LILIAN SILBURN
Etabli sur des publications des Editions de Deux Océans 1. Hors Commerce.
L’expérience spirituelle est bien plus une expérience de plénitude qu'une expérience de vide ; pourtant l'une n'est pas possible sans l'autre, la vie mystique étant constituée par une alternance ininterrompue de vides et de pleins qui vont s'approfondissant de concert.
Avant d'entrer dans cette vie nouvelle, on ne peut imaginer ni se faire quelque idée, même approximative, du vide mystique, car on voit seulement des reflets de surface, jeux de lumières et d'ombres sur un écran qui n'offre qu'une illusion de profondeur ; mais dès que l'on aborde la vie réelle, l'écran s'évanouit, une troisième dimension se présente soudain, tout se creuse, s'approfondit, l'espace s'ouvre à l'infini, devient ce domaine immense dans lequel vacuité et plénitude prennent un sens parce qu'elles touchent à l'être substantiel.
Ainsi le vide donne relief et intensité aux êtres et aux choses qu'il enveloppe, il les situe à leur juste place et permet leur vivante interpénétration. Vide ou énergie vacuitante, pénétration et plénitude dépendent donc les uns des autres et engendrent une manière très nouvelle d'éprouver et de comprendre. Dès que les cavernes de l'entendement et de l'imagination sont vacantes, l'essence divine se révèle; mais on pourrait aussi bien dire qu'une chose indicible s'infuse constamment dans l'intime de l'être et le vide de son contenu; trop subtile pour être appréhendée, elle produit l'impression d'une étrange vacuité; reconnue ensuite, elle devient plénitude; trop puissante, elle cause ivresse, extase et ravissement. Mais à leur tour, des états qui ont d'abord fulguré comme plénitude apparaissent comme vide une fois dépassés.
En fait le vide mystique est d'une richesse inépuisable. Les pages qui suivent ne peuvent en donner que quelques aperçus, illustrés par des impressions vécues de nos jours et par des expériences très vivantes de grands mystiques d'autrefois. [16] 3.
Mon but est de souligner l'importance du vide dans l'expérience spirituelle de tous les âges et de tous les pays sans prétendre aucunement à une étude de mystique comparée.
Il a paru nécessaire de consacrer une première partie à définir certaines modalités du vide, qui se retrouvent d'un bout à l'autre de la vie mystique, avant d'aborder les vacuités qui en caractérisent les diverses phases.
Le terme 'vide' prête à équivoque. Il faut donc distinguer le vide mort et stérile de la concentration volontaire du vide spontané, vivant, qui apporte des énergies. Le premier vide mental acquis par un effort intense et persévérant vise à l'inhibition ou à l'arrêt de la pensée; c'est un vide ponctiforrne où la conscience se resserre et se rétrécit sur un point. Par contraste avec cette vacuité rigide, figée, fermée sur soi que caractérise la contraction, le second vide, mobile et fluide où la conscience se relâche, s'élargit, est 'ouverture', car il n'a pas de limite.
On peut encore préciser : si dans le vide-concentration le moi est actif et le vide immobile, dans le vide spontané au contraire, le moi est passif et le vide dynamique.
Je fabrique le premier, j'accueille et reçois le second.
Le vide mental dont les adeptes du hathayoga sont souvent victimes n'a rien du véritable samādhi. Il ne conduit jamais à la plénitude; en fait il ne mène à rien si ce n'est à faire échec au véritable vide.
Ruysbroeck dénonce ce ' vide absolu ' où demeurent sans connaissance et étrangers à toute vertu certains hommes qui se prennent pour des saints et s'adonnent au recueillement habituel au-dessus des images sensibles :
«... On rencontre d'autres hommes qui... au moyen d'une sorte de vide, de dépouillement intérieur et d'affranchissement d'images, croient avoir découvert une manière d'être sans mode et s'y sont fixés sans l'amour de Dieu. Aussi pensent-ils être eux-mêmes Dieu... Ils sont élevés à un état de non-savoir et d'absence de modes auxquels ils s'attachent ; et ils prennent cet être sans modes pour Dieu. » 4.
[17] D'après un maître tibétain :
« La cessation du processus de la pensée peut être pris à tort pour la quiescence de l'esprit infini qui est le but véritable. » 5.
Les Bouddhistes chinois eux aussi mettent en garde contre la « concentration» qui, s'accompagnant d'activité mentale et d'effort, vise à s'emparer de la vacuité :
« S'il en est qui, accroupis, figent leur esprit pour entrer en concentration, fixent leur esprit pour regarder la pureté... ramassent leur esprit pour avoir l'expérience intérieure, toutes ces pratiques font chez eux obstacle à la bodhi (éveil). » 6.
Houei-neng disait aussi :
« Fixer son esprit et contempler la pureté, c'est une maladie et non pas du dhjāna. Quel progrès fait-on vers l'absolu en astreignant son corps à rester longtemps accroupi ? » 7.
La même erreur se renouvelle d'ailleurs tout au long de la voie : après ceux qui figent leur esprit pour saisir la concentration, d'autres mettent leur esprit en mouvement, le contemplent et « saisissent la vacuité », à moins qu'ils ne s'identifient à elle. Certains, ayant passé par-delà erreur et éveil « sans pénétrer leur nature foncière, demeurent dans le non-être et se confient à la vacuité » (p. 46).
Par contraste avec le vide passif issu de l'activité mentale, le Vide mystique ne résulte jamais d'un effort, on ne peut pas même le provoquer ; il s'établit soudain, sans qu'on le cherche, sans qu'on le désire. En conséquence les maîtres des disciplines les plus diverses, chrétiens, indiens, musulmans et autres font dépendre ce vide de la grâce, pur don gratuit et indéterminé. En agissant, la grâce commence par précipiter qui la reçoit dans le vide ou ce que l'on appréhende comme tel lorsque l'agitation a pris fin. En effet la grâce est infiniment délicate, elle pénètre [18] de façon trop intime, trop silencieuse pour qu'on la décèle. Perçue ou conçue, elle n'aurait rien de suprême. Sens, mémoire, imagination, pensée, intuition ne peuvent l'appréhender; mieux encore, dès que la grâce s'infuse dans les profondeurs du Soi, ces facultés se trouvent privées de leurs activités. N'éprouvant rien, on se croit vide :
« Si l'effort tendu vers une tâche, un devoir à accomplir est anéanti, l'ignorant imagine que lui aussi est réduit à rien. Il n'en est pas de même quant à la Réalité intériorisée, siège de l'omniscience : elle ne peut jamais être anéantie, puisqu'elle est la seule chose que l'on puisse percevoir » (Spandakārikā, I, 15-16).
Plus tard les effets de la grâce, devenus sensibles, se manifestent clairement.
À l'inverse de la vacuité d'ordre mental où l'on s'efforce de lâcher prise en vue de faire le vide, ici c'est le vide qui permet de lâcher prise : les plongées dans le vide, semblables à des morts répétées, dégagent de l'emprise du moi et des choses tandis que les liens tombent d'eux-mêmes. Par la voie d'indifférenciation, ce vide dynamique va anéantissant et consumant tout ce qui n'est pas l'essentiel ; il supprime la dualité moi et non-moi et livre accès à l'immensité et à la liberté.
S'il peut être qualifié de dynamique, c'est moins à cause de son pouvoir destructeur que de la vibration qui en forme le trait distinctif. Pas de vibration sans un vide préalable et pas de vide fécond sans vibrations. En effet, sitôt les mouvements grossiers disparus, la vibration se fait sentir.
Les mystiques vivantes non les spéculations sclérosées reconnaissent toutes l'importance de la vibration dans une expérience vécue, vibration signifiant toujours une certaine prise de conscience subtile qui permet de franchir les états de vacuité. Les çivaïtes du Cachemire la nomment spanda, sphurattā et en font la pierre angulaire de leur système. C'est aussi le zikr du coeur et de l'intime des sūfī, l'ébullition du pèlerin russe. Or, la vibration qui apparaît dès le début est très importante; plus on avance dans la vie mystique et plus cette importance s'affirme. C'est au sommet de la vie spirituelle que nous conduit saint Jean de la Croix lorsqu'il compare l'Esprit-Saint à un feu d'amour pénétrant d'abord l'âme pour la purifier; flamme destructive et douloureuse qui engendre le vide durant la Nuit spirituelle, elle prend ensuite l'aspect d'une « vive flamme d'amour » :
« Plus l'âme est purifiée dans sa substance et ses facultés... plus aussi la Substance divine l'absorbe d'une manière profonde, subtile et élevée dans sa divine flamme. Durant l'absorption de l'âme dans la Sagesse, l'Esprit-Saint met en mouvement les vibrations glorieuses [19] de sa flamme. L'âme resplendit au-dedans des Splendeurs de Dieu. Les mouvements de cette flamme divine sont des vibrations, des jets de flamme que l'âme transformée en flammes n'est pas seule à produire. Elle le fait conjointement à l'Esprit-Saint. » 8.
Par cette vibration, le mystique échappe à l'écueil du vide stérile et passif, véritable piège pour qui manque d'ardeur et se refuse à sortir des limites de l'ego. Afin de rendre la conscience vibrante et, de ce fait, vigilante, certains maîtres sūfī accumulent des vibrations dans le coeur de leur disciple en remplissant son souffle d'une énergie qui, selon leur expression, 'l'électrifie'. Le souffle vibrant se répand peu à peu dans le corps et, lorsque la personne est entièrement pénétrée de vibrations, elle est mûre pour la surconscience de l'éveil du Soi.
Notons enfin une autre différence fondamentale entre ce vide et le simple vide mental : il s'accompagne de plénitude, soit que plein et vide alternent, soit qu'ils coexistent, des vides de durée variable parsemant un fond ininterrompu de plénitude apaisée, ou inversement, un fond de vacuité se trouvant jalonné de moments de plénitude.
Outre le vide dû aux efforts de la concentration, il existe des vides mystiques, quiétudes inertes, bonnes en elles-mêmes parce que favorables au dépouillement de l'esprit, mais qui deviennent de dangereuses erreurs si l'on s'y attarde. De grands mystiques comme Ruysbroeck mettent en garde contre elles : il condamne ceux qui, repliés sur eux-mêmes, demeurent assis, immobiles et oisifs, pensant s'évanouir à eux-mêmes en s'enfonçant dans un repos naturel et dans un vide intérieur total :
« Ce repos n'est pas chose permise, dit-il, car il engendre en l'homme aveuglement et ignorance ainsi qu'un affaissement sur soi-même dans l'inaction. Une telle tranquillité est oubli de Dieu, de soi-même et de tàutes choses... elle est exactement le contraire du repos surnaturel qui consiste à se fondre d'amour, avec un regard nu, dans l'incompréhensible Clarté. Et ce repos en Dieu, plein de recherche, plein d'ardeur-.. qu'on poursuit de plus en plus après l'avoir trouvé, dépasse le repos de la simple nature, autant que Dieu l'emporte sur toutes les créatures. » 9.
La quête d'une paix toujours nouvelle n'est pas la stagnation dans un état que dénoncent aussi les Bouddhistes Chinois du Grand Véhicule [20] :
« Les Çrāvaka cultivent la vacuité, demeurent dans la vacuité et sont liés par elle. Ils cultivent la concentration, demeurent dans la concentration et sont liés par elle. Ils cultivent la tranquillité, demeurent dans la tranquillité et sont liés par elle... » 10.
Les philosophes çivaîtes du Cachemire distinguent eux aussi deux sortes de vide : l'un çūnya, vide proprement dit, et l'autre anākhya 'indicible', vide fécond entre tous.
Le premier vide, qui efface momentanément la dualité du corps et du monde extérieur, n'a pourtant rien d'un néant puisqu'il renferme des vestiges de la dualité, attachement au moi et aux êtres ou aux choses, dont on n'a pas connaissance en temps ordinaire parce que trop enfouis, mais qui émergent à certains moments difficiles. Est un adepte du vide (çūnyapramātri), nous le verrons, celui qui y demeure conscient. Par contre, un tel vide sera mort et stérile pour qui y perd toute conscience. Sur le plan cosmique, de même, le Sujet universel, conscient du Vide transcendant et total, a rompu sa relation avec l'univers diversifié, on le nomme en conséquence anāçritaçiva.
Le second vide, mais peut-on en toute rigueur le désigner ainsi? c'est ' l'indicible ' qui constitue en dernière analyse l'essence indifférenciée de la Conscience; bien qu'insaisissable, on ne peut le nier puisqu'on en a en quelque sorte conscience. Il correspond au Rien dynamique sur lequel je m'étendrai plus loin. Comme le vide précédent, il se présente à des niveaux différents de l'expérience mystique; mais si la Réalité qui se dévoile à ces niveaux est la même, elle varie pourtant en intensité, en expansion, en libre spontanéité. Le monde, qui était ignoré et parfois repoussé dans le vide proprement dit, se trouve ici assimilé par la conscience dès que les vestiges de la dualité, notions erronées et attachements, ont disparu. Le yogin peut dès lors appréhender le monde tel qu'il est, en jouir, le conquérir puis s'en détacher. Sa certitude est absolue du fait qu'il adhère parfaitement au Réel, indicible et certitude (pramiti) se montrant toujours indissociables.
Abhinavagupta 11 ne s'intéresse qu'à 'l'indicible' et considère avec méfiance le vide (çūnya) dont il connaît trop les pièges. Il refuse même de l'utiliser comme un moyen d'accès vers l'Indifférencié.
Cependant une ancienne école çivaïte, le Krama, lui accorde une certaine importance à condition de le dépasser, car s'il offre de réels dangers [21] pour qui, manquant de courage et d'audace, s'y enlise, il permet néanmoins de lâcher prise : le yogin ne se cramponne plus au moi ni aux choses, et découvre la tranquillité, l'absence de dispersion et un silence apaisé. Nous verrons aussi que la coagulation des doutes et des difficultés s'effectue dans ce vide et qu'il mène à la fonte propre au vide indicible.
En outre il se présente naturellement aux moments essentiels de la progression : le mystique ne peut en effet parvenir à un niveau supérieur sans quitter le niveau inférieur et, cette transition étant vécue comme un vide, il demeure plus ou moins inconscient entre un domaine dépassé et un autre non encore exploré qui s'instaure lentement, de nature plus subtile que le précédent, et que seule une intuition fine et bien exercée peut discerner. La pensée ne sait plus que penser, la volonté que désirer, le coeur qu'aimer, les facultés n'éprouvant donc que vacance.
À ces deux sortes de vide (çūnya et anākhya) président deux énergies divines opposées que nous allons envisager successivement : le vide passif se rattache à l'énergie divine de négation et d'exclusion (apohanaçakti) qui délimite l'Essence une et indéterminée; le vide dynamique infiniment précieux, «l'indicible», relève de l'énergie accueillante, la grâce, qui unifie et fait fondre les différenciations. L'énergie d'exclusion écarte, repousse, nie (apoh) et engendre le vide en cachant la plénitude originelle : elle cristallise et exclut en cernant ou en traçant des limites là où 'il n'y en a guère. Cette énergie, partout à l'oeuvre dans les états de veille, de sommeil et dans les diverses vacuités, transforme la vibration consciente de haute fréquence le spanda en un mouvement ralenti, oscillant entre les deux pôles du sujet et de l'objet; elle fait du grand souffle indifférencié de vie cosmique (prānana) le mouvement alternant, en constant déséquilibre, de l'inspiration et de l'expiration. La vibration naturellement apaisée n'est plus qu'agitation et l'homme, pris dans l'étau d'un déterminisme à double pôle, ne peut se fixer dans l'Un. Ainsi l'énergie d'exclusion détermine alternative et doute 12 : tout exclut tout, non seulement dans le temps, mais dans l'espace. Si la pensée dualisante propre à la veille se calme, les souffles s'équilibrent, s'unifient en un seul point et deviennent le souffle égal (samāna) de l'homme profondément endormi ou demeurant dans un vide mystique passif tel un cocon où s'arrête l'impact du monde; mais, au sortir de ce vide, oscillation et [22] alternative réapparaissent sans avoir perdu leur emprise. Ainsi ce vide horizontal ne peut à lui seul donner accès à une réalité supérieure.
Un Tantra faisant allusion à l'énergie d'exclusion qui agit par cristallisation déclare :
« Celui qui apprend de la bouche d'un maître ou des livres sacrés ce que sont l'eau et la glace, n'a plus de devoir à accomplir, cette présente naissance sera pour lui la dernière. » 13.
La Réalité est en effet comparable à une eau vive éternellement jaillissante que l'énergie coagulante transforme en glaçons. L'eau continue à couler, mais l'homme de désir, afin de s'en emparer, la transforme aussitôt en un morceau de glace, car son moi rend inerte tout ce qu'il touche. La grâce, au contraire, permet de percer entre les glaçons et d'atteindre l'eau vive en plongeant dans le vide ineffable, vide dynamique et vertical, par contraste avec le vide passif horizontal de l'énergie d'exclusion. À la grâce correspond un souffle différent, issu du samāna équilibre des forces en un point et nommé udāna parce qu'il s'élève tout droit. Ce « feu central » fait fondre les glaçons de la multiplicité en suscitant une vibration de plus en plus subtile dans les divers centres du corps, à mesure qu'il se creuse un passage vers le sommet du crâne.
La conscience fine et délicate, coulée vivante et non plus cristallisation stérile, recouvre sous l'influence de la grâce sa vibration initiale, spanda primordial ou Vie cosmique, dans laquelle tous les souffles ne forment qu'un. Au souffle udāna répond l'extase libre de notions (nirvikalpasamādhi ) et le vide dynamique d'une paix lucide et consciente. Des profondeurs insondables de ce vide indicible l'acte jaillit comme une flèche, instantané, sans devenir et imprévisible parce que spontané.
Est qualifié de roi parmi les yogin l'être audacieux qui délaissant d'un coup tout support, se détournant des moyens qui lui servirent à faire le vide, ne s'attache pas même à Çiva conçu comme l'objet de sa contemplation. Il est tellement épris d'unité et d'absolu que, dans son élan fougueux vers Çiva, il écarte brusquement les altematives et se forant dans l'entre-deux un passage voie interstitielle ou indicible vide il se précipite dans le domaine du milieu (madhyamapada) qui n'est autre que sa propre essence, origine dont toute chose rayonne. [23]
Il s'y installe définitivement et, de là, il répand sur les extrêmes qu'il avait repoussés, la lumière resplendissante du Centre. Puis, Centre et extrêmes unifiés en une seule clarté s'évanouissent, la pensée illuminée s'effaçant devant l'indestructible lumière.
Le yogīndra jouit alors de la liberté absolue découverte au coeur de l'univers dès qu'il échappe à l'engrenage inexorable du temps et du déterminisme causal, vivant dans un instant éternel.
Ainsi quelques êtres d'exception n'ont pas à franchir laborieusement les vides étagés ou samādhi passifs ; non retenus par doutes et fluctuations, irrésistiblement attirés vers le Centre, ils s'élancent de vide indicible en vide indicible tant est grande leur impatience et parfaites leur foi et leur certitude.
Certains Chrétiens tel l'auteur du Nuage d'Inconnaissance préconisent la percée dans l'entre-deux. À un jeune ami qui, hésitant entre jeûne et nourriture, silence et conversation, solitude et compagnie, lui avait demandé conseil, ce maître anonyme répondait en espérant qu'il ne serait pas « assez ignorant pour se lier par des voeux contrefaits à de pareilles singularités », car, sous couleur d'une sainteté qui ne serait en fait qu'un « pieux esclavage », il n'y aurait là que « destruction définitive de cette liberté du Christ qui est le vêtement spirituel de la plus haute sainteté. . . ». [24]
Et voici quel était son enseignement :
« Lorsque tu vois que ces pratiques peuvent avoir un usage bon ou mauvais, je t'en prie, laisse-les toutes les deux, car c'est le mieux que tu puisses faire si tu veux rester doux et simple (meak). Et laisse aussi les considérations et la curiosité de ton esprit qui veut savoir laquelle est préférable. Mais agis plutôt ainsi : mets l'une dans une main et l'autre dans l'autre, et choisis quelque chose de caché entre les deux, et qui, une fois obtenu, te permettra, en toute liberté d'esprit, de te saisir de n'importe laquelle des deux, selon ton propre gré et sans encourir aucun blâme.
« Tu me demanderas alors ce qui est caché là, et je te répondrai : c'est Dieu Dieu pour qui tu dois te taire s'il te faut te taire; pour qui tu dois parler s'il te faut parler; pour qui tu dois jeûner s'il te faut jeûner et manger s'il te faut manger.., et ainsi de suite... Car le silence n'est pas Dieu et la parole n'est pas Dieu... et il en est de même pour toutes ces paires d'opposés. Dieu est caché entre les deux, et aucune opération de ton âme ne peut le trouver, mais seulement l'amour de ton coeur. » 14.
Ce choix de Dieu, réalisé en écartant les extrêmes pour passer entre eux, se fait à l'aide du trait acéré et aveugle d'un amour ardent, lequel ne manque jamais son but. Puis, quand on a découvert Dieu dans l'entredeux, on le découvre dans les extrêmes ; que l'on jeûne ou mange, peu importe, la plénitude ne varie guère : « Choisis-le donc et tu parleras tout en gardant le silence, tu seras silencieux tout en parlant ; tu mangeras tout en jeûnant et tu jeûneras tout en mangeant et ainsi de suite. » Tel est aussi le sens de la 'voie du milieu' enseignée par les Bouddhistes Mahāyāna : « ne pas s'attacher à la vacuité et ne pas saisir la non-vacuité, voilà l'illumination subite». La vérité du chemin du milieu c'est seulement, d'après Chen-Houei, voir l'absence de pensée 15.
Mais par-delà encore, dès que les extrêmes être et non-être, vue interne et vue externe sont à jamais abolis, le chemin du milieu, lui aussi, disparaît : l'esprit n'étant plus prisonnier ni de la quiétude, ni de la distraction n'est que vacuité. En l'absence de pensées erronées, l'Éveil à son tour s'évanouit. C'est à cela que nous reconnaissons notre esprit propre, c'est là l'égalité d'esprit ultime (samatā).
Alors le mystique « plongé dans une quiétude constante, atteint l'immense, l'illimité, le permanent et l'immuable. Pourquoi cela? à cause du caractère insaisissable de la pure substance de notre nature propre... » 16.
Ces modalités du vide une fois définies, voyons comment on peut caractériser les diverses vacuités qui jalonnent l'itinéraire mystique.
Ruysbroeck distingue trois degrés élevés de la rencontre divine : le premier degré est un repos d'amour pur et essentiel. Le second, un sommeil en Dieu lorsque l'esprit se perd lui-même sans savoir ni qui, ni où, ni comment. Le dernier degré dont on peut encore parler, celui où l'esprit mort et éperdu plonge dans la ténèbre, un avec Dieu sans différence ni distinction, c'est la profondeur de l'abîme dans lequel il doit mourir en béatitude et revivre en vertus, c'est à-dire actif dans la vie ordinaire, accomplissant spontanément ce que Dieu veut et comme il le veut 17.
Suivant un plan analogue, mais en envisageant le vide par rapport aux niveaux de conscience et d'inconscience, j'étudierai d'abord les vides du dénuement, associés à la conscience ou à une demi-conscience ; puis [25] les vides totalement inconscients qui mènent au Rien; enfin le Rien et son efficace, c'est-à-dire, sur un fond permanent d'inconscience, connaissance et activité revenues, mais transfigurées.
Ce vide s'établit en trois étapes : détachement apaisé à l'égard du monde et du moi la conscience se vide de son contenu habituel; « coagulation » des doutes qui purifie la subconscience ; nuit spirituelle qui s'attaque au « sentiment et à la connaissance nue de l'être propre », l'ego s'effaçant à son tour.
En ce premier vide le Soi est saisi dans son intimité apaisée; le coeur repose dans la douceur d'un calme vide et silencieux ; les préoccupations s'évanouissent comme par magie; on y jouit sans se lasser de la simplicité de sa nature, de l'essence nue de son être. On y est conscient, mais sans faire acte de conscience.
Les Bouddhistes désignent par le terme dhyāna « la quiétude foncière et l'absence d'activité mentale » et la considèrent comme le « véritable samādhi de l'esprit » par contraste avec « la concentration du moi (intéressé) » 18 où subsistent effort et activité mentale. Par suite de cette concentration (samādhi), il n'y a plus de distinctions (vikalpa). Vacuité et quiétude originelles : voilà l'illumination subite 19.
En effet, c'est en ce vide que le mystique s'exerce inconsciemment à une appréhension subtile, son intuition devient ténue, délicate, la fine pointe de son esprit s'aiguise et il parvient à s'emparer de l'acte jaillissant et à vivre l'instant à mesure qu'il surgit. Plus tard, ce même vide s'approfondit au point de permettre un 'agir sans agir' dès que attachements et artifices ont disparu.
Les mystiques comparent cette phase au sommeil, yoganidrā des Indiens, état crépusculaire entre l'agitation de la veille et l'inconscience du sommeil sans rêve. Bien qu'exempt de pensée (nirvikalpa) on ne doit pas le confondre avec l'extase sans pensée dualisante à laquelle d'ailleurs il peut conduire lors de l'illumination de la Conscience. [26]
Le yogin plongé en ce sommeil, ayant tout oublié, jouit d'un état que les Upanishad décrivent comme la gaine de félicité. C'est probablement à cette même félicité qualifiée de totale (nirānanda) que fait allusion Abhinavagupta : elle apparaît dans le vide au moment de l'arrêt complet du souffle 20.
Tantôt surnage seule une connaissance obscure se détachant sur un fond de vacuité, tantôt une impression d'activité si connaissance et désir se sont évanouis. Les uns n'éprouvent aucun sentiment agréable. Les autres ressentent un plaisir qui dépend du souffle devenu égal au moment où inspiration et expiration s'apaisent dans la vacuité du coeur, hors d'atteinte des sens et de la pensée. Généralement, corps et monde extérieur demeurent à peine perceptibles, à l'arrière-plan.
L'auteur du Nuage d'Inconnaissance dans son Épître à la direction intime (ch. VI) conseille de n'éprouver aucune confusion à s'endormir dans une aveugle considération de Dieu tel qu'il est, puis il ajoute :
« Et c'est à juste titre que l'on compare cette oeuvre au sommeil, car de même que, dans le sommeil, cesse l'usage des sens corporels afin que le corps puisse se reposer en nourrissant et fortifiant la nature corporelle ; de même, dans le sommeil spirituel, les vaines recherches de nos esprits égarés, les raisons imaginaires, sont tout à fait paralysées et réduites à néant, afin que l'âme simple puisse dormir doucement et se reposer dans la contemplation aimante de Dieu tel qu'il est, en nourrissant et fortifiant pleinement la nature spirituelle. » 21.
Sainte Thérèse d'Avila appelle un tel repos ' sommeil des puissances ' :
« Je dis sommeil, écrit-elle, parce qu'il semble, en effet, que... l'âme est comme endormie ; elle ne dort pas complètement et elle ne se sent pas non plus éveillée. » 22.
Les Taoistes aussi font grand cas de la paix dans le vide, état indéfinissable où l'on arrive à s'établir. Quelqu'un demanda à Lie-tzeu :
«Pourquoi tenez-vous le vide en si haute estime? Le vide, répondit Lie-tzeu, ne peut être estimé pour lui-même, mais pour la paix qu'on y trouve... Si l'on veut être sans nom, rien ne vaut le silence, rien ne vaut le vide. Par le silence on atteint ses demeures. Mais celui qui prend, celui qui donne perd ses demeures » (ch. I).
Et Tchoang-tzeu disait que pour se laisser aller au fil de l'évolution universelle et devenir un vrai sage, il suffisait d'oublier les êtres, d'oublier [27] le Ciel, de s'oublier soi-même. Par cet universel oubli, l'homme s'identifie au Ciel (ch. XII).
De façon concise, les maîtres taoistes dégagent les traits distinctifs de ce premier vide : paix, silence, découverte de ses propres assises et oubli s'étendant à tout.
Voici maintenant quelques témoignages modernes à ce sujet :
« Durant quelques années j'ai vécu dans un état crépusculaire : effacées les modalités ordinaires de la conscience : impressions sensorielles, désirs, images, souvenirs. Ma pensée ne fonctionnait guère. Si une idée même insignifiante se présentait, elle m'accablait d'un poids insupportable. J'avais perdu tout intérêt à l'égard de mon corps et de mon entourage. Je demeurais des heures sans bouger, sans cligner des paupières, savourant chaque seconde à la fois, sans me soucier ni du passé ni de l'avenir ; j'étais infiniment heureux et ne faisais jamais aucun projet, moi précédemment si actif et incapable de rester un seul moment tranquille. Je gardais juste assez de conscience pour effectuer les tâches immédiates et indispensables, mais de façon automatique et lente, dans l'oubli perpétuel et une grande vacance.
Je n'entrais pas dans ce vide de temps à autre, j'y vivais, tout en côtoyant sans cesse la plénitude, car m'enfonçant soudain dans un vide plus profond, j'émergeais dans la plénitude, vide et plénitude constituant un cycle déterminé.
Je me mouvais comme en un rêve, dans un univers ouaté, estompé, errant pendant des heures, marchant très vite ou très lentement, voyant sans voir et à quelques pas devant moi, juste ce qu'il fallait pour éviter l'obstacle, mais sans reconnaître les passants ni pouvoir formuler une parole. La conscience qui surnageait en ces états variait selon les heures : tantôt je ne percevais que ma propre respiration si légère dont la douceur m'enchantait. Le plus souvent j'éprouvais une vibration continue procédant du coeur. À d'autres moments j'avais l'impression de flotter, allégé de tout poids, dans une immensité sans limites. Vacuités légères, transparentes... vacuité opaque, vacuités à perspectives infinies qui amènent la conscience à se dilater divinement.
Tantôt n'affleurait en ce vide qu'une impression ténue de félicité dont je ne pouvais dire si elle était continue ou sujette à interruption. Tantôt s'imposait uniquement une conscience uniforme dégagée de toute spécification, celle de mon immuable essence. »
Après ce récit d'ordre général, portant sur une expérience de longue durée, voici des exemples d'approfondissement du vide au cours de moments d'absorption, tels qu'une autre personne les rapporte :
« Juin. Je prends conscience d'un feston de petites pensées légères qui frémit sur le bord de ce fond de grand vide. Je prends conscience au-dessous : c'est un frissonnement de jubilation impalpable. Je regarde plus profond encore : fine, à peine perceptible, mais puissante, vibration [28] au tréfonds du coeur. C'est elle la source. ( J'ai pris conscience dans le but de répondre à votre question, normalement je serais restée dans un vécu direct sans ces prises de conscience qui toutefois, le vide étant bien établi, n'ont rien dérangé. Elles-mêmes sont d'ailleurs fines et subtiles, et surtout comment dire? elles n'engagent pas l'ego : elles fusent et retombent sans le provoquer à réaction, car il dort d'un grand sommeil peut-être est-ce cela le fond de grand vide : le sommeil de l'ego qui entraîne la disparition de son champ habituel.)
« Juillet. Je m'abandonne au vide qui fait le désert autour de moi : plus de jardin, ni de soleil... qui fait le désert en moi : plus de perception, pas même cette quête obstinée... qui fait un désert de moi, immensément, longuement. Mais voici que le vide s'est mué en félicité : au centre, au coeur de l'immense, quelque chose palpite et irradie, alors, peu à peu, presque insensiblement, tout mon être, si vide que je ne le sentais plus, se trouve envahi de paix, de joie et de douceur, le corps lui-même éprouve un bien-être souverain. En fait 'paix', 'joie' sont des aspects que j'isole, pour les besoins du langage, d'une totalité insécable, ce ne sont que des images d'approche, car l'impression est spécifique, indicible et foncièrement une.
« Printemps 1968. Pendant une grande partie de la nuit, samddhi d'une texture toute nouvelle et d'une ineffable délicatesse. Comme à chaque nouvelle étape, le vide change de qualité ou ce qu'on prend pour le ' vide ', c'est-à-dire un vidage de tout l'humain ou ce qu'on prend, à chaque nouvelle étape, pour 'tout' l'humain. Plus ce vide se creuse, plus ce qu'il révèle est beau, inouï. Chaque fois c'est inattendu. Chaque fois c'est une merveille plus grande qui apparaît comme l'ultime vérité, l'ultime félicité. J'en prends une fine conscience qui pourrait ne pas avoir lieu, et par moments je prends une légère conscience de l'anéantissement, point trop, car si cette dernière durait ou se précisait, la félicité risquerait de s'atténuer. »
Remarquons au passage cette expérience assez peu fréquente de plénitude et d'anéantissement simultanés.
Une sensation de vertige accompagne souvent les états de vide; elle peut même atteindre une grande intensité :
« Hier soir, dans mon lit, impression fantastique de vertige, comme si j'étais lancée en tous sens pendant une ou plusieurs minutes, violemment. Plus aucun point d'appui ni de référence : on ne sait plus si l'on a la tête en haut ou en bas, ni s'il y a des côtés. À cette impression assez effrayante je me suis abandonnée avec confiance, car j'ai compris de suite qu'elle était d'ordre mystique. »
On pourrait insister sur la plénitude de ces apaisements, pourtant leur valeur dépend du vide de plus en plus profond qu'ils comportent; ce vide, en effet, non seulement permet l'éveil et ouvre la voie à la plénitude, mais il joue aussi un rôle de transformation radicale bien que [29] progressive, qui concerne la personne entière. Là, et uniquement là, tout se défait, tout change, là de nouveaux germes sont semés, croissent et s'épanouissent. Vacuité et subtilité s'approfondissent simultanément.
Dès le début, la pensée est touchée : préjugés, erreurs, étroitesses tombent; une ample vision unifiée de l'homme et de l'univers se fait jour, se précise, supprimant angoisse et confusion. Plus tard, cette connaissance elle-même, intuitive certes, mais encore à double pôle, s'effacera à son tour devant la pure révélation du Soi, qui comble l'esprit plus qu'aucune connaissance ne peut le faire.
Sur le plan du coeur, la sensibilité et l'intuition s'affinent, les sentiments se décantent; la passion ardente, la jalousie à l'égard de l'être aimé, le besoin de possession se calment et font place à une tendresse affectueuse où subsiste un certain attachement. Puis, lorsque les résidus du sentiment sensible et égoïste ont disparu, le sentiment qui demeure est si profond que le mystique en est à peine conscient ; il chérit l'aimé plus que lui-même puisque, sans hésitation, il se sacrifie pour lui. À ce stade il ne sent plus son amour, il ne le proclame plus, mais ses actes en portent témoignage. L'amour véritable commence ici, dans l'oubli du moi et de l'autre : plus de retour sur soi, plus d'objet séparé; identifié à l'aimé, comment pourrait-il dire 'j'aime'? Comment pourrait-il penser à celui qui réside dans l'intime de son être, se confond à sa substance? Alors, que l'aimé vive ou meure, qu'importe ! Ainsi le coeur est vraiment vide, il n'a plus ni passion, ni émotion, ni attachement. Quelque chose qui ressemble à l'amour le remplit, ou plutôt il n'est plus qu'amour.
Sur le plan de la volonté, il se passe une évolution parallèle à celle du coeur. La volonté n'est plus tendue vers ses satisfactions habituelles et cesse d'osciller sans fin entre prendre et rejeter; elle s'assouplit et se dégage, orientée vers un seul but, obscur il est vrai. La vacuité porte ici sur l'intentionnalité, ce que l'Inde appelle arthakrijākāritva, ou « préoccupation prévoyante» de Heidegger, c'est-à-dire la préoccupation de l'homme pour son individualité en tant que telle. L'ego une fois éliminé, le Je profond se dévoile, libre des tourments vis-à-vis de soi et des autres, caractéristiques de l'ego.
Ainsi, l'attitude générale à l'égard de la vie se modifie, mais pour que pensée, coeur, volonté, activité soient réellement purifiés, il faut que le vide, s'étendant aux couches du subconscient, recéleur des conditionnements auxquels nous obéissons d'ordinaire, opère (après une phase d'affleurement au niveau conscient) leur dénouement puis leur effacement, selon un processus que je nommerai « coagulation », en empruntant ce terme à l'école çivaîte Krama. Peu de mystiques échappent à ce travail [30] dramatique et douloureux. Le vide spontané présente en effet deux pôles de coloration opposée : l'un, qui vient d'être envisagé, tend vers la félicité; aussitôt les préoccupations disparues, les tendances fusionnent dans un bonheur apaisé et très pur où l'on se sent léger et libre; l'autre, dont l'étude va suivre, s'accompagne d'un sentiment d'abolition, ayant pour tonalité angoisse et tension pour la première phase, et désespoir implacable pour la seconde. L'ego est alors en travail.
Le système Krama fait allusion à la coagulation dans ses hymnes à la déesse Kālî 23 et la désigne par le terme rodhana. Lorsque le yogin pénètre dans le vide, il est à son insu la proie de tendances et vestiges obscurs et sans objet, ensemble de craintes, de doutes, d'habitudes de penser, d'attachements sournois, ainsi que des impressions subtiles déposées par les événements passés. Ces résidus inconscients, imprégnations (vāsanā et samskāra) constituent des obstacles épars et informes auxquels le yogin ne peut s'attaquer ni durant la veille, où son activité trop tendue ou trop dispersée les recouvre, ni durant le sommeil sans rêve, faute d'une attention vigilante, ni non plus durant les rêves, où la coagulation s'effectue, mais partiellement et de façon fugace, sans la prise de conscience qui facilite le dénouement des noeuds. Même dans les états mystiques conscients et apaisés, il ne consent pas à coaguler ses doutes et à faire face à ses difficultés de peur de retomber dans le devenir et ses soucis. En conséquence, sorti de l'absorption paisible, il redevient esclave de ses habitudes et ne progresse pas. C'est donc uniquement dans un vide spécifique, à demi-conscient et comparable au sommeil, que les résidus prendront consistance, et pour celui-là seul qui vit dans la quiétude et qui a un maître averti. Étant donné le désencombrement des tendances grossières de la veille, quand pensées, distractions, sentiments s'atténuent, la coagulation peut se faire. Alors les doutes et les problèmes se réveillent et sont dragués jusqu'à la surface en vue de les mieux détruire. Le yogin coagule l'ensemble des résidus sur un point vital : jalousie, peur de la mort, etc., où son être tout entier se ramasse dans la lutte, bloqué avec intensité sur un seul doute devenu une véritable obsession.
Signalons ici plusieurs dangers : s'il n'a pas de maître, les forces inconscientes qu'il éveille peuvent le dépasser ; si, d'autre part, la coagulation dure indéfiniment, il n'échappe plus à la vacuité, le bloc forme [31] un obstacle invincible et, l'élan se trouvant brisé, le yogin s'enlise dans un vide stérile chaque fois qu'il se concentre; ou encore, si la fonte s'effectue avant que la coagulation ne soit achevée, des cristallisations demeurent et le yogin devra recommencer, en des circonstances souvent défavorables.
C'est donc au moment précis où la coagulation atteint sa maturité que la fonte doit se produire spontanément. Avec un bon maître, coagulation et fonte se succèdent sans arrêt : le disciple concrétise doutes, alternatives, en fait un bloc, et dès que celui-ci a fondu, l'élan se renouvelle, la vie s'écoule librement et un grand progrès a lieu. Puis il recommence, mais à un niveau plus profond et plus subtil jusqu'à ce que son subconscient soit entièrement purifié.
Pour faire fondre l'obstacle des doutes, et par un vide devenu vibrant parvenir au vide indicible, il faut, d'après un texte sacré, l'élan aveugle d'un tourbillon (bhramavega ) sans aucune discrimination, l'adepte portant à son paroxysme toute son énergie en vue de la ranimer et de la faire vibrer. Si la pensée surgit, la fonte sera interrompue.
Le système Krama 24 préconise de son côté de méditer sur la roue des énergies qui a pour moyeu le Coeur ou le Soi, Centre à partir duquel elle se meut très vite en tourbillonnant et se déploie en plusieurs cercles : pensée et organes sensoriels pour parvenir à la périphérie où le mouvement ralentit. Puis à nouveau s'effectue le retour vers le centre, à mesure que la vibration recouvre sa haute fréquence. Le déploiement correspond à la coagulation des alternatives, le reploiement à leur fonte. Afin de détruire les traces inconscientes et résidus de l'objectivité, l'adepte doit évoquer la roue sous son aspect grossier, c'est-à-dire tirer vers l'extérieur, ou la périphérie, les ultimes obstacles pour qu'ils se manifestent en toute leur puissance. Lorsqu'il en a pris une claire conscience, la roue, dans sa rotation de plus en plus rapide, entraîne les résidus vers le centre et les dissout. Le méditant ne perçoit plus alors ni objets, ni connaissances, le mouvement même semblant aboli tant la roue tourne vite, les différenciations happées par le Centre le Soi parfaitement révélé. La fonte achevée, le mystique pénètre en une fraction de seconde dans le Vide indicible.
Ce processus de coagulation et de fonte (rodhana et dravana de l'école Krama) est connu également du Bouddhisme Mahāyāna, qui le transmit par l'intermédiaire des Chinois aux maîtres du Zen ; il prit alors la forme du koan. [32]
Lorsque la coagulation est déjà bien avancée, s'étant effectuée sur des obstacles particuliers, le mystique n'est plus arrêté par aucune entrave détectable; son être maintenant unifié et purgé, ne se présente plus qu'un empêchement : cet être même. Alors une nouvelle et demière coagulation reste à faire.
N'est-ce pas à cela que fait allusion l'auteur du Nuage d'Inconnaissance quand il recommande de se livrer constamment à la considération et à la contemplation aveugle du péché ramassé en un bloc, sans examiner tel ou tel péché en particulier ?
“... tu dois toujours sentir le péché comme une masse horrible et fétide, tu ne sais quoi, entre toi et ton Dieu; et cette masse n'est autre que toi-même. Et tu dois considérer qu'elle est unie et congelée avec la substance de ton être, pour ainsi dire sans distinction” (ch. 43).
L'évocation du péché où le moi apparaît comme une charge pesante doit être ininterrompue, ainsi que la désolation spirituelle qui l'accompagne et dont dépend l'oubli de soi et de toutes les créatures :
“Si le sentiment et la connaissance nue de ton être propre étaient détruits, tous les autres obstacles le seraient du même coup” 25 (ch. 44).
La parfaite affliction spirituelle est donc pour le mystique “de savoir et de sentir non seulement ce qu'il est, mais (bien) qu'il est” 26 (ch. 44).
Il faut alors “une très grande tranquillité et une disposition, tant du corps que de l'âme, tout à fait saine et pure” (ch. 41), et le cri inlassable : “péché, péché!” est “d'autant meilleur qu'il reste dans le pur esprit, sans aucune pensée particulière et sans être prononcé” (ch. 40).
La vigilance centrée sur l'oubli de soi-même et dans le désir de perdre le sentiment de sa propre existence doit se faire dans une sorte de vide ensommeillé et non dans la tension du corps et de l'esprit : “demeure assis tranquillement comme pour dormir, tout absorbé et plongé dans l'affliction” (ch. 44).
Ici comme dans le système Krama, semble-t-il, la coagulation est soumise à plusieurs conditions : elle doit d'abord s'effectuer dans le vide, pensée et sentiments habituels étant supprimés afin d'être mieux saisis en leur source ; quand toute manière de connaissance et de sentiment à l'égard des créatures a disparu, “l'œuvre” 27 que veut ce livre – [33] ébranlement soudain, élan nu et pur qui jaillit avec force vers Dieu s'accomplit dans l'oubli de soi et d'autrui, et dans le dégoût de tout ce qui n'est pas Dieu.
C'est donc “un aveugle élan d'amour” qui délivre du péché le pesant fardeau de soi-même obstacle à l'union définitive ; élan aveugle, car s'il était clair il relèverait de la pensée discursive, et lucide, il se confondrait avec l'extase ou vide indicible des çivaïtes.
Lorsque l'affliction s'intensifie au point de s'attaquer au “sentiment de l'être nu”, elle se confond avec les tourments de la nuit mystique.
Certains êtres, n'ayant nul besoin de coaguler le doute vont directement de la félicité apaisée à la vacuité qui consume comme un feu dévorant. Comme ils n'ont pas perdu leur calme impassible, le vide leur semble d'autant plus pénible à supporter : en effet, ce qui était repos dans la plénitude devient immobilité dans un vide sans fond où ne règnent que nausée, impuissance et silence implacable. Tant que les pensées déferlent en une course éperdue, aucune joie, aucune douleur ne vous atteignent vraiment, de multiples distractions vous en tirent sans répit. Mais dès que l'on entre dans ce vide et son dénuement, ne peuvent subsister que bonheur parfait ou nuit de la mort.
Une grave erreur serait de confondre ce vide avec un retour à l'état normal précédant la découverte de l'intériorité, ce qui causerait seulement une détresse ordinaire. Le vide qui s'agrandit d'un coup et engloutit tout est d'une autre nature, il vous laisse désemparé, suspendu entre deux univers : l'un le monde que l'on a depuis longtemps quitté, l'autre, ce domaine illimité et obscur où l'on avance à tâtons, sans comprendre. Phase essentielle dans un total dépouillement intérieur, il dure de longs mois et même des années, c'est le 'deshacimiento', 'défaisance' de l'ego, purification passive si bien décrite par saint Jean de la Croix dans la Nuit obscure.
Si l'on ne peut en donner la moindre idée à qui ne l'a pas traversée, on peut essayer de déterminer son champ de mort : l'anéantissement n'épargne rien, le monde entier n'offre aucun intérêt, il semble vide, plus même il se défait en une constante annihilation contre laquelle on ne peut se défendre. Nul plaisir des sens ne vous attire, ni la musique ni la poésie tant aimées, ni les plus beaux paysages; soucis et maladies vous laissent indiiférent. On n'aspire qu'à la mort.
Les facultés unifiées dans la paix à l'étape précédente sont désormais [34] paralysées ; elles ne veulent ni ne peuvent fonctionner, toutes également touchées et au même moment : mémoire, imagination, pensée se vident, d'où un oubli rongeant ; les idées se font rares et traînantes et l'on est comme précipité dans un gouffre dans lequel on perd pied sans pouvoir se raccrocher à l'armature protectrice des notions et des habitudes mentales. Le coeur est aride, sentiments et désirs le quittent. La volonté ne veut qu'une seule chose qui lui échappe et dont elle ne sait rien. Incapable d'accorder un regard à quoi que ce soit, on se sent dénué de tout, faible et inintelligent, égaré dans d'épaisses et lourdes ténèbres. Le moi se prend en dégoût. Mais ce sentiment d'indignité n'est pourtant pas d'ordre moral, car il ne s'y mêle aucune culpabilité ; plus profond encore, il tient à l'être même.
C'est ainsi que le mystique est dépouillé de toutes manières de comprendre et d'aimer, dans l'unité d'une profonde vacuité et dans la certitude du néant, un néant qui le mine sans répit ; il ne peut qu'attendre sans le moindre allégement, solitaire et indifférent, dans l'ennui et la misère intérieure.
Ce vide spécifiquement mystique, au cours duquel l'homme traverse la nuit spirituelle et supporte la destruction de son moi sans être lui-même détruit, doit se distinguer de cas en apparence voisins, mais en fait opposés. D'abord le vide intérieur du faux sage d'occident, vu à travers la littérature moderne ne relève même pas de l'annihilation de l'ego ; le moi exalté se défend et se drape dans son expérience d'absurdité, d'où une attitude cynique et sceptique. Les nuits, dont romans et essais contemporains 28 offrent des exemples, ne correspondent en aucune manière à la réalité que vit le mystique. Celui-ci n'a pas de lutte, d'angoisse, de doute, il est tellement au-delà ; il ne cultive ni n'exploite sa douleur bien que pas une seconde il n'y échappe. La vie ordinaire continue pour lui sans que ses amis s'aperçoivent de rien, car il ne paraît pas abattu ; il garde un sens de l'humour toujours prêt à fuser, à la façon d'un condamné à mort qui plaisante en dépit de son désespoir.
En second lieu, et ce cas illustre les graves dangers auxquels s'expose la destruction de l'ego, l'expérience spirituelle peut avorter si le processus s'arrête à mi-chemin. Que la première étape de pacification n'ait pas été assez poussée, et le mystique stagne dans le vide ; s'il n'a pas un maître capable de l'en tirer, il lutte alors pour rattraper ce qui lui échappe, d'où un état de vide terne et sans issue. [35]
Enfin la mélancolie offre un cas d'altération pathologique de l'ego qui peut, de l'extérieur, prêter à confusion avec la véritable nuit spirituelle. Pour le mélancolique tout s'effondre, y compris ses forces physiques ; dans une complète asthénie, la pensée ralentie, immobile et figé, il se concentre sur sa douleur et ressasse son indignité. Il se sent éminemment coupable, car il a perdu l'estime de soi en cela son ego n'est pas anéanti, mais dévalorisé, d'où l'aspect dramatique et spectaculaire de son deuil. Le temps arrêté, rien d'heureux ne peut plus se passer pour lui. Il reporte rétrospectivement son état actuel dans le passé et annule tout ce qu'il y avait de positif dans sa vie ; il n'y voit rien de bon, persuadé qu'il a toujours été coupable et malheureux. Le suicide que certains de ces malades commettent, loin de réaliser le dépouillement de l'ego, constitue l'acte égoïque suprême, une autopunition intense.
Le mystique au contraire a eu précédemment une longue expérience fondamentale de paix, de plénitude et de repos complet ; il possède la stabilité, ses tendances sont unifiées. Il sait qu'il a eu autre chose et se souvient, quoiqu'il ne puisse imaginer son bonheur passé. Même submergé par le sentiment de sa propre indignité, il ne doute pas, ne vacille pas. D'autre part, ce qu'il a perdu n'est pas l'estime de soi, c'est le divin, et tout au long de la nuit il reste branché, aimanté sur la Réalité éprouvée auparavant et qui n'a pas vraiment disparu bien qu'il se sente douloureusement privé de contact avec elle. Impuissant il assiste à la mort du moi, sans drame, sans autopunition, sans jamais se complaire à sa douleur. Il ne souffre d'aucun épuisement, ni d'asthénie, ni d'insomnies, s'adonnant sans goût à une activité normale.
Une autre différence est à noter : à l'inverse de ce qui se passe chez le mélancolique, le mystique, une fois la nuit achevée, découvre une plus grande plénitude, le calme est plus profond, le détachement plus complet. Il conserve le souvenir précis de cette vacuité et reconnaît combien elle lui fut précieuse ; comprenant son sens et sa valeur, volontiers il y retournerait : sans elle pas de mort totale à soi-même ni de véritable plénitude. Il faut être vidé de l'accessoire multiple pour être rempli de l'unique essentiel. Mais cet essentiel, on ne peut le reconnaître au début parce que trop délicat, insolite, et indifférencié ; on éprouve donc seulement le vide qu'il creuse afin de s'y loger.
Précisons enfin que pour le mystique, c'est le maître qui, sous l'influence de la grâce, précipite à un certain moment son disciple dans le vide et la nuit, et lui encore qui l'en tire dès que le vide a fait son œuvre ; il veille sur lui, inaccessible et silencieux, sachant combien cette phase importante comporte de dangers. [36]
Un tel détachement n'est pas à la portée de l'homme sans une intervention directe de Dieu ; lui seul, soutient Tauler, peut purifier l'esprit créé en l'arrachant à tout ce qui n'est pas l'absolue ténèbre et en le transportant au-dessus de l'être jusque dans l'Esprit incréé de Dieu. Au chemin lumineux Tauler oppose ainsi le chemin obscur des épreuves :
« Les hommes qui sont conduits par ce chemin ne doivent rien boire qui puisse produire en eux une ivresse, comme c'est le cas de ceux dont nous venons de décrire la joie... (Ils) sont mis et poussés sur un étroit chemin, où tout est sombre et sans consolation, où ils ressentent un insupportable tourment, et qu'ils ne peuvent pourtant point quitter. De quelque côté qu'ils se tournent, ils ne trouvent que profonde misère, désert, désolation, ténèbre. C'est là qu'ils doivent entrer et s'abandonner au Seigneur sur ce chemin aussi longtemps qu'il lui plaît. Et enfin le Seigneur fait comme s'il ne savait rien de leur tourment : c'est une insupportable indigence et un profond délaissement, et pourtant ils doivent s'y abandonner... »
Il dit encore : « Ces hommes sont dans la plus vraie, la plus profonde pauvreté, et dans un complet renoncement à eux-mêmes. Ils ne veulent, ils n'ont, ils ne désirent rien d'autre que Dieu et rien de ce qui concerne leurs nécessités personnelles. Il leur arrive souvent de travailler dans la nuit, c'est-à-dire dans l'abandon, dans la pauvreté, dans d'épaisses et lourdes ténèbres, dans l'absence de toute consolation, si bien qu'ils ne trouvent aucun appui, qu'ils ne rencontrent ni ne goûtent aucune lumière, aucune chaleur. » 29.
Ruysbroeck décrivant, dans le Livre de la plus haute vérité (ch. VII), le terrible mal et la sombre misère de l'homme à qui Dieu se cache, insiste sur la liberté et l'égalité d'esprit que confère la Nuit. Si l'homme abandonne librement, et sans tristesse de coeur, sa volonté propre et laisse faire Dieu, le ciel remplira bientôt pour lui l'enfer. Alors, que la balance de l'Amour monte ou s'abaisse, tout désormais lui semblera égal et il demeurera toujours libre et impassible.
Au sortir de la nuit, l'âme est établie en une telle paix qu'elle est comme silencieuse et endormie. Elle jouit de plus en plus souvent de précieuses inconsciences échelonnées tout au long de l'itinéraire mystique et qui peuvent durer de quelques secondes à plusieurs heures.
On ne doit pas les confondre avec le sommeil sans rêve ni le sommeil [37] spirituel (yoganidrā) : il arrive que, les yeux ouverts, on garde l'attitude inconfortable de l'instant où l'inconscience vous a surpris : debout, le verre aux lèvres par exemple. Un vacarme qui vous tirerait du sommeil ne peut vous rendre à la conscience ordinaire. Quelques minutes de cette inconscience reposent mieux qu'une nuit d'un profond sommeil.
Le vide porte sur une suppression totale de la conscience normale et du sentiment de notre propre existence. La pensée s'est tue, la conscience et la félicité mystiques des débuts se sont endormies ; quelque chose dont on ne sait rien, mais plus subtil et plus large a pris leur place; une énergie spécifique flue spontanément sans faire retour sur elle-même, ni se diviser en un sujet et un objet. Plus de durée vécue, tout se passe à un autre niveau. Le mystique perd le sentiment du temps écoulé, ne sachant si le vide a duré une seconde ou quelques heures, tandis que dans le sommeil il conserve un sens approximatif du temps. Autre chose à noter : avant de revenir à la conscience normale, il parcourt des stratifications celles de ses expériences mystiques antérieures lui permettant d'évaluer de quelles profondeurs il remonte. Mais il ne se souvient pas clairement de ce qui précéda ce retour, l'acte de mémoire ne pouvant s'effectuer dans un tel vide.
Sur ce retour je livre un témoignage moderne :
« L'absence de tout Avant, et la conscience pure de là.
Le vide absolu où vibrait cette pure présence de rien.
En ce vide le bondissement retenu
l'étonnement fasciné par l'arrêt du temps
l'immobilité mi-close de l'étonnement
l'absence annulant l'étonnement de l'absence qui pourtant s'y love.
Conscience de rien.
L'oubli de moi, la conscience annulante de cet oubli
la joie sans fond de cette annulation
la stupéfaction de la joie
l'annulation intensifiante de cette stupéfaction par son identité à l'évidence et la dissolution incessante de cette annulation, de cette stupéfaction, de cette joie, de cet oubli dans le jaillissement perpétuellement immobile d'être là.
Pur de tout passé, vierge même de la conscience de cette pureté, absolument arrivant ici.
Mais d'où?
La question à peine effleurant la fluidité la fit trembler et ébranla le temps.
En un rien de temps, le temps de maintenant, celui de l'écriture, une distance infinie se détendit à partir d'un asymptotique zéro et [38] je touchai la première escale à peine un léger choc, la mère de la toute enfance, un sourire ensoleillé
un saut, un deuxième jet plus lent, la femme apparut, celle de la rencontre originelle
et à peine touchée,
encore une trajectoire à la courbure plus douce, un tour de l'invisible manège et je suis amené enfin à moi, le fil entier en quelques secondes s'est déroulé, toute la mémoire de moi retrouvée de cette existence et un dernier voile où un arrêt encore était tapi s'écarte sur le souvenir de quelque chose de sablonneux, une douceur coalescente qui prit avec précaution le nom de « hier » en chutant avec mollesse sur le « maintenant ».
La familiarité alors se réveilla, pourtant éblouie, ruisselante, férocement heureuse.
Mais je puis dire autrement. Voici :
Coup de conscience absolument pure. Un là indicible.
Choc nu : « quelque chose » a disparu ou « manque », mais quoi?
Choc encore, plus intense, ondes centrifuges : c'est « l'avant » qui n'est pas là. Il devait y avoir un « avant ». Mais toute trace en est absente. Ce n'est que la conscience de l'oubli d'un « avant ».
Un vide surgit : béance de l'avant. L'« avant » est là, mais vide vide de quoi?
Or du fond de ce vide, une remontée étrange s'éprouve : moi, c'est moi moi pur, sans mémoire, sans passé. Maintenant je suis là et c'était donc moi qui avais disparu? Un soupir profond réintègre toute présence familière, et sans effort enfin, comme un immense soulagement, une déception très douce, tout est revenu en deux petits coups jusqu'à la soirée d'hier...
Note. C'est maintenant, dans l'écriture, qu'est dit : « Au début, il n'y avait pas d'avant ». Le pur commencement ne se sait pas commencement. Mais il le devient immédiatement dès qu'un quantum de temps « apparaît » pour le constituer comme commencement. De ce côté-ci, cela apparaît comme moment originel. Mais de l'autre? Il n'y a pas d'autre côté.
Dès que du temps se fut écoulé (et je ne veux pas dire par là que cet écoulement fut en quoi que ce soit une « cause »), la pure conscience-de-là prit figure d'un « éveil », d'un commencement incompréhensible. Aucune succession, aucune causalité (ceci est tautologique) n'est à être mise ICI.
L'oubli portait sur le Moi. Pourquoi écrire maintenant le et M majuscule? C'est qu'il est difficile d'écrire : 'moi', j'avais disparu.
QUI, en effet, éprouva ce qui est écrit ici, QUI s'en souvient? Aucun truquage, aucune contorsion stylistique ne viendront à bout de la réponse qui s'impose grammaticalement : c'était moi. » [39]
Un second témoignage fait état d'une inconscience prolongée que les Bouddhistes désignent par le terme 'asamjñîsamāpatti', c'est-à-dire extase spontanée et dépourvue de notions et d'images puisque l'activité mentale n'y a plus cours :
« Un jour, je me souviens, mon corps demeura inerte durant des heures. Puis, au sortir de ce vide totalement inconscient, la vie reprit peu à peu et, me semblait-il, au niveau des molécules. C'était un malaise effroyable, une souffrance jamais éprouvée. »
Une autre personne, après une inconscience de plusieurs heures dans la journée, note au réveil :
« Une impression étrange, mon corps est si lourd, si enfoncé dans le lit, comme un roc, presque au-dessous de moi que je me demande s'il est mort ou vivant. Réveil rapide pourtant. »
Mentionnons aussi une absorption quasi instantanée : le regard devient fixe, les yeux grands ouverts, on voit sans voir, abîmé dans le Soi.
Grâce au vide du dénuement, le 'je' façonné et impur (que l'Inde nomme ahamkāra), après avoir perdu ses possessions, est détruit; puis, le 'je' naturel et profond qui demeurait encore, meurt à son tour dans la Nuit. Néanmoins l'anéantissement n'est pas complet tant que le mystique n'a pas obtenu la nudité essentielle en s'immergeant dans le 'Je' universel. Pour parvenir à ce niveau cosmique, les traces d'attachement et d'habitudes ancestrales qui subsistent dans son inconscient doivent être détruites, à l'aide d'une vacuité nue, aveugle, qui l'amènera au Rien.
Cette vacuité, issue de la ferveur et du détachement, apporte un apaisement bien supérieur au vide de la quiétude, et l'inconscience y atteint une profondeur ineffable. Vide mystérieux, infus, qui s'accomplit au tréfonds de l'âme et dont on sort plein de force et de vibrations. Parallèle aux autres vides, mais plus essentiel qu'eux, il s'instaure d'abord en présence d'un maître et dure alors une demi-heure. Le moi commence par résister, il a peur, et pendant quelques minutes, le disciple se refuse à plonger dans les ténèbres, préférant s'agripper à de menus soucis. Mais, après un temps, il s'adonne spontanément à des plongées répétées et se vide ainsi de tout ce qui est relatif et déterminé, perdant de vue et soi-même et le monde. Peu à peu il se plaît dans ce vide, et quand il y vit de façon permanente, il est parvenu à l'absorption ininterrompue dans le maître, que les sūfī nomment fanā’ du shaykh.
Ainsi, à force de plonger dans le torrent qui l'entraîne à une allure vertigineuse il ne sait où, son moi s'use peu à peu et, un jour, sans qu'il [40] sache comment ni pourquoi, il se sent englouti dans un océan sans rivage. À son grand étonnement, il n'est plus nulle part, il n'est plus personne.
Sous l'effet d'absorptions de plus en plus fréquentes, cette riche inconscience deviendra un fond permanent sur lequel se détachera plus tard la conscience éveillée. Mais au début on ne peut jouir des deux simultanément.
Cette inconscience en laquelle tout se noue correspond à la « connaissance non-connaissante » d'Eckhart. Les mystiques chrétiens y voient l'opération de Dieu dans l'âme. « Au milieu du silence me fut dite la parole secrète. » Maître Eckhart commente ainsi :
« Maintenant tu demanderas : Qu'opère donc Dieu sans image dans le fond et essence de l'âme? Je ne suis pas en état de savoir cela, car les puissances de l'âme ne peuvent percevoir qu'en images... Cela leur demeure caché. Et c'est ce qui leur est le plus salutaire... L'ignorance les attire comme vers quelque chose de merveilleux et les lance à sa poursuite ! Car l'âme sent bien que c'est, mais ne sait pas... ce que c'est. » 30.
L'âme reçoit en effet un message secret qu'elle ne peut déchiffrer tant il est lourd de sens, subtil. La pensée s'efface aussitôt qu'elle cherche à s'en emparer. Néanmoins il s'imprime de telle sorte dans la substance de l'âme que rien ne pourra ébranler la certitude de sa vivante présence.
Dans le Château de l'âme, sainte Thérèse se préoccupe elle aussi de l'inconscience propre à l'oraison d'union, union si intime avec Dieu qu'elle transforme complètement l'âme en Dieu :
« Toutes nos puissances sont endormies, dit-elle, et même profondément endormies par rapport à toutes les choses du monde et à nous-mêmes. Et en vérité, l'âme est comme privée de sentiment durant le peu de temps que dure cette oraison d'union ; et le voudrait-elle, il lui serait impossible de penser. Aussi elle n'a pas besoin d'user d'artifice pour suspendre son entendement. Si elle aime, elle est dans un tel sommeil qu'elle ignore comment elle aime, ni ce qu'elle voudrait. Enfin, elle est comme complètement morte au monde pour vivre davantage en Dieu ; voilà pourquoi c'est une mort délicieuse. »
La sainte différencie avec précision cette oraison d'union du 'sommeil des puissances' éprouvé dans la demeure précédente où l'âme « tant qu'elle n'a pas une longue expérience, se demande avec anxiété ce qui a eu lieu. Était-elle dans l'illusion? Était-elle endormie? Est-ce une faveur de Dieu?... Mille doutes l'envahissent » 31. [41]
Au contraire, dans l'oraison d'union, nul doute ne peut subsister, elle est souverainement certaine que Dieu opère en elle sans que personne ni elle-même puisse troubler son action :
« Vous voyez cette âme que Dieu prive complètement d'intelligence pour mieux imprimer en elle la véritable Sagesse; elle ne voit, ni n'entend, ni ne comprend rien durant le temps de cette oraison... Dieu s'établit lui-même dans l'intime de cette âme, de telle sorte que, quand elle revient à elle-même, elle ne saurait avoir le moindre doute qu'elle n'ait été en Dieu et que Dieu ait été en elle... Mais me direz-vous, comment l'âme a-t-elle vu ou compris cette faveur, puisqu'elle ne voit ni ne comprend? Je ne dis pas qu'alors elle l'a vue, c'est ensuite qu'elle s'en rend parfaitement compte. C'est une certitude qu'elle possède et que Dieu seul peut donner. » 32.
