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Copyright 2021 Dominique Tronc





LILIAN SILBURN

ET SES AMIS

dans la revue

«  HERMÈS  »







Série Lilian Silburn

Hors commerce  sauf tomes III et V



I. Lilian Silburn, Premiers travaux (1947 —) et extraits de Une vie mystique [Jacqueline Chambron]

II. Instant et Cause, Le discontinu dans la pensée philosophique de l’Inde (1955)

III. Lilian Silburn et ses Amis dans la Revue « Hermès » (1967 —)

IV. Aux sources du Bouddhisme (1977 —)



V. Études sivaïtes (1957 —) : Paramartha sûtra, Vatulanatha sûtra, Vijñana Bairava, La Bhakti

VI. Études sivaïtes (1968 —) : Mahartamanjari, Hymnes d’Abhinavagupta, Hymnes aux Kali & Sivananda

VII. Études sivaïtes (1980 —) : Sivasutra & Vimarsini, La Kundalini

VIII. Études sivaïtes (1990-1992)  Spandakarika de Vasugupta, Tantraloka, chapitres 1-5.





LA REVUE « HERMÈS »

Sous un même titre « HERMES » parurent de nombreuses séries de contributions consacrées à la réalité intérieure. Elles étaient ouvertes à « l’expérimentation spirituelle ». Plusieurs se succédèrent ainsi entre 1933 et 2010. Sur cette longue durée proche de celle d’un siècle s’exprimèrent de nombreuses figures de « sensibilité spiritualité érudite 1  ».

Mais le public n’était « pas aussi important qu’on pouvait le croire, en tout cas à ce niveau d’exigence ». Aussi leurs contributions restèrent confidentielles 2 malgré une qualité que l’on ne retrouve nulle part ailleurs.

§§

On trouvera ici un choix effectué dans les dernières parutions d’« HERMES ». Il s’agit des textes rédigés par Lilian Silburn, Jacqueline Chambron, Jacqueline Sebeo, Jean et Marinette Bruno. Ils constituent une magnifique conclusion aux séries. Ils sont un appel adressé à tous les chercheurs de vie intérieure.

Le quart du présent volume constitue une anthologie mystique qui ouvre à l’universel. Elle est constituée de choix d’écrits de Ruusbroec, de Jean de la Croix, de Madame Guyon et s’achève sur une une présentation du Nuage d’Inconnaissance apprécié par Lilian Silburn. Louverture sur les trois traditions en terres d’Islam, en Inde, en Chine est assurée par des textes de Jîli, Abhinavagupta, K’uo an3.

L’ensemble de tous les textes, incluant l’anthologie que nous venons d’évoquer, suit strictement l’ordre des parutions d’« HERMES », soit n° 4 et n° 6 de la Deuxième série dirigée par Jacques Masui, puis n° 1, n° 2 [= n° 6 de la Deuxième série], n° 3, n° 4 de la « Nouvelle [Troisième] série sous la direction de Lilian Silburn »4.

Présentation aérée où les contributions sont précédées d’une page blanche. Deux tables des matières, dont la dernière réduite aux titres principaux.

Il serait désastreux de démanteler la structure sous-jacente révélée par les sommaires ou tables de matières. Ils révèlent des choix et la pensée profondément structurée de leur « dame directrice5 ».

Cette pensée s’unifie autour de trois thèmes essentiels : les Voies mystiques, le [vrai]  Vide, le Maître spirituel. Ce sont les trois parties de la présente restitution. À ces parties I, II, III, reprenant les titres des HERMÈS numéros 1, 2, 3, s’ajoutent IV, V, VI beaucoup plus brèves : numéro 4, textes inédits, présentation et histoire des séries.

§§

On découvrira aussi que les SOMMAIRES rétablis intégralement en section VI « HERMES » méritent une méditation attentive. Les « grands connaisseurs » d’auteurs spirituels sont presque tous présents6. Bien des contributions oubliées et écartées du présent tome « Lilian Silburn et ses Amis III Revue HERMÈS » mériteraient redécouverte. Une autre sauvegarde, intellectuelle donc vraiment moins urgente, serait à faire ?

Dominique Tronc







Avertissement

Cette réédition se limite aux contributions de Lilian Silburn et de quatre contributeurs, ses ami(e)s proches appartenant à la « génération des Aînés ». Il s’agit de Jacqueline Chambron, Jacqueline Sebeo, Jean et Marinette Bruno.

Les titres des contributions sont suivis du nom de leur auteur(e).

L’ordre suivi est chronologique.

La « table des matières » principale livre les contenus détaillés7.

La « table réduite » qui achève le tome facilite une recherche par titre de contribution.

Styles uniformisés8.







I

LES VOIES



Les Voies de la Mystique ou l’accès au Sans-accès d’après le Sivaïsme du Cachemire, des auteurs chrétiens, soufis et un maître du Tch’an9



Nouvelle orientation d’HERMÈS

Hermès va se spécialiser davantage. Les premières séries ont répondu à un besoin de leur temps. Dans ce même esprit, il nous semble que ce qui manque le plus de nos jours, c’est une connaissance ou une approche de l’expérience mystique libératrice dans sa totalité et particulièrement à ses plus hauts niveaux. Si l’on perd de vue sa finalité, on risque de s’égarer dès le départ.

Nous employons le mot mystique en son sens noble qui est son sens premier. Il s’applique, dans le langage des Pères grecs, à la connaissance des « mystères »10 qui relève de la voie contemplative proprement dite.

Dûment conduite, une expérience de cet ordre, malgré l’intensité de l’énergie éveillée et les bouleversements profonds qu’implique la mort du « moi », exclut les extravagances d’un mysticisme devenu par la suite fort douteux.

Le mot a l’avantage d’englober les divers aspects de cette expérience — que l’on mette l’accent sur l’amour divin ou sur la prise de conscience. Il suggère la vie nouvelle, spécifique, indéfinissable, à laquelle on accède en découvrant ce que nous appelons, avec des auteurs spirituels français du XVIIsiècle, « l’intériorité ». [30]

Notre grande enquête s’ouvre à toutes les traditions — telle a toujours été la ligne d’Hermès — car en toutes on trouve des hommes et des femmes qui ont voulu toucher le fond du Réel, qui ont réalisé pleinement leur nature d’Eveillés, qui n’ont eu de cesse qu’ils se soient abîmés en Dieu ou dans l’Absolu. Nous respecterons le langage et les conceptions propres à chacune et nous verrons que, si différentes qu’elles soient en leurs formes religieuses extérieures, ces traditions se rejoignent au niveau de l’expérience mystique.

L’Inde qui s’est forgé, tant dans l’Hindouisme que dans le Bouddhisme, un vocabulaire rigoureux, propre à exprimer la subtilité de ses analyses des états spécifiques d’absorption ainsi que des cheminements psychiques conscients ou subconscients, offre au chercheur à la fois un instrument de travail et une mine inépuisable de matériaux. Nous publierons notamment des textes inédits des différentes écoles du Sivaïsme moniste du Cachemire, dont la très grande richesse commence à être connue. Cette investigation aura naturellement recours aux œuvres des soufis qui possèdent, eux aussi, une véritable science de la progression mystique. Elle puisera également dans le vaste fonds chrétien, d’un accès linguistique et philosophique plus simple, dans la mystique juive ou les classiques du taoïsme11.

Bien loin d’un comparatisme étroit et passionné, bien loin d’analogies au niveau de généralités, nous voulons mettre en parallèle des textes lourds de sens, autour d’un thème que des études achèveront d’élucider.

Dans la plupart des textes sacrés et dans les œuvres des grands mystiques tout est envisagé du point de vue de l’homme libéré de la pensée dualisante. Il s’ensuit que les conceptions exprimées sont extrêmement difficiles à saisir par l’esprit non libéré qui doit, à chaque pas, s’efforcer hors de son erreur « congénitale » pour tâcher de comprendre. (Cf. ici p. 183.12)

Le regard de « l’homme parfait » descend vers les plans inférieurs tandis que nous nous efforçons d’entrevoir des cimes voilées !

À ce libre regard correspond l’argument des œuvres : l’exposé commence à la Réalité suprême pour descendre de degré en degré jusqu’au monde visible, épousant ainsi le [31] mouvement de la manifestation divine13. Il ne saurait en être autrement puisque c’est de la Réalité ultime que tout part, à elle que tout revient, et elle que jamais rien ne quitte.

À rebours de ce déploiement, les voies mystiques constituent le retour à la source unique. Dans le présent volume, avant de les aborder, il fallait donc esquisser cette « descente ». Étant donné l’ampleur du sujet — traiter de plusieurs systèmes à la fois — et la brièveté de développement que le volume autorisait, il était impossible de distinguer les nuances propres à chaque doctrine. Plutôt que d’en faire un exposé sommaire, il a paru préférable de laisser parler les textes eux-mêmes de sorte que le chapitre d’introduction se présente comme une anthologie centrée sur la réalité divine, telle — ne l’oublions pas — que les très grands mystiques la découvrent. Les voies s’expliquent en fonction d’elle.

Ce premier volume est d’une difficulté exceptionnelle, car son champ couvre à la fois toute la réalité et tout l’ensemble des voies. L’aventure mystique ayant été ainsi évoquée en sa totalité, les volumes ultérieurs n’auront plus qu’à en analyser des aspects précis et limités.

Voici quelques-uns des thèmes que nous envisageons d’aborder :

— Découverte de ce domaine de « l’intériorité » qui définit la mystique. Sa comparaison avec des expériences isolées de poètes, d’écrivains.

— Analyse des états de vigilance et d’absorption : oraison, contemplation, dhydna, samadhi, samàpatti, etc.

— Description des différents types de saints, de mystiques et de maîtres : yogin, jñânin, etc.

— Quiétude et non-agir. Bon et mauvais quiétisme.

— L’indifférencié et la mystique nocturne. Avec une étude de la « nuit » qui la distinguerait des états d’indifférenciation primitive et de dépression.

— Le souffle. Pneuma, prana, etc.

— Réminiscence et reconnaissance. Platon, soufisme, école sivaïte Pratyabhijñâ, poètes anglais.

Un reprint du numéro ancien d’Hermès sur Le Vide va paraître prochainement et un peu plus tard Le Maître spirituel sera réédité avec des modifications et des additions.

Hermès



Les Voies de la mystique

À un musulman qui insultait un juif, al-Hallâj dit, en guise de reproche :

« Mon fils, toutes les croyances relèvent du Très-Haut : Il assigna à chaque groupe une croyance, non par un choix émanant d’eux, mais par un choix à eux imposé… Sache aussi que le judaïsme, le christianisme, l’islamisme et autres croyances sont des surnoms différents et des appellations diverses. Mais le But de ces croyances ne change ni ne varie. »

Ensuite il récita :

« J’ai médité sur les croyances en m’efforçant de les comprendre ;

Je les ai trouvées telle une base unique à multiples ramifications.

Ne va point exiger de quiconque qu’il adopte telle ou telle croyance ;

Cela empêcherait toute entente solide.

Réclame de lui plutôt une Base qui exprime pour lui

Toutes les hautes significations : alors il comprendra. »

(Al-H. 133)14





Avant-propos

Que le lecteur ancien heureux de renouer avec la Revue Hermès ou celui qui la découvre ne s’effarouche pas de la difficulté de ce premier numéro.

Nous nous proposons de faire apparaître les similitudes profondes des traditions et des expériences qui ont trait à ce que nous nommons « Vie mystique ». Aussi nous a-t-il paru nécessaire d’en mettre à jour les fondements et les directions générales tels qu’ils sont exprimés à travers les textes et les courants de pensée aussi différents que ceux que nous avons retenus.

Les jalons de cette convergence de fond et d’ensemble suggèrent plus que tout autre discours la Réalité d’une seule et même expérience qui se répète identique à elle-même à travers la diversité des siècles, des lieux et des hommes.

Si l’on pénètre vraiment dans l’univers des grands mystiques, si l’on recueille avec amour et vigilance chacun de leurs aperçus, c’est une merveille de découvrir qu’il n’y a pas de contradiction, d’impossibilité, de dilemme : lorsque tous les aspects ont trouvé leur éclairage, tout devient simple, harmonieux, ils se fondent les uns dans les autres sans heurt ; il suffit de mettre en place chaque pièce du grand puzzle pour que les contours s’en estompent les uns après les autres et se perdent dans la paix profonde de la Lumière primordiale, signes anéantis sitôt qu’ils ont été lus. [38]15

On ne peut sentir cette simplicité sans avoir esquissé une vaste vue d’ensemble, dût-elle donner le vertige. A l’origine, l’ineffable simplicité de l’Essence, à l’arrivée, pourrait-on dire, celle de « l’homme commun », qui définitivement enraciné en son origine disparaît dans la foule de ses semblables sans se distinguer ni se confondre. Entre les deux, la grande fresque de l’ombre et de la lumière, faite d’éclairs et d’obscurités, d’effrois et d’ivresses, trame lumineuse de haillons, reflets de l’éternel combat toujours perdu, mais inlassablement repris, et le plus glorieux qui soit.

De ce combat avec la Réalité, pour elle et par elle nous évoquons les grands moments à travers des textes chrétiens, sivaïtes et sûfi16.

Nous avons choisi pour ce numéro des textes mystiques qui traitent des trois voies intérieures couronnées par la Non-Voie.

Des cimes qu’ils atteignent, ils jettent un même regard sur le chemin parcouru : celui de l’expérience.

À ce titre les génies comme Maître Eckhart, Ibn'Arabî, Abhinavagupta et Jîlî se révèlent d’une même famille. Leur mystique sobre et paradoxale est une mystique de l’Essence et ils se jouent non sans humour des difficultés de l’expression : il n’y a point d’antinomie pour qui réside à la source de la vie, et leur style puissant tient à la force unitive de leur expérience.

Mais que l’on ne s’y trompe pas, la mystique à laquelle nous donnons la parole à travers les textes que nous choisissons, en marge de tous les substituts frelatés que notre époque voit pulluler, n’est pas une théologie ni une mystique spéculative ou intellectualiste, elle n’est pas non plus une mystique de l’affectivité ou des effusions extatiques si souvent décriées.

Vie essentielle, elle englobe tous les aspects qu’on lui prête isolément : amour, connaissance, activité, mais dans une intériorité qui les transcende. C’est pourquoi les textes que nous citons invitent plus à recouvrer plénitude et liberté qu’à obtenir salut et libération.

S’ils ne proposent que nudité et indistinction, anéantissement du moi, car ils savent que « dans ce qui comporte [39] distinction on n’éprouve ni être, ni Dieu, ni unité, ni repos, ni perfection » ils montrent aussi — et c’est la magie de la grâce — qu’il n’est point de nudité qui n’ait sa plénitude jusqu’au jour où l’une et l’autre se confondent dans un cœur libre et détaché, vibrant à l’unisson de l’univers, signe d’une intériorité cosmique.

Si nous nous plaisons à rapprocher des textes aussi différents que ceux de Madame Guyon, Ruysbroeck, Abhinavagupta, Jîlî et Eckhart pour mettre en évidence les courants identiques qui les traversent, nous ne voulons pas nous perdre dans un comparatisme méticuleux qui ferait oublier la saveur propre à chacun. Nous nous attachons au contraire à conserver aux traditions leur spécificité. C’est elle, en effet, qui donne sa couleur aux rapprochements proposés puisqu’elle en assure la variété et la diversité.

Il suffira de se tenir à la source pour saisir leurs correspondances dans les multiples aspects que prend la lumière divine à travers le prisme de leur cœur :

Rouge intense et fulgurant de Ruysbroeck dont le style abrupt allie les éclats sauvages de l’expérience au cadre traditionnel.

Lumière diffuse et enveloppante de la prose intime et modeste de Madame Guyon qui tient l’expérience à notre portée.

Lumière irisée, subtile et chatoyante de Jîlî.

Mais aussi vaste espace de la chaude lumière du Cachemire où s’épanouit, harmonieuse et transparente, la Science divine d’Abhinavagupta.

Éclairs décisifs de l’éloquence sans artifice de Maître Eckhart et, enfin, sombre luminosité du Pseudo-Denys.

Certes les apparences diffèrent si l’on s’en tient aux colorations des styles, des époques et des traditions. Et pourtant, à l’origine, la même Lumière divine, blanche, incolore, l’Un sans mode…



Il est au seuil de toute création un moment merveilleux et fécond, celui où l’on s’arrête interdit, étonné, celui où la vision ordinaire s’évanouit, où le cri de surprise jaillit du cœur devant la nouveauté entrevue. Ce dépaysement qui accompagne toute découverte, surgit dans la vie mystique avec une profondeur et une intensité particulières.

Et si nous n’avons pas reculé devant la difficulté des textes, ce n’est point pour exiger du lecteur un effort, une tension intellectuelle, inutiles ici, mais dans l’espoir de susciter le plus fertile des dépaysements.

Si, en marge de toute pensée dualisante, il sait rester disponible et réceptif à la vision soudaine et subtile que fera jaillir pour lui, l’éclair de l’une ou de l’autre des citations proposées, alors peut-être lui sera-t-il donné de prendre pied dans ce qu’il reconnaîtra, ô surprise, pour sa vraie patrie.

INTRODUCTION : «  ACCÈS AU SANS-ACCÈS » [Jacqueline Chambron]17.

L’ESSENCE

Il est, semble-t-il, quelques êtres qui atteignent les riva­ges d’une mer aussi mystérieuse qu’inaccessible, et à tra­vers leur stupéfaction ou leur émerveillement nous parvien­nent les échos de leur découverte même s’ils ne cessent de répéter leur impuissance à décrire l’aventure qui est la leur. N’est-il point étrange, en effet, d’entendre leurs chants résonner toujours des mêmes accents, leurs paroles se briser sur les mêmes impossibilités, sur les mêmes limi­tes du langage et de la raison ? La convergence de leurs émois, l’identité de leurs thèmes nous apportent des élé­ments sur lesquels fonder une connaissance qui nous les rend plus proches, même si le premier jalon en est l’abîme infranchissable qui sépare l’expérience de la conscience ordinaire de ce qui est vécu par le mystique.

Ainsi à l’orée de cette expérience, chacun à sa manière et selon sa tradition, va le répétant ; il ne peut dire, rien ne peut être dit, car Cela ne se compare à rien, c’est insaisissable et sans accès. Et de l’unanimité de leurs témoignages, nourris de paradoxes et de balbutiements, se détache la Réalité divine, Essence une, simple, sans égale et, par là indicible, inconnaissable, à elle-même sa propre preuve. [44]

Suc, nectar, ambroisie, effleurement, fulguration, les expressions sensorielles se multiplient cependant pour tenter de suggérer le caractère concret d’une expérience qui se dérobe à toute idée, que toute notion, que tout discours dénature et trahit.

Mais n’est-ce pas céder à l’inévitable trahison que de commencer par célébrer l’Un hors duquel il n’y a rien ?

L’Essence unique et incomparable

« Dis

Lui, Dieu, est UN !

Dieu !...

L’Impénétrable !

Il n’engendre pas ;

Il n’est pas engendré ; nul n’est égal à Lui ! 18. »

La définition même de l’Islam est une affirmation écla­tante et exclusive de l’Unité dont tous les sūfī sont les défenseurs ardents et subtils. Dans le Traité de l’Unité la formule célèbre est explicitée ainsi : « il n’y a pas de lieu autre que Lui, il n’y a pas d’existence autre que Lui, il n’y a pas d’autre autre que Lui, et il n’y a pas de Dieu si ce n’est Lui. » (Un. 34.)19.

« L’Essence de Dieu est le mystère de l’Unité » dit Jîlî. (H. J. 26.)

Et Al-Hallāj parle de l’Unité en tant « qu’énigme obs­cure vers laquelle il n’y a ni voyage ni étape ».

« Énigme », car Dieu, dit-il, « a prescrit d’attester Son Unité et interdit de décrire le fond de Son Essence ». Mais dans un même mouvement, il dénonce la vanité de cette affirmation pourtant essentielle : « Garde-toi de pro­clamer son Unité. » « À Dieu seul appartient de proclamer son Unité. »

En effet, d’une part cette proclamation est trop en dehors du langage pour être exprimée et d’autre part : « Sache, dit-il, que l’homme qui proclame l’Unité de Dieu s’affirme lui-même. Or, s’affirmer soi-même c’est s’associer implicitement à Dieu. En réalité, c’est Dieu Lui-même qui proclame Son Unité par la bouche de qui Il veut d’entre Ses créatures. » (Al-H., 139-143.)

[45]

Le Pseudo-Denys, dans un chapitre intitulé « Du parfait et de l’unique », écrit : « Unique, il l’est en ce sens qu’il est toutes choses de façon synthétique dans la transcen­dance d’une seule unité, et qu’il produit toutes choses sans sortir pour autant de sa propre unité… Cet Un, cause uni­verselle, n’est pas cependant l’unité de plusieurs réalités, car il précède la distinction même de l’unité et de la plu­ralité et c’est lui qui définit tout ensemble unité et pluralité. » (D. 173.)

De nombreux mystiques chrétiens éprouvent eux aussi le besoin d’affirmer Dieu comme l’Un absolu. Ainsi Maître Eckhart : « Dieu est l’Un absolu sans que s’y ajoute la moindre multiplicité d’une distinction, ne serait-ce que d’une pensée, du fait que tout ce qui est en lui est Dieu lui-même. » Et encore : « C’est le propre de Dieu et de sa nature que d’être incomparable et de n’être semblable à personne. » (Anc. 130-131 et Pf. 235.)

Dans une autre tradition, celle du Śivaïsme du Cache­mire, Abhinavagupta rend hommage lui aussi à « Cet Un dont l’essence est l’immuable Lumière de toutes les clartés et de toutes les ténèbres, en qui clartés et ténèbres rési­dent, le Souverain même, nature innée de tous les êtres… » (H. A. 25.)

Mais, comme Denys, il tient à dégager l’unique Réalité de notions telles que dualité, multiplicité et unité qu’on lui surimpose arbitrairement, et il célèbre « cette Lumière consciente, illimitée, autonome, véritable, infinie, sans imperfection, éternelle, spontanée qui disperse les ténèbres faites de deux ennemis irréconciliables : dualisme et non-dualisme… » (H. A., 68.)

Soulignant le caractère ineffable de la Réalité afin d’exprimer que rien ne peut ni révéler l’absolu ni conduire à lui puisque, toujours présent, il est l’évidence même, Abhinavagupta, dans sa glose à la Parātrimsikā 20 emploie le terme anuttara, « Insurpassable », pour désigner la Réa­lité, en jouant sur la riche étymologie de la racine de ce mot : an-uttara signifie « incomparable » — rien n’est supérieur à la Conscience plénière de la Divinité —, mais aussi « inexprimable » si l’on donne à uttara son sens de « spécifications verbales », l’anuttara transcendant alors toute distinction.

S’il en est ainsi, on se demande : « Face à cet Insurpas­sable et Ineffable, quel discours peut-il y avoir et quelle [46] Voie différencierait adoré, adorant et adoration ? » (H. A., 57.)

L’indicible Essence

L’Essence unique est non seulement incomparable, mais inconnaissable et donc indicible.

Denys, Ruysbroeck, Al-Hallāj se font l’écho de ce témoignage, chacun dans la tonalité qui le caractérise :

« Si la Déité dépasse tout raisonnement et toute connaissance, absolument supérieure à l’intelligence et à l’essence, embrassant toutes choses et les rassemblant, les comprenant et les anticipant, mais elle-même inaccessible à toutes prises, si elle exclut et sensation et image et opinion et raisonnement et contact et science, comment pourrons-nous discuter sérieusement des noms qui conviennent aux réalités divines ayant d’abord montré que la Déité suressentielle échappe à toute expression et transcende tout nom ? » (D. 73.)

« Cette lumière simple de l’essence est infinie, immense et sans mode », dit Ruysbroeck, et encore : « Dans cette simplicité toute pure de l’essence divine, il n’existe ni connaissance, ni désir, ni activité ; car c’est là un abîme sans mode où n’atteint jamais aucune compréhension active. » (R., 143 et 147.)

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Al-Hallāj, avec son intransigeance coutumière, disait de Dieu : « Rien ne se mélange avec Lui et aucun ne se mêle à Lui… Nulle pensée ne Le jauge, nulle idée ne Le figure, nul regard ne L’atteint… »

Et il recommandait : « Mon fils, garde ton cœur de penser à Lui, et ta langue de Le citer ; emploie-les plutôt à Le remercier sans cesse. Car, penser à Son Essence, imaginer Ses attributs, proclamer Son Existence, sont à la fois faute immense et orgueil démesuré. » (Al-H., 113-114.)

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Jîlî, parlant de l’Essence, explique pourquoi elle échappe à la raison.

« On ne La conçoit donc pas par quelque idée rationnelle, pas plus qu’on ne La comprend par quelque allusion conventionnelle ; car on ne comprend une chose qu’en vertu d’une relation qui lui assigne une position, ou par une négation, donc par son contraire ; or, il n’y a, [47] dans toute l’existence, aucune relation qui “situe” l’Essence, ni aucune assignation qui s’applique à Elle, donc rien qui puisse La nier et rien qui Lui soit contraire. Elle est, pour le langage, comme si Elle n’existait pas, et sous ce rapport Elle Se refuse à l’entendement humain. »

Par contre, l’évidence réside uniquement dans la connaissance immédiate et indifférenciée, en quoi consiste précisément « la perception de l’Essence par Elle-même ».

L’Essence est donc inconnaissable, mais paradoxalement, constate Jîlî, « il est impossible de l’ignorer :

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« Est-ce que j’ai tout appris, globalement et distinctement,

De Ton Essence, ô Toi, en Qui s’unissent les Qualités ?

Ou est-ce que Ta Face est trop sublime pour que Sa nature puisse être saisie ?

Je saisis donc que Son Essence ne peut être saisie.

Loin de Toi que quelqu’un Te sonde, et loin de Toi

Que quelqu’un T’ignore, — ô perplexité. » (H. J. 26.)

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Comment la raison poursuivrait-elle son chemin face à l’évidence ? La connaissance distinctive conduit à une certitude d’ordre intellectuel, non à l’évidence.

C’est aux Śivaïtes du Cachemire qu’il appartient d’être très clair à ce sujet. Avec quelle simplicité n’énoncent-ils pas que la Conscience, évidente par soi, en soi, est à elle-même sa propre preuve21.

Aucun moyen ou critère de connaissance ne peut la révéler : bien loin de démontrer son existence, ces moyens dépendent de la conscience et, sans elle, ils ne sont rien. Mettre en doute la Conscience, c’est assumer tacitement sa validité. Ksemarāja, glosant ainsi les Śiva sūtra, cite l’exemple suivant, tiré d’un ancien traité, pour montrer que la conscience s’affirme dans l’effort même qu’elle fait pour se nier :

“Il en est de l’énergie consciente de Śiva comme d’un homme qui s’efforce de sauter avec ses pieds par-dessus l’ombre de sa tête, alors que (l’ombre) de sa tête ne se trouve déjà plus là où ses pieds s’étaient posés.” (S.S.v., I. I. p. 36.)

Les sūfī récusent toute preuve du Dieu Très-Haut étant donné que le témoin « se tient à l’intérieur même de ces preuves » (lbn al-A’rabi)22. [48]

Al-Chibli, à qui l’on demandait quand arrive-t-on à contempler la Vérité ? répondait : « Lorsque le Témoin apparaît, annihilant les preuves du témoignage. » (Kh., 112.)

Ibn “Arābi disait encore :

« Comment pourrait-on décrire Celui qui n’a pas d’autre attribut que Lui-rnême. Celui qui n’a pas d’autre Témoin que Lui-même qui puisse saisir son Essence totale, Celui qui est son propre Témoin, Celui dont la Réalité est son Être même. Le connaît celui qui L’a trouvé… » (Kh., 129.)

Et Al-Hallāj :

‘(1) Il n’y a plus, entre moi et Dieu, d’explication (intermédiaire), ni démonstration, ni miracles, pour me convaincre… (3) La preuve est à Lui, de Lui, vers Lui, en Lui, le Témoin même du Réel dans une révé­lation se formulant. (4) La preuve est à Lui, de Lui, en Lui et pour Lui ; en vérité, c’est Lui que nous y avons trouvé, comme une science en sa démonstration. (5)… vous tous, êtres contingents, êtes déviés de Lui de toute la fissure des temps…’ (Dîw., a 29.)

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Essence, unité, lumière, Conscience abyssale et sans mode, nuée, ténèbre, désert, suprême domaine ou royaume de Dieu, tous ces termes tentent de dire et de redire, aux limites de l’expérience, la simplicité nue de l’Essence indif­férenciée, impersonnelle et qui se dérobe à toute relation, mer insondable où s’abîment tous les grands mystiques. Et si le mot de Dieu leur échappe encore, ce n’est plus pour désigner le Dieu personnel ou le Dieu corrélatif à l’univers qu’il manifeste ou qu’il crée, mais la merveilleuse Essence dans laquelle ils se perdent.

L’Essence vivante

Ce que les mystiques tiennent à communiquer avant tout, c’est l’aspect profond et dynamique de leur expé­rience. Il ne s’agit point d’une approche philosophique abstruse qui chercherait à dépasser les autres, grâce à une dialectique plus subtile, ni de la découverte d’une entité abstraite ou figée, mais de la Réalité même qui « vibre », « bouillonne » et se répand, source de toute vie.

Ici encore les témoignages venant de différentes traditions concordent. Choisissant quelques exemples, nous [49] allons montrer comment Śivaïtes, chrétiens ou musulmans voient l’univers émaner d’une surabondance de vie, de lumière et d’amour.

Pour les mystiques cachemiriens, Śiva, étant inséparable de son Énergie, est puissance et fécondité infinies. Eternel­lement il opère. La Réalité frémit de vie sous forme de spanda, Acte vibrant ; l’énergie est en effet une source à jamais jaillissante, toujours en acte ; en vibrant elle mani­feste le différencié et c’est en vibrant aussi qu’elle conduit au repos dans l’indifférencié. L’image de la Roue des énergies, privilégiée dans le système Krama, figure le Tout comme un pur dynamisme. Au moyeu de la Roue réside le Cœur divin dont la pulsation se propage en énergies rayonnantes qui perpétuellement déploient les niveaux de l’univers, puis reviennent se résorber au Centre pour y être, non pas abolies, mais en quelque sorte transfigurées23.

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Commentant dans un traité en latin la réponse de Dieu à Moïse : ego sum qui sum, Maître Eckhart observe que ce redoublement du verbe signifie l’acte divin intérieur qui révèle dans le mouvement la quiétude de l’Essence. C’est, dit-il, une sorte de bouillonnement ou d’effervescence de l’Être s’échauffant intérieurement, « qui se liquéfie et bouillonne en lui-même et vers lui-même comme la lumière qui se pénètre totalement, lux in luce et in lucem. Ainsi l’Être revient sur lui-même et se réfléchit totalement sur sa propre totalité24. »

« La Vie signifie une sorte de jaillissement dans lequel une chose fermente et se verse d’abord en soi-même, en épanchant tout ce qu’elle est dans tout ce qu’elle est, avant de se déverser et de se répandre en dehors25. »

« Dieu seul est la Vie, car ni fin extérieure, ni cause, ni raison ne le déterminent, et que vivre en soi-même, c’est jaillir spontanément sans dépendance, sans concept et sans pourquoi. »

Ainsi l’activité divine est d’abord en elle-même bullitio, la Vie avant la vie, puis ebullitio, débordement en dehors de soi-même, écoulement hors du fond divin qui produit l’univers. [50]

Ruysbroeck met aussi en valeur l’activité divine :

‘… L’Unité des Personnes… est féconde et engendre sans cesse l’éternelle Sagesse… (Dieu) agit sans cesse, car Il est pure activité selon la fécondité de sa nature ; et s’Il n’agissait pas, Il n’existerait pas, ni aucune créature au ciel ou sur la terre : aussi est-Il toujours agissant et sans cesse jouissant26.’

« Comme cette Unité tournée vers elle-même est pure jouissance, et tournée vers le dehors fécondité, la source de l’Unité s’écoule…27. »

« Source vive et insondable » dit Ruysbroeck (R. 158) Il compare aussi le Saint-Esprit à une « mer houleuse de laquelle tout bien découle, tout en y demeurant rassemblé sans mesure. » (R. 157.)

Effusion de puissance

C’est d’une surabondance de l’Essence que surgit l’univers et, pour tous nos mystiques, l’effusion consiste en un débordement de puissance, de lumière, de béatitude ou d’amour.

Selon Abhinavagupta, le Seigneur engendre l’univers par « l’excès d’expansion de son énergie innée. » (P.S. 64.)

Denys, parlant de la Cause unique, déclare : « Par un débordement de sa propre essence, elle a produit toutes les essences ». Ou encore : « la diffusion infiniment puissante de Dieu pénètre tous les êtres, et il n’est aucun être qui soit totalement privé de toute puissance ».

En effet, ‘par la surabondance de son pouvoir (elle) confère la puissance à la faiblesse même.’ Dieu « se répand tout entier en toutes choses28. »

Effusion de lumière

Ibn ‘Arabî, à propos du Verbe Adamique, évoque « l’effusion inépuisable de la révélation essentielle », le terme « effusion » (al-fayd) référant à cette Parole « Dieu a créé le monde dans les ténèbres ; puis il versa sur lui de Sa Lumière. » (Sag. 20-22.)

Il existe une double irradiation ou effusion : l’une [51] suprême, intérieure, en laquelle Dieu se révèle de toute éternité à lui-même, puis, lui succédant, l’effusion extérieure, objective, en laquelle apparaissent les perfections, et qui se produit dans les êtres, simples reflets de la pure essence29.

Maître Eckhart affirme : « L’art de Dieu est de devenir perceptible à soi-même dans un rayonnement qui retourne en soi. » Il cite aussi la parole du prophète : « J’ai épanché mon âme — en moi-même. » (P. 99, 310.)

Et Denys, avant lui, évoquait ce même débordement de Dieu illuminant le monde comme étant la « Lumière intelligible » — celle de la Conscience pour les Śivaïtes.

« On appelle donc Lumière intelligible ce Bien qui est au-delà de toute lumière, car il est source de tout rayonnement et il répand le trop-plein de sa lumière sur toutes les intelligences… C’est lui qui les illumine de toute sa plénitude, qui renouvelle leurs puissances d’intellection… qui contient d’avance et conserve en soi l’entière maîtrise de la puissance illuminatrice. » (D. 99-100.)

Effusion de béatitude ou d’exultation

Dans le Śivaïsme c’est de l’énergie de félicité qu’émane l’univers30.

« Dès que la félicité s’éveille, écrit Abhinavagupta, apparaît un jaillissement qui se déploie jusqu’à l’énergie d’activité. » Plus précisément l’énergie divine inséparable de Śiva est la prise de conscience que Śiva a de Soi sous forme de béatitude quand il tend imperceptiblement à se dilater au sortir de la plénitude indivise et qu’il se met à vibrer de façon spontanée en vue de s’exprimer. » (T.A. III, 67-68.)

Dans le Royaume des Amants, Ruysbroeck insiste sur la très haute Unité de la nature divine, à la fois vivante et féconde. Dieu jouit et agit. Antérieurement à cette activité divine, ne règne dans l’Essence que la félicité à laquelle nulle voie ne mène.

Effusion d’Amour

Ibn ‘Arabî définit l’ordre divin comme un mouvement se dégageant du repos : « Or, le mouvement qui est l’existence même du monde est un mouvement d’amour comme l’indique la parole du Prophète (prononcée au nom de [52] Dieu) : “J’étais un trésor caché. Je voulus être connu, et J’ai créé le monde” ; s’il n’y avait pas cet amour divin le monde n’eût pas été manifesté. » (Im.)

Denys ne dit pas autre chose : Dieu est désir et amour 31... « C’est lui-même qui, de soi-même, est manifestation de soi-même… mouvement simple d’un amoureux désir qui se meut de soi-même et agit par soi-même : qui préexiste dans le Bien et déborde du Bien sur tout être avant de se retourner derechef vers le Bien. Il apparaît ainsi que le divin Désir est en soi sans fin et sans principe, tel un cercle perpétuel, qui, grâce au Bien, à partir du Bien, au sein même du Bien et en vue du Bien, parcourt une parfaite orbite, demeurant identique à soi-même et conforme à son identité. »

« Ce Bien lui-même dont l’amoureux désir, à la fois beau et bon, s’étend à la totalité des êtres par la surabondance de son amoureuse bonté, sort aussi de lui-même lorsqu’il exerce ses Providences à l’égard de tous les êtres et qu’en quelque façon il les captive par le sortilège de sa bonté, de sa charité, et de son désir32. »

On pourrait évoquer en parallèle l’amour mutuel de Śiva et de son énergie, leurs jeux amoureux qui fondent l’univers. Et de même que Śiva se donne sans compter, allant jusqu’à offrir son Soi, pour Denys : « Ce Dieu qui est être de façon suressentielle fait don de son être aux autres êtres et produit toute essence. » (88.)



Flux et reflux

Mais que l’effusion soit de lumière, de puissance ou d’amour, la manifestation émane et se résorbe, sans jamais laisser de trace, au cœur de l’unité, c’est ce que s’efforcent de dire les formules lapidaires qui se font écho à travers les différentes traditions.

Avec la même sobriété et la même vigueur intransigeante, elles tentent de formuler le mystère de la manifestation et du retour à l’Un, de résoudre la contradiction apparente de l’Un et du multiple.

Abhinavagupta évoque ainsi la Conscience indifférenciée :

« C’est en elle-même, par elle-même et à partir d’elle-même qu’elle manifeste tout ce qui existe. » [53]

Denys cite saint Paul pour montrer que le Beau-et-Bien est tout ensemble principe, fin et moyen :

« Tout est de lui, par lui, en lui et pour lui33. »

Denys encore, avec une extrême concision, définit comme suit l’Unité divine : « À partir de qui, à travers qui, en qui et pour qui existent tout être, tout ordre, toute subsistance, toute plénitude et toute conversion. » (174.)

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Pour les Śivaïtes, tout ne fait qu’un avec Śiva — Soi cosmique, soi individuel, l’énergie qui sert de voile et d’obstacle à la réalisation du Soi — puisque Śiva est le seul existant qui se voile et se dévoile à sa guise. C’est pourquoi Somānanda, au début de sa Śivadrsti, se salue lui-même en ces termes :

« Que Śiva qui nous est totalement immanent rende hommage à lui-même, Soi tout-épanoui, à l’aide de sa propre énergie, (Śiva) qui par soi-même se fait obstruction à soi-même, obstruction qui n’est autre que le Soi ! »

Ibn al-Fāridh disait aussi : « Et c’est de moi à moi que va ma Salutation. »

À qui lui demandait en quoi consistent les états d’émission, de manifestation et de résorption de l’univers, Abhinavagupta répondait : « c’est la projection du Soi dans le Soi et par le Soi ». « Par le Soi », glose Jayaratha, c’est-à-dire en excluant tout recours à la nature ; l’émission a lieu « dans le Soi » et non en un lieu ou un temps qui en seraient séparés. C’est « l’œuvre du Soi, uniquement de lui qui est sujet et objet de connaissance. La projection est une fulguration, sous des formes internes et externes à travers les aspects variés de la manifestation. Ainsi, seule la suprême Conscience, plénitude parfaite, est ce qui fulgure… » (III. v. 141.)

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Maître Eckhart : « Et le Seigneur parle ainsi par la bouche du Prophète Osée : “Je veux conduire l’âme noble dans une solitude et là, je parlerai dans son cœur”. Un avec l’Un, Un de l’Un, Un dans l’Un et, dans l’Un, Un éternellement34. »

En sa surabondance, l’Essence flue et se manifeste ; puis elle reflue et se révèle en tant qu’unique. Mais qu’elle flue ou reflue, elle reste immuable comme le firmament, car tout a lieu par elle-même et en elle-même. [54]

« La Déité est une source, tout provient d’elle et tout s’écoule de nouveau en elle : aussi est-elle également une mer. » (A.S. III, 168.)

« Quand je me perds en Dieu, je reviens à nouveau au lieu où j’ai été de toute éternité, avant moi » déclare Angelus Silesius. (V. 332.)

Ruysbroeck dit de l’homme qui possède le don de force spirituelle :

« Il voit Dieu se répandre et s’écouler comme la mer en furie avec d’inconcevables délices en tous ceux qui sont capables de le recevoir, et puis refluer avec eux et les atti­rer dans les hautes vagues de son unité. Ils ne peuvent plus tenir en eux-mêmes quand s’offre à eux l’unité ; ils s’écoulent ainsi dans ce mouvement de flux et de reflux, portés par un amour véritable. » (R. 121.)

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Pour exprimer le mouvement sur fond d’immutabilité, les Śivaites recourent à l’image de la vague (ūrmi) qui s’enfle, déferle sur le rivage, puis reflue vers le large. Source de tout dynamisme — sans elle, point de mouve­ment ni de vie —, elle est aussi source de repos dans l’indifférencié, car flux et reflux ont lieu dans le lac infini de l’énergie consciente, « océan de la suprême ambroisie, source d’où flue l’univers, Lac transparent et tout jaillis­sant » 35 et qui ne s’écoule qu’en lui-même.

Ce double mouvement d’aller et de retour qui a sa source en lui-même a également été saisi par Denys, en ces termes :

« Mais ramenons derechef toutes ces puissances à l’unité et disons qu’il n’existe qu’une Puissance simple, produc­trice d’union et de cohésion, qui est le principe spontané de son propre mouvement, et qui du Bien jusqu’au der­nier des êtres, puis de nouveau de cet être même jusqu’au Bien, parcourt sa révolution cyclique à travers tous les échelons, à partir de soi, à travers soi et jusqu’à soi, sans que cesse jamais, identique à soi-même, cette révolution sur soi-même. » (D. 110.)

Cet intense, ce prodigieux mouvement de vie se retrouve aussi chez notre mystique rhénan. L’image d’une roue qui roule d’elle-même exprime la révolution éternelle. Dieu passe d’abord de l’unité à la diversité du Dieu per­sonnel — la trinité incluant le Verbe renferme du même coup la multiplicité de l’univers — puis il retourne à [55] l’indivisible unité. Cette émanation du monde ne doit pas être considérée comme un simple mirage sans portée réelle ; le monde est au contraire souverainement positif. En effet, la procession à partir de l’unité indivise jusqu’à l’universelle diversité, puis le retour à l’unité primordiale — flux et reflux — tendent à la plénitude :

« Dieu, dit Eckhart, ne se repose pas là où il est le pre­mier commencement. Au contraire, il se repose là où il est la fin et la trêve de tout être. Non que cet être devienne néant ; au contraire, il est alors accompli dans sa plus haute perfection36. »

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La position des Śivaïtes est similaire : Śiva à travers l’énergie se manifeste en l’univers puis, à travers cette même énergie, il fait retour à Paramasiva, c’est-à-dire Śiva en sa suprématie, qui contient tout en lui-même et que ce déploiement a enrichi.

Ibn'Arabî 37 admet que l’achèvement est plus parfait que le début :

« Car l’Essence aime la perfection ; or, la con­naissance qu’a Dieu de Lui-même en tant qu’Il est indé­pendant des mondes, ne se rapporte qu’à Lui seul ; pour que la connaissance soit parfaite à tous les degrés, il faut que la connaissance de l’éphémère… se réalise également. La perfection (ou l’Infinité) divine s’exprime donc en ce qu’elle manifeste la connaissance relative aussi bien que la connaissance éternelle, de sorte que la dignité divine de la Connaissance soit parfaite sous l’un et l’autre aspects […].

« De la même manière se parfait l’Être… L’Être éternel est l’être de Dieu en Lui-même ; l’être non éternel est l’Être divin [se reflétant] dans les “formes” du monde immuable… Il se manifeste donc à Lui-même dans les for­mes du monde, afin que l’Être soit parfait [sous tous les rapports bien que le relatif ne puisse rien ajouter à l’éter­nel]. » (Sag., 163.)

Dhou’l-Noun l’Égyptien adresse au Créateur la louange suivante :

« Tes créatures, personne d’autre que Toi ne les a créées et, en les créant, Tu T’es exalté. » (Kh., 43.)

Ainsi, rien ne peut échapper à l’unique Réalité, le [56] multiple ne saurait provenir d’autre chose que de l’unité. IL n’y a pas contradiction, mais nécessité ; « Rien, dit Denys… n’existe qui ne participe d’une certaine façon à l’unité de Celui qui contient d’avance et synthétiquement la totalité universelle, sans excepter les opposés mêmes, qui en lui se réduisent à l’unité. Sans l’unité, la multiplicité n’existerait pas ; sans multiplicité, par contre, l’unité reste possible… » (D. 173.)

Le Tout

Pour les musulmans, « la totalité du divin est faite du divin incréé (haqq) et du divin créé, ces deux faces de la réalité absolue » écrit H. Corbin (Im. 227, n. 46). Le divin incréé, Essence en soi (dhat), est indépendant de l’univers et se suffit à lui-même.

D’après Jāmî :

« “La Réalité des réalités”, qui est l’Être divin essentiel, le plus exalté, est la Réalité de toutes choses. Il est Un en Lui-même et “unique” de telle sorte que la pluralité ne peut pénétrer en Lui…

« Supprime les mots “ceci” et “cela”

La qualité implique la différence et l’hostilité.

Dans tout cet univers plein de beauté et sans imperfection,

Ne vois qu’une seule substance et qu’une seule Essence. »

« Cette Essence unique sous son aspect absolu, dénuée de tous phénomènes, toutes limitations, toute multiplicité, est la “Réalité”. Par ailleurs, la multiplicité par laquelle Dieu Se manifeste quand il Se revêt des phénomènes fait qu’Il est tout l’univers créé. C’est pourquoi l’univers est l’expression extérieure et visible de la “Réalité”, et la “Réalité” est la réalité intérieure et invisible de l’univers. Avant d’être manifesté à la vue extérieure, l’univers était identique à la “Réalité” ; et la “Réalité”, après cette manifestation, est identique à l’univers. Bien plus : il n’y a en fait, qu’un seul Être réel ; Son occultation et Sa manifestation, Son antériorité et Sa postériorité ne sont que Ses relations et Ses aspects. “Il est le Premier et le Dernier, l’Extérieur et l’Intérieur” (Coran, LVII. 3). » (Antho., 245.)

« II est l’existence de ce qui se révèle et l’Essence de ce qui reste caché. » [57]

Dans le Śivaïsme, la Conscience absolue ou le suprême Śiva renferme tous les contrastes et n’exclut rien :

« Ce que l’on nomme Conscience n’est autre que… la nature même de l’univers entier avec ses modalités d’être et de non-être », trouve-t-on dans la Śivasūtravimarsinī (I. 1).

« (Ces) clartés au sein de la Clarté, et (ces) ténèbres au sein de la Ténèbre, clartés et ténèbres au plus haut degré — je salue cette Splendeur sans pareille ! » chante Abhinavagupta à la première stance de sa Laghuvrtti.

Le Samvidullāsa dit de même :

« La Réalité Śivaïte est d’une manière indescriptible nonchalance pleine d’ardeur, ténèbres intenses identiques à la lumière, vacuité faite de plénitude. » (MM., 140.)

Et pourtant il n’y a point d’opposés dans l’Un, en ce sens que, selon Somānanda, « la nature divine demeure identique en toutes choses. Si l’on y distingue des états supérieurs et inférieurs, c’est à l’intention de gens imbus de convictions erronées. » Privés de l’évidence qui accompagne la vision mystique, intuitive et globale, ces hommes forgent arbitrairement des contrastes : pur-impur, bien-mal, alors que la même puissance divine et la même Conscience infinie se trouvent partout indifféremment dans le pur et dans l’impur. (S.D. I. 48.)

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Chez les mystiques, paradoxes et contrastes se fondent dans une intuition globale. Comme le suggère Maître Eckhart :

« L’Essence unifie et enferme tout en soi… Dans cette étreinte générale Tout se résout en Tout, car, là, Tout tient Tout enfermé en soi. Mais en soi-même cela reste quelque chose de non fermé pour soi. » (P. 77.)

C’est ce que dit Jîlî, mais en d’autres termes, à propos du Tout :

Il est inconnaissable et il ne l’est pas, car « la connaissance distinctive ne s’y rapporte pas, quel que soit le point de vue puisqu’il est impossible que Dieu ait une limite et qu’il n’y a pas moyen de connaître ce qui n’a pas de limite. Mais Dieu (al-haqq) se révèle dans cet état par voie de totalisation et d’intégration. » (H. J. 43.)

Abhinavagupta fait, lui aussi, appel à la « grande intégration » (mahāvyāpti). Ce terme désigne à la fois la diffusion omnipénétrante de la Conscience dans le Soi puis dans l’univers en ses divers aspects, et aussi une intégration totale lorsque l’univers est réintégré à l’énergie divine [58] et celle-ci à la Conscience incomparable (anuttara), l’ensemble se perdant en Paramasiva (T.A. III v. 205).

Selon Ruysbroeck, « Cette lumière simple de l’essence… embrasse l’unité des personnes divines ainsi que l’unité de l’âme et de toutes ses puissances, de telle sorte que cette simple lumière enveloppe et pénètre de ses rayons la ten­dance naturelle et fondamentale à s’attacher à Dieu par simple jouissance » (143). À elle adhèrent de façon frui­tive les esprits aimants, tous les êtres étant « suspendus… à l’essence divine » (142), dans les abîmes de laquelle reflue et se résorbe l’activité de Dieu et de toutes les créa­tures.

Nos mystiques soutiennent que l’essence ou la divinité sans aspects « simplifie » en réduisant tout à l’unité. Elle ne peut être ni sujet ni objet de connaissance, et pourtant cette essence, inconnaissable comme telle aux êtres limités, constitue la réalité intime de toute connaissance.

Pour Abhinavagupta, nos connaissances ne sont unifiées que par le Seigneur puisqu’il est « l’unique conscience lumineuse par soi ». (P.S. 40.)

Denys dit de même :

« Comme l’ignorance divise ceux qui se sont égarés, ainsi la présence de la lumière intelligi­ble rassemble et réunit ceux qu’elle éclaire, elle les perfec­tionne, les convertit à l’être absolu, et les détournent de la pluralité des conjectures, en ramenant la variété de leurs visions — ou plutôt de leurs imaginations — à une seule connaissance, véridique, purifiée, unifiée, et en les emplis­sant d’une lumière unique et unifiante. » (100.

LES VOILES

Les grands mystiques nous font entrevoir la pure Essence resplendissant de son propre éclat et qui englobe tout.

Plus proches de nous, nous émeuvent les lamentations de ceux qui, l’ayant entrevue ou la pressentant, se plai­gnent ou souffrent de ce qu’elle se cache et se dérobe, de ce qu’elle leur échappe alors qu’elle est là.

Comment cette Essence lumineuse de son propre éclat peut-elle se voiler à elle-même ? Abhinavagupta formule merveilleusement l’énigme :

« Qu’y a-t-il en effet de plus difficile que de faire appa­raître en Lui, lumière par nature, la négation de la lumière au moment même où sa nature essentielle de lumière consciente brille sans interruption ? Une telle œuvre de Sa libre énergie semble impossible aux êtres limités que nous sommes. » (H. A., 29.)

Quant aux sūfī, ils voient précisément dans ce mystère une preuve de grandeur et de toute-puissance :

« Quel mystère que Sa manifestation soit Sa non-manifestation même » s’écrient-ils, nous rendant percepti­ble le fait que Dieu ne saurait se révéler sans s’être caché. Là réside le mystère de la manifestation [60] :

« Voilà ce qui te démontre Sa Toute-puissance, exalté soit-Il : qu’Il se cache à toi par ce qui n’a pas d’existence hors de Lui » dit Al-Iskandarî (Doct., 60).

Meister Eckhart, citant Denys, rappelle que « Dieu est une fontaine qui s’est écoulée en elle-même en sorte que sa nature est cachée à tout le créé. » (P. 101.)

De même que nous ne pouvons jouir de la plénitude du soleil parce qu’il nous éblouit, parce que des nuages le cachent ou en raison d’une maladie congénitale de l’œil qui trouble la vision, de même, pourrait-on dire, trois obscurités nous voilent l’Essence divine : l’intensité omnipénétrante de sa Lumière, l’opacité des attributs différenciés, la taie de l’ego et sa vision à double pôle38.

Intensité omnipénétrante de la lumière

La Lumière remplit l’univers. Évidente par elle-même, elle est source de toute connaissance. « Partout où vous vous tournez, là est la Face de Dieu » (Coran II, 109). Et pourtant elle reste invisible. Utpaladeva proteste et se plaint de ne pas voir ce qui seul peut être vu et que dérobe son éclat :

« Pour Te connaître, il n’est nul besoin d’aide ; il n’existe pas d’obstacle non plus. Tout est submergé par le flot surabondant de Ton existence. » Et encore : « Ta pure Lumière surpasse en éclat le rayonnement de milliers de soleils. Tu remplis l’univers entier et cependant nulle part Tu n’es visible. » (Bh., p. 17 et 19.)

La lumière pure est un voile, son propre éclat la cache. « Ceux qui sont voilés le sont ou par la lumière pure ou par les attributs humains. »

Selon un verset de Mahesvarānanda :

« Le plus beau des rubis est voilé par l’éclat de ses propres rayons. Ainsi, bien qu’il resplendisse du plus grand éclat pour tout le monde, le Soi n’est pas manifeste. » (M.M., v. 9.)

Le Soi se cache sous un éblouissement silencieux, voilé et déformé par l’extension de ses propres énergies comme la pierre précieuse par ses rayons ou comme le soleil de midi que son éclat excessif dérobe aux regards ; la lumière du Soi est nuit pour la pensée empirique et pour les sens, les pensées dualisantes n’ayant nul accès à la lumière parfaite et sans ombre. [61]

Abhinavagupta salue « Śiva (qui) éclaire perpétuellement avec la torche de son énergie cognitive la multiplicité des choses immergées dans l’abîme profond qu’est son propre Cœur. » (I. P. v. I. V. 1.) L’éclat lumineux de cette insondable caverne reste invisible à cause de sa luminosité même. Et parce que cette divine lumière seule éclaire tout ce que nous voyons elle nous échappe. Comment en effet pourrions-nous voir la source de ce par quoi nous voyons ?

Scellé en nous, Śiva, soleil de la vibrante et fulgurante Conscience éclaire le monde à travers nos organes, mais si nous voyons tout en Lui, nous ne voyons ni Lui ni le foyer de sa lumière, notre propre cœur.

« C’est en tournant le dos au soleil, écrit T. Burckhardt, qu’on regarde l’arc-en-ciel ; de même, la vision de Dieu se reflétant par Ses “couleurs” dans l’univers s’opère en vertu de la Lumière divine, sans qu’on puisse directement contempler la source de celle-ci. » (H. J., 10.)

Ainsi en raison de sa pureté, de sa nudité, de son infinité, la lumière échappe à nos yeux trop faibles pour la contempler et demeure invisible à force d’être patente.

« Gloire plus cachée que le caché, plus évidente que l’évident lui-même » chante la Mahārthamanjari (V. 68). Éternellement présente, elle repose invisible dans la caverne de l’illusion ; évidente, elle fulgure sans interruption, mais non reconnue dans sa plénitude, elle demeure cachée, Réalité à la fois secrète et manifeste, comme le proclame un Tantra, par la bouche de la Déesse, s’adressant ainsi au Seigneur :

« O Tout-Puissant, Toi mon propre moi, révèle-moi ce grand abîme mystérieux qui est aussi le grand abîme sans mystère39, cette énergie qui séjourne dans le cœur et par laquelle j’obtiendrai un parfait assouvissement. »

C’est de cette évidence que s’efforce de se persuader le sūfī Ibn « Atā » Allah d’Alexandrie qui prie en ces termes :

« Ô Toi qui es voilé dans les enveloppes de Ta gloire de sorte que personne ne peut Te voir ! Ô toi qui rayonnes au-dehors dans la perfection de ta Splendeur, de sorte que le cœur (des mystiques) a perçu ta Majesté ! Comment serais-tu caché puisque tu es à jamais manifeste ou comment serais-tu absent puisque tu es à jamais présent et que tu veilles sur nous ! » (Arb., 102.) [62]

Opacité des voiles ou des attributs divins

Mais en deçà du pur éclat de la lumière blanche de l’Essence, le Dieu doué d’attributs, de qualités ou d’éner­gies, selon les traditions, arrache des cris douloureux aux mystiques souffrant d’être séparés de la pure Essence par cela même qui la leur révèle, tout comme le nuage rend perceptible l’éloignement du soleil :

Al-Hallāj se plaint : « Il se dérobe à tout dévoilement et à toute manifestation. Il est trop saint pour être atteint par nos yeux et embrassé par les conceptions de nos esprits. Il s’isole des créatures par Sa pérennité, de même façon que les créatures s’isolent de Lui par leur tempora­lité. Ainsi celui dont les qualités sont telles, comment peut-on chercher le chemin qui mène à Lui ? Puis il pleura et récita :

« Et je leur dis : Mes amis, voyez le soleil ; sa lumière

Est proche ; mais pour l’atteindre, qu’il y a loin ! 40 »

Et s’il y a loin, c’est que ses propres attributs le voi­lent.

Le Traité de l’Unité affirme nettement :

« Personne ne peut Le voir, sauf Lui (— même). Personne ne le saisit, sauf Lui-même… Il Se voit par Lui-même. Il Se connaît par Lui-même… Autre-que-Lui ne peut Le sai­sir. Son impénétrable voile est Sa propre Unicité. Autre­-que-Lui ne Le dissimule pas. Son voile est Son existence même. Il est voilé par Son Unicité d’une façon inexplica­ble… » (p. 24.)

Plus concrètement Ibn Al-Arābi formule le paradoxe de la présence-absence qui est le lieu douloureux de la vie mystique :

« C’est un Être puissant, toujours présent en même temps qu’inaccessible et absent, voilé par ses rayons à sa propre lumière, par ses qualités à la compréhension qu’on peut avoir de Lui, par ses Noms divins à sa propre Essence. » (Kh., 129.)

Mais cette occultation est preuve d’amour, car sans elle la lumière ne serait jamais perceptible puisqu’elle nous consumerait :

« J’entendis Abd-al-Wāhid Ibn Kakr dire : “Il les a [63] couverts du Nom et ils ont pu vivre. S’Il leur avait pré­senté les Sciences de la Toute-Puissance, ils en eussent res­senti du vertige. Mais s’Il leur avait dévoilé la Réalité, ils eussent péri.” »

Selon la parole du Prophète : « Dieu se cache par soixante-dix mille voiles de lumière et de ténèbre ; s’il les enlevait, les fulgurations de Sa Face consumeraient qui­conque le regarderait. »

La taie sur l’œil ou le voile de la dualité

Dans le Śivaïsme, le Seigneur, afin de voiler sa lumi­neuse Essence, cache librement son autonomie ainsi que sa conscience à l’aide de l’énergie de grande Illusion (mahā-­māyā) et fait apparaître en son propre Soi homogène comme l’espace une limitation qui s’étend à tous les êtres. Il rétrécit et cristallise ses énergies de toute-puissante liberté, d’omniscience, de plénitude, d’éternité et d’omni­présence, qui, perdant leur infinité, ne sont plus qu’acti­vité fragmentatrice, science différenciée, désir restreint, temps et nécessité causale.

Ainsi revêt-il l’aspect de multiples sujets conscients sou­mis à l’illusion (māyā), asservis par une connaissance limi­tée qui ne se situe nullement en Śiva, mais relève de l’indi­vidu, lequel, ayant perdu l’intuition du Soi à cause de cette double illusion, se croit limité, imparfait, confond le moi et le Soi.

À ce stade, le grand jeu de l’Amour dans la félicité et dans la surabondance devient l’alternative asservissante. Oublieux de sa gloire native, l’homme sombre dans la confusion ; s’imaginant dépourvu de plénitude, il désire les formes qui en sont privées et se les approprie. Il s’éloigne du sanctuaire de son être et se sépare de la Réalité simple et globale ; au cours d’une quête désespérée au dehors de lui-même, il se perd dans l’agitation, le « désir morcelé »41, le savoir limité dans lesquels les jeux de l’Amour, de la connaissance, de la fécondité de l’action deviennent sépa­ration, ignorance, dispersion, que cette perte soit appelée, selon les traditions, illusion, faute originelle ou voile.

Pour Ibn « Arabî « (Le monde) est à lui-même son pro­pre voile, en sorte qu’il ne peut pas voir Dieu du fait [64] même qu’il se voit ; il ne peut jamais se défaire par lui-même de son voile, tout en sachant qu’il se rattache par sa dépendance, à son Créateur. C’est que le monde ne participe pas à l’autonomie de l’Être essentiel, si bien qu’il ne le conçoit jamais. Sous ce rapport, Dieu reste toujours inconnu, à l’intuition comme à la contemplation, car l’éphémère n’a pas de prise sur cela (c’est-à-dire sur l’éternel). » (Sag., 32.)

Ne voyant pas la lumière toujours présente, nous nous en détournons explique Plotin : Quant à la présence de l’Un qui est conscience, calme, éternel et n’a pas besoin de venir, « s’il n’est pas avec vous, c’est que vous vous êtes détournés de lui… En sa présence vous vous êtes tournés vers son contraire… 42. »

Nous sommes accaparés, en effet, par le multiple, l’appropriation et la temporalité ; ce que Maître Eckhart confirme quand il écrit :

« Ce trésor du royaume de Dieu, le temps l’a caché, et la multiplicité et les œuvres propres de l’âme, bref sa nature de créature. » (P., 311.)

Ruysbroeck, parlant des contemplatifs eux-mêmes, précise lui aussi : « Cette lumière insondable brille sans interruption dans tous les esprits, mais l’homme qui vit ici-bas dans le temps s’embarrasse souvent d’images, de sorte qu’il ne peut pas toujours, au moyen de cette lumière, contempler actuellement la Suressence et y plonger son regard. » (R., 151.)

Plus simple, Attar déplore :

« C’est toi le souverain, au commencement et à la fin. Mais, hélas, l’homme voit double.

Au lieu de un, tu vois deux, au lieu de deux, tu vois cent…

Doué à l’origine d’une essence merveilleuse, tu as rapiécé de haillons ta robe de satin. » (Antho., 35-36.)

Le théâtre d’ombres

Une même allégorie pour les Śivaïtes et les soufis, celle du théâtre d’ombres, illustre de quelle manière un rideau — l’écran — permet à la fois de cacher et de révéler la Réalité.

Ibn al-Fāridh écrit à ce sujet des stances aussi belles [65] que secrètes sur l’unique acteur qui fait mouvoir à sa guise des marionnettes derrière un écran transparent, éclairé de l’intérieur. Les spectateurs, assis à l’extérieur, de l’autre côté de l’écran et dans l’obscurité, perçoivent les ombres projetées sur l’écran par les marionnettes.

Derrière ce voile mystérieux, l’unique acteur reste invisible ; c’est pourtant lui qui exhibe les actes variés aptes à provoquer chez les assistants maints sentiments ou réactions.

Le montreur de marionnettes est l’âme ; l’écran, le corps ; les ombres sont les phénomènes. Les marionnettes font comprendre comment cohabite ce qui est opposé par nature, comment la vie se manifeste par son contraire : « Muettes, elles parlent, inertes elles se meuvent, sans lumière propre elles se manifestent clairement. » (V. 681.)

L’écran suggère à la fois l’intérêt, la nécessité et l’inconsistance de l’obscurité du voile, quel que soit le degré d’obscurité ou de séparation qu’il crée.

Les ombres qui se détachent sur l’écran, centre du spectacle, protègent de la lumière sur le fond de laquelle elles se détachent ; la transparence du voile, en revanche, guide vers elle ; et, le moment venu, écran et ombres s’évanouissent sans laisser de trace tandis que seul se révèle, tout lien délié, le montreur de marionnettes.

C’est pourquoi Ibn al-Fāridh recommande : « Ne néglige pas entièrement le jeu des ombres. » « Ne te détourne pas avec mépris… de l’illusion et de l’irréel. Car dans le sommeil de l’illusion, l’apparition des ombres te mène vers ce qui t’est montré à travers un voile transparent. » (V. 677 à 679.)

Il développe un parallèle entre le montreur de marionnettes et sa propre âme :

« Ainsi j’ai laissé tomber entre moi et Moi-même le voile qui obscurcit l’âme dans la lumière de l’obscurité. » (707.)

« Ses marionnettes étaient les formes par lesquelles, à l’aide d’un écran, il déployait son action ; elles s’annihilèrent et disparurent lorsqu’il se révéla.

« Et mon âme lui ressemble quant à l’action, car mes impressions sont comme les marionnettes et le vêtement corporel est mon écran. » (711-712.)

« Dès que j’ai eu écarté de moi cet écran, mon âme m’est apparue sans aucun voile.

« Déjà le soleil de la contemplation s’était levé ; toute existence en était illuminée, et en moi les nœuds de l’attache des sens étaient défaits. » (713-714.) [66]

« Je me tournai alors pour répandre la surabondance de ma grâce sur tout être créé, selon les temps et les circonstances.

« Et si je n’étais voilé par mes attributs, les objets en qui je me manifeste seraient consumés par la splendeur de ma gloire. » (716-717.)

Et le poète conclut :

« Tout ce que tu vois est l’acte d’un seul

Dans la solitude, mais il est bien voilé.

Il suffit qu’il soulève l’écran

et aucun doute ne subsiste.

Les formes évanouies, Lui seul est partout.

Et toi, illuminé, tu sais que par sa lumière,

Tu découvres ses actes dans l’obscurité des sens43. »

Comment résister à la magie d’une telle simplicité ; comment ne pas espérer quand tout devient si léger ? Il suffit qu’il soulève l’écran !

De cette allégorie on peut rapprocher celle du danseur qu’utilisent souvent les Śivaïtes. Par le spectacle de sa danse Śiva disperse les ténèbres de l’ignorance, piétine les liens des êtres enchaînés et les délivre.

L’unique acteur, le Soi, déploie en dansant la panto­mime universelle sur la paroi immuable de sa Conscience. La scène où il pose les pieds et exhibe le grand jeu cosmi­que est son propre cœur, le soi intérieur. Sur l’écran lumineux, les mouvements de sa danse se détachent en ombres mouvantes — les apparences de la Réalité — si bien que par son jeu l’écran de lumineuse conscience reste caché.

Dans la joie débordante qu’il éprouve à montrer au public la pantomime de la transmigration, il éveille par la subtilité de son jeu une profonde impression chez les spec­tateurs, à savoir les organes.

Parmi les assistants, certains, victimes du jeu divin dont les reflets cachent l’écran, ne s’intéressent qu’aux ombres mouvantes et ignorent la présence de l’acteur. D’autres dont l’intuition est bien exercée ne la décèlent qu’à des moments privilégiés. Quant au yogin doué de Science mystique, il se reconnaît identique à l’acteur divin, il [67] prend conscience de sa véritable Essence, le Soi ; il est à la fois spectateur et danseur.

Cachée aux ignorants, son essence rayonne à ses propres yeux. Il vaque à ses occupations tout en sachant que son activité se déroule à l’intérieur de la Conscience divine, il joue ses rôles, mais n’en est pas dupe. Libre et détaché, il prend joyeusement part au grand jeu cosmique des ombres et des lumières.

L’allégorie Śivaite évoque un niveau d’expérience sans doute supérieur à celui du théâtre d’ombres. Ici l’écran n’est pas un voile à enlever, il est au contraire la paroi lumineuse de la Conscience ; nul ne doit le soulever, il suffit de se rendre à l’évidence de sa lumière.

Mais qu’il s’agisse des ombres ou du danseur, c’est à travers les rôles que l’on assume et dont on est victime que l’on prend conscience de Soi : c’est grâce à l’écran qu’on perçoit la Lumière.

LES VOIES

La saisie par le cœur

Dans l’obscurité la plus profonde, sous les voiles les plus épais, l’Essence est toujours là, réalité foncière de toute chose, notre nature même.

Résidant dans notre cœur, elle illumine toute notre vie sans elle nous serions insensibles, aveugles, et aucune expérience ne serait possible.

Pour les Śivaïtes la lumière du cœur reste toujours présente ; comme un sirop en se cristallisant garde sa saveur sucrée, elle conserve sa douceur en dépit de la fragmentation ou de la solidification de la Conscience à travers les différentes étapes de la manifestation. (P.S., v. 26.)

De même pour Ruysbroeck tout homme est suspendu à l’unité divine, et s’il s’en détachait, il tomberait dans le néant, mais par la dissemblance ou le péché, il est privé de la béatitude ou de la fécondité qu’elle engendre.

Et pourtant cette béatitude est toujours disponible, comme l’exprime Denys :

« Dans sa bonté, la Lumière divine ne cesse jamais de s’offrir aux yeux de l’intelligence, c’est à eux qu’il appartient de la saisir, car elle est là et toujours divinement prête au don de soi-même. » (D., 257.) [69]

Ce n’est pas le moindre de nos paradoxes que de vivre privés ou séparés de ce qui est là, de ce que nous sommes ou de ce que nous voyons sans savoir que nous le voyons.

Détenteurs d’un trésor oublié, nous vivons dans le dénuement :

Śiva, pure Lumière, évidence même, conscient de soi et par soi « ne brille-t-il pas comme sujet percevant dans le cœur de tous les êtres ? Oui, répond Abhinavagupta, mais bien qu’il y brille, il n’est pas véritablement appréhendé, assimilé de façon intime par le cœur, et ce qui n’est pas assimilé par le cœur, même existant, c’est comme s’il n’existait pas, ainsi les feuilles et l’herbe (du chemin pour quelqu’un) qui passe sur un char44. »

C’est parce qu’il saisit dans son cœur ce qui est perpétuellement là, en effet, que le mystique peut en jouir ; par cette seule saisie intime, il diffère de l’homme ordinaire. Et l’entrée dans le cœur n’est autre que la bienheureuse stupeur de celui qui s’avise de ce qui est évident depuis toujours.

Faut-il préciser qu’il ne s’agit point ici du cœur sensible ou affectif, mais de ce lieu qui, au plus intime de nous-mêmes, échappe à toute forme de pensée ou de sentiment, point central qui connaît et qui sent à la fois, et que les sūfī définissent comme le lieu de coïncidence de l’être et de la connaissance.

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« Toujours nouveau et secret45,

Ancien et universellement connu,

Ce cœur incomparable fulgure

De lui-même en de suprêmes irradiations. »

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Et Rūmî chante :

« J’ai cherché une âme dans la mer Et j’y ai trouvé un corail

Sous l’écume à mes yeux

Un océan se déploya.

Dans la nuit de mon cœur Le long d’un chemin étroit

J’ai creusé ; et la lumière a jailli

Une terre infinie de jour. » (Arb., 137.) [70]

En ce lieu jaillit, il est vrai, l’expérience de celui qui touche ou goûte à ce qu’il nomme le Soi ou le divin. Car il s’agit, en effet, d’une connaissance concrète qui ne peut être assimilée à une découverte intellectuelle ou à une banale introspection ; on la reconnaît à ce qu’elle « met l’apaisement dans le cœur », comme le note H. Corbin qui distingue deux connaissances du divin : « l’une par la créature » celle des philosophes et des théologiens, l’autre par la « créature dans le divin ». Cette dernière, d’ordre contemplatif, « explore le fond des attributs de l’âme » (Im., 234, n. 81).

