera pas peu.

Evitez plus que la mort le découragement ; et quand Dieu vous précipiterait dans le plus profond de votre corruption, il faudrait toujours tenir la même conduite à son égard et avoir une patience infinie avec vous-même. Il y a bien d’autres misères à éprouver. C’est pourquoi il faut faire bonne provision de fidélité et de courage. Entrez donc tout de bon en ceci ; sans quoi, vous serez toujours enfoncé en vous-même, vous travaillerez beaucoup et vous avancerez peu.

1« C’est proprement vous tenir en repos, non en arrêtant votre esprit … mais … le laissant comme il lui plaira. » (réponse à la lettre de Fénelon du 10 octobre 1689).

2« Quand le recueillement nous fait tomber le livre des mains, il n’y a qu’à le laisser tomber sans scrupule ... L’amour, quand il enseigne par son onction, surpasse tous les raisonnements que nous pourrions faire sur les livres… » Explication des Maximes, art. XX, vrai.

      17. [1.100] À Fénelon. Février-Mars 1689.

Je suis toujours plus convaincue des desseins de Dieu sur vous. Vous ne sauriez aller trop simplement avec Lui : c’est ce qu’Il veut de vous. Il ne demande pas vos œuvres mais votre obéissance. Je vous prie en Son nom de ne point examiner trop scrupuleusement vos fautes, mais de vous laisser tel que vous êtes. Dieu ne manquera pas de vous faire sentir ce qui Lui déplaira ; mais ce qu’Il ne vous fera pas voir Lui-même, ne le cherchez pas. Votre volonté est droite et comme Il la désire. Soyez assuré que tout ce qui n’est pas volontaire ou opéré par rapport à nous n’est pas obstacle, quoique ce soit une faiblesse ou imperfection. Ces derniers défauts servent beaucoup plus qu’ils ne nuisent. Des personnes qui paraîtront extérieurement sans défauts, parce que leur prudence ajuste tout, ou même souvent la vue et l’amour de leur perfection, ne seront toujours pas selon le cœur de Dieu. Il veut être votre principe, comme Il est votre fin ; et Il vous veut tellement tout à Lui qu’il n’y ait rien qui vous soit propre, nul intérêt de temps ni d’éternité.

Dieu ne demande rien autre chose de vous ni de toutes les créatures qu’Il veut pour Soi, que cette volonté droite, toujours exposée sans retour à la volonté divine, qui seule peut rendre féconde la volonté de l’homme, comme nous voyons une terre exposée continuellement au soleil recevoir dans son sein les plus riches trésors de la nature, sans qu’elle y contribue autrement que de sa simple exposition au soleil et par sa capacité de devenir féconde. Ô si je pouvais expliquer ce que je conçois là-dessus, et comme tout autre travail pour nous n’est point ce que Dieu veut : qu’Il renversera même avec plaisir les idées de perfection que vous pourriez avoir, parce que l’unique plaisir qu’Il veut prendre en vous est que vous Lui laissiez tout faire ! Il vous salira quelquefois pour avoir le plaisir de vous purifier ; et ce qui vous étonnera le plus (sans vous étonner cependant) est qu’Il ne vous paraîtra pas moins difficile de vous salir que de vous purifier, car il est presque impossible à une âme que Dieu tient fortement en Sa présence de se détourner de Dieu. Tout détour de Dieu est une saleté. Dieu ne nous salit point autrement qu’en nous éclairant, comme le soleil ne salit pas l’air, pour en faire voir les atomes. Souvent le même soleil d’un même rayon purifie sur la terre les endroits bourbeux, et il salit ceux que la glace paraissait avoir rendus nets.

Enfin, sans regarder les choses dans leurs effets, ni autrement que dans leur source, restez abandonné à Dieu, et que votre volonté reste droite envers Lui et souple sous Lui. C’est l’unique chose qu’Il veut de vous.

Ce sera Lui qui comme un Océan divin vous rejettera sur le sable et dans la bourbe ; et de la même vague dont Il vous aura rejeté et sali, Il vous reprendra pour vous perdre en Lui plus fortement. Il ne faut aucun retour, tendresse ni pitié sur soi-même, mais entrant uniquement dans les intérêts de Dieu contre nous, frapper où Il frappera, nous voir avec la même égalité dans la boue que nous nous sommes vus dans Son sein ; et lorsqu’il n’y aura plus pour nous d’intérêt propre, nous aurons autant de plaisir de nous voir de la manière du monde la plus odieuse, que de nous voir revêtus du soleil. Plus d’amour pour la vie, plus d’intérêt pour nous : Dieu seul, Sa seule gloire et Son seul plaisir. Ce qui n’est plus à nous ne nous touche plus. Souvent plus nous sommes arrachés à ce qui est bon, plus nous sommes livrés en apparence à ce qui est mauvais : alors la même égalité, la même situation, et la même indifférence. Le démon ne saura nous nuire que par une chose, qui est de nous faire retourner sur nous-mêmes par crainte, ou par pitié, ou par amour secret de notre propre excellence. Il faut perdre tout le créé, tout appui, tout moyen, pour tomber dans l’incréé.

      18. [1.101] À Fénelon. Février-Mars 1689.

Deux choses appartiennent à la volonté : la première est la souplesse qui la meut incessamment selon tous les vouloirs divins, la seconde est ce qui l’emplit et lui sert d’aliment.

Il y a des âmes qui ne se laissent jamais assez manier par le divin vouloir. Celles-là sont pour l’ordinaire rétrécies. C’est l’article sur lequel on a plus de peine à se rendre, c’est ce qui arrête presque tous les hommes et les empêche de poursuivre la route qu’ils ont embrassée, surtout lorsque les volontés de Dieu paraissent répugner à leur raison, et combattre des idées qu’ils s’étaient faites de la perfection.

Ce qui les arrête encore est que dans les âmes bien mortes et bien nues, la volonté de Dieu est délicate. Et à moins d’expérience, si ce n’est que la résistance ne mette dans un état violent, elle paraît [être] à l’âme une volonté qui lui est propre  en sorte qu’elle se dit souvent que ce n’est point Dieu qui veut en elle ou par elle, que c’est elle-même qui veut et se donne cette volonté ; et c’est pour elle une matière de souffrance, surtout lorsque cette volonté, qui paraît lui appartenir, combat sa raison.

Ceci n’arrive qu’aux âmes très simples, et en qui la volonté de Dieu devient leur volonté propre et naturelle. Car ce n’est plus, à ce qu’il paraît, une volonté supérieure qui meut la leur - ce qui supposerait encore une propre volonté, qui, quoique soumise et très pliable, appartiendrait cependant à l’âme - mais ici il n’en est plus de la sorte. On éprouve que cette volonté, - qui se délaissait avec tant de souplesse à tous les vouloirs divins pour vouloir ou ne vouloir pas qu’autant qu’elle était mue, - se perd, et qu’une volonté, autant divine qu’elle est profonde et délicate, est substituée en la place de la nôtre, mais volonté si propre et si naturelle à l’âme qu’elle ne voit plus que cette seule et unique volonté, qui lui paraît être la sienne, n’en trouvant plus d’autre.

Vous comprendrez aisément qu’il faut que l’âme soit réduite en unité pour être de la sorte, et que, par le baiser ineffable de l’union intime, l’âme soit faite une même chose avec son Dieu pour n’avoir plus d’autre volonté que celle de son Dieu, ou, pour me mieux expliquer, pour avoir la volonté de son Dieu en propre et libre usage. Cependant dans le commencement que l’on est honoré d’un si grand bien, comme il paraît quelque chose de bien différent de la souplesse [face] à une volonté supérieure à laquelle l’âme s’était toujours laissé conduire très sûrement, quoique aveuglément en apparence, et que maintenant il ne paraît plus qu’une volonté seule et unique qui ne se peut distinguer et qui semble être la volonté propre de l’âme, on a peine à se laisser transformer au point qu’il le faut.

Mais pourquoi, me direz-vous, me parler de cela, puisque ce n’est pas mon état présent ? Je n’en sais rien : Dieu le sait. Tout ce que j’en comprends est que c’est ce qui arrivera chez vous, et même plus tôt qu’à bien d’autres ; et cette volonté vous étant donnée en libre et pur usage semblera déranger un peu les choses, quoiqu’elle les établisse admirablement et d’une manière inconnue.

Il y a de plus ce qui nourrit et réveille la volonté, car il y a de la différence entre la souplesse et la nourriture. On dilate une chose pour lui donner une étendue proportionnée à ce qu’on lui veut faire contenir ; mais comme une étendue trop forte romprait tout, on nourrit les endroits qui paraissent plus faibles et, en les nourrissant, on les fortifie.

Dieu fait ces deux sortes d’opérations dans la volonté de l’homme : Il la rend souple et pliable pour l’élargir selon la mesure du don qu’Il lui veut faire de Lui-même. Mais il y a la nourriture de cette volonté, qui est une onction savoureuse, délicate et souvent insensible, qui la fixe dans son souverain objet et la rend plus propre à être étendue selon les desseins de Dieu. C’est à cette sorte d’opération qu’il faut être fidèle autant qu’à l’autre, et ne pas vouloir s’en dénuer par une mort qui, quoique très parfaite en apparence, serait nuisible à l’âme et la dessécherait à un point qu’elle ne serait pas assez propre pour les desseins de Dieu, comme on voit qu’une peau desséchée se déchire plutôt que de s’étendre.

C’est l’onction toute sainte et divine qui donne à cette âme la souplesse pour être étendue, de même que l’on huile la peau que l’on veut étendre : aussi est-il écrit, parlant de Jésus-Christ, qu’il a été consacré par l’onction de la Divinité1. Et pourquoi ? C’est qu’il était écrit à la tête du livre de Sa naissance temporelle qu’Il ferait Votre volonté, Ô mon Dieu2. Puis Il dit : Me voici, ce qui marque ce fameux consentement et cette disposition à toute chose. Et pour nous faire comprendre l’unité de cette volonté, Jésus-Christ dit ailleurs : mon Père et moi ne sommes qu’un3.

Laissez-vous donc consacrer par l’onction de la grâce. Tout ce qui aura de l’onction vous conviendra toujours. Je n’entends jamais que vous vous donniez de la vivacité extérieure, mais aussi ne vous faites pas une vertu de réserve. Que la simplicité vous conduise en toutes choses. Vous avez besoin d’être réveillé quelquefois : égayez vos sens et laissez-vous comme un enfant. Enfin ne travaillez pas à vous éteindre : ce n’est pas ce qu’il vous faut. Ne raisonnez jamais des autres comme de vous, ni de vous comme des autres, cela étant très différent.

Il y a cette différence entre le voir et le goûter que le premier ne doit jamais être réveillé, mais [que] le second doit être nourri par tout ce qui peut lui servir d’aliment. Lorsque je parle de goûter, je n’entends pas le sensible, mais le plus spirituel et délicat.

1Heb. 1, 9.                    2Heb. 10, 7.                         3Jean 10, 30.

      19. [1.102] À Fénelon. Mars 1689.

Il a été certifié d’une manière ineffable la filiation spirituelle et comme[nt] ces âmes étaient destinées à être un en Dieu : ô que vos démarches sont belles dans la volonté de Dieu ! Il a été confirmé qu’il y aura de fortes bourrasques de tentations, mais il ne faut ni craindre ni s’étonner : le vaisseau demeurera toujours dans le même équilibre, quoique battu de la tempête ; s’il reste abandonné, le naufrage même le jettera dans un port assuré.

Il a fallu me sacrifier pour souffrir pour vous. L’âme découvre en Dieu même (par rapport à vous) comment Dieu, perdant toujours plus l’âme en Lui, la rendant de plus en plus féconde par un même acte pur, simple et nu, fait que du même lien dont Il s’unit intimement l’âme et la possède, Il la serre étroitement avec votre âme en sorte qu’elle porte ses langueurs. Elle comprend la nature de l’union hypostatique du Verbe avec l’homme, la part qui nous y est donnée d’une manière très sublime. Et elle découvre en même temps une manière très haute par laquelle l’homme est créé à l’image de son Dieu, ce qui la rend participante d’une qualité productrice de fécondité et d’écoulement dans les autres âmes ; et par là elle se les unit du même acte que Dieu S’unit toutes choses en sorte qu’il lui paraît que c’est elle en Dieu, et Dieu en elle comme une cause première, qui attire et pénètre le premier objet qui attire, et par cet objet, ou plutôt par la pénétration dans cet objet, en attire un autre, et ainsi plusieurs de cette sorte1.

Quoique ces rayons attirants pénètrent ce premier objet et semblent s’en servir pour attirer les autres, c’est pourtant Lui qui les attire par Son efficacité. Et Il communique cette efficacité aux sujets qui Lui sont plus proches avec plus de véhémence, en sorte que c’est Lui-même - et c’est aussi ce premier objet -, qui attire les autres par un même et seul acte, sans que ce premier objet (à cause de sa pureté et simplicité) fasse aucun entre-deux, quoiqu’il soit la première cause mue par le souverain Moteur.

Et cela est continuel et de telle sorte qu’il [le premier objet] ne cesse de tirer avec son Moteur, et par le même acte de son Moteur, jusqu’à ce qu’il ait attiré jusqu’à lui l’objet qui lui est le plus proche et qu’il l’ait confondu en lui en unité parfaite, le rendant pur, simple et nu comme lui et propre à recevoir avec lui sans nulle distinction2 les rayons purs et toujours féconds de son Moteur, si bien qu’il devient tellement un avec lui que l’on a peine à discerner le rayon d’avec le corps du soleil, quoiqu’il en soit toujours très différent.

Je ne me saurais mieux expliquer. Un je ne sais quoi me persuade que vous m’entendrez et que vous suppléerez par votre lumière au défaut de mon expression. Ayez la même simplicité à me dire ce qui vous rebute, que j’ai à vous écrire ce que le Maître veut.

1Comme une pierre d’aimant peut communiquer son pouvoir à plusieurs morceaux de fer qui se tiennent dès lors les uns aux autres (comparaison utilisée par madame Guyon).

3De cette union en Dieu « sans distinction », v. la définition dans Explication des Maximes des saints, art. XXVII, vrai : « La contemplation pure et directe est négative, en ce qu’elle ne s’occupe volontairement d’aucune image sensible, d’aucune idée distincte et nominable, comme parle saint Denys ; c’est-à-dire, d’aucune idée limitée et particulière sur la Divinité ». - Madame Guyon, De la Voie et de la Réunion de l’âme à Dieu, II, §I, Opuscules II, 337 : « Tout le temps de la voie de la foi, les âmes n’ont rien de distinct ; et cette distinction est entièrement opposée à la foi ; de sorte qu’elles ne peuvent même goûter le distinct, ayant une certaine généralité, qui fait le fondement de toute chose, et par laquelle tout leur est donné ».

      20. [1.103] À Fénelon. Mars 1689.

Je vous plaindrais extrêmement, Monsieur, ayant autant d’esprit naturel que vous en avez, si je n’étais persuadée de votre amour pour Dieu et du dessein que vous avez de mourir à tout pour être à Lui sans réserve. C’est un droit qu’Il s’est acquis sur la créature au prix de Son sang, quoiqu’il Lui appartînt déjà, afin que Sa domination (sur l’âme) fût d’autant plus glorieuse qu’elle est plus volontaire et que le pouvoir de gouverner absolument une volonté toute libre est élevé au-dessus de toute autre domination. C’est donc cette volonté de l’homme qui fait toute la jalousie d’un Dieu, et c’est ce qu’Il prétend par toute la conduite de sa Providence sur nous que de voir une volonté toute libre Lui être si fort assujettie qu’elle perde tout pouvoir d’user de sa liberté, sans laisser d’être infiniment libre.

Dieu, pour venir à bout de Son dessein, Se sert des vertus théologales. Il nous en donne le principe et l’habitude dès notre baptême, pour nous faire voir que, sitôt qu’Il se consacre un homme, Il l’attire à la filiation et que le titre de chrétien nous met dans un engagement indispensable d’être assujettis à Jésus-Christ. Cet assujettissement consiste à Le faire régner absolument en nous, et ce règne s’étend sur une volonté libre que l’on assujettit librement et qui s’est rendue plus libre par ce qui paraît la captiver davantage. Et, lorsque notre volonté est si parfaitement assujettie à Dieu qu’elle disparaît absolument et qu’il ne paraît plus chez nous d’autre volonté que celle de Dieu, - qui fait en l’homme sans nulle résistance ni répugnance ce qui Lui plaît -, cela s’appelle être arrivé dans sa fin et au but que Dieu s’est proposé en nous créant et en nous rachetant. C’est donc là le droit du Créateur et du Rédempteur.

Dieu met dans l’homme trois vertus qui lui sont infuses par le baptême. Ces vertus sont communes à tous les chrétiens, mais elles n’ont une activité vraiment efficace pour mettre l’homme dans le dessein de sa création que sur ceux qui savent s’abandonner à Dieu et qui comprennent la nécessité qu’il y a de Lui céder le pouvoir que nous avons sur nous-mêmes, ou plutôt le droit d’user de nous-mêmes.

Tous les hommes chrétiens ont donc les trois vertus théologales en infusion. Elles sont dans la plupart comme mortes et sans action ; mais dans presque tous les hommes vertueux elles ont une habitude qui, quoique accompagnée d’actes distincts, n’a pourtant presque point d’activité, parce qu’il se trouve, soit dans la raison de l’homme, soit dans sa volonté, une opposition presque continuelle qui s’augmente même tous les jours. On n’agit que par la raison et par une bonne volonté propriétaire qui se fortifie d’autant plus que ses productions paraissent meilleures à l’esprit, ce qui, quoique bon en apparence, est cependant opposé au domaine de Jésus-Christ. De sorte qu’il n’y a que les âmes qui sont assez heureuses que de comprendre ce secret, sur lesquelles Jésus-Christ puisse régner absolument. C’est ce qui l’a obligé de se faire homme, puisqu’Il n’est venu que pour être Roi. Nous ne devons pas douter du dessein de Jésus-Christ là-dessus : Il s’en est trop fortement expliqué. Nous ne pouvons pas douter non plus que la perfection de l’homme ne gît en rien de particulier, mais à entrer dans la fin de sa création et de sa rédemption.

Jésus-Christ est toujours assis à la droite de son Père : Il n’exerce point Son empire sur l’homme que lorsque le père  a réduit dans ce même homme tous les ennemis de Jésus-Christ à être l’escabeau de ses pieds. Qui sont ces ennemis ? C’est la raison, et la propre volonté qui doivent être assujetties à Jésus-Christ. Et comment lui sont-elles assujetties ? par les vertus théologales, non seulement comme elles sont dans le commun des chrétiens, mais par une activité d’autant plus forte que l’homme par sa soumission leur donne plus de lieu de faire leur ouvrage, qui n’est autre que de surmonter les puissances de l’âme et de se substituer en la place.

Ce que fait donc la foi est premièrement de s’élever sur le débris de notre raison. Elle combat souvent et très longtemps : quelquefois la raison paraît la surmonter, d’autres fois tout est balancé. Et cela arrive souvent et dure longtemps. La peine alors de l’homme, et de l’homme raisonnable - qui avait ajusté toutes choses dans la même raison, qui s’était conduit longtemps par une raison autant juste qu’éclairée -, est de sentir peu à peu que cette raison claire et ferme le quitte, et ne le quitte pas pour lui donner une lumière de révélation divine, certaine et brillante, mais pour le mettre dans l’obscurité et dans l’incertitude ! Cela est toujours plus de cette sorte, jusqu’à ce que la foi par son obscurité sèche et pénible ait réduit l’âme dans un si grand aveuglement qu’elle ne va plus qu’à tâtons ; et ensuite ne pouvant plus marcher, elle est contrainte de s’abandonner sans réserve à un guide inconnu qui ne lui dit pas où il la mène, mais qui veut qu’elle s’en fie à lui lorsqu’il paraît l’égarer et la mener par des routes entièrement opposées au chemin que la raison lui avait tracé.

L’âme conduite de la sorte voyant que ses soins sont inutiles, que sa raison est sans lumière, qu’elle perd peu à peu tout pouvoir d’user d’elle et que les efforts qu’elle a faits pour s’en servir sont inutiles, est contrainte de s’abandonner sans réserve, de perdre toute voie, et de marcher aveuglément dans un chemin qui lui paraît sans route et où elle ne trouve personne qui l’assure de la bonté de ce chemin : au contraire, l’on n’y parle que de pertes et de précipices autant inévitables qu’ils sont affreux. C’est alors que la foi s’exerce parfaitement et qu’elle fait un trophée à Jésus-Christ de la ruine de la raison. C’est alors que Jésus-Christ devient notre propre conduite et qu’il semble que la foi disparaisse pour donner lieu à Jésus-Christ, sagesse éternelle, de nous conduire Lui-même.

Il est à remarquer qu’à mesure que la foi travaille en la manière que je l’ai dit sur notre raison, la charité, encore plus active que la foi, travaille sur la volonté et fait perdre à l’âme tout goût et tout dégoût, tout vouloir et non vouloir, de sorte qu’à mesure que l’homme perd toute route et tout moyen de se conduire, il perd aussi tout vouloir d’en avoir. Et cela va si loin qu’il perd même à la fin la puissance de vouloir et de raisonner : il demeure assujetti à Jésus-Christ qui veut et ordonne (en lui) tout ce qu’il Lui plaît, et en la manière qu’il Lui plaît.

Quoique la charité travaille en même temps (que la foi), le triomphe de la charité paraît le premier. Il semble à l’âme que la volonté soit bien plutôt détruite que la raison, et qu’elle perde très longtemps le pouvoir de vouloir avant que de perdre celui de raisonner. Cela est de la sorte. Et cependant, dans la fin, on s’aperçoit que la volonté est ce qui se consomme le dernier, et que c’est en elle que la raison se termine, que la charité absorbe la foi, et que tout se trouve réuni dans la pure charité, qui est Dieu même.

Je ne vous parle point de l’espérance, quoiqu’elle soit inséparable des deux autres. C’est elle qui soutient longtemps dans le désespoir même et c’est elle cependant qui se perd la première : car celui qui espère est supposé avoir le désir de ce qu’il espère, car on n’espère pas ce que l’on ne peut vouloir.

Il serait inutile à un homme aussi pénétrant que vous l’êtes d’expliquer les choses plus au long. Il suffit que c’est là votre route sans route, et que c’est où l’on veut vous conduire et où l’on vous conduira sans doute, parce qu’il faut qu’un Autre vous possède. Conduisez-vous par la raison tant que vous vous posséderez vous-même. Mais de quoi vous peut servir votre raison, lorsqu’un plus puissant que vous vous veut conduire par un chemin tout contraire ? Je vous dis comme Jésus-Christ à saint Pierre : Lorsque vous étiez jeune, vous alliez où vous vouliez ; mais, lorsque vous serez devenu vieux, un autre vous ceindra, et vous mènera où vous voudriez ne point aller1.

 Ô n’est-il pas trop juste que Jésus-Christ règne ! Qu’Il règne, et que je périsse !

1Jean 21, 18.

      21. [1.104] À Fénelon. Mars 1689.

Pour la personne dont vous me parlâtes hier, il doit le plus qu’il pourra demeurer en simplicité, et dans une manière de cessation de toutes choses : ce qui ne s’entend pas seulement des choses extérieures, qui sont les moindres de nos distractions, mais cesser sur toute chose l’action de son esprit, rempli extraordinairement à cause de la grande science, de sorte que l’esprit même agit dans le repos. Il faut laisser tomber toutes choses, qui cependant ne se perdent pas pour cela ; mais elles seront purifiées de leurs espèces1 : la substance des choses restera, et la facilité de s’en servir dans l’occasion, mais l’occupation fréquente, quoique involontaire, tombera.

Outre la cessation de toutes choses, il doit prendre des temps pour se mettre en oraison, c’est-à-dire un temps qu’il destine à une oraison particulière. Cela nourrira et entretiendra un certain germe de vie, ou un principe vivifiant, qui a besoin d’être nourri et entretenu, son intérieur n’étant pas en état de porter un état aussi nu que serait l’exclusion de toute oraison marquée. Il faut faire une provision pour l’hiver, car, tant qu’il possèdera son âme comme il la possède, il lui paraîtra toujours n’avoir besoin de rien ; mais, lorsqu’il plaira à Notre Seigneur d’y mettre le désordre, d’apporter l’épée et le feu, ce sera alors que l’on aura plus besoin de ce germe de vie, qui sera pour lors si enterré qu’il ne restera pas même de vestige de ce qu’il a été, quoiqu’il soit vrai que ce sera alors qu’il subsistera même davantage et d’une manière plus profonde. Il ne restera pierre sur pierre qui ne soit détruite2, mais après ce temple bâti de la main des hommes, Dieu en établira un autre qui ne sera pas bâti de la main des hommes.

Il ne faut pas croire que ce que Dieu fera dans l’intérieur gâte rien pour l’extérieur : non, que cette personne ne le craigne point. Dieu, ayant résolu de se servir de lui (comme je suis assurée qu’il a dessein de s’en servir pour le bien de son Église), loin de renverser son extérieur, Il l’établira toujours plus et même d’une manière propre à satisfaire tout le monde ; et plus il se laissera à la divine Sagesse, plus cette même Sagesse accommodera-t-elle toutes choses selon Ses desseins sur lui. Qu’il ne craigne donc pas de se laisser pleinement à Dieu, car Dieu assurément se contentera d’éprouver le dedans et de le renverser ; mais cela sera d’une manière que nulle créature n’en connaîtra rien. Dieu lui a donné un naturel élevé et un esprit conforme à Ses desseins, car Dieu dispose le naturel conformément à ce qu’Il veut exiger des personnes, et selon ce à quoi Il les destine.

Quoique Dieu fasse des miracles dans la grâce, Il ne violente pas la nature pour la rendre autre qu’Il ne l’a disposée Lui-même. Sa divine sagesse commence par donner les qualités naturelles conformes à Ses desseins ; ensuite de quoi, Il perfectionne et purifie les mêmes qualités qui, étant devenues pures par le soin de Sa sagesse adorable, sont rendues de pures capacités propres à tous les desseins de Dieu, sans que celui qui les possède en abuse, s’y attache, se les approprie, etc. Voilà ma pensée en simplicité sur la personne que vous savez et que j’honore plus que je ne puis dire, parce que je comprends plus que je ne puis l’exprimer les desseins de Dieu sur lui, supposé qu’il soit fidèle non à faire et à agir, mais à se laisser en la main de Dieu.

Car il faut se laisser à Dieu afin qu’Il se serve de nous, non à cause de nous, mais à cause de Lui-même qui ne peut envisager que Sa gloire dans les desseins qu’Il a sur les hommes. Et ainsi c’est Lui dérober la gloire que se soustraire à Son domaine, et c’est une fausse humilité que celle qui ne veut point se laisser conduire aux grandes choses comme aux plus petites. Le vrai humble ne prend rien pour lui dans l’élévation ni dans l’abaissement : il se laisse en la main de Dieu comme un instrument destitué de sa propre vie, quoique la remise qu’il fait à Dieu de lui-même soit l’acte le plus parfait de la vie. Il se laisse, dis-je, à Dieu de cette sorte, content de servir à Ses desseins les plus relevés, comme d’être rendu le plus inutile.

Dieu conserve ces personnes avec tout le soin de sa Providence qui surpasse infiniment toute la prudence. Et comme Dieu bénit toute chose et la manière de vivre en tout état et en tout lieu, Il donne à ces âmes les différentes postures nécessaires pour agir conformément à la capacité des personnes avec lesquelles ils traitent, car le soin de Dieu est infiniment plus grand que le nôtre et nos mesures de prudence sont fort courtes au prix des desseins de sa sage Providence sur une âme qui Lui est consacrée. Et lorsque nous aurons souvent cru le mieux réussir par nos soins, c’est alorsque nous aurons moins de succès, parce que nos vues sont faibles et que nous ne connaissons pas ce qui se passe dans le cœur.

Cette lettre ici est plus pour lui que pour vous. Mille saluts en Notre Seigneur. Vous m’êtes toujours plus cher en Lui, car Il vous aime. Je vous assure que je ne puis aimer que ceux qui sont à Lui, et je les aime d’autant plus qu’ils Lui sont plus chers. La mesure de mon union pour eux est la mesure de l’union qu’ils ont avec Dieu. Et je vous assure que je n’ai ni mère, ni frère, ni sœur, ni enfant, que ceux qui font la volonté de mon Père céleste3 : tout le reste ne m’est rien.

1représentations imaginatives.

2Matthieu, 24, 2 ; Luc, 21, 6.

3Sur la vraie parenté de Jésus : Matthieu, 12, 46-50 ; Marc, 3, 31-35 ; Luc, 8,19-21.

22. [1.105] À Fénelon. Mars 1689.

Il ne faut pas que votre ami vous attire, mais c’est à vous à l’attirer. La conversation nous rend semblables à nos amis et il arrive souvent que celui qui est dans un degré supérieur redevient égal, entrant dans les sentiments et manières qui, quoique très solides et vertueuses, ne sont pas de saison pour nous. Je prie Notre Seigneur de vous éclairer sur ce qu’il me fait vous dire. L’amour est délicat et jaloux. Ô qu’il faut peu, qu’il faut peu pour nous tirer de la simplicité ! Ce n’est souvent qu’une bagatelle qui y est contraire, mais qui à la suite se grossit et devient un obstacle.

Comme l’on devient toujours plus simple par l’exercice de la simplicité, sitôt aussi que l’on s’en éloigne pour entrer dans une prudence vertueuse, on perd insensiblement la trace ; et en se fixant, on fait une perte irréparable et l’on dérobe à Dieu une gloire infinie : car ce n’est que de la bouche des enfants qu’Il reçoit une louange parfaite1. Cette vérité vous est si essentielle et si fort le fondement des desseins de Dieu sur vous que je donnerais mille vies, si je les avais, pour vous y faire entrer au point que Dieu veut ; et depuis hier je suis dans un état de victime auprès de Dieu pour cela.

1Ps. 8, 3.

    23. [1.106] À Fénelon. Mars 1689.

Il me semble que mon âme est comme une eau qui se répand dans les cœurs de ceux qui me sont donnés, avec abondance, jusqu’à ce qu’elle les ait rendus égaux à soi en plénitude divine.

Hier le Maître faisait en moi cette demande : « Que t’ont fait tels et tels, et surtout N.? » Notre Seigneur me donne beaucoup pour son âme parce qu’Il le veut beaucoup hâter et avancer. Il connaîtra cela un jour, et ce qui est opéré par ce méchant néant, où Dieu est seul. Sa docilité plaît beaucoup à Dieu et attire Ses complaisances. Il me fut dit dans le langage muet du Verbe, il y a un jour ou deux : C’est mon fils, en qui je me complais2, et à mesure que Dieu prenait des complaisances sur son âme, je voyais comme ce regard de complaisance le purifiait et le rendait encore plus l’objet des complaisances de Dieu, et cela continuellement. Cette complaisance m’était donnée pour son âme, et je voyais que ce n’était qu’une seule et même complaisance que celle que Dieu avait sur cette âme et celle qu’Il donnait à mon âme pour elle : elle se faisait en unité divine très parfaitement. Et ce même regard de Dieu et de mon âme en Dieu sur cette âme fait un écoulement continuel et de grâces et de Dieu sur cette âme, car ce regard est une production continuelle du Verbe dans l’âme. Le Père, en regardant l’âme, y produit Son Verbe et la met par là en silence, paix et tranquillité ; c’est par là qu’Il l’associe au commerce ineffable de la Sainte Trinité et qu’Il lui fait part de Sa fécondité spirituelle, rendant son cœur et son esprit féconds en Lui.

1Fénelon.                     2Matth. 12, 49 ; Marc 3, 34 ; Luc 8, 21.

      24. [1.107] À Fénelon. Mars 1689.

J’ai une disposition continuelle , qui ne me quitte jamais, qui n’est nullement ni dans mon pouvoir, ni dans ma volonté. C’est que mon fond reçoit en Dieu les personnes qui Lui sont conformes et unies en pure charité, en sorte que, plus ces personnes se laissent désapproprier1 et demeurent unies à la volonté de Dieu sans retour et sans réserve, plus mon fond les reçoit et agrée avec une suave et douce complaisance. C’est comme un regard de complaisance non distinct de Dieu, qui produit grâce et écoulement dans ces âmes. Au contraire, celles qui sont propriétaires et qui résistent à Dieu, étant appelées à son union, sont rejetées de ce fond sans que je puisse faire autrement, quelque volonté que j’en eusse, et lorsque je suis appliquée à elles je sens comme un mur entre Dieu et elles.

L’autre jour je ne m’étais pas assez expliquée sur ce que je vous dis de la Trinité, quoique la proposition fût trop vraie, selon l’idée qui m’en fut donnée dans ce moment. Je voyais que le regard du Père était un regard fécond qui engendrait un terme de ce regard, infini comme Lui, que ce regard était de complaisance et d’amour, un regard nécessaire aussi bien que l’amour, et que cet amour produisait un terme infini, que cet acte dans son principe et dans sa fin était pur, simple et indivisible, quoiqu’il fût très distinct dans ses effets personnels, que la simplicité et unité était entière, en sorte qu’il n’y avait ni temps ni instant, ce qui faisait sa perpétuité et son éternité. Je sens bien ce que je veux dire à présent, sans le pouvoir exprimer. Il me paraît que vous me comprendrez.

J’ai hésité de vous dire qu’après que j’ai voulu me persuader qu’il pouvait y avoir de l’imagination à ce que j’éprouvais à votre occasion, je fus quelque temps ôtée de cette expérience, sans que je pusse, même le voulant, me donner la moindre pente ; et, sitôt que je fus rentrée dans ma première croyance que cela est un pur effet de la grâce, mon âme fut aussitôt remise en communication avec la vôtre. Je suis toujours confirmée dans ce que je vous ai mandé pour votre vocation, qui est que vous n’écoutiez ni votre esprit ni la raison de vos amis, mais que vous suiviez sans hésiter la simple et douce inclination que le Seigneur vous donnera.

Je ne vous fait point d’excuse de ma simplicité à vous mander les choses. Je ne le pourrais. J’en userai toujours de même, sans prétendre que vous vous arrêtiez à rien, parce que je ne porte point de jugement de ce que je dis. Mais Notre Seigneur, qui est en vous, saura bien vous faire rejeter le mal et choisir le bien. J’éprouve toujours plus que je n’ai aucun pouvoir sur moi-même et que je ne puis me donner nul mouvement, pour petit qu’il me soit, ni me tourner vers aucun côté, si l’on ne me fait.…2

1Fénelon, Explication des Maximes des saints, art. XVI, vrai : « Quand on entend clairement ce que les mystiques entendent par propriété, on ne peut plus avoir de peine à comprendre ce que veut dire désappropriation. C’est l’opération de la grâce qui purifie l’amour et qui le rend désintéressé dans l’exercice de toutes les vertus. C’est par les épreuves que cette désappropriation se fait. »

2La lettre se termine ainsi.

25. [1.108] À Fénelon. Mars 1689.

Hier, étant au parloir avec M.1, il me vint tout d’un coup, sans que j’y pensasse, une union très intime du côté du centre2 pour M., en sorte que je fus obligée de m’arrêter tout court parce que je sentais qu’il se faisait un écoulement de grâce de mon âme dans la sienne, et je compris que Notre Seigneur avait des desseins sur lui, et qu’Il se l’acquérait d’une manière bien particulière. Je vous prie de le lui dire, car Notre Seigneur veut qu’il le sache. J’étais en peine comment vous le mander. Dieu y a pourvu par celui que vous m’avez envoyé.

1Le parloir est sans doute celui des Miramionnes, quai de la Tournelle, où logeait encore Mme Guyon, accueillie à sa sortie de prison par Madame de Miramion.

2Dieu est le centre qui réside au cœur de nous-même. Moyen court, chap. XI : « Outre la vertu attirante du centre, il est donné à toutes les créatures une pente forte de réunion à leur centre ... L’âme, par l’effort qu’elle s’est fait, pour se recueillir au-dedans, étant tournée en pente centrale, sans autre effort que le poids de l’amour, tombe peu à peu dans le centre. » Commentaire de Saint Matthieu, Chap. XXII : « Aimer Dieu de tout l’esprit, c’est que tout l’esprit soit ramassé et tourné vers Dieu, et soumis à son opération. Or rien de tout cela ne peut se faire parfaitement que par l’union centrale, qui est le fruit et la fin de tout le voyage intérieur. »

      26. [1.109] À Fénelon. Mars 1689.

Vous serez sans doute surpris de ce que je vous écris des choses qui paraissent hors de saison et vous convenir si peu. J’en ai été étonnée moi-même et l’on m’a fait connaître que je ne devais point vous celer ce que fait le Tout-Puissant : c’est à moi à obéir sans réplique. L’on m’a fait entendre que lorsque vous seriez dans les états et dans les peines, ce que je vous en dirais serait perte, parce qu’il vous servirait alors d’appui ; que ce que je vous dis à présent fait un fond qui établit, quoique de loin, l’âme dans les dispositions qu’elle doit avoir lorsqu’il en sera temps. Elle s’engraisse et se fortifie, comme l’on nourrit une personne destinée à la mort, afin de pouvoir supporter la mort.

L’on m’a dit que je devais vous faire une provision pour l’hiver. Lorsque je dis que l’on me dit, c’est pour m’expliquer. C’est une impression que l’on me met dans l’âme, à laquelle j’obéis sans réplique. Je suis tellement pour vous et Notre Seigneur veut tellement que cela soit de la sorte que, quand je consumerais ma vie à votre service, je la trouverais très bien employée. Je ne puis faire autrement sans que j’en sache la cause, et je puis vous protester devant Dieu, qui assurément me fait vous écrire, qu’il n’y a en cela rien de naturel 1 et que, quoique je sois aussi misérable que je la suis, cela est tellement mis en moi par un Autre, que je ne puis que me laisser conduire. Je ne sens pas la moindre inclination qui soit de moi et j’ai été même quelquefois assez infidèle pour avoir un seul désir que cela fût autrement : un reste d’amour propre et de crainte naturelle de vous rebuter. Recevez donc ce qui vous est donné et soyez assuré que, quoique vous ne découvriez peut-être pas la nécessité de ces choses, elles servent de fondement à votre édifice et d’antidote contre les attaques de la nature et de la crainte de se perdre. Quand tout ne servirait de rien, je serais assez récompensée d’avoir obéi à Dieu et de vous avoir donné des preuves de ce qu’Il m’a fait vous être avec un amour infini unissant toutes choses.

1rien d’humain, rien qui n’ait été renouvelé par le pur amour.

      27. [1.110] À Fénelon. Mars 1689.

Il m’est impossible de résister au mouvement que j’ai de vous écrire, quoi que je fisse hier au matin. J’ai voulu remettre à une autre fois pour raison et crainte d’importunité, mais le Maître est trop maître chez moi pour que je puisse disposer de moi en nulle manière. Car Il use de son autorité souveraine sur moi, qui suis si fort toute à Lui qu’il me semble n’avoir plus rien de propre. L’on veut donc que je prenne confiance en vous et que, comme un enfant, je vous dise sans retour toutes choses. Je le veux de tout mon cœur. L’on vous portera peu à peu tout ce que Notre Seigneur m’a fait écrire, afin que vous en fassiez tout ce qu’il vous plaira avec l’agrément de N.1

 L’on veut que je vous dise qu’il y a de vous à moi une union de filiation aussi intime qu’elle est inexplicable, qu’il me semble vous engendrer souvent, pour ne pas dire continuellement, en Jésus-Christ. Cela me presse quelquefois si fort que je suis comme obligée de dire : c’est mon fils bien-aimé auquel je me plais, et cela sert à me soulager. Il me semble que le corps et les sens aient fait bande à part et qu’ils soient comme une machine que quelque autre chose que l’âme anime. Cependant ils ont une simplicité d’enfant, et il semble qu’il n’y a que les enfants qui leur conviennent. Ils ignorent le bien et le mal, tandis que l’âme habite une région, qui leur est d’autant plus insupportable qu’ils y ont moins d’accès. Je crois que ce peu de correspondance de l’âme avec eux fait leur faiblesse et le peu de vigueur du corps. Je serais soulagée si je vous exprimais quelquefois ce que l’on veut que je ne vous cache pas, c’est-à-dire ce qui se peut écrire de l’état présent.

Il me semble que la sainte communion n’ajoute rien à ce que je possède, et cependant le Maître ne me l’interdit pas. Au contraire, l’on force de manger un pain dont on est déjà rempli en manière substantielle et si propre à l’âme qu’elle ne discerne plus d’autre chose de sa vie que celle-là, si elle la discerne encore. L’on s’est trouvé embarrassé depuis deux jours. L’on avait voulu se dispenser de communier. Cela n’a pas été possible, et le Maître, usant de Son autorité, le voulut si absolument qu’à moins d’entrer dans un enfer, l’on ne pouvait Lui résister davantage.

 Que dites-vous à cela ? Si vous agréez d’y répondre un mot, l’on vous le renverra avec une extrême fidélité. Mais puisque Dieu m’adresse à vous, que ce soit Lui seulement qui vous fasse connaître Son pouvoir extrême sur moi, et non votre raison. L’on vous obéira cependant, à moins d’impossibilité pour l’avenir. On ne sait pourquoi on veut que je vous dise cela, puisque l’on ne pouvait résister sans sortir de Dieu et être rejetée de Lui, et que l’exécution de cette volonté cause une paix, un contentement et une largeur infinie.

1Très vraisemblablement le duc de Chevreuse.

28. [1.111] À Fénelon. Mars 1689.

J’entre très fort dans toutes vos raisons1 et je serais très fâchée de vous causer la moindre peine. Je mettrai le tout chez M. Si vous voulez lire ce que l’on vous apporte, vous le lirez ; et à la première visite que vous ferez à M. de Chevreuse2, vous le lui remettrez pour me le rendre. Il me suffit qu’en cas de mort vous vouliez vous en charger pour en faire ce qu’il vous plaira, et brûler ces écrits si vous le voulez.

 Je ne crois pas que Dieu demande autre chose de vous que l’état où Il vous tient. Pour moi Il tient mon âme dans un état continuel,  je pensais dire, de prier pour vous, mais j’aperçois que c’est tout autre chose que cela : c’est un amen, qui opère tout ce qu’Il pourrait demander. Soyez persuadé qu’Il me donne pour vous une confiance unique et entière. Elle ne vous sera jamais à charge. Cependant que voulez-vous donc que je fasse de cette Vie que vous m’avez fait garder ? La mettrai-je avec les écrits3, ou vous la donnerai-je pour la brûler, si vous le jugez à propos.…4

La raison pour laquelle on a usé de cette autorité sur moi à l’égard de la communion, c’est, selon que je l’ai compris ce matin, parce qu’ayant à cause de la fièvre besoin de cure, je m’en abstenais ou me privais de communier. Le Père de famille a fait comprendre qu’Il en usait avec Ses enfants avec une familiarité et une liberté infinie ; et comme il ne donne pas de bornes à Son amitié, Il n’en donne point à la liberté. Si vous improuvez cela et que vous m’ordonniez autre chose, j’espère que je pourrai peut-être vous obéir. Il me serait difficile de vous faire comprendre ce que votre âme m’est en Notre Seigneur et à quel point elle m’est donnée. Je vous parle simplement, sans pouvoir m’en défendre.

1Dans une lettre perdue, Fénelon exposait sans doute les ‘raisons’ de prudence qui lui faisaient préférer ne pas garder chez lui les manuscrits de Mme Guyon.

2En toutes lettres dans Dutoit. 

3Les écrits qu’elle fera déposer chez M.

4Points de suspension dans Dutoit.

      29. [1.112] À Fénelon. Mars 1689.

Je n’ai aucune raison pour ne point donner la copie des écrits à M.1, puisque je n’ai point de secrets pour elle. Je n’en avais qu’une seule et unique qui est que je sens toujours plus que Dieu veut que je vous confie toutes choses.  Ainsi il me suffit, pour Lui obéir, de les mettre en lieu de votre connaissance et que vous en disposiez aussi absolument que s’ils étaient chez vous. Les originaux resteront chez M. [de Chevreuse], dans la même cassette où je les ai mis avec quelques lettres qui ne seront pas inutiles à garder. Si je meurs, les uns et les autres vous laisseront disposer de tout, soit pour les garder ou les supprimer. Je ne crois pas cependant mourir sitôt ; et vous êtes bien éloigné d’avoir rempli tous les desseins de Dieu sur vous, car ils sont grands.

 Je consens d’être une victime éternelle, qui brûle sans cesse pour vous devant Lui et j’espère que vous connaîtrez un jour, soit dans le temps, soit dans l’éternité, ce que Dieu fait de moi pour vous : vous verriez un ordre de grâce et d’amour qui vous ravira. Comme je craindrais de vous importuner et que je ne serai peut-être pas la maîtresse de ne pas écrire ce qu’Il me donnera pour vous, je l’écrirai et le mettrai dans mes originaux avec un L. et un F.2, et ce qui sera de cette sorte vous sera un témoignage un jour qu’ils étaient pour vous. À Dieu, en Dieu même, dans le sein duquel vous me trouverez toujours, comme je vous trouve sans cesse.

1Peut-être Madame de Maintenon qui à l’époque lui était favorable.

3Initiales de Lamothe-Fénelon ?

      29A. [1.113] De Fénelon. 12 Mars 1689.

Je reçois dans ce moment le billet où vous me promettez de ne pas mourir si tôt. Vous me faites un très grand plaisir, je garderai le Pentateuque1 pour le lire, si M. de Chevreuse me le permet, et je ne le lui rendrai que par vos ordres. Encore une fois ne vous gênez pas sur les choses que Dieu vous donnera pour m’en faire part, et ne craignez pas de m’en importuner. Quand vous me trouverez trop sage, mandez-le moi tout simplement. Ayez soin de votre santé. Certaines chimères d’ambition me viennent tracasser la tête2, mais je suis en paix et me moque de ces folies. Dieu soit loué de ce qu’Il vous donne pour moi. Ce 12 mars.

1   Une partie du commentaire de l’Ancien Testament rédigé par Madame Guyon.

2 « On verra le 28 mars ces « chimères d’ambition » prendre une forme plus nette. Dans la lettre précédente Mme Guyon prédisait : « Vous êtes bien éloigné d’avoir rempli tous les desseins de Dieu sur vous, car ils sont grands » [...] À la lecture de celle-ci, elle renchérira : « Je voyais qu’il [Dieu] vous destinait pour être une lampe ardente et luisante pour éclairer son Église » ... L’image (voir Jean 5, 35) était traditionnelle pour désigner les évêques et Mme Guyon la reprendra littéralement le 23 septembre 1689. » [O].

      30. [1.114] À Fénelon. Mars 1689.

Vous êtes le maître de garder le Pentateuque, monsieur. Je ne sais pas le besoin que vous en avez, mais je sais que Dieu me tient incessamment devant Lui pour vous, comme une lampe qui se consume sans relâche. Je ne puis Lui résister ni faire autrement que d’être unie à vous de la manière du monde la plus intime et la plus pure. Dieu seul sait tout et opère tout, et je Le laisse faire ; et Il me tient dans une telle disposition que, si j’avais mille vies, je les donnerais pour votre âme. Cela consume le corps abattu de faiblesse. Et il me paraissait tantôt que je n’étais que comme un canal de communication, sans rien prendre, et que la raison pourquoi Dieu en usait de cette sorte était Ses desseins particuliers sur vous, car je voyais qu’Il vous destinait pour être une lampe ardente et luisante, pour éclairer son Église. Bien plus, je sens qu’Il veut que je vous [le] dise et que vous le receviez avec une extrême simplicité, sans vouloir ni le rejeter par humilité ni vous en donner des vues. Mais soyez persuadé en même temps que les hommes n’y auront point de part, non plus que vos soins : Dieu seul le fera par des moyens qu’Il choisit Lui-même.

 Ô qu’Il est honoré d’un parfait abandon ! Il ne peut l’être véritablement que par là. Je vous obéirai pour tout le reste. Il est vrai que Dieu ne laisse aucun doute à mon âme de Sa sainte volonté à mon égard, et elle ne peut que la suivre aveuglément sans raison ni retour. Ô que cet état cause de paix, mais paix qui surpasse tout ce qui peut s’en dire ! Je préférerais tous les enfers possibles à la moindre résistance aux volontés de mon Dieu. Qu’Il fasse donc de moi pour vous tout ce qu’Il Lui plaira. J’avais eu ce matin la pensée de vous prier de vous tenir uni à moi pour me soulager un peu, car Notre Seigneur a les mains pleines.

      31. [1.115] À Fénelon. Mars 1689.

L’on m’a fait entendre que l’on m’avait fait écrire de cette sorte sur l’Écriture Sainte1 parce que personne n’écrit de même2. Dieu s’est servi de la lecture de l’Écriture pour me faire écrire ce qu’Il voulait. Il y aura une infinité de gens savants et éloquents qui écriront et qui ont écrit sur les autres sens. Il n’est pas temps pour monsieur [de] L[angeron]3 d’écrire : au nom de Dieu, qu’il meure à cela ! Il viendra un temps où il lui sera donné des déluges ; tout coulera de source, et Dieu se servira de lui bien singulièrement. Mais il faut que tout ce qu’il a à présent de naturel, d’acquis et d’infus demeure dans la mort, afin de produire un germe de vie éternelle. Il est temps de se remplir sans se vider. Il viendra un autre temps où il sera d’autant plus plein qu’il se videra davantage. J’ai un grand désir de manger la Pâque avec lui4. Ô qu’il me tarde que cela n’arrive ! J’aime tendrement N.5 et vous sans distinction. Quand serons-nous, non seulement unis, mais un en Jésus-Christ !

1Italiques de l’édition Dutoit et de même ensuite.

2Fénelon avait sans doute demandé à Mme Guyon dans une lettre perdue, pourquoi elle ne donnait à l’Écriture qu’un commentaire mystique.

3François Andrault de Langeron, né le 20 juin 1658, avait accompagné Fénelon dans sa mission du Poitou en 1686. Depuis lors, ils habitaient ensemble et étaient devenus de très intimes amis. Quand Fénelon sera nommé précepteur du duc de Bourgogne, il fera venir à la Cour l’abbé de Langeron, comme lecteur des princes.

4Le « désir de manger la Pâque » place cette lettre dans le carême de 1689, c’est-à-dire en mars.

5Très probablement le duc de Chevreuse.

      32. [1.116] À Fénelon. Mars 1689.

J’ai été éveillée longtemps avant quatre heures avec une douce et suave occupation de vous en Dieu. Il me semble que l’on ne peut être uni plus intimement, selon l’état présent, que mon âme [ne] l’est à la vôtre. Demeurez fort tranquille sur votre état. Je crois qu’il faut ôter vocation, qui désigne trop, et y substituer état. Dieu a de vous un soin très particulier. N* * *1  sera le lieu de vos conquêtes. Dieu seul sait les moyens dont Il veut Se servir pour cela : ils sont à Lui. Sitôt que nous nous mêlons de quelque chose, nous gâtons tout. Dieu n’établit les choses qu’en faisant semblant de les détruire. Je vais après Pâques à la campagne chez M. de N. pour un ou deux mois. Je sens quelque secrète inclination de rester avec vous une demi-heure en silence2. Je ne sais si cela arrivera. Si Dieu vous en donne la pensée, cela sera ; sinon, quelque éloignée que je sois, Dieu saura bien faire Sa volonté. Je n’aurais pu sans infidélité ne vous le pas dire. J’ai de temps en temps des renouvellements de certitude, que vous êtes celui que j’ai vu en songe3. Dieu veut que je vous dise simplement les choses. Mars 1689.

1Probablement la fondation de Saint-Cyr.

3Madame Guyon dans sa lettre du 5 ou 6 avril :  « J’ai toujours le même penchant du silence auprès de vous. ».  Fénelon dans sa lettre du 25 mai 1690 : « Je sens un très grand goût à me taire et à causer (intérieurement) avec Ma. [de la Marvalière]. Il me semble que son âme entre dans la mienne et que nous ne sommes tous deux qu’un avec vous en Dieu. Nous sommes assez souvent le soir comme de petits enfants ensemble, et vous y êtes aussi, quoique vous soyez loin de nous ». – Manuel de piété, 1852, VI, 8 : « ...on se tait ; mais dans ce silence, on s’entend ; on sait qu’on est d’accord en tout, et que les deux cœurs n’en font qu’un ; l’un se verse sans cesse dans l’autre. »

3Fragment d’autobiographie, Vie 3.10.1 : « Il me fut donné à connaître dès 1680 que Dieu me le fit voir en songe… » …éprouvé à Turin, du « bel oiseau » qui « se donne » à Madame Guyon, Vie 2.17.5.

      32A [1.117] De Fénelon. Mars? 1689.

J’ai reçu l’Explication des Épitres1  : je vous en remercie et j’en profiterai selon l’arrangement que vous me marquez.

Pour N., qui ne veut pas que l’âme passe en Dieu et qu’elle s’y repose, je m’imagine qu’il a entendu ces expressions dans un sens où il aurait raison de les condamner2. Il est vrai qu’en cette vie l’on ne passe jamais en Dieu, en sorte qu’on soit compréhenseur3 et qu’on cesse d’être voyageur : l’union commencée avec Dieu est encore imparfaite, en ce qu’on ne voit point clairement l’essence divine et qu’on n’est jamais impeccable ; on peut jusqu’au demier soupir perdre la grâce : ainsi l’union est imparfaite et fragile.

Pour le repos en Dieu, il serait une oisiveté et une illusion si on cessait d’être fidèle à l’accomplissement de l’Évangile et aux devoirs de providence pour le dehors et pour le dedans, en se conformant à toute volonté de Dieu. L’abandon bien entendu est un exercice continuel de notre liberté, pour la délaisser à tous les mouvements du Saint-Esprit : ainsi, ce qu’on appelle passiveté4 n’est jamais une absolue cessation d’action, mais c’est un usage très libre de notre volonté, pour la laisser conduire par celle de Dieu. Un homme qui se laisse faire par un chirurgien une incision profonde et douloureuse, fait sans doute une action très libre et courageuse, en ne se remuant pas, pour laisser faire le chirurgien. Quand les choses sont expliquées, on n’a pas de peine à entendre que l’oisiveté est mauvaise et que le repos, où l’âme se laisse librement à Dieu pour être agie et mue par son esprit, est excellent : c’est le sabbat éternel réservé aux enfants de Dieu.

En ce sens, non seulement on passe en Dieu, mais on y demeure : Mon Père et moi nous demeurerons en lui... Celui qui demeure en moi porte beaucoup de fruit... Il demeure en moi et je demeure en lui5. Si vous ne demeurez en moi... Nous savons que nous sommes en Lui... Celui qui demeure dans l’amour, demeure en Dieu... Nul homicide n’a la vie éternelle demeurante en soi...6. Le terme de demeure, bien entendu, signifie un état fixe et paisible. C’est cette paix, qui est le fruit du St-Esprit, qui surpasse tout sentiment humain et qui garde en Jésus-Christ nos cœurs et nos intelligences7. L’âme se repose, quand elle ne veut plus rien par aucun propre mouvement, qu’elle n’est plus agitée par aucun désir, et qu’elle se délaisse au mouvement divin. Celui qui est dans un vaisseau au milieu des vents et des vagues, se repose parce qu’il ne se donne par lui-même aucun propre mouvement : c’est ainsi que je conçois le repos.

Pour la jouissance de Dieu, elle est aussi commencée dès cette vie, car nous sommes déjà un commencement de l’être nouveau et de la délectation en Dieu marquée dans les Psaumes8. La joie du Saint-Esprit, dont parle si souvent saint Paul9, la paix, la consolation, tous ces sentiments sont une jouissance commencée et imparfaite. Cette joie, ce rassasiement du cœur ne vient point des créatures : il vient donc de Dieu qu’on goûte, c’est donc une jouissance commencée. Le royaume de Dieu se forme et croît au-dedans de nous10, de façon qu’au jour de Jésus-Christ cette gloire n’aura pas besoin d’être approchée de nous ni nous d’elle, mais elle sera déjà en nous, sans avoir été aperçue, et Dieu ne fera que la dévoiler, suivant le langage de saint Paul11.

1Partie des Explications du Nouveau Testament par Madame Guyon.

2Les idées attribuées à N. étaient celles des anti-quiétistes, dont Nicole était en France le représentant le plus connu.

3Compréhenseur : transposition du mot latin par lequel les théologiens désignent la vue parfaite de Dieu qui caractérise les élus.

4Cette forme constamment employée par Fénelon comme par beaucoup d’autres mystiques est parfois à tort considéré comme synonyme de Passivité. Mais il s’agit dans la passiveté de subir l’action de Dieu comme « le  fer traité par l’acide nitrique concentré »,  deuxième sens donné par Littré (on parle en chimie d’un fer « passivé »).  On retrouve un déplacement de sens analogue pour le terme très important d’inaction, qui de in-action, action de Dieu passant par l’intérieur, prend le sens moderne d’absence de toute action.

5Jean, 14, 23 et 15, 5.                   6I Jean, 2, 5 ; 4, 16 ; 3, 15.

7Philippiens, 4, 7.                        8Ps.103, 34.                        

9I Thess., 1, 6.               10Luc, 17, 21.                                    

11II Cor., 3, 16.

      33. [1.118] À Fénelon. Mars 1689.

N. ….1 veut que je fasse des actes distincts d’amour de Dieu et de contrition, ne comprenant rien autre chose que l’activité intérieure. Il prétend que lorsque l’exercice formel des actes manque, tout manque, et que l’âme demeure oisive.

Je n’entends les choses que comme vous les entendez2. Ce qui me paraît différent, et que je soumets avec une entière sincérité à vos lumières, c’est que je ne trouve plus ma première liberté, ni nul pouvoir de donner cette liberté à Dieu. Il me paraît qu’à force de la Lui avoir donnée librement, Il s’en est si fort emparé qu’Il me fait faire sans répugnance tout ce qu’il Lui plaît et que, lorsque je me veux chercher, je ne trouve rien qui subsiste. J’ai quelquefois fait effort pour tâcher de vouloir, sans en pouvoir venir à bout ; et lorsque Dieu a voulu quelque chose de moi et que j’ai voulu y résister le moins du monde, c’est-à-dire retarder, différer, hésiter, me défendre, j’ai souffert ce que je ne puis dire et il m’a été fait une contrainte absolue, en sorte que je ne pouvais faire autrement que d’obéir à un plus puissant que moi. J’étais rejetée comme dans un enfer ; et sitôt que j’acquiesçais, je rentrais dans une paix et un large de paradis.

Je sais, j’ai senti, j’ai éprouvé longtemps ma liberté et combien elle m’a été funeste ; mais j’ai éprouvé que quelquefois Dieu veut bien reprendre une liberté qu’on Lui remet librement et Il n’en laisse plus d’usage à l’âme, devenant Lui-même sa vie et le principe de tous ses mouvements.

Je crois qu’une telle âme pourrait peut-être, par effort, et après avoir bien souffert, se reprendre, mais que cela est difficile et comme il est rare que l’âme en vienne jusqu’ici ! Il est difficile, lorsque l’on y est, de vouloir se retirer de la domination si douce d’un Souverain qui Se fait aimer avec d’autant plus de douceur qu’Il Se fait obéir avec plus de force ; et l’amour est si fort que l’âme ne se trouve que souffrante et aimante, sans pouvoir vouloir autre chose. Cette action est pleine de vie du côté de l’âme, quoiqu’il ne paraisse point d’action, car il n’y a rien de plus efficace et de plus agissant que l’amour. Tant que nous sommes en cette vie nous pouvons déchoir , mais qu’il est rare que Dieu rejette une âme qui Lui est si chère et qu’Il possède parfaitement, quoique sous le voile de la foi !

Sitôt que l’âme, par la mort d’elle-même, perd tout pour entrer dans la fin, elle y passe très véritablement et réellement. Non qu’elle perde pour cela la qualité du voyageur, si vous prenez cette qualité comme on la prend généralement, pour ce qui fait la différence de l’autre vie à celle-ci ; mais elle cesse de marcher pour peu que ce soit par ses propres pas, quelque simples qu’ils parussent auparavant, pour entrer dans la fin qui n’est autre que le repos du Seigneur et le sabbat commencé dans le temps d’une manière imparfaite par rapport à l’éternité.

Il est certain que l’âme, arrivée en Dieu par la perte actuelle de toutes les dissemblances qui l’empêchaient auparavant de passer dans son être original, y étant ainsi passée, y demeure, mais par la pure miséricorde de Dieu : car la créature ne se peut rien attribuer de cela, puisque à quelque degré qu’elle puisse être arrivée en cette vie, si Dieu la laissait un moment à elle-même, elle deviendrait un démon. Elle est donc par sa nature [corrompue] démon et péché ; mais Dieu par une miséricorde infinie voulant la tirer de ce fond horrible de corruption, la sépare d’elle-même par la mort et mille rigueurs qui se peuvent mieux éprouver que dire, et lorsqu’Il l’a purifiée et tirée de la malignité, Il la prend, la reçoit dans Son unité et Il l’y conserve avec une miséricorde infinie.

Alors, loin que cette âme s’en attribue la moindre chose, elle ne peut pas se regarder elle-même et, si elle pouvait le faire, elle se haïrait plus que la mort. Elle est alors si éloignée de penser à elle, de songer à elle, que Dieu mettrait ce qui est d’elle dans le fond de l’enfer qu’elle ne pourrait ni Lui dire : « Pourquoi le faites-vous ? », ni y prendre part. Ô si je pouvais faire comprendre ce que je ne puis dire et la bonté de mon Dieu pour conserver ce qui est Sien, et comme Il en est jaloux ! Mais je ne puis rien dire. Comme vous en éprouverez plus que je ne vous en dis, je me tais, pour vous dire que nous ne sommes par nous-mêmes qu’exécration et péché, que si Dieu nous laissait un moment, nous serions pires que les diables. Mais je ne saurais craindre que mon Dieu me laisse, ni même penser ou souhaiter qu’Il ne me laisse pas. Et si je pouvais me souhaiter quelque bien, il faudrait que cela me fût arraché.

Je n’ai point de science. Je conçois ce que vous me dites, je le goûte, et il me semble que j’aime l’Église à un point que je donnerais mille vies pour Elle. Pour ce qui regarde les sentiments, il n’y en a aucun, quels qu’ils soient, que je ne soumette avec la plus grande docilité, non seulement à l’Église, mais à vous, monsieur. Je ne sais rien, je ne connais rien, je ne vois rien. Je ne sais pourquoi je parle, ni ce que je dis. Mais il me semble que Dieu est tellement tout en toutes choses3 que je ne vois, n’aime et ne goûte que Lui ou ce qu’Il me fait voir, aimer et goûter en Lui. Si j’osais, je dirais avec saint Paul : Qui nous séparera de la charité de Jésus-Christ4 ? et, comme il est dit dans le Cantique, que la multitude des eaux ne peut éteindre la charité5. Je ne vous demande que ce qui me vient dans l’esprit : si cela n’est pas selon Dieu, condamnez-le. Je ne suis capable de rien que d’aimer et de me soumettre. Je crois tout aveuglément, sans savoir à qui je crois et pourquoi je le crois : Dieu est, et cela me suffit.

Je vous prie que rien ne vous fasse douter de la voie qui est pure, nette, dégagée, où, tout étant arraché à la créature, tout reste pour Dieu. Lorsque vos lumières s’accorderont admirablement avec ce que vous posséderez, vous concilierez fort bien toutes choses. J’ai peur, sans peur, de vous tromper, car je ne trouve en moi nulle puissance de me soumettre ou de ne pas me soumettre. Je suis un enfant à qui l’on dit : cela est, qui dit de même : cela est, et le croit dans le moment ; ensuite il ne sait plus ce qu’on lui a dit et n’y peut plus penser. Je suis dans un oubli total de toutes ces choses, sans que je puisse faire autrement ; et je suis tellement abandonnée à mon Dieu que je ne puis même entrer en défiance de Sa conduite sur moi, ni penser à cela. Ô Dieu, pourrais-je avoir un intérêt ! et où le prendre ? qui suis-je, et où suis-je ? Cela est étrange, et je me perds.

1Lacune indiquée par des points de suspension dans Dutoit.

2Dans la lettre précédente, à laquelle celle-ci répond.

3V. Lettre X.

4Rom., 8, 35.

5Cant., 8, 7.

 33A. [1.119] De Fénelon. 28 mars 1689.

Il me semble que notre union va toujours croissant1. Je me suis uni à vous non seulement en disant la messe les jours de Joseph et de l’Annonciation2, mais encore les autres jours. Je veux tout en rien3. Vous m’entendez. Il m’arrive tous les jours beaucoup de petites choses que je ne saurais dire dès qu’elles sont passées, mais qui contribuent dans le moment à me faire mourir peu à peu, soit par leur désagrément, soit par les mouvements trop naturels et le fond de propriété qu’elles me font remarquer en moi. Mais je ne m’arrête pas à tout cela volontairement. Je continue à sentir tout ensemble de la sécheresse et de la distraction avec beaucoup de paix dans l’oraison. J’ai une présence de Dieu plus douce et plus facile ailleurs.

Vous fermerez vos lettres et je fermerai les miennes sans aucune peine, puisque vous l’aimez mieux4. Je lis moins lentement votre Pentateuque.

Je suis persuadé, comme vous le dites, que les personnes entièrement unies à Dieu Le connaissent et L’aiment par un acte très simple,  mais j’aurais besoin d’une ample explication.

Le chrétien qui s’abandonne sans réserve, peut bien consentir à être éternellement puni et malheureux, si c’est la volonté de Dieu; mais il me semble qu’il ne peut jamais consentir à haïr Dieu dans l’enfer : autrement il arriverait que, par conformité à la volonté de Dieu, il voudrait être contraire à cette même volonté, ce qui ferait une contradiction5.

Si on me nommait à un évêché6, ne pourrais-je pas, sans blesser l’abandon, le refuser, supposé que je sois manifestement attaché ici à un travail actuel pour des choses plus importantes que toutes celles que je pourrais faire dans un diocèse ? Pensez-y devant Dieu et ne me répondez, s’il vous plaît, qu’après avoir attendu deux ou trois jours ce qu’Il vous mettra au cœur sur cette matière.

Quand vous m’écrirez des lettres cachetées, ne pourrai-je point en faire part à M. de Chevreuse? Mandez-moi ce que j’en dois faire. Ce 28 mars 1689.

1Expression reprise au début du second paragraphe de la lettre du 8 avril.

219 et 25 mars.

3Forme condensée d’une maxime que Fénelon a empruntée au Via compendii ad Deum du cardinal Bona (Lyon, 1678, ch. 19, p. 286) et dont il fait souvent la devise de la sainte indifférence. [M], p. 89 n.

4Fénelon s’apercevra que cette solution peut le gêner par rapport au duc de Chevreuse et il le signalera à sa correspondante en terminant sa lettre.

5Le problème de la renonciation au salut sera le plus discuté dans la querelle des Maximes des Saints.

6« Eventualité en effet probable du moment que la faveur des Colbert l’emportait sur celle de l’archevêque Harlay. » [O]. 

      34. [1.120] À Fénelon. Mars 1689.

Il est bon de laisser passer toute chose en faisant dans le moment usage de mort, parce que le souvenir des choses ferait des espèces1 et salirait en quelque manière la pure, simple et nue disposition que Dieu veut de vous. Tout servira à votre mort : la fidélité actuelle, et même les petites échappées ; ou plutôt, ce qu’il y a de trop vif ne vous sera pas moins utile pour vous éclairer et vous faire mourir. Dieu Se servira également de tout dans le dessein qu’Il a sur vous. Je suis persuadée que vous ne vous arrêtez à rien volontairement, car dans la situation où est votre cœur, cela vous serait très difficile.

La distraction et la sécheresse s’accordent très bien avec la paix dans l’oraison : bien plus, la distraction et la sécheresse purifient l’oraison, empêchant l’esprit de juger de l’occupation de la volonté. Car c’est une chose étrange que l’attention de l’esprit pour ce que goûte la volonté (nous) cause une certaine impureté assez délicate que la seule expérience peut faire éprouver, (qui est comme une assurance que l’on est bien), et même (qu’elle cause) des réflexions involontaires sur ce qui se passe, lesquelles distraient plus l’esprit que les distractions vagues des choses inutiles. C’est pourquoi Dieu tient cette conduite sur toutes les âmes qu’il veut introduire dans la foi nue. Et l’on éprouve à la fin que ces distractions involontaires, et qui n’ont rien d’arrêté, purifient l’esprit et le rendent propre à un autre état (qui est encore fort loin) qui est d’une pureté admirable sans nulle distraction, ce qui n’arrive que lorsque tout est réduit en unité parfaite : l’esprit et le cœur n’ont alors plus qu’une seule et même application ; l’esprit ne s’amuse plus à voir ce que fait la volonté, puisqu’il ne se trouve plus distinct d’elle et qu’il n’a avec elle qu’une pure, nue et simple application.

Ce qui fait que vous avez une présence de Dieu plus aisée et plus douce hors de l’oraison qu’à l’oraison est premièrement que Dieu veut être le principe de votre oraison et vous la donner, non quand vous pensez la faire, mais lorsqu’Il le veut Lui-même. Cela vient aussi de ce qu’étant partagé par d’autres occupations, il y a moins à craindre que votre esprit ne s’amuse à ce que goûte votre cœur.

Vous ne devez pas vous gêner pour lire2 : Dieu vous donnera par Lui-même la manne cachée et il me semble que mon âme vous en dit plus que tous les écrits. Ne vous gênez point et ne lisez jamais lorsque votre fond y répugne, car Dieu veut de vous une liberté entière et infinie.