Il existe aussi dans la sixième demeure un ravissement où l'âme a des lumières et des connaissances concernant Dieu :
« Cela semblera impossible, écrit-elle, car si les puissances et les sens sont tellement suspendus que nous pouvons dire qu'ils sont comme morts, comment l'âme peut-elle se rendre compte qu'elle comprend un tel secret? J'avoue que je l'ignore, et peut-être qu'aucune créature ne saurait le dire. » 33.
Un problème analogue se pose quant au souvenir : si l'âme ne se souvient plus ensuite de ces hautes faveurs, quel profit en retire-t-elle? À cela sainte Thérèse répond : « Bien que l'on ne puisse expliquer ces faveurs, elles demeurent parfaitement gravées dans le plus intime de l'âme, et l'on n'en perd jamais le souvenir. Mais, ajouterez-vous, si elles n'ont aucune image qui les représente, et si les puissances ne peuvent les comprendre, comment peut-on s'en souvenir? Moi non plus je ne le comprends pas. » 34. Quant à l'effet extraordinaire de cette oraison, il consiste en un
« tel oubli de soi que l'âme semble véritablement n'avoir plus d'être... Elle est tellement transformée qu'elle ne se reconnaît plus. Elle ne songe plus qu'il doit y avoir pour elle un ciel, une vie, un honneur propre, parce qu'elle est tout entière occupée à la gloire de Dieu... Ainsi non seulement, elle ne se préoccupe pas de ce qui peut arriver, mais elle est sous ce rapport dans un oubli tellement étrange que, je répète, il semble qu'elle n'est et qu'elle voudrait n'être rien en rien... » 35. [42]
Afin de parvenir à ce degré élevé d'oraison, l'âme selon la comparaison de Thérèse d'Avila, a dû s'enfermer comme le ver à soie dans un cocon étroit et obscur qu'il a filé lui-même. C'est là qu'il meurt au monde, là qu'il perd ensuite sa vie de ver afin de renaître papillon 36 :
« O puissance de Dieu, dit-elle, qui pourra exprimer l'état de l'âme après cette union durant laquelle elle a été abîmée dans la grandeur de Dieu et si étroitement unie à lui pendant quelques instants : je dis 'quelques instants', car le temps à mon avis n'arrive jamais à une demi-heure. Je vous le dis en toute vérité, cette âme ne se reconnaît plus. Il y a la même différence entre son état passé et son état actuel qu'entre ce ver à soie difforme et le petit papillon blanc. » 37.
D'après saint Jean de la Croix, inestimables sont les biens qu'impriment dans l'âme la communication silencieuse de Dieu et les onctions très mystérieuses et délicates de l'Esprit-Saint qui infusent secrètement dans l'âme richesses et grâce sans qu'elle y prenne part, sans même qu'elle le comprenne alors : «...Elle se sent blessée et ravie avec tendresse et suavité sans savoir par qui, ni d'où, ni comment. » 38. Sur cette transformation de l'âme en Dieu, au terme de l'anéantissement, Suso écrit :
«... Ici l'esprit est dépouillé de cette obscure lumière qui l'avait accompagné suivant le mode humain depuis la révélation de ces choses. Là, il en est dépouillé, car il se trouve lui-même, proprement autre, différent de ce qu'il comprenait de lui-même, suivant le mode de la lumière qui lui était donnée auparavant... et il est ainsi dénudé et dépouillé de tout mode, dans l'absence de mode de la simple essence divine. »
Plus loin, après avoir bien précisé que l'âme « ne devient pas Dieu par nature », il ajoute :
« Il faut dire malgré tout que, dans cet anéantissement, qui suit cette absorption d'elle-même, l'âme voit disparaître son incertitude étonnée, en cette perte où elle est dépouillée de son être propre en l'être absolu, par son inconscience d'elle-même. » 39. [43]
L'inconscience de ces profondes immersions permet donc l'anéantissement par lequel se parachève le dénuement. Mais il est impossible de classer de pareilles réalisations. En effet, si le vide du dépouillement qui fait du mystique un homme « pauvre et nu », les absorptions inconscientes durant lesquelles il est réduit à rien sans même le savoir, l'anéantissement en Dieu et l'accès au Rien sont des expériences très précises et nettement distinctes pour celui qui les éprouve, elles ne constituent pas des phases strictement successives : l'une peut s'amorcer avant que la précédente ne soit terminée ; plusieurs progressent de façon parallèle et l'on a souvent un éclair des accomplissements futurs. Ne nous en étonnons pas, car, l'expérience spirituelle conduisant à l'intemporel et à l'indifférencié, tout est là à tout moment : on a donc grand'peine à établir des étapes comme si elle évoluait dans le temps. En outre, dès que le mystique vit dans le Rien ne demeurant nulle part les vacuités antérieurement traversées tendent à se confondre pour n'en faire plus qu'une : dans l'oubli du moi et de toutes choses, dans l'oubli de l'oubli lui-même, il se perd constamment dans un abîme dont il ne sait rien.
Pour ces diverses raisons, il ne faut pas chercher un ordre rigoureux dans les extraits qui suivent.
Et d'abord, en survol, l'itinéraire des anciens maîtres et poètes sūfī :
Abou-Sa'id Al Kharraz dit du serviteur que Dieu choisit pour compagnon fidèle :
«... Lorsque le regard de ce serviteur tombe sur la Majesté et la Magnificence, ce dernier reste sans lui-même. Alors le serviteur devient (une parcelle) du temps anéanti... » 40.
Ibn'Atā'Allāh décrit ainsi l'anéantissement (fanā’) :
« L'homme disparaît de lui-même, il ne sent rien des apparences extérieures de ses membres, ni du monde extérieur, ni de ce qui se passe en lui; il disparaît de tout cela, et tout cela disparaît de lui, fuyant vers Dieu d'abord, en Dieu ensuite. »
Louis Gardet explique : « Vers Dieu d'abord, c'est le fanā'; en Dieu ensuite, c'est-à-dire le sujet disparaît de la disparition elle-même, c'est le fanā' du fanā'... Abolition, annihilation du sujet empirique pour que le « je » profond « subsiste » en Dieu. Perte de tout par le retrait et [44] l'esseulement radical... pour que tout soit redonné selon la suprême Réalité. » 41.
« Mais l'anéantissement de soi n'a de valeur que si le regard s'en détourne pour se porter vers l'état de subsistance en Dieu (baqā'). » « La crainte de Dieu se situe au moment où nous sommes anéantis et consiste à repousser toute complaisance à l'égard de notre propre fana'; cette complaisance lui rendrait pour nous une valeur positive qui masquerait la seule valeur positive en soi : la subsistance en Dieu (baqā'). On ne peut accéder jusque devant l'essence divine que par la pure négativité de l'anéantissement personnel. » 42.
Par-delà encore anéantissement et son oubli, par-delà permanence en Dieu, le saint se tient dans l'égalité sans houle, c'est ce que veut dire Abou'l-Hasan Al-Nouri :
«... La route de ceux qui sont anéantis est celle où leur anéantissement s'accomplit en leur Bien-Aimé, qui est l'objet de leur Espérance. La voie de ceux qui demeurent est celle où leur permanence tient à sa permanence à Lui. Cependant celui qui s'élève au-dessus des deux états d'anéantissement et de permanence, il n'y a plus pour lui ni anéantissement, ni permanence. » 43.
L'auteur du Nuage d'Inconnaissance, à cette étape, condense son enseignement en deux mots : « nulle part » et « rien » :
« Car nulle part corporellement, c'est partout spirituellement... j'aimerais mieux n'être nulle part corporellement, luttant avec cet aveugle rien, que d'être un si grand seigneur que je puisse, lorsqu'il me plairait, être partout corporellement...
« Laisse ce partout et ce quelque chose, pour ce nulle part et ce rien. Ne t'inquiète point si ton intelligence ne peut appréhender ce rien, car assurément je ne l'en aime que mieux. Il est en lui-même si précieux qu'elle ne peut l'appréhender. Ce rien, on l'éprouve plutôt qu'on ne le voit, car il est tout aveugle et pleine ténèbre pour ceux qui ne l'ont pas encore beaucoup contemplé... Une âme en l'éprouvant est plus aveuglée par l'abondance de lumière spirituelle qu'on ne l'est par les ténèbres ou le manque de lumière physique. Qui donc l'appelle 'rien'? C'est assurément notre homme extérieur, non l'intérieur. L'homme intérieur l'appelle 'Tout', car par lui, il lui est donné de comprendre toute chose, corporelle ou spirituelle, sans en considérer aucune en particulier » (ch. 68). [45]
Et Walter Hilton :
« C'est donc une bonne obscurité et un rien très riche qui apportent à l'âme tant d'aise spirituelle et une aussi calme douceur. Je crois que David entendait cette Nuit ou ce rien lorsqu'il disait : ' J'ai été réduit à rien et je ne l'ai pas su'. C'est-à-dire la grâce que notre Seigneur Jésus a envoyée dans mon coeur a tué en moi et réduit à rien tout amour du monde et je n'ai pas su comment. Car ce n'est pas par mon travail ni par ma propre volonté... mais par la grâce... » 44.
Un témoignage moderne va établir clairement la distinction entre 'vide' et 'rien'. Il comporte trois expériences dont les deux premières se réfèrent au vide et la dernière au Rien : d'abord un rêve de vide, sorte d'appel de l'abîme 45 et le lendemain, en état de veille, son accomplissement sous la forme d'un anéantissement de soi, perçu comme libération et félicité. Dans la troisième expérience, lors d'un état mystique profond et en la présence du maître (présence spirituelle et non corporelle), fulguration du Rien :
« L'expérience de l'abîme a été précédée d'un rêve : j'étais plaqué contre la paroi d'une cage d'escalier me donnant l'impression d'un trou sans fond, dans lequel j'allais basculer. Aucune crainte ni angoisse, le réflexe pourtant de rester accroché pour ne pas tomber.
« Le jour suivant, étendu et éveillé, j'ai ressenti la présence en ' moi ' d'un gouffre analogue à celui du rêve : même appel à lâcher prise, mais accompagné du désir d'y tomber.
« Dans cet espace intérieur qui n'était pas celui du corps physique, je tombais avec un sentiment de lâcher prise dans une sécurité totale et un parfait abandon. Détente de tout l'être, impression de noeuds se déliant. Cela se faisait par vagues, avec légèreté, délice, n'en finissant plus de tomber, remontant même pour mieux redescendre.
« Un mois après, expérience très différente, sans rien de spatial : durant la nuit, dans un demi-sommeil, d'abord quelques ondes de félicité très fines et délicates et pourtant très fortes, localisées au coeur : la présence du maître à peine esquissée, un éclat de rien, absolument rien, cri d'effroi, réveil complet.
Éclat de rien lié à cette présence et pourtant indépendant d'elle. Si je me centre sur l'expérience même du rien : entre cette présence et je rien, je vois les deux faces d'une même chose sans épaisseur : l'espace entre le maître et le rien étant plus nul encore que le rien lui-même. Le cri d'effroi, jailli de la contiguïté pure entre le maître et le rien lequel avait brusquement disparu par le rien tient à cette brusque [46] révélation : le maître étant cela, rien, toute chose et moi-même sommes également 'rien'. N'est-ce pas ce dont j'avais eu seulement l'intuition, quelques années auparavant, lorsque j'écrivais :
Au coeur de l'être vibre le vide
Et au coeur du vide, le rien.
Après, quand j'ai senti que c'était l'Absolument Rien qui m'avait fait reculer d'effroi, je me suis jeté contre si peu que ce soit je me suis lancé dessus (contre, dans?) et naturellement la riposte est instantanée : il n'y a même pas deux temps pour cela. C'est déjà au-delà de la transfiguration du monde, au-delà de l'unité nirvāna-samsāra; celle-ci est le fond sans fond au coeur duquel jaillit cet élan de fusion. Le but lui-même a disparu.
Si l'on n'a pas peur, à partir de là, frénésie, élan absolu, désir impérieux de ne faire qu'un, mais je n'ai pas le pouvoir de refaire cet élan.
Et c'est un 'rien très riche' puisque l'appel est si impérieux qu'on obtient aussitôt la réponse. »
Le récit suivant révèle comment une autre personne, après de longues années d'expériences de vides, accède définitivement au Rien ceci n'est qu'un exemple de ce qui se passe tout au long de la vie mystique : l'état, au début à peine supportable une seconde, finit par s'installer. Le Rien devient alors un fond permanent dans lequel baigne le mystique 46.
« J'eus d'abord un rêve : des voleurs s'efforçaient de me dérober un trésor enfoui dans les souterrains de ma demeure ; j'en ignorais la nature et jusqu'à l'existence, mais je pressentais pourtant son inestimable valeur et je le défendais, pour moi et les miens, refusant de quitter la place. Tirée du rêve, je conservai la certitude que j'avais depuis toujours un tel trésor et qu'il me serait bientôt révélé ; mais à toute idée que je m'en forgeais, mon coeur répondait 'non', car lui, savait. Mon maître, à qui je confiai ce rêve, me dit : 'Effectivement, le trésor est là, et vous êtes sur le point de le découvrir ; mais un obstacle s'interpose encore.'
« Quelques jours plus tard, peu de temps avant de le quitter, mon maître me fit asseoir en face de lui. Après une profonde absorption, en revenant à la conscience, quelle ne fut pas ma stupéfaction : il n'y avait rien et dans le Rien, je n'étais plus. Impression étrange, illimitée. Pourtant, depuis près de vingt ans, j'avais traversé bien des vides : vides inconscients, mort douloureuse et même un anéantissement total. Maintenant, c'était différent, il n'y avait pas d'annihilation, de dépouillement, ni même de vide, puisque vide signifie toujours vide de quelque chose ; il fallait dire 'rien' toutes les vacuités antérieu- [47] rement éprouvées fondues en une seule, insaisissable et définitive, car je n'en sortis plus.
À mon maître qui me demandait comment je me sentais, je répondis : 'Où suis-je? Nulle part, me semble-t-il!' et avec un sourire indéfinissable il acquiesça : 'Oui, nous ne sommes plus nulle part.' À partir de ce jour, les rives escarpées, changeantes, prodigieuses, entre lesquelles fluait précipitamment le fleuve de ma vie, s'évanouirent. Il n'y eut plus que l'immensité de la mer. Extases et phénomènes extraordinaires firent place à une paix simple, inébranlable et à un très grand silence : rien en moi, rien au-dehors, rien en Dieu. Une fluide harmonie où ne demeure qu'un ineffable indéterminé.
Le trésor une fois découvert, bien des choses me furent révélées. Et d'abord je pris conscience du rien dans lequel vivait mon maître. Je compris aussi que 'rien' est la condition de toute efficience, et en particulier de la plus haute de toutes, la transmission de maître à disciple, et c'est pourquoi la transmission ne s'enseigne pas. En effet, c'est en 'rien' et grâce à 'rien' que le maître suscite le 'rien' en son disciple, en lui encore que la grâce se transmet, puisque là seulement, elle ne rencontre pas d'obstacle. »
Les oeuvres de Ruysbroeck contiennent des pages superbes sur l'abîme, le Rien, la solitude immense de la divinité :
«... L'homme a été créé de rien. C'est pourquoi il poursuit ce rien, qui n'est nulle part, et, dans cette poursuite, il s'écoule si loin de lui-même, qu'il perd sa propre trace ; plongé dans la simple essence de la Divinité, comme dans son propre fond, il s'en va mourir en Dieu. » 47.
Dans l'Ornement des noces spirituelles, il dégage trois actes essentiels de la rencontre sans intermédiaire entre l'homme intérieur et Dieu :
« De l'Unité divine rayonne en lui une simple lumière et cette lumière lui révèle : ténèbre, nudité, rien.
Dans la ténèbre il est enveloppé et il s'enfonce dans une chose sans modes où il est perdu comme quelqu'un qui s'égare.
Dans la nudité il est destitué de sa lumière propre et de la faculté de discerner les choses, et pénétré par une simple lumière, transfiguré.
Dans le Rien, toutes ses activités défaillent et il est vaincu par l'activité de l'Amour abyssal de Dieu. » 48.
Et voici, par lui encore, la description des êtres nus, irrésistiblement attirés par l'Amour divin qui, de l'intérieur, les invite à l'Unité [48] :
« Les hommes éclairés, d'un libre esprit, sont ravis plus haut que la raison, jusqu'à la vision nue et sans images. C'est là que l'Unité divine appelle éternellement : et avec une intelligence nue et vide d'images, ils dépassent toutes les oeuvres, toutes les pratiques, toutes les choses enfin, et atteignent au sommet de l'esprit. Là, leur intelligence nue est entièrement pénétrée d'éternelle Lumière comme l'air est pénétré par la lumière du soleil. La volonté nue et ravie est transformée et pénétrée par l'amour sans fond comme le fer par le feu. Et la mémoire nue et ravie se sent enclose et établie dans un abîme 49 sans formes. » 50.
En une inspiration hardie Maître Eckhart affirme un double anéantissement : anéantissement de l'âme pour laisser la place à Dieu et anéantissement de Dieu en l'âme :
« Là où finit la créature, là commence l'être de Dieu. Tout ce que Dieu te demande de la façon la plus pressante, c'est de sortir de toi-même dans la mesure où tu es créature, et de laisser Dieu être Dieu en toi. La moindre image créée qui se présente en toi de quelque manière que ce soit est tout aussi grande que Dieu. Pourquoi? Parce qu'à la totalité divine elle barre le chemin qui mène à toi... Sors en totalité de toi pour l'amour de Dieu, et Dieu sortira entièrement de Lui-même pour l'amour de toi. Et quand ils sont sortis tous deux, ce qui reste alors, c'est l'unité simple » 51 (p. 144).
Il dit autre part :
« Si tu pouvais t'anéantir toi-même, ne fût-ce qu'un instant ou même moins de temps qu'un instant, alors tout cela t'appartiendrait en propre qui réside dans ce mystère incréé du dedans de toi-même » (p. 231).
Bien plus, l'amour à l'égard de Dieu, la connaissance de Dieu, la jouissance de l'âme en Dieu doivent, elles aussi, disparaître :
« On peut trouver étrange l'affirmation que l'âme doive perdre jusqu'à Dieu... Pour que l'âme devienne parfaite, à plus d'un égard, il lui est plus nécessaire de perdre Dieu que de perdre la créature. Il faut, il est vrai, que tout soit perdu, car la place de l'âme doit être dans un libre néant. Le dessein bien arrêté de Dieu, c'est que l'âme perde Dieu. En effet, tant que l'âme a encore un Dieu, connaît un Dieu, a la moindre notion d'un Dieu, elle est encore éloignée de Dieu. C'est pourquoi, c'est le désir formel de Dieu de s'anéantir Lui-même dans l'âme afin que l'âme se perde elle-même... Et le plus grand honneur [49] que l'âme puisse faire à Dieu, c'est de l'abandonner à Lui-même et de s'affranchir de Lui.
« C'est dans ce sens qu'il faut entendre la mort la plus intime de l'âme, celle qui lui permet de devenir divine » (p. 248).
Dans l'Introduction aux Traités et sermons de Maître Eckhart, M. de Gandillac explique : « On verra que dans sa prédication, notre auteur va parfois jusqu'à décrire la conscience de l'union à Dieu comme le dernier empêchement à la parfaite Béatitude, en sorte que l'Homme noble devra 'se libérer de Dieu même', c'est-à-dire précisément de toute connaissance de Dieu, et non pas même, selon la tradition dionysienne, pour que cette 'inconnaissance' soit une 'plus haute connaissance', mais pour que le Vide absolu se fasse dans l'âme » (p. 17) .
En des pages magnifiques, Maître Eckhart décrit la pauvreté intérieure à laquelle s'applique la parole de l'Évangile : « Heureux les pauvres en esprit. »
« Celui-là est un homme pauvre qui ne veut rien, ne sait rien, n'a rien. » Il ne veut rien, pas même accomplir sciemment la volonté de Dieu, car celui qui veut accomplir la volonté de Dieu « a encore une volonté... et ce n'est point là la véritable pauvreté » (pp. 254-255) .
« Est un homme pauvre celui qui ne sait rien... il faut qu'il soit à tel point vide de tout savoir qu'il ne sache, ni ne connaisse, ni ne sente que Dieu vit en lui » (p. 256). « C'est dans ce sens, dis-je, que l'homme doit être affranchi et libre de Dieu, afin qu'il ne sache, ni ne connaisse que Dieu agit en lui... Dieu ne connaît ni ceci, ni cela. C'est pourquoi Dieu est dépouillé de toutes choses et c'est pourquoi Il est Lui-même toutes choses. Celui qui est pauvre en esprit doit être dépouillé de tout savoir propre, de telle sorte qu'il ne sache absolument rien ni de Dieu, ni de la créature, ni de soi-même. D'où la nécessité pour l'homme d'aspirer à ne rien savoir, à ne rien connaître des opérations divines » (p. 257).
Mais la pauvreté la plus intime, la plus vraie, est par-delà le dépouillement de toutes choses, des créatures, de soi-même et de Dieu; il ne doit rester en l'homme de lieu où Dieu puisse opérer :
« En effet, si Dieu trouvait l'homme en cette pauvreté, c'est sur soi-même qu'Il devrait exercer son opération et Il serait Lui-même le lieu de son opération, précisément parce qu'II est celui qui opère en Lui-même. Ici, dans cette pauvreté, l'homme retrouve l'être éternel... » (p. 258).
« Nous disons donc que l'homme doit être tellement pauvre qu'il ne soit pas un lieu et n'ait pas en lui un lieu où Dieu puisse opérer. Tant que l'homme conserve encore en lui un lieu quelconque, il conserve [50] aussi quelque distinction. C'est pourquoi je prie Dieu de me libérer de Dieu » (p. 258).
Et même jusque dans ses actes, l'homme pauvre doit être détaché, vide et libre, et pour cela il doit vivre « sans avant ni après », c'est-à-dire dans le moment présent en une éternelle reprise :
Car « il y a dans l'âme un Fond secret d'où découlent la connaissance et l'amour; ce quelque chose ne connaît pas et n'aime pas; ce sont les puissances de l'âme qui connaissent et qui aiment... Ce Fond secret n'a ni passé ni futur, il n'attend rien qui puisse s'ajouter à lui, car il ne peut ni gagner ni perdre » (p. 256).
Et Eckhart citant un « maître païen », probablement Proclus ou le Pseudo-Hermès :
« Dieu est quelqu'un dont le néant remplit le monde entier, et son quelque chose n'est nulle part. C'est pourquoi le quelque chose de Dieu n'est point trouvé par l'âme, tant qu'elle n'a pas été réduite à néant, en quelque lieu qu'elle se trouve, créée ou incréée... » (p. 249).
Dans un autre sermon il déclare à propos de l'homme dont le temple intérieur brille d'une très pure lumière :
« Si l'âme entre alors dans la lumière sans mélange, elle est transportée en son Rien, et, dans ce Rien, elle est tellement loin de son moi créé que sa puissance propre ne lui suffit plus à la ramener à son moi créé. Mais alors Dieu, lui qui n'est pas créé, saisit le Rien de l'âme et accueille cette âme en lui-même. L'âme a osé s'anéantir et ne peut plus maintenant retourner d'elle-même en elle-même, aussi loin qu'elle soit sortie d'elle-même, avant que Dieu ne se soit saisi d'elle. Il doit nécessairement en être ainsi » (p. 120).
Aussitôt l'âme anéantie, et Dieu aussi en elle anéanti c'est-à-dire les plus hautes valeurs auxquelles elle eut accès dans l'oubli de la voie et de son aboutissement, par-delà anéantissement et permanence, une vie nouvelle s'instaure, vie fluide et déliée, perdue dans l'Immense et l'universel.
La conscience libérée de ses entraves, doutes et hésitations, récupère ses facultés précédemment suspendues, paralysées, plus tard interdites, stupéfiées et enfin endormies durant de profondes immersions : alors [51] absolue devient sa certitude, gratuits et spontanés ses actes qui jaillissent du rien et y retournent, aussitôt oubliés. Ces actes étant en effet inconditionnés ne collent pas à un moi, n'obéissent plus aux impulsions du désir ni à de faux impératifs ; exempts de projet, ils n'entraînent pas inquiétudes et tourments et ne troublent jamais la tranquillité. Le mystique sans cesse disponible, affranchi des nombreuses tâches qui l'assaillaient jadis et séjournant à demeure dans l'immensité vide et silencieuse, a l'impression de ne rien faire ; pourtant son activité est plus grande encore que dans le passé.
Plus extraordinaires que des pouvoirs miraculeux est ce surgissement des activités ordinaires hors du rien d'où elles tirent une puissance et une liberté sans commune mesure avec l'ordinaire. En voici la raison : affranchi du temps et de l'espace, le mystique vit en pleine vibration originelle (spanda), source de toute connaissance ou activité, dans l'acte intérieur, indivisible et complet simple élan, mais toujours prêt à exploser en une gerbe d'actes énergiques et libres qui se manifestent dans l'espace et dans le temps. Il mène alors une vie normale sans extases, son être étant entièrement tissé d'extase, mais actes et pensées ont pour fond une vivante inconscience : il pense sans penser, agit sans agir, connaît au sein d'une véritable inconnaissance. Et ce fond indifférencié est pour lui infiniment plus précieux que les manifestations qui se jouent en surface. Il ne perd donc pas contact avec lui, même durant le sommeil.
Diverses sont les modalités de sa « connaissance dans l'inconnaissance » : tantôt il sait d'une manière intuitive et globale sans trop savoir qu'il sait, mais il agit avec promptitude comme s'il était averti des événements futurs. Tantôt il voit clairement, en se tenant dans le vide, jusqu'aux moindres détails, ce qu'il désire connaître et cela seulement.
Aucun système autant que le Taoïsme n'a mis l'accent sur le Vide et son efficace ; pour montrer que toute efficience sort du vide, le Lao-tzeu 52 donne des exemples bien connus d'objets dont l'utilité se réduit à leur creux, à leur vide :
Bien que trente rayons convergent au moyeu
c'est le vide médian
qui fait marcher le char.
L'argile est employée à façonner des vases,
mais c'est du vide interne
que dépend leur usage. [52]
Il n'est chambre où ne soient percées porte et fenêtre
c'est donc le vide encore
qui permet l'habitat.
L'être a des aptitudes
que le non-être emploie (XI).
De même un être est efficace en tant seulement qu'il est vide, et ce vide se traduit par le non-agir. Tchoang-tzeu déclare au sujet des anciens sages : « Ils se tenaient sur l'abîme et se promenaient dans le néant. » 53. Pour eux tout suit alors son cours naturel.
Il recommande encore :
« Faites du non-agir votre gloire, votre science... Le non-agir n'use pas. Il est impersonnel... Il est essentiellement un vide. Le surhomme n'exerce son intelligence qu'à la manière d'un miroir. Il sait et connaît, sans que s'ensuivent ni attraction ni répulsion, sans qu'aucune empreinte persiste. Il est en conséquence supérieur à toutes choses et neutre à leur égard. » 54.
Non-agir, non-intervention, qui se ramènent en définitive au Tao « par qui tout se fait, bien que lui-même n'agisse pas », ne sont qu'un rayonnement spontané. À propos du Tao, M. Granet écrit : « Sa règle unique est le wou wei, la non-intervention. On pense certes qu'il agit... mais en ce sens qu'il rayonne inlassablement une sorte de vacuité continue. » 55. Ainsi du sage impassible et autonome il est dit :
« ... Serait-ce parce qu'il est sans moi
son moi par là se parachève (VII).
...........
Entre ciel et terre
On dirait d'un soufflet
Vide et pourtant inépuisable
Plus il peine et plus il exhale
Il n'est mots si nombreux qu'ils le puissent sonder
Mieux vaut se tenir au milieu (V) 56.
Ce milieu est d'après une note du traducteur 57 « méfiance à l'égard des extrêmes », comme pour les çivaïtes.
On trouve encore dans le Lao-tzeu [53] :
« ... Seul le rien s'insère dans le sans-faille
À quoi je reconnais l'efficace du non-faire.
La leçon du non-dire
l'efficace du non-faire
Rien ne saurait les égaler (XLIII).
... Décroître encore décroître
jusques à non-agir
Par non-agir rien qui ne s'accomplisse.
Tout abdiquer c'est gagner l'univers... (XLVIII).
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Le Sage connaît sans bouger
Sans voir comprend
Sans agir oeuvre (XLVII).
Voici maintenant selon Lie-tzeu la connaissance du Sage parfait :
« Sous une apparence corporelle, Nan-kuou-tzeu cache la perfection du vide, ses oreilles n'entendent pas, ses yeux ne voient pas, sa bouche ne dit mot et son esprit ne pense plus. Son extérieur est toujours impassible. » 58.
Mais Tchoang-tzeu va plus loin : le Sage qui a pénétré jusqu'au Tao, 'à la fois vide et paix, non-agir et silence, moteur de l'évolution cosmique', a identifié son action à la sienne :
« Se tenant à l'origine, à la source, uni à l'unité, il connaît... par intuition dans le Principe (Tao )... Il voit dans les ténèbres du Principe; il entend le verbe muet du Principe. Pour lui, l'obscurité est lumière, le silence est harmonie. Il saisit l'être au plus profond de l'être, et sa raison d'être... dans le Tao. Se tenant à cette hauteur, entièrement vide et dénué, il donne à tous ce qui leur convient. Son action s'étend dans l'espace et dans le temps. » 59.
Et Lie-tzeu précise :
« Keng-Sang était,
dit-on, capable de voir et d'entendre sans se servir de ses yeux et
de ses oreilles; il explique comment : 'mon corps est uni à
mon centre, le centre est uni à l'énergie, l'énergie
est unie à l'esprit et l'esprit est uni au non-être'.
Une chose si menue soit-elle, un ton à peine perceptible,...
s'ils me concernent, me sont infailliblement connus mais j'ignore
s'il s'agit d'une perception des sens ou d'une connaissance
instinctive : tout ce que je sais, c'est que cette connaissance me
vient spontanément. » 60.
[54]
Ainsi, pour les Taoïstes, vacuité signifie tranquillité profonde et inébranlable. Est le possesseur du Tao celui qui peut transmuer toute chose selon son désir. Alors et alors seulement, il peut conduire les autres au Tao 61.
« N'est-il pas évident, dit Tchoang-tzeu, que vide, paix, contentement, non-agir, silence, vue globale et non-intervention sont la racine de tout bien? Qui a compris cela... pourra régner, comme un roi, sur la destinée des hommes; ou, comme un Sage, sur leurs esprits. » 62.
Il ajoute ensuite au sujet des anciens souverains :
« Leur pensée s'étendait à tout, sans qu'ils pensassent à rien; ils voyaient tout en principe, sans rien distinguer en détail ; leur pouvoir, capable de tout, ne s'appliquait à rien. » 63.
Richard de Saint-Victor s'étonnait lui aussi :
« De façon merveilleuse, nous souvenant nous ne nous souvenons pas, voyant nous ne voyons pas, comprenant nous ne comprenons pas, pénétrant nous ne pénétrons pas. » 64.
R. Otto dit de l'âme telle que la conçoit Maître Eckhart :
« Ainsi, dépouillée de son essence propre, comme Dieu seul est encore son essence, elle saisit Dieu par Dieu lui-même. Alors elle entend sans parole, elle voit sans lumière. Alors son coeur est sans fond, son âme sans conscience, son esprit sans forme, sa nature sans essence. Ayant dépassé toute connaissance rationnelle qui pourrait lui fournir sa force propre, elle est parvenue à la puissance « obscure » du Père dans laquelle toute différence logique expire. Sans parole : car elle est une saisie intérieure dans une expérience spontanée. Sans lumière, car elle est une pure conscience, sans détermination... » 65.
Les Bouddhistes chinois du grand Véhicule font de l'absence de pensée ou « esprit de non-demeure » le pivot de l'enseignement ésotérique qu'ils reçurent de l'Inde, non-demeure équivalent pour eux à vacuité ultime (p. 74). L'esprit n'étant plus incité par alternative et bipartition (vikalpa) ne prend appui sur rien et « ne demeure nulle part » (p. 15) ; autrement dit, dès qu'il se soustrait aux deux pôles propres à la connaissance discursive de 'mise en relation', il atteint le vide de l'entre-deux. [55]
L'absence de pensée consiste alors en une vue totale, indéterminée (nirvikalpa), qui ne rejette ni ne retient 66. Elle ne signifie donc pas ignorance et inaction, bien au contraire : « C'est grâce à une connaissance sans distinctions que le Tathāgata est capable de distinguer toutes choses. Comment, s'il avait un esprit pourvu de distinction, les distinguerait-il? » (p. 68).
Plus précisément encore, l'esprit de non-demeure se caractérise par « l'absence de pensée » ainsi définie : « L'absence de pensée, c'est au sein de la pensée, demeurer sans pensée. » 67. « Lorsque l'esprit n'est plus que vacuité, on est capable de voir, d'entendre, de percevoir et de connaître, mais au milieu de toutes ces impressions, on reste dans une vacuité et une quiétude constantes... On n'est pas lié par le bien ou par le mal. » 68. « Que l'on soit en marche, debout, assis, couché, l'esprit reste inébranlable et il est, à tout instant, vacuité et insaisissable » (p. 109).
La pensée affranchie de sa dialectique d'écartèlement, ne prenant plus appui sur ses notions et souvenirs, se renouvelle d'instant en instant; intuitive et immédiate, elle jaillit spontanée et fibre :
« L'absence de pensée c'est la pensée instantanée et la pensée instantanée, c'est l'omniscience» 69. Un moment suffit donc pour qu'il y ait Éveil : En une pensée instantanée tous les obstacles sont réduits à néant (p. 78) .
Pour Maître Eckhart, également, « si la volonté se détourne d'elle-même, ne fût-ce qu'un instant, elle retrouve aussitôt sa véritable liberté, et dans cet instant elle rattrape tout le temps perdu » (p. 145).
L'absence d'activité mentale ne veut pas dire non plus inaction, pour les Bouddhistes, puisque « dans l'immobilité de ce qui est ainsi par soi-même, il y a activité de mouvement inépuisable » (p. 106).
Bien que l'on n'ait plus ni pensée, ni réflexion, ni recherche, ni acquisition : « Lorsqu'on est plongé dans la quiétude constante... (on possède) une activité de réponse (aux sollicitations des êtres) qui est illimitée. L'activité avec vacuité constante, la vacuité avec activité constante, l'activité avec absence d'être, voilà la vacuité absolue. Dans la vacuité sans non-être il y a l'être transcendant que constitue le Savoir mystique ; c'est la mahāprajñā » (p. 107) . [56]
À un interlocuteur qui l'interrogeait sur la vacuité et la non-vacuité, le maître Chen-Houei répondait :
«Le caractère insaisissable de la substance de l'absolu s'appelle vacuité. Mais lorsqu'on est capable de voir cette substance insaisissable et que l'on est alors plongé dans une quiétude constante, on possède des activités nombreuses comme les grains de sable du Gange. C'est pourquoi on parle de non-vacuité » (p. 58).
À la fin de l'Ornement des Noces spirituelles, Ruysbroeck ramasse en un puissant raccourci les thèmes que je me suis efforcée de dégager ; il montre comment, à partir du vide, de la perte de soi et de la nudité d'esprit, surgissent le discernement intuitif, l'action, la liberté dans la vie intérieure et dans la vie extérieure :
« On ne peut contempler Dieu par Dieu lui-même, sans intermédiaire, dit-il... si l'on ne s'est perdu soi-même dans l'indétermination sans chemin et dans une ténèbre où tous les contemplatifs errent dans la jouissance, sans jamais plus se retrouver eux-mêmes selon le mode de créature. C'est dans l'abîme de cette ténèbre où l'esprit aimant est mort à lui-même, que commence la révélation de Dieu... C'est là que luit la lumière incompréhensible; et en elle on devient voyant... Cette lumière divine est donnée à la simple vision de l'esprit, là où il reçoit la clarté qu'est Dieu Lui-même... dans le vide où l'esprit s'est perdu par amour... Voyez, cette mystérieuse clarté dans laquelle on contemple tout ce que l'on peut désirer dans la mesure du vide de l'esprit est telle par son immensité que le contemplatif aimant n'aperçoit et ne sent en son propre fond qu'une Lumière incompréhensible. Et dans la simple Nudité qui enveloppe toutes choses, il se sent identique à cette lumière grâce à laquelle il voit. »
Et plus loin il précise que le contemplatif voit Dieu et toutes choses sans distinction, d'un simple regard, dans la divine clarté. Et c'est la plus haute des contemplations puisque l'homme reste maître de soi et libre dans sa vie intérieure et dans la pratique des vertus.
À maintes reprises Ruysbroeck insiste sur la nécessité de posséder simultanément amour intérieur et activité extérieure : c'est en un seul et même exercice qu'il faut trouver le repos et l'action, aller vers Dieu avec un amour intense en une éternelle activité et, en Dieu, entrer dans un éternel repos. Résider en Dieu tout en sortant vers les créatures par un universel amour :
«... Éternellement nous demeurerons en Dieu, débordant toujours au-dehors et rentrant sans cesse au-dedans. C'est par là que nous posséderons véritablement la vie intérieure dans toute sa perfection. » 70. [57]
En de très beaux vers Ruysbroeck chante les êtres unis à Dieu :
« Avec Dieu ils flueront et reflueront,
Possédant et jouissant, ils iront vides,
Ils travailleront et pâtiront,
puis se reposeront en sécurité dans leur superessence.
Ils sortiront et rentreront et trouveront leur nourriture.
Enivrés d'amour, ils s'endormiront en Dieu dans une lumineuse obscurité. » 71.
Fondus dans la vie universelle, ils jouissent selon Abhinavagupta d'un esprit égal et peuvent s'adonner librement, dans l'ineffable vide, au mouvement primordial de la vie : expansion et retrait. Ils se tiennent dans l'élan, à la jonction du repos et du mouvement, de l'unité et de la multiplicité, du dedans et du dehors, ou d'après une image de maître Eckhart, dans le gond de la porte : qu'elle s'ouvre ou se ferme, le gond ne bougera pas. Lui aussi insiste sur l'activité intérieure : il convient que l'homme apprenne à collaborer avec Dieu, en exerçant activité intérieure et extérieure, en travaillant avec son intérieur, par lui et en lui et qu'il prenne l'habitude d'être actif tout en gardant l'esprit entièrement libre 72.
C'est parce qu'ils ont découvert la source d'une activité inépuisable, après avoir renoncé à l'agir propre, que des mystiques intensément vivants comme Ruysbroeck, Eckhart, Abhinavagupta condamnent avec une telle véhémence les adeptes de la vacuité passive qui tournent le dos à la vie et à son dynamisme, l'expérience de l'acte spontané et efficient leur faisant totalement défaut :
« Unifiés dans le vide aveugle et sombre de leur être propre, ils s'y croient un avec Dieu, et ils prennent cela pour la béatitude éternelle... au-dessus de ce repos essentiel qu'ils possèdent, ils ne sentent ni Dieu ni diversité. La lumière divine ne s'est pas manifestée à eux dans leurs ténèbres parce qu'ils ne l'ont pas recherchée avec un amour actif et une liberté surnaturelle. » 73.
En effet tout est là, ils sont dépourvus de liberté et ne peuvent surmonter cette attitude erronée qui remonte à leurs premiers pas dans la vie spirituelle. Tragique est donc leur position, d'où la mise en garde que leur adressent ces grands génies de la mystique. Ce qu'ils ignorent et repoussent ainsi, c'est la caractéristique même de la vie : l'acte, sa sponta- [58] néité, son efficace et sa merveilleuse liberté dans le flux et le reflux d'une vie divinisée 74.
L'homme devenu le « réceptacle du grand Vide » 75 jouit d'une efficience miraculeuse qui va jusqu'à transmettre paix, félicité et efficacité elle-même. S'il jette un regard en arrière, il ne voit plus trace du chemin parcouru. C'est que, selon Jean de la Croix :
« les voies par lesquelles l'âme s'achemine vers Dieu sont aussi secrètes et cachées pour le sens de l'âme que pour celui du corps les sentiers dans la mer ». Le prophète royal parlant à Dieu dit de ce chemin de l'âme : « Tes Splendeurs ont brillé sur la rondeur de la terre et l'ont éclairée... Ta voie se trouve dans la mer et tes sentiers en de nombreuses eaux, et tes pistes ne seront point connues » (Ps. 76, 19-20).
Ainsi demeurent inconnus les pas de Dieu dans les âmes qu'il conduit à la perfection de la sagesse 76.
Et Çankara dans son commentaire à la Māndukhyopanishad :
« Celui qui est le Soi de tout être et le salut de tout être, les célestes eux-mêmes sont déconcertés au sujet de sa voie, à la poursuite de la trace du sans-trace, de même qu'on ne retrouve pas le chemin de l'oiseau dans l'éther » (IV, 82).
Selon les Bouddhistes Chinois aussi, insaisissable est la substance du chemin, on ne peut la comparer à rien; dépourvue de connaissance, d'éveil et d'activité de rayonnement, elle est sans intérieur, ni extérieur, ni milieu, sans concentration ni distraction, elle est absence de pensée, absence de réflexion. On ne peut donc l'éprouver 77. Ruysbroeck dit de la Jouissance où tous les saints sont engloutis :
« Cette jouissance est sauvage et déserte comme un lieu perdu : on n'y voit ni modes, ni chemin, ni sentier, ni retraite, ni mesure, ni fin ni commencement, ni rien qui puisse se rendre ou exprimer en paroles quelconques. » 78.
Telle est encore la non-voie (anupāya) des Çivaîtes du nord, tel le tao qui désigne indistinctement voie et but [59] :
« Le tao est fuyant et insaisissable
Et pourtant il est quelque chose
il contient une sorte d'essence perpétuelle
très vraie qui comporte l'efficience. » 79.
Maître Eckhart déclare de son côté ;
« Tout ce qui a être est suspendu dans le 'non'. Et ce non est en même temps un si inconcevable quelque chose que tous les esprits du ciel et de la terre sont impuissants à le saisir et à le scruter. » 80.
Ainsi par l'oubli des mille riens qui encombrent le chemin, par le chemin indifférencié de la vacuité, l'homme réduit à rien se fond dans l'ineffable Rien, l'Indifférencié dont il faut tout nier. En fait nul chemin n'y conduit puisque nul ne sort du Tout indéterminé. Il n'y avait donc rien à atteindre, tout étant éternellement présent.
Et maintenant, par-delà et en deçà de ce que je viens d'écrire, l'abîme : cet abîme dont on ne peut jouir de façon permanente qu'après avoir traversé dénuement, anéantissement et Rien. C'est la simple et indicible Réalité, ni vide, ni plénitude bien que participant des deux, à cause de son immensité légère, frémissante de vie. On la dit « fond sans fond » fond sur lequel tout se détache et pourtant sans fond parce que insondable, infini. Douceur inexprimable, paix, béatitude, pure jouissance dans laquelle il ne reste aucune place pour l'inconscience, ni pour l'illusion, car le monde qui y baigne ne paraît pas un mirage. Même douloureux, il est éprouvé comme parfait. Tout est ainsi et ne peut être autrement. Le mal a disparu. Aucun problème ne se pose. Patrie retrouvée et qui ne fut jamais perdue, elle ne suscite ni étonnement ni émerveillement ; mais que l'on ait pu vivre autrefois dans une si monstrueuse folie, voilà l'étonnement !
C'est encore la liberté prise en sa source et non plus, comme précédemment, les actes qui en jaillissent ; gratuité libre dans laquelle tout perd sa nécessité et son déterminisme. Liberté inséparable de connaissance, amour et béatitude, ces trois confondus dans la simplicité. On ne peut comparer ce bonheur aux félicités ressenties au début de la vie mystique [60] puisqu'il est immense, cosmique, bien qu'aucune parole ne puisse les discerner.
Tout est là simultanément : l'abîme, réceptacle vivant duquel à chaque instant tout sort et tout retourne, n'est pas vide et pourtant il ne contient rien, en ce sens qu'il absorbe inlassablement dans son indifférenciation primordiale particularités et distinctions, plaisirs et douleurs qui se perdent en lui tels de légers flocons de neige qui voltigent sur la mer et s'y dissolvent, sans laisser la moindre trace.
Ce fond tranquille et inexprimable ne se refuse donc à aucune description imagée :
Le Lao-tzeu compare le tao à un « bol vide que l'usage ne comble, un sans fond dont toute chose tire son origine » (strophe IV).
De façon plus mystérieuse, Tchoang-tzeu :
« La lumière diffuse demanda au néant de forme (l'être infini indéterminé, le principe tao) : existez-vous, ou n'existez-vous pas? Elle n'entendit aucune réponse. L'ayant longuement fixé, elle ne vit qu'un vide obscur, dans lequel, malgré tous ses efforts, elle ne put rien distinguer, rien percevoir, rien saisir. Voilà l'apogée, dit-elle ; impossible d'enchérir sur cet état. Les notions de l'être et du néant sont courantes. Le néant d'être ne peut être conçu comme existant. Mais voici, existant, le néant de forme... C'est là l'apogée, c'est le Principe ! » 81.
Il déclare encore :
« Lao-tzeu dit : Infini en lui-même, le Principe pénètre par sa vertu les plus petits des êtres. Tous sont pleins de lui. Immensité quant à son extension, abîme quant à sa profondeur, il embrasse tout et n'a pas de fond. » 82.
Maître Eckhart insiste sur l'Essence nue de la Divinité, le fond sans fond de la totale Déité, Déité vide et sans modalité « qui ne donne ni ne reçoit » : « Elle est, dit-il, aussi pauvre, aussi nue et aussi vacante que si elle n'était pas. Elle n'a pas, elle ne veut pas, elle n'a pas de besoin, elle n'opère pas, elle n'engendre pas... » 83.
Pourtant l'abîme, le « grundelos grunt » fond sans fond du divin exerce une attirance irrésistible ; Eckhart écrit au sujet de l'âme :
« Bien qu'elle n'arrête pas de s'enfoncer dans l'unité de l'essence divine, elle ne peut cependant jamais toucher le fond. C'est l'essence parfaite de l'âme qu'elle ne peut sonder le fond de son créateur. Pourtant [61] on ne doit plus parler d'« âme », car dans l'unité de l'essence divine elle a laissé son nom. Elle ne s'appelle plus âme, elle s'appelle essence sans mesure. » « Le surplus de bien qui doit en outre rester pour elle (en sus de ce qu'elle saisit chaque fois) dans l'éternité en sorte qu'elle ne soit pas capable de le pénétrer, c'est justement cela l'abîme qui l'attire et dans lequel elle tombe éperdue, éternellement. » 84.
Les çivaîtes mettent l'accent sur Bhairava, l'effroyable engloutisseur, Conscience universelle qui absorbe tout dans son indifférenciation. C'est à lui-même, feu dévorant, qu'il fait offrande de l'univers en un grand sacrifice :
« Lorsqu'on verse en oblation dans le Feu sacrificiel ce réceptacle du grand Vide les éléments, les organes, les objets etc. y compris la pensée, voici la véritable oblation dans laquelle la conscience fait office de cuiller sacrificielle. » 85.
Il ne s'agit pas ici de dénuement, mais d'une surabondance de béatitude ; la conscience illuminée, servant d'intermédiaire entre le monde diversifié et le vide dynamique de la Conscience ultime, jette sans répit dans le Feu cosmique toutes les différenciations à mesure qu'elle en jouit.
Ruysbroeck situe au sommet de la vie mystique l'amour et la jouissance dits de fruition (ghebruken) c'est-à-dire jouissance de Dieu même. Et c'est un amour de feu : « Le terrible et immense amour de Dieu qui veut consumer tous les esprits aimants et les engloutir en lui-même. » 86.
Dans le Royaume des Amants, il montre comment l'âme pénétrée, envahie par cet incompréhensible amour vient à la jouissance :
« La jouissance est si grande que Dieu et tous les saints, ainsi que tous les hommes excellents y nagent et y fondent en des profondeurs sans modes, c'est-à-dire dans la nescience où ils se perdent pour l'éternité ; mais c'est en plongeant ainsi dans cet abîme pour s'y perdre, qu'on goûte la jouissance suprême... À l'instar des Personnes divines qui à tout instant s'absorbent dans l'essence abyssale et débordent dans la jouissance... ainsi l'homme adonné à la vie commune doit se tenir au sommet de son esprit... entre la jouissance et l'action, toujours suspendu essentiellement par un débordement de jouissance, et sombrant dans son néant, c'est-à-dire dans les ténèbres de la divinité. C'est là la jouissance suprême de Dieu et de tous les esprits. » 87. [62]
Afin de préparer l'homme au royaume de Dieu, Ruysbroeck donne la comparaison suivante :
« Imaginez-vous, si vous voulez, une mer immense faite de flammes ardentes et blanches, où brûle la création réduite en feu ; ce feu est immobile, il brûle sur lui-même. L'amour essentiel se possède ainsi, dans la paix brûlante, jouissance de Dieu et des élus, au-dessus de toute forme et de toute pensée. » 88.
Évoquant le psaume : ' l'abîme appelle l'abîme ' (XLI, 8), il précise :
«... L'abîme de Dieu appelle l'abîme, à savoir tous ceux qui sont unis à l'esprit de Dieu par l'amour de fruition. Cet appel, c'est l'inondation d'une clarté essentielle. Et cette clarté essentielle, nous enveloppant d'un amour insondable, nous amène à nous perdre nous-mêmes et à nous écouler dans la ténèbre farouche de la Divinité. » 89.
Enfin il célèbre ainsi l'inépuisable et indescriptible Simplicité de l'abîme, asile où reposent éternellement les esprits d'amour :
« Or l'abîme sans chemin de la divinité est si ténébreux et si inconditionné qu'il engloutit en lui-même tous les chemins divins, les activités et les attributs des (trois) Personnes dans le magnifique embrassement de l'unité essentielle ; et la fruition divine s'accomplit dans l'abîme de l'Ineffable. Ici l'esprit trépasse dans la béatitude de fruition, il fond et s'écoule dans la nudité essentielle où tous les noms de Dieu, toutes les conditions et toutes les images qui se reflètent dans le miroir de la Vérité divine sombrent dans la Simplicité sans nom de l'essence, dans le sans chemin où nulle raison n'a prise.
« Or dans cet abîme insondable de la Simplicité, toutes choses sont embrassées dans la béatitude fruitive. Mais l'abîme lui-même ne peut être embrassé par rien si ce n'est par l'Unité essentielle. C'est en lui que doivent se résorber les personnes divines et tout ce qui vit en Dieu, car il n'y a ici que repos dans l'embrassement fruitif du flot de l'amour... C'est là le ténébreux silence dans lequel vont se perdre tous les amants. » 90.
Lilian SILBURN.
(en collaboration avec Henri Chambron)
« La réalité çivaite est d'une manière ineffable nonchalance pleine d'ardeur, ténèbre faite de lumière, vacuité identique à la plénitude. »
Samvidullāsa.
Si l'on veut survoler les diverses vacuités échelonnées au long de la vie spirituelle afin de les embrasser toutes dans une perspective unique, on en trouve dans le Çivaïsme moniste du Cachemire un panorama heureusement déjà tout tracé, le seul à ma connaissance, exception faite des vingt-cinq vacuités des Bouddhistes Mahāyāna — tableau trop obscur pour mon propos.
Le Svacchandatantra 92 qui remonte aux premiers siècles de notre ère expose sept sortes de vide. Ainsi sur la trame offerte par ce livre sacré du çivaïsme cachemirien, je situerai les paliers de l'expérience ' vacuitante '. Bien que précieuse, puisque basée sur une expérience séculaire, cette trame est mince. J'ai donc dû l'étoffer de maintes explications prises dans le Tantrāloka d'Abhinavagupta ainsi que dans les hymnes aux kâlî, énergies, de l'école Krama, 93 mais sans préciser mes sources afin de ne pas être entraînée à une présentation trop technique.
En vue de décrire les six vides progressifs d'une manière suivie il faut d'abord marquer les deux instants décisifs de cette progression : le vide [214] en profondeur de l'intériorité — percée à travers les phénomènes pour atteindre le Soi — puis le vide en extension — vide de l'Immensité qui se dilate à la mesure de l'univers.
Les Çivaïtes désignent le vide de l'intériorité par le terme kha, vide du moyeu de la Roue cosmique, celle des énergies conscientes, et celui de l'immensité par vyoman, firmament infini de la Conscience sur lequel débouche le premier.
Chacun d'eux se décompose à son tour en un vide passif dénommé çūnya et en un vide dynamique, l'indicible, anākhya.
Le vide se creuse de façon inattendue et spontanée entre les pôles opposés de la dualité, et l'illumination jaillit. Kha ou khe moyeu, centre apaisé et immobile de la roue cosmique ou vide intime du coeur est atteint quand on perce à travers deux modalités du devenir. Un tel vide implique intériorité, repli et révélations des profondeurs du Soi. Dans la conscience qui se rattache à ce vide, le Soi reste le centre et l'univers y est comme résorbé. Même si le monde reste présent, il a perdu sa densité, le pôle du Soi ayant tout absorbé. C'est là l'extase sans pensée du Quatrième état, nirvikalpasamādhi, dont l'énergie se nomme khecarî, celle qui vole dans le firmament intérieur (khe) de la pure conscience du sujet vibrant. À ce propos une stance de la Cidgaganacandrikā :
« O Déesse! Tu T'adonnes à détruire la Parole allant du Verbe suprême à la parole ordinaire. Tu atteins la demeure de Çiva libre de tout voile et Tu te révèles comme celle qui vole dans le firmament de la Conscience et lui permet de s'épanouir. O Mère! Tu es cette kundalî qui s'envole comme l'éclair et dévore avidement l'éclat du feu, du soleil et de la lune (à savoir sujet connaissant, connaissance et objet connu). Lorsque Tu te fraies un chemin par la voie du milieu en kha jusqu'au bindu (puissance virile de l'homme libre identique à Çiva), on Te connaît sous le nom de khecarî. » 94.
Vyoman représente le firmament sans limite de la Conscience, le Tout auquel donne accès le moyeu de la Roue infinie aux mille rayons. Il ne [215] comporte plus de centre puisque le Soi et l'univers ne font qu'un; ou, si l'on préfère, le Centre est partout. Tel est le suprême anākhya — indicible. L'énergie entièrement libre et épanouie remplit le cosmos : on l'appelle donc vyomavārnesvarî, souveraine du monde qu'elle vomit (vāmā hors du Soi). Elle fulgure en sa transcendance, car, bien que contenant en son sein toutes les choses, elle ne laisse pas d'être un vide infini (vyoman), les modalités du sujet et de l'objet ne s'y dessinant plus. En elle coïncident conscience de soi, connaissance du monde en tous ses détails et liberté absolue. L'univers qu'on ne projette plus comme une donnée extérieure objective et auquel on ne s'agrippe plus, s'intègre au Soi ; parfaitement assimilé, on en jouit puis on s'en détache. Les notions différenciées peuvent alors déferler sur un fond immuable et indifférencié, connaissances et activités se trouvant désormais divinisées.
Un texte ancien compare les libres randonnées du yogin dans le ciel de la Conscience au grand cygne étirant ses ailes :
« En vérité, les cygnes étendent largement les ailes et volent partout dans le ciel, ô cygne du Lac sacré, ô pensée! ton vol prestigieux s'élève au plus lointain du ciel lorsque tu déploies tes ailes : vacuité et élan. »
Deux choses sont en effet nécessaires à l'oiseau pour voler dans la Splendeur universelle : l'espace ouvert à l'infini et sans obstacle, mais aussi l'impulsion qui le lance dans toutes les directions à la fois, en écartant les limites imaginaires. Vide et élan, tel apparaît l'Indicible que creuse la grâce, vide rendu vibrant par l'élan subtil et incessant qui l'anime 95.
Pour les çivaïtes, partisans comme les Bouddhistes de l'universelle instantanéité et de la discontinuité de notre vie empirique, connaissances et activités recouvrent la Réalité d'un flux incessant, mais cette succession hétérogène est, à chaque pas, coupée par des vides : une brèche dans l'expérience objective se présente donc à tout moment : période d'insensibilité totale où n'opèrent ni la pensée ni les sens. Ainsi lorsque je dis : ' je sais cela ', un vide s'ouvre entre le ' je ' et le ' sais '; pourtant l'impulsion qui me pousse vers la construction mentale du second instant ne me permet pas d'en prendre conscience. Si la grâce agit puissamment, [216] elle me précipite dans le vide où je m'enfonce en toute lucidité d'esprit ; en ce vide illuminé resplendit le Je avant que la connaissance ait pu se poser et, ce faisant, le voiler. Tel est le moment sans pensée de la Révélation du Soi. Si, par contre, la grâce n'est pas aussi intense, emporté par mon impulsion, j'enjambe ce vide et je parviens au second instant, suscitant la durée par ce saut horizontal. C'est là le moment de projection et de découpage propre au ' je sais '. Mais à nouveau, entre ' sais ' et cela ', se creuse une faille et si j'y sombre avec un esprit éveillé, j'atteins une illumination plus ou moins durable.
Plusieurs vides jalonnent de la sorte la voie des mystiques, s'offrant au moment de transition entre expérience sensible et expérience subtile, puis entre celle-ci et l'expérience la plus élevée, en particulier aux deux phases importantes de la progression : découverte du Soi et pénétration dans la Conscience universelle lorsqu'on égalise extase et activité, Soi et univers.
Le Vijñānabhairavatantra fait allusion à la première de ces phases (que nous allons examiner) dans la strophe 89 :
« Qu'un obstacle (s'oppose à l'exercice) d'un organe quelconque ou que (de soi-même) on y fasse obstruction, si l'on s'enfonce dans le vide sans dualité, là même le Soi resplendit. »
Ainsi que nous l'avons dit ce vide a deux aspects : vide proprement dit ou samādhi passif et anākhya ou samādhi dynamique et instantané. Le premier dans lequel résident pour une durée plus ou moins longue les êtres conscients du vide (çūnyapramātri), correspond à la vacuité de la quiétude, au vide de la coagulation et à la nuit spirituelle auxquels nous avons précédemment fait allusion. Le second constitue le vide interstitiel où, grâce à la fonte des résidus, le mystique parvient soudain et instantanément à la sphère supérieure, le vide se creusant selon les cas entre deux instants successifs : entre deux mouvements respiratoires, entre deux énergies ou connaissances, entre le je purifié et la volonté portée à son summum.
Ainsi on peut noter un progrès continu dans la prise de conscience du vide interstitiel : on repousse la dualité sous toutes ses formes, à commencer par le couple des souffles jusqu'à celui de servitude et de délivrance, en se tenant ferment dans l'indifférenciation primordiale.
Le Svacchandatantra 96 énumère sept variétés de vides superposés qui vont s'élargissant à mesure que les obstacles et les limites disparaissent.
Ce vide relatif au coeur se présente au moment où l'on quitte le domaine objectif — l'ensemble des objets tel qu'un yogin le perçoit — avant qu'on atteigne le domaine de la connaissance subtile proprement mystique. Il met fin aux impressions de dualité à l'égard de sa personne limitée et de son corps. Le yogin perd conscience de son corps et du monde environnant tout en demeurant conscient du vide lui-même sur lequel se détache une connaissance purifiée. S'il n'est pas attentif et tend vers un vide passif, il évite difficilement le sommeil sans rêve ou des concentrations stériles dont il ne peut sortir sans l'aide d'un maître. S'il reste attentif, il coagulera ses doutes à l'intérieur du vide conscient, mais il devra fournir un grand effort pour faire fondre les coagulations. Quant à la dualité de l'objectivité la fonte définitive se produit soudain lorsqu'il pénètre dans l'Indicible (anākhya), samādhi actif qui donne accès au domaine de la pure connaissance. Néanmoins ici encore, il est difficile d'éviter un samādhi passif où l'on éprouve paix et félicité, mais qui offre des dangers de stagnation.
Le vide relatif à la connaissance, plus dynamique et donc plus précieux que le précédent, se creuse au moment du passage du domaine encore différencié de la connaissance subtile au domaine indifférencié du pur sujet conscient (le Je). La pure conscience de soi demeure seule dans ce vide illuminé qui s'accompagne d'une grande félicité. En lui prennent fin la projection de l'univers objectif ainsi que la connaissance discursive qu'elle entraîne.
À nouveau deux possibilités se présentent au yogin à l'instant même où il pénètre dans ce vide : s'il manque de vigilance, il tombe dans le sommeil spirituel du yoga (yoganidrā), samādhi passif dans lequel seules surnagent de très pures notions : qu'il s'y installe et il deviendra un véritable adepte conscient du vide dont il ne pourra sortir aisément sans un bon maître. Si, par contre, il entre dans le vide en toute acuité d'esprit, il fait fondre par une simple prise de conscience les derniers vestiges de doutes, aussi subtils qu'un tissu de papier brûlé lequel conserve apparemment sa forme, mais s'évanouit à la moindre chiquenaude. [218]
D'après le Svacchanda, le vide intermédiaire se produit au moment où l'énergie vitale — souffle udāna ou kundalinī — étant parvenu à la gorge, traverse le palais, le centre des sourcils, le front et parvient au sommet du crâne. Montée verticale en flèche dès que le feu udāna a consumé les dernières traces de dualité, c'est-à-dire la peur d'y retomber.
Emporté alors par l'élan du coeur, le yogin s'enfonce dans le vide interstitiel, vide lucide et vibrant de l'illumination du Soi, samādhi actif de pure intériorité, intuition du Quatrième état (nirvikalpasamādhi).
La Conscience ' Je ' déployée jusqu'ici en connaissance et en objet connu se trouvait cachée par ces deux voiles et, par eux, déterminée. Lorsque ceux-ci sont résorbés, demeure seul le Je à l'état nu, apte à jouir de l'extase indéterminée.
Le vide supérieur qui apparaît au moment où le Je ainsi purifié va recouvrer la conscience du Je universel, met fin à la servitude, c'est-à-dire aux limites individuelles, et le Soi s'y révèle en tout son éclat. Mais si le yogin se libère de son esclavage, il n'est pas pour autant vraiment libre, car il n'a pas la maîtrise de l'énergie et, s'il a reconnu l'identité du Soi et de Çiva, il ne perçoit pas encore la divinité partout répandue y compris dans les obstacles.
Ce vide s'étend à tout à l'exception du suprême Sujet conscient.
Certains êtres stagnent dans ce vide, ce sont les fous de Dieu, comparables au majdoub de la mystique musulmane qui vivent constamment en extase sous l'emprise d'une puissance qu'ils ne comprennent pas. Privés de la pleine jouissance de leurs facultés intellectuelles, ils vont errant ici et là comme s'ils étaient ivres, inconscients à l'égard du monde et d'eux-mêmes, sans désirs ni intention; ils ne peuvent en ces conditions exercer une activité prolongée dans un univers où ils n'ont pas repris pied. C'est probablement à un niveau plus élevé — au moment où le yogin passe du vide individuel au vide universel lorsqu'il cherche à égaliser le Soi réalisé durant l'extase et sa vision d'un univers non encore totalement imprégné d'extase — qu'il faut situer l'état appelé par les çivaîtes ‘ghūrni', sorte d'ivresse causée par un flux trop puissant de vibrations; le yogin titube physiquement et spirituellement, saisi de vertige quand s'effondrent les derniers supports de l'individualité.
Pour qui les éprouve, ces états sont plénitude; mais pour qui les [219] a dépassés, une telle plénitude apparaîtra incomplète et même ' vide ' par rapport à l'unicité divine.