Prise de conscience immédiate de la présence divine, cette connaissance abolit tous les doutes. Elle est éprouvée dans une rencontre où le secret de la créature et celui de la divinité sont simultanément vécus dans une expérience unique. « Certes, on peut connaître une Essence (dhat) éternelle, mais on ne sait pas qu’elle est Dieu, jusqu’à ce que la reconnaisse quelqu’un qui l’éprouve comme son Dieu… L’Être nécessaire que la philosophie isole avec ses attributs dont résulte le concept de divinité, ce n’est pas Dieu. » (Im., 229, n. 60.)

Cette rencontre bouleverse la connaissance ordinaire : « Quand tu es entré dans mon paradis, alors tu es entré en toi-même… et tu te connais d’une autre connaissance, différente de celle que tu avais quand tu connaissais ton Seigneur par la connaissance que tu avais de toi-même » dit Ibn « Arabî (Im., 101).

Et elle change l’orientation de tout l’être, met en sus­pens la dispersion dans le temps et l’espace, touche le voile le plus intime, révélant « l’Aimé… plus proche de l’amant que sa veine jugulaire ». « Proximité si exces­sive », glose Henry Corbin, « qu’elle commence justement par être un voile. C’est pourquoi le novice encore sans expérience spirituelle, dominé par l’Image qui investit tout son être intérieur, s’en va pourtant la chercher au-dehors de lui-même, en une quête désespérée de forme en forme du monde sensible, jusqu’à ce qu’il revienne au sanctuaire de son âme, — s’aperçoive que l’Aimé réel est tellement intérieur à son être qu’il ne cherche l’Aimé que par l’Aimé. » (Im., 119.)

En un mot, cette saisie par le cœur rend évidente au cœur du mystique la réalité de Dieu.

Sur quoi repose la vraie possession de Dieu, demande Maître Eckhart et il explique lui-même :

« Elle repose sur le sentiment du cœur » et non pas sur une idée, car « on [71] doit avoir un Dieu réel, qui est élevé au-dessus de la pen­sée de l’homme et de tout le créé. Ce Dieu ne disparaît pas, à moins qu’on ne s’en détourne volontairement.

« Qui a ainsi Dieu, essentiellement, celui-là seul prend Dieu divinement et Dieu rayonne devant lui à travers tou­tes choses : toutes lui donnent le goût de Dieu, dans tou­tes Dieu se reflète en lui… »

Mais, ajoute Eckhart plus loin : « il faut pour cela… une conscience éveillée, vraie, agissante, sur laquelle l’âme doit faire fond en dépit des choses et des gens. » (P., 165.)

La grâce

Si les images, les doctrines varient avec les traditions évoquées pour décrire cette expérience simple, mais fonda­mentale, toutes, cependant, la rattachent à ce qu’elles nomment la grâce, sur les caractéristiques de laquelle elles sont unanimes.

Pour toutes, en effet, c’est la grâce et elle seule qui confère à l’éveil de l’âme son caractère libre, gratuit et spontané ; car cet éveil échappe à tout ce qui est détermi­nation, effort, intention ou mérite.

Sous forme de motion, incitation, touche, attraction ou irradiation, elle opère dans l’intime du cœur :

« L’irradiation de la grâce de Dieu touche et meut promptement du dedans l’homme intérieur, et cette prompte motion est la première chose qui nous rend voyants. » (R., 239.)

C’est elle qui révèle ou rend perceptible l’orientation intime du cœur à laquelle s’associe étroitement son action. De cette intimité naît le feu d’amour ou de connaissance dont la force ne cesse de grandir.

À son propos, Ruysbroeck parle de rencontre de l’époux, il l’associe à ce qu’il nomme la « conversion amoureuse » et aux exercices intérieurs qui en découlent. La grâce ou la lumière surnaturelle « constitue, dit-il, un premier point, et de là résulte le second, lequel a trait à ce qui vient de l’âme : il s’agit d’une libre conversion de la volonté vers Dieu, laquelle s’effectue en un moment du temps ; c’est alors que naît la charité dans l’union de Dieu et de l’âme. Ces deux points dépendent si étroite­ment l’un de l’autre que l’un ne peut s’effectuer sans l’autre. Lorsque Dieu et l’âme s’unissent dans l’unité de l’amour, alors Dieu donne sa lumière de grâce au-dessus [72] du temps ; et l’âme se tourne librement vers Lui, fortifiée par la grâce, en un bref moment du temps ; c’est alors que naît la charité dans l’âme, de Dieu et de l’âme elle-même. » (R., 189.)

De même, les sūfī décrivent l’interaction subtile de « l’irradiation divine » et de ce qu’ils désignent comme « prédisposition du cœur ». T. Burckhardt, exposant la doctrine d’Ibn « Arabî, explique ainsi l’un de ses aspects :

« La prédisposition du cœur… ne peut être connue en dehors de l’irradiation divine.., c’est l’irradiation qui actualise la prédisposition… (qui) comme telle reste “la chose la plus cachée qui soit” (Ibn “Arabî)… Il n’y a donc rien dans la réceptivité du cœur qui ne soit pas la réponse à l’irradiation ou révélation divine, dont elle subit tour à tour les fulgurations ; celles-ci varient suivant les divers “aspects” ou “noms” de Dieu, et ce processus ne s’épuise jamais ni du côté de l’irradiation divine, qui est essentiellement inépuisable, ni du côté de la plasticité primordiale du cœur. » (Doct., 109-110.)

Dans cette collaboration intime de la grâce et du cœur, tous les mystiques proclament unanimement que c’est toujours la grâce qui a l’initiative. Là, réside en effet un aspect essentiel de l’expérience décrite.

Śiva prend l’initiative en accordant sa grâce, il inspire l’amour et l’amour s’éveille, puis grâce et amour forment un cercle sans fin, l’amour appelant la grâce et la grâce, l’amour : « Tu n’es satisfait, Seigneur, que par l’amour et il n’y a d’amour que si tu es satisfait. Toi seul sais comment porter remède à ce cercle vicieux », dit Utpaladeva (XVI. 21.).

Dans le Sermon sur la naissance éternelle, Maître Eckhart dit :

« Tu voudrais bien être préparé en partie par toi, en partie par lui ; cela pourtant n’est pas possible. Si vite que tu puisses jamais penser ou concevoir la préparation, Dieu est toujours déjà là avant. »

Dieu, poursuit-il, se tient toujours à la porte du cœur, attendant qu’on lui ouvre.

« Maintenant tu pourrais dire : Comment cela se peut-il ? Je ne le trouve pourtant pas. Écoute ! Le trouver n’est pas en ton pouvoir. Bien plus : cela est dans le sien. S’il lui plaît, alors il se montre, et il peut aussi se cacher s’il le veut. » (Pf., 27-28.)

Et n’est-ce pas pour cette même raison qu’un sūfī, à peu près son contemporain, Ibn « Atā » Allah d’Alexandrie, chantait [73] :

« O Dieu, cherche-moi au nom de ta Miséricorde pour que je vienne à Toi ; attire-moi par ta Grâce pour que je retourne vers Toi. » (Arberry, p. 102.)

De cette grande liberté divine, ne nous plaignons pas : elle est notre seule chance d’échapper aux limites de notre raison, de notre effort et de notre faiblesse, comme le suggère la prière de Dhou’l-Noun l’Égyptien :

« O Dieu, notre Dieu… C’est toi qui envoies à tes créatures une provision de force et de puissance. Tu fais agir les êtres selon ta volonté : ni la faiblesse, ni la sotte ignorance, ne peuvent mettre un obstacle à ton action ; ni la privation, ni la surabondance d’une qualité quelconque ne peuvent la modifier. » (Kh., p. 43.)

Vie surnaturelle

Avec la grâce naît la double conscience de la lumière et de l’écran, mais aussi le désir unique de la pure lumière désormais pressentie ou entrevue, « Cette Lumière secourable qui est à l’origine de toute naissance ». (Rūmî, Antho., 16.)

Aussi quand elle se manifeste, commence une vie nouvelle dite vie surnaturelle ou vie de la grâce, « vie intermédiaire, selon Ruysbroeck, entre le sentiment d’être en nous-mêmes et celui d’être Dieu » jusqu’à ce que le mouvement d’amour qu’elle ne cesse de nourrir et d’intensifier nous ait ramenés « à l’unité de laquelle nous sommes issus en tant que créature et au sein de laquelle nous demeurons essentiellement » écrit Ruysbroeck.

En réalité il n’y a que l’Essence, mais nous parlons de la grâce quand, au cœur du voile, nous percevons son irradiation, ou quand, après l’avoir touchée, nous retombons dans l’obscurité du voile, mais en bénéficiant des effets du dévoilement.

Lorsqu’il n’y a plus de jeux d’ombres et de lumières, il n’y a plus de grâce ; ne demeure que la Pure Lumière, l’unique Lumière que nous sommes devenus. La grâce s’est évanouie dans la Gloire.

L’eau et la glace

Le propre de la grâce est de disparaître sans laisser de traces puisqu’elle n’a pour effet que de rendre les choses à leur vraie nature, à leur origine en dissolvant les voiles ou [74] les conditions limitatives, ignorance ou péché qui, en fait, s’évanouissent dès qu’apparaît la Réalité :

« Dans un cœur contracté, l’illumination s’est transfor­mée en ignorance. Que cesse la contraction et la nature propre resplendit » peut-on lire dans le treizième chapitre du Tantrāloka.

C’est précisément la manière dont cesse la contraction qui caractérise l’action de la grâce et conduit à distinguer les différentes voies mystiques.

Pour Abhinavagupta une double manière met fin aux conditions limitatives, selon qu’elle est paisible et progres­sive ou violente, instantanée et liée « à un appétit pour tout dévorer, tel un feu ardent et ininterrompu »46.

De son côté Jîlî note que ces conditions disparaissent soit par un aperçu qui atteint l’Essence, soit par ce qui jaillit spontanément de celle-ci (p. 80). Et les sūfī distin­guent deux modes d’approche vers Dieu : le premier est un processus graduel d’état spirituel en état spirituel par assimilation de qualités divines qui deviennent objet de contemplation. Attributs, noms, qualités offrent un accès à la connaissance de Dieu, mais, en raison de leur multi­plicité, ils ne peuvent conduire à l’Essence. La seconde approche est immédiate, sans progression, par-delà tout état, elle se réfère « au Soi de l’homme, à son essence intime qui s’identifie mystérieusement à l’essence divine » (H. J., 12).

La seule manifestation de la Splendeur est délivrance.

Deux premières voies correspondent à la disparition pai­sible, progressive, par aperçu, des conditions limitatives47, elles sont dites de perfectionnement, tandis qu’à la matu­ration violente, à ce qui jaillit spontanément de l’Essence, correspond une voie de l’instantanéité, voie divine ou de la volonté. Quant à la non-voie, étant intemporelle, elle transcende voie et grâce.

Śivaïtes et sūfī font appel à une même illustration pour montrer que le monde objectif n’est qu’une parcelle con­gelée de la Conscience ou de la Réalité : « O Bien-aimée ! celui qui dans les livres sacrés ou de la bouche d’un maître [75] apprend ce que sont l’eau et la glace n’a plus de devoir à accomplir. Cette (présente) naissance sera pour lui la dernière. » (S.S.v., p. 88.)

Celui qui a percé le mystère de l’eau et de la glace a compris en effet comment l’eau de la Conscience indiffé­renciée se solidifie, et comment la glace de la conscience empirique se liquéfie à nouveau ; il est libre, il sait que l’eau et la glace ne font qu’un.

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On trouve une même comparaison chez Jîlî :

« En parabole, la création est pareille à de la glace,

Et c’est Toi qui en es l’eau jaillissante.

La glace, si nous la réalisons, n’est autre que son eau…

Mais la glace fondra et sa condition se dissoudra,

La condition liquide s’établira, de fait.

Les contrastes s’unifient dans une seule beauté.

C’est en elle qu’ils s’anéantissent et c’est d’eux qu’elle rayonne. » (H. J., 52.)

À la lumière de cette parabole la grâce apparaît comme le feu qui fait fondre la glace de la conscience contractée pour la rendre à sa nature indifférenciée. Au moment de l’entrée dans le cœur s’allume le foyer de la Conscience à partir duquel fond la glace de la conscience empirique. Et la forme et la rapidité de la fonte déterminent et caracté­risent la voie suivie.

Pour les Śivaïtes, l’énergie divine indifférenciée, de par sa liberté, s’amuse à se cristalliser 48 telle une eau vivante et limpide solidifiée par les froids. Le Tout fissuré n’est plus que glaçons figés, allant à la dérive et en constante colli­sion. Ces fragments (anu), êtres impuissants, ont perdu le sentiment du Tout et ne peuvent le retrouver par eux-mêmes.

C’est le feu de l’Énergie divine, le feu de la grâce, qui seul se révèle apte à faire fondre les glaçons.

Si la grâce est faible, le feu couve : du cœur il fait se dégager de minces filets d’eau qui creusent peu à peu des canaux, l’individu l’attise constamment, aidant à la fonte par son application ; les canaux, dégagés de leurs limita­tions s’élargissent peu à peu et l’eau coule vers le fleuve de l’énergie. C’est la voie de l’activité.

Avec une grâce plus forte la rapidité de la fonte fait [76] confluer tous les courants vers le centre de la glace qui communique elle-même avec l’eau environnante ; les glaçons — représentations ou images — subsistent dans les profondeurs, mais il suffit qu’ils s’enfoncent et se perdent dans la force du fleuve qui les emporte pour qu’ils disparaissent : c’est la voie de la connaissance.

Si la grâce est surabondante, toute la glace tombe d’un coup à l’irruption d’un puissant volcan sous-marin qui affleure en surface et dont les flammes fulgurent : c’est la voie de la volonté.

Dans la Non-Voie, il n’y a qu’une seule et même eau…

Les trois voies

Il ne faut pas prendre ici ce qui est appelé voie pour un itinéraire déterminé dont on suivrait méthodiquement les étapes avant d’aboutir. Rendre compte des différentes voies ne consiste pas non plus à élaborer une sorte de marche à suivre ou de recette pour qui voudrait accéder à la vie mystique ou à l’illumination : d’une part, rien ne peut conduire à l’Essence puisque rien ne lui est extérieur, et d’autre part, nul ne décide de sa voie, on la découvre au fur et à mesure qu’on avance.

On pourrait dire que la voie est la manière dont l’esprit de Dieu nous meut et la manière dont nous y répondons, ou selon Madame Guyon, la manière et la rapidité avec lesquelles nous suivons la pente naturelle ou l’instinct qui nous ramène à Dieu une fois qu’Il s’est dévoilé à nous, ou encore la façon dont on est emporté par le reflux divin vers l’Essence que l’on n’a jamais quittée.

Connaître les modalités de ce reflux, c’est déjà pouvoir discriminer ce qui n’est pas lui, et si l’on ne peut décider de sa voie, on peut du moins éviter de prendre pour mystique ce qui ne l’est pas.

Les voies varient pour chacun selon l’intensité de la grâce, le but poursuivi et l’effort fourni.

« Cette splendeur sans fond a été donnée en commun à tous les esprits jouissants en grâce et en gloire. Ainsi, elle coule pour tous comme la splendeur du soleil, et cependant, ceux qui la reçoivent ne sont pas tous également éclairés. Le soleil transillumine plus clairement le verre que la pierre, et le cristal que le verre, et chaque pierre précieuse brille et montre sa noblesse et sa puissance et sa couleur à la clarté du soleil. De même chacun est illuminé [77] à la fois en grâce et en gloire selon son aptitude à la sublimité… 49. »

Sur une même voie les degrés sont multiples et l’on progresse à l’infini. « Il y a plusieurs demeures dans la maison de mon Père » rappelle Madame Guyon.

À travers cette grande souplesse et cette extrême variété, le Śivaïsme du Cachemire, Ruysbroeck, Madame Guyon distinguent nettement trois voies ou avènements en des termes différents, mais dont le rapprochement souligne les correspondances étroites.

Quand les Śivaites caractérisent les voies par trois principales énergies, quand Ruysbroeck distingue trois unités ou oppose ressemblance, union et unité, quand Madame Guyon évoque la voie de l’activité, celle des lumières et celle de la Foi nue, il semble bien que tous différencient trois niveaux intérieurs à partir desquels l’orientation vers Dieu est rendue perceptible par la grâce.

Qu’ils parlent d’énergies, de facultés ou de puissances, c’est pour les saisir dans un mouvement qui les fait se résorber les unes dans les autres jusqu’au fond indifférencié d’où elles émanent en cascade. Les voies sont en quelque sorte trois moments ou trois paliers de cette résorption.

Il nous faut préciser que les voies dont il est ici question sont purement mystiques, elles se situent à un niveau élevé de la vie contemplative et ne correspondent ni aux voies dites purgative, illuminative et contemplative ou unitive, ni aux trois sortes de yoga, karmayoga, jñānayoga et bhaktiyoga, qui constituent des étapes préliminaires à la vie mystique profonde décrite par les auteurs que nous citons.

Par le terme « voie » nous désignons le courant de grâce qui entraîne les énergies ou les facultés vers l’unification. Ce courant dynamique renferme procédés, moyens, intermédiaires et modes de tous ordres dont l’ensemble varie selon le niveau touché par la grâce. À chaque voie correspondent ainsi un domaine, un mode d’unification qui déterminent la vie nouvelle dans laquelle on est précipité dès qu’on a « touché Dieu » :

« Dieu est un aimant, mon cœur est l’acier : il se tourne toujours vers lui s’il l’a une fois touché », déclare Angelus Silesius (V. 130.)

[78] Plus intérieur, plus profond est le point de contact où opère la grâce, plus intense est le feu de l’attraction divine, plus abrupt le chemin, plus directe et plus pure la voie.

En général, les mystiques accèdent à l’étape élevée du recueillement ; ils entrent dans leur cœur en y entraînant leurs sens ; « comme les abeilles qui retournent à leur ruche et y rentrent pour faire du miel » 50 ; ils sont tirés vers l’intérieur par une source vivante de paix, qu’ils la nomment Dieu, le Soi ou qu’ils ne la nomment pas. Elle imprègne et apaise le corps, les sens, l’activité physique et mentale, elle unifie le cœur individuel.

Mais ces mystiques ne se dégagent pas aisément de la vision objective ; sans cesse détournés vers l’extériorité, ils doivent faire effort pour répondre à l’attraction divine ; ils suivent la voie de l’activité dite également voie de l’individu.

Au terme de cette voie, ils tendent, cependant, à recon­naître l’opération divine en toutes choses ; leur activité dégagée de l’objectivité, devient l’acte désintéressé d’une conscience individuelle apaisée et unifiée mais encore aux prises avec la dualité.

Quelques mystiques plus rares, délivrés de l’objet, sui­vent la voie de la connaissance. Pour eux l’attraction divine opère dans l’esprit, au niveau des facultés supérieu­res ou de l’énergie cognitive, sur les modalités de la con­naissance. Elle y est si forte « qu’on aime Dieu directe­ment, sans connaître comme objet ce qu’on aime » selon l’expression de Madame Guyon, et que le cœur est élargi aux dimensions universelles. Grâce à la purification des images, notions et représentations jusque dans leurs raci­nes inconscientes, les énergies sont unifiées. Si l’obstacle est l’alternative ou le dilemme, le secret de la progression réside dans une puissance de réalisation qui tient à l’union efficace du zèle et du discernement, et culmine dans l’acte d’adoration où le fidèle s’unit à Dieu à travers ses attri­buts.

Sur cette voie on tend à une vision unitive de l’univers : Dieu est partout. À son sommet on égalise cette vision et l’intériorité ; les attributs s’éteignent dans l’Essence.

Sur la voie divine la grâce intense opère sans moyen dans la volonté dès que celle-ci est touchée : elle mène à la disparition de la conscience empirique ; l’attraction est si forte que le moi est consumé tandis que volonté humaine et volonté divine fusionnent. C’est la voie de la Foi nue et du silence, car il n’y a plus ni mots ni rela­tion. L’intériorité parfaite à jamais acquise et la vision de l’unicité de l’univers se compénètrent pour ne faire qu’un : c’est la liberté de la Vie divine.

Au-delà des trois voies ne règne que la béatitude ou jouissance fruitive de l’Essence dans le repos profond de la « divinité qui ne sera plus jamais remuée »51. C’est la non-voie, l’Essence de pure Lumière.



LES VOIES MYSTIQUES SELON MADAME GUYON [Marinette Bruno]

La première œuvre proposée au lecteur, la plus proche de nous dans le temps ( XVIIsiècle) et d’une lecture aisée, n’est point un ouvrage faisant autorité mais le simple témoignage d’une grande mystique séculière.

Madame Guyon, veuve, vivait alors à Gex et c’est durant un séjour à Thonon qu’elle écrivit son premier livre. « Dans cette retraite il me vint un si fort mouvement d’écrire que je ne pouvais y résister », raconte-t-elle dans son autobiographie. « En prenant la plume je ne savais pas le premier mot de ce que je voulais écrire. Je me mis à écrire sans savoir comment, et je trouvais que cela venait avec une impétuosité étrange. Ce qui me surprenait le plus était que cela coulait comme du fond, et ne passait point par ma tête. Je n’étais pas encore accoutumée à cette manière d’écrire ; cependant, j’écrivis un traité entier de toute la voie intérieure sous la comparaison des rivières et des fleuves52. » Si elle avait repris une phrase ou un mot, elle eût cru commettre une « infidélité ».

Si Madame Guyon obéit ainsi spontanément à une inspiration profonde et d’une qualité éminente c’est qu’elle est alors parvenue à « la vie nouvelle et divine » des âmes que Dieu « cache dans son sein et sous l’extérieur de la vie la plus commune, afin qu’elles ne soient connues qu’à lui seul, quoiqu’elles fassent ses délices ». « Lorsqu’il faut qu’une telle âme écrive ou parle, elle est de même étonnée que tout coule de ce fonds divin sans qu’elle eût jamais pensé à posséder ces choses. Elle se trouve comme une science profonde, sans mémoire ni ressouvenir, comme un trésor inestimable, que l’on ne remarque que lorsqu’on est obligé de le manifester ; et c’est la manifestation pour les autres qui est la manifestation pour soi. » Ou pour mieux dire encore : « cette âme n’est plus, elle n’agit plus, mais Dieu agit… »53.

L’écriture spontanée, sans retour ni esprit critique, de Madame Guyon nous vaut un véritable traité, un exposé d’ensemble des diverses modalités et des degrés de la vie mystique, digne d’être mis en parallèle, bien qu’il se tienne au seul plan de l’expérience vécue, avec les œuvres savantes des grands mystiques philosophes ici cités.

Ce livre n’est pas une étude également fouillée des trois voies puisqu’un seul chapitre suffit à caractériser chacune des deux voies inférieures tandis que tout le reste du volume est consacré à la voie la plus haute, dite ici de « Foi nue », que Madame Guyon a suivie et à laquelle elle voudrait rallier tous les chercheurs de Dieu.

Elle emploie avec bonheur la métaphore des cours d’eau — n’avait-elle pas découvert tout récemment et le Rhône et les paysages de montagne ! — les âmes des deux premières voies étant comparées respectivement à de petites rivières et à des fleuves, celles de la Foi nue à des torrents qui se précipitent dans la mer. L’image est riche de suggestions : rapidité et force du courant qui entraîne, accidents de parcours et jusqu’à l’utilité publique (bateaux ou marchandises transportés) qui figure l’aide spirituelle que l’on peut offrir à autrui. Enfin, l’âme en la vie divine, au terme de sa course, est perdue en Dieu comme la goutte d’eau dans la mer.

Sur la première voie, l’effort humain est encore nécessaire, car la grâce y est faible : c’est la voie de l’activité. Sur la seconde, la grâce est assez forte pour que l’âme soit « passive », c’est-à-dire qu’elle reçoive de Dieu ses états, découvrant et explorant « l’intériorité » : c’est la [83] voie de l’union et de la grandeur, mais aussi de la connaissance. Dans un autre de ses ouvrages, Madame Guyon précise que les âmes de cette voie « reçoivent des lumières distinctes pour leur conduite… marchent sur les témoignages que leurs lumières leur donnent, aidées de leur raison ; et elles font bien » mais, ajoute-t-elle plus loin, elles « peuvent se tromper dans les lumières de leur esprit »54. Dans Les Torrents, notre auteur analyse avec finesse leurs autres imperfections et déplore qu’elles se condamnent à ne point sortir de leurs « lumières » afin d’atteindre au plus haut.

Grands sont les dangers en effet sur cette voie, en raison même de l’immense énergie éveillée et du rôle de la connaissance. À vrai dire, elle exige, peut-être plus que toute autre voie55, la présence d’un maître plein de grâce et de science mystique qui évitera au disciple de s’égarer, de s’illusionner, de stagner dans ses réalisations et qui, éventuellement, le conduira vers le dépassement de ses richesses.

La voie supérieure est de Foi nue et d’abandon total. « Les personnes qui sont conduites par cette voie sont celles qui éprouvent la science savoureuse, quoique conduites par un abandon aveugle. Elles ne vont jamais par les lumières de l’esprit, comme les premières… mais par les routes impénétrables de la volonté cachée… plus sûrement que les premières… » Pour elles « toutes les opérations les plus immédiates se font dans le centre de l’âme, qui n’est autre que les trois puissances réduites dans l’unité de la volonté, où elles s’absorbent toutes… » (Abrégé, G., 318-319.)

Cette voie s’ouvre sur une expérience essentielle et décisive, celle de la « touche efficace dans la volonté » mentionnée dans les Torrents, mais décrite en détail dans la Vie, comme nous allons le voir. Très orientée vers Dieu, et ce, dès son enfance, Madame Guyon se désespérait de ne pouvoir faire oraison lorsqu’elle rencontra un franciscain qui lui dit : « C’est, Madame, que vous cherchez au-dehors ce que vous avez au-dedans. Accoutumez-vous à chercher Dieu dans votre cœur, et vous l’y trouverez. »

Ce fut pour elle une ouverture du cœur instantanée, « un coup de flèche qui perça mon cœur de part en part » écrit-elle. « Ces paroles mirent dans mon cœur ce que je cherchais depuis tant d’années, ou plutôt elles me [84] firent découvrir ce qui y était et dont je ne jouissais pas faute de le connaître. » Une onction merveilleuse s’empara de tout son être, mais aussi « un feu dévorant qui allumait dans mon âme un tel incendie qu’il semblait devoir tout dévorer en un instant, Je fus tout à coup si changée que je n’étais plus reconnaissable ni à moi-même ni aux autres ; je ne trouvais plus ni ces défauts ni ces répugnances ; tout me paraissait consumé comme une paille dans un grand feu. »

Et voici, en un seul paragraphe toutes les caractéristiques principales de la voie de Foi nue :

« Rien ne m’était plus facile alors que de faire oraison, les heures ne me duraient que des moments et je ne pouvais ne la point faire : l’Amour ne me laissait pas un moment de repos… Mon oraison fut, dès le moment dont j’ai parlé, vide de toutes formes, espèces et images : rien ne se passait de mon oraison dans la tête ; mais c’était une oraison de jouissance et de possession dans la volonté, où le goût de Dieu était si grand, si pur et si simple qu’il attirait et absorbait les deux autres puissances de l’âme dans un profond recueillement, sans acte ni discours. J’avais cependant quelquefois la liberté de dire quelques mots d’amour à mon Bien-aimé, mais ensuite tout me fut ôté. C’était une oraison de foi qui excluait toute distinction, car je n’avais aucune vue ni de Jésus-Christ ni des attributs divins : tout était absorbé dans une foi savoureuse, où toutes distinctions se perdaient pour donner lieu à l’amour d’aimer avec plus d’étendue, sans motifs ni raisons d’aimer. Cette souveraine des puissances, la volonté, engloutissait les deux autres et leur ôtait tout objet distinct pour les mieux unir en elle, afin que le distinct, en ne les arrêtant pas, ne leur ôtât pas la force unitive et ne les empêchât pas de se perdre dans l’amour. Ce n’est pas qu’elles ne subsistassent dans leurs opérations inconnues et passives, mais c’est que la lumière de la foi, comme une lumière générale, pareille à celle du soleil, absorbe toutes les lumières distinctes et les met en obscurité à notre égard, parce que l’excès de sa lumière les surpasse toutes56. »

Si la première et la seconde voies envisagées par Madame Guyon réfèrent aux deux mêmes domaines d’expérience que les voies sivaïtes sans en présenter le cheminement [85] savamment conduit, la voie de foi nue est très proche à tous égards de la voie divine (ou de Siva) : on y retrouve l’instantanéité, le rôle de la volonté, l’intensité de l’amour et la force de l’élan, le dépassement des représentations et des attributs dans l’indifférenciation (ou non-distinction), et ici cette image de la lumière n’est pas sans évoquer la souveraine Lumière de la Conscience.

Madame Guyon ne publia jamais elle-même Les Torrents et protesta contre les fautes commises dans certains des manuscrits qui circulaient. L’un de ses admirateurs protestants, le pasteur Pierre Poiret, les publia en 1704 dans un recueil intitulé Les Opuscules spirituels qui contenait également Le Moyen court et le commentaire du Cantique des Cantiques. Madame Guyon était sortie de la Bastille l’année précédente. En 1712, dans une seconde partie des Opuscules, il donna une version corrigée et augmentée des Torrents selon un meilleur manuscrit, probablement mis au point (d’après J. Orcibal) par Madame Guyon elle-même. Enfin en 1720, trois ans après la mort de l’auteur et peu après celle de l’éditeur, parut une édition encore un peu modifiée et augmentée, définitive.

Ces corrections sont surtout de multiples, mais minimes améliorations de style (accords, suppression des répétitions de mots, etc.). Pour le fond, quelques expressions « choquantes » sont adoucies par prudence théologique, et un certain nombre de paragraphes explicatifs ajoutés. Notons bien que la pensée reste la même. Madame Guyon ne se rétracte pas, elle ne modifie que des points de forme et de clarté.

Nous avons choisi la version de 1704 qui contient quelques errreurs de copie manifestes, mais paraît être vraiment un premier jet et correspond le mieux à cette écriture rapide, jaillissante, sans retour qu’atteste la « Lettre de l’auteur à son confesseur ». Comme cette édition ne comporte, en guise de seconde partie, que les articles condamnés par l’évêque de Chartres, Godet-Desmarais, dans son ordonnance de novembre 1795, nous donnons pour cette partie le texte de l’un des deux manuscrits conservés dans les Archives de Saint-Sulpice. Il est d’autant plus intéressant de présenter ces versions rares que l’édition de 1720 des Opuscules spirituels est à présent accessible grâce à la réimpression publiée par Jean Orcibal en 1978 chez Olms57.

C’est P. Poiret qui a donné à l’ouvrage sa présentation matérielle : il le divise en chapitres numérotés et précédés d’un sommaire, en articles ou paragraphes également numérotés, met en note des références bibliques ou des comparaisons justificatrices et ajoute le mot « spirituels » au titre « Les Torrents », lequel n’était peut-être pas de Madame Guyon. Étant donné notre propos ici, nous avons omis notes et sommaires, conservé presque toujours sa division en chapitres, mais remplacé les numéros par des titres et supprimé la numérotation des paragraphes. Le lecteur trouvera pourtant en note toutes ces références, prises dans l’édition de 1720, de sorte qu’il pourra aisément comparer nos extraits avec la version définitive.

Ce choix représente un peu plus du tiers du traité. Ainsi dépouillée des redites, des considérations secondaires, d’une certaine prolixité dévotionnelle, et même, à vrai dire, réduite à ses lignes de force, l’œuvre laisse mieux voir sa grandeur profonde.

Marinette Bruno.









LES TORRENTS par JEANNE-MARIE BOUVIER DE LA MOTTE-GUYON [Extraits, Marinette Bruno]

Différentes voies du retour de l’âme à Dieu

Sitôt qu’une âme est touchée de Dieu et que son retour est véritable et sincère, après sa première purgation que la confession et la contrition ont faite, Dieu lui donne un certain instinct de retourner à lui en quittant les amusements et bagatelles du monde pour rentrer en son centre, comme à une fin où il faut qu’elle tâche de retourner, et hors de laquelle elle ne trouve jamais de véritable repos.

Cet instinct est mis dans l’âme d’une manière très forte, en quelques âmes plus et en d’autres moins, selon les desseins de Dieu, mais elles ont toutes une impatience amoureuse de se purifier et de prendre les biais nécessaires pour retourner à leur source et origine, semblables aux rivières qui, après qu’elles sont sorties de leurs sources, ont une course continuelle pour se précipiter dans la mer. Vous voyez même que de toutes ces rivières les unes vont gravement et lentement, et les autres vont avec plus de vitesse. Mais il y a des fleuves et des Torrents qui courent avec une impatience effroyable et que rien ne peut arrêter. Toutes les charges que vous pouvez leur donner et les digues que vous pourriez mettre pour empêcher leur course ne serviraient qu’à en redoubler la violence.

Il en est ainsi de ces âmes. Les unes vont doucement à [88] la perfection et elles n’arrivent jamais à la mer, ou très tard, se contentant de se perdre dans quelque rivière plus forte et plus rapide qui les entraîne avec elle dans la mer ; les autres, qui sont les secondes, y vont plus fortement et plus promptement que les premières. Elles y portent même avec elles quantité de ruisseaux, mais elles sont lentes et paresseuses en comparaison des dernières qui se précipitent avec tant d’impétuosité qu’elles ne sont même bonnes à guère de choses. L’on n’ose naviguer sur elles ni leur confier aucune marchandise, si ce n’est en certains endroits et en certains temps. C’est une eau folle et téméraire qui s’ébat contre les rochers, qui effraie de son bruit et qui ne s’arrête à rien. Les secondes au contraire sont plus agréables et plus utiles ; leur gravité plaît et elles sont toutes chargées de marchandises, et on y va sans crainte et sans péril.

Il faut voir avec l’aide de la grâce ces trois sortes de différentes personnes sous les figures que j’ai proposées, et commencer par les premières pour heureusement finir par les dernières.

PREMIÈRE VOIE, d’activité et de méditation ou les petites rivières

Les premières âmes sont de celles qui, après leur conversion, s’adonnent à la méditation, aux œuvres mêmes extérieures de la charité, elles font quelques austérités extérieures, enfin elles tâchent peu à peu de se purifier, d’essuyer certains péchés notables et même des véniels volontaires. Elles travaillent selon leurs petites forces à avancer peu à peu, mais faiblement et petitement.

Comme leur source n’est pas abondante, la sécheresse les fait quasi tarir. Il y a des endroits même dans les temps des aridités où elles se dessèchent tout à fait. Elles ne laissent pas de couler de la source, mais c’est si faiblement qu’à peine s’en aperçoit-on. Ces rivières ne portent point ou très peu de marchandises, quelques bois perdus, et si pour le public il faut leur en faire porter, il faut en même temps que l’on supplée à la nature et trouver le moyen de les grossir, ou par la décharge de quelques étangs, ou par le secours de quelques autres rivières de même espèce que l’on joint et unit à elles, lesquelles rivières jointes ensemble augmentent l’eau et, se secourant les unes les autres, se mettent en état de porter quelques [89] petits bateaux, non dans la mer, mais dans quelques-unes de ces maîtresses rivières dont nous parlerons ci-après.

Ces âmes-ci sont ordinairement peu appliquées au-dedans. Elles travaillent au-dehors. Elles ne sortent jamais guère de la méditation, aussi ne sont-elles pas propres à de grandes choses. Elles ne portent point pour l’ordinaire de marchandises : cela veut dire qu’elles n’ont rien pour les autres ; et Dieu ne se sert pas ordinairement de ces âmes si ce n’est pour porter quelques petits bateaux, c’est-à-dire pour quelques œuvres de miséricorde corporelle. Encore pour s’en servir il leur faut décharger les étangs des grâces sensibles ou les unir à quelques autres dans la Religion, où plusieurs d’une grâce médiocre ne laissent pas de porter un petit bateau, non dans la mer même, qui est Dieu, où elles n’entrent jamais dans cette vie, mais bien dans l’autre.

Ce n’est pas que ces âmes ne se sanctifient par cette voie. Il y a même quantité de bonnes âmes qui passent pour très vertueuses qui ne la passent pas, pieu leur donnant des lumières conformes à leur état et qui sont quelquefois très belles et font l’admiration des spirituels ordinaires. Il y a même quelques-unes de ces âmes qui sur la fin de leur vie reçoivent quelques lumières passives, selon la fidélité qu’elles ont eue dans leur voie. Mais pour l’ordinaire elles ne sortent point d’elles-mêmes58, toutes leurs grâces et leurs lumières étant d’une manière créée, je veux dire proportionnées à leurs capacités ; plus ces mêmes lumières sont distinguées, aperçues, accompagnées de faveurs, plus elles s’y attachent et ne trouvent rien de plus grand en cette vie.

Les plus favorisées de ces âmes pratiquent la vertu avec beaucoup de générosité. Elles ont mille inventions saintes et pratiques pour se porter à Dieu et demeurer en sa présence. Le tout cependant se fait par leurs propres efforts, aidés et secourus de la grâce. Mais dans ces âmes, leur opérer semble excéder celui de Dieu, et celui de Dieu ne fait que concourir avec le leur.

Je crois que qui voudrait porter ces âmes à une Oraison plus dénuée n’y réussirait pas pour plusieurs raisons. La première est que, comme ces âmes n’ont rien de surnaturel qu’à mesure de leur travail, si on les tire de ce travail elles perdent tout, quoique cependant elles empêchent par [90] ce travail même le cours des grâces, semblables à ces pompes qui ne donnent de l’eau qu’à mesure qu’elles sont agitées… Vous remarquerez même en ces âmes une grande facilité à raisonner, à s’aider de leurs puissances, d’une activité toujours vigoureuse et forte, d’un désir de faire toujours quelque chose de plus et de nouveau pour se perfectionner, et dans les sécheresses une anxiété pour s’en défaire, aussi bien que de leurs défauts.

Ces âmes ont beaucoup de hauts et de bas. Tantôt elles font merveilles, d’autres fois elles languissent et rampent, et elles n’ont jamais une conduite unie, d’autant que le principal de leur Oraison étant dans les puissances, lorsque ces puissances sont desséchées soit faute de travail de leur part soit faute de correspondance de la part de Dieu, elles tombent dans le découragement ou bien elles s’accablent d’austérités et d’efforts pour retrouver par elles-mêmes ce qu’elles ont perdu. Elles n’ont jamais, comme les autres âmes, une profonde paix ni le calme dans leurs distractions ; au contraire elles sont toujours en alerte59 pour les combattre ou pour s’en plaindre. Elles sont pour l’ordinaire scrupuleuses, entortillées dans leurs voies, à moins qu’elles n’aient l’esprit d’une force assez raisonnable.

Il ne faut donc pas porter ces âmes à l’Oraison passive, car ce serait les ruiner sans ressource, leur ôtant les moyens d’avancer vers Dieu. Car comme une personne qui serait obligée de voyager et qui n’aurait ni bateaux ni carrosses ni aucune autres voies que celle d’aller à pied, si vous lui coupiez les pieds, vous la mettriez hors d’état d’avancer. De même ces âmes, si vous leur ôtiez leur opérer, qui sont leurs pieds, elles n’avanceraient jamais.

Et je crois que c’est ce qui fait aujourd’hui les contestations qui arrivent parmi les personnes d’Oraison. Celles qui sont dans la passive, connaissant le bien qui leur en revient, y voudraient faire marcher tout le monde et les autres, au contraire, qui sont dans la méditation, voudraient borner tout le monde à leur voie, ce qui serait une perte et un dommage qui ne se peut dire. Que faut-il donc faire ? Il faut prendre le milieu et voir si ces âmes sont propres à une voie ou à une autre60.

[Suivent des exemples et des considérations particulières. [91] Dans les manuscrits et les éditions ultérieures, le problème est envisagé de façon plus générale : J

Faut-il donc laisser [les âmes de cette voie active] toute leur vie dans le raisonnement ? Je crois que si ces âmes sont assez heureuses de trouver un directeur habile, il ne laissera pas de les faire bien avancer ; et un nombre innombrable d’âmes qui ne croient être propres que pour la méditation arriveraient à la perfection la plus consommée si elles trouvaient un Directeur avancé. Tant s’en faut qu’un Directeur de grâce nuise à ces âmes ; il leur servira infiniment, les faisant marcher selon toute l’étendue que Dieu veut d’elles, ne précédant pas ni ne différant pas la grâce, mais la secondant et y faisant correspondre ; au lieu qu’un Directeur d’une grâce commune arrête les âmes, empêche qu’elles n’avancent et se les approprie…

Ce que je conclus de là est qu’il faut toujours choisir le Directeur le plus spirituel, qu’en quelque degré que l’on soit il servira, et Dieu vous accordera, ô vous qui n’espérez rien de surnaturel, par cet homme qui lui est si cher, ce qu’il ne vous accorderait pas à vous-même61.

DEUXIÈME VOIE, passive, mais de lumière ou les grandes rivières et les fleuves

Les secondes âmes sont comme ces grandes rivières qui vont à pas lents et grave. Elles coulent avec pompe et majesté. L’on distingue leur course qui a de l’ordre. Elles sont chargées de marchandises et peuvent aller elles-mêmes dans la mer sans s’écouler dans d’autres rivières ; mais elles n’y arrivent que tard, leur marcher étant grave et lent ; de plus il y en a quelques-unes qui n’y entrent jamais, et pour la plupart elles se perdent dans d’autres plus grands fleuves ou bien elles aboutissent à quelque bras de mer. Plusieurs de ces rivières-ci ne servent qu’à des marchandises, elles en sont très chargées. On les peut retenir par des écluses et les détourner par certains canaux et conduits. Telles sont les âmes qui sont dans la voie passive de la lumière. Leur source est très abondante. Elles sont chargées de dons, de grâces et de faveurs célestes. Elles sont l’admiration de leur siècle, et quantité de saints qui brillent dans l’Église comme des étoiles lumineuses n’ont jamais passé ce degré. (92]

Ces âmes-ci sont de deux manières. Les unes ont commencé par la voie commune et ont été attirées à la contemplation passive par la bonté de Dieu qui a eu pitié de leur travail inutile et aride, ou pour une récompense de leur première fidélité.

Les autres sont prises comme tout à coup : elles ont été saisies par le cœur et elles se sentent aimer sans avoir appris à connaître l’objet de leur amour. Car il y a cette différence entre l’Amour divin et l’amour humain, que le dernier suppose une connaissance distincte de l’objet parce que, comme il est au-dehors, il faut que les sens s’y portent, et les sens ne s’y portent que parce qu’il leur est communiqué : les yeux voient et le cœur aime. Il n’en est pas de même de l’Amour divin. Dieu ayant une puissance absolue sur le cœur de l’homme et étant son principe et sa fin, il n’est pas nécessaire qu’il lui fasse connaître ce qu’il est. Il le prend d’assaut, sans donner de bataille. Le cœur est impuissant de lui résister, non que Dieu use d’une autorité absolue et de violence, si ce n’est en quelques-uns où il l’a fait pour faire éclater son pouvoir. Il prend ces âmes de cette manière, les faisant brûler tout d’un coup, mais pour l’ordinaire il leur donne des éclairs de lumière qui les éblouit et les enlève.

Rien n’est si lumineux ni si ardent que ces âmes. Les Directeurs sont charmés lorsqu’ils les ont sous leur conduite. Et comme le travail de ces âmes-ci n’est pas essentiel, aussi sont-elles plus tôt parfaites selon le degré qu’elles ont à perfectionner. Car, comme Dieu ne veut pas d’elles une perfection si éminente que de celles qui suivent ni si profonde, aussi leurs défauts sont plus tôt épuisés.

Ce n’est pas que ces âmes dont je parle ne paraissent bien plus grandes que celles qui suivent à ceux qui n’ont pas le discernement divin. Car ces âmes-ci arrivent à une perfection éminente, Dieu soulevant leur capacité naturelle à un degré éminent. Elles ont des unions admirables, Dieu s’accommodant à leur capacité qu’il rehausse infiniment en quelques manières. Mais cependant, ces personnes ne sont jamais anéanties véritablement, et Dieu ne les tire pas de leur être propre pour l’ordinaire pour les perdre en lui.

Ces âmes sont pourtant l’admiration et l’étonnement de tous les hommes. Dieu leur donne dons sur dons, grâces sur grâces, lumières sur lumières, visions, révélations, paroles intérieures, extases, ravissements, et il semble que Dieu n’ait pas d’autre soin que d’enrichir et d’embellir ces âmes, que de leur communiquer ses secrets. Toutes les [93] douceurs sont pour elles. Ce n’est pas qu’elles ne portent de grandes croix, de fortes tentations qui sont comme les ombres qui rehaussent l’éclat de leurs vertus, car ces tentations sont repoussées avec vigueur, ces croix sont portées avec force — elles en désirent encore davantage ; elles sont toutes feu et flammes, toute langueur, tout amour. Elles ont un grand cœur, prêt à tout entreprendre. Enfin, en très peu de temps, leur perfection se commence, s’achève et se consomme.

Elles sont des prodiges et les miracles du siècle. Dieu se sert d’elles pour en faire, et il semble qu’il suffise qu’elles désirent quelque chose pour que Dieu le leur accorde. Il semble que Dieu fasse son plaisir d’accomplir tous leurs désirs et de faire toutes leurs volontés. Ces âmes sont dans une mortification très grande, elles portent de très grandes austérités, les unes plus, les autres moins, selon leur état et degré, car dans chaque état il y a bien des degrés, et les uns arrivent à une perfection bien plus grande que les autres. Dans la même voie, il y a bien des degrés différents.

[Certains directeurs peuvent nuire à ces âmes] les arrêtant aux dons de Dieu au lieu de les faire courir à Dieu par ses dons…

Ces âmes-ci sont admirables pour elles-mêmes et quelquefois, par une grâce spéciale, elles peuvent beaucoup aider aux autres, particulièrement si elles ont été pécheurs. Mais pour l’ordinaire.... elles ont de l’horreur pour le péché et souvent de l’éloignement pour le pécheur… Elles ont peine à converser avec les âmes imparfaites, préférant leur solitude à leur vie et à tous les accommodements de charité62.

Si l’on entend parler ces âmes et que l’on ne soit pas divinement éclairé, on les croira dans les mêmes voies des dernières et même plus avancées. Elles se servent des mêmes termes de morts, de perte, d’anéantissement ; et il est bien vrai qu’elles meurent, en leurs manières, s’anéantissent et se perdent, car souvent leurs puissances sont perdues à l’Oraison, elles perdent même l’usage de s’en servir et d’opérer avec, car tout ce qu’elles reçoivent, c’est passivement. Ainsi, ces âmes sont passives, mais en lumière, amour et force. Si vous examinez de près les choses et que vous conversiez avec ces personnes, vous verrez [94] qu’elles sont de volonté très bonne et même d’admirable. Elles ont des désirs des plus grands et éminents du monde, elles portent la perfection où elle peut aller, elles sont détachées, elles aiment la pauvreté, cependant elles sont et seront toujours propriétaires, et même de la vertu, mais d’une manière si délicate que les seuls yeux divins les peuvent découvrir.

La plupart des Saints dont les vies sont si admirables ont été conduits par cette voie. Ces âmes sont si chargées de marchandises que leur course est fort lente. Que faut-il donc faire à ces âmes ? Ne sortiront-elles jamais de cette voie ? Non, sans un miracle de providence, et sans une conduite de direction toute divine qui porte ces âmes non à résister à ces grâces, non à les regarder, mais à les outrepasser, en sorte qu’elles ne s’y arrêtent pas un moment, car ces vues sur elles-mêmes sont comme des écluses qui empêchent l’eau de s’écouler.

Il faut que le Directeur leur fasse connaître qu’il y a une autre voie plus sûre pour elles, qui est la FOI, que Dieu ne leur donne ces grâces qu’à cause de leur faiblesse. Il faut encore que ce Directeur les porte à passer du sensible au surnaturel, de l’aperçu et assuré aux très profondes et très assurées ténèbres de la foi, qu’il ne paraisse faire aucun cas de tout cela…

Il est aussi inutile de vouloir discerner si ces choses sont de Dieu ou non : si elles sont de Dieu, elles s’exécuteront par la Providence en nous y abandonnant, et si elles n’en sont point, nous ne serons pas trompés ne nous y arrêtant pas…

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Ces âmes sont fermes dans leurs opinions et comme leur grâce est grande et forte, elles s’en tiennent plus assurées. Elles ont des règles et mesures dans leurs obéissances et la prudence les accompagne ; enfin elles sont fortes et vivantes en Dieu quoiqu’elles paraissent mortes. Elles sont bien mortes quant à leur opérer propre, recevant les lumières passivement, mais non quant à leur fond.

Ces âmes ont aussi souvent le silence intérieur, la paix savoureuse, certains enfoncements en Dieu qu’elles distinguent et expriment bien, mais elles n’ont pas cette pente secrète à n’être rien comme les dernières. Elles veulent bien être rien par un certain anéantissement aperçu, une humilité profonde, un certain écrasement ou abattement sous les poids immenses de la grandeur de Dieu. Tout cela est un anéantissement où l’on loge sans être anéanti. L’on a le sentiment de l’anéantissement, mais l’on n’en a {95] pas la réalité, car cela soutient encore l’âme, et cet état est plus satisfaisant qu’aucun autre, car il est plus sûr et elles le savent bien.

Ces âmes pour l’ordinaire n’entrent en Dieu qu’en mourant, si ce n’est des âmes privilégiées que Dieu destine pour être les lumières de son Église ou pour les sanctifier plus éminemment ; et Dieu dépouille ces âmes peu à peu de toutes leurs richesses. Mais comme il y en a peu d’assez courageuses pour vouloir perdre tant de biens, peu aussi — et moins que l’on ne peut dire — passent à ce degré [entendons le troisième degré, de foi nue]63, le dessein de Dieu étant peut-être qu’elles ne le passent pas, et comme il y a plusieurs demeures dans la maison de son Père, elles n’occupent pas celle-ci, ou bien faute de courage ou bien faute de Directeurs éclairés qui 64 croiraient les avoir perdues s’il les voyaient déchoir de ces dons et grâces éminentes. Laissons-en les causes dans le dessein de Dieu.

Quelques-unes de ces âmes n’ont pas ces dons gratuits mais seulement une force généreuse et intime, un amour secret, doux et paisible, général et vigoureux qui consomme leur perfection et leur vie65.

TROISIÈME VOIE, passive et de foi nue ou les torrents

Pour les âmes de ce troisième degré [ou de cette troisième voie] que dirons-nous sinon que ce sont des TORRENTS qui sortent de ces hautes montagnes ? Elles sortent de Dieu même et elles n’ont pas un moment de repos qu’elles ne soient perdues en lui. Rien ne les arrête. Aussi ne sont-elles chargées de rien. Elles sont toutes nues et vont avec une rapidité qui fait frayeur aux plus assurées. Elles courent comme des folles çà et là par tous les endroits qu’elles rencontrent propres à leur faire passage. Elles n’ont ni leurs lits réguliers, comme les autres, ni leur démarche dans l’ordre. Vous les voyez courir par tout ce qui leur arrive sans s’arrêter à rien. Elles se brisent contre [96] les rochers. Elles font des chutes qui font bruit. Elles se salissent quelquefois passant par des terres qui ne sont pas solides ; elles les entraînent à cause de leur rapidité. Quelquefois elles se perdent dans des fonds et dans des abîmes où l’on est bien de l’espace sans les trouver ; enfin on les revoit un peu paraître, mais ce n’est que pour se mieux précipiter de nouveau dans un nouveau gouffre et plus profond et plus long. C’est un jeu de ces torrents de se montrer et de se perdre, de se briser contre les rochers. Leur course est si rapide que les yeux ne les discernent pas. Ce n’est qu’un certain [bruit] général, confus et ténébreux. Mais enfin, après bien des précipices et des abîmes, après avoir été bien battus des rochers, après s’être bien battus, perdus et retrouvés, ils rencontrent la mer où ils se perdent heureusement pour ne jamais se retrouver.

Et c’est où, autant que ce pauvre torrent a été pauvre, vil et inutile et dépouillé de marchandises, autant est-il enrichi admirablement. Car il n’est pas riche de ses propres richesses comme les autres rivières qui ne contiennent qu’une certaine quantité de marchandises ou certaines raretés, mais il est riche des richesses de la mer même. Il porte les plus gros navires : et ce n’est pas la mer qui les porte, mais c’est lui, puisqu’étant dans la mer, il est devenu une même chose avec la mer.

Il est à remarquer que le fleuve [ou torrent] ainsi précipité dans la mer ne perd pas sa nature, quoiqu’elle soit si changée et perdue qu’on ne la connaisse plus. Il est toujours ce qu’il était, mais son être est confondu, fondu, perdu, non quant à la réalité, mais quant à la qualité, car il a pris tellement la qualité de l’eau marine que l’on ne voit plus rien qui lui soit propre : et plus il s’abîme et s’enfonce demeurant dans la mer, plus il perd sa qualité pour prendre celle de la mer.

À quoi n’est pas propre alors ce pauvre torrent ? Sa capacité est sans bornes puisqu’elle est celle de la mer propre. Ses richesses sont immenses quoiqu’il n’en possède aucunes, puisqu’elles sont celles de la mer même. Il est alors capable d’enrichir toute la terre. O heureuse perte ! qui te pourrait décrire et le gain qu’a fait le fleuve inutile et propre à rien, méprisé et appréhendé, qui était un étourdi à qui l’on n’osait confier le moindre bateau puisque, ne pouvant se conserver soi-même et se perdant si souvent, il l’aurait abîmé avec lui ? Que dites-vous du sort de ce torrent, ô grandes rivières qui coulez avec tant de majesté, qui êtes la joie et l’admiration des peuples, quii [97] vous glorifiez dans la quantité des marchandises étalées sur votre dos ? Le sort de ce pauvre torrent que vous regardiez avec mépris ou du moins avec compassion, qui était le rebut de tout le monde, qui paraissait n’être propre à rien, qu’est-il devenu et à quoi est-il propre ? Qu’est-ce qui lui manque ? Vous êtes à présent ses servantes puisque les richesses que vous portez sont ou perdues pour vous ou pour lui en porter de nouvelles.

Mais avant que de parler du bonheur d’une âme ainsi perdue en Dieu, il faut commencer par l’origine et ensuite poursuivre par degrés.

Premier degré : Amour et intériorité

L’âme, comme il a été dit, étant sortie de Dieu, a une pente continuelle à retourner en lui parce que, comme il est son principe, il est aussi sa dernière fin. Sa course serait infinie si elle n’était interrompue ou empêchée ou tout à fait arrêtée par le péché et l’infidélité continuelle. C’est ce qui fait que le cœur de l’homme est dans un perpétuel mouvement et ne peut trouver de repos qu’il ne s’en retourne à son principe et à son centre, qui est Dieu, semblable au feu qui, étant éloigné de sa sphère, est dans une agitation continuelle et ne trouve son repos que lorsqu’il y est retourné ; et c’est là que, par un miracle naturel, cet élément si actif est dans un repos parfait.

Ô pauvres âmes qui cherchez du repos dans cette vie ! Vous n’en trouverez jamais qu’en Dieu. Tâchez d’y entrer et c’est là où toutes vos pentes et peines, vos agitations et anxiétés seront réduites dans l’unité du repos.

Il est à remarquer que plus le feu approche de son centre, plus aussi approche-t-il du repos ; quoique sa vitesse incroyable augmente à mesure qu’il approche, son activité diminue. Il en est de même d’une âme : sitôt que le péché ne la retient plus, elle court d’une manière infatigable pour retrouver Dieu et, si par impossible elle était impeccable, rien n’arrêterait sa course qui serait si prompte qu’elle y arriverait bientôt. Mais aussi, quoique plus elle approcherait de Dieu plus sa course redoublerait, plus [pourtant] cette même course deviendrait paisible, car ce n’est pas alors repos, mais bien plutôt une course paisible, de sorte que la paix redouble sa course et la course augmente la paix. [98]

[L’âme, ayant conçu le désir de retourner à son principe et connu son présent éloignement, cherche les moyens d’opérer ce retour. Certaines âmes « faute d’être instruites qu’il faut chercher Dieu dans leur fond… se portent à la méditation » , laquelle, tout extérieure, ne peut guérir une blessure qui est au cœur. Elles perdent leur temps, mais Dieu leur fait bientôt comme tout naturellement trouver le secours dont elles ont besoin.]

Lors donc que ces âmes sont instruites par quelqu’un (que la Providence leur envoie) qu’elles n’ont garde d’avancer parce que leur blessure est au-dedans et qu’elles veulent guérir le dehors, qu’il faut au lieu de dissiper leurs forces au-dehors les retourner au-dedans d’elles-mêmes et chercher au fond de leur cœur ce qu’elles cherchent inutilement au-dehors, alors ces pauvres âmes éprouvent avec un étonnement qui les ravit et les surprend tout ensemble qu’elles ont au-dedans d’elles-mêmes un trésor qu’elles cherchaient au-dehors, si bien qu’elles se pâment de joie dans leur liberté nouvelle. Elles sont toutes étonnées que l’Oraison ne leur coûte plus rien et que plus elles contemplent et s’abîment en elles-mêmes, plus elles goûtent un certain je ne sais quoi qui les ravit et les enlève, et elles voudraient toujours aimer et s’enfoncer.

Vous remarquerez, s’il vous plaît, que ce qu’elles goûtent, quelque délicieux qu’il paraisse, si elles sont destinées à la pure foi, ne les arrête pas, mais les porte par là même à courir après un je ne sais quoi qu’elles ne connaissent pas. L’âme n’est plus qu’ardeur et amour. Elle croit déjà être en Paradis, car ce qu’elle goûte en dedans, étant infiniment plus doux que toutes les douceurs du monde, elle les quitte sans peine et quitterait toute la terre pour jouir un moment dans son fond de ce qu’elle expérimente.

Cette âme s’aperçoit que son Oraison devient quasi continuelle. Son amour augmente de jour en jour et il devient si ardent qu’elle ne le peut contenir. Ses sens se concentrent si fort et ce recueillement s’empare tellement de toute elle-même que tout lui tombe des mains. Elle voudrait toujours aimer et n’être point interrompue…

[Alors] l’âme est si pleine de ce qu’elle sent qu’elle en voudrait faire part à tout le monde. Elle voudrait apprendre à tout le monde à aimer Dieu. Ses sentiments pour lui sont si vifs, si purs et si éloignés de l’intérêt que les directeurs qui l’entendraient parler, s’ils n’étaient pas expérimentés dans la voie, la croiraient au sommet de la perfection. Elle est féconde de belles choses qu’elle couche par [99] écrit avec une facilité admirable. Ce sont des sentiments profonds, vifs et intimes. Il n’y a plus de raisonnements ici, mais rien qu’amour le plus ardent et le plus fort de l’âme, duquel elle se sent saisie et prise par une force divine qui la ravit et la consume, et la tient jour et nuit sans savoir ce qu’elle fait. Ses yeux se ferment d’eux-mêmes. Elle a peine à les ouvrir. Elle voudrait être aveugle, sourde et muette afin que rien n’empêchât sa jouissance. Elle est comme les ivrognes qui sont tellement possédés du vin qu’ils ne savent ce qu’ils font et ne sont plus maîtres d’eux-mêmes. Si elles veulent lire, le livre leur tombe des mains et une ligne leur suffit ; à peine en tout un jour peuvent-elles lire une page, quelque assiduité qu’elles y donnent. Ce n’est pas qu’elles ne comprennent ce qu’elles lisent ni ne le connaissent, mais c’est qu’un mot de Dieu ou l’approche d’un livre réveille le secret instinct qui les anime et brûle, en sorte que l’amour leur ferme les yeux et la bouche…

L’âme en cet état croit être dans le silence intérieur, parce que son opérer est si doux, si facile et si tranquille qu’elle ne l’aperçoit plus. Elle croit être arrivée au sommet de la perfection et elle ne voit rien à faire pour elle que de jouir du bien qu’elle possède…

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Ces âmes, cependant si brûlantes et si désireuses de Dieu, commencent à se reposer en cet état et à perdre insensiblement l’activité amoureuse qu’elles avaient pour courir après Dieu, se contentant de leur jouissance qu’elles croient être Dieu même…66

Les défauts des âmes de ce degré sont une certaine estime d’elles-mêmes, plus cachée et enracinée qu’elle n’était avant que d’avoir reçu les grâces et faveurs de Dieu, un certain dédain et mépris des autres qu’elles voient si éloignés de leur voie… un orgueil secret… Elles se rendent propriétaires des dons de Dieu et en font comme s’ils étaient à elles…

Il est vrai qu’elles font quelque bien aux autres, car leurs paroles, toutes de feu et de flammes, embrasent les cœurs qui les écoutent, mais, outre qu’elles ne font pas le bien qu’elles feraient si elles étaient dans le degré où l’ordre de Dieu porte à répandre ce qu’elles ont, c’est que, leurs grâces n’étant pas encore en plénitude, elles en donnent de leur nécessaire au lieu de donner de leur surabondance, en sorte qu’elles se dessèchent elles-mêmes… [100]

Il faut remarquer… que les vertus paraissent être venues dans l’âme sans aucunes peines car l’âme dont je parle n’y pense pas, puisque toute son occupation est un Amour général, sans motif ni sans raison d’aimer. Demandez-lui ce qu’elle fait à l’Oraison et durant le jour ; elle vous dira qu’elle aime. Mais quel motif ou quelle raison avez-vous d’aimer ? Elle n’en sait ni n’en connaît rien. Tout ce qu’elle sait est qu’elle aime…

… Alors l’âme repose dans sa perfection qu’elle croit avoir acquise et, s’arrêtant aux moyens croyant que c’est la fin, elle y demeurerait toujours attachée si Dieu ne faisait rencontrer à ce torrent (qui est comme un lac paisible sur le haut de la montagne) la pente de la montagne, pour le faire précipiter et prendre une course d’autant plus rapide que la chute qu’il fera sera plus profonde.

[Dans cette perspective de l’amour, Madame Guyon anticipe à présent en traçant un tableau général de la purification. L’âme, qui souffre d’abord affreusement de l’absence, en vient à accepter les jeux d’amour de l’Amant qui se cache, car son retour est encore plus délicieux. Puis elle doit apprendre à ne plus se plaindre des absences et à ne plus chercher son propre bonheur ; elle se repose alors dans l’idée que sa peine est agréée. Enfin, elle doit perdre jusqu’à cette consolation.]

Mais souffrir sans que l’Amant le sache, lorsqu’il paraît mépriser et se détourner de ce que nous faisons pour lui plaire… ; se laisser dépouiller sans se plaindre de tout ce qu’il avait donné autrefois pour gages de son amour… ; ne pas laisser de faire toujours de même tout ce qui peut contenter l’Ami quoique absent, ne laisser de courir après ; et si, par une infidélité et surprise, on s’arrête pour quelque moment, redoubler sa course avec plus de vitesse sans craindre ni envisager les précipices quoique l’on tombe et retombe mille fois, tant que l’âme soit terrassée et si lasse qu’elle perde ses propres forces pour mourir et expirer dans les fatigues continuelles… ; enfin l’Ami devient si cruel qu’il la laisse expirer faute de secours : tout cela, dis-je, n’est point de cet état ici, mais de celui qui suit… 67. [101]

Deuxième degré : course tumultueuse de l’âme à sa perte et à sa mort

Ce torrent ayant commencé à trouver la pente de la montagne de grâce commence aussi le deuxième degré de la voie passive en foi. Cette âme, qui était si paisible sur cette montagne, s’y tenait fort en repos et ne songeait pas à en descendre. Cependant, faute de pente, elle ne pouvait descendre. Les eaux du ciel par le séjour qu’elles faisaient sur la terre commençaient à se corrompre : car il y a aussi cette différence des eaux qui ne coulent pas ou ne se déchargent pas, de celles de la mer ou de ces grands lacs qui lui ressemblent, qu’elles se corrompent, et leur repos fait leur perte. Mais lorsqu’étant sorties de leurs sources elles ont une issue faite, plus elles coulent avec rapidité plus aussi se conservent-elles.

Vous remarquerez que, comme j’ai dit de cette âme, dès que Dieu lui a donné le don de la foi pour l’Oraison passive en foi, il lui a donné en même temps un instinct de courir pour le trouver comme son centre. Mais cette âme infidèle (quoiqu’elle se croie d’une fidélité très grande) étoufferait par son repos cet instinct de courir et demeurerait sans avancer, si Dieu ne réveillait cet instinct en lui faisant trouver la pente de la montagne, où il faut qu’elle se précipite presque malgré elle. Elle sent d’abord perdre son calme qu’elle croyait posséder pour toujours. Ses eaux si calmes commencent à faire bruit. Le tumulte se met dans les ondes, elles courent et se précipitent. Mais où courent-elles ? Hélas ! c’est à leur perte, à ce qu’elles s’imaginent.

Si elles pouvaient vouloir quelque chose, elles voudraient se retenir et retourner à leur calme. Mais c’est une chose impossible. La pente a trouvé 68 où il faut se précipiter de pentes en pentes. Il n’est point encore ici question d’abîme ni de perte. L’eau paraît toujours et ne se perd point dans ce degré. Elle se brouille et se précipite : une onde suit l’autre et l’autre l’attrape et la choque par sa précipitation.

Cette eau rencontre pourtant sur la pente de cette montagne certains lieux unis où elle prend un peu de relâche. Elle se mire dans la clarté de ses eaux, et elle voit que ses chutes, ses courses, ce brisement de ses ondes contre les rochers n’ont servi qu’à la rendre plus pure. Elle se [102] trouve délivrée de ses bruits et orages, et croit être déjà arivée au lieu de repos, et elle le croit avec d’autant plus de facilité qu’elle ne peut douter que l’état par où elle vient de passer ne l’ait beaucoup purifiée. Car elle se voit plus claire. Elle ne sent plus la méchante odeur que certains endroits croupis lui faisaient sentir sur le haut de la montagne. Elle a même acquis une pente qui est un degré de connaissance, en ce qu’elle a vu, par le trouble des passions ou plutôt des ondes, qu’elles [les passions] n’étaient pas perdues, mais endormies.

Comme, lorsqu’elle était dans la pente de la montagne pour arriver à cet endroit uni, elle croyait se perdre et n’avait plus d’espérance de recouvrer sa paix, aussi, à présent qu’elle n’entend plus le bruit de ses ondes, qu’elle se voit couler si doucement et agréablement sur le sable, elle a oublié sa peine première et ne croit pas qu’elle doive revenir, car elle voit qu’elle a acquis plus de pureté et elle ne craint pas de se gâter : car ici elle n’est point arrêtée, mais coule si doucement et agréablement que rien plus. Ô pauvre torrent ! Vous croyez avoir trouvé le repos et y être arrivé ! Vous commencez à vous plaire dans vos eaux ! Mais vous voilà bien surpris lorsqu’en coulant si doucement sur le sable vous rencontrerez sans y penser une pente plus forte, plus longue et plus dangereuse que la première. Alors ce torrent recommence son bruit. Ce n’était qu’un bruit médiocre et il devient insupportable. Il fait un bruit et un tintamarre plus grand que devant. Il n’y a presque plus de lit pour ce torrent ; mais il tombe de rochers en rochers, il se précipite sans raison, il effraie tout le monde de son bruit : chacun craint de l’aborder.

Ô pauvre torrent ! que ferez-vous ? Vous entraînez tout ce que vous trouvez dans votre furie, vous ne sentez que la pente qui vous entraîne et vous vous croyez perdu. Non, non, ne craignez point, vous n’êtes pas perdu, mais le degré de votre bonheur n’est pas encore arrivé. Il faudra bien d’autres bruits et d’autres pertes avant ce temps…

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L’âme, après avoir passé de longues années dans les lieux tranquilles dont nous avons parlé et qu’elle croyait posséder pour toujours, et avoir acquis les vertus69 dans toute leur étendue, croyant toutes ses passions mortes, lors dis-je, qu’elle croyait tenir avec le plus d’assurance un [103] bonheur qu’elle pensait posséder sans crainte de le perdre, elle est toute étonnée que, croyant ou monter plus haut ou du moins demeurer dans un état égal, elle rencontre sans y penser le penchant de la montagne. Elle est toute étonnée qu’elle commence d’avoir de la pente pour les choses qu’elle avait quittées. Elle voit tout d’un coup ce calme si grand se troubler. Les distractions viennent en foule, elles se battent et se précipitent l’une l’autre ; l’âme ne trouve que peine en ses chemins, que sécheresses, qu’aridités. Le dégoût se met dans ses prières. Ses passions, qu’elle croyait mortes et qui n’étaient qu’assoupies, se réveillent.

Elle est tout étonnée de ce changement. Elle voudrait remonter d’où elle descend ou du moins s’arrêter là, mais il n’y pas moyen. La pente de la montagne est trouvée. Il faut que cette âme tombe. Elle fait usage de son mieux de ses chutes. Elle voit que c’est un faire le faut. Elle fait ce qu’elle peut pour se retenir et se raccrocher à quelque dévotion. Elle redouble ses prières. Elle se fait effort pour regoûter sa première paix. Elle cherche la solitude pour voir si elle la trouvera. Mais son travail est inutile. Elle voit [ou croit] que c’est sa faute, elle se résigne, souffre l’abjection qui lui en revient, déteste le péché. Elle voudrait ajuster les choses, mais il n’y a pas moyen, il faut que le torrent ait son cours. Il entraîne tout ce qu’on lui oppose.

L’âme qui voit qu’elle ne trouve plus en Dieu de repos va chercher si elle en trouvera dans la créature, mais elle n’en trouve point et son infidélité ne sert qu’à l’effrayer davantage.

Enfin cette pauvre âme, ne sachant que faire, pleurant partout la perte de son Bien-aimé, elle est toute étonnée qu’il se présente de nouveau à elle. Cette vue charme d’abord cette pauvre âme qui croyait l’avoir perdu pour toujours. Elle se trouve d’autant plus fortunée qu’elle s’aperçoit qu’il apporte avec lui de nouveaux biens, une pureté nouvelle, une plus grande défiance d’elle-même. Elle n’a plus envie, comme la première fois, de s’arrêter : elle court toujours, mais c’est paisiblement, doucement et elle craint encore de troubler sa paix. Elle appréhende de perdre de nouveau le trésor qui lui est d’autant plus précieux que sa perte lui avait été plus sensible. Elle craint de lui déplaire et qu’il ne s’en aille encore une fois. Elle tâche de lui être plus fidèle et de ne pas faire sa fin des moyens.

Cependant le repos l’enlève, la ravit, la rend plus paresseuse. [104] Elle ne peut s’empêcher de le goûter et elle voudrait toujours être seule. Elle a encore l’avidité et la gourmandise spirituelle, la recherche de la solitude et de l’Oraison. C’est lui arracher l’âme que de l’en tirer. Elle est encore plus propriétaire de ce qu’elle goûte, comme étant plus délicat et l’âme ayant le goût plus fin à cause de la peine qu’elle a soufferte. Il semble qu’elle soit dans un nouveau monde.

Elle va doucement, lorsque tout d’un coup elle rencontre une nouvelle pente plus longue et plus rude que la première. L’âme devient dans une nouvelle surprise, elle veut se retenir, mais inutilement : il faut tomber, il faut courir par les rochers. L’âme est étonnée qu’elle perd le goût de la prière et de l’Oraison. Il faut qu’elle se fasse des violences extrêmes pour y rester. Elle ne trouve que morts à chaque pas. Ce qui la vivifiait autrefois est ce qui lui cause la mort.