Il est impossible que l’âme abandonnée à Dieu puisse vouloir haïr Dieu : elle consent à sa perte par le plus grand excès d’amour qui fut jamais, et cet acte d’amour, le plus héroïque de tous, exclut absolument la haine de Dieu. Mais c’est que, lorsque Dieu prive l’âme de tous les soutiens et qu’Il la jette dans un enfer temporel, elle n’est nullement en état de faire ces discernements : elle ne trouve en soi que la privation de tous les biens et l’assemblage de tous les maux, qui lui font voir sa perte inévitable. Alors, par une grâce autant forte que cachée, renonçant à tout intérêt quel qu’il soit, sans nulle réflexion (dont elle n’est alors nullement capable), elle consent, adore, se soumet et aime le décret éternel de Dieu sur elle, se contentant d’être éternellement la victime de la justice de Celui qu’elle aime au-dessus de tout intérêt. Cet acte est le plus héroïque qui se puisse faire ; et non seulement il exclut absolument la haine, mais même toute dissemblance ou répugnance de ce que Dieu veut de nous et pour nous. L’enfer n’est pas fait pour de telles âmes : elles en feraient fuir les démons ! Mais, comme je dis, Dieu, qui exige d’elles cet acte d’amour parfait, ne leur permet pas de raisonner là-dessus3 : c’est comme un homme qui par un excès se précipite dans la mer, sans raisonner sur ce qu’il fait.

Vous êtes si fort à Dieu et Il a un soin si particulier de vous que je suis assurée sans nul doute que, lorsqu’Il vous fera proposer quelque chose, Il vous donnera dans le moment un mouvement très fort de le refuser ou de l’accepter, selon ce qu’Il voudra de vous ; et Il vous donnera là-dessus une idée fixe qui ne vacillera point4. Soyez assuré que Dieu ne veut point que vous alliez contre vos répugnances, mais qu’Il vous mettra infailliblement au cœur ce qu’Il veut de vous. Tenez-vous ferme à ce que je vous dis, qui est de Dieu : au nom de Dieu, n’hésitez point et ne consultez personne. Unissez-vous à ce pauvre cœur et Dieu vous donnera toutes choses, non en certitude de lumière, connaissance, etc., - cela n’est pas pour vous, - mais par une simple inclination de votre cœur pour la chose : votre cœur entrera doucement et suavement en ce que Dieu voudra de vous, ou rejettera ce qui ne sera pas la volonté de Dieu sur vous. Si vous êtes fidèle à suivre cette conduite douce et suave de Dieu sur vous en foi, vous ne vous méprendrez point : les hommes raisonneront en hommes, mais Dieu vous conduira en enfant ; et c’est la conduite la plus sûre : toutes les autres, même celles des lumières, peuvent être sujettes à la tromperie. Dieu écartera Lui-même ce que l’on voudrait vous présenter, si vous restez simple et abandonné, comme vous l’êtes.

1Représentations imaginatives.

2Le Pentateuque et les autres écrits de Mme Guyon.

3Sur tout ce développement, voir Explication des maximes, Fénelon (Gosselin), I, art. X, Vrai, p. 1035 & 1036 : ‘Ce sacrifice [de son éternité] ne peut être absolu dans l’état ordinaire. Il n’y a que le cas des dernières épreuves, où ce sacrifice devient en quelque manière absolu. […] Dans cette impression involontaire de désespoir, elle [l’âme] fait le sacrifice absolu de son intérêt propre pour l’éternité, parce que le cas impossible lui paraît possible et actuellement réel, dans le trouble et l’obscurcisssement où elle se trouve. Encore une fois, il n’est pas question de raisonner avec elle, car elle est incapable de tout raisonnement. » [M].

4Réponse à la question posée par Fénelon sur le refus ou l’acceptation d’un évêché.

      35. [1.121] À Fénelon. 5 ou 6 avril 1689.

Il n’y a personne sur terre pour qui je sente une union plus intime, plus continuelle ; et je n’y trouve aucun obstacle ni entre-deux, en sorte que c’est quelque chose autant doux que fort. Il me semble quelquefois que l’on ne veut faire qu’une seule et même âme de la vôtre avec la mienne et je trouve un rapport général en toutes choses et une correspondance assez douce de votre part. Eprouvez-vous quelque chose de cela ? Il me paraît que les unions que Dieu fait de cette sorte, sont infiniment plus fortes et suaves que toutes celles de la nature et même de l’inclination et de l’amitié naturelle. Qu’en croyez-vous ? Cela me donne une confiance sans retour et sans réserve, en sorte que l’on ne pourrait pas vouloir rien cacher non plus qu’à soi-même.

 Je vous prie de lire le 54e chapitre d’Isaïe1. Il m’est venu plus de trois fois par providence lorsque j’avais mouvement de lire dans la Bible ; et il m’est venu plusieurs fois dans l’esprit de vous prier de le lire, Notre Seigneur me l’attribuant pour ce qui me peut convenir, en me le faisant lire. Voudriez-vous bien m’en dire votre pensée après l’avoir lu ? J’ai toujours le même penchant du silence auprès de vous. Quand cela se pourra-t-il ? Je vous souhaite les bonnes fêtes2.

1Titre de ce chapitre chez Sacy : « Fécondité de l’épouse stérile. Alliance du Seigneur avec elle. Vains efforts de ses ennemis. »

2Les fêtes de Pâques.

      36. [1.122] À Fénelon. 8 ou 9 avril 1689.

 Comment n’auriez-vous pas de doute sur moi ?  Charité infinie de Dieu, qui est comme un torrent.

Vous avez expliqué1 en peu de mots la nature de l’union2 simple, générale, qui ne forme nulle espèce parce qu’elle subsiste en Dieu. Je vous trouve en Dieu, et Dieu en vous. Plus je suis unie à Dieu, plus je vous trouve en Lui. Ce qui me paraît plus marqué est que quelquefois il se fait en moi un réveil, comme si mon âme se répandait plus abondamment dans la vôtre et comme si elle tirait la vôtre à une parfaite unité, et cela d’une manière aussi pure que nue.

Comment n’auriez-vous pas de doute sur moi, qui en aurais infiniment moi-même si je pouvais réfléchir ? Lorsqu’il m’en est venu, ils se sont évanouis quelquefois par une lumière qui me faisait comprendre que Dieu prenait plaisir de Se glorifier dans les sujets les plus faibles et les plus défectueux, afin que la force n’en fût pas attribuée à l’homme, mais à Lui seul. Mais le plus souvent tout se perd dans une entière indifférence de tout ce qui me regarde. Je suis contente de servir aux desseins de Dieu en Sa manière. Après quoi Il fera de moi ce qu’il Lui plaira : ce n’est plus mon affaire.

Hier il me vint quelque pensée sur ce que je me trouve dans la disposition que je vous ai marquée, si je ne me la procurais peut-être pas. Cela me paraissait impossible, sans savoir pourquoi. J’eus la pensée que, si c’était l’Esprit de Dieu qui produisait cela en moi, une personne qui est bien à Dieu et qui était présente en ressentît les effets, sans rien marquer de ce que je pensais. Aussitôt cette personne entra dans une profonde paix et me dit, sans savoir ce que j’avais pensé, qu’elle goûtait auprès de moi quelque chose de divin. Je ne vous mande ces choses que par fidélité, sans prétendre que vous vous arrêtiez à rien, car Notre Seigneur me fait cette miséricorde que je ne juge de rien de tout ce qui me regarde. Mais je fais aveuglément ce que je crois Sa volonté, et je suis toute prête de me démettre de mes pensées, si vous, monsieur, pour qui Notre Seigneur me donne une confiance entière, me le disiez. Ne m’épargnez pas, lorsque vous verrez du défaut ou de la méprise : pour de la droiture, il me semble que Notre Seigneur m’en a donné beaucoup et une extrême simplicité, qui exclut également le retour et le propre intérêt du temps et de l’éternité.

J’eus hier une forte impression de croix : j’étais au lit (car mon accès a été de 26 heures, et j’en suis fort faible). Tout ce que je pus faire fut de dire avec Jésus-Christ : Me voici prête à toutes vos volontés, ne m’épargnez pas ! Il se fit en moi une nouvelle alliance avec la croix avec l’impression de ces paroles : Sponsabo te in fide et in aeternum3.

 Je ne saurais m’empêcher de vous écrire avec la simplicité d’un enfant. Lorsque vous serez importuné de moi, dites-le moi avec une extrême simplicité. Je crois comme vous qu’il ne serait pas à propos que j’eusse la consolation de vous voir souvent et je vois que Notre Seigneur supplée de loin à tout. Lorsque je vous l’ai mandé, je ne croyais pas même que cela fût faisable par rapport à vous : je le fais par fidélité et je reste morte, ou plutôt très indifférente au succès. C’est à moi à vous exposer les choses dans ma simplicité, et à vous à agir selon vos vues et suivre ce je ne sais quoi, qui vous fait embrasser les choses ou les rejeter. Pour moi, je ne suis capable que d’obéir à ce certain inconnu qui veut aussi que je vous obéisse en mille choses. En vous écrivant même je trouve à présent ce je ne sais quoi aussi pur qu’intime qui m’unit à vous, et qui me convainc que l’éloignement des lieux n’empêche nullement la communication des purs esprits. Usez-en en simplicité, et contentons-nous de nous voir en Dieu. Et je prierai Notre Seigneur qu’Il supplée à tout. C’est en Lui que je vous suis ce que Lui-même a fait pour sa gloire : vous le verrez un jour.

Il y a deux jours qu’il m’était montré par une expérience secrète la charitéde Dieu pour les hommes et comment cette charité Le faisait, pour ainsi dire, sortir de Lui-même pour Se répandre dans les cœurs disposés à Le recevoir, comment tout l’amour des hommes n’est qu’un point auprès de cette charité infinie de Dieu, qui est comme un torrent qui descend avec impétuosité mais remonte difficilement. J’éprouvais cela en quelque sorte à votre égard et à celui de quelqu’autre différemment. Il y a huit ou dix jours qu’il me fut imprimé : « Mes brebis entendent Ma voix4 », et ce que c’était que cette voix pleine de silence5, qui s’entend de toutes les brebis du troupeau de Jésus-Christ.

- Dutoit, t. V, Lettre XX, p. 245-249; déjà publiée au tome I, Lettre CCXXVI, p. 639-643 - Masson, Lettre XLIII, p. 115-118.

1Lettre du 28 mars.

2« Spirituelle des âmes unies en Dieu. » (Poiret).

3Osée, 2, 19-20 : « Je vous rendrai mon épouse pour jamais… - Je vous rendrai mon épouse par une inviolable fidélité… » (Sacy).

4Jean, 10, 27. 

5I Rois, 19, 12. Fénelon, Lettre à la comtesse de Montberon du 23 septembre 1707 : « Je souhaite de tout mon cœur que Dieu seul parle en vous. Sa parole est silencieuse. » [M].

      37. [1.123] À Fénelon. 9 avril 1689.

Je me trouvais avant-hier si mal et encore hier au matin, que malgré un sentiment intérieur que j’ai depuis si longtemps que je ne mourrai pas si tôt, je croyais mourir. Je pensai hier prendre du quinquina, mais il me semblait que quelque chose en moi ne le voulût pas. J’ai voulu passer outre pour vous obéir, mais Dieu permit qu’il ne se trouvât pas prêt. Sur le soir, j’eus une certitude intérieure que j’étais guérie, et en même temps je me sentis de l’appétit et une dilatation de cœur : et je l’ai été en effet, mais de telle manière que je me suis sentie toute forte. J’aurai quelque confusion de cela, à cause du lieu où je suis1. Je me trouve toujours unie à vous intimement. Le samedi saint [9 avril] 1689.

1La communauté de Mme de Miramion  ?

38. [1.124] À Fénelon. Avril 1689.

J’ai eu une forte pensée de vous écrire, et je m’en suis sentie pressée premièrement pour vous dire que, lorsque vous lirez les écrits de M. N., vous vous nourrissiez simplement de ce qui regarde la pure foi. Tout ce qui est de la mort active1, ou pratique des vertus, quoique écrit en apparence pour des personnes plus avancées que vous, ne vous convient nullement, car il ne faut pas regarder votre âme, ni du côté du temps qu’il y a qu’elle est à Dieu, ni sur le travail et la pratique des vertus, sur certains degrés qui ne sont point pour vous, mais sur l’amortissement de votre volonté.

Je dis amortissement, parce que ce n’est pas encore une mort, ainsi que vous l’éprouverez un jour2. Dieu vous conduit Lui-même et Il ne prétend de votre part nul autre travail que celui de Le laisser tout faire et de mourir simplement de moment en moment par tous les événements de la vie et à toutes vos répugnances, vous laissant dévorer par elles, quelles qu’elles soient. Dieu trouvera chez vous de quoi vous faire mourir : Il prépare présentement votre âme par le repos, l’amortissement, et la cessation de tout. Il travaille chez vous comme le soleil dans la terre : il fait germer toutes les plantes, sans qu’il soit possible de découvrir son travail que lorsqu’il se produit au-dehors. Il en est de même chez vous. Mais soyez assuré que vous n’aurez jamais la possession d’aucune chose. Vous n’aurez les vertus qu’en les perdant. Ce que je dis des vertus, je le dis de tout le reste3.

Tant que le chemin de la foi dure, l’âme ne voit rien, ne distingue rien, ne tient (ce semble) à rien : c’est comme une personne qui, marchant en pays uni, marche insensiblement, sans crainte et sans appui ; mais sitôt que, sans y penser, elle trouverait le penchant d’un précipice et qu’elle se sentirait tomber, elle entrerait naturellement dans la crainte, elle se tiendrait à tout ce qu’elle rencontrerait de propre à la soutenir et se soutiendrait en effet si ces mêmes choses, auxquelles elle tâche de se prendre, ne lui étaient arrachées ou ne rompaient entre ses mains ; elle se tient alors pour l’ordinaire à de petits buissons d’épines, qui n’ayant pas la force de la soutenir, ne servent qu’à la déchirer et à lui faire sentir leurs pointes, à lui persuader même qu’elle ne tombe que parce qu’elle n’a pas eu assez de force pour souffrir leurs piqûres et pour s’y tenir attachée malgré l’extrême douleur qu’elle ressentait. C’est dans ce temps-là que cette volonté amortie se réveille, non point par un choix qui lui soit propre de craindre ou de désirer, mais par sa pente naturelle qui ne se perd que par sa mort. Et sa mort exclut également toutes répugnances et tous désirs, non seulement dans l’état pur, simple et nu de la foi, mais dans l’état le plus périlleux en apparence. Car il y a bien de la différence de perdre tous désirs et toutes répugnances dans l’état simple et général que vous portez, ou de [ne] les [point] conserver dans la perte la plus affreuse et la plus désespérée. C’est pourtant cet état d’involonté et d’exclusion de toutes répugnances qui fera toujours votre fond. Car votre appel n’est à aucun don, pratique, ni sainteté particulière, pas même de suivre pas à pas la Providence, ce qui est un effet de votre état et non pas l’essentiel de votre état. L’essentiel de votre état est la perte entière de toute volonté, non seulement quant à son sentiment, mais réellement.

 C’est ce qui fera que Dieu aura sur vous une conduite singulière et rapportante à vous seul, propre à ce qu’Il a mis en vous. Car, outre Sa conduite générale pour toutes les âmes qui sont conduites en foi, Il a une conduite de mort singulière et qui est appropriée à l’état, à la qualité et à la constitution d’un chacun. Ce qui ferait mourir les autres ne ferait qu’effleurer votre peau à cause du fond ferme et solide que Dieu a mis en vous. Vous êtes un homme non point pour être saint ni vertueux, mais pour être selon le cœur de Dieu   c’est proprement pour être fait volonté de Dieu. Oui, c’est l’unique chose que Dieu veut de vous : Sa volonté sera votre vie, votre règle, votre loi. C’est une volonté essentielle, qui est particulière pour chacun de nous, et qui n’a nul rapport à cette volonté générale, déclarée et connue de tous ; aussi n’est-elle que pour les âmes à qui elle se découvre un peu au travers de la plus extrême obscurité.

Cette volonté essentielle, tant qu’elle conduit l’âme dans sa perte et qu’elle ne l’a pas encore introduite dans son premier principe et dans l’unité consommée, - quoiqu’elle soit très certaine et infaillible en elle-même, - laisse cependant mille incertitudes à l’âme qui la possède : la certitude lui serait un appui et empêcherait sa perte totale, elle ne trouve son assurance que dans son désespoir absolu4. Il est aisé de ne rien espérer lorsqu’il n’y a rien à craindre et à éprouver ; mais cela n’est pas de la sorte, à moins d’un courage et d’une fidélité au-delà de l’imagination, pour n’avoir nul retour sur soi, nul intérêt de l’éternité dans la perte assurée (ce semble) de cette même éternité.

Vous croyez avoir des répugnances, et ce que vous avez n’est point cela. Nous ne devons envisager pour répugnances que celles qui regardent la conduite de Dieu sur nous, qui nous font appréhender un état plutôt qu’un autre, et qui enfin sont en nous des marques de vie. Ces répugnances ne peuvent point (encore) être en vous, parce qu’elles sont incompatibles avec votre état (présent) d’amortissement, et parce que Dieu n’exige (encore) rien de vous qui puisse vous faire craindre. Si cela était, vous verriez revivre les craintes, les frayeurs, et les désirs secrets qui sont l’apanage de la volonté vivante : car votre volonté ne mourra jamais que par l’expérience de ces réveils et de ce qu’elle a de vivant. Le mort se laisse jeter dans la boue, se mettre sur le trône, avec la même égalité, parce qu’il ne sent plus, ne vivant plus. Il n’en est pas de même de celui qui vit et voit ce qu’on lui fait : quoiqu’il soit souple à laisser faire ce que l’on fait de lui, la crainte naturelle le saisit. Ce que vous avez ne peut point proprement s’appeler répugnances de la volonté, puisque ce sont des choses extérieures et hors de vous : ce sont de simples répugnances naturelles des choses qui ne vous conviennent pas, par lesquelles on meurt à ces mêmes choses.

Quoique ce que je vous écris paraisse peut-être ne vous convenir pas tout à fait à présent, où votre volonté, ayant la pâture qui lui est nécessaire, est rendue comme sans appétit (ce qui fait que chez vous rien n’embrasse ni ne désire une perfection supérieure à ce que vous avez, et qui est une très bonne disposition), cependant ceci vous sera très utile. Vous connaîtrez un jour que je vous ai dit la vérité ; et tout ce que vous lisez et qui vous plaît à présent, vous paraîtra un jour fort différent. Vous goûterez les choses et les comprendrez selon l’état qui vous sera présent : vous le voyez maintenant d’une manière et vous les verrez alors d’une autre, en sorte qu’elles seront ajustées à toute votre vie. L’écrit des Torrents vous fera voir votre état dans tous les états de votre vie. Je vous dis ceci assurément et vous prie de ne point détruire votre santé : elle sera un jour utile à vous et à plusieurs.

Outre le goût général et continuel que j’ai de votre âme, où je ne trouve ni entre-deux ni milieu, et une certaine pénétration par laquelle il me semble que j’atteins de l’un à l’autre bout, Dieu me donne une connaissance du particulier de votre état, de votre disposition et de ce qui en fait le fond et l’essentiel. Et il me paraît que c’est une conduite de Dieu rapetissante et humiliante pour vous qu’Il veuille me donner ce qui vous est propre. Cependant cela est, et cela sera, parce qu’Il l’a ainsi voulu, sans avoir égard ni à ce que vous êtes, ni à ce que je suis. Cela sera même plus dans la suite, lorsque la déroute intérieure commencera. Outre le goût général que Dieu me donne des âmes, [goût] qui les admet ou les rejette selon que Dieu le fait Lui-même, Dieu me donne la connaissance et la facilité pour toutes les âmes particulières, en sorte que, quoiqu’il y ait une conduite générale pour tous, je n’en ai jamais trouvé deux qui se ressemblaient et à qui les avis fussent pareils. Ces diversités, qui ne font qu’un tout indivisible, sont dignes de la majesté de Dieu.

Je vous prie de laisser toutes les histoires du Pentateuque et de lire simplement ce qui est du passage des enfants d’Israël depuis la Mer Rouge jusqu’à la possession de la Terre Promise : ceci ne sera pas si étrange. Je suppose cependant que vous n’ayez point de répugnance de le faire. Il me paraît qu’il est nécessaire que vous découvriez en vous (et vous le ferez d’abord) la différence des répugnances seulement extérieures et de la nature, à celles du fond. Car, comme votre état principal est et sera toujours de céder à Dieu et d’être sous Sa main comme une plume5 sans résistance (puisque c’est ce qui est votre attrait particulier),  il est donc d’une extrême conséquence pour vous de savoir discerner que tout ce qui répugne simplement à votre extérieur et à la nature (qui admet ce qui l’accommode et rejette ce qui l’incommode, par où je n’entends pas ce qui regarde votre corps, mais l’importunité des créatures et des événements de la vie), que, dis-je, toutes ces choses qui vous répugnent extérieurement doivent être portées en mort6, s’y laissant comme une petite barque exposée sans pilote à la merci des vents et qui se laisse à ce qui l’entraîne, sans aucun choix7. Mais, pour les répugnances du fond, loin de les combattre, il faut les suivre, parce que c’est Dieu en vous qui admettra ou rejettera, et il faut s’y laisser conduire.

À cela vous me répondrez : mais comment pourrai-je faire attention sur moi pour suivre ou rejeter les choses ? Cela serait contraire à ma voie nue qui n’admet rien. Ce que vous dites est vrai, si cela se faisait par attention. Mais, de même que l’état demeure le même et que nous suivons notre train, sans y penser, lorsque nous ne trouvons point d’obstacle, de même nous marchons toujours à la faveur de la lumière ténébreuse de la foi, tant que rien ne fait résistance et que rien ne répugne. Or la résistance et la répugnance se fait connaître elle-même dans le moment qu’elle se rencontre, sans que l’âme reste en attention pour cela, comme un aveugle marche toujours jusqu’à ce que, trouvant une muraille qui le borne, il comprend qu’il faut aller par un autre endroit sans pour cela qu’il fasse nul raisonnement. Cédez toujours à Dieu en quelque état que vous soyez et quoi qu’Il puisse exiger de vous : vous serez toujours en paix. Résistez-Lui le moins du monde : voulant même Lui plaire,  vous perdez aussitôt le centre, et il se fait des rides sur cette belle et tranquille mer8 qui se convertit même en orage et tempête, lorsque la simple répugnance à la volonté de Dieu devient une résistance : Qui a pu résister à Dieu et vivre en paix ?9 Je ne saurais vous le dire trop, car cela sera la conduite de Dieu toute votre vie.

Ce qui fait les peines des âmes non éclairées, c’est la résistance, qu’elles ne connaissent souvent pas. Comme la délicatesse de Dieu est infinie et qu’Il ne fait souvent que présenter à l’âme ce qu’Il veut d’elle, elle, qui n’est pas accoutumée à la délicatesse de l’esprit, se sert de sa raison pour échapper à ce qui lui est proposé, parce qu’elle craint même de se tromper. Et alors elle entre dans l’obscurité et dans le trouble, et peu à peu elle s’égare et se brouille, parce qu’elle perd même l’idée de ce que Dieu a voulu d’elle. Le trouble s’empare peu à peu de cette âme, qui cependant en fait usage en manière vertueuse : elle porte ce trouble comme les autres peines, du moins elle tâche de le faire. Mais tout cela ne la remet point en la situation ordinaire, jusqu’à ce que Dieu par une lumière supérieure, ou par quelque personne fort éclairée, lui fasse comprendre sa résistance et la fasse entrer dans l’acquiescement, non d’acte mais d’effet.

Vous voyez donc bien, monsieur, que ce que je vous ai dit est très variable, qu’il faut être arrivé à la parfaite indifférence pour recevoir la pure lumière et suivre Dieu, car souvent Il Se cache si bien qu’Il Se fait méconnaître : Il Se déguise avec tant d’adresse qu’il semble que ce ne soit point Lui, mais une chose toute contraire. Comment faire alors ? Il faut Le suivre cependant à l’aveugle. Celui qui est dans la parfaite indifférence, laquelle est comme le parfait équilibre, est balancé par le moindre mouvement et un grain de sable lui donnera un poids ; mais sans cela, il ne sera jamais propre à la souplesse qu’il faut avoir pour toutes les volontés de Dieu.

La communication que Dieu fait par Lui-même et par Ses créatures est toujours conforme et entre elles et à l’état de l’âme : si c’est une personne qui ait besoin de sensible, cela se fait avec goût et sensibilité ; si elle n’a besoin que de souplesse dans la main de Dieu, son âme par là est rendue plus souple ; si elle est en état de mort, cela lui cause la mort ; si elle a besoin de courage, cela lui en communique un imperceptible. Ainsi donc, il ne faut pas juger de l’utilité que nous recevons des communications par ce que nous ressentons ou goûtons sensiblement, mais par la suite et parce que l’on nous donne toujours ce qui nous est propre dans la volonté de Dieu, et selon Son dessein éternel sur nous.

La personne dont vous me parlâtes hier porte en soi la source de son exercice et la cause de sa mort. Ne craignez pas pour lui, il vous tient par un lien : si on s’échappe, on reviendra. Cultivez sur toute chose son germe d’intérieur, je vous en prie, et ne craignez point de l’aider selon vos lumières. Il a besoin singulièrement que le germe de l’intérieur soit cultivé en lui et nourri par la lecture et le silence. Il faut des livres qui aient le germe de la vie. Mais ne l’épargnez pas : si vous vous reteniez en la moindre chose à son égard, cela ferait un entre-deux et une barrière entre vous qui, malgré l’amitié naturelle, empêcherait la correspondance du cœur ; et comme Dieu Se servira de vous pour l’aider, Il S’en servira aussi pour l’exercer. Il vous servira aussi d’exercice, mais la fidélité à votre égard doit être entière.

Je n’ai pu me défendre de vous écrire ceci malgré ma fièvre : je me dois à Dieu et à vous. Si je vous importune, défendez- moi d’écrire, et j’espère que j’obéirai !

1Sur la nuit ou mort active, voir Lettre D3.102.

2Voir Lettres D2.145, D5.4, D5.17, D1.103.

3Fénelon, Lettre à Mme de Maintenon, t. VIII, p. 501, d : « On ne trouve Dieu seul purement que dans cette perte de tous ses dons. »

4« Ou, dans la perte entière de l’espérance perceptible. Voyez Job 7, 16 » (Dutoit).

5Explication des Maximes, art. XXX, Vrai, LB I, p. 1074 : « Une plume bien sèche et bien légère, comme dit Cassien, est emportée sans résistance par le moindre souffle de vent ».

6Voir Lettre D1.87.

7« C’est-à-dire : Quand les choses extérieures causent des répugnances, il ne faut point donner lieu à ces répugnances. Mais quand le fond en cause ou en donne, il faut leur donner lieu. » (Dutoit).

8Explication des Maximes, art. XXX, Vrai, LB I, p. 1075 : « Une eau tranquille devient comme la glace pure d’un miroir. Elle reçoit sans altération toutes les images des divers objets, et elle n’en garde aucune. L’âme pure et paisible est de même ».

9Voir Lettre D5.4 - Job 9, 4. Même citation lettre D1.103. Fénelon se l’est appropriée ; voir Explication des Maximes, art. XVII, vrai [M].

      38A. [1.125] De  Fénelon. 16 avril 1689.

Pour de la droiture, il me semble que Notre Seigneur m’en a donnée. Votre dernière lettre m’a fait encore plus d’impression que toutes les autres, madame. Tout m’y accommode parfaitement. Pour les répugnances, je crois n’en avoir aucune dans la volonté, il y a déjà assez longtemps. Ce que j’appelle donc répugnance, c’est de goût, c’est opposition involontaire. Ce que je craindrais serait de suivre trop ces répugnances dans certains cas où la volonté de Dieu est obscure et délicate à se faire sentir, et où les mouvements naturels sont très forts pour repousser ce qui me choque. J’espère néanmoins que leur force sera ce qui me le fera mieux apercevoir, pour ne les poursuivre et ne pas m’opposer à ce que Dieu veut faire.

Pour les répugnances du fond, auxquelles vous dites qu’il faut céder, j’avoue que je ne suis pas assez simple et assez souple pour les discerner. Je suis trop accoutumé à me servir de ma raison et à repenser souvent à une chose avant que de m’y fixer, excepté certaines choses dans lesquelles il se représente d’abord à mon esprit une pensée si claire et si démêlée qu’elle m’arrête absolument. Dois-je me contenter de m’arrêter dans le moment, dès que je m’aperçois que le mouvement de propriété me conduit, et puis me laisser comme un enfant à mes premières pensées ? Je crains que cela n’aille trop loin et ne m’engage à abandonner la prudence, qui est recommandée dans l’Évangile1. D’un autre côté, j’ai aussi à craindre d’être trop sage, trop attentif sur moi-même et trop jaloux de mes petits arrangements. Mon penchant est de trop retoucher ce que je fais et de m’y complaire. La règle de marcher comme un aveugle, jusqu’à ce que la muraille arrête, et qui se tourne d’abord du côté où il trouve l’espace libre, me plaît beaucoup. Mais dois-je espérer que Dieu me fermera aussi tous les côtés où je ne dois pas aller ? Et dois-je marcher hardiment tandis qu’Il2 ne mettra point le mur devant moi pour m’arrêter ? Je ne crois pas avoir à craindre de me mêler de trop de choses : au contraire je suis naturellement serré et précautionné. De plus mon attrait présent fait que l’extérieur m’importune et que je serais ravi d’avoir peu d’action au-dehors, quoique je fusse peut-être contristé, si certaines personnes considérables, qui me traitent bien, cessaient de me rechercher3.

J’ai dit aujourd’hui quelques paroles fort contraires à la charité par une plaisanterie qui m’a entraîné, malgré un sentiment intérieur, qui m’avertissait de me retenir : une personne m’a paru en être mal édifiée. À l’instant, j’ai senti une douleur amère en présence de Dieu. Sans me décourager, ni m’occuper volontairement de ma faute, je me suis recueilli. Cette douleur m’a percé au vif.

Le terme d’involonté  dont vous vous servez exprime très bien mon état4. Je ne saurais trouver en moi de vraie volonté que pour la volonté de Dieu. Encore même il me semble que je voudrais ne vouloir plus, et que Dieu seul voulût en moi par acquiescement ce qu’Il veut en Lui-même par Providence. Cependant je fais tous les jours des fautes, qui marquent de la volonté très propre et très vive, mais c’est par entraînement passager, et sans interrompre ma disposition fixe. Si c’était à moi de juger, je croirais que je n’ai aucune propriété volontaire et délibérée. Je sens néanmoins souvent des mouvements si naturels et si malins qui m’échappent, que je conclus que le venin est au-dedans : je comprends qu’il n’en peut sortir que par une opération plus violente5. Ce que je souhaite le plus est de savoir à quoi me tenir pour bannir les réflexions et pour me laisser aller à l’Esprit de Dieu. Ferai-je comme l’aveugle qui tâtonne et qui marche sans hésiter tant qu’il trouve un espace ouvert ? Ne sera-ce point une simplicité trop hardie ? Je la goûte, quoique la pratique doive en être rude à mon esprit circonspect.

 J’ai soin de ma santé ; ménagez, s’il vous plaît, la vôtre. Prenez du quinquina6, ne faites jamais maigre7. Je lirai ce que vous me mandez dans le Pentateuque. Marquez la différence précise entre mort et amortissement8. Dieu tout, nous rien9. 16 d’avril.

1Matth, 10, 16 :  « Je vous envoie comme des brebis au milieu des loups. Soyez donc prudents comme des serpents et simples comme des colombes. » (Amelote).

2Tandis que a encore une valeur simplement temporelle et ne marque pas d’opposition. Nous dirions tant que.

3Ses relations avec les Colbert.

4Tout en reprenant le terme d’ « involonté», Fénelon distingue celle-ci de la « non-volonté » qu’il blâme (Maximes des Saints, art. V, Vrai, consacré à l’indifférence).

5À l’image du venin, Mme Guyon en substituera une autre, plus belle, dans la lettre suivante  : « Comme par la destruction de la volonté de l’homme, celle (de la chair) est sapée par la racine, elle jette toute sa force au-dehors, comme une branche qui reverdit séparée de son tronc..., mais ce dernier effort, qui semble la rendre plus verte, ne sert qu’à lui arracher le peu de vie qui lui restait. » [O].

6Le quinquina était alors dans toute sa nouveauté : introduit en Europe vers 1639, l’usage ne commença à s’en répandre que quelque quarante ans plus tard, après les cures célèbres opérées à Paris par l’Anglais Talbor ou Tabor. C’était le médicament à la mode. Voir Lettre à la comtesse de Gramont du 12 juin [1689] : « Ma santé va bien, Dieu merci, Madame; elle est en état de justifier le quinquina et de faire taire tous ses ennemis ». [M].

7Voir supra, lettre du 8 avril, et infra, le début de celle du 22 avril.

8Voir lettres D5.4, D1.102, D1.103 : c’est un des thèmes essentiels de la direction guyonienne.

9Orcibal, pensant au nada de Jean de la Croix, renvoie aux textes groupés par [M], p. 105, n. 4 : « Voir Instructions, XI, t. VI, p. 90, g : « Il n’y a que deux vérités au monde, celle du tout de Dieu et du rien de la créature » ; Lettre au duc de Beauvillier du 27 janvier 1703 : « Je ne veux rien voir que Dieu qui est tout et les hommes rien ». - Voir encore Poésies de Mme Guyon, édit. de 1790, t.I, § II, p. 2-3 : « le Tout de Dieu et le Rien de l’homme » et t. II, § CXXIV, p. 150 :  « Deux vérités dans le monde : / Ce sont le Tout et le Rien. » 

      39. [1.126] À Fénelon. 19( ?) Avril 1689.

Il est vrai, monsieur, que vous n’avez point de répugnances actuelles dans votre volonté : il n’y en a que d’habituelles, qui sont présentement absorbées et cachées sous la douceur de la grâce et qui ne se découvriront que lorsque Dieu, qui vous tient dans un tranquille général, viendra à toucher leur corde. Si vous étiez quitte de ces répugnances, vous le seriez de la propriété. Il ne s’agit pas à présent de cela. C’est un mal que Dieu seul peut guérir et auquel l’homme ne peut donner d’autre remède qu’en souffrant nûment, et souvent malgré lui, la terrible opération de Dieu ; de quoi aussi il ne s’agit pas encore. Vos répugnances sont, comme vous le dites fort bien, de la pure nature. C’est plutôt un dégoût qu’une répugnance.

Car vous savez qu’il y a en vous deux volontés, la supérieure et l’inférieure : j’appelle volonté supérieure, la volonté de l’homme, et l’inférieure, la volonté de la chair. Il faut qu’elles soient détruites toutes deux, afin que la volonté de Dieu prenne la place. Ô qu’il y aurait des choses à dire là-dessus pour faire voir qu’il n’appartient à Dieu chez nous que ce qui n’est point né de la volonté de la chair ni de la volonté de l’homme, mais de la volonté de Dieu1; et comment la volonté de la chair, ou l’animale, s’élève souvent sur le débris de la volonté de l’homme ! Or c’est ce qui fait la peine, parce que à mesure que l’une (celle de l’homme) se détruit, l’autre (celle de la chair) se fortifie ; mais elle ne se réveille de la sorte que pour contribuer à la mort de la première, sans quoi cette première (de l’homme) ne mourrait jamais. Mais comme par la destruction de la volonté de l’homme, celle (de la chair) est sapée par la racine, elle jette toute sa force au-dehors, comme une branche qui reverdit séparée de son tronc et dont toute la sève se jette en superficie ; mais ce dernier effort qui semble la rendre plus verte, ne sert qu’à lui arracher le peu de vie qui lui restait. Ce sera une expérience qui vous coûtera infiniment à faire.

Il faut une fidélité détruisante2 pour aller contre les répugnances de la nature, mais il faut une fidélité et une souplesse infinie pour suivre [l’inclination] de la grâce. Sans cette extrême souplesse, vous resterez toujours dans la volonté humaine, quelque amortie qu’elle vous paraisse ; vous serez toujours conduit par l’homme raisonnable, et jamais de Dieu seul. C’est de ceci que dépend tout, mais je dis tout le fond et le succès de votre état. Vous ne pouvez discerner les répugnances qu’en vous laissant conduire à Dieu purement. Vous trouverez par votre expérience une règle infaillible qui est que : « lorsque nous sommes encore beaucoup naturels, les premiers mouvements sont de la nature et, dans les choses qui choquent cette même nature, c’est toujours (je dis toujours) elle qui se présente la première ; ainsi, les premiers mouvements sont à éviter ». Il n’en est pas de même de ceux de la grâce, ou plutôt, il en est de même: « Tout ce qui regarde le choix et la délibération dans une personne déjà bien à Dieu, qui est ou bien morte ou bien éteinte, c’est toujours Dieu qui paraît ; et la première pensée, ou plutôt un simple penchant, un instinct d’une chose, est de Lui. » Il conduit avec autant d’amour que de sagesse l’homme qui veut bien s’en fier à Lui.

Vous voyez bien qu’afin que Dieu agisse puissamment et que l’âme se laisse conduire nûment, il faut une extrême souplesse pour perdre toute conduite de la raison. Comptez donc, s’il vous plaît, qu’il faut vous accoutumer à marcher, non par la conduite de votre esprit ni de la raison, mais par la volonté de Dieu qui doit donner la pente à tout. Chez vous, c’est la volonté et non l’esprit qui doit faire le choix. Or, votre volonté étant aveugle, une volonté clairvoyante (qui est celle de Dieu) doit donner tout le branle à la vôtre (tant pour l’extérieur que pour l’intérieur) : car il faut savoir que la conduite extérieure doit être conforme à l’intérieure ; sans quoi, nous serions comme ces animaux amphibies, tantôt dans l’eau pure de l’opération divine, tantôt sur la terre de notre raisonnement.

Toutes les personnes qui sont conduites par les lumières et illustrations4, où toutes les opérations se font dans l’esprit et où les brillants, le distinct et l’assuré sont la conduite principale, vont comme vous dites que vous faites à présent. Quand leur esprit n’est pas éclairé tout à coup d’une lumière de possession où ils voient à découvert le résultat de leur pensée, ils se servent de leur raison ; et ils font fort bien car, l’un leur manquant, ils doivent recourir à l’autre. Il n’en est pas de même de vous, monsieur, qui êtes conduit en foi et en obscurité, et dont le principe de tout ce qui vous doit mouvoir est dans la volonté : il faut marcher par l’aveuglement de l’esprit pour être conduit par la très pure et sûre lumière de la foi. Les premiers possèdent leur voie et la discernent, ce qui pourtant ne leur en fait pas toujours éviter les mauvais pas : c’est pourquoi leur voie est la moins sûre, quoiqu’elle paraisse l’être davantage parce qu’ils voient leur chemin. Mais l’aveugle dont nous parlons, sans examiner ni route, ni sentier, est conduit (quoique sans nulle certitude apparente) très infailliblement, parce que le Tout-puissant le conduit Lui-même et souvent le porte entre les bras.

De là, il vous sera aisé de conclure que vous devez être cet aveugle et marcher avec autant de liberté que de confiance, persuadé que votre guide, autant charitable qu’il est infini, vous fera éviter les écueils et posera des pierres carrées pour vous faire marcher [sur] le chemin qu’il veut que vous teniez. Il ne sera peut-être pas toujours conforme à vos vues et à vos inclinations, et peut-être vous plaindrez-vous quelquefois, avec le Prophète5, qu’il environne votre chemin d’épines, qu’il en bouche les avenues. Mais, si vous êtes fidèle à ce que je vous dis, qui est d’une extrême étendue et d’une très grande pureté, aussi bien que d’une délicatesse d’amour très particulière, vous ne vous tromperez point, car les murailles ne seront posées que dans les lieux où l’on ne veut point que vous alliez. Cédez donc à la résistance, et cessez de vous conduire par la raison et même par la raison éclairée, et vous irez bien. Quelque sage que vous soyez, Dieu est plus sage que vous. Son amour pour vous est égal à Son pouvoir. Il ne vous laissera point faire de fausses démarches. Si vous en faites dans la suite, c’est que vous aurez douté et hésité avec saint Pierre6, et que vous aurez voulu suivre une autre conduite, car il faut bien du temps pour être affermi dans celle-ci. Qu’il vous en coûtera, et que souvent vous retomberez dans votre première manière d’agir !

Dieu a fait tout ce qu’il fallait pour vous bien faire mourir, qui est de vous conduire par la voie de la foi, car, ayant l’esprit si délicat et la raison bien plus éclairée qu’un autre, il y aura bien à mourir. Il ne vous sera pas si difficile de le faire tant que vous serez conduit par une foi savoureuse, mais ce sera lorsque la nudité sera plus forte. Cependant, si vous vous accoutumez de bonne heure à suivre cette route, elle vous sera d’une extrême consolation lorsque chez vous tout sera dans de plus épaisses ténèbres, parce qu’elle vous ôtera les doutes et les hésitations et vous fera aller au-dessus de toutes les incertitudes et des dangers mêmes.

Sitôt que vous vous apercevez de quelque mouvement de propriété, il faut laisser tomber les choses, et vous laisser conduire en enfant, car c’est à ceux qui ne se conduisent ni par la volonté de la chair, ni par la volonté de l’homme, mais par la volonté de Dieu, qu’il est donné d’être enfants de Dieu7. Oui, Dieu veut que vous soyez enfant8, et des plus petits enfants : c’est comme Il vous veut, c’est où Il vous aime, et où vous ferez les délices de Son cœur. Il ne demande que cela de vous, pour retour à tant d’infinies miséricordes qu’Il vous fait ; et c’est la seule disposition où Il vous veut pour faire en vous et de vous tout ce qu’Il Lui plaira.

Si vous vous accoutumez de bonne heure à cette souplesse, vous ne souffrirez guère, car le dessein de Dieu n’est pas de nous faire souffrir. Rien ne souffre chez nous que la résistance : qui a pu résister à Dieu, et vivre en paix ?9 Ne résistez jamais, vous ne souffrirez jamais. Je ne m’étonne pas des fautes actuelles et passagères : cela tombera et servira à vous faire mourir. Souvent la vive douleur d’une faute vient beaucoup de la nature qui ne la peut souffrir et qui a encore plus de peine, lorsque les fautes ont paru et mal édifié, quoiqu’elle ne voie dans le moment aucun de ces motifs dans sa douleur, mais seulement la peine d’avoir offensé Dieu. Il faut porter cette peine nûment, sans vouloir par une activité naturelle accommoder les choses, soit du côté de Dieu, soit du côté des créatures : ceci est très fort, et l’on y manque souvent, même par bon prétexte. Ceci emporte dans la suite une mort fort étendue.

Quoique les fautes que vous faites vous paraissent n’être que passagères et purement naturelles (et cela est vrai), elles viennent pourtant d’un principe habituel qui marque que la volonté est amortie, et non pas morte. Quand la volonté est parfaitement morte, il n’y a plus ni résistance, ni répugnance ; et l’on ne peut jamais connaître si une âme répugne ou résiste, qu’elle n’ait été dans le creuset et à l’épreuve. Jusqu’à ce temps ce n’est qu’amortissement, causé par l’onction de la grâce et la docilité de l’âme, ce qui la prépare et dispose beaucoup à la mort10. Il est vrai que vous n’avez aucune propriété volontaire et délibérée., et je sens, avec un plaisir aussi grand que ce que Notre Seigneur me donne pour vous est intime, la souplesse de votre âme. Mais il y a une propriété naturelle et habituelle qui subsiste, quoiqu’elle ne vous paraisse pas actuellement pour les raisons que je vous ai dites.

Ma santé se détruit et ma faiblesse est augmentée par l’étendue de ma fièvre. Dieu sait ce qu’Il veut faire de ce néant qui est tout à Lui, et en Lui tout pour vous.

Oserais-je vous prier de garder ces lettres ? Parce qu’il viendra un temps où vous les comprendrez encore d’une autre sorte, et vous trouverez vos dispositions, quoique changées, conformes à ceci. Car les lumières générales, quelque propres et utiles qu’elles vous paraissent, ne le sont jamais autant que celles qui nous sont données pour nous-mêmes.

1Jean, 1, 12 : « Mais Il a donné le pouvoir à tous ceux qui L’ont reçu, de devenir enfants de Dieu, à tous ceux qui croient en Son nom. »

2Voir Fénelon, Lettres à la comtesse de Montberon du 1er janvier 1706 et du 7 juin 1709 : « L’opération détruisante » de Dieu.

3« Il n’en est pas de même » : Les premiers mouvements de la grâce ne sont pas à éviter ; « …il en est de même » : les premiers  mouvements viennent de la grâce comme ils venaient de la nature. La présence de guillemets dans D indique-t-elle des citations ou l’insistance sur des définitions ?

4Visions intellectuelles.

5Jer 12 : Le prophète se plaint de la prospérité des méchants ; Dieu lui montre qu’elle sera bientôt renversée.

6Allusion à la marche sur les eaux.

7Jean 1, 12-13.

8D’abord parole du Christ, Mt 19, 14 : « Jésus leur dit : Laissez ces enfants en paix, et ne les empêchez pas de venir à moi ; car le Royaume du ciel est pour ceux qui leur ressemblent. » (Amelote) ; Fénelon, Lettres spirituelles, t. VIII, p. 528, g : « Soyez enfant... cédez à tout... »

9Job 9, 4.

10C’est la réponse à la demande « Marquez la différence précise entre mort et anéantissement », lettre D 5.17.

      39A. [1.127] De Fénelon. 22 Avril 1689.

Je me réjouis de la guérison ; mais, suivant le cours ordinaire, il ne faut pas compter qu’elle puisse d’abord être parfaite, et il est nécessaire de la ménager. Le moyen qui me paraît le meilleur1, pour tout ajuster2 et pour éviter le scandale, est de parler de ses infirmités et de prendre une bonne fois des mesures3 avec elles sur la décision du médecin. Je me sens assez souvent irrésolu entre deux choses : ou entre faire et ne pas faire. Je vois des raisons des deux côtés. Et je ne sens aucun goût distinct. Alors que faut-il faire ? Faut-il prendre le parti qui gêne la nature? L’expérience de certains premiers mouvements que j’ai suivis, et où j’ai reconnu après beaucoup de propriété et de naturel, me fait craindre d’agir sans raisonner. Puis mon raisonnement me met en incertitude. Dieu m’humilie. Ce 22 d’avril.

1Il semble que Mme Guyon ait craint de scandaliser son entourage en ne jeûnant pas.

2Ajuster : « accommoder, arranger ».

3Mesures : « dispositions ».

 

      40. [1.128] À Fénelon. Entre le 25 et le 30 Avril 1689.

Je crois, monsieur, que dans les choses qui sont indifférentes, vous ne devez pas attendre une pente marquée, mais faire bonnement sans beaucoup raisonner ce que vous aurez à faire. Il y a certaines choses dans le train ordinaire où il ne faut qu’aller tout uniment ; il y en a de plus de conséquence et je ne doute point que dans celles-ci Dieu ne vous y conduise. Je persiste à croire que vous devez tenir cette conduite de pur abandon et ne vous point étonner si la nature et la propriété s’y glissent : cela se purifiera à la suite et, en agissant simplement et sortant un peu de vous-même, vous éprouverez peu à peu que la grâce prendra la place de la nature. Mais si vous continuez d’agir par la seule raison, Dieu voulant vous faire perdre cette voie, vous resterez toujours de plus en plus flottant. Il faut remarquer que souvent la nature et la propriété ne prennent leur part de la chose que lorsqu’on l’exécute ou après que la chose est faite : c’est une misère qui dure autant que notre propre vie.

Il vous sera très difficile de ne pas prendre le parti que je vous dis parce que, Dieu ayant sur vous un dessein particulier et voulant être votre principe universel, Il vous fera peu à peu perdre les décisions de la raison. Et vous verrez que Dieu ne vous a fait si clairvoyant que pour vous rendre plus aveugle, mais d’un aveuglement qui vous paraîtra d’autant plus étrange que vous ne pourrez l’éviter. Dieu se fait un jeu de détruire dans les plus grands hommes ce qu’Il paraissait leur avoir donné avec plus de profusion, afin qu’ils se laissent conduire comme des enfants. Lorsqu’Il instruit Nicodème, ce docteur fameux, Il ne lui dit que des choses rebutantes et propres à le dégoûter d’une doctrine qui paraît si contraire au bon sens ; et, quand Il instruit la Samaritaine, Il ne lui parle que de ce qui est le plus élevé.

Vous raisonnez assurément trop sur les choses :[à votre place] j’irais mon train le plus simplement que je pourrais, à moins que je n’éprouvasse une opposition visible, car de la plupart des choses les providences journalières en décident, et des autres, un pur et nu abandon. Quand on est embarqué dans cette route, on va souvent à tâtons. Cependant on ne se méprend guère quand on s’abandonne beaucoup à Dieu. Je vous plains, par ce que je conçois de la conduite de Dieu sur vous. Mais vous êtes à Lui, il ne faut pas reculer.

      40A. [1.129] De Fénelon. 30 Avril 1689.

Je me sens la tête un peu brouillée sur la place1 dont vous parlez dans vos anagrammes2. Ce n’est pas que je trouve en moi aucun vrai désir d’y arriver. À Dieu ne plaise ! Mais plusieurs choses que j’ai ouïes dire ces jours passés sur d’autres personnes qu’on croyait en état d’y prétendre, et peut-être même ce que vous m’avez mandé m’ont excité l’imagination. Tout ce que j’y fais, c’est de n’y rien faire et de laisser tout tomber. Je sens que Dieu se sert de toutes ces petites choses, en attendant les grandes, pour me faire mourir peu à peu. Je disais en moi-même : pourquoi Dieu, dont la conduite est de me tenir dans la plus obscure foi, a-t-il permis qu’elle m’ait dit une telle chose ? Est-ce afin que je m’y prépare, ou bien est-ce pour me certifier par cette prédiction la solidité de la voie par où Il me mène ? Mais n’importe ! Je ne veux non plus3 voir la raison pour laquelle Dieu a permis que vous avez fait cette prédiction, que les choses mêmes que vous avez marquées. Allons toujours par le non-voir, comme le dit le bienheureux Jean de la Croix: il suffit qu’une certaine sensibilité réveille sur cette matière5, m’humilie et me donne un certain travail intérieur, dont il me semble que je ne me soucie point, car je ne veux ni y adhérer6 ni le faire cesser.

Souvent mon esprit chercherait à se prendre à quelque chose pour se soutenir : tantôt une espérance de succès, tantôt des moyens humains pour assurer et faciliter l’affaire, tantôt des réflexions pour me condamner moi-même dans ces mouvements, pour renoncer à ces avantages temporels et pour les fuir. Mais je sens la main de Dieu qui me repousse, qui rompt toutes les branches sur lesquelles mon esprit cherche à se raccrocher, et qui me replonge dans l’abîme obscur du pur abandon. Il ne me reste qu’à demeurer immobile au milieu des vagues et à me laisser au gré de la tempête. L’incertitude, que j’ai tant goûtée, me paraît pénible et il me vient cent raisons de nécessité apparente pour savoir à quoi m’en tenir, pour prendre des mesures et pour éviter certains embarras ; mais toutes mes visions sont folles. Il n’y a qu’à ne rien voir, qu’à demeurer en suspens, comme si j’étais en l’air, et qu’à ne me mettre non plus en peine de ce qui se passe au-dedans que de ce qui arrivera au-dehors.

 Au reste ne croyez pas que ce soit une grande agitation : non, je suis paisible et peu occupé de tout cela. C’est seulement, comme je vous l’ai dit, un certain travail intérieur, qui ne me distrait point ni de mes occupations, ni de mon recueillement, mais qui me mine secrètement et profondément, lors même que je vaque à toute autre chose et que je suis le plus gai. Au surplus, je ne voudrais pas me faire pape, ne fallût-il, pour l’être, que le vouloir sans que personne en sût jamais rien. Quelquefois même je suis tout honteux de craindre si peu l’élévation et de me sentir de la peine, lorsque je suis dans l’incertitude d’y parvenir. Mais je laisse cette mauvaise honte avec tout le reste, comme elle le mérite. Enfin, malgré cette démangeaison intérieure, je suis en paix et je n’ai besoin de rien.

Mon union avec vous augmente et, quoique je fasse des fautes chaque jour et dans chaque action, et qu’elles me reviennent en foule après coup, je trouve que Dieu me domine en tout. Je lirai avec grand plaisir les explications des épitres de saint Paul7, mais lentement. Ayez soin de votre santé à la campagne8. Votre enflure me fait peur9. Nous saurons de vos nouvelles par les bons amis. Ce 30 avril.

1Cette place est celle de précepteur du Dauphin, Vie 3.10.1 : « Je connus que M.L. serait précepteur de M. le Duc de Bourgogne et je le lui ai mandé [en] mai 89 ». Voir Orcibal, Correspondance…, Tome I, Chap. VII, « La nomination de Fénelon au préceptorat ».

2Dans ces anagrammes, adressées à un ami commun (voir le début de la lettre D3.58), Mme Guyon prédisait à Fénelon qu’il serait précepteur de duc de Bourgogne. [M].

3Non plus que :  pas plus que.

4« Toutes ces connaissances, soit de Dieu ou non, ne peuvent servir que très peu au progrès de l’âme vers Dieu […] si elle n’était soigneuse de les rejeter […] elles lui feraient grand tort et la feraient grandement errer. »  (chapitre XXVI du livre II de la Montée du Carmel, v. Œuvres … par le R.P. Cyprien de la Nativité …, rééd. 1959, p.278.)  Une note de [M] établit que Fénelon ne se servait pas de la trad. du P. Cyprien.

5Sur la nomination au préceptorat.

6Adhérer : « m’y complaire ».

7Commentaire de Mme Guyon.

8Mme Guyon avait annoncé dès le mois de mars : « Je vais après Pâques à la campagne chez M. de N, pour un ou deux mois. » Elle avait dû y arriver entre le 22 et le 30 avril. D’après les lettres des 6, 8 mai, 15 et 16 juin, il ne semble pas que ce fût chez la duchesse de Charost. [O].

9On notera le contraste avec le début de la lettre précédente : Fénelon avait dans l’intervalle reçu directement ou indirectement des nouvelles inquiétantes. D’ailleurs sa correspondante lui écrira le 1er mai : « Je suis si fort enflée que N. m’a parlé aujourd’hui de testament. » [O].

      41. [1.130] À Fénelon. 1er Mai 1689.

Je ne mourrai pas que je crois si tôt1, quoique je sois si fort enflée que N.2 m’a parlé aujourd’hui de testament. J’en userai avec ma simplicité ordinaire pour vous écrire, lorsque j’en aurai le mouvement. On ne peut être plus que je [le] suis en Notre Seigneur tout ce qu’Il a fait3. Ce 1 mai 16894.

1Voir Lettres D5.21, D5.10.

2Peut-être l’amie chez qui elle est. [M].

3Phrase incomplète.

4Dutoit indique la lettre suivante par « Vol. III Lettres 58-60. ». 

      42. [1.131] À Fénelon. Début mai 1689.

Ce que je vous ai écrit, ou plutôt à N., s’est fait sans y penser et par divertissement1. Peut-être Dieu a-t-Il permis cela pour vous causer cet exercice. Quoi qu’il en soit, Il sait ce à quoi Il vous destine, et Il se servira de vous assurément. Peut-être irez-vous au but par des chemins écartés.

Le parti que vous prenez est le [plus] sûr de laisser les choses telles qu’elles sont, souffrant l’importunité des pensées et des réflexions qui se battent les unes les autres. Il n’est pas nécessaire que vous me disiez que vous êtes en paix : je le sais, parce que tout le tracas ne se fait que dans la tête, mais le cœur est entièrement libre puisque la volonté est entièrement exempte de désirs.

Tout le défaut que vous feriez en cela serait de rejeter les choses par humilité, comme voulant vous rabaisser, et combattre ce qui vous paraîtrait humain, ce qui n’est plus de saison et qui vous ferait plus de tort que tous les bruits de votre imagination ne vous en peuvent faire, parce que c’est une action propre qui veut rejeter ou accepter. Que votre imagination soit remplie de cela ou d’autre chose (qu’importe) ! Dieu, voulant vous faire marcher par la foi la plus obscure, vous fera souvent souffrir de ce côté-là, et souvent sur des bagatelles qui, n’étant pas de cette conséquence, vous humilieront bien davantage.

Il ne faut pas même faire d’effort pour entrer dans votre non-voir2, ni pour faire tomber les choses3. Laissez-vous piquer de ces mouches. Il n’y a rien à faire que d’attendre en patience que Dieu, qui vous aime avec une tendresse de père, fasse de vous ce qu’Il a destiné. Dieu vous conduit avec une bonté qui me charme. Je Le vois appliqué à vous avec un amour infini, content de votre délaissement en Ses mains.

Ne vous étonnez pas que Dieu, qui vous conduit par la plus pure foi, permette certaines choses qui paraissent hors de la foi, quoiqu’elles n’en soient pas, étant toutes simples et naturelles, sans nulle affectation. Il le fait pour augmenter votre foi et votre abandon, et c’est ce que fait ce réveil que vous a causé ce que j’ai fait sans y penser. C’est assez la conduite de Dieu sur les âmes qu’Il choisit aussi singulièrement qu’Il a fait la vôtre, que de les laisser en l’air, sans appui, parce que rien ne décide chez elles que le moment de la Providence, exécutrice des volontés de Dieu.

Il n’en est pas de même des âmes de lumière : elles voient de loin ce que Dieu veut d’elles, puis elles travaillent et bâtissent sur la certitude qu’elles ont, pour réussir dans ce qu’elles croient que Dieu veut d’elles. Il en est autrement de vous. Dieu vous cache Ses desseins pour vous ôter le soin et l’occupation d’une chose à laquelle vous ne pouvez contribuer qu’en mourant incessamment.

Vous éprouvez les commencements des ruses de la nature pour se soutenir en toutes choses. Vous en verrez bien d’autres à la suite ! Mais elle ne gagnera guère avec vous si vous laissez tout arracher à Dieu et si vous demeurez délaissé comme vous faites, sans soin ni souci de vous-même. Dieu est plus glorifié d’un renoncement égal à celui-là que de tous les miracles possibles et de toutes les actions les plus éclatantes.

Je goûte votre cœur d’une manière que je ne vous puis exprimer et j’y trouve une convenance entière. Ô que vous êtes bien, et que le bras qui vous porte est puissant ! Il faut laisser tomber vos défauts lorsque l’on vous les montre, sans sortir de votre immobilité foncière, pas même par un désaveu. Ce que je dis est hardi : cependant c’est votre état. Dieu ne vous montre jamais une faute passée pour vous porter à y remédier, mais Il le fait comme un jardinier habile qui montre à son enfant les mauvaises herbes, sans lui permettre de les arracher : Il le veut faire lui-même. Et, ce qui vous surprendra dans la suite, c’est que, lorsque Dieu vous fera voir des défauts plus intérieurs, Il ne vous les fera voir, aussi bien que les appuis de la nature, qu’en les arrachant. Vous êtes le jardin de l’Epoux, dont Il est infiniment jaloux, et si jaloux qu’Il ne voudrait pas que vous missiez la main à l’œuvre. Tout ce qu’Il vous permet, c’est de voir avec une complaisance d’amour qu’Il le regarde seul, et le plaisir qu’Il prend, sans penser à vous ni à votre avantage. Vous pouvez prétendre à tout, sans prétendre à rien. Celui qui vous défraie est plus que suffisant pour tout. Dans l’état où vous êtes, tout sert à vous détruire et à vous faire mourir.

1Les anagrammes, dont il est parlé au début de la lettre du 30 avril. 

2Voir Lettre D5.23.

3Voir Lettre D5.4.

      43. [1.132] À Fénelon. Début mai 1689.

J’ai manqué de simplicité, ne vous ayant pas mandé positivement que mon enflure n’était nullement à craindre. Je suis tellement à notre Seigneur malgré toutes mes misères et Il prend un soin si particulier de moi que, si je pouvais prendre quelque intérêt à ce qui me touche, je mourrais de reconnaissance ; et il me semble que Dieu est tellement l’âme de mon âme et la vie de ma vie que je n’ai plus d’autre âme que Lui. Il me paraît qu’Il vous destine à la même chose et, comme il y a peu de personnes qui en viennent ici, il n’y en aura point qu’Il consomme dans une plus étroite unité. Il ne veut faire qu’un seul et unique tout de vous et de Lui : aussi n’ai-je jamais trouvé avec personne une si entière correspondance, et je suis certaine que la conduite intérieure de Dieu sur vous sera la même qu’Il a tenue sur moi, quoique l’extérieur soit infiniment différent. Notre Seigneur veut que j’aie une confiance en vous sans réserve.

La grâce intérieure pour les âmes augmente toujours, de sorte qu’il est surprenant de voir les effets que cela opère sur les âmes qui sont disposées. Il semble que ce soit un aimant qui les attire pour les perdre en Dieu ; et j’ai dans cette communauté1 deux ou trois filles qui, surprises de ce qu’elles éprouvent, disent que Dieu ne m’a amenée que pour elles. À cela je n’ai mis ni mouvement ni vie, et je ne trouve de correspondance parfaite qu’avec vous. Notre Seigneur ne me laisse rien ignorer à présent de ce qu’Il fait, quoiqu’Il m’ait conduit par la plus étrange ignorance ; et à tout cela je n’ai ni être ni vie, et je trouve qu’Il vit seul et qu’Il y prend tout ce qu’Il y met.

 Il m’a fallu vous écrire tout ceci et vous certifier de votre appel pour la foi, la simplicité et l’enfance spirituelle, qui n’est autre que la divine sagesse. Il y a des âmes que Dieu aime et d’autres qui sont Ses délices : vous êtes du nombre de ces dernières. Laissez-vous donc conduire par Celui qui vous aime avec tendresse. Plus ce qui est de vous chez vous sera détruit, plus Il vous possèdera. Ce n’est pas vous qui Le détruirez mais, en demeurant fidèle dans la privation de toutes les vies dont Il n’est pas l’unique principe, Il fera en vous tout cet ouvrage. Je ne vous dis pas : à Dieu2, puisque vous m’êtes aussi intime que moi-même. Et il semble que Dieu ne descende avec impétuosité dans ce cœur que pour Se reposer dans le vôtre, sans que je vous trouve un instant hors de Lui, ce qui me serait impossible3.

1« Il est vraisemblablement ici question de Saint-Cyr » note Dutoit.  [M] pense plutôt à la communauté de Mme de Miramion où résidait Madame Guyon, mais ajoute « qu’il se peut aussi qu’il s’agisse de Saint-Cyr », « où Mme Guyon se trouvait souvent ; Mme de Maintenon l’avait tellement goûtée qu’un jour, se trouvant dans une profonde tristesse à Saint-Cyr, elle l’envoya quérir à Paris, n’espérant trouver de la joie et de la consolation que dans la douceur de son entretien » (Phelippeaux, Relation, t. I, p. 43).

2Texte de Dutoit : et Dieu ; mais voir Lettre D5.10. [M].

3« Si comme je le crois, cette lettre répond à une lettre perdue de Fénelon - répondant elle-même à celle du 1er mai - elle doit être postérieure d’un jour ou deux à la lettre précédente (du 4 au 6 mai). » [M].

      43A. [1.133] De Fénelon. 6 mai 1689.

Je recevrai, madame,  avec un grand plaisir la Vie que vous me promettez1, puisque vous êtes persuadée que cette lecture m’est plus convenable que nulle autre. À votre retour2, vous me l’enverrez. Cependant, je lirai ce que j’ai3.

Il me semble que je suis le quatrième à B[eynes]4. Il n’y a point de distance en Dieu, tout ce qui est un en Lui se touche. Il me semble que je me trouve en Lui bien près de ces trois personnes. Tout ce que vous me mandez m’entre jusqu’au fond du cœur. Pour ce qui est de réserve, j’en ai horreur, et je suis sur une pente si raide qu’il n’y a qu’à tomber jusqu’au plus bas. Je ne veux plus avoir rien, ni m’avoir moi-même. Pour la science, je la compte pour rien. Mais j’ai un peu plus de peine à me défaire de la sagesse. Elle est pure folie, et je crois que Dieu me l’ôtera, après m’avoir fait éprouver qu’Il confond tout ce qu’elle arrange. Encore un coup, j’aimerais mieux souffrir toutes les peines que d’avoir un seul instant de réserve volontaire. Je n’ai rien de nouveau, sinon que je crois que ma bonne volonté augmente, sans que mes fautes diminuent; mais vous savez ce que je dois penser là-dessus. Vous savez avec quelle reconnaissance je suis à vous en Notre Seigneur. Ce 6 mai.

1Dans une lettre perdue.

2Voir supra, lettre précédente.

3Le Pentateuque et les épîtres.

4 Sans doute la duchesse de Charost, Mme Guyon et la duchesse de Chevreuse avec qui il se sent en union spirituelle bien qu’étant au loin.

      44. [1.134] À Fénelon. 7 mai 1689.

 « …la distinction des lieux n’empêche pas qu’on ne se communique… Il faudra bientôt tout déranger chez vous, avant de vous en chasser »

J’éprouve bien que rien ne peut séparer ce que Dieu tient uni en Lui, puisque la distinction des lieux n’empêche pas qu’on ne se communique. Il y a des moments que votre âme m’est montrée si proche de la mienne que je ne trouve nul entre-deux. Je dis nul. Tout ce que je fais alors est de me laisser écouler à mesure qu’on me remplit d’une manière ineffable, car Dieu Se communique à moi avec d’autant plus d’abondance qu’Il Se lie plus fortement à vous. C’est une chose à laquelle je ne puis contribuer, ni me la donner. Je me laisse en proie à l’Amour, qui consume1 tout en Lui-même. Cela me prend quelquefois avec autant de promptitude qu’un coup de foudre et je ne puis alors parler, de sorte que vos amis me font la guerre, mais je ne puis ni me contraindre, ni dissimuler. Je me trouve si éloignée de moi-même et de toute ma vie propre que je ne puis que me laisser posséder, agir et mourir par Celui qui, m’ayant entièrement chassée de moi, S’en est entièrement emparé. Ce sera donc de cette sorte que je serai toujours proche.

 Je ne m’étonne point qu’étant destiné comme vous êtes au plus pur amour et à la plus étrange perte, vous ayez tant d’horreur des réserves. C’est la seule chose qui vous peut nuire, vos fautes vous seront toujours utiles, étant disposé comme vous l’êtes.

 J’ai prié que l’on vous fît voir une lettre, afin que vous en jugeassiez2. Je ne connais plus ni péché ni justice. Il me semble qu’il y a un temps où les péchés sont pardonnés, et c’est celui d’après la pénitence, un autre où les péchés sont couverts, et c’est celui de grâce sensible, de lumière et d’amour. Mais il y en a un où les péchés ne sont pas même imputés, et c’est celui que je porte, qui ne suppose pas une personne impeccable, mais un Dieu aimant et aimé, qui n’impute aucune faute, parce que Son amour les consomme toujours et le[s] convertit en bien. Ceux à qui on n’impute point le péché ont une justice imputée et non acquise. C’est l’amour fort et ce sera assurément le vôtre : oui, assurément. Mais il faut perdre pour cela tout acquis et toute possession de vous-même, pour vous laisser posséder de Dieu : c’est à quoi Il travaille. Comptez pour rien tout le reste et tout ce que vous faites. Il faudra bientôt tout déranger chez vous, avant de vous en chasser. Ce 7 mai 1689.

1« ou consomme », note Dutoit.

2Sans doute une lettre sur la disposition des âmes peinées, dont il sera parlé plus loin. Voir  Lettres D3.99 et D3 « Lettre à l’auteur », p.434.

      45. [1.135] À Fénelon. 8 mai 1689.

Le jour que je devais aller à N.1 je fus très unie à vous  et, dès le matin, il me vint une pensée que vous viendriez là et j’en eus de la joie : j’en étais même certaine lorsque N.2 me contremanda. Cela me parut une raison encore humaine ; et je fus mise en plus étroite union avec vous,[union] qui dura tout le jour, comme si Notre Seigneur eût voulu réparer ce que l’on ôtait.

 Hé bien, je ne puis sur des choses de cette nature user de retour, voir si les choses sont ou ne sont pas, avoir nulle pensée que celle que l’on me fait avoir, parce que mon âme est vide non seulement des mouvements propres, mais de plus des pensées et réflexions ; car elle ne pense rien du tout, et dit les choses comme un enfant, sans savoir ce qu’elle dit, ni même souvent sans s’apercevoir qu’elle le dit, de sorte que, lorsqu’on lui demande la raison de ce qu’elle a dit, elle reste surprise, et comme étonnée sans le comprendre, s’il ne lui en est donné l’intelligence dans le moment, en faveur de ceux qui le demandent ; ou bien, si j’y pense, c’est que l’on m’y fait penser.

C’est cela qui fait la vérité de la pensée qui ne vient [pas] par lumière ni illustration que l’on puisse remarquer pour l’ordinaire. Et, quand on demande : mais de quelle manière avez-vous pensé cela ? est-ce que vous avez eu un mouvement particulier de dire ces choses ? Tout cela n’est point pour moi : je pense et parle naturellement, et sans retours, comme ces têtes de machines qui articulent ce qu’on leur fait dire.

Il n’en est de cela que pour les choses qui regardent Dieu ou le prochain car, pour l’ordinaire, je parle des choses indifférentes selon la portée d’un chacun. Je m’aperçois quelquefois que j’ai un extérieur de caméléon et une conversation qui change selon les personnes, sans que j’y fasse attention, contant des contes à ceux qui ne peuvent être entretenus que de cela!

Il n’y a rien à faire pour vous qu’à rester comme vous êtes, perdant toujours de plus en plus tout ce que vous avez de propre. Car c’est à quoi vous êtes appelé et c’est l’unique travail que Dieu veut de vous. Ô qu’Il vous aime et qu’Il est vrai qu’Il vous a vraiment choisi pour être votre seul principe et votre unique vie ! Mais soyez certain que vous n’y arriverez que par la perte de toutes choses, sans nulle exception. Il y a la science des saints et celle des hommes, et elles sont très différentes l’une de l’autre ; mais il faut perdre l’une et 1’autre pour n’avoir que la science de Dieu, car il n’y a que l’Esprit de Dieu qui connaisse ce qui se passe dans le cœur de Dieu4.