Le yogin n'a encore atteint que le vide de l'intériorité, son énergie vole en kha, dans le moyeu de la Roue de la conscience, mais non eucore en vyoman, l'immensité indicible. Il doit donc traverser d'autres vacuités où il prendra conscience du Je universel doué de toute sa puissance. Il s'agit moins d'un dépassement que d'un épanouissement de l'expérience originelle d'un Soi non encore réalisé en sa cosmicité.
Ce grand Vide (mahāçūnya) relève de l'énergie omnipénétrante (vyāpinî) laquelle commence à envahir les vides précédents. S'instaure alors l'harmonie spontanée entre vie intérieure et vie extérieure (290).
Les limites corporelles étant tombées, le yogin pénètre partout dans le vide éthéré (vyomavyāpti). Le souffle de vie devenu diffus (vyāna) sort du corps pour se répandre dans le cosmos et ne faire bientôt qu'un avec la Vie universelle (prānana). La divinité ne se révèle plus seulement dans l'intimité du Soi ni même dans le Soi manifesté en tout son éclat, mais jusque dans ce que l'on considérait comme privé de Soi, ainsi les entraves, les notions, etc.
Enfin la subjectivité s'étant déversée dans l'objectivité et l'objectivité dans la subjectivité au point de s'égaliser, le yogin se trouve immergé dans le vide très subtil et indéfinissable de l'égalité, duquel va surgir l'illumination cosmique. Le temps pressuré a perdu sa vitalité en l'absence de l'alternative qui l'alimentait. Les limites spatiales et temporelles franchies, le mystique a pour séjour le fondement apaisé de la manifestation universelle. État merveilleux dans lequel Çiva seul opère, où ne règne qu'une pensée unique, sans intention, où cesse à jamais tout calcul du fait que le temps et la mort ont été surmontés.
Si, parvenu à l'étape de l'énergie impassible et égale (samanā), le yogin dirige à nouveau son regard vers le monde, il dispose souverainement [220] de pouvoirs surnaturels : s'identifiant au vide propre à l'énergie omnipénétrante, il devient grâce à elle omniprésent. S'il s'absorbe dans le vide relatif à samanā, il participe à l'omniscience de cette énergie, et de même quant aux autres vides et à leur énergie spécifique. Mais si, dans sa volonté inlassée de tout transcender pour parvenir à Paramaçiva, il se désintéresse de ces facultés supérieures, secouant alors ses dernières attaches, il s'engloutit dans le vide par-delà toute Pensée.
C'est dans ce vide que s'éveille la vibration de l'ineffable Réalité. Pourtant ici encore se présente — pour la dernière fois — la possibilité d'accéder à deux sortes de vide soit que le mystique demeure en çūnya, soit qu'il s'abîme définitivement dans l'ultime anākhya — l'Indicible.
Il repose dans le vide transcendant (çūnyātiçūnyā) s'il ne cherche pas à quitter, faute d'audace (vîrya), la bienheureuse et impassible équanimité (samatā) en vue de jouir de l'expansion et du retrait de l'univers. Il n'exerce donc pas sa libre efficience dans un monde appréhendé comme multiple et divers.
Du fait qu'il n'est pas parvenu à la Totalité ou plénitude indifférenciée, on le qualifie de 'vide’ ou de çiva — sans — relation avec l'univers. Toujours en extase, grand Cygne glissant à la surface des eaux sans souiller son immaculée blancheur, il perçoit encore une distinction entre pur et impur. Face à un univers qui, tel un spectacle, se déploie sous ses yeux, il se tient immobile, en nirvāna, passif et sans désir, n'ayant aucune raison d'agir puisqu'il baigne dans une paix inénarrable et dans la félicité de la Conscience.
Dans cet état de vide absolu, le suprême Sujet conscient qui, entraîné par-delà le cercle temporel avait englouti l'objectivité, va à son tour être dévoré par la plus haute des énergies, l'unmanā s'il quitte ce samādhi passif ou si, ayant évité le vide transcendant, il accède par l'impétuosité de son élan au samādhi actif et instantané propre à l'ultime Indicible. C'est de ce dernier qu'il est dit ‘non-vide absolu qui élimine le vide et son opposé '.
L'énergie de ce vide à laquelle le mystique s'identifie lui livre accès à Çiva qu'il perçoit comme pénétrant presque intégralement le cosmos.
Ainsi de vides en vides toujours plus profonds et plus vastes se produit l'intégration du monde sensible en Paramaçiva : d'abord l'objet connu se résorbe dans la connaissance, puis la connaissance dans le sujet [221] connaissant, ce dernier, parvenu à l'universalité, porte à Çiva le nectar de l'univers qu'il a composé pour lui tout au long du chemin en butinant les fleurs radieuses des sensations, des sentiments et des idées.
Il faut pourtant abandonner les six vacuités précédentes au profit d'une septième, d'une extrême subtilité et qui ne présente aucun rapport avec un état quelconque, puisque la pénétration étant achevée, Çiva est partout présent. Alors, s'il n'y a plus d'état, le Sujet conscient universel (apte à en prendre conscience) n'a donc lui aussi qu'à disparaître en s'engloutissant dans l'énergie ultime identique à Çiva. Du fait que dorénavant on ne peut plus rien dire de lui, on le qualifie d'indicible. Cet ultime anākhya contient tout : l'infime en Çiva et Çiva dans l'infime. C'est le Vide parfait, l'absolu, la plénitude, la félicité cosmique, Paix suprême ou Paramaçiva non-différent de sa libre énergie. La toute-puissante Conscience établit de la sorte le monde différencié dans sa propre essence à la manière de reflets dans un miroir ; et simultanément elle se révèle comme différenciée et comme indifférenciée, soit qu'elle fasse se succéder en elle-même comme à la surface d'un miroir les phases d'apparition, de subsistance et de disparition de l'univers, soit que, tel le miroir, elle reste une et indivisible sans être affectée par les reflets multiples et changeants, exempte de tout, bien que capable de tous les mondes en un moment éternel.
Telle est également l'activité de l'être indicible qui vit en apparence comme un homme ordinaire tout en ayant recouvré conscience de soi et de l'univers, ceux-ci étant identifiés, transfigurés.
Avec une connaissance, une volonté et une activité divinisées, il se plaît à agir, audacieux et libre, en manière de jeu. On compare donc son activité spontanée à celle d'un roi puissant qui, dans l'exultation de sa force, prend plaisir à marcher comme un simple fantassin.
Lilian SILBURN.
Il est, semble-t-il, quelques êtres qui atteignent les rivages d'une mer aussi mystérieuse qu'inaccessible, et à travers leur stupéfaction ou leur émerveillement nous parviennent les échos de leur découverte même s'ils ne cessent de répéter leur impuissance à décrire l'aventure qui est la leur. N'est-il point étrange, en effet, d'entendre leurs chants résonner toujours des mêmes accents, leurs paroles se briser sur les mêmes impossibilités, sur les mêmes limites du langage et de la raison ? La convergence de leurs émois, l'identité de leurs thèmes nous apportent des éléments sur lesquels fonder une connaissance qui nous les rend plus proches, même si le premier jalon en est l'abîme infranchissable qui sépare l'expérience de la conscience ordinaire de ce qui est vécu par le mystique.
Ainsi à l'orée de cette expérience, chacun à sa manière et selon sa tradition, va le répétant ; il ne peut dire, rien ne peut être dit, car Cela ne se compare à rien, c'est insaisissable et sans accès. Et de l'unanimité de leurs témoignages, nourris de paradoxes et de balbutiements, se détache la Réalité divine, Essence une, simple, sans égale et, par là indicible, inconnaissable, à elle-même sa propre preuve. [44]
Suc, nectar, ambroisie, effleurement, fulguration, les expressions sensorielles se multiplient cependant pour tenter de suggérer le caractère concret d'une expérience qui se dérobe à toute idée, que toute notion, que tout discours dénature et trahit.
Mais n'est-ce pas céder à l'inévitable trahison que de commencer par célébrer l'Un hors duquel il n'y a rien ?
« Dis
Lui, Dieu, est UN !
Dieu !...
L' Impénétrable !
Il n'engendre pas ;
Il n'est pas engendré ; nul n'est égal à Lui ! 98. »
La définition même de l'Islam est une affirmation éclatante et exclusive de l'Unité dont tous les sūfī sont les défenseurs ardents et subtils. Dans le Traité de l’Unité la formule célèbre est explicitée ainsi : « il n'y a pas de lieu autre que Lui, il n'y a pas d'existence autre que Lui, il n'y a pas d'autre autre que Lui, et il n'y a pas de Dieu si ce n'est Lui. » (Un. 34.) 99.
« L'Essence de Dieu est le mystère de l'Unité » dit Jîlî. (H.J. 26.)
Et Al-Hallāj parle de l'Unité en tant « qu'énigme obscure vers laquelle il n'y a ni voyage ni étape ».
« Énigme », car Dieu, dit-il, « a prescrit d'attester Son Unité et interdit de décrire le fond de Son Essence ». Mais dans un même mouvement il dénonce la vanité de cette affirmation pourtant essentielle : « Garde-toi de proclamer son Unité. » « À Dieu seul appartient de proclamer son Unité. »
En effet, d'une part cette proclamation est trop en dehors du langage pour être exprimée et d'autre part : « Sache, dit-il, que l'homme qui proclame l'Unité de Dieu s'affirme lui-même. Or, s'affirmer soi-même c'est s'associer implicitement à Dieu. En réalité, c'est Dieu Lui-même qui proclame Son Unité par la bouche de qui Il veut d'entre Ses créatures. » (Al-H., 139-143.)
[45]
Le Pseudo-Denys, dans un chapitre intitulé « Du parfait et de l'unique », écrit : « Unique, il l'est en ce sens qu'il est toutes choses de façon synthétique dans la transcendance d'une seule unité, et qu'il produit toutes choses sans sortir pour autant de sa propre unité... Cet Un, cause universelle, n'est pas cependant l'unité de plusieurs réalités, car il précède la distinction même de l'unité et de la pluralité et c'est lui qui définit tout ensemble unité et pluralité. » (D. 173.)
De nombreux mystiques chrétiens éprouvent eux aussi le besoin d’affirmer Dieu comme l'Un absolu. Ainsi Maître Eckhart : « Dieu est l'Un absolu sans que s'y ajoute la moindre multiplicité d'une distinction, ne serait-ce que d'une pensée, du fait que tout ce qui est en lui est Dieu lui-même. » Et encore : « C'est le propre de Dieu et de sa nature que d'être incomparable et de n'être semblable à personne. » (Anc. 130-131 et Pf. 235.)
Dans une autre tradition, celle du Śivaïsme du Cachemire, Abhinavagupta rend hommage lui aussi à « Cet Un dont l'essence est l'immuable Lumière de toutes les clartés et de toutes les ténèbres, en qui clartés et ténèbres résident, le Souverain même, nature innée de tous les êtres... » (H.A. 25.)
Mais, comme Denys, il tient à dégager l'unique Réalité de notions telles que dualité, multiplicité et unité qu'on lui surimpose arbitrairement, et il célèbre « cette Lumière consciente, illimitée, autonome, véritable, infinie, sans imperfection, éternelle, spontanée qui disperse les ténèbres faites de deux ennemis irréconciliables : dualisme et nondualisme... » (H.A., 68.)
Soulignant le caractère ineffable de la Réalité afin d'exprimer que rien ne peut ni révéler l'absolu ni conduire à lui puisque, toujours présent, il est l'évidence même, Abhinavagupta, dans sa glose à la Parātrimsikā 100 emploie le terme anuttara, «Insurpassable », pour désigner la Réalité, en jouant sur la riche étymologie de la racine de ce mot : an-uttara signifie « incomparable » — rien n'est supérieur à la Conscience plénière de la Divinité —, mais aussi « inexprimable » si l'on donne à uttara son sens de “spécifications verbales », l'anuttara transcendant alors toute distinction.
S'il en est ainsi, on se demande : « Face à cet Insurpassable et Ineffable, quel discours peut-il y avoir et quelle [46] Voie différencierait adoré, adorant et adoration? ” (H.A., 57.)
L'Essence unique est non seulement incomparable, mais inconnaissable et donc indicible.
Denys, Ruysbroeck, Al-Hallāj se font l'écho de ce témoignage, chacun dans la tonalité qui le caractérise :
« Si la Déité dépasse tout raisonnement et toute connaissance, absolument supérieure à l'intelligence et à l'essence, embrassant toutes choses et les rassemblant, les comprenant et les anticipant, mais elle-même inaccessible à toutes prises, si elle exclut et sensation et image et opinion et raisonnement et contact et science, comment pourrons-nous discuter sérieusement des noms qui conviennent aux réalités divines ayant d'abord montré que la Déité suressentielle échappe à toute expression et transcende tout nom ? » (D. 73.)
« Cette lumière simple de l'essence est infinie, immense et sans mode », dit Ruysbroeck, et encore : « Dans cette simplicité toute pure de l'essence divine il n'existe ni connaissance, ni désir, ni activité ; car c'est là un abîme sans mode où n'atteint jamais aucune compréhension active. » (R., 143 et 147.)
.101
Al-Hallāj, avec son intransigeance coutumière, disait de Dieu : « Rien ne se mélange avec Lui et aucun ne se mêle à Lui... Nulle pensée ne Le jauge, nulle idée ne Le figure, nul regard ne L'atteint... »
Et il recommandait : « Mon fils, garde ton coeur de penser à Lui, et ta langue de Le citer ; emploie-les plutôt à Le remercier sans cesse. Car, penser à Son Essence, imaginer Ses attributs, proclamer Son Existence, sont à la fois faute immense et orgueil démesuré. » (Al-H., 113-114.)
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Jîlî, parlant de l'Essence, explique pourquoi elle échappe à la raison.
« On ne La conçoit donc pas par quelque idée rationnelle, pas plus qu'on ne La comprend par quelque allusion conventionnelle ; car on ne comprend une chose qu'en vertu d'une relation qui lui assigne une position, ou par une négation, donc par son contraire ; or, il n'y a, [47] dans toute l'existence, aucune relation qui « situe » l'Essence, ni aucune assignation qui s'applique à Elle, donc rien qui puisse La nier et rien qui Lui soit contraire. Elle est, pour le langage, comme si Elle n'existait pas, et sous ce rapport Elle Se refuse à l'entendement humain. »
Par contre, l'évidence réside uniquement dans la connaissance immédiate et indifférenciée, en quoi consiste précisément « la perception de l'Essence par Elle-même ».
L'Essence est donc inconnaissable, mais paradoxalement, constate Jîlî, « il est impossible de l'ignorer :
« Est-ce que j'ai tout appris, globalement et distinctement,
De Ton Essence, ô Toi, en Qui s'unissent les Qualités ?
Ou est-ce que Ta Face est trop sublime pour que Sa nature puisse être saisie ?
Je saisis donc que Son Essence ne peut être saisie.
Loin de Toi que quelqu'un Te sonde, et loin de Toi
Que quelqu'un T'ignore, — ô perplexité. » (H.J. 26.)
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Comment la raison poursuivrait-elle son chemin face à l'évidence ? La connaissance distinctive conduit à une certitude d'ordre intellectuel, non à l'évidence.
C'est aux Śivaïtes du Cachemire qu'il appartient d'être très clair à ce sujet. Avec quelle simplicité n'énoncent-ils pas que la Conscience, évidente par soi, en soi, est à elle-même sa propre preuve 102.
Aucun moyen ou critère de connaissance ne peut la révéler : bien loin de démontrer son existence, ces moyens dépendent de la conscience et, sans elle, ils ne sont rien. Mettre en doute la Conscience, c'est assumer tacitement sa validité. Ksemarāja, glosant ainsi les Śiva sūtra, cite l'exemple suivant, tiré d'un ancien traité, pour montrer que la conscience s'affirme dans l'effort même qu'elle fait pour se nier :
« Il en est de l'énergie consciente de Śiva comme d'un homme qui s'efforce de sauter avec ses pieds par-dessus l'ombre de sa tête, alors que (l'ombre) de sa tête ne se trouve déjà plus là où ses pieds s'étaient posés. » (S.S.v., I. I. p. 36.)
Les sūfī récusent toute preuve du Dieu Très-Haut étant donné que le témoin « se tient à l'intérieur même de ces preuves » (lbn al-A’rabi) 103. [48]
Al-Chibli, à qui l'on demandait quand arrive-t-on à contempler la Vérité ? répondait : « Lorsque le Témoin apparaît, annihilant les preuves du témoignage. » (Kh., 112.)
Ibn-al-A'rābi disait encore : « Comment pourrait-on décrire Celui qui n'a pas d'autre attribut que Lui-rnême. Celui qui n'a pas d'autre Témoin que Lui-même qui puisse saisir son Essence totale, Celui qui est son propre Témoin, Celui dont la Réalité est son Être même. Le connaît celui qui L'a trouvé... » (Kh., 129.)
Et Al-Hallāj : « (1) Il n'y a plus, entre moi et Dieu, d'explication (intermédiaire), ni démonstration, ni miracles, pour me convaincre... (3) La preuve est à Lui, de Lui, vers Lui, en Lui, le Témoin même du Réel dans une révélation se formulant. (4) La preuve est à Lui, de Lui, en Lui et pour Lui ; en vérité, c'est Lui que nous y avons trouvé, comme une science en sa démonstration. (5) ... vous tous, êtres contingents, êtes déviés de Lui de toute la fissure des temps... » (Dîw., a 29.)
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Essence, unité, lumière, Conscience abyssale et sans mode, nuée, ténèbre, désert, suprême domaine ou royaume de Dieu, tous ces termes tentent de dire et de redire, aux limites de l'expérience, la simplicité nue de l'Essence indifférenciée, impersonnelle et qui se dérobe à toute relation, mer insondable où s'abîment tous les grands mystiques 104. Et si le mot de Dieu leur échappe encore, ce n'est plus pour désigner le Dieu personnel ou le Dieu corrélatif à l'univers qu'il manifeste ou qu'il crée, mais la merveilleuse Essence dans laquelle ils se perdent.
Ce que les mystiques tiennent à communiquer avant tout, c'est l'aspect profond et dynamique de leur expérience. Il ne s'agit point d'une approche philosophique abstruse qui chercherait à dépasser les autres, grâce à une dialectique plus subtile, ni de la découverte d'une entité abstraite ou figée, mais de la Réalité même qui « vibre », « bouillonne » et se répand, source de toute vie.
Ici encore les témoignages venant de différentes traditions concordent. Choisissant quelques exemples, nous [49] allons montrer comment Śivaïtes, chrétiens ou musulmans voient l'univers émaner d'une surabondance de vie, de lumière et d’amour.
Pour les mystiques cachemiriens, Śiva, étant inséparable de son Energie, est puissance et fécondité infinies. Eternellement il opère. La Réalité frémit de vie sous forme de spanda, Acte vibrant ; l'énergie est en effet une source à jamais jaillissante, toujours en acte ; en vibrant elle manifeste le différencié et c'est en vibrant aussi qu'elle conduit au repos dans l'indifférencié. L'image de la Roue des énergies, privilégiée dans le système Krama, figure le Tout comme un pur dynamisme. Au moyeu de la Roue réside le Coeur divin dont la pulsation se propage en énergies rayonnantes qui perpétuellement déploient les niveaux de l'univers, puis reviennent se résorber au Centre pour y être, non pas abolies, mais en quelque sorte transfigurées 105.
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Commentant dans un traité en latin la réponse de Dieu à Moïse : ego sum qui sum, Maître Eckhart observe que ce redoublement du verbe signifie l'acte divin intérieur qui révèle dans le mouvement la quiétude de l'Essence. C'est, dit-il, une sorte de bouillonnement ou d'effervescence de l'Être s'échauffant intérieurement, « qui se liquéfie et bouillonne en lui-même et vers lui-même comme la lumière qui se pénètre totalement, lux in luce et in lucem. Ainsi l'Être revient sur lui-même et se réfléchit totalement sur sa propre totalité 106. »
« La Vie signifie une sorte de jaillissement dans lequel une chose fermente et se verse d'abord en soi-même, en épanchant tout ce qu'elle est dans tout ce qu'elle est, avant de se déverser et de se répandre en dehors 107. »
« Dieu seul est la Vie, car ni fin extérieure, ni cause, ni raison ne le déterminent, et que vivre en soi-même, c'est jaillir spontanément sans dépendance, sans concept et sans pourquoi. »
Ainsi l'activité divine est d'abord en elle-même bullitio, la Vie avant la vie, puis ebullitio, débordement en dehors de soi-même, écoulement hors du fond divin qui produit l’univers. [50]
Ruysbroeck met aussi en valeur l'activité divine :
« ... L'Unité des Personnes ... est féconde et engendre sans cesse l'éternelle Sagesse... (Dieu) agit sans cesse, car Il est pure activité selon la fécondité de sa nature ; et s’Il n'agissait pas, Il n'existerait pas, ni aucune créature au ciel ou sur la terre : aussi est-Il toujours agissant et sans cesse jouissant 108. »
« Comme cette Unité tournée vers elle-même est pure jouissance, et tournée vers le dehors fécondité, la source de l'Unité s'écoule... 109. »
« Source vive et insondable » dit Ruysbroeck (R. 158) Il compare aussi le Saint-Esprit à une « mer houleuse de laquelle tout bien découle, tout en y demeurant rassemblé sans mesure. » (R. 157.)
C'est d'une surabondance de l'Essence que surgit l'univers et, pour tous nos mystiques, l'effusion consiste en un débordement de puissance, de lumière, de béatitude ou d'amour.
Selon Abhinavagupta, le Seigneur engendre l'univers par « l'excès d'expansion de son énergie innée. » (P.S. 64.)
Denys, parlant de la Cause unique, déclare : « Par un débordement de sa propre essence, elle a produit toutes les essences ». Ou encore : « la diffusion infiniment puissante de Dieu pénètre tous les êtres, et il n'est aucun être qui soit totalement privé de toute puissance ».
En effet, « par la surabondance de son pouvoir (elle) confère la puissance à la faiblesse même. » Dieu « se répand tout entier en toutes choses 110. »
Ibn 'Arabî, à propos du Verbe Adamique, évoque « l'effusion inépuisable de la révélation essentielle » , le terme « effusion » (al-fayd) référant à cette Parole « Dieu a créé le monde dans les ténèbres; puis il versa sur lui de Sa Lumière. » (Sag. 20-22.)
Il existe une double irradiation ou effusion : l'une [51] suprême, intérieure, en laquelle Dieu se révèle de toute éternité à lui-même, puis, lui succédant, l'effusion extérieure, objective, en laquelle apparaissent les perfections, et qui se produit dans les êtres, simples reflets de la pure essence 111.
Maître Eckhart affirme : « L'art de Dieu est de devenir perceptible à soi-même dans un rayonnement qui retourne en soi. » Il cite aussi la parole du prophète : « J'ai épanché mon âme — en moi-même. » (P. 99, 310.)
Et Denys, avant lui, évoquait ce même débordement de Dieu illuminant le monde comme étant la « Lumière intelligible » — celle de la Conscience pour les Śivaïtes.
« On appelle donc Lumière intelligible ce Bien qui est au-delà de toute lumière, car il est source de tout rayonnement et il répand le trop plein de sa lumière sur toutes les intelligences... C'est lui qui les illumine de toute sa plénitude, qui renouvelle leurs puissances d'intellection... qui contient d'avance et conserve en soi l'entière maîtrise de la puissance illuminatrice. » (D. 99-100.)
Dans le Śivaïsme c'est de l'énergie de félicité qu'émane l'univers 112.
« Dès que la félicité s'éveille, écrit Abhinavagupta, apparaît un jaillissement qui se déploie jusqu'à l'énergie d'activité. » Plus précisément l'énergie divine inséparable de Śiva est la prise de conscience que Śiva a de Soi sous forme de béatitude quand il tend imperceptiblement à se dilater au sortir de la plénitude indivise et qu'il se met à vibrer de façon spontanée en vue de s'exprimer. » (T.A. III, 67-68.)
Dans le Royaume des Amants, Ruysbroeck insiste sur la très haute Unité de la nature divine, à la fois vivante et féconde. Dieu jouit et agit. Antérieurement à cette activité divine, ne règne dans l'Esssence que la félicité à laquelle nulle voie ne mène.
Ibn 'Arabî définit l'ordre divin comme un mouvement se dégageant du repos : « Or, le mouvement qui est l'existence même du monde est un mouvement d'amour comme l'indique la parole du Prophète (prononcée au nom de [52] Dieu) : "J'étais un trésor caché. Je voulus être connu, et J'ai créé le monde" ; s'il n'y avait pas cet amour divin le monde n'eût pas été manifesté. » (Im.)
Denys ne dit pas autre chose : Dieu est désir et amour 113... « C'est lui-même qui, de soi-même, est manifestation de soi-même... mouvement simple d'un amoureux désir qui se meut de soi-même et agit par soi-même : qui préexiste dans le Bien et déborde du Bien sur tout être avant de se retourner derechef vers le Bien. Il apparaît ainsi que le divin Désir est en soi sans fin et sans principe, tel un cercle perpétuel, qui, grâce au Bien, à partir du Bien, au sein même du Bien et en vue du Bien, parcourt une parfaite orbite, demeurant identique à soi-même et conforme à son identité. »
« Ce Bien lui-même dont l'amoureux désir, à la fois beau et bon, s'étend à la totalité des êtres par la surabondance de son amoureuse bonté, sort aussi de lui-même lorsqu'il exerce ses Providences à l'égard de tous les êtres et qu'en quelque façon il les captive par le sortilège de sa bonté, de sa charité, et de son désir 114. »
On pourrait évoquer en parallèle l'amour mutuel de Śiva et de son énergie, leurs jeux amoureux qui fondent l'univers. Et de même que Śiva se donne sans compter, allant jusqu'à offrir son Soi, pour Denys : « Ce Dieu qui est être de façon suressentielle fait don de son être aux autres êtres et produit toute essence. » (88.)
Mais que l'effusion soit de lumière, de puissance ou d'amour, la manifestation émane et se résorbe, sans jamais laisser de trace, au coeur de l'unité, c'est ce que s'efforcent de dire les formules lapidaires qui se font écho à travers les différentes traditions.
Avec la même sobriété et la même vigueur intransigeante, elles tentent de formuler le mystère de la manifestation et du retour à l'Un, de résoudre la contradiction apparente de l'Un et du multiple.
Abhinavagupta évoque ainsi la Conscience indifférenciée :
« C'est en elle-même, par elle-même et à partir d'elle-même qu'elle manifeste tout ce qui existe. » [53]
Denys cite saint Paul pour montrer que le Beau-et-Bien est tout ensemble principe, fin et moyen :
« Tout est de lui, par lui, en lui et pour lui 115. »
Denys encore, avec une extrême concision, définit comme suit l'Unité divine : « À partir de qui, à travers qui, en qui et pour qui existent tout être, tout ordre, toute subsistance, toute plénitude et toute conversion. » (174.)
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Pour les Śivaïtes, tout ne fait qu'un avec Śiva — Soi cosmique, soi individuel, l'énergie qui sert de voile et d'obstacle à la réalisation du Soi — puisque Śiva est le seul existant qui se voile et se dévoile à sa guise. C'est pourquoi Somānanda, au début de sa Śivadrsti, se salue lui-même en ces termes :
« Que Śiva qui nous est totalement immanent rende hommage à lui-même, Soi tout-épanoui, à l'aide de sa propre énergie, (Śiva) qui par soi-même se fait obstruction à soi-même, obstruction qui n'est autre que le Soi ! »
Ibn al-Fāridh disait aussi : « Et c'est de moi à moi que va ma Salutation. »
À qui lui demandait en quoi consistent les états d'émission, de manifestation et de résorption de l'univers, Abhinavagupta répondait : « c'est la projection du Soi dans le Soi et par le Soi ». « Par le Soi », glose Jayaratha, c'est-à-dire en excluant tout recours à la nature ; l'émission a lieu « dans le Soi » et non en un lieu ou un temps qui en seraient séparés. C'est « l'oeuvre du Soi, uniquement de lui qui est sujet et objet de connaissance. La projection est une fulguration, sous des formes internes et externes à travers les aspects variés de la manifestation. Ainsi, seule la suprême Conscience, plénitude parfaite, est ce qui fulgure... » (III.v. 141.)
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Maître Eckhart : « Et le Seigneur parle ainsi par la bouche du Prophète Osée : "Je veux conduire l'âme noble dans une solitude et là, je parlerai dans son coeur". Un avec l'Un, Un de l'Un, Un dans l'Un et, dans l'Un, Un éternellement 116. »
En sa surabondance, l'Essence flue et se manifeste ; puis elle reflue et se révèle en tant qu'unique. Mais qu'elle flue ou reflue, elle reste immuable comme le firmament, car tout a lieu par elle-même et en elle-même. [54]
« La Déité est une source, tout provient d'elle et tout s'écoule de nouveau en elle : aussi est-elle également une mer. » (A.S. III, 168.)
« Quand je me perds en Dieu, je reviens à nouveau au lieu où j'ai été de toute éternité, avant moi » déclare Angelus Silesius. (V. 332.)
Ruysbroeck dit de l'homme qui possède le don de force spirituelle :
« Il voit Dieu se répandre et s'écouler comme la mer en furie avec d'inconcevables délices en tous ceux qui sont capables de le recevoir, et puis refluer avec eux et les attirer dans les hautes vagues de son unité. Ils ne peuvent plus tenir en eux-mêmes quand s'offre à eux l'unité ; ils s'écoulent ainsi dans ce mouvement de flux et de reflux, portés par un amour véritable. » (R. 121.)
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Pour exprimer le mouvement sur fond d'immutabilité, les Śivaites recourent à l'image de la vague (ūrmi) qui s'enfle, déferle sur le rivage, puis reflue vers le large. Source de tout dynamisme — sans elle, point de mouvement ni de vie —, elle est aussi source de repos dans l'indifférencié, car flux et reflux ont lieu dans le lac infini de l'énergie consciente, « océan de la suprême ambroisie, source d'où flue l'univers, Lac transparent et tout jaillissant » 117 et qui ne s'écoule qu'en lui-même.
Ce double mouvement d'aller et de retour qui a sa source en lui-même a également été saisi par Denys, en ces termes :
« Mais ramenons derechef toutes ces puissances à l'unité et disons qu'il n'existe qu'une Puissance simple, productrice d'union et de cohésion, qui est le principe spontané de son propre mouvement, et qui du Bien jusqu'au dernier des êtres, puis de nouveau de cet être même jusqu'au Bien, parcourt sa révolution cyclique à travers tous les échelons, à partir de soi, à travers soi et jusqu'à soi, sans que cesse jamais, identique à soi-même, cette révolution sur soi-même. » (D. 110.)
Cet intense, ce prodigieux mouvement de vie se retrouve aussi chez notre mystique rhénan. L'image d'une roue qui roule d'elle-même exprime la révolution éternelle. Dieu passe d'abord de l'unité à la diversité du Dieu personnel — la trinité incluant le Verbe renferme du même coup la multiplicité de l'univers — puis il retourne à [55] l’indivisible unité. Cette émanation du monde ne doit pas être considérée comme un simple mirage sans portée réelle ; le monde est au contraire souverainement positif. En effet, la procession à partir de l'unité indivise jusqu'à l'universelle diversité, puis le retour à l'unité primordiale — flux et reflux — tendent à la plénitude :
« Dieu, dit Eckhart, ne se repose pas là où il est le premier commencement. Au contraire, il se repose là où il est la fin et la trêve de tout être. Non que cet être devienne néant ; au contraire, il est alors accompli dans sa plus haute perfection 118. »
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La position des Śivaïtes est similaire : Śiva à travers l'énergie se manifeste en l'univers puis, à travers cette même énergie, il fait retour à Paramaiva, c'est-à-dire Śiva en sa suprématie, qui contient tout en lui-même et que ce déploiement a enrichi.
Ibn'Arabî 119 admet que l'achèvement est plus parfait que le début : « Car l'Essence aime la perfection ; or, la connaissance qu'a Dieu de Lui-même en tant qu'Il est indépendant des mondes, ne se rapporte qu'a Lui seul ; pour que la connaissance soit parfaite à tous les degrés, il faut que la connaissance de l'éphémère... se réalise également. La perfection (ou l'Infinité) divine s'exprime donc en ce qu'elle manifeste la connaissance relative aussi bien que la connaissance éternelle, de sorte que la dignité divine de la Connaissance soit parfaite sous l'un et l'autre aspects [...].
« De la même manière se parfait l'Être... L'Être éternel est l'être de Dieu en Lui-même ; l'être non éternel est l'Être divin [se reflétant] dans les "formes" du monde immuable... Il se manifeste donc à Lui-même dans les formes du monde, afin que l'Être soit parfait [sous tous les rapports bien que le relatif ne puisse rien ajouter à l'éternel]. » (Sag., 163.)
Dhou’1-Noun l'Egyptien adresse au Créateur la louange suivante :
« Tes créatures, personne d'autre que Toi ne les a créées et, en les créant, Tu T'es exalté. » (Kh., 43.)
Ainsi, rien ne peut échapper à l'unique Réalité, le [56] multiple ne saurait provenir d'autre chose que de l'unité. IL n'y a pas contradiction, mais nécessité ; « Rien, dit Denys... n'existe qui ne participe d'une certaine façon à l'unité de Celui qui contient d'avance et synthétiquement la totalité universelle, sans excepter les opposés mêmes, qui en lui se réduisent à l'unité. Sans l'unité, la multiplicité n'existerait pas ; sans multiplicité, par contre, l'unité reste possible... » (D. 173.)
Pour les musulmans, « la totalité du divin est faite du divin incréé (haqq) et du divin créé, ces deux faces de la réalité absolue » écrit H. Corbin (Im. 227, n. 46). Le divin incréé, Essence en soi (dhat), est indépendant de l'univers et se suffit à lui-même.
D'après Jāmî :
« "La Réalité des réalités", qui est l'Être divin essentiel, le plus exalté, est la Réalité de toutes choses. Il est Un en Lui-même et "unique" de telle sorte que la pluralité ne peut pénétrer en Lui...
« Supprime les mots "ceci" et "cela"
La qualité implique la différence et l'hostilité.
Dans tout cet univers plein de beauté et sans imperfection,
Ne vois qu'une seule substance et qu'une seule Essence. »
« Cette Essence unique sous son aspect absolu, dénuée de tous phénomènes, toutes limitations, toute multiplicité, est la "Réalité". Par ailleurs, la multiplicité par laquelle Dieu Se manifeste quand il Se revêt des phénomènes fait qu'Il est tout l'univers créé. C'est pourquoi l'univers est l'expression extérieure et visible de la "Réalité", et la "Réalité" est la réalité intérieure et invisible de l'univers. Avant d'être manifesté à la vue extérieure, l'univers était identique à la "Réalité" ; et la "Réalité", après cette manifestation, est identique à l'univers. Bien plus : il n'y a en fait, qu'un seul Etre réel ; Son occultation et Sa manifestation, Son antériorité et Sa postériorité ne sont que Ses relations et Ses aspects. "Il est le Premier et le Dernier, l'Extérieur et l'Intérieur" (Coran, LVII. 3). » (Antho., 245.)
« II est l'existence de ce qui se révèle et l'Essence de ce qui reste caché. » [57]
Dans le Śivaïsme, la Conscience absolue ou le suprême Śiva renferme tous les contrastes et n'exclut rien :
« Ce que l'on nomme Conscience n'est autre que... la nature même de l'univers entier avec ses modalités d'être et de non-être », trouve-t-on dans la Śivasūtravimarsinī (I. 1).
« (Ces) clartés au sein de la Clarté, et (ces) ténèbres au sein de la Ténèbre, clartés et ténèbres au plus haut degré — je salue cette Splendeur sans pareille ! » chante Abhinavagupta à la première stance de sa Laghuvrtti.
Le Samvidullāsa dit de même :
« La Réalité Śivaïte est d'une manière indescriptible nonchalance pleine d'ardeur, ténèbres intenses identiques à la lumière, vacuité faite de plénitude. » (MM., 140.)
Et pourtant il n'y a point d'opposés dans l'Un, en ce sens que, selon Somānanda, « la nature divine demeure identique en toutes choses. Si l'on y distingue des états supérieurs et inférieurs, c'est à l'intention de gens imbus de convictions erronées. » Privés de l'évidence qui accompagne la vision mystique, intuitive et globale, ces hommes forgent arbitrairement des contrastes : pur-impur, bien-mal, alors que la même puissance divine et la même Conscience infinie se trouvent partout indifféremment dans le pur et dans l'impur. (S.D. I. 48.)
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Chez les mystiques, paradoxes et contrastes se fondent dans une intuition globale. Comme le suggère Maître Eckhart :
« L'Essence unifie et enferme tout en soi... Dans cette étreinte générale Tout se résout en Tout, car, là, Tout tient Tout enfermé en soi. Mais en soi-même cela reste quelque chose de non fermé pour soi. » (P. 77.)
C'est ce que dit Jîlî, mais en d'autres termes, à propos du Tout :
Il est inconnaissable et il ne l'est pas, car « la connaissance distinctive ne s'y rapporte pas, quel que soit le point de vue puisqu'il est impossible que Dieu ait une limite et qu'il n'y a pas moyen de connaître ce qui n'a pas de limite. Mais Dieu (al-haqq) se révèle dans cet état par voie de totalisation et d'intégration. » (H.J. 43.)
Abhinavagupta fait, lui aussi, appel à la « grande intégration » (mahāvyāpti). Ce terme désigne à la fois la diffusion omnipénétrante de la Conscience dans le Soi puis dans l'univers en ses divers aspects, et aussi une intégration totale lorsque l'univers est réintégré à l'énergie divine [58] et celle-ci à la Conscience incomparable (anuttara), l'ensemble se perdant en ParamaŚiva (T.A. III v. 205).
Selon Ruysbroeck, « Cette lumière simple de l'essence... embrasse l'unité des personnes divines ainsi que l'unité de l'âme et de toutes ses puissances, de telle sorte que cette simple lumière enveloppe et pénètre de ses rayons la tendance naturelle et fondamentale à s'attacher à Dieu par simple jouissance » (143). À elle adhèrent de façon fruitive les esprits aimants, tous les êtres étant « suspendus... à l'essence divine » (142), dans les abîmes de laquelle reflue et se résorbe l'activité de Dieu et de toutes les créatures.
Nos mystiques soutiennent que l'essence ou la divinité sans aspects « simplifie » en réduisant tout à l'unité. Elle ne peut être ni sujet ni objet de connaissance, et pourtant cette essence, inconnaissable comme telle aux êtres limités, constitue la réalité intime de toute connaissance.
Pour Abhinavagupta, nos connaissances ne sont unifiées que par le Seigneur puisqu'il est « l'unique conscience lumineuse par soi ». (P.S. 40.)
Denys dit de même : « Comme l'ignorance divise ceux qui se sont égarés, ainsi la présence de la lumière intelligible rassemble et réunit ceux qu'elle éclaire, elle les perfectionne, les convertit à l'être absolu, et les détournent de la pluralité des conjectures, en ramenant la variété de leurs visions — ou plutôt de leurs imaginations — à une seule connaissance, véridique, purifiée, unifiée, et en les emplissant d'une lumière unique et unifiante. » (100.)
Les grands mystiques nous font entrevoir la pure Essence resplendissant de son propre éclat et qui englobe tout.
Plus proches de nous, nous émeuvent les lamentations de ceux qui, l'ayant entrevue ou la pressentant, se plaignent ou souffrent de ce qu'elle se cache et se dérobe, de ce qu'elle leur échappe alors qu'elle est là.
Comment cette Essence lumineuse de son propre éclat peut-elle se voiler à elle-même ? Abhinavagupta formule merveilleusement l'énigme :
« Qu'y a-t-il en effet de plus difficile que de faire apparaître en Lui, lumière par nature, la négation de la lumière au moment même où sa nature essentielle de lumière consciente brille sans interruption ? Une telle oeuvre de Sa libre énergie semble impossible aux êtres limités que nous sommes. » (H.A., 29.)
Quant aux sūfī, ils voient précisément dans ce mystère une preuve de grandeur et de toute-puissance :
« Quel mystère que Sa manifestation soit Sa nonmanifestation même » s'écrient-ils, nous rendant perceptible le fait que Dieu ne saurait se révéler sans s'être caché. Là réside le mystère de la manifestation [60] :
« Voilà ce qui te démontre Sa Toute-puissance, exalté soit-Il : qu'Il se cache à toi par ce qui n'a pas d'existence hors de Lui » dit Al-Iskandarî (Doct., 60).
Meister Eckhart, citant Denys, rappelle que « Dieu est une fontaine qui s'est écoulée en elle-même en sorte que sa nature est cachée à tout le créé. » (P. 101.)
De même que nous ne pouvons jouir de la plénitude du soleil parce qu'il nous éblouit, parce que des nuages le cachent ou en raison d'une maladie congénitale de l'oeil qui trouble la vision, de même, pourrait-on dire, trois obscurités nous voilent l'Essence divine : l'intensité omnipénétrante de sa Lumière, l'opacité des attributs différenciés, la taie de l'ego et sa vision à double pôle 120.
La Lumière remplit l'univers. Évidente par elle-même, elle est source de toute connaissance. « Partout où vous vous tournez, là est la Face de Dieu » (Coran II, 109). Et pourtant elle reste invisible. Utpaladeva proteste et se plaint de ne pas voir ce qui seul peut être vu et que dérobe son éclat :
« Pour Te connaître, il n'est nul besoin d'aide ; il n'existe pas d'obstacle non plus. Tout est submergé par le flot surabondant de Ton existence. » Et encore : « Ta pure Lumière surpasse en éclat le rayonnement de milliers de soleils. Tu remplis l'univers entier et cependant nulle part Tu n'es visible. » (Bh., p. 17 et 19.)
La lumière pure est un voile, son propre éclat la cache. « Ceux qui sont voilés le sont ou par la lumière pure ou par les attributs humains. »
Selon un verset de Mahesvarānanda :
« Le plus beau des rubis est voilé par l'éclat de ses propres rayons. Ainsi, bien qu'il resplendisse du plus grand éclat pour tout le monde, le Soi n'est pas manifeste. » (M.M., v. 9.)
Le Soi se cache sous un éblouissement silencieux, voilé et déformé par l'extension de ses propres énergies comme la pierre précieuse par ses rayons ou comme le soleil de midi que son éclat excessif dérobe aux regards ; la lumière du Soi est nuit pour la pensée empirique et pour les sens, les pensées dualisantes n'ayant nul accès à la lumière parfaite et sans ombre. [61]
Abhinavagupta salue « Śiva (qui) éclaire perpétuellement avec la torche de son énergie cognitive la multiplicité des choses immergées dans l'abîme profond qu'est son propre Coeur. » (I.P. v. I.V. 1.) L'éclat lumineux de cette insondable caverne reste invisible à cause de sa luminosité même. Et parce que cette divine lumière seule éclaire tout ce que nous voyons elle nous échappe. Comment en effet pourrions-nous voir la source de ce par quoi nous voyons ?
Scellé en nous, Śiva, soleil de la vibrante et fulgurante Conscience éclaire le monde à travers nos organes, mais si nous voyons tout en Lui, nous ne voyons ni Lui ni le foyer de sa lumière, notre propre coeur.
« C'est en tournant le dos au soleil, écrit T. Burckhardt, qu'on regarde l'arc-en-ciel ; de même, la vision de Dieu se reflétant par Ses "couleurs" dans l'univers s'opère en vertu de la Lumière divine, sans qu'on puisse directement contempler la source de celle-ci. » (H.J., 10.)
Ainsi en raison de sa pureté, de sa nudité, de son infinité, la lumière échappe à nos yeux trop faibles pour la contempler et demeure invisible à force d'être patente.
« Gloire plus cachée que le caché, plus évidente que l'évident lui-même » chante la Mahārthamanjari (V. 68). Éternellement présente, elle repose invisible dans la caverne de l'illusion ; évidente, elle fulgure sans interruption, mais non reconnue dans sa plénitude, elle demeure cachée, Réalité à la fois secrète et manifeste, comme le proclame un Tantra, par la bouche de la Déesse, s'adressant ainsi au Seigneur :
« O Tout-Puissant, Toi mon propre moi, révèle-moi ce grand abîme mystérieux qui est aussi le grand abîme sans mystère 121, cette énergie qui séjourne dans le coeur et par laquelle j'obtiendrai un parfait assouvissement. »
C'est de cette évidence que s'efforce de se persuader le sūfī Ibn 'Atā' Allah d'Alexandrie qui prie en ces termes :
« O Toi qui es voilé dans les enveloppes de Ta gloire de sorte que personne ne peut Te voir ! O toi qui rayonnes au-dehors dans la perfection de ta Splendeur, de sorte que le coeur (des mystiques) a perçu ta Majesté ! Comment serais-tu caché puisque tu es à jamais manifeste ou comment serais-tu absent puisque tu es à jamais présent et que tu veilles sur nous ! » (Arb., 102.) [62]
Mais en deçà du pur éclat de la lumière blanche de l'Essence, le Dieu doué d'attributs, de qualités ou d'énergies, selon les traditions, arrache des cris douloureux aux mystiques souffrant d'être séparés de la pure Essence par cela même qui la leur révèle, tout comme le nuage rend perceptible l'éloignement du soleil :
Al-Hallāj se plaint : « Il se dérobe à tout dévoilement et à toute manifestation. Il est trop saint pour être atteint par nos yeux et embrassé par les conceptions de nos esprits. Il s'isole des créatures par Sa pérennité, de même façon que les créatures s'isolent de Lui par leur temporalité. Ainsi celui dont les qualités sont telles, comment peut-on chercher le chemin qui mène à Lui ? Puis il pleura et récita :
« Et je leur dis : Mes amis, voyez le soleil ; sa lumière
Est proche ; mais pour l'atteindre, qu'il y a loin ! 122 »
Et s'il y a loin, c'est que ses propres attributs le voilent.
Le Traité de l'Unité affirme nettement :
« Personne ne peut Le voir, sauf Lui(-même). Personne ne le saisit, sauf Lui-même... Il Se voit par Lui-même. Il Se connaît par Lui-même... Autre-que-Lui ne peut Le saisir. Son impénétrable voile est Sa propre Unicité. Autre-que-Lui ne Le dissimule pas. Son voile est Son existence même. Il est voilé par Son Unicité d'une façon inexplicable... » (p. 24.)
Plus concrètement Ibn Al-Arābi formule le paradoxe de la présence-absence qui est le lieu douloureux de la vie mystique :
« C'est un Être puissant, toujours présent en même temps qu'inaccessible et absent, voilé par ses rayons à sa propre lumière, par ses qualités à la compréhension qu'on peut avoir de Lui, par ses Noms divins à sa propre Essence. » (Kh., 129.)
Mais cette occultation est preuve d'amour, car sans elle la lumière ne serait jamais perceptible puisqu'elle nous consumerait :
« J'entendis Abd-al-Wāhid Ibn Kakr dire : "Il les a [63] couverts du Nom et ils ont pu vivre. S'Il leur avait présenté les Sciences de la Toute-Puissance, ils en eussent ressenti du vertige. Mais s'Il leur avait dévoilé la Réalité, ils eussent péri.” »
Selon la parole du Prophète : « Dieu se cache par soixante-dix mille voiles de lumière et de ténèbre ; s'il les enlevait, les fulgurations de Sa Face consumeraient quiconque le regarderait. »
Dans le Śivaïsme, le Seigneur, afin de voiler sa lumineuse Essence, cache librement son autonomie ainsi que sa conscience à l'aide de l'énergie de grande Illusion (mahā-māyā) et fait apparaître en son propre Soi homogène comme l'espace une limitation qui s'étend à tous les êtres. Il rétrécit et cristallise ses énergies de toute-puissante liberté, d'omniscience, de plénitude, d'éternité et d'omniprésence, qui, perdant leur infinité, ne sont plus qu'activité fragmentatrice, science différenciée, désir restreint, temps et nécessité causale.
Ainsi revêt-il l'aspect de multiples sujets conscients soumis à l'illusion (māyā), asservis par une connaissance limitée qui ne se situe nullement en Śiva, mais relève de l'individu, lequel, ayant perdu l'intuition du Soi à cause de cette double illusion, se croit limité, imparfait, confond le moi et le Soi.
À ce stade, le grand jeu de l'Amour dans la félicité et dans la surabondance devient l'alternative asservissante. Oublieux de sa gloire native, l'homme sombre dans la confusion ; s'imaginant dépourvu de plénitude, il désire les formes qui en sont privées et se les approprie. Il s'éloigne du sanctuaire de son être et se sépare de la Réalité simple et globale ; au cours d'une quête désespérée au dehors de lui-même, il se perd dans l'agitation, le « désir morcelé » 123, le savoir limité dans lesquels les jeux de l'Amour, de la connaissance, de la fécondité de l'action deviennent séparation, ignorance, dispersion, que cette perte soit appelée, selon les traditions, illusion, faute originelle ou voile.
Pour Ibn 'Arabî « (Le monde) est à lui-même son propre voile, en sorte qu'il ne peut pas voir Dieu du fait [64] même qu'il se voit ; il ne peut jamais se défaire par lui-même de son voile, tout en sachant qu'il se rattache par sa dépendance, à son Créateur. C'est que le monde ne participe pas à l'autonomie de l'Être essentiel, si bien qu'il ne le conçoit jamais. Sous ce rapport, Dieu reste toujours inconnu, à l'intuition comme à la contemplation, car l'éphémère n'a pas de prise sur cela (c'est-à-dire sur l'éternel). » (Sag., 32.)
Ne voyant pas la lumière toujours présente, nous nous en détournons explique Plotin : Quant à la présence de l'Un qui est conscience, calme, éternel et n'a pas besoin de venir, « s'il n'est pas avec vous, c'est que vous vous êtes détournés de lui... En sa présence vous vous êtes tournés vers son contraire... 124. »
Nous sommes accaparés, en effet, par le multiple, l'appropriation et la temporalité ; ce que Maître Eckhart confirme quand il écrit :
« Ce trésor du royaume de Dieu, le temps l'a caché, et la multiplicité et les oeuvres propres de l'âme, bref sa nature de créature. » (P., 311.)
Ruysbroeck, parlant des contemplatifs eux-mêmes, précise lui aussi : « Cette lumière insondable brille sans interruption dans tous les esprits, mais l'homme qui vit ici-bas dans le temps s'embarrasse souvent d'images, de sorte qu'il ne peut pas toujours, au moyen de cette lumière, contempler actuellement la Suressence et y plonger son regard. » (R., 151.)
Plus simple, Attar déplore :
« C'est toi le souverain, au commencement et à la fin. Mais, hélas, l'homme voit double.
Au lieu de un, tu vois deux, au lieu de deux, tu vois cent...
Doué à l'origine d'une essence merveilleuse, tu as rapiécé de haillons ta robe de satin. » (Antho., 35-36.)
Une même allégorie pour les Śivaïtes et les soufis, celle du théâtre d'ombres, illustre de quelle manière un rideau — l'écran — permet à la fois de cacher et de révéler la Réalité.
Ibn al-Fāridh écrit à ce sujet des stances aussi belles [65] que secrètes sur l'unique acteur qui fait mouvoir à sa guise des marionnettes derrière un écran transparent, éclairé de l'intérieur. Les spectateurs, assis à l'extérieur, de l'autre côté de l'écran et dans l'obscurité, perçoivent les ombres projetées sur l'écran par les marionnettes.
Derrière ce voile mystérieux, l'unique acteur reste invisible ; c'est pourtant lui qui exhibe les actes variés aptes à provoquer chez les assistants maints sentiments ou réactions.
Le montreur de marionnettes est l'âme ; l'écran, le corps ; les ombres sont les phénomènes. Les marionnettes font comprendre comment cohabite ce qui est opposé par nature, comment la vie se manifeste par son contraire : « Muettes, elles parlent, inertes elles se meuvent, sans lumière propre elles se manifestent clairement. » (V. 681.)
L'écran suggère à la fois l'intérêt, la nécessité et l'inconsistance de l'obscurité du voile, quel que soit le degré d'obscurité ou de séparation qu'il crée.
Les ombres qui se détachent sur l'écran, centre du spectacle, protègent de la lumière sur le fond de laquelle elles se détachent ; la transparence du voile, en revanche, guide vers elle ; et, le moment venu, écran et ombres s'évanouissent sans laisser de trace tandis que seul se révèle, tout lien délié, le montreur de marionnettes.
C'est pourquoi Ibn al-Fāridh recommande : « Ne néglige pas entièrement le jeu des ombres. » « Ne te détourne pas avec mépris… de l'illusion et de l'irréel. Car dans le sommeil de l'illusion, l'apparition des ombres te mène vers ce qui t'est montré à travers un voile transparent. » (V. 677 à 679.)
Il développe un parallèle entre le montreur de marionnettes et sa propre âme :
« Ainsi j'ai laissé tomber entre moi et Moi-même le voile qui obscurcit l'âme dans la lumière de l'obscurité. » (707.)
« Ses marionnettes étaient les formes par lesquelles, à l'aide d'un écran, il déployait son action ; elles s'annihilèrent et disparurent lorsqu'il se révéla.
« Et mon âme lui ressemble quant à l'action, car mes impressions sont comme les marionnettes et le vêtement corporel est mon écran. » (711-712.)
« Dès que j'ai eu écarté de moi cet écran, mon âme m'est apparue sans aucun voile.
« Déjà le soleil de la contemplation s'était levé ; toute existence en était illuminée, et en moi les noeuds de l’attache des sens étaient défaits. » (713-714.) [66]
« Je me tournai alors pour répandre la surabondance de ma grâce sur tout être créé, selon les temps et les circonstances.
« Et si je n'étais voilé par mes attributs, les objets en qui je me manifeste seraient consumés par la splendeur de ma gloire. » (716-717.)
Et le poète conclut :
« Tout ce que tu vois est l'acte d'un seul
Dans la solitude, mais il est bien voilé.
Il suffit qu'il soulève l'écran
et aucun doute ne subsiste.
Les formes évanouies, Lui seul est partout.
Et toi, illuminé, tu sais que par sa lumière,
Tu découvres ses actes dans l'obscurité des sens 125. »
Comment résister à la magie d'une telle simplicité ; comment ne pas espérer quand tout devient si léger ? Il suffit qu'il soulève l'écran !
De cette allégorie on peut rapprocher celle du danseur qu'utilisent souvent les Śivaïtes. Par le spectacle de sa danse Śiva disperse les ténèbres de l'ignorance, piétine les liens des êtres enchaînés et les délivre.
L'unique acteur, le Soi, déploie en dansant la pantomime universelle sur la paroi immuable de sa Conscience. La scène où il pose les pieds et exhibe le grand jeu cosmique est son propre coeur, le soi intérieur. Sur l'écran lumineux, les mouvements de sa danse se détachent en ombres mouvantes — les apparences de la Réalité — si bien que par son jeu l'écran de lumineuse conscience reste caché.
Dans la joie débordante qu'il éprouve à montrer au public la pantomime de la transmigration, il éveille par la subtilité de son jeu une profonde impression chez les spectateurs, à savoir les organes.
Parmi les assistants, certains, victimes du jeu divin dont les reflets cachent l'écran, ne s'intéressent qu'aux ombres mouvantes et ignorent la présence de l'acteur. D'autres dont l'intuition est bien exercée ne la décèlent qu'à des moments privilégiés. Quant au yogin doué de Science mystique, il se reconnaît identique à l'acteur divin, il [67] prend conscience de sa véritable Essence, le Soi ; il est à la fois spectateur et danseur.
Cachée aux ignorants, son essence rayonne à ses propres yeux. Il vaque à ses occupations tout en sachant que son activité se déroule à l'intérieur de la Conscience divine, il joue ses rôles, mais n'en est pas dupe. Libre et détaché, il prend joyeusement part au grand jeu cosmique des ombres et des lumières.
L'allégorie Śivaite évoque un niveau d'expérience sans doute supérieur à celui du théâtre d'ombres. Ici l'écran n'est pas un voile à enlever, il est au contraire la paroi lumineuse de la Conscience ; nul ne doit le soulever, il suffit de se rendre à l'évidence de sa lumière.
Mais qu'il s'agisse des ombres ou du danseur, c'est à travers les rôles que l'on assume et dont on est victime que l'on prend conscience de Soi : c'est grâce à l'écran qu'on perçoit la Lumière.
Dans l'obscurité la plus profonde, sous les voiles les plus épais, l'Essence est toujours là, réalité foncière de toute chose, notre nature même.
Résidant dans notre coeur, elle illumine toute notre vie sans elle nous serions insensibles, aveugles, et aucune expérience ne serait possible.
Pour les Śivaïtes la lumière du coeur reste toujours présente ; comme un sirop en se cristallisant garde sa saveur sucrée, elle conserve sa douceur en dépit de la fragmentation ou de la solidification de la Conscience à travers les différentes étapes de la manifestation. (P.S., v. 26.)
De même pour Ruysbroeck tout homme est suspendu à l'unité divine, et s'il s'en détachait, il tomberait dans le néant, mais par la dissemblance ou le péché, il est privé de la béatitude ou de la fécondité qu'elle engendre.
Et pourtant cette béatitude est toujours disponible, comme l'exprime Denys :
« Dans sa bonté, la Lumière divine ne cesse jamais de s'offrir aux yeux de l'intelligence, c'est à eux qu'il appartient de la saisir, car elle est là et toujours divinement prête au don de soi-même. » (D., 257.) [69]
Ce n'est pas le moindre de nos paradoxes que de vivre privés ou séparés de ce qui est là, de ce que nous sommes ou de ce que nous voyons sans savoir que nous le voyons.
Détenteurs d'un trésor oublié, nous vivons dans le dénuement :
Śiva, pure Lumière, évidence même, conscient de soi et par soi « ne brille-t-il pas comme sujet percevant dans le coeur de tous les êtres ? Oui, répond Abhinavagupta, mais bien qu'il y brille, il n'est pas véritablement appréhendé, assimilé de façon intime par le coeur, et ce qui n'est pas assimilé par le cœur, même existant, c'est comme s'il n'existait pas, ainsi les feuilles et l'herbe (du chemin pour quelqu'un) qui passe sur un char 126. »
C'est parce qu'il saisit dans son coeur ce qui est perpétuellement là, en effet, que le mystique peut en jouir ; par cette seule saisie intime il diffère de l'homme ordinaire. Et l'entrée dans le coeur n'est autre que la bienheureuse stupeur de celui qui s'avise de ce qui est évident depuis toujours.
Faut-il préciser qu'il ne s'agit point ici du coeur sensible ou affectif, mais de ce lieu qui, au plus intime de nous-mêmes, échappe à toute forme de pensée ou de sentiment, point central qui connaît et qui sent à la fois, et que les sūfī définissent comme le lieu de coïncidence de l'être et de la connaissance.
« Toujours nouveau et secret 127,
Ancien et universellement connu,
Ce coeur incomparable fulgure
De lui-même en de suprêmes irradiations. »
Et Rūmî chante :
« J'ai cherché une âme dans la mer Et j'y ai trouvé un corail
Sous l'écume à mes yeux
Un océan se déploya.
Dans la nuit de mon coeur Le long d'un chemin étroit
J'ai creusé ; et la lumière a jailli
Une terre infinie de jour. » (Arb., 137.) [70]
En ce lieu jaillit, il est vrai, l'expérience de celui qui touche ou goûte à ce qu'il nomme le Soi ou le divin. Car il s'agit, en effet, d'une connaissance concrète qui ne peut être assimilée à une découverte intellectuelle ou à une banale introspection ; on la reconnaît à ce qu'elle « met l'apaisement dans le coeur », comme le note H. Corbin qui distingue deux connaissances du divin : « l'une par la créature » celle des philosophes et des théologiens, l'autre par la « créature dans le divin ». Cette dernière, d'ordre contemplatif, « explore le fond des attributs de l'âme » (Im., 234, n. 81).
Prise de conscience immédiate de la présence divine, cette connaissance abolit tous les doutes. Elle est éprouvée dans une rencontre où le secret de la créature et celui de la divinité sont simultanément vécus dans une expérience unique. « Certes, on peut connaître une Essence (dhat) éternelle, mais on ne sait pas qu'elle est Dieu, jusqu'à ce que la reconnaisse quelqu'un qui l'éprouve comme son Dieu... L'Être nécessaire que la philosophie isole avec ses attributs dont résulte le concept de divinité, ce n'est pas Dieu. » (Im., 229, n. 60.)
Cette rencontre bouleverse la connaissance ordinaire : « Quand tu es entré dans mon paradis, alors tu es entré en toi-même... et tu te connais d'une autre connaissance, différente de celle que tu avais quand tu connaissais ton Seigneur par la connaissance que tu avais de toi-même » dit Ibn 'Arabî (Im., 101).
Et elle change l'orientation de tout l'être, met en suspens la dispersion dans le temps et l'espace, touche le voile le plus intime, révélant « l'Aimé... plus proche de l'amant que sa veine jugulaire ». « Proximité si excessive », glose Henry Corbin, « qu'elle commence justement par être un voile. C'est pourquoi le novice encore sans expérience spirituelle, dominé par l'Image qui investit tout son être intérieur, s'en va pourtant la chercher au-dehors de lui-même, en une quête désespérée de forme en forme du monde sensible, jusqu'à ce qu'il revienne au sanctuaire de son âme, — s'aperçoive que l'Aimé réel est tellement intérieur à son être qu'il ne cherche l'Aimé que par l'Aimé. » (Im., 119.)
En un mot, cette saisie par le coeur rend évidente au coeur du mystique la réalité de Dieu.
Sur quoi repose la vraie possession de Dieu, demande Maître Eckhart et il explique lui-même : « Elle repose sur le sentiment du coeur » et non pas sur une idée, car « on [71] doit avoir un Dieu réel, qui est élevé au-dessus de la pensée de l'homme et de tout le créé. Ce Dieu ne disparaît pas, à moins qu'on ne s'en détourne volontairement.
« Qui a ainsi Dieu, essentiellement, celui-là seul prend Dieu divinement et Dieu rayonne devant lui à travers toutes choses : toutes lui donnent le goût de Dieu, dans toutes Dieu se reflète en lui... »
Mais, ajoute Eckhart plus loin : « il faut pour cela... une conscience éveillée, vraie, agissante, sur laquelle l'âme doit faire fond en dépit des choses et des gens. » (P., 165.)
Si les images, les doctrines varient avec les traditions évoquées pour décrire cette expérience simple, mais fondamentale, toutes, cependant, la rattachent à ce qu'elles nomment la grâce, sur les caractéristiques de laquelle elles sont unanimes.
Pour toutes, en effet, c'est la grâce et elle seule qui confère à l'éveil de l'âme son caractère libre, gratuit et spontané ; car cet éveil échappe à tout ce qui est détermination, effort, intention ou mérite.
Sous forme de motion, incitation, touche, attraction ou irradiation, elle opère dans l'intime du coeur :
« L'irradiation de la grâce de Dieu touche et meut promptement du dedans l'homme intérieur, et cette prompte motion est la première chose qui nous rend voyants. » (R., 239.)
C'est elle qui révèle ou rend perceptible l'orientation intime du coeur à laquelle s'associe étroitement son action. De cette intimité naît le feu d'amour ou de connaissance dont la force ne cesse de grandir.
À son propos, Ruysbroeck parle de rencontre de l'époux, il l'associe à ce qu'il nomme la « conversion amoureuse » et aux exercices intérieurs qui en découlent. La grâce ou la lumière surnaturelle « constitue, dit-il, un premier point, et de là résulte le second, lequel a trait à ce qui vient de l'âme : il s'agit d'une libre conversion de la volonté vers Dieu, laquelle s'effectue en un moment du temps ; c'est alors que naît la charité dans l'union de Dieu et de l'âme. Ces deux points dépendent si étroitement l'un de l'autre que l'un ne peut s'effectuer sans l'autre. Lorsque Dieu et l'âme s'unissent dans l'unité de l'amour, alors Dieu donne sa lumière de grâce au-dessus [72] du temps ; et l'âme se tourne librement vers Lui, fortifiée par la grâce, en un bref moment du temps ; c'est alors que naît la charité dans l'âme, de Dieu et de l'âme elle-même. » (R., 189.)