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[Son abandon et sa désolation redoublent]

Cependant elle ne se peut reposer dans la créature, ayant goûté du Créateur. Elle court encore plus fort, et plus les rochers et les obstacles sont forts et s’opposent à son passage, plus elle s’opiniâtre à redoubler sa course…

...[C’est que Dieu] n’amuse ainsi l’âme que pour la faire courir avec plus de vitesse. Il se cache pour se faire chercher. Il s’enfuit pour faire courir… Mais pour ces pauvres âmes ainsi délaissées, elles commencent à ne plus s’appuyer sur elles et à ne s’appuyer que sur leur Bien-aimé. Les rigueurs de ce Bien-aimé leur ont rendu ces douceurs plus souhaitables…

Elle voit bien, cette pauvre âme, qu’il faut mourir, car elle ne trouve plus de vie en rien, tout lui devient mort et croix : l’oraison, la lecture, la conversation, tout est mort ; plus de goût à rien, ni aux pratiques des vertus ni au secours des malades ni à tout le reste qui rend une vie vertueuse. Elle perd tout cela, ou plutôt elle y meurt, le faisant avec tant de peines et de dégoût que ce lui est une mort. Enfin, après avoir bien combattu, mais inutilement, après une longue suite de peines et de repos, de morts et de vies, elle commence à connaître l’abus qu’elle a fait des grâces de Dieu, et combien cet état de mort lui est plus avantageux que celui de vie. Car, comme elle voit son Bien-aimé revenir, que plus elle avance et plus elle le possède purement et que l’état qui précède la jouissance est une purgation pour elle, elle s’abandonne de bon cœur [105] à la mort, et aux allées et venues de son Bien-aimé, lui donnant toute liberté d’aller et de venir comme il lui plaît. Elle connaît alors que de le vouloir retenir, ce serait une propriété défectueuse. Elle est instruite de ce dont elle est capable. Elle perd peu à peu sa propre jouissance et est préparée par là à un état nouveau… 70

Dépouillements et trépas mystique

[Après ce tableau du trajet général de l’âme sur la pente de la montagne vient une longue analyse des trois dépouillements successifs qu’elle y subit et de sa « mort » ou perte finale. Ainsi, c’est de la nuit mystique que traite ce chapitre étendu et nous en réservons l’essentiel pour un numéro ultérieur d’Hermès qui étudiera ce thème. Un bref aperçu suffira ici, ainsi que pour le degré suivant.]

Son Époux aide à la dépouiller pour deux raisons : la première parce qu’elle a sali ses habits si beaux et si magnifiques, la seconde parce qu’en courant elle se voit arrêtée par cette charge ; même la crainte de perdre tant de richesses l’empêche de courir…

Notre Seigneur commence donc à dépouiller cette âme et lui ôter ses ornements, tous ses dons, grâces et faveurs qui sont comme des pierreries qui la chargent ; ensuite il lui ôte toutes ses facilités au bien qui sont comme ses habits ; après quoi il lui ôte la beauté de son visage, qui sont des divines vertus qu’elle ne peut pratiquer…

La fidélité de ce degré doit être de se laisser dépouiller dans toute l’étendue des desseins de Dieu, sans se mettre en peine de soi-même, sacrifiant à Dieu tous les intérêts du temps et de l’éternité. Il ne faut rien réserver ni retenir sous quelque prétexte que ce puisse être, car la moindre réserve cause une perte irréparable, empêchant la mort totale. Il se faut donc laisser au plein gré de Dieu battre de toutes parts des vents et de la tempête, souvent submergé et enfoncé dans les ondes mutinées71.

[Enfin] cette pauvre âme, après avoir tout perdu, doit se perdre elle-même par un entier désespoir de tout, ou plutôt doit mourir accablée de fatigues horribles… [106]

Troisième degré : de l’ensevelissement à la poussière ou à l’anéantissement

Le torrent, ainsi que nous l’avons dit, a souffert tous les bruits et les renversements imaginables. Il a été battu dans les rochers, mais il a toujours paru et l’on ne l’a point vu perdre. Il commence ici à se perdre de gouffre en gouffre. Il avait encore un marcher, quoique si précipité et si plein de désordre, mais ici il s’engouffre avec une impétuosité encore plus forte dans des trous. L’on est longtemps sans le revoir, puis on l’aperçoit un peu, plus par son bruit que par la vue, mais il ne paraît que pour se précipiter de nouveau dans un gouffre plus profond. Il tombe d’abîme en abîme, de précipice en précipice jusqu’à ce qu’enfin il tombe dans l’abîme de la mer où, perdant toute figure, il ne se trouve plus jamais, étant devenu la mer même.

L’âme, après bien des morts redoublées, expire enfin dans les bras de l’amour, mais elle n’aperçoit pas ces mêmes bras. Elle n’est pas plutôt expirée qu’elle perd tout acte de vie, pour simple et délicat qu’il soit. Plus elle approchait de sa mort plus elle s’affaiblissait et sa vie, quoique languissante et agonisante, était encore en vie, et il pouvait encore rester à l’âme quelque espérance quoique sa mort fût incurable [ou inévitable] ; mais ici il n’y en a plus. Il faut que le torrent s’abîme et que l’on ne l’aperçoive plus.

[L’âme doit à présent supporter d’être jetée en terre, foulée aux pieds, pis encore : il lui faut endurer la corruption et la pourriture.]

Enfin peu à peu l’âme s’accoutume à la corruption…, commence… à y demeurer en repos sans espérance d’en sortir jamais, sans pouvoir rien faire pour cela, et ainsi ce moribond se hait et tout lui-même s’anéantit… il n’y a plus que de la cendre. L’âme ne souffre plus de la méchante odeur et elle est naturalisée à ces choses. Elle ne voit plus rien et elle est comme une personne qui n’est plus et qui ne sera plus jamais…

L’âme réduite au néant y doit demeurer sans vouloir, lorsqu’elle est pourrie, sentir sa corruption comme autrefois, ni désirer de revivre. Il faut qu’elle demeure comme ce qui n’est plus. Et c’est pour lors qu’elle s’abîme et se [107] perd dans la mer pour ne se trouver jamais et pour devenir une même chose avec la mer.

C’est pour lors que ce mort sent peu à peu, sans sentir, que ses cendres renaissent ou prennent une nouvelle vie, mais cela se meut et se fait peu à peu. Il semble que ce soit un songe et un sommeil où on a bien rêvé. C’est comme un ver qui se forme de la cendre et qui prend vie peu à peu ; et c’est ce qui fait le dernier degré qui est le commencement de la vie divine et véritablement intérieure qui enferme des degrés sans nombre, où l’on avance toujours infiniment, de même que si ce torrent pouvait toujours avancer dans la mer. Il en prend les qualités tant plus il y séjourne72.

Quatrième degré : commencement de la vie divine

Lorsque ce torrent commence à se perdre dans la mer, on le distingue fort bien un temps notable. L’on aperçoit son mouvement, et enfin, peu à peu, il perd toute figure propre pour prendre celle de la mer. L’âme tout de même sortant de ce degré et commençant de se perdre conserve encore quelque chose de propre, mais après quelque temps elle perd tout ce qu’elle avait de propre… Il n’y a qu’en ce degré qu’elle est véritablement tirée hors d’elle-même.

Tout ce qui s’est passé. jusqu’à présent s’est passé dans la capacité propre de la créature, mais ici, cette créature est tirée de sa capacité propre pour recevoir une capacité immense, comme, lorsque ce torrent est dans la mer, il perd son être propre en sorte qu’il ne lui en reste plus rien, pour prendre celui de la mer. De même cette âme perd l’humain pour se perdre dans le divin, et elle y perd son être et sa subsistance, non essentiellement, mais mystiquement. Alors ce torrent possède tous les trésors de la mer et autant a-t-il été pauvre et misérable, autant est-il glorieux.

C’est dans le tombeau que l’âme commence à reprendre vie et la lumière y paraît plus sensiblement. C’est alors qu’on peut dire que ceux qui reposent dans les ténèbres ont une très grande lumière et que le jour s’est levé pour ceux qui demeurent dans la région et dans l’ombre de la [108] mort. Il y a une belle figure dans Ézéchiel de cette résurrection où les ossements reprennent vie peu à peu. Puis cet autre passage : Le temps est venu que les morts entendront la voix du Seigneur.

Ô âmes qui sortez du sépulcre ! Vous sentez en vous un germe de vie qui vient peu à peu. Vous êtes toutes étonnées qu’une force secrète s’empare de vous. Les cendres se raniment. Vous vous trouvez dans un pays nouveau. Cette pauvre âme qui ne pensait plus qu’à demeurer en paix dans le sépulcre reçoit une agréable surprise. Elle ne sait que faire et que penser. Elle croit que le Soleil a dardé pour un peu ses rayons par quelque fente et ouverture, mais que ce n’est que pour quelque moment. Elle est bien plus étonnée lorsqu’elle sent cette vigueur secrète s’emparer fortement de toute elle-même et que peu à peu elle reçoit une nouvelle vie pour ne la plus perdre (du moins autant que l’on peut être assuré en cette vie), ce qui n’arriverait pas sans la plus noire infidélité. Mais cette vie nouvelle n’est plus comme autrefois, c’est une vie en Dieu. C’est une vie parfaite. Elle ne vit plus, n’opère plus par elle-même, mais Dieu vit, agit et opère, et cela va s’augmentant peu à peu en sorte qu’elle devient parfaite de la perfection de Dieu, riche de sa richesse, elle aime de son amour.

L’âme sent bien que tout ce qu’elle avait eu autrefois, pour grand qu’il parût, avait été en sa possession. Mais à présent elle ne possède plus, mais elle est possédée ; et elle n’est plus et ne prend une nouvelle vie que pour la perdre en Dieu, ou plutôt elle ne vit que de Sa vie ; et étant le principe, cette âme ne peut manquer en rien. Quel gain n’a-t-elle point fait par toutes ses pertes ? Elle a perdu le créé pour l’incréé, le rien pour le tout : tout lui est donné, non en elle, mais en Dieu, non pour être possédé d’elle, mais de Dieu. Ses richesses sont immenses. Elles sont Dieu même. Elle sent tous les jours sa capacité s’accroître, et une largeur et étendue l’augmente tous les jours. Il semble que sa capacité devienne immense. Toutes les vertus lui sont données, mais en Dieu.

Mais il faut remarquer que, comme elle n’a été dépouillée que très peu à peu, elle n’est enrichie et revivifiée que peu à peu et par degré. Plus elle se perd en Dieu plus sa capacité devient grande, plus ce torrent se perd dans la mer plus il est élargi et devient immense, n’ayant point d’autres bornes que la mer. Il en participe toutes les qualités. L’âme devient forte, immuable, ferme, et a perdu tous les moyens, mais elle est dans sa fin. Comme une [109] personne qui marcherait sur la terre pour se perdre en mer et se servirait de ce moyen [de marcher] pour y aller : elle le perdrait pour s’y abîmer.

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Cette vie divine devient toute naturelle à l’âme. L’âme ne se sent plus, ne se voit plus, ne se connaît plus. Elle ne voit rien de Dieu, n’en comprend rien, n’en distingue rien. Il n’y a plus d’amour, de lumières ni de connaissances. Dieu ne lui paraît plus comme autrefois quelque chose distinct d’elle, et elle ne sait plus rien, n’est plus, ne subsiste et ne vit qu’en lui. Ici l’Oraison est l’action et l’action est l’Oraison : tout est égal, tout est indifférent à cette âme, car tout lui est également Dieu.

Autrefois, il fallait pratiquer les vertus pour faire les œuvres vertueuses. Ici toute distinction d’actions est ôtée, n’ayant plus de vertus propres, mais tout étant Dieu à cette âme, l’action la plus basse est autant que la plus relevée pourvu qu’elle soit dans l’ordre de Dieu et dans le mouvement divin. Car ce qui serait de choix propre, s’il n’est dans cet ordre, ne fait pas le même effet, faisant sortir de Dieu à cause de l’infidélité : non que l’âme sorte de son degré ni de sa perte, mais seulement du mouvement divin qui rend toutes choses une et toutes choses Dieu non par nue application73 et pensée, mais par état, en sorte que l’âme est indifférente d’être d’une manière ou d’une autre, dans un lieu ou dans un autre : tout lui est égal et elle s’y laisse aller naturellement.

Cette vie est comme rendue naturelle et l’âme agit comme naturellement. Elle se laisse aller à tout ce qui l’entraîne sans se mettre en peine de rien, sans rien penser, vouloir ou choisir, mais demeure contente, sans soin ni souci d’elle, n’y pensant plus, ne distinguant plus son intérieur pour en parler. L’âme n’en a plus. Il n’est plus question de recueillement. L’âme n’est plus au-dedans d’elle, mais elle est toute en Dieu. Il ne lui est plus nécessaire de s’enfermer dans son fond. Elle ne pense plus à l’y trouver. Elle ne l’y cherche plus, comme si une personne était toute pénétrée de la mer, dedans et dehors, dessus et dessous, de tous côtés est la mer ; elle n’aurait besoin ni d’un lieu ni d’un autre, mais de se tenir comme elle serait.

Aussi cette âme ne se met pas en peine de rien faire. Elle demeure comme elle est et cela suffit. Mais que fait-elle ? Rien, rien, et toujours rien. Elle fait tout ce qu’on [110] lui fait faire. Elle souffre tout ce qu’on lui fait souffrir. Sa paix est toute inaltérable, mais toute naturelle, elle est comme passée en nature. Mais quelle différence de cette âme avec une personne toute dans l’humain ! La différence est que c’est Dieu qui la fait agir sans qu’elle le sache, et [auparavant] c’était la nature qui agissait. Elle ne fait ni bien ni mal, mais elle vit contente, paisible, faisant ce qu’on lui fait faire d’une manière inébranlable.

L’obéissance est son guide, car dans le temps de sa perte elle a perdu toute volonté. Ici l’âme n’en a plus de propre et si vous lui demandiez ce qu’elle veut, elle ne le pourrait dire. Elle ne peut choisir. Tous désirs sont ôtés parce qu’étant dans le tout et dans le centre, le cœur perd toute pente, tendance et activité. Ce Torrent n’a plus de pente ni de mouvement, il est dans le repos et dans la fin.

Mais de quel contentement est-elle contente ? D’un contentement immense, général, sans savoir ni comprendre ce qui la contente,74 car ici tous sentiments, goûts et vues, notices particulières, quelque délicats qu’ils soient, sont ôtés. Rien ne touche l’âme, ni amour, ni connaissance, ni intelligence, ni ce certain je ne sais quoi qui l’occupait sans l’occuper et il ne lui reste rien, mais cette insensibilité est bien différente de celle de la mort, sépulture, pourriture. Alors c’était une privation de vie, pour les choses c’était un dégoût, une séparation, une impuissance de mort, mais ici c’est une élévation au-dessus des choses qui ne prive pas des choses, mais les rend inutiles… Dieu en cet état est l’âme de notre âme, et d’une telle manière qu’il se rend comme le principe naturel de vie sans que l’âme le sente ou l’aperçoive à cause de son unité et identité, s’il est permis de se servir de ces mots. L’âme sent bien qu’elle vit, agit et marche et fait toutes les fonctions de la vie, mais sans sentir son âme.

Lorsque nous avons quelque goût de Dieu, si délicat qu’il soit, que l’on connaît ses enfoncements, certaines langueurs, peines, amours, désirs, jouissance, ce n’est point ce degré ici, mais bien quelque autre, car ici Dieu ne peut être goûté, senti, vu, étant plus nous-mêmes que nous-mêmes, non distinct de nous…

L’âme ici est en Dieu comme dans l’air qui lui est propre et naturel pour maintenir sa nouvelle vie et elle ne le sent pas plus que nous sentons l’air que nous respirons. [111] Cependant, elle est pleine et rien ne lui manque, c’est pourquoi tous désirs lui sont ôtés. Sa paix est grande, non comme dans les autres états. Dans l’état passé c’était une paix inanimée, une certaine sépulture dont il sortait quelquefois des exhalaisons qui la troublaient. Dans l’état de poudre elle était en paix, mais c’était une paix inféconde, semblable à un mort qui serait en paix dans les orages et les flots les plus mutinés de la mer — il ne les sentirait pas ni n’en aurait pas de peine, son état de mort le rendant insensible. Mais ici c’est que l’âme est mise au-dessus, comme si d’une montagne elle voyait gronder les flots sans craindre leurs attaques ou, si vous voulez, comme si l’on était dans le fond de la mer, lequel est toujours tranquille pendant que la superficie est en agitation. Les sens peuvent souffrir leurs peines, mais le fond est de même égalité à cause que celui qui le possède est immuable…

Mais que doit-elle faire pour être fidèle à Dieu ? Rien ; et moins que rien. Il faut se laisser posséder, agir, mouvoir sans résistance, demeurer dans son état naturel et de consistance, attendant tous les moments et les recevant de la Providence sans rien ajouter ni diminuer, se laissant conduire à tout sans vue ni raison ni sans y penser… mais laissant à Dieu le soin de faire naître les occasions et de les exécuter — non que l’on y pense par des actes d’abandon ou de délaissement, mais que l’on y demeure par état…

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L’âme ne peut parler de son état, ne le voyant pas bien, ni des actions de vie qu’elle exerce ; mais pour leur principe et leur fin, elle n’en peut ni n’en veut rien dire, n’en ayant connaissance qu’autant qu’il plaît à Dieu de lui en donner dans le moment pour le dire et pour l’écrire.

L’âme ne voit-elle pas ses défauts ? ou n’en commet et n’en connaît-elle point ? Elle en connaît et commet, et elle les connaît mieux que jamais. Ceux qu’elle connaît sont bien plus subtils qu’autrefois. Elle les connaît mieux parce qu’elle a les yeux ouverts, mais elle n’en a pas de peine et ne peut rien faire pour s’en défaire. Elle sent bien, lorsqu’elle a fait une infidélité ou commis une faute, un certain nuage ou bien une poussière s’élever, mais elle retombe d’elle-même, sans que l’âme fasse rien ni pour la faire tomber ni pour s’en nettoyer, outre que tous les efforts de l’âme seraient pour lors inutiles et qu’ils ne serviraient qu’à augmenter l’impureté. L’âme sentirait fort bien que la seconde souillure serait pire que la première. [112] Il ne s’agit point ici de retour, quelque simple qu’il puisse être, car du retour suppose éloignement et si l’on est en Dieu, il ne faut que demeurer en lui…

L’extérieur de ces personnes est tout commun et l’on n’y voit rien d’extraordinaire. Ici tout se voit, sans voir, en Dieu tel qu’il est. C’est pourquoi cet état est moins sujet à la tromperie. Il n’y a point de visions, révélations, extases, ravissements, changements. Tout cela n’est point dans cette voie, qui est simple, pure et nue, n’y voyant rien qu’en Dieu, comme Dieu se voit et par ses yeux75.

Vie ressuscitée en Dieu76

Après la résurrection, tout est redonné avec une facilité admirable d’en faire usage sans se salir, sans s’y attacher, sans se l’approprier comme autrefois, mais faisant tout en Dieu et le divinisant, usant des choses comme n’en usant point, et c’est où est la véritable liberté et la vie véritable : Si vous avez été semblables à Jésus-Christ en sa mort, vous le serez en sa résurrection…

Dans cet état l’âme ne peut point pratiquer la vertu comme vertu, elle ne veut pas même la voir ni la distinguer, mais les vertus lui sont devenues comme habituelles et naturelles en sorte qu’elle les pratique toutes sans les voir ni connaître et sans y pouvoir faire aucune application et distinction. Lorsqu’elle voit quelques personnes dire des paroles d’humilité et s’humilier beaucoup, elle est toute surprise et étonnée de voir qu’elle ne pratique rien de semblable : elle revient comme d’une léthargie ; et si elle voulait s’humilier elle en serait reprise comme d’une infidélité et même elle ne le pourrait faire parce que l’état d’anéantissement par lequel elle a passé l’a mise au-dessous77 de toute humilité — car pour s’humilier il faut être quelque chose et le néant ne peut s’abaisser au-dessous de ce qu’il est ; l’état présent qu’elle porte l’a mise au-dessus de toute humilité et de toutes vertus par la [113] transformation en Dieu. Ainsi, son impuissance vient de son anéantissement et de son élévation…

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[Ces âmes] ont une joie immense, mais insensible qui vient de ce qu’elles ne craignent, ni ne désirent, ni ne veulent rien. Ainsi rien ne peut ni troubler leur repos ni diminuer leur joie…

L’âme est bien, en effet, dans un ravissement et extase qui ne lui causent aucune peine parce que Dieu a élargi sa capacité presque à l’infini… Ici l’extase se fait pour toujours et non pour des heures, sans violence ni altération, Dieu ayant purifié et fortifié le sujet au point qu’il est nécessaire pour porter cette admirable extase78.

L’âme après être parvenue à l’état divin est, comme j’ai dit, un rocher inébranlable à toutes sortes d’épreuves et de coups, si ce n’est lorsque Dieu veut que cette âme fasse quelque chose contre l’ordinaire et l’usage commun. Alors, si elle ne se rend pas au premier mouvement, il lui fait souffrir une peine de contrainte à laquelle elle ne peut résister, et elle est contrainte, par une violence qui ne se peut expliquer, de faire ce qu’il veut…

Si vous voulez attribuer quelque chose ou état à cette âme ainsi transformée et devenue Dieu, elle se défendra d’abord, ne pouvant rien trouver en elle qui se puisse nommer et affirmer ou entendre, mais l’âme est dans une négation parfaite. C’est ce qui fait la différence des termes, et les expressions que l’on a peine de faire entendre à moins que ces personnes ne soient ainsi ; et cela vient de ce que cette âme par son anéantissement ayant perdu tout ce qu’elle avait de propre, elle ne se peut rien attribuer non plus qu’à Dieu parce qu’elle ne connaît plus que Dieu seul dont on ne peut rien dire. Aussi, tout est Dieu à cette âme ; car ici il n’est plus question de voir tout en Dieu, car voir ces choses en Dieu c’est les distinguer en lui… [Ici] toutes créatures terrestres et célestes, pures intelligences, tout disparaît et s’évanouit, et il ne reste que Dieu même comme il était avant la création. Cette âme ne voit que Dieu partout et tout lui est Dieu ; non par pensée, vue, lumière, mais par identité d’état qui la rend Dieu sans qu’elle puisse plus se voir elle-même par unité d’identité, elle ne peut aussi rien voir partout…

Et cet abandon à l’aveugle est une chose de l’état de l’âme dont je parle parce qu’étant devenue une même [114] chose avec Dieu, elle ne peut voir79 que Dieu. Car, ayant perdu toutes dissemblances, propriétés, distinction, il n’est plus question de s’abandonner parce que pour s’abandonner il faut être quelque chose et pouvoir disposer de soi.

L’âme dont je parle est par cet état perdue en Dieu, mêlée avec lui comme ce fleuve dont j’ai parlé se mêle dans le mer en sorte qu’il ne se trouve plus. Il a le flux et le reflux de la mer, non plus par choix et volonté et liberté, mais par nécessité d’état, parce que la mer immense a absorbé ses petites eaux bornées et rétrécies, et il participe à tout ce que fait la mer, mais sans distinction de la même mer. C’est la mer qui l’entraîne et s’il n’est pas entraîné80 puisqu’il a perdu tout son propre ; et n’ayant point d’autres mouvements que la mer, il agit aussi infailliblement que la mer même, non que par sa nature il ait ses81 qualités, mais c’est qu’en perdant toutes ses qualités propres il n’en a plus d’autres que la mer, sans pouvoir être jamais autre que mer…

Mais, dira-t-on, vous ôtez ainsi à l’homme la liberté. Non, car il n’a plus de liberté que par un excès de liberté : parce qu’il a perdu librement toute liberté créée, il participe à la liberté incréée qui n’est plus raccourcie, limitée, bornée pour quoi que ce soit, et cette âme est si libre que toute la terre lui paraît moins qu’un point et il lui semble qu’elle renferme toute la terre sans en être renfermée. Plus cette âme est libre pour tout faire et pour ne rien faire, il n’y a point d’état et de condition où elle ne s’accommode : elle peut tout faire ce que les autres font et elle ne peut rien faire de tout ce que les autres font82. O état, qui te pourra décrire !…

Cette âme ne se soucie pas de la solitude ni du grand monde : tout lui est égal. Elle ne pense plus d’être délivrée de ce corps pour être unie sans milieu. Ici, elle est non seulement unie, mais transformée, changée, libre de son amour, ce qui fait qu’elle ne pense plus à aimer, car elle aime Dieu d’un Amour-Dieu et par état83.

… Cependant ces âmes paraissent des plus communes parce qu’elles n’ont rien à l’extérieur qui les différencie [115] qu’une liberté infinie qui scandalise souvent les âmes rétrécies et resserrées en elles-mêmes. Comme elles84 ne voient rien de meilleur que ce qu’elles ont, c’est ce qui fait que tout ce qui n’est pas tout ce qu’elles possèdent leur paraît mauvais. Mais la liberté qu’elles condamnent dans les âmes si simples et si innocentes est une sainteté incomparablement plus éminente que tout ce qu’elles croient saint… Ces âmes devenues Dieu agissent en Dieu par un principe d’une force infinie et ainsi les plus petites actions de ces âmes sont plus agréables à Dieu que tant d’actions héroïques des autres qui paraissent si grandes devant les hommes. C’est pourquoi les âmes de ce degré ne se mettent point en peine ni ne cherchent point à rien faire de grand, se contentant d’être comme elles sont à chaque moment…

Oh ! si l’on savait la gloire que ces âmes qui sont souvent le rebut du monde rendent à Dieu, l’on serait étonné et ravi, car ce sont elles proprement qui rendent à Dieu une gloire de Dieu sans penser de lui en rendre, parce que, Dieu agissant en elles en Dieu, il tire de lui en elles une gloire digne de lui.

… Dieu est dans cette âme ou plutôt cette âme n’est plus, elle n’agit plus, mais Dieu agit et elle est l’instrument. Dieu renferme en lui tous les trésors, il les fait manifester par cette âme aux autres. Alors, cette âme qui les tire de son fond connaît qu’ils y étaient, quoique la perte ne lui eût jamais permis d’y réfléchir. Et je m’assure que toute âme de ce degré m’entendra et saura très bien la différence de ces états. Le premier voit les choses et en jouit comme nous jouissons du Soleil, mais le second est devenu lui-même le Soleil qui ne jouit ni ne pense à sa lumière.

Cet état est fort permanent et il n’y a nulle vicissitude quant au fond qu’un avancement plus grand en Dieu. Et, comme Dieu est infini, il peut faire devenir Dieu une âme toujours plus infiniment, et cela en élargissant sa capacité à l’infini…

C’est pourquoi plus ces âmes vivent dans cet état divin plus elles sont agrandies, et leur capacité devient toujours plus immense sans qu’il y ait rien à désirer ni à faire pour ces âmes, car elles ont toujours Dieu en plénitude, Dieu ne laissant jamais un moment de demeurer en elles : à mesure qu’il croît et élargit, à mesure il remplit de lui-116 même — comme l’air : une petite chambre est pleine d’air, mais une grande a plus d’air. Augmentez toujours cette chambre, à mesure, infailliblement quoiqu’imperceptiblement, l’air y entre toujours, de même l’âme se remplit sans changer d’état ni de disposition et sans rien sentir de nouveau, mais jamais la capacité de l’âme ne peut être accrue que par l’anéantissement parce que jusqu’alors elle a une opposition à être étendue…85

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L’âme donc n’a rien à faire ici qu’à demeurer comme elle est et suivre sans résistance tous les mouvements de son moteur. Tous les premiers mouvements de cette âme sont de Dieu et c’est sa conduite infaillible. Il n’en est pas de même aux états inférieurs si ce n’est lorsque l’âme a commencé à goûter du centre, mais il n’est pas si infaillible et qui garderait cette règle sans être dans l’état bien avancé se tromperait.

C’est donc la conduite de cette âme de suivre aveuglément et sans conduite les mouvements qui sont de Dieu, sans réflexion. Ici toute réflexion est bannie et l’âme aurait peine, même quand elle voudrait, à en faire. Mais, comme en s’efforçant peut-être en pourrait-elle venir à bout, il faut les éviter plus que toute autre chose parce que la seule réflexion a le pouvoir de faire entrer l’homme en lui et le tirer de Dieu. Or je dis que si l’homme ne sort point de Dieu, il ne péchera jamais…

L’âme est établie par état dans son bien souverain, sans changement. Elle est dans la béatitude foncière où rien ne peut traverser ce bonheur parfait lorsqu’il est par état permanent. Car plusieurs l’ont passagèrement, et on l’a passagèrement avant que de l’avoir par état permanent : Dieu donne premièrement les lumières de l’état, ensuite il donne le goût de l’état, enfin il le donne par une notice confuse et non distincte ; puis il donne l’état d’une manière permanente et y établit l’âme pour toujours.

L’on me dira que l’âme étant établie dans l’état, il n’y a rien de plus pour elle. C’est tout le contraire : il y a toujours infiniment à faire du côté de Dieu et non de la créature. Dieu ne divinise pas tout à coup, mais peu à peu, puis, comme j’ai dit, il augmente la capacité de l’âme qu’il peut toujours déifier de plus en plus, Dieu étant un abîme inépuisable86. [117]

De trois voies imperceptibles

[Donnons encore, non comme conclusion, mais plutôt comme un écho, ces trois images, extraites de l’un des « Discours spirituels » de Madame Guyon :]

Il est dit dans l’Écriture (Prov. 30, v. 19) trois choses qui sont excellentes au sujet de l’Intérieur. Il ne peut être mieux comparé, qu’à la voie du serpent dans la pierre ; à celle d’un vaisseau sur la mer, mais comme dit Job (Job 9., v. 26), un vaisseau chargé de pommes ; et à la voie de l’aigle en l’air. Il ne reste aucun vestige de ces trois sortes de voies.

1) La première est des personnes déjà avancées, mais qui sont encore loin de la perfection. Quoique le serpent laisse peu de vestiges du lieu où il a été sous la pierre, on ne laisse pas d’apercevoir un sentier limoneux et luisant. Ce sont les premières âmes, en qui il reste quelques traces de certaines lumières, goûts, sentiments : ces traces sont même presque imperceptibles. Ce qui se discerne le mieux, c’est la vieille peau du serpent qui reste sous la pierre. Cette peau marque que cette personne a travaillé à mortifier ses sens et ses passions d’une telle manière qu’elle en est dépouillée, et revêtue de nouveaux sentiments et des vertus opposées à ses passions dominantes.

2) Le vaisseau laisse bien moins de traces sur les ondes que le serpent sous la pierre ; néanmoins on voit quelque temps comme un sillon sur les flots, qui est la trace qui ne dure guère. Si pourtant ce vaisseau était chargé de marchandises de garde, ces marchandises seraient une marque et une assurance des lieux où il a voyagé ; mais n’étant chargé que de pommes, que l’eau de la mer corrompt, on est obligé à mesure qu’elles pourrissent de les jeter dans la mer, de sorte que le vaisseau arrivant vide, il ne reste ni trace de son passage, ni vestige de ses marchandises. C’est la figure du parfait dénuement de l’âme ; il ne reste point de trace de son marcher qui puisse servir d’appui et d’assurance qu’il ait tenu la route de ces vastes mers et qu’il ait passé ce chemin : il ne paraît rien de sa charge, qui s’est corrompue peu à peu, et c’est cette corruption qui a obligé le divin pilote de jeter la marchandise dans la mer ; enfin cette corruption devient si grande, qu’on est obligé de décharger le vaisseau de tout ce qu’il portait. Il est vrai que la misère que l’âme éprouve est quelque chose de triste pour elle, mais elle éprouve en même temps une [118] chose à laquelle elle ne faisait pas d’abord attention, c’est que plus elle devient misérable, plus elle devient légère ; elle se trouve peu à peu dégagée du poids d’elle-même ; enfin plus sa misère augmente, plus elle devient vide. L’âme ne se trouve plus chargée ni embarrassée ; au contraire elle éprouve un certain vide qui lui a donné de l’étendue et de la largeur. Le vaisseau vide se trouve en état d’être rempli des plus exquises marchandises. Notre âme vide est propre à tout ce que Dieu veut en faire. Heureux vaisseau ! Tu te croyais méprisable et tout honteux de ta charge, tu rougissais dans le secret : c’est néanmoins cette charge pleine de pourriture qui t’a vidé de tout ce qui t’appartenait, et de ce qu’il y avait de plus fort et de plus intime dans l’amour de toi-même. Le fond de cale a été vidé, c’est-à-dire que tu es délivré de la propriété qui te corrompait profondément ; ainsi tu es entièrement vide, net et balayé de ta pourriture. On a cherché dans les endroits les plus reculés, s’il ne restait point quelque pourriture, pour la jeter dans la mer. Te voilà parvenu à une nudité entière !

3) La troisième est la trace de l’aigle dans l’air. Quel est l’œil assez perçant pour en découvrir les vestiges ? Qui peut discerner les voies d’une âme qui se perd dans les airs de la divinité ? Nul yeux, si ce n’est ceux de l’aigle même. Mais que voit cette aigle ? Ce qui est devant elle, et nullement ce qu’elle a laissé. Il n’y a point de sentier, point de trace dans son chemin ; cependant elle ne s’égare jamais. Où loge-t-elle, cette aigle fortunée ? Où se repose-t-elle après son vol ? Sur les rochers : elle fait son nid sur les roches rompues (Job., 39, y. 28), comme dit un autre endroit de l’Écriture, dans les trous de la pierre. Quelle est cette pierre vive et vivante, sinon Jésus-Christ ? Elle se repose en lui. Ceux qui considèrent cette aigle merveilleuse et qui ne voient que des roches rompues, une espèce de débris de cette pierre vive, croient qu’il n’y a rien de bon dans l’aigle, qu’elle n’habite point la pierre vive, puisqu’elle fait son séjour dans les roches rompues. Cependant c’est en Jésus-Christ qu’elle est à couvert, c’est dans son cœur, c’est dans ses plaies, qui sont comme les trous de la pierre, c’est lui-même qui la porte et la cache avec lui dans le sein de son Père87.





LES TROIS AVÈNEMENTS DU CHRIST DANS L’ÂME D’APRÈS RUYSBROECK L’ADMIRABLE [Jacqueline Chambron]

À travers les textes multiples de l’anachorète du Val Vert nous parviennent les échos de la plus obscure et la plus lumineuse des aventures : le retour de l’âme à Dieu.

Quel que soit le titre choisi, c’est lui qui le dit et redit dans l’éblouissement de celui qui a perdu la vue à poursuivre la splendeur divine jusqu’à la source d’où elle efflue : « les esprits sublimes ont remonté le courant de cette veine vive jusqu’au fond vivant où la source a son origine. C’est là qu’ils sont liquéfiés et emportés de clarté en clarté, de félicité en félicité » (p. 158-159).

De cette remontée à la cime de laquelle il se tient, il connaît et décrit les degrés que sont la découverte de la ressemblance, de l’union et de l’unité sans distinction ; ce sont les différentes rencontres de l’âme et de Dieu, rencontres dont le mouvement va s’accélérant et s’intensifiant, mais qui reste en quelque sorte toujours identique à lui-même quel que soit le niveau où il s’opère.

« Et à mesure que les dons que le Christ accorde sont plus intimes, que la motion qu’il exerce est plus subtile, notre esprit se livre à des exercices plus profonds et plus savoureux (…). Et c’est là une chose qui se renouvelle [120] toujours. Car Dieu accorde des dons toujours nouveaux et notre esprit revient toujours à l’unité intérieure selon la manière dont Dieu le sollicite et le comble de ses dons ; et dans cette rencontre il reçoit des dons nouveaux qui sont toujours plus élevés. C’est ainsi qu’on grandit sans cesse en vue d’atteindre à une vie plus haute. » (R. 310.)

Que Ruysbroeck parle des douceurs et de l’enlacement de l’âme et du corps, de l’esprit et de Dieu, des tourments de l’union impossible, des violences de la tempête d’amour ou de la béatitude de l’anéantissement, il dit la violence sans cesse croissante d’un feu unique dévorant qui va jusqu’à l’extinction et de l’âme et de Dieu, couronnement de la contemplation « suressentielle ».

Les extraits que nous avons choisis pour illustrer le thème des trois voies et de la non-voie sont tirés des Noces spirituelles. Cet ouvrage date de 1350, il est considéré comme le chef-d’œuvre de Ruysbroeck et lui-même l’a reconnu de son vivant « comme vrai et bon ».

Dans ce texte, Ruysbroeck commente un verset de l’Évangile selon saint Matthieu : « Voyez, l’Époux vient, sortez à sa rencontre. »

Chaque élément de la citation correspond à l’un des mouvements de l’âme vers Dieu, de Dieu vers l’âme :

« Voyez » exprime le dévoilement, la prise de conscience, la gratuité de la grâce.

« L’Époux vient » annonce ce que notre auteur nomme « l’avènement du Christ ».

« Sortez » décrit la réponse de l’âme ou son exercice.

« À sa rencontre » évoque le couronnement, l’union dont le degré dépend de l’intensité de la vision, c’est-à-dire de la grâce.

En usant de ce procédé, Ruysbroeck expose comme au ralenti le déroulement des phases de la vie intérieure profonde, qu’il décrit, selon une distinction traditionnelle, à trois niveaux : vie active, vie « dans le désir de Dieu », vie « dans la contemplation suressentielle ». Mais plutôt qu’à ces trois voies ou plans de la vie spirituelle, c’est au triple avènement intérieur de la vie dans le désir de Dieu et à la contemplation suressentielle « en la lumière divine et selon le mode de Dieu » que correspond, avec une précision parfois très émouvante, ce que le Shivaïsme du Cachemire en particulier désigne comme les trois voies et la non-voie.

L’avènement du Christ est encore appelé « venue de l’Époux », car « cet Époux, c'est le Christ et la nature humaine, c'est l'épouse que Dieu a faite à l'image et à la ressemblance de lui-mcme. » (R. 181.)

Les trois avènements intérieurs concernent les modalités possibles de l’intimité de l’âme et de Dieu à partir de leur rencontre effective, c’est-à-dire à partir du moment où opère ce que Ruysbroeck nomme la lumière surnaturelle par opposition à la grâce qui n’est que prévenante. C’est ce moment précis et particulier que toute tradition vraiment mystique reconnaît être celui de l’accès à l’intériorité, moment avant lequel il ne peut être question de vie mystique véritable.

A partir de ce moment, l’avènement est intérieur, et spirituelle la sortie vers l’Époux, tandis que la rencontre a lieu dans l’union de simple jouissance ; l’homme cesse d’être extérieur, accède à l’entrée « qui le conduira des œuvres à leur pourquoi, des signes à la vérité ».



« C’est ainsi que survient une lumière plus haute de la grâce divine, pareille à un rayon de soleil versé dans l’âme, sans mérite de sa part et sans désir adéquat… Et c’est là une intervention mystérieuse de Dieu dans l’âme, au-dessus du temps, et qui meut l’âme avec toutes ses puissances. Ici prend fin la grâce prévenante et commence l’autre, c’est-à-dire la lumière surnaturelle. » (R. 189.)

Ruysbroeck situe ce moment privilégié à la fin de la vie active, à l ’orée de « la vie dans le désir de Dieu » — couronnement de l’une, début de l’autre — d’où nous tirons les passages sur le triple avènement et ses aboutissements.

L’Époux vient de différentes façons, en effet, selon l’œil qui le voit venir, selon qu’il s’avance vers les « fidèles serviteurs » appliqués aux exercices de la vie active, vers les « amis secrets » adonnés aux exercices intérieurs vers les « fils cachés » qui s’absorbent dans sa contemplation. Le Christ ne saurait s’avancer vers ceux qui restent aveugles, aussi dit-il « Voyez », car « c’est par lui que nous devenons voyants… et cette parole du Christ en nous n’est rien d’autre qu’une infusion de sa lumière et de sa grâce ».



Ainsi l’homme intérieur, animé d’un zèle intérieur, touché et mû promptement par l’irradiation de la grâce peut voir s’avancer l’Époux de trois façons, et à ces trois rencontres il répond de trois manières par des exercices intérieurs qui le conduiront aux différents degrés de l’union. Jacqueline Chambron.







LES NOCES SPIRITUELLES [extraits — Jacqueline Chambron, trad. J.-A. Bizet]

DU TRIPLE AVÈNEMENT DU CHRIST (LIVRE II)88

L’avènement particulier du Christ se présente de trois manières chez les hommes qui s’exercent dévotement à la vie intérieure. Et chacun de ces trois avènements élève l’homme à une existence plus haute et à des exercices plus profonds. Le premier avènement du Christ dans les exercices intérieurs, opère du dedans une motion et impulsion sensibles, il attire l’homme avec toutes ses puissances en haut, vers le ciel, et le presse de se tenir en union avec Dieu. Cette impulsion et attraction on la ressent dans le cœur et dans l’unité de toutes les puissances chamelles, en particulier dans la concupiscible. Car cet avènement émeut chez l’homme la partie inférieure et y agit ; il faut, en effet, qu’elle soit purifiée, ornée, enflammée et entraînée vers le dedans. Cette impulsion intérieure de Dieu, prend en même temps qu’elle donne, elle rend à la fois riche et pauvre, bienheureux et malheureux, elle fait espérer et désespérer, elle réchauffe et glace. Les dons et actions qui s’exercent ici en sens contraire, sont ineffables en toutes langues. (…)

La seconde manière selon laquelle se présente l’avènement intérieur du Christ, est d’un ordre plus relevé. Il s’y montre plus hautement semblable à ce qu’il est en lui-même, Il y accorde des dons plus hauts et des lumières plus vives. Elle s’effectue dans le reflux au sein des puissances supérieures de l’âme, parmi l’abondance des dons divins qui affermissent, illuminent et enrichissent l’esprit de multiples manières. Pour autant que Dieu se répand, il exige de l’âme qu’elle s’écoule et puis reflue avec toutes ses richesses vers le même fond d’où provient l’épanchement. Et dans cet épanchement Dieu accorde, Il montre des dons

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merveilleux. Mais II exige en retour de l’âme qu’elle lui rende tous ses dons, démultipliés, au-delà de tout ce que la créature peut faire. Cet exercice, ce degré d’existence est plus élevé, il atteint à une plus haute ressemblance avec Dieu que le premier, et c’est par là que les trois puissances supérieures de l’âme reçoivent leur ornement.

La troisième manière, selon laquelle se présente l’avènement intérieur de Notre-Seigneur, consiste en une motion ou une touche intérieure ressentie dans l’unité de l’esprit, au sein de laquelle les puissances supérieures de l’âme ont leur existence, d’où elles émanent, où elles font retour, y demeurant toujours unies par le lien de l’amour, et du fait de l’unité de l’esprit dans l’ordre naturel. Cet avènement porte au degré d’existence le plus haut et le plus profond qui soit dans la vie intérieure. C’est par là que, de maintes façons, l’unité de l’esprit reçoit son ornement.

Or le Christ exige dans chaque avènement une sortie particulière de nous-mêmes, notre vie se conformant à la manière de son avènement. C’est pourquoi il prononce spirituellement cette parole dans notre cœur, lors de chaique avènement : « Sortez par vos exercices et toute votre vie, selon la manière dont la grâce et mes dons vous y incitent. » Car d’après la manière dont l’Esprit de Dieu nous touche, nous meut, nous attire, exerce en nous son influence, sa touche même, il nous faut sortir et marcher dans la pratique des exercices intérieurs, si nous voulons parvenir à la perfection. Mais si nous résistons à l’esprit de Dieu par les dissonances de notre vie, nous perdons l’impulsion intérieure et fatalement nous restons à court de vertu.

Ce sont là trois avènements du Christ dans les exercices intérieurs.



A. Le premier avènement lequel se fait dans le cœur

Le premier avènement du Christ dans les exercices que le désir inspire, est une motion intérieure et sensible du Saint Esprit qui nous pousse et incite à toutes les vertus. (…)

A) PREMIER MODE

Le Christ illumine et enflamme les plus basses parties dans l’homme, à savoir son cœur de chair et ses puissances sensibles ; et ceci se produit en moins d’un instant, car l’œuvre de Dieu est vite faite. (…)

De la même manière que le feu, par sa nature et sa vertu, enflamme toute matière prête à s’enflammer, le Christ enflamme les cœurs préparés, libres et élevés, par l’ardeur intime de son avènement intérieur.

Et il dit dans cet avènement : « Sortez par des œuvres conformes au mode de cet avènement. »

De cette ardeur provient l’unité du cœur. Nous ne pouvons, en effet, parvenir à la véritable unité que si l’Esprit de Dieu allume ses feux dans notre cœur. Car le feu rend un, et semblable à lui-même ; et il en va ainsi pour tout ce qu’il peut envelopper et transformer. L’unité consiste à se sentir recueilli intérieurement, avec toutes ses puissances, dans l’unité du cœur. L’unité donne la paix intérieure et le repos du cœur. L’unité du cœur est un lien qui attire ensemble et qui enlace le corps et l’âme, le cœur, les sens et toutes les puissances dans l’unité de l’amour.

De cette unité vient la ferveur intime. Car nul ne peut être fervent s’il n’est en lui-même recueilli et uni. La ferveur intime consiste à se tenir au dedans de soi-même tourné vers son propre cœur, de manière à comprendre et sentir l’opération de Dieu dans l’âme et son allocution intérieure.

B) DEUXIÈME MODE. SURABONDANCE DES CONSOLATIONS

… Quand ce clair Soleil qu’est le Christ s’élève dans notre cœur au-dessus de toutes choses et que les exigences de la nature charnelle qui sont contraires à l’esprit, sont bien dominées et réglées avec discrétion, tandis que les vertus sont alors acquises de la manière exposée dans le mode précédent, et que par l’ardeur de la charité, tout le goût et tout le repos que l’on peut trouver dans la vertu sont rapportés à Dieu en offrande d’actions de grâces et de louanges, il s’ensuit parfois une douce pluie de nouvelles consolations intérieures, une rosée céleste de suavité divine. (…) De cette même suavité vient la délectation du cœur et de toutes les



puissances charnelles, de sorte que l’homme se croit enserré du dedans par l’étreinte divine de l’amour. Cette délectation et cette consolation comptent davantage, pour l’âme comme pour le corps, elles leur sont plus savoureuses que tout ce que le monde entier pourrait donner de plaisir, même en supposant qu’on pût être seul à en jouir. Parmi cette délectation Dieu se laisse descendre dans le cœur par le moyen de ses dons, avec tant de consolations savoureuse et de joies, que le cœur déborde intérieurement. À cette occasion, on constate combien sont misérables ceux qui se tiennent en dehors de l’amour. Ce bonheur fait que le cœur se répand sans qu’on puisse le retenir, vu l’abondance des joies intérieures. (…)

Or cet avènement, selon le mode ici décrit, est accordé à des hommes ainsi disposés dès leur début, quand ils se détournent du monde, c’est-à-dire quand ils opèrent une conversion totale et renoncent à toutes les consolations du monde afin d’être tout à Dieu et de ne vivre que pour Lui, bien qu’ils soient encore fragiles et qu’ils aient besoin de lait et de douceurs, non de fortes nourritures, de grandes tentations et du sentiment d’être délaissés de Dieu. (…)

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De la comparaison avec l’abeille. Je vais vous exposer une modeste comparaison afin que vous ne vous égariez pas, mais que vous sachiez vous gouverner dans cet état. Or il vous faut observer l’abeille et imiter sa sagesse. Elle vit en union avec l’assemblée de ses pareilles, et elle sort, non pas sous la tempête, mais quand le temps est calme et serein et que le soleil donne, se posant sur toutes les fleurs dans lesquelles se trouve quelque suave nectar. Elle ne prend son repos sur aucune fleur ni sur rien qui la délecte par sa beauté ou suavité ; mais elle butine le miel et la cire, c’est-à-dire la douceur et la matière dont s’alimente la claire flamme ; ensuite elle revient à l’unité de l’essaim rassemblé, afin de devenir féconde et de tirer parti de son butin. Le cœur épanoui où resplendit le Christ, soleil de l’éternité, croît sous ses rayons, fleurit et se répand, avec toutes les puissances intérieures, en joie et en douceurs. Or l’homme doit imiter les façons de l’abeille, il doit voler par l’observation, la raison, la discrétion, sur tous les dons et sur toutes les douceurs qu’il lui a jamais été donné de goûter, et sur tous les biens que Dieu a jamais faits, et avec le dard de la charité et du discernement intérieur, il doit faire l’épreuve de toute la diversité des consolations et des biens, sans se reposer sur aucune fleur, à savoir en aucun don ; mais, tout chargé d’actions de grâces et de louanges, il doit reprendre son essor vers l’unité au sein de laquelle il veut prendre avec Dieu son repos et sa demeure pour l’éternité.

C’est là le second mode des exercices intérieurs qui ornent la partie inférieure chez l’homme de multiples façons.

C) TROISIÈME MODE. PUISSANT ATTRAIT VERS DIEU

La première opération du Christ, le début même de ce mode, c’est l’attraction que Dieu exerce sur le cœur, sur les désirs, sur toutes les puissances de l’âme ; Il les attire en haut vers le ciel, Il leur recommande de s’unir à Lui (…) il s’agit là d’une sollicitation et intimation intérieures qui pressent le cœur de se porter à sa plus haute unité. (…)

Cette intimation est une irradiation du Christ, Soleil éternel, et elle produit dans le cœur une joie si délectable, elle l’épanouit si largement, qu’il est difficile de le fermer ensuite. (…)

Parfois l’homme peut être élevé au-dessus de lui-même et au — dessus de l’esprit, sans être cependant absolument tiré hors de lui-même, et plongé dans un bien incompréhensible qu’il ne saurait exprimer ou décrire d’une manière adéquate à ce qu’il a vu ou entendu ; car voir et entendre n’est qu’une seule et même chose dans cette opération toute simple, cette simple vision. Et nul autre que Dieu seul ne peut provoquer chez l’homme cette opération, sans intermédiaire, sans la coopération de quelque créature. C’est là ce qui s’appelle le ravissement, par où il faut entendre que l’homme est enlevé à lui-même, emporté au-dessus de lui — même.

Parfois Dieu donne à certains de brèves lueurs dans l’esprit, quelque chose comme les éclairs dans le ciel. C’est ainsi qu’apparaît une courte lueur d’une singulière clarté, laquelle jaillit du sein de la toute simple nudité. En un instant, l’esprit est alors élevé au-dessus de lui — même, et aussitôt la lumière s’évanouit et l’homme revient à soi. Dieu exerce lui-même cette action, et c’est là chose très noble, car ceux qui la subissent en deviennent souvent des hommes éclairés. (…)

D) QUATRIÈME MODE DE LA DÉRÉLICTION

(…) Le Christ se cache. Que le Christ se cache et retire l’éclat intérieur de sa lumière et de sa chaleur, c’est la première opération et un nouvel avènement selon ce mode.

(…) Alors l’homme sort et se trouve pauvre, misérable, délaissé. Ici toute tempête, tout transport et toute impatience d’amour s’apaisent ; l’été brûlant se transforme en automne et toute opulence en grande pauvreté (…).

(Mais) de toute déréliction, l’homme doit se faire une joie intérieure, se remettre entre les mains de Dieu et se réjouir de pouvoir souffrir pour la gloire de Dieu. S’il se comporte bien dans cet état, il ne goûtera jamais joie plus profonde ; car rien n’est plus délectable pour qui aime Dieu que de sentir qu’il appartient en propre à son bien-aimé. (…)

Comment le premier avènement prépare le second

Une fois que l’homme est bien purifié, pacifié et rentré en lui — même selon sa partie inférieure, il est en état d’être éclairé intérieurement quand Dieu juge que le temps est venu et qu’il en donne l’ordre. Il peut fort bien aussi recevoir cette illumination au début de sa conversion pourvu qu’il se livre entièrement à la volonté de Dieu, et renonce à toute considération d’intérêt personnel : car tout est là. Mais il lui faut ensuite gravir les voies et les modes qui ont été précédemment exposés, aussi bien dans sa vie extérieure que dans sa vie intérieure, ce qui devrait lui être plus facile qu’un autre qui commence tout en bas son ascension : il a reçu en effet plus de lumières que les autres hommes.





B. Le second avènement dans les puissances supérieures. L’image de la source et des trois ruisseaux

Nous poursuivons en parlant du second mode de l’avènement du Christ dans les exercices intérieurs, par où l’homme reçoit ornement, clarté et richesse dans les puissances supérieures de l’âme. Cet avènement nous le comparerons à une source vive, avec trois ruisseaux. La source d’où s’écoulent ces ruisseaux, c’est la plénitude de la grâce divine dans l’unité de notre esprit. La grâce y demeure essentiellement, selon qu’elle y a son siège, aussi est-elle comparable à une fontaine débordante ; elle s’y exerce en acte selon qu’elle se répand par des ruisseaux dans chacune des puissances de l’âme à la demande de leurs besoins. Ces ruisseaux, ce sont les manières particulières dont Dieu influe et agit sur les puissances supérieures, où par le moyen de la grâce, son action s’exerce de maintes façons.

PREMIER RUISSEAU : COMMENT IL FAIT L’ORNEMENT DE LA MÉMOIRE

Le premier ruisseau de la grâce divine que Dieu fait couler dans cet avènement, c’est une pure simplicité qui brille dans l’esprit à l’exclusion de toute distinction. Ce ruisseau prend son origine à la source qui jaillit dans l’unité de l’esprit, il coule vers le bas et irrigue toutes les puissances de l’âme, les plus hautes comme les inférieures, et les élève au-dessus de toute multiplicité qui les occupe encore ; il produit dans l’homme la simplicité, et lui montre et lui procure un lien intérieur dans l’unité de son esprit. C’est ainsi que l’homme est élevé selon la mémoire et délivré de toute suggestion étrangère et de son instabilité. Or le Christ dans cette lumière presse de sortir, selon le mode de cette lumière et de cet avènement.

Ainsi l’homme sort, et constate que, moyennant cette simple lumière répandue en lui, il se trouve ordonné, apaisé, pénétré et fixé dans l’unité de son esprit et de sa mémoire. Ici l’homme est élevé et établi dans un état nouveau, il rentre en lui-même et dispose sa mémoire au dépouillement total, au-dessus de toute intrusion d’images sensibles et au — dessus de toute multiplicité. Ici l’homme possède essentiellement et surnaturellement l’unité de son esprit et s’y installe comme en sa demeure propre et dans l’héritage qui de toute éternité lui revient en personne.

DEUXIÈME RUISSEAU : COMMENT IL ÉCLAIRE L’ENTENDE­MENT

Par le moyen de la charité intérieure, de l’inclination amoureuse et aussi de la fidélité divine, jaillit le second ruisseau de la plénitude de la grâce dans l’unité de l’esprit, et c’est là une clarté spirituelle qui se répand dans l’entendement et l’illumine, avec appréhension de notions distinctes de diverses manières. Car cette lumière fait voir et donne en vérité des notions distinctes en toutes les vertus. Mais tout cela n’est pas en notre pouvoir. En effet, quoique nous possédions toujours cette lumière dans notre âme, Dieu fait qu’elle se tait ou qu’elle parle, 11 peut la montrer ou la cacher, la donner et l’enlever, selon le moment et selon le lieu, puisque cette lumière est à Lui. Et c’est pour cela qu’il opère dans cette lumière comme II veut, quand II veut, pour qui II veut et ce qu’il veut. Les hommes qui la reçoivent n’ont pas absolument besoin que quelques révélations leur soient faites ou qu’ils soient attirés au-dessus des sens et au-dessus de toute sensibilité, car leur vie, leur habitation, leur conversation, leur être même est dans l’esprit, au-dessus des sens et de toute sensibilité ; et c’est là que Dieu leur montre ce qu’il veut et ce dont ils ont besoin, eux-mêmes ou d’autres hommes. Cependant Dieu pourrait, s’il le voulait, priver ces hommes de leurs sens extérieurs et leur montrer intérieurement quelque image inconnue ou des choses à venir, d’une manière ou d’une autre. Or le Christ veut qu’on sorte et marche dans cette lumière, selon le mode de cette lumière.

Or cet homme illuminé doit ensuite sortir et considérer son état et sa vie intérieure et extérieure, se demandant s’il porte la ressemblance parfaite du Christ selon son humanité et aussi selon la divinité. Car nous avons été créés à l’image et à la ressemblance de Dieu. Et il doit lever ses yeux illuminés, pour s’attacher à la vérité intelligible par la raison éclairée, puis considérer et contempler, selon le mode des créatures, la très haute nature de Dieu et les propriétés infinies qui sont en Dieu. Car à une nature infinie conviennent des vertus et des œuvres infinies. (…)

Quand l’homme considère ainsi l’étonnante richesse et la majesté de la nature divine, ainsi que la diversité des dons que Dieu répand et offre à ses créatures, il sent grandir en lui l’admiration d’une richesse aussi diverse, d’une telle majesté, de la fidélité sans bornes qu’il garde à ses créatures. Il en résulte dans l’esprit une singulière joie intérieure et une haute confiance en Dieu. Et cette joie intérieure embrasse et pénètre toutes les puissances de l’âme ainsi que l’unité de l’esprit.

TROISIÈME RUISSEAU : COMMENT IL CONFIRME LA VOLONTÉ EN TOUTE PERFECTION

Moyennant cette joie, l’abondance de la grâce et la fidélité divine, jaillit et s’écoule le troisième ruisseau dans cette même unité de l’esprit. Ce ruisseau enflamme la volonté à l’instar du feu, il dévore et consume toutes choses, les réduisant à l’unité, puis inonde et envahit toutes les puissances de l’âme, leur conférant l’abondance de ses dons et une singulière noblesse ; il produit enfin dans la volonté un amour spirituel et subtil qui exclut tout effort. (…)

Moyennant le premier ruisseau, qui consiste en une lumière simple, la mémoire est élevée au-dessus des suggestions des sens, placée et établie dans l’unité de l’esprit. Moyennant le second ruisseau qui consiste en une clarté infuse, l’entendement et la raison sont illuminés pour connaître différents modes de vertu, différents exercices et le sens caché des Écritures d’une façon distincte. Moyennant le troisième ruisseau, qui consiste en une chaleur diffusée dans l’esprit, la volonté supérieure est enflammée d’un amour silencieux et dotée de dons abondants. C’est ainsi qu’on devient un homme d’esprit illuminé. Car la grâce de Dieu se présente comme une source dans l’unité de l’esprit, et les ruisseaux qui en découlent produisent dans les puissances un débordement de toutes les vertus. Or la source de la grâce commande toujours un reflux vers le même fond d’où le flot s’écharpe.

L’homme, une fois affermi dans le lien de l’amour, doit établir son séjour dans l’unité de son esprit ; et il doit sortir avec sa raison illuminée et une charité débordante, au ciel et sur la terre, puis considérer toutes choses avec un clair discernement, et enrichir toutes choses avec une juste libéralité et selon l’abondance des dons de Dieu. (…)

Or entendez bien, l’homme doit sortir et considérer Dieu dans sa gloire avec tous les saints ; il doit contempler comment Dieu se répand avec abondance et libéralité, dans l’éclat de sa gloire, se donnant Lui-même parmi d’inconcevables délices au bénéfice de tous les saints, selon le désir de chaque esprit. Puis comment ils refluent eux-mêmes avec tout ce qu’ils ont reçu et tout ce qu’ils peuvent faire au sein de cette même unité surabondante d’où provient toute félicité. Dieu, en se répandant ainsi, réclame toujours un mouvement de retour, car Dieu est une mer qui a son flot montant et son reflux : sans cesse II se répand sur tous ceux qu’il aime, selon les besoins et la dignité de chacun. Puis II reflue, ramenant tous ceux qu’au ciel et sur la terre il a comblés de ses dons, avec tout ce qu’ils possèdent et tout ce qu’ils peuvent faire.

(…)



C. Troisième avènement. La touche ressentie dans l’unité de l’esprit

(…) Telle est la manière selon laquelle Dieu possède l’unité essentielle de notre esprit comme son royaume, agit et laisse déborder ses dons dans l’unité qui est le principe de toutes nos puissances, et dans toutes nos puissances elles-mêmes.

COMMENT L’HOMME DOIT ÊTRE ORNÉ POUR ACCÉDER AUX EXERCICES LES PLUS INTIMES

Or considérez avec attention comment nous pouvons poursuivre et posséder l’exercice le plus intime de notre esprit à la clarté de la lumière créée. L’homme, qui est orné comme il convient par les vertus morales dans la vie extérieure et s’est élevé en noblesse par des exercices intimes, jusqu’à jouir de la paix divine, possède l’unité de son esprit, illuminé par une sagesse surnaturelle, laissant généreusement déborder sa charité au ciel et sur la terre ; il remonte et reflue, rendant gloire à Dieu avec révérence, vers le même fond, au sein de la haute unité de Dieu, d’où vient toute effusion ; car chaque créature, selon qu’elle a reçu de Dieu des dons plus ou moins élevés, est plus ou moins disposée à remonter par l’amour et à se porter avec ferveur vers son origine. Car Dieu, par tous ses dons, nous presse de revenir en Lui, tandis que par la charité et la vertu, par notre ressemblance divine, s’affirme notre volonté de faire retour en Lui.

DU TROISIÈME AVÈNEMENT DU CHRIST QUI NOUS CONDUIT À LA PERFECTION DANS LES EXERCICES INTIMES

Moyennant l’inclination amoureuse de Dieu et son action intime au plus intime de notre esprit, moyennant d’autre part notamment notre amour brûlant et l’immersion totale de toutes nos puissances en cette môme unité où Dieu demeure, se produit le troisième avènement du Christ dans les exercices intimes. Et c’est une touche intérieure, une motion du Christ dans sa clarté divine au plus intime de notre esprit. Le second avènement dont nous avons parlé, nous l’avons comparé à une source vive à trois ruisseaux. Cet avènement, nous le comparerons à la veine d’eau dans la source, car de tels ruisseaux n’existent pas sans la source ni la source sans une veine d’eau vive. C’est d’une façon semblable que la grâce de Dieu se répand en ruisseaux dans les puissances supérieures, enflammant l’homme et l’incitant à toutes les vertus. Et elle se trouve dans l’unité de notre esprit comme une source : elle jaillit au sein de cette même unité où elle prend naissance, comme une veine d’eau vive jaillissant du fond des richesses divines qui bouillonne de vie et où ne peuvent manquer jamais ni la fidélité ni la grâce. Telle est la touche dont je veux parler. Et cette touche, la créature la subit passivement, car alors s’accomplit l’union des puissances supérieures dans l’unité de l’esprit, au-dessus de la multiplicité de toutes les vertus. En l’occurrence nul autre n’agit que Dieu seul, par une libre initiative de sa bonté, laquelle est la cause de toutes nos vertus et de toute notre félicité. Dans l’unité de l’esprit où jaillit cette veine, on se tient au-dessus de toute opération et de tout raisonnement, sans toutefois que la raison s’efface, car la raison illuminée, et particulièrement la puissance aimante, ressentent la touche, mais la raison ne peut comprendre ni saisir quelque mode ou manière, le comment et l’origine de cet attouchement. Car c’est là une opération divine, la source d’où proviennent toutes les grâces et tous les dons, le dernier intermédiaire entre Dieu et la créature. Et au-dessus de cette touche dans l’essence de l’esprit où règne le silence, luit une clarté incompréhensible, et c’est la très haute Trinité d’où provient l’attouchement. C’est là que Dieu vit et règne dans l’esprit et l’esprit en Dieu.

D’UNE SORTIE DE L’ESPRIT EN SON FOND INTIME SOUS L’ACTION DE LA DIVINE TOUCHE

Ici l’esprit s’élève, par la puissance aimante, au-dessus de toute opération, dans l’unité où se fait sentir la touche, pareille à une source jaillissante. Et cette touche presse l’entendement de connaître Dieu dans sa clarté, elle attire et presse la puissance aimante à jouir de Dieu sans intermédiaire. Or c’est là ce que désire l’esprit aimant au-dessus de toute chose, naturellement et surnaturellement.

Par la raison éclairée, l’esprit s’élève dans une intime considération, sa contemplation et ses considérations se tournent vers le tréfonds de lui-même où se fait sentir cette touche vivante. Ici la raison et toute lumière créée refusent d’aller plus avant, car la divine clarté qui luit d’en haut et provoque cette touche, aveugle par sa présence toute vision créée, du fait qu’elle est infinie. Et tout entendement qui s’éclaire d’une lumière créée se comporte ici comme l’œil de la chauve-souris à la clarté du soleil (…).

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La clarté divine qui brille d’en haut, repousse et aveugle tout entendement par sa seule présence. C’est ainsi que Dieu se tient dans sa clarté au-dessus de tous les esprits au ciel et sur la terre. Et ceux qui ont affouillé le fond de leur âme, par la vertu et les exercices intérieurs, jusqu’à la source originelle, c’est-à-dire jusqu’au seuil de la vie éternelle, ceux-là sont capables de ressentir la touche. Ici la clarté de Dieu resplendit d’un tel éclat, que la raison et tout entendement refusent de pousser plus avant, ils doivent se résigner à la passivité et céder à cette incompréhensible et divine lumière. (…) La puissance aimante s’efforce toutefois d’aller plus loin, car elle se sent pressée, attirée, autant que l’entendement. (…)

La touche, la motion intérieure de Dieu, excite en nous la faim et le désir, car l’Esprit de Dieu pourchasse notre esprit. Plus la touche est véhémente, plus la faim, le désir se font sentir. Et c’est là une vie d’amour dans ses manifestations les plus hautes, au-dessus de la raison et de l’entendement ; la raison, en effet, est incapable de rien donner ni enlever à l’amour, du fait que notre amour subit l’attouchement de l’amour divin.

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Dès lors à mon sens il ne saurait jamais plus être question de se séparer de Dieu. (…)

De ce contact mutuel naît la lutte d’amour : au point le plus profond de leur rencontre, au moment le plus intime et le plus décisif de leur visite, chaque esprit est blessé d’amour. Ces deux esprits, à savoir notre esprit et l’esprit de Dieu, deviennent lumineux l’un pour l’autre, et chacun montre à l’autre son visage. (…)

L’homme est alors possédé par l’amour au point d’être obligé de perdre le souvenir de lui-même et de Dieu, et de ne plus rien savoir en dehors de son amour. (…)

Au-dessus il n’existe plus que la vie dans la contemplation de Dieu, dans une lumière divine et selon le mode divin. Dans cet exercice on ne saurait errer ou se laisser tromper : il commence ici-bas dans la grâce et doit durer éternellement dans la gloire.



LA VIE DANS LA CONTEMPLATION DE DIEU (livre III)89

[Au livre III Ruysbroeck montre comment l’amant intérieur de Dieu qui le possède dans un amour de jouissance parvient à la contemplation suressentielle dans la lumière divine selon la voie de Dieu.]

… Cette contemplation, dit-il, nous met dans une pureté et dans une clarté qui dépassent toute notre intelligence… et nul ne peut y arriver par la science ou par la subtilité, ni par aucun exercice. Mais celui que Dieu veut unir à son esprit et qu’il lui plaît de transfigurer par Lui-même peut contempler Dieu et nul autre ne le peut (…).

… Bien rares sont ceux qui peuvent parvenir à cette contemplation divine à cause de leur propre incapacité ou du mystère de la Lumière en laquelle on contemple. Et c’est pourquoi nul, par sa seule science ou par quelque réflexion subtile, ne comprendra à fond (ces explications), car toutes les paroles et tout ce que l’on peut apprendre et comprendre selon la voie des créatures sont étrangers et loin en deçà de la vérité dont je parle.

Mais celui qui est uni à Dieu et illuminé en cette vérité peut comprendre la vérité par elle-même ; car, comprendre et concevoir Dieu au-dessus de toutes les figures, tel qu’il est en Lui-même, c’est être Dieu avec Dieu, sans intermédiaire ni aucune différence qui puisse s’interposer comme un obstacle.

Je demande donc à tout homme qui ne comprend pas cela et ne l’éprouve pas en l’unité ffuitive de son esprit de ne pas s’en offenser et de laisser les choses être ce qu’elles sont.

Ce que je vais dire est vrai ; et on verrait que le Christ, l’éternelle Vérité, l’a dit Lui-même en son enseignement à maintes reprises, si l’on



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est capable de le montrer et de l’exprimer clairement. C’est pourquoi qui veut comprendre ceci doit être mort à lui-même et doit vivre en Dieu ; il tournera son visage vers la Lumière éternelle, au fond de son esprit où se révèle sans intermédiaire l’occulte vérité.

Première partie

Maintenant si l’esprit veut voir Dieu avec Dieu, sans intermédiaire en cette lumière divine, il faut nécessairement trois choses : en premier lieu, il doit être bien réglé au-dehors, en toutes les vertus, et au dedans, aussi dégagé de toute œuvre extérieure que s’il n’en exerçait aucune.

… En deuxième lieu, il doit intérieurement adhérer à Dieu, y appliquant son intention et son amour tel un feu flamboyant qui ne peut jamais plus s’éteindre. Dès qu’il se sent en cet état, il peut contempler.

En troisième lieu, il doit se perdre en une Non-Voie et en une ténèbre où tous les êtres adonnés à la contemplation s’égarent dans la jouissance sans jamais plus pouvoir se retrouver selon le mode des créatures.

Dans l’abîme de cette ténèbre où l’esprit aimant est mort à lui — même commencent la manifestation de Dieu et la vie éternelle ; car dans cette ténèbre s’engendre et resplendit une incompréhensible Lumière qui est le Fils de Dieu, en qui on contemple la vie éternelle. C’est dans cette Lumière qu’on devient voyant ; et cette divine lumière est donnée en la vision simple de l’esprit où l’esprit reçoit la clarté qui est Dieu même au — dessus de tous les dons et de toutes les œuvres créées, dans le repos et la vacance de l’esprit où lui-même s’égare par l’amour de fruition, et reçoit la clarté de Dieu, sans intermédiaire. Et il devient sans cesse cette même clarté qu’il reçoit.

Voyez, cette occulte clarté en laquelle on contemple tout ce qu’on peut désirer selon la vacance de l’esprit, est si grande que l’amant qui la contemple, en son fond où il repose, ne voit et n’éprouve qu’une incompréhensible lumière ; dans la simple nudité qui embrasse toutes choses, il se voit et se sent cette même lumière par laquelle il voit, et rien d’autre.

Deuxième partie

Comment la génération divine se renouvelle sans interruption en la noblesse de l’esprit.

Devenus voyants, nous pouvons contempler dans la joie l’éternel avènement de notre Époux (…).

C’est une génération nouvelle, une illumination nouvelle qui s’accomplit sans cesse. Car le fond d’où jaillit la clarté et qui est cette clarté même, est vie et fécondité. C’est pourquoi la manifestation de l’éternelle lumière se renouvelle sans interruption au plus secret de l’esprit.

(…) Dieu s’engendre lui-même, seul, à la cime sublime de l’esprit. Et il n’y a ici qu’une éternelle contemplation de la Lumière par la Lumière et dans la Lumière. Et l’avènement de l’Époux est si rapide qu’il est toujours là, demeurant avec son opulence abyssale, et qu’il est toujours en train de venir, en personne, sans cesse nouveau, avec des clartés nouvelles comme s’il n’était jamais venu auparavant.

Car son avènement consiste, hors du temps, en un maintenant étemel, toujours reçu avec de nouveaux désirs et de nouvelles joies.

Voyez î Les délices et les joies que cet Époux apporte en son avènement sont sans fond et sans limites parce qu’elles sont Lui-même.