J’avais écrit cette lettre fort à la hâte à Paris5 pour vous l’envoyer, croyant que cela se pourrait. Je pensais n’être ici6 que pour deux jours, mais l’on m’y retient pour plus de temps. Je n’en suis nullement fâchée, quelque amitié que j’aie pour N.7, mais il s’en faut que ce ne soit comme... où il ne me manque ici que vous, monsieur, si l’on peut dire que vous manquez dans un lieu où vous êtes si présent. Mon cœur est toujours plus lié au vôtre, ce qui n’empêche pas que l’approche soit toujours utile. L’ami qui s’est chargé de vous envoyer celle-ci et sa compagne8, que j’ai voulu transcrire de peur que vous ne la puissiez lire, l’ami, dis-je, vous en dira des nouvelles. Ce 8 mai 1689.

1Peut-être Versailles ou Saint-Cyr.

2Il s’agirait alors de Mme de Maintenon.

3C’est ce que Fénelon appellera en s’inspirant de saint Paul : « se faire tout à tous, pour les gagner tous ». (Lettre au duc de Bourgogne, t.VII, p.235, g). [M].

4I Cor., 2, 11 : « Car qui est l’homme qui sache ce qui se passe dans le cœur d’un homme ? Son esprit seul qui est en lui [le sait.] Aussi ce qui se passe dans le cœur de Dieu, n’est connu que de l’Esprit de Dieu. » (Amelote).

5Avant de partir à la campagne.

6Probablement Beynes.

7Sans doute la duchesse de Charost.

8Probablement la lettre précédente.

    45A. [1.136] De Fénelon. 11 mai 1689.

Je suis très persuadé que le pur amour, quand il a détruit toute propriété, fait éprouver des choses que le seul pur amour est capable d’entendre. Nul ne connaît les profondeurs de l’Esprit de Dieu, si ce n’est l’Esprit de Dieu même1. Celui qui est au-dessous de cet état n’en peut juger qu’imparfaitement et selon sa mesure bornée ; c’est pourquoi je me tais et je me contente d’attendre ce qu’il plaira à Dieu de m’expliquer par l’onction.

Je comprends [cela] par l’état où saint Paul se dépeint : un état de mort, où ce n’est plus l’homme qui vit, mais Jésus-Christ en lui2, où l’on est crucifié pour le monde, c’est-à-dire pour tout ce qui n’est pas Dieu, où l’on ne se sent coupable de rien, sans néanmoins se justifier, où l’on ne se glorifie plus qu’au Seigneur, où l’on parle de soi comme d’un autre3, et où l’on ne craint point de dire de soi des choses sublimes, parce qu’on est hors de soi et sans aucun propre intérêt. Voilà ce que saint Paul me fait voir dans un état qui n’est pourtant pas celui des bienheureux. Je crois qu’alors la mort est consommée, mais que la vie ne l’est pas. Je dis que la mort est consommée, parce que toute vie propre est détruite et anéantie, mais j’ajoute que la vie divine n’est pas consommée, parce qu’elle croît tous les jours et qu’elle ne sera en son comble qu’au moment où elle entrera dans l’éternité.

En cet état, la justice n’est pas seulement imputée, mais elle est donnée réellement à l’âme: ce n’est pas que l’âme la possède en esprit de propriété, ce qui est contraire à la perfection, mais c’est qu’elle est réellement dans l’âme par l’infusion du Saint-Esprit et par le délaissement total de l’âme à son opération, sans qu’elle prenne rien pour elle et qu’elle fasse autre chose que recevoir5. Pour les fautes ou purement extérieures ou même intérieures, qui ne sont pas volontaires, elles ne sont pas des péchés ; que si, en cet état, on commettait des fautes volontaires, je crois qu’elles seraient grandes et qu’elles ressembleraient beaucoup à la faute d’Adam dans le paradis terrestre : il résista à l’Esprit de Dieu dans un état où il ne vivait que de la vie de la grâce et où le principe de la propriété maligne que nous portons n’était pas en lui. Cet exemple d’Adam qui pèche, quoiqu’il soit dans l’état de vie, de droiture parfaite, où ses enfants ne peuvent plus parvenir que par la mort totale, me fait croire que les personnes les plus mortes peuvent encore tomber, non en perdant la possession de Dieu, qu’elles n’ont plus par manière de possession actuelle, mais en résistant à l’opération divine, comme Adam y résista. Mais peut-être que vous trouverez absolument impossible ce qui n’est que d’une extraordinaire difficulté. Je comprends que l’âme en cet état ne peut presque se représenter cette résistance, qui troublerait sa passiveté, tant cela est éloigné de son état. Voilà ce que je m’imagine sur un état que je n’ai point éprouvé, mais il me paraît clair qu’on n’est point impeccable, quoiqu’on soit mort à toute vie propre et maligne d’Adam, et qu’on peut croître en mérite, autant qu’on a encore la liberté de résister à Dieu et qu’on ne le fait pas.

Je fis hier une faute d’indifférence et de dureté pour un homme malheureux que je dois considérer6, je la fis plusieurs fois et en présence de plusieurs personnes qui en durent être mal édifiées : je me trouvais dans une telle sécheresse et un tel dégoût pour cette personne que rien ne put me vaincre, et que Dieu même, dont la présence m’est ordinaire, ne me fit presque rien sentir dans ce moment. Je ne puis pourtant dire que j’aie résisté volontairement à Dieu. Cette faute m’humilie, mais elle ne me trouble pas. Je vais ce matin faire vers7 cette personne ce que je lui dois.

 Je me sens si sec et languissant que je suis comme un bateau qui n’a ni rames et voiles8 et qu’il me faut toujours tirer à la corde et à la sueur de mon visage : non que je fasse des efforts intérieurs, mais parce que la plupart des choses extérieures me sont pénibles, que Dieu me poursuit, ne laissant rien au mouvement naturel dont Il ne me reprenne, et que le goût de paix dans l’oraison diminue. Quelquefois j’amuse un peu mes sens pour pouvoir me tenir dans un certain recueillement simple et facile et, bien loin d’être troublé par cet amusement des sens, il est au contraire plus paisible par là. C’est un enfant à qui on donne un jouet, pour l’empêcher de courir et pour laisser dîner et reposer la nourrice. Rien ne m’entre si avant dans le cœur que la pensée d’être uni en vous à Dieu. Cela s’approfondit tous les jours. Ce 11 mai.

1Reprise de I Cor., 2, 11.

2Gal., 2, 20 : Et je vis, mais non plus moi-même : c’est Jésus-Christ qui vit en moi : et en ce que je vis maintenant dans la chair, je vis dans la foi du Fils de Dieu, qui m’a aimé, et qui s’est livré lui-même pour moi. » (Amelote). - « Ce paragraphe paraît amené par une phrase de la lettre du 7 mai : « Je me trouve si éloignée de moi-même et de toute ma vie propre que je ne puis que me laisser posséder, agir et mourir par Celui qui, m’ayant entièrement chassée de moi, S’en est entièrement emparé », qui a paru excessive à Fénelon, en raison surtout du contexte. » [O].

3Formule reprise dans l’Instruction XXVI, Fénelon (Gosselin), t. VI, p. 129 : « Ne penser jamais à soi-même, ou du moins n’y penser que comme on penserait à un autre. » [M].

4« Dans [le dernier paragraphe de] sa lettre du 7 mai Mme Guyon essayait de justifier le paradoxe : « Je ne connais plus ni péché ni justice » (déjà condamné au début du XIVe siècle dans le Miroir des simples âmes de Marguerite Porete) par la distinction encore plus compromettante de trois étapes de la vie spirituelle : « Il me semble qu’il y a un temps où les péchés sont pardonnés […] » […] On s’explique que le guyonisme ait pu aisément agir sur le piétisme luthérien. » [O].

5Rappel de la théorie de la justice inhérente adoptée par le concile de Trente dans ses canons De justificatione.

6Dans une lettre à Chevreuse du 23 juin 1695 Mme Guyon reconnaîtra que Fénelon est « quelquefois rude à pauvres gens. »

7Vers, « à l’égard de ».  « Et vers l’un ou vers l’autre il faut être perfide » Cinna, v. 818.

8Ni et et pouvaient être corrélatifs, voir Bajazet, v. 1554 : « Ni de mon amour même et de mon injustice ».

      46. [1.137] À Fénelon. Mai 1689.

On voulait seulement savoir, monsieur, si le péché mortel est incompatible en même temps avec les effets du pur amour dont il est parlé dans la lettre1, car pour être impeccable, nul ne présume de l’être. Tout ce que vous dites est très clair. Par nous-mêmes nous pouvons toujours déchoir, mais il est très rare que Dieu abandonne une âme qu’Il s’est acquise avec tant de soin et d’amour. Ceci est une thèse générale qui ne fait pas qu’aucune personne particulière présume d’être dans cet état, puisque, si une personne y était, elle n’y penserait pas et ne pourrait, comme vous dites fort bien, s’en rien attribuer. On veut seulement savoir si Jésus-Christ et Bélial2 peuvent subsister ensemble, le péché avec l’amour, tel que nous l’avons décrit.

L’abandon le plus fort et l’état le plus perdu (la mort étant consommée en cette vie) est proprement la vie divine, qui n’est communiquée que par la perte de la vie d’Adam (que l’on appelle mort). Mais cette vie divine, commencée en cette vie, ne peut jamais être consommée que dans la gloire. C’est ce qui m’a fait écrire que l’amour consomme le cœur, ou plutôt la vie de l’âme, mais que ce même amour consommant ne sera consommé en lui-même que dans la gloire.

Vous éprouverez sans doute combien Dieu a réservé de biens à ceux qui L’aiment, et vous serez contraint de dire avec le Roi Prophète que la part qui vous est échue est excellente3. Je crois ce que vous croyez et je m’en rapporte à vos lumières, en attendant une plus entière expérience.

Vos fautes ne m’étonnent pas, quoique celles de sécheresse soient celles auxquelles il ne faut plus travailler en votre manière : Dieu détruira toutes choses. Dieu ne Se fait pas toujours sentir et, vous aimant au point qu’Il sait, la foi aura souvent le dessus, je veux dire la foi nue et insensible.

Dieu n’est pas moins dans votre cœur quoiqu’Il Se cache. Il Le faut laisser aller et venir comme Il Lui plaît, ainsi que vous faites. Plût à Dieu que vous fussiez si bien comme un bateau sans voile ni rames, que vous ne pussiez faire autre chose que de vous laisser emporter à la merci des flots, qui se feraient souvent un plaisir de vous ballotter de telle sorte que tout vous paraîtrait perdu ! Mais, comme vous ne prétendez autre chose que de l’être, vous aurez alors de quoi vous réjouir.

Que j’ai de joie de la poursuite continuelle que Dieu vous fait, et qu’il est un admirable conducteur, un charmant Maître ! Que ceux qui se laissent enseigner de Lui sont heureux ! Que j’ai de joie de ce que vous en usez avec petitesse pour récréer vos sens. Vous ne sauriez croire combien cela est nécessaire pour votre âme et pour votre santé, et combien cela plaît à Notre Seigneur. Comme Il vous conduit par la main, je ne vous dirai pas qu’il faut toujours aller contre le fil de l’eau, ni par la violence : cela ne doit être que dans les choses que la Providence de Dieu nous fournit ou qui sont d’ordre de Dieu dans notre état. Autrement vous iriez souvent contre des répugnances que Dieu vous enverrait Lui-même peut-être pour vous défaire de certaines choses où Il ne vous veut pas. Mais, comme Il vous éclaire et vous conduit, Il vous fera démêler cela.

Vous aurez à souffrir sur une chose qui est que vos répugnances augmenteront et en même temps l’impuissance de les surmonter. Il vous arrivera aussi de perdre souvent la trace de la conduite de Dieu sur vous, ce qui sera accompagné de dégoût et de sécheresse. Vous serez souvent comme un oiseau qui voltige sans trouver où poser son pied, mais tout cela ne servira qu’à vous faire comprendre l’extrême dépendance où vous êtes de Dieu et la différence qu’il y a de vous à bien d’autres. Vous serez comme l’oiseau du soleil, qui est plein de vigueur et de force lorsque ce bel astre darde ses rayons sur lui, mais qui tombe dans une défaillance de mort sitôt que le soleil se cache, puis reprend une nouvelle vie sitôt qu’il paraît. Soyez cependant persuadé que ce sera le temps où la protection de Dieu sur vous sera plus forte, quoique moins sensible. Si vous saviez combien Il aime votre âme, vous en mourriez de reconnaissance. Je le vois, et j’en ai toute celle dont je suis capable.

1Lettre perdue.

2Bélial : le malin esprit, le démon.

3Ps. 15, 6 : « Le sort m’est échu d’une manière très avantageuse ; car mon héritage est excellent. »(Sacy). 

46A. [1.138] De Fénelon. Vers le 15 mai 1689.

La disposition représentée1 est sans doute incompatible avec le péché mortel : rien n’est si pur ni si parfait. L’unique chose qui pourrait mettre en doute, serait les circonstances d’une conduite qui ne paraîtraient pas proportionnées à des dispositions si pures et qui feraient craindre qu’elles ne fussent pas sincères ; mais il faudrait des circonstances prodigieusement fortes, et même manifestement mauvaises, pour rendre suspectes des dispositions si parfaites et si éloignées de tout mal. Il peut y avoir des âmes éprouvées par la tentation, qui se croient criminelles en cet état, et cette persuasion qu’elles sont criminelles est la plus rigoureuse épreuve, par où Dieu veut les purifier : voilà ce que je croirais facilement, parce que les personnes qui aiment Dieu d’un amour si pur, et qu’Il aime à proportion, doivent passer par le creuset et mourir à elles-mêmes. Pour l’illusion, qui peut sans doute se mêler jusque dans les choses les plus parfaites, je crois qu’on en verra toujours les marques; mais une personne qui la craint, qui se défie d’elle-même, qui a le témoignage d’une intention droite, pure et simple, qui marche par le chemin de la foi toute nue et tout obscure, ne trouvera que Dieu, parce qu’elle outrepasse tout autre objet distinct2. Voilà ce que je crois qu’il faut faire entendre à ces âmes peinées.

Doivent-elles être surprises de leur doute sur leur état, puisqu’elles savent depuis si longtemps que c’est par l’épreuve de ces doutes si douloureux que leur état même se doit consommer ? Je sais bien que, quand on n’est pas dans la peine, il est aisé d’exhorter les autres à la surmonter; mais Dieu fera tout. Celui qui me donne cette bonne pensée, donnera aussi facilement l’exécution à l’âme fidèle. Vous, qui avez passé par le creuset, vous pouvez sur votre expérience parler plus efficacement que tout autre à ces personnes qui y sont et ont besoin d’être consolées.

 J’éprouve d’un jour à l’autre une inégalité3 prodigieuse dans l’intérieur. J’ai quelquefois des distractions inconcevables, mais elles me fatiguent sans me décourager. Il me semble que mon discernement pour distinguer dans mes fautes ce qui est volontaire d’avec ce qui ne l’est pas, augmente beaucoup. Souvent une action qui paraîtrait irrégulière, me paraît innocente dans sa source. Souvent je m’aperçois d’un mouvement naturel et d’une certaine propriété maligne dans des actions qu’on croirait bonnes, mais tout cela se voit sans s’arrêter.

1Mme Guyon avait affirmé dans la lettre précédente qu’ « on voulait seulement savoir si le péché mortel est incompatible en même temps avec les effets du pur amour ».  La condamnation de Molinos rendait le problème brûlant.

2« Les Maximes des Saints reprennent l’idée sous une forme un peu moins générale : « Il ne faut point s’arrêter à ces lumières extraordinaires, mais les outrepasser, comme dit le bienheureux Jean de la Croix, et demeurer dans la foi la plus nue et la plus obscure » (art. VIII, Vrai, p. 65). Masson fournit plusieurs références à la traduction du P. Cyprien (en particulier à la Montée, II, 17)…» [O].

3Inégalité : « inconstance, versatilité ».

      47. [1.139] À Fénelon. Milieu mai 1689.

Plus vous avancerez dans l’intérieur, plus vous éprouverez de vicissitudes, et c’est par ce continuel changement de disposition que la foi croît et s’établit dans l’âme. Les plantes croissent et ne fructifient sur la terre que par la différence et le changement des saisons. C’est à la faveur de l’obscurité, des distractions de l’esprit, des sécheresses, etc., que la foi croît et se purifie. Le temps de l’obscurité est long et ennuyeux ; il ne le sera pas présentement autant que dans la suite, à cause de la diversité des dispositions, et que l’une soutient par son onction la sécheresse de l’autre, comme nous voyons une pluie nourrir et rafraîchir une terre aride.

Il n’y a rien du tout à faire pour vous procurer une disposition plutôt qu’une autre, ni pour arrêter les distractions, car il n’y a que Dieu même qui puisse fixer notre imagination. Mais Il ne le fait durant le chemin de la foi, si ce n’est par intervalles, parce que les distractions servant à Ses desseins, elles nous sont fort utiles. Et vous éprouverez dans la suite une chose qui est que, lorsque vous êtes sans distractions fatigantes et dans un repos goûté, lorsqu’il n’y a rien à l’extérieur qui fasse diversion, l’on connaît son repos et l’on s’en occupe, ce qui est impur, quoique l’on ne puisse, ce me semble, rien faire pour s’en désoccuper : ce qui n’arrive point lorsque les distractions nous dérobent la vue de ce que Dieu fait en nous.

La lumière que vous avez est autant solide qu’elle est utile, car il est certain que bien des fautes qui paraissent telles devant les hommes, ne le sont pas devant Dieu, au lieu que des actions, regardées des hommes avec admiration, sont en horreur aux yeux de Dieu à cause de la propriété dont elles sont corrompues. C’est pourquoi Dieu arrache tout l’acquis, et même l’infus, pour bannir de chez nous la propriété. Comptez, monsieur, que, quelque droite intention que l’on ait, il n’y a de pur que ce que Dieu dérobe à notre vue, soit par les sécheresses et distractions, soit par des épreuves plus fortes, qui sont la réelle expérience de nos misères. La lumière de la foi n’arrête point l’âme : vous connaîtrez même plus par l’expérience que par la lumière.

      48. [1.140] À Fénelon. 18 mai 1689.

J’ai songé à vous cette nuit bien singulièrement. Cela ne m’était point encore arrivé, depuis que j’ai l’honneur de vous connaître. Ce songe, qui m’a paru être de Dieu, m’a donné de la joie parce qu’il m’a fait connaître tant la pureté, candeur, innocence et simplicité à laquelle vous êtes appelé et où vous arriverez sans doute, que l’intime et étroite union de votre âme avec la mienne, qui m’a paru le moyen dont Dieu veut Se servir pour vous réduire à cette parfaite simplicité et innocence qu’Il vous prépare. Aussi cette prière se faisait-elle en moi sans que j’y pensasse : « Mon Père, qu’il soit un avec moi, comme je suis un avec Vous1, et que tout se consomme dans l’unité parfaite ». Dès hier, tout le jour, j’eus un renouvellement d’union avec vous, ce qui ne se fait jamais que je n’éprouve une plus abondante grâce intérieure : c’est comme si Dieu me serrait plus étroitement des bras de Son amour et que de ces mêmes bras Il vous serrât aussi, et j’ai compris que la raison pour laquelle Il vous choisit par-dessus une infinité d’autres est la docilité qu’Il a donnée à votre cœur, qui ne peut être assez souple sous la main de l’amour qui saura le plier à sa [son] mode.

Dieu veut de vous, à proportion de la raison et de l’esprit qu’Il a mis en vous, quelque chose de simple et d’enfantin qui réduit l’âme à la candeur et à l’innocence première, que la seule expérience peut faire comprendre. En même temps que je vous voyais et moi aussi, comme des enfants simples qui jouions, et qu’en vous serrant contre mon cœur, je vous rendais toujours plus simple et plus enfant, plus pur et plus innocent, je voyais en même temps des gens pleins d’artifice et fausse sagesse qui faisaient tous leurs efforts pour vous retirer de votre simplicité. Vous admiriez le contentement intérieur que vous causait cet état d’enfance, et comme il vous affranchissait insensiblement peu à peu de vous-même et de la nature corrompue. Il me semble que ce sera par là que vous arriverez dans la chambre que je vis une fois et où presque personne n’arrive pour ne vouloir pas devenir enfant.

Quoique je sois ici avec une amie qui a pour moi toute la tendresse possible et qui est de la grâce, tout ne s’opère que par la parole, de sorte que mon cœur ne peut se bien décharger ; mais je vous trouve si présent qu’il se vide facilement dans le vôtre sans nul obstacle. Je vous assure que je ne trouve cela en personne, et que même les âmes les plus avancées bâtissent souvent des murailles entre Dieu et elles, et entre elles et moi, par leur résistance. Cela ne dure pas à la vérité longtemps, mais tout le temps que cela dure, j’en souffre beaucoup. J’avoue que Dieu les pousse d’une manière plus étrange ; mais cependant, lorsqu’on entre de bonne heure dans la petitesse et la souplesse, l’on s’épargne bien de la peine. Ce qui me fait le plus souffrir est que la conduite de Dieu ne paraît pas toujours telle à la raison. Mais comment Dieu ferait-Il mourir cette raison, s’Il n’avait une conduite intérieure propre à lui faire perdre toute trace et à la renverser ? Ma santé est mauvaise, mais je n’en fais pas de compte, car Dieu est maître. Ce 18 mai 1689.

1Jean, 17, 21.

      48A. [1.141] De Fénelon. 25 mai 1689.

Je me trouve toujours voulant tout et ne voulant rien, et il me semble que ma volonté est fixée en cet état ; mais, autant que ma volonté s’éteint, je sens mes inclinations et répugnances involontaires, qui poussent de tous côtés, comme les feuilles des arbres au printemps. C’est dans le fond une volonté sèche, languissante et faible contre mes inclinations. C’est comme une place de guerre dont les murailles seraient tombées et qui demeurent ouvertes de toutes parts. Ma sécheresse contre tout ce qui me déplaît augmente, et je ne puis m’empêcher de laisser voir dans mon visage et dans mes tons je ne sais quoi de dédaigneux pour les moindres contre-temps, même à mes meilleurs amis. Je me sens un amollissement à faire frayeur pour toutes les passions. Ce n’est pas que j’aie des tentations violentes : c’est moi qui suis faible, sans que la tentation soit forte.

 J’ai de la répugnance à me mettre en oraison : quand j’y suis, les tentations sont grandes et la sécheresse presque continuelle, en sorte qu’il me semble que je ne fais rien ; mais, dans le fond, je vois bien que j’y goûte un certain repos secret. Dans la journée, la présence de Dieu m’est moins facile: je serais tenté de vouloir courir pour la rattraper, mais je me contente de laisser, à chaque moment où je m’en aperçois, tomber toutes les distractions. Je suis persuadé, par la seule expérience présente, que le goût du repos, et l’occupation que l’âme en a, est un retour de propriété très dangereux. L’âme se retarde elle-même par tous les moyens dans lesquels elle s’appuie. Je comprends que, pour être fidèle, il ne faut prendre les moyens que comme des épreuves de notre fidélité et comme des assujettissements, par lesquels il faut passer, pour suivre l’ordre de Dieu, mais point comme de vrais appuis. Le goût du repos est un des moyens dont Dieu devient jaloux, après S’en être servi pour nous attirer. Malheur à qui s’amuse dans les dons et qui fait des dons de la grâce ce que les grands pécheurs font des dons de la nature, La sagesse trop humaine me devient un embarras : je ne puis ni y trouver la paix, ni m’en dépouiller ; elle est comme des entraves à mes pieds. Ce 25 mai.

      49. [3.22] À Fénelon. 26 mai 1689.

Votre1 état2 est une volonté indifférente quant au fond. Plus elle sera fixée là-dedans, plus il vous paraîtra que la volonté deviendra vivante pour l’amortissement de l’autre. Comme cela sera fort long, il y aura de quoi exercer votre foi, votre patience [240] votre courage et votre abandon. C’est un arbre qui semble mourir dans sa tige, et ne pousser que de faux bourgeons qui ne servent qu’à épuiser sa sève et hâter sa mort.

La comparaison dont vous vous servez est très bonne. Il n’y a plus de résistance ni de défense chez vous, tous les passages se déboucheront chaque jour ; cela ne sera cependant que par intervalles, et le soleil par ses retours vous rendra souvent la vie douce et suave, jusqu’à ce qu’on vous l’ôte tout à fait. Vous éprouverez toujours plus ces froids, ces sérieux, et ces impuissances de vous surmonter ; et bien plus, c’est que, s’il vous reste assez de force pour faire quelque effort pour vous vaincre, cela ne servira qu’à augmenter votre faiblesse, votre sec, et le reste que vous combattez ; ce qui n’empêche pas que vous ne deviez combattre tant qu’il vous restera des forces pour le faire. Vous serez tout opposé à ce que disait saint Paul de lui-même3, car vous porterez des coups en l’air : les coups donnés en l’air [241] ne blessent personne, ils ne font du mal qu’à ceux qui les donnent.

1Lettre D.3.55 adressée à Fénelon, éditée très partiellement comme [1.142]. Sa plus grande partie ne figure pas dans l’Indice, p. 628 sq. du tome V de l’édition Dutoit, et nous l’avions oubliée dans notre édition critique tome I Directions mais elle figure au tome III Chemins mystiques, pièce n°22.

2 « Il semble que dans les premières lignes de la copie de cette lettre, il y ait quelque omission qui rend le sens obscur ; le sens que nous discernerions serait le suivant : l’état où vous êtes entré et dans lequel vous devez continuer, est celui d’une volonté indifférente quant à son fond. Plus votre volonté s’affermira dans cet état-là quant au fonds, plus elle vous paraîtra redevenir vivante par l’amortissement de son activité d’auparavant, qui semblera revivre. Comme cela sera fort long, etc. » (Dutoit).

3I Co 9, 26.

 

Ne vous attendez pas à des tentations fort violentes, si ce n’est lorsque vous emploierez vos languissantes forces pour les combattre. Tout se passera chez vous en faiblesse, et cela est bien plus propre à vous faire mourir dans la suite, parce qu’il ne reste ni appui ni excuse. J’ai toujours bien compris que cela serait de la sorte selon les desseins de Dieu sur vous, et je vous assure que rien ne m’est caché de ce qui regarde votre âme : la mienne la pénètre d’une manière bien singulière. C’est de cette manière que Dieu traite les âmes destinées à la foi nue, et c’est la voie des enfants, qui tombent, non dans le combat, mais parce qu’étant faibles, ils ne peuvent se soutenir. Soyez donc persuadé que vous ne mourrez4 que de faiblesse, et non de maux violents. Toutes les violences seront de vains essais de votre part. La sécheresse accompagne toujours cet état ; mais de même que, quelque grande [242] que paraisse l’aridité, il reste toujours un soutien secret, de même dans les plus extrêmes faiblesses, il reste une grâce profonde et cachée. N’ajoutez rien à votre état.

Je m’explique : j’appelle « ajouter » lorsque l’âme semble courir après le goût de la présence de Dieu. J’éprouvais autrefois que ma volonté avait, pour ainsi parler, de petites lèvres, à ce qu’il me paraissait, pour goûter et savourer la grâce, comme l’enfant suce et serre la mamelle, et ces lèvres voulaient quelquefois sucer, faisant comme un effort imperceptible pour goûter le lait de la présence de Dieu ; mais Notre-Seigneur m’instruisait Lui-même (comme je n’avais personne) à l’arrêter et laisser tout tomber, demeurant ferme et fixe en ma nudité, sans nul soutien. C’est là ce que j’appelle « courir après », mais je n’appelle pas « courir après » que de rester en silence, de lire lorsqu’on en a la pensée, et ainsi du reste, qui sont choses encore faciles et nécessaires à l’âme, et qu’elle ne prend pas comme appui, mais qui récréent et remplissent les journées.

Vous éprouverez toujours que [243] plus un état est nu, plus il est pur ; nul ne peut comprendre ces choses que par leur expérience. Que cette expérience, pleine de misère et de pauvreté, vous découvrira de grandes vérités, inconnues à tous les hommes qui ne sont pas enseignés de Dieu. Plus vous aurez été obscur, faible, et impuissant, tout ravi que vous serez de pénétrer la vérité, [moins] vous ne pourrez vous empêcher de dire à Dieu que toute la science des hommes est erreur et mensonge, et que c’est en Dieu seul qu’est la vérité. Combien la découverte de cette vérité m’a-t-elle souvent transportée, et avec quel plaisir vis-je, ô mon Dieu, la lumière dans la lumière ! Oh ! si je pouvais vous exprimer ce que je conçois, dans le moment que je vous parle, des desseins de Dieu sur vous, et de son Esprit de vérité, mais Esprit qui ne vous laissera rien posséder afin de vous posséder Lui-même ! Laissez-vous donc tout arracher ; je dis tout sans nulle réserve. Tenez-vous le plus heureux des hommes d’être le plus faible des hommes.

Vous avez raison de dire : « Malheur [244] à qui s’arrête dans les dons de la grâce ! » Croiriez-vous bien qu’ils sont plus propriétaires que ceux qui s’amusent dans les dons de la nature ? Du moins il est infiniment plus difficile de les en tirer, et les moyens dont Dieu se servirait pour cela leur seraient à scandale. Il faudra bien assurément que vous perdiez la sagesse humaine, sans quoi vous ne parviendriez jamais à votre fin ; mais ce sera Dieu qui vous l’arrachera, et qui vous donnera en échange cette divine sagesse, cachée à tous ceux qui vivent, inconnue même aux oiseaux du ciel5, et qui n’est découverte que par la perte et la mort. Mais lorsque vous serez dégagé de vous-même et de toutes choses, quelque bonnes qu’elles paraissent, que vous volerez avec plaisir dans les airs sacrés de la Divinité ! Vous vous trouverez infiniment libre par la perte de toutes choses, et vous courrez sans que rien [ne] vous fasse tomber, parce que Dieu aura étendu votre cœur6. Vous serez contraint de dire avec saint Paul : C’est dans ma faiblesse que je trouve ma force7. [245]

Comptez que Dieu ne vous a rendu fort que pour vous rendre faible, et que les endroits où vous vous êtes le plus soutenu, ce seront ceux où vous serez le plus affaibli. Notre-Seigneur dit que le Saint-Esprit convaincra le monde de justice... parce qu’il s’en va à son Père8, voulant par là nous enseigner que toute la justice consiste à tout renvoyer à Dieu.

J’étais9 actuellement occupée de vous, monsieur, lorsque j’ai eu de vos nouvelles, et j’éprouvais, ce me semble, votre état de dénuement, qui vous sera toujours très avantageux, le don de la foi vous ayant été donné d’une manière très éminente. Unissez-vous quelquefois à un cœur que Notre-Seigneur vous a donné pour vos besoins : vous le connaîtrez un jour, et je vous le dis simplement. Ce 26 mai 1689.

 

4 « Il ne s’agit dans ces matières que d’une mort mystique. » (Dutoit).

5Jb 28, 21-22.

6Ps 119, 32.

7II Co 12, 10.

8Jean  16, 8-10.

9Ce dernier paragraphe correspond au « supplément » donné par Dutoit au tome V, p. 273.

      50. [1.143]  À Fénelon. 28 mai 1689.

J’ai fait cette nuit un songe qui m’a bien consolée. Il vous donne de quoi rire de ma simplicité à dire des choses, mais qu’importe ! il faut que vous deveniez un jour aussi simple que moi : plus vous êtes sage, plus vous serez simple et petit, supposé la fidélité à cesser d’être grand homme pour devenir petit enfant. Il m’a semblé qu’il y avait une vallée d’une profondeur extraordinaire. Vous étiez presque sur le haut. Vous veniez du haut en bas. Il y avait quelques personnes, mais un petit nombre, qui montaient avec bien de la peine la montagne que nous descendions. Pour nous, nous étions assis et nous ne faisions rien autre chose que de nous laisser couler en bas. Je vous tenais fortement, ayant passé ma main gauche derrière vous, d’une manière que je vous embrassais ; et je sentais même en dormant que mon cœur penchait vers le vôtre et semblait vouloir attirer le vôtre à soi. Vous me disiez que vous éprouviez une douce correspondance. Vous me disiez même d’une manière très contente : il n’y a rien de plus doux au monde.

  Ce qui était extraordinaire à cette vallée est qu’elle était faite en sillons comme par degrés : cela facilitait ceux qui montaient. Cela devait, ce me semble, nous arrêter, puisque nous ne faisions d’autres mouvements que de nous laisser couler en bas, étant assis, comme je vous l’ai dit, d’une manière presque imperceptible. Ce qui faisait que les sillons ou degrés ne nous arrêtaient point et ne faisaient nulle violence à la douce pente qui nous entraînait en bas, c’est que cette vallée était flexible et qu’elle prenait elle-même le mouvement qui était nécessaire pour faciliter notre descente et se baissait par endroit, comme les ondes de la mer ; et cela nous faisait couler toujours plus dans le fond.

 Une des personnes qui montaient la montagne (c’était une femme) vint vous parler, et elle vous arrêta et empêcha de descendre tout le temps qu’elle vous parla, empêchant même le mouvement de la vallée. Et je fus aussi arrêtée avec vous, et il me fut donné à entendre que, comme je ne descendais que pour vous, je serais arrêtée tout autant de temps que vous le seriez ; que c’était la différence, quand je l’avais passée pour moi, que ma seule infidélité m’arrêtait, mais qu’en la passant pour la faire passer aux autres, je ne pouvais avoir d’autres mouvements que les leurs, et c’est de cette sorte que nous arrêtions le mouvement de Dieu en nous. Cela me faisait étrangement souffrir. Lorsque cette femme se fut retirée, je vous serrai plus fortement et nous retrouvâmes notre pente. Je vous dis : Ô mon enfant, (ce sont les termes) que vous m’avez fait souffrir tout le temps que vous avez été arrêté avec cette femme ! Vous me répondiez : J’ai aussi beaucoup souffert, car j’étais déplacé et hors de pente, mais je suis éclairé par là, comme je ne dois m’arrêter à chose au monde et que je ne souffrirai rien qu’en m’arrêtanta.

 Nous coulâmes ensuite avec beaucoup de vitesse et avec une paix, un contentement et une union la plus intime et la plus étroite du monde. Nous nous trouvâmes insensiblement dans une chambre, qui était au bas de la montagne, où je fus introduite au mont Liban1. Il y avait un peu plus de gens, quoique bien peu ; l’on y était dans une grande souplesse et innocence, mais elle n’approchait point encore de celle que je trouvais sur la montagne, dont je vous ai parlé. Je vivais avec vous avec une grande liberté et simplicité, et je vous disais : La liberté que vous me donnez de vous appeler mon enfant me contente et m’ôte une gêne que j’avais encore avec vousa. Vous demandâtes à manger, car il y avait, disiez-vous, longtemps que vous n’aviez pris de nourriture et, durant que vous en fûtes guéri [sic], nous jouions ensemble comme de petits enfants. Cette simplicité vous donnait beaucoup de contentement, et à moi une extrême joie. À mon réveil, je me trouvais unie à vous d’une manière bien intime. Et l’intelligence m’a été découverte : je vous la laisse pénétrer à fond.

 J’irai plutôt à P[aris] que je ne pensais, à cause de quelques affaires survenues à M. Ce sera dans la semaine qui vient, à moins que les choses ne changent. J’espère que je vous reverrai encore. Je ne sais pourquoi je m’y attends. Ce 28 mai 1689.

aNous reproduisons les italiques de l’édition Dutoit.

1Liban pour Ciban, dû à la graphie particulière de Dupuy, dont la copie a probablement servi de base au premier éditeur Poiret. Il s’agit de la chambre à deux lits du fameux rêve sur le Mont Liban raconté en Vie 2.16.7.

      50A. [1.144] De Fénelon. 3 juin 1689.

J’ai lu l’écrit qui est pour mademoiselle votre fille1  : il me paraît fort bien. Un endroit m’a paru avoir besoin d’explication : vous lui dites que ce n’est pas à l’église où elle doit faire la grande dame. Elle ne doit la faire en aucun endroit, car en quelque place que la Providence la mette, non seulement la modération et l’humilité chrétienne, mais encore la politesse du monde suffit pour l’empêcher de s’abandonner au faste. Vous lui donnez pour règle de communier tous les dimanches. C’est à vous à savoir si cette règle convient aux dispositions de mademoiselle votre fille ; mais si vous n’en êtes pas bien sûre, craignez de la gêner. Du reste cet écrit me paraît excellent. Je l’ai laissé à madame de Chevreuse, parce que vous lui avez mandé qu’elle pouvait le lire. Pour moi je l’ai lu avec le plaisir que je ressens pour tout ce qui vient de vous.

Gardez-vous bien de vous gêner pour tous les noms que vous vous trouverez portée à me donner. Suivez librement la pente que Dieu donne à votre cœur, et soyez persuadée que j’en serai très édifié. Je ressens là-dessus par avance une reconnaissance cordiale2. Je consens que vous usiez de réserve sur les choses qui sont des degrés au-dessus du mien, mais, pour celles qui ne demandent que la droiture et la simplicité de mon degré présent, je vous conjure de vous ouvrir à cet égard sans aucune réserve et de m’aider par là à entrer dans la simplicité enfantine. Dieu vous a donné l’intelligence de votre songe, mais, pour moi, elle ne m’est pas donnée, du moins entièrement. Je vois bien que la sagesse mondaine peut m’arrêter sur le penchant; mais je ne connais aucune femme, ni à qui je me confie, ni qui soit à portée de m’arrêter par les conseils. Est-ce quelque chose de passé ou de présent ? Je ne m’ouvre à personne qu’à nous deux...3 Suis-je maintenant dans cet état où vous m’avez vu arrêté? Pour moi, je ne sens rien qui me retienne, ni à quoi je veuille m’arrêter librement .

Cette chambre du bas de la montagne où nous nous arrêtâmes, et qui était bien plus serrée que celle du haut, dont vous aviez eu un autre songe4, n’est-ce pas quelque état de réserve ou de propriété, où vous croyez que je me bornerai ? Mandez-moi simplement ce que vous en pensez, si néanmoins vous jugez à propos de le faire. Pour moi, je ne veux point juger de moi-même ; mais il me semblerait que je suis prêt à tout sans réserve, et que j’aimerais mieux que Dieu m’anéantît ou me rendît éternellement malheureux que s’il me laissait dans la moindre réserve contre Ses desseins.

 Je sens beaucoup de joie de votre prompt retour. Rien au monde ne vous est plus dévoué que moi en Notre-S[eigneur]. Ce 3 juin.

1« L’Instruction chrétienne d’une mère à sa fille » publié dans Les Opuscules Spirituels,  1720 (rééd. Olms, 1978), p. 414.

2Reconnaissance du cœur – selon le latin cordialis « relatif au cœur ».

3Nous reproduisons ici des fragments substantiels de la note d’Orcibal qui tente de cerner le mystère du songe rapporté dans la lettre qui précède celle-ci : « Une des personnes qui montaient la montagne (c’était une femme) vint vous parler […] » À la question que Fénelon semble bien poser de bonne foi, Mme Guyon répondra le surlendemain : « Rien ne vous arrête à présent, et ce que j’ai vu est un état à venir... » [...] Sans être fausse (il est de la nature du symbolisme de superposer plusieurs intentions), cette réponse est visiblement incomplète, d’autant qu’en racontant un premier songe, Mme Guyon avait le 18 mai dénoncé « des gens pleins d’artifice et fausse sagesse qui faisaient tous leurs efforts pour vous retirer de votre simplicité ». Qui était à ses yeux l’incarnation la plus dangereuse de cette fausse sagesse ? Plus tard ce sera évidemment Mme de Maintenon, « bonne comédienne, tigresse affamée » […] mais il ne peut être question d’elle à une date où l’épouse du Roi était plus guyonienne que Fénelon lui-même […] En revanche, les rares mentions que fait Mme Guyon de la plus ancienne des dirigées de Fénelon, Mme de Beauvillier, dans ses lettres postérieures, rappellent étrangement l’inconnue de la lettre du 28 mai : […] au duc de Chevreuse : « Pour M. de B., ne vous ouvrez point à elle, je vous prie. L’amour propre a sa vertu extérieure ; elle ne pouvait souffrir sans révolte le retardement d’une réponse, et vous la trouverez très résignée pour ne me jamais voir ni n’entendre parler de moi, pourvu que je n’aie aucun commerce avec S. B. [Fénelon], le b. [le duc de Beauvillier] et Mad. de M[aintenon], surtout les deux premiers. Elle est plus vertueuse que moi, c’est pourquoi je n’ai rien à dire sur elle » (lettre du 22 septembre 1693 ou environ, A.A.-S., n° 7202).   « Je prie Dieu de vous faire connaître pourquoi je ne vous répond pas sur Ma. de B. » (6 octobre 1693, A.A.-S., n° 7200) - « Je suis bien aise que vous deviniez une petite partie de la vérité sur M. de B. » (12 octobre 1693, A.A.-S., n° 7198) […] »[O]. – En clair Orcibal voit plutôt un conflit entre femmes comme source du mystère, il évoque « les lignes malveillantes » de Madame Guyon.

4Rêve dont il a lu le récit dans la lettre de Mme Guyon du 18 mai : « Je vous voyais et moi aussi comme des enfants simples qui jouions [...] Il me semble que c’est par là que vous arriverez à la chambre que je vis une fois, et où presque personne n’arrive, pour ne vouloir pas devenir enfant ».

      51. [1.145] À Fénelon. 5 juin 1689.

Je vous suis très obligée, monsieur, pour l’avis que vous me donnez pour ma fille. Ce que je voulais dire est que je ne veux jamais qu’elle se fasse porter la robe dans l’église : je ne l’ai jamais ni fait ni souffert. Je n’ai jamais prétendu qu’elle fasse la grande dame. Mais je m’explique mal : vous ne sauriez croire le plaisir que vous me faites en me corrigeant1. Vous le devez à ma confiance, et parce que Dieu le veut. Pour la communion, elle s’y porte de tout son cœur, et je le lui mettrai comme un libre conseil.

J’avoue que mon cœur a quelque chose pour le vôtre que je puis dire de maternel et qu’il vous serait assez difficile de comprendre à moins d’expérience. Mais cela est si réel que je suis quelquefois obligée de dire à Notre Seigneur pour vous et pour vos amis : ai-je porté ce peuple dans mon sein ? Oui, je vous y porte, et d’une manière que Celui qui l’a fait connaît. Vous le connaîtrez un jour.

Rien ne vous arrête à présent1, et ce que j’ai vu est un état à venir. Ce qui vous arrêtait était au milieu de la descente, et il me paraissait que vous ne faisiez que commencer à la descendre. Pour ce qui regarde la chambre, il m’a été mis dans l’esprit ces paroles : Nul n’est monté que celui qui est premièrement descendu. Et il m’a été donné l’intelligence que ce n’était point que vous fussiez rétréci et resserré, mais que le bas de la vallée n’était que la moitié du chemin ; après quoi, il faudrait monter d’autant plus haut que vous seriez descendu plus bas. Je n’ai point d’intelligence claire de la femme : je crois que ce pourrait bien être la sagesse humaine, mais celui qui vous a donné cette intelligence vous aidera à la détruire.

 Je vois qu’insensiblement vous vous apprivoisez avec ma simplicité, et cela me donne d’autant plus de joie que vous m’êtes plus cher en Notre Seigneur. Je suis si certaine que Dieu vous veut petit et simple que je n’en puis douter. La sagesse humaine est le Goliath que le simple David doit détruire, non avec les fortes armes de la nature, mais avec la fronde de l’abandon et de la simplicité de Jésus-Christ, représentée par ces cinq pierres très claires du torrent. Vous ne sauriez vous imaginer, mon enfant (je me sens pressée dans le plus intime de mon cœur de vous donner ce nom et de franchir les obstacles de ma raison), vous ne sauriez, dis-je, vous imaginer combien j’ai de joie de voir que vous ne voulez être arrêté ni rétréci par quoi que ce soit. Non, vous ne le serez pas : c’est Dieu qui vous donne l’instinct d’être à Lui sans réserve. Oui, vous y serez, mais il vous en coûtera, et encore plus à moi qu’à vous. Dieu sait que, s’il y avait quelque chose de plus rude à souffrir que l’enfer, je m’offrirais à le souffrir  afin que les desseins en vous ne soient point bornés par votre faute. Mais souvenez-vous de l’épitre d’aujourd’hui : O altitudo divitiarum2. Toute la vie intérieure est renfermée dans cette épître.

aitaliques de D

1« …il me semblerait que je suis prêt à tout sans réserve… », lettre précédente.

2Rom. 11, 33-36 : « O abîme des richesses de la sagesse et de la science de Dieu ! Que ses jugements sont incompréhensibles, et que ses voies sont inaccessibles ! – Car qui a connu la pensée du Seigneur, ou qui est entré dans ses conseils ? – Ou qui lui a donné le premier, pour en être récompensé ? – Puisque c’est de lui, et par lui, et en lui que sont toutes choses. Que la gloire lui en soit rendue durant tous les siècles. Amen. » (Amelote). - C’est l’épître du jour de la Trinité, qui enferme bien toute la vie intérieure, ce qui pour 1689, date la lettre du 5 juin.

      52. [1.146] À Fénelon. 7 juin 1689.

Je me sens entièrement pressée à votre égard, sans que j’en puisse discerner la cause, autrement que, Dieu ayant de grands desseins sur vous, Il hâte son ouvrage. Et c’est la différence de ceux que Dieu veut rendre propres pour aider au prochain d’avec ceux qu’Il ne destine point à cet emploi, que les premiers sont poussés et comme précipités, et les autres vont plus doucement. L’on me fait tout porter, tout souffrir et tout soutenir pour vous. L’on me réveille quelquefois avec tant de violence que j’en suis surprise. Je vous assure que je ne suis nullement maîtresse de ma conduite à votre égard. Supportez-moi pour l’amour de Dieu. Ce matin j’ai été pressée pour vous d’une manière autant forte que pleine d’onction. Vous m’étiez présent d’une manière si fort intime que je ne saurais vous l’exprimer. Je me suis offerte à tous les desseins de Dieu. Je ne voulais point vous écrire. J’ai été mise en souffrance pour vous. Plus je me laisse écouler en vous, pour ainsi dire, plus ma peine diminue et je trouve qu’en vous écrivant, elle était beaucoup soulagée. Je vous dirais volontiers avec saint Paul : Supportez ma folie1. Je crois que lorsque ce grand saint désirait d’être anathème2 pour ses frères, il n’éprouvait pas autre chose que ce que j’éprouve. 

C’est la volonté de Dieu que vous correspondiez2 sans hésiter. Je n’ai jamais été poussée à l’égard de qui que ce soit, comme je le suis pour vous. Que Dieu ne m’épargne pas, j’en suis contente, pourvu qu’Il achève Son œuvre en vous. Je ne m’étonne pas si l’amour qu’Il a pour l’homme L’a porté à Se faire homme et à souffrir une mort infâme sur un gibet. Car je vous assure que, dans ce qu’Il me fait expérimenter, il me paraît qu’Il en aurait fait infiniment davantage pour vous seul, s’il eût été nécessaire. Oui, je sens que la charité de Jésus-Christ me presse3 et me dévore d’une manière que je ne saurais dire, et qui est cependant telle que la mort me serait douce, quelque rigoureuse que l’on me la fît souffrir, si elle vous procurait le moindre avantage spirituel. Ceci n’est point imaginaire, mais très réel : il se passe dans le plus intime de mon âme, dans cette noble portion où Dieu habite seul et où rien n’est reçu que ce qu’Il porte en Lui. C’est cette même partie de l’âme qui n’a plus nul pouvoir de s’appliquer ou de ne s’appliquer pas, qui ne peut se pencher vers aucun côté que l’on la met. Plus ces choses sont fortes en moi, plus je suis impuissante de me les donner ou de me les ôter.

 Dieu veut renverser chez vous tout ce que vous avez édifié : il ne restera pierre sur pierre qui ne soit détruite. Si cela était autrement, je vous plaindrais et je souffrirais une peine plus dure que la mort, car ce serait une marque que vous ne seriez pas assez souple en la main de Dieu. Sagesse, sagesse, il faut que tu deviennes l’enfance même et la petite enfance4. C’est ce qui vous communiquera Dieu même en plénitude. Dieu n’établit les choses que par leur contraire, Il ne les fonde que sur leur destruction5. C’est pourquoi Il Se sert du sujet le plus faible et le plus misérable pour détruire et confondre par là toute force et toute sagesse. Que j’ai de plaisir, mon Dieu, que Vous Vous serviez de la créature la plus vile qui fût jamais pour les grands desseins que Vous avez sur une personne à laquelle Vous avez donné tant de dons naturels, pour répondre à ces mêmes desseins ! Mais ce qui me comble de joie, c’est que Vous ne Vous établissez Vous-même que sur des débris. La sécheresse que vous avez en rendra plus pure la jouissance que vous avez à présent ou que vous devez avoir bientôt.

 J’ai eu envie d’écrire ce que l’on m’a [ap]pris des juges. Voyez si vous le voulez. Ce 7 juin 1689.

1II Cor., 11, 1.

2Rom., 9, 3 : « Car je désirais d’être moi-même anathème, [et séparé] de Jésus-Christ pour mes frères, avec qui je suis uni par le sang. » (Amelote).

2Correspondre : être en rapport de conformité avec. (Rey).

3Lettre de Fénelon du 6 mai : « Il n’y a point de distance en Dieu, tout ce qui est un en Lui me touche. »

4Fénelon, Manuel de Piété, Sermon pour le jour de Noël, t.VI, p.55, g : « Il ne me faut plus que des enfants de la sainte enfance [...] et moi je me piquerais d’être sage ! » [M]. 

5Ibid. Sermon pour le jour de Saint Thomas, t.VI, p.54, g : « C’est ainsi, Esprit destructeur [...] que vous ne voulez fonder [votre ouvrage] que sur le néant, etc. »; tout le sermon est à rapprocher de la lettre. [M].

      52A. [1.147] De Fénelon. 9 juin 1689.

J’ai lu, pour me conformer à votre désir, vos explications sur l’épître de saint Jacques1 pour continuer les autres épitres canoniques avant que d’entrer dans celles de saint Paul, mais en vérité, je n’y trouve pas ce qu’il me faut. Ce sont des remarques très utiles sur les pratiques des vertus, mais vous savez que je tiens à quelque chose de plus intérieur que cette pratique: je voudrais donc voir les endroits où saint Paul parle des opérations intérieures. Mais avant que de le faire, je verrai les explications de saint Pierre et de saint Jean. Après quoi, si vous me le permettez, je lirai saint Paul3, sur ce que vous m’aviez mandé touchant l’épitre de la Trinité4 : je cherche dans vos explications le onzième chapitre de l’épitre aux Romains, mais il n’y est pas5. Si Dieu vous donne là-dessus quelque chose pour moi, mandez-le moi simplement.

J’ai peine à me mettre à l’oraison et quelquefois, quand j’y suis, il me tarde d’en sortir: je n’y fais, ce me semble, presque rien. Je me trouve même dans une certaine tiédeur et une lâcheté pour toutes sortes de biens. Je n’ai aucune peine considérable, ni dans mon intérieur, ni dans mon extérieur : ainsi je ne saurais dire que je passe par aucune épreuve7. Il me semble que c’est un songe8, ou que je me moque, quand je cherche mon état, tant je me trouve hors de tout état spirituel, dans la voie commune des gens tièdes qui vivent à leur aise. Cependant cette langueur universelle, jointe à l’abandon, qui me fait accepter tout et qui m’empêche de rien rechercher, ne laisse pas de m’abattre, et je sens que j’ai quelquefois besoin de donner à mes sens quelque amusement pour m’égayer. Aussi le fais-je simplement, mais bien mieux quand je suis seul que quand je suis avec mes meilleurs amis: quand je suis seul, je joue quelquefois comme un petit enfant ; même en faisant oraison, il m’arrive quelquefois de sauter et de rire tout seul, comme un fou dans ma chambre10.

Avant-hier, étant dans la sacristie et répondant à une personne qui me questionnait, pour ne la point scandaliser sur la question, je m’embarrassai, et je fis une espèce de mensonge : cela me donna quelque répugnance à dire la messe, mais je ne laissai pas de la dire.

L’abbé de L[angeron], qui demeure avec moi et dont je vous ai parlé11, me paraît avoir un bon commencement pour l’intérieur. Il a lu et relu vingt fois avec un goût extraordinaire le Moyen court et f[acile]12. Son oraison est simple, les vues d’abandon augmentent et, quoique son naturel l’attache au sensible, il me semble qu’il entre bien avant dans les vues de pure foi. Peut-être faudrait-il pour lui plus d’expérience que je n’en ai. Mais je me contente d’être attentif à la lumière que Dieu me donne, et de lui parler fort simplement suivant son ouverture et suivant ce qui me vient dans le moment où je lui parle. S’il vous est donné quelque chose là-dessus, mandez-le moi. Je ne lui parle jamais le premier sur cette matière13.

Je ne sens rien pour vous et je ne tiens à personne au monde autant qu’à vous.

Ce 9 juin.

- Dutoit, t. V, LXXIII, p. 410.413  - Masson, LXV, p. 159-162. - Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 62.

1Au t. VII du Nouveau Testament de Mme Guyon, p. 3-91.

2Ce commentaire traite en effet surtout des défauts du « commun des chrétiens » : jugements téméraires, disputes, avarice...

3Mme Guyon l’y invitera à la lettre suivante.

4Elle lui avait en effet écrit le 5 juin : « Souvenez-vous de l’épitre d’aujourd’hui... Toute la vie intérieure est renfermée dans cette épitre ». Elle commente ensuite le O altitudo, auquel elle consacrera de nouveau un paragraphe le 15 juin. En effet l’épitre de la Trinité ne contient que les quatre derniers versets (33-36) du chapitre XI de l’épitre aux Romains, dont c’est l’idée maîtresse.

5L’épitre aux Romains se trouvait dans l’Explication du Nouveau Testament, t. V, p. 201-210, et Fénelon n’en avait que l’équivalent du t. VI (consacré aux autres épitres de saint Paul).

6Mme Guyon le réconfortera à la lettre suivante.

7Fénelon recevra une réponse rassurante.

8Image dominante chez Fénelon, mais aussi pour beaucoup d’écrivains et de poètes de l’âge baroque.

9Fénelon le répétera à la fin de sa lettre du 26 juillet 1689 : « Quand je suis seul, je ne suis jamais ni sec, ni triste, ni ennuyé ».

10Un rapprochement peut être fait avec la lettre du même jour adressée au chevalier Colbert (CF, t. II, lettre 61) : « …Soyez gai comme un homme qui a trouvé le vrai trésor, et qui n’a plus besoin de rien. […] Parlez avec Dieu familièrement : soyez avec Lui simple comme un petit enfant… »

11L’abbé de Langeron vivait en effet avec Fénelon dans la maison de la rue du Petit-Bourbon.

12Moyen court et très facile de faire oraison, que tous peuvent pratiquer très aisément et arriver par là dans peu de temps à une haute perfection, la plus populaire des œuvres de Mme Guyon.

13Réponse apportée à la fin de la lettre suivante. Puis dans sa lettre du 25 juin, Mme Guyon prédira : « Il n’en sera pas de L[angeron], qui demeure avec vous, comme de vous. Dieu le traitera bien différemment ». Au moment où l’abbé suivit Fénelon à Versailles, elle assurait au précepteur : « Dieu vous l’a donné, ayez-en soin ; Il l’aime, quoiqu’Il n’ait pas dessein de le conduire jusqu’à la consommation ». Nous croyons enfin devoir reconnaître Langeron dans N. dont il est question dans la lettre écrite par Fénelon à Noël 1689. » [O].

53. [1.148] À Fénelon. 10 ou 11 juin 1689.

Sitôt qu’une lecture ne vous convient pas, quittez-la. L’on m’avait fait entendre que les explications trop intérieures ne vous agréaient pas tant …1, parce qu’elles vous paraissent s’écarter plus de leur texte. Demandez à monsieur de C[hevreuse] le premier tome2 des épitres de sa        int Paul, que je lui laissai à B[eynes]. Lisez, si vous voulez, celle aux Ephésiens que vous avez, et tout ce que Notre Seigneur vous inspirera. Tenez-vous très libre au nom de Dieu : nulle gêne ni contrainte. L’épître aux Romains est ce qu’il vous faut.

La profondeur de la science et de la sagesse de Dieu est incompréhensible à la science et à la sagesse humaine. C’est pourquoi Dieu vous choisira toujours des moyens de salut tout opposés à la science et à la sagesse humaine. Soyez persuadé que, quelque profondeur qu’ait l’esprit humain, il ne peut jamais atteindre à connaître les routes incompréhensibles de Dieu, et que les sentiers par lesquels Il conduit Ses serviteurs les plus chéris ne tombent point sous la connaissance de l’homme, qui ne pourra jamais les pénétrer avec tous les efforts des raisonnements humains3. Et ce qui est surprenant est que presque tous les hommes s’ingèrent de juger des serviteurs de Dieu ! Et qui peut Lui dire : Pourquoi conduisez-vous de la sorte ? Ô profondeur des secrets d’un Dieu ! vous enlevez ceux à qui il Vous plaît de les manifester, qui sont ordinairement les plus petits et les plus méprisés des hommes.

Ne vous violentez pas pour prendre un temps d’oraison : n’y allez point, si le Maître ne vous y convie. Ce n’est point à vous à prendre de ces temps : cela appartient aux hommes qui se conduisent eux-mêmes, mais non aux petits enfants qui ne savent pas ce qu’on leur fait faire.

Il n’est pas le temps des épreuves. Soyez persuadé que vous n’en aurez qu’autant que vous serez homme fort. Les enfants qui cèdent et se laissent mener sans raisonnement comme l’on veut et qui ne font nulle attention à ce qu’on leur fait faire, n’ont point toutes les peines qui arrivent dans les voies de l’esprit, qui ne viennent que de propriété, de résistance, ou faute de gens qui, ayant marché les premiers par les routes impénétrables des volontés de Dieu, aident à y passer. Souvent croyant bien faire, l’on se nuit beaucoup.

Que j’ai de joie de votre simplicité ! Continuez d’en user comme vous faites, mais, au nom de Dieu, ne vous gênez point pour faire oraison ! Donnez à votre corps ses besoins, car vous ne sauriez vous imaginer combien le corps a besoin de force pour porter les états par où Dieu veut le faire passer, ce qui le mine insensiblement et détruit plus que les grands coups.

Ne vous étonnez pas pour de certains mensonges qui échappent parce que la langue prévient l’esprit, - cela n’étant pas volontaire -, ni de ce que même l’on se trouve embarrassé pour sauver la charité sans trahir la vérité. Ce sont de ces fautes dont Dieu ne Se tient guère offensé. Je vous prie que dans l’état où vous êtes, rien ne vous arrête de dire la messe , parce que je suis sûre que chez vous il n’y aura rien de volontaire (en matière de fautes). Allez à Dieu avec un cœur large, car Il ne veut pas que rien le rétrécisse.

J’aime [l’abbé de] L[angeron] dont vous me parlez, sans le connaître, et je crois que tout ira bien. Lorsque les personnes de bon naturel entrent tout de bon, elles font bien. Vous ne sauriez mieux faire pour lui que d’en user comme vous faites. Il faut insensiblement l’entraîner avec vous dans la pure foi. Voilà un écrit de la foi, qui lui sera, je crois, utile. S’il vous convient, monsieur de C[hevreuse] le fera copier pour le lui donner. Vous pouvez lui donner des écrits ce qui vous plaira. Celui du ….4 l’instruira et le conduira insensiblement dans la foi. Je ne crois pas que ce soit par politique5 que vous ne parlez pas le premier de ces matières à M. de [Langeron]6. je crois qu’il faut plus de simplicité avec lui, car assurément il sera bien à Dieu. Il y a une union de vous à moi, qui s’est liée dans le ciel, pour s’y consommer éternellement. Elle n’est pas moins utile pour n’être pas sensible..

1Points de suspension chez Dutoit.

2Où se trouve le commentaire de Madame Guyon sur l’épitre aux Romains (v. la fin du paragraphe).

3Souvenir de l’épître de la Trinité. Mme Guyon résume ici le commentaire qu’elle en a fait plus haut : lettre LXIII, p.156.

4Points de suspension de Dutoit. S’agit-il du Purgatoire ? (« Traité du Purgatoire » de Madame Guyon édité dans Les Opuscules spirituels, 1720, p. 283).

5Habileté.

6Texte de Dutoit : M.D.Z. Mais il s’agit certainement de l’abbé de Langeron ; voir en effet ce que dit Fénelon de son ami à la fin de la lettre précédente : « Je ne lui parle jamais le premier sur cette matière ».

      53A. [1.149] De Fénelon.12 juin 1689.

Je rends grâces à Dieu et à vous, madame,  de la dernière lettre que vous m’avez écrite, Si vous connaissez quelque chose à quoi je manque et qui arrête les desseins de Dieu sur moi, je vous conjure de me le dire sans me ménager, car je ne veux rien que la volonté de Dieu ; et tout le reste ne m’est rien.

Je suis tout persuadé qu’il faut que la sagesse meure, mais ce n’est pas à moi à lui donner le coup de mort. C’est la main de Dieu qui doit l’égorger, et à moi à me tenir immobile sous la main1. J’aimerais mieux souffrir éternellement que de retarder un seul moment le bon plaisir de Dieu en Ses moindres circonstances. J’accepte tout sans réserve, je laisse tout tomber, que puis-je faire autre chose ? Faites le reste auprès de Dieu pour moi. Je veux aller aussi lentement et aussi vite qu’Il le voudra. S’Il veut que j’aille vite et que par là il m’en coûte davantage, je compte pour rien tout ce qu’il y aura à souffrir et toutes les répugnances que je sentirai dans ce temps. À chaque jour suffit son mal, et chaque jour aura soin de soi-même. Celui qui donne le mal sait le changer en bien. D’ailleurs il n’est plus question de mon bien, car je n’en veux plus connaître d’autre que celui de me perdre pour accomplir ce qui plaira à Dieu. En vérité, je ne veux point vous faire souffrir par ma résistance ; et si je le fais sans le savoir, ne m’épargnez pas.

Je suis languissant d’esprit et de corps, comme je vous l’ai déjà mandé ; mais je suis tranquille dans ma langueur, quoiqu’elle me cause une certaine impuissance et une certaine lenteur pour les choses extérieures. Je ménage ma tête, j’amuse mes sens, mon oraison va fort irrégulièrement ; et, quand j’y suis, je ne fais presque que rêver. Je n’ai le goût d’aucune lecture, si ce n’est de vos lettres lorsqu’elles arrivent. Enfin je deviens un pauvre homme, et je le veux bien. Pour la sagesse, vous savez qu’il n’est pas aisé de s’en défaire : elle n’est pas comme la chair, qui fait horreur. La raison a toujours de beaux prétextes. Mes premiers mouvements ne sont point de grâce : ils sont de prudence mondaine ou d’orgueil. Les secondes vues sont des retours sur moi-même2 :  je laisse tomber volontiers tout cela. Mais quand il faut se déterminer à agir, cette multitude de vues embrouille, et on ne sait ce que Dieu veut. Souvent je prends le parti qui me paraît le plus raisonnable en esprit d’abandon, afin que, si ce n’est pas celui que Dieu veut, Il m’en punisse et me confonde tant qu’Il voudra pour Sa gloire. Ce 12 juin.

1Lettre à la comtesse de Montberon du 1er janvier 1706, t. VIII, p.672, g-d : “Le grand point est de ne se remuer pas sous la main de Dieu... Il faut demeurer immobile sous le couteau” ; voir encore id., p.566, g. [M].

2Voir sa lettre du 16 avril 1689. Masson invite à relire la longue lettre spirituelle : « J’agis beaucoup par prudence naturelle et par un arrangement humain » (Fénelon (Gosselin), t. VIII, p. 589), qui est probablement adressée à Mme Guyon elle-même selon Masson approuvé par Orcibal. Voici cette lettre :

53B. [1.150] De Fénelon.

Je ne veux jamais flatter qui que ce soit, et même dès le moment que j'aperçois, dans ce que je dis ou dans ce que je fais, quelque recherche de moi-même, je cesse d'agir ou de parler ainsi. Mais je suis tout pétri de boue, et j'éprouve que je fais à tout moment des fautes, pour n’agir point par grâce. Je me retranche à m’apetisser1 à la vue de ma hauteur. Je tiens à tout d'une certaine façon, et cela est incroyable ; mais, d'une autre façon, j'y tiens peu, car je me laisse assez facilement détacher de la plupart des choses qui peuvent me flatter. Je n'en sens pas moins l'attachement foncier à moi-même. Au reste, je ne puis expliquer mon fond. Il m’échappe, il me paraît changer à toute heure. Je ne saurais guère rien dire qui ne me paraisse faux à un moment après. Le défaut subsistant et facile à dire, c’est que je tiens à moi, et que l'amour-propre me décide souvent. J'agis même beaucoup par prudence naturelle et par un arrangement humain. Mon naturel est précisément opposé au vôtre. Vous n'avez point l'esprit complaisant et flatteur, comme je l'ai, quand rien ne me fatigue ni ne m’impatiente dans le commerce. Alors vous êtes bien plus sèche que moi ; vous trouvez que je vais alors jusqu'à gâter les gens, et cela est vrai. Mais quand on veut de moi certaines attentions suivies qui me dérangent, je suis sec et tranchant, non par indifférence ou dureté, mais par impatience et par vivacité de tempérament. Au surplus, je crois presque tout ce que vous me dites : et pour le peu que je ne trouve pas en moi conforme à vos remarques, outre que j'y acquiesce de tout mon cœur, sans le connaître, en attendant que Dieu me le montre ;  d'ailleurs je crois voir en moi infiniment pis, par une conduite de naturel, et de naturel très mauvais. Ce que je serais tenté de ne croire pas sur vos remarques, c'est que j'ai eu autrefois une petitesse que je n'ai plus. Je manque beaucoup de petitesse, il est vrai ; mais je doute que j'en aie moins manqué autrefois. Cependant je puis facilement m'y tromper. Vous ne me mandez point si vous avez reçu des nouvelles de N... Si vous en avez, pourquoi ne m'en faites-vous point quelque petite part ?

Fénelon (Gosselin), t. VIII, p. 589, lettre qui est probablement adressée à Mme Guyon elle-même selon Masson approuvé par Orcibal et nous-mêmes.

1Rendre plus petit.

      54. [1.151]    À Fénelon.  13 ou 14 juin 1689.

Lorsque je vous mande les choses, je ne prétends pas qu’il [n’] y ait pour vous aucun travail. Je vous écris ce qu’on me fait vous écrire sans hésiter : recevez-le comme Balaam reçut ce que Dieu lui fit dire par la bouche de l’ânesse1. Ce qu’il faut donc que vous sachiez, c’est qu’il n’y a rien à faire pour vous que d’acquiescer à ce que l’on vous dit ; et Dieu opérera Lui-même en vous ce qu’Il me fait vous dire, sans que vous examiniez si vous pouvez et voulez cela. Dieu me fait dire les choses afin que vous les sachiez et connaissiez, et non afin que vous y travailliez : c’est Son ouvrage, où vous ne devez pas mettre la main. Je ne connais pas que vous résistiez à Dieu en nulle manière ; au contraire votre souplesse me plaît infiniment. N’allez pas me dire que vous ne vouliez pas me faire souffrir, car ce n’est pas vous, c’est Dieu, qui a ménagé les choses de manière qu’il n’y a rien au monde que je ne fusse prête de souffrir pour vous. Il faut tout laisser faire à l’amour. Ma grande lettre2 vous a suffisamment répondu, sans savoir ce que vous me manderiez.

1Nombres, 22, 28 et sv.

2Perdue, à ce qu’il semble.

      54A. [1.152] De Fénelon. 14 juin 1689.

Je ne vois rien à ajouter à votre mémoire pour mademoiselle votre fille, puisqu’elle est disposée comme vous la représentez. Elle aura peut-être dans la suite des peines qu’elle ne sent pas encore. Et, si le goût du monde la prenait, il faudrait qu’elle s’attendît de trouver en vous une mère qui ne serait pas surprise de sa faiblesse et qui y compatirait, sans la flatter pour son naturel indolent : il pourra par la grâce se tourner en paix et recueillement. Mais il faut craindre la mollesse et l’oisiveté si dangereuse aux femmes. Il faut même l’accoutumer à une action réglée et vigoureuse pour la conduite de toute une maison, dont elle sera chargée1. Continuez à vous faire aimer d’elle, en sorte que, si elle avait une faiblesse à découvrir, vous fussiez la personne à qui elle aimât mieux en faire la confidence.

Quand revenez-vous donc ? Je vois bien que ce n’est pas sitôt, je n’ai rien de nouveau à vous dire sur moi. Je sens seulement que mon cœur se dessèche, comme on voit certains malades de langueur, dont la maigreur augmente ; mais je ne souffre rien que la sécheresse, et mon état est assez tranquille. Votre lettre sur le songe me réjouit. Pourvu que la volonté de Dieu se fasse, c’est assez. Je ne suis pas d’un degré à être pour vous comme vous êtes pour moi, mais je ne sens rien en moi qui ne soit uni à vous sans réserve, et je ne l’ai jamais été tant à rien en ce monde depuis que j’y suis. Ce 14 juin.

.

1Jeanne-Marie Guyon n’était guère qu’une enfant, puisqu’elle était née le 4 juin 1676. Dans sa lettre du 15 juin sa mère rectifiera l’idée qu’elle avait elle-même donnée de son caractère.

      55. [1.153]  À Fénelon. 15 juin 1689.