De même, les sūfī décrivent l'interaction subtile de « l'irradiation divine » et de ce qu'ils désignent comme « prédisposition du coeur ». T. Burckhardt, exposant la doctrine d'Ibn 'Arabî, explique ainsi l'un de ses aspects : « La prédisposition du coeur… ne peut être connue en dehors de l'irradiation divine.., c'est l'irradiation qui actualise la prédisposition... (qui) comme telle reste "la chose la plus cachée qui soit" (Ibn 'Arabî)... Il n'y a donc rien dans la réceptivité du coeur qui ne soit pas la réponse à l'irradiation ou révélation divine, dont elle subit tour à tour les fulgurations ; celles-ci varient suivant les divers "aspects" ou "noms" de Dieu, et ce processus ne s'épuise jamais ni du côté de l'irradiation divine, qui est essentiellement inépuisable, ni du côté de la plasticité primordiale du coeur. » (Doct., 109-110.)
Dans cette collaboration intime de la grâce et du coeur, tous les mystiques proclament unanimement que c'est toujours la grâce qui a l'initiative. Là, réside en effet un aspect essentiel de l'expérience décrite.
Śiva prend l'initiative en accordant sa grâce, il inspire l'amour et l'amour s'éveille, puis grâce et amour forment un cercle sans fin, l'amour appelant la grâce et la grâce, l'amour : « Tu n'es satisfait, Seigneur, que par l'amour et il n'y a d'amour que si tu es satisfait. Toi seul sais comment porter remède à ce cercle vicieux », dit Utpaladeva (XVI. 21.).
Dans le Sermon sur la naissance éternelle, Maître Eckhart dit : « Tu voudrais bien être préparé en partie par toi, en partie par lui ; cela pourtant n'est pas possible. Si vite que tu puisses jamais penser ou concevoir la préparation, Dieu est toujours déjà là avant. »
Dieu, poursuit-il, se tient toujours à la porte du coeur, attendant qu'on lui ouvre.
« Maintenant tu pourrais dire : Comment cela se peut-il ? Je ne le trouve pourtant pas. Écoute ! Le trouver n'est pas en ton pouvoir. Bien plus : cela est dans le sien. S'il lui plaît, alors il se montre, et il peut aussi se cacher s'il le veut. » (Pf., 27-28.)
Et n'est-ce pas pour cette même raison qu'un sūfī, à peu près son contemporain, Ibn 'Atā' Allah d'Alexandrie, chantait [73] :
« O Dieu, cherche-moi au nom de ta Miséricorde pour que je vienne à Toi ; attire-moi par ta Grâce pour que je retourne vers Toi. » (Arberry, p. 102.)
De cette grande liberté divine, ne nous plaignons pas : elle est notre seule chance d'échapper aux limites de notre raison, de notre effort et de notre faiblesse, comme le suggère la prière de Dhou'l-Noun l'Égyptien :
« O Dieu, notre Dieu... C'est toi qui envoies à tes créatures une provision de force et de puissance. Tu fais agir les êtres selon ta volonté : ni la faiblesse, ni la sotte ignorance, ne peuvent mettre un obstacle à ton action ; ni la privation, ni la surabondance d'une qualité quelconque ne peuvent la modifier. » (Kh., p. 43.)
Avec la grâce naît la double conscience de la lumière et de l'écran, mais aussi le désir unique de la pure lumière désormais pressentie ou entrevue, « Cette Lumière secourable qui est à l'origine de toute naissance ». (Rūmî, Antho., 16.)
Aussi quand elle se manifeste, commence une vie nouvelle dite vie surnaturelle ou vie de la grâce, « vie intermédiaire, selon Ruysbroeck, entre le sentiment d'être en nous-mêmes et celui d'être Dieu » jusqu'à ce que le mouvement d'amour qu'elle ne cesse de nourrir et d'intensifier nous ait ramenés « à l'unité de laquelle nous sommes issus en tant que créature et au sein de laquelle nous demeurons essentiellement » écrit Ruysbroeck.
En réalité il n'y a que l'Essence, mais nous parlons de la grâce quand, au coeur du voile, nous percevons son irradiation, ou quand, après l'avoir touchée, nous retombons dans l'obscurité du voile, mais en bénéficiant des effets du dévoilement.
Lorsqu'il n'y a plus de jeux d'ombres et de lumières, il n'y a plus de grâce ; ne demeure que la Pure Lumière, l'unique Lumière que nous sommes devenus. La grâce s'est évanouie dans la Gloire.
Le propre de la grâce est de disparaître sans laisser de traces puisqu'elle n'a pour effet que de rendre les choses à leur vraie nature, à leur origine en dissolvant les voiles ou [74] les conditions limitatives, ignorance ou péché qui, en fait, s'évanouissent dès qu'apparaît la Réalité :
« Dans un coeur contracté, l'illumination s'est transformée en ignorance. Que cesse la contraction et la nature propre resplendit » peut-on lire dans le treizième chapitre du Tantrāloka.
C'est précisément la manière dont cesse la contraction qui caractérise l'action de la grâce et conduit à distinguer les différentes voies mystiques.
Pour Abhinavagupta une double manière met fin aux conditions limitatives, selon qu'elle est paisible et progressive ou violente, instantanée et liée « à un appétit pour tout dévorer, tel un feu ardent et ininterrompu » 128.
De son côté Jîlî note que ces conditions disparaissent soit par un aperçu qui atteint l'Essence, soit par ce qui jaillit spontanément de celle-ci (p. 80). Et les sūfī distinguent deux modes d'approche vers Dieu : le premier est un processus graduel d'état spirituel en état spirituel par assimilation de qualités divines qui deviennent objet de contemplation. Attributs, noms, qualités offrent un accès à la connaissance de Dieu, mais, en raison de leur multiplicité, ils ne peuvent conduire à l'Essence. La seconde approche est immédiate, sans progression, par-delà tout état, elle se réfère « au Soi de l'homme, à son essence intime qui s'identifie mystérieusement à l'essence divine » (H.J., 12).
La seule manifestation de la Splendeur est délivrance.
Deux premières voies correspondent à la disparition paisible, progressive, par aperçu, des conditions limitatives 129, elles sont dites de perfectionnement, tandis qu'à la maturation violente, à ce qui jaillit spontanément de l'Essence, correspond une voie de l'instantanéité, voie divine ou de la volonté. Quant à la non-voie, étant intemporelle, elle transcende voie et grâce.
Śivaïtes et sūfī font appel à une même illustration pour montrer que le monde objectif n'est qu'une parcelle congelée de la Conscience ou de la Réalité : « O Bien-aimée ! celui qui dans les livres sacrés ou de la bouche d'un maître [75] apprend ce que sont l'eau et la glace n'a plus de devoir à accomplir. Cette (présente) naissance sera pour lui la dernière. » (S.S.v., p. 88.)
Celui qui a percé le mystère de l'eau et de la glace a compris en effet comment l'eau de la Conscience indifférenciée se solidifie, et comment la glace de la conscience empirique se liquéfie à nouveau ; il est libre, il sait que l'eau et la glace ne font qu'un.
On trouve une même comparaison chez Jîlî :
« En parabole, la création est pareille à de la glace,
Et c'est Toi qui en es l'eau jaillissante.
La glace, si nous la réalisons, n'est autre que son eau...
Mais la glace fondra et sa condition se dissoudra,
La condition liquide s'établira, de fait.
Les contrastes s'unifient dans une seule beauté.
C'est en elle qu'ils s'anéantissent et c'est d'eux qu'elle rayonne. » (H.J., 52.)
À la lumière de cette parabole la grâce apparaît comme le feu qui fait fondre la glace de la conscience contractée pour la rendre à sa nature indifférenciée. Au moment de l'entrée dans le coeur s'allume le foyer de la Conscience à partir duquel fond la glace de la conscience empirique. Et la forme et la rapidité de la fonte déterminent et caractérisent la voie suivie.
Pour les Śivaïtes, l'énergie divine indifférenciée, de par sa liberté, s'amuse à se cristalliser 130 telle une eau vivante et limpide solidifiée par les froids. Le Tout fissuré n'est plus que glaçons figés, allant à la dérive et en constante collision. Ces fragments (anu), êtres impuissants, ont perdu le sentiment du Tout et ne peuvent le retrouver par eux-mêmes.
C'est le feu de l'Énergie divine, le feu de la grâce, qui seul se révèle apte à faire fondre les glaçons.
Si la grâce est faible, le feu couve : du coeur il fait se dégager de minces filets d'eau qui creusent peu à peu des canaux, l'individu l'attise constamment, aidant à la fonte par son application ; les canaux, dégagés de leurs limitations s'élargissent peu à peu et l'eau coule vers le fleuve de l'énergie. C'est la voie de l'activité.
Avec une grâce plus forte la rapidité de la fonte fait [76] confluer tous les courants vers le centre de la glace qui communique elle-même avec l'eau environnante ; les glaçons — représentations ou images — subsistent dans les profondeurs, mais il suffit qu'ils s'enfoncent et se perdent dans la force du fleuve qui les emporte pour qu'ils disparaissent : c'est la voie de la connaissance.
Si la grâce est surabondante, toute la glace tombe d'un coup à l'irruption d'un puissant volcan sous-marin qui affleure en surface et dont les flammes fulgurent : c'est la voie de la volonté.
Dans la Non-Voie, il n'y a qu'une seule et même eau...
Il ne faut pas prendre ici ce qui est appelé voie pour un itinéraire déterminé dont on suivrait méthodiquement les étapes avant d'aboutir. Rendre compte des différentes voies ne consiste pas non plus à élaborer une sorte de marche à suivre ou de recette pour qui voudrait accéder à la vie mystique ou à l'illumination : d'une part, rien ne peut conduire à l'Essence puisque rien ne lui est extérieur, et d'autre part, nul ne décide de sa voie, on la découvre au fur et à mesure qu'on avance.
On pourrait dire que la voie est la manière dont l'esprit de Dieu nous meut et la manière dont nous y répondons, ou selon Madame Guyon, la manière et la rapidité avec lesquelles nous suivons la pente naturelle ou l'instinct qui nous ramène à Dieu une fois qu'Il s'est dévoilé à nous, ou encore la façon dont on est emporté par le reflux divin vers l'Essence que l'on n'a jamais quittée.
Connaître les modalités de ce reflux, c'est déjà pouvoir discriminer ce qui n'est pas lui, et si l'on ne peut décider de sa voie, on peut du moins éviter de prendre pour mystique ce qui ne l'est pas.
Les voies varient pour chacun selon l'intensité de la grâce, le but poursuivi et l'effort fourni.
« Cette splendeur sans fond a été donnée en commun à tous les esprits jouissants en grâce et en gloire. Ainsi, elle coule pour tous comme la splendeur du soleil, et cependant, ceux qui la reçoivent ne sont pas tous également éclairés. Le soleil transillumine plus clairement le verre que la pierre, et le cristal que le verre, et chaque pierre précieuse brille et montre sa noblesse et sa puissance et sa couleur à la clarté du soleil. De même chacun est illuminé [77] à la fois en grâce et en gloire selon son aptitude à la sublimité... 131. »
Sur une même voie les degrés sont multiples et l'on progresse à l'infini. « Il y a plusieurs demeures dans la maison de mon Père » rappelle Madame Guyon.
À travers cette grande souplesse et cette extrême variété, le Śivaïsme du Cachemire, Ruysbroeck, Madame Guyon distinguent nettement trois voies ou avènements en des termes différents, mais dont le rapprochement souligne les correspondances étroites.
Quand les Śivaites caractérisent les voies par trois principales énergies, quand Ruysbroeck distingue trois unités ou oppose ressemblance, union et unité, quand Madame Guyon évoque la voie de l'activité, celle des lumières et celle de la Foi nue, il semble bien que tous différencient trois niveaux intérieurs à partir desquels l'orientation vers Dieu est rendue perceptible par la grâce.
Qu'ils parlent d'énergies, de facultés ou de puissances, c'est pour les saisir dans un mouvement qui les fait se résorber les unes dans les autres jusqu'au fond indifférencié d'où elles émanent en cascade. Les voies sont en quelque sorte trois moments ou trois paliers de cette résorption.
Il nous faut préciser que les voies dont il est ici question sont purement mystiques, elles se situent à un niveau élevé de la vie contemplative et ne correspondent ni aux voies dites purgative, illuminative et contemplative ou unitive, ni aux trois sortes de yoga, karmayoga, jñānayoga et bhaktiyoga, qui constituent des étapes préliminaires à la vie mystique profonde décrite par les auteurs que nous citons.
Par le terme « voie » nous désignons le courant de grâce qui entraîne les énergies ou les facultés vers l'unification. Ce courant dynamique renferme procédés, moyens, intermédiaires et modes de tous ordres dont l'ensemble varie selon le niveau touché par la grâce. À chaque voie correspondent ainsi un domaine, un mode d'unification qui déterminent la vie nouvelle dans laquelle on est précipité dès qu'on a « touché Dieu » :
« Dieu est un aimant, mon coeur est l'acier : il se tourne toujours vers lui s'il l'a une fois touché », déclare Angelus Silesius (V. 130.)
[78] Plus intérieur, plus profond est le point de contact où opère la grâce, plus intense est le feu de l'attraction divine, plus abrupt le chemin, plus directe et plus pure la voie.
En général, les mystiques accèdent à l'étape élevée du recueillement ; ils entrent dans leur coeur en y entraînant leurs sens ; « comme les abeilles qui retournent à leur ruche et y rentrent pour faire du miel » 132 ; ils sont tirés vers l'intérieur par une source vivante de paix, qu'ils la nomment Dieu, le Soi ou qu'ils ne la nomment pas. Elle imprègne et apaise le corps, les sens, l'activité physique et mentale, elle unifie le coeur individuel.
Mais ces mystiques ne se dégagent pas aisément de la vision objective ; sans cesse détournés vers l'extériorité, ils doivent faire effort pour répondre à l'attraction divine ; ils suivent la voie de l'activité dite également voie de l'individu.
Au terme de cette voie, ils tendent, cependant, à reconnaître l'opération divine en toutes choses ; leur activité dégagée de l'objectivité, devient l'acte désintéressé d'une conscience individuelle apaisée et unifiée mais encore aux prises avec la dualité.
Quelques mystiques plus rares, délivrés de l'objet, suivent la voie de la connaissance. Pour eux l'attraction divine opère dans l'esprit, au niveau des facultés supérieures ou de l'énergie cognitive, sur les modalités de la connaissance. Elle y est si forte « qu'on aime Dieu directement, sans connaître comme objet ce qu'on aime » selon l'expression de Madame Guyon, et que le coeur est élargi aux dimensions universelles. Grâce à la purification des images, notions et représentations jusque dans leurs racines inconscientes, les énergies sont unifiées. Si l'obstacle est l'alternative ou le dilemme, le secret de la progression réside dans une puissance de réalisation qui tient à l'union efficace du zèle et du discernement, et culmine dans l'acte d'adoration où le fidèle s'unit à Dieu à travers ses attributs.
Sur cette voie on tend à une vision unitive de l'univers : Dieu est partout. À son sommet on égalise cette vision et l'intériorité ; les attributs s'éteignent dans l'Essence.
Sur la voie divine la grâce intense opère sans moyen dans la volonté dès que celle-ci est touchée : elle mène à la disparition de la conscience empirique ; l'attraction est si forte que le moi est consumé tandis que volonté humaine et volonté divine fusionnent. C'est la voie de la Foi nue et du silence, car il n'y a plus ni mots ni relation. L'intériorité parfaite à jamais acquise et la vision de l'unicité de l'univers se compénètrent pour ne faire qu'un : c'est la liberté de la Vie divine.
Au-delà des trois voies ne règne que la béatitude ou jouissance fruitive de l'Essence dans le repos profond de la « divinité qui ne sera plus jamais remuée » 133. C'est la non-voie, l'Essence de pure Lumière.
Pour le Śivaïsme du Cachemire, la Réalité est l'Essence ou Lumière (prakāsa), la Conscience absolue et ineffable, resplendissant de son propre éclat. En tant que béatitude (ānanda), prise de conscience et pure liberté, elle constitue la source de tout dynamisme et de toute efficience, la manifestation de l'univers à laquelle préside l'énergie (sakti) n'étant que le débordement de la félicité divine
“ Comme un roi régnant sur la terre entière, sous l'exultation joyeuse que lui cause sa puissance, peut exercer par jeu les activités d'un fantassin, ainsi le puissant Seigneur, dans sa joie exubérante, se plaît à assumer les formes variées (de l'univers) 135.”
En ParamaŚiva — le Tout indifférencié, indicible Śiva est indissolublement uni à l'énergie, mais celle-ci, au [142] cours de la manifestation, paraît se séparer de lui pour assumer des aspects de plus en plus distincts et déterminés. La libre énergie fait surgir les autres énergies qu'elle renferme encore indivises en elle-même, les révélant chacune à tour de rôle : d'abord l'énergie de conscience émerge ; puis s'esquisse la béatitude au sein de l'union de Śiva et de son énergie ; se déploient ensuite les énergies de volonté, de connaissance ; enfin, quand apparaît l'énergie d'activité, les premières ne se trouvent plus que latentes en elle. La libre énergie s'obscurcit pour manifester l'univers, sa manifestation étant son occultation même.
Ces énergies divines, initialement douées d'une parfaite pureté, la perdent peu à peu. L'énergie icchā, désir ou volonté, qui à l'origine n'est qu'acquiescement à la plénitude devient un désir défini ; la connaissance (jñāna) qui n'est que Lumière consciente de Soi apparaît comme une connaissance distincte en sujet et objet ; l'activité (kriā-) de simple ébranlement ou essor en soi-même dans la plénitude du Je absolu 136, se déploie en mouvements dispersés et aboutit à l'action asservissante. La vie est alors cristallisée autour du moi, et ce moi, désormais séparé du Tout, perçoit l'univers comme fragmenté en d'innombrables sujets et objets tandis que la diversité de ses états de conscience lui cache l'être unique qu'il est par essence.
Ainsi, jouant au fantassin, le souverain se prend à son jeu. Oublieux de toute souveraineté, sa liberté perdue, il s'attache à son état de simple soldat et s'y emprisonne, en proie à l'impuissance.
Lallesvarî se plaint amèrement :
« Il n'y a ni Toi ni moi, ni contemplé ni contemplation, mais seulement le créateur de l'univers qui s'est perdu dans l'oubli de lui-même... (59). » (Bh., p 17.)
« O mon âme, l'attrait mensonger du monde t'est échu en partage... Hélas pourquoi as-tu oublié la nature du Soi ? (67). » (Bh., p. 21.)
Quelques siècles plus tôt, Utpaladeva insistait sur le terrible paradoxe :
“ Ici bas, dit-il à Śiva, rien n'est séparé de Toi. Il n'y a rien qui ne soit béatitude puisque façonné par Toi. Et cependant ne règnent en tous lieux que différenciation et douleur. O demeure un étonnement sans pareil, je Te salue.” (S. U., XVIII, 18.)
De ce douloureux paradoxe il donne une explication [143] :
« Le collier de perles de Ton amour est hélas 137 plongé dans ma pensée impure et, bien qu'innée, la Splendeur de sa gloire surnaturelle ne rayonne pas. » (XV. 15.)
Et pourtant, à ceux qui l'adorent Śiva offre sa propre Essence lumineuse avec générosité et sans rien garder pour soi :
« Gloire à Toi, Seigneur tout-puissant, maître de l'univers, à Toi qui vas jusqu'à donner ton Soi (ātman). » (XIV. 12.)
Quel est donc le secret de cette adoration ? Comment le fantassin retrouve-t-il sa souveraineté, le collier de perles, sa splendeur surnaturelle ? De la conscience ou de l'activité du fantassin ne peut naître une conscience royale, ni de la pensée instable ou de l'imagination, la conscience du Soi.
Mais que le fantassin rencontre un souverain et le reconnaisse pour tel, ou que la souveraineté surgisse en lui et se révèle spontanément, alors, dans un extraordinaire lâcher prise qui l'arrache à son moi, sa conscience limitée s'abolit dans l'émergence du Soi universel. Dans l'éblouissement d'une libre prise de conscience, il reconnaît le souverain qu'il est, qu'il a toujours été. C'est alors dans la plénitude de la félicité et de la connaissance qu'il jouit de sa souveraineté retrouvée ; il l'exerce pleinement et, pour l'avoir oubliée dans l'exubérance de son jeu, il en sait le prix 138.
Ainsi, l'énergie qui manifeste l'univers est aussi, en tant que grâce, l'artisane du retour. Comme le fantassin recouvre [144] la conscience de sa nature royale, celui qui se prend pour un moi isolé et s'y enferme, accède à l'identité au Tout dès qu'il reprend conscience de Soi.
« Le Soi dont la merveilleuse essence est Lumière, Śiva souverainement libre, par le jeu impétueux de sa liberté, masque d'abord sa propre essence puis la révèle à nouveau en sa plénitude, d'un seul coup ou par degrés. Et cette grâce est entièrement indépendante. » Abhinavagupta (Bh., p. 24.)
Suscitant l'univers multiple par la magie de sa force créatrice, Śiva se cache à lui-même ; s'emparant de force du coeur obscur où il demeure, Śiva se révèle à lui-même.
Libre ou enchaîné, il est Śiva toujours identique à lui-même, merveilleux magicien du grand Jeu divin qui englobe l'émission intégrale de l'univers et son retour à la source.
« 330. Le Soi est la demeure permanente de la lumière consciente ; l'ensemble des énergies forme son essence. Cachant sa propre grandeur, il assume l'aspect de l'être asservi.
Le Tantrāloka a précisément été composé pour décrire les formes variées de la délivrance.
331. La connaissance erronée — (simple) défectuosité de la vision — fait voir les choses comme rugueuses et inégales 140 ; par sa faute, la connaissance, en dépit de sa pureté, devient puissance impure.
Mais qu'advienne ce qui est digne d'être connu, tel un [145] collyre oint sur les yeux, et, sitôt la marque d'infamie éliminée, comment subsisterait le moindre soupçon d'impureté ?
332. O Toi qui contiens toutes choses, de force Tu t'empares des coeurs humains et, tel un acteur, Tu t'amuses à cacher sous de multiples détours le Coeur du Soi.
Celui qui te déclare inconscient, le voilà l'inconscient, le non-instruit qui prétend à tort avoir du coeur. En cette inconscience (pourtant) réside sa louange, car en ceci il Te ressemble !
333. Toute impureté évanouie, connaisseurs du suprême et de l'inférieur, ceux qui sont identiques à la Nature réelle de Śiva, les voilà, les maîtres qualifiés pour la recherche mystique. Il est donc bien inutile de leur demander d'expulser au loin la tache de l'aversion. »
Le Śivaïsme est appelé Trika parce qu'il distingue trois plans de la réalité : Śiva, l'Énergie, l'individu. Ces plans correspondent à trois niveaux d'expérience sur chacun desquels prédomine une énergie : le pur Sujet connaissant, tout entier en son acte de volonté, la connaissance où règne naturellement l'énergie cognitive, enfin le niveau de l'objet connu, où s'exerce l'activité.
L'apparition de ces trois énergies divines dans une rapide succession correspond aux trois moments de la manifestation différenciée de l'univers et couvre tout le champ de l'expérience humaine :
« Rien n'apparaît qui ne repose dans la triple énergie consciente s'exprimant par : je veux, je sais, je fais » écrit Abhinavagupta (H.A. p. 13).
Mais les deux premiers moments sont si subtils qu'ils échappent à l'homme ordinaire qui en ignore le processus, car il vit au seul niveau de l'objectivité et de la dualité. Le mystique, au contraire, revient au moment initial, à la prise de conscience de l'ébranlement originel, celui de l'incitation divine, et s'efforce de s'y maintenir en prenant une ferme conscience de son essence.
Les textes Trika comparent souvent l'essence divine à l'océan : « Hommage à l'océan de la conscience Śivaïte, Essence du Sujet conscient ! » dit un verset (M.M. p. 106). Et pour montrer comment Śiva, uni dans la béatitude à l'Énergie, se tourne vers l'univers à naître en un [146] premier instant d'attente, d'expectative ardente, Somānanda propose cette image : « Au moment où, dans une eau tranquille, surgit soudain une violente agitation, on peut noter un frémissement imperceptible quand on y jette un coup d'oeil, au tout début, et c'est là l'excitation de l'attente. » (S.D. I., 13-14.)
Le développement de la comparaison peut éclairer les trois moments successifs de la manifestation, sur lesquels se fonde le Trika.
Parfois, sous un plein soleil, la lumineuse étendue de l'océan, profondément calme, s'irise et frémit soudain, l'eau vibre et crépite de lumière (sphurattā) à l'infini, sous le regard qu'éblouit ce scintillement perpétuellement renouvelé.
De même, dans le vide éthéré de la pure Conscience, s'esquisse la volonté (ou le désir initial). Elle émerge, mais ne se distingue pas de la Conscience dont elle ruisselle encore, la prise de conscience reste coextensive à la lumière et tout demeure indivis dans la Conscience comme l'eau et la lumière à la surface du vibrant océan. C'est le moment du premier regard qui saisit l'univers en une prise de conscience globale et souveraine, avant qu'apparaissent connaissance notionnelle et objet connu. En ce premier instant, l'univers encore indistinct du sujet connaissant réside en pleine intériorité, c'est le niveau du Je indifférencié, le lieu de la voie divine.
Puis la surface de la mer ondule, s'enfle et se creuse, la vague se forme, flue et reflue, mais reste indissociable de l'océan parce que prise dans son seul mouvement, un mouvement qui est perçu comme unique malgré la multiplicité des ondulations.
De façon analogue, au deuxième moment, sous la poussée du désir qui se précise, la conscience se trouble ; cherchant à connaître, elle perd la plénitude indifférenciée du Je pour s'emparer de caractères distinctifs ; l'énergie cognitive devient pensée dualisante, distingue sujet et objet, mais c'est à même la pensée, à même la conscience qu'apparaît la forme de l'objet et, comme la vague et l'océan, sujet et objet n'ont encore qu'un seul substrat l'univers est perçu comme manifesté, mais manifesté intérieurement, dans la seule pensée, en tant qu'impression de plaisir ou de douleur. C'est le deuxième moment, c'est le niveau de la connaissance, le lieu de la voie de l'énergie.
Vient un temps où la tempête soulève la mer, les vagues immenses et violentes déferlent une à une, frangées d'écume, giclant et retombant, semblant capter à elles seules [147] toute la force de l'océan dont elles se séparent pour s'abattre et venir mourir sur la grève.
Ceci figure le troisième moment, celui où l'homme voit l'univers comme extérieur et s'éprouve lui-même comme isolé, ballotté à la crête des vagues ou précipité dans leurs rouleaux, désemparé, perdu dans la multiplicité et la violence des flots qui lui cachent l'unité de l'océan et sa profondeur apaisée. À ce niveau, sujets et objets sont nettement distincts, le monde apparaît comme extérieur, comme totalement différencié, l'objet rejeté hors du sujet et de la connaissance. C'est le niveau de l'objet connu, le lieu de la voie de l'activité.
En dépit des aspects variés de sa surface, c'est toujours l'océan que nous contemplons, et sous les multiples modalités de la Conscience l'Essence demeure. Pour retrouver l'Essence, l'individu isolé de la Conscience originelle doit reconnaître son identité à la vague, puis au mouvement unique de l'océan qui sous-tend flux et reflux — soit à l'énergie — et enfin à la mer illimitée — soit à la Conscience indifférenciée.
Si les trois énergies divines correspondent aux moments successifs de la manifestation de l'univers, elles forment, en sens inverse, trois voies principales quand l'univers ou la conscience retourne à l'indifférenciation. Ces voies sont donc les modalités du retour à la Conscience originelle, chacune se servant de l'énergie qui la caractérise comme d'un tremplin.
Avec la plus haute des énergies, celle de Conscience, on ne peut parler de voie ; il s'agit donc de pur anupaya, la non-voie. Si l'énergie de félicité s'esquisse, l'accès « sans manière d'être » se ramène à un simple repos dans la béatitude. Si la volonté surnage, la voie éminente de Śiva se présente. Lorsque l'énergie de connaissance domine, la voie est dite de l'énergie ; et si l'activité se manifeste clairement, c'est la voie de l'individu 141.
Dans le sens du retour, les énergies se fondent une à une dans l'Essence divine. Lorsque les trois voies se dissolvent dans la félicité, celle-ci atteint sa perfection et la liberté initiale est définitivement recouvrée. [148]
« Tandis que l'Omniprésent révèle à certains sujets conscients sa propre Essence en sa plénitude, à d'autres il la révèle progressivement (I., 140).
La révélation de son Essence — cette nature unique et universellement présente — est pour l'individu la Connaissance suprême. Une autre connaissance, inférieure, offre de multiples aspects. Elle peut se déployer par voie directe (la voie divine) ou par des voies indirectes qui en procèdent et qui se différencient de manières variées (141). »
« Ce qui fulgure immédiatement, en toute évidence, à l'orée de la connaissance dans le domaine de l'unicité, sans pensée différenciatrice, ce domaine de pure prise de conscience globale de soi, est dit voie divine.
Ainsi, les yeux étant grands ouverts, ce qui se révèle intensément et en toute clarté à certains êtres extraordinaires, sans qu'ils aient à viser un but, c'est la nature divine. » [La glose précise que cette voie se caractérise par l'épanouissement ininterrompu de l'énergie de volonté.] (146-147.)
« Si, de façon répétée, par une recherche intellectuelle progressive portant sur une certitude faite de pensées purifiées comme « cet univers est le Soi », on accède à une prise de conscience de soi globale et indifférenciée, cette voie est dite cognitive (148). »
« Par contre l'efficacité opérant à l'égard de la réalité objective et qui correspond aux opérations de cette connaissance est considérée comme voie de l'activité.
Mais la différence entre ces voies n'en implique aucune quant à la libération, le but étant unique, Śiva même (149).
Les distinctions de voie et de but à atteindre reposent sur une erreur propre à la connaissance grossière inhérente à l'énergie d'activité, qui, engendrant la diversité, est l'unique cause du lien et de la délivrance (145). »
D'une part il est vrai que l'activité parfaitement désintéressée conduit à la libération aussi bien que la connaissance et l'élan d'amour. D'autre part, le cheminement est entièrement différent dans chacune des voies ; mais on peut passer de l'une à l'autre et accéder à la voie supérieure si, en cours de route, la grâce intervient avec abondance. Car tout dépend du degré de la grâce accordée. Ainsi, dans la voie inférieure, la grâce affleure par touches délicates ; déjà plus puissante dans la voie de l'énergie, elle éclaire l'intelligence dont elle fait une raison intuitive et pénétrante. Dans la voie supérieure, la grâce, très intense, jaillit des profondeurs du Soi, de l'intime de l'âme, l'ébranlement qu'elle y imprime est tel qu'il se répand dans la personne entière qui s'en trouve divinisée. Mais dans l'Essence exempte de voie (anupāya) il n'y a plus de grâce, la gloire est seule à régner.
D'après Abhinavagupta, la grâce intense est due à la parole du Maître, la grâce moyenne à cette parole associée à une série de raisons intuitives et à la foi dans les Livres sacrés. À l'aide de ces trois éléments , réunis ou séparés, « les nuages des doutes s'évanouissent et l'on touche les pieds du Tout-puissant pareil au soleil qui dissipe les ténèbres et dont la glorieuse splendeur brille dans le firmament du Coeur ». (T.A. II., 49.)
De la grâce procèdent donc les caractéristiques des cheminements : les initiations, la nature des pratiques, l'effort à fournir, les procédés à mettre en oeuvre, la durée de la progression, la conquête plus ou moins définitive de l'objectivité, la libération ou la liberté qui s'ensuit.
Ainsi, celui qui parcourt la voie individuelle ne parvient à la souveraineté qu'après la mort lorsqu'il a intégralement repoussé l'erreur. Auparavant il n'ignore pas sa puissance, mais, par la faute de résidus de l'ignorance, il lui arrive encore, au cours de ses activités — et non point durant le samādhi — de s'identifier à son corps. Pourtant il n'est plus la proie de l'illusion, car il a reconnu sa propre essence, à l'image de l'homme qui, ayant percé le secret d'un tour de magie, n'en est plus dupe alors même qu'il assiste à ses manifestations 142. [150]
Celui qui progresse dans la voie de l'énergie, par son application à la pratique mystique (bhāvanā) reconnaît l'identité au Seigneur et de son propre corps et de tout ce qui existe. Il jouit des qualités divines en cette vie même, mais il n'obtient pas la plénitude, car il ne réalise totalement le Soi universel qu'à la dissolution du corps, dès que s'évanouissent les limites corporelles et celles du souffle 143.
Ces voies différant par l'orientation générale, la fin poursuivie, l'effort engagé, une comparaison va souligner la spécificité de chaque cheminement vers la délivrance ou bien vers la liberté du grand large, l'immensité bhairavienne.
Imaginons une forêt touffue qui cache la mer que, d'un désir plus ou moins ardent, l'on voudrait atteindre. Ignorant le but, l'homme d'action qui a entendu parler de l'océan cherche avec effort (yatna) à se frayer un chemin dans cette forêt : il essaie plusieurs pistes, il abat des arbres, franchit des fossés, contourne des obstacles, revient sur ses pas, se plaît aux sentiers qu'il a ouverts, s'arrête longuement et repart avec courage. Enfin, sa pensée apaisée, ayant découvert un sentier plus direct, il peut ou bien se reposer, heureux et rassuré, ou encore le suivre et entrer dans la voie de la connaissance.
L'homme de discernement qui s'adonne à l'énergie cognitive cherche une bonne voie, mais il hésite à la croisée des chemins et procède de fourche en fourche vers la mer qu'il entrevoit de plus en plus distinctement. S'il rencontre un véritable guide, il ne s'égare plus. Il acquiert peu à peu l'expérience nécessaire pour un choix averti et une pensée éclairée. Il va donc de l'avant avec zèle et ardeur (prayatna).
Dans la voie supérieure de Śiva, celle de l'intention simple et nue, l'être impatient et intrépide, qui du sommet d'une colline a vu la mer, s'y dirige droit, sans dévier, de tout son être, sans chercher à discerner, sans se soucier du chemin, franchissant l'obstacle et guidé par le seul élan de son désir (udyama). Soulevé hors de lui-même, porté à son insu jusqu'à la mer, il s'y plonge sans tarder.
Dans la voie réduite propre à la félicité, point de forêt, [151] point de chemin, on jouit de la fraîcheur et de l'immensité océanique.
Enfin, en l'absence de toute voie, l'infinité de la mer est d'emblée reconnue et l'on s'identifie à la Conscience absolue.
À ces trois voies correspond une triple absorption 145 lorsque, par sa grâce, le Seigneur pénètre dans le cœur du yogin et que celui-ci pénètre dans le Seigneur. Telle est l'absorption, clé de voûte de toute voie.
« Connaissant parfaitement le Soi comme identique au Seigneur et ses énergies de connaissance et d'activité comme non différentes de lui, (le mystique) qui s'adonne à l'absorption sait et fait tout ce qu'il désire, même s'il réside encore dans son corps. » (I. P. v. IV, 15.)
« Cette absorption dans la Réalité, précise Abhinavagupta, est la seule chose qui importe, tout autre enseignement ne tend qu'à ce but. » Mais il ajoute bientôt pour lever toute équivoque : « A la mort du corps, le Seigneur demeurant seul, il n'est plus question d'absorption : Qui pénétrerait-on, où et comment ? 146. »
En effet l'interpénétration de Dieu et de l'âme peut aller jusqu'à leur identification. il s'agit alors de l'absorption parfaite sans voie ni manière d'être 147, de l'identité à la Réalité absolue.
La triple absorption est ce qui détermine les trois voies libératrices selon que l'on s'absorbe dans l'énergie en sa source — la volonté — ou dans l'énergie cognitive ou enfin dans l'énergie en son activité déployée.
Un chapitre entier du Tantrāloka, le XXXIV, est consacré à l'absorption en raison de son importance, car elle fut révélée par Śiva lui-même. Ce chapitre, des plus courts, ne renferme que les stances suivantes [152] :
« Le moment est venu d'exposer comment on pénètre dans la Quintessence. (Selon la voie individuelle) après avoir pénétré de plus en plus profondément en l'état divin, qu'on repose paisiblement à proximité de l'Essence. Puis, laissant complètement cette voie, qu'on prenne refuge au séjour de l'énergie. Qu'on parvienne enfin dans la demeure de Śiva où notre propre essence se révèle en toute évidence. Telle est l'absorption graduelle.
Mais qui a le bonheur de jouir de la nature de Bhairaya, source abondante des grands rayons (les énergies divines) irradiant de la Conscience, c'est indépendamment de toute Voie qu'il s'absorbera finalement en son propre Soi éternel, prégnant de l'Essence universelle.
Nous avons là l'absorption dans la Quintessence telle que le Seigneur l'a exposée. »
D'après Abhinavagupta tous les moyens, le samādhi y compris, tendent à la parfaite absorption dite intégrale (samyag āveśana) au cours de laquelle le soi, la pensée, le corps et le monde entier s'engouffrent spontanément dans la Réalité ultime et s'identifient à elle.
Cette divine absorption concerne uniquement un être dégagé de toute préoccupation, 148 car cet être, dit Abhinavagupta, ne se soucie de rien et aucune pensée dualisante ne fonctionne en lui. Alors, grâce à un réveil de grand poids 149, s'établit soudain une parfaite mise au diapason avec ce qu'il faut connaître — l'universelle Conscience indifférenciée — et qui atteint immédiatement son plein épanouissement. D'une telle illumination, dit-il, qu'on s'empare aussitôt et pour toujours. Par cette interpénétration de Śiva et de l'adorateur, ce dernier s'identifie à la suprême Essence grâce à Śiva inséparable de sa plus haute énergie. Le moi dépendant s'anéantit dans l'énergie de [153] volonté — source des autres énergies — et la conscience s'absorbe immédiatement en Śiva, sans même recourir au samādhi, en une union aussi spontanée qu'imprévue. « Par-delà toute certitude intellectuelle la chose digne d'être connue, après s'être épanouie dans un coeur éminemment pur, y demeure permanente ; elle subjugue le Sujet conscient qui se reflète dans le miroir de l'intelligence et, à ce moment, elle se révèle graduellement dans toute sa gloire. » (T.A. I. 172-175.)
Lors de cette totale absorption dans la Réalité, le soi, la pensée, le corps, les objets externes abandonnent leur nature objective et s'identifient au Seigneur. Si, à la mort, cette absorption est parfaite, seul le Seigneur demeure.
L'absorption obtenue en se concentrant (cintā) sur quelque entité par le coeur uniquement, sans aucune récitation, relève de l'énergie.
Le coeur se présente ici sous l'aspect d'intelligence, de pensée et de sentiment du moi dont les opérations respectives sont la certitude, la synthèse et la conviction erronée. En dépit des illusions qu'elle comporte par la faute de ces opérations, cette voie aboutit à la connaissance indifférenciée propre à la voie divine. En effet le vikalpa purifié contient une connaissance et une activité de très grande intensité, mais encore soumises à des conditions limitantes.
Il suffit donc de s'adonner ardemment à dissoudre toutes les limites pour que l'énergie en fulgurant fasse apparaître intérieurement ce que l'on désire, à savoir, l'identité à Śiva.
Cet état d'énergie est à la fois différencié et indifférencié : différencié parce qu'il contient des pensées distinctes, mais indifférencié puisqu'il ne requiert aucun moyen externe comme la récitation et autres pratiques analogues. (T.A. I. 169.)
L'absorption due à la récitation, à l'activité des organes, à la méditation, aux phonèmes, à la concentration sur des points vitaux est nommée à juste titre « individuelle ». (I. 170.)
Abhinavagupta explique : individuelle signifie clairement différenciée. Bien que cette voie consiste en certitude intellectuelle propre à la pensée dualisante, elle aboutit elle aussi à l'indifférencié. [154]
Ces deux dernières absorptions sont donc dirigées vers l'océan de l'indifférencié sans lequel elles n'existeraient pas.
S'il est vrai que la validité de la conscience indifférenciée ne dépend nullement de la pensée différenciée, la voie individuelle permet néanmoins d'accéder à l'indifférenciation de la voie divine ; bien qu'elle commence par la pensée différenciatrice, elle s'élève à l'aide de purifications progressives des pensées jusqu'à l'indifférencié (nirvikalpa).
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Abhinavagupta donne un exemple de connaissance indifférenciée dans la voie divine d'abord puis un autre, mais dans la voie inférieure :
« Un expert en pierres précieuses évalue à leur juste valeur un grand nombre de pierres même si elles lui sont montrées de nuit et le temps d'un éclair. Une telle pureté de la conscience est due aux pratiques des vies passées ou à la volonté du Seigneur que rien ne restreint. » (184-185.)
Un joaillier peu expérimenté ignore au début la valeur des pierres précieuses ; cependant, à la suite d'investigations réitérées, en utilisant des procédés pour déterminer avec certitude leur valeur, il atteint finalement une connaissance indifférenciée qui se passe de tout procédé. On le déclare alors expert en pierres précieuses. (229.)
« Qui s'élève à l'accès de l'indifférencié, quel que soit le chemin qui permet de pénétrer dans la Réalité, par ce chemin même il s'identifiera à Śiva.
Un coeur très pur dont la lumière éclaire la cime resplendissante, s'identifie à la Conscience, Śiva suprême, grâce à cette lumière même. »
Telle est la véritable voie, expression de l'énergie éminente de la volonté, absorption dite divine qu'expérimenta Sambhunātha (211-213) ainsi que son disciple Abhinavagupta.
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Comment par rapport à la lumière consciente s'effectue à l'aide des trois voies, la fusion de Dieu, du Soi et de l'énergie universelle ? Puisque la lumière éternelle ne peut être que totale, quelle que soit la voie suivie, l'illumination est donc la même dans chacune des voies ; seuls diffèrent sa puissance, le degré de liberté atteint et sa permanence. On peut donc distinguer état passager, station durable et nature immuable du pur Sujet, ces variations provenant de la manière dont l'expérience mystique dite « Quatrième » (turīya) se répand sur les trois états ordinaires de veille, de rêve et de profond sommeil ; après les [155] avoir bien imprégnés lui seul subsiste, tout état ordinaire ayant pris fin.
L'individu de la voie inférieure découvre rarement le Quatrième état et ne peut reconquérir à volonté une illumination aussi fugitive que l'éclair. Malgré ses efforts il ne réussit à s'y maintenir ni durant le sommeil ni au cours de la veille lorsqu'il s'adonne à l'activité. Au sortir du ravissement, il retombe dans la dispersion, la vision objective reprenant ses droits. C'est que sa conscience empirique individuelle, même si elle est unifiée et apaisée, n'a pas disparu. Soi, énergie et Śiva restent encore distincts, leur fusion étant momentanée et imparfaite.
Dans la voie de l'énergie, en revanche, cette absorption étant plus profonde et plus stable, le mystique perçoit la présence divine non seulement en son coeur illuminé, mais en toutes choses, et bientôt c'est en Śiva qu'il voit et lui-même et les choses. Śiva, l'énergie universelle et son propre Soi fusionnent de mieux en mieux à mesure qu'il verse le Quatrième état, non seulement sur les trois états subjectifs comme dans la voie précédente, mais le fait pénétrer dans le flux et le reflux de la Vie universelle à laquelle il participe désormais. Bien qu'il jouisse fréquemment du Quatrième état et le conserve longtemps, ce n'est encore qu'un état, tandis qu'à l'apogée de la voie divine il n'y a plus de Quatrième état distinct des autres états, mais une unique modalité, la pure Science étant définitivement reconnue comme l'immuable Sujet 150 : en d'autres termes, la compénétration de Śiva, du Soi et de l'énergie est parachevée.
Les traités du système Trika décrivent toujours ces voies à partir de la plus élevée 151 comme une cascade d'efficiences décroissantes à mesure qu'elles s'éloignent de leur source. Si la grâce diminue en intensité, l'effort exigé de l'homme doit augmenter en proportion.
Dans la voie de Śiva l'efficience (vīrya) est celle du [156] suprême Sujet dont la Conscience est indifférenciée (nirvikalpa) : suprême, elle est à l'origine de toutes les autres et constitue l'efficace de la pratique mystique (bhāvanā) propre à la voie de l'énergie, puis cette efficience, à un degré moindre, devient celle de la méditation, point culminant de la voie de l'individu. Il en va ainsi jusqu'aux dernières pratiques de cette voie.
Mais pour la commodité du lecteur nous suivrons l'ordre inverse en partant de l'homme ordinaire qu'entrave une connaissance limitée. Sur la lumineuse paroi de sa conscience déferlent sans répit les ombres que sont toutes ses énergies éparpillées et agitées, en sorte que, pas un seul instant, il ne prend conscience de Soi. Son expérience extériorisée et fragmentée lui cache en outre l'univers tel qu'il est en son essence, et le Seigneur lui apparaît comme transcendant, extérieur, hors d'atteinte. Il ignore en effet le Quatrième état, l'intériorité subtile de l'absorption parce qu'il est perpétuellement recouvert et voilé par les états grossiers de rêve, de veille et de profond sommeil.
La voie inférieure est à l'intention d'un yogin qui vit dans l'existence morcelée d'ordre sensible, au niveau de la dualité tout en s'efforçant de s'en dégager. Il n'a pas renoncé à toute considération personnelle et reste encore soumis au désir et à ses remous : attraction et aversion. Pour leur échapper il vise à la juste connaissance de la voie de l'énergie à laquelle cette voie aboutit.
Comme la grâce dont il bénéficie reste faible, il surmonte avec difficulté nombre d'obstacles. Il s'efforce avec courage à mettre fin à une double impureté, celle de l'action en vue de l'utilité, et celle de l'illusion de la dualité ; ces impuretés ne laissent filtrer de la lumière consciente que ce qu'il faut pour les besoins d'une activité limitée.
Il cherche à libérer sa pensée des doutes et des conflits, à apaiser ses tendances centrées sur le moi afin de récupérer puis de déployer une activité noble et désintéressée et de parvenir à sa source, l'énergie divine. Pour ce faire, il développe la concentration aux différents niveaux que sont le corps, le souffle, la voix et l'intelligence ; il s'exerce sur ses organes, récite des formules sacrées, s'adonne à l'articulation [157] sonore, aux exercices de souffle, aux méditations et à des contemplations variées.
Il purifie ainsi ses diverses activités de leurs tendances à la dispersion en demeurant vigilant au cours de toutes ses occupations, dans la veille, dans le rêve et le sommeil profond. Mais comme cette purification ne s'étend pas à ses facultés supérieures ni à ses tendances inconscientes, il ne brisera ses liens qu'après la mort.
Peu à peu il réussit à se détourner de l'extériorité et de sa préoccupation à l'égard des choses. Il découvre avec ravissement la vie intérieure et tout son être s'y épanouit dans la paix et la félicité, sa connaissance devenant limpide et son coeur brûlant.
Mais il ne fait qu'effleurer la Réalité ; ses expériences, aussi extraordinaires soient-elles, sont fugitives, fragiles, et sa dévotion à l'égard de Dieu reste sensible. S'il commence à s'élever au-dessus des contingences, il n'est pas vraiment soulevé hors de son moi individuel.
Nombreux sont en effet les dangers qui le guettent : attraction des plaisirs de ce monde, ou des pouvoirs surnaturels. Manquant de vigilance et d'ardeur, il déchoit facilement du Quatrième état et pour recouvrer paix et stabilité, il doit déployer de grands efforts. En dépit de fréquentes défaillances, si la grâce se montre plus puissante, sa personne tout entière s'imprégnant peu à peu de la paix du Quatrième état glisse insensiblement à l'énergie purifiée puis à l'état de Śiva auquel il devient semblable.
Au départ la démarche purificatrice du yogin relève des organes (karana) parce qu'il va à la conquête de l'expérience totale de la vie mystique, de tout son être, et doué de ses diverses facultés. L'individu étant défini comme “celui que lient ses organes » 152 il appartient à ces mêmes organes de prêter leur concours à sa libération.
Grâce à cette pratique, l'ensemble des objets appréhendés est subordonné à la connaissance ; rempli par elle et se transforme en connaissance. À son tour celle-ci, redevenue limpide et transparente, accède au Sujet connaissant qui perçoit toute chose dans le miroir de la Conscience immaculée 153. [158]
Mais dans la voie inférieure, lorsque le yogin reprend contact avec sa propre essence consciente, ses organes sensoriels, son souffle, son intelligence étant purifiés l'aident à accéder au Soi. Abhinavagupta explique de quelle manière dans son Tantrāloka (V. 10-19).
Si l'intelligence orientée vers l'objectivité inconsciente ne cesse de discriminer interdit et admis, dès qu'elle s'absorbe dans la Conscience, elle conduit au recueillement. De même le souffle (prāna) naturellement inconscient et divisé, aussitôt pénétré de conscience devient souffle spirituel ascendant. Le corps inconscient dont l'activité est impure, aussitôt éclairé par la Conscience, s'exprime à travers des organes purifiés.
Ainsi l'ensemble des exercices de la voie inférieure sert essentiellement à écarter le déterminisme qui étouffe la conscience au niveau de l'objet et à dissoudre cette portion d'inconscience qui réside dans le corps, dans le souffle et dans l'intelligence pour ne laisser régner que la Conscience.
L'être doué d'intelligence, de souffle et de corps peut donc en se recueillant transformer ses pensées différenciatrices en une parfaite Conscience.
On peut se demander à ce sujet quelle valeur présentent les pratiques du yoga aux yeux d'un Abhinavagupta et de ses maîtres. Leur position est claire, à condition de distinguer avec précision les niveaux de la réalisation : « Les exercices en vue de la libération s'adressent aux êtres qui, agissant sous l'influence de l'attraction et de la répulsion, ne peuvent pénétrer dans l'Essence divine faite de grâce. Restreints par la nécessité, ils ont recours à l'exercice et à des pratiques variées. » (T.S. XVI p. 167-168.)
Nous verrons que dans la voie supérieure de l'énergie, ces disciplines doivent être rejetées y compris le samādhi avec, comme exception, la connaissance issue du discernement, pour la raison qu'elles sont bien incapables de révéler la Conscience.
Quant au yogin à l'intelligence émoussée — contrairement au grand yogin qui se passe de tout intermédiaire pour jouir de la suprême efficience — il doit grimper d'efficience en efficience jusqu'à leur source, à savoir l'absence de pensée discursive. Néanmoins tous les moyens [159] qu'il utilise, s'ils sont exempts d'efficience réelle (vīrya) ne sont pas sans posséder une certaine puissance à l'instar d'un eunuque qui, bien que privé d'efficience virile (vīrya), n'est pas dénué de force comme l'est un cadavre. (T.A. V. 158)
Dès lors les différents membres du yoga s'étendant de la posture aisée jusqu'au samādhi prennent dans certains tantra un sens tout autre que dans les Yogasūtra.
Ainsi l'āsana, défini dans les Yogasūtra comme « une posture aisée et stable grâce à la détente de l'effort et à la mise à l'unisson et qui permet au yogin d'échapper au couple des contraires » (1, 46-48), devient une posture unique pour le Netratantra : « Prendre ses assises à la jonction de l'inspiration et de l'expiration, dans le souffle du milieu, et là, établi en une parfaite vigilance, on s'empare de l'énergie cognitive. » (VIII. 11, 18.)
Le prānāyāma, contrôle du souffle, est dans les Yogasūtra (49-53) une rupture entre le processus d'inspiration et d'expiration ; le mouvement du souffle externe, interne ou suspendu étant réglé quant au lieu, au temps et au nombre devient long et subtil. Le quatrième prānāyāma 154 se refère aux domaines externe et interne. Alors le voile couvrant la lumière de (la connaissance discriminatrice) diminue peu à peu et la pensée devient apte à se concentrer.
De son côté le Netratantra précise, à un niveau bien supérieur : « Le véritable contrôle du souffle dans la voie de l'intériorité a pour but de mettre fin aux modalités grossières des souffles inspirés et expirés, puis à celle du souffle intérieur pour obtenir la suprême vibration pardelà le subtil. On se tient alors constamment au Centre, sans plus en déchoir, en intériorisant le souffle durant l'ascension de l'énergie udāna connue sous le nom de kundalinī. »
Une telle élévation du souffle intériorisé n'a lieu que chez un yogin en samādhi, parvenu au niveau du pur Sujet conscient.
Ainsi le pranayāma n'apparaît plus comme un contrôle du souffle dans un parfait repos capable de protéger contre les rumeurs du monde extérieur. C'est l'efficience de la Vie, une vie toujours égale à elle-même comme le dit si bien Mahesvarānanda : « Que l'efficience se mette en [160] action ou demeure en repos, pour reconnaître sa propre Réalité, il faut interpréter le contrôle du souffle comme l'abolition des événements extérieurs. » (43). Les événements disparaissent aux yeux du yogin en ce sens qu'ils ne se déroulent plus hors du Soi — ils ne sont plus que le jeu de sa propre puissance.
Pratyāhāra est le retrait des organes. D'après les Yogasūtra (54-55), dès qu'elles ne sont plus en rapport avec leurs objets spécifiques, les fonctions sensorielles suivent pour ainsi dire la nature de la Conscience ; c'est la rétraction dont procède le parfait assujettissement des sens. Dans le Netratantra la rétraction apte à briser les liens qui rattachent au devenir concerne non point les organes en relation avec des objets externes, mais les organes intériorisés devenus infiniment subtils à l'issue du prānāyāma compris comme il se doit. Leurs objets sont des tourbillons de qualités, sons et lumières extraordinaires, surgissant sans cause extérieure, et perçus uniquement par le coeur. « Dès qu'on s'en détourne et qu'on pénètre dans le suprême séjour à l'aide de son propre coeur, c'est ce qui sous le nom de "rétraction" tranche les liens du devenir. »
Quant aux membres supérieurs du Yoga que sont dharana, dhyāna et samādhi, les Yogasutra en donnent la définition suivante : « La concentration est fixation de la Conscience sur un point. La méditation est unification des idées sur ce point. Quand la Conscience se vide pour ainsi dire de sa propre forme, et se manifeste comme la chose en soi, c'est le samādhi, l'absorption. » (III. 1-3.)
Le Netratantra intervertit l'ordre des deux premiers membres, commençant par dire ce qu'est dhyāna au sens de « recueillement » : « La suprême Réalité ne peut être objet de méditation. Ce que les éveillés considèrent comme la véritable méditation au-delà des qualités de la pensée, c'est méditer (se recueillir) sur la suprême Réalité en tant que le (pur Sujet) dont on a l'expérience immédiate. »
Aussitôt le Soi découvert en son propre coeur, le yogin passe à la concentration (dhāranā) : « Dès que le Soi suprême est perpétuellement "fixé" (dhr), une telle "centration" fait obstacle aux liens du devenir. » Par elle on « retient » pour toujours la Conscience suprême.
Succède alors un samādhi d'ordre cosmique : « La Conscience de l'égalité en soi-même et en autrui, dans les éléments et dans le monde entier quand on réalise "je suis Śiva, je suis sans-second", c'est là ce qu'on reconnaît comme la suprême égalisation, à savoir le samādhi ou absorption dans la Réalité absolue. »
Le point culminant de la voie de l'individu est une méditation qui, intellectuelle d'abord, s'achève en une contemplation d'ordre mystique et conduit à la pacification et au repos du coeur (cittavisrānti).
Le Vijñānabhairavatantra définit ce qu'est la véritable méditation :
« Un intellect inébranlable, sans aspects ni fondement, voici en vérité ce qu'est la méditation, mais la représentation imagée de divinités nanties de corps, d'organes, de visages, de mains, n'offre rien de commun avec la vraie méditation. » (146.)
Et le verset 49 où Śiva s'adresse à la Déesse Énergie : « O Bienheureuse, celui qui, les sens anéantis dans l'espace du coeur, l'esprit indifférent à toute autre chose, accède au milieu de la coupe bien close des lotus atteindra la faveur suprême. »
Car d'après un autre Tantra : « Si la Conscience omniprésente remplit le corps entier, elle a pour résidence éminente l'océan du lotus du coeur. »
Pour qu'on puisse pénétrer dans le coeur, le souffle doit y prendre son repos hors de la portée des sens, entre les deux mouvements des souffles inspiré et expiré. En ce repos, un instant durant, ces souffles s'équilibrent, s'arrêtent, ce qui produit l'ouverture du lotus du coeur. » (P.H. p. 217.)
Abhinavagupta l'explique en détail (T.A., V. 21) :
Qui connaît la Réalité du Soi voit directement cette Conscience dans le coeur en allant de l'extérieur jusqu'à la portion intime, tout comme, écartant tour à tour les pétales de la fleur kadali ayant l'aspect de deux coupes entrelacées, on atteint le centre, l'odorant pollen.
Au cours de cette méditation on progresse du grossier au subtil puis au suprême, sanctuaire du coeur où le Soi resplendit.
Là se révèle la Conscience omnipénétrante, car, précise Abhinavagupta :
« C'est dans la grande fosse sacrificielle appelée "coeur" que brille avec profusion le feu du puissant Bhairava [162] quand on frotte les deux planchettes 155 et qu'on se concentre uniquement sur cette friction qui unifie toute triplicité — lune, soleil et feu, symboles des souffles inspiré, expiré et ascendant, ou de l'objet connu, de la connaissance et du sujet connaissant. À l'aide de la flamme resplendissante de Bhairava — feu ou Sujet pur — douée d'une intense énergie qui s'épanouit au Centre, on réalise toutes les triades des énergies perpétuellement surgissantes comme fusionnant en pleine indifférenciation de sujet, d'objet et de connaissance. » (22-25.)
Le yogin réside dans le Quatrième état dès que la dualité n'est plus. À partir de cet état contemplatif il se tourne vers le monde externe et, par l'entremise de ses facultés purifiées, il commence à percevoir Śiva jusque dans son activité ordinaire. Il s'adonne alors à la pratique de la roue des énergies conscientes :
« Vivre dans l'indifférencié, même quand le différencié se déploie, c'est là le suprême et soudain "rugissement" d'un yogin. » (V. 127.)
« Au moment où le yogin a l'expérience immédiate du Soi indifférencié, rayonnant de lumière consciente, ses organes internes de connaissance — la pensée qui repose en sa propre essence, ainsi que l'ensemble des organes sensoriels qui en dépendent — lui prêtent leur concours pour pénétrer dans le Soi ultime révélé en toute sa splendeur. À ce moment les objets des sens et les impressions de plaisir et de douleur apparaissent avec intensité au yogin qui, enrichi par les rayons de ses organes pleinement épanouis, s'adonne à faire surgir tout cela comme très évident, mais sans la moindre différenciation. Oh ! combien digne de recherche est une telle Réalité ! »
Celui qui médite sans interruption sur le processus d'émanation, de permanence et de résorption comme identique à sa propre conscience s'identifie à Bhairava et réalise ainsi le Soi à la lumière de la Roue des énergies conscientes.
À travers la Roue de feu dont le centre est le coeur, le yogin qui a découvert l'intériorité va la répandre dans le monde objectif en un premier moment d'émanation, puis il la manifeste de manière durable en tant que connais- [163] sance et la résorbe en tant que sujet connaissant. Pour que cette Roue atteigne sa plénitude indifférenciée, le yogin doit dissoudre les imprégnations de la dualité qui demeurent encore. Il contemple alors ses facultés revêtues de la nature divine, tandis que la roue s'apaise peu à peu et finit par atteindre un calme définitif.
Mais au début le yogin se concentre sur la roue afin de percevoir son tourbillonnement dans ses diverses activités s'il entend un son, par exemple, il doit, inébranlable comme l'axe indivisible planté en plein centre, percer jusqu'au cœur sans perdre conscience de Soi. (M. M. 53.)
Les divers efforts de l'individu cheminant dans cette voie tendent au grand sacrifice où l'ensemble des impressions du monde connaissable est versé en guise d'oblation dans le brasier de la suprême Énergie. Le nectar qui en découle imprègne l'univers de vie et de félicité. « A défaut d'une telle oblation, dit Abhinavagupta, l'univers n'est que tourment. » (V. 66.)
Mais pour offrir ce sacrifice un yogin doit renoncer à son être individuel ; il doit contempler perpétuellement l'énergie divine en son essence plénière comme identique au Seigneur. Car c'est de l'union béatifique de Śiva et de l'Énergie que jaillit l'univers sous forme de nectar, un même et seul nectar qui réside en nous et hors de nous.
Pour que le yogin pénètre dans la suprême Réalité et s'établisse dans l'état par delà appropriation et rejet, il doit, grâce au ravissement éprouvé en sa conscience, percevoir l'univers en son indifférenciation ; et, délaissant le piteux état dû à l'activité intentionnelle tournée vers l'objet en vue de son utilité ou vers ses impressions de plaisir et autres, parvenir au repos de sa propre essence. (74-76.)
La voie de l'individu mène à celle de l'énergie quand, ses organes apaisés, le yogin n'a pas même l'idée de se concentrer sur le prodige inouï qui le ravit :
« Toutes les agitations sensorielles ayant disparu quand il s'unit à la grande et imprévisible merveille, il demeure dans la surabondance au sein du flot des rayons de la roue de ses organes bien unifiés, sans se soucier de rien, et perçoit clairement les choses. La Conscience à laquelle Il accède alors est telle que ses étincelles suffisent à réduire en cendres la demeure du devenir. » (84-85.) [164]
Il commence à entrevoir l'univers en son indifférenciation, transfiguré, reconnu en tant que moëlle précieuse de la pure Conscience.
« Ces êtres, dit Abhinavagupta, éprouvent un véritable ravissement jusque dans leurs activités journalières. Ils reposent uniquement dans le Soi. »
Lorsque cette contemplation comporte une pratique et un exercice vigilant, elle ne dépasse pas la voie de l'activité. Avec la voie de la connaissance, l'opération des énergies est spontanée : « Partout où va le yogin, dit un verset, l'ensemble des roues tourbillonne autour de lui comme un essaim d'abeilles autour de sa reine. » (T.A. V. 30.)
À son stade suprême cette contemplation conduit à la voie divine : « Celui qui, à chaque instant, dissout l'univers dans sa propre conscience et l'émet à nouveau s'identifie pour toujours à Bhairava ; il est libre comme lui d'émettre et de dissoudre l'univers. La Conscience se révèle alors à lui en toute sa gloire. » (V. 36.)
La voie inférieure offre au yogin bien apaisé, et à lui seul, à mesure qu'il découvre la vie intérieure et mystique, des étapes successives de paix et de félicité extraordinaires sans qu'il ait à quitter son coeur pacifié pour entrer en contact avec le monde externe. Il peut à son gré tirer à soi un monde tout vibrant de conscience dans un échange de félicités qui fusionnent en une parfaite unité, culminant en la flamme qui consume toute contingence et toute inconscience. Ainsi l'incomparable Roue aux multiples énergies parfaitement unifiées vibre à une telle rapidité sans laisser de demeurer immuable.
Cette voie comporte aussi une série d'expériences à la fois « signes » du cheminement purificateur et phases de la vibration (spanda) ressenties par le yogin dans les divers centres 156 de son corps subtil. Ce sont : félicités, sauts, tremblement, sommeil spécifique, oscillation de l'ivresse qui ne sont que les réactions d'un yogin à mesure que la Réalité effleure successivement les centres. Aussi longtemps qu'il n'a pas la maîtrise des centres, il supporte difficilement ces touches de la Réalité. [165]
La voie qui met en jeu l'énergie se situe au niveau de la connaissance en tant que moyen de parvenir à l'union. Elle s'adresse à des êtres privilégiés qui, bénéficiant d'une grâce plus puissante que la grâce de la voie inférieure, accèdent à une conscience bien intériorisée et à un coeur illuminé.
Si la voie divine est celle de la nudité et de la transcendance, la voie de l'énergie est celle de la surabondance et de l'immanence. En ceci consiste la grande différence qui caractérise ces deux approches. La voie divine, en effet, concerne uniquement Bhairava, l'essence divine renfermant toutes les énergies fondues et unifiées.