Aussi les yeux de l’esprit, par lesquels il contemple et fixe son regard sur l’Époux, sont-ils si largement ouverts qu’ils ne se fermeront jamais plus, car la contemplation et ce regard de l’esprit demeurent pour l’éternité en l’occulte manifestation de Dieu. Et la compréhension de l’esprit est si largement épanouie pour l’avènement de l’Époux que l’esprit lui-même devient l’immensité qu’il saisit. C’est ainsi que Dieu est saisi et vu par Dieu, et là toute notre béatitude réside…

Troisième partie

… Dans cette clarté, c’est-à-dire dans le Fils, le Père se révèle à lui-même ainsi que tout ce qui vit en lui… C’est pourquoi tout ce qui vit Hans le Père, occulte en l’unité, vit dans le Fils, s’écoulant dans la manifestation et dans le fond simple de notre éternelle image, demeure pour toujours dans la ténèbre, en l’absence de toute voie. Mais la clarté immense qui en rayonne, manifeste et produit selon certaines voies le mystère de Dieu…

Alors tous les hommes, élevés au-dessus de leur état de créature à une vie contemplative, ne font qu’un avec cette clarté divine ; ils sont cette clarté même, et ils voient, ils sentent et trouvent, grâce à cette divine lumière, qu’ils sont eux-mêmes ce fond simple selon leur essence incréée d’où cette clarté sans mesure rayonne, selon la voie divine, et qui dans la simplicité de l’Essence demeure éternellement dans l’Unité sans voie d’accès.

C’est pourquoi les hommes intérieurs adonnés à la contemplation sortiront selon la voie de la contemplation au-dessus de la raison, de la distinction et même de leur être créé, au moyen d’un regard intuitif et éternel, grâce à cette Lumière qui s’y engendre. Ainsi ils sont transformés et ne font qu’un avec cette même Lumière par laquelle ils voient et qu’ils voient…

C’est ici la contemplation la plus noble et la plus utile à laquelle on puisse parvenir en cette vie, car l’homme y reste le mieux maître de soi et le plus libre… il demeure libre et maître de soi dans la vie intérieure et la pratique des vertus…

… Mais si nous étions tirés de cet exil… nous serions plus capables selon notre nature créée de recevoir la clarté, alors la gloire de Dieu nous illuminerait mieux et plus subtilement. Telle est la voie au — dessus de toutes les voies, en laquelle on sort en une contemplation divine et un regard intuitif étemel. Ainsi est-on transformé et transmué dans la clarté divine.

Quatrième partie : la rencontre

Sur la rencontre divine toujours nouvelle qui a lieu au plus secret de notre esprit parvenu au sommet de la béatitude, Ruysbroeck écrit une page admirable afin de montrer que dans l’embrassement du Père et du Fils nous sommes étreints par l’Esprit au fond de l’éternel amour :

L’embrassement amoureux est en son fond jouissance fruitive et absence de voie, car l’abîme de Dieu est si ténébreux et si dénué de voie d’accès qu’il engloutit en lui-même toutes les voies divines, toutes les opérations et les propriétés des Personnes en l’opulent enveloppement de l’Unité essentielle, et une jouissance fruitive s’accomplit dans l’abîme du Sans-nom.

Ici les transports de la jouissance où (l’esprit) fond et s’écoule dans la nudité essentielle où tous les noms de Dieu, où toutes les voies, toutes les idées et les raisons vivantes qui se reflètent dans le miroir de la divine Vérité, sombrent tous dans la simplicité sans nom, sans voie et sans raison… Car, en cet abîme sans fond de la Simplicité, toutes les choses se trouvent embrassées dans la béatitude fruitive, mais le fond lui — même n’est embrassé par rien, si ce n’est par l’Unité essentielle.

Ici les Personnes et tout ce qui est vie en Dieu doivent se résorber. Ici en effet, il n’y a qu’un éternel repos dans un embrassement fruitif où tout s’écoule dans l’Amour.

C’est là l’Essence sans voie que tous les esprits intérieurs ont choisie pour séjour. C’est là le silence ténébreux où tous les amants se perdent.

Et nous, si nous pouvions nous préparer par les vertus, nous nous dévêtirions de notre vie, nous nous laisserions emporter par les vagues sauvages de cet océan d’où jamais plus aucune créature ne pourrait nous ramener.







LES TROIS VOIES ET LA NON-VOIE DANS LE ŚIVAÏSME NON DUALISTE DU CACHEMIRE [Lilian Silburn]90.



Pour le Śivaïsme du Cachemire, la Réalité est l’Essence ou Lumière (prakāsa), la Conscience absolue et ineffable, resplendissant de son propre éclat. En tant que béatitude (ānanda), prise de conscience et pure liberté, elle constitue la source de tout dynamisme et de toute efficience, la manifestation de l’univers à laquelle préside l’énergie (sakti) n’étant que le débordement de la félicité divine

« Comme un roi régnant sur la terre entière, sous l’exultation joyeuse que lui cause sa puissance, peut exercer par jeu les activités d’un fantassin, ainsi le puissant Seigneur, dans sa joie exubérante, se plaît à assumer les formes variées (de l’univers)91. »



Manifestation et retour à la source : le jeu divin

En ParamaŚiva — le Tout indifférencié, indicible Śiva est indissolublement uni à l’énergie, mais celle-ci, au [142] cours de la manifestation, paraît se séparer de lui pour assumer des aspects de plus en plus distincts et déterminés. La libre énergie fait surgir les autres énergies qu’elle renferme encore indivises en elle-même, les révélant chacune à tour de rôle : d’abord l’énergie de conscience émerge ; puis s’esquisse la béatitude au sein de l’union de Śiva et de son énergie ; se déploient ensuite les énergies de volonté, de connaissance ; enfin, quand apparaît l’énergie d’activité, les premières ne se trouvent plus que latentes en elle. La libre énergie s’obscurcit pour manifester l’univers, sa manifestation étant son occultation même.

Ces énergies divines, initialement douées d’une parfaite pureté, la perdent peu à peu. L’énergie icchā, désir ou volonté, qui à l’origine n’est qu’acquiescement à la plénitude devient un désir défini ; la connaissance (jñāna) qui n’est que Lumière consciente de Soi apparaît comme une connaissance distincte en sujet et objet ; l’activité (kriā —) de simple ébranlement ou essor en soi-même dans la plénitude du Je absolu92, se déploie en mouvements dispersés et aboutit à l’action asservissante. La vie est alors cristallisée autour du moi, et ce moi, désormais séparé du Tout, perçoit l’univers comme fragmenté en d’innombrables sujets et objets tandis que la diversité de ses états de conscience lui cache l’être unique qu’il est par essence.

Ainsi, jouant au fantassin, le souverain se prend à son jeu. Oublieux de toute souveraineté, sa liberté perdue, il s’attache à son état de simple soldat et s’y emprisonne, en proie à l’impuissance.

Lallesvarî se plaint amèrement :

« Il n’y a ni Toi ni moi, ni contemplé ni contemplation, mais seulement le créateur de l’univers qui s’est perdu dans l’oubli de lui-même… (59). » (Bh., p 17.)

« O mon âme, l’attrait mensonger du monde t’est échu en partage… Hélas pourquoi as-tu oublié la nature du Soi ? (67). » (Bh., p. 21.)

Quelques siècles plus tôt, Utpaladeva insistait sur le terrible paradoxe :

« Ici-bas, dit-il à Śiva, rien n’est séparé de Toi. Il n’y a rien qui ne soit béatitude puisque façonné par Toi. Et cependant ne règnent en tous lieux que différenciation et douleur. Ô demeure un étonnement sans pareil, je Te salue. » (S. U., XVIII, 18.)

De ce douloureux paradoxe, il donne une explication [143] :

« Le collier de perles de Ton amour est hélas 93 plongé dans ma pensée impure et, bien qu’innée, la Splendeur de sa gloire surnaturelle ne rayonne pas. » (XV. 15.)

Et pourtant, à ceux qui l’adorent Śiva offre sa propre Essence lumineuse avec générosité et sans rien garder pour soi :

« Gloire à Toi, Seigneur tout-puissant, maître de l’univers, à Toi qui vas jusqu’à donner ton Soi (ātman). » (XIV. 12.)

Quel est donc le secret de cette adoration ? Comment le fantassin retrouve-t-il sa souveraineté, le collier de perles, sa splendeur surnaturelle ? De la conscience ou de l’activité du fantassin ne peut naître une conscience royale, ni de la pensée instable ou de l’imagination, la conscience du Soi.

Mais que le fantassin rencontre un souverain et le reconnaisse pour tel, ou que la souveraineté surgisse en lui et se révèle spontanément, alors, dans un extraordinaire lâcher prise qui l’arrache à son moi, sa conscience limitée s’abolit dans l’émergence du Soi universel. Dans l’éblouissement d’une libre prise de conscience, il reconnaît le souverain qu’il est, qu’il a toujours été. C’est alors dans la plénitude de la félicité et de la connaissance qu’il jouit de sa souveraineté retrouvée ; il l’exerce pleinement et, pour l’avoir oubliée dans l’exubérance de son jeu, il en sait le prix94.

Ainsi, l’énergie qui manifeste l’univers est aussi, en tant que grâce, l’artisane du retour. Comme le fantassin recouvre [144] la conscience de sa nature royale, celui qui se prend pour un moi isolé et s’y enferme, accède à l’identité au Tout dès qu’il reprend conscience de Soi.

« Le Soi dont la merveilleuse essence est Lumière, Śiva souverainement libre, par le jeu impétueux de sa liberté, masque d’abord sa propre essence puis la révèle à nou­veau en sa plénitude, d’un seul coup ou par degrés. Et cette grâce est entièrement indépendante. » Abhinavagupta (Bh., p. 24.)

Suscitant l’univers multiple par la magie de sa force créatrice, Śiva se cache à lui-même ; s’emparant de force du cœur obscur où il demeure, Śiva se révèle à lui-même.

Libre ou enchaîné, il est Śiva toujours identique à lui-même, merveilleux magicien du grand Jeu divin qui englobe l’émission intégrale de l’univers et son retour à la source.

STANCES FINALES DU PREMIER CHAPITRE DU TANTRÂLOKA d’ABHINAVAGUPTA95.

« 330. Le Soi est la demeure permanente de la lumière consciente ; l’ensemble des énergies forme son essence. Cachant sa propre grandeur, il assume l’aspect de l’être asservi.

Le Tantrāloka a précisément été composé pour décrire les formes variées de la délivrance.

331. La connaissance erronée — (simple) défectuosité de la vision — fait voir les choses comme rugueuses et inéga­les 96 ; par sa faute, la connaissance, en dépit de sa pureté, devient puissance impure.

Mais qu’advienne ce qui est digne d’être connu, tel un [145] collyre oint sur les yeux, et, sitôt la marque d’infamie éli­minée, comment subsisterait le moindre soupçon d’impu­reté ?

332. O Toi qui contiens toutes choses, de force Tu t’empares des cœurs humains et, tel un acteur, Tu t’amu­ses à cacher sous de multiples détours le Cœur du Soi.

Celui qui te déclare inconscient, le voilà l’inconscient, le non-instruit qui prétend à tort avoir du cœur. En cette inconscience (pourtant) réside sa louange, car en ceci il Te ressemble !

333. Toute impureté évanouie, connaisseurs du suprême et de l’inférieur, ceux qui sont identiques à la Nature réelle de Śiva, les voilà, les maîtres qualifiés pour la recherche mystique. Il est donc bien inutile de leur demander d’expulser au loin la tache de l’aversion. »

Les voies libératrices

Le Śivaïsme est appelé Trika parce qu’il distingue trois plans de la réalité : Śiva, l’Énergie, l’individu. Ces plans correspondent à trois niveaux d’expérience sur chacun des­quels prédomine une énergie : le pur Sujet connaissant, tout entier en son acte de volonté, la connaissance où règne naturellement l’énergie cognitive, enfin le niveau de l’objet connu, où s’exerce l’activité.

L’apparition de ces trois énergies divines dans une rapide succession correspond aux trois moments de la manifestation différenciée de l’univers et couvre tout le champ de l’expérience humaine :

« Rien n’apparaît qui ne repose dans la triple énergie consciente s’exprimant par : je veux, je sais, je fais » écrit Abhinavagupta (H. A. p. 13).

Mais les deux premiers moments sont si subtils qu’ils échappent à l’homme ordinaire qui en ignore le processus, car il vit au seul niveau de l’objectivité et de la dualité. Le mystique, au contraire, revient au moment initial, à la prise de conscience de l’ébranlement originel, celui de l’incitation divine, et s’efforce de s’y maintenir en prenant une ferme conscience de son essence.

Les textes Trika comparent souvent l’essence divine à l’océan : « Hommage à l’océan de la conscience Śivaïte, Essence du Sujet conscient ! » dit un verset (M.M. p. 106). Et pour montrer comment Śiva, uni dans la béati­tude à l’Énergie, se tourne vers l’univers à naître en un [146] premier instant d’attente, d’expectative ardente, Somānanda propose cette image : « Au moment où, dans une eau tranquille, surgit soudain une violente agitation, on peut noter un frémissement imperceptible quand on y jette un coup d’œil, au tout début, et c’est là l’excitation de l’attente. » (S.D. I., 13-14.)

Le développement de la comparaison peut éclairer les trois moments successifs de la manifestation, sur lesquels se fonde le Trika.

Parfois, sous un plein soleil, la lumineuse étendue de l’océan, profondément calme, s’irise et frémit soudain, l’eau vibre et crépite de lumière (sphurattā) à l’infini, sous le regard qu’éblouit ce scintillement perpétuellement renouvelé.

De même, dans le vide éthéré de la pure Conscience, s’esquisse la volonté (ou le désir initial). Elle émerge, mais ne se distingue pas de la Conscience dont elle ruisselle encore, la prise de conscience reste coextensive à la lumière et tout demeure indivis dans la Conscience comme l’eau et la lumière à la surface du vibrant océan. C’est le moment du premier regard qui saisit l’univers en une prise de conscience globale et souveraine, avant qu’apparaissent connaissance notionnelle et objet connu. En ce premier instant, l’univers encore indistinct du sujet connaissant réside en pleine intériorité, c’est le niveau du Je indifférencié, le lieu de la voie divine.

Puis la surface de la mer ondule, s’enfle et se creuse, la vague se forme, flue et reflue, mais reste indissociable de l’océan parce que prise dans son seul mouvement, un mouvement qui est perçu comme unique malgré la multiplicité des ondulations.

De façon analogue, au deuxième moment, sous la poussée du désir qui se précise, la conscience se trouble ; cherchant à connaître, elle perd la plénitude indifférenciée du Je pour s’emparer de caractères distinctifs ; l’énergie cognitive devient pensée dualisante, distingue sujet et objet, mais c’est à même la pensée, à même la conscience qu’apparaît la forme de l’objet et, comme la vague et l’océan, sujet et objet n’ont encore qu’un seul substrat l’univers est perçu comme manifesté, mais manifesté intérieurement, dans la seule pensée, en tant qu’impression de plaisir ou de douleur. C’est le deuxième moment, c’est le niveau de la connaissance, le lieu de la voie de l’énergie.

Vient un temps où la tempête soulève la mer, les vagues immenses et violentes déferlent une à une, frangées d’écume, giclant et retombant, semblant capter à elles seules [147] toute la force de l’océan dont elles se séparent pour s’abattre et venir mourir sur la grève.

Ceci figure le troisième moment, celui où l’homme voit l’univers comme extérieur et s’éprouve lui-même comme isolé, ballotté à la crête des vagues ou précipité dans leurs rouleaux, désemparé, perdu dans la multiplicité et la violence des flots qui lui cachent l’unité de l’océan et sa profondeur apaisée. À ce niveau, sujets et objets sont nettement distincts, le monde apparaît comme extérieur, comme totalement différencié, l’objet rejeté hors du sujet et de la connaissance. C’est le niveau de l’objet connu, le lieu de la voie de l’activité.

En dépit des aspects variés de sa surface, c’est toujours l’océan que nous contemplons, et sous les multiples modalités de la Conscience l’Essence demeure. Pour retrouver l’Essence, l’individu isolé de la Conscience originelle doit reconnaître son identité à la vague, puis au mouvement unique de l’océan qui sous-tend flux et reflux — soit à l’énergie — et enfin à la mer illimitée — soit à la Conscience indifférenciée.

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Si les trois énergies divines correspondent aux moments successifs de la manifestation de l’univers, elles forment, en sens inverse, trois voies principales quand l’univers ou la conscience retourne à l’indifférenciation. Ces voies sont donc les modalités du retour à la Conscience originelle, chacune se servant de l’énergie qui la caractérise comme d’un tremplin.

Avec la plus haute des énergies, celle de Conscience, on ne peut parler de voie ; il s’agit donc de pur anupaya, la non-voie. Si l’énergie de félicité s’esquisse, l’accès « sans manière d’être » se ramène à un simple repos dans la béatitude. Si la volonté surnage, la voie éminente de Śiva se présente. Lorsque l’énergie de connaissance domine, la voie est dite de l’énergie ; et si l’activité se manifeste clairement, c’est la voie de l’individu97.

Dans le sens du retour, les énergies se fondent une à une dans l’Essence divine. Lorsque les trois voies se dissolvent dans la félicité, celle-ci atteint sa perfection et la liberté initiale est définitivement recouvrée. [148]







STANCES DU TANTRÂLOKA : LA TRIPLE VOIE

« Tandis que l’Omniprésent révèle à certains sujets cons­cients sa propre Essence en sa plénitude, à d’autres il la révèle progressivement (I., 140).

La révélation de son Essence — cette nature unique et universellement présente — est pour l’individu la Connais­sance suprême. Une autre connaissance, inférieure, offre de multiples aspects. Elle peut se déployer par voie directe (la voie divine) ou par des voies indirectes qui en procè­dent et qui se différencient de manières variées (141). »

Voie divine ou de la volonté

« Ce qui fulgure immédiatement, en toute évidence, à l’orée de la connaissance dans le domaine de l’unicité, sans pensée différenciatrice, ce domaine de pure prise de conscience globale de soi, est dit voie divine.

Ainsi, les yeux étant grands ouverts, ce qui se révèle intensément et en toute clarté à certains êtres extraordinai­res, sans qu’ils aient à viser un but, c’est la nature divine. » [La glose précise que cette voie se caractérise par l’épanouissement ininterrompu de l’énergie de volonté.] (146-147.)

Voie de l’énergie ou de la connaissance

« Si, de façon répétée, par une recherche intellectuelle progressive portant sur une certitude faite de pensées puri­fiées comme “cet univers est le Soi”, on accède à une prise de conscience de soi globale et indifférenciée, cette voie est dite cognitive (148). »

Voie de l’individu ou de l’activité

« Par contre l’efficacité opérant à l’égard de la réalité objective et qui correspond aux opérations de cette con­naissance est considérée comme voie de l’activité.

Mais la différence entre ces voies n’en implique aucune quant à la libération, le but étant unique, Śiva même (149).

Les distinctions de voie et de but à atteindre reposent sur une erreur propre à la connaissance grossière inhérente à l’énergie d’activité, qui, engendrant la diversité, est l’unique cause du lien et de la délivrance (145). »

La grâce et la triple absorption

D’une part il est vrai que l’activité parfaitement désinté­ressée conduit à la libération aussi bien que la connais­sance et l’élan d’amour. D’autre part, le cheminement est entièrement différent dans chacune des voies ; mais on peut passer de l’une à l’autre et accéder à la voie supé­rieure si, en cours de route, la grâce intervient avec abon­dance. Car tout dépend du degré de la grâce accordée. Ainsi, dans la voie inférieure, la grâce affleure par tou­ches délicates ; déjà plus puissante dans la voie de l’éner­gie, elle éclaire l’intelligence dont elle fait une raison intui­tive et pénétrante. Dans la voie supérieure, la grâce, très intense, jaillit des profondeurs du Soi, de l’intime de l’âme, l’ébranlement qu’elle y imprime est tel qu’il se répand dans la personne entière qui s’en trouve divinisée. Mais dans l’Essence exempte de voie (anupāya) il n’y a plus de grâce, la gloire est seule à régner.

D’après Abhinavagupta, la grâce intense est due à la parole du Maître, la grâce moyenne à cette parole associée à une série de raisons intuitives et à la foi dans les Livres sacrés. À l’aide de ces trois éléments, réunis ou séparés, « les nuages des doutes s’évanouissent et l’on touche les pieds du Tout-puissant pareil au soleil qui dissipe les ténè­bres et dont la glorieuse splendeur brille dans le firma­ment du Cœur ». (T.A. II., 49.)

De la grâce procèdent donc les caractéristiques des che­minements : les initiations, la nature des pratiques, l’effort à fournir, les procédés à mettre en œuvre, la durée de la progression, la conquête plus ou moins définitive de l’objectivité, la libération ou la liberté qui s’ensuit.

Ainsi, celui qui parcourt la voie individuelle ne parvient à la souveraineté qu’après la mort lorsqu’il a intégrale­ment repoussé l’erreur. Auparavant il n’ignore pas sa puissance, mais, par la faute de résidus de l’ignorance, il lui arrive encore, au cours de ses activités — et non point durant le samādhi — de s’identifier à son corps. Pourtant il n’est plus la proie de l’illusion, car il a reconnu sa pro­pre essence, à l’image de l’homme qui, ayant percé le secret d’un tour de magie, n’en est plus dupe alors même qu’il assiste à ses manifestations98. [150]

Celui qui progresse dans la voie de l’énergie par son application à la pratique mystique (bhāvanā) reconnaît l’identité au Seigneur et de son propre corps et de tout ce qui existe. Il jouit des qualités divines en cette vie même, mais il n’obtient pas la plénitude, car il ne réalise totalement le Soi universel qu’à la dissolution du corps, dès que s’évanouissent les limites corporelles et celles du souffle99.

Ces voies différant par l’orientation générale, la fin poursuivie, l’effort engagé, une comparaison va souligner la spécificité de chaque cheminement vers la délivrance ou bien vers la liberté du grand large, l’immensité bhairavienne.

Imaginons une forêt touffue qui cache la mer que, d’un désir plus ou moins ardent, l’on voudrait atteindre. Ignorant le but, l’homme d’action qui a entendu parler de l’océan cherche avec effort (yatna) à se frayer un chemin dans cette forêt : il essaie plusieurs pistes, il abat des arbres, franchit des fossés, contourne des obstacles, revient sur ses pas, se plaît aux sentiers qu’il a ouverts, s’arrête longuement et repart avec courage. Enfin, sa pensée apaisée, ayant découvert un sentier plus direct, il peut ou bien se reposer, heureux et rassuré, ou encore le suivre et entrer dans la voie de la connaissance.

L’homme de discernement qui s’adonne à l’énergie cognitive cherche une bonne voie, mais il hésite à la croisée des chemins et procède de fourche en fourche vers la mer qu’il entrevoit de plus en plus distinctement. S’il rencontre un véritable guide, il ne s’égare plus. Il acquiert peu à peu l’expérience nécessaire pour un choix averti et une pensée éclairée. Il va donc de l’avant avec zèle et ardeur (prayatna).

Dans la voie supérieure de Śiva, celle de l’intention simple et nue, l’être impatient et intrépide, qui du sommet d’une colline a vu la mer, s’y dirige droit, sans dévier, de tout son être, sans chercher à discerner, sans se soucier du chemin, franchissant l’obstacle et guidé par le seul élan de son désir (udyama). Soulevé hors de lui-même, porté à son insu jusqu’à la mer, il s’y plonge sans tarder.

Dans la voie réduite propre à la félicité, point de forêt, [151] point de chemin, on jouit de la fraîcheur et de l’immensité océanique.

Enfin, en l’absence de toute voie, l’infinité de la mer est d’emblée reconnue et l’on s’identifie à la Conscience absolue.

Absorption dans la quintessence100.

À ces trois voies correspond une triple absorption 101 lorsque, par sa grâce, le Seigneur pénètre dans le cœur du yogin et que celui-ci pénètre dans le Seigneur. Telle est l’absorption, clé de voûte de toute voie.

« Connaissant parfaitement le Soi comme identique au Seigneur et ses énergies de connaissance et d’activité comme non différentes de lui, (le mystique) qui s’adonne à l’absorption sait et fait tout ce qu’il désire, même s’il réside encore dans son corps. » (I. P. v. IV, 15.)

« Cette absorption dans la Réalité, précise Abhinavagupta, est la seule chose qui importe, tout autre enseignement ne tend qu’à ce but. » Mais il ajoute bientôt pour lever toute équivoque : « À la mort du corps, le Seigneur demeurant seul, il n’est plus question d’absorption : Qui pénétrerait-on, où et comment ? 102. »

En effet l’interpénétration de Dieu et de l’âme peut aller jusqu’à leur identification. il s’agit alors de l’absorption parfaite sans voie ni manière d’être103, de l’identité à la Réalité absolue.

La triple absorption est ce qui détermine les trois voies libératrices selon que l’on s’absorbe dans l’énergie en sa source — la volonté — ou dans l’énergie cognitive ou enfin dans l’énergie en son activité déployée.

Un chapitre entier du Tantrāloka, le XXXIV, est consacré à l’absorption en raison de son importance, car elle fut révélée par Śiva lui-même. Ce chapitre, des plus courts, ne renferme que les stances suivantes [152] :

« Le moment est venu d’exposer comment on pénètre dans la Quintessence. (Selon la voie individuelle) après avoir pénétré de plus en plus profondément en l’état divin, qu’on repose paisiblement à proximité de l’Essence. Puis, laissant complètement cette voie, qu’on prenne refuge au séjour de l’énergie. Qu’on parvienne enfin dans la demeure de Śiva où notre propre essence se révèle en toute évidence. Telle est l’absorption graduelle.

Mais qui a le bonheur de jouir de la nature de Bhai­raya, source abondante des grands rayons (les énergies divines) irradiant de la Conscience, c’est indépendamment de toute Voie qu’il s’absorbera finalement en son propre Soi éternel, prégnant de l’Essence universelle.

Nous avons là l’absorption dans la Quintessence telle que le Seigneur l’a exposée. »

D’après Abhinavagupta tous les moyens, le samādhi y compris, tendent à la parfaite absorption dite intégrale (samyag āveśana) au cours de laquelle le soi, la pensée, le corps et le monde entier s’engouffrent spontanément dans la Réalité ultime et s’identifient à elle.

Absorption propre à la voie divine

Cette divine absorption concerne uniquement un être dégagé de toute préoccupation, 104 car cet être, dit Abhinava­gupta, ne se soucie de rien et aucune pensée dualisante ne fonctionne en lui. Alors, grâce à un réveil de grand poids105, s’établit soudain une parfaite mise au diapason avec ce qu’il faut connaître — l’universelle Conscience indifférenciée — et qui atteint immédiatement son plein épanouissement. D’une telle illumination, dit-il, qu’on s’empare aussitôt et pour toujours. Par cette interpénétra­tion de Śiva et de l’adorateur, ce dernier s’identifie à la suprême Essence grâce à Śiva inséparable de sa plus haute énergie. Le moi dépendant s’anéantit dans l’énergie de [153] volonté — source des autres énergies — et la conscience s’absorbe immédiatement en Śiva, sans même recourir au samādhi, en une union aussi spontanée qu’imprévue. « Par-delà toute certitude intellectuelle, la chose digne d’être connue, après s’être épanouie dans un cœur émi­nemment pur, y demeure permanente ; elle subjugue le Sujet conscient qui se reflète dans le miroir de l’intelli­gence et, à ce moment, elle se révèle graduellement dans toute sa gloire. » (T.A. I. 172-175.)

Lors de cette totale absorption dans la Réalité, le soi, la pensée, le corps, les objets externes abandonnent leur nature objective et s’identifient au Seigneur. Si, à la mort, cette absorption est parfaite, seul le Seigneur demeure.

Absorption propre à l’énergie

L’absorption obtenue en se concentrant (cintā) sur quel­que entité par le cœur uniquement, sans aucune récitation, relève de l’énergie.

Le cœur se présente ici sous l’aspect d’intelligence, de pensée et de sentiment du moi dont les opérations respec­tives sont la certitude, la synthèse et la conviction erronée. En dépit des illusions qu’elle comporte par la faute de ces opérations, cette voie aboutit à la connaissance indifféren­ciée propre à la voie divine. En effet le vikalpa purifié contient une connaissance et une activité de très grande intensité, mais encore soumises à des conditions limitantes.

Il suffit donc de s’adonner ardemment à dissoudre tou­tes les limites pour que l’énergie en fulgurant fasse appa­raître intérieurement ce que l’on désire, à savoir, l’identité à Śiva.

Cet état d’énergie est à la fois différencié et indifféren­cié : différencié parce qu’il contient des pensées distinctes, mais indifférencié puisqu’il ne requiert aucun moyen externe comme la récitation et autres pratiques analogues. (T.A. I. 169.)

Absorption propre à la voie de l’individu

L’absorption due à la récitation, à l’activité des orga­nes, à la méditation, aux phonèmes, à la concentration sur des points vitaux est nommée à juste titre « indivi­duelle ». (I. 170.)

Abhinavagupta explique : individuelle signifie clairement différenciée. Bien que cette voie consiste en certitude intel­lectuelle propre à la pensée dualisante, elle aboutit elle aussi à l’indifférencié. [154]

Ces deux dernières absorptions sont donc dirigées vers l’océan de l’indifférencié sans lequel elles n’existeraient pas.

S’il est vrai que la validité de la conscience indifférenciée ne dépend nullement de la pensée différenciée, la voie individuelle permet néanmoins d’accéder à l’indifférenciation de la voie divine ; bien qu’elle commence par la pensée différenciatrice, elle s’élève à l’aide de purifications progressives des pensées jusqu’à l’indifférencié (nirvikalpa).

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Abhinavagupta donne un exemple de connaissance indifférenciée dans la voie divine d’abord puis un autre, mais dans la voie inférieure :

« Un expert en pierres précieuses évalue à leur juste valeur un grand nombre de pierres même si elles lui sont montrées de nuit et le temps d’un éclair. Une telle pureté de la conscience est due aux pratiques des vies passées ou à la volonté du Seigneur que rien ne restreint. » (184-185.)

Un joaillier peu expérimenté ignore au début la valeur des pierres précieuses ; cependant, à la suite d’investigations réitérées, en utilisant des procédés pour déterminer avec certitude leur valeur, il atteint finalement une connaissance indifférenciée qui se passe de tout procédé. On le déclare alors expert en pierres précieuses. (229.)

« Qui s’élève à l’accès de l’indifférencié, quel que soit le chemin qui permet de pénétrer dans la Réalité, par ce chemin même il s’identifiera à Śiva.

Un cœur très pur dont la lumière éclaire la cime resplendissante, s’identifie à la Conscience, Śiva suprême, grâce à cette lumière même. »

Telle est la véritable voie, expression de l’énergie éminente de la volonté, absorption dite divine qu’expérimenta Sambhunātha (211-213) ainsi que son disciple Abhinavagupta.

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Comment par rapport à la lumière consciente s’effectue à l’aide des trois voies, la fusion de Dieu, du Soi et de l’énergie universelle ? Puisque la lumière éternelle ne peut être que totale, quelle que soit la voie suivie, l’illumination est donc la même dans chacune des voies ; seuls diffèrent sa puissance, le degré de liberté atteint et sa permanence. On peut donc distinguer état passager, station durable et nature immuable du pur Sujet, ces variations provenant de la manière dont l’expérience mystique dite « Quatrième » (turīya) se répand sur les trois états ordinaires de veille, de rêve et de profond sommeil ; après les [155] avoir bien imprégnés lui seul subsiste, tout état ordinaire ayant pris fin.

L’individu de la voie inférieure découvre rarement le Quatrième état et ne peut reconquérir à volonté une illumination aussi fugitive que l’éclair. Malgré ses efforts il ne réussit à s’y maintenir ni durant le sommeil ni au cours de la veille lorsqu’il s’adonne à l’activité. Au sortir du ravissement, il retombe dans la dispersion, la vision objective reprenant ses droits. C’est que sa conscience empirique individuelle, même si elle est unifiée et apaisée, n’a pas disparu. Soi, énergie et Śiva restent encore distincts, leur fusion étant momentanée et imparfaite.

Dans la voie de l’énergie, en revanche, cette absorption étant plus profonde et plus stable, le mystique perçoit la présence divine non seulement en son cœur illuminé, mais en toutes choses, et bientôt c’est en Śiva qu’il voit et lui-même et les choses. Śiva, l’énergie universelle et son propre Soi fusionnent de mieux en mieux à mesure qu’il verse le Quatrième état, non seulement sur les trois états subjectifs comme dans la voie précédente, mais le fait pénétrer dans le flux et le reflux de la Vie universelle à laquelle il participe désormais. Bien qu’il jouisse fréquemment du Quatrième état et le conserve longtemps, ce n’est encore qu’un état, tandis qu’à l’apogée de la voie divine il n’y a plus de Quatrième état distinct des autres états, mais une unique modalité, la pure Science étant définitivement reconnue comme l’immuable Sujet 106 : en d’autres termes, la compénétration de Śiva, du Soi et de l’énergie est parachevée.

Les traités du système Trika décrivent toujours ces voies à partir de la plus élevée 107 comme une cascade d’efficiences décroissantes à mesure qu’elles s’éloignent de leur source. Si la grâce diminue en intensité, l’effort exigé de l’homme doit augmenter en proportion.

Dans la voie de Śiva, l’efficience (vīrya) est celle du [156] suprême Sujet dont la Conscience est indifférenciée (nirvi­kalpa) : suprême, elle est à l’origine de toutes les autres et constitue l’efficace de la pratique mystique (bhāvanā) pro­pre à la voie de l’énergie, puis cette efficience, à un degré moindre, devient celle de la méditation, point culminant de la voie de l’individu. Il en va ainsi jusqu’aux dernières pratiques de cette voie.

Mais pour la commodité du lecteur nous suivrons l’ordre inverse en partant de l’homme ordinaire qu’entrave une connaissance limitée. Sur la lumineuse paroi de sa conscience déferlent sans répit les ombres que sont toutes ses énergies éparpillées et agitées, en sorte que, pas un seul instant, il ne prend conscience de Soi. Son expérience extériorisée et fragmentée lui cache en outre l’univers tel qu’il est en son essence, et le Seigneur lui apparaît comme transcendant, extérieur, hors d’atteinte. Il ignore en effet le Quatrième état, l’intériorité subtile de l’absorption parce qu’il est perpétuellement recouvert et voilé par les états grossiers de rêve, de veille et de profond sommeil.



VOIE DE L’INDIVIDU OU DE L’ACTIVITÉ

La voie inférieure est à l’intention d’un yogin qui vit dans l’existence morcelée d’ordre sensible, au niveau de la dualité tout en s’efforçant de s’en dégager. Il n’a pas renoncé à toute considération personnelle et reste encore soumis au désir et à ses remous : attraction et aversion. Pour leur échapper, il vise à la juste connaissance de la voie de l’énergie à laquelle cette voie aboutit.

Comme la grâce dont il bénéficie reste faible, il sur­monte avec difficulté nombre d’obstacles. Il s’efforce avec courage à mettre fin à une double impureté, celle de l’action en vue de l’utilité, et celle de l’illusion de la dua­lité ; ces impuretés ne laissent filtrer de la lumière cons­ciente que ce qu’il faut pour les besoins d’une activité limitée.

Il cherche à libérer sa pensée des doutes et des conflits, à apaiser ses tendances centrées sur le moi afin de récupé­rer puis de déployer une activité noble et désintéressée et de parvenir à sa source, l’énergie divine. Pour ce faire, il développe la concentration aux différents niveaux que sont le corps, le souffle, la voix et l’intelligence ; il s’exerce sur ses organes, récite des formules sacrées, s’adonne à l’arti­culation [157] sonore, aux exercices de souffle, aux méditations et à des contemplations variées.

Il purifie ainsi ses diverses activités de leurs tendances à la dispersion en demeurant vigilant au cours de toutes ses occupations, dans la veille, dans le rêve et le sommeil pro­fond. Mais comme cette purification ne s’étend pas à ses facultés supérieures ni à ses tendances inconscientes, il ne brisera ses liens qu’après la mort.

Peu à peu il réussit à se détourner de l’extériorité et de sa préoccupation à l’égard des choses. Il découvre avec ravissement la vie intérieure et tout son être s’y épanouit dans la paix et la félicité, sa connaissance devenant lim­pide et son cœur brûlant.

Mais il ne fait qu’effleurer la Réalité ; ses expériences, aussi extraordinaires soient-elles, sont fugitives, fragiles, et sa dévotion à l’égard de Dieu reste sensible. S’il com­mence à s’élever au-dessus des contingences, il n’est pas vraiment soulevé hors de son moi individuel.

Nombreux sont en effet les dangers qui le guettent : attraction des plaisirs de ce monde, ou des pouvoirs sur­naturels. Manquant de vigilance et d’ardeur, il déchoit facilement du Quatrième état et pour recouvrer paix et stabilité, il doit déployer de grands efforts. En dépit de fréquentes défaillances, si la grâce se montre plus puis­sante, sa personne tout entière s’imprégnant peu à peu de la paix du Quatrième état glisse insensiblement à l’énergie purifiée puis à l’état de Śiva auquel il devient semblable.

Opérations purificatrices

Au départ la démarche purificatrice du yogin relève des organes (karana) parce qu’il va à la conquête de l’expé­rience totale de la vie mystique, de tout son être, et doué de ses diverses facultés. L’individu étant défini comme « celui que lient ses organes » 108 il appartient à ces mêmes organes de prêter leur concours à sa libération.

Grâce à cette pratique, l’ensemble des objets appréhen­dés est subordonné à la connaissance ; rempli par elle et se transforme en connaissance. À son tour celle-ci, redevenue limpide et transparente, accède au Sujet connaissant qui perçoit toute chose dans le miroir de la Conscience imma­culée109. [158]

Mais dans la voie inférieure, lorsque le yogin reprend contact avec sa propre essence consciente, ses organes sensoriels, son souffle, son intelligence étant purifiés l’aident à accéder au Soi. Abhinavagupta explique de quelle manière dans son Tantrāloka (V. 10-19).

Si l’intelligence orientée vers l’objectivité inconsciente ne cesse de discriminer interdit et admis, dès qu’elle s’absorbe dans la Conscience, elle conduit au recueillement. De même le souffle (prāna) naturellement inconscient et divisé, aussitôt pénétré de conscience devient souffle spirituel ascendant. Le corps inconscient dont l’activité est impure, aussitôt éclairé par la Conscience, s’exprime à travers des organes purifiés.

Ainsi l’ensemble des exercices de la voie inférieure sert essentiellement à écarter le déterminisme qui étouffe la conscience au niveau de l’objet et à dissoudre cette portion d’inconscience qui réside dans le corps, dans le souffle et dans l’intelligence pour ne laisser régner que la Conscience.

L’être doué d’intelligence, de souffle et de corps peut donc en se recueillant transformer ses pensées différenciatrices en une parfaite Conscience.

Les yogānga ou membres du yoga

On peut se demander à ce sujet quelle valeur présente les pratiques du yoga aux yeux d’un Abhinavagupta et de ses maîtres. Leur position est claire, à condition de distinguer avec précision les niveaux de la réalisation : « Les exercices en vue de la libération s’adressent aux êtres qui, agissant sous l’influence de l’attraction et de la répulsion, ne peuvent pénétrer dans l’Essence divine faite de grâce. Restreints par la nécessité, ils ont recours à l’exercice et à des pratiques variées. » (T.S. XVI p. 167-168.)

Nous verrons que dans la voie supérieure de l’énergie, ces disciplines doivent être rejetées y compris le samādhi avec, comme exception, la connaissance issue du discernement, pour la raison qu’elles sont bien incapables de révéler la Conscience.

Quant au yogin à l’intelligence émoussée — contrairement au grand yogin qui se passe de tout intermédiaire pour jouir de la suprême efficience — il doit grimper d’efficience en efficience jusqu’à leur source, à savoir l’absence de pensée discursive. Néanmoins tous les moyens [159] qu’il utilise, s’ils sont exempts d’efficience réelle (vīrya) ne sont pas sans posséder une certaine puissance à l’instar d’un eunuque qui, bien que privé d’efficience virile (vīrya), n’est pas dénué de force comme l’est un cadavre. (T.A. V. 158)

Dès lors les différents membres du yoga s’étendant de la posture aisée jusqu’au samādhi prennent dans certains tantra un sens tout autre que dans les Yogasūtra.

Ainsi l’āsana, défini dans les Yogasūtra comme « une posture aisée et stable grâce à la détente de l’effort et à la mise à l’unisson et qui permet au yogin d’échapper au couple des contraires » (1, 46-48), devient une posture unique pour le Netratantra : « Prendre ses assises à la jonction de l’inspiration et de l’expiration, dans le souffle du milieu, et là, établi en une parfaite vigilance, on s’empare de l’énergie cognitive. » (VIII. 11, 18.)

Le prānāyāma, contrôle du souffle, est dans les Yogasūtra (49-53) une rupture entre le processus d’inspiration et d’expiration ; le mouvement du souffle externe, interne ou suspendu étant réglé quant au lieu, au temps et au nombre devient long et subtil. Le quatrième prānāyāma 110 se réfère aux domaines externe et interne. Alors le voile couvrant la lumière de (la connaissance discriminatrice) diminue peu à peu et la pensée devient apte à se concentrer.

De son côté le Netratantra précise, à un niveau bien supérieur : « Le véritable contrôle du souffle dans la voie de l’intériorité a pour but de mettre fin aux modalités grossières des souffles inspirés et expirés, puis à celle du souffle intérieur pour obtenir la suprême vibration par-delà le subtil. On se tient alors constamment au Centre, sans plus en déchoir, en intériorisant le souffle durant l’ascension de l’énergie udāna connue sous le nom de kundalinī. »

Une telle élévation du souffle intériorisé n’a lieu que chez un yogin en samādhi, parvenu au niveau du pur Sujet conscient.

Ainsi le pranayāma n’apparaît plus comme un contrôle du souffle dans un parfait repos capable de protéger contre les rumeurs du monde extérieur. C’est l’efficience de la Vie, une vie toujours égale à elle-même comme le dit si bien Mahesvarānanda : « Que l’efficience se mette en [160] action ou demeure en repos, pour reconnaître sa propre Réalité, il faut interpréter le contrôle du souffle comme l’abolition des événements extérieurs. » (43). Les événe­ments disparaissent aux yeux du yogin en ce sens qu’ils ne se déroulent plus hors du Soi — ils ne sont plus que le jeu de sa propre puissance.

Pratyāhāra est le retrait des organes. D’après les Yoga­sūtra (54-55), dès qu’elles ne sont plus en rapport avec leurs objets spécifiques, les fonctions sensorielles suivent pour ainsi dire la nature de la Conscience ; c’est la rétrac­tion dont procède le parfait assujettissement des sens. Dans le Netratantra la rétraction apte à briser les liens qui rattachent au devenir concerne non point les organes en relation avec des objets externes, mais les organes intériori­sés devenus infiniment subtils à l’issue du prānāyāma compris comme il se doit. Leurs objets sont des tourbil­lons de qualités, sons et lumières extraordinaires, surgis­sant sans cause extérieure, et perçus uniquement par le cœur. « Dès qu’on s’en détourne et qu’on pénètre dans le suprême séjour à l’aide de son propre cœur, c’est ce qui sous le nom de “rétraction” tranche les liens du deve­nir. »

Quant aux membres supérieurs du Yoga que sont dharana, dhyāna et samādhi, les Yogasutra en donnent la définition suivante : « La concentration est fixation de la Conscience sur un point. La méditation est unification des idées sur ce point. Quand la Conscience se vide pour ainsi dire de sa propre forme, et se manifeste comme la chose en soi, c’est le samādhi, l’absorption. » (III. 1-3.)

Le Netratantra intervertit l’ordre des deux premiers membres, commençant par dire ce qu’est dhyāna au sens de « recueillement » : « La suprême Réalité ne peut être objet de méditation. Ce que les éveillés considèrent comme la véritable méditation au-delà des qualités de la pensée, c’est méditer (se recueillir) sur la suprême Réalité en tant que le (pur Sujet) dont on a l’expérience immédiate. »

Aussitôt le Soi découvert en son propre cœur, le yogin passe à la concentration (dhāranā) : « Dès que le Soi suprême est perpétuellement “fixé” (dhr), une telle “cen­tration” fait obstacle aux liens du devenir. » Par elle on « retient » pour toujours la Conscience suprême.

Succède alors un samādhi d’ordre cosmique : « La Conscience de l’égalité en soi-même et en autrui, dans les éléments et dans le monde entier quand on réalise “je suis Śiva, je suis sans-second”, c’est là ce qu’on reconnaît comme la suprême égalisation, à savoir le samādhi ou absorption dans la Réalité absolue. »

Recueillement ou méditation (buddhidhyāna)

Le point culminant de la voie de l’individu est une méditation qui, intellectuelle d’abord, s’achève en une con­templation d’ordre mystique et conduit à la pacification et au repos du cœur (cittavisrānti).

Le Vijñānabhairavatantra définit ce qu’est la véritable méditation :

« Un intellect inébranlable, sans aspects ni fondement, voici en vérité ce qu’est la méditation, mais la représenta­tion imagée de divinités nanties de corps, d’organes, de visages, de mains, n’offre rien de commun avec la vraie méditation. » (146.)

Et le verset 49 où Śiva s’adresse à la Déesse Énergie : « O Bienheureuse, celui qui, les sens anéantis dans l’espace du cœur, l’esprit indifférent à toute autre chose, accède au milieu de la coupe bien close des lotus atteindra la faveur suprême. »

Car d’après un autre Tantra : « Si la Conscience omni­présente remplit le corps entier, elle a pour résidence émi­nente l’océan du lotus du cœur. »

Pour qu’on puisse pénétrer dans le cœur, le souffle doit y prendre son repos hors de la portée des sens, entre les deux mouvements des souffles inspiré et expiré. En ce repos, un instant durant, ces souffles s’équilibrent, s’arrê­tent, ce qui produit l’ouverture du lotus du cœur. » (P. H. p. 217.)

Abhinavagupta l’explique en détail (T. A., V. 21) :

Qui connaît la Réalité du Soi voit directement cette Conscience dans le cœur en allant de l’extérieur jusqu’à la portion intime, tout comme, écartant tour à tour les péta­les de la fleur kadali ayant l’aspect de deux coupes entre­lacées, on atteint le centre, l’odorant pollen.

Au cours de cette méditation on progresse du grossier au subtil puis au suprême, sanctuaire du cœur où le Soi resplendit.

Là se révèle la Conscience omnipénétrante, car, précise Abhinavagupta :

« C’est dans la grande fosse sacrificielle appelée “cœur” que brille avec profusion le feu du puissant Bhairava [162] quand on frotte les deux planchettes 111 et qu’on se concentre uniquement sur cette friction qui unifie toute triplicité — lune, soleil et feu, symboles des souffles inspiré, expiré et ascendant, ou de l’objet connu, de la connaissance et du sujet connaissant. À l’aide de la flamme resplendissante de Bhairava — feu ou Sujet pur — douée d’une intense énergie qui s’épanouit au Centre, on réalise toutes les triades des énergies perpétuellement surgissantes comme fusionnant en pleine indifférenciation de sujet, d’objet et de connaissance. » (22-25.)

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Le yogin réside dans le Quatrième état dès que la dualité n’est plus. À partir de cet état contemplatif, il se tourne vers le monde externe et, par l’entremise de ses facultés purifiées, il commence à percevoir Śiva jusque dans son activité ordinaire. Il s’adonne alors à la pratique de la roue des énergies conscientes :

« Vivre dans l’indifférencié, même quand le différencié se déploie, c’est là le suprême et soudain “rugissement” d’un yogin. » (V. 127.)

« Au moment où le yogin a l’expérience immédiate du Soi indifférencié, rayonnant de lumière consciente, ses organes internes de connaissance — la pensée qui repose en sa propre essence, ainsi que l’ensemble des organes sensoriels qui en dépendent — lui prêtent leur concours pour pénétrer dans le Soi ultime révélé en toute sa splendeur. À ce moment les objets des sens et les impressions de plaisir et de douleur apparaissent avec intensité au yogin qui, enrichi par les rayons de ses organes pleinement épanouis, s’adonne à faire surgir tout cela comme très évident, mais sans la moindre différenciation. Oh ! combien digne de recherche est une telle Réalité ! »

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Celui qui médite sans interruption sur le processus d’émanation, de permanence et de résorption comme identique à sa propre conscience s’identifie à Bhairava et réalise ainsi le Soi à la lumière de la Roue des énergies conscientes.

À travers la Roue de feu dont le centre est le cœur, le yogin qui a découvert l’intériorité va la répandre dans le monde objectif en un premier moment d’émanation, puis il la manifeste de manière durable en tant que connais [163] sance et la résorbe en tant que sujet connaissant. Pour que cette Roue atteigne sa plénitude indifférenciée, le yogin doit dissoudre les imprégnations de la dualité qui demeurent encore. Il contemple alors ses facultés revêtues de la nature divine, tandis que la roue s’apaise peu à peu et finit par atteindre un calme définitif.

Mais au début le yogin se concentre sur la roue afin de percevoir son tourbillonnement dans ses diverses activités s’il entend un son, par exemple, il doit, inébranlable comme l’axe indivisible planté en plein centre, percer jusqu’au cœur sans perdre conscience de Soi. (M. M. 53.)

Le sacrifice du monde objectif

Les divers efforts de l’individu cheminant dans cette voie tendent au grand sacrifice où l’ensemble des impressions du monde connaissable est versé en guise d’oblation dans le brasier de la suprême Énergie. Le nectar qui en découle imprègne l’univers de vie et de félicité. « À défaut d’une telle oblation, dit Abhinavagupta, l’univers n’est que tourment. » (V. 66.)

Mais pour offrir ce sacrifice un yogin doit renoncer à son être individuel ; il doit contempler perpétuellement l’énergie divine en son essence plénière comme identique au Seigneur. Car c’est de l’union béatifique de Śiva et de l’Énergie que jaillit l’univers sous forme de nectar, un même et seul nectar qui réside en nous et hors de nous.

Pour que le yogin pénètre dans la suprême Réalité et s’établisse dans l’état par delà appropriation et rejet, il doit, grâce au ravissement éprouvé en sa conscience, percevoir l’univers en son indifférenciation ; et, délaissant le piteux état dû à l’activité intentionnelle tournée vers l’objet en vue de son utilité ou vers ses impressions de plaisir et autres, parvenir au repos de sa propre essence. (74-76.)

La voie de l’individu mène à celle de l’énergie quand, ses organes apaisés, le yogin n’a pas même l’idée de se concentrer sur le prodige inouï qui le ravit :

« Toutes les agitations sensorielles ayant disparu quand il s’unit à la grande et imprévisible merveille, il demeure dans la surabondance au sein du flot des rayons de la roue de ses organes bien unifiés, sans se soucier de rien, et perçoit clairement les choses. La Conscience à laquelle Il accède alors est telle que ses étincelles suffisent à réduire en cendres la demeure du devenir. » (84-85.) [164]

Il commence à entrevoir l’univers en son indifférencia­tion, transfiguré, reconnu en tant que moelle précieuse de la pure Conscience.

« Ces êtres, dit Abhinavagupta, éprouvent un véritable ravissement jusque dans leurs activités journalières. Ils reposent uniquement dans le Soi. »

Lorsque cette contemplation comporte une pratique et un exercice vigilant, elle ne dépasse pas la voie de l’acti­vité. Avec la voie de la connaissance, l’opération des éner­gies est spontanée : « Partout où va le yogin, dit un ver­set, l’ensemble des roues tourbillonne autour de lui comme un essaim d’abeilles autour de sa reine. » (T.A. V. 30.)

À son stade suprême, cette contemplation conduit à la voie divine : « Celui qui, à chaque instant, dissout l’uni­vers dans sa propre conscience et l’émet à nouveau s’iden­tifie pour toujours à Bhairava ; il est libre comme lui d’émettre et de dissoudre l’univers. La Conscience se révèle alors à lui en toute sa gloire. » (V. 36.)

La voie inférieure offre au yogin bien apaisé, et à lui seul, à mesure qu’il découvre la vie intérieure et mystique, des étapes successives de paix et de félicité extraordinaires sans qu’il ait à quitter son cœur pacifié pour entrer en contact avec le monde externe. Il peut à son gré tirer à soi un monde tout vibrant de conscience dans un échange de félicités qui fusionnent en une parfaite unité, culminant en la flamme qui consume toute contingence et toute inconscience. Ainsi l’incomparable Roue aux multiples énergies parfaitement unifiées vibre à une telle rapidité sans laisser de demeurer immuable.

Cette voie comporte aussi une série d’expériences à la fois « signes » du cheminement purificateur et phases de la vibration (spanda) ressenties par le yogin dans les divers centres 112 de son corps subtil. Ce sont : félicités, sauts, trem­blement, sommeil spécifique, oscillation de l’ivresse qui ne sont que les réactions d’un yogin à mesure que la Réalité effleure successivement les centres. Aussi longtemps qu’il n’a pas la maîtrise des centres, il supporte difficilement ces touches de la Réalité. [165]





LA VOIE DE L’ÉNERGIE COGNITIVE

La voie qui met en jeu l’énergie se situe au niveau de la connaissance en tant que moyen de parvenir à l’union. Elle s’adresse à des êtres privilégiés qui, bénéficiant d’une grâce plus puissante que la grâce de la voie inférieure, accè­dent à une conscience bien intériorisée et à un cœur illuminé.

Si la voie divine est celle de la nudité et de la transcen­dance, la voie de l’énergie est celle de la surabondance et de l’immanence. En ceci consiste la grande différence qui caractérise ces deux approches. La voie divine, en effet, concerne uniquement Bhairava, l’essence divine renfermant toutes les énergies fondues et unifiées.

Radicalement opposée, la voie de la connaissance adore un Dieu personnel corrélatif à l’univers, car elle insiste sur les qualités divines comme la majesté, l’omnipotence, l’omniscience… Et ce Dieu nommé Maheśvara, substrat d’innombrables qualités ou énergies, se révèle par ces qua­lités même lorsque l’adorateur prend intensément cons­cience de l’une de ces énergies ou d’un grand nombre d’entre elles. « Maheśvara, doué de toutes les énergies, est tout-puissant, libre, car il ne dépend pas pour agir d’une chose qui lui serait extrinsèque. Omniscient, omniprésent, éternel, il possède les énergies de connaissance, de diffé­renciation et d’activité. De multiples façons il manifeste librement ses énergies et, par là, toute la diversité de l’univers. Sa liberté, qui ne diffère nullement de sa nature même, consiste à engendrer la diversité dans l’unité et l’unité dans la diversité. Par son énergie cognitive, il fait surgir simultanément sujet connaissant et objet connu. L’énergie différenciatrice manifeste les reflets que sont indivi­dus et choses, non seulement comme séparés de la Conscience absolue, mais encore comme séparés les uns des autres113. »

Abhinavagupta marque la différence entre Paramaśiva — l’absolu — et Iśvara, ce dernier manifestant l’objecti­vité globale indifférenciée (prameya), sans expression ver­bale, et identique à la Conscience. Mais en Paramaśiva, point de prameya, le flot des choses étant complètement immergé en lui qui est Conscience et félicité indivises, pure unité caractérisée par le repos dans le Soi.

Jîlî, nous le verrons, fait une distinction analogue entre l’uni­té de l’Essence et l’unicité divine dont toute qualité relève114. [166]

L’obstacle à l’épanouissement d’une énergie unifiée et libre ne réside plus comme précédemment en des activités dispersées, mais dans la seule pensée à double pôle, le vikalpa — doute, dilemme ou hésitation qui paralysent la prise de conscience de l’unicité et ne permettent pas d’adhérer à la Réalité.

Il faut donc substituer aux notions rigides et desséchées le sentiment vif du réel, en faire d’ardentes convictions, des certitudes indubitables : la pensée purifiée devient alors acérée, efficiente et s’oppose victorieusement aux convictions erronées.

Le yogin commence par dissocier les structures portant sur les connaissances liées au langage et dont dépend l’attachement à l’objet. Il se fore un chemin entre deux idées opposées (vikalpa) et l’énergie qui les alimentait étant récupérée, elle se trouve tellement intensifiée qu’elle efface à son tour la dualité. Ainsi remonte-t-on à la source de l’énergie consciente et l’on secoue les structures du moi jusqu’en leur fondement pour que le Soi, dégagé de toute détermination, recouvre son universalité.

Mais une telle œuvre ne peut s’accomplir tant que subsiste ce qui alimente les doutes et dilemmes, à savoir les prédispositions latentes, les complexes et tendances profondément enfouis, issus d’un lointain passé. Il faut faire remonter à la surface ces résidus afin d’agir sur eux et, par un discernement subtil que soutient l’énergie, les rendre saisissables puis finalement les dissoudre.

Sont ici constamment indispensables zèle, ardeur et vigilance pour purifier la conscience de ses ultimes impressions de dualité.

Cette voie utilise dans ce but une vision lucide, une Raison intuitive (sattarka) bien exercée, apte à discerner le véritable maître susceptible d’enseigner le droit chemin et qui, non seulement assure la libération des liens, mais rend à la connaissance son éclat indifférencié.

« Ceux qui savent, déclare Abhinavagupta, tranchent à la racine l’arbre fourchu de la funeste différenciation avec la hache de la raison intuitive aiguisée au plus haut degré et accèdent à la certitude. » (T. A., IV. 13.)

À l’issue d’une investigation progressive toujours plus subtile, ils ne voient plus que l’unicité tant leur conscience est lucide, dynamique et globale ; l’intelligence, purifiée, leur révèle en pleine évidence l’essence indifférenciée. À ce sommet, le sattarka s’achève en éveil (bodha).

Puisque cette voie tend à la simplicité et à l’indistinc [167] tion, on comprend que toutes les pratiques décrites par les Yogasūtra — prohibitions, postures, exercices du souffle, rétraction des sens et de la pensée, méditation, concentration et jusqu’au samādhi — ne soient d’aucune utilité pour réaliser la Conscience : elles ne servent qu’à éliminer les tendances opposées et, tout au plus, à favoriser le discernement. En effet, toute pratique a pour but d’acquérir ou de perfectionner quelque chose, et la Conscience est parfaite en soi, et déjà toute acquise. Seule la connaissance issue du discernement offre une aide, car « elle consiste en une prise de conscience dynamique d’une extrême acuité et qui va s’intériorisant toujours davantage » (T. A., IV. 86), et finit d’ailleurs par rejoindre la pure science (suddhavidyā).

Abhinavagupta considère le retrait des sens et de la pensée comme un exercice arbitraire et néfaste « qui ne fait que resserrer intérieurement le lien de ce qui n’a jamais été lié », à savoir la libre Conscience (92), tandis que le véritable pratyāhāra consiste à oublier radicalement la libération même, étant donné qu’aucune entrave ne lie les êtres.

À la question : à quoi bon mentionner les membres du yoga s’ils ne servent à rien, Abhinavagupta répond que chacun d’eux fournit une aide pour atteindre le membre supérieur et parvenir finalement au véritable discernement (sattarka). Quant aux membres qui ne concernent que le corps et la conscience individuelle, ils ont pour seule fin de fortifier le corps ou d’obtenir la maîtrise mentale.

Mais ces membres du yoga, y compris les plus élevés, sont absolument inefficaces en ce qui concerne l’essentiel pour la raison que le processus se trouve inversé, car en réalité ce ne sont pas les divers membres qui mènent à la Conscience.

Abhinavagupta déclare :

« Ce qui est bien établi intérieurement dans la Conscience peut, par l’intermédiaire de cette même Conscience, être transmis au souffle, à l’intelligence, au corps sous forme de pritetyâma, etc., non point par le procédé opposé. » (IV. 97.)

Et il cite à ce sujet le Viravalîtantra pour montrer que ce ne sont pas les exercices de souffle qui suscitent l’absorption de la Conscience, bien au contraire : « Par l’absorption de la Conscience, les souffles inspirés et expirés s’immergent en Śiva, pure et simple Conscience, et le soleil de vie parvient au sommet de notre propre Cons [168] cience. Voici ce qu’on appelle la véritable délivrance, en laquelle le contrôle du souffle ne joue aucun rôle. » (T. A. IV 89-90.) Alors toute la dualité se dissout dans le Centre ou voie médiane et le yogin jouit de la lumière consciente. De là, le conseil d’Abhinavagupta : qu’on ne s’adonne donc pas au contrôle du souffle qui ne fait qu’épuiser le corps (91).

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Ces pratiques ne sont plus, dès lors, que le comportement spontané du libéré vivant et prennent donc un sens entièrement nouveau.

Utpaladeva chantait de même : « La grande fête de Ton Union n’est obtenue qu’en repoussant l’effort de la méditation. Telle est, dit-on, la véritable manière dont adorent les Amants. Qu’elle soit mienne à jamais ! » (S.U., XVII, 4.)

Et al-Hallāj : « C’est Toi mon ravisseur, ce n’est pas l’oraison qui m’a ravi ! Loin de mon cœur l’idée de tenir à mon oraison ! L’oraison… Te dérobe à mes yeux, dès que ma pensée s’en laisse ceindre par mon attention » (Dîw. a. 35.)

La contemplation de la roue des énergies montre comment cette voie, qui est celle des richesses spirituelles les plus élevées, atteint à la simplicité et à l’unité du Soi. Lorsque doutes, actes figés et fluctuations conscientes disparaissent, la roue des énergies perd ses mouvements lents et saccadés, et se met à tourner à une vitesse prodigieuse, dissolvant ainsi les ultimes vestiges inconscients de la dualité. Alors, toutes les énergies purifiées et intensifiées convergent spontanément dans l’unité par delà les distinctions et fusionnent à leur source, le Centre apaisé de la roue. Le yogin habile à se tenir dans le moyeu immobile ne perçoit plus de rayons distincts, la diversité ayant fondu dans l’énergie vibrante et indifférenciée du Soi.

Mais si, se dirigeant vers la périphérie — le monde sensible appréhendé à travers ses organes sensoriels —, son contrôle sur la roue se relâche, la roue ralentit et les multiples énergies réapparaissent, tendant à se cristalliser autour du moi. Il lui faut donc retourner au Centre, en pleine intériorité, puis ouvrir à nouveau les yeux à l’univers sans que son absorption en Śiva ne soit lésée : « Si, à l’aide du Cœur, tu projettes vision et toutes les autres énergies simultanément et de toutes parts sur leurs objets respectifs (couleur, odeur, etc.) en demeurant fermement fiché comme un pilier d’or au milieu même de (tes activités), (169) tu apparais alors comme l’unique, le fondement même de l’univers. » (P. H., sutra 18.)

Vu qu’il n’est pas facile de se tenir là, il faut replonger en soi-même sans se lasser afin que l’état devienne permanent. Le yogin découvre ainsi en son propre cœur une énergie universelle pleine de béatitude et qu’accompagne une efficience sans entrave.

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Grâce à cette pratique, l’univers ayant pénétré dans la conscience et la conscience dans l’univers, le mystique jouit spontanément d’une véritable adoration : toute son activité n’étant plus qu’adoration, sans préparation du corps, ni de l’attention, ni du souffle et de la parole, les courants différenciés des facultés spirituelles réunies au Centre dans la Conscience divine peuvent se répandre partout sans encourir aucun dommage.

Dès qu’il s’abandonne à la pulsation du Cœur, à son flux et à son reflux, l’alternance asservissante entre les deux pôles opposés — le vikalpa — n’est plus que le jeu divin d’épanouissement et de rétraction auquel participe ce grand yogin qui se tient ferme au Centre immuable du Cœur vivant de l’univers, où tout est nécessairement pur, où tout s’égalise : « Hommage à Lui (Śiva) que contemple l’amant au cœur débordant d’Amour, alors même qu’il se trouve engagé dans les états les plus variés » chante Utpaladeva (XIV, 21).

Extraordinaire est donc l’homme capable d’une telle adoration et qui accède à la Réalité du Soi en sa nature indivise : « L’abeille, et non la mouche, dit Abhinavagupta, apprécie au plus haut degré le parfum de la fleur du keterka ; de même, combien est exceptionnel celui qui, incité par le Souverain, s’éprend de la suprême adoration sans dualité de Bhairava ! » (T. A. IV, 276.)

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Après avoir tourné en ridicule les divers rites du culte, Abhinavagupta définit ce qu’il considère comme la véritable adoration ne comportant aucune restriction :

« Quant à l’adoration, qu’on l’accomplisse uniquement à l’aide de tout ce qui épanouit la pensée… La moelle de la Conscience n’étant que liberté et la liberté que masse de félicité, les activités d’adoration en vue de s’y identifier sont celles qui dispensent au cœur la joie ; quelles que soient les substances, les qualités, leur nature imaginaire ou réelle, dès qu’elles sont source de joie, elles mèneront au Bien suprême.

« Que, pour vénérer le suprême royaume, l’être éveillé [170] offre le suc que distille l’ensemble des choses, dont la plé­nitude est due à leur identité à Śiva. C’est là ce que j’ai souvent exprimé en un hymne :

« Reposant dans la Lumière consciente qui flue de la nature ultime, à l’aide de la vision de l’immortel nectar qui fulgure de splendeur, je T’adore, ô Toi qui connais Tes secrets mystiques !

« Aspergeant à tout moment le réceptacle terrestre, je T’adore avec les gouttelettes du suc de mon émerveille­ment, avec les fleurs spirituelles et innées qui exhalent leurs propres joies.

« Mon Dieu uni à la divine Énergie, je T’adore jour et nuit dans la demeure de (mon) corps, avec la très pré­cieuse coupe de mon cœur débordant du nectar de félicité.

« Ayant jeté de très haut le lourd fardeau de la discri­mination et pressé, pour en extraire le suc, le triple uni­vers aux innombrables saveurs et attraits, cet univers ordonné à la machine de la roue du cœur, avec le flot qui s’en écoule — ce suprême nectar de la Conscience destruc­trice de la naissance, de la vieillesse et de la mort —, c’est avec lui, en guise de suprême oblation, que je T’assouvis nuit et jour, ô Suprême » (T. A. XXVI. 54, 5865).

Les diverses pratiques du culte sont spiritualisées :

« Le véritable culte consiste en l’unification des torrents des modalités différenciées qui s’identifient à la Cons­cience infinie, libre et immaculée de Bhairava. » (T. A. IV., 122.)

Il n’y a d’autre oblation (homa) que le sacrifice de l’univers entier ainsi que de son propre corps, ses organes, sa pensée et les objets, versés en guise d’offrandes dans le feu de la Conscience ultime, le cœur illuminé faisant office de cuiller sacrificielle. (V. B. vers. 149.)

Plus profondément encore d’après Abhinavagupta :

« Sans aucun combustible, brûle perpétuellement en nous le feu flamboyant de tous les organes sensoriels quand le feu de la Conscience pénètre les modalités de l’univers et que celles-ci s’enflamment toujours davantage, effectuant ainsi l’oblation au feu ». (T. A. IV., 201.)

« Pour ceux qui réussissent à reposer paisiblement dans cette oblation, tout le tintamarre dérisoire du devenir fond spontanément, comme un tas de neige à la saison chaude. » (IV., 277.)

Le renoncement s’effectue ici à même les activités mon­daines ; on se détache peu à peu du moi en précipitant les vestiges de la dualité dans le feu de l’énergie consciente. (171)

Mais ce n’est point encore l’abandon total et définitif allant jusqu’à l’anéantissement du moi, propre à la voie de Śiva.

À propos du comportement des renonçants qui chemi­nent sur la voie de l’énergie, Abhinavagupta donne l’exemple suivant : comme un cheval non entraîné, atta­ché à un pieu, tourne en rond à travers maints accidents de terrain en obéissant à la volonté du cavalier, jusqu’à ce qu’il soit un cheval bien entraîné, habile à courir en tous lieux, ainsi la conscience, grâce à maints détours — expé­riences paisibles, effroyables, etc. —, abandonne la dualité et s’identifie à Bhairava (IV. 205-206).

Alors toutes les choses s’égalisent et ne font qu’un : il n’y a plus ni pur ni impur, ni dualité ni non-dualité, de sorte que les diverses pratiques — vœux, initiations, pèle­rinages, bains — ne sont ni prescrites puisqu’elles ne mènent pas directement à Śiva, ni défendues puisqu’elles ne peuvent introduire la moindre fissure dans la Réalité indivise (213, 270). Quelle que soit l’activité, il n’y a d’autre obligation que de fixer paisiblement son cœur sur la Réalité, peu importe la manière. Est considéré comme impur ce qui est éloigné de la Conscience, et comme pur ce qui permet de s’identifier à elle (242-243).

Qui veut pénétrer dans la suprême Réalité, qu’il prenne la voie qui lui est la plus proche et délaisse toute autre. Point ici de contrainte, car l’école Trika proclame l’égalité des divinités, des traités, des chemins, tout étant Śiva.

Maître Eckhart, citant une parole de saint Paul : « Tous les hommes ne sont pas appelés à Dieu sur un seul che­min », disait de même : « Si donc tu trouves ton chemin le plus proche, ne passe pas par beaucoup d’œuvres exté­rieures ni par de grandes peines et privations — en les­quelles d’ailleurs il n’y a tout simplement rien du tout de grand… si tu ne trouves rien de tel en toi, reste tout à fait en paix et ne t’en occupe pas davantage. » (P. 180.)

Cette voie de l’immanence insiste sur l’harmonie d’un monde en lequel s’égalisent intérieur et extérieur et que transfigure l’énergie divine à mesure qu’elle se dévoile comme le pénétrant intégralement. Mais si les limites s’élargissent à l’infini, elles ne tombent pas définitivement pour autant, le mystique ne se perd pas dans l’essence « nue » 115 de la divinité (paramaśiva) ; il reste au niveau des qualités divines inhérentes à l’énergie, telles l’immorta­lité, la puissance, la majesté… [172]

Le Vijñānabhairava tantra déclare à ce sujet :

« Éternel, omniprésent, sans support, omnipénétrant, souverain de tout ce qui est… Méditant à chaque instant sur ces mots, il en réalise le sens conformément à l’être signifié (Śiva). » (st. 133.)

Bien que différente en ceci de la voie de Śiva, la voie de l’énergie peut y conduire. Abhinavagupta montre com­ment : « Ceux qui adorent le Seigneur omniprésent en aiguisant leur pensée sur l’un des attributs ou sur tous réunis, se révélant à l’intérieur de leur pensée au préalable purifiée, finissent par reposer dans le substrat des attributs qui les contient en leur totalité indifférenciée. De même, d’un objet, on a d’abord une vision partielle de ses quali­tés puis une conscience globale et indivise. » (1. 200.) Śiva peut donc être révélé par ses diverses énergies ou par ses qualités, vu que l’énergie est le moyen de s’identifier à Lui : « Selon leur proximité à la Conscience de l’être adoré, les uns embrassent des énergies en nombre limité, les autres en nombre infini. Ce processus relève du chemin de l’énergie propre à la pensée différenciée ; mais il n’y a rien de tel dans la voie divine. » (I. 70-76 et 207.)

Utpaladeva l’exprime clairement en ces vers adressés à Śiva :

« Même si Ton Soi est bondé d’attributs distincts et même s’il est atteint par une gradation de moyens, Il se manifeste pur d’attributs et une fois pour toutes à ceux qui partagent Ton Amour. » (XVI. 2.)