L’indolence, dont je vous ai parlé, de ma fille n’empêche ni sa pénétration, ni qu’elle ne veuille être toujours occupée, mais elle craint ce qui gêne. Elle me disait il y a deux jours, qu’en disant ses prières vocales, que ses yeux se fermaient, et qu’elle a peine à poursuivre et qu’elle se sent recueillie. Elle persiste toujours à me prier de ne la point engager si jeune1. Je prendrai toujours vos avis sur ce qui la regarde, comme sur tout le reste.

Je n’ose vous dire qu’il me semble que, si je pouvais être une heure auprès de vous en silence, que votre cœur s’en trouverait bien. Je le souhaite, et il y a même quelques jours que j’ai pour cela une tendance assez forte. Vous en connaîtrez les effets. Mandez-moi si j’ose espérer ce bien. En ce cas, je me servirai de la Providence qui oblige M. de N. d’aller à Paris pour des procès, et je n’attendrai point le voyage de B[eynes]. Mandez-moi votre pensée sans regard [sic] et avec autant de simplicité que je vous écris. Je sens à l’heure que je vous parle, qu’il faut que je vous voie encore, que Dieu le veut, et que vous en avez besoin. Ordinairement je ne sens rien pour vous quoique je sache que vous m’êtes plus que nul autre, mais Dieu m’éveille quelquefois très fort et avec une tendance [sic] de toute l’âme que je ne saurais vous exprimer. C’est alors que sans savoir ce que je dis, je m’écrie : Ô mon fils ! Que Dieu me consume tout entière !

 Je vous assure que la volonté de Dieu s’accomplira dans toute son étendue. Je Le sens et je Le connais, et les desseins qu’Il a sur votre âme. Il me faisait même comprendre qu’Il voulait que je vous dise toute chose, afin que cela vous servît un jour de témoignage pour Lui-même. Et sur ce qu’il m’était venu une pensée sur ce que Notre Seigneur m’obligeait à vous dire toutes choses dans ma simplicité, puisqu’Il vous conduisait par la foi la plus nue, deux choses m’ont été mises dans l’esprit : la première, que Dieu voulait que cela fût dans la suite un signe pour confirmer votre expérience, - et ce passage me frappa que les enfants d’Israël, qui avaient connu les merveilles du Seigneur, persévérèrent jusqu’à la fin2, - et [la seconde] que Dieu vous destinait pour Lui conduire un peuple tout singulier.

Mais quoique vous êtes destiné à la mort, et que la mort doit venir, votre sécheresse n’est pas mortelle. Elle vient d’une autre cause. L’on ne peut être plus à vous que j’y suis, d’un cœur vraiment maternel. La charité de Jésus-Christ me presse. Ce 15 juin 1689.

1Il s’agissait déjà du mariage avec le comtede Vaux ; Jeanne-Marie Guyon avait alors treize ans.

2Allusion au séjour de quarante années dans le désert.

      56. [1.154]  À Fénelon. 15 juin 1689.

Dieu seul veut tout opérer chez vous et, quoiqu’Il veuille bien Se servir de Sa créature pour vous montrer la voie par laquelle Il veut que vous marchiez, je puis vous assurer que c’est cependant Lui seul. Il a si fort détruit cette créature qu’Il vit, agit et opère seul en elle et qu’elle aimerait mieux mourir mille fois que de se mêler de l’ouvrage qu’Il fait par elle, Lui cédant si absolument toutes choses qu’il me semble qu’Il peut et veut seul en moi. Tout mon soin, sans soin, c’est de Lui obéir aveuglément dans tout ce qu’Il exige de moi. J’espère qu’Il ne permettra pas que je gâte Son ouvrage et que je barbouille avec un misérable pinceau l’excellent tableau qu’Il veut faire en vous, qui n’est autre que l’image de Jésus-Christ dans toute sa beauté.

Dieu vous a créé à Son image, c’est-à-dire que le Verbe, qui est l’image de Son Père, était représenté en vous au naturel ; mais le péché avant votre naissance avait tellement effacé cette belle image et l’avait si fort imprimée de ses caractères qu’elle ne paraissait plus. Quoiqu’elle fût effacée de la sorte, il restait cependant dans le plus intime de l’âme un caractère de la Divinité qui, étant dans l’essence de l’âme, ne peut jamais être détruit à moins que cette créature ne rentrât dans son premier néant, ce qui est absolument impossible parce qu’il faut que, dans tous les lieux où ce caractère de ressemblance a été une fois imprimé, il y subsiste, portant avec lui cette qualité de rendre l’âme immortelle. Mais comme pour réparer une image défigurée, il faut effacer les malheureux caractères qui l’ont couverte et rendre tous les traits à celle qui était effacée, il a fallu que Jésus-Christ Lui-même soit venu sur la terre Se faire homme afin de réimprimer tout de nouveau en l’âme les caractères effacés par le démon.

Cela a donc été l’ouvrage de Jésus-Christ sur terre. Le Verbe ne pouvait voir en l’homme Son image détruite, parce qu’Il ne pouvait vouloir cela par rapport à Lui-même. C’est ce qui Lui a donné cet extrême empressement de Se faire homme  et cette action, quoique toute libre en Dieu, Lui est devenue comme nécessaire, parce que, ayant imprimé Son image dans l’homme, Il ne pouvait vouloir que cette image fût pour jamais perdue. C’est ce qui a porté le Verbe à nous aimer avec tant d’excès, et c’est ce qui fait Son extrême douleur sur la perte des hommes. Un père qui se serait reproduit dans un fils qui serait sa vive image, l’aimerait plus que tout autre : aussi le Verbe a-t-Il été si passionné de la nature humaine, parce qu’Il s’aime nécessairement Soi-même, que Son amour a été jusqu’à cet excès de Se faire homme pour le rendre Dieu. Il a voulu épouser cette nature humaine afin qu’elle Lui fût unie d’une manière si étroite qu’étant devenue, en Lui, une même personne avec le Verbe, elle ne pût jamais perdre les caractères de ce Verbe confondu avec elle dans une unité parfaite.

Or comme tous les hommes portent en eux ce caractère du Verbe, caractère ineffable de la Divinité, et qu’il a fallu que le Verbe, image du Père dont l’homme est fait aussi l’image, soit venu Lui-même, comme on vient de le dire, - vu que c’était à Lui de droit de racheter l’homme et après le paiement de sa rançon de le rendre vraiment homme, c’est-à-dire caractérisé du Verbe -, aussi tout ce que prétend le plus Jésus-Christ est de s’exprimer en nous et de faire en nous une copie vivante de Lui-même. Voilà ce qui Le passionne le plus, et c’est l’ouvrage qu’Il prétend faire en nous, comme Il a seul le droit de le faire.

Mais de quelle manière ? C’est en S’imprimant Lui-même dans l’homme. Comme une personne qui s’imprimerait dans la cire ferait une figure plus parfaite de soi que tous les peintres de l’univers, et que s’il pouvait animer cette cire, chacun prendrait la copie pour l’original, de même si nous étions bien animés de Jésus-Christ, on nous prendrait pour des Jésus-Christ mêmes. La raison, selon quelques-uns, pour laquelle Notre Seigneur étant sur la terre n’a point permis que l’on fît Son portrait, était pour nous apprendre par là qu’il Le fallait chercher dans l’homme chrétien, que c’était là où Il voulait qu’on Le trouvât peint au naturel, et qu’il fallait que le chrétien fût comme une toile d’attente sur laquelle Il Se pût imprimer.

De là il vous est aisé de conclure que ce n’est point votre ouvrage, mais l’ouvrage de Dieu qui se doit faire en vous, et que vous ne pouvez contribuer à cet ouvrage qu’en demeurant ferme et immobile entre les mains de Dieu, mais pourtant assez flexible pour vous laisser tourner, baisser et hausser comme il Lui plaît. Car si vous vouliez mettre la main à l’œuvre, vous feriez comme un enfant mal instruit qui, voulant travailler à l’ouvrage d’un excellent peintre, ne servirait qu’à le gâter, ou qui même, se contentant de pousser seulement la main du peintre, ne lui ferait faire que de faux traits.

Ceci est la source du peu de perfection qu’il y a dans le christianisme. Tous les hommes, entêtés de l’amour d’eux-mêmes, se sont faussement persuadés que la multitude de leurs œuvres opérait leur salut : c’est pourquoi ils se fatiguent tous dans la multiplicité de leurs voies, sans jamais dire : demeurons en repos1. Dieu leur en fait Lui-même le reproche. Il n’en serait pas de la sorte s’ils pouvaient bien comprendre que tout leur travail doit être de laisser faire Dieu2 et d’arrêter les saillies présomptueuses d’une nature précipitée pour, par un amortissement continuel, donner lieu au Dieu-Verbe de Se retracer en nous et de S’y imprimer de nouveau : ce qu’Il ne fera point d’une autre manière qu’en S’y imprimant et S’y exprimant Lui-même. Et c’est en faisant cela qu’Il nous donne la vie.

Il me semble qu’Elisée couché sur le corps de l’enfant mort et raccourci sur cet enfant3, est une belle figure de ce que Notre Seigneur me fait vous dire. Sitôt que l’image de Jésus-Christ est retracée au naturel, c’est alors que cette image est rendue vivante d’une vie immortelle.

Vous voyez donc que l’ouvrage de notre salut n’est autre que la formation de Jésus-Christ, et qu’elle se doit faire par Lui-même. Or afin de le faire par Lui-même et pour le faire avec plus de promptitude et de facilité, Il envoie Son Esprit qui est un feu. Le pur Esprit est feu : c’est pour fondre cette image, afin que Jésus-Christ la réimprime de nouveau de Ses caractères et qu’Il les rende ineffaçables. Vous voyez que l’âme ne contribue à l’un et à l’autre de ces ouvrages qu’en laissant faire, et qu’ainsi elle ne peut être trop convaincue de la nécessité de laisser opérer Dieu en elle en pure et nue souffrance, sans se mêler de rien.

Mais comme il y a en cette réparation deux choses, l’une de détruire dans l’homme le caractère du démon, buriné si avant par le péché qu’il est presque entièrement ineffaçable parce qu’il est comme identifié avec la nature, et l’autre de graver ou imprimer de nouveau l’image de la Divinité, il est aisé de concevoir qu’il doit y avoir deux sortes d’opérations pour achever cet excellent ouvrage, qui est le plus grand que Dieu puisse jamais faire hors de Lui : l’une destructrice, et l’autre réparatrice.Dieu commence par détruire, puis Il s’établit Lui-même sur les ruines de la propriété et de la nature corrompue.

Mais de quelle manière le fait-Il ? Rien n’est plus admirable que l’économie de Sa Sagesse : Il fait d’abord un échantillon ou un modèle de ce qu’Il veut faire afin que l’homme, frappé de la beauté de Son dessein par l’avant-goût qu’Il lui en donne, le laisse faire et apprenne qu’Il ne peut contribuer à un ouvrage tout divin qu’en se taisant et cessant tout travail. Lorsque l’homme est assez heureux pour comprendre cela, c’est alorsque Dieu ravi le caresse et le comble de biens, car Il trouve si peu d’hommes assez souples et assez petits pour Le laisser faire que, fatigué de voir Son ouvrage plutôt effacé par la précipitation d’une créature trop active qu’il n’est commencé, Il se contente d’écarter le démon et d’empêcher par Sa grâce que cette créature ne se perde tout à fait, réservant dans l’autre vie un feu propre à faire sur ces créatures, qui ne pourront plus agir, ce qu’elles n’ont pas voulu laisser faire lorsqu’elles étaient sur la terre. Ô homme présomptueux et insensé ! Que ne te reposes-tu d’un travail si infructueux ? Et que ne cèdes-tu à ton Dieu tous les droits que tu as sur toi-même ? Et tu trouverais en cela ton bonheur et ton salut ?

L’économie de la Sagesse dans l’œuvre que Dieu veut faire est telle : Il commence par donner à l’âme un avant-goût de ce qu’Il veut faire. Et comment en use-t-Il ? Il fait comme un essai : Il purifie l’âme de ce qu’elle a d’entièrement opposé à Lui, qui est le péché mortel ; ensuite Il S’approche d’elle, et c’est par Sa présence qu’Il lui donne cet échantillon comme un gage de ce qu’Il veut faire. Comme une personne qui voudrait se représenter au naturel et se peindre soi-même, ne ferait autre chose qu’en s’approchant d’un miroir s’y représenter au naturel, de même Jésus-Christ, Verbe divin, par une bonté infinie ne fait autre chose que Se rendre présent à l’âme, déjà purifiée de ce qu’il y a d’opposé à Dieu, je veux dire du péché mortel.

C’est alors que l’âme commence à goûter au-dedans d’elle-même la présence de son Dieu qu’elle n’avait point encore comprise. Et ravie qu’elle est d’une si agréable surprise, elle s’écrie avec saint Augustin :  « Ô mon Amour, je vous croyais si loin, et vous étiez si proche4 ! ». C’est dans le goût de cette divine présence qu’il lui est enseigné dans le secret et sans bruit de parole, qu’il faut modérer son activité.

Dieu Se sert de cette douce et suave présence pour modérer son action et pour l’endormir peu à peu à toute activité, comme s’Il voulait l’imprimer de Lui-même dans ce sommeil et qu’il fallût pour en venir à bout lui ôter par ce moyen son activité : Il l’endort par ce breuvage délicieux et l’enivre, mais d’une ivresse délicieuse qui pourtant n’est point encore le vin mixtionné5 de myrrhe. Et comme une personne ivre demeure interdite à toute action, aussi une âme qui, comme l’Epouse, est entrée dans les divins celliers, demeure interdite et étonnée, impuissante de parler et d’opérer6. Ceci est fort délicieux, parce que Dieu veut par là S’attirer l’âme, la prendre et l’engager si fort par les divins attraits qu’elle ne puisse plus reculer. Il ne fait donc autre chose que de Se rendre présent à cette âme comme devant une glace.

Mais comme lorsque la personne qui se représente dans un miroir se retire, il n’en reste rien, de même lorsque Dieu Se cache, il ne reste plus de trace à l’âme de cette divine présence. Cependant comme cette présence est pleine de suavité, il en reste à la volonté, qui est comme la bouche de l’âme, une certaine saveur qu’elle tâche de savourer encore : c’est comme un petit enfant, qui après avoir tété, suce ses petites lèvres et les presse ; mais après peu de temps, voyant que plus il suce, plus il perd ce reste de saveur, il s’attriste et s’afflige, il cherche partout cette nourriture délicieuse qui lui convient uniquement, il est même tout languissant si on ne la lui donne pas bientôt. Cet enfant s’afflige, il est vrai, de la perte de cette nourriture ; cependant il n’en peut prendre d’autre : l’âme aussi éprouve la même chose. Tous les efforts faibles et languissants de sa volonté ne lui rendent pas cette nourriture (autant délicieuse que délicate) que lui donne cette divine présence, qui est pour elle un lait bien savoureux. Elle cherche si quelque autre nourriture lui pourra convenir, mais sa recherche est inutile : tout lui est rendu insipide. Elle comprend qu’il n’y a plus d’autre nourriture pour elle que ce lait, qu’elle ne peut rien faire pour l’avoir et qu’elle ne peut que le recevoir lors qu’on le lui donne. Cela fait qu’elle commence à devenir patiente ou passive, et qu’elle suit ce conseil du Sage : qu’elle souffre les suspensions et les retardements des consolations, et par là sa vie croît et se renouvelle7.

Vous voyez donc bien que tout s’opère dans les commencements par le goût et l’expérience de la présence de Dieu, et que même, dès ce temps, rien ne s’opère que par cette patience ou cessation d’opération. Jésus-Christ ne dit-Il pas : Vous possèderez vos âmes par la patience7a ? Cette patience ne s’entend pas seulement ici de la souffrance, mais cette patience est proprement la passiveté qui fait posséder son âme dans la paix. Car de même qu’une glace mouvante ne reçoit point au naturel l’image qui lui est présentée, et que l’eau agitée ne prend point l’image du soleil, de même aussi l’âme pleine de sa propre action, loin de s’aider, ne fait que se nuire dans l’ouvrage de sa perfection.

Nous disons donc que, dans le commencement, rien ne s’opère pendant longtemps dans l’âme que par la présence de Dieu en foi savoureuse. Je l’appelle de cette sorte pour la distinguer d’un état qui suit, que l’on appelle celui de foi obscure et nue8, et aussi d’un autre état, qui ne fait rien à mon sujet, puisqu’il n’est point pour vous ni pour toutes les âmes que Dieu veut beaucoup avancer et perdre sans aucune réserve, qui est un état lumineux en espèces, visions, représentations, extases, etc.

Cette âme est donc conduite par une présence délicatement savoureuse, car dans l’âme dont je parle, c’est moins par une saveur beaucoup sensible qu’elle est conduite, que par une douceur délicate, paisible et tranquille. Dieu attire l’âme par là ; et l’ayant instruite et rendue passive et assez forte pour porter les autres opérations, Il Se retire peu à peu, Il Se cache et la laisse toute languissante, sans envie cependant de se remuer, ni même de chercher de la force et de la vigueur. Sa volonté accoutumée à un mets si délicat, ne peut trouver de nourriture ailleurs et n’en peut même vouloir. Elle ne peut désirer (d’un désir efficace) cette nourriture qu’elle sent bien lui manquer : il ne lui reste qu’une tendance langoureuse pour ce qui lui convient. Et ce n’est point une volonté, mais un besoin de ce sans quoi l’âme se trouve sèche et aride, comme l’éprouvait David : c’est comme une terre sans eau qui se dessèche insensiblement9.

Cet état instruit l’âme. Et comment l’instruit-il ? C’est que la vie lui est rendue par le retour de cette présence délicate : alors elle est instruite et du moyen dont Dieu veut Se servir pour la communiquer, et de l’état de l’âme privée de sa seule subsistance. Cela lui fait connaître aussi que tous autres moyens sont consommés pour elle. Dieu revient, et Il Se retire. Et par ces alternatives Il sèvre cette âme et la fortifie en secret, l’affaiblissant cependant au-dehors, pour porter son opération de destruction.

Il vous est facile, en suivant ce que je vous ai dit, de voir que tout le premier état de la foi que j’appelle savoureuse, s’opère par cette présence délicate et paisible, et que ce même degré ou état se consomme par les alternatives de goût et de privation. C’est ce dont Dieu Se sert pour apprivoiser l’homme, le rendre souple et pliable sous Sa main. Et comme Il lui donne par cette présence savoureuse un avant-goût de Sa possession réelle et permanente, Il lui donne en même temps par cette privation un échantillon de ce qu’Il opère par la destruction.

Dans le second état de la foi, elle s’appelle nue et ténébreuse parce que la demeure du Seigneur est toute environnée de ténèbres et que Son trône est inaccessible10. Celui qui portait l’âme avec un amour infini, ne Se laisse plus toucher. Pourquoi ? Parce qu’il veut dénuer l’âme de tout soutien et de tout appui pour la détruire, et que, ce soutien étant le plus fort quoique le plus délicat, s’il restait, l’homme ne serait jamais détruit.

Mais pourquoi détruire cet homme ? N’est-ce pas assez de le rendre heureux par le goût de cette divine présence ? Et puisque le dessein de Dieu n’est que de retracer en l’homme Son image, S’y représentant comme dans un miroir, n’est-ce point assez de cela ? Pourquoi toutes ces destructions et ces renversements qui semblent détruire ce que Dieu avait fait dans ces commencements ? En voici tout le secret. Cette âme avait bien été lavée et purifiée de ce qu’il y avait en elle de l’image du démon ; et Dieu, - qui ne désire autre chose que de S’y retracer, n’attendant pas qu’elle soit toute pure pour venir Se présenter à elle et l’engager par Ses charmes à Le laisser faire en elle ce qu’il Lui plaît, - était venu, à la vérité, lui communiquer un échantillon de Sa gloire ; mais c’est une gloire vacillante, c’est plutôt une image de l’image que l’image même. Jésus-Christ veut être tout vivant en cette âme : Il ne Se contente point de Se peindre de loin et en superficie, Il veut que cette âme devienne un autre Lui-même et, afin que cette copie soit sans défaut et qu’elle ne puisse plus être défigurée par le démon, Il veut la changer en Lui-même. Or comme nous avons dit qu’il restait dans cette image lavée et purifiée un caractère de l’image du démon, un reste, dis-je, de cette image, qui est comme identifié avec elle et que nul ne peut ôter que Jésus-Christ même, il faut donc que ce soit Lui qui l’ôte ; et c’est pour l’ôter qu’Il rompt et brise cette image là où il restait encore ces vestiges de l’image du démon. Ces vestiges sont la propriété.

Mais, ô Amour, vous brisez aussi ce qui était de Vous et ce qui restait de Vos linéaments ! Oui, dit l’Amour, il faut que Je brise, que Je détruise dans cette image Mes propres caractères, parce qu’ils sont mêlés avec ceux du démon : après que J’aurai tout détruit, Je ferai une nouvelle créature qui ne portera plus d’autres caractères que les Miens. Ce sont les âmes qui seront marquées Tau11, durant que tout le reste des hommes porte les caractères de la Bête, de cette Bête qui a les cornes de l’Agneau, mais qui parle comme le Dragon : elle a quelque ressemblance de Jésus-Christ, mais comme elle n’est pas caractérisée de Lui, elle parle, comme le Dragon, vanité et mensonge12.

Jésus-Christ commence donc par Sa force et Sa puissance de renverser toute la beauté de cette âme, comme dit si bien le Prophète : Il m’a ôté toute ma beauté13. Ensuite Il la noircit et la décolore : decoloravit me Sol14. Puis Il la brise car Il commence à lui ôter toute facilité et toute force pour le bien, toute envie même de le pratiquer. Et il faut qu’elle soit fidèle à se laisser tout ôter. Après Il la noircit et la salit. C’est alors qu’elle doit dire : Ne me considérez point pour ma noirceur15. Il ne faut pas juger d’elle par l’apparence, mais il en faut laisser le jugement à Dieu. Il ne faut pas alors juger de soi-même, ni se regarder, ni vouloir mettre la main pour se purifier, ce qui est ici d’une extrême conséquence et sur quoi l’on a peine à se résoudre : voulant toujours se purifier, on ne fait que se salir davantage. Mais je suis noire ; pourquoi ne pas contribuer à me blanchir ? Vous êtes noire, mais vous êtes belle16, puisque vous êtes comme Dieu veut que vous soyez. Toute autre blancheur serait un fard qui ne plairait point à votre Epoux. Vous voyez qu’il faut alors changer de batterie pour la purification et ne plus rien faire de ce que l’on a accoutumé de faire jusqu’alors. Laissez-vous noircir : le fer se noircit et rougit au feu lorsqu’on veut le nettoyer ; sans cela il ne serait jamais feu et ne perdrait jamais sa rouille. C’est un secret connu de Dieu seul et qu’Il faut que vous appreniez que celui de vous laisser salir lorsque Dieu, pour Son plaisir et pour vous faire devenir en Lui une nouvelle créature, en usera de la sorte.

Après cela,  Il brise, Il fond, Il détruit tout : il ne reste pas le moindre caractère de modèle de la Divinité. Ce n’est toutefois que le modèle qui est détruit, et non l’ouvrage de la réparation, qui ne se fait que par la destruction du modèle.

Mais si tous ces divins traits semblent brisés par la main de l’excellent Ouvrier, il y a en cela plusieurs avantages, puisqu’Il ne le fait que pour Son plaisir, que pour vous rendre une nouvelle créature en Lui, et que par cette destruction tous les caractères du démon sont effacés et détruits pour jamais. Pour être fait une nouvelle créature en Jésus-Christ il faut que tout ce qui est de l’ancienne soit détruit, et que tout soit rendu nouveau17. Mais comme l’on ne peut détruire ce qui est mauvais sans ôter ce qui est bon, à cause du mélange qui s’est fait de l’un et de l’autre, il faut nécessairement que la destruction soit totale, sans quoi, nous serions toujours caractérisés du démon, et toujours soumis à sa puissance, parce que le caractère de la principauté est l’image gravée du prince : partout où le démon trouve ses caractères, il y a droit. Jésus-Christ n’est absolument souverain que sur l’homme qui ne porte plus aucun trait du démon : c’est pourquoi il est écrit qu’il [l’homme] porte sur son épaule la marque de la principauté18 : cela veut dire qu’ayant mérité par la mort de la croix le salut des hommes et de retracer en eux Son image, Il a obtenu d’imprimer sur ces mêmes hommes les caractères de Sa principauté, Se les assujettissant. C’est en ce sens qu’Il est venu pour être Roi19 et qu’Il a dit que le prince du monde était détruit20 : Il ne peut régner que sur la destruction.

C’est là toute l’économie de la grâce ; et quiconque s’imagine cent sortes d’inventions et de pratiques de dévotion pour se sanctifier, quelque savant qu’il soit, il ignore la science des saints et les principes fondamentaux de la religion. Vous êtes à couvert de cela, vous à qui Dieu a donné les prémices de Son Esprit, vous qu’Il a rendu docile, en qui Il a mis les marques de la filiation divine et qu’Il a appelé à l’adoption des enfants. Mais je vous conjure d’être encore plus persuadé qu’il faut que la destruction soit totale et sans nulle exception : je dis nulle, parce qu’elle ne sera pas selon vos idées et qu’elle les trompera toujours, ne pouvant pénétrer autrement que par votre expérience la profondeur des secrets de Dieu, et combien ses routes sont inaccessibles à l’esprit humain : O altitudo, etc.21 

Quoiqu’il y ait bien des choses impénétrables et qu’il faille que tous les hommes soient détruits, chacun pourtant a son moyen particulier. Je comprend le vôtre, par la miséricorde de Dieu ; cependant il m’est imposé silence là-dessus parce que Dieu est jaloux, quoiqu’Il veuille et ordonne que je vous dise une infinité de choses. S’Il ne veut pas que je vous dise celle-là, Il veut que je vous aide à y marcher, que je vous porte même sur mes bras et dans mon cœur, que je me charge de vos langueurs et que j’en porte la plus forte charge. Je le veux : j’aime mon joug avec une tendresse infiniment plus grande qu’une mère ne porte son enfant dans son sein. Je puis vous dire que Dieu m’a associée à votre égard à Sa paternité divine, de laquelle toutes les autres paternités dérivent. Je vous aime du même amour qu’Il vous porte : c’est pourquoi je ne fais nulle difficulté de vous le dire. Je ne trouve plus chez moi d’autre cœur pour vous que le cœur de Dieu, et il me semble que c’est ce cœur de Dieu en moi qui doit vous communiquer tout bien et porter tous vos maux. Oui, cela est de la sorte, et l’on veut que je vous le dise.

Ce que l’on veut aussi que je vous déclare, c’est que vous ne serez point conduit par les fortes croix22, par les peines violentes, mais par les faiblesses des enfants. C’est cet état d’enfance qui doit être votre propre caractère : c’est lui qui vous donnera toutes grâces. Vous ne sauriez être trop petit, ni trop enfant : c’est pourquoi Dieu vous a choisi un enfant pour vous tenir compagnie et vous apprendre la route des enfants23. Soyez donc petit et docile comme un enfant : ne cherchez point d’autre disposition que celle-là, vous n’avez rien à faire ni à chercher hors de là, tout s’opère chez vous par là.  Si vous ne devenez point comme un enfant, vous n’entrerez pas au royaume des cieux24. Ce qui sanctifie les autres ne vous sanctifie pas : il n’y a que le moyen particulier qui le puisse faire dans l’ordre divin, car encore un coup, soyez assuré qu’outre la conduite générale de destruction, il y a la conduite particulière pour chaque âme.

Oubliez donc, je vous en conjure, tout ce qui est de l’homme fait pour devenir un enfant nouvellement né, car c’est uniquement ce que mon Maître veut de vous. Et, comme le petit enfant ne prend aucun soin ni souci de soi-même, il faut que vous vous oubliiez entièrement et que vous perdiez même un je ne sais quoi dans les choses, lorsqu’on vous le dit, qui est : je ne veux que la volonté de Dieu. Un enfant ne sait pas s’il ne veut que cela : il laisse faire de lui tout ce que l’on veut, il ne sait pas même raisonner sur ce que l’on veut et que l’on fait de lui. Si cet enfant tombe, il ne se relève que lorsqu’on le lève ; s’il est sale, il ne peut se nettoyer lui-même ; il n’a plus d’yeux pour pouvoir discerner ; il n’a nulle crainte, ni aucune peine. C’est donc là ce que Dieu veut à présent de vous.

Et, pour revenir à ce que j’ai quitté, je dis que, lorsque Dieu renouvelle en nous Son image, Il fond25 cette âme, pour ainsi parler, afin de la faire changer de forme et la mouler sur Lui-même. Il la change et la transforme en Lui : alors elle ne vit plus, mais Il vit en elle. Cette opération de détruire et de former Jésus-Christ est attribuée au Saint-Esprit. C’est pourquoi il est écrit : Il enverra le feu devant Sa face26, c’est-à-dire Il enverra son Esprit devant Son Verbe afin que l’Esprit brûle et détruise tout et que, par cette fonte, Il forme en nous Jésus-Christ, et que Jésus-Christ nous change en Lui-même d’une manière ineffable. Cet Esprit saint est donc l’Esprit destructeur, et Jésus-Christ est le réparateur ; mais Il ne répare que ce qui a été détruit. Cet Esprit est le consommateur de toutes choses27 : c’est pourquoi il est dit que Jésus-Christ rendit l’esprit en disant : tout est consommé, pour nous apprendre que cet Esprit consomme tout. Dieu est un feu dévorant.

Je ne vous parle point de cette nouvelle vie de Jésus-Christ : cela serait d’une étendue infinie. Il suffira que, lorsque vous en vivrez, vous connaîtrez toutes choses. Mais, avant ce temps, bien que cet Esprit destructeur vous doive enseigner toute vérité, Il ne vous l’enseignera que [par] la destruction de tout nous-mêmes, qui est de détruire le mensonge et la vanité, puisque tout homme vivant est un abîme de vanité.

Que cette vie, qui ne s’acquiert que par la mort, est heureuse ! C’est où je vous invite : ce sera là où vous me connaîtrez comme je vous connais ; en un mot, ce sera là où tout sera consommé dans une unité parfaite.

Il y a plus de huit ans qu’après vous avoir vu en songe28,  je vous cherchais dans toutes les personnes que je voyais, je ne vous trouvais point : vous ayant trouvé, j’ai été remplie de joie, parce que je vois que les yeux et le cœur de Dieu sont tout appliqués sur vous, et Son Verbe et Son Esprit. Je ne vous fais point d’excuse, car il faut que j’obéisse sans réplique à mon Maître : Il me donne bien de l’envie de vous voir, Il a du dessein en cela. L’après-dîner, je me suis sentie tout à coup saisie d’un je sais quoi de très fort : il m’a fallu retirer à part, quoique assez proche du repas, pour donner essor à mon cœur qui crevait. Il me semblait que ce qui m’était donné pour vous dans ce moment, ne trouvant pas assez d’issue, était comme une eau qui tourne et qui enfin redonde29 sur elle-même, en sorte que le cœur ne peut tout porter : il désire toujours plus s’écouler dans le vôtre. Ce 15 juin 1689.

1Isaïe, 57, 10.

2Ps., 37, 5.

3IV Rois,  4, 34-35 : « …il monta sur le lit et se coucha sur l’enfant. Il mit sa bouche sur sa bouche […] et il se courba sur l’enfant, et la chair de l’enfant fut échauffée. - […] alors l’enfant bâilla sept fois, et ouvrit les yeux. » (Sacy).

4Confessions, VI, 1.

5Mêlé de : Dénominatif rare (v. tr. 1530). (Rey).

6Voir Cant., 2, 4.

7Ecclésiaste, 2, 3 .

7aLuc, 21, 19.

8« La foi nue est une foi sans nul témoignage ni appui pour la raison et pour l’esprit » (Mme Guyon, Commentaire de l’Exode, II, 23-25, Ancien Testament, op. cit. t. I, p. 239).

9Ps., 143, 6.

10Ps., 17, 12-13 : « …il s’et envolé… - Il a choisi sa retraite dans les ténèbres… » (Sacy). Souvent cité (4 fois).

11Ezéchiel, 9, 4. « …marquez un thau sur le front des hommes qui gémissent, et qui sont dans la douleur de voir toutes les abominations qui se font au milieu d'elle. - Et j'entendis ce qu'il disait aux autres : Suivez-le et passez au travers de la ville, et frappez indifféremment [...] - mais ne tuez aucun de ceux sur le front desquels vous verrez le thau écrit…» (Sacy).

12Apoc., 13, 11.

13Job, 19, 9.

14Cant.,1, 5.

15Cant., 1, 4.

16Cant., 1, 4.

17II Cor., 5, 17.

18Isaïe, 9, 6 : « Car un petit Enfant nous est né, et un fils nous a été donné. Il portera sur son épaule la marque de sa principauté, et il sera appelé l’Admirable, le Conseiller, Dieu, le Fort, le Père du siècle futur, le Prince de la Paix. » (Sacy).

19Jean, 18, 37.

20Jean, 12, 3.

21Rom.,11, 33 : « O altitudo divitiarum sapientiae et scientiae Dei… » « Ô profondeur des trésors de la sagesse et de la science de Dieu ! […] » (Sacy). Commencement de l’épître pour la fête de la Trinité. V. lettre 145 : « Toute la vie intérieure est renfermée dans cette épître. »

22Vie 3.10.1 : « aussi vois-je clairement qu’il ne sera point exercé par les fortes croix, son état étant  uni et non sujet aux alternatives de douleurs et de joie. / Il faut donc détruire sa propre sagesse dans tous les endroits où elle se retranche… »

23« ...un cousin ou un petit neveu de Fénelon ? Il en sera d’ailleurs parlé par Fénelon lui-même dans la lettre du 5 juillet suivant : “Il y a céans un enfant de deux ans et demi, avec lequel  je joue quelquefois un moment ». [M].

24Matthieu, 18, 3.

25Fénelon, parlant de ce renouvellement de l’âme à la comtesse de Montberon [Lettre du 30 juillet 1703, t.VIII, p.663, g] l’appelle « une espèce de fonte du cœur ». Il dit ailleurs (Instructions, XXI, t.VI, p.118, g) : « Il faut qu’il se fasse comme une fonte universelle du cœur » ; voir encore plus loin, lettre du 26 juillet 1689 : « j’ai besoin que Dieu me refonde et rejette en moule. » [M].

26Joël, 2, 3 : « Il est précédé d’un feu dévorant, et suivi d’une flamme qui brûle tout. La campagne qu’il a trouvée comme un jardin de délices n’est après lui qu’un désert affreux, et nul n’échappe à sa violence. » (Sacy).

27« Ô Esprit consommateur de toutes choses, réduisez tout en un ! Mais avant que cela soit, vous serez un esprit destructeur. » Vie 3.7.12.

28« Il me fût donné à connaître que dès 1680 que Dieu me le fit voir en songe, Il me le donna et qu’Il me donna à lui, mais je ne le connus qu’en 1688. » Vie 3.10.1.

29Simple transposition en français du latin redundare (déborder, rejaillir), qui se rencontre plusieurs fois chez les prophètes, dans la traduction de la Vulgate [...] dans saint François de Sales, Traité  de l’amour de Dieu, I, XV : « Vos mamelles sont encore meilleures [...] poussant leur lait qui redonde, comme requérant d’être déchargées… ».

      56A. [1.155] De Fénelon. 16 juin 1689.

À vous parler ingénuement, madame,  j’aime mieux que vous veniez à P[aris] qu’à B[eynes]. À P[aris] nous ferons très facilement ce que vous me proposez. Pour B[eynes], il m’est impossible d’y aller maintenant. Je meurs d’envie de vous voir, et je crois vous devoir dire que vous devez agir avec moi sans hésiter et avec moins de précaution. Quand vous serez à P[aris], vous n’aurez qu’à m’avertir. La chapelle de M. de G[aumont ?] à Saint-Jacques1 est faite exprès pour vous recevoir au confessionnal l’après-midi.

Vous pourrez aussi voir ce que M. F[oucquet ?]2 vous veut montrer. Mais je crois qu’après avoir vu tout ce qu’il voudra vous faire voir, il faudra écouter aussi M. de V[aux]3 et voir tout ce qu’il aura à vous montrer. Peut-être tirerez-vous de ces deux examens rassemblés quelques bons éclaircissements4. Peut-être que M. de V[aux] sait mieux que M. F[oucquet], ou qu’elles5  sont changées en mieux depuis que M. F[oucquet] ne les voit plus. Je dis peut-être, et je n’ai garde d’en dire davantage ; mais la chose mérite d’écouter sans prévention les deux côtés.  M. de V[aux] prétend vous parler avec une ingénuité dont vous ne pourrez douter : il ne sera pas mauvais que vous soyez prémunie des mémoires contraires, quand vous écouterez ce qu’il aura à dire. Ainsi il vaut mieux commencer par M. F[oucquet].

Je ne vous dirai rien aujourd’hui sur moi, parce que je remets tout à la prochaine entrevue. Cependant je fais ce que vous m’avez mandé. Je suis à vous avec une reconnaissance proportionnée à ce que je vous dois. C’est tout dire, Madame. Ce 16 juin.

Nous ne pouvons reproduire le contenu (citant en particulier les précieuses sources) des notes remarquables mais longues apportées à cette lettre, où Orcibal informe : sur l’abbé de Gaumont, sur la fille de Madame Guyon (portant le même prénom : Jeanne-Marie), sur Gilles Fouquet (frère du surintendant et confident de Madame Guyon) et sur Louis-Nicolas Fouquet (fils du surintendant qui va épouser la fille de Madame Guyon).

1« M. Masson a cru qu’il s’agissait de Saint-Jacques du Haut-Pas où Fénelon avait prêché en 1685 : mais on voit mal Mme Guyon dans une église dont le curé, Louis Marcel, très lié aux port-royalistes, prendra avec éclat parti contre elle. D’ailleurs nous n’y connaissons aucune  chapelle de M. de G. ».[O]. [serait-ce saint Jacques de la Boucherie, pas loin des Quinze-vingt ?] « Il doit s’agir ici de Gabriel de Gaumont, prêtre, sieur de Chevannes, qui publia de 1673 à 1679 cinq opuscules sur Saint Denys l’Aréopagite, évêque de Paris, où il s’efforce d’identifier le disciple de saint Paul et le martyr de Montmartre. […] Marie Le Doux, maîtresse d’école de la paroisse Saint-Sulpice, assura en 1695 qu’ « elle était autrefois de la communauté des Quinze-Vingt qu’avait établie M. de Gaumont, prêtre, sous la conduite de M. Bertaut [Bertot]. Depuis il donna à ces filles le P. de Lacombe pour supérieur et voulait que Mme Guyon fût supérieure. » [O] - Sur l’appréciation de Madame Guyon, v. Vie 3.2.4 : « M. l’abbé de Gaumont, homme d’une pureté admirable… ».

2« Comme Masson l’a indiqué, F. désigne le dernier frère du surintendant Gilles Foucquet (11 mars 1637-9 décembre 1694), titré aussi seigneur de Mézières. […] Il avait épousé en mai 1660 Anne, fille du marquis d’Aumont, gouverneur de Touraine et nièce du maréchal, dont il n’eut point d’enfants…» [O] – Voir en particulier Vie 3.15 :  « …quoique je perdisse le meilleur ami que j’eusse au monde et qui pouvait m’être utile dans la tempête dont j’étais menacée… ».

3« Fils aîné du surintendant, Louis-Nicolas Foucquet, baptisé le 18 janvier 1654, portait le titre de comte de Vaux […] « …fort honnête homme et brave homme, qui a servi volontaire, à qui le Roi permettait d’aller à la Cour, mais qui n’a jamais pu être admis à aucune sorte d’emploi. Je l’ai vu estimé et considéré dans le monde » (Boislisle, t. XVI des Mémoires de Saint-Simon, p. 436, t. XXIX, p. 144). Il mourut à Paris le 31 mai 1705 (voir le Mercure de juin, p. 238-242). » [O].

4Il s’agit du projet d’union du comte de Vaux et de sa fille Jeanne-Marie Guyon, née le 4 juin 1676 […] Devenue veuve, la fille de Mme Guyon se remaria secrètement au chevalier de Sully, «  qui l’épousa par amour et ne déclara son mariage que fort tard […] à cause de sa tante la duchesse de Lude, outrée principalement parce que » Mme de Vaux « n’était pas en état d’avoir des enfants. Elle était fort belle, vertueuse et avait beaucoup d’esprit et d’amis » […] Voltaire, qui l’a connue, parle d’elle dans son Siècle de Louis XIV. Elle mourut le 31 octobre 1736… [O].

5Elles, les affaires, expression peut-être omise un peu plus haut par le copiste. La conclusion d’un mariage était alors normalement précédée de l’évaluation de la fortune de chaque partie sur le mémoire que celle-ci avait fourni.

      57. [1.156] À Fénelon. 16 juin 1689.

Vous ne sauriez croire la joie que vous me donnez de vouloir bien que je vous voie où vous me marquez. Il me semble que Dieu le veut et que votre âme en recevra des forces toutes nouvelles. C’est tout mon penchant que d’agir avec vous comme vous me marquez. Il me semble que Dieu le veut, mais j’attendais qu’Il vous donnât la disposition de correspondre à mon attrait, qui augmente chaque jour, loin de diminuer. Je vous écris une très grande lettre1, sans pouvoir y résister. Il semble que je ne sois au monde que pour vous, tant Dieu m’y a appliquée fortement. Je serai samedi au soir2 à Paris. Je vous verrai lundi, si vous le voulez bien. Je ne manquerai pas de me rendre où vous me dites. J’irai vous voir dès le dimanche, mais je crains de vous incommoder. Si le jour vous agrée, un petit mot me fera courir pour vous assurer de ce que je vous suis en Notre Seigneur. Ce 16 juin1689.

1Probablement la lettre datée de la veille.

218 juin.

      58. [1.157] À Fénelon. 21 juin ? 1689.

Je ne pusa point vous parler hier, et tout ce que je disais n’était que par violence et sans nulle correspondance intérieure, à la réserve de ce qui me regardait moi-même, que j’avais facilité de dire et que j’eusse poussé plus loin si on l’avait exigé de moi : la raison de cela était que les choses que je disais de moi étaient une démonstration des mêmes choses que vous savez. Mais, comme il ne s’agit pas de convaincre ni d’éclairer votre esprit très convaincu et plus que suffisamment éclairé, je compris et sentis d’abord que ce n’était pas la manière dont Dieu voulait que je vous parlasse. Je n’avais d’inclination que pour le silence ; mais comme je ne trouvais pas de votre côté ni toute l’attention du cœur, ni tout le silence de l’esprit, cela n’avait pas l’effet que Dieu en prétendait.

Il a permis que je m’en allasse avec vous, pour vous apprendre qu’il y a un autre langage, lequel Lui seul peut apprendre et opérer, [où] Il n’emplit le cœur de l’onction pure de la grâce que pour vider l’esprit, et Il ne donne que pour ôter : c’est une expérience qui demeure, lorsque la conviction de l’esprit est ôtée. Je vous demande donc audience de cette sorte, de vouloir bien cesser toute autre action et même autre prière que celle du silence. Lorsque l’on a une fois appris ce langage (plus propre aux enfants qu’aux hommes, qui l’ignorent d’ordinaire), on apprend à être uni en tout lieu sans espèces et sans impureté, non seulement avec Dieu dans le profond et toujours éloquent silence du Verbe dans l’âme, mais même avec ceux qui sont consommés en Lui : c’est la communication des saints véritable et réelle. C’est la prière de Jésus-Christ : qu’ils soient un comme nous sommes un1. Plusieurs disent cela sans l’entendre, mais il y a encore moins qui fassent expérience de cette vérité, si pure et si simple. C’est à quoi cependant vous êtes appelé. Tout autre langage vous paraîtra impur et superflu, lorsque vous aurez appris celui-là. Mais que l’on l’apprend tard !

 « Il est possible que cette lettre ait été écrite après l’entrevue dont il est parlé dans la lettre précédente, et qui devait avoir lieu le 19 ou 20 juin. Dans ce cas cette lettre serait du 21. » [M].

aTexte de Dutoit : puis.

1Jean, 17, 22.

      59. [1.158] À Fénelon. 25 juin 1689.

Je me sentis hier au soir fort pleine de Dieu en sorte que tout chez moi regorgeait. Il me semblait que Dieu distribuait de cette plénitude à mes enfants : madame N. et vous fûtes les deux qui y eûtes le plus de part. Vous m’étiez même plus aperçu qu’elle.

 Je compris que votre naturel froid et réservé était la cause pour laquelle Dieu me pressait si fort à votre égard. Je voyais que vos défauts auraient été de grandes vertus dans une autre personne1, et ce qui faisait une mort et un état parfait dans un autre empêchait en vous l’entière largeur et étendue que Dieu veut qui y soit. La pratique de tout laisser tomber est admirable, mais c’est cependant une action qui, quoique très simple et quasi indistinguable, - qui est si utile à tous et à laquelle je tâche de faire tendre tout le monde, - est quelque chose pour vous, qui êtes appelé à un large infini, parce que Dieu veut être votre portion très abondante. Laissez donc tout entrer sans distinction. Lorsque l’on veut remplir quelque chose, l’on remplit pour le dilater, et alors cette simple action de tout laisser tomber n’est plus de saison. Je ne sais si vous me comprendrez. Ne croyez pas que je vous demande pour cela aucun travail : non, mais un simple acquiescement, sans ce je ne sais quoi de dire : je ne veux rien. Acquiescez simplement, car il y a des temps que Dieu veut cet acquiescement. Et c’est la seule et unique activité,  si l’on peut appeler de cette sorte une chose si simple, que Dieu veut de vous.

 Il me paraît que les lectures générales ne vous conviennent point, que Dieu vous fournira pour vous seul ce qu’il vous faudra. L’amour veut dilater infiniment votre cœur. Acquiescez par petitesse à ce que je vous dis, quand même vous ne connaîtriez pas encore que je vous dis la vérité. Si vous pouviez lire quelque chose des Béatitudes2 ! Renvoyez les livres qui vous incommodent à M. [de Chevreuse]. Gardez l’Évangile de saint Matthieu, si vous voulez, afin que, s’il vous venait quelque forte envie de l’ouvrir, vous le fissiez. Il m’est venu plusieurs fois de vous dire que ce que vous avez lu dans le B[ienheureux] Jean de la Croix de « la nuit de la volonté3 » n’est pas pour vous : il faut que chez vous la plénitude de la volonté fasse la nuit de l’esprit, et même celle de la volonté, non en la privant, mais en la noyant. Dieu Se sert des choses opposées au naturel et au tempérament. Il n’en sera pas de [l’abbé de] L[angeron], qui demeure avec vous, comme de vous : Dieu le traitera bien différemment.

 L’on ne peut être plus à vous en Notre Seigneur. Ce 25 juin 1689.

1« Ses défauts [de Fénelon] seraient peu de chose pour un autre » (Lettre de Mme Guyon au duc de Chevreuse au 17 octobre 1693).

2Matthieu, 5.

3Montée du Mont-Carmel, livre III, chap. XV : « Où il commence à traiter de la nuit obscure de la volonté » (Édit. de 1665).

      59A. [1.159] De Fénelon. 26 juin 1689.

Je ne sais pas, madame,  si je m’explique mal ou si je ne vous entends pas assez bien. Mais il me semble que j’entends ce que vous voulez, qui est que, nonobstant cette involonté1 générale pour tout ce qui est distinct et particulier, je dois vouloir par petitesse tout ce qui m’est donné et déclaré par vous. Je suis persuadé qu’autant qu’on serait rétréci par la propriété de la volonté si on voulait par soi-même quelque chose au préjudice de l’abandon sans réserve, autant se rétrécirait-on si, par pratique et par crainte, on refusait de se laisser à l’Esprit de Dieu, pour vouloir tout ce qu’Il veut qu’on veuille. Se délaisser ainsi aux volontés particulières n’est pas une activité, mais un état très parfait. Ce qui fait l’entière passiveté de la volonté et qui la rend souple2 à l’infini, c’est d’être aussi simple et aussi prompte à vouloir, quand Dieu veut qu’elle veuille, que d’être incapable de vouloir rien par elle-même. Dès qu’on est attaché à sa pure passiveté et à son pur vouloir ou à son pur avoir en sorte qu’on craint de le perdre, on s’en fait une propriété qui rétrécit l’âme et qui la raidit contre l’impulsion divine. Il faut donc être également souple en tout sens, et aimer autant à vouloir qu’à ne vouloir pas. Sitôt que Dieu imprime quelque volonté particulière, il faut la suivre sans mesure et sans réflexion : par là, on s’élargit en se remplissant, c’est-à-dire que la volonté se dilate à l’infini, se remplissant sans mesure et sans réserve de tout ce que Dieu lui donne et lui fait vouloir. Voilà ce que je comprends, et voilà aussi l’état où il me semble que je suis. Quand je dis que je veux tout et que je ne veux rien3, je ne dis rien de contraire à tout ceci, car je veux tout ce qui est donné, rien que je me donne par mon propre désir.

 Comptez donc que j’acquiesce toujours sans hésiter. Mais, comme mon acquiescement est simple, sans goût, sentiment, et tout concentré dans la pure volonté au fond de l’âme, il paraît froid et sec au-dehors, quoique au-dedans il soit plein, en sorte qu’il faudrait que je me gênasse et que je sortisse de mon attrait pour le rendre plus vif. Je ne sais si je me trompe, mais il me semble qu’il est plus pur qu’il ne serait s’il avait plus de vivacité extérieure. Je suis néanmoins tout prêt à cette vivacité extérieure, quand Dieu voudra me la donner : alors elle serait le meilleur état et je n’aurais garde de la retenir.

 Mille fois tout à vous en Notre Seigneur. Ce 26 juin.

1Voir sur involonté, supra, lettre du 16 avril 1689.

2Par deux fois Masson corrige en souple le simple donné par Dutoit.

3Voir supra : lettre du 28 mars 1689.

      60. [1.160] À Fénelon. 27 juin 1689.

Oui, monsieur, c’est ce que je voulais dire et, puisque vous en usez de la sorte, cela me suffit. Je ne prétends pas que vous vous donniez une vivacité extérieure qui, en vous gênant beaucoup, contrarierait votre attrait. Mais je ne voudrais pas aussi que, pour être plus dénué, vous ne reçussiez pas ce qui vous est communiqué tel1 qu’il soit : cela vous ferait tort. Il y a des âmes naturellement affectives, auxquelles on recommande sur toutes choses d’éteindre un feu qui vient2 plus de leur tempérament que de Dieu ; mais cela n’est pas pour vous. Il faut vous laisser dilater en toutes manières. Vous ne sauriez croire combien votre lettre me contente, parce qu’elle exprime nettement et naturellement l’état où Dieu veut votre âme : si je pouvais vouloir quelque chose, je la garderais!

 Lorsque je suis auprès de vous, je m’y trouve bien, ce qui me fait comprendre qu’il n’y a chez vous nulle résistance. Mais, comme je craignais que la lumière que vous avez de la mort ne vous portât à une nudité un peu active et qui vous serait préjudiciable autant qu’elle serait utile à un autre, c’est ce qui m’a portée à vous écrire cela tout simplement. Une chose que l’on voudrait dilater avec effort en recevrait du dommage. Il ne faut que laisser faire Celui qui vous aime et qui prend en vous Ses délices : cela se fera peu à peu, mais infiniment. Je ne prétends pas que vous soyez dans le sensible, cela est trop éloigné de vous, mais que vous receviez ce qui vous emplit, sans se faire une vertu de mort et de renoncement.

 Il pourra venir un temps où Dieu ferait rejaillir de votre fond quelque chose sur les sens, pour les purifier et rehausser leur capacité : cela étant de Dieu ne serait pas impur et devrait être reçu comme le reste. Dieu met quelquefois tout en acte dans une simplicité divine, sans que cette action trouble le repos parfait. C’est le repos en Dieu même, où l’âme est rendue active et multipliée, sans être moins simple et nue, et cela en participation de la divinité : Dieu est simple, et multiplié. Quoique ceci ne soit pas à présent de saison, il ne vous sera pas inutile, car cela étonne quelquefois et fait que l’âme ne se laisse pas assez tôt à ce que Dieu veut, faute de lumière. Je vous écris bonnement mes pensées et, quand Dieu n’en tirerait point d’autre effet que celui d’une aussi extrême petitesse que celle que vous marquez, ce serait beaucoup. Je suis en Lui pour vous tout ce qu’Il sait. Je vous prie que je sois de la conversation : je vous assure que je serai unie à vous.

 Si vous y êtes encore, lorsque je ferai réponse sur l’entretien de M.4, vous en saurez le résultat. Je vous prie de recommander tout au Seigneur. Ce 27 juin 1689.

1Ou quel ?

2Texte de Dutoit : nuit ( “coquille” ).

3C’est donc qu’ordinairement elle renvoyait à Fénelon ses lettres.

4Il s’agit probablement d’un entretien relatif au mariage de sa fille.

      60A. [1.161] De Fénelon. 4 juillet 1689.

Je voudrais bien, madame, pouvoir deviner ce qu’il faut faire pour vaincre votre timidité à mon égard. Je serai parfaitement à mon aise à votre égard: vous êtes gênée avec moi. Si vous sentez en moi quelque disposition d’esprit qui cause votre crainte et votre resserrement, écrivez-le-moi : vous aurez peut-être moins de peine à écrire qu’à parler. Vous craignez toujours sans fondement, ce me semble, ou de me gêner ou de me scandaliser. Madame de C[hevreuse] ne vous inspire-t-elle pas quelque chose de sa sagesse excessive ? Je crois vous devoir dire que j’ai souvent remarqué que, bien loin d’être surpris des choses auxquelles on me prépare, il arrive d’ordinaire que je les ai dans l’esprit avant qu’on me les dise. Cela fait que j’y parais peu sensible quand on me les explique. Je ne puis même m’empêcher de croire que je vois clairement les principes de bien des choses que vous ne me direz qu’après longtemps. Mais n’importe, je ne veux rien prématurer2, et je ne dis tout ceci que pour vous montrer que vous devriez être plus simple et plus hardie pour toutes les choses qui sont de mon degré. Vous me mandez que c’est à moi de commander. Hé bien, je le veux, et je commande de tout mon cœur que vous soyez plus libre ! Si vous ne le faites, vous manquerez et à Dieu et à moi, et vous me nuirez.

Pour M. de B[eauvillier]3, je lirai et relirai ce que vous me mandez, quoique je l’aie déjà lu et compris, ce me semble ; après quoi, je profiterai de la première ouverture de lui parler plus hardiment que vous ne faites avec moi. Mais, pour le faire, il faut que j’attende une occasion de le voir. Quelle apparence d’aller contre ma coutume à V[ersailles]4 dans un temps où une affaire est dans sa crise et où beaucoup de gens s’imaginent que j’ai des prétentions5. M. de B[eauvillier] même n’en serait pas édifié et en aurait de la peine. D’ailleurs quand je le vois, c’est pour un moment, et il est toujours pressé de me parler d’autres affaires qu’il croit importantes à son extérieur. N’importe, je romprai simplement à la première occasion.

De plus en plus tout à vous sans réserve en Notre Seigneur, et avec une reconnaissance que Lui seul connaît. Ce 4 juillet.

1Réponse à une lettre de Mme Guyon, perdue mais dont on peut deviner le contenu d’après le fragment d’autobiographie relatif à Fénelon :  « Je n’osais m’expliquer [ms. Saint-Brieuc, 5.256] de tout cela; cependant j’étais quelquefois si fort poussée que, pour ne pas résister, ne le pouvant plus malgré mes répugnances naturelles, je passais outre et j’en écrivais… » [Vie 3.10] et d’après le début de celle qu’elle dut lui écrire le 21 juin : « Je ne pus point vous parler hier… » Fénelon va s’efforcer de montrer que tel est aussi le cas pour ce qu’on n’ose lui dire. Il essayait déjà de vaincre la timidité de sa correspondante dans sa lettre du 3 juin. Mêmes recommandations dans des lettres ultérieures de Fénelon à la comtesse de Gramont… [O & M].

2Prématurer, néologisme.

3« Malgré certaines apparences contraires (voir supra, lettre du 2 décembre 1688), Beauvillier n’était donc pas en rapport direct avec Mme Guyon. […]  « Moi-même je ne connaissais pas Mme Guyon lorsque le Roi me fit l’honneur de m’attacher à la personne » du duc de Bourgogne. « Je la connaissais quand j’ai proposé ceux qui sont auprès des [...] ducs d’Anjou et de Berry et il n’y a pas un seul d’eux tous qui ait jamais eu le moindre commerce avec elle » [O]. « Paul de Beauvillier, comte de Saint-Aignan, né en octobre 1648, destiné d’abord à l’église, puis, après la mort du son frère aîné, pourvu de la charge de premier gentilhomme de la chambre, était devenu duc et pair en 1679 par la démission de son père, qui lui laissa son titre de duc de Saint-Aignan ; mais il ne prit que celui de duc de Beauvillier. On sait que c’est lui qui fut nommé gouverneur du duc de Bourgogne. » [M].

4Ramsay affirme qu’après avoir salué le Roi à son retour de La Rochelle, Fénelon ne revint pas à la Cour les deux années suivantes (Vie, La Haye, 1723, p. 1l). Faudrait-il distinguer « la Cour » et Versailles ?

5Le choix d’un précepteur pour le duc de Bourgogne.

      61. [1.162] À Fénelon. 5 juillet 1689.

Il me semble que toute crainte me fut levée lundi à la messe et que je n’en puis plus avoir avec vous. Je ne prétends pas, monsieur, que vous fassiez un pas exprès pour aller trouver M. de B[eauvillier], mais que vous vous serviez de la première occasion, que Dieu ne manquera pas de vous fournir. Je ne croyais pas vous avoir mandé qu’il fallait y aller exprès. Du moins je ne l’ai pas prétendu, car cela n’aurait plus le même effet. Je vous prie seulement de rompre la glace avec lui.

 Non assurément,  je ne serai plus gênée avec vous. Je ne trouve rien en vous qui me gêne, et la gêne est en ma timidité. Je suis persuadée que Dieu vous en fera plus connaître que je ne vous en puis dire, et je suis très résolue d’aller avec vous, comme un enfant, quoiqu’il m’en puisse coûter. La résolution que j’en ai faite m’a rendu la liberté et la vie. Mon union pour vous est encore augmentée, et il me semble que le Seigneur l’a fait de Son autorité.

Je vous ai écrit bien des choses, qui paraissent hors de saison, mais on me le fait faire et je n’ai qu’à obéir. L’on m’a fait concevoir que je ne vous devais point celer ce que fait le Tout-puissant. L’on m’a fait entendre que ce que je vous écris à présent fait un fond qui établit l’âme (quoique de loin) dans la disposition qu’elle doit avoir lorsqu’il en sera temps. Elle se nourrit de la viande qui lui doit être naturelle afin de pouvoir supporter la mort. J’ai compris qu’il fallait vous faire une provision pour l’hiver. Notre Seigneur veut que je sois telle pour vous que, quand je consumerais ma vie à votre service, je la trouverais très bien employée. Je ne puis faire autrement, sans que j’en pénètre la cause, et puis vous protester qu’il n’y a en cela rien de naturel, et quoique je sois aussi misérable que je la suis, cela est tellement mis en moi par un Autre que je ne puis que me laisser conduire. Recevez donc ce qui vous est donné, et soyez persuadé que, quoique vous ne découvriez pas la nécessité de ces choses, elles serviront de fond à votre édifice spirituel et d’antidote contre les craintes de se perdre. Et quand tout ne servirait de rien, je serais trop bien payée de vous avoir donné des preuves de ce que je vous suis et d’avoir obéi.

Renvoyez-moi les livres qui vous sont inutiles. Je ne me suis jamais trouvée à l’égard de personne comme je me trouve au vôtre. Jamais je n’ai goûté un cœur comme je goûte le vôtre. Qu’il est propre pour Dieu ! Ce 5 juillet 1689.

      61A. [1.163] De Fénelon. 5 juillet 1689.

Je n’ai rien senti, madame,  depuis deux jours, que la paix sèche dans l’âme, et dans le corps une langueur qui me tient comme anéanti1.  En cet état je ne fais rien que porter le fardeau de moi-même  ; même m’échappe-t-il des airs, des regards et des tons si secs et si dédaigneux que je m’étonne qu’on puisse me souffrir. Je ne fais aucune oraison suivie. Mais il me semble que ma réalité est plus abandonnée qu’elle ne l’a été jusqu’à présent, quoique la présence de Dieu soit moins facile et moins goûtée. Il n’y a guère d’amis dont la conversation ne me fatigue. Tout m’est difficile et dégoûtant au-dehors, et je ne trouve rien au-dedans, pas même la liberté d’esprit, pour m’occuper de Dieu. Malgré cette sécheresse, cette langueur et cette distraction, la solitude et le silence me soulagent. Je suis content, pourvu que je sois seul dans ma chambre, à m’amuser à des riens, comme un enfant. Il y a céans un enfant de deux ans et demi, avec lequel je joue quelquefois un moment2 ; mais pour les grandes personnes, elles m’incommodent : je ne sais que leur dire, leurs discours me déplaisent. Je trouve néanmoins que, quand il faut que j’aille en certains lieux et que je parle pour le besoin, je me ranime3. Si je raisonnais sur cet état de langueur et d’impuissance, je ne me croirais propre à rien. Il me semble que Dieu veut m’atterrer et me faire invalide, avant que de me mettre en œuvre. J’ai sur tous les desseins connus et inconnus de Dieu un certain amen continuel au fond du cœur pendant tout mon silence.

Pour l’union avec vous, elle est intime et, quoique je ne puisse dans mon degré correspondre avec tout ce que Dieu vous donne pour moi, j’ose me rendre ce témoignage que je fais à proportion autant que vous.

 J’attends votre réponse sur les choses que je vous ai mandées, touchant M. de B[eauvillier]. Ne ménagez rien et dites-moi ce que vous croyez que je doive faire. Je vais pour deux jours à la campagne avec M. de P.4 Ce 5 juillet.

1Notation fréquente sous la plume de Fénelon. Mme Guyon expliquera dans la lettre suivante : « Cette sourde, mais continuelle opération, est ce qui vous rend tout languissant » et, dans un second billet : « Je suis convaincue que tout se fera chez vous en langueur et en faiblesse ».

2Le petit Guy-André de Laval, fils de sa cousine germaine. [O].

3Mme Guyon se sert dans sa lettre du 7 ou 8 juillet de l’heureuse image : « Ce qui n’empêche pas que Dieu ne jette quelquefois pour peu de temps l’huile de son onction sur le feu caché qui vous brûle, ce qui en donne en ce temps une douce et claire manifestation. »

4« …on pourrait penser à Dupuy, le bon « Put », qui sera mis auprès du duc de Bourgogne et écrira le 8 février 1733 : « Je commençai à connaître Mme Guyon en ce temps-là (1687-1688) » (Fénelon (Gosselin), t. X, p. 60). »[O].

      62. [1.164] À Fénelon. 7 ou 8 juillet 1689.

Peut-être m’attendrez-vous ou m’auriez-vous cherchée : c’est pourquoi j’ai cru devoir vous avertir que, quelque besoin que j’aie de vous parler, je ne le pourrais devant lundi. Car j’ai été trente heures aussi mal que l’on puisse d’une fièvre violente avec des redoublements et des douleurs d’entrailles étranges. Les douleurs m’ont quittée de hier au soir. Du moins elles sont légères et rares. La fièvre n’est presque plus rien. Le matin il ne me reste que la faiblesse. Je me trouvais déjà si mal mercredi que je ne pus qu’à peine vous répondre, quoique je ne vous témoignasse rien.

Mon cœur a été si uni au vôtre durant toutes mes douleurs qu’elles n’ont servi qu’à nous serrer plus en Dieu, qui me semble être d’autant plus la vie de l’âme, - non sensiblement, mais très intimement, - que le corps est accablé.

Il y a en vous un feu secret, qui brûle continuellement, quoiqu’insensiblement. Il n’est jamais un moment sans exercer sur vous son activité secrète. Et, quoique sa flamme ne fasse aucun éclat, il ne laisse jamais un moment son sujet, et il le consume peu à peu, et le transforme insensiblement en lui-même. Cette sourde, mais continuelle opération, est ce qui vous rend tout languissant ; et elle consume l’âme aussi vite que des opérations plus sensibles et plus violentes, parce que cette première opération est continuelle et qu’elle a un degré de chaleur assez fort pour détruire son sujet sans nulle relâche, et que les autres au contraire ont beaucoup d’inégalités. C’est là et ce sera, autant que je le comprends, votre plus ordinaire état, ce qui n’empêchera pas que Dieu ne jette quelquefois, pour peu de temps, l’huile de son onction sur le feu caché qui vous brûle : ce qui en donne dans ce temps une douce et claire manifestation.

Lorsque vous dites que la présence de Dieu vous est moins facile, vous vous trompez : car, quoique vous l’aperceviez moins, elle est bien plus continuelle, son opération sur votre âme n’est jamais interrompue. Deux choses vous feront remarquer cette présence cachée et desséchante : la première, cette inclination secrète pour la solitude, qui marque une opération secrète, quoique dérobée aux sentiments de l’âme ; et ces opérations abattent plus le corps que celles qui sont sensibles, car les premières semblent tout dessécher et les secondes fortifient. L’autre preuve de l’opération continuelle qui se fait en vous sans que vous la connaissiez, est cet amen continuel pour toutes choses, cet abandon, cette simplicité et petitesse, que je vois s’accroître chaque jour et qui me sont des preuves évidentes (quand je ne le connaîtrais pas par le sentiment intérieur que j’en ai) que le Maître vous rend tous les jours plus conforme à Lui et perd chaque jour votre volonté en la Sienne. Cet amour continuel ne se peut jamais faire sans un très grand amour de la volonté de Dieu, quoique l’état de foi et de généralité où est l’âme ne lui laisse pas penser à cette volonté. Il y a même dans cet amour un goût caché que vous n’apercevez peut-être pas à cause de sa délicatesse, et qui est un très grand réveil pour la volonté : ce qui me fait voir qu’elle n’est pas si sèche que vous dites, quoique la nudité vous la fasse paraître telle.

Il y a peu de personnes que Dieu Se prépare comme vous, pour en faire ce qui Lui plaît et pour vous manier à Son gré. Il affaiblit chaque jour vos résistances et vos forces. Dieu tient continuellement votre cœur auprès du mien et me fait connaître et goûter les opérations toutes d’amour sur vous, à mesure qu’Il vous les cache à vous-même par un effet de ce même amour ; et, en vous les cachant et me les découvrant, Il veut que je vous les dise. De sorte que j’ai un goût et une manifestation continuelle de votre cœur, sans que je puisse m’en divertir un moment non plus que de Dieu, qui n’est jamais séparé de vous ni de moi, et qui se manifeste d’autant plus à moi qu’Il vous y manifeste davantage. Si bien que, comme je trouve Dieu incessamment dès que j’entre dans mon fond, je vous y trouve d’une manière qui m’est très nouvelle et fort intime, car quoique je vous fasse paraître beaucoup d’amitié, j’en ai encore plus. Et cependant je ne puis donner ce nom à ce que j’éprouve pour vous à cause que cela n’est nullement sensible ni dans ma volonté, mais c’est une chose qui est mise en moi avec agrément et d’une manière si intime et spirituelle qu’il est impossible de le comprendre sans expérience. Cela est cependant si fort qu’il me paraît que je serais plutôt divisée de moi-même que de vous, et en même temps si profond dans l’intime de l’âme qu’il me paraît qu’en mourant, je ne changerais point de disposition et que je vous emporterais de cette sorte dans le ciel, où vous me seriez en Dieu là-haut ce que [vous]a m’êtes ici en Dieu, et où je ferais incessamment auprès de Lui ce qu’il m’y faut faire ici. Je vois que tout ce que l’on me fait faire et souffrir à présent n’est que pour vous, non que vous m’ayez nulle obligation pour cela puisque cela est en moi sans choix ni élection, quoique plein d’agrément, parce qu’une volonté souveraine s’est faite ma volonté, après m’avoir enlevé la mienne. Je crois que je vous écrirais sans peine en mourant. Si vous êtes importuné, ne vous en prenez qu’à Dieu.

Comme on l’a vu par la reprise de certains détails, cette lettre est la réponse à la précédente. Madame Guyon y avait déjà répondu, déjà très souffrante, le mercredi 6, par un petit billet perdu. Celle-ci a              été écrite après la crise de 30 heures, le 7 ou le 8 juillet.

aCrochets de Dutoit.

      63. [1.165] À Fénelon. 8 ou 9 juillet 1689.

Je vous ai fait réponse que je n’avais jamais prétendu que vous fussiez exprès pour parler à M. de B[eauvillier], mais que vous n’en perdissiez pas l’occasion. J’attendrai à vendredi : les choses ne changeront pas de face jusqu’à ce temps.

 Ne vous étonnez pas de votre sécheresse. Tous vos efforts là-dessus ne feraient que l’augmenter. Ce n’est point une longue oraison qui vous doit appliquer présentement, mais un abandon souple et continuel. Plus vous avancerez dans la foi, plus vous perdrez toute saveur. Ne vous contraignez point, je vous prie. Soignez votre corps. Quoique vous vous trouviez si mort et si différent de vous-mêmes, tout vous sera donné dans l’occasion, selon votre besoin, pourvu que vous ne vous donniez rien par vous-même, vous efforçant de surmonter votre état pour parler et pour agir. Vous avez raison de croire que Dieu vous anéantira avant de se servir de vous : vous ne seriez pas sans cela propre à ses desseins. Je vous ai écrit un papier, que j’ai fait transcrire et que M. de C[hevreuse] vous doit donner. Je suis convaincue que tout se fera chez vous en langueur et en faiblesse. Ainsi, plus vous serez languissant et faible en vous-même, plus Dieu saura tirer la vie de la mort. Pour les desseins, Dieu a mis en vous un fond incomparable pour l’abandon, et c’est tout ce qu’il faut. Ce n’est ni une disposition, ni une autre qui fait l’état, mais cette soumission continuelle plus aux volontés cachées qu’aux connues. Ce seront ces volontés cachées qui feront dans la suite votre supplice, car elles sont si cachées qu’elles ne se manifestent qu’après leur accomplissement.