Radicalement opposée, la voie de la connaissance adore un Dieu personnel corrélatif à l'univers, car elle insiste sur les qualités divines comme la majesté, l'omnipotence, l'omniscience... Et ce Dieu nommé Maheśvara, substrat d'innombrables qualités ou énergies, se révèle par ces qualités mêmes lorsque l'adorateur prend intensément conscience de l'une de ces énergies ou d'un grand nombre d'entre elles. « Maheśvara, doué de toutes les énergies, est tout-puissant, libre, car il ne dépend pas pour agir d'une chose qui lui serait extrinsèque. Omniscient, omniprésent, éternel, il possède les énergies de connaissance, de différenciation et d'activité. De multiples façons il manifeste librement ses énergies et, par là, toute la diversité de l'univers. Sa liberté, qui ne diffère nullement de sa nature même, consiste à engendrer la diversité dans l'unité et l'unité dans la diversité. Par son énergie cognitive, il fait surgir simultanément sujet connaissant et objet connu. L'énergie différenciatrice manifeste les reflets que sont individus et choses, non seulement comme séparés de la Conscience absolue, mais encore comme séparés les uns des autre 157. »
Abhinavagupta marque la différence entre Paramaśiva — l'absolu — et Iśvara, ce dernier manifestant l'objectivité globale indifférenciée (prameya), sans expression verbale, et identique à la Conscience. Mais en Paramaśiva, point de prameya, le flot des choses étant complètement immergé en lui qui est Conscience et félicité indivises, pure unité caractérisée par le repos dans le Soi.
Jîlî, nous le verrons, fait une distinction analogue entre l'unité de l'Essence et l'unicité divine dont toute qualité relève 158. [166]
L'obstacle à l'épanouissement d'une énergie unifiée et libre ne réside plus comme précédemment en des activités dispersées, mais dans la seule pensée à double pôle, le vikalpa — doute, dilemme ou hésitation qui paralysent la prise de conscience de l'unicité et ne permettent pas d'adhérer à la Réalité.
Il faut donc substituer aux notions rigides et desséchées le sentiment vif du réel, en faire d'ardentes convictions, des certitudes indubitables : la pensée purifiée devient alors acérée, efficiente et s'oppose victorieusement aux convictions erronées.
Le yogin commence par dissocier les structures portant sur les connaissances liées au langage et dont dépend l'attachement à l'objet. Il se fore un chemin entre deux idées opposées (vikalpa) et l'énergie qui les alimentait étant récupérée, elle se trouve tellement intensifiée qu'elle efface à son tour la dualité. Ainsi remonte-t-on à la source de l'énergie consciente et l'on secoue les structures du moi jusqu'en leur fondement pour que le Soi, dégagé de toute détermination, recouvre son universalité.
Mais une telle oeuvre ne peut s'accomplir tant que subsiste ce qui alimente les doutes et dilemmes, à savoir les prédispositions latentes, les complexes et tendances profondément enfouis, issus d'un lointain passé. Il faut faire remonter à la surface ces résidus afin d'agir sur eux et, par un discernement subtil que soutient l'énergie, les rendre saisissables puis finalement les dissoudre.
Sont ici constamment indispensables zèle, ardeur et vigilance pour purifier la conscience de ses ultimes impressions de dualité.
Cette voie utilise dans ce but une vision lucide, une Raison intuitive (sattarka) bien exercée, apte à discerner le véritable maître susceptible d'enseigner le droit chemin et qui, non seulement assure la libération des liens, mais rend à la connaissance son éclat indifférencié.
« Ceux qui savent, déclare Abhinavagupta, tranchent à la racine l'arbre fourchu de la funeste différenciation avec la hache de la raison intuitive aiguisée au plus haut degré et accèdent à la certitude. » (T.A., IV. 13.)
À l'issue d'une investigation progressive toujours plus subtile, ils ne voient plus que l'unicité tant leur conscience est lucide, dynamique et globale ; l'intelligence, purifiée, leur révèle en pleine évidence l'essence indifférenciée. À ce sommet, le sattarka s'achève en éveil (bodha).
Puisque cette voie tend à la simplicité et à l'indistinc- [167] tion, on comprend que toutes les pratiques décrites par les Yogasūtra — prohibitions, postures, exercices du souffle, rétraction des sens et de la pensée, méditation, concentration et jusqu'au samādhi — ne soient d'aucune utilité pour réaliser la Conscience : elles ne servent qu'à éliminer les tendances opposées et, tout au plus, à favoriser le discernement. En effet, toute pratique a pour but d'acquérir ou de perfectionner quelque chose, et la Conscience est parfaite en soi, et déjà toute acquise. Seule la connaissance issue du discernement offre une aide, car « elle consiste en une prise de conscience dynamique d'une extrême acuité et qui va s'intériorisant toujours davantage » (T.A., IV. 86), et finit d'ailleurs par rejoindre la pure science (suddhavidyā).
Abhinavagupta considère le retrait des sens et de la pensée comme un exercice arbitraire et néfaste « qui ne fait que resserrer intérieurement le lien de ce qui n'a jamais été lié », à savoir la libre Conscience (92), tandis que le véritable pratyāhāra consiste à oublier radicalement la libération même, étant donné qu'aucune entrave ne lie les êtres.
À la question : à quoi bon mentionner les membres du yoga s'ils ne servent à rien, Abhinavagupta répond que chacun d'eux fournit une aide pour atteindre le membre supérieur et parvenir finalement au véritable discernement (sattarka). Quant aux membres qui ne concernent que le corps et la conscience individuelle, ils ont pour seule fin de fortifier le corps ou d'obtenir la maîtrise mentale.
Mais ces membres du yoga, y compris les plus élevés, sont absolument inefficaces en ce qui concerne l'essentiel pour la raison que le processus se trouve inversé, car en réalité ce ne sont pas les divers membres qui mènent à la Conscience.
Abhinavagupta déclare :
« Ce qui est bien établi intérieurement dans la Conscience peut, par l'intermédiaire de cette même Conscience, être transmis au souffle, à l'intelligence, au corps sous forme de priietyàma, etc., non point par le procédé opposé. » (IV. 97.)
Et il cite à ce sujet le Viravalîtantra pour montrer que ce ne sont pas les exercices de souffle qui suscitent l'absorption de la Conscience, bien au contraire : « Par l'absorption de la Conscience, les souffles inspirés et expirés s'immergent en Śiva, pure et simple Conscience, et le soleil de vie parvient au sommet de notre propre Cons- [168] cience. Voici ce qu'on appelle la véritable délivrance, en laquelle le contrôle du souffle ne joue aucun rôle. » (T.A. IV 89-90.) Alors toute la dualité se dissout dans le Centre ou voie médiane et le yogin jouit de la lumière consciente. De là, le conseil d'Abhinavagupta : qu'on ne s'adonne donc pas au contrôle du souffle qui ne fait qu'épuiser le corps (91).
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Ces pratiques ne sont plus, dès lors, que le comportement spontané du libéré vivant et prennent donc un sens entièrement nouveau.
Utpaladeva chantait de même : « La grande fête de Ton Union n'est obtenue qu'en repoussant l'effort de la méditation. Telle est, dit-on, la véritable manière dont adorent les Amants. Qu'elle soit mienne à jamais ! » (S.U., XVII, 4.)
Et al-Hallāj : « C'est Toi mon ravisseur, ce n'est pas l'oraison qui m'a ravi ! Loin de mon cœur l'idée de tenir à mon oraison ! L'oraison... Te dérobe à mes yeux, dès que ma pensée s'en laisse ceindre par mon attention » (Dîw. a. 35.)
La contemplation de la roue des énergies montre comment cette voie, qui est celle des richesses spirituelles les plus élevées, atteint à la simplicité et à l'unité du Soi. Lorsque doutes, actes figés et fluctuations conscientes disparaissent, la roue des énergies perd ses mouvements lents et saccadés, et se met à tourner à une vitesse prodigieuse, dissolvant ainsi les ultimes vestiges inconscients de la dualité. Alors, toutes les énergies purifiées et intensifiées convergent spontanément dans l'unité par delà les distinctions et fusionnent à leur source, le Centre apaisé de la roue. Le yogin habile à se tenir dans le moyeu immobile ne perçoit plus de rayons distincts, la diversité ayant fondu dans l'énergie vibrante et indifférenciée du Soi.
Mais si, se dirigeant vers la périphérie — le monde sensible appréhendé à travers ses organes sensoriels —, son contrôle sur la roue se relâche, la roue ralentit et les multiples énergies réapparaissent, tendant à se cristalliser autour du moi. Il lui faut donc retourner au Centre, en pleine intériorité, puis ouvrir à nouveau les yeux à l'univers sans que son absorption en Śiva ne soit lésée : « Si, à l'aide du Coeur, tu projettes vision et toutes les autres énergies simultanément et de toutes parts sur leurs objets respectifs (couleur, odeur, etc.) en demeurant fermement fiché comme un pilier d'or au milieu même de (tes activités), (169) tu apparais alors comme l'unique, le fondement même de l'univers. » (P.H., sutra 18.)
Vu qu'il n'est pas facile de se tenir là, il faut replonger en soi-même sans se lasser afin que l'état devienne permanent. Le yogin découvre ainsi en son propre coeur une énergie universelle pleine de béatitude et qu'accompagne une efficience sans entrave.
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Grâce à cette pratique, l'univers ayant pénétré dans la conscience et la conscience dans l'univers, le mystique jouit spontanément d'une véritable adoration : toute son activité n'étant plus qu'adoration, sans préparation du corps, ni de l'attention, ni du souffle et de la parole, les courants différenciés des facultés spirituelles réunies au Centre dans la Conscience divine peuvent se répandre partout sans encourir aucun dommage.
Dès qu'il s'abandonne à la pulsation du Coeur, à son flux et à son reflux, l'alternance asservissante entre les deux pôles opposés — le vikalpa — n'est plus que le jeu divin d'épanouissement et de rétraction auquel participe ce grand yogin qui se tient ferme au Centre immuable du Coeur vivant de l'univers, où tout est nécessairement pur, où tout s'égalise : « Hommage à Lui (Śiva) que contemple l'amant au coeur débordant d'Amour, alors même qu'il se trouve engagé dans les états les plus variés » chante Utpaladeva (XIV, 21).
Extraordinaire est donc l'homme capable d'une telle adoration et qui accède à la Réalité du Soi en sa nature indivise : « L'abeille, et non la mouche, dit Abhinavagupta, apprécie au plus haut degré le parfum de la fleur du keterka ; de même, combien est exceptionnel celui qui, incité par le Souverain, s'éprend de la suprême adoration sans dualité de Bhairava !» (T.A. IV, 276.)
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Après avoir tourné en ridicule les divers rites du culte, Abhinavagupta définit ce qu'il considère comme la véritable adoration ne comportant aucune restriction :
« Quant à l'adoration, qu'on l'accomplisse uniquement à l'aide de tout ce qui épanouit la pensée... La moelle de la Conscience n'étant que liberté et la liberté que masse de félicité, les activités d'adoration en vue de s'y identifier sont celles qui dispensent au coeur la joie ; quelles que soient les substances, les qualités, leur nature imaginaire ou réelle, dès qu'elles sont source de joie, elles mèneront au Bien suprême.
« Que, pour vénérer le suprême royaume, l'être éveillé [170] offre le suc que distille l'ensemble des choses, dont la plénitude est due à leur identité à Śiva. C'est là ce que j'ai souvent exprimé en un hymne :
« Reposant dans la Lumière consciente qui flue de la nature ultime, à l'aide de la vision de l'immortel nectar qui fulgure de splendeur, je T'adore, ô Toi qui connais Tes secrets mystiques !
« Aspergeant à tout moment le réceptacle terrestre, je T'adore avec les gouttelettes du suc de mon émerveillement, avec les fleurs spirituelles et innées qui exhalent leurs propres joies.
« Mon Dieu uni à la divine Énergie, je T'adore jour et nuit dans la demeure de (mon) corps, avec la très précieuse coupe de mon coeur débordant du nectar de félicité.
« Ayant jeté de très haut le lourd fardeau de la discrimination et pressé, pour en extraire le suc, le triple univers aux innombrables saveurs et attraits, cet univers ordonné à la machine de la roue du coeur, avec le flot qui s'en écoule — ce suprême nectar de la Conscience destructrice de la naissance, de la vieillesse et de la mort —, c'est avec lui, en guise de suprême oblation, que je T'assouvis nuit et jour, ô Suprême » (T.A. XXVI. 54, 5865).
Les diverses pratiques du culte sont spiritualisées :
« Le véritable culte consiste en l'unification des torrents des modalités différenciées qui s'identifient à la Conscience infinie, libre et immaculée de Bhairava. » (T.A. IV., 122.)
Il n'y a d'autre oblation (homa) que le sacrifice de l'univers entier ainsi que de son propre corps, ses organes, sa pensée et les objets, versés en guise d'offrandes dans le feu de la Conscience ultime, le coeur illuminé faisant office de cuiller sacrificielle. (V.B. vers. 149.)
Plus profondément encore d'après Abhinavagupta :
« Sans aucun combustible, brûle perpétuellement en nous le feu flamboyant de tous les organes sensoriels quand le feu de la Conscience pénètre les modalités de l'univers et que celles-ci s'enflamment toujours davantage, effectuant ainsi l'oblation au feu ». (T.A. IV., 201.)
« Pour ceux qui réussissent à reposer paisiblement dans cette oblation, tout le tintamarre dérisoire du devenir fond spontanément, comme un tas de neige à la saison chaude. » (IV., 277.)
Le renoncement s'effectue ici à même les activités mondaines ; on se détache peu à peu du moi en précipitant les vestiges de la dualité dans le feu de l'énergie consciente. (171)
Mais ce n'est point encore l'abandon total et définitif allant jusqu'à l'anéantissement du moi, propre à la voie de Śiva.
À propos du comportement des renonçants qui cheminent sur la voie de l'énergie, Abhinavagupta donne l'exemple suivant : Comme un cheval non entraîné, attaché à un pieu, tourne en rond à travers maints accidents de terrain en obéissant à la volonté du cavalier, jusqu'à ce qu'il soit un cheval bien entraîné, habile à courir en tous lieux, ainsi la conscience, grâce à maints détours — expériences paisibles, effroyables, etc. —, abandonne la dualité et s'identifie à Bhairava (IV. 205-206).
Alors toutes les choses s'égalisent et ne font qu'un : il n'y a plus ni pur ni impur, ni dualité ni non-dualité, de sorte que les diverses pratiques — voeux, initiations, pèlerinages, bains — ne sont ni prescrites puisqu'elles ne mènent pas directement à Śiva, ni défendues puisqu'elles ne peuvent introduire la moindre fissure dans la Réalité indivise (213, 270). Quelle que soit l'activité, il n'y a d'autre obligation que de fixer paisiblement son coeur sur la Réalité, peu importe la manière. Est considéré comme impur ce qui est éloigné de la Conscience, et comme pur ce qui permet de s'identifier à elle (242-243).
Qui veut pénétrer dans la suprême Réalité, qu'il prenne la voie qui lui est la plus proche et délaisse toute autre. Point ici de contrainte, car l'école Trika proclame l'égalité des divinités, des traités, des chemins, tout étant Śiva.
Maître Eckhart, citant une parole de saint Paul : « Tous les hommes ne sont pas appelés à Dieu sur un seul chemin », disait de même : « Si donc tu trouves ton chemin le plus proche, ne passe pas par beaucoup d'oeuvres extérieures ni par de grandes peines et privations — en lesquelles d'ailleurs il n'y a tout simplement rien du tout de grand... si tu ne trouves rien de tel en toi, reste tout à fait en paix et ne t'en occupe pas davantage. » (P. 180.)
Cette voie de l'immanence insiste sur l'harmonie d'un monde en lequel s'égalisent intérieur et extérieur et que transfigure l'énergie divine à mesure qu'elle se dévoile comme le pénétrant intégralement. Mais si les limites s'élargissent à l'infini, elles ne tombent pas définitivement pour autant, le mystique ne se perd pas dans l'essence « nue » 159 de la divinité (paramaśiva) ; il reste au niveau des qualités divines inhérentes à l'énergie, telles l'immortalité, la puissance, la majesté... [172]
Le Vijñānabhairava tantra déclare à ce sujet :
« Éternel, omniprésent, sans support, omnipénétrant, souverain de tout ce qui est... Méditant à chaque instant sur ces mots, il en réalise le sens conformément à l'être signifié (Śiva). » (st. 133.)
Bien que différente en ceci de la voie de Śiva, la voie de l'énergie peut y conduire. Abhinavagupta montre comment : « Ceux qui adorent le Seigneur omniprésent en aiguisant leur pensée sur l'un des attributs ou sur tous réunis, se révélant à l'intérieur de leur pensée au préalable purifiée, finissent par reposer dans le substrat des attributs qui les contient en leur totalité indifférenciée. De même, d'un objet, on a d'abord une vision partielle de ses qualités puis une conscience globale et indivise. » (1. 200.) Śiva peut donc être révélé par ses diverses énergies ou par ses qualités, vu que l'énergie est le moyen de s'identifier à Lui : « Selon leur proximité à la Conscience de l'être adoré, les uns embrassent des énergies en nombre limité, les autres en nombre infini. Ce processus relève du chemin de l'énergie propre à la pensée différenciée ; mais il n'y a rien de tel dans la voie divine. » (I. 70-76 et 207.)
Utpaladeva l'exprime clairement en ces vers adressés à Śiva :
« Même si Ton Soi est bondé d'attributs distincts et même s'il est atteint par une gradation de moyens, Il se manifeste pur d'attributs et une fois pour toutes à ceux qui partagent Ton Amour. » (XVI. 2.)
Si le yogin qui parcourt la voie inférieure parvient au seuil de la Raison intuitive et du bon discernement, le présent mystique, grâce à ce discernement, passe par-delà toute connaissance quand, au seuil de la voie divine, jouissant d'une grâce des plus intenses, il est prêt à s'élancer dans l'Un jusqu'à l'Essence, toutes ses énergies étant libérées et harmonisées ; son unique désir échappant au dilemme, à l'hésitation, se montre si intense qu'il entre dans la voie supérieure de l'indifférencié. Mais si le mystique ne bénéficie que d'une grâce moyenne et ne quitte pas la voie de l'énergie, s'il s'attache à la contemplation des attributs divins et s'il possède encore une vue réfléchie sur lui-même, sa conscience personnelle, bien qu'éveillée, ne disparaîtra pas entièrement et l'accès au Coeur universel ne s'effectuera qu'à de rares moments. Après la mort seulement il pénétrera en Śiva et jouira de la gloire universelle.
La voie inférieure a de nombreux appuis : activités des organes, exercices de souffle, énonciation de syllabes, recueillement, etc., tandis que la voie de l'énergie repose sur l'énergie cognitive du mystique qu'elle prend pour tremplin, mais qu'elle ne réussit guère à quitter pour s'élancer définitivement dans l'Un.
La voie de Śiva est une voie sans appui, sans effort, sans recours aux facultés ; c'est la voie du pur désir, de l'intention nue ; elle tend vers Śiva seul, non vers son énergie ou ses attributs, et ne recourt pas à l'énergie afin de s'élancer vers lui. En effet, pour le jñānin qui suit cette voie, la libre énergie de la Conscience est inséparable de Śiva, elle consiste en un acte absolu pris en son initiative qui ne dépend d'aucune condition limitatrice.
Voie de l'indifférenciation (abheda), et donc du vide de distinction, de détermination, de particularité, on la qualifie de nirvikalpa — sans dilemme, sans représentation puisqu'elle est antérieure à la bifurcation du sujet et de l'objet, et donc au-dessus de toute activité personnelle, comme de connaître, de vouloir et d'aimer.
Voie de l'outrepassement, elle s'adresse uniquement à l'être ardent plein d'Amour divin (bhakti) qui n'aspire qu'à l'Essence simple et nue. La grâce dont il jouit est tellement abondante qu'elle l'entraîne sans qu'il puisse discriminer, par-delà toute certitude intellectuelle. Et pourtant c'est en pleine évidence, celle de la Réalité saisie à l'instant même où elle émerge, qu'un puissant bond du coeur l'enlève jusque dans l'Essence unique. Sans vivre ce premier moment, sans se tenir à même l'ébranlement intérieur du coeur, on ne peut jouir d'une conscience vigilante ni s'établir dans l'indifférencié.
Cet élan doit son intensité à ce qu'il ne renferme aucune division. Dès lors il atteint tout, connaît tout, peut tout, la totalité étant essentiellement indivise.
Comme c'est dans l'unicité de cet instant d'élan que tout se joue, on comprend l'importance accordée dans les Śivasūtra à l'essor vers l'Absolu où la voie de Śiva se trouve condensée : « Udyamo bhairava » déclare un de ses aphorismes (I, 5) : « l'élan est la divinité indifférenciée ». Le commentateur précise : « Cet élan est l'émergence de la suprême illumination, le soudain essor de la Conscience sous forme d'une prise de conscience de Soi ininterrompue, de ferveur innée intériorisée. Comme toutes les énergies [174] y fusionnent, cet élan est bhairava — Conscience divine indifférenciée —, car il jaillit chez les êtres débordants d'Amour et doués de vigilance à l'égard de cette Réalité intériorisée. »
À ce haut niveau, indéfinissable est la bhakti, Amour triomphant qui arrache le yogin à lui-même et le précipite dans l'Un. Il n'a rien de l'amour entaché de dualité des voies prédédentes. Sans effusion, c'est en pleine nudité de l'aspiration, un élan de tout l'être vers un Dieu indicible pour ainsi dire aveugle, ce flot d'amour n'est pas sans une vigilance aiguë, non point celle de l'entendement, mais celle d'un cœur ardent qui se tient à même l'ébranlement de la volonté.
Les textes Śivaïtes comparent un tel élan à une flamme dévorante qui jaillit inopinément et consume à jamais toute trace de différenciation ainsi que les derniers vestiges du moi 160.
Cet acte, le plus pur qui soit, est toute détente. Aussitôt apparu, il est parfait et livre accès à l'absolu par delà l'engrenage temporel. Soudain, imprévisible, il est semblable à l'éclair qui illumine le firmament, mais dont l'illumination ne disparaît plus. Par lui l'adorateur devient un « libéré vivant » pour lequel samsāra et libération n'offrent guère de différence, car, ayant réalisé son essence de façon définitive, l'esclavage fait place à une totale liberté.
Sa volonté, en effet, est une volonté divine, entière, actuelle, sans effort, sans rien de fortuit ou d'accessoire, une volonté qui est elle-même une nécessité. Elle ne diffère donc pas de l'énergie infinie et souveraine de Śiva. Le terme qui la désigne, icchā, signifie également désir, mais ce désir, saisi uniquement en son incitation, en sa source créatrice, est tellement épris d'absolu que, se tournant d'un bloc vers Śiva dans un élan fougueux, il écarte avec violence toute appréhension dictincte, il est soulevé jusqu'à l'Essence divine indifférenciée, libre de tout attribut, de toute qualité.
Un autre aphorisme des Śivasūtra (1. 13) définit la nature de cette très pure volonté comme l'énergie en sa source, icchā étant qualifiée de jeune vierge, Bien-aimée de Śiva ; vierge, car elle ne peut être que pur Sujet, jamais [175] un objet de jouissance, c'est-à-dire être « pour un autre » ; elle échappe donc à la contamination de la relation sujet-objet. Toute jeune, ingénue, elle folâtre, son jeu consistant à émettre et à résorber l'univers. Parfaitement détachée, elle s'adonne avec ardeur à adorer le Seigneur et à s'identifier à Lui. En réalité, elle n'est autre que la suprême Énergie aussi inséparable du Dieu que les rayons le sont du soleil ou la chaleur du feu.
Parvenu à une semblable union, toutes ses facultés rassemblées au Centre indifférencié, le yogin ainsi établi dans l'énergie infinie et vierge, voit le Quatrième état se répandre spontanément sur les trois autres comme un raz de marée qui inonde toutes les limites et dénivellations. Par la fusion de l'intériorité et de l'extériorité, il atteint l'égalité (samatā) qu'il décèle au sein même de l'élan. L'égalisation, en effet, ne relève plus du grand mouvement conscient de lente nivellation de la voie de l'énergie, elle réside maintenant à la source de la vision, dans le premier regard qui s'oriente vers le Soi ou vers le monde en une légère oscillation qui suffit à tout égaliser et en laquelle le yogin découvre sa glorieuse liberté. Il s'écrie alors avec Abhinavagupta :
« O Seigneur Bhairava, cette Conscience mienne danse, chante, se réjouit grandement, car dès qu'elle a pris possession de Toi, le Bien-aimé, l'accomplissement du sacrifice unique de l'égalité, si ardu pour les autres, lui est aisé. » (H.A., 51.)
Un tel sacrifice dit « de l'égalité » aplanit définitivement la rocailleuse dualité du devenir (samsarā) ; éternel et transitoire, pur et impur, illusion et Réalité, l'univers varié se reflète en tout son éclat dans l'harmonieuse Lumière consciente toujours identique à elle-même.
Le grand yogin recouvre ainsi sa gloire native dont l'expansion engendre un émerveillement qui caractérise les étapes de cette voie quand, du Centre immuable, il contemple toute chose à la lumière de l'unité, sur la paroi du Soi universel.
Un traité déclare en effet : Quand les fidèles connaissent le Soi par le Soi, c'est en leur propre Soi qu'ils éprouvent alors l'émerveillement. Et Ksemarāja précise que le yogin ne cesse de s'émerveiller des prestiges extraordinaires et toujours nouveaux qui affluent en lui dès qu'il pénètre dans la Conscience indivise. Il ne peut se rassasier de la félicité ininterrompue qu'il ressent en lui-même. (S.S.v. I. sūtra 12.) [176]
Rare est le héros dont l'amour au dénuement spontané, libéré de la dualité, rejoint en une fraction de seconde la Conscience indifférenciée en son premier ébranlement et parvient à s'y maintenir. (Bh., 40.)
Cette voie qui commence avec la grâce s'achève donc dans la gloire 161. Mais n'est-ce pas à lui-même qu'en définitive le yogin accorde une grâce « de grand poids » 162 qui surgit des profondeurs du Soi, puisque au sein de l'ébranlement de la volonté, incitation divine et élan humain coïncident. À ce degré la grâce, donnée et reçue en un seul mouvement, est pure essence d'indétermination.
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À la fin du troisième chapitre du Tantrāloka consacré à la voie divine, Abhinavagupta rappelle succinctement la disparition des contingences qui fonde la distinction des différentes voies :
« Les conditions limitatives apparaissent, dit-il, dès que la Réalité, de par sa liberté, se tourne vers l'extérieur :
259. D'après nos Maîtres, l'Essence qui transcende les conditions limitantes (upādhi) est double, soit que ces conditions n'aient pas encore apparu, soit qu'elles aient pris fin.
260. Double également, la manière dont elles cessent paisible ou due à une maturation violente 163 et instantanée que distingue un insatiable appétit pour tout dévorer, tel un feu ardent et ininterrompu.
[D'après la glose, la première dépend d'initiations, de la vénération du maître ; la seconde est un engloutissement intense des conditions limitantes dû au feu de la Conscience. Lorsque les limites n'ont pas encore apparu, il s'agit de la Réalité échappant à toute voie. La disparition progressive des limites a lieu par les voies de l'activité et de la connaissance, la disparition soudaine, par la voie de Śiva.]
261. Cette dernière, celle de la maturation violente, est [177] particulièrement digne d'être enseignée, elle qui se plaît à consumer le combustible du différencié.
262. Toutes les choses jetées violemment dans le feu de notre propre conscience abandonnent leurs différenciations en alimentant sa flamme de leur propre énergie.
263. Dès que la nature différenciée des choses est dissoute à l'aide de cette maturation hâtive, les (organes) divinisés de la conscience savourent l'univers transformé en nectar.
264. Ces organes, une fois assouvis, identifient à leur propre soi le Dieu Bhairava, firmament de la Conscience, reposant uniquement dans le coeur, Lui, la plénitude.
268-269. Celui à qui l'univers — toutes choses dans leur diversité — apparaît comme un reflet dans sa conscience, le voici, le souverain de l'univers. Possédant ainsi une prise de conscience globale indifférenciée et éternellement présente, il est le seul qui soit marqué du sceau de la voie du Seigneur.
[Cette prise de conscience du Je est plénitude, car elle surabonde de toute la diversité de l'univers. Un verset dit à ce sujet :
« Si peu qu'il goûte à cette saveur, celui qui se plaît à une noble conduite autonome, pour lui samādhi, yoga, vœu, parole sacrée, récitation ne sont que poison. »]
271. Qui jouit perpétuellement de cette absorption indifférenciée accède à la nature bhairavienne synonyme de délivrance durant la vie.
276-277. Voyant les divers niveaux de la Réalité réfléchis sans différenciation dans son propre Soi, il atteint la nature de Bhairava. Et lorsqu'il voit en outre Bhairava lui-même se refléter dans le miroir sans artifice et sublime de la Conscience, celui qui n'a plus aucune pensée différenciée devient spontanément Bhairava. »
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Parvenu à l'état de Bhairava le yogin doit dominer la triple activité d'émanation, de maintien et de résorption par rapport à l'univers :
280. « Tout cela procède de moi (aham, Je), tout est reflété en moi, tout est inséparable de moi. C'est une triple voie que celle du Seigneur. » [178]
De ces trois aspects de la voie divine le véritable adepte du Trika doit devenir le maître :
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1) Sous forme d'émission créatrice : il prend conscience de façon globale des phonèmes de A à HA au moment où jaillit l'intuition : « cet univers surgit de moi, le Je (aham) ».
283. « Manifestant l'univers en moi-même, dans l'éther de la Conscience, je suis le créateur, immanent à l'univers » : percevoir cela c'est s'identifier à Bhairava.
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2) Sous forme de maintien, il reconnaît : « Cet univers se reflète en moi. »
284. « Tous les cheminements se reflètent en moi qui suis leur sustentateur » : percevoir cela en toute évidence, c'est s'identifier à l'univers.
Protégeant ainsi l'univers il en devient le maître et participe alors au Bhairava universel. Cet aspect est supérieur au bhairava précédent qu'il ne découvrait qu'en lui-même. À ce stade il le goûte toujours et partout puisqu'il a imprimé sa conscience dans le monde entier.
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3) Sous forme de résorption, l'adepte prend conscience : « tout cela est moi seul » ; par l'efficience de la formule du Je absolu, il résorbe l'univers en lui-même et pénétrant dans l'état apaisé de l'universel Bhairava, il atteint le Je en sa plénitude.
286. « L'univers se dissout en moi qui suis plein des flammes échevelées de la grande Conscience ». Voir cela c'est trouver la paix.
« Je suis Śiva lui-même, ce feu dévorant qui brûle la demeure aux belles pièces (le rêve) infiniment variées, ce flot de la transmigration. »
Ce troisième aspect de la voie divine étant atteint, le but ultime est atteint.
287. « L'univers en ses nombreuses différenciations surgit de moi, c'est en moi qu'il repose et quand il y est dissous, rien d'autre ne subsiste.
« Celui qui voit l'émanation, le maintien de l'univers et sa résorption comme indivisibles parce que unifiés ainsi, celui-là resplendit, étant parvenu au Quatrième état. »
À ce niveau voies et procédés n'ont plus de sens :
288. « Peu nombreux sont ceux qui, purifiés par le suprême Seigneur, avancent avec confiance sur cette voie suprême où règne la non-dualité de Śiva. »
289-290. « Bain, voeu, purification du corps, concentration (179) de l'esprit, usage des mantra, cheminements, oblation, récitation, samādhi et autres pratiques relevant de la différenciation n'ont pas de place ici. »
Selon les anciens Maîtres :
« En vérité, dès que la Réalité ultime est ardemment désirée, tous les moyens sont réduits à néant. »
Utpaladeva déclare également :
« Seul l'amour est digne d'estime dans la voie sans illusion de Śiva. Ni yoga ni ascèse ni pieux hommage ne mènent à lui. » (I. 16.)
Il priait donc Śiva : « Que seule s'accroisse en moi, à tous moments, l'indicible saveur vivifiante acquise par la manducation répétée de Ta souveraineté et que s'éloigne loin de moi la majesté du yoga et de la Connaissance. » (VIII. 2.)
À quoi distingue-t-on l'être hautement favorisé cheminant sur cette voie ? Le premier signe qui permet de reconnaître celui qui est doué d'une grâce intense est l'amour divin (bhavabhakti) dont il est imprégné. C'est un Maître qui transmet cette grâce directement, sa parole, son exemple suffisent au disciple pour qu'il prenne conscience de sa propre Essence.
« (Le Maître) initié à la voie divine est manifestement en état de transmettre la grâce suprême, mais à une condition : celui qui va le trouver doit être capable de recevoir la grâce d'une manière identique. » De cette manière même, glose Jayaratha, « tout comme un flambeau est allumé à un autre flambeau » (290-291.).
Le terme anupāya est un de ceux qui désignent la suprême lumière consciente, la Réalité incomparable et unique. Dans ce cas, l'a privatif prenant sa valeur de négation totale, on ne peut rien dire.
« En l'absence de toute voie d'accès comment savoir que cette Réalité échappe à toute voie ? Et à ceux pour lesquels elle resplendit spontanément, en vérité, que nous reste-t-il à dire ? »
Mais comme ce terme peut avoir le sens de voie très réduite (alpopāya) ou d'accès sans mode à la réalité, nous pouvons en parler quelque peu.
À ce niveau point de paradoxe, point de jeu divin, point de retour, point de dévoilement, point de libération. [180] Quand tout est conscience, qu'est-ce qui pourrait révéler la Conscience ?
À même cette lumineuse évidence, les êtres immaculés incités par le Maître, reconnaissent aussitôt « le royaume primordial en tant que connaissance incomparable et éternelle ».
À cette voie Abhinavagupta consacre son deuxième chapitre du Tantrāloka : « Śiva, dit-il, ne se manifeste pas grâce aux voies libératrices ; au contraire ce sont elles qui brillent de son éclat. » (3.)
« La quadruple forme mentionnée — les trois voies et la non-voie — que revêt la pure Conscience n'est autre que la nature même de l'Omniprésent, et cet Omniprésent est toujours surgissant. » (4.)
« Puisqu'il resplendit en d'innombrables modalités, certains êtres s'absorbent en lui graduellement et d'autres d'emblée. » (5.)
Mais bien rares sont ceux qui se passent de toute voie.
« ... Les êtres immaculés se consacrent à l'inaccessible Conscience bhairavienne exempte de toute voie. » (7.)
« Activité et pratique de yoga ne peuvent servir de voie, car la Conscience ne naît pas de l'activité, c'est à l'inverse l'activité qui en procède. » (8.)
Indépendamment de l'énergie consciente ils ne sont rien.
« La Réalité de la Conscience resplendit de son propre éclat. Dès lors à quoi bon des procédés logiques aptes à la faire connaître ? Si elle ne resplendissait pas ainsi, l'univers privé de lumière ne se révélerait pas puisqu'il serait inconscient. » (10.)
« Toutes les voies, qu'elles soient internes ou externes, dépendent de la Conscience. Comment serviraient-elles à en révéler l'accès ? » (11.)
« O Seigneur ! Ta Réalité est partout présente et immédiatement évidente. Aussi les moyens par lesquels on entreprend de Te trouver ne Te découvriront certainement pas. » (Stance citée par le commentateur.)
« Voie interne, voie externe, tout n'est que la merveilleuse Essence innée de Śiva, sa pure et simple nature lumineuse. » (15.)
Non seulement la concentration et les autres moyens de réalisation mais également les sensations, les sentiments sont uniquement Śiva. « Qui d'autre pourrait résider en cette suprême Non-dualité faite de pure Lumière et en laquelle moyen et fin n'ont d'autre lien que la Lumière même ? » (181)
En elle tout s'identifie : Śiva, énergie et individu :
« Dualité, différenciation, non-différenciation, ainsi se révèle le Seigneur, Lui, Lumière consciente. En lui bonheur, douleur, servitude, délivrance, conscience et inconscience ne sont que des synonymes désignant une seule et même Réalité, comme cruche et jarre désignent un même objet. » (18-19.)
Et pourtant :
« (Ce suprême royaume) ne comporte ni existence ni non-existence, ni dualité, car il est hors d'atteinte du langage. Il s'affermit sur le sentier de l'inexprimable. Il réside dans l'énergie mais il est libre d'énergie. » (33.)
Pour les êtres qui vivent en la non-voie et qui en toutes choses ne perçoivent qu'une seule saveur, celle du Soi :
« La ronde des choses, tout en leur demeurant présente, se dissout de tous côtés dans le feu bhairavien de la Conscience. » (35.)
« Pour ces êtres bonheur, douleur, crainte, angoisse, pensées dualisantes fondent complètement dans la seule absorption indifférenciée et suprême. » (36.)
« Pourvus de la hache qui met en pièces toutes les restrictions des traités, il ne leur reste d'autre oeuvre à accomplir que celle d'accorder la grâce. » (38.)
Ainsi cette inaccessible Réalité, libre de tout moyen, a pour seule caractéristique l'efficience immédiate de la transmission directe de Maître à disciple 164.
Le disciple au coeur très pur reconnaît en pleine évidence le Maître qui, immergé dans la suprême Conscience, lui permettra d'accéder sans moyen d'approche à la Conscience plénière à laquelle il rend hommage en se gardant soigneusement de faire d'elle un objet de connaissance ou d'adoration. Il bénéficie de la plus intense des grâces.
Mais dans la non-voie, au sens strict du terme, par-delà toute grâce, il participe à la gloire divine en laquelle son Maître repose. Il est alors libre et non point délivré, car « Dans l'indifférencié et en l'absence de voie, qui donc est libéré, où et comment ? » (III. 273.)
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Quelques stances d'Abhinavagupta 165 résument son enseignement sur la Réalité absolue, Incomparable, le Tout vers lequel il n'y a pas d'accès :
« Du point de vue de la Réalité absolue, il n'y a pas de [182] transmigration. Comment alors est-il question d'entrave pour les êtres vivants ? Puisque l'être libre n'a jamais eu d'entrave, entreprendre de le délivrer est vain.
« Il n'y a là que l'illusion de l'ombre imaginaire d'un démon, corde prise pour un serpent qui produit une confusion sans fondement. Ne laisse rien, ne prends rien, bien établi en toi-même, tel que tu es, passe le temps agréablement. (2.)
« Dans l'Inexprimable, quel discours peut-il y avoir et quelle voie différencierait adoré, adorant et adoration ? En vérité pour qui et comment un progrès se produirait-il, ou encore qui pénétrerait par étapes (dans le Soi) ?
« O Merveille ! cette illusion, bien que différenciée, n'est autre que la Conscience-sans-Second. Ah ! tout est Essence très pure éprouvée par soi-même. Ainsi ne te fais pas de soucis inutiles. (3.)
« Lorsque surgit la Conscience en tant que contact immédiat avec soi-même, (alors) le réel et l'irréel, le peu et l'abondant, l'éternel et le transitoire, ce qui est pollué par l'illusion et ce qui est la pureté du Soi apparaissent radieux dans le miroir de la Conscience.
« Ayant reconnu tout cela à la lumière de l'Essence, toi dont la grandeur est fondée sur ton expérience intime, jouis de ton pouvoir universel. » (8.)
...Afin d'adorer le Tout-puissant, cueillez ce lotus du coeur d'Abhinavagupta, épanoui par la lumière des rayons tombés du soleil qu'est le vénérable Sambhunātha.
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Faisant échec à l'ignorance, source de la servitude, la Connaissance est ici la cause de la libération.
L'ignorance offre deux formes : l'une, intellectuelle, issue de l'intelligence (buddhi) consiste en une absence de certitude ou en une conviction erronée ; l'autre, congénitale, (paurusājñāna) 167 est une pensée dualisante (vikalpa), une limite à l'expansion de la Conscience. C'est elle la cause radicale de la transmigration. Si l'initiation et les [184] autres pratiques peuvent abolir cette ignorance, elles ne peuvent mettre fin à l'ignorance intellectuelle due au manque de détermination 168.
L'initiation étant, en effet, union à Śiva et purification des niveaux de la Réalité, elle doit être précédée de certitude quant à ce qu'il faut accepter et quant à ce qu'il faut rejeter.
Essentielle est donc la connaissance intellectuelle faite de détermination ; et, bien exercée, cette connaissance même élimine, elle aussi, l'ignorance congénitale du fait que l'exercice de la conscience à double pôle aboutit en définitive à la connaissance indifférenciée.
De toutes les manières possibles il faut donc parvenir à une connaissance douée d'une parfaite certitude à l'égard de toutes choses dont la nature propre est Śiva, à savoir le Soi identique à la lumière de la Conscience que ne limite aucune pensée dualisante.
Cette connaissance est précédée par celle des textes sacrés révélés par le Seigneur, la seule qui soit capable de libérer de la servitude universelle... à l'inverse de la connaissance prônée par d'autres traditions inférieures qui libèrent seulement de ce qu'elles croient être la servitude.
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... De tous les textes Śivaïtes, ceux du Trika forment la moelle, et, à son tour, le Trika est la moelle du Mālinīvijayatantra 169. Nous ne pouvons exposer tout ce qui y est contenu ; mais comme celui à qui la Réalité des choses n'est pas exposée ne peut être libéré et ne peut libérer autrui, — une telle essence relevant uniquement d'une pure Conscience — nous avons entrepris cet ouvrage afin de parvenir à la fin suprême que vise l'humanité et qui a pour racine une connaissance bien exercée. [185]
L'ignorance est en vérité cause de servitude et les traités la désignent comme impureté. Que se lève la pleine lune de la Connaissance et elle sera toute entière arrachée jusqu'aux racines.
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Que se lève la Conscience dégagée de toute impureté, et la délivrance est assurée. Par ce traité j'éclaircirai toute la réalité qu'il est nécessaire de connaître.
Ce qu'il faut essentiellement découvrir en tout ce qui existe, c'est la nature propre elle-même sous forme de lumière consciente, principe de toutes les choses, car on ne peut admettre que la nature propre des choses ne soit pas lumière. Cette lumière n'est pas multiple. Ni le temps ni l'espace ne peuvent briser son unicité, eux qui ne possèdent d'autre nature que cette lumière même. Celle-ci est donc unique, c'est la Conscience universelle.
De l'accord unanime, la conscience est la lumière des choses. Il n'existe aucune autre lumière qu'elle. Libre et unique lumière, exempte de par sa libéralité même des limites que sont l'espace, le temps et l'aspect, elle est omnipénétrante et éternelle ; elle-même dénuée d'aspects, elle assume tous les aspects.
L'essence de sa lumière est l'énergie de conscience (cit-sakti). Sa liberté est l'énergie de félicité, son ravissement énergie de volonté, sa prise de conscience globale énergie de connaissance, enfin sa faculté de revêtir tous les aspects, énergie d'activité.
Même unie à ces principales énergies et associée aux énergies de volonté, de connaissance et d'activité, la lumière demeure ininterrompue, reposant en sa propre félicité avec, pour essence, Śiva. C'est elle aussi qui en vertu de sa liberté se montre restreinte et que l'on nomme alors exiguë (anu) ou individu.
Mais voici que par cette liberté elle s'illumine à nouveau elle-même, se révélant comme Śiva, lumière ininterrompue. Et, toujours, par la puissance de sa liberté, voici qu'elle se révèle alors sans l'aide d'une voie d'accès (anupaya) ou bien à l'aide de voies, et dans ce dernier cas les moyens employés sont la volonté, la connaissance ou l'activité ; [186] d'où une triple absorption propre respectivement à Śiva, à l'énergie et à l'individu.
Nous enseignerons ici successivement ces quatre modalités.
Le Soi, merveilleuse beauté de lumière, Śiva, autonome, par l'impétuosité des jeux de sa liberté, cache sa propre essence,
Puis à nouveau il la manifeste en sa plénitude
ou de façon soudaine ou graduellement, et dans ce cas, selon une triple différenciation.
Nous expliquons maintenant l'absorption dans la non-voie.
Lorsque, transpercé d'une puissante grâce, n'ayant entendu qu'une seule fois la parole du Maître, il discerne la Réalité par soi-même, de la manière qui sera exposée, l'absorption en Śiva éternellement présente d'un tel être est indépendante de toute voie.
Si l'on objecte : comment peut-on discerner sans l'aide de raisonnement (tarka) — un des membres du yoga 170 ? On répond : A quoi bon une voie pour parvenir au suprême Seigneur lumineux par lui-même, notre propre Soi ? Une voie ne peut faire acquérir son Essence puisqu'il est éternel, elle ne peut le faire connaître puisqu'il brille de son propre éclat, ni écarter le voile qui l'obscurcit puisqu'aucun voile ne peut le recouvrir ; elle ne peut faire pénétrer en lui, car il n'y a rien qui soit séparé de lui et qui puisse y pénétrer.
Que pourrait donc être une telle voie ? Impossible qu'elle soit séparée de lui dont la volonté propre est cause des diverses productions depuis le temps jusqu'aux moyens de connaissance, de Lui, libre Réalité, masse de félicité, puisque tout ce qui existe ne forme qu'une seule réalité de pure Conscience qui échappe au temps, que ne limite pas l'espace et que ne flétrissent point les contingences, que ne [187] confinent pas les formes, que n'expriment pas les paroles, que ne déploient pas les moyens de connaissance.
C'est Lui-même que je suis, et en moi se reflète le Tout. Celui qui discrimine ainsi de façon définitive acquiert, hors de toute voie, une compénétration éternelle avec le suprême Seigneur. Il n'est plus astreint à rien, ni au mantra, ni à l'adoration, ni à quelque pratique que ce soit.
Le réseau des voies ne peut éclairer Śiva. Comment un pot (de cuivre) ferait-il briller le soleil aux mille rayons ?
Et celui qui d'une sublime Vision discerne cela pénètre instantanément en Śiva par lui-même lumineux.
Si l'on ne peut pénétrer d'une manière indivise et totale dans la Réalité divine dont l'Essence est cette Lumière que l'on vient d'exposer, alors, voyant que parmi les énergies celle qui domine est la liberté, on jouit de l'absorption sans pensée dualisante en Bhairava même 171.
En voici l'enseignement : tout ceci, l'ensemble des choses, n'est que reflet dans le ciel de la Conscience. Le reflet a pour caractéristique de ne pas se manifester séparément par lui-même, mais seulement mêlé à autre chose comme le visage dans le miroir, la saveur dans la salive, l'odeur dans l'odorat, l'écho dans l'éther... La saveur et les autres sensations ne sont donc pas la chose originale parce que, à l'inverse de celle-ci, ces reflets sont incapables de produire une série d'effets naturels ; et pourtant, on ne peut dire qu'ils n'existent pas, car ils suscitent des réactions 172. [188]
De même que toutes les choses apparaissent comme des reflets, ainsi l'univers en sa totalité se reflète dans la lumière du Seigneur. Si vous demandez ce qu'est alors ce reflet (pratibimba), nous répondons qu'il n'est absolument rien. Mais alors, direz-vous, il n'a pas de cause 173 ? Votre question ne concerne donc que la cause ? Quel rapport celle-ci présente-t-elle avec ce que vous nommez image (bimba), à savoir la chose qui se reflète ? La cause n'est que l'énergie du Seigneur, autrement dit sa liberté. Le Bienheureux a pour Soi le Tout parce qu'il est le support de tous les reflets, et c'est en ce Tout, identique à la Conscience, que se révèle la Conscience absolue ; comme le Tout s'y reflète, (le Seigneur) est le support du reflet universel. Son essence, le Soi universel, ne peut être dépourvue de prise de conscience de Soi 174 car il est inadmissible que ce qui a pour nature propre la Conscience même n'ait pas conscience de sa propre essence. Cette prise de conscience étant absente, il n'y aurait en réalité que pure inertie. Elle n'a donc rien de conventionnel. Pourtant on appelle suprême matrice du son sa relation intime avec l'essence consciente ; en effet, elle « prend conscience » en toute son extension du faisceau des énergies divines qui départissent tout ce qui existe 175.
[Abhinavagupta donne un bref résumé de l'émanation des phonèmes :]
[189] Les principales énergies du Seigneur forment une triade : l'Incomparable, la volonté et l'éclosion de la connaissance (unmesa), trois prises de conscience globales, à savoir A, I et U. À partir de cette triade toutes les énergies vont se déployer : la Béatitude ou repos dans l'Incomparable, la souveraineté dans la volonté et une vague qui ondule dans l'éclosion de la connaissance. C'est de cette dernière que l'énergie d'activité tire son origine. D'où les trois prises de conscience Â, Î et Û.
...Puis des combinaisons variées de ces six voyelles procèdent les diphtongues constituant avec elles 16 prises de conscience globales (parāmarsa), et ensuite les consonnes de l'alphabet sanscrit 176.
C'est ainsi que le Bienheureux, l'Incomparable, revêt la forme du Seigneur du Tout ; et il n'a qu'une seule énergie, kaulikī « qui engendre la totalité », c'est l'énergie émettrice. Grâce à elle, il se met à vibrer à partir de la béatitude jusqu'à l'émanation externe, les pures prises de conscience phonématiques — groupe des phonèmes, etc. — revêtant, elles aussi, l'aspect de niveaux des réalités externes.
Cette émission est triple : émission de finitude ou état de repos de la conscience empirique, émission de l'énergie qui consiste en Éveil de cette conscience, enfin émission divine ou dissolution de cette conscience 177.
L'émission n'est autre que l'énergie du Bienheureux qui engendre l'univers ; si le Tout fait l'objet d'une seule prise de conscience indivise, le Bienheureux est l'Un. Avec deux prises de conscience, il s'agit de l'énergie et de son détenteur...
[Abhinavagupta conclut :]
« Les prises de conscience phonématiques qui alimentent la plénitude de toutes les énergies du Seigneur sont au nombre de douze, les énergies bienheureuses appelées kālikā 178. Grâce à un mouvement de flux et de reflux ces énergies ne procèdent que des six prises de conscience que sont les six voyelles, brèves et longues.
Ces pures prises de conscience faites d'énergie se [190] manifestent d'abord à l'étape de Science immaculée puis à celle de l'illusion où elles se différencient clairement les unes des autres et deviennent des phonèmes lesquels, à travers les trois phases de la Parole (supérieure, moyenne et inférieure) accèdent au niveau de la réalité extérieure. Bien qu'ils participent à l'illusion (māyā) et soient pour ainsi dire corporels, ces phonèmes ressuscitent grâce aux pures prises de conscience qui en constituent la vie et, recouvrant toute leur efficience, confèrent alors jouissance et libération.
Celui qui voit son propre Soi comme le parfait repos des prises de conscience phonématiques, comme ce en quoi se reflètent tous les niveaux de la réalité, les êtres, les mondes, acquiert grâce à cette absorption en Śiva indemne de pensée différenciatrice, la liberté en cette vie même : il n'est donc plus astreint aux paroles sacrées (mantra) ni à aucune autre pratique.
Le monde entier resplendit dans le Soi comme l'ensemble (indissociable) de choses variées à l'intérieur d'un miroir.
La Conscience suprême, conformément à sa propre saveur de prise de conscience de soi, appréhende le Tout d'une manière globale — ce que ne fait point le miroir.
Notre propre essence toute entière, vibrant dans le pur miroir de la Conscience, se révèle d'elle-même
Dès que la surface du miroir a été vivement frottée avec le suc de la prise de conscience de Soi.
Quand la pensée dualisante (vikalpa) s'est purifiée progressivement afin de pénétrer dans l'Essence qui vient d'être décrite, on procède à la pratique mystique (bhāvanā) que préparent l'enseignement de bons maîtres et de bons textes sacrés ainsi que la véritable raison intuitive (sattarka). En effet, les gens s'imaginent à tort que leur Soi est asservi, car sous l'influence de la pensée dualisante [191] naît cette imagination, cause du processus de la transmigration.
Mais cette pensée peut être détruite par une (autre) pensée qui lui serait diamétralement opposée et où l'on prendrait conscience : « La pure Conscience ininterrompue par delà toutes les choses limitées est la Réalité ultime, la vigueur du Tout — ce par quoi il vit et respire — c'est le Je même qui transcende l'univers entier et lui est immanent. »
Une telle expérience ne peut surgir chez les êtres aveuglés par l'illusion et qui, en conséquence, ne possèdent pas une véritable raison intuitive. C'est le cas des Visnuites et d'autres sectaires qu'entrave l'attachement à (leurs) textes sacrés et qui ne s'orientent nullement vers un système supérieur en vertu de leur aversion pour la véritable raison, pour l'enseignement de bons textes sacrés et pour de bons maîtres.
Selon le Parameśvaratantra : les adeptes de Visnu, tous tant qu'ils sont, imprégnés par l'attraction des désirs et par une science limitée, ne découvrent pas la Réalité suprême, car ils sont privés de la Connaissance omnisciente.
À l'objection : la suprême Réalité ne sera-t-elle pas alors objet de la pensée dualisante ? on répond : nullement, car lorsque se disperse l'odeur de la dualité, la fonction de la pensée se perd en elle, tandis que la suprême Réalité brille de sa propre lumière sous forme d'Essence universelle. Pour elle, point de pensée dualisante qui puisse lui prêter une aide ou l'exposer à quelque lacune.
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La véritable raison intuitive en sa forme parachevée surgit spontanément chez un être « initié par les déesses » que transperce une grâce ferme et puissante 179. Mais chez tout autre elle est due à l'étude des livres sacrés, au guru, etc. Si le maître a pour tâche d'expliquer les livres sacrés, ces livres, eux, ont pour tâche de faire naître une pensée appropriée, source d'une série de pensées homogènes en laquelle aucun doute ne s'insère.
Faite d'une telle série de pensées, la véritable Raison intuitive (sattarka) est dite « pratique mystique réalisatrice » (bhāvanā), car elle « réalise ou fait être » en la rendant évidente une chose qui, bien que réelle, paraissait irréelle parce que non-évidente. [192]
A part la véritable Raison — cette lumière de la pure Science — il n'y a pas parmi les membres du yoga d'autre voie directe (pour reconnaître) la Réalité. En effet, les disciplines (ascèse, tapas, etc.), les interdictions (la non-nuisance) ou les contrôles de la respiration, tout cet ensemble de moyens porte uniquement sur le connu : Dès lors quel recours apporteraient-ils à l'égard de la Conscience ?
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La rétraction des organes sensoriels hors de leur domaine ne fait que renforcer ce domaine. Les trois autres pratiques elles-mêmes, en ordre croissant : la méditation, la concentration, le samādhi, qui se développent à mesure qu'on s'y exerce, ne font que conférer au méditant l'identité avec l'objet médité. Mais ici à quoi sert un exercice à l'égard de la suprême Réalité, Śiva, notre nature propre qui existe par soi-même ?... Quel exercice peut-il y avoir quant à l'Essence consciente où il n'y a rien à ajouter, rien à retrancher ?
Si l'on demande : A quoi sert alors la Raison intuitive ? Nous répondons : elle sert à effacer l'odeur de la dualité et à rien d'autre.
Le but de tout exercice, même ordinaire, c'est de manifester dans le corps, etc., la forme désirée et d'éliminer la forme opposée. Mais dans la suprême Réalité, il n'y a rien à retrancher. L'odeur de la dualité elle-même qu'élimine une (pure) pensée dualisante n'est pas une chose en soi qui serait séparée de la Conscience, mais uniquement la non-intuition de sa propre essence.
Voici le sens profond de (cette dernière proposition) : Quand l'Essence qui brille de sa propre Lumière délaisse peu à peu la non-intuition qu'elle avait librement assumée, elle se révèle progressivement : elle tend à s'épanouir, s'épanouit ensuite, pour porter enfin l'épanouissement à son comble ; et, ici encore, c'est que l'Essence du Seigneur (veut) se révéler de cette manière.
Les membres du yoga ne sont donc pas une voie directe (pour parvenir à la Conscience) mais ils peuvent favoriser la véritable Raison intuitive qui est, elle, une voie directe ; n'étant que la pure Science, elle peut être purifiée de plusieurs manières : par le sacrifice, l'oblation au feu, la prière et le yoga.
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Le sacrifice (yāga) est l'offrande de toutes choses au Seigneur lui-même en vue de renforcer la conviction que tout réside en lui et que rien absolument n'est séparé de (193) lui. D'où, à l'extérieur, l'emploi de substances aptes à réjouir le coeur : offrandes de fleurs, de parfums qui, en raison de leur nature agréable, peuvent pénétrer spontanément dans la conscience : un tel don « fixé » 180 dans le Seigneur étant aisé à pratiquer.
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L'oblation au feu (homa) est la dissolution de toutes les choses dans le feu de la souveraine Conscience en vue de se convaincre que toutes les choses sont consumées par le feu divin que l'on imagine ardent à les dévorer et qui, finalement, subsiste seul.
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La prière (japa) est elle aussi une prise de conscience intérieure que la suprême Réalité existe de par sa nature propre sans dépendre de choses différenciées, c'est-à-dire de l'objectivité soit extérieure, soit intérieure, étant donné que ce qui se manifeste consiste en une prise de conscience de l'une ou de l'autre de ces deux modalités.
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Le voeu (vrata) se ramène à contempler toutes choses — corps, vase — en leur similitude au Seigneur et à avoir la certitude, toujours et partout, de cette similitude sans faire appel à quelque autre voie libératrice ; car, d'après la Nandaśikhā : « le voeu suprême, c'est l'égalité universelle. »
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Le yoga est une pensée spécifique, un recueillement sur l'Essence de la suprême Réalité, en vue d'affermir à son sujet la conviction que tout n'est qu'éternelle lumière — la conscience de cette suprême Réalité — laquelle, de par son essence, ne dépend pas de la pensée dualisante.
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Le Seigneur, ici, a pour nature propre la Conscience Plénière, et son énergie n'est autre que cette plénitude. Les textes sacrés la nomment, selon ses fonctions : Totalité, efficience, vague, Coeur, moelle, vibration, gloire ; ou encore : maîtresse de la triade (des énergies), Kālī, celle qui pressure le temps, l'Effroyable, la Jouissance, la Vision, l'Éternelle... car elle demeure dans le coeur des contemplatifs sous tel ou tel de ces aspects. Et si la Conscience se révèle en sa plénitude, c'est grâce à la vision de [194] l'ensemble de ses énergies qui sont innombrables. Que dire de plus ? Les énergies étant proportionnelles au Tout, comment donc pourrait-on en impartir l'enseignement ?
Ce Tout — l'univers entier — est contenu en trois énergies ; par elles le Seigneur soutient, perçoit et éclaire les mondes à partir de la catégorie de Śiva jusqu'à celle de la terre : en tant que Conscience unique et indifférenciée, si son énergie est la suprême śakti ; mais en tant que différenciée et indifférenciée à la fois — tel un éléphant perçu dans un miroir — si son énergie est intermédiaire entre l'aspect supérieur et l'aspect inférieur ; enfin, en tant que différenciée, sous forme d'aspects variés mutuellement distincts, si son énergie est d'ordre inférieur.
Quant à cette Energie par laquelle le Seigneur engloutit — après l'avoir brassé et unifié en lui-même — ce tout qu'il maintient sous cette triple forme, c'est là son énergie éminente, la Bienheureuse elle-même, qualifiée de « Réalité efficiente des sujets conscients » et de « Dévoratrice qui pressure le temps ».
Ces quatre énergies, grâce à leur liberté, se scindent en trois aspects chacune, devenant ainsi les douze énergies appelées kālī qui forment la roue des énergies de la conscience 181.
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Ainsi sacrifice, oblation au feu, prière, vœu et yoga que l'on vient de décrire ne sont approuvés qu'en hommage au Seigneur ; mais s'il est bon de s'enraciner en chacun d'eux de maintes manières, point ne faut se fatiguer à discerner ce que l'on peut et ne peut pas consommer, ce qui est pur et impur et ainsi de suite, car ce ne sont point là les propriétés mêmes des objets mais uniquement des constructions fallacieuses de notre part. La pureté, en effet, n'appartient pas à l'essence de la chose, car une chose considérée pure est jugée impure en d'autres écoles.
Toutes les injonctions — prescription ou interdiction — peu importe de quelles écoles ou de quelles écritures elles relèvent (Veda ou les meilleurs des traités śivaïtes) ne peuvent favoriser ni contrarier l'accès à la suprême Réalité.
C'est ce que dit l'ancien Traité ainsi que le Tantrāloka de façon plus développée. [195]
La certitude qu'a l'homme esclave (paśu) d'être privé de la conscience, d'être lié par l'acte karmique, d'être impur et de dépendre d'autrui, doit devenir une très ferme certitude diamétralement opposée.
Alors (pénétré de l'identité) du Soi à la Conscience, du corps 182 au Tout, il sera immédiatement un souverain 183.
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Qu'une telle certitude, objet d'une perpétuelle vigilance, soit acquise par le grand yogin.
Et qu'il ne se tourmente pas de doutes à l'égard de la masse des enseignements puérils conçus par une vision qui porte sur des choses privées de réalité.
Lorsque la pensée dualisante se purifie d'elle-même indépendamment de toute autre voie de libération, sans qu'opère l'être asservi, et qu'elle obtient par la grâce de la pure Science la nature de l'énergie divine, elle dévoile la Connaissance propre à l'énergie dont elle se sert comme voie d'accès. C'est ce que le chapitre précédent a décrit.
Mais quand la pensée dépend pour se purifier d'une autre voie utilisant des formes limitées : intelligence, souffle, corps, objets externes, elle dévoile la connaissance relative à l'individu en atteignant l'état exigu ou infime (anu).
Ici, l'intelligence (a pour domaine) la méditation. Le souffle peut être grossier ou subtil ; le premier, fait d'une poussée ascensionnelle de l'énergie comprend cinq fonctions : inspiration, expiration, souffle égal, souffle vertical et souffle diffus.
Le souffle subtil est désigné par le terme « phonème » (varna) expliqué par la suite.
Le corps réfère à la pratique des organes qui concerne divers points vitaux.
Les objets externes sont les récipients du culte : le champ sacrificiel, le symbole et les autres moyens de vénération. [196]
Nous enseignons maintenant la méditation qui convient au cas présent.
C'est à l'intérieur de la conscience sise en son propre coeur que l'on médite d'abord sur la suprême Réalité immanente à tous les niveaux du réel et brillant de son propre éclat. Puis, toujours en elle, on médite sur la friction unifiante du sujet connaissant, de la connaissance et de l'objet connu sous leur aspect respectif de feu, de soleil et de lune jusqu'à ce que surgisse le feu du grand Bhairava qu'attise le vent de la méditation.
Que l'on imagine ce feu entouré des flammes des douze énergies ayant forme de roue qui étant sorti par l'un quelconque des canaux sensoriels — les yeux par exemple — repose dans la (réalité) extérieure, à savoir l'objectivité.
Puis, grâce à ce repos, qu'on médite d'abord sur cette réalité extérieure en sa plénitude, en tant que lune, comme émanation, puis manifestée en tant que soleil comme durée, enfin dissoute en tant que feu comme résorption. Qu'on médite alors sur la nature du Soi ainsi obtenue comme supérieure à toute autre (anuttara).
De cette manière cette roue parvient à se remplir de toutes les choses externes qu'elle renferme en leur indifférenciation. Qu'on médite ensuite sur cette roue de feu comme agissant de même à l'égard des ultimes impressions résiduelles 184.
Quant à ceux qui méditent sans répit sur ce processus des états d'émanation, de durée et de résorption en leur véritable réalité — qui est uniquement conscience de Soi —, s'ils sont bien convaincus que cette conscience n'est autre que la liberté de produire les (divers) états, alors ils s'identifient immédiatement à Bhairava.
Par un tel exercice on acquiert également les pouvoirs surnaturels souhaités.
Cette triade de sujet connaissant, de connaissance et d'objet connu tient d'elle-même son propre éclat, Réalité de toutes les choses — Que le yogin médite sur elle, en lui-même, dans le domaine de la félicité qu'est notre propre coeur. [197]
Qu'il médite sur l'Omniprésent, souverain de la roue des rayons de ces douze grandes énergies, qui, s'extériorisant par les organes sensoriels, suscitent émanation et résorption.
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Ayant englouti l'ensemble de toutes les choses internes et externes, que le yogin réalise que, reposant ainsi en lui-même et à partir de lui, (cette Roue) se déploie glorieusement.