Si le yogin qui parcourt la voie inférieure parvient au seuil de la Raison intuitive et du bon discernement, le pré­sent mystique, grâce à ce discernement, passe par-delà toute connaissance quand, au seuil de la voie divine, jouissant d’une grâce des plus intenses, il est prêt à s’élan­cer dans l’Un jusqu’à l’Essence, toutes ses énergies étant libérées et harmonisées ; son unique désir échappant au dilemme, à l’hésitation, se montre si intense qu’il entre dans la voie supérieure de l’indifférencié. Mais si le mysti­que ne bénéficie que d’une grâce moyenne et ne quitte pas la voie de l’énergie, s’il s’attache à la contemplation des attributs divins et s’il possède encore une vue réfléchie sur lui-même, sa conscience personnelle, bien qu’éveillée, ne disparaîtra pas entièrement et l’accès au Cœur universel ne s’effectuera qu’à de rares moments. Après la mort seule­ment il pénétrera en Śiva et jouira de la gloire universelle.







VOIE DIVINE OU DE LA VOLONTÉ

La voie inférieure a de nombreux appuis : activités des organes, exercices de souffle, énonciation de syllabes, recueillement, etc., tandis que la voie de l’énergie repose sur l’énergie cognitive du mystique qu’elle prend pour tremplin, mais qu’elle ne réussit guère à quitter pour s’élancer définitivement dans l’Un.

La voie de Śiva est une voie sans appui, sans effort, sans recours aux facultés ; c’est la voie du pur désir, de l’intention nue ; elle tend vers Śiva seul, non vers son énergie ou ses attributs, et ne recourt pas à l’énergie afin de s’élancer vers lui. En effet, pour le jñānin qui suit cette voie, la libre énergie de la Conscience est inséparable de Śiva, elle consiste en un acte absolu pris en son initia­tive qui ne dépend d’aucune condition limitatrice.

Voie de l’indifférenciation (abheda), et donc du vide de distinction, de détermination, de particularité, on la quali­fie de nirvikalpa — sans dilemme, sans représentation puisqu’elle est antérieure à la bifurcation du sujet et de l’objet, et donc au-dessus de toute activité personnelle, comme de connaître, de vouloir et d’aimer.

Voie de l’outrepassement, elle s’adresse uniquement à l’être ardent plein d’Amour divin (bhakti) qui n’aspire qu’à l’Essence simple et nue. La grâce dont il jouit est tellement abondante qu’elle l’entraîne sans qu’il puisse dis­criminer, par-delà toute certitude intellectuelle. Et pourtant c’est en pleine évidence, celle de la Réalité saisie à l’ins­tant même où elle émerge, qu’un puissant bond du cœur l’enlève jusque dans l’Essence unique. Sans vivre ce pre­mier moment, sans se tenir à même l’ébranlement intérieur du cœur, on ne peut jouir d’une conscience vigilante ni s’établir dans l’indifférencié.

Cet élan doit son intensité à ce qu’il ne renferme aucune division. Dès lors il atteint tout, connaît tout, peut tout, la totalité étant essentiellement indivise.

Comme c’est dans l’unicité de cet instant d’élan que tout se joue, on comprend l’importance accordée dans les Śivasūtra à l’essor vers l’Absolu où la voie de Śiva se trouve condensée : « Udyamo bhairava » déclare un de ses aphorismes (I, 5) : « l’élan est la divinité indifférenciée ». Le commentateur précise : « Cet élan est l’émergence de la suprême illumination, le soudain essor de la Conscience sous forme d’une prise de conscience de Soi ininterrom­pue, de ferveur innée intériorisée. Comme toutes les énergies [174] y fusionnent, cet élan est bhairava — Conscience divine indifférenciée —, car il jaillit chez les êtres débordants d’Amour et doués de vigilance à l’égard de cette Réalité intériorisée. »

À ce haut niveau, indéfinissable est la bhakti, Amour triomphant qui arrache le yogin à lui-même et le précipite dans l’Un. Il n’a rien de l’amour entaché de dualité des voies prédédentes. Sans effusion, c’est en pleine nudité de l’aspiration, un élan de tout l’être vers un Dieu indicible pour ainsi dire aveugle, ce flot d’amour n’est pas sans une vigilance aiguë, non point celle de l’entendement, mais celle d’un cœur ardent qui se tient à même l’ébranlement de la volonté.

Les textes Śivaïtes comparent un tel élan à une flamme dévorante qui jaillit inopinément et consume à jamais toute trace de différenciation ainsi que les derniers vestiges du moi116.

Cet acte, le plus pur qui soit, est toute détente. Aussitôt apparu, il est parfait et livre accès à l’absolu par delà l’engrenage temporel. Soudain, imprévisible, il est semblable à l’éclair qui illumine le firmament, mais dont l’illumination ne disparaît plus. Par lui l’adorateur devient un « libéré vivant » pour lequel samsāra et libération n’offrent guère de différence, car, ayant réalisé son essence de façon définitive, l’esclavage fait place à une totale liberté.

Sa volonté, en effet, est une volonté divine, entière, actuelle, sans effort, sans rien de fortuit ou d’accessoire, une volonté qui est elle-même une nécessité. Elle ne diffère donc pas de l’énergie infinie et souveraine de Śiva. Le terme qui la désigne, icchā, signifie également désir, mais ce désir, saisi uniquement en son incitation, en sa source créatrice, est tellement épris d’absolu que, se tournant d’un bloc vers Śiva dans un élan fougueux, il écarte avec violence toute appréhension dictincte, il est soulevé jusqu’à l’Essence divine indifférenciée, libre de tout attribut, de toute qualité.

Un autre aphorisme des Śivasūtra (1. 13) définit la nature de cette très pure volonté comme l’énergie en sa source, icchā étant qualifiée de jeune vierge, Bien-aimée de Śiva ; vierge, car elle ne peut être que pur Sujet, jamais [175] un objet de jouissance, c’est-à-dire être « pour un autre » ; elle échappe donc à la contamination de la relation sujet-objet. Toute jeune, ingénue, elle folâtre, son jeu consistant à émettre et à résorber l’univers. Parfaitement détachée, elle s’adonne avec ardeur à adorer le Seigneur et à s’identifier à Lui. En réalité, elle n’est autre que la suprême Énergie aussi inséparable du Dieu que les rayons le sont du soleil ou la chaleur du feu.

Parvenu à une semblable union, toutes ses facultés rassemblées au Centre indifférencié, le yogin ainsi établi dans l’énergie infinie et vierge, voit le Quatrième état se répandre spontanément sur les trois autres comme un raz de marée qui inonde toutes les limites et dénivellations. Par la fusion de l’intériorité et de l’extériorité, il atteint l’égalité (samatā) qu’il décèle au sein même de l’élan. L’égalisation, en effet, ne relève plus du grand mouvement conscient de lente nivellation de la voie de l’énergie, elle réside maintenant à la source de la vision, dans le premier regard qui s’oriente vers le Soi ou vers le monde en une légère oscillation qui suffit à tout égaliser et en laquelle le yogin découvre sa glorieuse liberté. Il s’écrie alors avec Abhinavagupta :

« O Seigneur Bhairava, cette Conscience mienne danse, chante, se réjouit grandement, car dès qu’elle a pris possession de Toi, le Bien-aimé, l’accomplissement du sacrifice unique de l’égalité, si ardu pour les autres, lui est aisé. » (H. A., 51.)

Un tel sacrifice dit « de l’égalité » aplanit définitivement la rocailleuse dualité du devenir (samsarā) ; éternel et transitoire, pur et impur, illusion et Réalité, l’univers varié se reflète en tout son éclat dans l’harmonieuse Lumière consciente toujours identique à elle-même.

Le grand yogin recouvre ainsi sa gloire native dont l’expansion engendre un émerveillement qui caractérise les étapes de cette voie quand, du Centre immuable, il contemple toute chose à la lumière de l’unité, sur la paroi du Soi universel.

Un traité déclare en effet : Quand les fidèles connaissent le Soi par le Soi, c’est en leur propre Soi qu’ils éprouvent alors l’émerveillement. Et Ksemarāja précise que le yogin ne cesse de s’émerveiller des prestiges extraordinaires et toujours nouveaux qui affluent en lui dès qu’il pénètre dans la Conscience indivise. Il ne peut se rassasier de la félicité ininterrompue qu’il ressent en lui-même. (S.S.v. I. sūtra 12.) [176]

Rare est le héros dont l’amour au dénuement spontané, libéré de la dualité, rejoint en une fraction de seconde la Conscience indifférenciée en son premier ébranlement et parvient à s’y maintenir. (Bh., 40.)

Cette voie qui commence avec la grâce s’achève donc dans la gloire117. Mais n’est-ce pas à lui-même qu’en définitive le yogin accorde une grâce « de grand poids » 118 qui surgit des profondeurs du Soi, puisque au sein de l’ébranlement de la volonté, incitation divine et élan humain coïncident. À ce degré la grâce, donnée et reçue en un seul mouvement, est pure essence d’indétermination.

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À la fin du troisième chapitre du Tantrāloka consacré à la voie divine, Abhinavagupta rappelle succinctement la disparition des contingences qui fonde la distinction des différentes voies :

« Les conditions limitatives apparaissent, dit-il, dès que la Réalité, de par sa liberté, se tourne vers l’extérieur :

259. D’après nos Maîtres, l’Essence qui transcende les conditions limitantes (upādhi) est double, soit que ces conditions n’aient pas encore apparu, soit qu’elles aient pris fin.

260. Double également, la manière dont elles cessent paisible ou due à une maturation violente 119 et instantanée que distingue un insatiable appétit pour tout dévorer, tel un feu ardent et ininterrompu.

[D’après la glose, la première dépend d’initiations, de la vénération du maître ; la seconde est un engloutissement intense des conditions limitantes dû au feu de la Conscience. Lorsque les limites n’ont pas encore apparu, il s’agit de la Réalité échappant à toute voie. La disparition progressive des limites a lieu par les voies de l’activité et de la connaissance, la disparition soudaine, par la voie de Śiva.]

261. Cette dernière, celle de la maturation violente, est [177] particulièrement digne d’être enseignée, elle qui se plaît à consumer le combustible du différencié.

262. Toutes les choses jetées violemment dans le feu de notre propre conscience abandonnent leurs différenciations en alimentant sa flamme de leur propre énergie.

263. Dès que la nature différenciée des choses est dissoute à l’aide de cette maturation hâtive, les (organes) divinisés de la conscience savourent l’univers transformé en nectar.

264. Ces organes, une fois assouvis, identifient à leur propre soi le Dieu Bhairava, firmament de la Conscience, reposant uniquement dans le cœur, Lui, la plénitude.

Triple aspect du reflet de l’univers dans la Conscience

268-269. Celui à qui l’univers — toutes choses dans leur diversité — apparaît comme un reflet dans sa conscience, le voici, le souverain de l’univers. Possédant ainsi une prise de conscience globale indifférenciée et éternellement présente, il est le seul qui soit marqué du sceau de la voie du Seigneur.

[Cette prise de conscience du Je est plénitude, car elle surabonde de toute la diversité de l’univers. Un verset dit à ce sujet :

Si peu qu’il goûte à cette saveur, celui qui se plaît à une noble conduite autonome, pour lui samādhi, yoga, vœu, parole sacrée, récitation ne sont que poison.”]

271. Qui jouit perpétuellement de cette absorption indifférenciée accède à la nature bhairavienne synonyme de délivrance durant la vie.

276-277. Voyant les divers niveaux de la Réalité réfléchis sans différenciation dans son propre Soi, il atteint la nature de Bhairava. Et lorsqu’il voit en outre Bhairava lui-même se refléter dans le miroir sans artifice et sublime de la Conscience, celui qui n’a plus aucune pensée différenciée devient spontanément Bhairava. »

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Parvenu à l’état de Bhairava le yogin doit dominer la triple activité d’émanation, de maintien et de résorption par rapport à l’univers :

280. « Tout cela procède de moi (aham, Je), tout est reflété en moi, tout est inséparable de moi. C’est une triple voie que celle du Seigneur. » [178]

De ces trois aspects de la voie divine le véritable adepte du Trika doit devenir le maître :

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1) Sous forme d’émission créatrice : il prend conscience de façon globale des phonèmes de A à HA au moment où jaillit l’intuition : « cet univers surgit de moi, le Je (aham) ».

283. « Manifestant l’univers en moi-même, dans l’éther de la Conscience, je suis le créateur, immanent à l’uni­vers » : percevoir cela c’est s’identifier à Bhairava.

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2) Sous forme de maintien, il reconnaît : « Cet univers se reflète en moi. »

284. « Tous les cheminements se reflètent en moi qui suis leur sustentateur » : percevoir cela en toute évidence, c’est s’identifier à l’univers.

Protégeant ainsi l’univers il en devient le maître et par­ticipe alors au Bhairava universel. Cet aspect est supérieur au bhairava précédent qu’il ne découvrait qu’en lui-même. À ce stade il le goûte toujours et partout puisqu’il a imprimé sa conscience dans le monde entier.

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3) Sous forme de résorption, l’adepte prend conscience : « tout cela est moi seul » ; par l’efficience de la formule du Je absolu, il résorbe l’univers en lui-même et pénétrant dans l’état apaisé de l’universel Bhairava, il atteint le Je en sa plénitude.

286. « L’univers se dissout en moi qui suis plein des flammes échevelées de la grande Conscience ». Voir cela c’est trouver la paix.

« Je suis Śiva lui-même, ce feu dévorant qui brûle la demeure aux belles pièces (le rêve) infiniment variées, ce flot de la transmigration. »

Ce troisième aspect de la voie divine étant atteint, le but ultime est atteint.

287. « L’univers en ses nombreuses différenciations sur­git de moi, c’est en moi qu’il repose et quand il y est dis­sous, rien d’autre ne subsiste.

« Celui qui voit l’émanation, le maintien de l’univers et sa résorption comme indivisibles parce que unifiés ainsi, celui-là resplendit, étant parvenu au Quatrième état. »

À ce niveau voies et procédés n’ont plus de sens :

288. « Peu nombreux sont ceux qui, purifiés par le suprême Seigneur, avancent avec confiance sur cette voie suprême où règne la non-dualité de Śiva. »

289-290. « Bain, vœu, purification du corps, concentration (179) de l’esprit, usage des mantra, cheminements, obla­tion, récitation, samādhi et autres pratiques relevant de la différenciation n’ont pas de place ici. »

Selon les anciens Maîtres :

« En vérité, dès que la Réalité ultime est ardemment désirée, tous les moyens sont réduits à néant. »

Utpaladeva déclare également :

« Seul l’amour est digne d’estime dans la voie sans illu­sion de Śiva. Ni yoga ni ascèse ni pieux hommage ne mènent à lui. » (I. 16.)

Il priait donc Śiva : « Que seule s’accroisse en moi, à tous moments, l’indicible saveur vivifiante acquise par la manducation répétée de Ta souveraineté et que s’éloigne loin de moi la majesté du yoga et de la Connaissance. » (VIII. 2.)

À quoi distingue-t-on l’être hautement favorisé chemi­nant sur cette voie ? Le premier signe qui permet de reconnaître celui qui est doué d’une grâce intense est l’amour divin (bhavabhakti) dont il est imprégné. C’est un Maître qui transmet cette grâce directement, sa parole, son exemple suffisent au disciple pour qu’il prenne cons­cience de sa propre Essence.

« (Le Maître) initié à la voie divine est manifestement en état de transmettre la grâce suprême, mais à une con­dition : celui qui va le trouver doit être capable de rece­voir la grâce d’une manière identique. » De cette manière même, glose Jayaratha, « tout comme un flambeau est allumé à un autre flambeau » (290-291.).





L’ABSENCE DE TOUTE VOIE (ANUPÂYA)

Le terme anupāya est un de ceux qui désignent la suprême lumière consciente, la Réalité incomparable et unique. Dans ce cas, l’a privatif prenant sa valeur de négation totale, on ne peut rien dire.

« En l’absence de toute voie d’accès comment savoir que cette Réalité échappe à toute voie ? Et à ceux pour lesquels elle resplendit spontanément, en vérité, que nous reste-t-il à dire ? »

Mais comme ce terme peut avoir le sens de voie très réduite (alpopāya) ou d’accès sans mode à la réalité, nous pouvons en parler quelque peu.

À ce niveau point de paradoxe, point de jeu divin, point de retour, point de dévoilement, point de libération. [180] Quand tout est conscience, qu’est-ce qui pourrait révéler la Conscience ?

À même cette lumineuse évidence, les êtres immaculés incités par le Maître, reconnaissent aussitôt « le royaume primordial en tant que connaissance incomparable et éternelle ».

À cette voie Abhinavagupta consacre son deuxième chapitre du Tantrāloka : « Śiva, dit-il, ne se manifeste pas grâce aux voies libératrices ; au contraire ce sont elles qui brillent de son éclat. » (3.)

« La quadruple forme mentionnée — les trois voies et la non-voie — que revêt la pure Conscience n’est autre que la nature même de l’Omniprésent, et cet Omniprésent est toujours surgissant. » (4.)

« Puisqu’il resplendit en d’innombrables modalités, certains êtres s’absorbent en lui graduellement et d’autres d’emblée. » (5.)

Mais bien rares sont ceux qui se passent de toute voie.

« … Les êtres immaculés se consacrent à l’inaccessible Conscience bhairavienne exempte de toute voie. » (7.)

« Activité et pratique de yoga ne peuvent servir de voie, car la Conscience ne naît pas de l’activité, c’est à l’inverse l’activité qui en procède. » (8.)

Indépendamment de l’énergie consciente, ils ne sont rien.

« La Réalité de la Conscience resplendit de son propre éclat. Dès lors à quoi bon des procédés logiques aptes à la faire connaître ? Si elle ne resplendissait pas ainsi, l’univers privé de lumière ne se révélerait pas puisqu’il serait inconscient. » (10.)

« Toutes les voies, qu’elles soient internes ou externes, dépendent de la Conscience. Comment serviraient-elles à en révéler l’accès ? » (11.)

« Ô Seigneur ! Ta Réalité est partout présente et immédiatement évidente. Aussi les moyens par lesquels on entreprend de Te trouver ne Te découvriront certainement pas. » (Stance citée par le commentateur.)

« Voie interne, voie externe, tout n’est que la merveilleuse Essence innée de Śiva, sa pure et simple nature lumineuse. » (15.)

Non seulement la concentration et les autres moyens de réalisation, mais également les sensations, les sentiments sont uniquement Śiva. « Qui d’autre pourrait résider en cette suprême Non-dualité faite de pure Lumière et en laquelle moyen et fin n’ont d’autre lien que la Lumière même ? » (181)

En elle tout s’identifie : Śiva, énergie et individu :

« Dualité, différenciation, non-différenciation, ainsi se révèle le Seigneur, Lui, Lumière consciente. En lui bonheur, douleur, servitude, délivrance, conscience et inconscience ne sont que des synonymes désignant une seule et même Réalité, comme cruche et jarre désignent un même objet. » (18-19.)

Et pourtant :

« (Ce suprême royaume) ne comporte ni existence ni non-existence, ni dualité, car il est hors d’atteinte du langage. Il s’affermit sur le sentier de l’inexprimable. Il réside dans l’énergie, mais il est libre d’énergie. » (33.)

Pour les êtres qui vivent en la non-voie et qui en toutes choses ne perçoivent qu’une seule saveur, celle du Soi :

« La ronde des choses, tout en leur demeurant présente, se dissout de tous côtés dans le feu bhairavien de la Conscience. » (35.)

« Pour ces êtres bonheur, douleur, crainte, angoisse, pensées dualisantes fondent complètement dans la seule absorption indifférenciée et suprême. » (36.)

« Pourvus de la hache qui met en pièces toutes les restrictions des traités, il ne leur reste d’autre œuvre à accomplir que celle d’accorder la grâce. » (38.)

Ainsi cette inaccessible Réalité, libre de tout moyen, a pour seule caractéristique l’efficience immédiate de la transmission directe de Maître à disciple120.

Le disciple au cœur très pur reconnaît en pleine évidence le Maître qui, immergé dans la suprême Conscience, lui permettra d’accéder sans moyen d’approche à la Conscience plénière à laquelle il rend hommage en se gardant soigneusement de faire d’elle un objet de connaissance ou d’adoration. Il bénéficie de la plus intense des grâces.

Mais dans la non-voie, au sens strict du terme, par-delà toute grâce, il participe à la gloire divine en laquelle son Maître repose. Il est alors libre et non point délivré, car « Dans l’indifférencié et en l’absence de voie, qui donc est libéré, où et comment ? » (III. 273.)

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Quelques stances d’Abhinavagupta 121 résument son enseignement sur la Réalité absolue, Incomparable, le Tout vers lequel il n’y a pas d’accès :

« Du point de vue de la Réalité absolue, il n’y a pas de [182] transmigration. Comment alors est-il question d’entrave pour les êtres vivants ? Puisque l’être libre n’a jamais eu d’entrave, entreprendre de le délivrer est vain.

« Il n’y a là que l’illusion de l’ombre imaginaire d’un démon, corde prise pour un serpent qui produit une con­fusion sans fondement. Ne laisse rien, ne prends rien, bien établi en toi-même, tel que tu es, passe le temps agréablement. (2.)

« Dans l’Inexprimable, quel discours peut-il y avoir et quelle voie différencierait adoré, adorant et adoration ? En vérité pour qui et comment un progrès se produirait-il, ou encore qui pénétrerait par étapes (dans le Soi) ?

« O Merveille ! cette illusion, bien que différenciée, n’est autre que la Conscience-sans-Second. Ah ! tout est Essence très pure éprouvée par soi-même. Ainsi ne te fais pas de soucis inutiles. (3.)

« Lorsque surgit la Conscience en tant que contact immédiat avec soi-même, (alors) le réel et l’irréel, le peu et l’abondant, l’éternel et le transitoire, ce qui est pollué par l’illusion et ce qui est la pureté du Soi apparaissent radieux dans le miroir de la Conscience.

« Ayant reconnu tout cela à la lumière de l’Essence, toi dont la grandeur est fondée sur ton expérience intime, jouis de ton pouvoir universel. » (8.)







LE TANTRASARA D’ABHINAVAGUPTA [Lilian-   Silburn]122.

Afin d’adorer le Tout-puissant, cueillez ce lotus du cœur d’Abhinavagupta, épanoui par la lumière des rayons tombés du soleil qu’est le vénérable Sambhunātha.

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Faisant échec à l’ignorance, source de la servitude, la Connaissance est ici la cause de la libération.

L’ignorance offre deux formes : l’une, intellectuelle, issue de l’intelligence (buddhi) consiste en une absence de certitude ou en une conviction erronée ; l’autre, congéni­tale, (paurusājñāna) 123 est une pensée dualisante (vikalpa), une limite à l’expansion de la Conscience. C’est elle la cause radicale de la transmigration. Si l’initiation et les [184] autres pratiques peuvent abolir cette ignorance, elles ne peuvent mettre fin à l’ignorance intellectuelle due au man­que de détermination124.

L’initiation étant, en effet, union à Śiva et purification des niveaux de la Réalité, elle doit être précédée de certi­tude quant à ce qu’il faut accepter et quant à ce qu’il faut rejeter.

Essentielle est donc la connaissance intellectuelle faite de détermination ; et, bien exercée, cette connaissance même élimine, elle aussi, l’ignorance congénitale du fait que l’exercice de la conscience à double pôle aboutit en défini­tive à la connaissance indifférenciée.

De toutes les manières possibles il faut donc parvenir à une connaissance douée d’une parfaite certitude à l’égard de toutes choses dont la nature propre est Śiva, à savoir le Soi identique à la lumière de la Conscience que ne limite aucune pensée dualisante.

Cette connaissance est précédée par celle des textes sacrés révélés par le Seigneur, la seule qui soit capable de libérer de la servitude universelle… à l’inverse de la con­naissance prônée par d’autres traditions inférieures qui libèrent seulement de ce qu’elles croient être la servitude.

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De tous les textes Śivaïtes, ceux du Trika forment la moelle, et, à son tour, le Trika est la moelle du Mālinīvi­jayatantra125. Nous ne pouvons exposer tout ce qui y est contenu ; mais comme celui à qui la Réalité des choses n’est pas exposée ne peut être libéré et ne peut libérer autrui, — une telle essence relevant uniquement d’une pure Conscience — nous avons entrepris cet ouvrage afin de parvenir à la fin suprême que vise l’humanité et qui a pour racine une connaissance bien exercée. [185]

Stance

L’ignorance est en vérité cause de servitude et les traités la désignent comme impureté. Que se lève la pleine lune de la Connaissance et elle sera toute entière arrachée jusqu’aux racines.

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Que se lève la Conscience dégagée de toute impureté, et la délivrance est assurée. Par ce traité j’éclaircirai toute la réalité qu’il est nécessaire de connaître.

Chapitre I

Ce qu’il faut essentiellement découvrir en tout ce qui existe, c’est la nature propre elle-même sous forme de lumière consciente, principe de toutes les choses, car on ne peut admettre que la nature propre des choses ne soit pas lumière. Cette lumière n’est pas multiple. Ni le temps ni l’espace ne peuvent briser son unicité, eux qui ne possè­dent d’autre nature que cette lumière même. Celle-ci est donc unique, c’est la Conscience universelle.

De l’accord unanime, la conscience est la lumière des choses. Il n’existe aucune autre lumière qu’elle. Libre et unique lumière, exempte de par sa libéralité même des limites que sont l’espace, le temps et l’aspect, elle est omnipénétrante et éternelle ; elle-même dénuée d’aspects, elle assume tous les aspects.

L’essence de sa lumière est l’énergie de conscience (cit-sakti). Sa liberté est l’énergie de félicité, son ravissement énergie de volonté, sa prise de conscience globale énergie de connaissance, enfin sa faculté de revêtir tous les aspects, énergie d’activité.

Même unie à ces principales énergies et associée aux énergies de volonté, de connaissance et d’activité, la lumière demeure ininterrompue, reposant en sa propre féli­cité avec, pour essence, Śiva. C’est elle aussi qui en vertu de sa liberté se montre restreinte et que l’on nomme alors exiguë (anu) ou individu.

Mais voici que par cette liberté elle s’illumine à nouveau elle-même, se révélant comme Śiva, lumière ininterrompue. Et, toujours, par la puissance de sa liberté, voici qu’elle se révèle alors sans l’aide d’une voie d’accès (anupaya) ou bien à l’aide de voies, et dans ce dernier cas les moyens employés sont la volonté, la connaissance ou l’activité ; [186] d’où une triple absorption propre respectivement à Śiva, à l’énergie et à l’individu.

Nous enseignerons ici successivement ces quatre modalités.

Stance finale

Le Soi, merveilleuse beauté de lumière, Śiva, autonome, par l’impétuosité des jeux de sa liberté, cache sa propre essence,

Puis à nouveau il la manifeste en sa plénitude

ou de façon soudaine ou graduellement, et dans ce cas, selon une triple différenciation.

Chapitre II

Absorption dans la non-voie (anupāya)

Nous expliquons maintenant l’absorption dans la non-voie.

Lorsque, transpercé d’une puissante grâce, n’ayant entendu qu’une seule fois la parole du Maître, il discerne la Réalité par soi-même, de la manière qui sera exposée, l’absorption en Śiva éternellement présente d’un tel être est indépendante de toute voie.

Si l’on objecte : comment peut-on discerner sans l’aide de raisonnement (tarka) — un des membres du yoga 126 ? On répond : à quoi bon une voie pour parvenir au suprême Seigneur lumineux par lui-même, notre propre Soi ? Une voie ne peut faire acquérir son Essence puisqu’il est éternel, elle ne peut le faire connaître puisqu’il brille de son propre éclat, ni écarter le voile qui l’obscurcit puisqu’aucun voile ne peut le recouvrir ; elle ne peut faire pénétrer en lui, car il n’y a rien qui soit séparé de lui et qui puisse y pénétrer.

Que pourrait donc être une telle voie ? Impossible qu’elle soit séparée de lui dont la volonté propre est cause des diverses productions depuis le temps jusqu’aux moyens de connaissance, de Lui, libre Réalité, masse de félicité, puisque tout ce qui existe ne forme qu’une seule réalité de pure Conscience qui échappe au temps, que ne limite pas l’espace et que ne flétrissent point les contingences, que ne [187] confinent pas les formes, que n’expriment pas les paroles, que ne déploient pas les moyens de connaissance.

C’est Lui-même que je suis, et en moi se reflète le Tout. Celui qui discrimine ainsi de façon définitive acquiert, hors de toute voie, une compénétration éternelle avec le suprême Seigneur. Il n’est plus astreint à rien, ni au mantra, ni à l’adoration, ni à quelque pratique que ce soit.

Stance

Le réseau des voies ne peut éclairer Śiva. Comment un pot (de cuivre) ferait-il briller le soleil aux mille rayons ?

Et celui qui d’une sublime Vision discerne cela pénètre instantanément en Śiva par lui-même lumineux.

Chapitre III

Absorption divine de la voie de Śiva

Si l’on ne peut pénétrer d’une manière indivise et totale dans la Réalité divine dont l’Essence est cette Lumière que l’on vient d’exposer, alors, voyant que parmi les énergies celle qui domine est la liberté, on jouit de l’absorption sans pensée dualisante en Bhairava même127.

En voici l’enseignement : tout ceci, l’ensemble des choses, n’est que reflet dans le ciel de la Conscience. Le reflet a pour caractéristique de ne pas se manifester séparément par lui-même, mais seulement mêlé à autre chose comme le visage dans le miroir, la saveur dans la salive, l’odeur dans l’odorat, l’écho dans l’éther… La saveur et les autres sensations ne sont donc pas la chose originale parce que, à l’inverse de celle-ci, ces reflets sont incapables de produire une série d’effets naturels ; et pourtant, on ne peut dire qu’ils n’existent pas, car ils suscitent des réactions128. [188]

De même que toutes les choses apparaissent comme des reflets, ainsi l’univers en sa totalité se reflète dans la lumière du Seigneur. Si vous demandez ce qu’est alors ce reflet (pratibimba), nous répondons qu’il n’est absolument rien. Mais alors, direz-vous, il n’a pas de cause 129 ? Votre question ne concerne donc que la cause ? Quel rapport celle-ci présente-t-elle avec ce que vous nommez image (bimba), à savoir la chose qui se reflète ? La cause n’est que l’énergie du Seigneur, autrement dit sa liberté. Le Bienheureux a pour Soi le Tout parce qu’il est le support de tous les reflets, et c’est en ce Tout, identique à la Conscience, que se révèle la Conscience absolue ; comme le Tout s’y reflète, (le Seigneur) est le support du reflet universel. Son essence, le Soi universel, ne peut être dépourvue de prise de conscience de Soi 130 car il est inadmissible que ce qui a pour nature propre la Conscience même n’ait pas conscience de sa propre essence. Cette prise de conscience étant absente, il n’y aurait en réalité que pure inertie. Elle n’a donc rien de conventionnel. Pourtant on appelle suprême matrice du son sa relation intime avec l’essence consciente ; en effet, elle « prend conscience » en toute son extension du faisceau des énergies divines qui départissent tout ce qui existe131.

[Abhinavagupta donne un bref résumé de l’émanation des phonèmes :]

[189] Les principales énergies du Seigneur forment une triade : l’Incomparable, la volonté et l’éclosion de la connaissance (unmesa), trois prises de conscience globales, à savoir A, I et U. À partir de cette triade toutes les énergies vont se déployer : la Béatitude ou repos dans l’Incomparable, la souveraineté dans la volonté et une vague qui ondule dans l’éclosion de la connaissance. C’est de cette dernière que l’énergie d’activité tire son origine. D’où les trois prises de conscience Â, Î et Û.

Puis des combinaisons variées de ces six voyelles procèdent les diphtongues constituant avec elles 16 prises de conscience globales (parāmarsa), et ensuite les consonnes de l’alphabet sanscrit132.

C’est ainsi que le Bienheureux, l’Incomparable, revêt la forme du Seigneur du Tout ; et il n’a qu’une seule énergie, kaulikī « qui engendre la totalité », c’est l’énergie émettrice. Grâce à elle, il se met à vibrer à partir de la béatitude jusqu’à l’émanation externe, les pures prises de conscience phonématiques — groupe des phonèmes, etc. — revêtant, elles aussi, l’aspect de niveaux des réalités externes.

Cette émission est triple : émission de finitude ou état de repos de la conscience empirique, émission de l’énergie qui consiste en Éveil de cette conscience, enfin émission divine ou dissolution de cette conscience133.

L’émission n’est autre que l’énergie du Bienheureux qui engendre l’univers ; si le Tout fait l’objet d’une seule prise de conscience indivise, le Bienheureux est l’Un. Avec deux prises de conscience, il s’agit de l’énergie et de son détenteur…

[Abhinavagupta conclut :]

« Les prises de conscience phonématiques qui alimentent la plénitude de toutes les énergies du Seigneur sont au nombre de douze, les énergies bienheureuses appelées kālikā134. Grâce à un mouvement de flux et de reflux ces énergies ne procèdent que des six prises de conscience que sont les six voyelles, brèves et longues.

Ces pures prises de conscience faites d’énergie se [190] manifestent d’abord à l’étape de Science immaculée puis à celle de l’illusion où elles se différencient clairement les unes des autres et deviennent des phonèmes lesquels, à travers les trois phases de la Parole (supérieure, moyenne et infé­rieure) accèdent au niveau de la réalité extérieure. Bien qu’ils participent à l’illusion (māyā) et soient pour ainsi dire corporels, ces phonèmes ressuscitent grâce aux pures prises de conscience qui en constituent la vie et, recou­vrant toute leur efficience, confèrent alors jouissance et libération.

Celui qui voit son propre Soi comme le parfait repos des prises de conscience phonématiques, comme ce en quoi se reflètent tous les niveaux de la réalité, les êtres, les mondes, acquiert grâce à cette absorption en Śiva indemne de pensée différenciatrice, la liberté en cette vie même : il n’est donc plus astreint aux paroles sacrées (mantra) ni à aucune autre pratique.

Stance

Le monde entier resplendit dans le Soi comme l’ensem­ble (indissociable) de choses variées à l’intérieur d’un miroir.

La Conscience suprême, conformément à sa propre saveur de prise de conscience de soi, appréhende le Tout d’une manière globale — ce que ne fait point le miroir.

Stance traduite du prākrit

Notre propre essence toute entière, vibrant dans le pur miroir de la Conscience, se révèle d’elle-même

Dès que la surface du miroir a été vivement frottée avec le suc de la prise de conscience de Soi.

Chapitre IV

Absorption propre à l’énergie

Quand la pensée dualisante (vikalpa) s’est purifiée pro­gressivement afin de pénétrer dans l’Essence qui vient d’être décrite, on procède à la pratique mystique (bhāvanā) que préparent l’enseignement de bons maîtres et de bons textes sacrés ainsi que la véritable raison intuitive (sattarka). En effet, les gens s’imaginent à tort que leur Soi est asservi, car sous l’influence de la pensée dualisante [191] naît cette imagination, cause du processus de la transmi­gration.

Mais cette pensée peut être détruite par une (autre) pen­sée qui lui serait diamétralement opposée et où l’on pren­drait conscience : « La pure Conscience ininterrompue par delà toutes les choses limitées est la Réalité ultime, la vigueur du Tout — ce par quoi il vit et respire — c’est le Je même qui transcende l’univers entier et lui est imma­nent. »

Une telle expérience ne peut surgir chez les êtres aveu­glés par l’illusion et qui, en conséquence, ne possèdent pas une véritable raison intuitive. C’est le cas des Visnuites et d’autres sectaires qu’entrave l’attachement à (leurs) textes sacrés et qui ne s’orientent nullement vers un système supérieur en vertu de leur aversion pour la véritable rai­son, pour l’enseignement de bons textes sacrés et pour de bons maîtres.

Selon le Parameśvaratantra : les adeptes de Visnu, tous tant qu’ils sont, imprégnés par l’attraction des désirs et par une science limitée, ne découvrent pas la Réalité suprême, car ils sont privés de la Connaissance omnis­ciente.

À l’objection : la suprême Réalité ne sera-t-elle pas alors objet de la pensée dualisante ? on répond : nulle­ment, car lorsque se disperse l’odeur de la dualité, la fonction de la pensée se perd en elle, tandis que la suprême Réalité brille de sa propre lumière sous forme d’Essence universelle. Pour elle, point de pensée dualisante qui puisse lui prêter une aide ou l’exposer à quelque lacune.

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La véritable raison intuitive en sa forme parachevée sur­git spontanément chez un être « initié par les déesses » que transperce une grâce ferme et puissante135. Mais chez tout autre elle est due à l’étude des livres sacrés, au guru, etc. Si le maître a pour tâche d’expliquer les livres sacrés, ces livres, eux, ont pour tâche de faire naître une pensée appropriée, source d’une série de pensées homogènes en laquelle aucun doute ne s’insère.

Faite d’une telle série de pensées, la véritable Raison intuitive (sattarka) est dite « pratique mystique réalisa­trice » (bhāvanā), car elle « réalise ou fait être » en la rendant évidente une chose qui, bien que réelle, paraissait irréelle parce que non-évidente. [192]

À part la véritable Raison — cette lumière de la pure Science — il n’y a pas parmi les membres du yoga d’autre voie directe (pour reconnaître) la Réalité. En effet, les disciplines (ascèse, tapas, etc.), les interdictions (la non-nuisance) ou les contrôles de la respiration, tout cet ensemble de moyens porte uniquement sur le connu : Dès lors quel recours apporteraient-ils à l’égard de la Cons­cience ?

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La rétraction des organes sensoriels hors de leur domaine ne fait que renforcer ce domaine. Les trois autres pratiques elles-mêmes, en ordre croissant : la médi­tation, la concentration, le samādhi, qui se développent à mesure qu’on s’y exerce, ne font que conférer au méditant l’identité avec l’objet médité. Mais ici à quoi sert un exer­cice à l’égard de la suprême Réalité, Śiva, notre nature propre qui existe par soi-même ?... Quel exercice peut-il y avoir quant à l’Essence consciente où il n’y a rien à ajou­ter, rien à retrancher ?

Si l’on demande : A quoi sert alors la Raison intuitive ? Nous répondons : elle sert à effacer l’odeur de la dualité et à rien d’autre.

Le but de tout exercice, même ordinaire, c’est de mani­fester dans le corps, etc., la forme désirée et d’éliminer la forme opposée. Mais dans la suprême Réalité, il n’y a rien à retrancher. L’odeur de la dualité elle-même qu’éli­mine une (pure) pensée dualisante n’est pas une chose en soi qui serait séparée de la Conscience, mais uniquement la non-intuition de sa propre essence.

Voici le sens profond de (cette dernière proposition) : Quand l’Essence qui brille de sa propre Lumière délaisse peu à peu la non-intuition qu’elle avait librement assumée, elle se révèle progressivement : elle tend à s’épanouir, s’épanouit ensuite, pour porter enfin l’épanouissement à son comble ; et, ici encore, c’est que l’Essence du Sei­gneur (veut) se révéler de cette manière.

Les membres du yoga ne sont donc pas une voie directe (pour parvenir à la Conscience), mais ils peuvent favoriser la véritable Raison intuitive qui est, elle, une voie directe ; n’étant que la pure Science, elle peut être purifiée de plu­sieurs manières : par le sacrifice, l’oblation au feu, la prière et le yoga.

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Le sacrifice (yāga) est l’offrande de toutes choses au Seigneur lui-même en vue de renforcer la conviction que tout réside en lui et que rien absolument n’est séparé de (193) lui. D’où, à l’extérieur, l’emploi de substances aptes à réjouir le cœur : offrandes de fleurs, de parfums qui, en raison de leur nature agréable, peuvent pénétrer spontané­ment dans la conscience : un tel don « fixé » 136 dans le Seigneur étant aisé à pratiquer.

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L’oblation au feu (homa) est la dissolution de toutes les choses dans le feu de la souveraine Conscience en vue de se convaincre que toutes les choses sont consumées par le feu divin que l’on imagine ardent à les dévorer et qui, finalement, subsiste seul.

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La prière (japa) est elle aussi une prise de conscience intérieure que la suprême Réalité existe de par sa nature propre sans dépendre de choses différenciées, c’est-à-dire de l’objectivité soit extérieure, soit intérieure, étant donné que ce qui se manifeste consiste en une prise de cons­cience de l’une ou de l’autre de ces deux modalités.

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Le vœu (vrata) se ramène à contempler toutes choses — corps, vase — en leur similitude au Seigneur et à avoir la certitude, toujours et partout, de cette similitude sans faire appel à quelque autre voie libératrice ; car, d’après la Nandaśikhā : « le vœu suprême, c’est l’égalité univer­selle. »

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Le yoga est une pensée spécifique, un recueillement sur l’Essence de la suprême Réalité, en vue d’affermir à son sujet la conviction que tout n’est qu’éternelle lumière — la conscience de cette suprême Réalité — laquelle, de par son essence, ne dépend pas de la pensée dualisante.

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Le Seigneur, ici, a pour nature propre la Conscience Plénière, et son énergie n’est autre que cette plénitude. Les textes sacrés la nomment, selon ses fonctions : Tota­lité, efficience, vague, Cœur, moelle, vibration, gloire ; ou encore : maîtresse de la triade (des énergies), Kālī, celle qui pressure le temps, l’Effroyable, la Jouissance, la Vision, l’Éternelle… car elle demeure dans le cœur des contemplatifs sous tel ou tel de ces aspects. Et si la Cons­cience se révèle en sa plénitude, c’est grâce à la vision de [194] l’ensemble de ses énergies qui sont innombrables. Que dire de plus ? Les énergies étant proportionnelles au Tout, comment donc pourrait-on en impartir l’enseignement ?

Ce Tout — l’univers entier — est contenu en trois énergies ; par elles le Seigneur soutient, perçoit et éclaire les mondes à partir de la catégorie de Śiva jusqu’à celle de la terre : en tant que Conscience unique et indifférenciée, si son énergie est la suprême śakti ; mais en tant que différenciée et indifférenciée à la fois — tel un éléphant perçu dans un miroir — si son énergie est intermédiaire entre l’aspect supérieur et l’aspect inférieur ; enfin, en tant que différenciée, sous forme d’aspects variés mutuellement distincts, si son énergie est d’ordre inférieur.

Quant à cette Énergie par laquelle le Seigneur engloutit — après l’avoir brassé et unifié en lui-même — ce tout qu’il maintient sous cette triple forme, c’est là son énergie éminente, la Bienheureuse elle-même, qualifiée de « Réalité efficiente des sujets conscients » et de « Dévoratrice qui pressure le temps ».

Ces quatre énergies, grâce à leur liberté, se scindent en trois aspects chacune, devenant ainsi les douze énergies appelées kālī qui forment la roue des énergies de la conscience137.

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Ainsi sacrifice, oblation au feu, prière, vœu et yoga que l’on vient de décrire ne sont approuvés qu’en hommage au Seigneur ; mais s’il est bon de s’enraciner en chacun d’eux de maintes manières, point ne faut se fatiguer à discerner ce que l’on peut et ne peut pas consommer, ce qui est pur et impur et ainsi de suite, car ce ne sont point là les propriétés mêmes des objets, mais uniquement des constructions fallacieuses de notre part. La pureté, en effet, n’appartient pas à l’essence de la chose, car une chose considérée pure est jugée impure en d’autres écoles.

Toutes les injonctions — prescription ou interdiction — peu importe de quelles écoles ou de quelles écritures elles relèvent (Veda ou les meilleurs des traités śivaïtes) ne peuvent favoriser ni contrarier l’accès à la suprême Réalité.

C’est ce que dit l’ancien Traité ainsi que le Tantrāloka de façon plus développée. [195]

Stances

La certitude qu’a l’homme esclave (paśu) d’être privé de la conscience, d’être lié par l’acte karmique, d’être impur et de dépendre d’autrui, doit devenir une très ferme certitude diamétralement opposée.

Alors (pénétré de l’identité) du Soi à la Conscience, du corps 138 au Tout, il sera immédiatement un souverain139.

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Qu’une telle certitude, objet d’une perpétuelle vigilance, soit acquise par le grand yogin.

Et qu’il ne se tourmente pas de doutes à l’égard de la masse des enseignements puérils conçus par une vision qui porte sur des choses privées de réalité.

Chapitre V

Absorption propre à la voie de l’individu

Lorsque la pensée dualisante se purifie d’elle-même indépendamment de toute autre voie de libération, sans qu’opère l’être asservi, et qu’elle obtient par la grâce de la pure Science la nature de l’énergie divine, elle dévoile la Connaissance propre à l’énergie dont elle se sert comme voie d’accès. C’est ce que le chapitre précédent a décrit.

Mais quand la pensée dépend pour se purifier d’une autre voie utilisant des formes limitées : intelligence, souffle, corps, objets externes, elle dévoile la connaissance relative à l’individu en atteignant l’état exigu ou infime (anu).

Ici, l’intelligence (a pour domaine) la méditation. Le souffle peut être grossier ou subtil ; le premier, fait d’une poussée ascensionnelle de l’énergie comprend cinq fonctions : inspiration, expiration, souffle égal, souffle vertical et souffle diffus.

Le souffle subtil est désigné par le terme « phonème » (varna) expliqué par la suite.

Le corps réfère à la pratique des organes qui concerne divers points vitaux.

Les objets externes sont les récipients du culte : le champ sacrificiel, le symbole et les autres moyens de vénération. [196]

La méditation (dhyanā)

Nous enseignons maintenant la méditation qui convient au cas présent.

C’est à l’intérieur de la conscience sise en son propre cœur que l’on médite d’abord sur la suprême Réalité immanente à tous les niveaux du réel et brillant de son propre éclat. Puis, toujours en elle, on médite sur la friction unifiante du sujet connaissant, de la connaissance et de l’objet connu sous leur aspect respectif de feu, de soleil et de lune jusqu’à ce que surgisse le feu du grand Bhairava qu’attise le vent de la méditation.

Que l’on imagine ce feu entouré des flammes des douze énergies ayant forme de roue qui étant sorti par l’un quelconque des canaux sensoriels — les yeux par exemple — repose dans la (réalité) extérieure, à savoir l’objectivité.

Puis, grâce à ce repos, qu’on médite d’abord sur cette réalité extérieure en sa plénitude, en tant que lune, comme émanation, puis manifestée en tant que soleil comme durée, enfin dissoute en tant que feu comme résorption. Qu’on médite alors sur la nature du Soi ainsi obtenue comme supérieure à toute autre (anuttara).

De cette manière cette roue parvient à se remplir de toutes les choses externes qu’elle renferme en leur indifférenciation. Qu’on médite ensuite sur cette roue de feu comme agissant de même à l’égard des ultimes impressions résiduelles140.

Quant à ceux qui méditent sans répit sur ce processus des états d’émanation, de durée et de résorption en leur véritable réalité — qui est uniquement conscience de Soi —, s’ils sont bien convaincus que cette conscience n’est autre que la liberté de produire les (divers) états, alors ils s’identifient immédiatement à Bhairava.

Par un tel exercice on acquiert également les pouvoirs surnaturels souhaités.

Stances

Cette triade de sujet connaissant, de connaissance et d’objet connu tient d’elle-même son propre éclat, Réalité de toutes les choses — Que le yogin médite sur elle, en lui-même, dans le domaine de la félicité qu’est notre propre cœur. [197]

Qu’il médite sur l’Omniprésent, souverain de la roue des rayons de ces douze grandes énergies, qui, s’extériorisant par les organes sensoriels, suscitent émanation et résorption.

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Ayant englouti l’ensemble de toutes les choses internes et externes, que le yogin réalise que, reposant ainsi en lui-même et à partir de lui, (cette Roue) se déploie glorieusement.

Poussée ascensionnelle du souffle (uccāra)

Au moment d’émettre le souffle on se repose d’abord dans le vide du cœur, puis à l’extérieur dès que sort le souffle expiré (prāna). Ensuite, grâce à la pleine lune ou souffle inspiré (apāna) on saisit l’essence du Soi en tant qu’universelle et l’on perd tout désir pour quoi que ce soit. Alors, quand surgit le souffle égal (samāna) on éprouve un repos grâce auquel la friction unifiante (de tous les aspects de l’existence) s’opère. Enfin quand s’élève le feu du souffle vertical (udāna) on dévore les incitations du sujet et de l’objet, également celles de l’expiration et de l’inspiration, du jour et de la nuit, etc. Dès que s’apaise ce feu dévorant et que surgit le souffle diffus (vyāna), omnipénétrant, on resplendit libre comme lui de toute limitation.

Ces six repos ou apaisements s’étageant du vide au souffle omnipénétrant sont enseignés respectivement comme les sept étapes de la félicité : ce sont, sa propre félicité intime, la félicité complète, la félicité suprême, la félicité du brahman, la grande félicité et la félicité de la Conscience. Quand l’unique Réalité qui ne se lève ni ne se couche les tient recueillies toutes en elle-même, on a la félicité cosmique ou Réalité même de ces intimes apaisements.

Dès lors, celui qui repose à ces étapes de l’ascension du souffle, que ce soit en l’une d’elles, en deux d’entre elles ou en toutes, accède à la Réalité du repos indépendant du corps et du souffle. Ainsi peut-on purifier la pensée dualisante en se recueillant sur cette pratique mystique dite « poussée ascensionnelle du souffle », germe de l’émanation et de la résorption.

.

On distingue cinq états correspondants à chacun de ces repos et proportionnels au degré de pénétration (dans la Réalité) : Tout d’abord une félicité due au contact avec [198] une portion de la plénitude (consciente), ensuite un saut causé par l’impression d’être sans corps l’espace d’un ins­tant ; puis un tremblement quand, sous l’emprise de sa propre puissance, se relâche pour le yogin le sentiment de l’identité à son corps. Vient ensuite un certain sommeil (nidrā) lorsque disparaît toute orientation vers l’extérieur. Enfin dès que cesse la conviction erronée que ce qui n’est pas notre vrai Soi l’est vraiment — notre véritable Soi, lui, le Soi de toutes choses — et que cesse également la conviction opposée que tout ce qui est vraiment le Soi ne l’est pas, alors on éprouve un tournoiement de vibration (ghūrni), une ivresse due à l’apparition de la grande diffu­sion omnipénétrante (mahāvyāpti).

Ces cinq manifestations correspondent respectivement aux états de veille, de rêve, de sommeil profond, de Qua­trième état et de ce qui le transcende… Elles se produisent à mesure que l’on pénètre dans les divers centres : trian­gle, bulbe, cœur, sommet du crâne et kundalinī dressée.

Dans un tel repos issu de la poussée ascensionnelle du souffle, la suprême vibration (spandana) se manifeste d’une triple manière selon que le connaissable a entière­ment disparu, qu’il est en train d’apparaître ou qu’il est parfaitement apparu (dans toute sa gloire).

Ce sont là les trois linga ou symboles, le premier étant ici le cœur de la yoginī (à savoir la Conscience même).

La nature de la vibration primordiale dépend du repos dans l’énergie de l’émission quand surgit l’union intime (de Śiva et de l’énergie) sous forme de rétractions et d’épanouissements (perpétuels).

Assez à ce sujet, car cette absorption reste obscure (à ceux qui ne l’ont pas éprouvée).

Stance

Reposant d’abord en sa propre conscience, puis dans l’objet connaissable, qu’on remplisse celui-ci, qu’on le remplisse pleinement.

Et là, en cette plénitude, qu’on se repose en résorbant soudain la distinction du sujet et de l’objet.

Alors, grâce à la diffusion omnipénétrante du souffle, on se repose (à nouveau définitivement). Telles sont, le vide y compris, les étapes de la septuple voie du souffle menant du souffle expiré au souffle diffus ; le déploie­ment de la veille et des autres états leur est lié.

Qui s’absorbe dans cet exercice accède sans tarder au domaine où l’on prend intensément conscience de l’émana­tion et de la résorption.

Phonèmes faits du souffle subtil

Le phonème (varna) est la résonance suprême (dhvāni) correspondant à une émission inarticulée, non perceptible, qui fulgure à l’intérieur de cette poussée ascensionnelle du souffle. Son essence réside principalement dans les germes de l’émanation et de la résorption. Qu’on s’y exerce assi­dûment et l’on atteindra la suprême Conscience.

Si, en même temps que le souffle s’élève, on énonce intérieurement les consonnes ou qu’on se les remémore, avec ou sans voyelles, de façons variées, on entre en con­tact avec la vibration de la conscience, une vibration plé­nière du fait que les sons ne dépendent pas de conventions arbitraires entre signifiants et signifiés.

Telle est la doctrine secrète des phonèmes.

C’est en prenant contact avec l’incomparable Conscience que cœur, gorge et lèvres (déjà bien unifiés) entre eux, doivent être unis au cœur et aux deux centres supérieurs (le cerveau et celui qui est au-delà).

Selon certains, des sons internes comme « blanc », « jaune », etc., qui surgissent immédiatement à la suite d’une prise de conscience intérieure fulgurante, permettent d’éprouver la conscience en son émergence.

Stance

À celui qui bannit tout signifié, fait échec à la démar­che de la connaissance et du connu, et grâce à la vibra­tion de la Conscience,

pénètre profondément dans l’égalité, la Conscience se révèle en sa plénitude à travers ce processus des germes syllabiques et des phonèmes groupés.

Stance finale du Chapitre V

Chez certains la pensée ne peut atteindre sa plénitude spontanément (comme dans la voie de l’énergie) et a besoin de moyens pour se purifier ; ces moyens sont ici nombreux.

Vu qu’ils s’appliquent à la méditation, au souffle, au corps, aux choses externes, en conséquence on les appelle infimes ou individuels (ānava). Mais de leur diversité on ne peut déduire qu’ils présentent la moindre différence quant à l’ultime accomplissement.







LES DÉVOILEMENTS DIVINS SELON « ABD AL-KARÎM AL-JÎLÎ [Marinette Bruno]

Al-Jîlî ou Gîlî (XIVe-XVe siècle) né dans la région de Bagdad est un descendant du fondateur de l’ordre qadirite. Il vécut au Yémen avec son shaykh et voyagea dans l’Inde.

Kitâb al-Insân al-Kâmil est actuellement son œuvre la plus connue (beaucoup sont encore inédites). On traduit généralement ce titre : « Le livre de l’Homme parfait ». La traduction de Titus Burckhardt « De l’Homme universel » vise à suggérer une perfection sans commune mesure avec celle de l’homme en son conditionnement individuel.

Nous ne dirons certes pas que ce texte, ni que la mystique musulmane en général, propose trois voies. On parle plutôt en Islam de la Voie, ou de la Voie de chacun, car en vertu de l’Unicité divine chaque être a son propre cheminement. Cependant nous rencontrons ici une tripartition très voisine, la distinction en trois degrés de la manifestation. Aussi, tout naturellement, lors du retour à la source, vont apparaître des modalités différentes de la révélation divine sur chacun de ces plans. Nos extraits portant sur ces dévoilements successifs, il faut, pour bien situer ceux-ci esquisser d’abord la dynamique du déploiement, autrement dit :[202]

La théophanie

Dans un condensé de la doctrine d’Ibn « Arabî dont on peut considérer Jîlî comme un libre continuateur, Henry Corbin écrit :

« À la clef de voûte du système, si le terme est de mise, il y a… le mystère d’une pure Essence inconnaissable, imprédicable, ineffable. C’est de cet Abîme insondable que s’éveille et se propage le torrent des théophanies et que procède la théorie des Noms divins. »

Ces théophanies présentent trois degrés : « épiphanie de l’Essence divine à soi-même, dont il n’est possible de parler que par allusion ; une seconde théophanie qui est l’ensemble des théophanies dans lesquelles et par lesquelles l’Essence divine se révèle à soi-même sous les formes des Noms divins, c’est-à-dire dans les formes des êtres quant à leur existence dans le secret du mystère absolu ; la troisième est la théophanie dans les formes des individus concrets, donnant existence concrète et manifestée aux Noms divins141. »

Ainsi, entre le degré suprême de cette pure Essence, non encore qualifiée, dépourvue d’aspects, et le plan inférieur de la vie concrète — le monde tel que nous le voyons — s’étend un vaste domaine intermédiaire qui les relie, où se révèlent les Noms divins et les Qualités qu’ils désignent. Ces aspects divins, dont la pensée n’aperçoit que l’ombre, forment une manifestation relative puisque encore invisible 142 de l’univers. Ici se trouvent les essences incréées des choses créées. Ici, êtres et choses demeurent dans le secret de leur réalité profonde. Ici, l’homme qui se souvient de son origine divine peut retrouver le secret de son existence en s’identifiant aux Attributs divins.

Toute la manifestation est « théophanie », « irradiation » ou « révélation » divine143. Elle se déploie comme une descente à partir de l’Absolu ou Essence par une qualification et une particularisation croissantes, que nous allons esquisser. [203]

En l’Essence

« Sache que l’Essence de Dieu le Suprême est le mystère de l’Unité… Elle est trop élevée pour que les pensées la] saisissent. Son fond primordial n’est atteint par aucune sentence de la science, ni par aucun silence qui la tait ; aucune limite, aussi fine et incommensurable soit-elle, ne L’embrasse… » (H. J., 26.)

Au sein même de l’Essence, Jîlî fait une subtile distinction. L’Obscurité divine, Al-’Amâ, la nuée, le Soi divin qui n’est obscur que par excès de lumière, « la Réalité des réalités », constitue le cœur, l’intériorité de l’Essence, sa non-manifestation, tandis que la première approche vers la manifestation (ou extériorité) est l’irradiation de l’Unité, en laquelle l’Essence se connaît comme Unité transcendante sans que rien ne s’y manifeste.

Toujours en Elle, après l’Unité, surgissent deux autres irradiations par lesquelles l’univers à présent se dessine, mais seulement en sa perfection divine, Dieu se révélant en chaque être, en chaque chose, d’une manière unique, et toute cette diversité se fondant en l’Unité. L’Unicité est donc « la Réalité divine de la multiplicité ». En elle, « les Noms, les Qualités et leurs activités se manifestent, mais par égard à l’Essence seulement, non pas en mode séparatif. »

La Divinité et la création ou le déploiement des Qualités divines

La suite de la manifestation va se dérouler sur un mode nouveau avec une filiation qui remonte non pas à l’Obscurité divine (puisque celle-ci est pure non-manifestation), mais à la Divinité, la notion de Dieu supposant au contraire ce dont Il peut être le Dieu.

En relation avec le Nom suprême al-Lâh, on parle de la Divinité ou Qualité de Divinité 144 (al-ulûhiyah). C’est « la Nature divine qui embrasse toutes les réalités de l’être et les maintient à leurs degrés respectifs ». Elle « englobe et synthétise toutes les affirmations et régit toute Qualité et tout Nom ». Par là, elle est supérieure à l’Unité, car « l’Unité est l’affirmation la plus exclusive de l’Essence pour Elle-même, tandis que la “Qualité de Divinité” est l’affirmation sublime de l’Essence pour Elle-même et pour [204] autre qu’Elle-même », c’est-à-dire envisagée par rapport à son épanouissement dans la manifestation universelle. (3841.)

Après l’Unité et l’Unicité, se révèle la Béatitude-Miséricorde (ar-rahmâniyah) qui suscite à l’existence le « Trésor caché » :

« La première miséricorde que Dieu eut pour les existences fut la manifestation du monde de Lui-même. » En effet, « comme il n’est point divisible, toute chose du monde est [pour ainsi dire] entièrement Lui-même ». C’est donc à Ses réalités essentielles que Dieu prête le nom de créature, et non l’inverse, « afin que se manifestent les secrets de la “Qualité de Divinité” et ses possibilités de contraste. Ainsi Dieu (al-haqq) est, à ce point de vue, la hylé du monde », sa substance première. (51.)

Dieu (ou la Vérité, al-haqq ) réside donc partout et de toute chose Il forme la substance. Selon la belle métaphore145, Il est au monde dans le même rapport que l’eau à la glace.

« C’est le Nom ar-rahmân (le Clément) qui apparaît [dans cette Béatitude] avec tout ce que comporte la Plénitude divine, parce qu’il domine et pénètre les existences et que son principe les régit. »

Immédiatement après, se révèle la Seigneurie qui établit le lien entre Seigneur et serviteur, Créateur et créature.

L’occultation et son remède

Si la vérité et la plénitude sont partout, que se passe-t-il donc pour que l’homme en sa condition ordinaire perçoive le monde et lui-même en mode séparatif, limité, contraint ? C’est que chaque nouveau degré qui manifeste l’Excellence développe le précédent et en même temps, comme par une opacification grandissante, le voile. « L’essence est voilée par les attributs, les attributs par les actes, les actes par les êtres du devenir et les impressions146. »

On pourrait peut-être résumer ainsi cette puissante conception : A la cime, une Obscurité tissée d’un excès de lumière au cœur de l’Essence. Puis une irradiation qui est à la fois une révélation, en ce sens qu’elle fait connaître la Réalité divine, et une occultation progressive comme si [205] la lumière visible et éclairante offusquait ce noyau obscur des lumières invisibles.

Dès lors, c’est grâce au retrait de chacun de ces voiles que l’homme, tout entier tourné vers Dieu, pourra quitter sa vision erronée, accomplir le périple inverse et finalement, perdu dans l’Essence, découvrir le secret de la théophanie. « Celui à qui les actes divins se manifestent avec clarté par le soulèvement des voiles que sont les êtres du devenir, celui-là s’abandonne à Dieu en toute confiance ; celui à qui les attributs se manifestent, par le soulèvement des voiles des actes, celui-là trouve en Dieu son agrément et accepte tout de Lui ; celui à qui l’Essence se manifeste, par le dépouillement des voiles, celui-là s’anéantit dans l’unité et il est uni à Dieu absolument147. »

Jîlî distingue non pas trois, mais quatre dévoilements, ceux des Noms et des Qualités relevant également du plan intermédiaire.

Les Qualités, voile de l’Essence

T. Burckhardt situe très clairement les Qualités par rapport à l’Essence : « on peut les comparer, écrit-il, à des rayons émanant du Principe, dont ils ne se détachent jamais, et qui illuminent toutes les possibilités relatives… C’est par leur entremise que la Divinité est accessible, sous la réserve pourtant que l’Essence suprême, en laquelle leurs réalités distinctes coïncident, reste inabordable à partir du relatif ;, leur déploiement est symbolisé par le soleil, dont on voit les rayons, mais qu’on ne peut pas voir directement à cause de son éclat aveuglant ». (Doct. 57.)

Si l’Essence est « le mystère de l’Unité » et que l’Unité correspond à « la dimension divine dite de la transcendance », les Qualités relèvent de l’Unicité qui correspond à « l’immanence » ; elles sont les aspects par lesquels Dieu Se révèle dans l’univers et peuvent donc être contemplées — elles ont des couleurs — et goûtées — elles ont une saveur — « tandis que l’Essence est incolore comme la lumière blanche ou plus exactement comme l’obscurité au sein de la lumière » écrit encore T. Burckhardt (H. J., 12). L’Unicité permet d’aller des qualités immanentes à l’univers jusqu’à l’Essence, mais c’est elle aussi qui cache l’Unité de l’Essence. [206]

Jîlî lui-même donne une vue d’ensemble qui situe les étapes de ce jeu progressif des extinctions et des dévoilements divins :

… la perception de l’Essence suprême consiste en ce que tu sais, par voie d’intuition divine, que toi c’est Lui, et que Lui c’est toi, sans qu’il y ait fusion des deux, le serviteur étant serviteur et le Seigneur étant Seigneur… Or, si tu connais cette vérité… — et ce ne sera qu’après « l’écrasement » et « l’effacement » essentiel, le signe de cette intuition consistant en ce qu’il y a d’abord extinction (fanâ) du « moi » par le dévoilement du Seigneur, ensuite extinction de la présence du Seigneur par le dévoilement du secret de la Seigneurie et enfin extinction de ce qui dépend des Qualités par la réalisation de l’Essence, — si donc ceci t’arrive, tu as atteint l’Essence148. » (H. J., 37.)

Métaphysique et expérience

Il ne faudrait pas croire que les chapitres consacrés au déploiement de la manifestation constituent un exposé de métaphysique théorique. Bien au contraire, c’est l’expérience qui fonde les distinctions ténues et les plus hautes envolées de la pensée.

« Je ne raconte rien dans ce livre, ni de moi-même ni d’autrui, sans que je l’aie éprouvé moi-même au temps où je parcourais en Dieu le chemin de l’intuition et de la vision directe » écrit Jîlî plus loin, dans le chapitre sur le dévoilement des Noms divins, mais il faut l’entendre pour le livre entier. À chaque pas l’expérience vécue est attestée, bien que ce soit avec prudence, subtilité, en usant du paradoxe, voire de la contradiction149. Pour qui la possède « toutes les vérités contradictoires s’unifient dans la Vérité ».





DE L’HOMME UNIVERSEL [Extraits, traduction Titus Burckhardt]150

Du dévoilement (tajallî) des Activités divines

[Le fidèle est ici à ses débuts, encore pris dans son individualité, en face d’un univers multiple et déroutant. Il est enfermé dans un cercle puisque c’est sa vision même des choses qui le rend prisonnier. Une première révélation brise ce cercle : sur le plan de la vie courante, soudain, l’homme plein de foi, mais encore isolé de Dieu voit l’activité humaine remplacée par l’opérer divin. Il découvre que Dieu est le seul acteur véritable, il Le voit à l’œuvre en lui-même, chez autrui, dans le monde. Le bloc de son « moi » est fêlé, déchiré le voile des contingences déterminantes. Et il s’ouvre à l’action divine.]

La révélation de Dieu dans Ses activités correspond à un état contemplatif où le serviteur voit la Puissance divine évoluer dans les choses. Il voit Dieu comme l’auteur de leur mouvement et de leur repos, toute action étant abstraite de la créature et attribuée à Dieu seul. [208] Dans cette contemplation, le serviteur est dépouillé de tout pouvoir, force et volonté propres.

Les contemplatifs participent à cet état spirituel de différentes manières. À certains, Dieu montre d’abord Sa volonté puis ensuite Son action, et le serviteur se trouve ainsi dépouillé de pouvoir, d’action et de volonté. C’est là la contemplation la plus parfaite des Activités divines. À d’autres, Dieu montre Sa volonté, en leur faisant contempler Ses dispositions dans les créatures et l’évolution de celles-ci sous la domination de Sa puissance. Certains voient l’Acte divin à l’instant même où l’action se produit du côté de la créature en sorte qu’ils l’attribuent à Dieu seul ; d’autres contemplent cela rétrospectivement quand l’action s’est déjà manifestée du côté créé…

Or, sache qu’à ces hommes qui contemplent les Activités divines, l’essentiel reste voilé, quelle que soit la grandeur de leur degré spirituel et la clarté de leur vision. Ils ignorent de la Vérité plus qu’ils n’en connaissent, car la révélation de Dieu dans Ses activités est un voile pour Sa révélation dans Ses Noms et Ses Qualités…

Le Nom et la Qualité151

La perfection du Nommé se manifeste éminemment par le fait qu’Il se révèle par Son Nom à celui qui L’ignore, en sorte que le Nom est au Nommé ce qu’est l’extérieur à l’intérieur, et sous ce rapport le Nom est le Nommé Lui-même. (30.)

La qualité est ce qui te communique la manière d’être du sujet dont elle dépend… ainsi tu goûtes l’état du sujet au moyen de sa qualité…

La qualité dépend de son sujet, c’est-à-dire que tu ne t’appropries ni les qualités d’autrui ni tes propres qualités et que tu ne les possèdes d’aucune manière, avant que tu saches que tu es le sujet même dont elles dépendent, et que tu réalises que tu es Celui qui connaît… (33.)

Tout Nom et toute Qualité [divins] [sont] contenus dans le Nom Allâh…

En vérité, c’est ce Nom qui communique réellement l’Etre et qui conduit vers Lui ; il est donc comme le sceau du sens universel [l’aspect métaphysique donc supra-209-individuel] de l’homme ; c’est par lui que l’élu de la Grâce s’unit au Clément (ar-rahmân). Celui qui regarde les traits du sceau est avec Dieu par l’entremise de Son Nom ; celui qui les interprète est avec Lui par l’entremise de Ses Qualités ; et celui qui brise le sceau, transperçant ainsi la Qualité et le Nom, est avec Dieu par l’Essence, sans que les Qualités divines lui soient voilées…

Dieu a fait de ce Nom le miroir de l’homme ; quand celui-ci y mire son visage, il y reconnaît le sens de la parole sacrée : « Dieu était et nulle chose avec Lui. » (31.)

Du dévoilement (tajallî) des Noms divins

[« Celui qui regarde les traits du sceau est avec Dieu par l’entremise de Son Nom. »

Soudain, il voit. Mais il voit d’une vue intensément vécue et bouleversante. En un ravissement, en une « fulguration », le dévoilement d’un Nom confère une connaissance immédiate qui anéantit lu connaissance ordinaire152. Le Nom divin foudroie un aspect limité de l’homme et lui substitue une réalité divine correspondante. Ainsi, lorsque fulgure le Nom l’Ancien des jours, l’existence éphémère du serviteur disparaît et il ne demeure que son éternité dans la connaissance divine.

Les Noms « descendent » les uns après les autres en sorte que Dieu est révélé dans tous ses aspects majeurs par une expérience personnelle éminemment profonde et exhaustive sur son plan.]

Quand Dieu, le Très-Haut, Se révèle à un de Ses serviteurs par un Nom, ce serviteur est ravi hors de lui-même sous les fulgurations du Nom divin, en sorte que, si tu invoques alors Dieu par ce Nom, c’est le serviteur qui te répondra, le Nom divin s’appliquant désormais à lui.

Le premier degré dans cet ordre spirituel, c’est la contemplation de Dieu Se révélant comme Celui-qui-existe (al-mawjûd)153, et ce Nom se rapporte dès lors à l’adorateur même. Par-delà ce degré, Dieu Se révèle d’abord par Son Nom l’Unique, puis par Son Nom Allâh ; à ce point, le [210] serviteur s’évanouit sous l’irradiation divine, sa montagne se fend, et Dieu (al-haqq) l’appelle du haut du Sinaï de sa Réalité essentielle (haqîqah) : « En vérité, Je suis Dieu, il n’y a pas de divinité si ce n’est Moi ; adore-Moi ! » (Coran, XX, 14) ; alors Dieu efface le nom du serviteur et établit à sa place le Nom Allah en sorte que, si tu dis : Allah ! le serviteur te répond : « Je suis à ta disposition ! »

Si le serviteur s’élève plus haut et que Dieu le fortifie et le confirme, après son extinction (fanâ), dans l’état de subsistance (ba), Dieu répondra Lui-même à quiconque invoquera ce serviteur ; ainsi par exemple, quand tu dis : « Ô Muhammad ! » c’est Dieu qui te répond : « Je suis à ta disposition ! »

Ensuite, si le serviteur continue son ascension, Dieu Se révèle à lui par le Nom Le Clément (ar-rahmân), puis par le Nom Le Seigneur (ar-rabb), puis par le Nom Le Roi (al-malik), puis par le Nom Le Connaissant (al — 'alîm), puis par le Nom Le Puissant (al-qâdir) ; chacun de ces Noms implique une révélation supérieure à celle que confère le Nom précédent, car Dieu Se communique d’une manière plus parfaite en Se révélant distinctement… Cet ordre est l’inverse de celui qui s’applique aux manifestations de l’Essence à Elle-même, manifestations dont l’excellence diminue de l’universel au particulier… En vertu de cette analogie inverse… l’adorateur épuise les révélations des Noms — dont la Réalité intrinsèque est toujours l’Essence — en subissant chacun d’eux, car chaque Nom divin l’exige à son tour et s’applique à lui comme à son propre sujet…

[Après cette vue d’ensemble, l’auteur envisage des dévoilements particuliers dont voici quelques-uns : J

… Quand l’Essence se dévoile par Son Nom La Vérité, la nature créée du contemplatif s’évanouit, et il ne subsiste que son essence sainte et transcendante.