 Je vous souhaite un bon voyage1. De la gaieté, au nom de Dieu ! Tâchez d’amuser votre langueur et de soutenir votre corps par la joie. Les uns meurent par le glaive, et vous mourrez par la défaillance. L’enfance sera votre partage et succédera à la sagesse.

1À la campagne, avec M. de P. (le bon « Put » ?).

63A. [1.166] De Fénelon. 9 ou 10 juillet 1689.

Pour les âmes qui sont dans les tentations d’impureté, de désespoir et de blasphème, je comprends que ces tentations peuvent être si fortes et l’opération de grâce si cachée dans l’âme qu’alors l’âme n’aperçoit plus que la seule volonté de la chair, qui est la concupiscence, et qu’elle appelle péché ce qui n’est que la suite involontaire en nous du péché volontaire d’Adam1. Je comprends même que dans la faiblesse où Dieu permet que l’âme se trouve, il peut y avoir dans le corps de certains mouvements qui paraîtraient de vrais péchés mais qui sont involontaires, ou par l’impulsion du démon ou par le ressort naturel des passions même. C’est ainsi que Jérémie et Job ont proféré des paroles qui, prises à la rigueur, seraient de véritables blasphèmes, quoique en effet ils n’aient point péché de leurs lèvres, ainsi que l’Écriture le dit du dernier2. C’est pourquoi Jésus-Christ, qui a daigné nous donner un modèle pour toutes sortes de tentations, nous dit au jardin des paroles pour demander ce qu’Il savait bien qui était formellement contre la volonté de son Père3 : c’était pour exprimer la répugnance et le soulèvement involontaire de la nature, à qui il échappe quelquefois des paroles et mouvements involontaires, quoique le fond de la volonté demeure invariablement soumis.

 Mais, quand Dieu met Lui-même une âme dans cette affreuse épreuve et qu’elle ne s’y met point elle-même par témérité ou par illusions4, alors on y voit les circonstances suivantes : 1° une simplicité enfantine pour découvrir ses misères si honteuses à un directeur pur et expérimenté ; 2° une docilité sans réserve pour toutes les choses à l’égard desquelles il lui reste quelque force, et un aveu humble de son impuissance sur le reste, après l’avoir souvent expérimentée ; 3° une amertume et un accablement involontaire sur ces tentations : je dis involontaire, parce que, sans s’exciter à la douleur, elle en sent involontairement une très vive, et qu’il faut la consoler pour l’empêcher de tomber dans le désespoir ; 4° une fidélité parfaite pour éviter tout ce que le directeur croit capable de réveiller la tentation, en sorte qu’on voie une âme droite et simple qui ne tienne à rien et qui n’ait en elle aucune cause volontaire, mais éloignée de la tentation qu’elle souffre ; 5° la disposition continuelle à se confesser de tout ce qui est douteux ou qui lui paraît tel, en sorte qu’elle ne s’en dispense que quand le directeur savant et expérimenté5 connaît certainement qu’il n’y a point de péché en ce qu’elle a fait, que par conséquent le ministère des clefs n’y a pas de lieu et que l’âme n’y aurait recours que pour nourrir son scrupule ou le soulager contre l’intention de Dieu, qui veut qu’elle soit sans ressource et qu’elle achève de mourir dans cet abîme d’iniquité apparente ; 6° le sage directeur observera encore toute la conduite passée, tous les divers degrés d’oraison où l’âme aura été, comment ensuite elle aura été dépouillée de tous les dons aperçus, et enfin toutes les circonstances de son intérieur et de son extérieur présent, pour mieux juger par toutes choses ramassées6 de sa bonne foi et de la réalité de l’opération de Dieu en elle7.

 Mais comme ces choses sont rares, qu’elles peuvent être imaginaires et contrefaites, qu’enfin en les publiant8 il y a plus de danger à causer à la multitude des hommes faciles à scandaliser ou à jeter dans l’illusion, que de bien à faire à ceux qui en ont besoin véritablement, je crois qu’il est hors de propos d’écrire sur ces purifications passives, et qu’on doit se contenter d’en laisser instruire le petit nombre des âmes éprouvées par les entretiens secrets d’un sage directeur, à mesure que les besoins pressent.

 

La lettre de Fénelon du 11 prouve qu’il manque à celle-ci une première partie : il y rapportait des propos de « M. de M. » de nature à amener sa correspondante à se défier « de la discrétion des personnes auxquelles elle parlait avec confiance ». Ces « personnes » pouvaient bien être « les filles du P. Vautier » [M], p. 202, et leurs théories scandaleuses concernaient sans doute les « purifications passives » dont traite le fragment publié de cette lettre.

1La stricte orthodoxie catholique de Fénelon s’opposerait selon Masson à des tendances de Mme Guyon presque luthériennes. Elle expliquera « qu’il y a quelquefois des personnes qui n’éprouvent en elles nulles tentations violentes, mais de simples faiblesses, qui les affligent d’autant plus qu’elles en pénètrent moins la cause : c’est le fond de péché pris en Adam. »

2Job 1, 22 : « En tout cela Job ne pécha point par ses lèvres, et ne dit rien contre Dieu qui fût indiscret. » (Sacy) ; Job 2, 10.

3Matthieu 26, 39 : « Et s’étant un peu avancé, il se prosterna le visage contre terre, priant et disant : Mon Père, s’il est possible, que ce calice soit détourné de moi. Toutefois que ma volonté ne se fasse pas, mais la vôtre. » (Amelote).

4Restriction prudente à laquelle Mme Guyon répliquera, non sans force : « Il serait bien difficile de se mettre de soi dans ces épreuves. » (v. lettre 166).

5Dans les Lettres spirituelles (Fénelon (Gosselin), t. VI, p. 123, t. VIII, p. 504),  Fénelon met, au contraire de sainte Thérèse, l’expérience bien au-dessus de la science […] car « il y a beaucoup de directeurs savants et pieux, sans expérience [...] qui n’ont jamais senti l’amour pur et désintéressé » (Lettres spirituelles, t.VIII, p.504, g = t.VI, p.123, g). [M].

6Ramassées : « réunies ».

7Mme Guyon réagira ici plus fortement dans sa réponse : v. lettre 166.

8Mme Guyon ne relève pas le mot « publiant » et offre dans la lettre suivante de brûler l’écrit qu’elle a envoyé à Fénelon sur les purifications passives.

      64. [1.167] À Fénelon. 10 ou 11 juillet 1689.

Il en est de ces tentations comme vous le dites, ,,mais c’est qu’il y a quelquefois des personnes qui n’éprouvent en elles nulles tentations violentes, mais de simples faiblesses qui les affligent d’autant plus qu’elles en pénètrent moins la cause : c’est le fond de péché pris en Adam.

Mais il y en a d’autres qui se trouvent dans des épreuves qui font mourir de douleur ceux qui les souffrent malgré eux. Il serait très difficile de se mettre de soi dans ces épreuves : il peut bien y avoir de l’illusion dans le désir des choses sublimes et en se figurant des lumières qui souvent viennent plus de la débilité du cerveau que de Dieu ; mais qui serait assez ennemi de soi-même pour se livrer à des tourments intolérables, où il n’y a pour la nature que rage et fureur de n’avoir qu’une peine sans nul plaisir, et pour l’esprit un désespoir entier, se voyant, ce semble, plongé dans le désir d’une chose qu’il ne peut avoir ?

La simplicité est le propre et le principal caractère de ces âmes (qui y sont véritablement). Défiez-vous toujours d’une personne qui manque de simplicité. Loin que ces personnes (les simples) cachent leurs misères, elles en sont si pénétrées qu’elles les publieraient aux carrefours si on le leur permettait, et elles en sont si fort humiliées qu’elles se regardent comme l’opprobre des hommes. Il est vrai que lorsqu’elles sont prêtes de sortir de ce misérable état, elles changent de disposition, demeurant contentes, abandonnées et résignées entre les mains de Dieu, de telle sorte qu’elles ne peuvent plus s’affliger de leur mal ; mais, entrant dans les intérêts de Dieu, tournées qu’elles sont contre elles-mêmes, elles acceptent en paix le décret éternel qu’il leur paraît que Dieu a prononcé contre elles ; et, acceptant volontairement un malheur nécessaire et inévitable (à ce qui leur paraît), elles demeurent mortes sous le couteau de la divine Justice, qu’elles aiment même dans la punition qu’Elle semble leur préparer. Loin de cacher leur mal, elles l’exagèrent même d’une manière étrange, à moins que l’on n’y prenne garde. Leur obéissance est parfaite, à moins que Dieu quelquefois, pour expérimenter le directeur même, ne les mette dans l’impuissance absolue d’obéir. Il est si aisé de connaître une âme de cette sorte que, si une telle âme tombait entre les mains des gens même prévenus, sa docilité et sa candeur les convaincraient.

Comme l’on n’a en cet état nulle peine à faire connaître ses misères bien différentes des états qui l’ont précédé, qu’au contraire la plus grande peine est de s’empêcher de les publier et de les dire à d’autres qu’au directeur, que, les disant, même lorsqu’on n’en reçoit pas l’absolution, il est aisé de voir que si l’on ne se confesse pas, c’est parce que l’on veut obéir puisque l’on subit par là ce qu’on appelle la peine de la confession pour d’autres âmes, qui est la déclaration, et l’on est privé du soutien qui est l’absolution1 .

 Quoique la soumission que j’ai pour tout ce que vous me dites me fait croire que j’ai mal fait de vous avoir écrit sur les purifications passives2, je ne saurais m’en repentir puisque, si je m’étais méprise, j’ai un extrême plaisir que vous le connaissiez, n’ayant dessein de tromper personne, surtout vous, monsieur, que j’honore au point que Dieu sait. Si j’ai dit vrai, l’expérience que vous ferez peut-être un jour de ces choses, vous rendra la connaissance que vous en avez utile. Je vous prie de le brûler3, promettant de brûler l’original que j’écrivis dernièrement. Vous m’obligerez sensiblement d’en faire de même de tout ce qui vous paraîtrait trop poussé, vous assurant que vous me ferez toujours une très grande grâce de me faire connaître mon erreur. Vous le devez, ce me semble, à ma bonne intention et à la confiance que Dieu me donne en vous.

Je n’ai prétendu appuyer ni autoriser le moins du monde certaines créatures, qui rôdent partout pour tendre des pièges, qui sont des suppôts de Satan, qui n’ont que la malignité, la fourberie, la dissimulation, et qui se servent du masque de la piété pour commettre toutes sortes de crimes4. Celles-là je les abhorre plus que l’enfer, et plût à Dieu (dussé-je être confondue avec les coupables) qu’elles fussent bannies de dessus la terre ! On a une douleur d’autant plus juste à leur occasion qu’elles corrompent par leur malignité ce qu’il y a de plus saint, afin de rendre la sainteté abominable et de décrier par là les vrais serviteurs du Seigneur, qui, L’aimant de tout leur cœur, sont avec plaisir ballottés par Sa Providence dans les misères et les humiliations les plus étranges.

Il y a deux manières de juger des âmes : la première, et la plus commune, est celle que vous dites, par ce qu’elles ont été et par la conduite de leur vie ; la seconde, par un goût intérieur qui vous rend un assuré témoignage de Dieu en l’âme : celle-ci est la plus sûre marque. L’envie que j’ai que vous me connaissiez à fond, me donne toujours plus de désir que vous voyiez ma Vie. Mais, comme elle serait trop longue, je la mettrai en abrégé et je ne mettrai que l’intérieur avec la conduite extérieure indispensablement nécessaire à se faire connaître : car, quoique je ne puisse me défier de mon Dieu et que je sois aussi contente d’être trompée que de ne l’être pas, je crois que je dois soumettre toutes choses à votre jugement, et je vous prierai de la lire par charité, afin que vous jugiez de tout.

Quoi qu’il en soit de moi, quand je serais un démon, je ne saurais m’empêcher de vous prier au nom de Dieu de n’entrer jamais en défiance de votre grâce ni du don de Dieu, et de marcher le sentier qu’Il vous a tracé Lui-même, car, quoique ce soit le chemin de la mort, c’est la source de la vie. Quand il me faudrait mourir comme une infâme, je me trouverais trop bien payée d’avoir pu vous dire ce que je ne doute point que Dieu ne veuille de vous. Je vous dirais volontiers que Satan a demandé de vous cribler5, mais que votre foi ne défaudra pas. Et, comme Dieu vous conduit par la plus pure foi, Il a voulu Se servir d’un sujet si vil qu’il ne pût jamais vous servir d’appui.

Ne jugez pas, monsieur, les choses que j’ai eues pour vous ; je vous assure que vous êtes l’unique, et tout le monde se plaint de mon silence6.

 

1Sic : la phrase reste inachevée, négligence de Mme Guyon, faute du copiste ou de l’éditeur.

2Ce sont ces épreuves et tentations, dont Fénelon a parlé dans la lettre précédente.

3L’opuscule sur les “purifications passives”.

4Ceci est sans doute une allusion aux “filles du P. Vautier”, dévotes plus que suspectes, qui essayaient de compromettre Mme Guyon.

5Mme Guyon fait sienne la parole du Christ à Pierre après la Cène ; voir Luc, 22, 31.

6Cette lettre doit être du 10 ou 11 juillet. Elle semble d’ailleurs incomplète, comme le montre le début de la lettre suivante.

      64A [1.168] De Fénelon. 11 juillet 1689.

Vous avez pris, madame,  trop fortement deux choses : l’une qu’il y a peut-être des gens qui parlent trop ; l’autre qu’il ne faut point écrire sur les purifications passives. Pour le premier article, c’est une chose que M. de M.1 m’a dite et que je vous ai racontée simplement. Il est vrai qu’en vous la racontant, j’ai eu la vue de vous rendre compte de la peine que cela m’a fait pendant une nuit, et en même temps de vous avertir, afin que vous prissiez garde à vous assurer de la discrétion des personnes auxquelles vous parlez avec confiance. Il est vrai que pendant une nuit j’ai eu sur tout cela je ne sais combien de réflexions qui venaient en foule me mettre dans une amertume insupportable. Tout se montrait à moi par le plus affreux et le plus humiliant côté. Je ne pouvais non plus dissiper ces pensées et la douleur qui en était la suite, que je [ne] pourrais maintenant voler au milieu de l’air. Mais, comme je ne faisais que souffrir et me tenir à Dieu, sans pouvoir rien juger de vous ni en bien ni en mal, je ne crois pas avoir commis d’infidélité. Et il me semble que Dieu m’en fait tirer le profit d’avoir acquiescé sans aucune réserve aperçue pendant cette épreuve à tout ce qui peut crucifier ma vanité, mon ambition et ma fausse sagesse, Maintenant, je suis dans le calme depuis plusieurs jours, et vous pouvez me croire quand je vous assure que je n’ai jamais été si intimement uni à vous que je l’ai été ce matin.

Pour les purifications passives, je crois qu’il n’en faut pas écrire, c’est-à-dire n’en rien faire imprimer. La raison que j’en ai dite montre assez que je n’ai voulu parler que de l’impression par rapport au public, car j’ai dit qu’on scandalisait bien plus les âmes faibles qu’on n’édifiait le petit nombre des âmes éprouvées. Je persiste dans ce sentiment que je crois très conforme au vôtre. Mais je n’ai jamais voulu dire qu’il ne fallait pas en écrire en secret, comme vous m’en avez écrit : l’éclaircissement de ces choses, bien loin de me scandaliser, m’affermit et m’était tout à fait nécessaire. Je suis très persuadé qu’il s’en faut beaucoup que je n’entende beaucoup de choses très délicates et très profondes, dont l’expérience seule peut donner la vraie lumière. Mais, pour les principaux états de la voie, il me semble que je les comprends sur vos écrits d’un bout à l’autre, du moins en gros et d’une vue générale, en sorte que je les réduis sans peine aux vrais principes de la plus saine théologie2 : ainsi rien ne peut me scandaliser à cet égard-là.

Ma tentation de scandale3 se tournerait vers votre état, où vous suivez sans examen votre goût intérieur avec tant de vivacité, ou, pour mieux dire, avec une force qui vous entraîne si rapidement ! Je craindrais ces sorties, d’ailleurs si opposées à celles de mon état, toujours délibérant et précautionneux. Je craindrais même horriblement d’être entraîné, comme vous, dans une conduite qui démonterait ma sagesse aux yeux de tout le monde, et aux dépens de toute réputation, ce qui ferait que la nature jetterait les hauts cris dès les premières alarmes. Mais il est bon de voir toute sa faiblesse et d’avoir peur d’une servante, comme saint Pierre qui avait fait tant le brave! Peut-être que ces accès me reviendront : j’aurais grand tort de répondre de moi. Mais, depuis plusieurs jours, mon union avec vous va toujours croissant, et je suis persuadé qu’elle n’a pas cessé de croître au milieu de ma peine.

Pour votre Vie, donnez-la-moi comme vous voudrez, mais n’allez pas vous tuer à en faire un abrégé. Si vous ne voulez pas que je lise tout, à cause que j’ai en effet peu de loisir et peu de goût pour la lecture, marquez-moi les endroits que je devrai lire. Je serai ravi de vous revoir le jour de la Magdeleine7, mais ne vous incommodez pas. Je ne m’amuse point de vous parler de ma reconnaissance pour toutes vos bontés : il me semble que la nature du lien qui nous unit doit bannir toute espèce de compliments, quoique d’ailleurs je vous en dusse de très grands et de très sincères. Ce 11 juillet.

 

1Malgré la conjecture de Masson, pour Orcibal M. de M. ne paraît pas désigner Mme de Maintenon. Il trouve l’initiale « trop commune pour que nous proposions aucun nom, pas même celui de Mme de Mortemart. »

2C’est cette « réduction » que tenteront les Maximes des Saints. Dans sa lettre du 8 décembre 1697 à Chantérac l’archevêque avoue « aller même jusqu’à croire qu’on peut excuser Mme Guyon par rapport à tout ce qui est dans ses livres » (Fénelon (Gosselin), t. IX, p. 264).

3Scandale : beaucoup plus fort que les « petits mouvements de doute et de tentation » que Fénelon mentionne dans sa lettre du 8 avril . Voir aussi infra, sa lettre du 16 octobre.

4Masson rapproche avec raison : « Je dis tout bien à mon aise, moi qui cherche le repos et la consolation, moi qui crains la peine et la douleur, moi qui crie les hauts cris, dès que Dieu coupe dans le vif » (Lettres spirituelles, Fénelon (Gosselin), t. VIII, p. 569).

5L’aventure de saint Pierre avec la servante est citée par Mme Guyon dans son Petit abrégé de la voie et de la réunion de l’âme à Dieu (Opuscules, op. cit., t, II, p. 320) et par Fénelon à plusieurs reprises : voir Manuel de Piété, t. VI, p.64, g, Instructions, p.145, g, Lettres spirituelles, t. VIII, p. 562, g et 639, g. Dans ces deux derniers passages, l’histoire est accompagnée des commentaires suivants : « On finit par avoir peur d’une servante... Ô qu’on est faible ! Mais autant que notre faiblesse est déplorable, autant l’expérience nous en est-elle utile » (p. 562), « Voilà l’homme, voilà ce qu’il donne, dès qu’il donne du sien et qu’il promet quelque force de soi » (p. 639). [M].

7Le 22 juillet.

      65. [1.169] À Fénelon. 12 juillet 1689.

Je sais bien que je prends quelquefois les choses trop fortement, soit avec vous, soit avec bien d’autres. Mais, pour vous parler sans me justifier avec ma simplicité ordinaire, je vous dirai que je ne m’en suis pas aperçue cette fois : c’est que je porte un fond de démission telle que, sans pouvoir faire autrement, dès que vous improuveriez une chose, je trouverais sans raisonnement que vous auriez raison, et, si vous me le disiez, je brûlerais le tout sans hésiter ni réfléchir1. Cela vient de l’estime foncière que j’ai pour vous et de la confiance sincère, et aussi du peu de cas que je fais de ce qui vient de moi. Je vous prie, afin que vous suppléiez à ma nouvelle expression, d’être persuadé que, lorsque je m’offre de brûler quelque chose et que je vous en prie, je le dis comme je le pense, croyant qu’il le faut faire et qu’il n’y a rien au monde que je ne condamnasse au feu de ce qui m’appartient, sitôt que vous me le diriez. Cela supposé, usez-en donc à l’avenir avec autant de liberté que je vous en prie. Je ne pourrais jamais le trouver mauvais, à moins que Dieu me changeât.

 Pour ce qui m’a porté à vous envoyer la liste des gens que je vois, c’est qu’il me souvinta, en m’en retournant, que M. B[oileau]2 dit une fois à M. de C[hevreuse] et à M. de B[eauvillier] qu’il croyait devoir à leur confiance de ne voir que des personnes qu’elles agréeraient. Il me semble que je vous dis la même chose, et encore plus, vous protestant que je ne ferai rien sur cet article que de concert avec vous et avec M. de C[hevreuse].

Pour votre peine, elle ne m’en fait aucune. J’en ai écouté le récit, comme d’une chose qui vous arriverait bien d’autres fois et dont je ne suis nullement surprise, étant rompue à ces sortes de choses. Je vous demande seulement, par grâce, de me les dire par petitesse : je crois que Dieu veut de vous cette fidélité, quand bien même Il permettrait que je fusse assez ridicule pour le prendre mal, ce que je ne crois pas ; et cela, bien loin de vous faire du tort, ni même diminuer notre union, ne servira qu’à l’augmenter par la contrariété. Je ne crois pas que vous ayez commis une imperfection dans toute cette peine : au contraire, je crois que cela vous a fait faire d’excellents sacrifices et a beaucoup purifié votre âme. Je ne doute pas que vous n’ayez quelquefois de ces attaques, mais elles purifieront votre foi et vous affermiront dans l’abandon. J’ai connu dès le commencement que c’était le dessein de Dieu en se servant d’un sujet si destitué de toutes les qualités conformes à ce que vous êtes3 : cela fait bien plus mourir la nature, qui veut prendre sa part presque en toutes choses.

 Je n’ai pas la pensée de rien faire imprimer, et surtout sur ces matières de purification passive. Comptez, monsieur, que je vous obéirai toujours en enfant, et que, lorsque je fais des fautes à votre égard, c’est par confiance, soumission aveugle et simplicité et une mauvaise manière de m’expliquer. Suppléez à mon défaut par la solidité de votre esprit et croyez que, si vous êtes assez petit pour vouloir bien écouter ce que je vous dis, je suis assez grande et assez sage pour vous croire en toutes choses sans exception ! Et, comme je puis aisément me tromper, je vous prie et je l’espère de votre charité que vous me redresserez.

Il est vrai que je suis aveuglément non un goût, car ce n’est pas par là que Dieu me conduit, mais quelque chose de très intime et de très fort : je n’ai garde de l’examiner, parce que je ne saurais y résister sans souffrir un tourment intolérable. Ce que je goûte, ce sont les âmes des autres. Mais pour ce je ne sais quoi auquel j’obéis, il est plus fort que moi, et j’avoue simplement que je m’y abandonne sans nulle raison. Cependant j’ai cette confiance en Dieu que, si vous me disiez de ne suivre pas cela et de ne pas faire une chose ou une autre, Il me ferait vous obéir sans peine. Vous pouvez en faire l’essai car, de même que je n’ai pas un retour lorsqu’il s’agit d’obéir intérieurement à ce que je crois être la volonté de Dieu, je n’ai pas aussi la moindre raison lorsqu’il s’agit d’obéir extérieurement aux personnes auxquelles je crois que Dieu veut que j’obéisse, comme à vous. Si vous croyez que je doive changer en cela de conduite, dites-le moi simplement, et je me mettrai sitôt en devoir de vous obéir.

 Il n’y a pas lieu de craindre pour vous que Dieu vous conduise d’une manière qui soit tant soit peu irrégulière, car, quoiqu’il soit très bon que vous soyez aussi abandonné que vous l’êtes à Ses volontés, je vous assure de Sa part qu’Il ne vous fera pas faire de fausses démarches. Si j’en ai fait quelques-unes, c’est par le défaut de mon naturel, c’est pour n’avoir pas assez suivi Dieu, quoiqu’il soit vrai que l’on m’en ait beaucoup attribué[es] que je n’ai point faites. Vous verrez bien dans la suite que, si Dieu renverse quelquefois la fausse sagesse, Il ne trompera point votre simplicité et votre abandon, et qu’Il sera Lui-même votre sagesse. Je crois que vous ne risquerez rien à vous laisser emporter avec rapidité et, quoique vous le craigniez, ce sera votre voie : non une rapidité vive, mais une chose toute simple et naturelle. Vous êtes à couvert par votre bon esprit et sagesse naturelle, et l’expérience que vous avez des imprudences que le manquement qui est en moi de toutes ces choses me pourrait faire faire.

Croyez-moi en Notre Seigneur à vous d’une manière que Lui seul connaît. Ce serait bien à moi de vous faire excuse de vous tant importuner et à vous remercier de votre charité, mais je ne crois pas que cela fût bien : c’est trop l’air du monde. Ce 12 juillet 1689.

 

aSouvient D.

1Voir Vie 3.10.1 : « J’ai compris que Dieu voulait que j’eusse une entière confiance en lui, que je suivisse ses conseils et lui demandasse les choses ; qu’il fût l’héritier de ce que Dieu m’a fait écrire, qu’il le corrigeât et brûlât même, ce que je ne crois pas qu’il fasse, enfin que je [le] lui laissasse absolument. »

2Cette initiale semble désigner ici l’abbé J.-J. Boileau, né à Agen en 1649, docteur en théologie et ancien précepteur de messieurs de Luynes, le comteet le chevalier, frères du duc de Chevreuse. Lié alors avec Fénelon - ils venaient de prêcher ensemble le dernier Avent chez les religieuses de la Magdeleine (voir la Liste des Prédicateurs de Paris, B. N. Réserve L7K 6743) - il deviendra en 1695 le secrétaire intime et le meilleur auxiliaire du cardinal de Noailles. On l’appellera Boileau de l’Archevêché, et il sera un des adversaires les plus tenaces du “guyonisme”. V. Notes sur la vie et les ouvrages de l’abbé Jean-Jacques Boileau, publiées avec divers documents inédits par M. Philippe Tamizey de Larroque, Paris-Bordeaux, 1877, in-8. [M].

3Voir Vie 3.10.1 :  « Dieu voulait l’anéantir par là, se servant pour l’homme le plus sage du sujet le plus faible. ».

      65A. [1.170] De Fénelon. 17 juillet 1689.

Je reviens de la campagne, où j’ai demeuré cinq jours1 et où je me suis trouvé fort tranquille, quoique j’aie ressenti quelque petit mouvement de peine à votre égard et quelque goût pour des choses mondaines, avec une distraction et une séchesse continuelle. Mais j’ai été d’ordinaire dans un état fixe, et même dans les petits intervalles de tentation que je viens de vous dire, je demeurais sans peine uni à Dieu par le fond de la volonté.

Votre lettre2, que je viens de recevoir, me donne une vraie joie, et je crois avoir grand besoin, contre ma propre sagesse, des choses que vous y marquez. Mais, quoique je sois encore de beaucoup trop sage, je crois néanmoins qu’il y a des choses sur lesquelles je me laisse aller sans m’écouter moi-même. On est plus embarrassé sur cet article que sur tout autre, car on sait certainement par l’Évangile qu’il y a une vraie sagesse qu’on ne se doit jamais dispenser de suivre : on craint de manquer la vraie sagesse en évitant la fausse et dès qu’on veut discerner, on s’embrouille. Cependant je trouve dans la pratique que Dieu m’épargne assez souvent cet embarras : je suis sans beaucoup raisonner les vues qui me viennent avant l’action. Quand l’action est faite, je ne me mets point en peine des fautes que j’ai commises : tout au plus, si j’en aperçois quelqu’une qui tire visiblement à conséquence, j’attends en paix que Dieu m’offre quelque ouverture naturelle pour la réparer. D’ailleurs, je croirais manquer à l’abandon si je voulais me marquer la voie et la régler, en sorte que je me bornasse à ne passer point par certaines épreuves ou par certaine humiliation, sans savoir quelles. Je veux aller sans savoir où, partout où Dieu me mènera, pourvu que ce soit Lui3. Mais je ne voudrais pas me dépouiller de ma propre sagesse pour marcher à l’aveugle, sans savoir que c’est celle de Dieu qui m’en prive. L’état de pure foi demande bien qu’on ne cherche à rien voir, pour le chemin par où Dieu me conduit, mais il ne demande pas qu’on marche sans savoir si c’est Dieu qui nous fait marcher : autrement ce ne serait plus foi en Dieu, mais foi en son propre égarement.

Je n’ai pas besoin de tout ceci à votre égard, et je ne le dis que pour éclaircir les règles générales, car d’ailleurs je suis très persuadé que Dieu vous mène, et moi par vous. Je suis en Lui tout ce qu’Il veut que je vous sois.

J’irai chez M. de C[hevreuse] savoir des nouvelles du mariage de mademoiselle votre fille, Et je compte toujours d’avoir4 l’honneur de vous voir le jour de la Magdelaine. Ce 17 juillet.

 

1Il s’agit sans doute du voyage annoncé dans la lettre du 5 juillet.

2Une lettre perdue du matin du même jour (17 juillet), comme l’indique Mme Guyon dans sa lettre suivante.

3Mme Guyon, le 21 février : « Allons, sans regarder le guide que l’on nous donne, ni le chemin ».

4Compter : « espérer », alors employé couramment avec une préposition devant l’infinitif.

      66. [1.171] À Fénelon. 18 juillet 1689.

Je vois par votre réponse que vous n’avez pas reçu la première lettre que je vous ai écrite, il y a cinq jours ; et par conséquent, avec le peu que je me suis expliqué, il vous a été difficile de m’entendre.

 Pour vous exposer toutes choses avec simplicité, je vous dirai que la peur d’être importune m’a fait prendre la résolution de résister autant que je pourrai aux mouvements de vous écrire : cela m’a tellement fait souffrir que, ne le pouvant plus porter, je vous ai écrit dimanche matin ! Je ne veux pas assurément que vous vous dépouilliez de votre sagesse par vous-même. Mais ce que je voulais dire, c’est que Dieu veut que vous écoutiez cette pauvre créature, quoiqu’elle soit si peu raisonnable, et que j’ai cette confiance que, malgré tout ce que je suis, Dieu ne permettra jamais que je vous entraîne en nulle chose qui puisse vous faire aucun tort dans le monde.

 Mais, que je puisse avoir avec vous des réserves, cela me paraît plus dur que la mort, et ce que je souffre depuis quelques jours me fait voir la chose impossible. Je vous demande donc, au nom de Dieu, de trouver bon que, sans me mettre en peine des tentations que vous pourriez avoir contre moi, je vous dise bonnement toutes choses. Non que je prétende en nulle manière vous engager à [ne] suivre que ce que Dieu vous fera connaître être de Lui, mais c’est qu’il me serait toujours impossible d’agir avec vous avec des règles et des mesures. Et si je ne faisa pas ce que Dieu me fait faire, j’éprouve de très fortes peines, une suspension de toutes Ses grâces, une facilité de m’égarer, et avec cela une certitude que je Lui déplais et qu’Il veut que j’agisse sans retour avec vous. Cela exposé, ordonnez-moi ce que vous voulez que je fasse et j’obéirai. Si vous saviez ce que je souffre et comme Dieu me traite lorsque je veux agir raisonnablement avec vous, vous auriez pitié de moi car je vois fort bien ce que je devrais faire selon la raison et par rapport à vous, mais je ne puis. Je suis même persuadée que si j’en usais d’une autre manière avec vous, vous y perdriez et je n’aurais plus de grâce pour vous. Si je m’explique mal, je me ferai mieux entendre le jour de la Magdeleine, où j’espère que Notre Seigneur vous fera connaître ce que je vous veux dire et le pouvoir absolu qu’Il exerce sur moi.

 Je trouve que la pratique est admirable qui est de suivre les vues qui vous sont données sans raisonnement : c’est là le fondement de l’abandon, qui bannit véritablement la fausse sagesse et qui introduit dans celle de Jésus-Christ. Tout ce que je vous ai mandé n’est que par rapport à moi, qui suis si peu sage, afin que ma folie ne vous fût pas un embarras, car je crois que Dieu me rend telle à votre égard pour exercer votre foi. Et c’est ce que je voulais vous dire, car Dieu ne demande jamais qu’on se mette par soi-même dans l’égarement : ce serait quitter la voie de la vérité, pour suivre celle du mensonge et de l’erreur. Dieu vous aime trop pour permettre que vous preniez jamais le change, et vous êtes trop éclairé pour cela. Cependant je ne puis m’ôter une certitude que Dieu m’a choisie telle que je suis pour vous afin de détruire par ma folie votre sagesse, non en me faisant rien, mais en me supportant telle que je suis. Je suis sage avec tout autre qu’avec vous et, si je pouvais vouloir quelque chose, ce serait d’être sage envers vous, et je ne le puis. Si vous saviez la force d’un Dieu et l’impuissance de Sa petite créature, vous me porteriez compassion. Ce 18 juillet 1689.

asuis D.

66A. [1.172] De Fénelon. 18 juillet 1689.

Je suis d’autant plus fâché de votre peine,, Madame, que vous la souffrez sans avoir besoin de la souffrir. Je vous ai déjà dit bien des fois et je vous le répète encore, devant Dieu, du fond du cœur : rien ne me scandalise en vous et je ne suis jamais importuné de vos expressions. Je suis convaincu que Dieu vous les donne selon mes besoins et Il m’est témoin que je ne reçois jamais de vous aucune lettre qui ne me donne une sensible joie. Pour la manière de me dire les choses, bien loin d’être trop ingénue et libre, elle ne l’est pas assez ce me semble. Vous craignez toujours de vous ouvrir trop, et à force de vous gêner pour ne me gêner pas, vous me gênez quelquefois un peu1. Ne faites jamais réflexion avec moi et assurez-vous que j’en serai plus à mon aise dans notre petit commerce.

Je dois me rendre ce témoignage que je ne m’aperçois d’aucune chose à laquelle je tienne volontairement. Il me semble que je suis prêt à passer pour fou aux yeux de tous les hommes, quelque douleur que j’en puisse sentir, si Dieu me poussait dans ce précipice pour renverser ma fausse sagesse, Ce n’est pas là ce que j’ai voulu vous dire : l’unique chose dont j’ai voulu vous parler, est que vous me mandez que vous ne vous souciez point de vous tromper et de ne vous tromper pas2. À la vérité, je vois bien le bon sens de ces paroles qui est que, quand Dieu vous met dans la nuit impénétrable qui est Sa volonté inconnue, on ne peut plus voir la main de Dieu qui nous mène parce qu’on a besoin de perdre cet appui pour se perdre soi-même. Mais alors il reste une certaine droiture d’intention, en sorte qu’on ne voudrait pas résister à l’attrait, quoique inconnu, c’est-à-dire que, quoique l’on ne puisse plus suivre Dieu clairement à la piste, on va néanmoins par ce mouvement intérieur et délicat à ce qui peut Lui plaire. Autrement on ne pourrait pas dire, comme vous le faites : je sens que je résiste à Dieu, Dieu veut de moi une telle chose, Il me presse. Mais dans l’état d’obscurité où Dieu jette et dans la nécessité de marcher de quelque côté, on va tout droit où la simplicité du cœur mène, supposant que c’est ce qui est le plus conforme aux desseins de Dieu.

 Nous parlerons de tout cela vendredi3. Cependant mettez votre cœur au large et sans réserve avec moi. Je sens que vous le devez non seulement à Dieu, mais encore à moi, tout faible que je suis. Rien n’égale mon attachement froid et sec pour vous. Ce 18 juillet.

 

1« J’aspirais à une certaine liberté qui était de pouvoir agir avec lui sans gêne et qu’il pût concevoir ce que je lui étais en  Jésus-Christ. » Vie 3.10.1.

2Dans la lettre perdue. Le 18 juillet Mme Guyon avait rectifié : « Dieu ne demande jamais qu’on se mette par soi-même dans l’égarement. »

3Le 22 juillet.

      67. [1.173] À Fénelon. 19 juillet 1689.

Je n’entrerais point en réflexion sur vous, si l’on ne m’y faisait entrer. Votre lettre m’a remis dans mon état naturel de paix et de large. Il faut que je vous dise devant Dieu que depuis bien des années je ne me possède point, étant pour bien des gens d’une si grande réserve qu’il m’est impossible de leur correspondre ; et pour vous, je ne puis faire autrement. La moindre raison que j’allègue suffit pour irriter Dieu contre moi, et cela me met dans un état si violent qu’il est insupportable. Il me semble qu’il n’y a que l’expérience, que vous en aurez un jour, qui puisse vous faire concevoir ce que c’est que l’impuissance de se posséder.

Il faut savoir qu’il y a deux sortes de peines : des peines d’ordre de Dieu, qu’Il inflige Lui-même, et d’autres qui viennent par le dehors. Quoique les peines infligées de Dieu soient les plus étranges de toutes et qu’elles passent les expressions, elle se supportent pourtant, parce que l’âme y est soutenue d’une main invisible et qu’elle est dans l’ordre et dans la disposition divine qui, la tenant dans la situation où Dieu la veut, la tient dans la paix, quoique pressée d’une douleur mortelle. Pour ce qui est de la peine qui vient ou de la crainte de faire quelque chose ou de la résistance à ce que Dieu veut, elle n’est peine que parce qu’elle tire l’âme de cet ordre et disposition divine, où elle est toujours dans un parfait repos. Cette peine, la faisant sortir de sa place, la trouble, rétrécit le cœur et ne lui laisse nul doute de sa résistance.

Cela ne m’arrive jamais par rapport à moi, - car mon Dieu m’est témoin que, quoiqu’Il puisse exiger de moi et en quelque état qu’Il me réduise, Il ne trouve pas même une répugnance, - mais par rapport aux autres. Lorsque l’on me dit de faire ou de ne faire pas, je me mets toujours en devoir d’obéir. Je me condamne aisément moi-même de tort ; [mais]1, en voulant me régler, je sors de mon abandon aveugle pour entrer dans la conduite de la raison. Dans ce moment, j’entre dans un état violent et Dieu, qui est le maître absolu chez moi, me fait encore plus faire les choses lorsque je crains de les faire, et ne me donne point de relâche. Cette peine, me mettant hors de Son ordre, m’ôte ce soutien foncier et caché qui se trouve dans les autres peines. Et la perte de la volonté qui rend ces autres [peines] douces, rend celle-ci plus insupportable car l’âme, n’ayant que la volonté de Dieu en libre usage et sortant [cependant] de Son ordre, on est comme si on se sentait arracher l’âme ; ce qui ne pouvant longtemps durer, elle est obligée de continuer, sans réflexion et quoi qu’il arrive, ce que l’on veut d’elle, ne pouvant supporter cet état, plus dur que la mort. Je prie Dieu que vous m’entendiez. Ce 19 juillet 1689.

1Ces crochets sont de Dutoit, ainsi que les autres de cette lettre.

      67A. [1.174] De Fénelon. 22 juillet 1689.

Je vous renvoie, madame,  vos deux lettres de M. le c[omt.e] de V[aux] et de M. G.

Pour M. le c[oMt.e] de V[aux]1, je crois qu’il suffit que vous lui mandiez, ou fassiez savoir, que vous verrez M. D. E.: il vaut mieux parler qu’écrire. Ce n’est pas que je me défie de lui : au contraire, plus je le connais et plus je l’estime. Mais il me semble qu’il vaut mieux s’expliquer de vive voix et avec tous les assaisonnements3 nécessaires. Pour les choses à dire, vous les savez mieux que moi. Mais on ne peut rien malgré M: s’il persiste de bonne foi, on lui déclarera qu’on veut au plus tôt conclure cela, ou autre chose. Pour cette affaire-là, c’est à lui à la rompre et à manquer, s’il le veut. Pour vous, continuez à lui renvoyer la décision5.

Pour M. G.6, je ne lui manderai[s] que les choses précisément nécessaires pour son besoin ; encore je les assaisonnerais avec précaution, pour empêcher qu’on ne vous fît des chicanes par des interprétations. Je crois néanmoins que vous pouvez vous ouvrir par un besoin pressant, si vous sentez intérieurement la bonne foi et la sûreté de cet homme7. Mais je lui dirais toujours les choses dans les temps les plus propres à éviter le scandale de son ami M. N. Ce 22 juillet.

 

1Dutoit ne considère pas ce « pour M. le C. de V. » comme le début d’une phrase, et sa ligne suivante « que vous vous verrez M. D. E. il » est obscure, mais les corrections de Masson sont probables. Les deux lettres avaient été remises à Fénelon par Mme Guyon dans l’entrevue qu’ils avaient eue le 22 juillet. Fénelon les lui retourne le même jour avec ce billet. [O].

2[O] met en doute l’interprétation selon laquelle E. désignerait « Eudoxe », c’est-à-dire Madame de Maintenon - sans pouvoir proposer une sautre interprétation.

3Assaisonnement : « manières agréables qui accompagnent ce qu’on dit ».

4Il s’agirait de Denis Huguet, conseiller au Parlement de Paris, tuteur honoraire des enfants Guyon, selon Orcibal, qui résume un factum de ce dernier confirmant les faits rapportés dans la Vie - dont le détachement de Madame Guyon par rapport à sa grande fortune : « …[M. Guyon] pria instamment ledit sieur Huguet (pour lors garçon et dans le dessein de garder le célibat) de prendre soin de ses enfants, ce qu’il lui promit […] » ; M. Huguet envoya à Madame Guyon, partie en Savoie, « une donation entre vifs toute dressée au profit de ses enfants, où elle ne se réservait que 20 000 livres et une pension viagère de 1800 livres. L’acte fut passé à Montargis et Anne de Troyes fut nommée tutrice de ses petits-enfants. Conformément au voeu qu’elle avait exprimé dans son testament du 5 novembre 1682, Huguet fut quatre jours après sa mort désigné par un avis des parents du 27 septembre 1683 comme tuteur honoraire avec le notaire Antoine Hureau pour tuteur onéraire : les biens à gérer se montaient à près de 600 000 livres [...] ».

5Mme Guyon préviendra Huguet qu’elle est absolument décidée à marier sa fille, mais qu’elle le laisse libre de refuser le comtede Vaux.

6Selon Orcibal, « Masson conjecture qu’il s’agit du prêtre de la Mission Guyfon, en précisant que celui-ci « n’est pas de ces gens qui veulent passer pour dévots [...] Il a été libertin, il l’avoue de bonne foi ». Mme Guyon nous paraît au contraire exclure cette identification. En revanche, M. N. pourrait être Nicole. »

      68. [1.175] À Fénelon. 23 juillet 1689.

On exécutera de point en point tout ce que vous dites pour M. de V[aux]. Pour M. G.1, il ne s’agit que de l’ouverture de l’intérieur qu’il goûte : il se trouve dans un pays nouveau à cause du goût de la présence de Dieu, qui lui a été communiqué,  et c’est de cette sorte qu’il se trouve lié à moi. Je le trouve fort droit, mais je n’ai rien au-dedans pour lui. Cependant j’ai une certaine facilité à éclaircir tout ce qu’il me demande, et d’une manière qui contente son esprit, en satisfaisant son cœur.

Je me suis souvenue tout à coup de ce que j’avais voulu vous dire de E.2 : c’est qu’elle trouve qu’il faudrait beaucoup travailler à corriger votre sécheresse, qu’elle croit être un obstacle à votre avancement. Je lui dis là-dessus ce que je pensais qui est : qu’en violentant votre naturel, vous le rendriez encore plus sec. Il n’y a que l’oraison et l’onction de la grâce qui le puisse corriger : à mesure que Jésus-Christ s’emparera de tout vous-même, Il vous communiquera la douceur foncière qui vient du cœur et non d’une contrainte extérieure. Votre naturel ne se corrigera que par la perte de toute répugnance, qui sont3 l’origine de cette sécheresse. L’âme abandonnée à Dieu Lui doit laisser le soin de tout ce qui la concerne ; et comme vous êtes appelé à la foi et à l’abandon le plus pur, vous êtes par conséquent appelé à l’entier oubli de vous-même, qui ne peut compatir avec l’attention pour vous corriger. L’âme, dans l’état d’abandon aveugle, ne doit plus se regarder, ni par réflexion, ni par attention à ses actions, pour se corriger de ses défauts. Elle doit laisser tout le soin de sa perfection même à Celui dans lequel elle se repose, étant unie à Lui par la volonté.

 Je pars pour la campagne après dîner. À mon retour, vous saurez ce que vous m’avez demandé4. Je crois que Dieu me donnera la facilité à cause de vous, pour mettre beaucoup en peu de mots5. Ce 23 juillet 1689.

 

1Selon Masson, il pourrait s’agir du missionnaire Guyfon, qui a été mêlé à l’affaire des filles du P. Vautier, v. [M], p. 220, note 2.

2Dans l’entrevue de la veille, le jour de la sainte Madeleine, à propos d’Eudoxe-Maintenon ?

3Il doit manquer un membre de phrase entre répugnance et qui.

4Dans l’entrevue de la veille.

5Ce « peu de mots » de Mme Guyon forme selon Masson la Lettre XCIV (D3.77), fort longue.

      68A. [1.176] De Fénelon. 26 juillet 1689.

Je vois bien, madame,  que, pour travailler à ce qu’on appelle ordinairement perfection, il faudrait me corriger de ma sécheresse ; mais je ne vois pas qu’elle cause en moi une résistance volontaire aux mouvements que Dieu me donne, et c’est ce qui me console dans mon imperfection.

 J’ai de deux sortes de sécheresse : l’intérieure par rapport à l’oraison et aux choses spirituelles, l’extérieure par rapport au commerce avec le prochain, Pour la sécheresse intérieure, je n’en suis pas en peine. Vous savez que c’est une épreuve donnée et non une imperfection volontaire : cette épreuve sert à éprouver la foi et à faire mourir à tout ce qui n’est pas Dieu. D’ailleurs je ne me la procure jamais volontairement. Au contraire, je lis avec plaisir ce que l’on me donne. Si on cessait de me donner des choses nouvelles, je relirais celles que j’ai déjà. Si je sentais du besoin, je demanderais secours. Mais, quand je suis en paix et que je ne sens aucun besoin, je ne demande rien et je me contente de recevoir avec plaisir ce que Dieu, qui connaît mon besoin quand je ne sais pas le connaître, m’envoie par vous. Il est vrai que, quand je reçois quelque instruction, je n’en ai point une joie sensible : c’est un acquiescement simple, quelquefois même froid et sec, mais doux, prompt, facile, paisible, et qui est du fond du cœur. Alors on pourrait se tromper sur ma disposition, car je crois avoir dit tout en disant oui. La brièveté des paroles ne me paraît point une sécheresse : au contraire, c’est la multitude des paroles qui me paraît affaiblir et dessécher le discours. Il faut pourtant convenir que mon intérieur est fort sec, mais je ne crois pas entretenir cette sécheresse, ni par indocilité aux avis que vous me donnez, ni par résistance aux mouvements intérieurs, ni par dédain pour les petites choses : au contraire, je goûte la simplicité et l’enfance, plus qu’il ne paraît. Mon air est grave et sec, mais jamais assez à fuir l’enfancea. Pour les choses de la voie intérieure, dont il est question, j’y entre sans peine. Et il y a bien des choses, sur lesquelles on veut me préparer de loin de peur de me scandaliser, dont j’avais déjà les principes dans la tête avant qu’on me les dît, en sorte qu’après les avoir écoutées, je n’en parais pas fort touché : c’est que je les approuve simplement. S’il fallait par complaisance s’étendre davantage en paroles pour témoigner mon approbation, ma sécheresse naturelle et extérieure me rendrait cette pratique pénible. Mais je suis sûr que ce n’est pas là ce que vous voulez. J’agis naturellement.

Pour revenir à vous, je goûte tout ce que vous me donnez sur la voie en général, et sur mes besoins en particulier. Quand je reçois de vous quelque nouvelle instruction, j’en suis ravi, moins par le sentiment de mon besoin que par la persuasion que Dieu m’en avertit par vous et par vous me donne mon pain quotidien. C’est même un état de grande enfance, car je ne puis ni demander mes besoins, ni les connaître : je les crois, quand on me les dit. Je crois que ce que l’on me ferait pour me ranimer ne me conduirait pas, car Dieu veut que je meure peu à peu de langueur, et il ne faut pas retarder cette opération détruisante. D’ailleurs je crois qu’Il n’est jamais tantb en moi que quand Il y est caché plus profondément. Sitôt qu’Il me donne quelque goût sensible, je m’y abandonne sans réserve. Hors de là, il n’y a qu’à laisser dessécher mon âme jusqu’à l’agonie. Je n’ai d’ordinaire dans l’intérieur ni peine ni consolation vive. Tous mes sentiments sont émoussés. J’ai seulement une langueur qui est semblable aux fièvres lentes. En cet état, on maigrit tous les jours : rien ne fait un grand mal, mais aussi rien ne plaît. Je ne puis presque faire oraison qu’en me promenant à pied ou en carrosse. Sitôt que je suis fixé dans une place, mon imagination et mes sens sont en grande inquiétude.

 Je suis néanmoins persuadé que ma sécheresse extérieure est beaucoup plus grande que l’intérieure. À mesure que le goût sensible s’est retiré et que la foi s’est desséchée, mes répugnances, qui sont naturellement bien plus fortes que mes désirs, ont pris une vivacité qui m’entraîne: je décide avec hauteur, je fais sentir je ne sais quoi de dédaigneux pour tout ce qui me déplaît, je souffre impatiemment la contradiction, je suis quelquefois prêt à bouder comme un enfant si la honte ne me retenait, je ne puis même cacher sur mon visage mon émotion. Jugez combien cette expérience me confond et me convainc de mon impuissance. Ma sagesse et ma vanité en souffrent dans le moment, mais je n’y fais aucune réflexion de suite, au lieu qu’autrefois mon amour propre était des mois entiers à se faire des reproches cuisants sur les moindres fautes. Je crois que Dieu me laissera encore longtemps cette sécheresse, qui me fait faire tant de fautes envers le prochain, tantôt par des paroles dures, tantôt par un silence dédaigneux, ou par les omissions sur les honnêtetés nécessaires envers les amis que j’aime davantage. Tout cela m’est bon car tout cela me démonte : j’ai besoin que Dieu me refonde et rejette en moule. Il me serait commode de pouvoir travailler par des efforts contre cette sécheresse, si enracinée par l’habitude et par le tempérament : car les humiliations que mes fautes me causent, me crucifient plus que la violence, nécessaire pour me vaincre, [ne] me ferait de peine dans un état semblable à mes états passés où la ferveur me soutenait. Mais, comme je ne saurais maintenant me préparer contre ces occasions, elles me trouvent bien moins sur mes gardes. Cependant je ne crois pas devoir chercher une attention active et forcée pour me soutenir. Je ne pourrais, sans sortir de mon attrait, réveiller par moi-même cette attention : il me suffit de la suivre toutes les fois que Dieu me la donne. Une attention propre et artificielle serait une infidélité plus grande, quoique plus cachée, que les fautes extérieures d’humeur dont les autres sont mal édifiés. Quand je suis seul, je ne suis jamais ni sec, ni triste, ni ennuyé. Il n’y a que l’assujettissement à autrui et le dérangement qui effarouche mes répugnances. Il y a quelques personnes, avec lesquelles j’ai un badinage de petit enfant, mais la plupart des gens me lassent bientôt.

J’ai lu avec plaisir et édification la lettre que vous m’avez confiée. Elle est très belle2 : vous pouvez croire que j’en suis persuadé, car je suis, par ma sécheresse, bien éloigné d’exagérer et d’admirer. Je vois que les lumières disparaissent et que la pure foi règne. Mais peut-on déjà avoir passé par la mort, comme il le dit, lorsqu’il y a si peu de temps qu’on a outrepassé les lumières distinctes, incompatibles avec la foi entièrement nue ? Ces lumières ne sont-elles pas une possession, contraire au dénuement total qui opère la mort ? Vous savez mieux que moi jusqu’à quel point Dieu me donne tout à vous sans réserve. Ce 26 juillet.

 

aConjecture de Dutoit : « à faire l’enfant ».

bCorrection de Masson. Dutoit donne « tout ».

1« Ces défauts (de sécheresse) augmentent souvent (loin de diminuer) lorsque la mort s’empare du fond, car cette mort impitoyable éteint et détruit dans le fond tout ce qui s’oppose à l’entière destruction du sujet auquel elle s’attache » (Lettre D 3.77).  La même idée en termes plus explicites se retrouve dans une lettre à Chevreuse du 11 septembre 1694 : « au reste ne vous étonnez pas de vos défauts, ce ne sont point de nouveaux défauts qui paraissent, ils étaient dans le fond,  mais comme ils étaient connus par la raison et une vigueur vertueuse, vous ne les aperceviez pas, mais comme il faut perdre et raison et vigueur de vertu, ces défauts paraissent à nu : alors on se connaît véritablement. De plus le Maître exprime l’éponge du dedans et la saleté paraît au-dehors : c’est le meilleur. Vous perdrez aussi cette paix goûtée … » [O].

2Nous ne savons pas de quelle lettre il s’agit. Nous pensons à la lettre de Bertot que nous avons éditée sous le n° 61 de ce volume, dont une copie fut retrouvée dans le fonds Fénelon par J.-L. Goré.

          69. [1.177]  À Fénelon. 27 juillet 1689.

Comme j’ai fait voir dans les écrits que j’ai faits pour vous, selon l’ordre que vous m’en avez donné, que la perfection se doit acquérir selon l’état de l’âme, celui qui est beaucoup actif, doit y travailler activement, et celui qui est simple simplement : aussi, celui qui est passif, y doit travailler passivement, en se laissant totalement à Dieu qui saura bien le corriger des fautes et des propriétés qui lui déplaisent et lui laisser les défauts qui sont les plus propres à le faire mourir, et par conséquent à l’affranchir de toute propriété.

La sécheresse est une imperfection qui est hors de vous, qui vient plus de votre tempérament et de la disposition de votre corps que de toute autre chose : c’est pourquoi elle ne peut être causée ni par la propriété, ni par la résistance, n’y ayant point là de volonté. Ces défauts (de sécheresse) augmentent souvent (loin de diminuer) lorsque la mort s’empare du fond, car cette mort impitoyable éteint et détruit dans le fond tout ce qui s’oppose à l’entière destruction du sujet auquel elle s’attache.

C’est avec raison que vous n ’êtes pas en peine de la sécheresse intérieure puisqu’elle fait tous les effets que vous marquez et que, par-dessus cela, elle conserve dans le plus fort de son aridité un germe de fraîcheur et de fécondité, souvent plus grand que celui qui se trouve dans les personnes sensibles. Comme nous voyons une terre, brûlée au-dehors par les rayons du soleil, conserver dans son sein une fraîcheur toujours égale parce qu’elle y porte quantité de sources qui, en l’arrosant continuellement par-dedans et d’une manière cachée aux yeux des hommes, lui donnent la fécondité, quoiqu’elle paraisse au-dehors toute desséchée, il en est de même de la foi. Les grâces sensibles sont comme de la pluie qui, arrosant la superficie d’une terre, lui fait produire quelque verdure mais ne lui laisse pas la fécondité de la première.

Votre âme est comme cette première terre, qui paraît au-dehors toute desséchée et au-dedans est pleine des eaux pures et vives de la grâce et d’un germe d’immortalité. Ce germe vivant et vivifiant est l’union de votre volonté à celle de Dieu et l’abandon total de tout vous-même entre Ses mains.Ce germe est vivant puisque c’est la plus forte preuve qu’une âme est vivante dans la plus étrange mort : la conformité au vouloir divin est une marque que cette âme est bien ordonnée dans la disposition divine, ce qui est une preuve infaillible qu’elle est dans la grâce de Dieu. Car qu’est-ce que d’être dans la grâce de Dieu, sinon d’être dans la soumission à la volonté et dans la place où Il vous veut, au lieu que le péché mortel qui nous prive de Sa grâce, nous retire de cet ordre et disposition divine et de cette soumission à la volonté de Dieu, nous mettant dans la révolte ? Ce germe est aussi vivifiant, puisqu’il conserve l’immortalité, qui est un je ne sais quoi de foncier qui donne la vie à tout ce que l’on fait : car l’âme languissante et mourante n’agit et n’opère que par l’amour de la volonté divine, quoique cachée, qui fait que son oraison est vivante, bien qu’elle paraisse stérile et inféconde.

La faiblesse que vous vous procureriez vous serait nuisible, non seulement parce qu’elle serait de votre choix (ce qui est opposé à votre état), mais de plus parce qu’étant un fruit de votre volonté, et non de la volonté de Dieu, elle dessécherait peu à peu le germe dont nous venons de parler.Votre docilité est charmante et une forte preuve de l’opération de Dieu en vous. Je crois que c’est assez la conduite que Dieu veut que vous teniez dans votre état éteint et languissant, de ne vous procurer les choses que selon la pensée ou le mouvement que Dieu vous en donne, comme aussi de les recevoir quand Il vous les envoie.

Je crois que c’est pour ne vous point tirer de cet état et seulement pour vous fournir l’aliment qu’Il veut que vous ayez, qu’Il me donne tant pour vous. Comme de moi-même je n’ai nulle activité pour le prochain, s’Il ne me réveillait pas incessamment pour vous, je vous oublierais comme tout le reste ! C’est Lui, ainsi que je l’ai éprouvé depuis quelques années, qui me donne un réveil pour les personnes qu’Il veut que j’aide1 et ce réveil est accompagné d’une tendresse foncière, qui est comme le véhicule qui pousse et fait agir une chose inanimée.

J’ai éprouvé que l’on ne me donne rien pour les âmes empressées et désireuses : au contraire, je ne leur réponds que rarement. Mais pour les enfants comme vous, l’on veut que je leur donne du pain frais. Et plus sont-ils morts à toute sorte d’envie et d’empressement, plus a-t-on de mouvement à leur égard. Ce mouvement qui paraît vie et l’est en effet, n’est pas un mouvement vivant par la nature, mais un mouvement que Dieu, devenu le principe de l’âme, opère. Il est plus puissant, plus fort et plus efficace que ceux de la nature. Il vient du fond où réside cette vie divine, et non des sens qui n’ont nulle part à ces choses. Cette tendresse, si l’on peut se servir de ce mot, fait que l’âme embrasse de tout elle-même ce qui lui est donné, je veux dire la personne qui lui est confiée. Et on la presse de lui donner les besoins, comme une mère se sent pressée par la tendresse de donner à son fils la nourriture dont il a besoin.

Je ne crois pas que vous deviez vous gêner (surtout avec les personnes, qui vous doivent connaître), pour approuver ou n’approuver pas. Mais je ne crois pas non plus que, par une pratique vertueuse, vous deviez vous éteindre en mille choses, ce qui n’est pas de votre grâce : car, si votre état intérieur pouvait compatir avec aucune pratique (ce qui n’est pas]), ce serait avec celle de vous réveiller plutôt que de vous éteindre. Mais, comme l’on ne veut point de votre travail, laissez-vous tel que vous êtes, ne lisez pas ce que vous ne goûtez point : il ne le faut pas faire. Je vous donnerai pourtant un jour Job2, car il y a bien des choses qui vous conviennent ; et, étant mystique de lui-même, l’allégorie lui est inutile3. La docilité que vous avez à croire ce que l’on vous dit, enferme toute pratique, vous dispose pour tout, et elle empêche les résistances qui arrêtent l’effet de la grâce.

Il est vrai que (pratiquant de vous éteindre) vous mourriez peu à peu de langueur ; mais cela n’est point une raison pour ne devoir pas être et animé et vivifié si vous avez besoin de l’être. À mesure que votre sécheresse paraît plus au-dehors, le principe vivant qui se conserve même dans la mort s’enfonce au-dedans.  Mais, sans ce principe vivant, une personne qui serait (d’ailleurs) desséchée et languissante serait dans la froideur naturelle au pécheur. Ce qui fait que (pour éviter cet inconvénient), tant qu’il reste de l’activité naturelle dans une âme dont le tempérament est froid et languissant, on la porte au réveil, afin de nourrir au-dedans de soi ce principe vivifiant et de le fortifier assez pour qu’il subsiste vivant malgré l’extrême langueur où le dehors est réduit.

Mais, comme l’on ne veut de vous d’autre action que celle de recevoir ce que l’on vous donne et de vous laisser détruire, selon toute l’étendue des desseins de Dieu, on ne veut aussi de vous que l’acquiescement et la docilité que Dieu vous donne, pour ne rien ajouter ni ôter à ce que Dieu fait en vous. Vos sentiments sont beaucoup détruits : c’est ce qui fait que vous ne sauriez être trop passif.

Je crois que vous ne devez point vous gêner pour l’oraison. Il ne la faut pas faire trop longue de suite (cela vous nuirait à l’intérieur et à la santé), mais par reprise, comme un enfant qui n’est pas capable d’une longue et forte application [et] qui fait, comme en badinant et en jouant, ce que l’on veut de lui. Tous les effets que vous ressentez et qui sont causés par le réveil des répugnances, viennent à mesure que l’intérieur se dessèche : cela augmentera, loin de diminuer. Et c’est par toutes ces choses, qui paraissent défectueuses au-dehors, qu’elles se détruiront elles-mêmes, mais après en avoir été bien exercé, et cela très longtemps. Car les sentiments se réveillent, selon le tempérament d’un chacun : dans les uns, plus les désirs que les répugnances, et dans les autres, plus les répugnances que les désirs. Ces défauts extérieurs vous apetisseront4 note beaucoup, et vous ôteront quantité d’appuis secrets.

Ce qui est le plus difficile en cet état, c’est de conserver ce que l’on doit aux autres pour ne les pas trop peiner. Je crois que vous suppléez au défaut de votre naturel par votre honnêteté, et quelque chose qui raccommode dans leur cœur les plaies que vous pourriez y avoir faites.

La confusion que l’on ressent est la plus forte preuve de l’amour propre. J’ai éprouvé autrefois que le souvenir d’une chose que j’avais faite me couvrait, étant seule, d’une rougeur ; mais la mort détruit tout cela. Il est très vrai que la violence que l’on se fait pour se vaincre est infiniment plus facile que celle de se supporter dans des défauts extérieurs qui, paraissant aux yeux de tous, causent beaucoup d’humiliation, et où cependant il faut bien se donner de garde d’y mettre la main par nous-mêmes, puisqu’ils sont comme un préservatif, qui empêche la corruption de l’orgueil. On ne saurait croire combien ces défauts sont utiles. Quoique cela soit de la sorte, les vouloir entretenir ou ne les vouloir pas changer dans le moment, lorsque l’on en a la vue, serait mal fait et se méprendre. Je sais que vous ne le faites pas. Je vois que Dieu vous donne tous les principes de la pure vertu et vous met dans la vérité simple, qui croit d’autant plus chez vous que les lumières et les goûts s’évanouissent.

Pour ce qui regarde la personne dont vous avez eu la lettre5, il a été assez de temps dans un état de foi dépourvu de lumière et exercé d’une étrange sorte, car il y a peu d’âmes que Dieu ait exercées aussi fortement que celle-là. Mais, comme sa première voie avait été de lumière, Dieu en ses derniers temps a permis qu’il ait été exercé par de fausses lueurs et tantôt par des lumières véritables, afin que la fausseté des unes et la vérité des autres le tinssent comme en l’air et lui fissent perdre un goût caché dans ce qui est certain, et aussi l’appui dans la vérité de la foi qui lui avait été découverte. Comme cela a été accompagné d’exercices étranges au-dehors et au-dedans, et d’une démission entière qui l’a exercé longtemps par l’indifférence à croire et ne croire pas, et par la privation des lumières (ce qui lui paraît un très bon état et plus sûr), il a ensuite été exercé par le retour de ces lumières et par leur importunité; et cela même a aidé à la mort. Mais, comme à présent cela lui serait nuisible, lorsqu’il forme des espèces, on les lui ôte pour le mettre de nouveau dans l’état du rien et du néant, où toutes alternatives et vicissitudes se perdent pour toujours dans l’immobilité divine6.

J’ai beaucoup goûté votre lettre7 : elle m’a réveillé un certain goût secret que j’ai ordinairement pour votre âme, lorsque je pense à vous, que je n’ai de même pour nul autre, et qui m’est un témoignage qu’elle est comme Dieu la veut. Vous ai-je dit qu’il y a huit jours que vous me fûtes donné en songe, sous la figure d’un bassin de glace ? Tout autour c’était une glace pure et dure comme du cristal, et le milieu était une eau pure et profonde, mais elle était retenue par ces glaces, qui l’empêchaient de s’épancher au-dehors. Quelques personnes admiraient le présent qui m’avait été fait : quelques-uns l’estimaient mille écus, et d’autres douze mille livres ! Je fus certifiée que c’était la figure de ce que vous êtes à présent : une eau vivante et profonde, quoique toute entourée de glace. Mais cette eau ne se communiquera au-dehors que par la rupture de cette belle glace, ce qui paraîtra aux yeux peu éclairés une fort grande perte. Ce 27 juillet 16898.

 

1Sur ces « réveils » de Mme Guyon pour Fénelon, v. Vie 3.10.1 : « Cela était souvent en sorte que je ne pouvais parler et je me tirais à l’écart pour me laisser posséder à Dieu et Le laisser opérer en moi pour lui tout ce qu’Il voulait. Il y avait des moments où l’on me réveillait avec une promptitude extrême, et je le trouvais tout prêt à recevoir, alors il recevait ; mais quelquefois je sentais cet écoulement comme suspendu, et j’éprouvais qu’il était alors mis en sécheresse. »

2Elle le lui donnera en effet plus tard ; voir Lettre D5.56.

3Sur le peu de goût de Fénelon pour les commentaires allégoriques de la Bible, voir Lettre D5.13.

4Rendre plus petit.

5Voir Lettre précédente.

6« Quand nous n’avons plus aucune volonté pour le temps, nous entrons dans celle de Dieu, et nous devenons en quelque sorte, comme lui, immobiles et éternels » (Fénelon, Lettre à Mme de Maintenon du 1er janvier 1693).

7La lettre précédente.

8Cette lettre est à la fois une réponse à la lettre précédente et l’exposé promis au lendemain de l’entrevue ; voir Lettre de 23 juillet.

      70. [1.178] À Fénelon. Fin juillet ou début août 1689.

La purification doit toujours être conforme à l’état de l’homme. Lorsqu’il est beaucoup actif, il faut qu’il soit purifié plus activement ; et, à mesure que sa disposition devient simple, il faut que sa purification la devienne, de sorte que tout ce qui sert à purifier une âme multipliée, salirait celle qui est devenue déjà simple. La manière dont on en use après les fautes, salit souvent plus que la faute. Lorsque Dieu devient le principe de l’âme, Il la purifie Lui-même, et Il ne veut pas qu’elle soit si hardie que d’y mettre la main. Il faut être passif dans la conduite comme on l’est dans l’état.

Vous avez agi par votre sagesse, et vous avez bien fait, parce qu’étant alors tout à fait maître de vous-même, il fallait agir en homme raisonnable. À présent que Dieu est plus maître chez vous, il faut agir par abandon et suivre sans hésiter le premier mouvement, lorsqu’il est subi et comme tout naturel, car il y a de certains mouvements qui sont précédés et accompagnés d’émotions : ils ne sont pas de ces premiers mouvements dont je parle, puisque l’on sent bien qu’ils ont un principe vicieux. Mais, lorsqu’en suivant simplement ce mouvement, il vient des pensées de complaisance, il faut les laisser passer, car elles ne sont ordinairement causées que par un effet de la malice du démon qui veut par là empêcher l’âme de les suivre, la brouillant par la crainte qu’ils ne soient imparfaits. Mais, lorsqu’elle est fidèle à agir sans réflexion, tout cela tombe de soi-même ; et cette malignité, qui accompagne ordinairement nos meilleures actions, lorsqu’on les fait avec application, se perd par cette conduite, et l’innocence est mise en la place.

Il ne faut pas craindre de faire en cela de fausses démarches, car la sagesse de Dieu en cela ne nous manque pas et ce qui paraîtrait gâté à notre vue, est très bien fait selon Dieu. Et l’on voit dans la suite que l’on a fait ce que l’on pouvait et devait faire. Il est d’une extrême conséquence que vous en usiez de la sorte : vous ne vous méprendrez pas, et vous ferez immanquablement ce que Dieu veut de vous1.

1Cette lettre répond à une lettre perdue de Fénelon. Elle est vraisemblablement des derniers jours de juillet ou des premiers d’août. [M].

      71. [1.179] À Fénelon. Début août 1689.

Il y a en moi deux états, qui n’en composent cependant qu’un : l’essentiel qui est toujours une foi nue, pure, ou plutôt un anéantissement total qui exclut toute distinction, tout ce qui est et subsiste, en quelque chose que ce soit, tout aperçu, tout ce qui se peut dire et nommer, l’âme subsistant en Dieu en pure perte, ou plutôt en total anéantissement. Il y a aussi un état accidentel qui est ce que j’éprouve pour les autres, qui me fait goûter et connaître leur état et tout ce qui les concerne, ce qui donne des distinctions, songes, connaissances, etc. ; mais cela est séparé du fond immobile et n’a nul rapport avec lui, de sorte que ces connaissances ne sont point des lumières et illustrations qui donnent une disposition particulière à l’âme, comme celles qui sont reçues dans les états inférieurs qui, faisant une constitution à l’âme, l’altèrent et l’arrêtent, parce que cela la tire de sa générale nudité.