Au moment d'émettre le souffle on se repose d'abord dans le vide du coeur, puis à l'extérieur dès que sort le souffle expiré (prāna). Ensuite, grâce à la pleine lune ou souffle inspiré (apāna) on saisit l'essence du Soi en tant qu'universelle et l'on perd tout désir pour quoi que ce soit. Alors, quand surgit le souffle égal (samāna) on éprouve un repos grâce auquel la friction unifiante (de tous les aspects de l'existence) s'opère. Enfin quand s'élève le feu du souffle vertical (udāna) on dévore les incitations du sujet et de l'objet, également celles de l'expiration et de l'inspiration, du jour et de la nuit, etc. Dès que s'apaise ce feu dévorant et que surgit le souffle diffus (vyāna), omnipénétrant, on resplendit libre comme lui de toute limitation.
Ces six repos ou apaisements s'étageant du vide au souffle omnipénétrant sont enseignés respectivement comme les sept étapes de la félicité : ce sont, sa propre félicité intime, la félicité complète, la félicité suprême, la félicité du brahman, la grande félicité et la félicité de la Conscience. Quand l'unique Réalité qui ne se lève ni ne se couche les tient recueillies toutes en elle-même, on a la félicité cosmique ou Réalité même de ces intimes apaisements.
Dès lors, celui qui repose à ces étapes de l'ascension du souffle, que ce soit en l'une d'elles, en deux d'entre elles ou en toutes, accède à la Réalité du repos indépendant du corps et du souffle. Ainsi peut-on purifier la pensée dualisante en se recueillant sur cette pratique mystique dite “ poussée ascensionnelle du souffle », germe de l'émanation et de la résorption.
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On distingue cinq états correspondants à chacun de ces repos et proportionnels au degré de pénétration (dans la Réalité) : Tout d'abord une félicité due au contact avec [198] une portion de la plénitude (consciente), ensuite un saut causé par l'impression d'être sans corps l'espace d'un instant ; puis un tremblement quand, sous l'emprise de sa propre puissance, se relâche pour le yogin le sentiment de l'identité à son corps. Vient ensuite un certain sommeil (nidrā) lorsque disparaît toute orientation vers l'extérieur. Enfin dès que cesse la conviction erronée que ce qui n'est pas notre vrai Soi l'est vraiment — notre véritable Soi, lui, le Soi de toutes choses — et que cesse également la conviction opposée que tout ce qui est vraiment le Soi ne l'est pas, alors on éprouve un tournoiement de vibration (ghūrni), une ivresse due à l'apparition de la grande diffusion omnipénétrante (mahāvyāpti).
Ces cinq manifestations correspondent respectivement aux états de veille, de rêve, de sommeil profond, de Quatrième état et de ce qui le transcende... Elles se produisent à mesure que l'on pénètre dans les divers centres : triangle, bulbe, coeur, sommet du crâne et kundalinī dressée.
Dans un tel repos issu de la poussée ascensionnelle du souffle, la suprême vibration (spandana) se manifeste d'une triple manière selon que le connaissable a entièrement disparu, qu'il est en train d'apparaître ou qu'il est parfaitement apparu (dans toute sa gloire).
Ce sont là les trois linga ou symboles, le premier étant ici le coeur de la yoginī (à savoir la Conscience même).
La nature de la vibration primordiale dépend du repos dans l'énergie de l'émission quand surgit l'union intime (de Śiva et de l'énergie) sous forme de rétractions et d'épanouissements (perpétuels).
Assez à ce sujet, car cette absorption reste obscure (à ceux qui ne l'ont pas éprouvée).
Reposant d'abord en sa propre conscience, puis dans l'objet connaissable, qu'on remplisse celui-ci, qu'on le remplisse pleinement.
Et là, en cette plénitude, qu'on se repose en résorbant soudain la distinction du sujet et de l'objet.
Alors, grâce à la diffusion omnipénétrante du souffle, on se repose (à nouveau définitivement). Telles sont, le vide y compris, les étapes de la septuple voie du souffle menant du souffle expiré au souffle diffus ; le déploiement de la veille et des autres états leur est lié.
Qui s'absorbe dans cet exercice accède sans tarder au domaine où l'on prend intensément conscience de l'émanation et de la résorption.
Le phonème (varna) est la résonance suprême (dhvāni) correspondant à une émission inarticulée, non perceptible, qui fulgure à l'intérieur de cette poussée ascensionnelle du souffle. Son essence réside principalement dans les germes de l'émanation et de la résorption. Qu'on s'y exerce assidûment et l'on atteindra la suprême Conscience.
Si, en même temps que le souffle s'élève, on énonce intérieurement les consonnes ou qu'on se les remémore, avec ou sans voyelles, de façons variées, on entre en contact avec la vibration de la conscience, une vibration plénière du fait que les sons ne dépendent pas de conventions arbitraires entre signifiants et signifiés.
Telle est la doctrine secrète des phonèmes.
C'est en prenant contact avec l'incomparable Conscience que coeur, gorge et lèvres (déjà bien unifiés) entre eux, doivent être unis au coeur et aux deux centres supérieurs (le cerveau et celui qui est au-delà).
Selon certains, des sons internes comme « blanc », « jaune », etc., qui surgissent immédiatement à la suite d'une prise de conscience intérieure fulgurante, permettent d'éprouver la conscience en son émergence.
À celui qui bannit tout signifié, fait échec à la démarche de la connaissance et du connu, et grâce à la vibration de la Conscience,
Pénètre profondément dans l'égalité, la Conscience se révèle en sa plénitude à travers ce processus des germes syllabiques et des phonèmes groupés.
Chez certains la pensée ne peut atteindre sa plénitude spontanément (comme dans la voie de l'énergie) et a besoin de moyens pour se purifier ; ces moyens sont ici nombreux.
Vu qu'ils s'appliquent à la méditation, au souffle, au corps, aux choses externes, en conséquence on les appelle infimes ou individuels (ānava). Mais de leur diversité on ne peut déduire qu'ils présentent la moindre différence quant à l'ultime accomplissement.
À André Préau
Les textes ci-dessous sont les commentaires en prose et en vers de dix peintures faites en Chine par un moine bouddhiste Ch'an (ou, comme disent les Japonais, Zen) de l'école de Lin Chi (en japonais Rinzai), nommé K'uo an (en japonais Kakuan). Ils remontent à la Dynastie Sung, c'est-à-dire approximativement au Xe ou au XIe siècle de notre ère, époque où Zen atteignit son apogée, tandis que déclinaient les autres sectes bouddhistes. Avant K'uo an un maître Zen nommé Ch'ing chu (en japonais Seikyo) avait déjà illustré par une série de six peintures symboliques (où la vache tenait aussi le premier rôle) les étapes du progrès spirituel telles qu'il les concevait. À chaque peinture la vache devenait plus blanche et à la sixième, elle disparaissait complètement 187. [225]
Rappelons brièvement que le Bouddhisme Ch'an 188 ou Zen, qui est toujours vivace non seulement en Chine mais aussi au Japon, est le rameau principal dans ces pays de la branche Mahāyāna. C'est le produit de l'élaboration par les Chinois de la grande doctrine bouddhiste de l'Illumination : un bouddhisme psychologique, pratique, humoristique, taoïste presque, très fermement et sincèrement attaché à l'idéal bouddhiste, mais très tolérant — et aussi peu formaliste que possible quant aux moyens à employer pour arriver à l'illumination personnelle, au Wu ou Wu tao (en japonais satori) qui se suffit à soi-même. Zen se définit : l'art de voir clair dans sa propre nature. Il pose en principe que ce n'est pas par des moyens proprement intellectuels que nous pouvons comprendre la vérité de l'Illumination. Nous avons en nous-mêmes ce qu'il faut pour nous libérer : une faculté d'intuition qui nous met en mesure de comprendre et de saisir directement les grandes vérités qui donnent pleine satisfaction à notre exigence spirituelle fondamentale. Contrairement à la plupart des autres écoles bouddhistes, Zen ne distingue pas à proprement parler d'étapes successives à travers lesquelles tout religieux devrait nécessairement passer pour atteindre la pleine réalisation personnelle de l'Illumination. Il estime que cette réalisation est un acte instantané, comme la glace qui prend, et qu'il n'y a pas d'échelons distincts dans le progrès spirituel. Néanmoins, en fait, Zen est bien obligé de reconnaître qu'on peut pénétrer plus ou moins profondément dans la vérité de la doctrine qu'on saisit — ou plutôt par laquelle on est saisi — et, si « abrupt » que soit Zen (on distingue en Chine les doctrines abruptes et les doctrines progressives), la lumière qu'il apporte à l'esprit ne se réalise pas tout d'un coup. Un texte comme [226] celui qui est ici traduit le montre d'ailleurs clairement, et il serait intéressant de comparer les étapes du développement spirituel Zen telles qu'elles sont décrites ci-dessous avec celles qu'on trouve chez les mystiques chrétiens ou musulmans. Bien qu'authentiquement bouddhiste, comme l'a montré M. Suzuki, l'esprit Zen semble aussi proche des vieux maîtres taoïstes que du Bouddha lui-même.
La traduction ci-dessous a été faite en utilisant le texte anglais qu'a donné M. D. S. Suzuki dans ses intéressants Essays in Zen Buddhism (Londres, 1927). Les sinologues pourront en vérifier l'exactitude en se reportant au texte chinois reproduit dans le même ouvrage 189.
PAUL PETIT
Elle ne s'est jamais égarée et à quoi bon la rechercher ? Nous ne sommes pas intimes avec elle parce que nous avons trahi notre nature la plus profonde. Elle est perdue, car nous nous sommes laissé abuser par les sens trompeurs. Notre maison s'éloigne de plus en plus, et toujours des chemins de traverse et des carrefours embarrassants. Le désir de gagner et la peur de perdre brûlent comme du feu ; les idées de bien et de mal, de vrai et de faux, de juste et d'injuste, s'avancent en bataillons.
Seul dans une contrée sauvage, perdu dans la jungle, il cherche, il cherche, il cherche !
Rien que les eaux qui se gonflent, les montagnes lointaines et le chemin qui n'en finit pas
Épuisé et désespéré, il ne sait pas où aller,
Il entend seulement les cigales du soir qui chantent dans les érables. [227]
À l'aide des Sutras et en étudiant les doctrines où il est arrivé à comprendre quelque chose, il a trouvé les traces. Il sait maintenant que les choses, si nombreuses soient-elles, sont d'une seule substance et que le monde extérieur est un reflet du Soi. Pourtant il n'est pas capable de distinguer ce qui est bon de ce qui ne l'est pas, son esprit est encore embrouillé dans les questions de vérité et de fausseté. Comme il n'a pas encore passé la porte, on dit de lui provisoirement qu'il a repéré les traces.
Au bord de l'eau, sous les arbres, éparses sont les traces de la vache perdue.
Les bois odorants s'épaississent — a-t-il trouvé le chemin?
Quelque lointaines et reculées, au-delà des collines, que soient les contrées où la vache erre à l'aventure,
Son mufle atteint le ciel et rien ne peut la cacher.
Il trouve le chemin en prêtant l'oreille. Tous ses sens étant harmonieusement réglés 190, il voit dans l'origine des choses. Quoi qu'il fasse, elle est manifestement là. C'est comme le sel dans l'eau et l'éclat dans la couleur. (C'est là, mais ce ne peut être distingué séparément.) Quand son regard sera convenablement dirigé, il trouvera que ce n'est rien autre chose que lui-même.
Là-bas perché sur une branche un rossignol chante gaîment ;
Le soleil est chaud, la brise caressante souffle à travers les saules verts du rivage ;
La vache est là toute seule, nulle part elle n'a de place pour se cacher ;
La tête splendide décorée de cornes majestueuses, quel peintre pourrait la reproduire ? 191. [228]
Après avoir été longtemps perdu dans la solitude il a fini par trouver la vache et a mis la main dessus. Mais, à cause de l'accablante pression du monde extérieur, il trouve que la vache est dure à surveiller. Constamment elle soupire après les gras pâturages. La nature sauvage est toujours déréglée et refuse absolument de se laisser subjuguer. S'il désire se l'assujettir complètement il doit se servir libéralement du fouet 192.
De toute l'énergie de son âme, il a enfin pris possession de la vache
Mais que sa volonté est sauvage, que ses forces sont ingouvernables !
Parfois elle monte fièrement sur un plateau,
Quand tout à coup la voilà perdue dans un défilé impénétrable et plein de brouillard.
Quand une pensée s'ébranle, une autre la suit, et puis une autre — ainsi est éveillée une suite interminable de [229] pensées. Par la lumière de l'esprit tout ceci se change en vérité ; mais le faux s'affirme quand la confusion prévaut. Les choses nous oppressent non à cause d'un monde extérieur mais à cause d'un esprit qui se déçoit lui-même. Ne lâchez pas la corde de ses naseaux, serrez-la bien, et ne vous permettez aucune indulgence.
Ne vous séparez jamais du fouet et du licou,
De peur qu'elle ne s'égare dans un monde de corruption
Quand elle est convenablement gardée, elle devient pure et docile,
Même sans chaîne et rien ne l'attachant, elle vous suivra d'elle-même.
La lutte est finie ; gain et perte, ça ne l'intéresse plus. Il fredonne un air rustique de forestier, il chante les simples chants d'un gamin de village. S'installant sur le dos de la vache, ses yeux sont fixés sur des choses qui ne sont pas de la terre. Même si on l'appelle il ne tournera pas la
tête ; même si on veut le séduire il ne restera plus en arrière.
À cheval sur la vache, il revient tranquillement chez lui ;
Enveloppé dans le brouillard du soir, comme le son de la flûte s'éteint mélodieusement !
Chantant un refrain, battant la mesure, son cœur est rempli d'une joie indescriptible !
Qu'il est maintenant un de ceux qui savent, est-il besoin de le dire ?
Les choses sont une et la vache est symbolique. Quand vous savez que ce n'est pas du piège ou du filet que vous avez besoin, mais du lièvre ou du poisson, c'est comme l'or séparé de sa scorie, c'est comme la lune émergeant des nuages. Un seul rayon de lumière sereine et pénétrante [230] brille, un son majestueux se fait entendre dès avant les jours de la création.
Monté sur la vache il est enfin de retour chez lui.
Mais voici qu'il n'y a plus de vache, et avec quelle sérénité il est assis tout seul !
Bien que le soleil rouge soit haut dans le ciel, il semble être encore tranquillement endormi ;
Sous un toit de chaume, à côté de lui, son fouet et sa corde gisent, inutiles.
Toute confusion est mise de côté et la sérénité seule prévaut ; même l'idée de sainteté est absente. Où est le Bouddha ? où n'y a-t-il pas de Bouddha ? il ne s'appesantit pas sur ces questions, il passe rapidement sur elles. Quand il n'existe plus aucune forme de dualisme, un homme, eût-il mille yeux, ne réussit pas à découvrir une lucarne dans un mur. Une sainteté devant laquelle les oiseaux offrent des fleurs n'est qu'une dérision.
Tout est vide, le fouet, la corde, l'homme et la vache : Qui a jamais contemplé l'immensité du ciel ?
Sur la fournaise incandescente pas un flocon de neige ne peut tomber :
Quand on en est arrivé là, manifeste est l'esprit de l'ancien maître 193.
Depuis le tout premier commencement, pur et sans tache, il n'a jamais été touché par la corruption. D'un oeil calme il regarde la croissance et le dépérissement des choses qui ont une forme, cependant que lui-même demeure dans la sérénité immuable du détachement. Quand il ne s'identifie pas avec des transformations magiques, qu'a-t-il [231] à faire d'artifices de discipline personnelle ? L'eau coule glauque, la montagne trône violette. Assis à l'écart, il observe les choses qui changent.
Revenir à l'Origine, être de retour à la Source — voilà déjà un faux pas !
Il vaut bien mieux rester chez soi, aveugle et sourd, simplement et sans faire d'embarras.
Assis dans sa hutte il ne prend pas connaissance des choses du dehors,
Regardez l'eau qui coule — où ? personne ne le sait ; et ces fleurs rouges et fraîches — pour qui sont-elles ?
La porte de son humble chaumière est fermée et les plus sages ne le connaissent pas. Aucun reflet de sa vie intérieure ne peut être saisi ; car il va son chemin à lui sans suivre les pas des anciens sages. Portant une gourde il va au marché, appuyé sur un bâton il revient chez lui. On le trouve en compagnie de buveurs de vin et de bouchers. Lui et eux sont tous changés en Bouddhas.
Poitrine et pieds nus, il va sur la place du marché ; Couvert de boue et de cendres, comme il sourit largement !
Pas n'est besoin du pouvoir miraculeux des dieux,
Un simple contact de sa main, et voyez ! les arbres morts se couvrent de fleurs.
K'UO AN
Le buffle 194 peut apparaître comme l'énergie universelle consciente et lumineuse par elle-même. Elle nous est trop intime pour que nous puissions déceler sa présence, entraî- [232] nés que nous sommes par nos désirs et l'attrait du monde extérieur.
L'homme ordinaire en butte à l'hostilité de la nature cherche en vain le buffle loin de chez lui jusqu'au jour où, ayant épuisé force et raison dans ce qui n'en finit pas, il renonce, perdu, vaincu... Il peut alors entendre le chant des cigales dans les érables, premier frémissement, écho lointain mais révélateur : quelque part le buffle existe... même s'il se cache ! (I.)
Il va donc continuer à le chercher mais ailleurs et autrement. Il s'appuie sur les textes sacrés, il apprend que rien ne peut cacher le buffle puisque l'énergie souveraine remplit ciel et terre et il en devine quelques traces dans l'épaisseur des bois odorants. (II.)
Mais les signes extérieurs, tirés d'une science par ouï-dire laissent tout à coup la place au buffle : il est partout, comment s'en tenir aux traces ? L'homme dont les sens sont apaisés, capable d'écouter avec attention, l'entend : le son pénètre en lui, le chant du rossignol, la brise caressante, tout est imprégné de sa présence diffuse. (III.)
Ne peut-on reconnaître ici l'apaisement de la voie de l'activité ?
La bête indomptée qu'est sa propre énergie remplit l'homme d'admiration. Mais il ne peut conserver l'intériorité qu'il vient de découvrir en une subite illumination tant que ses énergies ne sont pas canalisées, tant que le buffle reste un objet à connaître, à saisir.
Comment dès lors, perdre le sentiment de l'objectivité et se reconnaître soi-même comme source de cette énergie encore si sauvage et indomptée, en d'autres termes, comment ne plus seulement l'entendre ou la voir mais « l'être » réellement ?
En s'éveillant notre propre énergie nous déborde, nous envahit puissamment, balayant tous les supports. De là, les grands efforts requis pour s'emparer du buffle et le dompter. Aussitôt les forces sensibles et les désirs subjugués, l'homme pénètre dans la voie de l'énergie. (IV.)
Les pensées en se suscitant l'une l'autre en une série sans fin 195 constituent notre véritable esclavage, mais grâce à une vigilance sans défaillance et à une ardeur brûlante elles forment, naturellement, sur un même thème une continuité de plus en plus subtile. Sous le contrôle du fouet et du licou, du discernement et du zèle, l'énergie devient [233] une et docile, le buffle suit l'homme spontanément l'énergie illuminative est dès lors parfaitement conquise. (V.)
Maître de son énergie radieuse et puissante l'homme rentre en sa propre demeure, son être intime ; pour lui tout est résolu, il n'y a plus de dualité, rien ne peut le détourner de sa joie profonde et simple d'enfant, car tout est cette paix au coeur de laquelle il se perd. Il ne reviendra plus en arrière. Le brouillard du soir et le son de la flûte qui s'éteint mélodieusement évoquent l'indifférencié, prélude au nirvikalpa de la voie supérieure. Le moi va s'évanouir peu à peu. Tout est douceur et sérénité dans la nature comme dans son coeur. (VI.)
Lorsqu'il oublie le buffle, son énergie ne lui sert plus de tremplin, l'homme a pénétré dans la voie divine ; il a délaissé tout instrument, moyen, expédient, le fouet et la corde gisent inutiles. Le contingent s'est évanoui, seule la substance demeure : lièvre, poisson et l'or. Le monde n'a pas disparu, il est là, présent en son essence. L'homme entend le son majestueux d'avant la création qui diffère complètement du beuglement des débuts. Il retourne chez lui, à l'origine, au premier instant : son être entier est apaisé et comme endormi. (VII.)
Alors l'homme aussi s'évanouit, c'est l'anéantissement de la voie divine à son achèvement : tout est vide (VIII).
Il parvient à la Non-Voie. Est-ce un retour à l'origine où tout est égal ? Non, c'est déjà un faux pas, car il vit dans l'instant éternel, dans le sans pourquoi, le sans cause. (IX.)
À la dixième étape, les arbres morts se couvrent de fleurs au simple contact de sa main. Seule son efficience le trahit ; c'est un maître qui répand ses dons mais son apparence est celle d'un homme ordinaire que rien ne distingue du commun des mortels : telle est la Non-Voie.
LILIAN SILBURN
[122] Parmi tous les systèmes philosophiques Indiens, le Shivaïsme moniste du Cachemire apparaît comme celui qui expose de la façon la plus complète et la plus approfondie les divers modes d'influence du maître spirituel.
Dès le début du VIIe siècle et même avant, existaient au Cachemire plusieurs traditions mystiques, Trika, Kula, Krama, etc., possédant chacune sa lignée de maîtres vénérés (sampradāya). Abhinavagupta, qui vivait à la fin du Xe siècle, eut pour guru les plus grands maîtres de son temps et fut initié par eux dans ces différentes traditions; ainsi Shambhunātha qui relevait du système Kula, lui révéla le Soi et lui enseigna les pratiques d'initiation.
Abhinavagupta commenta certains des traités et des recueils de ces systèmes. La « Somme » de leur enseignement se trouve dans son volumineux Tantrāloka (Lumière des Tantra) consacré aux voies de la libération et composé en vers sanscrits.
Les matériaux qui ont servi à l'élaboration du présent article ont été puisés dans le Tantrāloka ; ils appartiennent donc à l'enseignement d'Abhinavagupta qui fut lui-même un maître célèbre et compta de très nombreux disciples 197. [123]
Le rapport de maître à disciple ne se comprend que dans la mesure où l'on garde présente à l'esprit la nature de ce rapport ; Abhinavagupta distingue l'humanité en deux espèces : ceux qui sont « flairés » par la grâce et les autres. Le problème de maître et de disciple ne se pose que pour les premiers, et donc en fonction de la grâce : « Le suprême Seigneur qui projette éternellement le monde dans son énergie, est grâce, il fait émaner et résorbe le monde, il est libre. » (Trikahridaya.)
En effet, dans ce système moniste, Shiva, par le jeu impétueux de sa liberté, voile d'abord sa propre essence en se dissimulant sous les formes toujours renouvelées de son énergie et devient, librement, un être limité et asservi ; c'est encore lui qui, aussi librement, dispense sa grâce et se révèle en sa véritable essence. Que Shiva mystifie ou qu'il accorde sa grâce, sa nature foncière n'est que grâce. Il est donc le seul maître, universelle Conscience ou Je absolu. Sa suprême énergie — la Grâce — veille perpétuellement dans tous les sujets conscients et constitue la relation réelle entre maître et disciple.
C'est une même Conscience qui interroge en tant que disciple et qui répond en tant que maître : sous le premier aspect, conscience imparfaite sans clarté, pleine de doutes et d'incertitudes (vikalpa), sous le deuxième, intense et lucide, elle met fin à tous les doutes (I, 233 et 253 sv.). Ainsi les apparences de maître et de disciple en des corps différents, parce qu'elles sont des constructions imaginaires, disparaissent lorsqu'une seule et même Connaissance libératrice illumine l'un et l'autre.
Il n'importe guère que la lignée des maîtres s'étende à l'infini dans le temps, le guru est un ; quand il libère son disciple, c'est lui-même qu'il libère (235).
Shiva, le premier des gurus, revêt la forme de maîtres multiples : divinités, sages, surhommes et hommes; à chacun d'eux répond un disciple de la catégorie immédiatement inférieure : Shiva a pour disciple sadhāshiva, différenciation à peine esquissée de lui-même ; à l'autre bout de l'échelle, maître et disciple sont des humains. Mais, partout et toujours, la relation suprême doit se retrouver à chaque niveau : si le guru est un homme, il faut le considérer comme Shiva et soi-même comme sadhāshiva (I, 273).
La grâce apparaît comme indispensable puisque c'est elle qui, imprégnant l'être humain, le rend apte à jouer son rôle de maître et détermine les diverses modalités de la transmission. Le terme guru, qui signifie ' lourd ', s'emploie en raison de la grâce dont le poids entraîne des modifications importantes et durables chez le disciple. Sans elle pas de véritable guru. Si Shiva n'accorde pas sa grâce, déclare un Tantra, le guru en dépit de tous ses efforts ne peut instruire le disciple et, s'il le pouvait, celui-ci manquerait de vigilance et ne conserverait pas ce qu'il a reçu ; le conserverait-il, qu'il en perdrait le bénéfice en s'attachant à des jouissances passagères qui arrêteraient toute progression. [124]
Shiva accorde ou refuse sa grâce sans se soucier des mérites ou des démérites des hommes ni de leur connaissance ou de leur ignorance. Si l'on objecte que certains s'efforcent de se purifier et de s'en montrer dignes, en fait, le désir de se purifier est déjà signe de grâce.
Bien que l'Essence soit une, on l'appelle grâce en tant que don gratuit, efficience, force vive qui ébranle le coeur, l'esprit et suscite des vibrations sonores, lumineuses et autres. On la désigne aussi du nom de pratibhā, illumination spontanée. C'est là un terme essentiel pour le système Trika qui met l'accent sur le rayonnement de la grâce, éveil brusque de la puissance divine qui somnole dans le coeur humain. En réalité tout être conscient est éternellement immergé dans cette énergie bénéfique, mais il la capte, l'utilisant à son profit ; ainsi il la sépare de sa source et la prive de son efficience ; il la limite et l'individualise, l'orientant vers l'extérieur, l'assujettissant aux sentiments et aux désirs particuliers. L'énergie unique se disperse en énergies multiples, le corps cosmique en corps distincts, la vibration suprême (spanda) en mouvements limités, et la vie (prāna) en souffles vitaux. Alors l'énergie en soi, infinie et indifférenciée — Je absolu — apparaît morcelée et dépendante.
Mais comme l'être humain ne se sépare pas réellement de sa propre essence faite de grâce, il peut reprendre conscience de soi et recouvrer sa liberté originelle : pour y parvenir, ses énergies dissociées vont converger vers leur centre, le Cœur. Le guru, nous le verrons, aura pour tâche de favoriser ce retour à la source en s'insinuant dans le corps du disciple par divers procédés : il unit ses souffles aux siens, pour réveiller les forces qui somnolent en lui et lui permettre de rejoindre le souffle indifférencié qui le réintégrera dans la vie totale ; ou bien il pénètre en son coeur pour y provoquer les vibrations du Coeur universel ; ou encore, mêlant conscience à conscience, il le rend apte à reconnaître le Soi. Tels sont les trois aspects du retour à l'unité : insertion dans le souffle, éveil de la force vitale (kundalinī) et illumination.
Il existe trois façons d'entrer en possession de la grâce 1. de soi-même, sans intermédiaire, lorsqu'elle s'éveille spontanément. C'est ce processus qu'indique le terme prātibhajñānin, le gnostique, maître par illumination ; 2. par l'intermédiaire des textes sacrés, lorsqu'un homme puise dans les Livres la formule qui le mène à la libération ; 3. par l'aide d'un maître.
Si la Réalité est toujours présente et si la grâce résidant en tout être se manifeste spontanément, pourquoi Shiva se révèle-t-il par l'entremise des maîtres et des Livres sacrés? Abhinavagupta répond que tel est son bon plaisir et qu'il se révèle à la fois comme guru, comme disciple accédant à l'éveil et comme l'éveil lui-même. Le maître ne manifeste pas la Réalité, il ne fait que libérer le disciple de son ignorance, de ses fausses impressions [125] de dualité « en coupant avec l'épée de l'initiation les liens qui l'attachent au moi; aussitôt la Réalité resplendit, comme un feu qui couvait se met à flamber lorsqu'on écarte les cendres » (XIII, 175).
Parmi les maîtres eux-mêmes, on distingue l'initié — formé par un ou plusieurs gurus — du prātibho guru qui a reçu l'illumination sans intermédiaire; mais, par rapport au disciple, chacun peut être appelé sadguru, maître authentique.
Cette sorte de maître bénéficie de l'intensité d'une grâce qui, se répandant soudain sur lui, dilue immédiatement son ignorance. Il s'absorbe dans l'énergie divine et comprend par lui-même la nature du lien et de la libération. Il s'attache alors avec constance à l'essence suprême, s'abîme en Shiva, s'identifiant bientôt à lui. Libéré vivant, il n'a d'autre tâche ici-bas que de délivrer les autres.
Cette intuition illuminatrice qui fait office de maître intérieur surgit des profondeurs du Soi et ne dépend ni des Écritures sacrées ni d'un guru. Dès son apparition, il faut s'y tenir, repoussant toute autre connaissance, à la manière dont on éteint les lampes au lever du soleil (XIII, 179). Seule en effet elle donne la certitude absolue qui met fin aux doutes inséparables de la dualité. Qu'importe si ce jñānin n'a pas été initié dans les règles : il possède la maîtrise véritable, car il a reçu l'initiation de ses propres énergies intériorisées au moment où toutes convergent sans effort vers leur centre et plongent dans la Conscience indifférenciée (141).
Il arrive à ce maître éminent d'accepter l'aide d'un autre maître ou de recourir à l'étude des textes sacrés afin de devenir plus parfait encore et de renforcer sa propre conviction. On le dit alors vraiment accompli en raison de la plénitude de sa triple illumination : à l'illumination spontanée s'ajoutent l'illumination née de la lecture des Agama et celle de son propre maître auquel il finit par s'identifier. Il s'est d'abord exercé assidûment, au cours de samādhi approfondis, à mêler la sapience du guru à la sienne puis, parcourant à sa suite la gamme complète des expériences mystiques, il hérite des connaissances accumulées durant des siècles par une lignée de maîtres qualifiés (IV, 76-77).
Si l'illumination est instantanée, comment se fait-il qu'on puisse la développer ? En fait sa profondeur et son expansion varient ; elle ne s'établit pas toujours de la même manière : tantôt elle fulgure comme l'éclair et ne revient plus ou, d'abord vacillante, elle s'affermit par degrés, avec ou sans l'aide d'un maître; tantôt elle apparaît d'emblée définitive, faisant de qui la possède un prātibho guru.
Les maîtres n'ont donc pas le même champ d'influence : l'illumination surgit chez les uns pour leur seule libération ; chez d'autres, elle leur permet de libérer en outre un petit nombre de disciples ; chez quelques [126] rares personnes elle les rend aptes à éclairer une foule de disciples ; quant au Maître universel, il libère l'humanité toute entière. On les compare respectivement à un ver luisant qui n'éclaire que lui-même, à un joyau, à une étoile, à la lune et au soleil (XIII, 159 et IV, 139). On reconnaît ce prātibho guru à certains signes dont le plus important est une dévotion inébranlable envers Shiva. Maître des formules et du pouvoir qu'elles recèlent, il domine aussi les éléments, connaît le succès dans toutes ses entreprises, possède le don poétique et la compréhension des Livres sacrés.
Ces divers pouvoirs surgissent au moment où la discrimination intuitive s'éveille : ses organes et sa pensée, purifiés, et donc parfaitement conscients, il peut voir et entendre à distance; mais il ne doit employer ces pouvoirs que pour faire naître chez ses disciples foi et certitude. Ainsi provoque-t-il en eux la confiance qui l'aide à les libérer (XIII, 183).
Le maître digne de ce nom doit avoir la connaissance parfaite du Soi (ātman) et s'être identifié à Shiva. Abhinavagupta en donne une belle définition quand il le qualifie ‘d'ardente vigilance’.
Indifférent à l'opinion d'autrui, il fuit toute ostentation, à l'inverse de l'hypocrite qui se présente comme un maître illuminé alors que la connaissance du Soi lui fait défaut. L'énergie obscurcissante dont cet hypocrite est victime se produit, comme la grâce, indépendamment du mérite et du démérite ; Shiva, usant de sa liberté, dissimule ici totalement sa nature même et tourne en dérision son propre rôle : il ne peut aller plus loin dans le jeu ! L'être éveillé, en raison de sa libre conscience, peut se comporter en public comme un ignorant puisqu'il se moque des conventions sociales ; de façon analogue l'ignorant, sous l'influence de l'énergie divine peut agir en maître avec le plus grand sérieux, alors qu'il n'éprouve que mépris pour ce comportement, car lui non plus ne se confond pas avec son rôle; l'absence de sympathie pour ses propres actes condamne celui qui n'a pas reçu la grâce (XIV, 6-8).
Il faut encore distinguer avec soin le véritable guru des jñānin et des yogin qui n'ont pas surmonté les tendances à la dualité et ne constituent pas des maîtres authentiques. Il existe des gnostiques pourvus de connaissance mais privés d'expérience mystique et des techniciens du yoga doués d'expérience mais non de connaissance. Selon les Shivaïtes du Cachemire jñānin et yogin se divisent les uns et les autres en quatre groupes qui se correspondent à peu près : au premier appartient le théologien qui ne s'attache qu'à la théorie et peut enseigner les textes révélés qu'il a étudiés et compris. Parallèlement le yogin initié au yoga s'adonne à des pratiques variées. Du second groupe relève le gnostique qui a le sentiment vécu des traités dont il pénètre le sens profond à l'aide d'une discrimination intuitive (cintā). Dès que son intuition bien exercée lui permet de reconnaître [127] le Soi, il devient un yogin zélé qui parcourt avec ardeur le chemin du yoga et lui consacre sa vie. Mais seul le gnostique du troisième groupe 198, est un véritable maître, car il possède la complète expérience mystique qui, à son sommet, rejoint l'illumination permanente, la Connaissance essentielle du divin; même s'il n'a pas lu les Traités, il les connaît d'instinct. Il est, en outre, maître en samādhi d'où son nom de siddhayogin, yogin accompli. Bien qu'il ait rejeté toute dualité, il garde assez conscience de la distinction entre guru et shichya 199 pour accomplir son oeuvre libératrice. De cet ordre relève le maître efficient capable de conférer à de nombreux disciples à la fois la Connaissance de soi et les pouvoirs surnaturels du yoga. Abhinavagupta en est l'exemple par excellence.
Il existe encore un quatrième ordre de jñānin et de yogin très parfaits (susiddha) ; comme ils demeurent sans discontinuer dans le samādhi indifférencié, tout est pour eux plénitude absolue; ils ne perçoivent ni lien ni libération et ne peuvent, en conséquence, prendre en charge de disciples (XIII, 328).
Un Texte sacré définit la tâche fondamentale du guru : « O Bien-aimée, déclare Shiva à la Déesse, celui qui, dans les Livres saints ou de la bouche du maître, apprend ce que sont l'eau et la glace, n'a plus de devoir à accomplir, cette présente naissance sera pour lui la dernière. » Le guru faisant fondre le coeur du disciple rend à leur nature fluide les glaçons durs et morcelés de ses pensées, et le disciple se laisse emporter en toute confiance par l'eau vive de la vie indifférenciée suivant les plus subtiles des incitations du guru et de Shiva. Confiance et soumission de sa part sont donc indispensables. Il ne peut participer à la connaissance mystique et au pouvoir du guru s'il ne s'absorbe totalement en lui. Cette soumission tend à l'identification avec le maître puis avec Shiva ; par le don de soi la personnalité factice s'anéantit de façon radicale. Pourtant le disciple ne devient pas esclave ; il n'obéit en fait qu'à sa nature profonde et découvre la liberté au sein du plus complet des abandons.
Les Tantra distinguent trois sortes de grâce, intense, moyenne et faible, chacune d'elles se divisant à son tour, selon son intensité, en trois espèces (Ch. XIII).
De la grâce dépend le désir : aspiration de l'être entier vers Shiva en une dévotion sans partage, désir de briser les entraves ou enfin désir de se libérer tout en continuant à jouir jusqu'à la mort des plaisirs de ce monde. [128] Selon la force de ce désir, l'adepte rencontrera un guru très efficient ou un simple yogin et, s'absorbant en lui, il parviendra au niveau spirituel correspondant à son inclination profonde.
L'immersion de la conscience du disciple dans la conscience élargie du maître étant ce qui permet à l'initié de briser ses propres limites, nous étudierons les différents modes de transmission de guru à shichya d'après la compénétration entre grâce divine, maître et disciple dont cette transmission dépend.
La Conscience ultime qui s'était obscurcie peut à nouveau s'illuminer immédiatement ou médiatement : le plus haut degré de communion 200 de maître et de disciple dans la grâce se produit d'emblée, se traduisant en pure béatitude. Trois autres sortes de communion utilisent divers intermédiaires, qui vont du simple élan de la volonté jusqu'aux pratiques assidues; les efforts du guru et du shichya s'imposent d'autant plus que la grâce s'affaiblit et que la communion se montre moins parfaite. La première, propre à Shiva, a pour seul appui la volonté ; la seconde, dépendant de l'énergie divine, a recours à la connaissance intuitive, et la troisième met en œuvre l'activité des organes sensoriels, du corps tout entier, des souffles et de la pensée.
La compénétration entre Shiva, le maître et le disciple, éternellement accomplie, échappe à toute voie. À la vérité, Shiva transcende initiateur, initié et initiation ; comment donc parler de pénétration ? Qui d'autre que lui pourrait pénétrer en Shiva, l'unique Réalité ? Nous devons avec Abhinavagupta envisager le problème sous l'angle de la relativité, les obstacles s'évanouissant spontanément selon l'intensité de la grâce reçue :
1. Foudroyé par la plus puissante décharge de l'énergie divine, l'être élu atteint l'identité à Shiva-Bhairava, mais meurt aussitôt ou, s'il survit encore quelque temps, frappé d'inertie, il ne peut servir de guide.
2. Quand la grâce encore intense, quoique à un moindre degré, s'établit d'emblée de façon définitive et que le corps l'assimile, l'ardent adorateur de Shiva accède à l'état de maître génial 201 dont nous avons déjà parlé. Il discerne en un instant, et de lui-même, la Réalité resplendissante, libre, qui déborde de félicité, c'est-à-dire le Je dans lequel tout se reflète.
Cette grâce peut aussi lui être transmise par un maître qui, impassible au centre même de l'énergie, agit par simple rayonnement spirituel. Celui qui bénéficie d'une telle grâce doit être animé d'une grande ferveur [129] et ne s'attacher qu'à l'essentiel, Shiva. Deux conditions suffisent : il doit d'abord posséder un Soi très pur, apte à comprendre d'instinct que, pour reconnaître la Conscience en sa plénitude, rien n'est requis, ni yoga, ni concentration, ni aucune activité ; en effet, la Conscience brillant de façon spontanée, il n'existe d'autre moyen de l'appréhender que son éclat même. A cette certitude que la Conscience s'épanouira d'elle-même, une fois les modalités évanouies, doit s'ajouter la conviction que son guru baigne dans la Réalité ineffable et peut conférer la grâce de cœur à coeur sans intermédiaire (anupāya) « comme on allume une lampe à une autre lampe ». Cette conviction ou vision intuitive (darshana) importe essentiellement, puisque c'est par elle, et par elle seule, que le disciple participe à la parfaite absorption en son maître.
Ces conditions remplies, il suffit au shichya d'entendre la parole du maître — simple allusion à Shiva, identique au Soi — pour que cette connaissance se réfléchisse en lui comme dans un miroir ; mais il doit prendre intensément conscience de son identité à Shiva. Ainsi, à l'issue d'une parfaite identification avec son maître, s'absorbe-t-il dans la Conscience indifférenciée. Il repose dans la béatitude dont la saveur se révèle partout la même. Tel est le meilleur des disciples qui, selon la définition d'Abhinavagupta, « goûte sans cesse la complète félicité ».
Le maître ne prodigue ici ni conseil ni enseignement, car un disciple digne de cette transmission ineffable n'a besoin d'aucune explication; s'il s'agit d'un disciple médiocre, ignorant des subtilités de la vie mystique, le guru sera astreint au silence ou au mensonge, toute parole étant mensongère par rapport au Réel.
3. La grâce intense encore, bien qu'adoucie, procède de la volonté divine; elle suscite chez celui qui la reçoit un tel désir de se libérer que ce désir conduit bientôt au maître parfait (sadguru). Le disciple le rencontre tout naturellement, soit qu'il le découvre lui-même, soit que des amis le lui fassent connaître. C'est aussi cette grâce qui pousse à quitter un maître inefficient au profit du véritable guru égal à Shiva.
Ayant reconnu le Soi, le mystique se libère immédiatement ou graduellement et devient un libéré vivant : il ne renaîtra plus. Puisque la libération dépend en ce cas d'une connaissance parfaite, le maître doit être un gnostique possédant la science complète des traités et des catégories de la réalité; un simple yogin ne servirait ici de rien. Ce jñānin peut être un maître illuminé ou un maître initié. Comme le maître de l'initiation 202 précédente, il transmet la faveur divine d'une manière ineffable ; notons pourtant une différence dans l'attitude du maître comme dans celle du disciple : le guru n'est plus tout à fait inactif, il examine avec attention [130] le disciple afin de juger si, bien purifié par la grâce, il est digne de la communion immédiate ; de son côté le disciple ignore que le maître est au centre de la Réalité libre de processus et de moyens ; sa conviction ne joue donc plus de rôle prépondérant. En outre, la transmission elle-même présente de légères différences : aux dires d'un Tantra, le maître agit sur le disciple comme un serpent qui, par son seul regard verse son venin à distance.
Au cours de ce second type de darshana, le disciple assis en face du guru qu'il contemple s'établit aisément dans la suprême Réalité, la conscience illuminée du maître passant dans celle du shichya par l'intermédiaire d'une parole, lors de l'explication d'un texte sacré, par l'intermédiaire de la formule mystique (mantra) qui est compréhension intuitive du Je, formule éminente. Le guru peut encore entrer dans le souffle du disciple, comme nous l'expliquerons en détail ; enfin, il lui confère une initiation libératrice qui au moment de la mort le sépare de ses souffles vitaux. Ainsi le maître rayonne la grâce : qu'il pense, parle, regarde, respire, ses moindres attitudes et paroles sont chargées de force spirituelle. Par une seule de ces initiations ou par toutes, il manifeste l'efficience du Je au disciple dont le dévouement et la foi lui ont donné satisfaction totale, car l'essentiel est l'amour constant qui unit guru et shichya.
Signalons encore une troisième forme de darshana sans intermédiaire, due elle aussi à une grâce intense : certains êtres privilégiés perçoivent en rêve ou durant le samadhi des hommes et femmes accomplis nommés siddha et yoginī ; ayant reçu d'eux l'ordre d'exécuter un acte remarquable, exigeant un grand courage, ils s'absorbent dans la Réalité indicible dès qu'ils ont obéi.
Si le disciple ne peut pénétrer immédiatement dans l'Essence lumineuse à l'aide de la seule présence d'un grand maître, il doit, pour s'élancer vers l'absolu, se servir comme tremplin de sa libre énergie. Repoussant alors tout ce qui n'est pas Shiva, il s'abîme en Lui. Cette « via remotionis » 203 lui donne accès au plan cosmique où le Soi resplendit dans sa majesté originelle, identique à Shiva, source de toutes les énergies.
Une communion de Shiva, du maître et du disciple aussi parfaite ne peut se produire que chez un shichya vigilant, sans désir, pur de pensée dualisante (nirvikalpa) ayant pour guru un homme doué d'illumination. Ce dernier se bornera à indiquer au disciple que l'univers, en tant qu'énergie divine, se réfléchit en Shiva, Conscience universelle, et n'a de réalité qu'en lui. Percevant ainsi le monde comme un reflet de sa propre conscience, le disciple n'est plus son esclave mais son soutien. Le maître dévoile aussi d'autres rapports entre le Je et l'univers, soit que le je [131] l'émane par l'entremise des phonèmes, soit qu'il le résorbe au moment où toutes les formules se contractent en une seule, aham, Je absolu, identique à Bhairava universel et quiescent (Ch. III).
Les communions immédiate ou divine sont exceptionnelles. En général, même chez les très grands mystiques — dont le nombre d'après Abhinavagupta est des plus réduits — la grâce, puissante encore, s'établit avec fermeté 204 mais elle déploie son efficience peu à peu au cours de la vie. La compénétration entre Énergie divine, maître et disciple va donc s'approfondissant et les prises de conscience doivent être répétées. C'est aussi avec l'aide de toutes ses énergies portées à leur maximum que l'initié se libérera de ses entraves, atteignant d'abord l'illumination et, plus tard, l'identification à Shiva.
Dans la voie de l'énergie où la connaissance joue un rôle essentiel, le guru est irremplaçable, car il supprime les obstacles entre le disciple et la Réalité : constructions imaginaires, doute, manque de confiance ; d'autre part il renforce sa foi et sa conviction. Subtilement, il agit sur la pensée et l'inconscient du disciple, les purifiant de leurs tendances à la dualité. Il transforme les convictions erronées — croyances à l'asservissement — en convictions diamétralement opposées, certitude de l'identité au Seigneur dont le corps est l'univers et le Soi, la Conscience. Étayée par la pratique constante de la contemplation (bhāvanā), une telle conviction élimine les doutes et les fluctuations qui empêchent l'adhésion au Réel.
Le guru développe également chez le shichya le juste discernement (sattarka), pouvoir de discrimination entre l'essentiel et le superflu ; ainsi l'initié apprend à reconnaître les caractéristiques d'un bon enseignement et celles du véritable maître doué de connaissance intuitive (pratibhā). Parallèlement, le guru lui enseigne l'inutilité des moyens indirects relevant du yoga (contrôle du souffle, postures et autres) étant donné que, dans cette voie, seul est nécessaire le Savoir lumineux issu d'une discrimination exacte.
Afin d'exorciser le fantôme du pur et de l'impur 205, celui des prescriptions ou interdictions morales, sociales et religieuses, le maître éclaire d'un jour nouveau ce que doit être le comportement tout intérieur d'un yogin : chaque activité, même la plus humble, sert à la prise de conscience ininterrompue de soi, lui tenant lieu de prière. Une idée quelconque traversant son esprit : telle est sa méditation. Tituber, ivre d'un excès [132] de la grâce divine : telle est l'attitude mystique par excellence. Don de toute chose au Seigneur et à lui seul : voilà le sacrifice. L'offrande du monde différencié dans le feu de la Conscience de Bhairava, voilà l'oblation. La perception de l'égalité en toute chose : tel est son voeu le plus parfait et une réflexion intense sur sa propre Essence, le véritable yoga.
Le maître transmet en outre à l'initié des formules (mantra) efficaces et fait monter en lui son énergie (kundalinī) ; enfin à l'aide de certaines attitudes (mudrā), il lui apprend à équilibrer, pour les unir intimement, son expérience interne — celle du Soi révélé — et son expérience externe — celle de la vie quotidienne (Ch. IV).
Avec la voie de l'énergie, nous venons de le voir, la pensée discursive se purifie d'elle-même sous l'effet de l'intuition discriminatrice et le disciple atteint l'état d'énergie divinisée, dès que la Connaissance se manifeste à lui. Mais quand la grâce faiblit, l'homme ordinaire chemine lentement par une voie détournée ; la purification de la pensée dépend alors de moyens limités. Maître et disciple devront faire effort sur le plan du yoga et de la connaissance. Le guru n'est plus nécessairement un jñānin ou un sadguru, un yogin suffit à la tâche. Simple instrument de la grâce, il la transfère à l'aide de formules, d'impositions de mains, et impartit un enseignement philosophique et religieux s'adressant à la personne entière du shichya. Il emploie des procédés variés, dont le plus élevé est la méditation intellectuelle. Nous mentionnerons par ailleurs la poussée ascensionnelle du souffle qui éveille la force vitale (prānakundalinī) ainsi que de nombreuses formes d'initiation dont nous ne retiendrons que la plus importante (Ch. V).
Si les initiations externes ont pour point de départ le niveau inférieur de la voie individuelle, elles s'intériorisent bientôt et débouchent sur la voie divine de Shiva. Nous ne donnerons donc qu'un aperçu du culte préliminaire
Le guru commence par vénérer l'ensemble des divinités, la lignée des anciens maîtres, les yoginf, la Déesse de la parole et les gardiens des directions de l'espace. Il s'assure ensuite que Shiva l'autorise à célébrer le rite. Il médite alors sur le cercle sacrificiel, les objets du culte (vase, etc.), le feu et le Soi comme formant un tout. Après les offrandes d'usage versées dans le feu, il s'adresse ainsi à Shiva : « Tu m'as consacré maître, ô Seigneur, accorde Ta grâce aux disciples ici présents qu'incite l'énergie divine; bénis-les directement Toi-même en les initiant en rêve ou par [133] l'intermédiaire du maître ». Puis le guru invite Shiva à pénétrer en lui afin de ne faire plus qu'un avec lui.
Il se purifie ensuite en récitant une formule associée à des impositions de mains qui remontent des pieds au sommet de la tête, puis il se concentre sur l'univers reposant en son corps; il atteindra de cette manière le niveau spirituel qu'il désire. Il place alors le disciple en face de lui, examine ses dispositions et tendances afin de l'initier selon les fruits de la grâce qu'il découvre en lui (XV, 20), car les effets de la cérémonie correspondent à la commune intention de l'initiateur et de l'initié. Cette intention apparaît donc comme fondamentale : une même initiation donnée à plusieurs disciples assouvit les désirs de qui cherche le bonheur ici-bas et procure la révélation du Soi à qui aspire à se libérer (XV, 20-23).
Vient ensuite la partie la plus intéressante de cette initiation : la pénétration de la conscience illuminée du maître dans la conscience obscure du disciple ; cette pénétration se comprend si l'on se souvient que règne une Conscience unique, « ce grand océan, domaine infini de l'Illumination ».
Déjà une ancienne Upanishad, la Brihadāranyaka (I, V, r7) décrit la transmission (sampratti) du souffle d'un père mourant à son fils : « Quand il trépasse en ce monde, il pénètre avec ses souffles (ses sens et ses facultés) dans son fils. Par son fils il garde un support dans ce monde et les souffles divins, immortels, pénètrent en lui. » À cet extrait ajoutons un autre de la Kaushitakī (II, 15) : « Quand le père est sur le point de mourir, il appelle son fils. Après avoir jonché la maison d'herbes nouvelles, avoir installé le feu... le père se couche, revêtu d'un costume neuf. Une fois arrivé, le fils se couche sur lui, touchant avec ses organes des sens les organes des sens (du père). Ou bien le père peut lui faire la transmission, (le fils) étant assis en face de lui. Il lui transmet donc : « Je veux transmettre en toi ma voix, dit le père. — Je reçois en moi ta voix, dit le fils. Je veux mettre en toi mon souffle, dit le père. —Je reçois en moi ton souffle, dit le fils... » Il en va de même pour regard, ouïe, goût, actions, plaisir et souffrance, démarche, esprit, etc. Et son fils les reçoit.
L'initiation du fils spirituel s'inspire de cette ancienne transmission puisque, par elle, l'initié hérite la personne ainsi que les biens mystiques de son maître.
Le guru ne peut éveiller la force vitale (kundalinī) de l'homme qu'il va initier sans avoir au préalable purifié son souffle. Dans ce but il fait entrer son propre souffle à un point du canal médian où expiration et inspiration s'équilibrent et s'apaisent. Puis il infuse ce souffle expiré, pur et plein d'énergie dans le souffle inspiré du disciple ; reprenant ensuite dans son propre souffle le souffle que celui-ci expire, il le purifie ; il poursuit sans interruption ce processus qui s'effectue automatiquement et souvent même à l'insu du disciple. On reconnaît un souffle purifié à ce qu'il vibre. Apte à s'insinuer dans le canal médian, il forme le souffle (134) ascendant (udāna) désigné par le terme kundalinī. Aussitôt le souffle purifié, le guru s'insinue dans le disciple en tant qu'énergie kundalinienne. Les modes de cette transmission ou pénétration nommée vedhadīkshā, que décrit brièvement Abhinavagupta (ch. XV), furent tenus secrets durant des siècles et conservés dans des Tantra comme le Shrīgahvara, l'Impénétrable.
Un savant qui posséderait la connaissance théorique des Traités n'a pas la compétence pour conférer de telles initiations; il y aurait danger si, par une faute du guru, la kundalinī prenait un cours descendant au lieu de s'élever à travers les centres. Il est donc indispensable que le maître soit avisé, expert en yoga et de plus parfaitement exercé à plonger en lui-même puis à reprendre contact sans discontinuité avec le monde extérieur.
Ayant pleine conscience de son identité à l'univers et de l'identité de l'univers à Shiva, il fait passer son être divinisé dans un disciple qu'il aime comme un fils : souffle dans le souffle, pensée dans la pensée, coeur dans le coeur, lui permettant ainsi de s'identifier à son tour à Shiva. Tout d'abord le guru élève sa propre kundalinī du centre inférieur au centre supérieur, transperçant successivement le centre radical (au bas de la colonne vertébrale) le nombril, le coeur, la gorge, le sommet du palais, le milieu des sourcils, le front et le sommet du crâne. Puis, par des moyens qui varient selon la forme de transmission, formule, résonance, poussée ascensionnelle du souffle ou de l'énergie, félicité, il agit sur le disciple assis en face de lui en sorte que leurs souffles s'accordent naturellement; la kundalinī du maître et celle du shichya montent par degrés en totale harmonie. Parvenues au sommet de leur ascension, elles reposent en pleine félicité ; l'homme asservi se dégage de ses liens et jouit de la Connaissance ultime ainsi que de pouvoirs surnaturels.
Dans cette initiation par le son 206, le maître fait monter sa kundalinī qui spontanément se met à résonner. Cette résonance devient de plus en plus subtile à mesure que s'élève l'énergie, son apogée coïncidant avec la prise de conscience de soi. Cette résonance pénètre dans le coeur de l'initié et, de là, descend jusqu'à son centre inférieur, remontant ensuite au centre supérieur. Contrairement à ce qui se passe d'ordinaire, cette descente de l'énergie n'a rien de dangereux, car c'est le fait d'un yogin en samādhi dont la force vitale a pénétré dans le canal médian ; en outre, cette descente qui a lieu au début de la pratique est bientôt suivie d'une ascension. [135]
La résonance se produit au même instant dans la voie médiane du guru et dans celle du disciple, tous deux vibrant au même rythme, à la manière de deux vînā harmonieuses jouant de concert mais qui seraient conscientes d'elles-mémes et de leur accord.
Au cours d'une autre initiation nommée binduvedha, le guru arrête sa kundalinī au centre nommé bhrū, entre les sourcils et, l'ayant rendue semblable à une flamme, il illuminera l'initié, la faisant pénétrer en lui par le centre correspondant si celui-ci est purifié ou, à défaut, par le coeur. Cette pratique n'éveille que les centres situés entre les sourcils et le centre supérieur.
La pénétration par l'énergie est par contre une voie complète : tous les centres se trouvent animés par une force spirituelle intense; ils vibrent au passage de la kundalinī et tournent comme des roues, d'où leur nom de cakra. L'initié connaîtra ainsi ses divers centres de manière intuitive et certaine, il jouira de leurs félicités spécifiques et il aura plein pouvoir sur eux. Il pourra par la suite, s'il devient à son tour un maître, les éveiller chez ses disciples.
Abhinavagupta donne de brèves explications sur cette obscure pratique : grâce à une poussée ascensionnelle du souffle chargé d'énergie (uccāra) jusqu'au centre supérieur, l'initiateur s'identifie à Shiva, maître de l'énergie cosmique, et s'empare, lui aussi, de cette énergie. Il suscite ensuite une poussée analogue dans le centre inférieur de l'initié, où l'énergie encore indifférenciée et enroulée sur elle-même se déploie. Alors la divine énergie pénètre dans l'univers entier sans effort, de façon automatique à la manière d'une abeille qui bourdonne.
Ce processus s'achève par l'initiation dite de l'énergie dressée ou du serpent. L'énergie universelle et suprême, précédemment lovée, s'épanouit en une félicité cosmique, comme un cobra dont le quintuple capuchon s'étale complètement, toutes les modalités de l'univers bien épanouies. La kundalinī part de son lieu d'origine d'où elle jaillit comme l'éclair et accède, sans interrompre son mouvement, au séjour du brahman 207 où elle se repose à jamais. Ainsi entre-t-elle dans le corps, ainsi pénètre-t-elle dans le Soi.
Tant que l'initié demeure conscient d'un processus on peut parler de pénétration mais, dans l'initiation suprême, cette impression s'efface, toute dualité exclue; ainsi la voie médiane disparaît ; la force spirituelle omniprésente ne va plus d'un centre à un autre, les modalités variées, [136] organes, souffles, sujet connaissant, connaissance et connu s'évanouissent ainsi que la pensée pour faire place à la suprême et unique félicité indifférenciée. Le disciple ayant perdu le sentiment de son corps, de son moi, ne se distingue plus de cette compénétration universelle où il accède au plan cosmique. Telle est la plus haute des initiations (XXIX, 237 à 254).
Le véritable guru est en définitive celui qui donne la pleine consécration, rendant autrui capable d'initier et de dispenser la grâce. Par cette consécration le disciple sera couronné souverain en compagnie de la Reine, l'Énergie (Shakti), et possédera non seulement l'illumination qui lui permet d'échapper aux forces cosmiques mais encore la puissance divine par laquelle il en deviendra maître.
Le guru donne l'investiture à celui-là seul qui en est digne, qui a fait voeu d'obéissance, possède une connaissance intuitive très exercée et se voue sans partage à l'adoration de Shiva. Cette initiation s'adresse à tous, femme, eunuque même, indépendamment de caste, lignée, etc., pourtant on doit la refuser à qui s'attache aux marques extérieures de la piété, à l'ascète shivaïte qui couvre son corps de cendres : elle demeure l'apanage de celui dont la sainteté reste secrète.
Le nouvel initié doit témoigner à tous les hommes amour et compassion, être généreux à leur égard, expliquer les textes sacrés et initier sans hésiter ceux qui ont reçu la grâce. Dès qu'il a formé un maître et transmis son pouvoir, et seulement alors, il peut, sans encourir de blâme, cesser d'accomplir les rites d'initiation.
L'onction étant purement intérieure, elle se passe du cérémonial d'usage : offrandes, purifications... Le sadguru l'accomplit donc sans intermédiaire (anupāya) : il lui suffit de s'identifier à Shiva puis de contempler le disciple comme identique à lui-même pour que ce dernier s'identifie effectivement à la Réalité. Il prie Shiva de bénir le disciple et de le mettre en possession, par sa grâce, de l'énergie divine ; celle-ci le consacrera maître.
Après avoir reçu l'onction, il incombe encore à l'initié d'acquérir l'efficience des formules et de s'identifier au maître dans l'efficience comme dans la Connaissance. Pendant six mois il brise ses derniers liens et cherche à s'imprégner de l'efficience de la formule (mantravīrya) qui l'identifiera à la divinité dont il souhaite acquérir la puissance. Dès qu'il y est parvenu, il retourne auprès de son maître et reçoit une dernière initiation : du coeur du guru sort une essence subtile que l'on compare à un son apaisé, à une ligne droite qui s'élève (kundalinī dressée), à un cristal, blanche ambroisie. Le maître fait monter cette essence par la voie médiane jusqu'au centre supérieur et, de là, l'énergie du souffle dans sa plénitude emplit de cette essence le coeur du disciple. Il récite alors une formule fulgurante ; celle-ci à la manière d'une flamme fait fondre la dualité, apaisant toutes les formes d'agitation. La formule ainsi embrasée, à l'apogée de sa force, pénètre directement dans le coeur du disciple ; le guru la reprend puis l'infuse à nouveau, en un constant va-et-vient de coeur à coeur. Quand la formule a exercé son action dans le coeur du disciple, ce dernier expérimente l'énergie devenue très subtile qui, à l'état suprême, repose dans le centre supérieur où elle s'unit à Shiva. À ce stade elle envahit le cosmos. Enfin le maître met en branle le processus inverse et ramène l'énergie dans son propre coeur. Les mantra que l'initié donnera à ses disciples posséderont l'efficience (Ch. XXIII).
Par cette initiation le disciple quitte son corps à l'instant même et atteint la libération. Une telle initiation s'adresse de préférence à un homme qui, s'étant consacré au service d'un guru peu avancé, a manqué sa vie. Alors, si la grâce le favorise, au moment de sa mort, sa famille ou ses amis font appel à un grand maître, car il faut un guru exceptionnel pour donner cette sorte d'initiation. Après s'être assuré que l'homme est parvenu au terme de la vieillesse ou que sa maladie est mortelle, le maître purifie graduellement toutes les portions de son corps par une imposition spéciale nommée « nuit de la destruction universelle » faite non avec la main mais avec un poignard aiguisé. On la dit semblable au feu de la destruction finale, car elle consume le corps du disciple. Le guru, se concentrant sur le feu, doit entrer avec son souffle dans le corps du shichya par son gros orteil et non par les narines; puis à l'aide de la seule méditation, il disjoint ses articulations et ses points vitaux. La mort du disciple doit coïncider avec le moment où s'achève l'oblation qui clôt la cérémonie (Ch. XIX).
§
Les pouvoirs extraordinaires du grand maître ne semblent pas avoir de limites : il peut, dit-on, reprendre la grâce accordée par mégarde au partisan d'un système dualiste. Son action transcende l'espace et le temps il initie à son désir un absent et même un mort si ce dernier avant de mourir a exprimé le souhait d'être initié. Le guru se sert dans ce cas de la méthode du « grand filet » et le capture en quelque lieu qu'il réside : ciel, terre ou enfer, parmi les trépassés, les divers esprits ou sous quelque forme qu'il revête après sa renaissance (homme, animal) il le libère aussitôt (XXI).
Pour convaincre un disciple libéré qu'il ne renaîtra plus, le guru accomplit certains rites : sur sa main droite il évoque une figure triangulaire (mandala) représentant un feu aux flammes resplendissantes avec, au centre, la lettre R, germe du feu, qu'attise le vent symbolisé par la lettre Y. Il prend dans sa main gauche une poignée de graines quelconques qu'il jette sur le triangle; récitant la formule phat afin de consumer leur [138] pouvoir générateur, il entre à plusieurs reprises dans le cœur du disciple puis retourne à sa propre main pleine de graines en se concentrant sur les graines qu'il considère comme brûlées par le feu de la conscience. Posant enfin sa main sur la tête du disciple, il le déclare libéré vivant. Pour le lui prouver, il sème les graines dans une bonne terre ; guru et shichya pourront ensuite constater qu'elles ne germeront pas. Ainsi l'initié aura la certitude que les résidus de ses actes antérieurs ne porteront aucun fruit.
L'initiation de la pesée (tulādīkshā) tend à un but analogue. Le disciple entièrement purifié monte dans l'un des plateaux d'une balance et le guru met des poids correspondants dans l'autre. Puis, après l'initiation, il remplace ces poids par une guirlande de vingt-sept fleurs. Si les plateaux restent en équilibre, c'est que les actes des vies passées du « libéré » ont perdu leur poids.
Ces deux dernières pratiques sont encore en vigueur de nos jours au Cachemire.
Lilian SILBURN.
« D'authentiques guru sont plus rares que l'or,
les charlatans plus nombreux qu'un nid de fourmis ;
des disciples dignes (aussi rares) que des lièvres à cornes,
mais des élèves beaux parleurs (autant que) troupeau de porcs. »
Brug-pa Kun-legs 209.
Dans toutes les traditions, mystiques accomplis et maîtres véritables ont dénoncé avec force, voire avec violence, les gens qui s'imposent comme des maîtres ou qui se mêlent de guider les autres au niveau d'une expérience intime et spécifique, sans en avoir la connaissance et la maîtrise. Il nous a paru utile de leur laisser la parole. Ils témoignent de ce qu'ils ont vu autour d'eux et s'efforcent de mettre en garde les disciples éventuels contre l'erreur terrible et parfois fatale d'un mauvais choix, ou tentent de faire prendre conscience aux guides médiocres des risques qu'ils courent, à la fois pour ceux qu'ils dirigent mal et pour eux-mêmes.