À d’autres, Dieu Se révèle par Son Nom L’unique (al-wahid) et I1 les conduit à cette révélation en leur montrant l’unité intrinsèque du monde, qui procède de l’Essence divine comme les vagues émanent de l’océan ; ils contemplent la manifestation de Dieu dans la multitude des créatures qui se différencient en vertu de l’Unicité divine ; dès lors, leur montagne se fend : l’invoquant tombe en défaillance ; sa multiplicité se fond dans la solitude de l’Unique ; les créatures sont comme si elles n’étaient jamais, et Dieu comme s’Il ne cessait jamais…

À d’autres, Dieu Se révèle par Son Nom L’Apparent [211] (az-zâhir) ; ils ont l’intuition de la Lumière divine se manifestant dans les choses corporelles, et ils reconnaissent par là que c’est Dieu seul qui apparaît. Or, dès que Dieu Se dévoile comme l’Apparent, le serviteur s’éteint avec toute la création, non-manifestée comme telle, dans la manifestation de l’Être divin.

À d’autres, Dieu Se révèle par Son Nom L’Intérieur (al-bâtin) et ils y accèdent par l’intuition de ce que les choses subsistent par Dieu, qui en est la réalité intérieure. Dès que Dieu Se dévoile comme l’Intérieur, la manifestation du serviteur, projetée par la Lumière divine, s’éteint ; Dieu devient l’intérieur du serviteur, et celui-ci l’extérieur de Dieu…

À d’autres encore, Dieu Se révèle par Son Nom Le Clément (ar-rahmân). C’est que Dieu, Se révélant à eux par Son Nom Allâh, les dirige par Sa propre Essence vers le degré divin suprême… Dans cet état de dévoilement divin, l’actualité spirituelle du serviteur veut que les Noms divins descendent sur lui l’un après l’autre, et qu’il en reçoive selon la mesure de ce que Dieu déposa en lui de Sa Lumière essentielle. Les Noms se succèdent jusqu’à ce que le serviteur reçoive la révélation divine par le Nom Le Seigneur (ar-rabb) ; alors descendent sur lui les Noms de la Personne (an-nafs) divine, qui se trouvent sous la domination du Nom Le Seigneur et qui synthétisent les aspects du divin et du créé, comme Le Connaissant (al — 'alîm), Le Puissant (al-qadîr) et leurs semblables. Leur série aboutit au Nom Le Roi (al-malik) ; lorsque le serviteur reçoit celui-ci et que Dieu Se dévoile à lui essentiellement, tous les autres Noms, dans toute leur plénitude, descendent également sur lui l’un après l’autre, jusqu’au Nom Le Subsistant (al-qayyûm). Quand le serviteur reçoit ce dernier et que Dieu Se révèle à lui par ce Nom, il passe des « dévoilements des Noms divins » aux « dévoilements des Qualités divines ».

Du dévoilement (tajallî) des Qualités divines

[Le dévoilement des Noms divins donne une connaissance immédiate, mais non foncière, fulgurante, mais non définitive. Le Nom Le Subsistant ouvre la voie à une révélation plus profonde et plus durable, celle des Qualités.

« Celui qui interprète (les traits du sceau) est avec Dieu par l’entremise de Ses Qualités. » [212]

Le Sceau est compris maintenant dans sa pleine signification et révèle la nature divine de la vie universelle. Comme les traits du sceau qu’il faut interpréter, les Qualités divines sont des signes qu’il faut vivre en tout son être pour les comprendre. Le serviteur les assimile une à une, progressivement et jusqu’au point de se les intégrer154. Il est touché en sa « totalité », c’est-à-dire dans l’ensemble de ses facultés et même dans les couches profondes de sa personne.

Alors Dieu l’éteint et Se substitue à la créature, laquelle en réalité n’a jamais « rien occupé ». L’ami se surprend à ne plus se retrouver : l’Aimé est seul. Ne règne plus dès lors que la splendeur des Qualités divines — « ô lever de la Beauté éblouissante ! » Telle est ici l’abolition de la dualité, le « but ultime des désirs ».]

Quand Dieu Se révèle à Son serviteur dans une de Ses Qualités, le serviteur plane dans la sphère de cette Qualité jusqu’à ce qu’il en ait atteint la limite par voie d’intégration (al-ijmâl), non par connaissance distinctive, car ceux qui réalisent les Qualités divines n’ont pas de connaisance distinctive si ce n’est en vertu de l’intégration. Si le serviteur plane dans la sphère d’une Qualité, et qu’il la réalise entièrement par intégration [spirituelle], il s’assied sur le trône de cette Qualité, en sorte qu’il se l’assimile et en devient le sujet ; dès lors, il rencontre une autre Qualité, et ainsi de suite jusqu’à réaliser toutes les Qualités divines. Que cela ne te confonde pas, mon frère, car, pour ce qui est du serviteur, Dieu, voulant Se révéler à lui par un Nom ou par une Qualité, l’éteint, annihilant son moi et son existence ; puis, quand la lumière créaturielle s’est éteinte, et que l’esprit individuel est effacé, Dieu fait résider dans le temple créaturiel, sans qu’il y ait pour cela localisation divine, une réalité subtile qui se sera ni détachée de Dieu ni conjointe à la créature, remplaçant ainsi ce dont Il le dépouilla, car Dieu Se révèle à Ses serviteurs par générosité… [Ainsi Dieu] ne Se révèle qu’à Lui-même, bien que nous appelions alors cette réalité subtile divine « serviteur », vu qu’elle en tient la place ; ou bien : il n’y a là ni serviteur ni Seigneur, car s’il n’existe plus de servi-213-teur, le Seigneur cesse d’être Seigneur ; en réalité, il n’y a plus que Dieu seul, l’Unique, l’Un.

La créature n’a d’être que par attribution contingente,

En réalité elle n’est rien.

Lorsque les lumières divines apparaissent,

Elles effacent cette attribution,

En sorte que [les créatures] n’étaient pas ni ne cessaient d’être.

Dieu les éteignit, mais dans leurs essences elles n’ont jamais existé,

Et dans leur extinction elles subsistent…

Lorsqu’elles s’anéantissent, l’Être revient à Dieu ;

Il est alors tel qu’Il était avant qu’elles ne devinssent ;

Le serviteur devient comme s’il n’avait existé,

Et Dieu est comme si jamais rien n’avait cessé.

Cependant, lorsqu’apparaissent les fulgurations divines,

La créature se revêt de la lumière de Dieu et devient une avec Lui.

Il l’éteint, puis Il Se substitue à elle ;

Il demeure à la place des créatures, et cependant elles n’ont jamais rien occupé.

Comme les vagues, dont le principe est l’unité de la mer,

Et qui, dans leur multitude, sont unies par elle ;

Quand elle est en mouvement, ce sont les vagues qui sont elle dans leur totalité,

Et quand elle est au repos, il n’y a ni vagues ni multiplicité.

Les hommes participent à cette révélation des Qualités divines selon leurs réceptivités spirituelles, selon la continuité de leur science et la force de leur décision.

Le serviteur auquel Dieu Se révèle par la qualité de la Vie, devient lui-même la vie du monde entier ; il voit l’écoulement de sa propre vie dans tout ce qui existe, corps et esprits. Il contemple les idées comme des formes qui tiennent leur vie de lui-même ; il n’existera pour lui ni formes idéelles — comme les paroles et les actes — ni formes subtiles — comme les esprits — ni formes corporelles dont il ne serait pas la vie, et il sera conscient de la manière dont cette vie émane de lui. Il reconnaît cela directement, sans intermédiaire, par une intuition divine essentielle et mystérieuse. J’étais moi-même dans cet état pendant un certain temps…

À certains, Dieu Se révèle dans la Qualité de la Con-214naissance. Car, Dieu S’étant révélé dans la Vie qui pénètre toute chose, le serviteur savoure, par l’unité de cette vie, tout ce qui constitue la nature des choses ; dès lors, l’Essence Se révèle à lui dans la qualité cognitive, en sorte qu’il connaîtra l’univers entier avec le déploiement de tous ses mondes, de leur origine jusqu’à leur retour dans le principe ; il sait de toute chose comment elle était, comment elle est et comment elle sera… Il a de tout cela une connaissance foncière, principielle et intuitive… [mais cette connaissance se réalise seulement] dans la non-manifestation pure…

À certains, Dieu se révèle dans la Qualité de la Vue. Car, S’étant révélé d’abord par la vision intellectuelle qui pénètre tout, Dieu Se révélera plus particulièrement dans la Qualité de la Vue, en sorte que la vue du serviteur deviendra l’organe de sa connaissance ; il n’y a dès lors ni science divine ni science créaturielle qui ne soit l’objet de la vision de ce serviteur ; il voit les êtres tels qu’ils sont dans la non-manifestation pure ; cependant — chose étrange — il les ignore dans sa conscience extérieure… [En effet il] ne participe pas dans sa nature créée à ce qu’embrasse sa nature divine ; il n’y a donc pas de conjonction ; j’entends que ce qu’il réalise dans son état non-manifesté n’apparaît dans sa conscience « objective » que d’une manière accidentelle, et pour certaines choses seulement que Dieu lui manifeste par générosité155. Le serviteur qui réalise l’Essence, par contre, connaît le monde objectif par sa réalité non-manifestée, et il connaît la non-manifestation « objectivement » ; il convertit donc l’un dans l’autre…

À d’autres, Dieu Se révèle par la Qualité de la Parole ; dès lors, les êtres existent par la parole du serviteur. Dieu, disions-nous, Se révèle d’abord à son serviteur par la Qualité de la Vie, puis Il lui fait connaître, par la Qualité cognitive, le secret de la Vie divine en lui, puis Il la lui fait voir, puis entendre ; c’est alors que le serviteur « parle » par la force de l’unité de sa vie, en sorte que les êtres existent par sa parole. En même temps il est conscient, d’une manière non temporelle, de ce que ses paroles ne s’épuiseront jamais…

Chez certains, la manifestation de la Parole divine est accompagnée de tourbillons de lumière. [215]

À d’autres sera dressée une chaire de lumière.

D’autres voient une lumière dans leur intérieur, la Parole émanant de cette lumière…

D’autres encore voient une forme spirituelle qui leur adresse la parole…

À certains de ceux qui sont élevés jusqu’à « l’Arbre-Lotus de l’extrême Limite », il sera dit : « Mon ami, ton moi est Mon Soi ; tu es l’essence de Lui, et Lui n’est autre que Moi. Mon ami, c’est par Mon œuvre que tu es déployé, et par Mon unicité que tu es différencié, mais l’œuvre que tu es Me déploie, et ton ignorance Me couvre. Je suis ton but ; Je suis à toi, non à Moi ; tu es Mon but ; tu es à Moi, non à toi. Mon ami, tu es le point que la circonférence de l’existence a pour centre, en sorte que tu es l’adorateur en elle et l’adoré en même temps. Tu es la lumière ; tu es la manifestation ; tu es la beauté et l’ornement ; tu es comme l’œil par rapport à l’homme et comme l’homme par rapport à l’œil [ou à l’essence : al — 'ayn]. »

… Ô terme des espoirs, but ultime des désirs,

Quoi de plus doux et de plus réel pour moi que Tes paroles !

O Kaaba de la réalisation… ô lever de la beauté éblouissante ;

Nous nous sommes rendus à Toi, nous T’avons institué gérant du royaume de notre être.

Tout ce monde-ci et l’au-delà sont à Ta disposition.

Si ce n’était pour Toi, nous ne serions pas,

Et si ce n’était pour moi, Tu ne serais pas.

C’est ainsi que Tu es et que nous sommes ;

Et la Réalité essentielle ne se perçoit pas.

C’est Toi que nous visons par le Glorifié, le Riche,

Et c’est Toi que nous visons par l’indigent, — et il n’y a pas d’indigence !

[C’est bien ici le domaine des illuminations et des ravissements, c’est aussi celui des phénomènes extraordinaires et des « pouvoirs »156.]

Parmi ceux qui réalisent la Parole divine, certains entendent les choses cachées ; ils ont donc connaissance des événements avant qu’ils n’arrivent, soit qu’ils le sachent en réponse à leurs questions, — et c’est ce qui se produit [216] le plus souvent —, soit que Dieu les prévienne de Sa seule initiative.

D’autres… demandent des miracles, et Dieu les en comble, afin qu’ils aient une preuve de Lui quand ils reviennent à leur conscience corporelle tout en gardant intègre leur attitude envers Dieu…

[Mais après tant de merveilles, voici que al-Jîlî rapporte une expérience personnelle de total dépouillement, prélude à la révélation de l’Essence qui va être évoquée au chapitre suivant.]

À d’autres… Dieu Se révèle par la Qualité de la Toute-Puissance, en sorte que les choses se constituent dans le monde non-manifesté par la volonté du contemplatif… C’est dans cet état que j’ai entendu le bruit de la Cloche [que le Prophète entendit lors de la révélation] ; alors ma composition fut dissoute, mes contours disparurent et mon nom s’effaça. J’étais, sous l’emprise intense qui me saisit, comme un vieux froc qui est accroché sur un haut arbre et qu’un vent puissant emporte lambeau par lambeau. Je ne pus voir objectivement que des éclairs, du tonnerre, des nuages dont pleuvaient des lumières et des océans dont les vagues étaient de feu. « Les cieux et la terre se serraient les uns contre les autres », et je me trouvais dans les « ténèbres sur des ténèbres ». La Puissance ne cessa de m’arracher une faculté après l’autre, et de transpercer un désir après l’autre, jusqu’à ce que la Majesté divine me foudroyât et que la Beauté suprême jaillît par le chas d’aiguille de l’imagination ; alors se desserra, dans l’aspect suprême, le serrement de la Main droite. Aussitôt les choses vinrent à l’existence ; l’obscurité cessa, et après que l’arche se fût assise sur le mont Jûdî157, on entendit crier : « O vous, cieux et terre, venez à Nous bon gré ou mal gré ! Ils répondirent : nous venons obéissants » (Coran, XLI, 10).

Du dévoilement (majla) de l’Essence

[Le dévoilement des Qualités malgré toute sa grandeur constitue encore un voile, car il relève du plan sensible ou distinct. Plus profondément encore, et [217] obscurément cette fois, un autre dévoilement a lieu pour celui qui est prêt à quitter tout accomplissement particulier et à se quitter soi-même intégralement.

« Celui qui brise le sceau, transperçant ainsi la Qualité et le Nom, est avec Dieu par l’Essence, sans que les Qualités lui soient voilées »

Lorsque l’Essence fulgure, les attributs ne sont ni un voile, ni voilés, « ils sont essentiellement l’Être absolu ». Et cette réalisation, simple et souveraine, est telle que toutes les précédentes apparaissent comme errance ou « dispersion ».

Rares sont les initiés qui parviennent au dévoilement de l’Essence, dont la possibilité même n’est pas reconnue par des écoles moins mystiques.]

C’est de la pureté du vin que jouit l’Essence en toi ;

Toute union hors d’Elle n’est que dispersion.

Elle Se dévoile transcendante à l’égard de toute description,

Sans analogie et sans qu’il y ait en Elle de relations.

Comme le soleil levant efface la lueur des planètes,

Alors qu’elle subsistent en principe par lui,

Elle est ténèbres sans jour et sans crépuscule,

Mais en dehors de Sa demeure la troupe erre dans le désert.

Que de limites insurpassables se montrent à la caravane qui tend vers Elle !

En sorte qu’elle reste perplexe à Son égard et n’en saisit pas les caractères.

Cachés sont les sentiers vers Elle, ni contours ni science ne La trahissent.

Elle refuse l’intimité ; Ses beautés orgueilleuses La défendent.

Un chemin couvert, effacé et étroit mène vers Elle ;

C’est à l’écart que le voyageur illusionné s’arrête.

Comme l’ignorance, Elle nivelle les sciences des mondes ;

Dans Son sein, guidance et égarement se valent.

Jamais l’intellect n’en vainc la pureté pour s’y mêler ;

Jamais la pensée ne flaire Son parfum enivrant.

Le feu qui guide reste ignorant de Ses sentiers ;

La lumière sûre n’éclaire pas Ses chemins.

Le plus perplexe des perplexes La démontre le plus clairement ;

Car ils ne vivent pas en Elle ni ne meurent.

Ses qualités se noient dans l’Océan de Sa gloire,

Sans mourir elles meurent dans Son fond.

Rien ne répond à la question : qu’est-Elle ?

Ni nom ni attribut ; l’Essence est trop sublime pour cela.

.

Sache que l’Essence (adh-dhât) signifie l’Être absolu dans son dépouillement de tout rapport, relation, assigna-

tion et aspect. Ce n’est pas que tout cela se situe en dehors de l’Être absolu, au contraire, tous ces aspects et ce qu’ils impliquent sont contenus en Lui. Ils ne s’y trouvent ni individuellement ni comme rapports, mais ils sont essentiellement l’Être absolu. Celui-ci est l’Essence pure dans laquelle ne se manifestent ni noms ni attributs ni relations ni rapports ni rien d’autre. Dès qu’il s’y manifeste quelque chose, l’aspect dont il s’agit est attribué à ce qui supporte cette manifestation et non pas à l’Essence pure, puisque le principe de l’Essence est précisément la synthèse des réalités universelles et individuelles, des assignations et des rapports, synthèse qui est à la fois leur subsistance et leur disparition sous l’emprise de l’Unité de l’Essence. Lorsqu’on envisage dans Celle-ci une qualité ou un nom ou un attribut quelconque, c’est toujours en vertu de tel point de vue que cette qualité existe et non pas dans l’Essence comme Telle. Pour cela nous disons que l’Essence est l’Être absolu158

Par « ceux qui ont réalisé l’Essence » on entend les hommes en qui demeure la réalité subtile divine, dans le sens où nous disions que Dieu, lorsqu’Il Se révèle à Son serviteur et qu’Il en éteint l’individualité, établit en lui une réalité subtile divine qui, elle, peut être de la nature de l’Essence ou de la nature des Qualités divines. Quand elle est de la nature de l’Essence, la constitution humaine [où elle demeure] sera l’être unique parfait, le support universel… le Sceau de la Sainteté… Aucune chose ne lui est cachée, et ceci parce que la réalité divine subtile, qui demeure dans ce saint, est essence pure, libre de toute condition divine ou créaturielle, en sorte que rien ne l’empêche d’accorder à chaque degré des existences divines ou créées la réalité qu’il a. Car ce qui pourrait empêcher l’essence de s’identifier aux réalités n’est qu’une condition quelconque, divine ou créaturielle qui lui serait imposée ; or, aucune contrainte n’existe, puisqu’elle est essence pure…

Si les hommes de Dieu n’étaient pas individuellement exclus du dévoilement de l’Unité (ahadiyah), et à plus [219] forte raison du dévoilement de l’Essence, nous pourrions parler de l’Essence en décrivant d’étranges états de révélation et en donnant de merveilleuses preuves divines essentielles, pures de toute apparition ou interférence des Noms et des Qualités ou de toute autre chose. Ces preuves, nous les sortirions des trésors cachés de la Non-Manifestation au moyen de clefs non manifestées, et nous les étalerions, moyennant des expressions subtiles et mesurées, sur la face évidente de la conscience « objective », afin que les serrures des intelligences s’ouvrent par ces mêmes clefs, et que le serviteur glisse à travers les chas d’aiguille de la Voie vers le paradis de l’Essence que voilent les Qualités divines, et que protègent les lumières et les ténèbres159.

« Dieu guide vers Sa lumière quiconque Il veut ; Dieu donne des symboles pour les hommes, et Dieu connaît toute chose » (Coran, XXIV, 35).

L’Oiseau

[Cette allégorie est donnée au début du livre de Jîlî pour illustrer l’Essence. Le lecteur en saisira sans doute mieux la signification à la fin de nos extraits.]

L’Oiseau saint160 vola dans l’étendue illimitée de cette atmosphère vide, en exaltant Dieu par sa totalité dans l’air de la sphère suprême161 ; alors il fut ravi hors des existences et transperça les Noms et les Qualités par réalisation et vision directe. Puis il plana autour du zénith de la non-existence, après avoir traversé les étendues du devenir et de ce qui précède les temps ; alors il Le trouva nécessairement, Lui dont l’existence n’est pas sujette au doute et dont l’absence n’est point cachée. Et lorsqu’il voulut retourner au monde créé, il demanda qu’un signe de reconnaissance lui fût donné ; et il fut écrit sur l’aile de la colombe : « En vérité, ô Toi, talisman162, qui n’est ni quiddité ni nom, ni ombre ni contour, ni esprit ni corps, ni qualité ni désignation ni signe, — à Toi appartiennent [220] l’existence et la non-existence, et à Toi le devenir et ce qui précède les temps ; — Tu es non-existant comme Essence, existant dans ta Personne163, connu par Ta grâce, absent selon le genre ; Tu es comme si Tu n’avais créé que des métaphores et comme si Tu n’étais que par façon de parler ; Tu es l’évidence de Toi-même par la spontanéité de Ton langage ; je viens de Te trouver Vivant, Connaissant, Voulant, Puissant, Parlant, Ecoutant et Voyant164 ; j’ai embrassé la Beauté et j’ai été transpercé par la Majesté ; j’ai sondé par Toi-même les modes de l’Infinité ; quant à ce que Tu as imaginé en affirmant l’existence d’un autre que Toi, il n’est pas là, mais Ta Beauté resplendissante est parfaite ; et à qui ces paroles sont-elles adressées, est-ce à Toi, est-ce à Moi ? Ô Toi qui es absent là, nous T’avons trouvé ici ! »…

Ensuite il fut écrit sur l’aile de l’oiseau vert avec la plume à l’encre de soufre rouge165 :

« En vérité, la Grandeur est feu et la Science est eau et la Force est air et la Sagesse est terre, éléments par lesquels se réalise notre essence unique [le “joyau singulier”]. Il y a pour cette essence deux dimensions, dont la première est le non-commencement et la seconde la non-fin, et deux désignations, dont la première est Dieu et la seconde la créature, et deux attributions, dont la première est l’éternité et la seconde le devenir, et deux noms, dont le premier est le Seigneur et le second le serviteur. Elle a deux faces : la première est apparente, c’est le monde, et la deuxième est intérieure, c’est l’au-delà ; et elle a deux principes : le premier est la nécessité et le second la possibilité166 ; et elle a deux rapports : selon le premier elle est absente pour elle-même et existante pour ce qui est autre qu’elle-même, et selon le second elle est absente pour ce qui est autre qu’elle-même et existante pour elle-même167. Il y a d’elle deux connaissances, la première concerne d’abord son affirmation nécessaire, ensuite sa négation ; la [221] seconde concerne d’abord sa négation, ensuite son affirmation nécessaire168. Sa conception implique un point d’erreur ; car il y a dans les symboles des déviations et dans les allusions des détournements de leur sens : à toi la prudence, ô oiseau, en gardant cet écrit qu’un autre ne lira pas ! »

Et l’oiseau ne cessa de planer dans ces sphères, vivant en la mort, impérissable dans l’anéantissement ; enfin, déployant ses ailes, il promena son regard, le tourna et le retourna, mais il ne le vit pas sortir de lui-même, ni aller vers une nature étrangère à la sienne ; que l’oiseau plongeât dans l’océan, qu’il en ressortît, qu’il en bût, qu’il s’enivrât ou qu’il désirât plus encore, rien qui lui parle et rien qui soit absent de lui. « Perfection absolue » est devenu l’expression qui s’applique réellement à lui-même, car il ne saisit pas les bornes d’une de ses qualités ; les Noms de l’Essence et les Qualités divines lui appartiennent en vertu d’une assimilation réelle ; … il jouit pleinement des possibilités inhérentes à ses qualités, et il n’y a pourtant point de chose qui lui appartienne entièrement dans sa forme individuelle ; il possède toute la liberté d’évoluer dans son lieu et dans son monde et il est en même temps limité par ses stations169

Le dévoilement unique : celui de Dieu à Lui-même

[Cette page est empruntée au chapitre sur l’Obscurité divine, placé avant les dévoilements. Peut-être pouvons-nous pourtant la proposer comme conclusion.

Nous avons vu que l’Obscurité divine est le cœur caché de l’Essence, sa non-manifestation, tandis que le torrent des Noms, des Qualités et de leurs activités en procède, apparemment accompagné d’une occultation progressive, à laquelle les dévoilements portent remède. Mais ce ne sont là que nos approches distinctives.] [222]

Dieu, toutefois, est trop sublime pour qu’Il Se cache à Lui-même par quelque manifestation, ou qu’Il Se manifeste à Lui-même hors quelqu’état d’occultation ; mais Il Se trouve éternellement dans les états d’occultation, de non-manifestation ou de manifestation qui découlent de Son Essence, de même qu’Il possède toujours Ses activités, Ses aspects, Ses rapports, relations, Noms et Qualités, sans qu’Il Se change ou Se transforme… Il reste en Lui-même éternellement tel qu’Il était avant qu’Il ne Se manifestât à nous. Or, quels que soient ces modes, Son Essence n’assume jamais qu’un seul état de révélation (tajallî), à savoir celui qui Lui est essentiel, en sorte qu’Il n’a qu’une seule irradiation (tajallî) qui, elle, ne possède qu’un seul nom, et auquel ne correspond qu’une seule qualité ; car en tout, il n’existe qu’un seul, exempt de toute multiplicité ; c’est Lui qui Se révèle à Lui-même à tout jamais, ainsi qu’Il S’est révélé de toute éternité…

C’est cet état de révélation unique qui Lui est exclusif, en sorte que la créature n’y participe jamais… toutes les autres révélations ne sont qu’un reflet du ciel de cette révélation suprême, ou une goutte de son océan ; tout en étant réelles, elles s’annihilent cependant sous la puissance de cette révélation essentielle qui est exclusivement à Dieu en vertu de Sa connaissance de Lui-même, tandis que les autres révélations sont à Dieu en vertu de la connaissance d’autrui…

[Mais en ce degré, Jîlî efface aussitôt les termes qu’il vient d’employer et qui]

ne confèrent pas de sens valable, car l’Obscurité divine ne comporte aucun rapport de non-manifestation, ni l’Unité aucun rapport de manifestation.

Sache que tu es à l’égard de toi-même dans un état d’obscurité… tu es une essence cachée dans une obscurité ; n’as-tu donc pas appris que Dieu est ton essence et ton ipséité ? Or, tu n’es pas conscient de ce qui est éminemment ta réalité ; tu es donc à l’égard de toi-même dans l’obscurité, bien que, sous le rapport de la réalité divine, tu ne sois pas voilé à toi-même, car le principe de cette réalité veut qu’elle ne soit pas inconsciente d’elle-même ; il s’en suit que tu es divinement révélé à toi-même et en même temps, de par ta nature créée, inconscient de ta réalité divine ; tu es donc simultanément manifesté et caché à toi-même. C’est là un de ces symboles « que Dieu formule pour les hommes », et que ne comprennent que les connaissants. [223]

[Le dévoilement de l’Essence est comparable à la Voie de Siva par son instantanéité, par l’élan, par le complet dépouillement de soi et l’absolu dépassement de toute forme. Et cette unique révélation de Dieu à Lui-même au cœur caché de l’Essence, absolument ineffable, évoque, nous semble-t-il, la « non-voie ».]





LES DIX ÉTAPES DANS L’ART DE GARDER LA VACHE par K'UO AN 170 [par Paul  Petit - analyse : Lilian Silburn]171

Avant-propos

À André Préau

Les textes ci-dessous sont les commentaires en prose et en vers de dix peintures faites en Chine par un moine bouddhiste Ch'an (ou, comme disent les Japonais, Zen) de l’école de Lin Chi (en japonais Rinzai), nommé K'uo an (en japonais Kakuan). Ils remontent à la Dynastie Sung, c’est-à-dire approximativement au Xe ou au XIe siècle de notre ère, époque où Zen atteignit son apogée, tandis que déclinaient les autres sectes bouddhistes. Avant K'uo an un maître Zen nommé Ch'ing chu (en japonais Seikyo) avait déjà illustré par une série de six peintures symboli­ques (où la vache tenait aussi le premier rôle) les étapes du progrès spirituel telles qu’il les concevait. À chaque peinture la vache devenait plus blanche et à la sixième, elle disparaissait complètement172. [225]

Rappelons brièvement que le Bouddhisme Ch'an 173 ou Zen, qui est toujours vivace non seulement en Chine, mais aussi au Japon, est le rameau principal dans ces pays de la branche Mahāyāna. C’est le produit de l’élaboration par les Chinois de la grande doctrine bouddhiste de l’Illu­mination : un bouddhisme psychologique, pratique, humo­ristique, taoïste presque, très fermement et sincèrement attaché à l’idéal bouddhiste, mais très tolérant — et aussi peu formaliste que possible quant aux moyens à employer pour arriver à l’illumination personnelle, au Wu ou Wu tao (en japonais satori) qui se suffit à soi-même. Zen se définit : l’art de voir clair dans sa propre nature. Il pose en principe que ce n’est pas par des moyens proprement intellectuels que nous pouvons comprendre la vérité de l’Illumination. Nous avons en nous-mêmes ce qu’il faut pour nous libérer : une faculté d’intuition qui nous met en mesure de comprendre et de saisir directement les grandes vérités qui donnent pleine satisfaction à notre exigence spi­rituelle fondamentale. Contrairement à la plupart des autres écoles bouddhistes, Zen ne distingue pas à propre­ment parler d’étapes successives à travers lesquelles tout religieux devrait nécessairement passer pour atteindre la pleine réalisation personnelle de l’Illumination. Il estime que cette réalisation est un acte instantané, comme la glace qui prend, et qu’il n’y a pas d’échelons distincts dans le progrès spirituel. Néanmoins, en fait, Zen est bien obligé de reconnaître qu’on peut pénétrer plus ou moins profondément dans la vérité de la doctrine qu’on saisit — ou plutôt par laquelle on est saisi — et, si « abrupt » que soit Zen (on distingue en Chine les doctrines abruptes et les doctrines progressives), la lumière qu’il apporte à l’esprit ne se réalise pas tout d’un coup. Un texte comme [226] celui qui est ici traduit le montre d’ailleurs clairement, et il serait intéressant de comparer les étapes du développement spirituel Zen telles qu’elles sont décrites ci-dessous avec celles qu’on trouve chez les mystiques chrétiens ou musulmans. Bien qu’authentiquement bouddhiste, comme l’a montré M. Suzuki, l’esprit Zen semble aussi proche des vieux maîtres taoïstes que du Bouddha lui-même.

La traduction ci-dessous a été faite en utilisant le texte anglais qu’a donné M. D. S. Suzuki dans ses intéressants Essays in Zen Buddhism (Londres, 1927). Les sinologues pourront en vérifier l’exactitude en se reportant au texte chinois reproduit dans le même ouvrage174.

PAUL PETIT

I

À la recherche de la vache

Elle ne s’est jamais égarée et à quoi bon la rechercher ? Nous ne sommes pas intimes avec elle parce que nous avons trahi notre nature la plus profonde. Elle est perdue, car nous nous sommes laissé abuser par les sens trompeurs. Notre maison s’éloigne de plus en plus, et toujours des chemins de traverse et des carrefours embarrassants. Le désir de gagner et la peur de perdre brûlent comme du feu ; les idées de bien et de mal, de vrai et de faux, de juste et d’injuste, s’avancent en bataillons.

Seul dans une contrée sauvage, perdu dans la jungle, il cherche, il cherche, il cherche !

Rien que les eaux qui se gonflent, les montagnes lointaines et le chemin qui n’en finit pas

Épuisé et désespéré, il ne sait pas où aller,

Il entend seulement les cigales du soir qui chantent dans les érables. [227]

II

Il découvre les traces de la vache

À l’aide des Sutras et en étudiant les doctrines où il est arrivé à comprendre quelque chose, il a trouvé les traces. Il sait maintenant que les choses, si nombreuses soient-elles, sont d’une seule substance et que le monde extérieur est un reflet du Soi. Pourtant il n’est pas capable de distinguer ce qui est bon de ce qui ne l’est pas, son esprit est encore embrouillé dans les questions de vérité et de fausseté. Comme il n’a pas encore passé la porte, on dit de lui provisoirement qu’il a repéré les traces.

Au bord de l’eau, sous les arbres, éparses sont les traces de la vache perdue.

Les bois odorants s’épaississent — a-t-il trouvé le chemin ?

Quelque lointaines et reculées, au-delà des collines, que soient les contrées où la vache erre à l’aventure,

Son mufle atteint le ciel et rien ne peut la cacher.

III

Il voit la vache

Il trouve le chemin en prêtant l’oreille. Tous ses sens étant harmonieusement réglés175, il voit dans l’origine des choses. Quoi qu’il fasse, elle est manifestement là. C’est comme le sel dans l’eau et l’éclat dans la couleur. (C’est là, mais ce ne peut être distingué séparément.) Quand son regard sera convenablement dirigé, il trouvera que ce n’est rien autre chose que lui-même.

Là-bas perché sur une branche un rossignol chante gaiement ;

Le soleil est chaud, la brise caressante souffle à travers les saules verts du rivage ;

La vache est là toute seule, nulle part elle n’a de place pour se cacher ;

La tête splendide décorée de cornes majestueuses, quel peintre pourrait la reproduire ? 176. [228]

IV

Il attrape la vache

Après avoir été longtemps perdu dans la solitude, il a fini par trouver la vache et a mis la main dessus. Mais, à cause de l’accablante pression du monde extérieur, il trouve que la vache est dure à surveiller. Constamment elle soupire après les gras pâturages. La nature sauvage est toujours déréglée et refuse absolument de se laisser subjuguer. S’il désire se l’assujettir complètement il doit se servir libéralement du fouet177.

De toute l’énergie de son âme, il a enfin pris possession de la vache

Mais que sa volonté est sauvage, que ses forces sont ingouvernables !

Parfois elle monte fièrement sur un plateau,

Quand tout à coup la voilà perdue dans un défilé impénétrable et plein de brouillard.

V

Il garde la vache

Quand une pensée s’ébranle, une autre la suit, et puis une autre — ainsi est éveillée une suite interminable de [229] pensées. Par la lumière de l’esprit, tout ceci se change en vérité ; mais le faux s’affirme quand la confusion prévaut. Les choses nous oppressent non à cause d’un monde extérieur, mais à cause d’un esprit qui se déçoit lui-même. Ne lâchez pas la corde de ses naseaux, serrez-la bien, et ne vous permettez aucune indulgence.

Ne vous séparez jamais du fouet et du licou,

De peur qu’elle ne s’égare dans un monde de corruption

Quand elle est convenablement gardée, elle devient pure et docile,

Même sans chaîne et rien ne l’attachant, elle vous suivra d’elle-même.

VI

Il rentre chez lui sur le dos de la vache

La lutte est finie ; gain et perte, ça ne l’intéresse plus. Il fredonne un air rustique de forestier, il chante les simples chants d’un gamin de village. S’installant sur le dos de la vache, ses yeux sont fixés sur des choses qui ne sont pas de la terre. Même si on l’appelle il ne tournera pas la

tête ; même si on veut le séduire il ne restera plus en arrière.

À cheval sur la vache, il revient tranquillement chez lui ;

Enveloppé dans le brouillard du soir, comme le son de la flûte s’éteint mélodieusement !

Chantant un refrain, battant la mesure, son cœur est rempli d’une joie indescriptible !

Qu’il est maintenant un de ceux qui savent, est-il besoin de le dire ?

VII

La vache oubliée, l’homme reste seul

Les choses sont une et la vache est symbolique. Quand vous savez que ce n’est pas du piège ou du filet que vous avez besoin, mais du lièvre ou du poisson, c’est comme l’or séparé de sa scorie, c’est comme la lune émergeant des nuages. Un seul rayon de lumière sereine et pénétrante [230] brille, un son majestueux se fait entendre dès avant les jours de la création.

Monté sur la vache il est enfin de retour chez lui.

Mais voici qu’il n’y a plus de vache, et avec quelle séré­nité il est assis tout seul !

Bien que le soleil rouge soit haut dans le ciel, il semble être encore tranquillement endormi ;

Sous un toit de chaume, à côté de lui, son fouet et sa corde gisent, inutiles.

VIII

La vache et l’homme tous deux hors de vue

Toute confusion est mise de côté et la sérénité seule prévaut ; même l’idée de sainteté est absente. Où est le Bouddha ? où n’y a-t-il pas de Bouddha ? il ne s’appesan­tit pas sur ces questions, il passe rapidement sur elles. Quand il n’existe plus aucune forme de dualisme, un homme, eût-il mille yeux, ne réussit pas à découvrir une lucarne dans un mur. Une sainteté devant laquelle les oiseaux offrent des fleurs n’est qu’une dérision.

Tout est vide, le fouet, la corde, l’homme et la vache : Qui a jamais contemplé l’immensité du ciel ?

Sur la fournaise incandescente, pas un flocon de neige ne peut tomber :

Quand on en est arrivé là, manifeste est l’esprit de l’ancien maître178.

IX

Il retourne à l’origine, à la source

Depuis le tout premier commencement, pur et sans tache, il n’a jamais été touché par la corruption. D’un œil calme il regarde la croissance et le dépérissement des cho­ses qui ont une forme, cependant que lui-même demeure dans la sérénité immuable du détachement. Quand il ne s’identifie pas avec des transformations magiques, qu’a-t-il [231] à faire d’artifices de discipline personnelle ? L’eau coule glauque, la montagne trône violette. Assis à l’écart, il observe les choses qui changent.

Revenir à l’Origine, être de retour à la Source — voilà déjà un faux pas !

Il vaut bien mieux rester chez soi, aveugle et sourd, simplement et sans faire d’embarras.

Assis dans sa hutte il ne prend pas connaissance des choses du dehors,

Regardez l’eau qui coule — où ? personne ne le sait ; et ces fleurs rouges et fraîches — pour qui sont-elles ?

X

Il entre dans la ville, répandant le bonheur à pleines mains

La porte de son humble chaumière est fermée et les plus sages ne le connaissent pas. Aucun reflet de sa vie intérieure ne peut être saisi ; car il va son chemin à lui sans suivre les pas des anciens sages. Portant une gourde il va au marché, appuyé sur un bâton il revient chez lui. On le trouve en compagnie de buveurs de vin et de bou­chers. Lui et eux sont tous changés en Bouddhas.

Poitrine et pieds nus, il va sur la place du marché ;

Couvert de boue et de cendres, comme il sourit largement !

Pas n’est besoin du pouvoir miraculeux des dieux,

Un simple contact de sa main, et voyez ! les arbres morts se couvrent de fleurs.

K'UO AN

Analyse : le domptage du buffle

Le buffle 179 peut apparaître comme l’énergie universelle consciente et lumineuse par elle-même. Elle nous est trop intime pour que nous puissions déceler sa présence, entraî — [232] nés que nous sommes par nos désirs et l’attrait du monde extérieur.

L’homme ordinaire en butte à l’hostilité de la nature cherche en vain le buffle loin de chez lui jusqu’au jour où, ayant épuisé force et raison dans ce qui n’en finit pas, il renonce, perdu, vaincu… Il peut alors entendre le chant des cigales dans les érables, premier frémissement, écho lointain, mais révélateur : quelque part le buffle existe… même s’il se cache ! (I.)

Il va donc continuer à le chercher, mais ailleurs et autrement. Il s’appuie sur les textes sacrés, il apprend que rien ne peut cacher le buffle puisque l’énergie souveraine remplit ciel et terre et il en devine quelques traces dans l’épaisseur des bois odorants. (II.)

Mais les signes extérieurs, tirés d’une science par ouï-dire laissent tout à coup la place au buffle : il est partout, comment s’en tenir aux traces ? L’homme dont les sens sont apaisés, capable d’écouter avec attention, l’entend : le son pénètre en lui, le chant du rossignol, la brise caressante, tout est imprégné de sa présence diffuse. (III.)

Ne peut-on reconnaître ici l’apaisement de la voie de l’activité ?

La bête indomptée qu’est sa propre énergie remplit l’homme d’admiration. Mais il ne peut conserver l’intériorité qu’il vient de découvrir en une subite illumination tant que ses énergies ne sont pas canalisées, tant que le buffle reste un objet à connaître, à saisir.

Comment dès lors, perdre le sentiment de l’objectivité et se reconnaître soi-même comme source de cette énergie encore si sauvage et indomptée, en d’autres termes, comment ne plus seulement l’entendre ou la voir, mais « l’être » réellement ?

En s’éveillant, notre propre énergie nous déborde, nous envahit puissamment, balayant tous les supports. De là, les grands efforts requis pour s’emparer du buffle et le dompter. Aussitôt les forces sensibles et les désirs subjugués, l’homme pénètre dans la voie de l’énergie. (IV.)

Les pensées en se suscitant l’une l’autre en une série sans fin 180 constituent notre véritable esclavage, mais grâce à une vigilance sans défaillance et à une ardeur brûlante elles forment, naturellement, sur un même thème une continuité de plus en plus subtile. Sous le contrôle du fouet et du licou, du discernement et du zèle, l’énergie devient [233] une et docile, le buffle suit l’homme spontanément l’énergie illuminative est dès lors parfaitement conquise. (V.)

Maître de son énergie radieuse et puissante l’homme rentre en sa propre demeure, son être intime ; pour lui tout est résolu, il n’y a plus de dualité, rien ne peut le détourner de sa joie profonde et simple d’enfant, car tout est cette paix au cœur de laquelle il se perd. Il ne reviendra plus en arrière. Le brouillard du soir et le son de la flûte qui s’éteint mélodieusement évoquent l’indifférencié, prélude au nirvikalpa de la voie supérieure. Le moi va s’évanouir peu à peu. Tout est douceur et sérénité dans la nature comme dans son cœur. (VI.)

Lorsqu’il oublie le buffle, son énergie ne lui sert plus de tremplin, l’homme a pénétré dans la voie divine ; il a délaissé tout instrument, moyen, expédient, le fouet et la corde gisent inutiles. Le contingent s’est évanoui, seule la substance demeure : lièvre, poisson et l’or. Le monde n’a pas disparu, il est là, présent en son essence. L’homme entend le son majestueux d’avant la création qui diffère complètement du beuglement des débuts. Il retourne chez lui, à l’origine, au premier instant : son être entier est apaisé et comme endormi. (VII.)

Alors l’homme aussi s’évanouit, c’est l’anéantissement de la voie divine à son achèvement : tout est vide (VIII).

Il parvient à la Non-Voie. Est-ce un retour à l’origine où tout est égal ? Non, c’est déjà un faux pas, car il vit dans l’instant éternel, dans le sans pourquoi, le sans cause. (IX.)

À la dixième étape, les arbres morts se couvrent de fleurs au simple contact de sa main. Seule son efficience le trahit ; c’est un maître qui répand ses dons, mais son apparence est celle d’un homme ordinaire que rien ne distingue du commun des mortels : telle est la Non-Voie.

LILIAN SILBURN











CONCLUSION : LES TROIS VOIES ET LA NON-VOIE À LA LUMIÈRE DE MAÎTRE ECKHART [Jacqueline Chambron]

Les orthodoxies, les perspectives, les points de vue, les termes varient à l’infini d’un auteur à l’autre et pourtant à travers les différences, l’identité fondamentale de l’expérience permet de dégager avec clarté ce qui, en définitive, caractérise chacune des voies.

C’est à la lumière des vues et des formules puissantes de Maître Eckhart qu’il nous a paru intéressant de récapituler ces caractéristiques. Non que Maître Eckhart fasse quelque part un exposé méthodique des voies telles qu’elles ont été reconnues par les auteurs que nous avons cités, mais parce qu’on retrouve, mis en valeur avec force à un endroit ou un autre de ses sermons, les aspects essentiels de chacune des voies : la transformation de l’activité, celle de la raison ainsi que le vide actif de la volonté.

Dans l’un de ses sermons cependant, à l’occasion des rois mages, il est fait allusion à trois venues du Christ :

1 ) Comme Roi d’Amour : le Christ vient dans la vie active et dans le cœur de l’homme.

2) Comme lumière intelligible : cette venue a lieu à l’intérieur de l’homme.

3) Comme libérateur dans la vie contemplative. [236]

En fait c’est à la troisième voie que s’intéresse surtout Maître Eckhart, celle où la relation âme Dieu fait place à la seule divinité.

On peut citer un autre passage où il évoque trois chemins en Dieu : « trois chemins sont ouverts à l’âme en Dieu. Le premier est : chercher Dieu dans tout le créé avec une activité multiple, avec un désir dévorant. C’est celui qu’avait en vue le roi David quand il dit : “en toutes choses j’ai cherché le repos.”

« Le second est un chemin sans choix ni guide, libre et pourtant nécessaire : il consiste à être ravi d’une façon sublime et céleste au-dessus de notre moi et de toutes choses, sans volonté ni représentation préalable. Il suffit qu’il n’y ait plus de consistance dans l’être… »

Eckhart cite le cas de Saint-Pierre ravi au-dessus de toute distinction « à la périphérie de l’éternité ». Mais, dit-il, il ne se tenait pas « dans l’unité elle-même, où l’on voit Dieu dans Son propre esprit ».

« Le troisième chemin s’appelle « chemin » et pourtant on reste chez soi ; il consiste à voir Dieu sans intermédiaire dans son être propre. Ici le Christ Bien-Aimé nous crie : « je suis la voie, la vérité et la vie » (P [etit]. 248-249.)

On reconnaît ici ce que nous appelons la non-voie, l’accès sans intermédiaire de l’intériorité la plus libre. Et si dans cette énumération il n’y a pas de place pour la voie de la connaissance, Maître Eckhart n’en ignorait pas pour autant les modalités, comme nous le verrons plus loin.



VOIE DE L’ACTIVITÉ

À propos de la voie de l’activité, tous les auteurs décrivent l’apaisement du cœur individuel : le voile de la multiplicité des désirs se dissout.

« Tiré vers l’intérieur du cœur sans que l’on sache d’où cela vient ni ce que c’est » dit Ruysbroeck, on s’y rassemble, on y demeure. Dieu n’est plus perçu comme un objet extérieur ni comme un concept, mais comme une Présence vivante. De cette découverte, éveil de la Conscience, naît le feu divin sans lequel il n’y a ni purification ni amour. Absorbée par cette présence nouvelle, l’âme découvre « l’exercice intérieur », vit, dans la ferveur des élans sensibles, les joies et les tourments d’un cœur qui s’ouvre à l’amour et redoute tout ce qui le détourne de ce « je-ne-sais-quoi qui ravit et enlève ». [237]

On a toutefois du mal à s’établir dans l’état de souvenance ininterrompue qui assure la progression dans cette voie ; on s’extériorise sans cesse et on risque de s’attacher à l’agrément des états intérieurs.

Seule la partie sensible se purifie, la dualité demeure, le moi n’est pas anéanti. C’est l’activité qui est le support de la transformation, elle s’imprègne peu à peu de la paix du cœur. Comme l’assure al-Kharraz : « celui qui dans son cœur, a contemplé Dieu, délaisse tout ce qui n’est pas lui, et ressent une grande lassitude de toute autre chose. » (Kh, 76.)

Transformation de l’activité

Avec la découverte de l’intériorité cessent l’agitation des efforts multiples et les épuisements stériles, on entre dans la chose la plus inattendue, mais aussi la plus secrètement désirée : le repos ; on entend enfin « chanter les cigales » 5, on découvre la pente naturelle qui ramène au centre, on dispose d’un courant pour être porté. Découverte enivrante et bouleversante qui suspend tous les mouvements antérieurs. Il n’y a plus qu’à se laisser conduire au fleuve d’abord, à la mer ensuite. Mais cette délivrance du multiple et de la dispersion entraîne un renversement complet de l’attitude intérieure : on doit renoncer progressivement à l’effort personnel et volontaire, perdre toute initiative, laisser les choses se mettre à leur place.

Ascèse plus rude qu’il n’y paraît pour certains, si l’on en juge par les atermoiements de ceux qui renâclent et préfèrent au repos du cœur leurs œuvres, leur mérite et leurs vertus.

Au cours lent et sinueux du ruisseau qui s’écoule doucement, mais librement vers le fleuve, ils préfèrent le tracé artificiel et rectiligne du canal fait de main d’homme, qui va, emprisonné entre les rives du « pourquoi » et du « comment », au rythme contrôlé de ses écluses ; ils opèrent par eux-mêmes, ils s’accrochent à leur but, ignorant la pente de la grâce.

Mais il est quelques ruisseaux, pour reprendre l’image de Madame Guyon, qui coulent paisiblement en suivant avec souplesse et détente les méandres qui conduisent au fleuve. [238]

Tels ces ruisseaux, certains hommes s’installent d’instinct dans la direction du courant, allègrement débarrassés des exercices extérieurs dont la vanité leur est définitivement révélée, ils découvrent la supériorité des exercices intérieurs pour y renoncer ensuite et comprendre que la seule œuvre vraie est d’aimer et de laisser Dieu rayonner à travers soi sans travail, dans l’activité de tous les jours, selon que l’exigent les nécessités de la vie ordinaire.

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Madame Guyon dans le Moyen Court développe l’image du vaisseau qui doit renoncer à ses rames au fur et à mesure qu’il est entraîné vers le large par les vents et les flots. Elle montre ainsi l’inutilité des efforts personnels dès qu’opère du dedans la motion divine.

“Lorsque le vaisseau est au port, les mariniers ont peine à l’arracher de là pour le mettre en pleine mer ; mais ensuite ils le tournent aisément du côté qu’ils veulent aller. De même, lorsque l’âme est encore dans le péché et dans les créatures, il faut avec bien des efforts la tirer de là, il faut défaire les cordages qui la tiennent liée ; puis, travaillant par le moyen des actes forts et vigoureux, tâcher de la tirer au-dedans, l’éloigner peu à peu de son propre sort ; et, en l’éloignant de là, on la tourne au dedans qui est le lieu où l’on désire voyager.

« Lorsque le vaisseau est tourné de la sorte, à mesure qu’il avance dans la mer, il s’éloigne plus de la terre ; et plus il s’éloigne de la terre, moins il faut d’effort pour l’attirer. Enfin on commence à voguer très doucement, et le vaisseau s’éloigne si fort qu’il faut quitter la rame qui est rendue inutile. Que fait alors le pilote ? Il se contente d’étendre les voiles et de tenir le gouvernail.

“Étendre les voiles, c’est faire oraison… Tenir le gouvernail, c’est empêcher notre cœur de s’égarer du droit chemin, le ramenant doucement et le conduisant selon le mouvement de l’esprit de Dieu qui s’empare peu à peu de ce cœur, comme le vent vient peu à peu enfler les voiles et pousser le vaisseau. Tant que le vaisseau a le vent en poupe, le pilote et les mariniers se reposent de leur travail. Quelles démarches ne font-ils pas sans se fatiguer ? Ils font plus de chemin en une heure, en se reposant de la sorte et en laissant conduire le vaisseau au vent, qu’ils n’en feraient en bien du temps par tous leurs premiers efforts. Et s’ils voulaient alors ramer, outre qu’ils se fatigueraient beaucoup, leur travail serait inutile et ils retarderaient le vaisseau.

“… En agissant de cette manière, nous avancerons beaucoup plus en peu de temps par la motion divine qu’en toute autre manière par beaucoup de propres efforts.” (Chap. XXII, §§ 7-8.)

Vanité des œuvres extérieures, des mérites et des vertus

Avant de pénétrer dans l’intériorité, l’homme vit dans la multiplicité et la dualité. Dieu reste pour lui un objet ou un concept, aussi toutes les formes de son activité sont-elles dites « extérieures » et demeurent-elles étrangères à la véritable vie intérieure ou contemplative. Il est donc inutile de compter sur quelque exercice d’aucune sorte, d’acquérir mérites ou vertus en vue d’obtenir l’illumination, et ce pour plusieurs raisons.

Tout d’abord, aucune forme de l’activité humaine ne peut déterminer l’apparition de la grâce, quelle que soit la noblesse du but auquel elle est ordonnée.

Ceux qui cherchent quelque chose avec leurs œuvres, ceux qui agissent pour un « pourquoi », ce sont des serfs et des mercenaires, dit Maître Eckhart, aussi conseille-t-il :

«... N’aie rien en vue par tes œuvres, ne te représente d’avance aucun pourquoi ni dans le temps ni dans l’éternité, pas plus une récompense terrestre que la béatitude éternelle. Car toutes les œuvres que tu accomplis poussé par un tel dessein, en vérité elles sont toutes mortes ! Oui, si j’osais le dire, et je vais tout de même le dire : même si c’était Dieu que tu eusses en vue, les œuvres que tu fais dans cette intention, je le dis véridiquement, elles sont toutes mortes, elles sont maladives, elles sont un néant ! Et elles ne sont pas seulement rien, mais par elles tu corromps aussi de bonnes œuvres ! » (P. 283.)

Maître Eckhart ne cesse de répudier l’attitude de ceux qui utilisent leurs œuvres comme des moyens pour obtenir un bénéfice spirituel quelconque.

À s’appliquer aux œuvres, on est plus rempli d’elles « que de Dieu pour lequel on les accomplit » souligne Ruysbroeck.

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Pris par le souci de bien faire, on perd toute disponibilité en nourrissant l’attachement à soi-même. Il est donc vain de recourir aux moyens quels qu’il soient ; loin de permettre d’avancer, ils font obstacle. On ne saurait dire les choses plus clairement que ne le fait Eckhart :

« J’ai affirmé autrefois et je l’affirme encore : tous les exercices extérieurs ne font guère avancer les choses. Ils ne sont bons qu’à subjuguer la nature qui est encore indocile. Mais il faut bien vous pénétrer de ceci, que toutes les œuvres extérieures que quelqu’un peut pratiquer peuvent bien subjuguer la nature : mais elles ne peuvent pas vraiment la tuer. Pour la tuer, il faut des œuvres spirituelles ! Or, on trouve beaucoup de gens qui, dans l’intention de faire les choses bien, ne font par là que s’attacher davantage à eux-mêmes — au lieu de se renoncer. Et je dis en vérité que ces gens, tous tant qu’ils sont, se trompent ! Car leur conduite s’oppose à la raison humaine, aux soins de la grâce et aux témoignages du Saint Esprit. Ceux qui voient leur salut dans les pratiques extérieures, je ne veux pas dire carrément qu’ils se perdent, mais ils n’arriveront pas à Dieu sans beaucoup de purgatoire ! Car ils ne suivent pas Dieu, puisqu’ils ne s’abandonnent pas eux-mêmes, ils suivent les ténèbres dans lesquelles ils se tiennent. On ne peut pas plus trouver Dieu dans les exercices corporels qu’on ne peut le trouver dans le péché ! Néanmoins de telles personnes, qui se chargent de tant de ces pratiques extérieures, sont très estimées aux yeux du monde. Et cela vient de la ressemblance. Car les gens qui ne comprennent rien qu’aux choses des sens, ont en grande estime ce qu’ils peuvent saisir par les sens. Un âne sait toujours en apprécier un autre ! » (p. 304-305.)

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N’y a-t-il pas là de quoi faire réfléchir ceux qui de nos jours empruntent à l’Orient toutes sortes d’exercices corporels — du corps et du souffle — susceptibles, pensent-ils, de les conduire au satori ou à la libération ?

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Il est aisé de comprendre, d’après ces aperçus, comment la vertu associée au mérite n’a qu’une portée morale, religieuse ou sociale et constitue, elle aussi, un obstacle et un écran pour qui veut autre chose. Les affirmations se multiplient à ce sujet :

Dans sa glose au Stavacintamani, verset 92, Ksemaraja explique :

« Souveraineté pour le yogin doué de pouvoirs parfaits, connaissance pour le savant, renoncement pour l’ascète et vertu pour le partisan du “dharma” ne peuvent que voiler l’accès immédiat à la divinité. C’est en transcendant ces quatre aspects du yoga que ceux qui aspirent à l’immuable réalité peuvent trouver le refuge unique, Shiva. »

Abou-Yazid Al-Bistami déclare aussi :

« Ceux pour qui le voile qui les sépare de Dieu est le plus épais sont : l’ascète, par son ascèse même, le dévot, par sa dévotion, le Docteur de la Loi, par sa science. » (Kh. 68.)

Sari Al-Saqati met en demeure :

- « Quelle est la route pour parvenir jusqu’à Dieu ? »

- « Si tu veux l’adoration du bon serviteur, à toi de jeûner et d’observer fidèlement les prescriptions de la loi religieuse.

« Si tu veux Dieu lui-même, laisse de côté tout ce qui n’est pas lui, et tu parviendras jusqu’à lui. » (Kh. 57.)

Ainsi toutes les œuvres de vertu, tous les exercices extérieurs, pour Ruysbroeck, pour Eckhart, comme pour tous les mystiques doivent prendre fin un jour.

Est-ce à dire qu’ils sont totalement inutiles et faut-il simplement et purement les éliminer ou les condamner ? Non, il faut seulement comprendre qu’ils n’ont qu’un rôle préparatoire et auxiliaire, qu’ils sont sans commune mesure avec la vie intérieure, que s’« ils orientent vers Dieu » comme le dit Eckhart, ils doivent être immédiatement abandonnés dès que Dieu est là !

Eckhart dit encore : « toutes les œuvres extérieures sont instituées et prescrites pour que, par elles, l’homme extérieur soit orienté vers Dieu… ou en d’autres termes : quand Dieu veut accomplir son œuvre, qu’il le trouve alors prêt et n’ait pas besoin de le retirer d’abord de choses lointaines et grossières… Quand l’homme au contraire se trouve disposé à la vraie intériorité, qu’il laisse hardiment tomber toute chose extérieure, fussent même ces exercices auxquels tu te serais lié par vœu et dont ni pape ni évêque ne pourrait te délier !... Quelque fermement qu’un homme puisse être lié à toutes sortes de choses, s’il pénètre dans la vraie expérience intérieure il est affranchi d’elles toutes ! Aussi longtemps que l’expérience intérieure dure, et durât-elle une semaine, un mois ou un an, un moine ou une religieuse ne perd pas son temps : Dieu, dont il est prisonnier, doit répondre pour lui. » (P. 58-59.)

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C’est pourquoi « Dieu n’aime pas l’œuvre qui est extérieure, que le temps et l’espace limite, qui est étroite, que l’homme peut empêcher et combattre, qui s’épuise et vieillit avec le temps et l’habitude. Mais l’autre œuvre, intérieure, c’est d’aimer Dieu… et par elle est déjà accompli tout ce que l’homme, avec sa volonté pure et entière, veut et peut faire en matière de bonnes œuvres. » (Cogn. 91.)

Une telle œuvre n’est pas absorbée par le temps et par [242] l’espace : resplendissant nuit et jour, elle chante la gloire de Dieu.

Mais il disait aussi : « une seule œuvre reste à l’homme en toute justice et propriété : c’est de s’anéantir lui-même. » (Cogn. 94.)

En fait pour atteindre la vertu en sa perfection l’âme doit être ravie au-delà des vertus, « être libre de toute vertu » et vivre dans un état où la bonté en sa totalité est devenue si naturelle à l’âme que celle-ci n’est pas seulement en possession des vertus, mais que la vertu en fait partie intégrante ; alors l’âme est vertueuse non par nécessité, mais par nature innée. À ce degré elle a franchi et transcendé tout besoin des vertus lesquelles lui sont devenues intrinsèques. Elle est parvenue au but que les vertus ne faisaient que lui indiquer, à l’effusion du Saint Esprit. Tel est le fruit de la vertu181.

Mais « aussi longtemps que l’homme, en tant que serf de lui — même, maintient encore son moi dans la forme de sa vertu, il ne peut goûter ni récolter le fruit de la vertu : il ne contemplera jamais le Dieu des Dieux dans Sion. Ce qui signifie : une vision sans voiles — avec le regard de l’unité — de l’essence divine. Mais la vertu, vous pouvez en être persuadés, n’est jamais arrivée à cette vision !

« Maintenant on pourrait se demander si alors on ne devrait pas plutôt renoncer à la vertu. À cela je réponds : non ! Il faut la pratiquer, mais non la posséder ! Ceci seulement est la vertu parfaite : que l’on s’en tienne quitte. » (P. 306.)

Si l’on porte ses œuvres devant soi comme une offrande à Dieu dans la vie vertueuse, dans la vie en Dieu elles nous suivent182, et « le fruit en reste notre pâture et notre breuvage à jamais », si l’on en croit Ruysbroeck. (R. 174.)

La véritable vertu est l’effet naturel de la vie intérieure et non sa cause ou son origine. Pour cela elle doit être saisie dans ce fond primitif où elle est une avec la nature divine. Mais comment savoir si l’on possède la vertu « dans son essence et dans son fond » ? Eckhart répond : « on le reconnaît à ceci : quand elle est notre premier mouvement, quand on la met en action sans préparation de la volonté… quand, pour ainsi dire, elle se fait d’elle-même, par pur amour et sans un pourquoi. Alors on l’a réellement et avant on ne l’a pas ! » (p. 190.)

Le recueillement ou la douceur d’aimer

En rendant concrète et vivante la présence de Dieu ou du Soi au plus intime de nous-mêmes, l’entrée dans le cœur sur la voie de l’activité nous libère des efforts volontaires et nous révèle le secret de l’amour qui seul vivifie et féconde toutes nos actions.

Une fois qu’on a goûté à la douceur de cette présence, tous les moyens sont spontanément rejetés comme inutiles, car ils détournent du seul acte vivant, le recueillement, où unifié, apaisé, on savoure Dieu en soi-même dans des états mystiques, ou états d’oraison, nombreux et variés qui caractérisent cette voie et que l’on désigne comme « exercices intérieurs », car ils naissent de la grâce. Cet état de recueillement imprègne la personne, s’insinue dans les organes, les opérations intellectuelles, les sentiments, la respiration. On n’a plus qu’une envie, se tourner vers l’intérieur, vers le silence qui nourrit cette paix nouvelle et inespérée.

C’est le moment bienheureux où l’on découvre la supériorité des exercices intérieurs sur l’activité extérieure. On sait alors comme Angélus Silesius que « le fou est affairé » et que « toute l’œuvre du sage, dix fois plus noble, est d’aimer, de contempler, de reposer ». (V, st. 363.)

On comprend qu’aucune œuvre ne peut avoir de saveur… si elle croît à l’écart de ce rameau de la grâce divine » (R. 187), qu’il faut être touché par Dieu « intérieurement, au plus intime de l’âme, oui dans son tréfonds » parce que « là seulement est la vie. C’est pourquoi ne vivent aussi que les œuvres que tu accomplis en vertu de l’impulsion venant du fond de ton âme » précise encore Eckhart. (p. 284.)

On éprouve l’ivresse qui fait renoncer au comment et au pourquoi, on chante avec Rûmî : « Celui qui est enivré et qui a échappé au “comment” et au “pourquoi”, où se trouve-t-il ? » (O. 412.)

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En ouvrant le cœur, la ferveur intense caractéristique de cette voie risque parfois de l’emprisonner dans l’agrément et la recherche d’un Dieu sensible. Or, comme l’abeille qui va de fleur en fleur sans jamais y demeurer, il faut savoir goûter tous les dons sans se reposer sur aucun.

Dans le langage imagé d’Eckhart, « il est des gens qui veulent contempler Dieu de ces yeux mêmes dont ils regardent [243] une vache et ils veulent aimer Dieu de la façon même dont ils aiment une vache. Tu aimes la vache à cause du lait et du fromage et de ton propre avantage. Ainsi se comportent toutes les personnes qui aiment Dieu pour de la richesse extérieure ou pour de la consolation intérieure… tout ce vers quoi tu diriges ton effort, aussi bon soit-il, si ce n’est pas Dieu en lui-même, ce ne peut jamais être qu’un obstacle pour toi devant la suprême vérité. » (Sch. 191-2.)

Alors, bientôt, l’âme qui a vraiment faim de Dieu ressent obscurément l’insuffisance de ses premiers états spirituels, devine qu’elle doit y renoncer si elle veut s’approcher plus près encore et comprend que les effusions du cœur et leur recherche ne sont pas, en réalité, supérieures à la vie quotidienne :

« Celui qui s’imagine, dans l’intériorité, le recueillement, la douceur et les états particuliers, avoir plus de Dieu qu’au coin du feu ou à l’écurie ne fait pas autrement que si tu prenais Dieu, lui enroulais la tête dans un manteau et le fourrais sous une table. Car celui qui cherche Dieu dans les modes prend les modes et laisse Dieu qui est caché en eux. » (Pf. 66.)

Ainsi on peut dire, toujours avec Maître Eckhart : « L’œuvre intérieure la plus infime est plus haute et plus noble que la plus grande œuvre extérieure. Et pourtant : même l’œuvre intérieure la plus noble doit être dépouillée, si Dieu doit être purement et simplement présent à l’âme. » (P. 32.)

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C’est pourquoi « en vérité, l’homme ne peut rien offrir de plus agréable à Dieu que le repos. Dieu ne se préoccupe absolument pas et n’a pas besoin de jeûnes, de prières et de toutes les pénitences comparativement au repos. Dieu n’a besoin de rien sinon qu’on lui offre un cœur en repos ; il opère alors dans l’âme de telles œuvres secrètes et divines qu’aucune créature ne peut l’y aider ni les voir. » (Anc. S. III., 11.)

Sur la voie de l’activité, l’on comprend et l’on vit la nécessité, l’efficacité de ce repos, de cet abandon qui seul permet à la grâce d’opérer, à l’amour de tout transformer. L’amour transforme l’homme en ce qu’il aime et seule cette transformation change la nature de ses actes sans qu’il ait à en modifier l’objet.

Vaines les œuvres extérieures, vains les états intérieurs [245] seul compte l’hameçon de l’amour. Là encore, écoutons le maître rhénan :

« Dieu ne nous guette avec rien tant qu’avec l’amour. Car il en est avec l’amour tout à fait comme avec l’hameçon du pêcheur. Le pêcheur ne peut s’emparer du poisson que quand il l’a au bout de son hameçon : s’il a mordu alors il est acquis au pêcheur ; il a beau se retourner et se débattre, le pêcheur le tient tout à fait à sa merci… » Et celui qui est pris par l’amour, « ce doux fardeau, il s’avance et se pousse par là vers son but, plus près qu’avec tous les exercices et les pénitences corporelles qu’un homme pourrait assumer… Celui qui a trouvé ce chemin, qu’il n’en cherche pas d’autre ! Qui est accroché à cet hameçon est pris tout entier : les pieds et les mains, la bouche, les yeux, et le cœur et tout ce qui est à l’homme, il faut que tout cela soit la chose de Dieu… Qui est pris dans ce filet, qui marche dans ce chemin, à quoi qu’il s’occupe et s’adonne, c’est l’amour qui le fait, c’est exclusivement son œuvre — qu’il fasse quelque chose ou qu’il ne fasse rien, cela n’a aucune importance ! Le plus minime accomplissement, la plus petite affaire qu’il traite, est, pour lui comme pour tous les autres hommes, plus profitable et plus fructueux et plus agréable à Dieu que les occupations de tous les hommes qui peuvent bien être sans péchés mortels, mais lui sont inférieurs en amour…

C’est pourquoi attend seulement cet hameçon, ainsi tu seras saintement prisonnier, et plus tu seras prisonnier, plus tu seras délivré. » (P. 67.)

Selon Saint Jean de la Croix, « il faut commencer par peigner la chevelure depuis le sommet de la tête si nous voulons qu’elle soit lisse ; et toutes nos œuvres doivent être commencées du plus haut de l’amour de Dieu si l’on veut qu’elles soient pures et claires »183.

Ainsi, « dans l’amour tous les exercices sont louables ». Il suffit de vivre cette simple découverte pour que disparaissent à jamais tous les dilemmes, tous les faux problèmes suscités par les œuvres ou l’ascèse.

Bien qu’ils ne conduisent pas à l’efficience de la voie divine où Dieu agit librement dans l’âme anéantie, les premiers états de recueillement propre à la voie de l’activité ont néanmoins le pouvoir d’éloigner toutes choses de l’âme qui, absorbée par l’expérience intérieure, devient [246] sans s’en rendre compte indifférente à ce qu’elle cherchait et prisait autrefois par-dessus tout. Aux premières étincelles de l’amour divin, les choses tombent d’elles-mêmes sans effort ni ascèse, et l’acte d’amour renouvelé dans l’intime du cœur imprègne de paix et de douceur les diverses formes de l’activité qui va s’élargissant, pour devenir souple, harmonieuse et désintéressée, même si le moi ne disparaît pas encore, même si cette transformation se fait progressivement et demande une application à ses débuts, comme l’illustre, une fois encore un exemple tiré celui de l’apprentissage de la lecture — proposé par Maître Eckhart.

Eckhart montre comment avec abnégation, application et une conscience éveillée, agissante, l’homme doit apprendre la solitude intérieure en toute compagnie et saisir son Dieu en dedans des choses184.

« Tout comme quelqu’un qui se propose d’apprendre à écrire. S’il doit jamais devenir maître dans cet art, par ma foi ! Il doit s’exercer beaucoup et souvent… s’il persévère seulement dans son application il apprend cet art et en devient maître ! Naturellement, il faut d’abord qu’il pense séparément à chaque lettre et se la représente exactement, ce qui ne va pas sans peine. Plus tard, une fois qu’il a la connaissance de son art, il écrit d’une plume alerte avec ardeur… et encore qu’il ne pense pas en permanence aux lettres, mais à toute espèce de choses, il n’en accomplit pas moins sa tâche en vertu de son art.

« Ainsi l’homme qui jouit de la présence divine doit aussi rayonner sans aucun travail, il n’a pour tâche que de se dépouiller simplement de tous les éléments étrangers, et une fois pour toutes rester vide des choses. Ici aussi il faut au commencement une application d’esprit et un attentif travail préalable, analogue au tracé de l’a b c pour l’écriture : mais finalement l’homme doit être pénétré par son objet divin, informé par la forme de son Dieu soigneusement entretenu et chéri dans son cœur, et être avec tout son être si enraciné en lui que Dieu, présent, rayonne en lui sans aucun travail. » (P. 166.) [247]



VOIE DE LA CONNAISSANCE

Cette voie est de transition, transition entre le monde différencié de la voie individuelle et l’Essence indifférenciée de la voie divine. Elle opère le passage de la conscience individuelle à la Conscience universelle par les phases de l’union à un Dieu personnel doué d’attributs.

Sur cette voie surabondent les dons, les grâces, voire même les pouvoirs surnaturels, car l’énergie y est purifiée.

On y vit dégagé, détaché de tout objet, on y renonce aux représentations, aux images, à l’attachement profond au moi, à ses vertus, pour se tourner vers Dieu seul, mais on garde « un certain esprit propre » comme le souligne Ruysbroeck, ou l’on reste, selon Madame Guyon, propriétaire de ses vertus, car le cœur est immensifié, universalisé, mais le moi n’est pas encore anéanti.

C’est la voie de la purification et de l’unification des énergies parfaitement intériorisées. Apaisées et rassemblées grâce au repos du cœur, elles convergent et forment un courant puissant que suscite l’intensité de zèle ardent, nourri de discernement.

L’adorateur, éclairé par la raison intuitive, prend appui sur les qualités ou attributs divins pour se confondre avec son Dieu dans un acte brûlant d’adoration qui est l’activité essentielle de ce chemin. Il voit l’énergie divine partout répandue, il contemple Dieu dans l’univers.