Le don d’aider aux âmes sans paroles et en pure communication intime est des plus rares et des plus purs, et où la créature a moins de part ; et Dieu ne le donne que pour des âmes qu’il destine à un don singulier de nudité de foi, et à ne point agir par l’entremise des sens et des organes. On a voulu que je vous dise cela, et ce passage d’Isaïe : Celui qui était étranger de moi sera joint à moi, celui que tu ne connaissais pas, etc.

- Dutoit, t. III, Lettre CXXIII, p.541-542 - Masson, Lettre XCVI, p.236-237.

      71A. [1.180] De Fénelon. 11 août 1689.

Je comprends et je goûte, Madame, beaucoup de choses dans ce dernier écrit, que vous avez la bonté de m’envoyer sur les divers états de la voie et de la pure foi1. Agréez que je vous dise ce que j’en entends et ce que j’aurais besoin d’en entendre plus distinctement.

Pour l’état d’une âme que Dieu tire du péché et qu’il avertit par les sentiments ordinaires de pénitence, je ne le compte point2, parce qu’il n’a rien de particulier par rapport à la voie dont nous parlons, et qu’il est commun à toutes les voies différentes de grâce.

Le premier degré qui commence à distinguer cette voie est donc le recueillement et l’oraison simple, où l’on se sent attiré à mortifier les sens extérieurs, mais d’une manière active, quoique moins multipliée3, c’est-à-dire que dans ce degré il y a trois circonstances : une oraison moins multipliée, une mort qui se répand dans les sens extérieurs, enfin une activité par laquelle on tend à cette simplicité et à cette mort des sens extérieurs.

Le second degré est celui de la foi passive4, où Dieu ôte peu à peu les goûts sensibles, en sorte qu’on perd peu à peu les sentiments intérieurs, comme on perdait dans le degré précédent les extérieurs, mais avec cette différence, que dans le degré précédent on mourait par effort et par vue active aux sens extérieurs, et que, dans ce second degré, on meurt au goût et aux sentiments intérieurs d’une manière qui commence à être passive, c’est-à-dire qu’au lieu que dans l’autre degré, par un goût intérieur qui était sensible, on agissait avec force sur soi-même pour mortifier ses sens, dans le second degré, on laisse l’Esprit de grâce amortir peu à peu les goûts sensibles et intérieurs qu’on avait eus jusqu’alors pour les vertus.

Le troisième degré est un dépouillement universel5, qui se fait peu à peu des dons aperçus. Comme le degré précédent avait déjà ôté les dons sensibles et intérieurs, ainsi dans ce troisième degré la foi qui commençait déjà à être sèche et dépourvue des goûts sensibles, devient peu à peu nue, en sorte qu’elle parvient enfin à n’avoir plus rien qui se fasse apercevoir à l’âme. Tandis que l’âme aperçoit sa foi, quoique sèche, et son abandon, - quoiqu’elle ne goûte rien de sensible ni dans les sens extérieurs, ni même dans l’intérieur, - elle se soutient par la vue des dons qu’elle aperçoit : plus ils sont purifiés du sensible, plus ils donnent à l’âme, malgré leur sécheresse, la confiance qui la peut soutenir, car elle se rend ce témoignage que ces dons pour être plus secs n’en sont que plus purs. Il faut donc un plus profond dépouillement pour l’arracher à elle-même et pour lui ôter sa propre vie : c’est ce que Dieu fait en lui ôtant peu à peu dans ce troisième degré tout son aperçu, comme Il lui avait ôté dans le second tout son sentiment intérieur.

Le quatrième degré est celui de la mort6 : il consiste dans une entière extinction de toute répugnance à tous les divers moyens dont Dieu se sert pour désapproprier l’âme d’elle-même . En cet état, l’âme, qui avait été jusqu’alors, pendant le degré de nudité, dans les douleurs de l’agonie par les derniers dépouillements qu’elle avait soufferts, expire enfin, c’est-à-dire qu’elle cesse à7 répugner à tout ce que Dieu veut en elle : dès ce moment, elle est comme un corps mort, insensible à tout, qui ne résiste à rien et que rien n’offense.

Le cinquième état est celui de résurrection8, où Dieu rend peu à peu à l’âme, et avec une alternative de vie et de mort, tout ce qu’Il lui avait ôté dans le troisième degré, qui est celui de la nudité, c’est-à-dire que Dieu, après avoir peu à peu arraché à l’âme tout son senti ou aperçu, après l’avoir mise dans l’entière cessation de toute action propre pour la désapproprier9 de son mouvement naturel et propre, lui rend en passiveté tout ce qu’elle avait autrefois dans son activité. Au lieu qu’avant la mort et le dénuement, elle agissait par elle-même pour le reste, alors elle ne fait plus que laisser faire à Dieu tout ce qu’Il veut en elle.  Mais, comme la mort mystique n’opère dans cette âme qu’une extinction de toutes répugnances à tous les divers moyens dont Dieu peut se servir pour la désapproprier d’elle-même, et qu’en cet état elle n’a fait que cesser d’agir d’une action propre, et pour recevoir passivement toutes les impressions de Dieu,  il reste encore, pour une entière désappropriation, à la faire agir d’une manière purement passive. Pour entendre ceci, il faut se représenter qu’il y a dans l’état passif, comme dans l’actif, l’agir et le pâtir : on agit activement quand on agit par sa propre action ; on pâtit activement quand on reçoit quelque impression par un consentement fait avec propriété ; de même, on agit passivement quand on agit par une action qu’on ne se donne point à soi-même, et qu’on reçoit de l’impression de Dieu; on pâtit aussi passivement quand on ne fait simplement que céder à quelque impression divine qui ne porte à aucune action. Cela posé, je dis qu’il me semble qu’après que l’âme, par le dénuement  et par la mort, a perdu toutes répugnances aux impressions de Dieu pour se désapproprier d’elle-même, - et qu’ainsi elle est demeurée paisible, immobile, indifférente, patiente dans cet état passif, - iI reste encore une dernière chose pour mettre le comble à sa passiveté, qui est qu’elle devienne passivement active, c’est-à-dire qu’elle soit aussi souple à toutes les actions que Dieu lui donnera, qu’elle a été jusqu’alors souple à toute inaction, à toute privation, à toute la suspension ou toute la souffrance où Dieu l’a mise jusqu’à la mort. Ainsi ce cinquième degré de résurrection est un degré où l’âme souffre encore pour achever de se purifier et de se désapproprier d’elle-même par l’action, comme elle s’était désappropriée auparavant par la non-action.

Le sixième et dernier état est celui où l’âme, ayant achevé de ressusciter et de recevoir la vie divine en la place de la vie propre, se trouve anéantie et transformée10 : elle est alors anéantie, parce qu’il ne lui reste plus rien de sa volonté propre, ni pour agir ni pour pâtir ; elle est transformée, parce que la vie et la volonté de Dieu sont en la place de la sienne propre. C’est l’état de saint Paul, qui vivait, mais ce n’était plus lui : c’était Jésus-Christ, vivant dans sa volonté morte à tout11. Alors l’âme, - qui avait demeuré si longtemps à mourir avec tant de douleur à sa propre action, et qui ensuite avait encore demeuré si longtemps à mourir à son inaction et à reprendre l’action rendue sans propriété, - commence à agir et à pâtir indifféremment sans aucune peine, selon que l’un ou l’autre a lieu en chaque occasion. Elle n’a plus rien à souffrir pour elle-même, parce qu’elle n’a plus ni propriété ni répugnance : il ne lui reste à souffrir que pour la lenteur des âmes qui lui sont données12, et qui ne veulent et ne peuvent encore seconder toute l’activité divine qu’elle reçoit pour de tels enfants.

Le sixième degré d’anéantissement, ou transformation13, est le dernier, après lequel il ne reste plus que la gloire des bienheureux. Mais on avance à l’infini dans ce degré à mesure que l’âme, se délaissant davantage au mouvement divin, s’élargit aussi d’avance pour recevoir en plus grande abondance le même mouvement. Il n’y a que cet état où l’on soit parfaitement à Dieu, parce que, dans le passage de la mort à la transformation qu’on nomme la résurrection, et qui est le cinquième, l’âme n’est pas encore désappropriée : quoique dans la mort il ne lui reste plus de répugnance pour tout ce que Dieu fait, Lui seul, en elle, il lui reste encore quelque défaut de souplesse pour tout ce que Dieu voudra en elle et par elle. Mais, quand toute propriété active et passive est détruite par la résurrection consommée, alors cet état devient une transformation, en sorte que l’âme n’aperçoit et ne trouve plus vouloir d’autre volonté que celle de Dieu : Dieu devient l’âme de cette âme, elle n’a qu’à agir naturellement, et elle se trouve arrêtée avec douleur toutes les fois qu’on lui veut faire vouloir ce que Dieu ne veut pas. Mandez-moi, si j’ai bien compris votre écrit.

Il me reste deux difficultés : l’une sur la désappropriation de la volonté, l’autre sur les ténèbres de la foi.

Pour la désappropriation de la volonté, je ne la puis croire entièrement parfaite au moment de la mort mystique. Voici mes raisons. L’âme a encore besoin d’être purifiée dans sa résurrection14 ; or est-il que purifier, c’est ôter quelque impureté ; l’âme n’a rien d’impur que la propriété volontaire ; je dis la propriété volontaire, car il n’y a plus de vraie propriété où il n’y a plus d’aucune volonté propre15 ; il faut donc qu’il reste, après ce qu’on appelle la mort, quelque reste de la volonté propre, qui souille encore un peu l’âme et qui a besoin d’être purifié : c’est ce que vous nommez rouille, mais c’est une comparaison qui, quoique bonne, ne montre pas exactement la nature de cette impureté. L’âme, étant un pur esprit, n’a point de rouille16, mais elle a un reste d’attachement à elle-même que nous appelons propriété, et qui la ternit comme la rouille ternit les corps. Je ne puis rien comprendre d’impur dans l’âme que ce qui est volontaire et de propriété : je conclus donc qu’aussitôt que l’âme sort d’elle-même, elle entre immédiatement en Dieu. Je dis bien davantage, car je soutiens qu’elle ne peut sortir d’elle qu’autant qu’elle entre dans Dieu, et qu’elle n’achève de sortir d’elle que quand elle achève de se perdre en Dieu. Quoique l’ouvrage de la grâce paraisse toujours commencer par le dépouillement et par la privation, et que la possession ne vienne qu’ensuite, iI est pourtant vrai dans le fond qu’on ne se vide de soi qu’à mesure qu’on se remplit de Dieu. Ce n’est pas le vide de l’âme qui attire la plénitude de Dieu, car comment se viderait-elle seule si Dieu même n’y était pas pour la vider ? Mais c’est la plénitude de Dieu, qui, entrant, se fait faire place à la plénitude. Ainsi le cœur n’est jamais un instant vide : Dieu Se l’ouvre Lui-même, en poussant au-dehors l’amour propre qui remplissait l’espace17. Être  en Dieu, c’est être entièrement désapproprié de sa volonté, et ne vouloir plus que par le mouvement purement divin : c’est ce qui n’arrive à l’âme que par l’anéantissement, transformation et résurrection consommée.

Ma seconde difficulté est sur les ténèbres de la foi18. La foi ne consiste point à ne rien voir du tout ; il y aurait de l’impiété à le croire, car il faut bien se garder de confondre la foi avec le mouvement aveugle des fantasques ou faux inspirés. L’obéissance de la foi est raisonnable selon saint Paul19; et, comme [dit] saint Augustin, rien n’est si raisonnable que le sacrifice que nous faisons à Dieu de notre raison20. La foi est obscure, parce qu’elle nous fait soumettre par son autorité à croire et à faire les choses qui vont au-delà de toutes nos lumières naturelles ; mais, d’un autre côté, elle est très claire, puisqu’elle n’exige le sacrifice de notre raison qu’en faveur d’une autorité toute divine, qu’elle nous montre clairement, qui est au-dessus de notre raison même. Je ne crois pas l’Évangile parce qu’il est obscur ; au contraire, je surmonte son obscurité, qui est une raison pour ne pas croire, à cause de l’évidence des miracles et des prophéties qui me rendent clair ce qui est obscur dans les mystères21. Comprendre autrement la foi, c’est manifestement la renverser. Il faut donc que la foi, pour être vraie et pure foi, soit tout ensemble obscure et lumineuse par l’évidence de l’autorité divine que nous proposent ces mystères. Ne croire que ce que la raison comprend, ce n’est pas foi, c’est philosophie ; croire sans comprendre ni ce qu’on croit, ni pourquoi on croit, ni si c’est Dieu qu’on croit, ce n’est plus ni raison, ni foi, c’est fanatisme, c’est enthousiasme extravagant22. Voilà le principe fondamental non seulement de la foi, mais encore de toutes les démarches de la pure foi.

En quoi consiste donc cette conduite de la pure foi, qui va  toujours par le non-voir, comme disent le bienheureux Jean de la Croix et les autres ? Le voici : c’est que l’âme voyant clairement la vérité de l’Évangile et étant certaine que Dieu parle aux hommes, elle se laisse aller sans mesure23 et sans réflexion à l’impression de ces vérités. Sa conduite est tout ensemble raisonnable et obscure : raisonnable puisque la voie de la pure foi où elle marche, et qui n’est autre que la pure perfection de l’Évangile24, lui est certifiée par l’autorité de l’Évangile et par tous les principes de la sainte théologie.  - Je dis ceci parce qu’il est certain que les âmes intérieures doivent toujours soumettre, autant qu’elles sont libres, tous leurs attraits et toutes leurs expériences aux décisions de l’Église, leur Mère, qui est, selon la promesse de Jésus-Christ dans l’Évangile, plus assistée du Saint-Esprit pour décider sur la doctrine, que tous les saints les plus éclairés ensemble ne le seraient avec toutes leurs expériences intérieures : aussi les âmes les plus intérieures et les plus éprouvées dans la nuit de la foi ne cessent jamais d’avoir une entière certitude de leur voie, qui se réduit à la règle de la foi décidée par l’Église et à la simplicité de ses enfants pleins de soumission.- Cette conduite est en même temps obscure, parce que les choses proposées sont aussi incompréhensibles que l’autorité qui les propose est certaine; aussi tout se réduit à la définition que saint Paul donne de la foi : c’est une conviction des choses qui ne paraissent pas, voilà la certitude de l’autorité25. Des choses qui ne paraissent pas, voilà l’obscurité des mystères. Si je suis sûr d’un guide, je m’abandonne à lui dans un chemin que je ne connais pas : le chemin m’est obscur, le guide m’est clair. Le chemin de la foi est ténébreux et impénétrable, mais Dieu, qui est le guide, nous le rend clair par Son autorité : c’est pourquoi saint Paul dit : Je sais à qui je me confie26. Vous-même, dans l’état de la foi dénuée, dites tous les jours : « Je ne puis résister à Dieu. » Vous savez donc que c’est Dieu qui vous mène, quoique vous ne sachiez pas où est-ce qu’Il vous mènera27. Il n’y a donc jamais de foi qui n’ait effectivement sa certitude, mais c’est une certitude sur laquelle on ne peut pas toujours réfléchir. Dans le temps de la tentation, la certitude demeure, mais on ne saurait en faire usage pour se calmer. Elle demeure si bien qu’on ne voudrait pas pour un bonheur éternel sortir un moment de cet état, tant il est vrai que la conviction qui fait la foi, quoique enveloppée, demeure toujours inaltérable. Mais, comme je l’ai dit, Dieu ne permet pas alors qu’on puisse réfléchir expressément sur elle, pour se rendre témoignage à soi-même qu’on la possède : ce retour serait une propriété, qui empêcherait l’âme de se déprendre d’elle-même.

Remarquez encore la certitude de la voie ou la certitude de son propre salut28. Il n’est pas nécessaire qu’on ait toujours la certitude de son salut : au contraire, l’état de cette vie demande qu’on en soit privé, et l’état des âmes que Dieu veut perfectionner, demande que dans ce doute elles fassent sans réserve un sacrifice d’abandon sur leur éternité29. Il est donc vrai qu’il vient un temps où Dieu se cache30, où l’on ne sait si on L’aime ou si on En est aimé. On sait bien certainement en général que la voie est de Dieu, mais on ne sait pas si on la suit. Je comprends que Dieu pousse quelquefois jusqu’à certaines extrémités où l’on ne voit plus aucunes traces du chemin et où il faudra, quoi qu’on fasse, hasarder son éternité. Mais alors ce n’est pas l’indifférence de tomber dans l’illusion ou de n’y tomber pas, qui mène librement dans cet état de doute et de hasard : au contraire, on y est poussé violemment et involontairement par une puissance supérieure, qui ne laisse aucune relâche. Alors, quoi qu’on fasse et quelque parti qu’on prenne, on croit tout hasarder, on croira même que tout est perdu31. Mais remarquez qu’alors, quoi qu’on fasse, ce n’est pas l’âme qui quitte sa lumière, c’est la lumière qui la quitte tout à coup malgré elle, encore même laa lumière pure et véritable ne quitte jamais, car, comme nous le disions, si on lui proposait ce qui serait véritablement mal, sa conviction intérieure se réveillerait, elle dirait : j’aime mieux mourir que de résister à Dieu et de violer la loi. Dieu donc prend plaisir à l’embarrasser, pour la réduire à lui sacrifier son éternité tout entière.

Mais, dans cette agonie, elle tient toujours par le fond de la volonté à tout ce qui lui paraît le plus droit selon Dieu. Si elle ne peut plus suivre Dieu clairement à la piste, elle va du moins à tâtons le plus près qu’elle peut de Lui. Il y en a là assez pour trouver la certitude de la conscience dans cette droiture d’intention, pendant que d’un autre côté cette âme, faute de pouvoir réfléchir sur sa droiture d’intention et sur sa conviction certaine, ne laisse pas de se croire aussi perdue pour l’éternité que si elle avait abandonné toute droiture et toute règle de conscience. Mais en cet état même, tout ténébreux qu’il est, il y a une lumière simple et sans retour de l’âme sur elle, qui est plus pure, plus lumineuse, plus certifiante et plus chère à l’âme que toutes les consolations et toutes les certitudes sensibles des autres états : ce qui paraît par son horreur pour d’autres choses vraiment mauvaises. D’où je conclus que l’état de la pure foi n’exclut jamais la raison. II exclut bien la raison de propriété, c’est-à-dire cette sagesse par laquelle on est sage à soi-même, comme dit l’Écriture32. Il exclut cette sagesse intéressée, qui veut toujours s’assurer pour soi et se répondre à soi-même de son assurance, pour en jouir avec une pleine propriété. Mais il n’exclut jamais cette raison simple et sans réflexion sur elle-même, qui tend toujours à ce qu’elle aperçoit de plus droit. Ce n’est pas qu’elle y tende par des raisonnements multipliés et réfléchis : encore une fois, tout cela n’est pas la raison, mais l’imperfection de la raison même33.

Il s’ensuit de ces principes que la plus pure foi sans raisonnement est non seulement raisonnable, comme saint Paul nous l’assure, mais encore que c’est le comble de la raison parfaite. Dieu mettant dans les sens extérieurs et même intérieurs une violente tentation, qui semble rendre présentes et agréables les morts les plus horribles, en même temps l’âme, par sa simplicité et par la conduite de Dieu qui la veut cacher à elle-même, ne pouvant réfléchir sur son propre état pour apercevoir sa droiture et sa certitude de conscience,  elle marche avec une lumière très pure, sans pouvoir se dire à elle-même que c’est une lumière. Ainsi elle a toute la clarté et toute la certitude qu’il faut pour une conscience droite, et tout ce qu’elle fait est la plus pure raison : elle ne manque que de clarté réfléchie, que la nature voudrait avoir pour s’appuyer sur sa propre vertu par un mouvement de propriété. Ce 11 août.

 

On se reportera au commentaire très riche d’Orcibal que nous reprenons brièvement dans les notes qui suivent, ainsi qu’au Petit abrégé… (réédité en fac-similé : J.M. Guion, Les Opuscules Spirituels, Georg Olms Verlag, 1978 ; réédité modernisé, sous le titre : Le Moyen court et autres récits[…], M.-L. Gondal, Millon, 1995).

a même [que] laa : la restitution [que] de Masson ne s’impose pas ; v. les lettres de Fénelon du 16 avril 1689 (« encore même il me semble… ») et du 10 octobre 1689 (« encore même j’ai une chose… »).

1Le Petit abrégé de la Voie et de la Réunion de l’âme à Dieu (v. Les Opuscules Spirituels, op. cit., t. II, p. 315-348).   

2Le Petit Abrégé précise que « le premier degré est le retour à Dieu ». Fénelon « ne le comptant pas », ses numéros sont inférieurs d’une unité à ceux de Mme Guyon.

3Sa correspondante avait déjà employé ces termes dans sa lettre du 27 juin 1689 : « Dieu met quelquefois tout en acte dans une simplicité divine, sans que cette action trouble le repos parfait : c’est le repos en Dieu même, où l’âme est rendue active et multipliée sans être moins simple et nue, et cela en participation de la divinité : Dieu est simple et multiplié. »

4Abrégé : « Troisième degré : déchet d’activité et de forces par une passivité savoureuse; destruction des sentiments intérieurs ».

5Abrégé : «  Quatrième degré, de foi nue : double dépouillement, le douloureux et le languissant ».

6Abrégé : «  Cinquième degré, ou état de mort mystique. Cette mort est souffrante jusqu’à sa consommation ».

7Plusieurs verbes se construisaient alors avec à, et actuellement avec de.

8Abrégé : « Résurrection de l’âme ».

9Désappropriation, mot capital de la spiritualité de Mme Guyon et de Fénelon.

10Abrégé : « Fécondité de l’âme transformée ».

11Galates, 2, 20. Souvent cité par Madame Guyon.

12Abrégé : « Etat souffrant pour autrui ».

13Abrégé : « Sa transformation [de l’âme] et comment connue. Étendue  de l’âme transformée dans la volonté de Dieu ».

14C’est le cinquième degré de la voie dont il a été question un peu plus haut.

15Fénelon insiste sur le mot « volontaire » qui maintient la purification sur le plan du moralisme augustinien.

16« Mais après la mort, qui est aussi ce qui fait que l’âme sort d’elle-même, c’est-à-dire qu’elle perd toute propriété, quelle qu’elle soit [...] l’âme est bien sortie d’elle-même, mais elle n’est pas d’abord reçue en Dieu. Il lui reste encore un je ne sais quoi, un reste d’homme, une forme ; cela se perd. C’est une rouille qui est détruite par une peine générale, indistincte, qui ne regarde nuls moyens de mort, puisqu’ils sont tous outrepassés et finis, mais un défaut d’aisance, parce qu’étant chassé de chez soi, on n’est pas encore reçu dans l’Être  originel » (Abrégé, I, § V, p. 334 sq.).

17Ce brillant développement reprend une idée fameuse de saint Bonaventure : on ne possède pas Dieu, on est possédé de Lui.

18L’âme « éprouve aussi que, sans nulle lumière distincte et toute pleine de sécheresse, elle ne laisse pas d’être éclairée, car cet état est lumineux en lui-même, quoiqu’il soit si obscur par rapport à l’âme qui le possède… » (Abrégé, I § I et II, p. 320).

19Rom., 12, 1 : « Je vous supplie donc, mes frères, par la miséricorde de Dieu  […] de lui rendre un culte spirituel. » (Amelote).

20[…] Le principe que pose ici Fénelon se retrouve dans deux inédits du ms. Le Brun […] Le texte Sur la raison affirme en effet que « l’unique usage que nous puissions faire de notre raison est d’y renoncer » et n’y joint que le correctif : « La religion n’est pas contre la raison, ce serait contre Dieu, mais contre la courte raison de toute créature, et surtout la raison dépravée par le péché ». Nous ne croyons pas aveuglément, puisque nous y sommes poussés par les marques de l’autorité divine, telles que les miracles. Néanmoins Dieu commence par aveugler, comme Il fit pour saint Paul au chemin de Damas (p. 64-68). Les pages intitulées Jésus-Christ est la lumière de tout homme qui vient en ce monde posent encore plus nettement que « comme il n’y a qu’un soleil », il existe « une seule raison éternelle, Jésus-Christ [...] Nous ne sommes véritablement raisonnables qu’en tant que nous consultons cette Raison suprême pour y conformer la nôtre » (p. 14-18).[O].

21L’apologétique de Fénelon n’aura jamais rien de fidéiste.

22Ces deux termes, alors courants dans les polémiques religieuses, sont très éloignés de leurs sens actuels : ils caractérisent les visions, transports ou délires de ceux qui croient avoir des inspirations divines.

23Mesure : disposition prudente.

24Prise de position caractéristique sur un problème qui a fait couler beaucoup d’encre au xxe siècle. Fénelon ne met pas de différence entre les états mystiques et la charité héroïque à laquelle tous les chrétiens sont appelés. C’est ce que Henri Bremond appellera « panmysticisme ». Bossuet n’y verra au contraire que des grâces gratis datae. Voir H. Sanson, Saint Jean de la Croix entre Bossuet et Fénelon, Paris, 1953, p. 69 sqq. [O].

25Heb. 11, 1. : « Or la foi est la subsistance des choses que nous espérons, et l’évidence de celles que nous ne voyons pas. » (Amelote). - Expliqué ensuite, ce qui nous conduit à modifier la ponctuation donnée par Dutoit-Masson-Orcibal.

26II Timothée, 1, 12.

27Dans une lettre suivante (seconde quinzaine d’octobre 1689), Mme Guyon précise : « Si, en marchant par le sentier de la foi, on était toujours certain que c’est Dieu qui nous conduit, il y aurait peu d’épreuves à soutenir, et l’on ne se perdrait jamais…»

28Thème classique de la controverse anti-protestante que Fénelon met au service du désintéressement mystique.

29Point que Fénelon traitera dans l’article X, Vrai, des Maximes des Saints : ce sera le plus attaqué.

30Mme Guyon a repris rarement l’expression « Dieu se cache » : dans la lettre précédente du 15 juin 1689, dans la première des 21 lettres spirituelles de Madame Guyon publiées dans le DM et dans la lettre D1.128 (ces deux dernières lettres seront publiées dans notre vol. III).

31Mme Guyon avait exprimé quelques mois auparavant (lettre à Fénelon D1.102 qui suit celle du 9 avril) des vues analogues, mais en leur donnant un tour plus abrupt : « Cette volonté essentielle […] quoiqu’elle soit très certaine et infaillible en elle-même, laisse cependant mille incertitudes à l’âme qui la possède. La certitude lui serait un appui et empêcherait sa perte totale : elle ne trouve son assurance que dans son désespoir absolu.» La « volonté essentielle » apparaît souvent : lettre du 12 décembre 1684 à son frère dom Grégoire Bouvier, lettres à Fénelon D1.102, de l’automne 1689, du 22 ou 24 mars 1690.

32Prov., 9, 12.

33Mme Guyon répond dans la lettre qui suit : « Je n’ai jamais prétendu que la foi ôtait la raison, quoique son principal effet soit d’ôter le propre raisonnement… » De même au duc de Chevreuse : «J’écris souvent qu’il faut perdre la propre sagesse et la propre conduite. C’est Jésus-Christ, Sagesse incarnée, S’emparant de nous-mêmes et voulant nous conduire selon Sa volonté, [qui] veut que nous perdions tellement toute vue de conduite que nous nous laissions conduire de moment à autre dans un abandon total [...] Dieu nous réveille sur tout ce qu’il faut faire et dans le temps qu’il le faut faire.» (Lettre du 6 décembre 1692, A.A.-S. pièce 7275). Il s’agit pour Madame Guyon comme pour Fénelon d’éviter la raison propre comme l’amour propre.

      72. [1.181] À Fénelon. 12 août 1689.

On ne peut mieux prendre les choses que vous le faites : je les entends comme vous l’exprimez. Mais, pour répondre à vos difficultés, je vous dirai premièrement que je n’ai jamais prétendu que la foi ôtât la raison, quoique son principal effet soit d’ôter le propre raisonnement sur les choses pour ne les plus voir par les yeux de la raison humaine, ni même par ceux de la raison illuminée, mais par ceux de la sagesse de Jésus-Christ qui devient le conducteur et le moteur de l’âme. C’est pourquoi l’état de pure foi se termine à celui de Jésus-Christ, Sagesse éternelle. Mais, de même que Jésus-Christ a été scandale aux Juifs et folie aux Gentils, de même les effets de la plus pure sagesse ne paraissent pas tels à ceux qui sont pleins de la sagesse de la chair qui doit être détruite pour laisser régner Jésus-Christ seul. C’est pourquoi il est écrit que la perdition et la mort ont dit : nous avons ouï le bruit de sa réputation1.

Pour vos deux difficultés sur la désappropriation de la volonté et sur les ténèbres de la foi, je répondrai l’un après l’autre ce que Notre Seigneur me donnera, vous priant, s’il vous reste quelque doute, de me le dire ou, si je me méprenais en quelque chose, de me le faire savoir, car je suis persuadée que si nous n’étions pas d’accord, ce serait faute de m’exprimer avec assez de netteté.

Il est certain que la désappropriation n’est pas parfaite au moment de la mort2, quoique l’âme soit très certainement désappropriée. Elle est désappropriée de toutes les résistances ou répugnances à se laisser arracher tout ce qu’elle possédait, et c’est ce qui fait la mort, qui la rend de la manière que vous l’exprimez. Elle est morte à tout vouloir de retenir et conserver ce qui lui paraît le plus absolument nécessaire, s’étant laissé arracher tout ce qui la retenait vivante en ces bonnes choses où Dieu la poursuit sans miséricorde, jusqu’à ce qu’Il l’ait entièrement bannie de chez elle. Cela s’opère bien par une opération de la grâce de Dieu, d’autant plus grande qu’elle est plus cachée : car la grâce des grâces est l’entière désappropriation qui nous arrache impitoyablement ce que nous possédons. Mais l’âme, quoique remplie de grâce et de charité, n’est pas pour cela passée en Dieu et perdue en Lui.

Ce qui lui reste à purifier après la mort est un reste de tendance pour les choses perdues et possédées ; et quoiqu’elle ne les possède plus propriétairement, elle a une vue de réflexion pour ces choses qui la fait hésiter de tourner en arrière et la porte souvent à se reprendre lorsqu’elle n’est pas trop éloignée d’elle-même.Si cela n’était pas, elle ne pourrait plus déchoir ni jamais se reprendre. La femme de Lot ne put s’empêcher de regarder derrière elle, ni les Israélites de regretter les oignons d’égypte. C’est comme un reste de chaleur de vie naturelle après la mort. Mais ces comparaisons ne sont pas entièrement justes, parce que l’âme ne rentre plus dans le corps après l’avoir quitté, et (qu’au contraire) l’on rentre facilement en soi-même.

Quoique la volonté soit morte aux répugnances des dépouillements, elle n’est pas pour cela détruite quant aux répugnances de revivre et d’être ranimée. Elle est morte à toute action qui n’est pas opérée par le pur mouvement de Dieu, et c’est ce que j’appelle seconde purgation, qui rend l’âme non seulement passive pour être parfaitement dépouillée, mais de plus passive pour être parfaitement mue et agie.

Il faut de plus remarquer que la mort de l’âme ne se fait pas comme celle du corps, tout à coup, mais peu à peu : elle a une vie mourante et une mort où il reste une chaleur vivante. Il est certain que l’on n’est pas plus tôt mort que l’on est uni immédiatement à Dieu, puisque la mort, en ôtant tous les moyens et les appuis, ôte par conséquent tous les entre-deux que la grâce de Dieu et Sa divine Sagesse ont envoyés devant Lui pour opérer la mort de cette âme et pour la purifier par là au point d’être unie à Lui sans milieu. Mais il ne peut être vrai que sitôt que l’âme commence à sortir d’elle-même elle soit reçue en Dieu, car elle commence à sortir d’elle-même sitôt qu’elle entre dans la foi nue. Le propre de la foi nue étant de la dépouiller de toutes les choses où elle se tenait cantonnée, elle la poursuit dans tous les refuges, jusqu’à ce que n’en trouvant point, elle est contrainte de se rendre.

Si l’âme entrait en Dieu, sitôt qu’elle est mise dans l’état de nudité, il est certain qu’elle serait dès lors dans l’union immédiate ; étant dans l’union immédiate, elle serait affranchie de tous les moyens, et par conséquent désappropriée : ainsi la fin serait le commencement. Concluons que l’âme est alors dans les moyens et par conséquent encore dans la propriété, qu’elle est unie mais par effets et moyens, et que par cette union médiate, elle est dépouillée peu à peu d’elle-même. Mais ne disons pas qu’elle passe en Dieu dès que Dieu commence à la désapproprier. La différence est comme celle de celui qui boit de l’eau de la mer, et de celui qui est abîmé dans la mer, ou peu à peu changé en elle.

Il me vient sur cela une comparaison. Les fleuves se déchargent dans la mer avant que de s’y perdre : on voit les vagues de la mer entrer dans ce fleuve et l’inviter, pour ainsi parler, à se perdre en elles. Dieu envoie en cette âme des flots de la plus pure charité pour inviter l’âme à se perdre en Lui, mais de même que ce fleuve ne se perd dans la mer que lorsque son lit, qui lui servait de moyens d’arriver à la mer, lui manque et se perd, de même cette âme, qui arrive en Dieu par le moyen des grâces qu’Il lui envoie pour cela, n’arrive pourtant en Lui que par la perte de tous les moyens. Et comme le fleuve qui se précipite dans la mer, roule assez de temps ses ondes sans se mélanger avec elle, il en est de même de l’âme qui est reçue en Dieu avant que d’être transformée en Lui, et qui n’y est transformée qu’à mesure qu’elle s’y perd et s’y abîme davantage.

Il y a certainement deux sortes d’unions, l’une médiate et l’autre immédiate : l’une qui n’est pas incompatible avec la propriété, et l’autre qui ne s’opère que par sa perte. Que Dieu Se communique à nous par Ses grâces les plus réservées, cela est compatible avec notre propre vie, pourvu qu’elle soit vertueuse et non pas criminelle. Mais que Dieu nous reçoive en Lui, ce ne peut être que par la mort : qu’après nous avoir reçus, Il nous change de plus en plus en Lui-même.

Je croyais que votre seconde difficulté sur la foi devait être éclaircie par ce que j’en ai écrit en plusieurs endroits, la comparant à la lumière du soleil, qui aveugle par son excès, et non par son défaut. Car quoique l’âme se croie très aveugle, elle ne fut jamais plus clairvoyante, puisque son obscurité et son dépouillement l’éclairent du domaine de Dieu sur l’âme et la portent à se dépouiller davantage ou, du moins, lui découvrent les endroits qu’elle habite afin qu’elle s’en laisse dépouiller. Il y a cette différence entre l’état des dons gratifiants et de dépouillement que les premiers se peuvent imaginer et concevoir, mais [que] les derniers ne peuvent être découverts que par l’expérience. Cette expérience est lumineuse dans les plus épaisses ténèbres, parce qu’on ne connaît ce que l’on possède qu’en le perdant. Vous voyez que la foi est lumineuse quoique son effet soit d’aveugler l’âme, pour la faire marcher en pur abandon à Celui qui la conduit invisiblement. Si vous demandez, qui la conduit, lorsqu’elle peut réfléchir le moins du monde, elle vous dirait que c’est Dieu ; mais comme Il se cache pour l’ordinaire, elle ne Lui demande pas si c’est Lui qui la mène. Mais cependant quoiqu’elle veuille bien tout perdre pour Lui, il lui reste dans sa perte même un témoignage caché et secret qu’elle ne veut que Dieu et Sa suprême volonté, et que c’est à Lui qu’elle sacrifie toutes choses.

 Il ne faut pas s’arrêter aux expressions de ces âmes lorsqu’elles sont dans la peine, car elles n’expriment rien moins que ce qu’elles sont. Il est certain que la lumière luit dans les ténèbres et que les ténèbres ne l’ont point comprise3. Je me souviens d’avoir passé bien du temps à gémir sur ce que je croyais avoir perdu la présence de Dieu, et j’étais dans une douleur continuelle de cette perte. Cette douleur n’était-elle pas une présence continuelle, mais douloureuse ? Car si je n’eusse pas si fort aimé Dieu, me serais-je si fort affligée d’avoir perdu Son amour ? Il ne faut pas toujours s’attacher en rigueur au son des paroles, mais en pénétrer le sens.

Rien n’est plus certain que lorsque Dieu exige de nous des sacrifices, non seulement Il nous les montre raisonnables, mais de plus Il veut de nous un consentement libre, quoique non pas toujours distinct. Il respecte en cela la liberté qu’Il nous a donnée. La raison qu’Il fait trouver dans le sacrifice n’est pas une raison qui ait aucun rapport à nous, ni à aucune créature, mais c’est une raison de la souveraineté de Dieu qui, ayant droit d’exiger de Ses créatures tout ce qu’il Lui plaît, ne peut être refusée de ces mêmes créatures sans injustice et sans propriété. Ce qui me meut et agit est ou plus fort que moi, ou il est doux et n’aa qu’une simple invitation : s’il est plus fort que moi, il me fait faire sans délibération ce qu’il lui plaît et, quoique je n’aie nul pouvoir de me défendre, je n’ai non plus nulle volonté de le faire quand je le pourrais ; si l’invitation est douce et suave, elle m’éclaire par sa douceur et incline doucement mon cœur, lui donnant mouvement pour faire ce que Dieu veut, et quelque chose même embrasseb le sacrifice que l’on demande, l’âme se trouvant dans la disposition de ne rien refuser à Dieu de tout ce qu’Il pourrait vouloir. Tout cela est lumineux, raisonnable dans l’immolation.

Mais la lumière et la raison se retirent de telle sorte, dans l’exécution, que l’on ne connaît plus ni l’un ni l’autre, mais un aveugle entraînement, qui paraît souvent au-dehors tout contraire à ce qu’il est en effet. Je puis dire que je ne saurais résister à Dieu, parce que je suis accoutumée à Sa conduite et que mon état n’est pas d’ignorer que c’est Lui. Cependant il y a eu un temps que je ne pouvais croire que Dieu me poussât. Je croyais plutôt que les violences qu’Il me faisait étaient naturelles : je leur résistais de toutes mes forces et je ne cédais qu’à une violence insurmontable.

La foi est toujours lumineuse (comme nous l’avons dit) en elle-même. Mais l’âme ne jouit point de sa lumière soit parce qu’elle excède sa portée soit à cause de son impureté, comme les yeux chassieux ne peuvent supporter la lumière du soleil sans douleur. La lumière de la foi est douloureuse et pénible à proportion de notre impureté. Il est certain que l’on a des doutes aussi bien sur la voie que l’on en a sur le salut. C’est le doute sur la voie qui fait l’incertitude du salut. Si l’on avait une certitude que la voie par laquelle on marche est bonne, on serait trop appuyé et l’on serait assuré qu’une bonne voie conduit à une bonne fin. Il suffit alorsque le Directeur ait cette certitude pour l’âme, et qu’il l’ait d’autant plus que l’âme la perd davantage.

Vous avez raison de dire que ce n’est pas l’âme qui quitte la lumière, car elle ne la quitterait jamais, tant elle l’aime. C’est cette lumière qui la quitte. Mais pourquoi ne voulez-vous pas que, m’abandonnant à Dieu sans réserve et me confiant à Lui par-dessus toutes choses, pouvant consentir à perdre mon salut s’Il en est glorifié,  je ne puisse pas me sacrifier à l’illusion, s’Il voulait la permettre ? car qui peut faire le plus doit pouvoir faire le moins. Je le soumets pourtant avec le reste à vos lumières, vous assurant que Dieu m’a donné un cœur docile à tout, quoiqu’Il m’imprime ses vérités avec des caractères ineffaçables. Ô que l’expérience vous découvrira des vérités dont vous serez charmé, quoique souvent environnées de frayeurs !

Je laisse à Celui qui a un pouvoir souverain sur les cœurs et sur les esprits de vous le faire comprendre. Je sais qu’Il vous aime assez pour ne rien dérober à votre expérience. C’est en Lui que je suis à vous plus que je ne puis dire. Il y avait bien des choses à dire sur les dépouillements, dont l’étendue est extrême, mais vous en comprenez assez.

 

a[sic] ; on attendrait n’est.

b[sic] ; on pourrait supposer embrase.

1Job, 28, 22.

2La mort mystique.

3Jean 1, 5 : « Et la lumière luit dans les ténèbres, et les ténèbres ne l’ont point comprise. » (Amelote). La TOB moderne traduit de même, tout en donnant une autre interprétation possible : les « ténèbres n’ont pas pu se rendre maîtres d’elle. »

      72A. [1.182] De Fénelon. 12 août 1689.

Je vais dans ce moment à la campagne, madame,  pour jusqu’à demain. Je ne puis avant mon départ lire ce que vous m’envoyez ; mais il1 me servira de lecture ce soir et demain. Tenez ferme ni de rompre ni de conclure2. Je veux dire que vous ne devez pas confier le billet à M. H...; pour le dépôt, iI est bon devant Dieu et devant les hommes4. Je suis dans des hauts et bas, qui me secouent rudement. Mais, comme je suis plus agité qu’à l’ordinaire, je suis soutenu par un appui plus aperçu5. Je ne saurais croire que votre affaire se rompe2. Ce 12 août.

 

1Il a encore chez Fénelon comme chez d’autres auteurs du XVIIe siècle (Mme de Sévigné en particulier) la valeur du démonstratif neutre « cela ».

2L’affaire du mariage de Mlle Guyon. Il devait être conclu dès le 18 août puisque Mme Guyon pensait déjà à accompagner sa fille à Vaux et qu’il fut célébré dès le 26 août (DANGEAU, t. II, p. 459).

3Denis Huguet.

4Dans un acte un peu postérieur, Denis Huguet est qualifié de  « dépositaire des deniers de la tutelle de MM. Guyon et de Mme la C. de Vaux » (B.N., Pièces originales, 1457, f, 200 r°).

5Sans doute des nouvelles contradictoires au sujet de sa nomination au préceptorat du Dauphin.

      73. [1.183] À Fénelon. 13 août 1689.

Il me serait difficile de comprendre les manières dont M. H. en use. Il ne veut aucune. Il a rompu son mariage. M. de V[aux] et M. de C[hevreuse] voudraient m’engager à le faire malgré lui. J’avoue que s’il me restait quelque chose du naturel que j’avais, j’en userais de la sorte pour me venger de ses insultes. Mais ce qui m’étonne et ce que je ne puis bien dire qu’à vous, m’étant impossible de le dire à d’autres, c’est que je ne puis en nulle manière me donner aucun mouvement ; et lorsque je veux faire quelque effort pour cela, je ne trouve rien, tout m’abandonne chez moi. Et lorsque le Maître ne donne point de mouvement, il est impossible de m’en donner.

 Quoiqu’il y ait longtemps que je fasse cette expérience, je ne l’avais pas faite si fort pour les choses temporelles. Je me trouve sans force et sans vigueur, comme un enfant ou un mort. Et tout autant de fois que je veux me donner quelque émulation et me persuader de faire l’affaire pour tirer ma fille de l’oppression, et moi de la tyrannie, je trouve d’une manière à surprendre et qui ne peut être comprise que de l’expérience, qu’il n’y a chez moi nulle puissance de vie : c’est une machine que l’on veut faire tenir en l’air sans appui. Enfin je demeure impuissante de passer outre, sans que nulle raison que l’on puisse m’alléguer entre, ni que j’en puisse faire usage. Je verrais tous les malheurs possibles prêts à tomber sur ma tête, que je ne pourrais me donner une autre disposition. Je ne la puis faire paraître à personne : elle passerait pour une faiblesse dont je devrais rougir. Cependant je ne trouve en moi nulle puissance de vouloir ni d’exécuter, et je me trouve comme un fantôme. J’aurais quelque consolation si vous compreniez mon état, du moins je le crois. Si je veux me donner le moindre mouvement, outre qu’il est sans la moindre correspondance du dedans, c’est que j’en souffre d’abord.

Cependant l’on veut que je fasse cette affaire sans M. H. Outre qu’il s’y trouvera peut-être des oppositions, c’est bien me charger devant tout le monde de ce qui serait défectueux en cette affaire. Outre cela, ne sachant pas les affaires, je ne les ferais peut-être pas sûrement. Cependant ce ne sont pas ces raisons qui m’arrêtent. Elles céderaient au dépit de me voir si maltraitée, si j’avais quelque pouvoir sur moi-même ; mais mon impuissance est entière. Si je n’étais pas aussi convaincue que je la suis du domaine de mon Dieu sur Sa petite créature, l’expérience que j’en fais m’en serait une preuve bien forte. Vous ne sauriez vous imaginer les morts qu’il faut passer pour en venir à cet état. Je vous assure que la mort qui nous arrache tout n’est rien au prix de la souplesse à tous les mouvements que Dieu donne1. C’est beaucoup d’être rendue toute passive, mais c’est tout autre chose d’être rendue agissante sans agir propre, et surtout lorsque Dieu exige de l’âme cent choses différentes où elle ne voit pas d’autre raison que celle du vouloir divin et de Son domaine absolu sur Sa créature, auquel elle cède volontiers. C’est une expérience que peu d’âmes ont, parce qu’il y en a peu d’assez courageuses pour mourir au point qu’il faut. Une telle âme est un prodige, car elle a un courage et une fermeté incompréhensible pour exécuter, quoiqu’il en coûte, ce que Dieu veut d’elle, et une impuissance pour ce que Dieu ne veut pas, une faiblesse d’enfant pour ce que Dieu n’aime pas.

Pour vous, monsieur, qui m’êtes plus que je ne puis exprimer, puisque vous êtes dans le plus profond de mon cœur, vous éprouverez toujours dans le besoin un secours plus aperçu. Dieu ne vous abandonne pas d’un moment. Il vous aime singulièrement, selon le témoignage qu’Il en a gravé dans mon cœur. Mais l’on n’aperçoit pas toujours cet Ami secourable à cause des ténèbres qui L’environnent, parce qu’Il a choisi les ténèbres pour cachette. Mais si l’on avait besoin d’appui ou de secours, Il est prêt : si l’on bronche, l’on sent Sa main qui soutient et empêche de tomber, et c’est alors qu’il Se fait apercevoir ; comme un aveugle qui est accompagné, sans qu’il y pense, d’un ami fidèle, il sent qu’il le soutient beaucoup lorsqu’il y pense le moins. Dieu est toujours présent à notre âme, Il se cache souvent par amour, afin de nous faire courir plus fort et nuement à notre terme. Mais cet Ami secourable est toujours si présent et Se manifeste sitôt que l’agitation ou l’affliction nous surprennent. C’est véritablement l’Ami fidèle: il n’y a que Lui qui puisse véritablement porter ce nom et ceux qu’Il rend participants de Sa fidélité. Je ne vous dis pas que je partage vos maux et vos biens, car je crois que vous n’en doutez pas. Ce 13 août 1689.

- Dutoit, t. V, Lettre XCIV, p. 458-462 - Masson, Lettre C, p.256-259.

1Fénelon, lui aussi, prêchera la souplesse à ses dirigés, presque dans les mêmes termes, v. toute l’Instructions, XXII : « Ecouter la parole intérieure de l’Esprit saint ; suivre l’inspiration qui nous appelle à un entier dépouillement. »

2Fénelon, Lettre au vidame d’Amiens du 15 novembre 1710 : « la vie n’a d’adoucissement que dans l’amitié, et l’amitié se tourne en peine inconsolable. Cherchons l’Ami qui ne meurt point, et en Lui nous retrouverons tous les autres. »

      74. [1.184] À Fénelon. 18 août 1689.

J’ai eu toute la joie, dont je suis capable, de la justice que Sa Majesté vous a rendue1, mais je n’en ai été nullement surprise. J’étais si certaine que cette charge vous était réservée, que je n’en pouvais douter2. La dernière fois que j’eus mouvement d’aller à votre messe, il me sembla que je ne pourrais le faire dans la suite que difficilement. Je pensais que c’était peut-être à cause de ma fille, qui me ferait changer de demeure. Ce qui me fut imprimé dans le cœur m’est encore confirmé : Qu’il soit petit et simple où le déguisement règne, et il vivra d’une vie, que Je lui puisse seul communiquer. Je comprends pourquoi Dieu me pressait si fort pour vous. Je suis toujours plus certaine que vous servirez doublement3 à M. [de] B[eauvillier].

 Ne vous étonnez pas des dégoûts et des impuissances éloignés : vous aurez dans le mouvement4 présent tout ce qui vous sera nécessaire, malgré votre mort pour remplir vos devoirs. L’impuissance et les dégoûts pourront souvent précéder l’action ; mais vous aurez un secours actuel dans le moment de la chose, et Dieu ne vous manquera jamais, pour vous faire remplir la place où Il vous met et à laquelle vous n’avez point contribué. Moins il y aura de vous-même dans l’exercice de votre emploi, plus il y aura de Dieu. Vos talents naturels ne vous seront utiles dans cet emploi qu’autant que votre âme sera docile aux mouvements de la grâce. Croyez-moi, l’éducation d’un prince que Dieu veut sanctifier, - car je suis certaine qu’il en fera un saint, - se doit faire avec une entière dépendance aux mouvements de l’Esprit sanctificateur. C’est pourquoi Dieu se sert de gens capables de discerner ce mouvement. Vous aurez plus en ce point, en mourant à vous, qu’en toute autre manière.

 Et quoique dans l’extrême jeunesse vous ne voyiez pas encore tout le fruit que vous pourriez prétendre, soyez persuadé que ce sera un fruit exquis en sa saison. Et cela, je n’en doute pas : il redressera ce qui est presque détruit, et déjà sur le penchant d’une ruine totale, par le vrai esprit de la foi. Cela est certain : Dieu a des desseins sur ce prince d’une miséricorde singulière5. Quoique je ne puisse peut-être plus vous écrire que rarement, soyez persuadé que mon cœur sera toujours le même pour vous. Il sera incessamment comme une lampe allumée qui se consumera devant le Seigneur pour votre âme, qui m’est plus chère qu’aucune qui soit sur la terre. L’éternité découvrira ce que le Seigneur a fait. Je vois déjà une partie accomplie de ce que Notre Seigneur m’a fait connaître et, quand le reste arrivera, je vous dirai : Nunc dimittis.

 Je vous assure en Dieu même que vous n’êtes pas là seulement pour le petit prince, mais pour le plus grand Prince du monde. Un peu de patience vous découvrira bien des choses. Plus vous serez faible en vous, plus vous serez fort en Dieu ; c’est en Lui que je vous suis tout ce qu’Il a fait6. Je vous supplie que votre cœur me corresponde de loin. Je suis fort appliquée à Dieu pour vous ce matin. J’ai dit que je ne suis qu’un enfant, je ne sais point parler. Ne dis point : je suis un enfant, car tu iras partout où je t’enverrai, et tu diras tout ce que je te commanderai. Voilà ce que l’on m’a imprimé pour vous, y ajoutant : J’ai mis ma parole en ta bouche. Pour moi, l’on m’assure que l’on ne m’a établie, qu’afin que j’arrache, détruise, perde et dissipe, et qu’ensuite j’édifie7. Ce 18 août 1689.

 

Les nombreuses mises en italiques sont de Dutoit. Elles témoignent de la résonance qu’eurent les espérances soulevées par l’éducation du dauphin.

1« Mardi 16 [août 1689]. Le Roi a nommé M. le duc de Beauvillier gouverneur et M. l’abbé de La Mothe-Fénelon précepteur de M. le duc de Bourgogne. Ils entreront en fonctions le 1er de septembre. » (Dangeau, Journal, édit. Feuillet de Conches. Paris, Didot, 1854-1860, 19 vol. in-8, t.II, p.448-449.)

2Voir en effet, la prédiction de Mme Guyon, lettre du 30 avril 1689.

3Comme collaborateur dans l’éducation du « petit prince » et comme conseiller spirituel.

4Ne faudrait-il pas lire moment ?

5Dutoit nous présente ici en note l’explication du retournement de Mme de Maintenon qui avait cours dans les cercles guyoniens du XVIIIe siècle : « Il n’est pas douteux que Fénelon ne fut destiné à être instrument d’élite à la Cour de Louis XIV. Mme de Maintenon, qui devait y concourir, piquée de ce qu’il n’avait pas servi ses vues ambitieuses d’être déclarée Reine, se livra avec plaisir à une cabale, qui avait mis adroitement dans ses intérêts son Directeur M. Godet des Marais (sic), évêque de Chartres, et devint ainsi persécutrice d’une voie qu’elle avait goûtée et introduite à St. Cyr : tant sont terribles les jugements d’un Dieu qui livre à l’aveuglement un cœur qui l’oublie. » – Masson commente : Le « petit prince » sera une des grandes espérances du parti « guyoniste ». Dans une lettre inédite du 8 novembre 1694, Mme Guyon raconte au duc de Chevreuse que le « petit prince s’offre à souffrir pour l’empire d’union; ce sera lui qui le fera fleurir, dit-elle; il en sera le chef, comme mon saint [Saint Michel] sera son protecteur spécial » […]

6V. la lettre suivante : « Dieu seul sait au point qu’Il me fait être à vous… »

7Jer., 1, 7-10.

      75. [1.185] À Fénelon. 21 août 1689.

Vous fûtes hier chez Madame de C[hevreuse]1 : avez-vous pris un jour afin que je vous voie avant votre départ2, et puis-je me promettre cette satisfaction ? J’ai cent choses à vous dire que je ne puis dire qu’à vous, et des mesures à prendre sans lesquelles je ne pourrais avoir de repos ni suivre le dessein de Dieu sur moi. Accordez-moi cette grâce, et joignez-y celle de demander vous-même3 que je puisse vous parler seule. Je vous assure que cela me paraît nécessaire. Dieu seul sait au point qu’Il me fait être à vous, et combien votre âme m’est chère : il n’y en a aucune sur la terre pour laquelle Notre Seigneur me donne autant d’union et d’application en Lui. Je vous assure qu’outre la fatigue extérieure jointe aux petits chagrins, l’attrait que j’ai et l’application continuelle où Dieu me mettait pour vous, m’avai[en]t si fort abattue que je ne pouvais presque parler. Un oui ou un non pour réponse, s’il vous plaît.

Si M. de B[eauvillier] vous parle, ne faites aucune difficulté de l’aider pour l’intérieur, car Dieu le veut : il ne faut pas regarder le temps qu’il y a, qu’il a commencé avant vous. Dieu est le Maître de Ses dons, et votre grâce est supérieure à la sienne : faites-le donc sans retour sur vous-même, car assurément vous devez lui aider. Ce n’est pas que je croie qu’il sortira difficilement de l’arrangement intérieur ; cependant il vous faut lui aider. Il se développe chaque jour de mon esprit bien des choses que Notre Seigneur m’avait fait connaître il y a bien des années, et je vois à présent leur vraie signification. Je prie Dieu qu’il vous soit toujours toutes choses4.

1Voir la lettre suivante.

2Avant son départ à la Cour.

3À Mme de Chevreuse.

4Nous reprenons les italiques de Dutoit, en fait inutiles : elles traduisent son intérêt pour les prédictions – qui s’avèrent parfois fausses comme celles sur le rôle important du préceptorat du Dauphin dont la mort mettra un terme brutal aux espoirs des disciples.

      75A. [1.186] De Fénelon. 21 août 1689.

À peine, madame,  ai-je le loisir de respirer tant je suis pressé et embarrassé.1. Mais, au milieu de cet embarras, je me trouve dans une paix et dans une union avec vous qui n’a jamais été plus grande. Je n’ai guère le temps ni même le calme du sens qui est nécessaire pour faire ce qu’on appelle oraison, mais il me semble que je le fais2 souvent sans le savoir. Ce que je vois ne me touche point, et j’ose me rendre ce témoignage que mon cœur ne tient qu’à Dieu : Il me mettra à toutes les épreuves qu’Il voudra, et je ne fais que m’abandonner.

Votre lettre m’a fait un grand plaisir pour apaiser mes sens émus et pour me rappeler au recueillement. Dieu soit béni de tout pour Lui seul. Je vous suis dévoué en Lui avec une reconnaissance infinie. À toutes ces choses que vous m’annoncez, je sens cette réponse fixe au fond de mon cœur : fiat mihi secundum verbum tuum3. Il me semble que Dieu veut me porter comme un petit enfant, et que je ne pourrais pas faire un pas de moi-même sans tomber. Pourvu qu’Il fasse Sa volonté en moi et par moi, quoi qu’il arrive, tout sera bon.

Je meurs d’envie de vous voir ! Je devrais parler plus civilement, mais je ne puis le faire avec vous. Voici le billet que je vous avais écrit. Je ne trouvai point hier Madame de Chevreuse, mais je lui ai mandé que je la priais de convenir avec vous d’un jour où elle serait seule, et que je quitterais toute autre affaire pour celle-là. Ne soyez donc en peine de rien. J’aurai mes consultations à vous faire. Croyez-moi, madame,  que je suis à vous en Notre Seigneur au-delà de tout. Ce 21 août.

 

Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 81 : « Les mots soulignés le sont dans Dutoit, ce qui ne prouve pas qu’ils le fussent dans l’autographe » remarque Orcibal ; il en était de même dans la lettre de Madame Guyon du 18 août.

1Nommé une semaine auparavant précepteur du duc de Bourgogne, Fénelon préparait son départ pour Versailles.

2Fais, correction de Masson. L’édition Dutoit porte suis.

3Luc, 1, 37 : « …qu’il me soit fait selon votre parole… »

76. [1.187]  À Fénelon. Fin août 1689.

Je ne puis vous dire à quel point de simplicité Notre Seigneur veut que j’agisse avec vous, et combien Il aime votre âme. Le goût qu’Il m’en donne est fixe et invariable. Notre Seigneur me laisse des défauts extérieurs, et Il ne me donne nulle peine de les voir, ni nulle envie qu’ils n’y soient plus ; mais j’aurais plus d’horreur d’ajouter à ce qui est de Lui, ou de me vouloir mêler naturellement1 d’aider aucune âme, que je n’en aurais de l’enfer. C’est ce qui fait, selon qu’Il me l’a donné à connaître, qu’Il Se sert de ce faible néant et qu’Il lui donne tant de grâces pour les autres, quoiqu’il [ce faible néant] en soit si dépourvu pour lui-même. C’est parce qu’il ne se mêle point de l’ouvrage de Dieu qu’il dit simplement, quoiqu’il en puisse arriver, ce que Dieu lui fait dire, et aussi qu’il ne s’ingère jamais de rien, si Dieu ne le lui fait faire.

La nature est si maligne qu’elle porte infiniment plus sa corruption sur des choses spirituelles que sur les autres, et elle est si rusée qu’elle se cache à elle-même tous les artifices. Il faut une grande mort pour ne jamais mettre la main par soi-même à l’œuvre du Seigneur, comme aussi pour ne jamais reculer d’un pas de ce qu’Il veut de nous ; et cette dernière mort est bien plus profonde et plus étendue que les autres.

Lorsque nous nous mêlons dans les choses, nous les retardons, loin de les avancer. Et, quoique Notre Seigneur fasse connaître que certaines âmes sont données, qu’on les aidera un jour, et que Dieu le veut de la sorte, que même plusieurs grâces sont attachées pour elles à la petitesse, qu’elles auront à recevoir l’écoulement de la grâce par le moyen que Dieu leur a choisi, que l’on connaisse même que leur retardement à voir ces personnes suspend l’avancement qu’elles pourraient faire, tout cela néanmoins ne donne pas la moindre envie de rien prévenir, ni de leur parler que dans le temps ordonné par la Providence. De même, lorsque Dieu veut qu’on leur dise quelque chose,  bien qu’ils [qu’elles] pussent en être dégoûtés pour un temps, et qu’on le connaîtrait, rien cependant ne pourrait arrêter, parce que Dieu tire le bien de tout cela en son temps. Je crois qu’il ne faut pas non plus que l’on s’arrête par la multitude des défauts du naturel ou du tempérament que l’on remarque dans les personnes que Dieu nous a données : cela ne fait rien à la grâce, cela la couvre et la conserve, et exerce la foi des enfants. Ces pères et mères de grâces leur font un paradoxe qui découvre davantage Dieu dans Sa créature et qui empêche également et que l’on n’entre en défiance de cette créature, parce que Dieu veut que l’on s’en serve, et aussi que l’on ne s’y appuie. Je ne sais pourquoi j’écris ceci. Dieu le sait et cela me suffit.

Je ne vous dis pas combien je suis à vous, car Dieu seul le sait. J’ai connu que Dieu avait bien d’autres desseins sur l’époux que sur l’épouse2, quoiqu’elle fût bonne. J’entends M. de B[eauvillier]. Assurément il ira loin ; mais il sera humilié intérieurement et d’une manière cachée, mais il sera conservé extérieurement à cause du dessein du Seigneur sur lui et sur vous. Votre union est nécessaire, et elle est tellement d’ordre de Dieu que c’est comme une roue dont vous êtes le premier mouvement. Dieu le veut, mais Il Se sert pour cela d’un vil pivot. Vous m’entendez : c’est une enchaînure3 qui fait comme une famille. Les autres, quoique fort amis, n’en sont pas. Ils en composent une autre, qui a le même rapport et mouvement. Si je pouvais vous exprimer cela comme je le conçois ! et que toutes les familles différentes ont un rapport en Dieu même, mais que leurs perfections ne sont point attachées les unes aux autres comme ceux de la première famille, en sorte que, si la première roue se dérègle, elle arrête, quoiqu’elle n’arrête pas les autres qui ne sont point enchaînées avec elles. Je ne sais si sous ces énigmes vous m’entendez. Je crois que Notre Seigneur fera que vous me concevrez.

Demeurons donc dans la place où Dieu nous a mis. Si je pouvais vous exprimer cette admirable hiérarchie et cette dépendance toute divine, combien l’union des uns avec les autres ne fait pas une hiérarchie, mais bien un corps hiérarchique, composé de plusieurs ! Mais quoiqu’il y ait union, il n’y a pas subordination, ni cet écoulement de grâce dont je parle, car je vous assure qu’il en est sur la terre comme des esprits bienheureux entre les âmes qui sont esprits. Le reste des chrétiens sont des corps morts ou des corps morts animés par des machines qui paraissent vivants, quoiqu’ils ne le soient pas puisqu’ils n’ont pas cette vie divine et intérieure, cette vie dont Dieu est le principe et dont Il l’est plus véritablement que la créature y a moins de part. Ce sera en Dieu que vous découvrirez que tout cela est vrai ; et quoique cela vous paraisse hors de saison, il ne l’est pas et a son utilité véritablement, puisque le Seigneur vous le fait dire.

Je serai dimanche, à la même heure que je fus mercredi, où vous savez. Pour le temps que les choses arriveront, il m’a été imprimé ces paroles : Ce n’est pas à vous à connaître les temps et les moments, que le père  a mis dans Sa puissance...4

Je me sens pressée de vous dire qu’il est de conséquence de savoir qu’il y a des âmes que Dieu choisit d’abord et sur lesquelles Il a des desseins, mais elles s’égarent et quittent par leurs fautes5 la voie du Seigneur. Cela n’empêche pas que leur appel et leur grâce n’aient été véritables, comme il est vrai de Judas à l’apostolat, et de Salomon. Il y a deux sortes de ces personnes : les unes déchoient véritablement et ne reviennent plus, les autres au contraire ne font que s’égarer et reviennent. Jésus-Christ ne s’était pas trompé en cet apôtre, ni Dieu en Salomon. Mais ce sont des promesses conditionnelles, comme celles qui furent données au peuple juif : son égarement n’empêchait pas qu’il n’eût été choisi de Dieu ; Dieu le punissait, mais, après un long châtiment, il retournait en Sa grâce. Je vous assure que M. J.6 retournera au Seigneur et que, malgré son égarement qui sera très long, il est un vase choisi : c’est pourquoi je vous prie de ne lui point nuire. Je le ferai sortir, si je peux ; si je ne le puis, il faudra prendre la voie de ses supérieurs. J’ai été plus certifiée encore que vous serviriez à N., et que c’est vous qui avez pris pour cela la place de...7, lorsqu’il me fut arraché ; et cette pensée m’est imprimée : son épiscopat sera donné à un autre...8

Lorsque l’on m’interroge sur les choses que j’ai dites ou écrites, je reste interdite, et il ne me reste aucune idée, à moins que Notre Seigneur ne me le rappelle. Mais Il permet souvent qu’on me parle des choses sur lesquelles Il ne m’a donné nulles lumières, parce qu’Il a dessein de m’éclairer après là-dessus. Je vous dis tout simplement ce qui me vient dans l’esprit. 

M. l’abbé de L[angeron] a besoin de vous, et il mènerait une vie pleine de vicissitudes, s’il ne vous avait point. Dieu vous l’a donné, ayez-en soin : Il l’aime, quoiqu’Il n’ait pas dessein de le conduire jusqu’à la consommation. Il y a plusieurs demeures dans la maison du Seigneur9.

Depuis ma lettre écrite jusqu’ici, j’ai une certitude que N. vous était donnée. Il faut de la patience, car les choses ne s’accomplissent pas d’abord, mais Dieu le fait attendre et souvent bien acheter. J’ai tiré tout à coup le 14e chapitre du 4e livre d’Esdras, et j’en ai été pénétrée du commencement. Je n’ai pas lu la fin. Lisez, si vous en avez le temps, les cinq premiers versets10.

 

1Selon la nature seule, hors la mission donnée par Dieu.

2Henriette-Louise Colbert, seconde fille du ministre avait épousé le duc de Beauvillier le 21 janvier 1671. Elle était dame du palais depuis 1680. Elle avait 32 ans en 1689.

3enchaînure : synonyme d’enchaînement au XVII° et surtout au XVI° siècle.

4Cette suspension est dans le texte de Dutoit.

5Dutoit note ici : « Ce passage est bien remarquable et fait voir que l’appel de Mme de Maintenon était véritable, mais qu’elle n’y a pas répondu, étant même devenue une persécutrice amère de M[me] Guyon et de M. de Fénelon, et que telle chose lui est arrivée par sa faute, à cause de son orgueil, et de son envie de dominer ».

6L’allusion faite plus loin à ses « supérieurs » me donne à croire qu’il s’agit de M. Jasseaux, prêtre de la mission et confesseur de Mme de Maintenon. Il était du parti « guyoniste » et travaillera plus tard activement à faire rentrer en grâce Mme Guyon auprès de Mme de Maintenon (Phelippeaux, loc.cit., t.I, p.30). [M].

7,8Points de suspension dans le texte de Dutoit.

9Jean, 14, 2.

10Le 3e et le 4e livres d’Esdras ne font plus partie des recueils canoniques catholiques de la Bible depuis le Concile de Trente. Les versets cités contiennent le début de la septième vision : « [v.1] Et au troisième jour advint, que j’étais assis sous un chêne. Et voici une voix qui partit d’un buisson contre moi, et dit : « Esdra, Esdra ». Et je dis : [2] « Seigneur me voici. » Et me levai sur mes pieds. Et Il me dit : [3] « En révélant me suis manifesté sur le buisson, et ai parlé à Moyse, quand mon peuple servait en Egypte. [4] Et l’envoyai, et tirai mon peuple hors d’Egypte et l’amenai sur la montagne de Sina, et le tenai chez moi par plusieurs jours, [5] Et lui racontai grandes merveilles, et lui montrai les secrets des temps, et la fin, et lui commandait disant : [6] Tu diras ces paroles-ci publiquement… » (La Sainte Bible, contenant le vieil et nouveau Testament. Traduite de latin en françois par les Théologiens de l’Université de Louvain […] Avec une docte table … de M. Jean Harlemius […] de la Compagnie de Jésus, Lyon, 1603. Cette traduction catholique est-elle la source de Madame Guyon en ce qui concerne l’Ancien Testament ? La comparaison avec son commentaire du Cantique des cantiques fait cependant apparaître des modernisations stylistiques.)

76A. [1.188] De Fénelon. 31 août 1689.

J’ai ressenti, madame,  tout ce que je dois sur la blessure de monsieur votre fils. On assure qu’elle n’est pas dangereuse1. Vous n’aurez de moi aucun compliment là-dessus. Il me suffit d’être sur elle et sur tout ce qui vous touche comme je dois être. J’ai appris que le mariage est fait enfin2 : Dieu veuille le bénir et faire Sa volonté en eux.

Je n’ai aucun travail aperçu, je fais beaucoup de fautes extérieures. Il y en a même plusieurs qui vont au-dedans et qui marquent qu’il échappe de petites saillies3 à la volonté, mais je ne veux pourtant que ce que vous savez4. Et, quoique mes fautes me causent une humiliation cuisante, je veux non seulement porter cette humiliation, mais encore sans exception toutes les suites les plus terribles que Dieu veut y attacher. Ce que je vois, quoique nouveau et flatteur pour moi, ne m’entre point au cœur, et je ne puis m’empêcher de me rendre ce témoignage que ce n’est pas là ce que j’aime5. Dieu sait où Il met mon amour, et c’est à Lui à le garder. Je ne m’embarrasse point de certaines fautes de prudence que j’aperçois, après qu’elles sont faites vers les personnes avec qui il semble qu’il faudrait le moins en faire6; mais il me semble que la terre ne peut me manquer et que Dieu me mène à Son but, autant par mes fautes que par tout le reste.

Vous m’avez promis de m’envoyer quelque chose de votre façon sur mon nouvel état : j’espère que vous aurez cette bonté. Je voudrais bien aussi que vous me fissiez entendre en deux mots comment va le nouveau ménage : les petits nuages sont-ils dissipés ? Quelle joie aurai-je de vous savoir en profonde paix ! Et quand M. de C[hevreuse] viendra à Versailles, je lui donnerai ma petite cassette, où sont toutes mes lettres, pour les faire transcrire.

Je suis de plus en plus uni à vous, madame,  en Notre Seigneur, et j’aimerais mieux mille fois être anéanti que de retarder un seul instant le cours des grâces par le canal que Dieu a choisi. Si Dieu vous donne quelque mouvement de prier [pour le Roi] et pour [le petit Prince], faites-le, et je vous recommande aussi... 7, qui est fort blessé. Ce 31 août.