Les plus redoutables sont des êtres impurs, ayant des pouvoirs et qui manipulent des forces maléfiques. Évidemment dépourvus d'amour, ils utilisent des techniques et peuvent jouer de leurs pouvoirs avec perversion, ou avec orgueil ou tout simplement avec sottise. Ils profitent de la crédulité de disciples qu'ils méprisent, qu'ils tiennent sous leur joug et menacent de malédiction s'ils les quittent. Le Shivaïsme du Cachemire considère qu'ils agissent sous l'influence de l'énergie déviante et obscurcissante qui préside aux limitations du devenir, et de l'emprise de laquelle justement le vrai guru délivre. Il faut voir en eux non des maîtres mais des esclaves soumis aux puissances néfastes. Il n'est pas rare que certains de leurs disciples soient conduits à la folie ou au suicide. Nous n'en dirons rien de plus.
Les textes ici choisis illustrent des types de guides moins pervers et plus difficiles à démasquer, depuis les faux maîtres hypocrites et mondains jusqu'aux directeurs de conscience honnêtes et sincères mais incompétents ou jusqu'aux vrais spirituels enthousiastes mais non encore aptes à transmettre. Les extraits présentés en décrivent généralement plusieurs types, de sorte que [253] notre classement ne pourra guère que regrouper les auteurs à l’intérieur de chaque tradition.
Citons, en premier lieu, un passage d'Abhinavagupta, car le trait que ce grand philosophe cachemirien y discrimine apparaît comme un véritable critère d'après lui, le mauvais guide, manquant d'amour divin (bhakti) et n'adhérant pas à la Réalité, est victime du doute, tel un feu qui le consume intérieurement. Or, il est clair qu'un homme déchiré entre des alternatives, tourmenté par le doute, est encore enfermé dans la dualité ; il ne saurait donc aider quelqu'un à en sortir.
Abhinavagupta cite à l'appui une stance de Vidyādhipati :
« O Seigneur, si des initiés procédant sur la voie de Ta doctrine, demeurent la proie de conflits intimes, c'est qu'ils ne sont nullement pénétrés des rayons de Ton soleil. Comment donc les lotus se fermeraient-ils aux rayons du soleil ? »
Parallèlement à ces victimes du doute, des hommes savants, initiés eux aussi, mais qui fondent des systèmes philosophiques dualistes ont quitté la voie juste et leur prétendu éveil n'est que la projection de leurs illusions. D'un tel éveil, Abhinavagupta dit qu'il « est aussi erroné que la vision de serpents dans une pièce éclairée par une lampe alimentée à l'huile de serpent. » 210.
« De même que le cuivre affecté par le mercure ne reprendra jamais sa condition originelle, ainsi il n'est point d'être sur la terre qui, ayant bu le nectar d'immortalité, reste tourmenté par la faim, la soif et la douleur. » 211.
Écoutons à présent Kabîr 212 :
« Kabîr, ils n'ont pas trouvé le Satguru et sont restés à moitié instruits, ils endossent un déguisement de sannyāsî, et vont mendiant de porte en porte ! »
« Kabîr, ils portent un vêtement d'ascète, mais leur conduite est mauvaise.
Extérieurement, ils se comportent comme des saints, mais à l'intérieur, ils sont grandement corrompus.
Bien qu'ils paraissent tout blancs et brillants, ne vous y fiez pas, ils font la méditation des grues 213 : [254]
Assises au bord de l'eau, elles sautent sur leur proie — ainsi ils vous feront perdre la sagesse. »
« Si le Guru est aveugle, le disciple aussi sera aveuglé 214.
Si l'aveugle conduit un aveugle, ne tomberont-ils pas tous deux dans le puits ?
Le Guru n'a pas été trouvé, et l'instruction n'a pas été donnée, par convoitise, ils ont risqué leur vie 215.
Tous deux ont sombré dans le courant, ils sont montés dans un bateau de pierre ! »
« Si l'on trouve le Guru, c'est tant mieux, sinon on va à sa perte ; Comme la phalène attirée par la vue de la lampe, elle tombe, ayant prévu sa perte 216.
La Māyā est la lampe, l'homme est la phalène, égaré, il tombe ainsi :
Dit Kabîr, grâce à la sagesse du Guru, quelques-uns à peine se sont sauvés. »
Les faux maîtres hypocrites ou dupes d'eux-mêmes, vains, mondains et ignorants prêchent des mots et accomplissent des gestes plus ou moins vides de sens qu'ils imposent à autrui, tâchant souvent d'en tirer profit. Ce sont par exemple les ascètes poudrés de cendres, que décrit Saraha, mais nous en verrons plus loin d'autres exemples, ainsi « les scribes et Pharisiens hypocrites » admonestés par Jésus-Christ.
Saraha, de l'école bouddhique Sahajīya, ou du Spontané, met en garde.
« Avec un bâton, avec trois bâtons, déguisés en bhagavan, ils se croient sages tel le cygne.
Le monde se laisse bien à tort abuser par leur égarement...
Ces maîtres se poudrent de cendre et au sommet du crâne ils portent le chignon tressé.
Assis dans leur maison ils allument la lampe ; assis dans un coin ils sonnent la clochette.
Les yeux fermés, ils prennent la posture [du lotus] et chuchotent à l'oreille des gens, ils les leurrent.
Ils instruisent les veuves, les nonnes rasées qui jeûnent, d'autres [255] encore, et leur donnent l'initiation moyennant une somme d'argent. » 217.
Et tout ce que les maîtres ordinaires préconisent d'habitude tombe sous son sarcasme — tous les gestes, toutes les attitudes systématiques y compris la méditation, tous les efforts et les ascétismes, tous les enseignements :
« ...Sera-t-on délivré par la méditation ? À quoi servent les lampes ? À quoi bon les offrandes ? Qu'accomplit-on à l'aide des formules ?... Peut-on atteindre la délivrance en se plongeant dans l'eau ? »
À quoi bon, en effet, toutes ces directives ? Elles contrarient la simplicité de l'efficience du guru :
« Il n'y a rien d'autre que la parfaite connaissance de « Ceci ». Quand la Conscience s'éveille, tout est Ceci...
Point d'écoles philosophiques qui ne le visent, mais on ne le voit qu'aux pieds du guru !
Que la parole du maître pénètre le coeur et le [disciple] voit le trésor comme dans sa propre main. » 218.
Lorsqu'on a découvert cette efficience, la vanité de tout le reste apparaît.
Les maîtres de Tch'an chinois ou du Zen ne sont pas les derniers, on s'en doute, à invectiver les imposteurs ou à secouer les endormis. Ma-Tsou oppose ce que l'auditeur (śravaka), selon l'enseignement du Petit Véhicule, considère comme son éveil, à l'éveil véritable :
« L'auditeur… cultive la cause pour réaliser le fruit et demeure pendant vingt mille, quatre-vingt mille kalpa dans le samādhi de la Vacuité. Bien qu'il soit déjà éveillé, cet éveil est un égarement... L'auditeur, ayant sombré dans la Vacuité et stagnant dans l'extinction (nirvāna), ne voit pas la nature de Buddha.
« Si un être de racine supérieure rencontre un ami de bien (kalyānamitra) capable de le diriger, il comprendra par ses paroles qu'il n'y a pas d'étapes ni de stades et sera subitement éveillé à sa nature originelle. »
Puis Ma-tsou efface les termes employés : « Ainsi on parle d'éveil par rapport à l'égarement, mais puisqu'il n'y a originellement pas d'égarement, il n'y pas non plus d'éveil. » Et plus loin il s'élève contre tout enseignement [256] :
« Que chacun d'entre vous parvienne à son propre Coeur, ne vous attachez pas à mes paroles. » 219.
Lin-Tsi tonne :
« ... C'est parce qu'ils ne comprennent rien à rien que de petits maîtres puînés font confiance à ces renards sauvages, à ces larves malignes, et leur permettent de parler d'affaires bonnes à entortiller autrui — de la nécessité d'accorder la théorie et la pratique, de veiller sur ses triples actes pour pouvoir devenir Buddha, et autres discours de ce genre comme crachin au printemps... Et c'est en ce sens qu'il est dit :
"Qui cultive la Voie ne la pratique point"... » 220.
Mais tout le monde ne se laisse pas prendre aux balivernes des moines tonsurés :
« Ils s'y connaissent en traquenards de circonstances ! Les apprentis, qui n'y comprennent rien, en ont l'esprit tout affolé... Les bons apprentis font gorge chaude de ces aveugles de vieux coquins chauves qui mettent le trouble dans le monde entier. »
"Spéculations", "discussions", "commentaires phrase par phrase" que certains tirent de l'Enseignement ne sont, pour résumer le texte en termes adoucis, qu'ordures qu'ils se repassent entre eux, mais « lorsque d'autres » (Lin-tsi lui-même sans doute) « leur posent des questions sur la Loi du Buddha, ils restent bouche close, sans un mot, les yeux béants comme trous de cheminée noircis par la fumée, la bouche pareille à une palanche plate qui s'abaisse des deux côtés. Cette engeance-là... se verra... expédiée en enfer pour y subir des tourments ! ».
Que faire alors, parmi toutes ces erreurs partout répandues ?
« Adeptes, si des moinillons sortis de la vie de famille veulent apprendre la Voie, ils n'ont qu'à faire comme moi, le moine de montagne. Naguère je m'étais intéressé au Vinaya et "j'avais fait aussi des recherches sur les Textes et sur les Traités". Puis je m'aperçus que ce n'étaient là que drogues bonnes à soigner le monde, et discours de surface ; et d'un seul coup, je rejetai tout cela. Je me mis alors à m'informer de la Voie en consultant des maîtres de Tch'an, et je rencontrai enfin un grand ami de bien ; c'est alors seulement que mon oeil de Voie commença à voir clair. Je reconnus en lui un de ces vieux maîtres dignes d'être révérés [257] par le monde entier, et je sus que la connaissance de ce qui est pervers et de ce qui est droit ne s'acquiert pas en naissant de sa maman. Il faut encore sonder les choses en personne, s'épurer (comme un minerai), se polir (comme un miroir de bronze) ; puis un beau matin on s'éveille. »
Le maître japonais Hakuin déplore ce qu'est devenu l'enseignement bouddhique « en ce siècle dégénéré » (XVIIIe). Dans les pages ici retenues, il distingue plusieurs sortes de mauvais guides, en fonction de leurs tares particulières
— ceux qui sont figés en une pratique desséchée (dans laquelle on peut déceler un manque de coeur).
— ceux qui se targuent de savoir et méprisent le véritable enseignement (c'est un manque d'intelligence profonde et beaucoup d'orgueil).
— enfin ceux qui prétendent rester à l'intérieur du Zen mais s'adonnent en secret aux pratiques rituelles propres à la secte de la Terre Pure et trompent ainsi tout le monde.
« Des moines et des instructeurs tout à fait vertueux, entourés d'une foule de disciples et de personnalités éminentes, s'emparent sottement de l'enseignement mort de l'absence de pensée, de l'absence d'esprit 221, où l'esprit est comme cendres éteintes, sa sagesse effacée, et ils font de cela la doctrine essentielle du Zen. Ils pratiquent la posture assise silencieuse, morte, comme s'ils étaient des brûle-parfum dans quelque vieux mausolée et ils croient que c'est là le trésor de la vraie pratique des Patriarches. Ils font d'une vacance rigide, de l'indifférence et de la pire stupidité la quintessence de ce qui permet l'accomplissement de la Grande Affaire. Si l'on examine ces gens-là, on découvre des tonsurés vulgaires, illettrés, puants, aveugles, absolument inaptes à veiller sur la forteresse du Dharma, des gens nullement préparés à établir la base de l'enseignement.
« Et puis il y a ces idiots fieffés, possédant une connaissance générale des affaires du monde et quelque jugement, qui s'enorgueillissent de leurs opinions creuses et qui, se fondant sur leurs connaissances superficielles, disent : « Les Buddhas et les Patriarches sont hors d'atteinte et sans forme. Les vieux koans sont tous des mots vides et l'on ne peut rien en tirer. » Ils engloutissent ainsi Buddhas et Patriarches, et invectivent contre tout et partout. Ils sont exactement comme des chiens enragés qui hurlent aussi fort qu'ils peuvent, et ils ne valent même pas la peine qu'on les retienne... » [258]
Enfin voici que pullulent des instructeurs d'un nouveau genre qui veulent mêler la Terre Pure au Zen, mettre de l'eau dans le lait :
« Ils s'assoient sur des chaises ou sur l'estrade, un chapeau de soie cramoisi sur la tête et un surplis rehaussé d'or leur tombant du cou. Le chasse-mouches blanc décrit une danse gracieuse en dispersant la fumée (de l'encens...) Avec leur air sévère et leur dignité massive, ils ressemblent au Buddha doué des dix pouvoirs ou à un saint ayant obtenu les quatre récompenses. Ceux qui les voient s'inclinent tout naturellement, joignent les mains, se prosternent à terre et versent des larmes d'admiration... Après tout... ils ont les pouvoirs miraculeux d'un Maudgalyāyana quand il s'agit d'amasser des richesses et des biens ; ils sont aussi éloquents que Pūrna quand il s'agit de tromper les laïcs. Mais si on les examine bien, ils n'ont pas la moindre aptitude à voir dans leur nature propre, ni un atome de la vitalité et de la trempe qu'il faut pour atteindre l'éveil.
« Aussi, quoiqu'ils pressent le pas, ne peuvent-ils atteindre la joie du Nirvāna et, comme ils perdent du terrain, ils en viennent à redouter le cycle de la naissance et de la mort...
« En ce monde, ces gens-là... trompent les hommes qui sont sur terre aujourd'hui. Ils s'attirent une suite de laïcs, reçoivent des hommages et des présents, mais dans la vie future ils tomberont sans aucun doute dans l'enfer le plus bas... »
Finalement, déplore Hakuin, ils « apportent la confusion dans ce qui fait l'essence de notre école. Quelle conduite est-ce là ?... Pourquoi ne rejoignent-ils pas ouvertement l'école de la Terre Pure et ne deviennent-ils pas des saints de la Terre Pure, invoquant le nom du Buddha nuit et jour à voix haute. Pourquoi sont-ils si lâches ? N'est-ce pas revêtir une peau de lion et glapir comme un renard sauvage ? Ces gens-là sont comme des chauves-souris ; on ne peut pas dire que ce soient des oiseaux, mais on ne peut pas dire non plus que ce soient des rats. » 222.
Jésus dénonça les faux prophètes et s'éleva contre les scribes et les Pharisiens qui pratiquement jouaient un rôle de maître.
« Méfiez-vous des faux prophètes, qui viennent à vous déguisés en brebis, mais au dedans sont des loups rapaces. C'est à leurs fruits que vous les reconnaîtrez. Cueille-t-on des raisins sur des [259] épines ? ou des figues sur des chardons ? Ainsi, tout arbre bon produit de bons fruits, tandis que l'arbre gâté produit de mauvais fruits. Un bon arbre ne peut porter de mauvais fruits, ni un arbre gâté porter de bons fruits. Tout arbre qui ne donne pas un bon fruit, on le coupe et on le jette au feu. Ainsi donc, c'est à leurs fruits que vous les reconnaîtrez. » (Évangile de saint Matthieu, VII, 15. 223.)
« Malheur à vous, scribes et Pharisiens hypocrites, qui parcourez mers et continents pour gagner un prosélyte, et, quand vous l'avez gagné, vous le rendez digne de la géhenne deux fois plus que vous ! »
« Malheur à vous, guides aveugles... Insensés et aveugles... » (XXIII, 15-16).
« Laissez-les : ce sont des aveugles qui guident des aveugles ! Or si un aveugle guide un aveugle, tous les deux tomberont dans un trou. » (XV, 13.)
« Malheur à vous, scribes et Pharisiens hypocrites, qui ressemblez à des sépulcres blanchis : au dehors ils ont belle apparence, mais au dedans ils sont pleins d'ossements de morts et de toute pourriture ; vous de même, au dehors vous offrez aux yeux des hommes l'apparence de justes, mais au dedans vous êtes pleins d'hypocrisie et d'iniquité. » (XXIII, 27.)
Bien des mystiques chrétiens — mais nul mieux que saint Jean de la Croix — ont condamné les directeurs de conscience (prêtres, théologiens, thérapeutes) souvent sincères et honnêtes mais incompétents, sans expérience mystique et qui prétendent diriger des personnes ayant pénétré spontanément, avec la seule aide de la grâce, dans la vie contemplative. La plupart des directeurs en effet ne possèdent de cette dernière qu'une connaissance indirecte, tirée des livres saints, mais ils n'y ont point accédé. Leurs directives contrarient l'action de la grâce, paralysant ou mutilant les âmes. Leur condamnation par saint Jean de la Croix repose sur une analyse très fine des états intérieurs qu'il nous faut ici abréger.
« ... Et ce dommage étant tel qu’il ne se peut assez peser et déplorer, il est néanmoins si commun qu'à peine trouvera-t-on un maître spirituel qui ne le fasse en les âmes que Dieu commence à recueillir et attirer de cette sorte à la contemplation. » Car chaque fois que Dieu tient l'âme sans qu'elle puisse « goûter ni méditer chose aucune, ni de celles d'en-haut ni de celles d'ici-bas... il viendra quelqu'un qui ne sait que frapper sur l'enclume, comme un forgeron ; et d'autant qu'il ne sait point d'autre leçon que cela, il tiendra tel langage : allez, tirez-vous de là, car c'est perdre le temps et demeurer oisif, mais prenez cet autre exercice, méditez et faites [260] des actes, parce qu'il est besoin que vous fassiez des diligences de votre part, car ces autres choses sont des abus, des tromperies et des amusements de personnes grossières et sans esprit. Et ainsi, n'entendant pas les degrés d'oraison ni les voies de l'esprit, ils ne voient pas que ces actes qu'ils désirent de l'âme et que cette voie du discours, cela est déjà fait... » (VIII) 224.
« ... ce que ne pouvant faire, ni s'exercer en cela comme auparavant, à raison que ce temps-là est déjà passé et que ce n'est plus là leur chemin, elles s'inquiètent doublement, pensant être perdues, et eux-mêmes leur aident encore à le croire... Telles gens ignorent ce que c'est qu'esprit : ils commettent une grande irrévérence et font une injure signalée à la Majesté de Dieu, mettant leur main grossière où il opère ; car il ne lui a pas peu coûté d'amener ces âmes jusque là et il prise beaucoup de les avoir conduites en cette solitude et vidé(es) de leurs puissances et opérations, afin de leur pouvoir parler au coeur, qui est-ce qu’il désire toujours... Ce n'est pas une chose de peu d'importance ni une faute légère de faire perdre à une âme des biens inestimables par un conseil égaré, et la laisser en terre. Et partant, celui qui pèche témérairement.., ne sera pas exempt de châtiment, conformément au dommage qu'il aura fait, parce qu'il faut manier les affaires de Dieu à oeil ouvert et avec grande discrétion et considération, principalement en chose si relevée et si délicate, où le gain et la perte sont presque infinis par la bonne ou par la mauvaise conduite. » (XI.)
« Mais quoique vous vouliez dire qu'ils ont néanmoins quelque excuse, bien que je ne la voie point, au moins vous ne me la sauriez alléguer pour celui qui, conduisant une âme, ne la laisse jamais sortir de son pouvoir et direction pour les vains respects et intentions qu'il sait, lesquels ne demeureront pas impunis, car il est certain que cette âme devant profiter en la voie spirituelle où Dieu lui aide toujours, doit changer de style et de manière d'Oraison, et a besoin d'une autre doctrine plus haute que la sienne et d'un autre esprit, parce que tous n'ont pas une science suffisante pour tout ce qui arrive au chemin spirituel.., comme tous ceux qui savent polir du bois n'en savent pas faire une Image, ni tous ceux qui la peuvent tailler ne la savent aussi polir, ni celui qui la sait polir n'y saura asseoir les peintures, ni celui qui la saura peindre n'y pourra mettre aussi la dernière main en perfection. [261]
« Parce que chacun de ceux-là ne peut faire sur l'Image que ce qu'il sait, et, s'il en voulait entreprendre davantage, il la gâterait. Or, voyons si vous, ô Maître spirituel qui ne savez seulement qu'ébaucher, vous voulez mettre l'âme dans le mépris du monde et la mortification de ses appétits, ou (oeuvrer) comme son sculpteur — l'exercer en les saintes méditations — et ne savez rien autre, comment guiderez-vous l'âme jusqu'à la dernière perfection d'une délicate peinture, qui ne consiste plus à ébaucher, ni à tailler, ni pourfiler, mais en l'oeuvre que Dieu doit faire en elle successivement. Partant, il est certain que, si vous la tenez toujours attachée à votre doctrine qui est toujours d'une même façon, elle retournera en arrière ou au moins qu'elle n'avancera point. Car dites-moi, je vous prie, où aboutira l'Image si vous n'y faites jamais autre chose que de la cogner et d'ébaucher, ce qui est dans l'âme l'exercice des puissances ? Quand est-ce que l'Image sera achevée ? Quand, ou comment la doit-on laisser afin que Dieu la peigne et la perfectionne ? Est-il possible que vous sachiez tous ces métiers ? et que vous vous estimiez si capable et si accompli que cette âme ne doive jamais avoir besoin d'autre que de vous ? et, supposé que vous soyez suffisant pour quelque âme, laquelle peut-être n'a pas de talent pour passer plus outre, il est comme impossible que vous ayez de la capacité pour toutes celles que vous ne laissez sortir de vos mains, parce que Dieu les mène toutes par divers chemins... Ces hommes donc doivent donner liberté à ces âmes, et sont obligés de les laisser aller à d'autres et leur montrer bon visage, vu qu'ils ne savent pas où Dieu les veut avancer, principalement quand elles n'ont plus de goût en leur doctrine, (ce) qui est signe que Dieu les tire plus avant par un autre chemin et qu'elles ont besoin d'un autre maître. Et eux-mêmes le leur doivent conseiller, et faire autrement procède d'une folle superbe et d'une présomption. (XII)
« Mais laissons cette manière de procéder pour parler d'une autre, pestilentieuse, que ceux-là ou d'autres pires qu'eux pratiquent. Il arrivera que Dieu oindra quelques âmes de saints désirs et motifs de quitter le monde... et eux, avec quelques raisons humaines ou des respects contraires à la doctrine de Jésus-Christ, à sa mortification et au mépris de toutes choses, appuyés sur leur goût ou intérêt, ou pour craindre où il n'y avait rien à craindre, les font temporiser et y apportent des difficultés ou, qui pis est, tâchent de les divertir de cette pensée, car, ayant un mauvais esprit, peu dévot et fort coiffé du monde, et peu adouci ou amolli en Jésus-Christ, comme ils n'entrent point, ils ne laissent point entrer les autres, comme dit Notre Seigneur : “Malheur à vous, savants de la Loi, qui avez pris la clef de la science, vous n'êtes pas entrés [262] et vous avez empêché ceux qui entraient”,—, car telles gens sont à la vérité comme des pierres d'achoppement à l'entrée du Ciel, ne prenant pas garde que Dieu les tient là pour contraindre d'entrer ceux qu'il appelle, comme il a commandé en son Évangile ; et eux, au contraire, les empêchent d'entrer par la porte étroite qui conduit à la vie. En cette manière, le maître spirituel est un aveugle qui peut empêcher la conduite du Saint-Esprit en l'âme, ce qui arrive en diverses manières comme nous avons dit, les uns le sachant et les autres l'ignorant, encore que les uns ni les autres n'en demeureront impunis, car, puisque c'est leur office, ils sont obligés de savoir et de regarder ce qu'ils font. » (XIII)
Madame Guyon, qui proteste elle aussi à maintes reprises contre les mauvais directeurs, étend ici sa sévérité à ceux qui possèdent déjà quelque expérience mystique mais qui sont bien loin encore du but et qui, par conséquent, n'ont pas reçu la grâce très particulière de « l'état apostolique », mission d'un très petit nombre.
« Ordinairement les personnes peu avancées veulent se mêler de conduire les autres avant que Dieu les appelle à cet emploi ; elles croient même le pouvoir mieux faire que celles que Dieu appelle à cela par vocation singulière. C'est un abus dans la vie spirituelle, et qui s'y glisse même dès son commencement, que de vouloir travailler pour les autres à contretemps ; et ce n'est que par une fausse ferveur que l'on entreprend de les aider par soi-même avant d'en avoir reçu la mission. Plusieurs se croient capables de conduire dans la voie des Saints qui n'y sont pas encore bien entrés eux-mêmes ; et voulant faire part aux autres des grâces qui ne leur sont données que pour eux, ils en perdent eux-mêmes le fruit et ne peuvent en aider les autres. Il ne se faut point porter à aider le prochain tant qu'on le désire et que l'on n'a pas l'expérience des choses divines et la vocation : il faut être établi auparavant dans la vie intérieure.
« Jésus-Christ, notre parfait modèle, a passé trente ans dans la vie cachée, s'appliquant à une oraison continuelle, et demeurant anéanti devant son Père pendant un si long temps avant que de s'employer visiblement au salut des hommes ; pour nous apprendre par son exemple à laisser mourir tout empressement d'aider au prochain, et à demeurer dans le silence et dans le repos, jusqu'à ce que le temps et les moments soient venus, auxquels Dieu nous donnera sa parole et son ordre, pour travailler au salut des âmes, s'il a dessein de se servir de nous pour cela. J'ose assurer que la vie Apostolique par état permanent ne peut être donnée que lorsque l'âme est arrivée en Dieu, et en degré éminent ; ce qui n'empêche pas que l'obéissance n'y engage plus tôt. Mais lorsque c'est par obéissance, ou par le devoir indispensable, Dieu supplée à ce qui manque à l'état.
« Quelques personnes, même fort spirituelles, m'entendant parler de la vie Apostolique par état prendraient cela pour une certaine ardeur que les âmes nouvellement entrées dans la voie passive ont d'aider aux autres. Elles jouissent au-dedans d'elles d'un si grand bien qu'elles voudraient le communiquer à toute la terre. Mais ces personnes sont infiniment loin de l'état dont je parle, qui ne peut jamais arriver que l'âme ne soit morte et ressuscitée en Dieu, et fort avancée en lui seul, où tout se trouve en unité divine. Alors elle entre dans la vie Apostolique par état, par infusion substantielle, et par union essentielle, où c'est Dieu qui agit et parle en elle sans qu'elle prévienne Dieu, ni qu'elle lui résiste, ni qu'elle participe à ce qui se dit ou se fait par elle en rien qui lui soit propre, imitant en cela la façon de parler et d'agir de Jésus-Christ. » 225.
Le meilleur des disciples est celui que le guru va chercher et qui ne cherche pas, car, sachant ce que serait le vrai maître, il n'a aucun espoir de le découvrir.
Excellents aussi sont les disciples lorsque, dès leur première rencontre avec le maître, quelles qu'en soient les circonstances, tout est accompli. Désormais leur champ d'intérêt se transforme, cesse de se confondre avec eux-mêmes, se déploie autour du guru, car aussitôt découvert, le guru les émerveille.
D'autres bons disciples sont amenés au maître par un ami, ou ils entendent parler de lui, ou ils lisent à son sujet ; tous cherchent et trouvent sans hésiter. Une transformation a lieu pour eux aussi : oubliant leurs préoccupations personnelles, ils se centrent sur le guru par amour et admiration.
Il est encore des disciples qui ont d'abord fait des essais infructueux. Ils n'ont pas eu tout de suite le parfait discernement, mais lorsqu'enfin ils rencontrent le sadguru, ils le reconnaissent comme tel et lui sont fidèles.
Le don du guru est sans condition, d'une absolue gratuité, car il aime qui il veut. Mais il ne suffit pas que le don soit offert, il faut [264] aussi qu'il soit reçu. Dans un sol stérile, nulle graine ne peut germer. L'impureté du disciple gêne la réception ou fait perdre ce qui a été reçu.
Néanmoins, le guru ne reprend pas ce qu'il a donné, même si le disciple lui est infidèle.
La foi défaillante, le doute sont, d'après Kabîr, les principaux obstacles alors que le secret de la réussite réside justement dans l'ouverture à la parole du guru :
« A quoi bon trouver le Parfait Guru, si l'erreur reste dans l'âme ?
Si le métier gâte le tissu, que peut faire le malheureux vêtement ?
Le Satguru que peut-il faire, le pauvre, si la faute est au disciple ?
Il peut toujours essayer de l'éveiller, comme on souffle dans une flûte de roseau !
Le Doute a dévoré tous les âges, mais nul n'a dévoré le Doute, Ceux qui ont été transpercés par les paroles du Guru, ceux-là seuls ont picoré et dévoré le Doute ! » 226.
Et Madame Guyon observe qu'on ne peut transmettre la grâce à des personnes inaptes à la recevoir : elles n'en profitent pas. Il faut une « correspondance » entre directeur et dirigé :
« Ce n'est donc pas toujours, lorsqu'on ne réussit pas dans la conduite des âmes, le défaut de lumière et d'une grâce éminente, c'est la faute des personnes dirigées ; et je crois que, de même que le Directeur doit se déporter par humilité des âmes dont la grâce est supérieure à la sienne, il se doit aussi déporter de celles qui, n'ayant ni foi, ni confiance, ni ouverture de cœur, ne peuvent profiter de sa conduite (à moins qu'il n'ait quelque secrète espérance qu'elles profiteront un jour) ; car ces personnes ayant plus d'estime et de confiance en d'autres, profiteraient davantage sous leur conduite pourvu qu'elles prissent des personnes conformes à leur grâce, et non opposées. » Dans ce cas toutefois, explique ensuite Madame Guyon, ces âmes ne pourront pas progresser autant que si elles avaient pu suivre le premier et meilleur directeur 227.
Certains disciples ont à l'égard du maître une relation défectueuse. Au lieu de le suivre dans son absorption intérieure, ils imitent ses gestes ou ses paroles de l'extérieur. Ainsi, tandis que [265] la mudrā véritable est un geste spontané qui jaillit chez le guru d'un état mystique profond, elle n'est plus que singerie chez un disciple qui l'observe du dehors et s'efforce de la reproduire volontairement.
D'autres défauts découlent de celui-ci. Lorsque le lien entre maître et disciple ne s'établit pas au niveau de la pure « intériorité », au sens précis où nous employons ce terme 228, peuvent alors s'instaurer, ou tendre à s'instaurer, une relation d'objet, une projection, ou bien d'autres situations 229 qui n'ont rien à voir avec la transmission mystique véritable. Si le disciple fusionne avec le maître et de cette façon retrouve son "moi", il va chérir ce dernier plus encore qu'auparavant et l'on obtient exactement l'inverse du but recherché.
Tous les défauts du disciple ont au fond une même origine : il n'a pas su reconnaître « le guru divin » (gurudev). Il regarde du dehors une personne dont il apprécie les qualités en fonction de ses désirs et de ses opinions, restant ainsi centré sur son "moi".
Au contraire, le bon disciple fixe toute son attention et se centre sur le Cœur du guru — un Coeur irradiant.
Le disciple ne peut mentir au maître. Il ne saurait non plus tenter de lui imposer sa volonté ni de lui donner un ordre. En fait le bon disciple ne demande rien, car il a une confiance absolue ; il sait que le maître fait et dit ce qu'il faut au bon moment. Et dès qu'il jouit de l'Eveil, il reconnaît la grandeur de celui qui l'a guidé jusque-là.
Quiconque a découvert le véritable maître, formé et capable de former des disciples grâce à un système vivant, une méthode à l'épreuve des siècles, ne doit pas appartenir à un autre maître, ni aller de maître en maître, car, même s'il fait le tour du monde, personne ne pourra plus rien lui donner. C'est pourquoi les maîtres refusent de se charger d'un infidèle ou de lui fournir quelque enseignement.
« Le disciple ne doit pas désirer rencontrer quelqu'un d'autre que son maître ni vouloir changer de maître.., un tel désir ronge la volonté dans le germe », dit un soufi marocain 230. Avec le manque de foi et de fidélité, le lien entre maître et disciple est brisé. L'Amour véritable est pour un seul.
D'après Abhinavagupta, celui qui mêle plusieurs disciplines — Śivaïsme et Vichnouïsme — devient victime du doute et échoue dans les deux, dont il viole également les règles. Et nous avons vu [266] Hakuin dénoncer l'introduction dans le Zen de pratiques appartenant à l'école de la Terre Pure.
Mais les règles qui valent pour un guru éminent ne s'appliquent pas à un maître médiocre qu'il importe de quitter. Il y a là une discrimination importante à faire.
Abhinavagupta établit une hiérarchie entre les écoles Śivaïtes, allant du système inférieur dualiste jusqu'à la non-dualité du Trika. Le maître relevant de l'une de ces écoles a autorité sur le système qui lui est inférieur, mais il n'est nullement qualifié à l'égard de la voie qui lui est supérieure. Ainsi le maître Trika possède une totale liberté et doit sa suprématie au fait qu'il a réalisé de façon immédiate le Soi et que sa connaissance, parfaite, est sans limite, tandis qu'un être déterminé par d'innombrables contingences ignore ce qui est illimité. Le maître qui appartient à une école supérieure peut tout faire et il jouit d'une pleine autorité vis-à-vis des autres systèmes. Il est donc le meilleur d'entre tous les maîtres.
« Si un disciple qui appartenait à un système inférieur honore un tel maître et que la grâce l'enflamme, il sera bientôt conduit au sommet. Comme un torrent de montagne peut submerger lacs, champs et terrains situés plus bas, non point les terrains plus élevés, ainsi en est-il du maître formé dans une école inférieure : il n'est pas qualifié à l'égard des connaissances mystiques (vijñāna) des écoles supérieures. »
Abhinavagupta recommande à qui aspire à cheminer toujours plus haut de quitter un maître de tradition inférieure pour un maître supérieur, et il cite une stance : « L'abeille à la poursuite du parfum va de fleur en fleur ; ainsi un disciple qui poursuit la connaissance va de maître en maître. »
Mais cela est strictement défendu, objecte-t-on aussitôt. Et Abhinavagupta de répondre : « Si l'on a un maître dépourvu d'efficience, comment atteindrait-on la libération ? D'un arbre aux racines détruites, d'où viendraient fleurs et fruits ? »
« Quant à celui qui a la bonne fortune de découvrir un maître éminent, capable de le conduire de plus en plus haut, et qui, le sachant, reste attaché à un maître d'un niveau inférieur, il mérite d'être consumé par le feu de la destinée.
« Bienheureux, par contre, celui qui, flairé par une grâce intense, aspire à la connaissance et obtient le maître doué d'une parfaite Connaissance. »
Et même si l'on possède un tel guru, il est permis de se rendre auprès d'autres maîtres. « Mais, s'exclame-t-on, les livres sacrés ne soutiennent-ils pas qu'il faut briser toute relation avec l'insensé qui se plaît à aller de maître en maître et qui s'attache à plusieurs traditions ? » [267]
Voici la réponse : si une fidélité absolue est en effet exigée à l'égard du maître doué de Connaissance mystique et apte à la transmettre, on peut néanmoins fréquenter des maîtres versés en logique, en védisme, et des bouddhistes, des jaïna, etc., mais par pure curiosité intellectuelle touchant à des doctrines contenues dans des traités inférieurs.
Abhinavagupta le dit poétiquement :
« Pourquoi ne ferait-on pas déborder avec ses propres gouttelettes l'océan de la Connaissance que remplissent les courants mélangés, issus de maîtres et de traités variés ainsi que de sa propre intuition mystique ? » 231.
LILIAN SILBURN et MARINETTE BRUNO
Mon Dieu ! Qu'est-ce donc là que Tu as fait pour Tes Amis?
Quiconque les cherche Te trouve,
Et tant qu'il ne T'a pas vu, il ne les connaît point.
Khwādja Abdullah Ansārī 233.
Si la transmission immédiate n'existe plus au Cachemire, la lignée des maîtres si florissante au temps d'Abhinavagupta 234 ayant été interrompue au cours des siècles, elle demeure pourtant toujours vivante pour qui sait la découvrir. Dans une autre région de l'Inde et dans une autre tradition remontant, elle aussi, à un lointain et non moins célèbre passé, j'ai rencontré des maîtres capables d'opérer le transfert de cœur à cœur, d'esprit à esprit, de souffle à souffle, d'âme à âme, et d'assurer ainsi une progression aussi rapide et aisée que possible.
S'attachant exclusivement au plus intime, au plus fondamental, leur école écarte toute manifestation extérieure : culte, pratique rituelle (kirtān, danses, etc.), elle n'a pas recours à des techniques particulières telles que postures, exercices de souffle ou de concentration. Elle n'impose aucune limitation au mode de vie — célibat, inzpératif moral — aucune limitation doctrinale ou référence exclusive à un texte sacré.
Voie du silence par delà pensée discursive et ses normes (nirvikalpa), tendant à l'indifférencié, elle ne comporte aucun enseignement qui ajouterait illusion à illusion : tout doit être compris par le coeur et faire l'objet d'une expérience intérieure et ineffable. Voie du dépouillement, elle se refuse à substituer aux routines naturelles celles de la dévotion et de l'ascèse, et elle élimine tout effort personnel dont on pourrait tirer orgueil ou satisfaction.
Facile par sa simplicité, elle est ardue dans la mesure où elle ne propose aucune dérivation : culte, étude de texte, discussion, exercices personnels ...mais exige du [276] disciple le maximum : don de soi sans condition et, de la part du maître, un renoncement absolu et une puissance exceptionnelle. Rares sont donc ceux qui s'y aventurent, plus rares encore ceux qui la suivent jusqu'au bout.
Sans équivalent dans l'Inde moderne, cette « quête » par son caractère universel et son rejet de toute forme d'idolâtrie peut être comparée à la sādhanā purement mystique de certains sant médiévaux et spécialement de Kabîr. Ces grands maîtres se tiennent comme lui au croisement de plusieurs traditions dont ils ne gardent que l'essentiel : élan vers l'Un de sūfī libres et audacieux, largeur d'esprit de certains mahātma. Ne compte pour eux que la Réalité ineffable et inconditionnée à laquelle nulle voie 235, à strictement parler, ne donne accès :
« Sans semence, la pousse, sans arbre, le feuillage,
sans fleurs, l'arbre a fructifié !
….
« Sans mémoire, la Sagesse parfaite, sans sagesse, le Sage,
dit Kabîr : voilà le vrai Dévot! » 236.
Ces saints restent cachés afin que seul les découvre le chercheur ardent et tenace qui reconnaît leur puissance aux états intérieurs que leur proximité suscite et nullement à leur savoir, à leurs extases ou à leur célébrité.
J'aurais aimé évoquer la personne de l'éminent sūfī Maulana Abdul Ghani Khan Saheb qui mourut en 1952 ; mais que dire de celui qui n'a plus d'ego? « Le saint comme le fou échappe à qui veut le saisir ». Si la pensée se fixe sur lui, il s'efface avec la pensée. C'est là sa grandeur.
Ce mystique doué de génie se consacra à former un petit nombre de disciples qui devinrent des maîtres exceptionnels, en particulier le Mahātma Radhamohan Lal Adhauliya, sadguru qui, pendant une trentaine d'années, guida de nombreux disciples dont certains venus d'Occident; deux d'entre eux ont consenti à nous confier leurs souvenirs et leurs réflexions. Son propre père, le Mahātma Raghubar Dayal, également disciple du même maître, attirait des gens de toute l'Inde du nord ; c'est à lui surtout que se réfère le premier récit, obtenu d'un Indien.
L.SILBURN
Depuis des années j'étais à la recherche d'un maître capable, par sa propre puissance spirituelle de me faire réaliser la Félicité. J'avais déjà rencontré des personnes fort éclairées appartenant à diverses sectes et écouté beaucoup de savants discours, mais ni les unes ni les autres ne pouvaient me donner la connaissance et l'expérience que je désirais.
Au cours de l'été 1937, un de mes vieux amis me présenta au Mahātma Raghubar qui allait devenir mon guru. Dès les premières visites que je lui rendis, je vis beaucoup de gens assis auprès de lui dans un état semi-conscient et je lui adressai quelques questions à ce sujet. Il me demanda quelles étaient mes conceptions et mes pratiques, et me donna un marakba 237 six jours après ma première visite, ce qui était assez rare.
Pendant ce marakba, j'eus plusieurs expériences nouvelles —lumières colorées, vibrations sonores, vagues de paix et de félicité — qui durèrent une heure environ. Ceci suffit à me convaincre de l'efficacité du système, et m'attacha à lui pour toujours. C'est en vérité une école merveilleuse, unique, de transmission et de discipline spirituelles, car je crois que l'exemple vaut mieux que l'enseignement, et l'expérience mieux encore que tous les deux.
Mon guru était un homme parfait. Exempt de sensualité, de colère, d'attachement, de vanité et de jalousie, toujours gai, plein d'amour et de compassion pour tous, offrant aide pécuniaire aux étudiants pauvres de haute ou de basse classe et nourriture aux gens qui, de près et de loin, affluaient chez lui, il menait une vie admirable, bel exemple d'abnégation librement consentie. À tous, il nous enseigna à vivre et à mourir. Des vagues de paix et de félicité irradiaient de lui sur les personnes assises alentour et celles-ci les absorbaient selon leur capacité propre et le stade atteint dans leur quête. Cela durait vingt-quatre heures sur vingt-quatre, y compris les deux seules heures du milieu de la nuit pendant lesquelles on pouvait dire que Guruji dormait. Même alors, certains s'étendaient près de son lit pour ressentir cette félicité. [278]
Nous avions journellement la preuve qu'il pouvait connaître les pensées et les sentiments intimes de ses disciples, mais il ne les dévoilait jamais en public. Chaque fois que je venais le voir, préoccupé par tel ou tel problème, il le devinait et donnait sa réponse sans que la question eût été formulée. Il avait le pouvoir miraculeux d'enlever à ses disciples leurs difficultés et leurs souffrances. Jamais bénédiction venant de lui ne manqua de se réaliser.
Il pouvait communiquer son propre pouvoir de transmettre à autrui. Je sais que personnellement j'ai pu mettre des personnes en samādhi sans aucun effort de ma part, grâce au seul pouvoir qu'il m'avait ainsi transféré.
J'ai eu le privilège de connaître un autre homme doué d'une grande puissance spirituelle : le maître de mon guru. Puis, après la mort de ce dernier, j'ai eu comme guide son fils, disciple du même maître, qui a bien voulu m'accorder de temps à autre son tavajjuh 238 et m'aider à progresser. C'est grâce à leur rayonnement que, débarrassé de beaucoup de mes erreurs et de mes imperfections, je jouis à présent de la paix de l'esprit et de la Félicité.
Le trait distinctif de cette école consiste en ceci : le pouvoir spirituel est transmis au disciple par la grâce du maître. C'est là un don merveilleux car il permet, sans autre moyen que la grâce divine et la bénédiction du guru, non seulement de jouir soi-même de la félicité, mais de la transmettre aux autres sans effort. De nombreuses personnes en ont fait l'expérience.
Nous arrivons le matin vers neuf heures, parfois avant que le guru ne soit là. Nous nous asseyons dehors, devant la grande maison toute simple — longue façade ocre avec peu d'ouvertures — sur des fauteuils cannés, disposés là pour les disciples (on ne voit de confort que pour eux ici !). Il fait un temps radieux. L'atmosphère est d'une pureté que je n'ai vue qu'en Inde : de la luminosité à plein ciel, l'air est léger, incroyablement léger... Bientôt voici le guru, vêtu de blanc éblouissant et d'écru ou de beige, ou encore d'une longue robe gris clair. Nous le saluons d'un geste. Il parle aimablement à tous et s'assied.
Il vit ici, non comme un yogin entouré d'ascètes, mais plutôt comme un patriarche, chef d'une nombreuse famille. Il paraît grand et fort malgré son âge; en fait, je m'apercevrai plus tard qu'il est de taille moyenne ; sa grandeur intérieure, perçue sans qu'on sache trop comment, crée cette illusion. Beau visage allongé, aux traits purs et réguliers. [279]
Cheveux courts grisonnants, ample barbe presque blanche. Expression mobile. Parfaitement naturels sont les gestes, la voix, et pourtant on devine comme une retenue, une modestie, qui adoucit la noblesse de l'allure. Il est affable, de manières très simples, avec un sourire très bon. On sent en lui à la fois l'immobilité de la paix souveraine et un naturel actif et dynamique, que j'aurai l'occasion de constater à plusieurs reprises, ainsi ce jour où, pour mon plus grand effroi, je le vis sauter du cyclo-pousse avant l'arrêt. À vrai dire, on ne saurait l'enfermer dans une caractéristique particulière, je serais tentée de dire qu'au contraire rien ne le définit.
Deux ou trois disciples viennent régulièrement tous les jours, dont un swāmi en robe orange, fort loquace, qui arrive en chantant et jette manteau et bâton sur le goyave avant de prendre place ; d'autres n'apparaissent que de temps en temps. Tous s'inclinent, causent, puis invariablement tombent dans le silence et l'immobilité et... partent assez souvent sans avoir retrouvé la parole ! Parfois au contraire, la conversation est très animée ; j'ai entendu un jour, du fond de mon dhyana, le guru rire à gorge déployée avec ses disciples... mais l'histoire était en hindi ! Puis surgit l'un de ses petits-fils ou sa femme en sari de couleurs vives. On le tire de l'indifférencié (de l'extérieur il n'y paraît guère mais le disciple qu'il vient de plonger dans un état profond sait bien) pour lui demander son avis en vue de quelque minime achat. Telle est cette voie : au sein de la vie courante.
Pourtant beaucoup de gens viennent ici ; ils apportent leurs soucis et leurs problèmes; ils emportent un silence allègre, transparent, dont certains savent, d'autres pas encore, qu'il a deux faces : le renoncement et la félicité.
Au cours des deux premiers jours, lorsque le guru parle (tout à fait à mon intention, car l'une de mes difficultés majeures était la formulation théiste, autour de laquelle de graves complexes avaient cristallisé) du Tout-puissant, il m'apparaît — le mot que je vais employer ne peut avoir de sens que pour ceux, très rares sans doute, qui ont vu la chose — véritablement transfiguré. Je ne saurais décrire sa physionomie en ces instants, mais je sais que ce que j'ai vu alors, ce n'est pas quelque chose d'humain; ce qui, du dedans, anime son visage, c'est un rayonnement d'une infinie douceur, un amour sans forme ni limite, une beauté vivante jamais vue qui, à elle seule, porte témoignage d'un au-delà de l'humain. «Je vous l'ai d'abord mis dans les yeux », me dira-t-il un peu plus tard, d'où je déduis que cette métamorphose était consciente et voulue. Et il en sera ainsi jusqu'au bout. Chaque geste, chaque parole de sa part s'inscrit dans un ensemble extraordinaire où pas une minute n'est perdue mais dont je suis sûre qu'il ne le calcule pas d'avance, qui, bien au contraire, lui est chaque fois inspiré dans l'instant même, du fait de sa coïncidence constante avec la source de toute connaissance, de [280] toute justesse d'action, de toute harmonie, coïncidence que seul permet un dépouillement complet de l'ego.
Deux jours pour les yeux suffisaient. Le guru ne tarde pas à s'adresser à des niveaux plus profonds. Dès le troisième jour, je suis dans la paix, au sein d'une pleine réconciliation avec la voie et, en toute confiance, je me laisse aller à la joie de l'absorption silencieuse. Dès lors, le dhyāna s'approfondit et s'élargit de jour en jour, n'étant plus limité aux heures de présence chez le guru. Vers le milieu de cette première semaine je commence à avoir avec lui de longues conversations, non point sur des problèmes d'ordre général (je n'attends pas un exposé de la vérité, je cherche l'expérience vécue qui donne accès à une manière plus fondamentale de voir et de sentir le monde), mais à propos de mes difficultés personnelles; le guru montre une très grande attention, beaucoup de tact, une franchise parfaite, mais en même temps il touche précisément au point sensible, n'hésite pas à provoquer des réactions vives. Il se sert, pour situer le problème du moment, de quantités de rêves symboliques que je fais la nuit et que je lui raconte lorsque nous sommes seuls. Ce qu'il me faut à tout prix atteindre, et le plus vite possible pour sortir de la souffrance, c'est l'unification de mon être dans cette orientation spirituelle telle qu'elle s'est précisée les mois précédents — nouvelle étape imprévue, refusée... C'est un seuil à franchir. Alors que dans la vie normale, l'homme est tendu vers l'extérieur, qu'il pense, veut, aime en fonction de ses penchants et de tout son conditionnement, exerçant ce qu'il appelle sa liberté (qui n'est autre que l'extériorisation de ses contraintes intérieures), il faut ici le sacrifice complet du moi. Ce sacrifice est une entreprise surhumaine que très peu de gens sont capables d'accomplir sans un guide puissant et éclairé, car, au niveau du subconscient, on se heurte à des titans. En effet, les complexes acquis dans. l'enfance, les défauts héréditaires, toutes les traces de notre passé personnel et racial d'une part, et d'autre part l'empreinte de l'éducation moderne, véritable dressage à la négation, à la révolte et à l'irresponsabilité ont fait de nous des mécaniques rigides et enfermées dans leur individualisme. Hélas, même quand on a compris ce processus et la nécessité de le rompre, on ne trouve pas la force de transcender ses propres limites, de briser ses chaînes.
Dans ces circonstances, le travail du guru me paraît revêtir un double aspect. D'abord, au plus profond de nous, il infuse une force souveraine, seule capable d'enrayer la dynamique centrifuge qui nous meut : c'est la transmission directe en silence, don sans prix et sans égal, qui éveille le « coeur » mystique, et suscite de grandes expériences spirituelles dont je dirai quelques mots un peu plus loin. Et secondairement il fait un travail plus extérieur mais pourtant remarquable, dont je vais esquisser le schéma, bien qu'il soit difficile de s'en souvenir, car on avance en abandonnant tout derrière soi, et une fois l'obstacle franchi on l'oublie aussitôt. [281]
Ainsi le guru raconte, sans raison apparente, une petite histoire anodine mais qui provoque en moi une réaction ou une réflexion. À partir de là se produit un enchaînement serré dont j'ai l'habitude (pour avoir fait une auto-analyse il y a quelques années, en m'aidant de livres), c'est-à-dire qu'au contraire du déroulement ordinaire de la pensée, dans lequel on se « défend » toujours, ici on remonte sans indulgence jusqu'au vrai mobile, jusqu'à la source cachée et peu flatteuse, on remue le fond, on fait sortir les larves. Cela peut durer une heure ou s'étendre sur plusieurs jours avec très peu de répit. Certains aspects sont liquidés par des paroles du guru jetées à la cantonade sur un propos quelconque mais pour moi percutantes (les assistants ne peuvent rien soupçonner). Puis, au moment où il ne reste plus que l'irréductible, ce qui définit l'être humain ou qui semble me constituer, contre quoi je suis impuissante, juste là, inexplicablement, sans un mot, sans un regard, en une seconde, le guru me souffle tout; il ne reste plus rien. Alors que j'étais aux prises avec le problème depuis des jours (ou des mois ou des années pour certains), que je le talonnais, m'acharnais sur les noeuds, m'y cassais les ongles, tout d'un coup plus rien ! On est au large, on flotte sur un océan de paix! Entre le rire et les larmes, je dis au guru : « Qu'avez-vous fait? » Il sourit mais, bien sûr, ne répond pas. À présent, deux ans plus tard, il me semble que je sais ce qu'il faisait alors, c'est si simple!
De nombreuses années sont nécessaires pour mener à bien la purification. Au début on enlève de son jardin d'énormes rochers, qu'on prenait d'ailleurs pour des montagnes, puis on s'attaque aux grosses pierres, aux pierres moyennes... plus tard il faudra éliminer jusqu'au plus petit caillou. Notre conscience ordinaire, opaque, bornée, fantasque, doit acquérir une transparence de cristal ; alors il ne restera plus rien d'elle puisqu'elle aura perdu ses caractéristiques : « A la fin il ne reste plus que Lui ou son Nom », selon les termes du guru.
Je voudrais maintenant dire la miraculeuse efficience de la transmission silencieuse. L'unification totale de l'être dans le seul but de la réalisation spirituelle équivaut à une nouvelle naissance et, en vérité, elle est précédée de l'agonie et de la mort du moi ; peut-être d'ailleurs cela doit-il se produire plusieurs fois sur le chemin, car le moi revit ensuite, seulement allégé et assoupli. Depuis quelques nuits j'avais des rêves de char funèbre, de poupée morte (sic), de cadavres dont on n'arrivait pas à se débarrasser; enfin, une certaine nuit, on voit encore le cadavre mais assurément pour la dernière fois. Je raconte ce rêve au guru et lui dis combien je voudrais en finir et jeter pour de bon la dépouille de mon ancien moi, que je traîne depuis plus d'un semestre. Il me demande de rester absorbée toute la nuit suivante. J'essaie donc, mais au réveil jecrains de n'avoir pas été centrée au bon niveau; dans un de mes rêves, il y avait bien ce petit feu que j'avais réussi à allumer avec un peu de papier et quelques brindilles sur le sable mouillé au ras du fleuve, mais [282] où, parmi tant d'eau, trouverais-je de quoi continuer à l'alimenter? Pourtant, ce matin-là, j'allais avoir un samādhi de deux heures, le premier. Je n'étais pas assise dans le fauteuil auprès du guru depuis cinq minutes que je fermais le livre emporté et sentais venir un état profond. Cette fois mon être entier était définitivement envahi. Mais comment pourrais-je le décrire ? Non que ce qu'on éprouve soit énorme ou fantastique. Pas du tout. Au contraire, c'est éminemment simple et subtil. L'être, au lieu de se sentir dans sa complexité habituelle se sent dans sa simplicité la plus grande et son unité fondamentale, qui n'est plus seulement la sienne mais celle du monde. On ne sait pas ce qu'est le « vide » avant cela; ici l'on vit dans l'intime de soi la raréfaction suprême, dont on pourrait aussi bien dire qu'elle est plénitude d'une douceur infinie mais à peine sentie. Hélas, tout ce que je dis est inexact, car rien n'est à proprement parler « senti » ! Une perfection en soi. On voudrait pouvoir passer sa vie ainsi; on n'a plus envie de rien d'autre.
Quelques jours après, lors d'une visite au très beau musée de Sarnath, je fais une surprenante découverte. Jusqu'à maintenant l'expression concentrée et le léger, mystérieux sourire des Bouddhas me fascinaient; ils symbolisaient le monde secret, attirant, prometteur d'infini dont j'étais en quête. Aujourd'hui je vois ce sourire.., du dedans! Il ne peut plus m'attirer, me promettre; la réalisation dont il témoigne a été mienne, elle est en moi, je puis m'y plonger encore; les formes, les traits du visage, l'immobile dynamique du sourire ne m'apparaissent plus qu'à travers elle.
Plus tard, je connais un état extraordinaire, le plus merveilleux de tous, ce doit être « l'amour », mais ce mot ne peut que suggérer une idée fausse chez ceux qui ne l'ont pas connu. Il ne s'agit pas d'un sentiment; il s'agit plutôt d'une modalité d'être ou de conscience, je ne sais trop comment dire, très subtile, enivrante, animée de légères vagues — non, d'une presque insensible pulsation — non, d'une extrêmement fine et pourtant puissante vibration, perçue comme efficiente. Je conçois qu'on puisse l'appeler amour, adoration, dévotion même (les mots ne comptent plus guère) car elle relie : telle une résonance, quelque chose d'infiniment subtil en moi, enfin éveillé, répond à l'infiniment subtil qui lui parvient; plus, lui adhère; mais encore une fois, ce lien ne se situe pas sur le plan sensible, les facultés habituelles (ce que les chrétiens appellent les « puissances ») n'y ont aucune part. Malheureusement ma lourdeur fait obstacle à tant de délicatesse; cet amour dont je garderai la nostalgie ne me sera pas redonné avant longtemps.
Ainsi telle est l'oeuvre du maître : une réalisation vivante, et qui atteint plus profond que ce que nous croyons être notre fond même. À l'inverse du professeur, il n'enseigne pas; au lieu de faire répéter et apprendre, il éveille les facultés cachées de son disciple grâce auxquelles celui-ci va découvrir et comprendre par lui-même. L'élève du professeur [283] possède un savoir de seconde main (combien de guides spirituels sont seulement des professeurs!), mais le disciple du maître fait vraiment l'expérience : en mystique il n'y a pas de connaissance par procuration. Si le maître donne au disciple ce que, pour la commodité du langage, j'appelle des « états », qui sont en fait d'ineffables pénétrations au sein de l'ultime réalité, le disciple, à mesure qu'il avance, acquiert la maîtrise des stades antérieurs.
Et telle est la technique : le maître donne et le disciple reçoit. Le guru transmet une force aussi subtile que puissante — la « grâce divine » — dans laquelle il baigne et qu'il dose prudemment afin de ne pas dépasser les capacités d'assimilation du disciple. Celui-ci reçoit, souvent éperdu d'admiration, une influence qui se manifeste à lui comme paix, douceur, félicité, amour, vide — il est impossible d'énumérer les effets de cette transmission puisqu'il faudrait décrire la vie mystique toute entière. Certitude et reconnaissance grandissent en lui, l'incitant à s'abandonner davantage afin de recevoir la totalité du don, car seules nos résistances gênent ou empêchent la réussite. L'abandon du disciple apparaît ici comme l'accueil fait à la grâce.
On se tromperait lourdement si l'on considérait son « abandon » comme simple passivité, au sens habituel du mot. Aux yeux du mystique, c'est l'homme ordinaire qui est passif; l'un des premiers grands pas sur notre chemin consiste à démasquer nos tyrans intérieurs qui, à notre insu puisque nous nous identifions à eux, nous dictent notre conduite, nos goûts, nos idées, nos prétendues volontés : je les ai déjà dénoncés plus haut. Lorsqu'on apprend à connaître le guru, on s'aperçoit que celui-ci n'obéit à aucun de ces mobiles; on ne trouve en lui ni orgueil, ni volonté de puissance, ni désirs personnels, ni conformisme, ni aucune sorte de peur. Dénué de tout égoïsme, il est animé dans ses gestes et ses paroles d'un souffle libre : perpétuellement traversé par la grâce, la spontanéité pure renaît en lui à chaque instant.
Dans ces conditions, l'abandon du disciple à son égard n'est en rien soumission d'un homme à un autre. Ce n'est pas non plus, comme beaucoup le croient, que le disciple, spécialement sur certaines voies, soit tenu de considérer le maître comme Dieu ou représentant de Dieu. Ces formulations simplistes trahissent la délicate vérité, mais comment pourrais-je éclairer ce point, pour moi encore si mystérieux? Il me semble que le choix du disciple par le maître, et la reconnaissance de celui-ci par celui-là scellent une destinée selon les lois les plus fondamentales et les plus secrètes du monde, sans que la personnalité de l'un et de l'autre soit une cause déterminante. Le disciple entrevoit l'infini dans le fond sans fond du maître ; alors l'attrait est trop grand : nul ne peut se dérober à l'appel de sa vraie nature, et il faut,lui répondre là où il s'est fait entendre.
Réponses variées : tantôt élan fougueux, tantôt écoute attentive, [284] tantôt doute ou réticences; on croit que... on imagine que... et l'on refuse — ceci bien sûr en son for intérieur. Alors la voix du guru rompt le silence : « Là où il y a esclavage, il n'y a pas abandon. » Ou encore : « Où vous situez-vous? »
Loin de se confondre avec passivité ou démission, l'abandon se présente comme un acte héroïque constamment renouvelé ; il constitue le geste mystique par excellence, mouvement psychologique dans lequel on trouverait, plutôt que dans l'expression de l'inexprimable But, le dénominateur commun à toutes les voies de libération, théistes ou non. Point critique où la solution vire, où la direction s'inverse, il varie pourtant selon les voies, et, sur une même voie, selon les stades; en lui la souffrance cède à l'allégresse, l'ignorance à l'éblouissement. Nous le cherchons perpétuellement, ce n'est qu'un point!
Au début, il se situe dans l'instant où nos pensées et nos soucis tombent de nous, nous laissant disponibles pour le silence. Puis on le trouve dans le rude sacrifice, faille où jaillit la liberté — c'est de cette étape que je parlais plus haut. Maintenant le voici dans le simple oubli de soi, douce pente où fleurit l'amour. Plus tard, je crois, hors du doute terrassé, il fulgurera en efficience. À la fin, lorsque la transcendance elle-même est pleinement atteinte, il s'épanouit dans la gerbe d'instants qu'est devenue la vie infiniment souple, infiniment libre de celui qui demeure à la fois immergé dans l'Un et présent au monde.
Le lien entre guru et disciple une fois bien établi au niveau du « cœur » mystique, rien par la suite — ni la distance ni la mort corporelle du maître — ne peut le rompre.
Peu avant de quitter le guru, je l'avais un jour entendu dire à mon sujet : « C'était une vraie matérialiste ! » et je crois bien que j'avais répondu : « Naturellement ! » En effet, quoi de plus naturel pour des Occidentaux ? Les incroyants sont matérialistes par attachement à la matière considérée sous son aspect physique, mais les croyants, par leur attachement à des détails de rites ou de dogmes, ne le sont guère moins. Dans de pareilles dispositions, on peut recevoir le don de la grâce pendant des années et même commencer à se transformer sans comprendre la nature et la portée de l'événement. Certes, la seule « transmission », parfois si intensément vécue, prouve l'existence d'une force mystérieuse, et le jour où s'épanouit le « souffle », on a la révélation d'une réalité intérieure, autre que celles jusque-là connues. Pourtant je crois qu'en un sens, j'ai été matérialiste jusqu'à mon premier samādhi. À partir de là, non seulement rien ne peut plus jamais être comme avant, non seulement on a la connaissance vécue du dedans, mais encore tout a basculé, tout s'est inversé. Ce vide pèse plus lourd que l'univers visible entier. La vérité quitte les apparences et devient la qualité propre du fond caché. La matière n'est plus qu'un signe, un ensemble de signes, de symboles que l'on va peu à peu déchiffrer. L'homme n'est plus un mur, une limite, mais un seuil. Des perspectives insoupçonnées s'ouvrent; le monde et les êtres sont vus dans leur dimension d'éternité. Une nouvelle vie commence avec cette naissance mystique. [285]
Comment décrire cette atmosphère typiquement indienne qui rappelle pourtant par sa douceur rayonnante un tableau de Rembrandt !
En hiver, maître et disciples sont assis à terre, enveloppés dans des couvertures de laine sombres ou colorées, dans une salle spacieuse, haute de plafond et éclairée le soir par une faible lumière. Un ancien éventail qu'actionnait la main, à présent inutilisé, suspendu à travers la pièce au-dessus de nos têtes, ne sert plus qu'aux oiseaux pour y faire leurs nids.
De même qu'il ne fixe aucune restriction quant à la nourriture ou à la vie sexuelle, le guru ne fixe pas d'heures de méditation ; la liberté est donc complète ; les uns rentrent, les autres sortent ; certains sont profondément absorbés en dhyāna ou en samādhi, mais un nouveau venu, fatigué de sa journée de travail, ronfle. Quelques-uns écrivent ou parlent entre eux; les enfants et neveux du guru vont et viennent, jouant et riant follement. Un disciple se met soudain à scander de beaux versets hindi ou sanscrits. Si certains, respectueux et silencieux n'osent guère bouger, d'autres sont hilares, comme ivres d'une gaieté débordante, amusant le reste des disciples et le guru lui-même.
Au matin, les oiseaux gazouillent dans la pièce ou se querellent, frôlant les têtes.