Si la dispersion de l’activité constituait l’obstacle de la voie inférieure, c’est à la pensée dualisante que la grâce met ici un terme. La subtilité du discernement s’associe au zèle pour opérer une percée vers Dieu, en laquelle ardeur et discernement se fondent en prises de conscience fulgurantes, mais répétées où l’amour se fait vigilance pure.

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Maître Eckhart dit de l’esprit, entendu comme « une expérience intérieure de la vérité qui vivifie » :

« C’est lui que tu dois épier avec zèle et subtilité, et ce qui peut en rapprocher le plus, c’est cela, avant tout autre chose, que tu dois suivre. Tu dois avoir un cœur qui s’élève, non un cœur qui s’abaisse vers la terre, un cœur brûlant-dans lequel pourtant règne une paix silencieuse inaltérable. » (P. 60.)

La vigilance du cœur se substitue à tous les exercices de la voie précédente. [248]

La raison intuitive

C’est sur cette voie que la raison se transforme — la purification s’effectuant précisément sur toutes les représentations et les raisonnements discursifs qui s’y rattachent. Une fois purifiée et éclairée, elle se substitue à tous les exercices antérieurs pour devenir une voie directe et opérer le passage de la pensée différenciée à la conscience indifférenciée.

Comment cela se peut-il puisque, nous l’avons dit et répété, il est inutile d’espérer en la raison pour accéder à la vie intérieure ou pour introduire l’activité de Dieu en l’âme ?

Maître Eckhart, dans son sermon De la naissance éternelle, ayant posé la question de savoir « si cette naissance peut être facilitée à l’homme par la médiation de choses qui se rapportent, il est vrai, à Dieu, mais sont introduites de l’extérieur par les sens, par des représentations de Dieu comme celles-ci : que Dieu serait bon, sage, compatissant, où d’autres énonciations que la raison peut trouver sur Dieu » y répond en ces termes :

« Ne t’imagine pas que la raison puisse croître et s’élever jusqu’à pouvoir connaître Dieu. Mais, si Dieu doit luire divinement en toi, aucune lumière naturelle ne peut, pour cela, t’être utile de quelque manière : elle doit d’abord devenir un pur rien et renoncer à elle-même, alors Dieu peut rayonner au-dedans avec sa lumière. Tout ce à quoi tu as renoncé il le ramène avec lui, et mille fois plus ; et en outre une nouvelle forme qui tient tout fermé en soi. » (P. 61-62.)

Ainsi, loin d’être irrationnels comme on les en accuse parfois, les grands mystiques s’appuient au contraire sur la raison, et développent cette faculté dont ils connaissent la grandeur ; ils savent distinguer ses formes limitées de ses formes transfigurées et l’utiliser dans ses activités les plus subtiles et les plus efficaces, car ils sont les seuls à lui donner un objet à sa mesure.

Dans un beau sermon intitulé Comme une étoile du matin, Eckhart déclare : « La raison est le temple de Dieu, c’est là qu’il habite et brille d’un éclat ininterrompu ! Nulle part Dieu n’est davantage chez lui que dans le temple de la raison… » (P. 126.)

Maître Eckhart dit aussi dans un autre de ses sermons :

« L’objet de la raison et son point d’attache est l’essence et non le contingent, mais la simple essence est pure en elle-même. » (P. 56). [249]

Cependant, avant de se perdre au-delà d’elle-même dans son véritable objet qu’est l’Essence, la raison renonce à soi, est transfigurée par la grâce et, comme le dit Maître Eckhart, « s’approprie le divin ».

L’analyse que proposent généralement les mystiques permet de comprendre cette transformation de la raison. Ils observent en effet plusieurs aspects de son activité : d’une part, la faculté de distinguer d’une conscience ordinaire qui sait et qui juge — raison raisonnante et ses opérations intellectuelles, raison d’une conscience prisonnière de l’alternative qui s’applique aux distinctions des objets séparés ; d’autre part, une connaissance immédiate et directe. Maître Eckhart nomme l’une rationale, c’est la première des puissances inférieures, et l’autre intellectus, c’est la seconde des puissances supérieures ; toutes deux doivent être entourées d’un anneau « doré à l’or de l’amour divin » illuminées par la grâce.

« La première s’appelle la faculté de distinguer, rationale ; mets-lui au doigt un anneau d’or, la lumière, afin que que ta distinction en tout temps hors du temps soit irradiée par la lumière divine…

« L’autre s’appelle la raison, intellectus. On la compare au Fils. Mets-lui également un anneau d’or, la connaissance, afin que tu connaisses Dieu en tout temps. Comment cela ? Tu dois le connaître sans image, sans moyen, sans similitude. » (Pf., 319-320).

Le passage de l’une à l’autre s’opère grâce à l’activité de la raison dite intuitive qui, mystiquement éclairée, subtile, spirituelle, se dirige de plus en plus vers l’intérieur. En elle s’allient en quelque sorte la simple discrimination et le discernement mystique, car alors s’exerce la raison relevant d’une conscience purifiée, tournée vers l’intérieur, apte à percevoir plus finement parce que peu à peu dégagée des contingences.

Orientée vers l’intérieur, la raison unifie les modalités de la connaissance, ce qui met en branle et intensifie l’énergie.

Il est particulièrement intéressant d’observer comment, dans cette voie, l’intériorisation de la raison et la purification de l’énergie sont liées par une dialectique subtile. En s’intériorisant, la raison libère l’énergie de l’entrave des alternatives, des contradictions, des dilemmes ; elle se fait intuitive et globale, ne s’applique plus aux objets eux-mêmes, mais aux modalités de la connaissance. Contrairement à la connaissance indifférenciée, elle garde encore en [250] elle l’ensemble des éléments distincts, mais non cristallisés, saisis dans une suite homogène, comme le dit si bien le Tantrasara185, et non plus séparés en leurs aspects contradictoires. Aux doutes paralysants liés à la faculté de distinguer se substitue ainsi une vue globale unifiée, s’ouvre un aperçu, saisie immédiate, source de certitude, but unique vers lequel les énergies convergent dans une conviction ardente.

Les énergies affluent avec d’autant plus de force qu’ici, la certitude et l’orientation unique se tournent vers Dieu et Dieu seul :

« Mais la meilleure pénitence — par laquelle on fait vraiment de grands progrès — consiste en ce qu’on se décide à se détourner complètement de ce qui, en nous, n’est pas absolument Dieu et divin, et du monde entier ; et en ce que nous nous tournions résolument, en échange, vers notre Dieu bien-aimé, dans un don de nous-mêmes à toute épreuve, de sorte que notre pensée et nos désirs soient vivement tendus vers lui. » (P. 178.)

Toujours selon Eckhart, l’homme alors « est détaché de tous les liens et son imagination est orientée à l’intérieur, vers l’objet de son amour, vers Dieu. — Comme quand quelqu’un a une soif ardente, une grande soif. Il fait sans doute autre chose que de boire, il peut aussi penser à d’autres choses. Mais quoi qu’il fasse, où qu’il soit et dans quel dessein que ce soit, l’image de la chose à boire ne le quitte pas, aussi longtemps que sa soif dure. Et plus sa soif est grande, plus intérieure, présente et continuelle devient l’image de la chose à boire. » (P. 165.)

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Dans l’intensité de l’ardeur orientée vers Dieu seul, l’ensemble des tendances convergent spontanément vers le centre, s’unifie en un seul courant qui emplit l’univers après avoir rompu la digue des énergies individuelles séparées, balayant tout sans distinction à la manière dont les pluies torrentielles ruisselant des montagnes s’accumulent dans la vallée pour entraîner, niveler, égaliser toutes choses en un fleuve unique qui emporte tout vers la mer.

Grâce à cette unification des tendances imprégnées de raison éclairée, l’énergie se dégage, s’intensifie, s’amplifie, les limites de la conscience s’élargissent à l’infini dans un univers dynamique, surabondant, où tout fond, tout coule, tout vit. [251]

On voit Dieu en toutes choses, et ces moments heureux sont décrits comme ceux de l’union à Dieu, que l’on attêint à travers les transports et les élans que suscitent les attributs ou qualités :

« Shiva est partout présent, comme le feu dans le bois, le beurre dans le lait ; sa présence cachée apparaît quand on les baratte par dévotion, adoration. » (Siddhânta).

Pour atteindre cette lumière, en effet, le fidèle doit sans cesse, avec un zèle spontané, par-delà effort et vouloir ordinaires, renouveler ses immersions dans le divin, car s’il l’atteint, il ne peut s’y maintenir ; il retombe dans des états mystiques élevés, mais qu’il lui faut transcender : il jouit des qualités divines, non de la plénitude de l’Essence.

Il vit encore dans une certaine dualité que seul fait disparaître l’acte d’adoration, à l’occasion duquel adorateur, adoré, et adoration ne font qu’un. C’est la vie de l’union, non celle de l’unité, et, comme le dit Ruysbroeck à propos des amis secrets, « ils rencontrent néanmoins en cette union la différence et la dualité qui les séparent ».

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C’est pourquoi l’on doit, sur cette voie, s’exercer sans cesse à l’égalisation en faisant éclore l’intériorité dans l’extériorité et en reployant l’extériorité dans l’intériorité sans jamais quitter l’intériorité, car on ignore à ce niveau l’unité et l’égalité spontanée de la voie divine.

Les Shivaïtes nomment cette pratique kramamudra 186 c’est le premier mouvement que décrit Maître Eckhart :

« Quand un homme s’est intériorisé et n’a plus de représentations ni de confusion, il doit en tout temps, en tous lieux et en toute société chercher et trouver Dieu. Non pas qu’il faille s’évader de son intériorité, ni la renier. Au contraire « c’est en elle, avec elle et par elle qu’on doit apprendre à agir de telle manière qu’on décharge l’unité dans la réalité, et qu’on introduise la réalité dans l’unité, et que l’on s’habitue ainsi à être actif dans l’inaction… » (p. 194.) [252]





VOIE DE LA VOLONTÉ OU VOIE DIVINE

Contrairement aux deux voies précédentes, la voie divine est une voie de l’instantanéité, elle relève d’une grâce intense, et c’est la voie de l’accès sans retour.

Al-Hallaj décrit avec autant de lyrisme que de précision le passage de la voie de l’énergie cognitive (1 à 3) à la voie divine de l’Amour ou de la volonté (4-10) :

“(1) mon regard, avec l’œil de la science, a dégagé le pur secret de ma méditation ; (2) Une Lueur à jailli, dans ma conscience, plus ténue que toute conception saisissable, (3) et j’ai plongé sous la vague de la mer de ma réflexion, Me glissant comme se glisse une flèche. (4) Mon cœur voltigeait, emplumé de désir, juché sur les ailes de mon dessein, (5) Montant vers celui que, si l’on m’interroge, je masque sous des énigmes sans le nommer. (6) Au terme (de l’envol), ayant outrepassé toute limite, j’errais dans les plaines de la Proximité… (8) Je m’avançais pour faire ma soumission, vers Lui, tenu en laisse au poing de ma capitulation ; (9) et déjà l’amour avait gravé de Lui, dans mon cœur, au fer chaud du désir, quelle empreinte ! (10) Et l’intuition de ma personnalité me déserta, et je devenais si proche (de Lui) que j’oubliais mon nom.” (Dîw. b. 1617.)

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Dans l’âme vide de tout objet, de toute représentation, de tout appui, où le pur désir de Dieu au cœur de la volonté virginale bondit hors du temps, Dieu se saisit lui-même dans une attraction si forte, dans une grâce si intense qu’elle anéantit âme et Dieu : de ce double anéantissement, source de l’unité, jaillit la « vie suressentielle de l’Essence » où tout se perd.

Dans cette voie sans appui ni moyen, dans cette voie de la pure volonté, point de discrimination, point de transports pour un Dieu personnel qu’on adore sans cesse, auquel on s’identifie en contemplant la grandeur divine de ses attributs ; on se tient à la racine du désir de Dieu, désir vide d’images ou de désir morcelés, car « l’amour envers Dieu, dit Angélus Silesius, ne consiste pas en suavités ; suave n’est qu’un accident ; il consiste en essence ». (A.S. V, 305.)

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Sans objet, sans énergie pour tremplin, sans connaissance, [253] cette voie est celle de la nudité, du désir pur, indivisible paisible et unitaire : elle est en un mot la voie du Désir divin.

Dans l’âme ainsi dépouillée, “Dieu opère sans intermédiaire et sans image, dit Maître Eckhart. Plus tu es libre d’images, plus tu es prêt à recevoir son action, et plus tu es tourné vers l’intérieur et oublieux, plus tu es proche de lui. À ce sujet Denys exhortait son disciple Timothée en lui disant : « Cher fils Timothée, tu dois, l’esprit libre de soucis, prendre ton essor au-dessus de toi-même et au-dessus des puissances de ton âme, au — dessus de tout mode et de toute essence, dans la silencieuse obscurité cachée, pour arriver à une connaissance du Dieu inconnu supra divin ! Il faut pour cela un détachement de toutes choses : il répugne à Dieu d’être opérant parmi toutes sortes d’images. » (P. 41-42.)

C’est dans l’intime de la volonté que Dieu opère ainsi : quand l’âme s’est, avec sa raison, approprié le divin, celui-ci est à son tour repassé à la volonté” précise maître Eckhart. (P. 71.)

Il affirme encore qu’à un certain point de vue la volonté a une supériorité sur la raison, sa mission est plus noble :

« elle est l’objet des largesses du souverain Bien, de Dieu même. Que reçoit-elle, ? La grâce, et dans la grâce le bien suprême lui-même… c’est un signe infaillible de cette lumière de la grâce, quand un homme de mouvement de la libre volonté quitte les choses temporelles pour se tourner vers le souverain Bien, vers Dieu. Voyez ! Nous devrions l’aimer d’avoir accordé à l’âme un don si élevé : quand elle a déjà fait tout ce qu’elle peut faire, la volonté a encore, dans sa particularité, la liberté de prendre son essor et de parvenir de l’autre côté, dans la connaissance qui est Dieu même. Seul cet essor élève l’âme sur le sommet de la perfection. » (P. 70-71.)

Mais il importe de bien saisir à quoi correspond cette faculté, ce lieu privilégié de l’action divine. C’est, pourrait-on dire, la cime de l’âme, par-delà intention, raison, vouloir propre, Dieu peut être reçu « sans voie, nu, comme il est en lui-même » selon l’expression d’Eckhart. À ce que ce dernier nomme voluntas on peut faire correspondre le terme sanskrit icchâ qui désigne à la fois le désir pur, l’intention simple, la volonté, mais une volonté qui n’a rien d’un vouloir, car elle est sans choix délibéré. Dans la voie divine ce terme désigne une orientation [254] fondamentale vers Dieu, un instinct essentiel, source de tout dynamisme, en lequel amour, désir, connaissance, vides de tout objet, trouvent leur unité. À ce propos Ruysbroeck parle de « veine de la source vive » Madame Guyon de retour au centre, ou de foi nue. Tauler définit cette tendance foncière au retour à l’origine à l’aide d’un vocable lourd de sens et en conséquence intraduisible, « gemuete », sorte d’attrait profond, source des autres puissances de l’âme ; plus essentiel qu’elles, il leur imprime sa propre direction, mais bien qu’orienté inévitablement vers Dieu, il peut s’en détourner et se laisser attirer par les créatures.

Dans la source la plus intérieure, en Dieu, jaillit une noble volonté qui appartient à l’âme, dit Maître Eckhart. C’est la plus haute des puissances demeurant dans la pureté de l’âme séparée du temps et de l’espace. Mais « qu’elle s’incline vers les êtres créés, elle s’écoule avec eux dans le rien ». Pourtant « si elle se détourne d’elle-même et de tout le créé, en un clin d’œil, pour retourner dans sa source, là elle se tient dans sa vraie et libre nature et elle est libre ». (Pf. 67.)

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Ibn’ Arabi situe l’amour « intégral » au sommet de son échelle des demeures de l’âme et l’identifie à la volonté. Les fî appellent cette noble faculté « al himmah » et la définissent comme « l’absorption complète de la volonté humaine par l’attraction divine ».

Dans une telle faculté, l’attraction divine opère directement sans intermédiaire sous la forme d’une grâce intense, touche divine décisive qui la transfigure à jamais :

La troisième des puissances supérieures187 “se nomme la volonté, voluntas. On la compare au Saint Esprit. Tu dois lui mettre un anneau d’or qui est l’amour dont tu dois aimer Dieu. Tu dois aimer Dieu sans amabilité c’est-à-dire non pas parce qu’il est aimable, car Dieu n’est pas aimable ; il est au-dessus de tout amour et de toute amabilité. « Comment dois-je aimer Dieu ? "... Tu dois l’aimer comme il est : ni Dieu, ni esprit, ni personne, ni image ; mieux : comme un pur, clair et limpide Un, à part de toute dualité…” (Pf. 320.)

L’élan

La volonté, illuminée par l’amour, prend son essor, bondit hors du temps. C’est le moment où, comme le dit Angélus Silesius :

« l’Amour est la plus rapide des choses : il peut, par ses propres moyens, être au ciel le plus haut en un instant. » (A.S. V, 302.) — énoncé simple qui évoque l’essor définitif de l’âme sur cette voie.

Dans la force unitive de la volonté, élan et incitation divine se rejoignent, se confondent pour arracher l’âme au temps et ce, dans le surgissement du premier instant selon le Shivaïsme cachemirien, ou en se rendant au premier mouvement selon Madame Guyon.

Les images d’éclair, de bond, d’envol se multiplient pour dire l’efficience unique de l’élan aveugle caractéristique de la voie divine. « La volonté nue et soulevée, dit Ruysbroeck, est imprégnée par un Amour abyssal comme le fer l’est par le feu. »

Et Maître Eckhart : « tout ce que l’âme est capable de produire, cela doit être contenu dans l’unité simple de la volonté : et la volonté doit se répudier et se jeter vers le Bien suprême et s’y attacher, sans en démordre ! Mais qui s’attache à Dieu, il devient — ainsi parle saint Paul — un esprit avec lui ». (P. 96.)

Sur cet élan, cette impulsion, Eckhart révèle une vérité que l’homme ordinaire comprendra difficilement, « une vérité toute nue, sortie directement du cœur de Dieu. » : « Là, dans la percée, dit-il, je me tiens libre de ma volonté en la volonté de Dieu, libre de la volonté de Dieu et de toutes ses œuvres et de Dieu lui-même. Je suis au-dessus de toutes les créatures et je ne suis ni Dieu ni créature… Là je reçois une impulsion qui m’emporte au-dessus de tous les anges… ce que je reçois dans cette percée, c’est que Dieu et moi, nous sommes un. Là, je suis ce que je fus188, là je ne crois ni de décroîs car je suis là une cause immuable qui meut toutes choses. » (Pf. 284.)

Denys fait une brève allusion à l’âme qui « unie à la forme divine par l’inconnaissance, se jette dans un élan aveugle sur les rayons de la lumière inaccessible ». (D. 105.)

N’est-ce pas cet élan que chante Saint Jean de la Croix dans ce très beau poème189 : [256]

« Poursuivant un élan d’amour,

non dépourvu d’espérance, je volai si haut, si haut

que j’atteignis la proie.

.

Pour que j’atteignisse

cet élan divin

il me fallut tant voler

que de vue je me perdisse ;

encore en cette extrémité

je défaillis dans mon vol,

mais l’amour fut si haut

que j’atteignis la proie.

.

Quand je montais plus haut,

ma vue fut éblouie,

et la plus forte conquête

dans la nuit s’accomplissait,

mais comme l’élan était d’amour

je fis un bond aveugle et obscur

et m’élevai si haut, si haut

que j’atteignis la proie.

.

Plus j’arrivais dans les hauteurs

de cet élan si sublime,

plus abaissé et accablé190

et abattu je me trouvais ;

je dis : nul ne saurait atteindre,

et je m’abattis tellement, tellement

que je fus si haut, si haut

que j’atteignis la proie.

.

D’une étrange manière

je passai mille vols en un vol,

car espérance de ciel

obtient autant qu’elle espère ;

je n’espérais que cet élan

et ne fus à court d’espérance,

car j’allais si haut, si haut

que j’atteignis la proie. »

.

Eckhart, citant une parole de l’Évangile, insiste [257] également sur la simultanéité de l’abaissement et de l’élévation : « Il doit “s’abaisser”… Et il doit “être élevé” ! Non pas comme si cet abaissement était une chose et l’élévation une autre : mais le plus haut sommet de l’élévation se produit justement dans le plus profond abîme de l’abaissement. Plus la vallée est profonde, plus la montagne est élevée… La profondeur et la hauteur sont une seule chose ! C’est pourquoi plus un homme peut s’approfondir, plus il s’élève… En somme tout ce qui est essentiel en nous repose exclusivement sur un anéantissement. » (P. 194.)



L’instant

À l’image de bond, de saut, d’envol, se rattache le thème de l’instant. Tous deux soulignent le caractère vertical de l’élan qui, spontané, imprévisible, indépendant de tout acte ou contingence, échappe à tout effort, à toute durée, puisqu’en un éclair il livre accès à l’éternité, ou ramène l’âme à Dieu comme disait Maître Eckhart :

« L’âme dans laquelle Dieu doit naître, le temps doit lui avoir échappé et elle doit avoir échappé au temps, elle doit prendre son essor et se tenir parfaitement immobile dans cette richesse de Dieu… Alors l’âme connaît toutes choses et les connaît dans leur perfection ! » (p. 14.)

Pour prendre son essor il suffit que la volonté se quitte elle-même et se détourne de toutes choses, ne fut-ce qu’un instant. En ce seul instant, l’homme sans attachement ni appropriation, échappant à la durée « avec son avant et son après », touche Dieu, dans l’élan de sa liberté virginale recouvrée. ^

Ainsi, le « sceau » de cette voie est l’instant, que ce soit celui qui fulgure dans l’accès décisif à la vie divine ou celui de « l’actuel maintenant perpétuellement renouvelé » dans lequel l’homme libre exerce sa souveraineté, comme nous le verrons plus loin.

Selon Rûmî :

« Si l’on n’est pas marqué par l’amour du sceau de l’instant, on s’égare comme le chameau sans marque et sans bride. » (0.974.)[258]

L’accès secret

Cette voie, nous l’avons déjà dit, et celle d’une grâce intense. Maître Eckhart précise à ce sujet :

« Quant à la façon dont l’âme s’y prend pour arriver à sa plus haute perfection et splendeur, voici : Un maître dit : Dieu est par la grâce porté et planté dans l’âme ; de là jaillit en effet une divine fontaine d’amour qui ramène l’âme en Dieu… et voici que la divine fontaine d’amour commence à déborder dans l’âme, en sorte que les puissances supérieures se déversent dans les inférieures, et les inférieures dans l’homme extérieur… si bien que toute son action est spiritualisée… la divine fontaine d’amour ruisselle sur elle, l’arrache à elle-même et l’introduit dans l’essence sans nom, dans sa source, en Dieu. » (P. 71.)

Dans la fournaise de l’amour divin porté à son apogée, « dans l’état d’amour éperdu », le feu de la grâce et la flamme d’amour du fidèle ne font qu’un en une telle intensité que s’ouvre l’accès à la nature divine sans moyen ni intermédiaire.

« Dieu place lui-même la flèche, Dieu tend lui-même l’arc, Dieu lâche lui-même le coup : c’est pour cela qu’il est si bien tiré » dit simplement Angélus Silesius (VI, 154.) Tandis que le Shivaïsmc du Cachemire affirme : « l’élan est l’absolu (bhairava) »191.

Dieu agit librement dans l’âme vide et l’âme est vide parce que Dieu agit.

« Plus l’âme est parfaitement nue et pauvre, moins elle a de créature, plus elle est vide de toutes choses qui ne sont pas Dieu, et plus alors elle saisit Dieu purement, est davantage en Dieu, une avec Dieu… et elle voit Dieu face-à-face… » (Eckhart,. Pf. 430.)

La rencontre, la compénétration est si totale entre l’âme et Dieu qu’on ne peut toucher l’un sans toucher l’autre :

« L’homme qui se serait ainsi entièrement évadé de lui-même, en vérité, il serait si complètement établi en Dieu que si on voulait le toucher il faudrait d’abord toucher Dieu » dit encore Eckhart. (P. 173.)

À vrai dire, on ne peut plus parler de rencontre, car ici la plénitude divine se substitue au contingent : « Celui qui, dans son cœur, a contemplé Dieu… disparaît en découvrant la Magnificence du Dieu Très — Haut, et, dans son [259] cœur, rien ne reste sauf Dieu lui-même disait Abou — Sa’id Al-Kharraz. (Kh., 76.)

Et Angélus Silesius :

« Quand vient le parfait, l’imparfait se détruit : l’humain passe, quand je suis déifié. » (V. 356.)

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Dans ce contact immédiat avec Dieu, on peut dire que l’âme n’est plus par la grâce, mais est elle-même la grâce. À ce niveau c’est à soi — même qu’on accorde la grâce, comme l’écrit Abhinavagupta.192

Maître Eckhart fait à plusieurs reprises allusion au contact immédiat avec Dieu d’une âme sans détermination qui a pris son essor au — dessus d’elle-même :

“Quand donc l’âme est encore sur le point de prendre son essor au-dessus d’elle-même et d’entrer dans un néant d’elle-même et de son activité propre, alors elle est « par la grâce ».

Par contre être soi-même “la grâce”, cela signifie que l’âme s’est réellement surmontée et vaincue elle-même et est arrivé de l’autre côté, qu’elle se tient toujours seule dans sa pure absence de détermination193 et ne connaît absolument qu’elle-même — comme Dieu… Tant que l’âme est encore en état de se connaître et de se comporter comme une créature et une chose naturelle, elle n’est jamais devenue elle-même “la grâce” — mais elle peut bien être “par la grâce”.” (p. 153.)

C’est que la grâce enlève à l’âme sa propre activité et sa propre nature :

« Quand l’âme est dépouillée de son essence propre et qu’il n’y a plus que Dieu seul qui voit son essence, ce n’est qu’alors qu’elle contemple, connaît, saisit Dieu avec Dieu lui-même. Il faut, dit un grand docteur, que nous connaissions et saisissions Dieu avec son essence propre, en sorte qu’à vrai dire ce soit lui qui le fasse… mais personne, ici, dans cette temporalité, ne peut comprendre selon son propre sens comment de cette façon l’âme tout à la fois saisit et est saisie, à moins qu’il ne soit entièrement abîmé en soi : en une pure aperception de la nature divine — où l’entendement humain n’a jamais pénétré. » (p. 146.)

Ainsi par-delà toute action intérieure et extérieure, l’âme [260) se perd dans l’unité de l’essence dont la grâce intense de cette voie révèle ce que Maître Eckhart nomme l’accès secret194 :

Référant à un dictum d’Augustin : l’âme a une entrée secrète dans la nature divine où toutes les choses s’anéantissent pour elle, Eckhart ajoute : « cet accès, seul un détachement absolu l’offre sur terre ; au sommet de son détachement l’âme devient par connaissance sans connaissance, par amour sans amour et par illumination obscure. » (Traité IX)

« Si, là, dit-il, elle savait encore quelque chose d’elle-même… si elle savait encore quelque chose de Dieu, elle le sentirait comme une imperfection ! Au-delà de toute connaissance elle doit sucer en elle l’essence incompréhensible — elle par grâce, comme le Pcre en vertu de sa nature… elle doit se résorber d’elle-même et ainsi pénétrer dans l’Essence pure, et là, se soucier de toutes choses aussi peu que quand elle sortit de Dieu… Elle doit s’anéantir si complètement en tant que moi qu’il ne reste rien de plus que Dieu, oui, en sorte que Dieu la surpasse en éclat comme le soleil fait de la lune, et qu’avec la même Toute-puissance de pénétration que lui, elle débouche dans toutes les éternités de la divinité : où dans un courant étemel Dieu s’écoule en Dieu. » (p. 151.)

On trouve également dans une Ode (499) de Rûmî :

« sois anéanti, anéanti à toi-même, car il n’est pas de plus grand crime que ta propre existence. »

La prière d’un sûfî, Abd as -Salam ibn Mashish, prend ici tout son sens : « Verse-moi dans les mers de l’unité, retire-moi des bourbiers de l’union, et noie-moi dans l’essence de l’Océan de la Solitude divine, afin que je ne voie ni n’entende ni ne trouve ni ne sente que par elle… » (H. J. 6.)

Les mers de l’Unité

Si dans la voie inférieure, le fidèle s’appuie sur la ressemblance, si dans la voie de la connaissance, il jouit des privilèges d’une union profonde, dans la voie divine il s’émerveille de la disparition de toute marque de séparation : c’est la voie si pure et si légère ou s’anéantissent [261] toutes les distinctions et en particulier la distinction de l’âme et de Dieu, tous deux s’évanouissant dans la mer sans sillage de l’Essence.

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« Et c’est pourquoi l’âme dit : il n’y a plus pour moi aucun Dieu et de même que pour moi il n’y a plus personne de déterminé et de particulier, de même je ne suis non plus une âme pour personne. » (Eckhart, p. 147.)

C’est ici le véritable anéantissement, c’est ici que la Divinité engloutit le Dieu personnel. 11 faut renoncer, pour Dieu même, à Dieu et à toute notion de Dieu :

« Ici l’âme perd tout, Dieu et toutes les créatures. Ceci semble extraordinaire qu’il faille que l’âme perde aussi Dieu ! J’affirme : en un sens il lui est même plus nécessaire, pour devenir parfaite, de perdre Dieu que la créature ! Toujours est-il qu’il faut que tout soit perdu, il faut que l’existence de l’âme soit établie sur un libre rien ! C’est d’ailleurs l’unique dessein de Dieu que l’âme perde son Dieu. Car aussi longtemps qu’elle a un Dieu, qu’elle connaît Dieu, qu’elle sait quelque chose de Dieu, elle est séparée de Dieu… et c’est le plus grand honneur que l’âme puisse faire à Dieu qu’elle l’abandonne à lui-même et se tienne vide de lui. » (p. 307.)

Telle est la mort mystique la plus profonde de l’âme sur la voie qui conduit à la divinité, car cet anéantissement débouche sur l’essence divine.

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Mais que dans cette mort profonde l’âme attire et entraîne Dieu, les audacieuses formules de Maître Eckhart l’expliquent :

“Que Dieu soit « Dieu », de cela je suis une cause ! Dieu tient son être de l’âme : qu’il soit la divinité il le tient de lui-même. Car, avant que les créatures n’existassent, Dieu n’était pas non plus Dieu ; mais il était bien la divinité, car cela il ne le tient pas de l’âme. Si donc Dieu trouve une âme annihilée — une âme qui (par le moyen de la grâce) est devenue un néant de personnalité et d’action propre, Dieu opère en elle (au-delà de toute grâce) son œuvre étemelle et l’élève par là hors de son existence de créature. Mais par là Dieu s’anéantit lui-même dans l’âme, et ainsi ne subsiste plus ni “Dieu” ni “âme”.” (P. 154.)

Et Angélus Silesius, dans un distique célèbre, fait écho : « Dieu ne vit pas sans moi, je sais que sans moi Dieu ne peut vivre un clin d’œil. Si je deviens néant, il faut qu’il rende l’âme. » (I, 8.) [262]

Ce thème de Dieu corrélatif à la créature revient fréquemment chez les fî : Ibn Arabî écrit : “Dieu dit à Abraham : nourris donc de Dieu sa création… Car ton être est une brise qui se lève, un parfum qu’il exhale. Nous lui avons donné de se manifester par nous, tandis qu’il nous donnait (d’exister par Lui). Ainsi le rôle est partagé entre Lui et nous.” (Im. 99)

« S’il nous a donné la vie et l’existence par son être, je lui donne aussi la vie, moi, en le connaissant dans mon cœur. » (99.)

Il chantait aussi les liens étroits qui unissent adoré et adorateurs :

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« Il me loue et je Le loue :

Il me sert et je Le sers.

Par mon existence je L’affirme ;

Et par ma détermination je Le nie.

C’est lui qui me connaît alors que je Le nie ;

Puis je Le reconnais et je Le contemple,

Où est donc son indépendance, alors que je Le glorifie et je L’aide ? » (Sag. 74.)

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Mais au seuil de l’unité divine, adoré et adorateur doivent également s’évanouir. Il n’y a d’accès ni pour l’un ni pour l’autre au château fort de l’âme où Dieu pénètre et demeure « selon qu’il est un et simple ».

Ce double anéantissement consomme ce que Maître Eckhart nomme détachement. Tel est le creuset secret de cette voie, il opère la transformation essentielle d’une façon si définitive que les mystiques déclarent bienheureuse une telle mort à laquelle s’allie la plénitude dans une simultanéité hors du temps. C’est là le sort bienheureux de celui dont le moi est anéanti.

S’il est vrai que le moi s’estompe, s’efface au cours des absorptions répétées, s’il est vrai qu’on le perde de vue, c’est en un instant qu’il se dissout à la manière d’une feuille de papier brûlé, tout noirci, qui garde encore un moment sa forme avant de se désagréger en cendre au premier souffle d’air, sans laisser le moindre résidu.

Qu’on ne voie pas là un événement, un » satori’ ; c’est comme si rien ne s’était passé, comme si rien ne se passerait désormais, de sorte que l’anéantissement n’a ni sens ni existence pour qui l’a vécu.





LA VIE DIVINE

Ainsi, par-delà les distinctions, les attributs et les paradoxes de tous ordres, l’âme anéantie naît à la vie divine : elle découvre la plénitude du Je, perçoit l’unité de Dieu et de l’univers dans le miroir divin, et participe en toute égalité au libre mouvement de l’activité divine.

Plénitude du Je

Mais au cœur même de l’unité, il n’y a plus d’attributs, il n’y a plus d’activité, rien ne sépare de Dieu. Seule subsiste dans sa plénitude le « Je » divin, “car à l’état de l’Unité aucune mention de « toi » ou de “lui” ne saurait se référer.” (H. J. 41).

Là encore nous observons tout à la fois et la diversité des auteurs et la convergence de leurs vues.

Al-Hallâj proclamait :

“Je suis « Je » et il n’y a plus d’attributs ; je suis “Je” et il n’y a plus de qualification. Mes attributs, en effet (séparés de ma personnalité) sont devenus une pure nature humaine, cette humanité mienne est l’anéantissement de toutes les qualifications spirituelles, et ma qualification est maintenant une pure nature divine.

“Mon statut actuel c’est qu’un voile me sépare de mon propre “moi”. Ce voile précède pour moi la vision, car, lorsque l’instant de la vision se rapproche, les attributs de la qualification s’anéantissent : “je” suis alors sevré de mon moi ; je suis le pur sujet du verbe, non plus mon moi, mon “je” actuel n’est plus moi-même”195.

Maître Eckhart exprime la même chose : lorsque l’être est divinisé, ne demeure que le « Je » :

«... le mot « Je » désigne la pureté nue de l’être de Dieu qu’il est en lui-même, sans tous les êtres d’accompagnement196 qui rendent étranger et lointain.” Le mot latin « ego » n’est propre qu’à Dieu seul dans son unité. Lui seul Dieu est, « hors de lui et sans lui rien n’est en vérité… il n’existe pas de séparation entre Dieu et toutes choses… Il leur est plus intime qu’elles ne le sont à elles-mêmes… Il ne doit pas non plus exister de séparation entre l’homme et toutes choses, c’est-à-dire que l’homme n’est rien en lui-même et s’est absolument aliéné de lui-même… C’est pourquoi, dans la mesure où tu n’es pas séparé de toutes choses, dans cette mesure tu es Dieu et toutes choses, car la Déité de Dieu consiste en ce qu’il n’y a pas de séparation entre lui et toutes choses. » (Anc. S. Vol III, p. 119).

Le miroir divin

Pour qui accède à la conscience vivante et indivise de la voie divine, comment peut se présenter la totalité d’un univers perçu à la fois comme réel et irréel ? Une même illustration marque ici encore nos mystiques d’un cachet commun :

Hamzah Fansûri déclare :

« L’Essence de Dieu et son Être sont Un, son Être et l’être de l’univers sont un ; l’être de l’univers et l’univers sont un, à l’instar de la lumière qui change de nom, mais point de réalité : pour la perception extérieure, elle est une et pour l’œil de la perception intérieure, elle est une aussi. Ainsi est l’être de l’univers, en relation avec l’Être de Dieu — il est un — car l’univers considéré indépendamment n’existe pas. Son existence extérieure n’est qu’apparence et non réalité. Ainsi, l’image dans le miroir, bien que possédant une forme ne possède pas de véritable existence ». (Antho. 249-250.)

Écrivant à propos de la Sagesse de l’Amour éperdu dans le Verbe d’Abraham, Ibn Arabî montre l’univers qui, en son infinie diversité, réside en Dieu, le divin miroir :

C’est en Dieu que nos formes nous apparaissent « de sorte, dit-il, que les êtres se manifestent les uns aux autres en Dieu, s’y reconnaissent les uns les autres et s’y distinguent l’un de l’autre »197. [265]

Denys disait à propos des distinctions qu’au sein de la totale Déité, elles sont indivisibles et unifiées à l’intérieur de l’unité. (D. 89.)

Le monde vu à l’intérieur d’un miroir est également un des thèmes favoris des Shivaïtes du Cachemire. Le Padukodaya célèbre en ces termes l’indicible énergie consciente du Seigneur « en laquelle se manifeste la Beauté de l’Unique indivisible » :

« La grande Illumination qui renferme en son sein l’univers se nomme Splendeur. Pleine de conscience, elle indique la voie. C’est elle l’unicité de l’essence divine. Comme un reflet, le monde fait de sujet connaissant et d’objet connu se révèle en elle — écran lumineux — à la manière d’une ville dans un miroir.198 »

Dans la Paramarthadvadasika, Abhinavagupta recourt à cette même analogie :

« Quelles que soient les apparences manifestées à la Conscience, on les atteint en moi, suprême firmament ; car ces rayons qui sont en elle (en leur spécificité), c’est en moi qu’ils brillent indifférenciés dans la Splendeur éternelle. » (H. A. 68. v. 10)

Avec plus de hardiesse, Angélus Silesius ira jusqu’à proclamer :

« Moi-même dois être soleil, je dois de mes rayons peindre la mer sans couleur de toute la Déité. » (I. 115)

L’égalité

À propos de l’identité de Dieu, de l’univers et de l’homme, Maître Eckhart affirme de façon répétée :

« Dieu est égal en toutes choses et toutes choses sont égales en Dieu. » (P. 92.). Et encore : « Dieu donne à toutes choses également et telles qu’elles émanent de Dieu, elles sont toutes égales ; oui, les anges et les hommes et les créatures émanent de Dieu, égaux en leur premier surgissement. Celui donc qui se saisirait des choses en leur premier surgissement, les saisirait toutes égales. À ce point égales dans le temps, elles le sont encore plus dans l’éternité, en Dieu. Si l’on prend une mouche, en Dieu, elle y est plus noble que l’ange le plus élevé l’est en lui — même. » (Sch. 201-202.) [266]

Angélus Silesius ne manque pas d’y faire écho à sa manière simple et lapidaire :

« En Dieu tout est Dieu. Le moindre vermisseau n’est en Dieu pas moins que ne sont mille dieux. » (II, 143.)

Tous les mystiques qui découvrent cette voie s’émerveillent de la grande égalisation de Dieu, du Soi et de l’univers qui se révèle spontanément et qui a pour fruit la liberté de l’activité divine, car nul autre n’agit que Dieu seul :

« Rien dans le juste n’a la permission d’être actif que Dieu seul : rien ne peut te toucher de l’extérieur ni t’inciter à agir, » dit Maître Eckhart. (p. 284.)

Dans le premier jaillissement où toutes les choses sont égales, l’homme détaché se tient impassible ; il n’a plus à s’efforcer d’égaliser intériorité et extériorité :

« Son intérieur et son extérieur ne sont autres que l’existence d’Allah », d’après le Traité de l’unité (42.)

À ce niveau d’expérience, le juste se livre indifféremment à toutes les formes d’activité comme le suggère l’image du gond à laquelle recourt Maître Eckhart :

« À la porte appartient le gond dans lequel elle tourne. Je compare la planche de la porte à l’homme extérieur et le gond à l’homme intérieur. Si la porte est ouverte ou fermée, la planche de la porte se meut bien ici et là, mais le gond reste immuable en un seul lieu et n’est pas touché par le mouvement. Il en est de même ici. » (p. 25.)

La liberté divine

Vivant au cœur de l’unité, dans ce que les Shivaïtes appellent la samatâ et Maître Eckhart l’impassibilité, un tel homme jouit librement de l’univers multiple.

« Et de même qu’aucune multiplicité ne peut disperser Dieu, de même rien ne peut non plus disperser cet homme, ni le diversifier : il est un dans l’un, ou toute diversité est unité, inviolable unité. » (P. 164.)

Dans cette inviolable unité, il vit, émerveillé, le perpétuel renouvellement du monde à l’unisson de l’activité divine qui :

« À chaque instant réduit un monde à néant

et façonne un autre semblable à sa place. » (Antho. 247.)

Dans la voie divine, en effet, il y a surabondance et profusion d’une vie jaillissante, spontanée, sans interruption, en laquelle acte absolu et quiétude coïncident. [267]

À ce haut niveau la vie est saisie en son surgissement, dans son instantanéité199, instant actuel, sans attache ni au passé ni à l’avenir. Dans cet instant fusent perpétuellement gratuité et liberté hors du devenir.

Nous avons vu que chez Eckhart la pure activité productrice en laquelle seul l’Un agit se présente d’abord comme un bouillonnement intérieur propre à la vie divine, avant Xebullitio ad extra ou action créatrice proprement dite.

Comme pour les Shivaïtes, cette opération intérieure est toujours achevée, toujours en acte. Elle est selon Eckhart « toujours nouvelle » toujours présente, car début et fin ne comportent aucun intervalle : Dieu engendre son Fils unique dans l’éternité. Le Fils naît éternellement en Dieu et continue à naître aujourd’hui même. Il en est ainsi de la naissance du Fils dans l’âme. Cette génération éternelle se produit en ce monde dans l’instant intemporel à la limite du temps et de l’éternité.

Ainsi celui qui accède au sommet de la voie divine vit, « frais et libre », dans cet instant où tout jaillit et s’anéantit sans cesse. Dans cet étemel présent de la création, à la fois au repos et en activité, il jouit souverainement de la liberté divine.



LA NON-VOIE

Au cœur de la non-voie toute parole, tout énoncé cesse ; mais il importe cependant de la nommer, car elle fonde, elle couronne et annule la grande aventure mystique.

Il faut se tenir à son seuil, en effet, pour voir définitivement expirer toutes les idolâtries des voies et des moyens. Grâce, accès secret, passages et transformations, tous ces jalons de la vie mystique se révèlent non seulement vains, mais sans existence.

Il n’y a pas de naissance pour qui est né.

Il n’y a pas de devenir pour qui est.

Il n’y a pas d’anéantissement pour ce qui n’est pas.

Effacement de la « grande idolâtrie »

Point de naissance pour ce qui est déjà né :

Dans la voie divine — voie de la grâce intense — quelque chose s’accomplit encore : amour, connaissance, contemplation jouent un rôle ; il n’en est pas de même dans la non-voie :

« Certains maîtres veulent que l’esprit saisisse sa béatitude dans l’amour, d’autres qu’ils la saisissent dans la contemplation de Dieu. Mais je parle autrement et je dis : il ne la saisit ni dans l’amour ni dans la connaissance ou “contemplation”. On va aussitôt demander : la contemplation de Dieu n’est-elle pas le lot de l’esprit dans la vie éternelle ? Oui, et non ! Dans la mesure où il est déjà né il n’a plus les yeux levés vers Dieu. Ce n’est que dans la mesure où il est encore en train de naître qu’une vision de Dieu lui revient. Mais la béatitude de l’esprit ne gît pas là où il est seulement en train de naître, mais là où il est né : là où il vit, là où le Père vit, dans la fermeture et dans la pure absence de détermination de Y essence divine. Détoume-toi de toutes choses et saisis — toi, nu comme tu es, dans l’essence. » (P. 286.)

Point de devenir dans l’immuable réalité :

On ne peut connaître l’Essence qu’en s’identifiant à elle ; cette identification qui élimine toute distinction est une simple prise de conscience :

« Une union à Dieu au sens de devenir un avec Dieu, [269] cela n’existe pas ; ce qui existe c’est la prise de conscience du fait existant, à savoir que le mystique est un avec Dieu » dit Ibn’ Arabî, (Arb. 117.)

Point d’anéantissement dans l’éternelle essence :

S’élevant contre la compénétration réciproque de Dieu et de l’âme, Ibn’Arabî précise : « Il n’entre pas en toi et tu n’entres pas en Lui… Je veux dire que tu n’existes absolument pas, et que tu n’existeras jamais ni par toi-même ni par Lui, dans Lui ou avec Lui. Tu ne peux cesser d’être, car tu n’es pas.24 » Ainsi l’idée même d’anéantissement est

24 Traité de I « Unité, p. 25. Eckhart disait également : « Toutes les créatures sont un pur néant. Je ne dis pas qu’elles sont petites ou n’importe quoi : elles sont un pur néant. » (Sch. 162.)

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« suprême idolâtrie ». D’autre part, on ne peut cesser d’être, car “ce que tu crois être autre qu’Allah n’est pas autre qu’Allah… Tu Le vois et tu ne sais pas que tu Le vois. Du moment que ce mystère a été dévoilé à tes yeux, que tu n’es pas autre qu’Allah, tu sauras que tu es le but de toi-même, que tu n’as pas besoin de t’anéantir, que tu n’as jamais cessé d’être… Un exemple : un homme ignore quelque chose, puis il l’apprend. Ce n’est pas son existence qui s’est éteinte, mais seulement son ignorance… ne pense donc pas qu’il est nécessaire d’éteindre ton existence, car alors tu te voiles avec cette même extinction, et tu deviens toi-même (pour ainsi dire) le voile d’Allah200.”



Point de moyen pour accéder à la réalité :

On ne peut rien dire de la Réalité incomparable (anuttara). Si Abhinavagupta en donne un exposé, c’est pour faire comprendre à quel point rien n’y peut livrer accès. Même le désir d’accéder à l’Essence libre de toute voie, même l’incitation qu’un maître donne à un disciple impliquent encore différenciation et limite ; rien de cela ne concerne cette insurpassable Réalité qui réside partout, jusque dans les états ordinaires201.

C’est qu’aucun moyen, aucune voie ne peuvent servir à révéler la Conscience : “ceux qui désirent discerner directement cette Essence à l’aide d’une voie ne sont en réalité que des sots qui, pour voir le soleil, cherchent (à s’emparer) d’une luciole.” (T.A. III. 14.) [270]

Un poète musulman, Rûmî, s’écriait de même :

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« Partout se trouve l’Ami dévoilé,

présent dans la manifestation, ô toi doué de vision !

Tu recherches une chandelle en plein soleil,

Le jour est si brillant, et tu restes dans les ténèbres de la nuit !

Si tu échappes à cette obscurité, tu apercevras l’univers tout entier orienté de lumière.

Tel un aveugle, tu cherches un guide et un bâton,

tandis que devant toi la route s’étend, plane et claire ! »

(Antho. 260.)

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Dans une belle ode (828) il se sert de la même métaphore :

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« Place devant le soleil la chandelle ardente

Et vois comme son éclat disparaît devant ces lumières :

La chandelle n’existe plus, la chandelle s’est transmuée en lumière.

… Le ruisseau court à la recherche de l’océan ;

Il se perd quand il est noyé dans l’océan.

Tant que la recherche existe, le cherché n’est pas connu ;

Quand l’objet de la recherche est atteint, cette recherche devient vaine.

Donc, tant que la recherche existe, cette quête est imparfaite,

Quand la recherche n’est plus, elle acquiert alors la suprématie. »

.

Avec la recherche doivent s’évanouir progressions et voyages.

Sur la lumière qui est Dieu, Maître Eckhart cite une parole de Saint-Paul : « Dieu réside dans une lumière à laquelle personne ne peut parvenir », car, ajoute-t-il, « vers Dieu il n’est pas d’accès. Celui qui s’élève encore et croît en grâce et en lumière n’est jamais encore parvenu en Dieu. Dieu n’est pas une lumière qui croît ; il faut en croissant être parvenu à lui. Dans la croissance on ne voit rien de Dieu. Pour que Dieu soit vu, il faut que ce soit dans une lumière qui est Dieu lui-même… Tout le temps que nous sommes engagés dans l’approche, nous n’y parvenons pas. » (Anc. s. III, 75.)

Contrairement à ceux qui prennent la route, toujours en voyage, et ne s’arrêtent que pour repartir, l’Egyptien Dhou’l Noun s’adresse ainsi à Dieu :

“Nous avons renoncé à ce voyage… [271]

… Nous avons fait agenouiller nos montures devant le seuil de Ta maison.” (Kh., 52.)

Un docteur du Maghreb disait à ce même Égyptien :

«... Si tu es venu pour Le chercher, là même où tu t’es mis en marche 11 se trouvait en personne. » (Antho. 126.)

Dans un même esprit, Rûmî révélait à ces éternels voyageurs :

“Vous êtes en réalité des anges mêmes si vous avez un corps

humain.

Mille chambellans et pages vous attendent

Prêts à vous servir, pourtant vous êtes en route et en voyage.

… J’ai prononcé mille paroles en vain, et le but à chaque instant se cache davantage. Combien peu vous êtes doués ! (O. 954.)

Doué l’est au contraire celui qui est apte à découvrir qu’il n’y a pas de voie.

Point de voie

Ces témoignages divers conduisent naturellement aux formules lapidaires et paradoxales qui nient voies et chemins : elles fascinent sans éclairer si l’on ne comprend qu’elles ne peuvent être prononcées à bon escient que par celui qui a fait le chemin ; loin de nier l’expérience, elles l’énoncent au contraire dans sa plénitude et sa pureté.

À quelqu’un qui lui demandait : « Quel est le chemin qui mène à Dieu ? » al-Hallâj répondit :

‘Chemin ? Tout chemin va de l’un à l’autre. Or, nul autre n’est avec Moi… et il récita :

« Est-ce Toi, est-ce moi ? Cela ferait deux dieux.

Loin de moi, loin de vous la pensée d’affirmer “deux” !

.

Un être, le Tien, s’exprime au fond de mon non-être, toujours.

Prétendre ajouter mon tout au Tout serait une double illusion :

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Où donc est Ton essence par rapport à moi, que je puisse la voir

Puisque déjà mon essence a visiblement dépassé le Où ?’ (Al-H., 137.)

.

De son côté Rûmî proteste : ‘… Si tu dis : “je vais en [272] avant”, non, il n’est pas de chemin pour avancer.’ (O. 425.)

Nasrâbâdhi déclarait d’une manière plus pittoresque :

« Dieu est jaloux, et une marque de Sa jalousie est qu’il ne fraye vers Lui aucune autre route que Lui-même. » (Al-H., 74.)

D’une façon plus elliptique encore : le Tao te king :

‘La voie qui peut être parcourue n’est pas la véritable voie (tao).’

On trouve dans le Traité de l’Unité : ‘« Celui qui arrive », est Lui, “Ce à quoi on arrive” dans l’union est encore Lui. Aucun autre que Lui ne peut se joindre à Lui ou arriver à Lui. Aucun autre que Lui ne se sépare de Lui. Quiconque peut comprendre cela est tout à fait exempt de la grande idolâtrie.’ (39.)

.

Dès qu’il n’y a plus de voie, tout n’est que Béatitude et pure Conscience.

Évoquant la merveilleuse montée qui conduit à la lumière inconditionnée et sans accès, Maître Eckhart insiste sur l’imperfection de toute voie : ‘Tout ce par quoi je connais Dieu, aussi minime et pur soit — il, doit être écarté. Même la lumière qui est vraiment Dieu en tant qu’elle joue sur mon âme, lui est étrangère. Je dois la prendre dans son jaillissement… et même alors, si je la prends là où elle jaillit, je dois être libéré de ce jaillissement et la prendre telle qu’elle plane en elle-même.

« Et pourtant je dis : il ne faut pas qu’il en soit ainsi. Je ne dois la prendre ni dans son contact202, ni dans son jaillissement203, ni quand elle plane en elle-même204 ; ce ne sont là que des voies, et Dieu doit être pris comme voie sans voie205, car en lui il n’y a pas de voie. Saint Bernard dit : “Qui veut Te connaître ô Dieu, doit te mesurer sans mesure”’206.

On constate l’accord unanime des mystiques sur ce point :

Si Abhinavagupta commence l’exposé des voies par la Non-Voie, étant donné qu’elle contient toute réalité, toute efficience et que d’elle dépendent entièrement voies et moyens207, Ruysbroeck achève, lui, la plupart de ses écrits par des pages d’une étrange beauté qui célèbrent « l’abîme sans fond où règne la Béatitude dans la lumière simple de l’Essence ». Il n’est guère d’œuvre où ne revienne, lancinant, le terme clé de sa mystique prise à son sommet : Wise, dans wiseloes, onwise, sonder wise, sans voie, ni manière d’être, car nul chemin ne mène à cet incommensurable abîme.



Pure conscience

« Sur le chemin de la Conscience, dit Abhinavagupta, ceux que la grise poussière tombée des discours des logiciens n’a pas aveuglés, s’absorbent dans le Souverain quand ils réalisent leur identité avec lui. Et c’est en lui qu’ils plongent toutes choses : cruche, corps, souffle vital, impressions affectives et jusqu’au non-être. » (T.A. III, 49.)

Ainsi l’univers entier, sous ses multiples aspects, réside en l’Essence anupâya que n’entache ni forme ni temporalité et, dès que tout s’y perd, seule demeure la pure béatitude.

Afin d’illustrer que « toutes les choses sont tout en tout et unes dans le tout » selon la formule d’Eckhart, et qu’elles se dissolvent dans la réalité sans voie où tout devient anupaya sans manière d’être, les Shivaïtes emploient une image significative :

« Une fois tombés dans une mine de sel, le bois, les feuilles, les pierres et les autres objets se transforment en sel. Ainsi, les choses tombées dans le Soi conscient ne sont plus que Conscience. » (T. A. II, stance citée aux verset 35.)

Maître Eckhart, faisant lui aussi allusion à cette lumière de la conscience, se servait d’une même illustration :

« Si l’on voyait dans cette lumière un morceau de bois, ce serait un ange et il serait doué d’intelligence, il serait pure intelligence dans cette pureté première, qui est la perfection de toute pureté. » (Pf. 286.)

C’est en effet la suprême Profondeur, la pureté originelle où toutes choses sont unité :

« L’or, la pierre, l’os et tous les brins d’herbe ne sont tout ensemble qu’un seul et même être dans l’origine première. » (Pf. 334.)

D’une façon plus nette encore il rejoint Abhinavagupta quand il dit à propos de l’inaccessible Lumière en laquelle Dieu demeure : [274]

‘Tout ce qui approche cette Lumière, la lumière le consume et le transforme sa nature divine. De même, tout ce qui est absorbé dans l’Essence se change en Essence.



Béatitude

Nous avons vu que les maîtres shivaïtes distinguent la non-voie, au sens strict, de l’accès très réduit : la première étant conscience absolue et le second béatitude. Il semble bien que maître Eckhart propose lui aussi l’accès à la béatitude comme la forme ultime de l’activité de l’âme puisque « pour arriver en elle-même », il faut qu’elle s’aperçoive « comment elle et Dieu ne sont qu’une seule béatitude, un seul royaume qu’elle a donc finalement trouvé sans le chercher ». (P. 310.)

Cette béatitude ne repose ni sur l’amour ni sur la connaissance, mais sur ‘quelque chose d’où fluent la connaissance et l’amour ; cela ne connaît ni n’aime comme les autres puissances de l’âme. Celui qui sait cela sait en quoi réside la béatitude. Cela n’a ni avant ni après, n’attend rien qui lui advienne, car cela ne peut ni gagner ni perdre… Ce « quelque chose » jouit lui-même de lui-même selon le mode de Dieu’. (Anc. s. II. 147.)

L’expérience de cette béatitude consiste en la jouissance de toute la plénitude de l’essence divine :

« Dieu seul, dit-il, est bienheureux — en lui-même. Et toutes les créatures qu’il doit rendre bienheureuses, il faut qu’elles le soient avec la même béatitude et de la même manière que Dieu… L’esprit s’avance au — delà de toutes les essences, oui, au-delà de sa propre essence éternelle… et avec le Père prend son essor jusqu’à l’unité de l’essence divine, où Dieu se saisit comme quelque chose de pur et simple ! Dans cette expérience l’esprit ne reste plus créature, car il est lui-même Ta béatitude’ : il est une seule essence, une seule substance avec la divinité, et c’est en même temps sa propre béatitude et celle de toutes les créatures. » (p. 156 157.)

À ce niveau d’expérience la béatitude échappe à toute comparaison, elle l’emporte sur les plus grandes joies humaines comme sur les félicités mystiques qui la précèdent, parce que d’une autre nature : seul l’éprouve celui dont le moi est anéanti.

.

C’est à Ruysbroeck qu’il appartient de suggérer avec le [275] plus de vigueur et de poésie son caractère exceptionnel. Il s’attache toujours, il est vrai, à décrire avec une précision concrète les différents degrés de la félicité intérieure qu’il surprend dans ses aspects particuliers chaque fois que la disparition ou l’évanouissement d’une distinction la fait surgir sous une forme nouvelle.

Mais de la ‘béatitude fruitive, « substantielle » et sans voie qui règne dans l’essence’, il proclame la nature incomparable : elle déjoue l’imagination de l’être intériorisé qui goûte la douceur et les félicités passagères d’un cœur apaisé.

Elle dépasse les béatitudes propres à la connaissance208, celles qui accompagnent les dons divins de conseil et d’intelligence, accordés aux êtres ayant acquis la ressemblance avec Dieu :

« Quant à tous ceux qui ont senti l’attouchement intérieur, dont la raison est éclairée, et qui éprouvent l’impatience de l’Amour, et à qui sont montrées les profondeurs sans mode, ils sont introduits par la jouissance intérieure dans la suressence divine. Défaillant sans cesse dans la lumière, ils trouvent leur repos dans la jouissance au milieu des solitudes sauvages ou Dieu se possède dans la jouissance209. »

Lorsque Dieu fait don de la raison éclairée, il confère la ressemblance, mais là où il unit, il accorde le repos et la jouissance. Et dès qu’il y a unité dans l’essence et dans l’abîme, il n’est plus question de donner ou de recevoir. Quand il appelle à l’union, c’est la Splendeur illimitée.

Au-delà d’une telle jouissance Ruysbroeck situe la jouissance propre au don divin de « sagesse savoureuse » accordée au sommet de l’esprit intériorisé, et qui pénètre l’intelligence et la volonté selon leur degré d’intériorité. Ce don relève de la voie suprême, car il consiste en un ébranlement, une touche dans l’unité de notre esprit, qui est le réservoir de toutes les grâces et de tous les dons ; là, c’est l’intermédiaire le plus intime entre Dieu et nous, entre le repos et l’action, entre le temps et l’éternité.

La saveur y est sans mesure et sans fond ; elle se répand du dedans au dehors et pénètre l’âme et le corps même jusqu’au sens le plus intime, en se révélant comme une sorte de « toucher sensible », Cette saveur incompréhensible n’est autre que l’amour de Dieu, l’Esprit Saint qui orne la volonté intériorisée dans l’unité des puissances [276] suspendues en Dieu afin que l’âme puisse goûter et savoir combien Dieu est grand. « Cette saveur est si immense qu’il semble à l’âme que le ciel et la terre et tout ce qui vit en eux doivent se fondre et s’anéantir en ce goût infini. Une telle félicité est au-dessus et au-dessous, au-dedans et au dehors, elle embrasse et sature complètement le royaume de l’âme210. »

La béatitude fruitive surpasse même ce que dans le Livre de la plus haute Vérité, Ruysbrocck nomme « well-behagen », contentement divin211 en lequel se renouvellent sans relâche la grâce, la gloire et tous les dons de Dieu se déversant sur le ciel, la terre et sur chaque être individuellement ; et de cette éternelle satisfaction de soi qui enveloppe les élus dépendent ciel et terre, vie, activité de tous les êtres, et qui a lieu dans un étemel maintenant, au-delà du temps, au sein même de l’unité. (Ch. 7.)

Quand Ruysbroeck distingue deux sortes principales de béatitude correspondant à la différence entre Dieu et la déité, entre opération et repos, la béatitude fruitive est encore loin au-dessus de la béatitude selon la distinction de l’unité féconde des personnes, leur fond propre éternellement opérant et qui est la plus haute des voies. La béatitude de fruition tient, elle, à l’effacement de toute voie et à l’écoulement des personnes dans l’unique Essence divine212.

Ceci se produit à l’intérieur de la lumière simple, abyssale et sans mode, cette lumière devenant l’unité de jouissance de Dieu et de toutes les âmes aimantes. Là, toute jouissance est achevée et rendue parfaite dans la Béatitude essentielle. C’est le repos étemel, la ténèbre sans voie.

Dans le Miroir du salut éternel, Ruysbroeck se plaît à évoquer une jouissance « sauvage et déserte comme un égarement où il n’y a ni mode, ni chemin, ni sentier, ni repos, ni mesure, ni fin, ni commencement, ni rien qu’on puisse exprimer par les mots ni montrer. Et c’est notre béatitude simple à tous, cette essence divine, et notre suressence au-dessus de la raison et sans raison. » (Maeterlinck,. p. LXXIII. »

À propos de la plus haute union sans distinction, Ruysbroeck écrit dans le Livre de la suprême Vérité (ch. XII) que “les hommes illuminés sont engloutis dans l’abîme [277] sans accès d’une insondable béatitude… Cette béatitude est tellement unique et dépourvue de voie (wiseloes) qu’en elle toute contemplation essentielle, tendance et distinction s’évanouissent, car par cette fruition tous les esprits élevés fondent et s’anéantissent dans l’Essence de Dieu qui est la Suressence de toutes les essences. Ils tombent dans une solitude et une ignorance sans fond où toute lumière devient ténèbre, où les trois Personnes font place à l’unité et demeurent sans distinction dans la fruition d’une béatitude essentielle…”

C’est ainsi que Ruysbroeck est conduit à préciser la grande différence qui existe entre la clarté des saints et la plus haute clarté en laquelle on puisse parvenir en cette vie, car seule l’ombre de Dieu éclaire notre « sauvage désert » intérieur tandis que sur les cimes de la terre promise il n’y a point d’ombre. Et pourtant le même soleil et la même clarté brillent sur notre désert et sur les hautes montagnes ; mais les saints étant dans un état translucide et de gloire reçoivent la clarté sans intermédiaire… quant à nous, nous marchons dans cette ombre de Dieu. Pour ne faire qu’un avec la splendeur du soleil nous devons sortir de nous-mêmes dans la Non-Voie ; alors le soleil nous entraînera avec nos yeux aveuglés, jusque dans son propre éclat où nous serons un avec Dieu. (La Pierre étincelante, ch. XI.)





« L’ombre se perdit dans le soleil… »213

Mais quels que soient les sommets intérieurs qu’atteignent les grands mystiques, ils ne séparent jamais la vie mystique de la vie ordinaire. C’est toujours à travers elle qu’ils s’efforcent d’atteindre l’expérience ultime et, une fois qu’ils y sont parvenus, c’est à même cette vie quotidienne qu’ils en goûtent les effets dont ils font bénéficier ceux qui les entourent.

Loin de fuir la condition humaine, ils sont, réellement, les seuls à en connaître toutes les dimensions, à lui donner toute sa mesure et à la maîtriser dans tous ses aspects. Comme l’observe M. Maeterlinck :

« On oublie trop souvent que toute certitude est en eux seuls » (p. VIII.)

Parlant de l’homme parfait, de l’homme juste, de l’homme commun ou du libéré vivant, chaque tradition [278] s’efforce de dire à sa façon l’humaine simplicité de cet être divin.

Un et simple comme Dieu, dirait Maître Eckhart, il ne laisse paraître aucun indice de richesse intérieure, bannissant tout ce qui pourrait suggérer le caractère exceptionnel de son expérience. Aucun pouvoir, aucune pratique dévotionnelle, voire mystique, ne le désignent au regard d’autrui. Être surpris en extase ou en samadhi est pour lui, au contraire, une marque de faiblesse ou d’imperfection. Établi dans la béatitude divine, par delà grâce et gloire, il s’adonne à ce que Ruysbroeck nomme « vie commune » : vie dans laquelle activité et contemplation sont un même exercice :

« L’homme noble adonné à la vie commune… s’écoule par toutes les vertus, à l’instar de Dieu qui s’écoule par tous ses dons ; cependant il demeure dans une éternelle jouissance et se tient avec Dieu au-dessus de tous les dons. »

Pour l’homme qui pratique la vie commune dans toute sa noblesse, l’activité divine se déploie dans la simple activité de la vie ordinaire :

« Qu’il marche, mange ou s’adonne à ses occupations, dit Abhinavagupta du libéré vivant, il savoure un nectar d’immortalité ; il n’est rien qui soit distinct de lui, tout est du substrat de la plénitude indifférenciée. » (P.S. 54.)

À même la béatitude foncière, il satisfait aux exigences des affaires temporelles. Ses désirs propres étant ensevelis en Dieu, cette béatitude ne peut jamais plus être troublée et reste ignorée des autres.

Paisible, ce mystique vit simplement, ne cherche rien de plus que ce qui lui est proposé ; subvenant à ses besoins et à ceux de sa famille, se contentant d’être comme il est, il assume sans restriction ni choix les activités et les fonctions de la vie humaine qui s’offrent à lui.

Il n’use d’aucun pouvoir pour se soustraire ou soustraire son corps aux lois de l’humaine condition. Pourquoi userait-il d’une force pour aller à l’encontre de ces lois, lui qui vit affranchi de toutes les dépendances dans une liberté infinie ? Il peut se prêter à toutes les limites, puisqu’il échappe à toutes.

Il ignore devoir, chagrin ou peur, car il n’y a ni perte ni destruction dans la Réalité ultime, toutes les imprégnations inconscientes ayant été détruites. Pour lui rien ne commence ni ne finit, il n’est surpris par aucun lieu, par aucun moment ni par aucune manière d’être. Jamais lié ni [279] séparé, il se livre à ses occupations avec une légèreté immaculée.

Son inaltérable autonomie déjoue toutes les imitations. Seul il est apte à jouir de la vie, dit Abhinavagupta. Il ne s’étonne ni ne s’émerveille, mais goûte en toutes choses le pur suc de l’effusion divine dont il rend perceptible la surabondance à qui décèle sa liberté infinie.

Unique, il se veut toujours égal à tous, n’accepte ni faste ni privilège. Tel l’aigle qui se cache dans les roches nues, méprisé par les regards grossiers, il garde secrète sous ses apparences modestes la plus puissante des efficiences : celle de l’amour le plus pur. Attentif, il partage les émotions, les souffrances de ceux qui l’entourent apportant à tous indistinctement le réconfort de sa compassion transparente. Il suffit de s’asseoir près de lui pour que peines et inquiétudes s’évanouissent, la réalité de son amour révélant tout naturellement le caractère illusoire de la souffrance individuelle.

Ordinaire pour l’homme ordinaire auquel il est voilé, il se découvre au mystique qui l’a reconnu, au fur et à mesure que ce dernier progresse. S’il fait « fleurir les arbres morts », il l’ignore, laissant toujours planer le doute sur l’efficacité de son acte, dissimulant les miracles dans les surprises toujours possibles de la nature.

Et si les dimensions de son humour sans limites vous laissent un jour interdit, bousculant vos convictions misérables, vous rirez avec lui de votre propre débâcle, séduit par sa gaieté, sa douceur inépuisable et son incomparable courtoisie.

«... Et voilà tout. »214



Œuvres et abréviations.



[Abréviations relatives aux textes cités, extrait de Hermès 3, « Le Maître Spirituel selon les traditions d’Orient et d’Occident »].

Christianisme

A.S. = Angelus Silesius. Pèlerin chérubinique. Traduit, préfacé et commenté par Henri Plard. Aubier, Paris, 1946. La référence est donnée aux livres et aux stances.

Cogn. = Louis Cognet. Introduction aux mystiques rhéno‑flamands. Desclée, Paris, 1968.

D. = Oeuvres complètes du Pseudo-Denys l’Aréopagite. Traduction, préface et notes par Maurice de Gan­dillac. Aubier, Paris, 1943.

Anc. = Maître Eckhart. Introductions et traduction de Jeanne Ancelet-Hustache. Paris, Le Seuil. Traités, 1971 ; sermons vol. I, 1974 ; vol. 2, 1978 ; vol. 3, 1979.

Evans = Meister Eckhart. Transl. C. de B. Evans, London, Watkins, 1956, vol. I.

P. = Oeuvres de Maître Eckhart. Traduction de Paul Petit. Gallimard, Paris, 1942.

Pf. = Deutsche Mystiker des 14. Jahrhunderts. Band 2 : Meister Eckhart. Hrsg. Franz Pfeiffer. Leipzig, 1857. Reprint : Scientia, Aalen, 1962.

Sch. = Maître Eckhart ou la joie errante. Sermons alle­mands traduits et commentés par Reiner Schür­mann. Denoël, Paris, 1972.

G. = Jeanne Marie Bouvier de la Mothe-Guion. Les Opuscules spirituels. Introduction de Jean Orcibal. Olms, Hildesheim, 1978 (Reprint de l’éd. de 1720).

Maet. = L’Ornement des Noces spirituelles de Ruysbroeck l’Admirable, traduit du flamand et accompagné d’une introduction, par Maurice Maeterlinck, Bruxelles, 1900.

R. = Ruysbroeck. Oeuvres choisies. Traduites du moyen-néerlandais et présentées par J.-A. Bizet. Aubier, Paris, 1946.

R. w. = Jan van Ruusbroec. Werken. Ed. P.P. Reypens, van Mierlo, Poukens, Stracke, Schurmans. Malines, 2e édition. 1944-1948. 4 vol.

Wyn. = The Adornment of the spiritual Marriage. The Book of Truth. The sparkling Stone. By Jan van Ruysbroeck. Transl. by C.A. Wynschenk dom. Watkins, 1951.

Śivaïsme du Cachemire

Les œuvres qui suivent à l’exception du Tantrasāra sont traduites et présentées par Lilian Silburn, publiées par l’Institut de Civilisation indienne et diffusées par E. de Boccard, Paris.

Bh. = La Bhakti. Le Stavacintâmani de Bhattanârâyana. 1964. Réimp. 1979.

H.A. = Hymnes d’Abhinavagupta. 1970.

H.K. = Hymnes aux Kālī. La Roue des énergies divines. 1975.

M.M. = La Mahārthamañjarî de Mahesvarānanda avec des extraits du Parimala. 1968.

P. H. = Pratyabhijñahrdaya, éd. et traduit par Jaideva Singh ; Banarsidas, Bénarès, 1963.

P.S. = Le Paramārthasāra d’Abhinavagupta. 1957. Réimp. 1979.

S.S.v. = Les Śivasûtra et la Śivasūtravimarsinî de Ksemarāja. 1980.

T.S. = Le Tantrasāra d’Abhinavagupta. Traduction inédite ici même des cinq premiers chapitres.

V.B. = Le Vijñāna Bhairava. 1961. Réimp. 1976.

Même éditeur, même diffusion :

P.T. = Parātrisikālaghuvrtti de Abhinavagupta. Texte, traduction et notes par André Padoux. 1975.