 

1« Les Mémoires de Sourches citent à la date du 25 août 1689 parmi les blessés de la sanglante rencontre de Valcourt « Guyon, lieutenant de la colonelle, garçon fort riche d’une famille de Paris » (t. II, p. 145, voir p. 148). Le journal de Dangeau signale à la date du « dimanche 28... L’ordinaire de Flandre a apporté les lettres de M. le maréchal d’Humières... Lieutenants (du régiment des gardes)... Guyon : bras cassé » (t. II, p. 457 sq.). Né en 1665, Armand-Jacques Guyon du Chesnoy, aîné des enfants de Mme Guyon, fut émancipé en 1685 et acheta la même année une lieutenance aux Gardes pour 28 000 livres. Ses dépenses annuelles montaient à environ 13 000 livres pour 1689 et 1690. Il resta « entièrement estropié » de sa blessure, et se maria le 24 juin 1692 avec Marie de Beauxoncles de Courbouson. Sa mère se retira chez lui en 1703 après sa sortie de la Bastille (Pièces originales 1457, ff. 204, 209, 212, 474 sqq.) ».[O].

2Ce n’est que le 29 août que Dangeau avait annoncé : « M. le marquis de Vaux, fils de M. Foucquet épousa ici, il y a trois jours, Mme Guyon, fille très riche » (t. II, p. 459).

3Saillie : « impétuosité ».

4C’est-à-dire : « tout et rien ».

5Première impression de Versailles.

6« Il semble que la périphrase ne peut guère désigner que Louis XIV. Malgré son origine janséniste, on peut croire substantiellement exacte « une anecdote que Mgr de Caylus » tenait de la bouche de Mme de Maintenon : « Cette dame, enthousiasmée de l’esprit, des grâces et de l’éloquence de l’abbé de Fénelon, engagea le Roi à lui donner une audience particulière, dans l’espérance que ce Prince, charmé des discours de l’abbé, lui donnerait sa confiance, et irait droit à Dieu avec un si bon guide. À l’heure marquée, l’abbé de Fénelon fut introduit dans le Cabinet du Roi, et comptant y trouver les mêmes dispositions que dans celui de Madame de Maintenon, il parla longtemps sans discontinuer. Il ne fit pas réflexion que ce Prince, qui était Roi en tout, ferait moins de cas de toutes les fleurs du discours que d’une certaine timidité ou embarras, qui n’aurait pu être attribué qu’au respect et qui aurait mieux réussi dans un tête-à-tête si important; le Roi saisit une jointure et dit : « M. l’abbé, quand j’aurai quelque chose à vous dire, je vous ferai avertir », et sur-le-champ il alla chez Madame de Maintenon à qui il dit : « Je viens d’entendre l’abbé de Fénelon; est-ce là votre homme, Madame ? Il ne sera jamais le mien » (Vie de l’illustre évêque d’Auxerre Cailus, 1765, p. 11). » [O].

7« Masson croit qu’il s’agit d’un certain Desmarets, mais tout indique que Fénelon pense au chevalier Colbert. Il fut blessé le 25 août d’un coup de mousquet à la tête dans le défilé de Valcourt en allant à l’attaque d’un village. Son laquais vint aussitôt à Paris chercher un chirurgien. « La duchesse de Beauvillier qui aimait tendrement son frère voulut à toute force l’aller trouver : mais toute sa famille l’empêcha parce qu’elle était grosse de cinq mois et à sa place M. et Mme de Chevreuse partirent en diligence pour se rendre à Maubeuge où le blessé s’était fait transporter. Le 4 septembre on annonçait sa mort, fâcheuse nouvelle pour Seignelay qui revient ce jour de Brest » (SOURCHES, t. III, p. 143, 146, 151). Il n’est donc pas étonnant que Mme Guyon, qui était elle-même partie soigner son fils, ait rencontré les Chevreuse à Saint-Quentin (Masson, p. 276). D’après sa lettre à Chevreuse du 20 septembre 1694, c’est entre Saint-Quentin et Philippeville qu’elle apprit que le chevalier était « mort et sauvé ». »[O].

      76B. [1.189] De Fénelon. 12 septembre 1689.

J’espère que Dieu conservera ce cher fils1, qui est le fils non pas de vos larmes, mais de votre foi2. Pour les choses dont il doute, je n’en saurais être en peine : il n’y a que de mauvais philosophes qui puissent par leurs livres inspirer de tels doutes. Rien ne périt, rien ne s’anéantit dans la nature. Quand les touts se corrompent, les parties ne font que changer de figure, mais aucune ne cesse d’être. Si donc les êtres même les plus vils ne s’anéantissent jamais, comme les corps grossiers et inanimés, à plus forte raison les êtres raisonnables qui Le connaissent et connaissent tout le reste; ils peuvent cesser d’être liés à de certains corps, mais ils ne peuvent jamais cesser d’être. Encore une fois on ne voit point clair, quand on ne voit pas cela3. D’ailleurs l’immortalité de l’âme se trouve liée avec le christianisme, dont les preuves en détails sont infinies. Il faudrait un livre4, non pas une lettre, pour les rapporter; et à peine puis-je dérober un demi-quart d’heure pour vous écrire. Ce serait peut-être les sujets de longues conversations, si Dieu, comme je l’espère, ramène monsieur votre fils en ce pays5. Mais il faut qu’il compte qu’il n’y a que hardiesse et qu’ignorance chez les libertins : ils méprisent et attaquent tout en gros, mais en détail la force de la religion bien examinée les accable. Quand il voudra en faire l’expérience, il verra, les livres à la main, que l’impiété est la faiblesse même. Ils ne savent ni l’esprit de la religion ni ses preuves.

 Pour moi, je suis ici dans une agitation et même occupation continuelle, et je ne puis me mettre paisiblement devant Dieu. Mais mon cœur est toujours uni à Lui, et je L’y trouve dans tous les moments de liberté. J’espère qu’après ce premier temps je serai plus à moi, et aux choses dont iI faut se nourrir. Pour le fond, c’est toujours la même chose. Je vois bien des choses qui devraient me faire plaisir, mais Dieu les tempère, en sorte que mon cœur ne veut ni ne trouve à se reposer en rien. C’est la colombe de l’Arche, contrainte de revenir. Je bénis Dieu de tout ce qu’Il vous donne.

 Quand nous reverrons-nous ? Je ressens toutes vos douleurs et toutes vos consolations jusqu’au fond du cœur6. Ce 12 septembre.

 

1Il s’agit évidemment d’Armand-Jacques.

2Fils de vos larmes vient des Confessions d’Augustin, III, XII, 21.

3Texte de Dutoit : « quand on voit par cela ».

4Fénelon n’a jamais trouvé le temps d’écrire ce livre, mais les Lettres sur la religion en seront comme l’esquisse détaillée.

5Ce pays : Versailles, où le jeune officier des gardes françaises devait résider.

6Mme Guyon devait être à ce moment au chevet de son fils blessé ou en voyage : elle en revint après le 16 octobre. [M] p. 296.

      77. [1.190] À Fénelon. 20 septembre 1689.

J’ai bien des choses à vous dire, car mon cœur  est souvent plein pour vous devant le Seigneur. Je comprends toujours plus qu’Il vous aime, et les desseins qu’Il a sur vous, qu’Il établit sur la petitesse. Mon cœur vous goûte de plus en plus, quoique de loin. Et comme Dieu vous veut faire le père d’un grand peuple, Il veut jeter de profondes racines de votre édifice spirituel : Il veut vous donner un cœur docile pour conduire un grand peuple. La demande que Salomon fit au Seigneur est admirable : il ne demande point un air d’autorité pour se faire craindre, mais un cœur docile1. Plus votre cœur sera docile comme un petit enfant sans raison et sans résistance, plus vous serez comme Dieu vous veut, plus vous serez propre à ce à quoi Il vous destine. Le don de la véritable sagesse, c’est cette docilité du cœur. Craignez plus que la mort de refuser à Dieu quelque chose qu’Il veuille exiger de vous, ce que votre docilité ne vous laissera pas ignorer. Que le respect humain et le conseil des autres ne vous fasse jamais agir contre votre propre cœur. Ceci vous est de la dernière conséquence et, pour vous, le fond de toutes choses. Ne craignez pas de faire des fautes avec cette docilité de cœur : si vous en faites, ce sera par hésitation. Allez donc par là avec une fidélité invariable, car le Seigneur sera avec vous. Il vous enseignera toutes choses : Il vous mettra [sic], Il mettra dans le moment dans votre bouche ce que vous avez à dire, mais suivez-Le inviolablement. La fidélité sera lumineuse. Mais, si vous étiez infidèle, vous dérouteriez aisément, et ce langage inconnu de presque tout le monde vous deviendrait étranger, et vous seriez tout dérangé. Allez donc par là, je vous en conjure, et me croyez en ce point, car il est pour vous d’une extrême conséquence.

Cela ne se fait point par écouter longtemps l’inspiration : elle est prompte et soudaine, elle ne prévient point, mais dans le moment du besoin, elle ne manque jamais. Si cette manière d’agir est pour quelqu’un, elle est singulièrement pour vous. C’est la voie des petits enfants, qui n’agissent point par le raisonnement, mais qui agissent toujours simplement et de bonne foi. Quoique vous soyez froid et éteint, vous êtes fort sur certaines choses, et poussez les choses avec vigueur, surtout lorsqu’elles sont raisonnables : c’est un effet de votre esprit, qui, étant très juste et très bon, ne s’accommode pas des choses qui lui sont contraires. Cependant l’esprit de Jésus-Christ détruira peu à peu cela, donnant la mort à ce qui est vivant et la vie à ce qui est mort.

Je vous porte dans mon cœur d’une manière aussi singulière qu’elle est continuelle, et je ne trouve personne qui me soit ce que vous m’êtes. Toute à vous en Lui seul. Ce 20 septembre 1689.

 

1III Rois, 3, 9 : « Je vous supplie donc de donner à votre serviteur un cœur docile, afin qu’il puisse juger votre peuple, et discerner entre le bien et le mal… » (Sacy).

      78. [1.191] À Fénelon. 23 septembre 1689.

J’ai toujours bien de la joie, lorsque je reçois de vos lettres, mais je ne sais pourquoi j’en ai eu davantage cette fois ici. Mon cœur me rend témoignage que vous allez comme Dieu veut, et c’est tout. Je vous trouve souvent si présent que j’en suis surprise, aussi bien que du soin que Dieu prend de me réveiller sur votre compte. Il y a longtemps que je prie pour le R[oi], et je le ferai pour le p[etit] P[rince]1, lorsque Dieu m’y appliquera. J’ai toujours dans l’esprit que les choses seront comme je vous les ai marquées, mais il y aura de la peine pour vous. Il vous en coûtera : vous aveza souvent peu d’espérance, et les choses vous paraîtront fort éloignées.

 Dieu veut de vous une fidélité inviolable pour vous laisser, ainsi que je vous l’ai mandé, à Ses mouvements. Ce sera Lui qui réussira, et non pas vous. Moins il y aura de vous, plus il y aura de Lui : j’aime mieux que vous fassiez des fautes en vous abandonnant à Lui, que les plus grandes choses du monde en vous conduisant par vous-même2. Vous verrez que Dieu convertira même vos fautes en bien, et c’est le secret de la Sagesse toujours adorable que de faire que ce qui est entre nos mains un instrument de mort, devienne une source de vie entre les Siennes. Je suis toujours plus certaine que Dieu veut que vous serviez M. et Mme de B[eauvillier] et ceux que j’ai vus à Saint-Quentin, et surtout M. de B[eauvillier]. Les choses tourneront de manière que vous découvrirez un jour les desseins de Dieu en cela : vous ne sauriez être trop petit. Je crois que vous ne devez pas faire trop d’attention sur vos fautes, mais les souffrir. Dieu vous soutiendra d’une main invisible, lorsqu’il paraîtra qu’Il vous laisse tomber.

Je suis si certaine de Son soin sur vous que je n’en puis douter. Il ne veut de vous rien autre chose sinon que vous soyez bien petit, très dépendant de Lui, et que vous Le suiviez inviolablement, quoiqu’il en coûte, par les routes intérieures et les mouvements qu’Il inspire Lui-même : la fidélité à suivre ceux qui sont fort aperçus vous éclairera et vous stylera pour ceux que leur extrême délicatesse rend presque imperceptibles. Vous ressentirez encore du temps la peine de l’humiliation que causent les fautes, surtout dans le poste où vous êtes. Mais accoutumez-vous d’y être immobile et de ne point mettre la main à l’Arche comme Oza3, quand même vous la verriez chanceler : car, quoique ce fût une bonne œuvre pour un autre, elle ne vaut rien pour vous que Dieu veut entièrement passif. Cela fait beaucoup mourir. Cependant, quelques fautes dans lesquelles vous puissiez être tombé, il ne faut par aucune activité auprès de Dieu vous remettre bien avec Lui, ni avec les créatures, à moins que la charité du prochain n’y fût intéressée. Mais souvenez-vous de laisser tomber tous les mouvements de la nature qui, sous les prétextes les plus justes du monde, veut toujours raccommoder ce qui est gâté.

 Plus l’on est actif, plus il faut agir activement, mais plus l’on devient simple, plus il faut remédier à ses maux simplement ; mais, lorsqu’on est passif, il faut rester comme mort, sans la moindre action, quoique l’on se sente piquéb. Ceci est très difficile pour la pratique, demande beaucoup de mort et de fidélité, mais c’est aussi d’une grande pureté, et la seule pureté en peut découvrir l’extrême pureté et la profondeur de la mort. Votre cœur est trop à Dieu, pour se laisser gagner au plaisir de l’élévation : il se laisserait plutôt pénétrer de la douleur que de la joie ; vous pouvez l’éprouver par vos fautes, qui entrent plus que les avantages. Cependant je vous assure que ceux-ci seront poussés à cause des desseins de Dieu sur vous, qui veut que vous soyez une lampe ardente et luisante, jusqu’à ce qu’Il l’éteigne Lui-même, pour la rallumer de nouveau d’un feu qui ne s’éteindra jamais.

Je ne réponds rien sur le mariage4 : Madame de C[hevreuse] vous aura tout dit. Tout ce que je vous puis dire, tant que la fille a été à moi, j’ai dit et fait ce que j’ai cru devoir. Dès que par son mariage elle a été à un autre, je me suis sentie dépouillée de tout ce qui la regardait pour l’extérieur, sans qu’il me soit possible d’y prendre aucune part. Je ne sais si vous me comprenez.

Je vous assure que l’on ne peut être plus unie à vous que je le suis : Dieu qui le fait, le continue et l’augmente même avec bien de la douleur. Il n’y a personne à qui Notre Seigneur me tienne comme pour vous. Vous êtes selon Ses desseins. Je vois souvent avec une complaisance infinie l’amour qu’Il vous porte et comme Il vous a choisi entre tant d’autres pour être l’objet de Ses complaisances. Il a fait et fera en vous de grandes choses, mais Il ne regarde en vous que votre petitesse et votre docilité à Le suivre, quoiqu’il en puisse coûter. Ce sera, dans les autres, la violence qu’ils se feront qui ravira le ciel ; mais en vous, la petitesse et la docilité, la faiblesse même ravira le cœur de Dieu. Si je pouvais vous exprimer comme Il fait goûter à mon cœur qu’Il est content de vous ! Cela se fait comme un époux qui montre à son épouse les tendresses qu’il a pour un de leurs enfants, et pourquoi il le préfère à tant d’autres. Il faut, pour concevoir ce que je dis, en faire l’épreuve. Il y a une personne dans le monde à laquelle je ne pense qu’avec horreur et éloignement, et j’éprouve au-dedans qu’il déplaît autant à l’Epoux que vous lui êtes agréable, non par aucune qualité qui soit en vous, mais parce qu’Il vous a choisi, qu’Il vous a aimé le premier et qu’Il vous a donné un cœur droit, propre à conduire un grand peuple.

Comptez que ce qui est essentiel pour vous est la petitesse et la souplesse sous la main de Dieu pour suivre sans hésiter et sans raisonner ce qu’Il veut de vous : car si vous hésitez ou raisonnez, vous perdrez terre, tout vous paraîtra douteux. Mais lorsque vous irez comme je vous ai dit, on vous conduira par la main sans que rien vous fasse tomber. Votre petitesse doit s’étendre jusqu’à croire et pratiquer ce que Dieu vous fait dire par moi, sans examiner la misère qui est dans cet instrument. Je vous demande que vous ayez soin de votre santé. Vous le devez : prenez ce que vous pourrez de moments pour vous délasser.

Lorsque vous serez établi, vous remarquerez que, quoique l’on n’ait pas un goût actuel de la présence de Dieu dans les occupations, Il ne laisse pas toujours d’être le même en vous. Et je vous assure qu’Il ne cesse pas un moment d’opérer dans une âme comme la vôtre. Lorsque vous avez un moment et que vous vous appliquez à Lui, vous voyez qu’Il est tout proche et qu’Il ne vous a point écarté. Son travail est continuel, mais il est comme celui du soleil sur les choses inanimées, qui ne se découvre que lorsque l’ouvrage est achevé. C’est en quoi l’on se trompe beaucoup de croire qu’une âme très passive soit sans action vitale et sans rien recevoir. Si l’on voyait à découvert ce que c’est que l’action la plus vigoureuse de la créature, on la prendrait pour une inaction véritable, au lieu que l’action de Dieu est si prompte et si forte, quoique tranquille, que Dieu opère plus en une âme en un quart d’heure (quand elle est assez morte pour n’y pas mettre la main sous bon prétexte), que ne fait l’homme avec tous ses efforts (aidé même de la grâce) en plusieurs années. Et ce qui est le plus surprenant est que ce que Dieu fait seul dans une âme très passive est pur, et n’est nullement sujet à la purification.

S’il y a quelque chose à purifier, c’est que l’homme a gâté l’ouvrage de Dieu par une correspondance5 active, quoique sous bon prétexte. Mais toutes les œuvres de l’activité de la créature, quelque bonnes qu’elles paraissent, ne peuvent être de mise pour Dieu même que le feu n’ait séparé tout ce qui est de l’homme d’avec ce qui est de Dieu. Comme l’homme de lui-même n’est que corruption, tout ce qu’il opère est infecté ; et il n’est heureux que lorsqu’il peut découvrir cela, et que l’ayant une fois connu, il se défie plus de lui-même que du diable, et a plus d’horreur de ses opérations que de la malice de l’enfer. Je ne mets point au nombre des opérations de la créature l’activité que Dieu lui donne, lorsqu’étant morte à toutes choses, Il l’anime et la vivifie, et la rend par Sa divine sagesse plus active que les choses les plus agissantes. Mais comme cette activité n’a pour principe que Dieu, elle est divine et c’est une passiveté active6, puisqu’elle est mue et agie par Celui dont l’activité est aussi infinie que Son repos est immense. C’est le secret de l’amour infini de Dieu pour Sa créature qui la rend un même esprit avec Lui, la transformant en Lui, et la rendant participante de Son repos infiniment tranquille.

Je ne dis pas que je prends part à tous vos avantages : ce que je vous suis en Notre Seigneur en dit davantage que je n’en puis dire et exprimer. Ce 23 septembre 1689.

 

asic (on s’attendrai à aurez mais il peut s’agir d’une constatation de Madame Guyon quant au tempérament de Fénelon).

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1Ceci répond à la demande qu’avait faite Fénelon dans sa lettre du 31 août.

2Fénelon s’assimilera toutes ces idées et les développera dans une lettre à Mme de Maintenon (Instructions, XXVII, t.VI, p. 131-133).

3II Rois 6 : « [v.6] Oza porta la main à l’arche de Dieu, et la retint ; parce que les bœufs regimbaient, et l’avaient fait pencher. [7] En même temps la colère du Seigneur s’alluma contre Oza, et il le frappa à cause de sa témérité ; et Oza tomba mort sur la place devant l’arche de Dieu. » (Sacy).

4Fénelon avait demandé, le 31 août : « Je voudrais bien aussi que vous me fissiez entendre en deux mots comment va le nouveau ménage ».

5Une tentative de relation faisant appel à l’opération humaine.

6Les italiques sont de Dutoit, comme le e de passiveté, que nous conservons. La forme moderne courante de passivité suggère l’inactivité tandis que l’expression qui peut paraître bizarre d’une passiveté active indique un libre et plein exercice des facultés en dépendance totale de la grâce.

79. [1.192] À Fénelon. 25 septembre 1689.

Il me serait difficile de vous exprimer, monsieur, l’union que Notre Seigneur me donne pour vous. Dieu semble serrer de plus en plus mon âme à la vôtre d’une manière très intime1 et je trouve que tous les milieux se dissipent et deviennent toujours plus délicats ; et l’on me fait comprendre qu’il en est de même de votre âme à l’égard de Dieu, que les moyens et entre-deux se perdent chaque jour, et que ceux qui restent se subtilisent.

 Il vous est d’une extrême conséquence de ne vous arrêter à rien, pas même à vos défauts, je dis à ceux mêmes qui vous paraîtraient volontaires et qui cependant ne le sont pas autant que vous le pourriez penser. Car il faut que vous compreniez que plus vous irez en avant, plus il vous paraîtra de volonté en de certaines fautes, [ce] qui vous surprendra beaucoup. Il ne faut pas vous en étonner, cela ne vient point de la volonté, mais plutôt de la perte de cette même volonté qui, en se perdant peu à peu, ne laisse découvrir dans les fautes nul rejet, nulle résistance et nulle séparation d’elle-même, parce que tout chez vous n’est point2 par résistance, qui sépare la volonté des choses, mais par une continuation de cette même volonté. De sorte qu’il ne reste dans les fautes que la malignité de la nature qui, y demeurant seule, fait paraître les choses volontaires.

 Ceci est d’une très profonde expérience. Et, à moins que de l’avoir - ce qui n’arrive que tard - l’on se méprend beaucoup : car il faut savoir que la malignité de la nature est telle que, pour cacher sa malice, elle se sert de la force de la volonté, en sorte qu’elle met tout en œuvre  pour s’assurer elle-même d’une résistance, d’une séparation de volonté, d’une certaine innocence qui fait que l’on ne voit en soi nulle malignité mais pure faiblesse. À mesure que la volonté se perd, la nature maligne ne peut plus se cacher : alors elle paraît dans toutes ses malignités et c’est alorsque tout paraît volontaire, sans pouvoir découvrir une bonne volonté. C’est ce qui fait beaucoup souffrir, mais il faut demeurer immobile car la nature, qui ne souhaite que de se cacher, travaille au moins à mettre remède aux maux qui ont paru. Ne lui laissez pas la consolation qu’elle puisse découvrir chez vous une action [qui] soit [suivie de] repentir3. Je vous presse d’autant plus là-dessus que Notre Seigneur me fait comprendre que cela est nécessaire et je vous conjure par Lui-même d’être là-dessus d’une fidélité inviolable malgré votre raison. Ceci est très difficile dans la pratique et je vous assure que rien ne fait tant mourir.

Notre Seigneur me donna en un songe une lumière très claire là-dessus ; cependant elle n’est rien auprès de l’impression qu’Il me donne à présent et je vous assure que votre âme est tellement une même chose avec la mienne ! Car, pour la mienne, elle est disparue quant à moi et je ne la découvre plus que par l’étroite union où Dieu la met avec la vôtre. Ô quand viendra le temps, que la vôtre, étant entièrement perdue en Dieu et réduite dans l’unité de ce principe, elle ne découvrira plus que lui ? Mais croyez, monsieur, qu’il faut beaucoup de courage sans courage pour se livrer à pur et à plein, et encore plus pour s’oublier et s’envisager dans sa laideur. Ceci paraît hors de saison, étant si éloigné, ce semble, de faire des fautes. Mais cependant il est essentiel et je vous en assure : sans quoi, vous resterez flottant et souvent embarrassé et entortillé en vous-même, dans un temps où vous seriez encore plus avancé que vous n’êtes. Allez donc tête baissée4 malgré la crainte et l’envie de remédier à vos maux, même d’une manière très simple. Je vous assure que Dieu le veut et que tout Son sang vous servira de piscine si vous en usez de la sorte !

 J’ai songé il y a deux jours que vous croyiez avoir à une jambe une profonde plaie. Vous y aviez fait mettre un appareil et chacun convenait que vous y aviez bien du mal. Je vous priais de me laisser lever l’appareil et je vous assurais qu’il n’y avait que très peu de mal. Vous me fîtes assez de résistance, cependant vous y consentîtes. Quand je l’eus levé, il ne s’y trouva aucune plaie mais bien un peu d’enflure causée par le remède. Vous restâtes fort surpris, et me promîtes de me croire une autre fois. J’en ai eu une claire intelligence.

Je vous suis fort obligée de ce que vous m’écrirez pour mon fils. Je crois que son heure n’est pas encore tout à fait venue. Il n’est rien de plus fort que le renouvellement d’union et d’attrait que j’ai eu pour vous depuis deux jours. Ce 25 septembre 1689.

 

1« Il me semble que mon âme a un rapport entier avec la sienne, et ces paroles de David pour Jonathas ( = Jonathan), que son âme était collée à celle de David, me paraissaient propres à cette union. Notre Seigneur m’a fait comprendre les grands desseins qu’Il a sur cette personne. » Vie 3.9.10.

2« Peut-être que les paroles du texte étaient ne se fait point. » (note Dutoit).

3Texte inintelligible d’où les additions que nous proposons.

4Fénelon, Lettre au marquis de Seignelay du 2 juillet 1690 : « heureux ceux qui se jettent tête baissée et les yeux fermés entre les bras du Père des Miséricordes. »

      80. [1.193] De Fénelon. 1er octobre 1689.

Depuis que je suis ici1, je me trouve dans une sécheresse et néanmoins dans une largeur très grande, Rien ne m’embarrasse, ni les difficultés qui semblent devoir me surmonter2 dans le moment même, ni mes fautes, ni ce que les autres en peuvent penser. Pour mes fautes, elles me sont assez souvent encore fort cuisantes, mais je me trouve dans un certain calme au fond de ma volonté, qui fait que je passe légèrement par-dessus la douleur involontaire qu’elles me causent. Toutes ces choses se passent si naturellement et avec si peu de recueillement que je suis quelquefois tenté de croire que cette facilité vient de tiédeur, de dissipation et d’indifférence pour les choses spirituelles. Ce qui pourrait fortifier cette pensée, c’est la légèreté de mon esprit, qui se promène sans cesse et qui est moins arrêté que jamais dans l’oraison. Cependant je ne puis m’empêcher de me rendre ce témoignage, sans pouvoir dire sur quoi je le fonde, que je n’ai point été jusqu’ici à Dieu d’une manière aussi simple, aussi totale, aussi profonde, aussi continuelle et aussi unie que maintenant. Les choses qui m’arrivent ici me chatouillent quelquefois un peu, et quelquefois il m’arrive de laisser échapper quelque parole qui m’avertit de ce chatouillement. Mais mon cœur ne se repose jamais volontairement, ce me semble, un moment sur aucune de ces choses qui peuvent flatter la nature, en sorte qu’il n’y a rien ici sur quoi Dieu me laisse appuyer pour délaisser l’amour propre.

Je vis ici très sèchement pour la nature et pour la grâce : pour la grâce, car je n’ai ni goût ni consolation aperçue ; pour la nature, parce que je vois assez de gens, sans être libre ni en repos, pour épancher mon cœur avec aucun. Ceux mêmes avec qui j’ai ma principale liaison, sont peu en liberté, et moi je suis de même, de façon que nous nous voyons souvent et ne nous entretenons que pour le besoin3. Mon emploi demande une patience continuelle dans les fonctions sèches et ennuyeuses4. Ainsi il y a bien à mourir, surtout selon mon tempérament. Je suis, presque sans réflexions, mes premiers mouvements5, et je laisse tomber6 toutes réflexions qui vont ou à réparer les fautes, quand elles n’ont pas de conséquence à l’extérieur, ou qui m’engageraient à m’occuper de moi ou de mes intérêts. Dieu me fait trouver en tout cela du large. Je n’éprouve aucune tentation forte, excepté celles de l’abattement où une santé faible et une extrême sécheresse de l’intérieur font tomber. Je ménage ma santé et je travaille peu,  quoique j’eusse des besoins pressants de travailler.

 Je ne saurais vous dire à quel point je suis uni à vous, car Dieu seul le sait, et je ne le sais pas moi-même. Ce 1er octobre.

1À Versailles.

2Surmonter : « triompher de » était beaucoup plus usité que maintenant.

3Le duc de Beauvillier et ses subordonnés.

4Première impression sur ses fonctions d’éducateur.

5Mme Guyon avait distingué antérieurement entre les « premiers mouvements à éviter » et ceux que l’on doit « suivre sans hésiter ».

6Abandonner.

81. [1.194] À Fénelon. Début octobre 1689.

La sécheresse et le large ne s’accordent pas ensemble, du moins celle qui porte justement ce nom, car la sécheresse a cela de propre qu’elle rétrécit toutes choses. Disons donc que votre état n’est point une sécheresse, puisque votre âme est continuellement arrosée des eaux de la grâce ; mais comme c’est d’une manière très cachée, elle est insensible. C’est comme une terre qui n’est point arrosée par des eaux extérieures, même de la pluie, qui est celle que sainte Thérèse marque comme la quatrième eau qui opère cette grâce d’union aperçue, douce et tranquille, où l’âme est très passive et où elle ne fait nul effort pour recevoir les écoulements de la grâce de Dieu1. Vous avez assez éprouvé cela pour m’entendre.

Mais il y a un autre état qui est bien plus profond et qui ne peut point porter le nom de sécheresse, puisque la sécheresse est un état de privation de tout ce qui peut humecter une terre laquelle on ne peut point appeler sèche, quoiqu’elle ne soit arrosée extérieurement d’aucune eau, quand cependant elle ne laisse pas de produire les mêmes herbes et les mêmes fruits que les autres terres ; et si sa fécondité est même plus abondante, on conclut aussitôt qu’il y a dans son sein des sources cachées qui maintiennent sa fraîcheur et lui donnent une fécondité plus grande que n’en ont celles qui ne sont arrosées que dans la superficie. Cette terre a un avantage que les autres n’ont pas : c’est que sa fraîcheur est toujours égale, qu’elle est toujours féconde et que son égalité est charmante.

C’est là l’état d’une âme comme la vôtre : il n’y a rien de sensible, rien d’apparent. Cependant on y voit une fécondité et égalité, la liberté et la largeur qui marquent que, bien qu’il n’y ait rien chez vous de sensible, la source est dans le fond et le plus intime de l’âme, que Dieu ne vous donne plus cette douce pluie qui vous paraissait plus consolante et qui, même, en tombant faisait reverdir toute la surface de la terre de votre âme, mais qu’en échange il vous donne par le fond et dans le plus intime de l’âme non une jouissance perceptible - qui arrête toujours un peu quoiqu’elle nourrisse l’âme et soit très utile dans sa raison - mais une possession réelle et profonde, quoique imperceptible, et qui n’arrêtant point l’âme, la fait courir insensiblement sans s’arrêter jamais et lui fait produire non des herbes qui naissent et meurent en un même jour, mais des fruits exquis qui sont des fruits de l’éternité.

Il me vient sur cela deux endroits de l’Écriture qui peuvent et doivent être appliqués à ce que je vous dis : David dit que la vie de l’homme est comme l’herbe qui s’élève au matin et meurt brûlée du soleil2. Je sais qu’à la lettre c’est de la vie naturelle qu’il parle, mais c’est aussi de tout ce qui est de la vie de l’homme et de son action propre : elle verdit dans le matin de la vie spirituelle, mais le soleil de justice ne paraît pas plus tôt dans sa chaleur qu’il lui ôte la vie ; et c’est un grand bien. Mais il est dit aussi : le juste est comme un arbre planté sur le courant des eaux3, qui est toujours vert parce que ce sont ses racines qui sont arrosées.

Soyez donc persuadé que votre âme ne fut jamais moins sèche qu’elle [ne] l’est présentement. Si vous étiez conduit par le recueillement aperçu, vous seriez peu propre aux emplois auxquels Dieu vous destine. Dieu ne cesse jamais un moment d’opérer dans votre âme : je vous assure que cela est très véritable et je vous prie même de le croire. Le calme qui est toujours dans votre volonté marque qu’elle est comme Notre Seigneur la veut. Il faut souffrir la douleur que vos fautes vous causent, pourvu que vous ne fassiez nulle action, ni pour diminuer la douleur, ni pour y remédier : c’est une espèce de brûlure qui sert de purgatoire.

Ne vous étonnez pas de la légèreté de votre esprit dans l’oraison. L’imagination voltige extrêmement, et cela est même nécessaire : 1° pour ôter à l’âme tout ce qu’elle pourrait apercevoir qui l’arrêterait, 2° pour lui cacher l’opération de Dieu et la dérober à sa connaissance, 3° et de plus pour l’enfoncer dans le centre4. Plus vous irez avant, plus votre esprit vous échappera et vous n’en serez nullement le maître : aussi ne faut-il faire nul effort pour le fixer, cela ne servirait qu’à le rendre plus volage et à vous casser la tête. Votre oraison doit être entièrement indépendante et même détachée de votre esprit. Cette importunité, qui dure longtemps, aide à faire mourir autant tout vie perceptible, et il est de conséquence de ne s’en mettre point en peine et de se laisser dans ces folies. Quand il plaît à Dieu de rappeler les sens et les puissances au-dedans comme par un coup de filet, Il met tout dans un profond silence, mais cela n’est pas encore pour vous, si ce n’est en certains moments. Hors de là, cette légèreté d’esprit est très utile pour faire mourir.

Il est certain que vous ne fûtes jamais plus à Dieu que vous [n’]y êtes, et le témoignage que vous vous rendez à vous-même n’est point de vous, mais de l’Esprit qui habite en vous. Il vous peut bien arriver d’être chatouillé par les choses extérieures, et cela arrivera même quelquefois, mais votre cœur ne s’y reposera jamais. Ce qui vous fait sentir ce chatouillement est ce qui empêche le cœur de s’y reposer, car c’est un réveil qui déplaît ; et si vous n’aviez pas cela, votre cœur y serait en repos, sans croire y être. Cela deviendra même plus fréquent et vous humiliera jusqu’à ce que tout se perde dans un oubli total.

Vous seriez à plaindre d’être serré de si près, si Dieu, en vous avançant, ne hâtait votre mort par Ses Providences5. Quoique vous parliez peu aux personnes, vous ne laissez pas de leur être utile. Le moment du bon Dieu vient lorsqu’on ne l’attend plus et que tout paraît contraire. Ménagez votre santé, je vous en conjure. Il n’est pas nécessaire que vous travailliez.

Je vous assure que tout vous sera donné selon votre besoin, et c’est sur quoi il faut exercer votre foi, car il ne faut pas croire que la foi nue ne s’exerce simplement qu’en se dénuant de tout : elle s’exerce aussi en croyant les choses presque incroyables. Et c’est une chose admirable comme Dieu prend plaisir à exercer la foi en ces deux manières et comment, après l’avoir dénuée de tous soutiens et avoir fait comprendre à l’âme combien cette voie de dénuement est pure et préférable à tout, Il l’exerce d’une autre manière et veut qu’elle Lui rende un autre honneur par6 exercer encore sa foi, en croyant des témoignages et les recevant, lorsqu’elle n’a de goût que pour la nudité et d’estime que pour la foi dégagée de témoignages. Ô que Dieu est grand et qu’Il sait Se glorifier en des manières différentes ! L’âme s’arrêterait à tout, s’Il n’en usait de la sorte. Il y aurait bien de belles choses à dire là-dessus, mais c’est trop lasser votre patience : votre temps vous est trop cher.

À Dieu : Il me donne pour vous ce qu’Il ne me donne pour nul autre.

 

1Thérèse d’Avila, Œuvres, Cerf, 1995, « Livre de la vie », Chap. 11, p. 80 : Pour moi, il me semble qu’il y a quatre manières d’arroser. On peut d’abord tirer péniblement l’eau d’un puits. […] Enfin, il y a une pluie abondante, et c’est sans comparaison la meilleure de toutes les manières, le Seigneur dans ce cas arrosant Lui-même, sans aucun travail de notre part. » Et chap. 18, p. 128 : « Cette eau qui vient du ciel tombe souvent au moment où le jardinier s’y attend le moins. […] » - La phrase de Madame Guyon est curieusement construite car le relatif a pour antécédent syntaxique terre mais pour le sens eaux de la grâce.

2Ps. 89, 6 & 102, 15.

3Ps. 1, 3 : « Et il sera comme un arbre qui est planté proche le courant des eaux, lequel donnera son fruit dans son temps. » (Sacy).

4Madame Guyon décrit ailleurs cet enfoncement de l’âme dans le centre; voir Discours chrétiens et spirituels, Discours 49, « Divers effets de l’amour », éd. Dutoit, p. 343 : « Alors ce poids d’amour la faisant outrepasser elle-même, elle trouve Dieu en manière de centre plus profond; et, par cette même pente d’amour qui entraîne tout avec soi, volonté, esprit et tous leurs apanages, elle tombe en lui, où elle se perd et s’abîme toujours plus par ce même poids de l’amour. Or, comme Dieu est immense et infini, le poids l’enfonce toujours plus en Dieu. »

5Le mot « Providence » a ici un sens intermédiaire entre celui de « prévoyance », qu’on a déjà rencontré plus haut et celui de « gouvernement du monde par Dieu », comme c’est le cas pour l’expression « économie divine. »

6[sic:  ou pour ? (au XVIIe siècle par s’emploie souvent à la place de pour).

      81A. [1.195] De Fénelon. 10 octobre 1689.

Je dois encore vous parler de mon oraison : je crains de la faire, et Dieu permet, soit par ma négligence ou autrement, que je n’en trouve guère ni le temps, ni la facilité. Je ne saurais m’y soutenir longtemps de suite, soit par ma santé, soit par mes occupations, soit par ma sécheresse, soit enfin par ma lâcheté. Ce qui devrait, ce me semble, m’étonner davantage, c’est que je n’ai aucun regret de voir mon oraison qui se dessèche et qui m’échappe, et qui me laisse dans une grande dissipation. Je me trouve indifférent et insensible sur tous ces inconvénients, qui devraient me paraître d’autant plus grands que je suis ici plus exposé. Au lieu que j’ai un regret cuisant sur mes fautes extérieures, je ne sens aucune peine sur ce vide intérieur : au contraire, je n’ai jamais été plus tranquille, plus libre, plus dégagé, plus simple et plus hardi dans ma conduite, quoique j’y fasse bien des fautes qui viennent de dissipation, et même assez souvent d’infidélités passagères. Au reste, toutes les fois que la dissipation cesse, je me trouve en état d’abandon et de foi pure, immobile, en sorte qu’il me semble que j’ai toujours demeuré par le fond de la volonté sans interruption en Dieu, quoique je n’aie point pensé à Lui et que j’aie fait et dit plusieurs choses qui, par elles-mêmes et par mon infidélité en les faisant, devraient m’en avoir éloigné.

 Aussi, si je consulte ma conduite et mon oraison, je ne trouverai rien que ce qui est dans le commun des chrétiens grossiers, qui n’ont pas secoué le joug de la crainte de Dieu. Encore même j’ai une chose qui me met fort au-dessous d’eux, car je me vois entièrement déchu par rapport aux grâces passées, au lieu qu’ils n’ont jamais reculé dans le chemin de la vertu. Mais si je regarde un certain fond inexplicable, je vais à l’abandon pour laisser tout faire à Dieu, et au-dehors et au-dedans, sans vouloir ni me remuer sous Sa main, ni me mettre en peine de moi dans tout ce qu’il Lui plaira de faire ou pour moi ou contre moi-même. J’avoue qu’en ce sens je n’ai jamais été autant au large que j’y suis depuis mon entrée à la cour. Voilà ce qui me vient maintenant dans l’esprit. J’espère que Dieu vous donnera ce qu’il faudra pour m’en faire part. Je ne saurais penser à vous que cette pensée ne m’enfonce davantage dans cet inconnu de Dieu, où je veux me perdre à jamais. Ce 10 octobre.

      82. [1.196] À Fénelon. Milieu d’octobre 1689.

Je ne crois pas que vous deviez faire effort pour faire beaucoup d’oraison de suite, mais je ne crois pas aussi que vous n’en deviez plus faire. Il faut rendre à Dieu ce petit tribut d’action de nous exposer souvent devant Lui, quand ce ne serait que pour peu de temps : c’est proprement vous tenir en repos, non en arrêtant votre esprit, ce qui nuirait à votre santé, mais en vous exposant malgré les égarements de votre esprit, le laissant comme il Lui plaira1; et ce repos vous soulagera, loin de vous nuire, pourvu qu’il ne soit pas trop long. Il vous sera aisé d’être indifférent et insensible à la perte que vous faites de l’oraison aperçue (ce qui marque déjà bien de la mort), tant que cette sécheresse ne sera point accompagnée de plus de faiblesse ; mais lorsqu’elle le sera, elle se fera plus sentir. Ce n’est pas que la foi et l’abandon (qui est chez vous assez pur) n’en dévore beaucoup2. Enfin, il faut mourir : il n’importe par quel coup.

Deux choses font que vous sentez plus les fautes extérieures que ce vide intérieur : la première, c’est que ce sont des fautes  et que le vide n’en est pas, mais bien une opération de Dieu. La nature et l’amour propre peuvent aussi vous faire sentir de la peine des fautes extérieures parce qu’elles sont plus marquées, mais un jour, tout sera égal.

Vous voyez bien par ce que vous dites que l’oraison et l’union de votre volonté subsistent au milieu de vos embarras, et qu’elle est même peu interrompue puisque vous la trouvez toujours lorsque vous avez le temps de la chercher. Elle est cachée souvent par le voile des occupations extérieures, mais elle est cependant toujours subsistante : ce sanctuaire est couvert, mais il n’est jamais vide de l’arche de l’Alliance, la volonté étant toujours unie à Dieu, lorsqu’elle a le temps d’y pouvoir réfléchir.

L’abandon est le fruit de la foi et de l’amour. Ce n’est pas par le goût ou par l’aperçu3 que l’on distingue l’état de l’âme, mais par l’abandon.

 

1C’est ce que Mme Guyon a appelé plus haut (lettre D2.80) : oraison de simple exposition. Voir Fénelon, Lettre au duc de Chevreuse, t. VII, p. 216 g : « m’exposer tous les jours quelques moments devant lui, non en raisonnant, mais après avoir dit ces paroles : fiat voluntas tua, donner ma volonté à Dieu, afin qu’Il en dispose, et l’exposer ainsi devant Lui, sans dire autre chose que de rester quelques moments dans un silence respectueux. » [M].

2Conjecture de Dutoit ; le texte de son manuscrit portait : en dévore beaucoup. La phrase est du reste peu claire. Il semble que le sens soit le suivant : ce n’est pas que déjà la foi et l’abandon ne vous enlèvent beaucoup de secours aperçus ; mais peu importe d’où vient le coup : il faut toujours mourir. [M].

3Voir Lettres D3.123 & D5.44.

      82A. [1.197] De Fénelon. 16 octobre 1689.

Depuis cette lettre écrite, Madame de C[hevreuse] m’a lu un endroit d’une des vôtres où vous marquez que je n’ai pas assez de foi. Voici précisément comment iI me semble que je suis : je n’ai jamais douté un seul instant de la pureté et de la parfaite droiture de vos intentions. Je suis persuadé que vous avez une grâce éminente avec une lumière d’expérience pour les voies intérieures qui sont extraordinaires, et je suis très convaincu de la vérité de la voie de pure foi et d’abandon où vous marchez et faites marcher ceux que Dieu vous donne.

 Pour les mouvements particuliers ou les vues que Dieu vous donne sur les personnes et sur les événements, je ne suis pas pire que vous-même : vous m’avez dit vous-même que vous outrepassiez ces choses sans les juger, et les donnant simplement telles que vous les avez reçues sans décider. Voilà comme je fais. Je ne crois rien ni vrai ni faux. Je ne doute pas même, car je ne juge point du tout, mais j’outrepasse simplement, respectant ce que je ne connais pas. Aussi n’est-ce point du tout par ces choses, - non pas même par celles qui sont déjà vérifiées, - que je tiens à vous. J’y tiens par la voie de pure foi, très conforme à tous les principes les plus exacts de la doctrine évangélique, par la simplicité que je trouve en vous, et par l’expérience des morts à soi-même et de souplesse dans les mains de Dieu qu’on tire de cette conduite. Tout le reste est au-dessus de moi et regarde des états dont je suis bien éloigné. Il me suffit d’être entièrement uni à vous selon mon degré, et sans regarder plus haut. Mais vous pouvez compter que cette manière d’outrepasser tout ce qui est au-dessus de moi ne diminue en rien la confiance et l’union.

Quand je ne juge point, il est certain que je ne m’en abstiens jamais avec effort et par une certaine prudence naturelle. Non, je crois simplement toutes ces choses très faciles à Dieu et par conséquent très croyables. Je ne compte pour rien la sagesse humaine, qui s’en moquerait, et je suis ravi de devenir enfant sur tout cela; mais je ne vois pas de quoi juger sur les faits particuliers et je n’ai pas besoin de le faire. Ce que je crois me suffit pour les biens que j’ai à tirer de vous, sans aller rechercher des motifs d’en croire davantage. Je vous avouerai de plus que je me sens porté à croire que vous vous trompez quelquefois sur les gens et sur leur disposition, quoique je ne croie pas que vous vous soyez trompée sur moi : c’est là une tentation que je vous ai avouée plusieurs fois. Elle va de temps en temps jusqu’à craindre que vous n’alliez trop vite, que vous ne preniez toutes les saillies de votre vivacité pour un mouvement divin, et que vous ne manquiez aux précautions les plus nécessaires. Mais,  outre que je ne m’arrête pas volontairement dans ces pensées,  de plus, quand je m’y arrêterais, elles n’y feraient rien, ce me semble, contre le vrai bien de notre union, qui est la droiture et la voie de pure foi et d’abandon où je veux vous suivre. Quant aux affaires temporelles, j’aurais peine à croire que vous ne fissiez pas de faux pas. Peut-être Dieu vous tient-Il à cet égard dans un état d’obscurité et d’impuissance, pendant qu’Il vous éclaire sur le reste. Encore une fois, je suis infiniment uni à vous au-delà de tout ce que je puis dire et comprendre. Ce 16 octobre.

      83. [1.198] À Fénelon. Seconde quinzaine d’octobre 1689.

J’arrive tout présentement d’un grand voyage, je dis présentement, puisque je n’ai eu que le moment de repos depuis mon arrivée. Je vous dirai, pour répondre à cette première lettre1, que c’était un songe que j’expliquais à Mme de C[hevreuse] où je vous disais en rêvant que vous n’aviez pas de foi en moi et que vous me l’aviez avoué : c’était pour la divertir que je lui contais ces fariboles ! Jugez si je suis assez folle pour vouloir que vous ayez de la foi en un néant ! Vous êtes toujours bien lorsque vous êtes comme Dieu vous fait être pour moi. Je suis très unie à vous en Notre Seigneur : Il le sait puisqu’Il le fait. J’avoue que je réussis mal dans les affaires temporelles, ce qui se vérifie assez bien par leurs mauvais succès2; mais je connais clairement que c’est pour hésiter plus que sur les autres, pour trop demander conseil, trop donner au respect humain et à la condescendance, ne suivant pas3 un je ne sais quoi dans le fond qui me redresse toujours. Il faut porter les suites des croix attachées à mon peu de courage.

Je vous dirai simplement cependant que, pour les autres, j’ai toujours remarqué que, lorsqu’ils ont eu assez de petitesse (j’entends ceux que Dieu m’a donnés) pour me demander mon sentiment malgré mon incapacité et même en choses qui excèdent ma portée, je leur ai toujours donné un conseil juste  et, lorsqu’ils l’ont suivi, Dieu a donné bénédiction ; lorsqu’ils ne l’ont pas suivi, ils ne s’en sont pas bien trouvés. Dieu en use de la sorte non à cause de moi, qui suis la misère même, mais ou pour les tenir dans une petitesse qui détruit leur raison, ou pour récompenser leur foi. Lorsque je parle, je ne songe pas si ce que je dis est divin, je le dis naturellement ; mais dans la suite, je vois clairement la faute que l’on a faite de ne l’avoir pas suivi. Non que j’en aie de la peine4, mais je ne saurais ne le point voir ; je ne puis vous dire comme cela se fait. Voilà simplement toutes choses.

Comptez que par moi-même je ne suis qu’une bête, et vous compterez juste. Je fais souvent des fautes visibles et manifestes dont je ne puis ni ne veux disconvenir. Je vous en dirais si je vous voyais ; ce sont des choses bien éloignées du divin. Cependant je ne puis en avoir de peine, et elles servent pour mieux faire connaître ce que je suis par moi-même et afin que l’on n’attribue pas à la créature ce qui n’est dû qu’à Dieu, et aussi surtout pour épurer la foi de ceux que Dieu m’a donnés. Oui, je vous assure que c’est pour cela, et vous le verrez bien un jour ; ainsi, séparez ce qui est de l’homme, qui n’est que néant et péché, et tirez de cet homme pécheur ce que Dieu vous donne par lui, comme Samson tira le miel de la gueule du lion mort5.

Si je pouvais vous dire ce que je conçois là-dessus, combien j’aime mes misères, et qu’il est glorieux à Dieu même pour vous que je sois de cette sorte, vous goûteriez sous la plus vile écorce une manne cachée. Votre âme m’est chère au-delà de tout ce que je puis dire. Je n’en pénètre pas la cause : Dieu le sait et cela me suffit. Vous faites bien de ne vous arrêter à rien, mais aussi de ne rien rejeter. Laissez à Dieu les choses à venir. Je crois qu’il est de la petitesse de recevoir celles que l’on vous dit, comme vous faites. Leur vérification sert de réveil pour la confiance qui serait souvent dans une langueur mortelle si Dieu, qui connaît ce qui vous est propre, ne vous la donnait. Je vous assure en Sa présence que je vous dis les choses comme Il me les donne, sans penser si elles sont divines ou non, sans me mettre en peine du succès. Je suis aussi contente qu’elles se trouvent fausses que vraies. Dieu se glorifie également dans notre simplicité, que nous soyons trompés par le succès ou non.

Vous voulez bien cependant que je vous dise, avec tout le respect et la déférence que Dieu me donne pour vos sentiments, que, si en marchant par le sentier de la foi, l’on était toujours certain que c’est Dieu qui nous conduit, il y aurait peu d’épreuves à soutenir, et l’on ne se perdrait jamais. Ce serait bien une foi en Dieu, comme vous dites bien, mais non pas une foi nue6 et dépouillée de ce plus grand de tous les moyens. Tant que l’âme est en nudité et en perte, elle ne connaît pas la main qui la conduit et, quoiqu’elle ne fut jamais plus proche de Dieu, elle ne Le connaît pas et croit tout le contraire ; et c’est ce qui fait toute la peine de cette âme, qui ne s’abandonnerait pas si l’on voyait que Dieu fut certainement le guide7. Mais s’abandonner lorsqu’Il Se cache et lorsqu’Il semble même nous être contraire, c’est le point principal de l’abandon que Dieu vous fera bien découvrir : après vous avoir conduit par l’abandon à Sa conduite et à Sa volonté connue, Il vous conduira assurément par Sa volonté inconnue, et je comprends bien, à la manière dont Dieu me faisait agir avec vous, qu’Il voulait vous faire pratiquer de solides vertus et vous faire faire de bons sacrifices. Ce n’est pas que les âmes conduites par la foi la plus nue se mettent d’elles-mêmes dans cette conduite - nullement. Mais Dieu les y conduit insensiblement et, après les avoir conduites dans ce sentier, Il Se cache de telle sorte qu’elles ne L’aperçoivent plus et croient souvent s’égarer, ce que Dieu cependant ne permet jamais, à moins d’une grande infidélité qui fait - comme je l’ai dit dans ma précédente7 - que, voulant ajuster les choses par soi-même et par la sagesse, on les gâte et les détruit en voulant les établir, au lieu que Dieu les établit lorsqu’il semble à l’âme qu’Il les détruit8.

 Ce que je vous dis est général pour toutes les personnes qui sont, comme vous, appelées à la plus pure foi et au plus pur amour. Je ne prétends pas dire par là que vous manquez : je sais trop votre fidélité et la droiture de votre volonté, mais c’est que je vous dis simplement ce qui m’est mis dans l’esprit. Cela me soulage, car j’ai souffert ce matin de telle sorte, peut-être par ma résistance, que dans plusieurs heures que j’ai été à l’église j’ai dit souvent à Dieu ou qu’Il vous donnât la patience de me souffrir dans ce qu’Il exige de moi à votre égard, ou qu’Il m’ôtât du monde, car je ne puis vivre et porter Son indignation.

1La lettre précédente.

2Le mot succès a ici le sens qu’il a si souvent au XVIIe siècle : issue d’une affaire...

3Texte de Dutoit : me suivant par.

4Mme Guyon expliquera cette disposition à l’égard de « ceux que Dieu m’a donnés. » (Lettre 203 de l’automne 1689, D5.59).

5Juges 14, 9.

6Voir lettre du 15 juin 1689.

7Sans doute « dans ma lettre précédente » .

8Le principe est exposé par Mme Guyon dans toute sa rigueur dans la lettre du 7 juin 1689 : « Dieu n’établit les choses que par leurs contraires, Il ne les fonde que sur leur destruction. »

      84. [1.199] À Fénelon. 25 octobre 1689.

D’où vient que l’esprit est si clair et net, et qu’il semble que les opérations de Dieu se fassent dans le plus intime de nous-mêmes et, pour ainsi dire, comme vers le siège du cœur ? Rien ne passe par la tête. Mais comme une source qui bouillonne, elles éclairent l’esprit sans brillant ni distinction, le mettant dans une parfaite sérénité, et ce je ne sais quoi dont la source est infinie, dilate le cœur, le pacifie ; et bien qu’il n’y ait rien de sensible et de distinct, le goût sans goût est au-dessus de toute expression, avec une pureté et netteté admirables . Et ce qui paraît de surprenant, c’est que, quoique l’esprit soit clair et serein, le cœur plein et étendu, il est pourtant certain que ce qui rend l’esprit de cette sorte n’est point dans l’esprit, que ce qui remplit le cœur sans sentiment, n’est point dans le cœur. Mais cependant le siège est au-dedans, et on le distingue fort bien.

Au lieu que les autres opérations viennent de la tête, et qu’elles se répandent sur les parties du corps, celles-là viennent du fond proche du cœur et se distribuent dans l’esprit par un vide fécond, car la mémoire ne représente rien, et cependant n’est pas stérile pour cela, mais claire, sans nul terme ni objet. L’esprit de même n’a nulle agitation, mais son calme est serein et lumineux : ce n’est pas un vide d’abrutissement, au contraire, c’est une pure, simple et nue intelligence, sans espèce ni rien qui borne. La volonté est aussi nue et vide, mais sans disette, et avec une plénitude qui dilate toujours plus le cœur qui trouve tous ses désirs parfaitement contents et remplis, sans rien distinguer de ce qui contente et remplit. C’est un rassasiement qui est sans dégoût et qui n’empêche pas l’appétit nécessaire pour se trouver toujours en état d’un plaisir nouveau, qui ne peut proprement porter le nom de plaisir. J’ai eu le mouvement de vous écrire cela. Je le fais simplement. Ce 25 octobre 1689.

85. [1.200] À Fénelon. Fin octobre 1689.

Puisque la pensée me vient de vous écrire, je le fais pour vous souhaiter toutes sortes de prospérités spirituelles. Je n’entends pas de celles qu’on estime telles en ne regardant les choses que par les sens et la raison, mais celles qui fructifient par la foi et la mort, ce qui fait que, sans envisager un état ou une disposition plutôt qu’une autre, l’on suit toujours son chemin : rien ne décourage ; les misères et les chutes de faiblesse servent même d’éperon pour faire courir à un certain inconnu qui surpasse tout sentiment. C’est la route que vous devez tenir.

Ne vous laissez jamais abattre pour quoi que ce soit, mais tâchez de demeurer libre et gai : vos fonctions le demandent, et tout ce que vous faites dans votre emploi est égal, pour vous, à des heures de piété marquées. Votre oraison doit être toujours simple, en jouissant simplement du goût intime et caché, et supportant patiemment la sécheresse et le vide. Courez par l’un et par l’autre à Celui qui vous aime et que vous devez aimer au-dessus de tout. Que les moyens servent à vous faire courir à votre fin. Nourrissez votre âme de repos, souvent sec et aride, et contentez-vous d’être paisible. Surtout, tranquillisez-vous et laissez tout tomber dès que quelque brouillard s’élève, non en combattant (ce qui l’augmenterait), mais en souffrant tranquillement ce qui vous le cause et ne vous étonnant point, quand bien même vous failliriez dans l’envie que vous avez d’être fidèle. Que cette envie soit douce et tranquille, sans empressement et sans vous en faire la moindre occupation : une fidélité actuelle, dans le moment présent, selon la lumière, sans vous faire une affaire ou une occupation d’une fidélité anticipée. C’est à présent un temps de se taire et de garder un profond silence pour laisser parler et opérer le Verbe en vous.

Croyez-moi bien à vous en Notre Seigneur. Lorsque l’on aura fait [usage] de saint Mathieu1, vous le rendrez, s’il vous plaît2.

 

1Nous complétons le texte altéré : il s’agit des Explications de l’évangile de saint Mathieu par Madame Guyon.

2L’ordre des lettres est sujet à caution comme l’indique Masson : « Pour cette lettre et les suivantes non datées, je conserve presque partout l’ordre du manuscrit de Dutoit. Les garanties qu’il présente sont, comme on l’a vu jusqu’ici, minimes... »

      86. [1.201] À Fénelon. Novembre 1689.

Etant dans un fort recueillement, il me fut montré deux personnes : l’une qui était toujours exposée aux rayons divins et qui recevait incessamment les influences de la grâce, et l’autre qui, mettant continuellement de nouveaux obstacles, quoique subtils et légers, à la pénétration du soleil, était cause que le soleil ne faisait autre chose par son opération que de dissiper les obstacles.Le soleil dardait continuellement ses rayons avec une égale force sur ces deux âmes. Cependant l’opération en était bien différente : car l’une était toujours plus pénétrée, plus purifiée, plus éclairée, plus enrichie par les opérations du soleil parce qu’elle ne faisait nulle action propre qui pût ni la salir, ni empêcher cette opération - car l’agitation ou l’action propre, même sous bons prétextes, empêche que le soleil ne darde ses rayons avec autant de force et ne pénètre de toute sa chaleur - lorsque cette autre âme mettait de nouveaux obstacles, quoique subtils et légers, à la pénétration de la lumière, le soleil n’était occupé qu’à les dissiper ; que si elle continue à en mettre, il ne pourra opérer d’une autre manière qu’en détruisant peu à peu ces empêchements. C’est ce qui fait que des âmes, d’ailleurs très bonnes et qui paraissent toujours occupées à faire le bien, avancent si peu, parce que ou elles mettent des obstacles qui sont comme des nuages qu’il faut dissiper, ou par leur activité naturelle elles empêchent la pénétration du soleil.

Si nous étions sans action, sans retour, sans réflexion et que nous fussions toujours ainsi exposés à Dieu en pure et nue foi, nous deviendrions des Séraphins. Les hommes de cette sorte sont destinés à remplir les places des mauvais anges, et sont de l’ordre de cette première Hiérarchie, destinés non seulement à être brûlés et consumés par la divinité dont ils sont plus proches que les autres esprits bienheureux, mais de plus, ils en reçoivent tant de flammes qu’ils en pénètrent tous les Ordres inférieurs. Ils sont comme ces miroirs ardents qui, pénétrés des rayons du soleil, brûlent ce qui est au-dessous d’eux. Ô hommes de foi et d’amour, que vous êtes rares ! C’est vous qui êtes les Séraphins de la terre, qui brûlez tout de vos ardeurs : cependant cette ardeur est si paisible que l’on ne sait si ce sont des feux rafraîchissants ou des rafraîchissements brûlants.

Je ne mets pas de ce rang les ardeurs sensibles qui sont plutôt des vapeurs chaudes que des feux. Mais je parle de ces feux sacrés et invisibles, insensibles et tout purs, qui n’ont que la charité parfaite, laquelle n’est autre chose que la consommation de la foi pure et nue où l’on ne travaille point à s’élever par les connaissances, mais à se laisser consumer d’amour et par l’amour. Ô s’il y avait bien des Séraphins, tout le monde serait consumé de l’amour divin ! Et lorsque dans un paisible repos, semblable au feu quand il est dans sa sphère, ils ne sentiraient point de chaleur, ils ne laisseraient pas d’en produire, mais1 une chaleur pleine de vie et de fécondité.

1produire, [non pas la chaleur des ardeurs sensibles] mais D

      87. [1.202] À Fénelon. Novembre 1689.

Il me paraît à l’égard du pur amour qu’on ne démêle point assez ce que c’est que les trois vertus théologales, en sorte qu’on fait comme un mélange de l’amour d’espérance et de la parfaite charité. On peut avoir et la foi et l’espérance, sans avoir la parfaite charité. Mais, sans avoir l’une et l’autre de ces vertus, on ne peut avoir la même charité : ainsi, loin de les exclure, elle les renferme en elle-même.

La charité ne peut envisager que Dieu, elle ne peut avoir d’autre intérêt que celui de Dieu : c’est pourquoi saint Paul dit, que la charité ne cherche point son profit1. L’espérance qui attend les biens, qui les désire, est bien accompagnée de charité,  et c’est ce qu’on appelle amour d’espérance ; mais la charité parfaite ne peut regarder que Dieu : son œil est pur et simple, toujours direct dans son seul et unique objet. L’espérance se recourbe sur notre propre intérêt, mais la charité ne peut se détourner pour peu que ce soit de son seul et unique objet. C’est ce qui fait qu’elle est si pure, si nette, si droite, si simple, si dégagée de tout autre motif. Tous les autres motifs d’intérêt, de salut, etc. appartiennent à l’espérance accompagnée de charité, mais ce n’est nullement la pure charité dont l’essence et la fin est Dieu. C’est pour confondre les choses qu’on en dit d’inouïes2.

Le parfait amour chasse la crainte3, mais il renferme l’espérance, non comme lui étant propre quant à son objet, qui n’admet que Dieu, mais parce qu’elle est sa compagne inséparable et qu’elle n’en peut jamais être exclue, comme la crainte, mais bien surpassée. D’où vient que le parfait amour chasse la crainte ? C’est que la crainte ordinairement a un rapport à soi. Il n’y a que la crainte filiale qui rejette tout rapport à soi, laquelle peut subsister avec la charité, et c’est une crainte chaste de ne pas assez plaire au Bien-Aimé, mais elle est sans trouble. Toute chaste pourtant et toute paisible que soit cette crainte, elle est encore surpassée par la charité : elle n’est pas rejetée comme la première, mais outrepassée, parce que la pure charité outrepasse toutes choses pour se perdre dans son divin objet4.

Elle n’a plus d’yeux que pour lui, elle ne se regarde de près ni de loin, elle n’admet rien de propre, mais se laissant purifier et enlever de plus en plus par Celui qui l’absorbe et la perd en Soi, elle laisse tout ce qu’elle a de propre et d’étranger pour se transformer sans cesse de clarté en clarté5, c’est-à-dire d’amour en amour. Je crois que c’est là le sens de saint Paul, car rien n’est plus clair, plus net et plus pur que la charité. Bien des gens ont expliqué ce passage de la connaissance et des illustrations de l’entendement. Il me paraît que le sens le plus naturel est celui de la charité, et je crois que dans le ciel la charité, par un seul et même acte, sera connaissance et amour, le tout en Dieu : charité-sagesse. Ou plutôt, si ce sont deux actes séparés, ce sera une connaissance toute d’amour, et un amour tout lumineux et tout sage, comme Dieu est toute connaissance et tout amour d’une manière très nue, et pourtant très distincte puisque Sa connaissance est Son Verbe et Son amour d’Esprit-Saint.

Je conclus que, dès cette vie, la charité surpasse toute connaissance et toute espérance, sans les exclure néanmoins qu’en ce qu’elles ont de propre et de rapportant à nous-mêmes. Tout ce qui ne doit pas subsister éternellement peut être surpassé en cette vie : la charité demeure éternellement6 et c’est elle, comme j’ai dit, qui outrepasse tout et que rien ne peut atteindre qu’elle-même, parce que rien ne peut approcher de sa pureté, et qu’il n’y a qu’elle qui soit dans une entière désappropriation et dans une séparation générale de tout ce qui est créé. Qu’on me donne une âme parfaitement désappropriée, il faut qu’elle soit dans la pure charité, comme le feu retourne à sa sphère lorsque nul sujet ne l’arrête ici-bas. Je souhaite que ce langage soit entendu.

Le pur amour est un amour surpassant toutes choses, et qui monte avec une impétuosité admirable jusqu’à Dieu même. Rien ne peut l’arrêter quelque sublime et élevé qu’il soit. L’amour qui s’arrête à quelque autre bien que Dieu même, n’est point le pur amour. Le pur amour est nu, dégagé de tout : il ne prétend rien, il n’attend rien et ne désire rien, il n’a aucun retour sur soi, ni sur salut, ni sur perfection. Le pur amour est si droit qu’il ne se recourbe jamais ; il est si impétueux que rien ne retarde sa course ; il est si subtil qu’il ne peut subsister que dans sa fin ; il s’entretient et se nourrit de soi-même. Il n’a aucun repos qu’il n’ait dépouillé et détruit son sujet, lui ôtant tout bien, quel qu’il soit, qui pourrait le terminer ou lui servir d’empêchement. Il est tel qu’il faut, ou qu’il détruise et consume les obstacles avec impétuosité, ou qu’il quitte le sujet qui le veut arrêter afin de se perdre dans sa fin.

Ce pur amour ne peut se soucier de son sujet : qu’il soit beau ou laid, grand ou petit, il ne se soucie que de son divin Objet, si bien qu’il détruit avec une impétuosité étrange. Tout amour qui souffre dans son sujet quelque autre bien que Dieu même, n’est point le pur amour . C’est pourquoi tout amour qui se nomme tel et qui a quelque chose pour soi, quelque motif, quelque retour sur soi, quelque peine, n’est point le pur amour. Le pur amour est souverain et jaloux : sa jalousie le rend cruel, sa souveraineté ne souffre point de partage. Il exerce son empire de telle sorte qu’il s’enflamme et s’irrite par une répugnance, et ne souffre point de compagnon. Il est impitoyable et cruel - et cependant impassible et indivisible. O Amour, de qui je ne puis rien dire, consomme7 les cœurs où je voudrais T’envoyer !

- Dutoit, t. II, Disc. XLVIII, p. 286-290 - Masson, Lettre CXIX, p. 303-304.

1I Cor. 13, 5.

2« À savoir, par manière d’oppositions ou d’objections contre la pure charité. » (note Poiret). « Inouï » a le sens concret de « qui n’a jamais été entendu ».

3I Jean 4,18 ; la citation est reprise par Fénelon (Lettre à la comtesse de Montberon du 17 septembre 1691).

4Sur la conception quiétiste de la « crainte de Dieu », voir la lettre de Fénelon du 10 octobre 1689.

5II Cor. 3, 18 : « Pour nous, en qui le visage découvert du Seigneur imprime sa gloire comme dans un miroir, nous sommes transformés en son image, notre gloire venant de la sienne, comme de l’esprit du Seigneur. » (Amelote).

6I Cor. 13, 18.

7« Ou : consume. » (note Poiret). Car consumer est synonyme de consommer jusque dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. (Rey).

      87A. [1.203] De Fénelon. Automne 1689.

Rien au monde ne me touche plus sensiblement que votre état, madame,  mais je suis touché sans trouble, car je ne puis être en peine de ce qui est entre les mains de Dieu. Faites-moi savoir comment vous vous porterez1, et si vous voulez que j’aille vous voir, Votre dernière lettre demeurera toute ma vie au fond de mon cœur2. Ne négligez rien, je vous en conjure, pour votre guérison. Je vous le demande autant que Dieu veut que je le fasse. Je suis en Lui à jamais tout ce que je dois être pour vous.

 

1Le futur marque le moment à venir de la réception de la lettre.

2Cette phrase semble indiquer que Fénelon la considérait comme le testament de sa correspondante. Orcibal note : « La fin de la publication de Dutoit contient de nombreuses lettres de Mme Guyon sans réponses de Fénelon. Il semble bien qu’il n’y en ait pas eu, et que les derniers jours de novembre aient été marqués par la plus grave des crises qui ont affecté leurs relations. » Crise peut-être intérieure. Par ailleurs nous avons déplacé la lettre donnée par  Dutoit, t. V, lettre 58, qui précédait celle-ci dans l’ordre de Masson, adressée par Madame Guyon à la fin décembre, tenant ainsi compte de l’emplâtre qu’elle propose en réponse à une fluxion signalée par Fénelon le 28 décembre. Il est possible que d’autres lettres « sans réponses » aient été ainsi rassemblées à la fin de la publication de Dutoit sans respecter un ordre chronologique ; la lettre présente de Fénelon est d’ailleurs annoncée par « autre à l’auteur » ce qui laisse toute liberté.

      88. [1.204] À Fénelon. Automne 1689.