En sanskrit :

I.P.v. = Īsvarapratyabhijñāvimarsini de Abhinavagupta. Kasmir Series of Texts and studies, 22 et 33.

S.D. = Śivadrsti de Somānanda avec le commentaire d’Utpaladeva. Srinagar 1934, K. S. 54.

S. U. = Śivastotrāvalī de Utpaladevācharya, avec le commentaire de Ksemarāja, éd. par Rajanaka Laks — mana, Chowkhamba Sanskrit Series, Bénarès, 1964.

T. A. = Tantrāloka de Abhinavagupta, avec le commentaire de Jayaratha. 12 vol. Srinagar-Bombay, 1918-1938. K.S.

Soufisme

Antho = Anthologie du Soufisme par Eva de Vitray-Meyerovitch. Sindbad, Paris, 1978.

Arb. = A. J. Arberry. Le Soufisme. Traduction J. Gouillard. Collection Documents spirituels. Cahiers du Sud, Paris, 1952.

Doct. = Introduction aux Doctrines ésotériques de l’Islam. Par Titus Burckhardt. Alger-Lyon, 1955. Rééd. Dervy-livres, 1969.

al-H. = Akhbar Al-Hallâj. Recueil d’oraisons et d’exhortations du martyr mystique de l’Islam. Par Louis Massignon. Vrin, 1957, 3e éd.

Dîw. a = Le Dîwân d’AI-Hallâj. Trad. Louis Massignon. Journal asiatique, janvier-mars 1931.

Dîw. b = Hoceïn Mansûr Hallâj. Dîwân. Trad. et présenté par L. Massignon. Collection Documents spirituels. Cahiers du Sud, Paris, 1955.

H.J. = De l’Homme universel. Par « Abd Al-Karîm Al-Jîlî. Traduit de l’arabe et commenté par Titus Burckhardt. Alger-Lyon, 1953.

Im. = L’Imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn « Arabî. Par Henry Corbin, Flammarion, Paris, 1958. Rééd. 1976.

Kh. = René Khawam. Propos d’Amour des Mystiques musulmans. Éd. de l’Orante. Paris, 1960.

O. = Odes mystiques de Mawlânâ Djalâl-od-Dîn Rûmî. Traduction et notes par Eva de Vitray-Meyerovitch et Mohammad Mokri. Ed. Klincksieck, Paris, 1973.

Sag. = La Sagesse des prophètes. Par Muhyi-d-dîn ibn « Arabi. Traduction et notes par Titus Burckhardt. Albin Michel, Paris, 1955.

Un. = Le Traité de l’Unité, dit d’Ibn « Arabî. Trad. Abdul-Hâdi. In Le Voile d’Isis, janv.-fév. 1933. Repris et attribué à Al-Balabanî, Éditions Orientales, Paris, 1977.





II

LE VIDE

Le Vide Expérience spirituelle en Occident et en Orient215





LE VIDE, LE RIEN, L’ABÎME.

[Lilian Silburn]216.



L’expérience spirituelle est bien plus une expérience de plénitude qu’une expérience de vide ; pourtant l’une n’est pas possible sans l’autre, la vie mystique étant constituée par une alternance ininterrompue de vides et de pleins qui vont s’approfondissant de concert.

Avant d’entrer dans cette vie nouvelle, on ne peut imaginer ni se faire quelque idée, même approximative, du vide mystique, car on voit seulement des reflets de surface, jeux de lumières et d’ombres sur un écran qui n’offre qu’une illusion de profondeur ; mais dès que l’on aborde la vie réelle, l’écran s’évanouit, une troisième dimension se présente soudain, tout se creuse, s’approfondit, l’espace s’ouvre à l’infini, devient ce domaine immense dans lequel vacuité et plénitude prennent un sens parce qu’elles touchent à l’être substantiel.

Ainsi le vide donne relief et intensité aux êtres et aux choses qu’il enveloppe, il les situe à leur juste place et permet leur vivante interpénétration. Vide ou énergie vacuitante, pénétration et plénitude dépendent donc les uns des autres et engendrent une manière très nouvelle d’éprouver et de comprendre. Dès que les cavernes de l’entendement et de l’imagination sont vacantes, l’essence divine se révèle ; mais on pourrait aussi bien dire qu’une chose indicible s’infuse constamment dans l’intime de l’être et le vide de son contenu ; trop subtile pour être appréhendée, elle produit l’impression d’une étrange vacuité ; reconnue ensuite, elle devient plénitude ; trop puissante, elle cause ivresse, extase et ravissement. Mais à leur tour, des états qui ont d’abord fulguré comme plénitude apparaissent comme vide une fois dépassés.

En fait le vide mystique est d’une richesse inépuisable. Les pages qui suivent ne peuvent en donner que quelques aperçus, illustrés par des impressions vécues de nos jours et par des expériences très vivantes de grands mystiques d’autrefois. [16] 217.

Mon but est de souligner l’importance du vide dans l’expérience spirituelle de tous les âges et de tous les pays sans prétendre aucunement à une étude de mystique comparée.

Il a paru nécessaire de consacrer une première partie à définir certaines modalités du vide, qui se retrouvent d’un bout à l’autre de la vie mystique, avant d’aborder les vacuités qui en caractérisent les diverses phases.



LES MODALITÉS DU VIDE

CONCENTRATION MENTALE ET VIDE MYSTIQUE SPONTANÉ

Le terme « vide » prête à équivoque. Il faut donc distinguer le vide mort et stérile de la concentration volontaire du vide spontané, vivant, qui apporte des énergies. Le premier vide mental acquis par un effort intense et persévérant vise à l’inhibition ou à l’arrêt de la pensée ; c’est un vide ponctiforrne où la conscience se resserre et se rétrécit sur un point. Par contraste avec cette vacuité rigide, figée, fermée sur soi que caractérise la contraction, le second vide, mobile et fluide où la conscience se relâche, s’élargit, est « ouverture », car il n’a pas de limite.

On peut encore préciser : si dans le vide-concentration le moi est actif et le vide immobile, dans le vide spontané au contraire, le moi est passif et le vide dynamique.

Je fabrique le premier, j’accueille et reçois le second.

Le vide mental dont les adeptes du hathayoga sont souvent victimes n’a rien du véritable samādhi. Il ne conduit jamais à la plénitude ; en fait il ne mène à rien si ce n’est à faire échec au véritable vide.

Ruysbroeck dénonce ce' vide absolu' où demeurent sans connaissance et étrangers à toute vertu certains hommes qui se prennent pour des saints et s’adonnent au recueillement habituel au-dessus des images sensibles :

«... On rencontre d’autres hommes qui… au moyen d’une sorte de vide, de dépouillement intérieur et d’affranchissement d’images, croient avoir découvert une manière d’être sans mode et s’y sont fixés sans l’amour de Dieu. Aussi pensent-ils être eux-mêmes Dieu… Ils sont élevés à un état de non-savoir et d’absence de modes auxquels ils s’attachent ; et ils prennent cet être sans modes pour Dieu. » 218.

[17] D’après un maître tibétain :

« La cessation du processus de la pensée peut être pris à tort pour la quiescence de l’esprit infini qui est le but véritable. »219.

Les bouddhistes chinois eux aussi mettent en garde contre la « concentration » qui, s’accompagnant d’activité mentale et d’effort, vise à s’emparer de la vacuité :

« S’il en est qui, accroupis, figent leur esprit pour entrer en concentration, fixent leur esprit pour regarder la pureté… ramassent leur esprit pour avoir l’expérience intérieure, toutes ces pratiques font chez eux obstacle à la bodhi (éveil). »220.

Houei-neng disait aussi :

« Fixer son esprit et contempler la pureté, c’est une maladie et non pas du dhjāna. Quel progrès fait-on vers l’absolu en astreignant son corps à rester longtemps accroupi ? »221.

La même erreur se renouvelle d’ailleurs tout au long de la voie : après ceux qui figent leur esprit pour saisir la concentration, d’autres mettent leur esprit en mouvement, le contemplent et « saisissent la vacuité », à moins qu’ils ne s’identifient à elle. Certains, ayant passé par-delà erreur et éveil « sans pénétrer leur nature foncière, demeurent dans le non-être et se confient à la vacuité » (p. 46).

Par contraste avec le vide passif issu de l’activité mentale, le Vide mystique ne résulte jamais d’un effort, on ne peut pas même le provoquer ; il s’établit soudain, sans qu’on le cherche, sans qu’on le désire. En conséquence les maîtres des disciplines les plus diverses, chrétiens, Indiens, musulmans et autres font dépendre ce vide de la grâce, pur don gratuit et indéterminé. En agissant, la grâce commence par précipiter qui la reçoit dans le vide ou ce que l’on appréhende comme tel lorsque l’agitation a pris fin. En effet la grâce est infiniment délicate, elle pénètre [18] de façon trop intime, trop silencieuse pour qu’on la décèle. Perçue ou conçue, elle n’aurait rien de suprême. Sens, mémoire, imagination, pensée, intuition ne peuvent l’appréhender ; mieux encore, dès que la grâce s’infuse dans les profondeurs du Soi, ces facultés se trouvent privées de leurs activités. N’éprouvant rien, on se croit vide :

« Si l’effort tendu vers une tâche, un devoir à accomplir est anéanti, l’ignorant imagine que lui aussi est réduit à rien. Il n’en est pas de même quant à la Réalité intériorisée, siège de l’omniscience : elle ne peut jamais être anéantie, puisqu’elle est la seule chose que l’on puisse percevoir » (Spandakārikā, I, 15-16).

Plus tard les effets de la grâce, devenus sensibles, se manifestent clairement.

À l’inverse de la vacuité d’ordre mental où l’on s’efforce de lâcher prise en vue de faire le vide, ici c’est le vide qui permet de lâcher prise : les plongées dans le vide, semblables à des morts répétées, dégagent de l’emprise du moi et des choses tandis que les liens tombent d’eux-mêmes. Par la voie d’indifférenciation, ce vide dynamique va anéantissant et consumant tout ce qui n’est pas l’essentiel ; il supprime la dualité moi et non-moi et livre accès à l’immensité et à la liberté.

S’il peut être qualifié de dynamique, c’est moins à cause de son pouvoir destructeur que de la vibration qui en forme le trait distinctif. Pas de vibration sans un vide préalable et pas de vide fécond sans vibrations. En effet, sitôt les mouvements grossiers disparus, la vibration se fait sentir.

Les mystiques vivantes non les spéculations sclérosées reconnaissent toutes l’importance de la vibration dans une expérience vécue, vibration signifiant toujours une certaine prise de conscience subtile qui permet de franchir les états de vacuité. Les çivaïtes du Cachemire la nomment spanda, sphurattā et en font la pierre angulaire de leur système. C’est aussi le zikr du cœur et de l’intime des sūfī, l’ébullition du pèlerin russe. Or, la vibration qui apparaît dès le début est très importante ; plus on avance dans la vie mystique et plus cette importance s’affirme. C’est au sommet de la vie spirituelle que nous conduit saint Jean de la Croix lorsqu’il compare l’Esprit-Saint à un feu d’amour pénétrant d’abord l’âme pour la purifier ; flamme destructive et douloureuse qui engendre le vide durant la Nuit spirituelle, elle prend ensuite l’aspect d’une « vive flamme d’amour » :

« Plus l’âme est purifiée dans sa substance et ses facultés… plus aussi la Substance divine l’absorbe d’une manière profonde, subtile et élevée dans sa divine flamme. Durant l’absorption de l’âme dans la Sagesse, l’Esprit-Saint met en mouvement les vibrations glorieuses [19] de sa flamme. L’âme resplendit au-dedans des Splendeurs de Dieu. Les mouvements de cette flamme divine sont des vibrations, des jets de flamme que l’âme transformée en flammes n’est pas seule à produire. Elle le fait conjointement à l’Esprit-Saint. »222.

Par cette vibration, le mystique échappe à l’écueil du vide stérile et passif, véritable piège pour qui manque d’ardeur et se refuse à sortir des limites de l’ego. Afin de rendre la conscience vibrante et, de ce fait, vigilante, certains maîtres sūfī accumulent des vibrations dans le cœur de leur disciple en remplissant son souffle d’une énergie qui, selon leur expression, « l’électrifie ». Le souffle vibrant se répand peu à peu dans le corps et, lorsque la personne est entièrement pénétrée de vibrations, elle est mûre pour la surconscience de l’éveil du Soi.

Notons enfin une autre différence fondamentale entre ce vide et le simple vide mental : il s’accompagne de plénitude, soit que plein et vide alternent, soit qu’ils coexistent, des vides de durée variable parsemant un fond ininterrompu de plénitude apaisée, ou inversement, un fond de vacuité se trouvant jalonné de moments de plénitude.

ASPECTS PASSIF ET ACTIF DU VIDE MYSTIQUE

Outre le vide dû aux efforts de la concentration, il existe des vides mystiques, quiétudes inertes, bonnes en elles-mêmes parce que favorables au dépouillement de l’esprit, mais qui deviennent de dangereuses erreurs si l’on s’y attarde. De grands mystiques comme Ruysbroeck mettent en garde contre elles : il condamne ceux qui, repliés sur eux-mêmes, demeurent assis, immobiles et oisifs, pensant s’évanouir à eux-mêmes en s’enfonçant dans un repos naturel et dans un vide intérieur total :

« Ce repos n’est pas chose permise, dit-il, car il engendre en l’homme aveuglement et ignorance ainsi qu’un affaissement sur soi-même dans l’inaction. Une telle tranquillité est oubli de Dieu, de soi-même et de toutes choses… elle est exactement le contraire du repos surnaturel qui consiste à se fondre d’amour, avec un regard nu, dans l’incompréhensible Clarté. Et ce repos en Dieu, plein de recherche, plein d’ardeur — qu’on poursuit de plus en plus après l’avoir trouvé, dépasse le repos de la simple nature, autant que Dieu l’emporte sur toutes les créatures. »223.

La quête d’une paix toujours nouvelle n’est pas la stagnation dans un état que dénoncent aussi les bouddhistes chinois du Grand Véhicule [20] :

« Les Çrāvaka cultivent la vacuité, demeurent dans la vacuité et sont liés par elle. Ils cultivent la concentration, demeurent dans la concentration et sont liés par elle. Ils cultivent la tranquillité, demeurent dans la tranquillité et sont liés par elle… »224.

Les philosophes çivaîtes du Cachemire distinguent eux aussi deux sortes de vide : l’un çūnya, vide proprement dit, et l’autre anākhya « indicible », vide fécond entre tous.

Le premier vide, qui efface momentanément la dualité du corps et du monde extérieur, n’a pourtant rien d’un néant puisqu’il renferme des vestiges de la dualité, attachement au moi et aux êtres ou aux choses, dont on n’a pas connaissance en temps ordinaire parce que trop enfouis, mais qui émergent à certains moments difficiles. Est un adepte du vide (çūnyapramātri), nous le verrons, celui qui y demeure conscient. Par contre, un tel vide sera mort et stérile pour qui y perd toute conscience. Sur le plan cosmique, de même, le Sujet universel, conscient du Vide transcendant et total, a rompu sa relation avec l’univers diversifié, on le nomme en conséquence anāçritaçiva.

Le second vide, mais peut-on en toute rigueur le désigner ainsi ? c’est' l’indicible' qui constitue en dernière analyse l’essence indifférenciée de la Conscience ; bien qu’insaisissable, on ne peut le nier puisqu’on en a en quelque sorte conscience. Il correspond au Rien dynamique sur lequel je m’étendrai plus loin. Comme le vide précédent, il se présente à des niveaux différents de l’expérience mystique ; mais si la Réalité qui se dévoile à ces niveaux est la même, elle varie pourtant en intensité, en expansion, en libre spontanéité. Le monde, qui était ignoré et parfois repoussé dans le vide proprement dit, se trouve ici assimilé par la conscience dès que les vestiges de la dualité, notions erronées et attachements, ont disparu. Le yogin peut dès lors appréhender le monde tel qu’il est, en jouir, le conquérir puis s’en détacher. Sa certitude est absolue du fait qu’il adhère parfaitement au Réel, indicible et certitude (pramiti) se montrant toujours indissociables.



Abhinavagupta 225 ne s’intéresse qu’à « l’indicible » et considère avec méfiance le vide (çūnya) dont il connaît trop les pièges. Il refuse même de l’utiliser comme un moyen d’accès vers l’Indifférencié.

Cependant une ancienne école çivaïte, le Krama, lui accorde une certaine importance à condition de le dépasser, car s’il offre de réels dangers [21] pour qui, manquant de courage et d’audace, s’y enlise, il permet néanmoins de lâcher prise : le yogin ne se cramponne plus au moi ni aux choses, et découvre la tranquillité, l’absence de dispersion et un silence apaisé. Nous verrons aussi que la coagulation des doutes et des difficultés s’effectue dans ce vide et qu’il mène à la fonte propre au vide indicible.

En outre il se présente naturellement aux moments essentiels de la progression : le mystique ne peut en effet parvenir à un niveau supérieur sans quitter le niveau inférieur et, cette transition étant vécue comme un vide, il demeure plus ou moins inconscient entre un domaine dépassé et un autre non encore exploré qui s’instaure lentement, de nature plus subtile que le précédent, et que seule une intuition fine et bien exercée peut discerner. La pensée ne sait plus que penser, la volonté que désirer, le cœur qu’aimer, les facultés n’éprouvant donc que vacance.

À ces deux sortes de vide (çūnya et anākhya) président deux énergies divines opposées que nous allons envisager successivement : le vide passif se rattache à l’énergie divine de négation et d’exclusion (apohanaçakti) qui délimite l’Essence une et indéterminée ; le vide dynamique infiniment précieux, « l’indicible », relève de l’énergie accueillante, la grâce, qui unifie et fait fondre les différenciations. L’énergie d’exclusion écarte, repousse, nie (apoh) et engendre le vide en cachant la plénitude originelle : elle cristallise et exclut en cernant ou en traçant des limites là où « il n’y en a guère. Cette énergie, partout à l’œuvre dans les états de veille, de sommeil et dans les diverses vacuités, transforme la vibration consciente de haute fréquence le spanda en un mouvement ralenti, oscillant entre les deux pôles du sujet et de l’objet ; elle fait du grand souffle indifférencié de vie cosmique (prānana) le mouvement alternant, en constant déséquilibre, de l’inspiration et de l’expiration. La vibration naturellement apaisée n’est plus qu’agitation et l’homme, pris dans l’étau d’un déterminisme à double pôle, ne peut se fixer dans l’Un. Ainsi l’énergie d’exclusion détermine alternative et doute 226 : tout exclut tout, non seulement dans le temps, mais dans l’espace. Si la pensée dualisante propre à la veille se calme, les souffles s’équilibrent, s’unifient en un seul point et deviennent le souffle égal (samāna) de l’homme profondément endormi ou demeurant dans un vide mystique passif tel un cocon où s’arrête l’impact du monde ; mais, au sortir de ce vide, oscillation et [22] alternative réapparaissent sans avoir perdu leur emprise. Ainsi ce vide horizontal ne peut à lui seul donner accès à une réalité supérieure.

Un Tantra faisant allusion à l’énergie d’exclusion qui agit par cristallisation déclare :

« Celui qui apprend de la bouche d’un maître ou des livres sacrés ce que sont l’eau et la glace, n’a plus de devoir à accomplir, cette présente naissance sera pour lui la dernière. »227.

La Réalité est en effet comparable à une eau vive éternellement jaillissante que l’énergie coagulante transforme en glaçons. L’eau continue à couler, mais l’homme de désir, afin de s’en emparer, la transforme aussitôt en un morceau de glace, car son moi rend inerte tout ce qu’il touche. La grâce, au contraire, permet de percer entre les glaçons et d’atteindre l’eau vive en plongeant dans le vide ineffable, vide dynamique et vertical, par contraste avec le vide passif horizontal de l’énergie d’exclusion. À la grâce correspond un souffle différent, issu du samāna équilibre des forces en un point et nommé udāna parce qu’il s’élève tout droit. Ce « feu central » fait fondre les glaçons de la multiplicité en suscitant une vibration de plus en plus subtile dans les divers centres du corps, à mesure qu’il se creuse un passage vers le sommet du crâne.

La conscience fine et délicate, coulée vivante et non plus cristallisation stérile, recouvre sous l’influence de la grâce sa vibration initiale, spanda primordial ou Vie cosmique, dans laquelle tous les souffles ne forment qu’un. Au souffle udāna répond l’extase libre de notions (nirvikalpasamādhi) et le vide dynamique d’une paix lucide et consciente. Des profondeurs insondables de ce vide indicible l’acte jaillit comme une flèche, instantané, sans devenir et imprévisible parce que spontané.

VIDE INTERSTITIEL

Est qualifié de roi parmi les yogin l’être audacieux qui délaissant d’un coup tout support, se détournant des moyens qui lui servirent à faire le vide, ne s’attache pas même à Çiva conçu comme l’objet de sa contemplation. Il est tellement épris d’unité et d’absolu que, dans son élan fougueux vers Çiva, il écarte brusquement les altematives et se forant dans l’entre-deux un passage voie interstitielle ou indicible vide il se précipite dans le domaine du milieu (madhyamapada) qui n’est autre que sa propre essence, origine dont toute chose rayonne. [23]

Il s’y installe définitivement et, de là, il répand sur les extrêmes qu’il avait repoussé, la lumière resplendissante du Centre. Puis, Centre et extrêmes unifiés en une seule clarté s’évanouissent, la pensée illuminée s’effaçant devant l’indestructible lumière.

Le yogīndra jouit alors de la liberté absolue découverte au cœur de l’univers dès qu’il échappe à l’engrenage inexorable du temps et du déterminisme causal, vivant dans un instant éternel.

Ainsi quelques êtres d’exception n’ont pas à franchir laborieusement les vides étagés ou samādhi passifs ; non retenus par doutes et fluctuations, irrésistiblement attirés vers le Centre, ils s’élancent de vide indicible en vide indicible tant est grande leur impatience et parfaites leur foi et leur certitude.

Certains Chrétiens tel l’auteur du Nuage d’Inconnaissance préconisent la percée dans l’entre-deux. À un jeune ami qui, hésitant entre jeûne et nourriture, silence et conversation, solitude et compagnie, lui avait demandé conseil, ce maître anonyme répondait en espérant qu’il ne serait pas « assez ignorant pour se lier par des vœux contrefaits à de pareilles singularités », car, sous couleur d’une sainteté qui ne serait en fait qu’un « pieux esclavage », il n’y aurait là que « destruction définitive de cette liberté du Christ qui est le vêtement spirituel de la plus haute sainteté. . . ». [24]

Et voici quel était son enseignement :

« Lorsque tu vois que ces pratiques peuvent avoir un usage bon ou mauvais, je t’en prie, laisse-les toutes les deux, car c’est le mieux que tu puisses faire si tu veux rester doux et simple (meak). Et laisse aussi les considérations et la curiosité de ton esprit qui veut savoir laquelle est préférable. Mais agis plutôt ainsi : mets l’une dans une main et l’autre dans l’autre, et choisis quelque chose de caché entre les deux, et qui, une fois obtenu, te permettra, en toute liberté d’esprit, de te saisir de n’importe laquelle des deux, selon ton propre gré et sans encourir aucun blâme.

« Tu me demanderas alors ce qui est caché là, et je te répondrai : c’est Dieu Dieu pour qui tu dois te taire s’il te faut te taire ; pour qui tu dois parler s’il te faut parler ; pour qui tu dois jeûner s’il te faut jeûner et manger s’il te faut manger.., et ainsi de suite… Car le silence n’est pas Dieu et la parole n’est pas Dieu… et il en est de même pour toutes ces paires d’opposés. Dieu est caché entre les deux, et aucune opération de ton âme ne peut le trouver, mais seulement l’amour de ton cœur. »228.

Ce choix de Dieu, réalisé en écartant les extrêmes pour passer entre eux, se fait à l’aide du trait acéré et aveugle d’un amour ardent, lequel ne manque jamais son but. Puis, quand on a découvert Dieu dans l’entre-deux, on le découvre dans les extrêmes ; que l’on jeûne ou mange, peu importe, la plénitude ne varie guère : « Choisis-le donc et tu parleras tout en gardant le silence, tu seras silencieux tout en parlant ; tu mangeras tout en jeûnant et tu jeûneras tout en mangeant et ainsi de suite. » Tel est aussi le sens de la « voie du milieu » enseignée par les Bouddhistes Mahāyāna : « ne pas s’attacher à la vacuité et ne pas saisir la non-vacuité, voilà l’illumination subite ». La vérité du chemin du milieu c’est seulement, d’après Chen-Houei, voir l’absence de pensée229.

Mais par-delà encore, dès que les extrêmes être et non-être, vue interne et vue externe sont à jamais abolies, le chemin du milieu, lui aussi, disparaît : l’esprit n’étant plus prisonnier ni de la quiétude, ni de la distraction n’est que vacuité. En l’absence de pensées erronées, l’Éveil à son tour s’évanouit. C’est à cela que nous reconnaissons notre esprit propre, c’est là l’égalité d’esprit ultime (samatā).

Alors le mystique « plongé dans une quiétude constante, atteint l’immense, l’illimité, le permanent et l’immuable. Pourquoi cela ? À cause du caractère insaisissable de la pure substance de notre nature propre… »230.

Ces modalités du vide une fois définies, voyons comment on peut caractériser les diverses vacuités qui jalonnent l’itinéraire mystique.

Ruysbroeck distingue trois degrés élevés de la rencontre divine : le premier degré est un repos d’amour pur et essentiel. Le second, un sommeil en Dieu lorsque l’esprit se perd lui-même sans savoir ni qui, ni où, ni comment. Le dernier degré dont on peut encore parler, celui où l’esprit mort et éperdu plonge dans la ténèbre, un avec Dieu sans différence ni distinction, c’est la profondeur de l’abîme dans lequel il doit mourir en béatitude et revivre en vertus, c’est à dire actif dans la vie ordinaire, accomplissant spontanément ce que Dieu veut et comme il le veut231.

Suivant un plan analogue, mais en envisageant le vide par rapport aux niveaux de conscience et d’inconscience, j’étudierai d’abord les vides du dénuement, associés à la conscience ou à une demi-conscience ; puis [25] les vides totalement inconscients qui mènent au Rien ; enfin le Rien et son efficace, c’est-à-dire, sur un fond permanent d’inconscience, connaissance et activité revenues, mais transfigurées.





VIDE DU DÉNUEMENT

Ce vide s’établit en trois étapes : détachement apaisé à l’égard du monde et du moi la conscience se vide de son contenu habituel ; « coagulation » des doutes qui purifie la subconscience ; nuit spirituelle qui s’attaque au « sentiment et à la connaissance nue de l’être propre », l’ego s’effaçant à son tour.

VIDE ET DÉTACHEMENT DE LA QUIÉTUDE

En ce premier vide, le Soi est saisi dans son intimité apaisée ; le cœur repose dans la douceur d’un calme vide et silencieux ; les préoccupations s’évanouissent comme par magie ; on y jouit sans se lasser de la simplicité de sa nature, de l’essence nue de son être. On y est conscient, mais sans faire acte de conscience.

Les bouddhistes désignent par le terme dhyāna « la quiétude foncière et l’absence d’activité mentale » et la considèrent comme le « véritable samādhi de l’esprit » par contraste avec « la concentration du moi (intéressé) » 232 où subsistent effort et activité mentale. Par suite de cette concentration (samādhi), il n’y a plus de distinctions (vikalpa). Vacuité et quiétude originelles : voilà l’illumination subite233.

En effet, c’est en ce vide que le mystique s’exerce inconsciemment à une appréhension subtile, son intuition devient ténue, délicate, la fine pointe de son esprit s’aiguise et il parvient à s’emparer de l’acte jaillissant et à vivre l’instant à mesure qu’il surgit. Plus tard, ce même vide s’approfondit au point de permettre un « agir sans agir » dès qu’attachements et artifices ont disparu.

Les mystiques comparent cette phase au sommeil, yoganidrā des Indiens, état crépusculaire entre l’agitation de la veille et l’inconscience du sommeil sans rêves. Bien qu’exempt de pensée (nirvikalpa) on ne doit pas le confondre avec l’extase sans pensée dualisante à laquelle d’ailleurs il peut conduire lors de l’illumination de la Conscience. [26]

Le yogin plongé en ce sommeil, ayant tout oublié, jouit d’un état que les Upanishad décrivent comme la gaine de félicité. C’est probablement à cette même félicité qualifiée de totale (nirānanda) que fait allusion Abhinavagupta : elle apparaît dans le vide au moment de l’arrêt complet du souffle234.

Tantôt surnage seule une connaissance obscure se détachant sur un fond de vacuité, tantôt une impression d’activité si connaissance et désir se sont évanouis. Les uns n’éprouvent aucun sentiment agréable. Les autres ressentent un plaisir qui dépend du souffle devenu égal au moment où inspiration et expiration s’apaisent dans la vacuité du cœur, hors d’atteinte des sens et de la pensée. Généralement, corps et monde extérieur demeurent à peine perceptibles, à l’arrière-plan.

L’auteur du Nuage d’Inconnaissance dans son Épître à la direction intime (ch. VI) conseille de n’éprouver aucune confusion à s’endormir dans une aveugle considération de Dieu tel qu’il est, puis il ajoute :

« Et c’est à juste titre que l’on compare cette œuvre au sommeil, car de même que, dans le sommeil, cesse l’usage des sens corporels afin que le corps puisse se reposer en nourrissant et fortifiant la nature corporelle ; de même, dans le sommeil spirituel, les vaines recherches de nos esprits égarés, les raisons imaginaires, sont tout à fait paralysées et réduites à néant, afin que l’âme simple puisse dormir doucement et se reposer dans la contemplation aimante de Dieu tel qu’il est, en nourrissant et fortifiant pleinement la nature spirituelle. »235.

Sainte Thérèse d’Ávila appelle un tel repos' sommeil des puissances' :

« Je dis sommeil, écrit-elle, parce qu’il semble, en effet, que… l’âme est comme endormie ; elle ne dort pas complètement et elle ne se sent pas non plus éveillée. »236.

Les taoïstes aussi font grand cas de la paix dans le vide, état indéfinissable où l’on arrive à s’établir. Quelqu’un demanda à Lie-tzeu :

« Pourquoi tenez-vous le vide en si haute estime ? Le vide, répondit Lie-tzeu, ne peut être estimé pour lui-même, mais pour la paix qu’on y trouve… Si l’on veut être sans nom, rien ne vaut le silence, rien ne vaut le vide. Par le silence on atteint ses demeures. Mais celui qui prend, celui qui donne perd ses demeures » (ch. I).

Et Tchoang-tzeu disait que pour se laisser aller au fil de l’évolution universelle et devenir un vrai sage, il suffisait d’oublier les êtres, d’oublier [27] le Ciel, de s’oublier soi-même. Par cet universel oubli, l’homme s’identifie au Ciel (ch. XII).

De façon concise, les maîtres taoïstes dégagent les traits distinctifs de ce premier vide : paix, silence, découverte de ses propres assises et oubli s’étendant à tout.

Voici maintenant quelques témoignages modernes à ce sujet :

« Durant quelques années j’ai vécu dans un état crépusculaire : effacées les modalités ordinaires de la conscience : impressions sensorielles, désirs, images, souvenirs. Ma pensée ne fonctionnait guère. Si une idée même insignifiante se présentait, elle m’accablait d’un poids insupportable. J’avais perdu tout intérêt à l’égard de mon corps et de mon entourage. Je demeurais des heures sans bouger, sans cligner des paupières, savourant chaque seconde à la fois, sans me soucier ni du passé ni de l’avenir ; j’étais infiniment heureux et ne faisais jamais aucun projet, moi précédemment si actif et incapable de rester un seul moment tranquille. Je gardais juste assez de conscience pour effectuer les tâches immédiates et indispensables, mais de façon automatique et lente, dans l’oubli perpétuel et une grande vacance.

Je n’entrais pas dans ce vide de temps à autre, j’y vivais, tout en côtoyant sans cesse la plénitude, car m’enfonçant soudain dans un vide plus profond, j’émergeais dans la plénitude, vide et plénitude constituant un cycle déterminé.

Je me mouvais comme en un rêve, dans un univers ouaté, estompé, errant pendant des heures, marchant très vite ou très lentement, voyant sans voir et à quelques pas devant moi, juste ce qu’il fallait pour éviter l’obstacle, mais sans reconnaître les passants ni pouvoir formuler une parole. La conscience qui surnageait en ces états variait selon les heures : tantôt je ne percevais que ma propre respiration si légère dont la douceur m’enchantait. Le plus souvent j’éprouvais une vibration continue procédant du cœur. À d’autres moments j’avais l’impression de flotter, allégée de tout poids, dans une immensité sans limites. Vacuités légères, transparentes… vacuité opaque, vacuités à perspectives infinies qui amènent la conscience à se dilater divinement.

Tantôt n’affleurait en ce vide qu’une impression ténue de félicité dont je ne pouvais dire si elle était continue ou sujette à interruption. Tantôt s’imposait uniquement une conscience uniforme dégagée de toute spécification, celle de mon immuable essence. »

Après ce récit d’ordre général, portant sur une expérience de longue durée, voici des exemples d’approfondissement du vide au cours de moments d’absorption, tels qu’une autre personne les rapporte :

« Juin. Je prends conscience d’un feston de petites pensées légères qui frémit sur le bord de ce fond de grand vide. Je prends conscience au-dessous : c’est un frissonnement de jubilation impalpable. Je regarde plus profond encore : fine, à peine perceptible, mais puissante, vibration [28] au tréfonds du cœur. C’est elle la source. (J’ai pris conscience dans le but de répondre à votre question, normalement je serais restée dans un vécu direct sans ces prises de conscience qui toutefois, le vide étant bien établi, n’ont rien dérangé. Elles-mêmes sont d’ailleurs fines et subtiles, et surtout comment dire ? Elles n’engagent pas l’ego : elles fusent et retombent sans le provoquer à réaction, car il dort d’un grand sommeil peut-être est-ce cela le fond de grand vide : le sommeil de l’ego qui entraîne la disparition de son champ habituel.)

« Juillet. Je m’abandonne au vide qui fait le désert autour de moi : plus de jardin ni de soleil… qui fait le désert en moi : plus de perception, pas même cette quête obstinée… qui fait un désert de moi, immensément, longuement. Mais voici que le vide s’est mué en félicité : au centre, au cœur de l’immense, quelque chose palpite et irradie, alors, peu à peu, presque insensiblement, tout mon être, si vide que je ne le sentais plus, se trouve envahi de paix, de joie et de douceur, le corps lui-même éprouve un bien-être souverain. En fait « paix », « joie » sont des aspects que j’isole, pour les besoins du langage, d’une totalité insécable, ce ne sont que des images d’approche, car l’impression est spécifique, indicible et foncièrement une.

« Printemps 1968. Pendant une grande partie de la nuit, samadhi d’une texture toute nouvelle et d’une ineffable délicatesse. Comme à chaque nouvelle étape, le vide change de qualité ou ce qu’on prend pour le' vide “, c’est-à-dire un vidage de tout l’humain ou ce qu’on prend, à chaque nouvelle étape, pour « tout » l’humain. Plus ce vide se creuse, plus ce qu’il révèle est beau, inouï. Chaque fois c’est inattendu. Chaque fois c’est une merveille plus grande qui apparaît comme l’ultime vérité, l’ultime félicité. J’en prends une fine conscience qui pourrait ne pas avoir lieu, et par moments je prends une légère conscience de l’anéantissement, point trop, car si cette dernière durait ou se précisait, la félicité risquerait de s’atténuer. »

Remarquons au passage cette expérience assez peu fréquente de plénitude et d’anéantissement simultanés.

Une sensation de vertige accompagne souvent les états de vide ; elle peut même atteindre une grande intensité :

« Hier soir, dans mon lit, impression fantastique de vertige, comme si j’étais lancée en tous sens pendant une ou plusieurs minutes, violemment. Plus aucun point d’appui ni de référence : on ne sait plus si l’on a la tête en haut ou en bas ni s’il y a des côtés. À cette impression assez effrayante, je me suis abandonnée avec confiance, car j’ai compris de suite qu’elle était d’ordre mystique. »

On pourrait insister sur la plénitude de ces apaisements, pourtant leur valeur dépend du vide de plus en plus profond qu’ils comportent ; ce vide, en effet, non seulement permet l’éveil et ouvre la voie à la plénitude, mais il joue aussi un rôle de transformation radicale bien que [29] progressive, qui concerne la personne entière. Là, et uniquement là, tout se défait, tout change, là de nouveaux germes sont semés, croissent et s’épanouissent. Vacuité et subtilité s’approfondissent simultanément.

Dès le début, la pensée est touchée : préjugés, erreurs, étroitesses tombent ; une ample vision unifiée de l’homme et de l’univers se fait jour, se précise, supprimant angoisse et confusion. Plus tard, cette connaissance elle-même, intuitive certes, mais encore à double pôle, s’effacera à son tour devant la pure révélation du Soi, qui comble l’esprit plus qu’aucune connaissance ne peut le faire.

Sur le plan du cœur, la sensibilité et l’intuition s’affinent, les sentiments se décantent ; la passion ardente, la jalousie à l’égard de l’être aimé, le besoin de possession se calment et font place à une tendresse affectueuse où subsiste un certain attachement. Puis, lorsque les résidus du sentiment sensible et égoïste ont disparu, le sentiment qui demeure est si profond que le mystique en est à peine conscient ; il chérit l’aimé plus que lui-même puisque, sans hésitation, il se sacrifie pour lui. À ce stade il ne sent plus son amour, il ne le proclame plus, mais ses actes en portent témoignage. L’amour véritable commence ici, dans l’oubli du moi et de l’autre : plus de retour sur soi, plus d’objet séparé ; identifié à l’aimé, comment pourrait-il dire « j’aime » ? Comment pourrait-il penser à celui qui réside dans l’intime de son être, se confond à sa substance ? Alors, que l’aimé vive ou meure, qu’importe ! Ainsi le cœur est vraiment vide, il n’a plus ni passion, ni émotion, ni attachement. Quelque chose qui ressemble à l’amour le remplit, ou plutôt il n’est plus qu’amour.

Sur le plan de la volonté, il se passe une évolution parallèle à celle du cœur. La volonté n’est plus tendue vers ses satisfactions habituelles et cesse d’osciller sans fin entre prendre et rejeter ; elle s’assouplit et se dégage, orientée vers un seul but, obscur il est vrai. La vacuité porte ici sur l’intentionnalité, ce que l’Inde appelle arthakrijākāritva, ou « préoccupation prévoyante » de Heidegger, c’est-à-dire la préoccupation de l’homme pour son individualité en tant que telle. L’ego une fois éliminé, le Je profond se dévoile, libre des tourments vis-à-vis de soi et des autres, caractéristiques de l’ego.

Ainsi, l’attitude générale à l’égard de la vie se modifie, mais pour que pensée, cœur, volonté, activité soient réellement purifiés, il faut que le vide, s’étendant aux couches du subconscient, recéleur des conditionnements auxquels nous obéissons d’ordinaire, opère (après une phase d’affleurement au niveau conscient) leur dénouement puis leur effacement, selon un processus que je nommerai « coagulation », en empruntant ce terme à l’école çivaîte Krama. Peu de mystiques échappent à ce travail [30] dramatique et douloureux. Le vide spontané présente en effet deux pôles de coloration opposée : l’un, qui vient d’être envisagé, tend vers la félicité ; aussitôt les préoccupations disparues, les tendances fusionnent dans un bonheur apaisé et très pur où l’on se sent léger et libre ; l’autre, dont l’étude va suivre, s’accompagne d’un sentiment d’abolition, ayant pour tonalité angoisse et tension pour la première phase, et désespoir implacable pour la seconde. L’ego est alors en travail.

VIDE ET COAGULATION

Le système Krama fait allusion à la coagulation dans ses hymnes à la déesse Kālî 237 et la désigne par le terme rodhana. Lorsque le yogin pénètre dans le vide, il est à son insu la proie de tendances et vestiges obscurs et sans objet, ensemble de craintes, de doutes, d’habitudes de penser, d’attachements sournois, ainsi que des impressions subtiles déposées par les événements passés. Ces résidus inconscients, imprégnations (vāsanā et samskāra) constituent des obstacles épars et informes auxquels le yogin ne peut s’attaquer ni durant la veille, où son activité trop tendue ou trop dispersée les recouvre, ni durant le sommeil sans rêve, faute d’une attention vigilante, ni non plus durant les rêves, où la coagulation s’effectue, mais partiellement et de façon fugace, sans la prise de conscience qui facilite le dénouement des nœuds. Même dans les états mystiques conscients et apaisés, il ne consent pas à coaguler ses doutes et à faire face à ses difficultés de peur de retomber dans le devenir et ses soucis. En conséquence, sorti de l’absorption paisible, il redevient esclave de ses habitudes et ne progresse pas. C’est donc uniquement dans un vide spécifique, à demi conscient et comparable au sommeil, que les résidus prendront consistance, et pour celui-là seul qui vit dans la quiétude et qui a un maître averti. Étant donné le désencombrement des tendances grossières de la veille, quand pensées, distractions, sentiments s’atténuent, la coagulation peut se faire. Alors les doutes et les problèmes se réveillent et sont dragués jusqu’à la surface en vue de les mieux détruire. Le yogin coagule l’ensemble des résidus sur un point vital : jalousie, peur de la mort, etc., où son être tout entier se ramasse dans la lutte, bloqué avec intensité sur un seul doute devenu une véritable obsession.

Signalons ici plusieurs dangers : s’il n’a pas de maître, les forces inconscientes qu’il éveille peuvent le dépasser ; si, d’autre part, la coagulation dure indéfiniment, il n’échappe plus à la vacuité, le bloc forme [31] un obstacle invincible et, l’élan se trouvant brisé, le yogin s’enlise dans un vide stérile chaque fois qu’il se concentre ; ou encore, si la fonte s’effectue avant que la coagulation ne soit achevée, des cristallisations demeurent et le yogin devra recommencer, en des circonstances souvent défavorables.

C’est donc au moment précis où la coagulation atteint sa maturité que la fonte doit se produire spontanément. Avec un bon maître, coagulation et fonte se succèdent sans arrêt : le disciple concrétise doutes, alternatives, en fait un bloc, et dès que celui-ci a fondu, l’élan se renouvelle, la vie s’écoule librement et un grand progrès a lieu. Puis il recommence, mais à un niveau plus profond et plus subtil jusqu’à ce que son subconscient soit entièrement purifié.

Pour faire fondre l’obstacle des doutes, et par un vide devenu vibrant parvenir au vide indicible, il faut, d’après un texte sacré, l’élan aveugle d’un tourbillon (bhramavega) sans aucune discrimination, l’adepte portant à son paroxysme toute son énergie en vue de la ranimer et de la faire vibrer. Si la pensée surgit, la fonte sera interrompue.

Le système Krama 238 préconise de son côté de méditer sur la roue des énergies qui a pour moyeu le Cœur ou le Soi, Centre à partir duquel elle se meut très vite en tourbillonnant et se déploie en plusieurs cercles : pensée et organes sensoriels pour parvenir à la périphérie où le mouvement ralentit. Puis à nouveau s’effectue le retour vers le centre, à mesure que la vibration recouvre sa haute fréquence. Le déploiement correspond à la coagulation des alternatives, le reploiement à leur fonte. Afin de détruire les traces inconscientes et résidus de l’objectivité, l’adepte doit évoquer la roue sous son aspect grossier, c’est-à-dire tirer vers l’extérieur, ou la périphérie, les ultimes obstacles pour qu’ils se manifestent en toute leur puissance. Lorsqu’il en a pris une claire conscience, la roue, dans sa rotation de plus en plus rapide, entraîne les résidus vers le centre et les dissout. Le méditant ne perçoit plus alors ni objets, ni connaissances, le mouvement même semblant aboli tant la roue tourne vite, les différenciations happées par le Centre le Soi parfaitement révélé. La fonte achevée, le mystique pénètre en une fraction de seconde dans le Vide indicible.

Ce processus de coagulation et de fonte (rodhana et dravana de l’école Krama) est connu également du Bouddhisme Mahāyāna, qui le transmit par l’intermédiaire des Chinois aux maîtres du Zen ; il prit alors la forme du koan. [32]

Lorsque la coagulation est déjà bien avancée, s’étant effectuée sur des obstacles particuliers, le mystique n’est plus arrêté par aucune entrave détectable ; son être maintenant unifié et purgé, ne se présente plus qu’un empêchement : cet être même. Alors une nouvelle et demière coagulation reste à faire.

N’est-ce pas à cela que fait allusion l’auteur du Nuage d’Inconnaissance quand il recommande de se livrer constamment à la considération et à la contemplation aveugle du péché ramassé en un bloc, sans examiner tel ou tel péché en particulier ?

“... tu dois toujours sentir le péché comme une masse horrible et fétide, tu ne sais quoi, entre toi et ton Dieu ; et cette masse n’est autre que toi-même. Et tu dois considérer qu’elle est unie et congelée avec la substance de ton être, pour ainsi dire sans distinction » (ch. 43).

L’évocation du péché où le moi apparaît comme une charge pesante doit être ininterrompue, ainsi que la désolation spirituelle qui l’accompagne et dont dépend l’oubli de soi et de toutes les créatures :

« Si le sentiment et la connaissance nue de ton être propre étaient détruits, tous les autres obstacles le seraient du même coup » 239 (ch. 44).

La parfaite affliction spirituelle est donc pour le mystique « de savoir et de sentir non seulement ce qu’il est, mais (bien) qu’il est » 240 (ch. 44).

Il faut alors « une très grande tranquillité et une disposition, tant du corps que de l’âme, tout à fait saine et pure » (ch. 41), et le cri inlassable : « péché, péché ! » est « d’autant meilleur qu’il reste dans le pur esprit, sans aucune pensée particulière et sans être prononcé » (ch. 40).

La vigilance centrée sur l’oubli de soi-même et dans le désir de perdre le sentiment de sa propre existence doit se faire dans une sorte de vide ensommeillé et non dans la tension du corps et de l’esprit : « demeure assis tranquillement comme pour dormir, tout absorbé et plongé dans l’affliction » (ch. 44).

Ici comme dans le système Krama, semble-t-il, la coagulation est soumise à plusieurs conditions : elle doit d’abord s’effectuer dans le vide, pensée et sentiments habituels étant supprimés afin d’être mieux saisis en leur source ; quand toute manière de connaissance et de sentiment à l’égard des créatures a disparu, « l’œuvre » 241 que veut ce livre – [33] ébranlement soudain, élan nu et pur qui jaillit avec force vers Dieu s’accomplit dans l’oubli de soi et d’autrui, et dans le dégoût de tout ce qui n’est pas Dieu.

C’est donc « un aveugle élan d’amour » qui délivre du péché le pesant fardeau de soi-même obstacle à l’union définitive ; élan aveugle, car s’il était clair il relèverait de la pensée discursive, et lucide, il se confondrait avec l’extase ou vide indicible des çivaïtes.

Lorsque l’affliction s’intensifie au point de s’attaquer au « sentiment de l’être nu », elle se confond avec les tourments de la nuit mystique.

NUIT DE L’AMÈRE DESTRUCTION

Certains êtres n’ayant nul besoin de coaguler le doute vont directement de la félicité apaisée à la vacuité qui consume comme un feu dévorant. Comme ils n’ont pas perdu leur calme impassible, le vide leur semble d’autant plus pénible à supporter : en effet, ce qui était repos dans la plénitude devient immobilité dans un vide sans fond où ne règnent que nausée, impuissance et silence implacable. Tant que les pensées déferlent en une course éperdue, aucune joie, aucune douleur ne vous atteignent vraiment, de multiples distractions vous en tirent sans répit. Mais dès que l’on entre dans ce vide et son dénuement, ne peuvent subsister que bonheur parfait ou nuit de la mort.

Une grave erreur serait de confondre ce vide avec un retour à l’état normal précédant la découverte de l’intériorité, ce qui causerait seulement une détresse ordinaire. Le vide qui s’agrandit d’un coup et engloutit tout est d’une autre nature, il vous laisse désemparé, suspendu entre deux univers : l’un le monde que l’on a depuis longtemps quitté, l’autre, ce domaine illimité et obscur où l’on avance à tâtons, sans comprendre. Phase essentielle dans un total dépouillement intérieur, il dure de longs mois et même des années, c’est le « deshacimiento », « défaisance » de l’ego, purification passive si bien décrite par saint Jean de la Croix dans la Nuit obscure.

Si l’on ne peut en donner la moindre idée à qui ne l’a pas traversée, on peut essayer de déterminer son champ de mort : l’anéantissement n’épargne rien, le monde entier n’offre aucun intérêt, il semble vide, plus même il se défait en une constante annihilation contre laquelle on ne peut se défendre. Nul plaisir des sens ne vous attire, ni la musique ni la poésie tant aimées, ni les plus beaux paysages ; soucis et maladies vous laissent indiiférent. On n’aspire qu’à la mort.

Les facultés unifiées dans la paix à l’étape précédente sont désormais [34] paralysées ; elles ne veulent ni ne peuvent fonctionner, toutes également touchées et au même moment : mémoire, imagination, pensée se vident, d’où un oubli rongeant ; les idées se font rares et traînantes et l’on est comme précipité dans un gouffre dans lequel on perd pied sans pouvoir se raccrocher à l’armature protectrice des notions et des habitudes mentales. Le cœur est aride, sentiments et désirs le quittent. La volonté ne veut qu’une seule chose qui lui échappe et dont elle ne sait rien. Incapable d’accorder un regard à quoi que ce soit, on se sent dénué de tout, faible et inintelligent, égaré dans d’épaisses et lourdes ténèbres. Le moi se prend en dégoût. Mais ce sentiment d’indignité n’est pourtant pas d’ordre moral, car il ne s’y mêle aucune culpabilité ; plus profond encore, il tient à l’être même.

C’est ainsi que le mystique est dépouillé de toutes manières de comprendre et d’aimer, dans l’unité d’une profonde vacuité et dans la certitude du néant, un néant qui le mine sans répit ; il ne peut qu’attendre sans le moindre allégement, solitaire et indifférent, dans l’ennui et la misère intérieure.

Ce vide spécifiquement mystique, au cours duquel l’homme traverse la nuit spirituelle et supporte la destruction de son moi sans être lui-même détruit, doit se distinguer de cas en apparence voisins, mais en fait opposés. D’abord le vide intérieur du faux sage d’occident, vu à travers la littérature moderne ne relève même pas de l’annihilation de l’ego ; le moi exalté se défend et se drape dans son expérience d’absurdité, d’où une attitude cynique et sceptique. Les nuits, dont romans et essais contemporains 242 offrent des exemples, ne correspondent en aucune manière à la réalité que vit le mystique. Celui-ci n’a pas de lutte, d’angoisse, de doute, il est tellement au-delà ; il ne cultive ni n’exploite sa douleur bien que pas une seconde il n’y échappe. La vie ordinaire continue pour lui sans que ses amis s’aperçoivent de rien, car il ne paraît pas abattu ; il garde un sens de l’humour toujours prêt à fuser, à la façon d’un condamné à mort qui plaisante en dépit de son désespoir.

En second lieu, et ce cas illustre les graves dangers auxquels s’expose la destruction de l’ego, l’expérience spirituelle peut avorter si le processus s’arrête à mi-chemin. Que la première étape de pacification n’ait pas été assez poussée, et le mystique stagne dans le vide ; s’il n’a pas un maître capable de l’en tirer, il lutte alors pour rattraper ce qui lui échappe, d’où un état de vide terne et sans issue. [35]

Enfin la mélancolie offre un cas d’altération pathologique de l’ego qui peut, de l’extérieur, prêter à confusion avec la véritable nuit spirituelle. Pour le mélancolique tout s’effondre, y compris ses forces physiques ; dans une complète asthénie, la pensée ralentie, immobile et figé, il se concentre sur sa douleur et ressasse son indignité. Il se sent éminemment coupable, car il a perdu l’estime de soi en cela son ego n’est pas anéanti, mais dévalorisé, d’où l’aspect dramatique et spectaculaire de son deuil. Le temps arrêté, rien d’heureux ne peut plus se passer pour lui. Il reporte rétrospectivement son état actuel dans le passé et annule tout ce qu’il y avait de positif dans sa vie ; il n’y voit rien de bon, persuadé qu’il a toujours été coupable et malheureux. Le suicide que certains de ces malades commettent, loin de réaliser le dépouillement de l’ego, constitue l’acte égoïque suprême, une autopunition intense.

Le mystique au contraire a eu précédemment une longue expérience fondamentale de paix, de plénitude et de repos complet ; il possède la stabilité, ses tendances sont unifiées. Il sait qu’il a eu autre chose et se souvient, quoiqu’il ne puisse imaginer son bonheur passé. Même submergé par le sentiment de sa propre indignité, il ne doute pas, ne vacille pas. D’autre part, ce qu’il a perdu n’est pas l’estime de soi, c’est le divin, et tout au long de la nuit il reste branché, aimanté sur la Réalité éprouvée auparavant et qui n’a pas vraiment disparu bien qu’il se sente douloureusement privé de contact avec elle. Impuissant il assiste à la mort du moi, sans drame, sans autopunition, sans jamais se complaire à sa douleur. Il ne souffre d’aucun épuisement, ni d’asthénie, ni d’insomnies, s’adonnant sans goût à une activité normale.

Une autre différence est à noter : à l’inverse de ce qui se passe chez le mélancolique, le mystique, une fois la nuit achevée, découvre une plus grande plénitude, le calme est plus profond, le détachement plus complet. Il conserve le souvenir précis de cette vacuité et reconnaît combien elle lui fut précieuse ; comprenant son sens et sa valeur, volontiers il y retournerait : sans elle pas de mort totale à soi-même ni de véritable plénitude. Il faut être vidé de l’accessoire multiple pour être rempli de l’unique essentiel. Mais cet essentiel, on ne peut le reconnaître au début parce que trop délicat, insolite, et indifférencié ; on éprouve donc seulement le vide qu’il creuse afin de s’y loger.

Précisons enfin que pour le mystique, c’est le maître qui, sous l’influence de la grâce, précipite à un certain moment son disciple dans le vide et la nuit, et lui encore qui l’en tire dès que le vide a fait son œuvre ; il veille sur lui, inaccessible et silencieux, sachant combien cette phase importante comporte de dangers. [36]

Un tel détachement n’est pas à la portée de l’homme sans une intervention directe de Dieu ; lui seul, soutient Tauler, peut purifier l’esprit créé en l’arrachant à tout ce qui n’est pas l’absolue ténèbre et en le transportant au-dessus de l’être jusque dans l’Esprit incréé de Dieu. Au chemin lumineux Tauler oppose ainsi le chemin obscur des épreuves :

« Les hommes qui sont conduits par ce chemin ne doivent rien boire qui puisse produire en eux une ivresse, comme c’est le cas de ceux dont nous venons de décrire la joie… (Ils) sont mis et poussés sur un étroit chemin, où tout est sombre et sans consolation, où ils ressentent un insupportable tourment, et qu’ils ne peuvent pourtant point quitter. De quelque côté qu’ils se tournent, ils ne trouvent que profonde misère, désert, désolation, ténèbre. C’est là qu’ils doivent entrer et s’abandonner au Seigneur sur ce chemin aussi longtemps qu’il lui plaît. Et enfin le Seigneur fait comme s’il ne savait rien de leur tourment : c’est une insupportable indigence et un profond délaissement, et pourtant ils doivent s’y abandonner… »

Il dit encore : « Ces hommes sont dans la plus vraie, la plus profonde pauvreté, et dans un complet renoncement à eux-mêmes. Ils ne veulent, ils n’ont, ils ne désirent rien d’autre que Dieu et rien de ce qui concerne leurs nécessités personnelles. Il leur arrive souvent de travailler dans la nuit, c’est-à-dire dans l’abandon, dans la pauvreté, dans d’épaisses et lourdes ténèbres, dans l’absence de toute consolation, si bien qu’ils ne trouvent aucun appui, qu’ils ne rencontrent ni ne goûtent aucune lumière, aucune chaleur. »243.

Ruysbroeck décrivant, dans le Livre de la plus haute vérité (ch. VII), le terrible mal et la sombre misère de l’homme à qui Dieu se cache, insiste sur la liberté et l’égalité d’esprit que confère la Nuit. Si l’homme abandonne librement, et sans tristesse de cœur, sa volonté propre et laisse faire Dieu, le ciel remplira bientôt pour lui l’enfer. Alors, que la balance de l’Amour monte ou s’abaisse, tout désormais lui semblera égal et il demeurera toujours libre et impassible.

VIDES INCONSCIENTS

Au sortir de la nuit, l’âme est établie en une telle paix qu’elle est comme silencieuse et endormie. Elle jouit de plus en plus souvent de précieuses inconsciences échelonnées tout au long de l’itinéraire mystique et qui peuvent durer de quelques secondes à plusieurs heures.

On ne doit pas les confondre avec le sommeil sans rêve ni le sommeil [37] spirituel (yoganidrā) : il arrive que, les yeux ouverts, on garde l’attitude inconfortable de l’instant où l’inconscience vous a surpris : debout, le verre aux lèvres par exemple. Un vacarme qui vous tirerait du sommeil ne peut vous rendre à la conscience ordinaire. Quelques minutes de cette inconscience reposent mieux qu’une nuit d’un profond sommeil.

Le vide porte sur une suppression totale de la conscience normale et du sentiment de notre propre existence. La pensée s’est tue, la conscience et la félicité mystiques des débuts se sont endormies ; quelque chose dont on ne sait rien, mais plus subtil et plus large a pris leur place ; une énergie spécifique flue spontanément sans faire retour sur elle-même, ni se diviser en un sujet et un objet. Plus de durée vécue, tout se passe à un autre niveau. Le mystique perd le sentiment du temps écoulé, ne sachant si le vide a duré une seconde ou quelques heures, tandis que dans le sommeil il conserve un sens approximatif du temps. Autre chose à noter : avant de revenir à la conscience normale, il parcourt des stratifications celles de ses expériences mystiques antérieures lui permettant d’évaluer de quelles profondeurs il remonte. Mais il ne se souvient pas clairement de ce qui précéda ce retour, l’acte de mémoire ne pouvant s’effectuer dans un tel vide.

Sur ce retour je livre un témoignage moderne :

« L’absence de tout Avant, et la conscience pure de là.

Le vide absolu où vibrait cette pure présence de rien.

En ce vide le bondissement retenu

l’étonnement fasciné par l’arrêt du temps

l’immobilité mi-close de l’étonnement

l’absence annulant l’étonnement de l’absence qui pourtant s’y love.

Conscience de rien.

L’oubli de moi, la conscience annulante de cet oubli

la joie sans fond de cette annulation

la stupéfaction de la joie

l’annulation intensifiante de cette stupéfaction par son identité à l’évidence et la dissolution incessante de cette annulation, de cette stupéfaction, de cette joie, de cet oubli dans le jaillissement perpétuellement immobile d’être là.

Pur de tout passé, vierge même de la conscience de cette pureté, absolument arrivant ici.

Mais d’où ?

La question à peine effleurant la fluidité la fit trembler et ébranla le temps.

En un rien de temps, le temps de maintenant, celui de l’écriture, une distance infinie se détendit à partir d’un asymptotique zéro et [38] je touchai la première escale à peine un léger choc, la mère de la toute enfance, un sourire ensoleillé

un saut, un deuxième jet plus lent, la femme apparut, celle de la rencontre originelle

et à peine touchée,

encore une trajectoire à la courbure plus douce, un tour de l’invisible manège et je suis amené enfin à moi, le fil entier en quelques secondes s’est déroulé, toute la mémoire de moi retrouvée de cette existence et un dernier voile où un arrêt encore était tapi s’écarte sur le souvenir de quelque chose de sablonneux, une douceur coalescente qui prit avec précaution le nom de “hier” en chutant avec mollesse sur le “maintenant”.

La familiarité alors se réveilla, pourtant éblouie, ruisselante, férocement heureuse.

Mais je puis dire autrement. Voici :

Coup de conscience absolument pure. Un là indicible.

Choc nu : “quelque chose” a disparu ou “manque”, mais quoi ?

Choc encore, plus intense, ondes centrifuges : c’est “l’avant” qui n’est pas là. Il devait y avoir un “avant”. Mais toute trace en est absente. Ce n’est que la conscience de l’oubli d’un “avant”.

Un vide surgit : béance de l’avant. L’“avant” est là, mais vide vide de quoi ?

Or du fond de ce vide, une remontée étrange s’éprouve : moi, c’est moi moi pur, sans mémoire, sans passé. Maintenant je suis là et c’était donc moi qui avais disparu ? Un soupir profond réintègre toute présence familière, et sans effort enfin, comme un immense soulagement, une déception très douce, tout est revenu en deux petits coups jusqu’à la soirée d’hier…

Note. C’est maintenant, dans l’écriture, qu’est dit : “Au début, il n’y avait pas d’avant”. Le pur commencement ne se sait pas commencement. Mais il le devient immédiatement dès qu’un quantum de temps “apparaît” pour le constituer comme commencement. De ce côté-ci, cela apparaît comme moment originel. Mais de l’autre ? Il n’y a pas d’autre côté.

Dès que du temps se fut écoulé (et je ne veux pas dire par là que cet écoulement fut en quoi que ce soit une “cause”), la pure conscience-de-là prit figure d’un “éveil”, d’un commencement incompréhensible. Aucune succession, aucune causalité (ceci est tautologique) n’est à être mise ICI.

L’oubli portait sur le Moi. Pourquoi écrire maintenant le et M majuscule ? C’est qu’il est difficile d’écrire : “moi”, j’avais disparu.

QUI, en effet, éprouva ce qui est écrit ici, QUI s’en souvient ? Aucun truquage, aucune contorsion stylistique ne viendront à bout de la réponse qui s’impose grammaticalement : c’était moi. » [39]

Un second témoignage fait état d’une inconscience prolongée que les bouddhistes désignent par le terme « asamjñîsamāpatti », c’est-à-dire extase spontanée et dépourvue de notions et d’images puisque l’activité mentale n’y a plus cours :

« Un jour, je me souviens, mon corps demeura inerte durant des heures. Puis, au sortir de ce vide totalement inconscient, la vie reprit peu à peu et, me semblait-il, au niveau des molécules. C’était un malaise effroyable, une souffrance jamais éprouvée. »

Une autre personne, après une inconscience de plusieurs heures dans la journée, note au réveil :

« Une impression étrange, mon corps est si lourd, si enfoncé dans le lit, comme un roc, presque au-dessous de moi que je me demande s’il est mort ou vivant. Réveil rapide pourtant. »

Mentionnons aussi une absorption quasi instantanée : le regard devient fixe, les yeux grands ouverts, on voit sans voir, abîmé dans le Soi.

Grâce au vide du dénuement, le « je » façonné et impur (que l’Inde nomme ahamkāra), après avoir perdu ses possessions, est détruit ; puis, le « je » naturel et profond qui demeurait encore, meurt à son tour dans la Nuit. Néanmoins l’anéantissement n’est pas complet tant que le mystique n’a pas obtenu la nudité essentielle en s’immergeant dans le « Je » universel. Pour parvenir à ce niveau cosmique, les traces d’attachement et d’habitudes ancestrales qui subsistent dans son inconscient doivent être détruites, à l’aide d’une vacuité nue, aveugle, qui l’amènera au Rien.

Cette vacuité, issue de la ferveur et du détachement, apporte un apaisement bien supérieur au vide de la quiétude, et l’inconscience y atteint une profondeur ineffable. Vide mystérieux, infus, qui s’accomplit au tréfonds de l’âme et dont on sort plein de force et de vibrations. Parallèle aux autres vides, mais plus essentiel qu’eux, il s’instaure d’abord en présence d’un maître et dure alors une demi-heure. Le moi commence par résister, il a peur, et pendant quelques minutes, le disciple se refuse à plonger dans les ténèbres, préférant s’agripper à de menus soucis. Mais, après un temps, il s’adonne spontanément à des plongées répétées et se vide ainsi de tout ce qui est relatif et déterminé, perdant de vue et soi-même et le monde. Peu à peu il se plaît dans ce vide, et quand il y vit de façon permanente, il est parvenu à l’absorption ininterrompue dans le maître, que les sūfī nomment fanā’ du shaykh.

Ainsi, à force de plonger dans le torrent qui l’entraîne à une allure vertigineuse il ne sait où, son moi s’use peu à peu et, un jour, sans qu’il [40] sache comment ni pourquoi, il se sent englouti dans un océan sans rivage. À son grand étonnement, il n’est plus nulle part, il n’est plus personne.

Sous l’effet d’absorptions de plus en plus fréquentes, cette riche inconscience deviendra un fond permanent sur lequel se détachera plus tard la conscience éveillée. Mais au début on ne peut jouir des deux simultanément.

Cette inconscience en laquelle tout se noue correspond à la « connaissance non -connaissante » d’Eckhart. Les mystiques chrétiens y voient l’opération de Dieu dans l’âme. « Au milieu du silence me fut dite la parole secrète. » Maître Eckhart commente ainsi :

« Maintenant tu demanderas : Qu’opère donc Dieu sans image dans le fond et essence de l’âme ? Je ne suis pas en état de savoir cela, car les puissances de l’âme ne peuvent percevoir qu’en images… Cela leur demeure caché. Et c’est ce qui leur est le plus salutaire… L’ignorance les attire comme vers quelque chose de merveilleux et les lance à sa poursuite ! Car l’âme sent bien que c’est, mais ne sait pas… ce que c’est. »244.

L’âme reçoit en effet un message secret qu’elle ne peut déchiffrer tant il est lourd de sens, subtil. La pensée s’efface aussitôt qu’elle cherche à s’en emparer. Néanmoins il s’imprime de telle sorte dans la substance de l’âme que rien ne pourra ébranler la certitude de sa vivante présence.

Dans le Château de l’âme, sainte Thérèse se préoccupe elle aussi de l’inconscience propre à l’oraison d’union, union si intime avec Dieu qu’elle transforme complètement l’âme en Dieu :

« Toutes nos puissances sont endormies, dit-elle, et même profondément endormies par rapport à toutes les choses du monde et à nous-mêmes. Et en vérité, l’âme est comme privée de sentiment durant le peu de temps que dure cette oraison d’union ; et le voudrait-elle, il lui serait impossible de penser. Aussi elle n’a pas besoin d’user d’artifice pour suspendre son entendement. Si elle aime, elle est dans un tel sommeil qu’elle ignore comment elle aime ni ce qu’elle voudrait. Enfin, elle est comme complètement morte au monde pour vivre davantage en Dieu ; voilà pourquoi c’est une mort délicieuse. »

La sainte différencie avec précision cette oraison d’union du « sommeil des puissances » éprouvé dans la demeure précédente où l’âme « tant qu’elle n’a pas une longue expérience, se demande avec anxiété ce qui a eu lieu. Était-elle dans l’illusion ? Était-elle endormie ? Est-ce une faveur de Dieu ?... Mille doutes l’envahissent »245. [41]

Au contraire, dans l’oraison d’union, nul doute ne peut subsister, elle est souverainement certaine que Dieu opère en elle sans que personne ni elle-même puisse troubler son action :

« Vous voyez cette âme que Dieu prive complètement d’intelligence pour mieux imprimer en elle la véritable Sagesse ; elle ne voit, ni n’entend, ni ne comprend rien durant le temps de cette oraison… Dieu s’établit lui-même dans l’intime de cette âme, de telle sorte que, quand elle revient à elle-même, elle ne saurait avoir le moindre doute qu’elle n’ait été en Dieu et que Dieu ait été en elle… Mais me direz-vous, comment l’âme a-t-elle vu ou compris cette faveur, puisqu’elle ne voit ni ne comprend ? Je ne dis pas qu’alors elle l’a vue, c’est ensuite qu’elle s’en rend parfaitement compte. C’est une certitude qu’elle possède et que Dieu seul peut donner. »246.

Il existe aussi dans la sixième demeure un ravissement où l’âme a des lumières et des connaissances concernant Dieu :

« Cela semblera impossible, écrit-elle, car si les puissances et les sens sont tellement suspendus que nous pouvons dire qu’ils sont comme morts, comment l’âme peut-elle se rendre compte qu’elle comprend un tel secret ? J’avoue que je l’ignore, et peut-être qu’aucune créature ne saurait le dire. »247.

Un problème analogue se pose quant au souvenir : si l’âme ne se souvient plus ensuite de ces hautes faveurs, quel profit en retire-t-elle ? À cela sainte Thérèse répond : « Bien que l’on ne puisse expliquer ces faveurs, elles demeurent parfaitement gravées dans le plus intime de l’âme, et l’on n’en perd jamais le souvenir. Mais, ajouterez-vous, si elles n’ont aucune image qui les représente, et si les puissances ne peuvent les comprendre, comment peut-on s’en souvenir ? Moi non plus je ne le comprends pas. »248. Quant à l’effet extraordinaire de cette oraison, il consiste en un

« tel oubli de soi que l’âme semble véritablement n’avoir plus d’être… Elle est tellement transformée qu’elle ne se reconnaît plus. Elle ne songe plus qu’il doit y avoir pour elle un ciel, une vie, un honneur propre, parce qu’elle est tout entière occupée à la gloire de Dieu… Ainsi non seulement, elle ne se préoccupe pas de ce qui peut arriver, mais elle est sous ce rapport dans un oubli tellement étrange que, je répète, il semble qu’elle n’est et qu’elle voudrait n’être rien en rien… »249. [42]

Afin de parvenir à ce degré élevé d’oraison, l’âme selon la comparaison de Thérèse d’Ávila a dû s’enfermer comme le ver à soie dans un cocon étroit et obscur qu’il a filé lui-même. C’est là qu’il meurt au monde, là qu’il perd ensuite sa vie de ver afin de renaître papillon 250 :

« O puissance de Dieu, dit-elle, qui pourra exprimer l’état de l’âme après cette union durant laquelle elle a été abîmée dans la grandeur de Dieu et si étroitement unie à lui pendant quelques instants : je dis “quelques instants”, car le temps à mon avis n’arrive jamais à une demi-heure. Je vous le dis en toute vérité, cette âme ne se reconnaît plus. Il y a la même différence entre son état passé et son état actuel qu’entre ce ver à soie difforme et le petit papillon blanc. »251.

D’après saint Jean de la Croix, inestimables sont les biens qu’impriment dans l’âme la communication silencieuse de Dieu et les onctions très mystérieuses et délicates de l’Esprit-Saint qui infusent secrètement dans l’âme richesses et grâce sans qu’elle y prenne part, sans même qu’elle le comprenne alors : « … Elle se sent blessée et ravie avec tendresse et suavité sans savoir par qui, ni d’où, ni comment. »252. Sur cette transformation de l’âme en Dieu, au terme de l’anéantissement, Suso écrit :

«... Ici l’esprit est dépouillé de cette obscure lumière qui l’avait accompagné suivant le mode humain depuis la révélation de ces choses. Là, il en est dépouillé, car il se trouve lui-même, proprement autre, différent de ce qu’il comprenait de lui-même, suivant le mode de la lumière qui lui était donnée auparavant… et il est ainsi dénudé et dépouillé de tout mode, dans l’absence de mode de la simple essence divine. »

Plus loin, après avoir bien précisé que l’âme « ne devient pas Dieu par nature », il ajoute :

« Il faut dire malgré tout que, dans cet anéantissement, qui suit cette absorption d’elle-même, l’âme voit disparaître son incertitude étonnée, en cette perte où elle est dépouillée de son être propre en l’être absolu, par son inconscience d’elle-même. »