Je vous avais écrit selon le mouvement que j’en avais eu ce billet ci-joint1. Vous avez raison de n’être pas en peine de moi, car je suis si fort à Dieu qu’il doit disposer de moi en souverain. Je me trouve mieux aujourd’hui, et j’ai dans le fond de mon cœur que je ne mourrai point tant que ma vie sera utile à ceux que Dieu m’a donnés. Quoique la plus grande consolation que je puisse avoir dans la situation de mon âme à votre égard serait celle qui me vient de vous après Dieu, je ne désire cependant pas de vous voir : je sais que cela ne pourrait se faire sans vous causer quelque peine2. Je me repose et me console dans l’étroite union que j’éprouve avec vous, qui surpasse infiniment tout témoignage sensible, quoique je ne puisse m’empêcher dans mon extrême simplicité de vous en donner plusieurs, qui sont aussi innocents qu’ils sont enfantins. Mais j’éprouve, au-delà de tout, quelque chose de fixe en Dieu même, qui est autant ineffable qu’Il est au-dessus de toute expression. Cette situation ne varie jamais. Son extrême simplicité et nudité n’empêche pas sa force. Si vous croyez que je doive faire quelque autre chose que ce que je fais pour ne point mourir, qui n’est rien du tout, mandez-le moi et vous serez obéi. J’ai vu ce que vous écrivez à M. le M[arquis] de Ch[arost]3. Si vous croyez que je doive cesser les remèdes, quoique je m’en trouve bien à ce que je crois, je le ferai pour vous obéir. Au nom de Dieu, ordonnez sans retour.

 

1Ce billet semble perdu.

2À cause de l’éloignement, ou pour éviter les conversations malveillantes ?

3Armand II de Béthune, marquis de Charost, était fils de la duchesse de Charost, l’amie de Mme Guyon. Né le 5 mars 1663, il était alors lieutenant général des provinces de Picardie. Il prendra le nom de duc de Charost quand son père, en 1695, se défera de son titre pour prendre celui de duc de Béthune : « il était intimement de mes amis » dit Saint-Simon. [M].

      89. [1.205] À Fénelon. Automne 1689.

Les âmes parvenues à leur fin par le moyen de la foi n’ont rien d’extraordinaire, quoiqu’elles semblent en avoir beaucoup, parce que voyant les choses en Dieu, cette vue sans vue1 leur est naturelle, et n’a rien qui les distraie de leur unité, voyant tout dans l’unité même. Il n’en est pas de même des âmes non arrivées : toutes les lumières distinctes les tirent de cet état de pure foi qui doit toujours plus les aveugler en leur ôtant tout le sensible, le distinct, l’aperçu, tout ce qui est et subsiste, et qui n’est pas Dieu. Plus ces âmes ont de lumières, plus elles s’écartent de la foi. Mais plus elles sont obscures, sèches, dénuées de tout, plus elles sont bien, pourvu qu’elles demeurent fermement et inviolablement abandonnées à Dieu, qu’elles ne s’entortillent point en elles-mêmes par crainte, doute, hésitation. Il faut qu’elles perdent les assurances qu’elles ont possédées dans la foi passive. Et c’est la différence qu’il y a entre la foi passive savoureuse et lumineuse dans sa saveur, et entre la foi nue2. Que la première va toujours son train d’abandon suivant un je ne sais quoi de savoureux, qui est un témoignage sensible de la protection de Dieu, et un gage du salut, un témoignage intérieur de la filiation divine et de la prédestination.

Je m’explique, et pour le faire plus nettement, je distingue trois sortes d’états, sans y comprendre celui de l’âme arrivée dans sa fin.

 Le premier est celui d’une foi lumineuse. Cette lumière est accompagnée de saveur, mais c’est la lumière qui la produit. Parce que tout ce qui a du brillant pour l’âme lui cause du plaisir qui est plus ou moins sensible et grossier, [parce] que les objets lumineux sont plus sensibles et plus grossiers et ces lumières ont des corps spirituels, si je puis me servir de ce terme, il est de conséquence d’en séparer l’âme et de les lui faire outrepasser : car outre que cet état est fort sujet à l’illusion, c’est qu’il amuse l’âme et l’arrête absolument si elle n’est instruite à l’outrepasser. Ces sortes de personnes exercent leur foi en croyant que Dieu est en tout cela, qu’Il peut ce qu’Il leur promet, et leur amour est un amour reconnaissant qui, quoique pur en apparence à ceux qui ne sont pas plus éclairés, est cependant recourbé vers soi-même et par conséquent impur. Lorsque je parle d’impur, je ne prétends pas le regarder comme un mauvais amour : il peut être pur dans son degré sans l’être par rapport à l’Amour pur, nu et dégagé de tout. Il est impur par comparaison à l’Amour pur, comme il est dit que les cieux ne sont pas purs devant Dieu3.

Il y a un second état de foi qui n’a nulle liaison avec le premier car ceux qui y entrent ne passent jamais pour l’ordinaire par le premier : c’est un état de foi savoureuse. Elle est savoureuse et lumineuse. C’est la saveur qui éclaire, mais elle éclaire, non objectivement et par lumière formelle, mais par science du devoir des choses que Dieu veut et exige de nous. Sa lumière, quoique moins distincte, est plus sûre et plus pure que la première. C’est une lumière efficace qui fait toucher au but, mais lumière qui ne vient que de l’expérience de la foi savoureuse. L’amour de cette foi est un amour de confiance qui attend et qui espère, et qui par conséquent a un intérêt et n’est pas entièrement pur.

Ces deux sortes de foi, l’une de lumières objectives accompagnées de délectation, l’autre de saveur accompagnée de science lumineuse, s’appellent passives ; elles le sont aussi. Mais pourtant l’âme n’est point dans un degré passif lorsqu’elle reçoit ces lumières. Ce qu’il y a de passif, c’est qu’elles lui viennent sans nul travail immédiat de sa part pour avoir ces lumières, et que l’esprit qui les forme les forme sans la participation de l’âme. Cependant ces âmes-là sont toujours actives dans leurs correspondances et leurs reconnaissances. Les secondes le sont moins, quoiqu’elles le soient encore beaucoup. Leur activité et leur correspondance sont plus simples, aussi bien que l’amour. Car il faut savoir que plus la foi est pure et simple, plus l’amour est pur, simple et nu.

Il y a un troisième état de foi qu’on peut considérer comme second, puisque l’on peut passer également des deux degrés précédents dans celui-ci, quoique le premier en soit plus éloigné et qu’il soit très rare que l’on passe du premier à celui dont je vais parler. En ce troisième état, la foi est une foi pure qui se sépare peu à peu non seulement du sensible, du distinct et du matériel, mais même de l’aperçu pour entrer peu à peu dans la nudité totale. Comme dans l’état de la foi savoureuse l’assurance de la voie et du salut avait longtemps subsisté, dans celui-ci il y a aussi une assurance secrète et cachée qui subsiste longtemps et qui est un fort appui, quoiqu’il paraisse imperceptible et que l’âme ne le connaisse pas. Cet état de foi nue a bien des degrés jusqu’à sa consommation, laquelle ne vient que lentement et imperceptiblement. Le degré précédent distingue mieux son avancement, parce qu’il sert à monter à Dieu et que, comme il y a bien de l’aperçu, l’avancement se distingue aussi. Il n’en est pas de même de la foi nue. Comme c’est une pente presque imperceptible, on avance sans le connaître. Plus on avance et s’approche de la fin, moins on s’en aperçoit et plus on perd les premières assurances et les appuis.

La correspondance de cet état est vraiment passive mais cette passiveté s’augmente selon que la foi devient plus simple et plus nue. L’amour conforme à cette foi est un amour d’abandon aveugle, qui est ici en son commencement. Car quoique l’on croie que tout le long de la foi, en tous ses degrés, l’âme soit abandonnée à Dieu, et que le propre caractère de la foi soit de produire l’abandon, il est cependant très certain que tout ce qui précède cette foi nue est plus confiance qu’abandon. Ce n’est qu’un abandon d’espoir, d’attente, et même fort éclairé. Mais c’est dans ce degré-ci que l’on commence à s’abandonner d’une manière plus aveugle, que l’on s’abandonne à l’inconnu sans savoir où il nous conduit, que l’on perd peu à peu toute attente et que l’on en vient à ce que dit Job : J’ai perdu tout espoir et je ne vivrai plus4,  nous faisant connaître par là que l’espoir fait encore vivre et que l’on ne meurt véritablement que par la perte de cet espoir-là. L’amour conforme à ce degré est un amour nu, dégagé du propre intérêt, et même du retour de confiance ; c’est un abandon aveugle, un amour qui n’a plus d’yeux pour soi-même, mais qui n’envisage uniquement que Celui auquel on s’est livré. Quoique les âmes de cet état ne sentent et ne goûtent plus l’amour, elles aiment infiniment plus que les autres.

C’est un amour pâtissant, étant très passif aux opérations de Dieu, et dénué de toutes correspondances actives, quoique l’on y corresponde d’une manière très vivante, en se laissant dilater et exercer comme il plaît au Seigneur. Il est aussi très souffrant  puisque c’est ici le temps des grandes croix, des tentations, et des épreuves étranges. Il faut bien que l’amour soit et bien fort et bien pur, quoique si nu, puisque, dépouillé de tout soutien perceptible et accablé de maux, il ne succombe pas et qu’il se fortifie même chaque jour en s’animant contre soi-même. C’est le sacrifice de justice et d’holocauste. Tous les sacrifices qui ont précédé, étaient des sacrifices de miséricorde, des sacrifices partagés, comme l’était aussi l’amour ; mais celui-ci est le pur et le juste sacrifice que le pur amour fait et peut faire. Sur cela il faut compter que plus le sacrifice est pur et exercé fortement, plus la perte est extrême et plus l’amour est parfait. Ce dernier état exclut dans sa perfection toute saveur perceptible, toute lumière, tout espoir, toute confiance, toute attente, car tout cela est pour l’homme, et est un retour sur l’homme entièrement opposé au pur amour qui ne regarde que Dieu, tout le reste étant la matière de l’espérance et non de l’Amour pur, nu et dégagé. Dans cet état si nu, l’âme perd peu à peu les instincts et les mouvements, qui deviennent si délicats qu’ils sont presque imperceptibles. Et enfin tout devient comme naturel à l’âme, qui ne peut plus distinguer que le pur naturel, tant la nudité est extrême.

Ce sont là des détroits par lesquels il faut passer, et sans lesquels il n’y a point de véritable pureté. Mais après un état si nu, sans sortir de la nudité l’on devient fécond, éclairé et lumineux sans lumière, ardent sans ardeur, distinct sans distinction5. Jusqu’alors le distinct et l’aperçu6 sont dangereux  parce qu’ils arrêtent l’âme en elle-même et qu’elle ne peut voir que des lumières fautives en les voyant en soi . Mais ici, c’est voir la lumière dans la lumière même, multipliée dans la parfaite unité. (C’est) une âme qui embrasse tout sans rien posséder, pleine de richesses sans cesser d’être très pauvre.

 

1Sur ce genre de formules dont on trouvera d’autres exemples dans cette même lettre, voir la lettre 90 de décembre 1688 (D3.102) qui déjà évoque : « la perte des puissances par un certain travail sans travail », « la nuit passive, qui sera une obscurité grande. »

2Voir la lettre 126 du 19 avril 1689 (D1.103) : « Il faut marcher par l’aveuglement de l’esprit, pour être conduit par la très pure et sûre lumière de la foi […] »

3Job, 15,15 : « Vous voyez qu’entre les saints mêmes nul n’est immuable, et les cieux ne sont pas purs devant ses yeux. » (Sacy).

4Job, 7,16.

5Sur le sens mystique de distinction, voir la lettre 95 de janvier 1689 (D2.158) : « Il n’est pas nécessaire que N. s’unisse à moi en distinction. Il suffit qu’il ne soit pas opposé… »

6Voir la lettre 178 du début août 1689 (D3.123) : « …un anéantissement total, qui exclut toute distinction, tout ce qui est et subsiste… »

      90. [1.206] À Fénelon. Automne 1689.

Je me sens portée de vous dire qu’il me serait aussi difficile de douter que Dieu ne vous ait donné à moi, qu’il me le serait de ne point croire que je vis et respire. Ce sera à Lui de vous en faire connaître ce qu’il Lui plaira. Il me serait difficile de vouloir qu’on me croie ou ne me croie pas. Et ma disposition est telle, pour vous en rendre un compte exactes dans toute la sincérité de mon cœur, que, quand toutes les âmes que Dieu m’a données ne me croiraient pas, je n’en aurais nulle peine à moins que Dieu ne changeât ma disposition, que je ne ferais pas un pas pour les gagner à moins que je ne m’y trouvasse poussée. Mais j’ai éprouvé que certaines âmes auxquelles j’avais dit certaines choses et qui ne l’ont pas fait - Notre Seigneur ne me donnant rien pour elles, et quelque effort que j’aie fait pour leur répondre quelque mot, je ne le pouvais - je trouvais tout fermé jusqu’à ce qu’elles entrassent dans ce que Dieu veut. J’ai vu d’autres s’égarer plusieurs années, sans avoir pu leur écrire un mot pour les ramener, et après cela me trouver poussée à leur écrire ; et la lettre avait son effet et elle faisait rentrer. D’autres auxquelles j’écrivais par condescendance, cela n’avait aucun effet. Voilà un petit compte que je vous rends.

91. [1.207] À Fénelon. Automne 1689.

Dieu est un Principe et un Être  infini qui renferme tout ce qui est et tout ce qui est possible, de sorte qu’Il peut porter sans incompatibilité des choses incompatibles. Il n’y a rien de nécessaire en Dieu que les opérations de la Trinité1. Tout le reste n’est point nécessaire quant à la nécessité d’existence, et tout ce qui est fait pourrait n’être pas fait, sans que Dieu en eût le moindre détriment. Ce qui est fait est cependant nécessaire quant à la nécessité d’exister en Dieu comme volonté de Dieu, de sorte que ce qui n’était pas nécessaire quant à l’existence divine, est nécessaire quant à la volonté divine.

Or, comme Dieu est indivisible, tout étant réuni en Lui dans une seule existence, les choses en Dieu qui n’existent que volontairement, existent pourtant nécessairement à cause qu’Il est simple et indivisible. Or, il faut remarquer que Dieu tire de Son trésor les choses anciennes et nouvelles, qu’Il peut s’étendre en mille mondes créés, les retenir et les renfermer en Lui. Cela ne fait nulle division en Dieu, parce que Dieu est également ce qu’Il est, et pourrait ajouter incessamment et ôter sans diminuer ni accroître, en sorte que tout ce qui est possible en Dieu est tout ce qui est et ce qui n’est pas, sans division, ainsi qu’il est écrit : devant vous les choses sont comme si elles n’étaient pas, et celles qui ne sont pas comme celles qui sont. Tout ce qui est divisible, en Dieu est rendu indivisible, et cette indivision n’empêche pas que les choses en elles-mêmes ne restent possibles et non nécessaires, parce qu’il n’y a rien de nécessaire en Dieu que Dieu même. Mais comme les choses sont volonté de Dieu, elles sont rendues nécessaires comme volonté de Dieu et sont, de cette sorte, Dieu même, en sorte qu’à notre manière de parler - quoiqu’elles ne soient pas nécessaires, Dieu pouvant être sans elles - elles sont pourtant nécessaires, prises en Dieu dans Sa volonté, de sorte qu’elles ne peuvent n’être point, la volonté de Dieu ayant été de les faire et le Souverain Principe ayant résolu de S’écouler et de Se produire en elles, de sorte qu’il n’est pas vrai de dire qu’en Dieu il y a des choses nécessaires et non nécessaires : elles sont toujours nécessaires dans le décret éternel de la volonté de Dieu, qui fait que toutes les actions de Dieu, quoique non nécessaires à son existence, sont pourtant nécessaires quant à la volonté.

 Il y a en Dieu la nécessité de Son existence et la nécessité de Sa volonté. Comme nécessité de Son existence, il n’y a rien de nécessaire pour Le faire exister, Son être étant parfait dans Lui-même et dans l’entière indépendance même de Sa volonté, puisqu’Il ne pourrait pas n’être pas ni ne vouloir pas être. Tout ce qui n’est pas l’existence de Dieu est nécessaire d’une nécessité de volonté. Et c’est de cette sorte que tout ce que Dieu a fait était nécessaire et ne pouvait n’être pas, le décret en étant infaillible et éternel et dans la volonté de Dieu qui rend la chose nécessaire, en sorte que tout ce qui est créé et fait, est nécessairement fait dans cette volonté quoiqu’il soit voulu librement : car Dieu est libre pour vouloir, quoique nécessité de faire ce qu’il veut.

 La production du Saint-Esprit est une action en Dieu nécessaire et non libre, mais les actions produites par cet Esprit Saint qui est la volonté de Dieu, sont des actions libres et nécessaires, cependant non d’une nécessité d’existence, qui est la volonté non libre, mais de nécessité de volonté qui est une nécessité libre : car, de même que Dieu sort pour ainsi dire de Son unité pour Se produire dans Ses divines personnes qui enfin retournent toutes dans l’unité, Dieu aussi, sans Se multiplier et sans cesser d’être simple, sort à toutes les actions au-dehors qui sont des actions de nécessité de volonté, en sorte qu’il n’y a rien en Dieu qui ait pu n’être pas, puisque tout ce qui est y existe par la nécessité de la volonté qui les a voulues telles de toute éternité, et qui n’a pas été un moment sans les vouloir.

Tout est nécessaire, faisant la différence de ces deux nécessités, et les hommes faisant des distinctions se trompent bien. Il n’y a donc rien de fait qui ne soit nécessaire, pas même le péché2. Et c’est pour cela que Notre Seigneur dit qu’il était nécessaire que les scandales arrivent. Tout ce qui a été fait n’a pas pu n’être point fait à cause du décret infini quoique libre en Dieu. Dieu pourrait faire des millions de mondes qu’Il ne fait pas, et quoiqu’ils soient renfermés dans Son pouvoir, ils ne le sont pas dans Sa volonté. C’est pourquoi ils ne sont pas nécessaires et ne le seront jamais. Mais tout ce qui est fait a dû être fait, et n’a point dû n’être point fait, pris dans la volonté de Dieu. Quoique Dieu n’eût que faire de cela à cause de Son indépendance et existence, Il l’a dû faire infailliblement à cause de la nécessité de faire Sa volonté qui l’avait ainsi voulu de toute éternité.

Ainsi ce qui n’est point nécessaire dans l’existence est nécessaire dans la volonté, et cela est en Dieu indivisible, si bien que la création de l’homme en Dieu est une action nécessaire, infaillible et libre, au lieu que la production de son Verbe est une action nécessaire et non libre. Or la nécessité n’empêche point la liberté, Dieu étant libre de vouloir et de ne vouloir pas tout ce qui est hors de Lui. Mais comme Il est immuable et qu’Il a voulu, Il a voulu de toute éternité. Et quoiqu’Il soit libre de vouloir et de ne vouloir pas, il faut qu’Il fasse ce qu’Il veut, et, dès qu’Il a voulu, la chose a été comme faite de toute éternité. Le monde a été créé dans la volonté de Dieu, et cette volonté fit une nécessité. saint Paul dit3 qu’en Dieu il n’y a point de oui et de non, et qu’en Dieu il n’y a qu’un seul oui. Et ce oui est immuable, et de volontaire, rend nécessaire tout ce qui est fait.

 

1Sur les « opérations de la Trinité » voir la lettre 106 de mars 1689 (D4.143.) : « Le Père en regardant l’âme y produit son Verbe et la met par là en silence, paix et tranquillité : c’est par là qu’il l’associe au commerce inefable de la Sainte Trinité. » et la lettre 107 de mars 1689 (D5.6.) : « …un regard nécessaire aussi bien que l’amour… »

2Dutoit tente d’éclairer ce développement théologique par la longue note suivante : « Pas même le péché. Remarque. Dieu ayant donné à la créature une pleine liberté dans sa volonté de choisir le bien ou le mal, il faut que Dieu ait aussi consenti aux suites de ce libre arbitre, et aux abus de la liberté qui lui a été donnée. Dieu donc ayant connu de toute éternité qu’une partie des créatures abuseraient de leur liberté et pécheraient par là, et y ayant consenti comme suite de la liberté et conséquemment l’a voulu, il s’ensuit que le péché a été nécessaire comme volonté de Dieu, comme suite de son consentement à abuser de la liberté. Saint Paul dit que Dieu a tout décrété sous la désobéissance, ce qui revient à la même chose.  Mme Guyon écrit (4e  lettre 109. §6) : « Rien ne déshonore tant Dieu que l’idée de la réprobation et prédestination absolue. » La prescience de Dieu a connu de toute éternité la rébellion de chaque individu des créatures, et les voulant créer avec une pleine liberté, Il a voulu tout ce qui suivrait de là ; conséquemment le péché même a été nécessaire, non comme décrété avec agrément de Dieu, mais comme suite de la même liberté. Toute cette remarque est d’un très grand serviteur de Dieu, consommé dans la doctrine et dans les principes de Mme Guyon, dont les écrits n’ont rien de caché pour lui, qu’on peut dire avoir été son enfant de grâce de la manière la plus éminente. » - Problème insoluble que résumait, avant 1144, Guillaume de Saint-Thierry : « La prescience de Dieu c’est, de plus, sa bonté, qui de toute éternité est préparée pour tous […] de toute éternité, même si nulle créature n’existait. […] Aussi, à la création du monde, « l’Esprit de Dieu, est-il dit, était porté au-dessus des eaux » : c’est-à-dire qu’il s’offrait à tous, se montrait à tous… » Oraisons méditatives, I, 10 ; v. note de dom Hourlier, p. 48 (SC 324). 

3II Cor. 1, 19 : Car Jésus-Christ le fils de Dieu, que Sylvain, Timothée, et moi, vous avons prêché, ne se contrarie point par l’oui et le non : nous ne vous avons dit de sa part qu’un seul oui. (Amelote).

      92. [1.208] À Fénelon. Automne 1689.

Je comprends, sans le pouvoir exprimer, comment toutes les opérations qui se font hors de la Trinité, quoique attribuées différemment aux divines Personnes selon leurs différents effets, sont pourtant toutes des trois Personnes indivisiblement, à cause de l’unité de Leur essence. Et j’éprouve comment, dans l’homme devenu simple et divin, tout se fait par un seul acte et indivisible. Quoique l’on donne le nom d’amour et de connaissance à cet acte, selon ce qu’il opère et produit, cependant l’âme réduite en unité n’éprouve qu’un seul acte continuel et sans interruption. Et ce qui s’opère en elle est un acte si pur et dégagé, qu’il ne laisse à l’âme nulle distinction, en sorte qu’elle ne sait si son amour est lumineux ou sa lumière amoureuse1.

Elle aime sans sentir l’amour, et elle sait et connaît tout sans savoir comment elle le sait et connaît. Et sans nul moyen, ni par l’entremise d’aucune chose, elle [se] trouve n’ignorer rien, sans savoir qui lui a appris, ni comment cela lui est venu2 : car cette connaissance n’a rien qui fasse ni espèce, ni plénitude. Elle est d’autant plus pure qu’elle est nue et d’autant plus nue qu’elle est plus hors de l’âme et plus séparée d’elle-même, en sorte que l’on comprend par ce que l’on éprouve comment les Bienheureux voient tout en Dieu sans rien voir que Dieu3 - et non en matière objective, ainsi que quelques-uns ont voulu dire que l’on voit en Dieu tous les objets comme dans un miroir, se persuadant un détail des choses mêmes. Cela n’est point de la sorte, puisque l’application à ces objets, quoique en Dieu même, serait une application distincte de Dieu dont l’âme abîmée en Dieu est incapable. Mais elle voit en manière divine et indistincte toutes choses, sans voir autre chose que Dieu, par un regard fixe et d’autant plus simple et épuré que rien de distinct ne le termine. C’est une vue simple et immense de l’immensité même, qui renferme tous les objets sans s’arrêter à aucun, ce qui serait une imperfection. Cette vue sans vue est amour et jouissance, et tout cela est une même chose dans l’unité même.

Lorsque l’homme est encore en lui-même, il rapporte tout à soi et attire tout en soi-même. Toutes les créatures sont pour lui-même en manière spirituelle, ou en vue de perfection ou de salut. Mais par le transport qui est fait de cette âme en Dieu par une extase d’autant plus éminente qu’elle est plus continuelle - puisqu’elle commence dès cette vie ce qui doit durer éternellement, où l’âme ne sortira plus de Dieu pour retourner à elle-même - alors elle transporte avec elle toutes les créatures en Dieu, de sorte que Dieu est son seul objet et sa seule vie : elle voit tout en Dieu et tout Dieu, rien hors de Dieu ni distinct de Dieu. Cet Être  infini fait disparaître tout le reste, dont l’âme cependant n’est point appauvrie. Mais elle possède tout sans rien avoir ni posséder4, elle voit tout au-dessous d’elle et elle ne voit rien que Dieu dont elle ne peut se distinguer pour se voir elle-même.

C’est alorsque par un noble orgueil, elle ne trouve rien qui soit digne d’elle et qui ne soit au-dessous d’elle, quoiqu’elle ne prenne ni part ni intérêt à cela. Il n’y a point de Purgatoire pour une telle âme, et celle qui écrit ceci a eu souvent certitude qu’il n’y en avait point pour elle, quoiqu’elle ne prenne ni part ni intérêt à cela. Une âme qui a été assez purifiée pour être reçue dans son principe original est assez purifiée pour le Ciel, puisque c’est Dieu seul qui exige la pureté et non le Ciel.

Ô, si je pouvais exprimer cette vérité, et ce que c’est qu’une âme dans la pure vérité exempte des méprises ordinaires ! Cette âme juge de tout sainement et connaît d’abord la vérité en toutes choses. Elle connaît l’abus des sciences5. Et l’homme le plus savant, éclairé de la vérité, découvre dans la science la vérité qui y est cachée et que les autres savants ignorent, car la science a la vérité, mais une vérité cachée aux savants mêmes qui ne sont point éclairés de la lumière divine. Ils voient sans voir mais lorsque la vérité éternelle se manifeste à eux, ô alors ils sont agréablement surpris de voir qu’ils découvrent une profonde science qu’ils avaient ignorée.

C’est ce que vous connaîtrez un jour. Il n’est pas encore temps pour vous d’écrire : il faut être rempli de l’infusion divine auparavant ; ce sera alorsque vous écrirez certainement, et comme possédant ce que vous ne voyez à présent que de loin. Croyez-moi en ce point : cessez tout et vous aurez tout. Présentement, il faut goûter et se taire. Il faut se laisser vider de tout pour être capable de la plénitude divine, et pour voir, comme dit David, la lumière dans la lumière même. Tout ce qui n’est point cela est peu de chose et est plus une lueur qu’une lumière. Pour ce que vous désirez de savoir de l’Évangile éternel, cet Évangile n’est autre que la volonté de Dieu. Nous en parlerons plus au long un jour s’il plaît à Dieu.

 

1Par ce rapprochement entre l’âme humaine et la Trinité, cette lettre semble bien être une suite de la précédente.

2C’est une idée que Mme Guyon résumera ailleurs dans une formule que Fénelon reprendra : « On sait tout sans rien savoir ».

3Fénelon, Instructions, XXIII : « tandis qu’elle [l’âme] n’hésite point à tout perdre et à s’oublier, elle possède tout... c’est une image de l’état de bienheureux, qui seront à jamais ravis en Dieu, sans avoir pendant toute l’éternité un instant pour penser à eux-mêmes. »

4Voir le texte des Instructions cité plus haut.

5Sciences théologiques.

      93. [1.209] À Fénelon. Automne 1689.

Etant à la messe, il m’a été donné à connaître (je m’explique de cette sorte quoique je ne puisse pas appeler proprement cela connaissance, puisque ce n’est pas une lumière qui s’élève dans l’esprit mais une science intime et cachée dans le plus profond de moi-même, qui paraît très ancienne, quoique la manifestation en soit nouvelle), je connus, dis-je, la pureté de Dieu être si infinie et celle qu’Il exige de l’âme pour y opérer avec plaisir être telle qu’Il ne veut pas la moindre action de l’âme (tant sa passivité doit être absolue) - pas, dis-je, la moindre action pour imperceptible qu’elle puisse être, pas même des plus délicates correspondances qui semblent s’avancer quelquefois par une reconnaissance tacite.

Tout cela empêche que notre âme ne puisse être assez pénétrée de Dieu pour en pénétrer les autres. La plus délicate de ces fautes est une haleine qui ternit la glace de ce beau miroir et il faut que cela soit essuyé. Je comprends comme il faut être à ce degré de pureté pour recevoir sans mélange pour les autres,  et que les connaissances qui y sont données n’ont rien d’objectif et qui forme espèces : tout y est Dieu et en Dieu.

Il me paraît que c’est là la connaissance des Séraphins. C’est un amour lumineux et éclairant par l’amour même immédiat, qui n’a qu’un acte continuel d’amour comme il n’a qu’un objet. Il me semble que ceux qui ne sont pas de cette sorte, connaissent premièrement et qu’en connaissant, ils aiment : c’est une connaissance qui produit l’amour. Mais les premiers ne font qu’aimer et, en ignorant toutes choses (parce qu’il n’y a nulle distinction, mais un absorbement1 d’amour), ils connaissent toutes choses mais en Dieu même, qui les leur manifeste pour les dire selon Ses suprêmes volontés.

Saint Grégoire dans l’Homélie XXXIV sur les Évangiles, après avoir décrit les qualités et caractères de chacune des Hiérarchies des Anges en particulier, marque qui sont ceux d’entre les hommes dont la vie et les actions répondent à chacune de ces célestes Hiérarchies, et qui peuvent ainsi avoir rang parmi elles. Et voici quels sont ceux qu’il compare aux Séraphins : Et sunt nonulli qui supernae contemplationis facibus accensi, in solo Conditoris sui desiderio anhelant, nil jam in hoc mundo cupiunt, solo aeternitatis amore pascuntur, terrena quaeque abjiciunt, cuncta temporalia mente transcendunt : amant et ardent, atque in ipso suo ardore requiescunt : amando ardent ; loquendo seipsos aliosque accendunt ; et quos verbo tangunt, ardere protinus in Dei amore faciunt. Quid ergo istos nisi Seraphim dixerim, quorum cor in ignem conversum lucet et urit, quia et mentium oculos ad superna illuminant, et eas compugendo ; in fletibus vitiorum rubiginem purgant. C’est-à-dire : « Il y en a quelques-uns qui, embrasés des feux de la contemplation céleste, ne respirent plus que le seul Créateur, ne désirent plus rien dans ce monde, ne se repaissent que du seul amour de l’éternité, rejettent tout ce qui est de la terre, ont l’esprit élevé au-dessus de toutes les choses temporelles : ils ne font qu’aimer et brûler et leur ardeur est leur même repos. Ils brûlent en aimant. S’ils parlent, c’est en s’enflammant et eux-mêmes et autrui ; et on n’est pas plus tôt touché de leurs paroles, qu’on en est soudainement embrasé dans l’amour de Dieu. Quel autre nom que celui de Séraphins donnerai-je à ces personnes, de qui le cœur changé tout en feu ne fait que luire et brûler, illuminant les yeux des autres âmes pour les choses d’en haut et leur pénétrant et enflammant le cœur d’une componction, qui par les larmes qu’elle en exprime, les purifie de l’impureté de leurs vices ? ».

1absorption.

      94. [1.210] À Fénelon. Automne 1689.

Peut-on douter de la grâce d’une personne qui communique l’onction de la grâce, le goût de Dieu et le recueillement, qui donne à chacun, sans se méprendre, selon son besoin et qui pacifie les âmes troublées quand elles approchent d’elle ? Pourrait-elle conserver dans un même cœur l’abandon le plus fort et le plus pur que l’on puisse s’imaginer et être en péché ? Abandon général, tant pour le corps que pour l’âme, pour le temps et pour l’éternité, abandon tel qu’il exclut même les premiers mouvements naturels de frayeur et donne une intrépidité dans le sort du péril même, qui fait que, lorsque tout paraît le plus perdu, c’est alorsque, par un amour souverain, on entre dans la plus pure joie, le cœur en étant d’autant plus comblé que l’on se voit davantage le jouet de la Providence par l’excès du péril ? Cela peut-il compatir avec le péché ? Le péché peut-il être dans une personne qui ne se possède plus, qui après s’être haïe, se trouve enfin si éloignée et si étrangère à elle-même qu’elle n’y pense point, de sorte que, si celui qu’elle aime la mettait dans l’enfer, elle ne pourrait cesser de l’aimer et d’être satisfaite de lui dans le sort des plus horribles tourments, sans qu’elle puisse voir ni penser à être autrement qu’on la met ?

Il est constant que l’amour le plus pur est celui qui dégage l’âme de tout intérêt, pour entrer dans les seuls intérêts de l’aimé. Et plus ce qu’il fait perdre est considérable, plus l’amour est pur : c’est ce qui a fait dire que le comble de l’amour était de donner sa vie pour celui que l’on aime. C’est où peut aller l’amour humain. L’amour divin peut aller jusqu’à donner son âme et son éternité pour son Dieu, et celui qui n’est pas prêt de perdre l’un et l’autre sans se regarder, se plaindre ou appréhender, est bien éloigné de la pureté de l’amour. L’amour pur est d’une nature qu’il ne peut jamais être connu que de celui qui l’éprouve. C’est un prêtre qui n’est jamais sans sacrifice et qui n’est jamais satisfait qu’il n’ait tout ôté : je dis tout sans exception, quelque nécessaire et absolument nécessaire qu’il paraisse. O pur amour, nul ne peut donner aucune connaissance de toi que toi-même et celui que tu as consommé en toi ! Et tu es tel par ta nature, que l’on ne te comprend qu’autant que l’on te possède, je veux dire, tes effets1 !

Celui qui n’est pas parfaitement consommé dans l’amour, ne peut jamais juger de ce que produit l’amour consommé : il en jugera selon les effets de son amour. Tout ce que l’on dirait des effets de l’amour tout pur et tout nu non seulement ne serait pas compris de celui qui n’est pas détruit par cet amour, mais il en serait souvent scandalisé. Amour pur, tu n’es jamais pleinement satisfait d’un cœur qui peut réserver quelque chose, pour saint et sublime qu’il paraisse. Celui que tu as consommé ne saurait plus rien perdre, parce que tu ne l’as consommé que par la perte de toute chose. Que s’il reste encore quelque chose à perdre, il n’est pas consommé.

Peut-il déchoir2 ? Car pour déchoir, il faut posséder quelque chose.Il y a deux sortes de voies : l’une, d’action vivante, où l’âme pouvant toujours agir, peut toujours déchoir et toujours perdre la grâce. Mais celui à qui l’amour a tout arraché et qui ne possède plus rien, (qui est la seconde sorte de voie), que peut-il perdre ? S’il possède, s’il vit, il peut mourir; mais si l’amour l’a consumé par son feu détruisant, quelle sera la perte de ce qui n’est plus ?

Il y a deux consommations : la consommation de l’âme par l’amour, ou plutôt sa destruction totale qui la fait nécessairement rentrer dans son principe ; et la consommation parfaite de ce même amour dans la gloire, où il ne peut plus croître ni (rien) détruire, et c’est celui de cette dernière sorte que l’on ne peut avoir qu’en l’autre vie. Mais pour l’amour consommant son sujet en lui par son entière destruction, c’est celui que nous devons avoir en cette vie et auquel nous sommes appelés, je veux dire, nous qui, comme dit saint Paul, avons reçu les prémices de l’Esprit3. C’est à quoi nous devons tous [ne] tendre qu’à notre totale destruction, si nous prétendons au pur amour.

Quand je parle du pur amour, je ne parle pas de l’amour fervent, qui ne travaille qu’à embellir celui qui le possède et qui semble n’être appliqué qu’à lui : cet amour-là je l’appelle imparfait, quoique ce soit celui que les hommes ignorants regardent comme le comble de la sainteté. Je ne regarde comme pur amour que l’amour impitoyable, destructeur, qui loin d’embellir et d’orner son sujet, lui arrache tout sans miséricorde, afin que rien ne restant dans ce même sujet, rien ne l’empêche de passer dans la fin. Hors de là il ne peut point subsister. Tout son soin est d’enlaidir, d’arracher, de détruire, de perdre : il ne vit que de destruction4, il est comme cette bête que vit Daniel5, qui mange, broie et dévore tout. Ô que le pur amour est peu connu !

Laissez-vous donc tout arracher. Si vous gardez quelque chose, vous n’aurez pas ce pur amour. Vous ne le pouvez acheter que par la perte de tout le reste. Que pouvez-vous donner en échange de cet amour que la destruction totale ? Quand vous donneriez toute chose, tout cela doit être compté pour rien6. L’amour ne peut vous rendre heureux7 qu’en vous faisant parfaitement misérable ; et si vous plaignez votre misère, si vous envisagez votre perte, si vous la regardez le moins du monde, vous êtes infiniment loin de la pureté de l’amour. Celui qui ne possède rien, ne craint point de rien perdre, ne désire rien, ne peut regretter ce qu’il a perdu : il ne peut même y penser, rien ne l’occupe, l’amour le consume en lui. Il n’a d’yeux que pour l’amour et non pour soi, étant pour soi comme s’il n’était point du tout.

 

1Toutes ces idées ont été reprises bien des fois par Fénelon ; voir en particulier Instructions, XVIII : « Vous êtes tout amour, et par conséquent toute jalousie, etc. »

2« On parle d’une impossibilité morale, et non physique : car la créature peut se reprendre. » (note Dutoit).

3Rom., 8, 23.

4Fénelon, Instructions, XXII : « Il est insatiable de mort, de perte, de renoncement. Il faut que tout soit détruit, que tout périsse. »

5« Daniel, 7, 7. Voyez-en l’explication détaillée dans les Explications et réflexions sur l’Ancien Testament. Tome XI, page 337. » (note Dutoit).

6Cant., 8, 7.

7Texte de Dutoit : heureuse.

      95. [1.211] À Fénelon. Automne 1689.

La foi se doit envisager en deux manières. Il y a la foi, vertu théologale, commune à tous les chrétiens, et celle-là a son évidence dans l’Écriture Sainte et dans les décrets de l’Église, quoiqu’elle soit au-dessus de notre raison et qu’elle la captive. Mais il y a l’esprit de foi qui est l’esprit intérieur que saint Paul met au rang des fruits du Saint-Esprit, parce qu’elle suppose la charité1 dans une âme. La foi commune peut être dans la charité mais celle-ci n’y peut être, du moins n’y pourrait subsister longtemps. Car je ne crois pas qu’un péché actuel et de surprise fît perdre à une âme le don de la foi. Il lui ferait bien perdre pour un temps l’usage de ce don, mais comme ce don ne laisserait pas un moment l’âme qu’il ne l’eût pressée par son activité à se réconcilier avec son Dieu, il faudrait nécessairement ou que le don de la foi se perdit ou que l’âme fût bientôt rétablie dans la grâce perdue.

Lorsqu’en parlant de l’intérieur on parle de la foi, on n’entend point cette première foi qui tient l’esprit soumis aveuglément aux maximes de l’Évangile et aux décisions de l’Église. On ne veut parler que de cet esprit de foi, qui s’emparant une fois de l’âme, ne la quitte jamais qu’elle ne soit réduite dans l’unité de son principe où, l’âme étant entrée dans son être original par une perte fortunée, cette étoile disparaît et il ne paraît plus que Jésus-Christ, Sagesse Eternelle, qui Se forme et Se lève en l’âme comme l’aurore et ne la laisse point qu’Il ne l’ait fait entrer dans le plein jour de la Gloire. L’âme perdue en Dieu et abîmée avec Jésus-Christ ne connaît plus que Jésus-Christ. Elle perd toutes les traces de cette aimable foi qui l’a conduite si heureusement.

Comme cette foi dont je parle est une foi toute amour, c’est une foi de confiance, qui produit un abandon entier. Elle se fait discerner avec tous ses charmes au commencement qu’elle s’empare d’un cœur, afin que ce cœur la suive, attiré par son onction et sa douceur. Mais comme cette foi pleine d’amour et de confiance n’a qu’un seul et unique désir, qui est de se perdre dans l’abandon aveugle qui est la perfection et la consommation de la foi, c’est pour cela qu’elle cache peu à peu sa lumière et son brillant aux yeux de l’âme qu’elle conduit. Elle n’en est pas moins lumineuse pour cela, au contraire, mais elle ne travaille qu’à aveugler l’âme, afin de la porter à s’abandonner sans réserve à Dieu qui est tout le but de la foi. Elle découvre d’abord les beautés et les perfections infinies de Celui auquel elle veut que l’âme se confie : elle les découvre, dis-je, non en distinction, mais en généralité, qui est la manifestation propre à la foi. Mais après cela, comme cette connaissance qui sert de motif à la confiance lui sert aussi d’appui, elle la fait perdre insensiblement, sans quoi la confiance demeurerait toujours confiance et ne passerait point en abandon.

L’abandon étant affermi, l’âme perd tout ce qui appuyait et soutenait cet abandon, qui était des motifs où il y avait encore quelque retour sur le bien et l’avantage spirituel de la créature, quoiqu’ils parussent fort épurés. Mais l’amour, jaloux d’achever son ouvrage, arrache tous les appuis de l’abandon et, le rendant aveugle, sans motif ni raison de s’abandonner par rapport à soi-même, elle le rend pur parce qu’il ne reste qu’une seule et unique raison qui est la volonté de Dieu et Sa souveraineté.

Cet abandon aveugle est dans la perte et ne peut être sans elle. Car tant que je suis un chemin que je connais et conçois, mon abandon est avec connaissance de cause : il est clairvoyant, il n’est point aveugle. Dieu mène l’âme par des sentiers inconnus et incompréhensibles dont elle n’a jamais pu prendre nulles idées, ni se les figurer, et plus les sentiers où Il la conduit paraissent étranges et périlleux, plus Il Se cache. Il Se montre en la faisant entrer dans ces ténèbres impénétrables. Elle ne peut douter que ce soit Lui. Mais quoiqu’elle suive toujours le même sentier sans se détourner ni à droite ni à gauche, lorsqu’elle est engagée dans le chemin et qu’elle ne peut plus reculer, Il Se cache de telle sorte qu’elle ne L’aperçoit plus. Elle n’a de connaissance que pour regretter l’extrême perte qu’elle croit avoir faite. Et voyant que les précipices augmentent à mesure que Celui qui la conduisait s’éloigne d’elle, elle reste dans une étrange désolation jusqu’à ce que la plus pure charité, dont elle est animée sans le connaître, lui apprend à s’abandonner à la perte même, lui faisant comprendre que son Dieu ne perdra rien pour cela, qu’Il sera toujours content et heureux, qu’il faut qu’elle suive, quoi qu’il en puisse coûter, le chemin où Il l’a conduite Lui-même, quoique l’enfer lui paraisse terminer ce sentier.

Alors elle va sans nulle raison. Elle court dans les précipices, elle y roule même souvent par désespoir, se croyant entièrement égarée, mais ne pouvant faire autrement. C’est alorsque les vues que c’est Dieu qui a introduit dans cette voie, se perdent. On ne pense plus même à ce qu’Il est et qu’Il sera heureux malgré notre malheur. Mais comme une personne qui roule dans un abîme perd toute autre pensée que celle de son désastre présent, aussi cette âme perd toute autre vue que celle de sa perte. Mais pleine d’une juste indignation contre elle-même, après avoir gémi sur son malheur, elle le voit et elle voudrait le rendre plus irrémédiable s’il était possible. Et entrant dans la complaisance de sa perte, elle entre dans la perfection du plus pur Amour qui ne tarde guère à reparaître, mais d’une manière ineffable.

La foi conduit donc aveuglément, mais où ?  C’est à l’unité. Car il faut savoir que la foi et l’espérance se réunissent dans la pure charité. Cette réunion semble une perte de l’âme, qui dit avec Job : J’ai perdu tout espoir et je ne vivrai plus2. Non, elle ne doit plus vivre mais arriver à l’unité, soit par la réunion de la foi et de l’espérance dans la seule charité, soit par la réduction des puissances en unité3. Elle trouve que cette charité, qui est seule subsistante, est Dieu même4 où l’âme est conduite par la perte de tous moyens. C’est là qu’elle trouve Jésus-Christ qui reparaît comme sa vie : c’est la réelle manifestation de Jésus-Christ devenant la vie de l’âme5. C’est en Jésus-Christ et par Jésus-Christ que la vie est rendue dans cette unité, rendant l’âme et simple et multipliée autant agissante qu’elle est mûe et agie. Toutes ses puissances sont agissantes, sans sortir de leur unité et sans être salies d’aucunes espèces : elles ont tout sans rien avoir. On fait tout sans rien savoir. Cet état est réel, je vous assure, et vous y êtes assurément appelé. Mais quoique les expressions ne soient peut-être pas conformes à la science, l’expérience démêle tout cela et contraint d’approuver ce que l’on condamnerait sans elle.

Je ne sais pourquoi je vous écris cela.

 

1Ga 5, 23.

2Job 7, 16.

3Voir Lettre D5.4 qui se retrouve dans le Discours chrétien et spirituel 2.35 : « …Dieu, attirant l’âme à Lui, le fait d’ordinaire par le moyen de la volonté …[qui] réduit comme à un seul acte simple et indivisible les opérations des autres puissances […] ».

4I Jean, 4, 16.

5Ga 2, 16-20 : « 20. Et je vis, non plus moi-même ; mais c’est Jésus-Christ qui vit en moi : et en ce que je vis maintenant dans la chair, c’est dans la foi du Fils de Dieu qui m’a aimé, et qui s’est livré lui-même pour moi à la mort, que je vis. » (Explications).

      96. [1.212] À Fénelon. Automne 1689.

Toutes les disputes qui se font sur la liberté de l’homme viennent pour l’ordinaire du défaut de la lumière. Nous sommes tous nés libres et notre liberté funeste ne nous sert le plus souvent que pour nous égarer. Dieu, dont la bonté est infinie, nous tire de cette pente au mal que nous avons puisée en Adam, et nous donne une bonne volonté qui nous fait tourner vers Lui notre liberté et l’employer à Son service. Mais, hélas ! qu’il y a encore en nous de faiblesses et d’inconstances, jusqu’à ce que Sa bonté nous ait appris qu’il y a un autre moyen de rendre notre liberté toute-puissante pour le bien et toute faible pour le mal ! Ce moyen si sûr est de remettre cette même liberté entre les mains de son tuteur, par une résignation autant libre que volontaire.

C’est ce sacrifice que nous faisons à Dieu de notre liberté et de notre propre volonté qui nous rend Ses enfants adoptifs et qui Le porte à nous mouvoir Lui-même par Sa volonté sur-essentielle. C’est alors qu’Il agit et opère en nous en souverain. O ! Lorsqu’Il a entièrement pris cette liberté qui entraînait dans le mal, - qui n’est autre que ou la rébellion à Sa volonté suprême ou la résistance à cette même volonté, - alors Il nous rend véritablement libres, puisque Jésus-Christ, devenant notre voie, notre vérité et notre vie, nous met dans une parfaite liberté, nous cachant avec Lui en Dieu. C’était cette espérance qui faisait dire au Roi-Prophète : Ce sera en vous, Seigneur, que nous ferons des actions de force et de courage1. Et encore : Tous ceux qui sont en Vous sont comme des personnes ravies de joie2.

Cela supposé, je dis qu’il ne faut pas raisonner des personnes qui sont à Dieu par un abandon spécial et un sacrifice de tout eux-mêmes comme l’on fait du commun des chrétiens ; et c’est en quoi l’on se trompe beaucoup de vouloir faire des lois générales pour tous. Il y a en Dieu deux volontés : la volonté essentielle et cachée à tous autres qu’à ceux auxquels il plaît à Dieu de la manifester, et celle-ci est pour l’ordinaire infaillible, elle meut l’âme et la conduit comme il lui plaît ; il y a aussi une volonté déclarée et générale pour tous. De même, il y a des lois générales pour tous les hommes conduits par la volonté déclarée, mais il y a aussi des lois particulières pour les âmes que Dieu conduit, et ces lois sont gravées au fond de leurs cœurs.

 Ce sont des lois pleines d’amour et de rigueur, et d’autant plus amoureuses qu’elles sont plus rigoureuses. Lorsque Moïse, dans le Deutéronome, parle du commandement d’aimer Dieu de tout son cœur, de toute son âme et de toutes ses forces, il ajoute que ce commandement est la loi du cœur qui doit être gravée dans le cœur3. Ce commandement n’est point compris dans le Décalogue, il ne fut point gravé sur la pierre mais il est gravé dans le cœur de l’homme : et pourquoi cela ? C’est que Dieu est, comme dit Moïse, un Dieu fort et jaloux4 : comme Dieu fort, Il se fait obéir en souverain de ceux qui sont à Lui ; comme jaloux, Il les conduit par une voie secrète, inconnue à tout autre qu’à Lui. Laissons-Le donc faire et Il nous conduira par des routes impénétrables à tout autre qu’à Son amour pur, fort et jaloux.

O amour inconnu, que tu es cruel, doux, terrible, délicieux, puissant, insatiable ! Que ne fais-tu pas éprouver à tes enfants ! Que tous les hommes les plus savants sont ignorants, si tu ne les instruis par toi-même ! Que tu es différent de ce que l’on s’imagine de toi et de ce que l’on en déclare ! Tu réserves tes douceurs pour ceux dont tu ne fais que peu de cas et tu gardes tes cruautés pour tes fidèles amis. Mais tes cruautés les plus étranges sont plus aimables aux cœurs que tu possèdes que toutes les douceurs ! Ta cruauté est douce et ta douceur cruelle. Amour immense, infini, tu es autant éloigné de toutes sortes de bornes que tu es élevé au-dessus de tous moyens ! Celui qui croit t’acquérir par tout ce qu’il se propose, ne te connaît pas. On ne t’acquiert qu’en perdant tout et en te perdant toi-même en apparence. Tu ne veux ni exception, ni excuse, ni raison, mais tu veux que tout cède à ton pouvoir sans que celui que tu conduis ose te demander où tu le mènes, ni aucune raison de ta conduite. Tu ne veux que des aveugles et des insensés. Tu ne veux pas qu’ils appréhendent au milieu des périls les plus évidents. Et, lorsqu’ils semblent perdus, loin de leur tendre une main secourable, tu te ris de leur perte, tu te fâches de leur crainte, tu les perds encore plus, tu t’irrites contre leurs raisons et tu n’as point de repos que tu ne les aies sacrifiés sans réserve.

1Ps. 44, 6.

2Ps. 87, 7.

3Deut.   30, 14.

4Ex 20, 5.

      97. [1.213] À Fénelon. Automne 1689.

Il y a des lumières qui sont souvent sans vérité, soit sur l’avenir, et autrement ; et les personnes conduites par les dons extraordinaires en ont beaucoup. Mais il y a des vérités sans lumières, qui s’impriment sans caractères et qui ne laissent point de traces comme elles n’ont point de formes. Les premières lumières ont des brillants et sont pour les âmes peu avancées : elles sont toutes incertaines.

Les secondes n’ont aucun brillant et ne paraissent point lumière à l’âme qui les possède. Elles sont souvent comme de simples pensées auxquelles elle ne fait nulle attention  et elle n’en ferait jamais si on ne lui faisait dire les choses. Et comme son état nu ne lui laisse point d’espèces ni de pensées sur ce qu’elle a dit, à moins qu’on ne lui en renouvelle les caractères, elle perd tout.

Il faut cependant que la même foi qui s’exerce par la nudité s’exerce aussi par la science qui y est communiquée : car si Dieu ne déclarait rien à l’âme et ne lui faisait part de Ses secrets, il est certain que la voie de la foi ne serait point une docte ignorance. Elle est docte puisque Dieu les découvre, et ignorante parce que c’est sans manifestation, par manière de science cachée et dont on ne peut faire nul usage que lorsqu’Il le veut. Il n’en reste nulle idée, cependant les secrets qui Le regardent Lui-même ou ceux qui regardent les créatures y sont découverts : par exemple, une personne ignorante est instruite du mystère de la Trinité, de mille secrets ineffables, découverts en Dieu même, sans penser jamais à cela, et sans qu’elle ait nulle connaissance distincte qui ait pu l’instruire. Lorsqu’elle en écrit et en parle, cela lui vient, et la manifestation en est lumineuse,  car en le disant, elle voit qu’elle sait ce qu’elle croyait ignorer et ne sait comment elle a pu apprendre cela, parce que jamais elle n’y avait pensé. La manifestation en est-elle faite, tout lui est ôté, sans qu’il lui en reste la moindre idée, à moins qu’elle ne lui soit rendue dans le moment qu’elle en parle ou écrit. Mais hors de là elle est bête et ne peut s’énoncer sur les choses. Il en est de même pour ce qui regarde les autres. Car c’est la même manière de concevoir qui nous découvre les choses générales appartenant à la foi, et les particulières qui regardent un chacun de nous.

Comme ceci est très profond, il est difficile, à moins d’expérience, de le pouvoir discerner d’avec les lumières et illustrations : il n’y a que l’expérience qui le puisse faire concevoir. Or je crois et je n’en doute pas que les âmes de foi qui sont encore en voie (comme tout leur est général et que, n’étant pas dans la fin, elles ne peuvent avoir la science dont nous parlons), n’aient souvent du rebut pour ce qu’on leur dit. Mais il me paraît qu’elles doivent avoir un simple acquiescement pour les choses qui ne les tirent point de leur foi, mais qui exercent cette même foi et la petitesse. Et c’est de cette sorte que l’on va de foi en foi : après quoi, toute idée en est ôtée.

Car je fais grande différence entre ce qui est général et entre une chose que l’on nous fait dire et pour laquelle, cependant, la foi est tellement nécessaire que la défiance est capable de tout arrêter. Jésus-Christ, Sagesse éternelle, dans Lequel toute la foi est consommée, nous a appris, étant sur terre, ce qu’Il me fait vous écrire aujourd’hui. Sa lumière et Sa science étaient générales. Il nous enseigne et les plus profonds mystères et les plus pures maximes, qui sont celle du renoncement, mais Il ne dit les choses qu’en gros et Il les fait dire en détail, car le conseil du renoncement est d’une étendue infinie et il n’est jamais poussé jusqu’au bout que par l’état de foi ; hors de là, c’est une possession de soi-même, c’est tenir son âme entre Ses mains et ce n’est pas la perdre. Lorsque Jésus-Christ nous enseigne ces maximes générales, Il se contente de les déclarer ; et comme leur pratique est lumineuse, sitôt que l’on entre dans la voie du renoncement, plus on se renonce et plus on connaît les renoncements qu’il y a à faire. Celui qui se renonce peu est peu éclairé là-dessus. Celui qui se renonce beaucoup est beaucoup éclairé : et sur la voie, et sur le renoncement qui dans le commencement est un travail, et sur la nudité qui est une pure souffrance, et sur la perte qui est mêlée d’action et de souffrance ou passivité, mais action dont nous ne sommes nullement le principe et que Dieu nous donne. Cette science est pratique et la pratique est lumineuse pour aller de foi en foi, de dénuement en dénuement, de perte en perte. C’est une conduite générale qui nous enseigne ceci, mais Dieu nous donne outre cela une conduite spécifique, qui est un guide qui sache le chemin et qu’Il nous choisit pour cela.

Car outre la science générale, propre à toutes les âmes de foi, il est certain que Dieu nous choisit de plus une conduite particulière, qui a tellement grâce pour nous que tous les autres guides les plus experts ne nous conduiront jamais où Dieu nous veut. Il n’y a que celui que Dieu nous choisit pour cela, à l’exclusion de tout le reste. Or la même fidélité que l’on doit avoir pour la voie en général, on la doit avoir pour le moyen. Car Dieu est maître de choisir tel moyen qu’il Lui plaît et de le rendre conforme à Ses desseins pour nous détruire. C’est donc à nous à entrer avec petitesse en ce que Dieu veut et ne nous en point tirer sous prétexte que la conduite générale suffit. Cela est bon pour ceux à qui Dieu ne donne point de moyens spécifiques et particuliers. Mais pour ceux à qui Il en donne, je soutiens qu’ils ne doivent pas se soustraire à ces moyens, à moins que Dieu ne les leur ôte, car ils sont moyens spécifiques ; et faire autrement, ce serait sous bon prétexte se dérober aux desseins de Dieu. En effet, telle est la volonté de Dieu et ces moyens choisis de Dieu nous sont tellement nécessaires (quoique nous ne le connaissions pas) que c’est nous fixer1 que de ne les plus recevoir. Nous voyons qu’outre le général de la conduite de Dieu de pure Providence sur Jésus-Christ, Il Lui a donné des parents auxquels Il était soumis  et que Lui, qui avait la sagesse essentielle, reçoit la conduite du pauvre Joseph et s’y laisse mener : Il leur était soumis2. Tout ne s’opère durant toute la voie que par la petitesse et la dépendance.  Et Dieu nous ôte Lui-même le moyen lorsqu’il en est temps, ôtant tout pouvoir et toute inclination d’aider, souvent dans le temps que nous en avons le plus besoin selon nos idées.

Je dis donc que comme nous recevons de ce moyen une grâce et une lumière générale pour la conduite de la foi, - lumière sans lumière, propre pour nous, insinuante et onctueuse dans sa généralité, lumière qui est propre pour l’âme, quoique indistincte, - aussi doit-on recevoir avec la même simplicité, les lumières distinctes et les choses particulières qui sont dites. Les lumières générales se communiquent par le goût caché de la foi, et de là passent dans la pratique. Mais les lumières distinctes ont besoin d’une foi soumise et n’ont leur effet que par l’aveugle soumission de l’esprit, qui est souvent sans goût. Or pour ces choses distinctes et annoncées en distinction, Jésus-Christ a toujours exigé la foi : Si vous pouvez croire, tout est possible à celui qui croit3, etc.

La manière d’agir des âmes de foi est différente des autres en ce que ces âmes croient par (principe d’enfance et de) petitesse. Puis elles laissent tout tomber ensuite, persuadées qu’elles sont qu’il n’y a rien à faire pour elles en ces choses, qu’il faut croire simplement et puis c’est tout, que Dieu fera en elles et d’elles tout ce qu’il Lui plaira dans le temps qu’Il a ordonné, sans qu’elles préviennent jamais ce temps. Et quelque éloignées que les choses paraissent, cela ne les fait pas pourtant douter, ne s’en occupant pourtant non plus que si cela ne devait jamais être, n’y faisant nulle attention, n’y fondant nul appui. Mais il faut un simple acquiescement, un qu’il me soit fait selon votre parole4 : sans cela, point de véritable docilité ni de petitesse. Quelquefois Dieu ne veut que cette soumission, et rien plus. Combien Jésus-Christ a-t-il dit de choses qui, selon la lettre, ne sont point arrivées, et qui cependant sont très réelles en la manière qu’Il les concevait ?

Il faut donc que les âmes de foi aient une croyance de soumission, mais non pas une croyance d’occupation et d’exécution. Et c’est la différence qu’il y a des âmes de foi aux autres. Que lorsque les âmes de foi apprennent que Dieu les destine à quelque chose, elles y demeurent soumises sans occupation et sans soin pour avancer les choses, persuadées que Dieu ne les leur fait point annoncer, afin qu’elles ne s’en occupent ni qu’elles se mettent en devoir de les exécuter, mais pour, par la petitesse à croire, exercer leur foi, leur patience et leur mort, ne faisant jamais un pas par elles-mêmes pour rien avancer, mais aussi ne reculant jamais d’un moment et se laissant en la main de Dieu comme un chiffon. L’incrédulité est opposée à la petitesse, parce qu’elle vient ou par le raisonnement ou par une fixation pour le seul général.

Les autres âmes qui ne sont pas de foi sont tout le contraire. Elles se repaissent de tout ce qui est extraordinaire, le préfèrent à tout le reste, s’en occupent, sont toutes en acte pour trouver des moyens de le faire réussir : ce qui est entièrement contraire à la foi, qui croit tout et qui n’exécute rien, mais qui laisse tout conduire à Dieu. Ce qui ne paraît qu’un simple accident dans la voie de la foi et le moindre de tout, deviendrait essentiel et empêcherait dans la suite le progrès de cette même foi.

Je parlerai et ne me tairai point5, jusqu’à ce que le Seigneur m’impose le silence. Je ne cèlerai point ce que fait le Tout-puissant6 : car si je dis : je ne parlerai plus de la sorte, vous me tourmentez merveilleusement7.

J’écris de plus mal en plus mal, je ne vois presque plus : mais vous relirez sur le livre des lettres8 ce que j’écris. Si vous ne pouvez lire mon écriture, je me contenterai de mettre ce que j’aurai à vous mander, à moins que vous m’en ordonniez autrement, le marquant à un point pour faire voir qu’elles sont nouvelles.

 

1Nous immobiliser.

2Luc, 2, 51.

3Marc, 9, 22. (v. 16-26, le récit où Jésus chasse l’esprit impur d’un enfant).

4Luc, 1, 37.

5Isaïe, 62, 1: « Je ne me tairai point en faveur de Sion, je n‘aurai point de repos en faveur de Jérusalem, jusqu‘à ce que son Juste paraisse comme une vive lumière, et que son Sauveur brille comme une lampe allumée. » (Sacy).

6Job, 27, 11.

7Job, 9, 27 : « Lorsque je dis en moi-même : Je ne parlerai plus, je sens que mon visage se change aussitôt, et que la douleur me déchire. » (Sacy).

8Nos italiques. Allusion aux livres de lettres tenus par le secrétariat de Fénelon - dont le manuscrit 11 010 qui nous est parvenu et couvre l’année 1690.

98. [1.214] À Fénelon. Automne 1689.

J’espère que Celui qui me donne le mouvement de vous écrire me donnera la force de le faire. Il veut que je vous rende compte de mes dispositions : le fond en est fixe et ferme, de telle sorte que les sens même participent de cette immobilité. Je suis souvent plus proche de la mort que de la vie. Cependant il n’y a en moi nul penchant, nulle crainte, même naturelle. Mais tout demeure immobile et dans un équilibre achevé, sans que je puisse remarquer en moi la moindre tendance pour quoi que ce soit : une tranquillité parfaite qui ne vient point d’aucune certitude que j’aie de l’avenir, - je n’en eus jamais moins. Je n’ai ni doute ni certitude, je suis comme une chose oubliée et morte avec laquelle je n’ai plus rien à démêler. C’est à Celui qui me possède à faire ce qu’Il veut et comme Il le veut sans que j’y puisse penser.

Lorsque l’on me dit de demander à mon divin Maître de guérir, cela m’est impossible car je ne puis me donner aucun mouvement s’Il ne me le donne, et Il tient tellement ferme que tout ce qui n’est point Lui m’est étranger. Malgré tout ce que je vous dis et sans changer de situation, je me trouve la même union pour vous qui ne varie point et qui n’est de même pour personne.

Je me laisse aussi, comme un enfant, à tout ce qu’Il fait ou fait faire. Il ne serait guère concevable, à moins d’expérience, que l’on pût arriver à un état si perdu, si enfant, et si étranger à soi-même, car cela ne change pas un moment de situation dans les douleurs les plus violentes : non que j’aie aucun soutien aperçu, mais l’état d’un enfant bienheureux qui ne comprend ni son bonheur ni sa peine. Ô si l’on pouvait comprendre où réduit l’abandon parfait et la perte totale qui est cette perle précieuse de l’Évangile et ce trésor caché dans le champ1, on vendrait tout pour l’avoir ! Quel bonheur de n’avoir plus ni à craindre, ni à espérer ! La charité parfaite a tout consommé. Si Notre Seigneur vous inspire de m’écrire sur ce que je vous écrivis la dernière fois, vous le ferez, s’il vous plaît.

1Matthieu, 13, 46.

      99. [1.215] À Fénelon. 26 novembre 1689.

Je cherche souvent votre cœur, et je ne le trouve presque plus. Cette douce correspondance que j’y trouverais s’échappe et le mien n’a plus presque d’issue pour se répandre dans le vôtre. Depuis ce matin je souffre même pour vous sans en pouvoir discerner la cause. O le songe que je vis à N...1 se vérifierait-il bien, et quelque chose pourrait-il vous arrêter au milieu de votre course et suspendre pour quelque temps le rapide cours des miséricordes de Dieu sur votre âme ? Dieu m’avait mis comme un signe de boue2 pour exercer votre foi. Et quoiqu’Il sache bien, ce Dieu de bonté, que je ne ferais pas un pas pour arrêter aucun de ceux qu’Il m’a donnés lorsqu’ils m’échappent ou qu’ils essaient de le faire, que je demeure sur cela morte et sans action3, Il ne veut point de ma résignation à votre égard. Je vous le dis avec ma simplicité ordinaire et je ferai toujours de la sorte jusqu’à ce que Celui qui me porte à le faire m’arrête tout court.

Je vous avais prié de me mander si vous vouliez que je vous renvoyasse les lettres4 lorsqu’elles seraient copiées ou que je les brûlasse à mesure. Ce dernier parti était celui que j’avais pris. J’attendrai vos ordres sur cela. J’ai écrit et fait mettre au rang de vos lettres ce que j’avais à vous dire. Je le ferai de la sorte, sans vous importuner, jusqu’à ce que Dieu me fasse faire autrement, car il faut que je Lui obéisse et qu’après S’être servi de moi selon Ses desseins, Il jette dans le feu ce vil instrument. Ce n’est plus mon affaire. Qui est de Lui obéit quoiqu’il arrive. Ce 26 novembre 1689.

 

1Voir Lettre du 28 mai 1689.

2Allusion à la guérison de l’aveugle-né par Jésus, v. Jean 9, 6-7.

3V. Lettre 203 de l’automne 1689 (D5.59) : « Quoique la plus grande consolation […] serait celle qui me vient de vous […] je ne désire cependant pas de vous voir […] j’éprouve au-delà de tout quelque chose de fixe en Dieu même… »

4Il semble bien qu’il s’agisse ici des lettres de Mme Guyon. On a vu plus haut dans la lettre 110 de mars 1689 (D5.11), qu’elle renvoyait à Fénelon celles qu’il lui avait écrites. Fénelon faisait sans doute de même pour les lettres de Mme Guyon.

      100. [1.216] À Fénelon. 27 novembre 1689.

Je souffre depuis quelques jours une peine pour vous, que j’appelle de division : il semble que l’on me divise de moi-même. Il y a un lien de vous à moi indivisible, ce qui fait que lorsque vous ne me correspondez pas ou que mes misères vous causent du rebut, cela me fait éprouver une espèce de déchirement : Dieu me tire d’un côté et vous tirez de l’autre, votre raison vous arrachant, pour ainsi dire, ou essayant de le faire. Lorsque vous êtes uni à moi, je sens une correspondance aussi douce et suave qu’elle est intime en Dieu et j’éprouve que Dieu est content de vous et de moi ; et lorsque le froid ou rebut vous divise, je souffre du côté de Dieu qui me fait tout payer et en même temps j’éprouve à votre égard un tiraillement intime.

Il m’est aisé de demeurer abandonnée et soumise à tout ce qui me pourrait arriver personnellement par cette division et je ne trouve chez moi nulle résistance, mais Dieu ne veut pas que je vous remette entre Ses mains ni que je vous sacrifie à Lui, mais bien que je vous retienne devant Lui malgré votre fuite, et c’est ce qui me fait souffrir. Je me trouve dans une prière continuelle pour vous, mais ce n’est plus cette prière douce et suave d’union qui ne demandait rien mais qui, en recevant continuellement de Dieu, s’écoulait incessamment dans votre cœur : c’est une prière affligée qui demande pour vous que vous soyez remis en votre place. Satan a demandé de vous cribler, mais j’ai prié pour vous afin que votre foi ne défaille pas. Ce 27 novembre 1689. Ma harpe est tournée en deuil et mes orgues en voix de pleurs1.

 

1Nous respectons le texte de Dutoit ; s’agit-il d’un ajout qui ne serait pas de Madame Guyon ? Plus probablement d’une phrase ajoutée sur une autre « page » de lettre (faite d’une seule feuille pliée) ou selon une orientation différente (sur le côté voire tête-bêche).

      101. [1.217] À Fénelon. 1er décembre1689.

J’ai eu une douce invitation pour vous écrire quoique je n’aie rien de particulier à vous dire mais il faut obéir. Je me sens depuis hier dans un renouvellement d’union avec vous très intime. Il me fallut hier rester plusieurs heures en silence si remplie que rien plus. Je ne trouvais nul obstacle qui pût empêcher mon cœur de s’écouler dans le vôtre. Les jours de souffrance et d’obscurité à votre égard m’ont été extrêmement lumineux pour me faire comprendre l’impuissance où je suis de me donner cette douce et suave correspondance qui fait que votre âme m’est toujours présente en Dieu d’une manière nue, pure et générale, sans bornes ni aucun objet. Cette âme me paraît toujours droite et je n’y vois rien qui gauchisse. Je vois en Dieu un regard fixe et arrêté sur elle, qui ne se détourne jamais : ce regard est comme celui du soleil qui échauffe, purifie et détruit et il n’y a rien à faire de votre part qu’à rester exposé à Ses yeux divins. Dieu a mis dans vous, comme dans la terre, une source de fécondité : sans que la terre fasse nulle action, elle devient féconde, exposée aux rayons modérés du soleil. Quelquefois même ce soleil la brûle et la dessèche au-dehors en sorte qu’elle ne produit rien, elle est même toute brûlée ; le soleil alors ne laisse pas de travailler dans son sein et d’y procurer par son excessive chaleur des mines d’or.

 Lorsque j’ai souffert, je ne voyais plus votre âme et un rideau était tiré : je me trouvais mise, comme je vous l’ai dit, dans une prière continuelle et très liée avec vous, mais je n’éprouvais plus cette correspondance que j’éprouve toujours. Je vous dis donc que Dieua est incessamment appliqué sur l’âme droite et simple qui Lui est continuellement exposée. Cette âme n’a qu’à demeurer simplement passive : Dieu la purifie de cette sorte et Il lui communique d’autant plus Sa fécondité que plus elle reçoit passivement Ses opérations. Les opérations de Dieu tendent toujours à la dépouiller de toutes opérations propres, quelque nécessaires et saintes qu’elles paraissent,  afin qu’elle reçoive plus nuement et continuellement Sa pure opération. Car Dieu ne lui ôte sa manière ordinaire d’agir et d’opérer, en la rédu