Jamais personne ne le dérange. Le guru accueille avec courtoisie l'importun bavard qui interrompt brutalement une méditation silencieuse ou les hautains brahmin et sādhu qui, imbus de leur propre science, se plaisent à étaler leur savoir selon les éternels clichés qui traînent d'ashram en ashram à travers l'Inde : ils discourent sur un samādhi qu'ils ignorent à des gens qui, étant eux-mêmes en samādhi, ne les entendent pas. Seul le guru les écoute avec une remarquable patience, leur posant des questions comme s'il ne savait rien, avec beaucoup d'humour. Mais c'est avec une patience plus grande encore que, pareil à un bon maître d'école répétant sans cesse la même leçon à un écolier stupide, il infuse en silence dans ses disciples paix et félicité afin de les en imprégner.
Le comportement du guru est varié selon les personnes à qui il s'adresse : koan (pour emprunter la terminologie zen) vivants qu'il adapte aux circonstances, chant mystique ou poème en hindi ancien, en urdhu, [286] en persan ou en arabe, mêlant Tulsî-Dās, Kabîr, 'Omar Khayyām, Jalāl-ad-din Rūmî, Mansūr al-Hallāj... et les disciples entrent en dhyāna. Les disciples qui ignorent la langue et ne comprennent pas le sens, suivent pourtant le sentiment (bhāva) qui les dicte et baignent à la source même — paix, amour — dont jaillit le chant.
Afin de déverser simultanément sur de nombreux disciples un flot de félicité, le maître n'a nul besoin de se concentrer puisqu'il est toujours en plein Centre; il le fait sans cesser d'écrire, de parler, en buvant son thé ou durant des promenades. Jamais il ne dit : méditons, pourtant tous au même instant se recueillent spontanément.
De leur côté les disciples ne sont pas astreints au silence ou à l'immobilité. Mais si un même flot de grâce émane du guru, chacun y puise à des profondeurs variées selon ses capacités ou ses besoins : vibrations, apaisement, purification, renoncement, oubli de soi, connaissance, amour... comme dans un même fleuve on peut se désaltérer, se laver, se baigner ou nager librement.
Le guru irradie aussi par petits groupes en succession et quand tous ont reçu leur part, il s'occupe d'un disciple en particulier dont il éveille les centres, pendant qu'il distrait les autres en leur contant des histoires. Ces histoires tirées de la Bible, des livres des sūfī, des traités hindous, ou anecdotes concernant ses maîtres, contées avec brio, zèle, force gestes et rire sont émouvantes et ont une grande portée pour ceux à qui elles s'adressent : elles répondent souvent à une question qu'un disciple ou un visiteur n'ose pas formuler en public.
Le guru ne parle pas d'expériences spirituelles; il ne donne guère d'explications ou seulement aux personnes qui manquent de finesse et d'intelligence mystiques. Aux autres, qui doivent tout découvrir par eux-mêmes, il ne fait que des suggestions afin que se développe en eux une manière subtile de comprendre et de sentir.
À l'issue d'un chant ou d'une question posée par un visiteur ou un disciple (il n'y a pas de différence sensible entre l'un et l'autre tant l'accueil est le même), le guru demande à chacun son opinion et de longues discussions s'ensuivent dans lesquelles cultures sūfī, brahmanique et occidentale sont brassées de façon vivante et gaie. Certains spéculent sur la nature de la transmission spirituelle ou sur celle des vibrations qu'ils reçoivent, avançant des théories saugrenues ou hautement philosophiques et même scientifiques et le maître abonde en leur sens jusqu'à ce que l'absurdité de leur hypothèse saute aux yeux ; tous rient alors de bon coeur. Le guru met tout le monde d'accord, car il domine les problèmes de façon géniale; ses remarques sont si profondes qu'elles semblent aller de soi.
Un ami avait comparé cette atmosphère à la fois intense et simple où se mêlent poésie, humour et gaieté à celle du Banquet de Platon. Comme il arrivait à Socrate, si le guru discute d'un problème, l'interlocuteur [287] est incapable de répondre, sa pensée quasi-dissoute et comme paralysée, tant est grande la paix qui se dégage du maître.
Au début, la présence constante auprès du guru est recommandée et si les occupations du disciple l'en empêchent, il vient avant et après son travail, ne fût-ce que quelques instants. Ceux qui habitent dans une ville éloignée passent la nuit auprès de lui, ne craignant pas de le déranger dans son sommeil. L'agent de police musulman accourt entre deux rondes et le grand avocat hindou après avoir plaidé. Par contre, dès que le disciple s'absorbe de façon habituelle en son guru, une présence constante n'est plus indispensable : quelques minutes suffisent et la distance ne constitue plus un obstacle.
Une fois par an les disciples, venant de tous les coins de l'Inde, se réunissent par centaines. Bhandara « réservoir d'énergie divine » désigne les deux jours consacrés à la mémoire des maîtres disparus. Le guru, puisant à volonté dans ce réservoir, distribue généreusement la grâce qui inonde jusqu'à son corps et qui le transfigure. Chacun prend en lui assez pour subsister spirituellement une ou plusieurs années. Paysans avec leurs gros bâtons, commerçants, magistrats, banquiers, intellectuels, professeurs, riches, pauvres, hors-castes, passent ces jours côte à côte en grande harmonie.
Au cours de ce bhandara, à plusieurs reprises, le guru réussit à maîtriser en un instant la pensée instable de centaines d'hommes et de femmes déjà préparés par lui : comme un vent qui souffle soudain, tous au même moment éprouvent une paix qui les tient immobiles une heure durant, en un silence impressionnant — sans que leurs enfants qui crient et les bousculent ne les dérangent.
En quoi consiste le don indicible du maître, cette chose subtile qu'il infuse dans le coeur du disciple ? Les diverses mystiques la nomment barakah, anugraha, grâce, don divin issu d'un réservoir sans fond et sans limites; sur le plan humain elle devient félicité (ānanda). Si elle touche le coeur, elle prend l'aspect de l'amour et si elle éveille l'esprit, celui de Connaissance illuminatrice. Comme elle anéantit tous les désirs, elle engendre une paix imperturbable.
Le guru est constamment parcouru par des flots d'amour; il suffit donc au disciple de s'absorber en lui de façon continue pour capter ces flots. Pas une seconde, ni dans le sommeil ni au cours de ses multiples activités, il ne doit en perdre conscience. Telle est la seule chose exigée de lui. Il éprouve cette divine infusion comme un amour émerveillé ou une douce félicité. Mais à l'ordinaire, il n'en est pas conscient tant elle est simple, délicate, intime; elle pénètre à des profondeurs où n'accèdent ni la pensée ni le sentiment. Seuls ses effets, plus ou moins lointains affleurent à la conscience.
« La félicité est la nourriture de l'âme : une goutte suffit pour toute [288] une vie. Protégée par la grâce, elle devient un océan », avait coutume de dire notre guru.
Celui qui dès sa naissance présente des aptitudes à la sainteté, a l'expérience mystique immédiatement, au premier regard échangé avec son maître : il le reconnaît comme son guru et, d'un seul élan d'amour, il s'immerge en lui. Le coeur du guru devient alors le miroir très pur dans lequel le disciple se reflète. Il suffit, en effet, d'un instant de total abandon pour que le moi s'évanouisse et, le moi disparu, le disciple s'identifie au maître. Tout lui est spontanément transmis. Dès qu'il y a amour, aucun intermédiaire n'est requis.
Pour la majorité des disciples dont la confiance est moindre et qui ont besoin de preuve, les débuts sont plus lents, l'amour se développe en eux peu à peu à mesure que la purification progresse.
Dans la purification comme dans tout le reste, le guru part de l'essentiel, allant à contre-courant des voies habituelles : En général, en Inde, un yogin se purifie par le souffle qu'il fait entrer dans le canal médian, puis il l'élève jusqu'au milieu des sourcils; là, à l'aide d'un grand effort de concentration, il le force à monter au sommet du crâne. Le corps sera purifié et certains centres également, mais le « cœur » n'est pas touché, la pratique reste donc incomplète. Avec le présent système, tout vient du coeur et de son éveil ; un coeur étant par définition pur et plein d'amour. Sans amour, pas d'éveil. Seul un saint à l'esprit très clair et reposant dans le Coeur universel peut éveiller le coeur d'un disciple.
Ainsi, afin de transformer simultanément les divers aspects de la personne et de toucher ses centres variés, le guru commence par agir sur l'intime du coeur; alors le souffle s'apaisera, puis la pensée se calmera sans effort et, à leur tour, les tendances inconscientes se trouveront purifiées.
Il en va de même à l'égard des kosha, gaines emboîtées qui forment selon le Vedānta, les cinq niveaux de l'être humain : à l'ordinaire on part du plan grossier puis on passe au souffle, à la pensée (manas), à l'intelligence mystique (vijñāna) et enfin à la félicité jusqu'à ce que le Soi (ātman) seul subsiste après s'être dépouillé de ses gaines. Mais dans ce système, le guru agit uniquement sur la gaine de félicité (ānandamayakosha) et celle-ci, inondant les autres niveaux, permettra de les rejoindre et de les intégrer.
Pour que passe le flot d'amour du Coeur universel – celui du guru — au coeur du disciple, il faut, dit-on, que celui-ci meure à lui-même ; ici le courant d'amour est précisément ce qui fait mourir à soi-même.
Le maître plein d'amour au coeur bien éveillé baigne perpétuellement, nous l'avons vu, dans la source originelle (bhandara) où sa conscience demeure immuable. Coeur, esprit, corps, tout en lui absorbe la Grâce. Il arrive à supporter une grâce intense qui flue sans cesse de lui comme un torrent. Mais ce pouvoir qui passe à travers lui est trop excessif pour [289] que le disciple puisse en tirer bénéfice. Le guru doit donc descendre à son niveau, ou presque, et le lui verser goutte à goutte. Si le disciple s'abandonne avec confiance à lui et s'immerge en lui, il finira par baigner sans discontinuer dans le même fleuve que son maître : alors ce que celui-ci expérimente se répandra automatiquement en lui.
Les maîtres de l'Inde transmettent la faveur divine de plusieurs façons : les uns par le toucher, ainsi Ramakrishna posant le pied sur la poitrine de Vivekānanda ; les autres par un coup d'oeil, par la voix, par l'union sexuelle, par une étreinte ou encore en s'insinuant dans le souffle du disciple afin d'éveiller ses forces assoupies. Pour que le résultat soit durable et pour que le disciple acquière la maîtrise sur ses états, il est indispensable qu'une pure spontanéité préside à la transmission : le guru ne faisant aucun effort dans le désir de communiquer ses dons ni n'en exigeant de son disciple.
Un très grand maître transmet la grâce de coeur à coeur. Ici encore on peut noter une gradation : Un premier guru n'a plus de désir et demeure dans une paix et une félicité que rien ne trouble. Habile à capter les incitations divines, il attend l'ordre de Dieu pour agir et dès que le flot de grâce descend en lui, il pousse avec force son disciple. Ce dernier se sent comme précipité dans un océan et assimile avec difficulté ce qu'il reçoit. Un second maître, supérieur au premier, obéit aussi à l'ordre divin. Traversé sans interruption par de puissants courants spirituels, il agit sur son disciple sans effort ni intention quand l'occasion se présente. Un troisième guru se distingue par sa liberté souveraine : il ne dépend plus de courants spirituels; en union profonde avec la grâce, il réside toujours en elle et la grâce en lui. Complètement englouti dans la divinité, tout ce qu'il fait est divin. À sa guise il transfert ce qu'il veut et à qui il veut. Ces deux derniers maîtres ne poussent pas le disciple, ils le transportent comme un père prend son enfant dans ses bras.
Le maître ne meurt pas sans avoir formé un maître capable d'assurer la transmission intégrale. S'il n'a pas de successeur, on ne peut le qualifier de maître complet. Donner le suprême adhikāra 241 signifie donc pour lui demeurer ici-bas puisque son pouvoir ne disparaît pas. Il suffit qu'un disciple ait renoncé à tout pour que le maître ait le devoir de lui transférer ce qu'il a reçu lui-même de son propre maître.
Le maître forme aussi des délégués (khalifa) aptes à transmettre paix et félicité à un très grand nombre de personnes et en diverses régions. Ainsi, selon la mission de chacun, il existe divers adhikāra, les uns partiels bien que suffisants, les autres complets, la grâce parfaite étant donnée à la fin à l'héritier du système. Ce dernier ne se donne jamais pour tel et [290] effectue sa tâche en silence. Celui qui se proclame successeur du maître n'est certainement pas le véritable héritier de la lignée.
L'adhikāra n'est pas une initiation, moins encore une cérémonie; il se fait sans une parole, en une transfusion de cœur à coeur : le maître s'identifie à la suprême énergie résidant dans l'intime du coeur et source de toutes les vibrations. Ayant plein pouvoir sur ces vibrations extrêmement subtiles, il les emmagasine dans la personne du disciple et dans ses centres spéciaux, connus du système. Par ces vibrations le disciple sera purifié et pourra agir sur autrui.
Même sans recevoir l'adhikāra, un disciple bien absorbé en son maître, ou encore parce que celui-ci lui en a donné l'ordre, peut, lui aussi, servir d'intermédiaire. Il est également autorisé à donner un marakba 242 comme son guide, à la différence que le guru n'a pas besoin de s'immerger en son propre maître pour irradier la grâce puisqu'il réside toujours en elle, tandis que le disciple doit se perdre dans son guru comme une goutte dans l'océan. Bien que la goutte d'eau n'atteigne pas la profondeur de l'océan, elle ne peut pourtant plus en être extraite. Ainsi le disciple qui à ce moment devient semblable à son maître participe à sa puissance.
Il faut avoir longtemps vécu auprès de véritables maîtres et avoir fréquenté aussi des mystiques de tous ordres, d'occident et d'orient, pour savoir discerner des grands saints et jñānin, le sadguru doué de la science de la transmission ainsi que d'audace et de libre efficience.
Les saints constamment absorbés en une extase d'amour et de félicité, vivent en marge du monde et de ses soucis quotidiens : ils répandent la paix autour d'eux comme une fleur son parfum, et attirent la foule. Toujours immergés en eux-mêmes, ils ne sont pas revenus à l'état ordinaire afin de s'occuper activement de leurs innombrables disciples. Ils ont réalisé pour eux-mêmes, non pour autrui.
N'ayant pas eu de guru pour la plupart, ils se défendent d'être des maîtres. On les considère donc comme de vivants exemples plutôt que comme des sadguru.
Il existe aussi de très grands mystiques qui ne peuvent servir de guides, car les imiter serait se fourvoyer. Ainsi certain sūfī connu pour sa débauche et qui pourtant puisait à pleines mains dans le réservoir divin. Il possédait un pouvoir sans limite; sa générosité et sa grandeur étaient telles qu'il échappait à tout interdit.
Le maître parfait (sadguru) diffère de ces sortes de mystiques : plein d'amour et de félicité comme le saint et non moins absorbé que lui, il est en outre très actif et jouit d'une liberté totale. Il a atteint, lui aussi, le faîte de l'illumination mais a su revenir au plan inférieur après avoir (291) exploré à la suite de son maître toutes les étapes du chemin. Il peut communiquer la Connaissance parce qu'il en a la maîtrise. Ainsi formé durant des années par son maître dont il a reçu la barakah, il possède la science de la transmission et se consacre uniquement à un petit nombre de disciples choisis afin d'en faire des maîtres. À leur égard il se montre dur et exigeant en dépit de son immense bonté, ou plutôt à cause d'elle, et les force à brûler les étapes de l'austère chemin.
Il vit à même la Vie, en une libre et constante spontanéité 243 par-delà l'extase (samādhi). Une telle spontanéité s'exprime dans son être entier sa manière de donner, si aisée, avec un sourire indéfinissable; le don lui-même, l'Amour. On la retrouve dans son comportement : il participe à toute chose avec chaleur et enthousiasme mais sans s'y complaire marié, ayant des enfants, exerçant une profession modeste, il ne se distingue ni par le vêtement, ni par le nom, des gens du commun; il se fait appeler familièrement oncle, frère, formant ainsi avec amis et disciples une grande famille.
Le disciple n'aura qu'à s'absorber spontanément en lui pour vivre en pleine Simplicité, au cœur de sa nature, se laissant désormais porter par elle. Le factice tombera alors de lui-même et — toute personnalité volatilisée — il découvrira la source intarissable d'amour et de félicité.
De l'expérience fondamentale à laquelle tous les maîtres semblent se référer il ne sera donné ici à dessein que quelques points de repère simples et clairs en liaison avec la conscience ordinaire.
Au départ le triple aspect de la vie instable et douloureuse des hommes :
— la conscience empirique, à double pôle (ou dualisante), citta englobant sentiments, impressions, idées et que marque l'intentionnalité,
— la connaissance conceptuelle discursive qui porte uniquement sur les signes distinctifs ( laksana, nimitta ) en ce sens qu'on ne définit (cerne) une chose que par ce qu'elle n'est pas, par ce qui la distingue des autres choses sans qu'on puisse la saisir en elle-même, en son être réel, ici présent,
— le flux perpétuel ou « devenir » — le samsāra— écoulement phénoménal auquel on ne peut échapper.
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Qu'est-ce qui arrache à cette condition ?
— le dhyāna, en apaisant la turbulence de la conscience empirique, puis en y mettant un terme ; ainsi s'obtient acitta, absence de pensée intentionnelle dualisante,
— la prajñā, connaissance dont le jaillissement élimine les signes distinctifs et qui par une percée intuitive pénètre jusqu'à l'essence. Toutes les caractéristiques une fois disparues, se révèle l'animitta,
— le nirvāna, l'extinction, arrêt définitif de l'écoulement phénoménal ( samsāra ), de la conscience empirique et des caractères distinctifs dont elle est inséparable.
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La disparition soudaine de la conscience empirique et conceptuelle entraînant tout le devenir est un événement majeur que le Grand [71] Véhicule décrira plus tard comme un « effondrement du support » ( āsrayaparāvrtti ).
Tout est accompli pour l'arhat, le saint qui a su éviter les pièges que sont la méditation stérile ( celle qui sera inlassablement condamnée par le Tch'an) ainsi que toute spéculation aussi subtile soit-elle, sans tomber dans un vide inconscient.
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Cette expérience, éminemment positive pour le saint du Petit Véhicule, est considérée plus tard par le Bodhisattva du Grand Véhicule comme incomplète par rapport à la Réalité totale, la dharmatā ( la « nature foncière » pour les maîtres chinois ) qui embrasse tout sans rien rejeter. L'adepte du Mahāyāna cherche donc et obtient un retournement du support qui identifie nirvāna et samsāra. C'est le Grand Éveil.
Si déjà le nirvāna est inconcevable, que dire de ce paradoxe : la Réalité ou nature originelle se révélant en tout son éclat sans faire obstacle au fonctionnement des organes intellectuels et sensoriels !
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Mais que se passe-t-il alors par rapport aux trois aspects qui ont été distingués plus haut ?
— Les phénomènes conscients propres à citta ne sont plus incompatibles avec acitta, d'où le thème citta-acitta et le célèbre wou nien du Tch'an, ce vide de pensées qui n'est autre que la plénitude de la nature foncière.
— Les signes distinctifs (laksana, nimitta) apparaissent et disparaissent sans laisser de traces, engloutis dans « le Tao [ qui ] coule librement » 245.
Ces signes surgissent sans inconvénient sur le fond indifférencié (nimitta-animitta) tandis que la sapience (prajñā) douée d'efficience fulgure à travers toutes les distinctions, toutes les expressions verbales. Houei-neng a un raccourci saisissant à propos de cette réalité :
« Nature réelle et signes distinctifs sont l'Ainsité. » 246.
— Quant au nirvāna : il n'y a plus arrêt définitif dans une extinction totale, mais non-demeure, aniketa. « Le Tathāgata ne voit pas le samsāra et ne voit pas le nirvāna. »
En ceci consiste l'agir dans le non-agir, l'activité efficiente, spontanée et libre jaillissant d'une Réalité foncière paisible, impassible, sans allées ni venues mais dans une extraordinaire simultanéité. [72]
I citta nimitta, laksana samsāra
II dhyāna et acitta prajñā et animitta nirvāna
Dharmatā, dharmadhātu
ou nature foncière se révèle
III citta sur fond nimitta sur fond apratisthāna
d'acitta d'animitta ou aniketa
la non-demeure,
le sans-appui.
Le 'Nuage d'inconnaissance' est d'un auteur anonyme, moine probablement qui vivait en Angleterre vers le milieu du 14e siècle.
Ce court traité est l'un des plus profonds de la mystique chrétienne et pourtant il est à peine connu en France et n'a pas la place qu'il mériterait dans la littérature religieuse.
II s'apparente étroitement par l'esprit et la méthode aux chefs-d'oeuvre de Saint Jean de la Croix qui lui sont postérieurs. Comme eux aussi il s'adresse aux contemplatifs qui cherchent à atteindre les sommets de la vie spirituelle, c'est-àdire l'union mystique par la voie étroite du dénuement et de l'amour.
Ces contemplatifs ne sont nullement des savants ni des théologiens adonnés à la science et qui aspirent à la claire vision de Dieu puisqu'on ne peut jouir de cette vision en cette vie . Le nuage d'inconnaissance n'est qu'à l'intention des âmes humbles qui aspirent uniquement à suivre la voie de l'amour, cet élan direct du coeur vers Dieu et vers Dieu seul.
Ce nuage d'inconnaissance est un symbole particulièrement bien choisi pour exprimer l'expérience mystique dans tout son dénuement. Ce nuage qui s'interpose entre l'âme et Dieu et obscurcit la connaissance que l'âme pourrait avoir de Dieu rappelle la 'divine obscurité' et la connaissance obscure par agnosie d'un saint Denys l'Areopagite et offre encore des points remarquables de similitude avec 'la nuit obscure' de Saint Jean de la Croix.
Ce nuage est l'oubli de notre activité cognitive et le renoncement aux lumières surnaturelles ; car la vie spécifiquement mystique ne consiste pas pour l'auteur de ce petit livre en une claire considération de quelque objet qui se situerait au-dessous de Dieu quelque savant et favorable qu'il soit, comme la méditation sur les perfections divines , les dons de Dieu, les saints ou les béatitudes ; elle ne consiste pas non plus en un mouvement aigu de l'intelligence ni en curiosité d'esprit ou en imagination parce que 'tout ce à quoi tu penses cela est au-dessus de toi pendant ce temps et entre toi et ton Dieu' (p.32). Par contre plus valable en soi et plus plaisant à Dieu est cet aveugle élan d'amour vers Dieu en lui-même et 'un tel et secret empressement en ce nuage d'inconnaissance'. La raison en est que 'l'amour peut en cette vie atteindre Dieu mais la science point'.
Il est donc possible selon l'auteur sans vue, ni lumière, ni connaissance, en un élan d'amour que sans cesse Dieu suscite dans notre volonté.
C'est en ceci précisément que consiste l'œuvre dont l'auteur donne une description extraordinaire car c'est la seule fois à ma connaissance qu'un mystique insiste autant sur la.brièveté et l'instantanéité de l'œuvre c'est-à-dire de ce très court élan qui mène vers Dieu. Ce n'est pas une prière qui dure et s'alanguit mais un élan dont l'intensité s'accroît sans cesse parce qu'il reprend et se renouvelle. Comme le dit si bien l'auteur du nuage d'inconnaissance : 'ce n'est pas un long temps que réclame cette oeuvre pour son réel achèvement. C'est en effet l'opération la plus brève de toutes celles que puisse imaginer l'homme. Jamais elle ne dure plus ni moins qu'un atome lequel atome ... est la plus petite partie du temps' et cet atome est la juste mesure de la volonté. Ce mouvement de la volonté est précisément ce que l'auteur appelle le 'pieux et humble aveugle élan d'amour' . À l'aide de la grâce tous les mouvements d'une âme qui serait parfaitement pure convergeraient vers le souverainement désirable et aucun n'irait se perdre vers les créatures .
En ces conditions il nous paraît que les conseils que donne ce moine ne sont pas seulement utiles aux âmes qui ont effectivement renoncé au monde et vivent dans un cloître mais qu'ils sont aussi à la portée de tous ceux qui se sentent portés vers la vie contemplative, car s'il est indubitable que les longues oraisons sont incompatibles avec les multiples occupations de la vie journalière, ce bref élan du cceur et de la volonté qui est apte à se renouveler parce qu'il est amour peut très bien par contre accompagner une vie active dans le siècle . En effet pour que cette oeuvre s'accomplisse nous dit l'auteur 'un rien de temps suffit'. 'Ce n'est qu'un brusque mouvement et comme inattendu qui s'élance vivement vers Dieu, de même qu'une étincelle de charbon. Et merveilleux est-il de compter les mouvements en une heure se faire dans une âme qui a été disposée à ce travail. Et pourtant il suffit d'un seul mouvement entre tous ceux-là pour qu'elle ait soudain et complètement oublié toute choses créées. Mais sitôt après chaque mouvement, par suite de la corruption de la chair, c'est la chute dans quelque pensée ou action exécutée ou non. Mais qu'importe ? puisque aussitôt après il s'élance de nouveau aussi soudainement qu'il l'avait fait avant. d'elle ; (p. 29-30).
Cet élan suffit pour unir à Dieu. Mais à certains il convient de 'l'avoir comme plié et empaqueté dans un mot' afin de mieux s'y tenir et ce mot doit être bref, 'Dieu', 'amour' par exemples ; c'est avec ce mot qu'il nous est conseillé de frapper à coups redoublés sur le nuage d'inconnaissance et de rabattre toute manière de pensée 'sous le nuage d'oubli' car à côté de ce nuage obscur qui se trouve entre l'âme et Dieu, l'auteur distingue un autre nuage 'qui serait cette fois-ci non plus au-dessus de l'âme mais au-dessous d'elle ; nous avons là le nuage d'oubli qui s'interpose entre elle et les créatures.
Ainsi le nuage d'inconnaissance est le symbole original dans lequel s'exprime l'expérience vécue du moine en sa double nudité : nudité intérieure totale à l'égard de la connaissance de Dieu, ce 'Dieu immense et profond' de St Jean de la Croix qu'aucune vision ou révélation ne peut traduire et denuement intégral de toute chose, oubli parfait et de soi-même et des autres.
Le travail et l'effort qui reviennent à l'âme sont en effet de fouler aux pieds le souvenir de tout ce qui n'est pas Dieu et de perdre 'toute idée et tout sentiment de son être propre». (p.137).
Bien avant St Jean de la Croix, ce moine anonyme du XIV° siècle décrit encore un autre aspect de l'obscurité qui rappelle la nuit obscure du Saint. Il la nomme 'l'affliction parfaite qui sert à purifier l'âme' . 'Tu dois prendre en dégoût tout ce qui se fait en ton intelligence et en ta volonté, à moins qu'il n'y soit que Dieu seul. Parce que tout ce qui est autre, assurément quoi que ce soit, cela est entre toi et ton Dieu, rien d'étonnant que tu le détestes et haïsses de penser à toi-même quand il te faut toujours avoir sentiment du péché, cet horrible et puant bloc massif de tu ne sais pas quoi, lequel est entre toi et ton Dieu / cette masse pesante qui n'est point autre chose que toi-même'. (p.138).
Cette oeuvre qui paraît si ardue au début deviendra facile parce que par la suite c'est Dieu qui voudra travailler seul mais alors qu'on laisse cette oeuvre agir en nous-même et nous conduire où elle voudra sans nous y mêler par crainte de tout embrouiller. Qu'on devienne aveugle durant ce temps en rejetant tout désir de connaissance qui serait plus un obstacle qu'une aide 'qu'il te suffise pour toi de te sentir mû et poussé par cette chose que tu ne sais pas quoi et dont tu ne sais rien sinon que dans ce tien mouvement tu n'as aucune pensée particulière pour aucune chose au-dessous de Dieu et que cet élan nu est directement dirigé vers Dieu .' (p.114)
Comme St Jean de la Croix l'auteur du 'Nuage d'inconnaissance' dit nettement que l'oeuvre de Dieu en nous est passive et surnaturelle et que l'initiative de l'âme active et naturelle amènerait à éteindre l'esprit. Mais nous n'en saurons pas plus sur cette oeuvre divine ni sur l'illumination qui perce parfois le nuage d'inconnaisssance ni sur l'embrasement d'amour qui en résulte, l'auteur ne pouvant ni ne voulant en parler car sa tâche se limite à décrire l'oeuvre propre de l'homme qui est attiré et aidé par la grâce.
La façon toute savoureuse, vivante et ingénue dont l'auteur fait part de ses conseils et de ses expériences est admirable par sa simplicité et sa nudité ; le lecteur n'y verra exposées et discutées que des choses essentielles, indispensables et suffisantes qui témoignent précisément de sa grande expérience spirituelle. C'est ce qui fait la valeur de ce court traité et en rend la lecture si attrayante.
[Abréviations relatives aux textes cités, extrait de Hermès 3, « Le Maître Spirituel selon les traditions d’Orient et d’Occident »].
A.S. = Angelus Silesius. Pèlerin chérubinique. Traduit, préfacé et commenté par Henri Plard. Aubier, Paris, 1946. La référence est donnée aux livres et aux stances.
Cogn. = Louis Cognet. Introduction aux mystiques rhéno‑flamands. Desclée, Paris, 1968.
D. = Oeuvres complètes du Pseudo-Denys l'Aréopagite. Traduction, préface et notes par Maurice de Gandillac. Aubier, Paris, 1943.
Anc. = Maître Eckhart. Introductions et traduction de Jeanne Ancelet-Hustache. Paris, Le Seuil. Traités, 1971 ; sermons vol. I, 1974 ; vol. 2, 1978 ; vol. 3, 1979.
Evans = Meister Eckhart. Transl. C. de B. Evans, London, Watkins, 1956, vol. I.
P. = Oeuvres de Maître Eckhart. Traduction de Paul Petit. Gallimard, Paris, 1942.
Pf. = Deutsche Mystiker des 14. Jahrhunderts. Band 2 : Meister Eckhart. Hrsg. Franz Pfeiffer. Leipzig, 1857. Reprint : Scientia, Aalen, 1962.
Sch. = Maître Eckhart ou la joie errante. Sermons allemands traduits et commentés par Reiner Schürmann. Denoël, Paris, 1972.
G. = Jeanne Marie Bouvier de la Mothe-Guion. Les Opuscules spirituels. Introduction de Jean Orcibal. Olms, Hildesheim, 1978 (Reprint de l'éd. de 1720).
Maet. = L'Ornement des Noces spirituelles de Ruysbroeck l'Admirable, traduit du flamand et accompagné d'une introduction, par Maurice Maeterlinck, Bruxelles, 1900.
R. = Ruysbroeck. Oeuvres choisies. Traduites du moyen-néerlandais et présentées par J.-A. Bizet. Aubier, Paris, 1946.
R.w. = Jan van Ruusbroec. Werken. Ed. P.P. Reypens, van Mierlo, Poukens, Stracke, Schurmans. Malines, 2e édition. 1944-1948. 4 vol.
Wyn. = The Adornment of the spiritual Marriage. The Book of Truth. The sparkling Stone. By Jan van Ruysbroeck. Transl. by C.A. Wynschenk dom. Watkins, 1951.
Les oeuvres qui suivent à l'exception du Tantrasāra sont traduites et présentées par Lilian Silburn, publiées par l'Institut de Civilisation indienne et diffusées par E. de Boccard, Paris.
Bh. = La Bhakti. Le Stavacintâmani de Bhattanârâyana. 1964. Réimp. 1979.
H.A. = Hymnes d'Abhinavagupta. 1970.
H.K. = Hymnes aux Kālī. La Roue des énergies divines. 1975.
M.M. = La Mahārthamañjarî de Mahesvarānanda avec des extraits du Parimala. 1968.
P.H. = Pratyabhijñahrdaya, éd. et traduit par Jaideva Singh ; Banarsidas, Bénarès, 1963.
P.S. = Le Paramārthasāra d'Abhinavagupta. 1957. Réimp. 1979.
S.S.v. = Les Śivasûtra et la Śivasūtravimarsinî de Ksemarāja. 1980.
T.S. = Le Tantrasāra d'Abhinavagupta. Traduction inédite ici même des cinq premiers chapitres.
V.B. = Le Vijñāna Bhairava. 1961. Réimp. 1976.
Même éditeur, même diffusion :
P.T. = Parātrisikālaghuvrtti de Abhinavagupta. Texte, traduction et notes par André Padoux. 1975.
En sanskrit :
I.P.v. = Īsvarapratyabhijñāvimarsini de Abhinavagupta. Kasmir Series of Texts and studies, 22 et 33.
S.D. = Śivadrsti de Somānanda avec le commentaire d'Utpaladeva. Srinagar 1934, K.S. 54.
S.U. = Śivastotrāvalī de Utpaladevācharya, avec le commentaire de Ksemarāja, éd. par Rajanaka Laks- mana, Chowkhamba Sanskrit Series, Bénarès, 1964.
T.A. = Tantrāloka de Abhinavagupta, avec le commentaire de Jayaratha. 12 vol. Srinagar-Bombay, 1918-1938. K.S.
Antho = Anthologie du Soufisme par Eva de Vitray-Meyerovitch. Sindbad, Paris, 1978.
Arb. = A.J. Arberry. Le Soufisme. Traduction J. Gouillard. Collection Documents spirituels. Cahiers du Sud, Paris, 1952.
Doct. = Introduction aux Doctrines ésotériques de l'Islam. Par Titus Burckhardt. Alger-Lyon, 1955. Rééd. Dervy-livres, 1969.
al-H. = Akhbar Al-Hallâj. Recueil d'oraisons et d'exhortations du martyr mystique de l'Islam. Par Louis Massignon. Vrin, 1957, 3e éd.
Dîw. a = Le Dîwân d'AI-Hallâj. Trad. Louis Massignon. Journal asiatique, janvier-mars 1931.
Dîw. b = Hoceïn Mansûr Hallâj. Dîwân. Trad. et présenté par L. Massignon. Collection Documents spirituels. Cahiers du Sud, Paris, 1955.
H.J. = De l'Homme universel. Par 'Abd Al-Karîm Al-Jîlî. Traduit de l'arabe et commenté par Titus Burckhardt. Alger-Lyon, 1953.
Im. = L'Imagination créatrice dans le soufisme d'Ibn 'Arabî. Par Henry Corbin, Flammarion, Paris, 1958. Rééd. 1976.
Kh. = René Khawam. Propos d'Amour des Mystiques musulmans. Éd. de l'Orante. Paris, 1960.
O. = Odes mystiques de Mawlânâ Djalâl-od-Dîn Rûmî. Traduction et notes par Eva de Vitray-Meyerovitch et Mohammad Mokri. Ed. Klincksieck, Paris, 1973.
Sag. = La Sagesse des prophètes. Par Muhyi-d-dîn ibn 'Arabi. Traduction et notes par Titus Burckhardt. Albin Michel, Paris, 1955.
Un. = Le Traité de l'Unité, dit d'Ibn 'Arabî. Trad. Abdul-Hâdi. In Le Voile d'Isis, janv.-fév. 1933. Repris et attribué à Al-Balabanî, Éditions Orientales, Paris, 1977.
LE VIDE, LES VOIES, LE MAITRE 3
Dossier rassemblant des contributions de Lilian Silburn dont celles parues dans la revue Hermès 3
CONCENTRATION MENTALE ET VIDE MYSTIQUE SPONTANÉ 11
ASPECTS PASSIF ET ACTIF DU VIDE MYSTIQUE 14
VIDE ET DÉTACHEMENT DE LA QUIÉTUDE 23
NUIT DE L'AMÈRE DESTRUCTION 33
CONSCIENCE REVENUE SE DÉTACHANT SUR UN FOND DE VIDE INCONSCIENT 57
Les sept vacuités d’après le çivaïsme du Cachemire . 77
KHA, MOYEU, ET VIDE DE L'INTÉRIORITÉ 79
VYOMAN OU IMMENSITÉ DE LA CONSCIENCE 79
INTÉRIORITÉ ET VIDE INTERSTITIEL 80
VIDE UNIVERSEL DE L'ÉNERGIE OMNIPÉNÉTRANTE 85
VYOMAN OU IMMENSITÉ COSMIQUE 85
Introduction : « Accès au Sans-accès » . 93
L'Essence unique et incomparable 94
Intensité omnipénétrante de la lumière 112
Opacité des voiles ou des attributs divins 114
La taie sur l'oeil ou le voile de la dualité 115
Les trois voies et la non-voie dans le Śivaïsme non dualiste du Cachemire . 137
Manifestation et retour à la source : le jeu divin 137
STANCES FINALES DU PREMIER CHAPITRE DU TANTRÂLOKA d'ABHINAVAGUPTA . 141
STANCES DU TANTRÂLOKA : LA TRIPLE VOIE 145
La grâce et la triple absorption 146
VOIE DE L'INDIVIDU OU DE L'ACTIVITÉ 155
Les yogānga ou membres du yoga 157
Recueillement ou méditation (buddhidhyāna) 160
Le sacrifice du monde objectif 162
LA VOIE DE L'ÉNERGIE COGNITIVE 164
VOIE DIVINE OU DE LA VOLONTÉ 173
Triple aspect du reflet de l'univers dans la Conscience 178
L'ABSENCE DE TOUTE VOIE (ANUPÂYA) 181
LE TANTRASARA D'ABHINAVAGUPTA . 185
LES DIX ÉTAPES DANS L'ART DE GARDER LA VACHE par K'UO AN . 205
Analyse : le domptage du buffle 213
Techniques de la transmission mystique dans le shivaïsme du Cachemire . 221
MODALITÉS DE LA TRANSMISSION 228
1. - Initiation du fils spirituel. 234
2. - Onction du guide spirituel (abhisheka). 239
De l'imposture à l'incompétence. Bons et mauvais disciples.. 245
Autour d'un sadguru de l'Inde contemporaine . 267
LILIAN SILBURN
LE VIDE, LES VOIES, LE MAITRE
Contributions parues dans la revue HERMES
LE VIDE
Le Vide, le rien, l’abîme
Les sept vacuités d’après le çivaïsme du Cachemire
LES VOIES
Introduction : « Accès au Sans-accès »
Les trois voies et la non-voie dans le Sivaïsme non dualiste du Cachemire
Le domptage du bufle
LE MAITRE
Techniques de la transmission mystique dans le shivaïsme du Cachemire
De l’imposture à l’incompétence. Bons et mauvais disciples
Autour d’un sadguru de l’Inde contemporaine.
VARIA
Un fil d’Ariane
Sur le Nuage d’Inconnaissance
Garamond 10,5 gras
28 novembre 2020
1 « Le Vide, Expérience spirituelle en Occident et en Orient », Hermès Recueils de textes et d’études, Editions de Deux Océans, Hermès 6,1969, & Hermès 2 Nouvelle série, 1981.
« Les Voies de la Mystique ou l’accès au sans-accès », Hermès Recueils de textes et d’études, Editions de Deux Océans, Hermès I Nouvelle série, 1981.
« Le Maître Spirituel selon les traditions d’Orient et d’Occident », Hermès Recueils de textes et d’études, Editions de Deux Océans, Hermès 3 Nouvelle série, 1981, 2010.
« Tch’an, Zen racines et floraisons », Hermès Recueils de textes et d’études, Editions des Deux Océans, Hermès 4 Nouvelle série, 1985.
Les éditions des Deux Océans dont le site est fermé ont été récemment rachetées. On se reportera avant tout à :
Jacqueline Chambron, Lilian Silburn, une vie mystique, Editions Almora, 2015, ouvrage mettant en lumière la profondeur et l’originalité de l’expérience mystique de Lilian Silburn (incluant également une bibliographie complète, 317-323).
2 Contribution parue dans : Hermès 6, « Le Vide, Expérience spirituelle en Occident et en Orient », imprimé pour les Amis d’Hermès, 1969, 15-62 ; réimpr. : Hermès, Nouvelle série n°2, Ed. des Deux Océans, 1981, 15-62.
3 [La pagination d’origine est reproduite entre crochets ; elle est utilisée pour certains renvois].
4 Oeuvres de Ruysbroeck l'admirable, Trad. de Wisques, t. I, Vromant, 1921. Le Livre des sept clôtures, ch. XIV, p. 180.
5 Le Yoga Tibétain et les Doctrines secrètes. Trad. française de M. La Fuente, Paris, 1938, p. 86.
6 J. Gernet, Entretiens du Maître de dhyāna Chen-Houei du Ho-Tsö, Hanoï, E-F-E-O-, 1949, p. 57, ' Concentration' traduit ici le terme sanscrit samādhi.
7 Id., p. 57, n. 31. T'an King. Dhyāna est un recueillement plus élevé que le samādhi, pour les Bouddhistes.
9 Ornement des noces spirituelles, fin de la seconde partie, les faux mystiques
10 J. Gernet, op. cit., p. 36.
11 Grand philosophe et mystique qui vivait au Cachemire au Xe siècle, auteur du Tantrāloka et de gloses aux āgama.
12 Il ne s'agit donc pas d'un doute intellectuel mais de l'énergie à la source des fluctuations dualisantes qui empêchent d'adhérer au Réel. Comme le doute préside à toute la vie et s'étend à la sensibilité et à l'activité où il se manifeste par hésitations, craintes, déchirements, contradictions, il semble inéluctable. Il disparaît seulement dans l'expérience du Soi, où fulgure la certitude absolue.
13 La Mahārthamañjarî de Mahesvarānanda. Trad. et Introd. par L. Silburn, à paraître chez de Boccard [paru en 1968, Publ. de l’Institut de Civilisation Indienne, fasc. 29]. Citation dans le commentaire de la stance 57.
14 A Pistle of Discrecioun of Stirings, pp. 70-72, dans Deonise hid Divinite and other treatises on contemplative prayer related to The Cloud of Unknowing, ed. by Phyllis Hodgson, London, 1955. Early English Text Society, No. 231.
15 J. Gernet, op. cit., pp. 53, 43, 27.
16 Id., pp. 37, 74, 109, note 33, et p. 56.
17 L'Anneau ou la perle brillante. Jan van Ruusbroec, Werken, Tielt, Lannoo, 1944-1948, 2e éd., t. III, p. 40.
18 J. Gernet, op. cit., p. 79.
20 Tantrāloka, IV, 43. The Kashmîr series of texts and studies, Srinagar, Vol. III, 1921.
21 The Cloud of Unknowing and the Book of Privy Counselling, ed. from the manuscripts by Phyllis Hodgson, London, 1944. Early English Text Society, No. 218, p. 152.
22 Le Château de l'âme. Cinquième demeure. Cbapitre I
23 Tantrāloka, ch. IV, vers 158. Commentaire, p. 173.
24 Tantrāloka, V, 27-32.
25 Deux phrases condensées en une seule.
26 « Not onli what he is, bot that he is. »
27 « L'oeuvre », élan d'amour, est exposée dès les premiers chapitres et revient tout au long du livre.
28 Ainsi G. Bataille, L'Expérience intérieure, Partie II, le Supplice, pp. 46 sv., Gallimard, 1953.
29 L. Cognet, Introduction aux mystiques rhéno-flamands, Desclée, 1968, pp. 141-142.
30 Oeuvres de Maître Eckhart. Trad. Paul Petit, Gallimard, 1942, p. 42.
31 Sainte Thérèse de Jésus, OEuvres complètes, Le Seuil, 1948, pp. 894 sv., Ve demeure.
32 Ve demeure, ch. I, trad., p. 898.
33 VIe demeure, ch. IV, trad., p. 958.
34 Id., p. 959.
35 VIIe demeure, ch. III, trad., p. 1042
36 Ve demeure, ch. II, trad., p. 904
37 Id., p. 904 de la trad.
38 Llama de Amor viva. Commentaire de la stance III.
39 Vie, dans L. Cognet, op.cit., pp. 194-195.
40 R. Khawam, Propos d'Amour des Mystiques musulmans. Éd. de l'Orante, 1960, p. 75.
41 L. Gardet, La mention du nom divin (dhikr) dans la mystique musulmane. Revue thomiste, 1952-III, Desclée, Paris, p. 676.
42 R. Amaldez, La Mystique et les mystiques. La mystique musulmane, Desclée de Brouwer, 1965, p. 640 et 630.
43 R. Khawam, op. cit., p. 81.
44 The Scale of Perfection, ed. by E. Underhill, London, 1923, Ch. XXVII.
45 L'auteur de cette page emploie le mot au sens courant et nullement au sens d'Abîme divin.
46 Mais qu'on ne confonde surtout pas les expériences ici décrites avec l'impression, éprouvée à l'orée de la vie spirituelle, de vivre dans un monde illusoire et irréel.
47 Le Royaume des Amants. Trad. E. Hello, Ruysbroeck l'admirable. OEuvres choisies, Paris, 1912, p. 230.
48 Texte flamand, t. II, pp. 223-224.
49 ' Grondelose', sans fond.
50 Le Livre de la plus haute Vérité ou Samuel. Texte flamand, t. III, p. 292.
51 Maître Eckhart, Traités et sermons, Paris, Aubier, 1942.
52 Le Lao-tzeu, La Voie et sa vertu. Trad. Houang-Kia-Tcheng et Pierre Leyris, Le Seuil, St. XI, p. 53.
53 L. Wieger, Les Pères du système taoïste. Belles Lettres, Cathasia, ch. VII, D.
54 L. Wieger, op. cit., ch. VII, p. 267.
55 Pensée Chinoise. Albin Michel, 1934, p. 524. Cf. L. Wieger, op. cit., p, 141-143.
56 Ces extraits sont tirés de La Voie et sa vertu.
57 Id., p. 46.
58 Benedyct Grynpas, Le Vrai classique du Vide parfait. Lie-tzeu, Gallimard, 1961, p. 87.
59 L. Wieger, op. cit., ch. XII, C, p. 295.
60 Benedyct Grynpas, op. cit., p. 87.
61 En effet ‘le Tao peut être transmis mais non saisi’. L. Wieger, op. cit., VI, D, p. 255.
62 L. Wieger, ch. XIII, A, p. 309.
63 Id., B, p. 3 ii.
64 Benjamin Major. Opera omnia, Paris, 1855.
65 R. Otto, Mystique d'Orient et Mystique d'Occident. Trad. J. Gouillard, Payot, 1951, p. 182.
66 J. Gernet, op. cit., pp. 109, 74, 15 et 68, note 6.
67 Id., p. 13, note 5.
68 Id., p. 109, note 33, T'an King.
69 Id., p. 74.
70 Ornement des Noces. Trad. Bizet, p. 347.
71 Demières pages du Livre de la plus haute Vérité.
72 Sermons. Trad. Aubier, p. 60.
73 Le Livre de la plus haute Vérité. Trad. de Wisques, t. 2, pp. 205-206, avec de légères modifications.
74 Le Lao-tzeu disait également : « Qui sait par le repos passer peu à peu du trouble au clair et par le mouvement du calme à l'activité, ne désire pas être plein. N'étant pas plein, il peut subir l'usage et se renouveler. » (XV.)
75 Selon l'expression du Vijñānabhairava, verset 120.
76 Nuit obscure, II, ch. XVII.
77 J. Gernet, op. cit., p. 79.
78 Le Livre des sept clôtures. Trad. de Wisques, t. I, p. 192, ch. XIX.
79 Le Lao-tzeu, stance XXI.
80 R. Otto, op. cit., p. 36.
81 L. Wieger, op. cit., ch. XXII, I, p. 399.
82 Id., ch. XIII, G, p. 315.
83 R. Otto, op. cit., p. 186.
84 Id., pp. 188-189.
85 Vijñānabhairava, verset 149.
86 Le Miroir du salut éternel. Trad. de Wisques, t. I, p. 128.
87 Trad. J.-A. Bizet, pp. 176-177.
88 Le Livre des sept clôtures. Trad. E. Hello, p. 109.
89 Les Noces spirituelles. Trad. J.-A. Bizet, p. 328.
90 Dernières lignes des Noces.
91 Hermès 6, « Le Vide, Expérience spirituelle en Occident et en Orient », imprimé pour les Amis d’Hermès, 1969, 213-221 ; réimpr. : Hermès, Nouvelle série n°2, Ed. des Deux Océans, 1981, 213-221.
92 Avec commentaire de Kshemarāja, vol. II, ch. IV, versets 290-294 et versets 254 sv.
93 Voir Tantraloka, ch. IV, consacré aux kâlî. Sur le vide voir encore Le Vijñanabhairava, traduit par L. Silburn, Paris, 1961, pp. 51-63.
94 Mahārthamanjarî. A paraître bientôt chez de Boccard. Trad. p.137.
95 Extrait de la Mahārthamanjarî, p. 83.
96 Livre IV, versets 292 et suivants avec le commentaire de Kshemarāja et les éclaircissements du Swāmi Lakshman Brahmacārin.
97 Hermès, nouvelle série, n° 1, « Les voies de la mystique », Ed. des Deux Océans, Paris, 43-78.
98 Coran, CXII, 1-3, trad. D. Masson, Antho. 244.
99 [Un. : abréviation pour le Traité de l’Unité, dit d’Ibn ‘Arabi. – Voir références in « Œuvres et abréviations » , annexe à la fin du présent volume].
100 Tantra dont anuttara est le terme clef. Cf. ici p. 181-182.
101 [dans l’édition originale, un double interligne entre paragraphes constitue une pause ou délimite des sous-sections]
102 Et c'est bien pourquoi on la dit « Lumière » (Prakāsa.).
103 Kh., 128. Ne pas confondre cet auteur du Xe siècle avec Ibn 'Arabi' l'andalou (cf. ici p. 55 n. 20).
104 Sur la distinction entre Dieu et la divinité, cf. ici p. [?]
105 Hymnes aux Kāli. Cf. le Cantique de Ibn 'Arabi où Dieu dit à l'âme : « Je suis la réalité du monde, le centre et la circonférence. » (Im., 131.)
106 Sur bullitio, ebullitio et le jaillissement, cf. Théologie négative et connaissance de Dieu chez Maître Eckhart par Vladimir Lossky, Vrin, Paris, 1975. D'où cette citation légèrement modifiée est extraite (p. 69).
107 Ibid., p. 115.
108 Le Royaume des Amants (R. p. 145-146).
109 p. 149. Par cette productivité intérieure en laquelle l’Essence se liquéfie et bouillonne seul l’Un agit : “ D’où il suite que l’émanation, dans les Personnes divines est une sorte de bouillonnement : c'est pourquoi les trois Personnes sont simplement et absolument un.”
110 136, 148, 137.
111 Cf. ici p. 218 et 222.
112 Cf. ici p. 141 sqq., l'exultation du roi.
113 Pour exprimer cet amour « source toujours débordante d'une effusion infime ” Denys se sert du terme Éros, désir amoureux, de préférence à Agapé, amour de charité selon la perspective augustinienne. Cf. introduction de M. de Gandillac, p. 38.
114 Op. cit., successivement p. 108 et 107.
115 P. 104. En lui est ajouté par Denys.
116 Traité De l'homme noble, traduit sur l'allemand.
117 s.s.v. III, 16, p. 86. Voir aussi 1, 22, p. 57 et l'analyse p. 139 et 172. Le lac est jaillissant en raison des sources de fond.
118 Cité par R. Otto, Mystique d'Orient et mystique d'Occident, Payot, Paris, 1951, p. 173.
119 Muhyi-d-Dîn ibn 'Arabi, dit l'andalou, né à Murcie en 1165, mort à Damas en 1240, grand génie mystique et métaphysicien puissant, a laissé quelque cinq cents ouvrages, dont bien peu ont été traduits en français. Le Traité de l'Unité lui est généralement attribué. Le passage qui suit est extrait de La Sagesse des Prophètes, traduction T. Burckhardt, p. 163.
120 Cf. Maitre Eckhart (Anc. tr., 147).
121 La Déesse joue sur le double sens de l'expression qu'on peut comprendre comme “grand secret” (maha-guhya) ou comme “grand non-secret” (maha-aguhya. Cf. La Bhakti, p. 28-29).
122 (AI-H., 137-138.) AI-Hallāj proclamait encore : « O conscience de ma conscience, qui Te fais si ténue, que Tu échappes à l'imagination de toute créature vivante !
« Et qui en même temps, et patente et cachée, transfigures toute chose, par devers toute chose !... » (Diw. a 104).
123 Cette expression de Denys convient parfaitement ici.
124 Ennéades, VI, 9, 4.
125 Omar Ibn-Fāridh. La Grande Ta’iaya. Versets 713 à 717 traduits par Claudine Chonez et Ahmed Bennani in L'Islam et l'Occident, Éd. Cahiers du Sud, 1947, p. 293. Et pour les autres versets R.A. Nicholson, Studies in Islamic mysticism, Cambridge University Press, 1921. Paperback ed., 1978. P. 190-191 et 260-261.
126 P. T. 1, p. 50. Ed. S.K., p. 3, l. 5.
127 Ces deux termes accolés forment le nom Abhinava-Gupta auteur de la Laghuvtti, stance III de son Introd., éd. A. Padoux, P.T. p. 49.
128 Cf. ici p. 176.
129 Ces conditions limitatives selon Jîlî peuvent être dissoutes par une « intuition instantanée » (Waqt), à savoir en un instant plénier, reflet de l'éternité qui permet de vivre dans la conscience actuelle de la présence divine. Elles peuvent aussi être dissoutes par un « état spirituel » (hāl), irradiation de qualités, ou encore par d'autres actualisations. « Or l'essence transcende tout cela. » N'y a-t-il pas ici voie divine, voie de connaissance, et, pour finir, l'essence par-delà toute voie ?
130 Telle est l'oeuvre de apohanasakti, énergie divine qui dissocie, rétrécit, coagule et fige, et dont procèdent les vikalpa. Cf. ici, p. 142, 144 et 166. Eckhart disait de même « la nature divine est la grande diviseuse ». Cf. Evans, p. 117.
131 Extrait du Royaume des Amants, cité par Maurice Maeterlinck dans son introduction à l’Ornement des Noces spirituelles de Ruysbroeck l'Admirable (Maet. p. LXXVIII).
132 Oeuvres complètes de sainte Thérèse de Jésus, Seuil, Paris, 1949, p. 724.
133 La Pierre étincelante, ch. IX.
134 Hermès, nouvelle série, n° 1, « Les voies de la mystique », Ed. des Deux Océans, Paris, 141-199.
135 Śivadrsti de Somānanda, I, 37-38. Ecoutons, comme en écho, Angelus Silesius : “ Tout cela est un jeu que la Déité se donne.” (II, 198.)
136 S.D., I, 37.
137 Le sūfī persan Mawlāna Djalāl-od-Dîn Rūmî écrit :
« Tu es une perle cachée dans une poignée de paille mêlée de boue.
Si tu laves ta face de cette boue, ô toi au beau visage ! Qu'arrivera-t-il ? Tu es fils de roi...
Si tu recherches le royaume de ton père, ô pauvre misérable ! Qu'arrivera-til ? », (op. cit., p. 235.)
138 Maître Eckhart, citant la parole de l'Évangile : « Sachez que le royaume de Dieu est proche » précise : « Oui, le royaume de Dieu est en nous ». Puis il commente : « Maintenant, vous devez savoir comment le royaume de Dieu est proche de nous. Il nous faut considérer ce propos avec soin. Si j'étais un roi et ne le savais pas, alors je ne serais pas roi. Mais si j'avais la ferme conviction d'être roi, si tous les hommes avec moi en étaient persuadés et si j'étais sûr de leur conviction, alors je serais roi et toute la richesse du roi serait mienne... Semblablement, notre béatitude tient à ce que l'on reconnaisse et connaisse (bekenne et wizze) le souverain Bien, qui est Dieu même. » (Pf., p. 220-221.) Et Ruysbroeck : « Sans notre connaissance nous ne pouvons posséder Dieu... Si nous pouvions être bienheureux sans connaissance de notre part, une pierre qui n'en a aucune pourrait aussi être bienheureuse. Quand je serais maître du monde entier, que m'importerait si je n'en savais rien ? » L'Anneau ou la pierre brillante. Traduit par les Bénédictions de saint Paul de Wisques. Vromant, Paris et Bruxelles, vol. III, 1928, p. 257.
139 Abhinavagupta vivait à la fin du Xe et au début du XIe siècle près de Srinagar. Il eut de nombreux maîtres qui lui firent connaître la doctrine des Âgama et ses diverses écoles, la plupart des systèmes de l'Inde et même le bouddhisme. Mais le maître qu'il vénérait entre tous était Sambhunātha qui l'initia à la vie mystique et à qui il exprime sa vénération dans la stance d'ouverture du Tantrasāra.
Il glosa les oeuvres de ses plus célèbres prédécesseurs, en particulier l'Isvarapratyabhijñākārikā d'Utpaladeva, lui-même disciple de Somānanda, auteur de la Śivadrsti.
Bien que fort célèbre dans toute l'Inde pour ses vues géniales en esthétique et en dramaturgie, ses autres oeuvres et gloses, non publiées, restèrent longtemps dans l'oubli. Leur publication ne date que de ce siècle ; elles sont à présent mieux connues et font l'objet de quelques traductions en langues européennes. Le lecteur trouvera ici des extraits de plusieurs de ses oeuvres originales et de ses gloses. Le Tantrāloka est une vaste somme de toute la philosophie et de la mystique du Śivaïsme.
140 Sur l'égalité, cf. ici p. [265].
141 On a donc en termes sanskrits : citsakti propre à anupāya, non-voie au sens strict ; ānandasakti, relative à anupāya, voie des plus réduites ; icchāsākti propre à sambhavopāya ; jñānasakti relative à sāktopāya ; kriyāsakti relative à ānāvopāya.
142 Cf. I. P. v. Vol. II, p. 131-132, ou II, 3, 17. Au sujet de l'intime saisie de Dieu qui remplace les efforts d'une imagination non encore dégagée de l'objectivité, H. Corbin cite un passage d'Ibn 'Arabî : « Lorsque les mystiques expérimentent enfin que Dieu est ce même être qu'auparavant ils imaginaient comme étant leur propre âme à eux, il en va comme dans le cas d'un mirage. Rien n'a été aboli dans l'être. Le mirage reste bien objet de vision, mais on sait ce qu'il est, on sait que ce n'est pas de l'eau. » (Fotūhāt, II, 339, cité in Im. p. 246, note 124.)
143 I. P. v. Vol. II, p. 131-132 ou II, 3. 17.
144 Svasvarūpa peut être aussi traduit par « sa propre essence » mais il s'agit ici de la Suressence, la forme (rūpa) intime (sva) de l'intime (sva).
145 Samāvesa, textuellement com-pénétration ou interpénétration.
146 I. P. v. III, 2. 11-12.
147 Nirupāyasamāvesa. Quant à celui qui est arrivé à la Réalité, un sūfī s'exclame : « Un tel Wāçil n'est pas arrivé à un degré aussi sublime sans avoir vu... que son être intime est l'être intime d'Allah..., sans aucune entrée ou sortie de Lui » p. 31. Ce même Traité de l'Unité précise qu'Allah n'entre en rien et rien n'entre en Lui : « Il ne se trouve pas dans quelque chose et aucune chose ne se trouve dans Lui par une entrée ou une sortie quelconque » (p. 24).
148 Sans cintā, obsession mentale ou « pensée constante de Dieu », comme dans la voie de la connaissance. Maître Eckhart, qui insiste lui aussi sur un Dieu vivant éprouvé intérieurement, dit que la vraie possession de Dieu « repose sur le sentiment du coeur... sur une orientation de la volonté vers Dieu. Non sur une idée fixe permanente de Dieu !... L'homme ne doit pas se donner pour satisfait avec une idée de Dieu — quand l'idée disparaît, Dieu disparaît aussi. Mais on doit avoir un Dieu réel qui est élevé au-dessus de la pensée de l'homme et de tout le créé. Ce Dieu ne disparaît pas, à moins qu'on ne s'en détourne volontairement. Qui a ainsi Dieu, essentiellement, celui-là seul prend Dieu divinement et Dieu rayonne devant lui à travers toutes choses : toutes lui donnent le goût de Dieu, dans toutes Dieu se reflète en lui... » (P. 165.)
149 On peut lire encore avec certains Maîtres : grâce à un Réveil dû au guru.
150 Suddhavidyāvastha dans le premier cas, et Suddhavidyāpramātr dans le second. Cf. Madame Guyon, Les Torrents ici p. [116].[référence à l’article “Les voies mystiques selon madame Guyon” du numéro d’Hermès, Les voies de la mystique] : « Dieu, dit-elle, donne d'abord les lumières de l'état, ensuite il donne le goût de l'état, enfin il le donne par une notice confuse et non distincte. Puis il donne l'état d'une manière permanente et y établit l'âme pour toujours. » Goût et notice confuse correspondent à la bhāvanā de la voie de l'énergie. On trouve une même distinction chez les sūfī, ici p. [74]. Avicenne dit que l'âme a d'abord des étincelles de lumière, puis ces étincelles sont de plus en plus fréquentes, et finissent par se fondre en une seule lumière permanente.
151 Maître Eckhart écrivait également : « si la nature dans son action commence avec le plus faible, Dieu dans son action n'en commence pas moins avec le plus fort et le plus parfait ! » (P. 242).
152 Cf. p. [149].
153 Ceci a lieu dans la voie de la connaissance puis dans celle de la volonté. Cf. ici p. [187-188, 190, 264-265].
154 Quant au quatrième pranāyāma, il n'a lieu que dans la voie médiane, le souffle expiré se dirigeant vers le centre supérieur au moment du vide, et le souffle inspiré, vers le coeur au moment du plein. Avec la suspension, souffles et pensée demeurent très apaisés, sans la moindre oscillation (cf. S.S.v. III. 6).
155 Les aranī servent à allumer le feu du sacrifice védique. Ici les souffles inspiré et expiré par leur barattement allument le feu de la kundalinī ou souffle ascendant.
156 Cakra, il s'agit ici de la poussée ascentionnelle de l'énergie spirituelle dite kundalinī. La description en est donnée dans le Tantràloka (V. 43-62).
157 Cf. ici I.P.v., vol. II p. 261, Kārikā 7.
158 Cf. ici p. [ ].
159 Selon l'expression de Ruysbroeck.
160 Si selon la description de la voie divine, un seul élan suffit pour que tout soit accompli, il arrive que dans la pratique les limites ne s'effondrent pas toujours d'emblée, toutes à la fois. Néanmoins c'est spontanément qu'elles cèdent sous la poussée d'élans renouvelés.
161 L'âme embrasée d'amour, découvrant sa nature royale, s'écrie :
« Miens sont les cieux, la terre, les nations, miens les justes, les pécheurs... toutes les choses sont miennes ; Dieu lui-même est à moi et pour moi puisque le Christ est à moi tout entier pour moi. Alors, ô mon âme, que demandes-tu et que recherches-tu encore ? Tout cela est à toi et tout cela pour toi.
Ne te rabaisse pas au-dessous de cela, ne t'arrête pas aux miettes qui tombent de la table de ton Père. Dors et glorifie-toi en ce qui fait ta gloire ! Cache-toi en elle et réjouis-toi, et tu exauceras les aspirations de ton cœur. » Oracion del alma enamorada. Saint Jean de la Croix. Obras de San Juan de la Cruz, p. 817. Madrid, 1954.
162 Ici, p. [ ].
163 Vipāka, assimilation instantanée, cuisson forcée au feu divin.
164 « Plus un maitre est sage et puissant, disait aussi Eckhart, plus son oeuvre se réalise immédiatement... et plus elle est simple. » (P. 39.)
165 H. A., Huit stances sur l'Incomparable, p. 57.
166 Traduction inédite et presque intégrale des cinq premiers chapitres qui traitent des initiations internes, c'est-à-dire les plus hautes. Le Tantrasāra offre la « moelle » (sāra) ou le suc des Tantra et constitue un bref condensé du vaste Tantrāloka.
167 Elle correspond à la vision d'une multitude d'âmes individuelles — les purusa — d'où son nom. Par sa faute, l'évidence de la plénitude ayant disparu, on ne perçoit plus que des êtres fragmentés sous l'effet de l'impureté de finitude. Cette tare congénitale tient à une modalité dualisante de la conscience, le vikalpa, dichotomie inhérente à une perception condamnée à opposer moi et non-moi, sujet et objet. L'ignorance congénitale, responsable de la servitude, est éliminée par les diverses initiations des voies de la libération.
168 L'ignorance qui relève de l'intelligence doit absolument et dès le début faire place à une connaissance assurée, faite de détermination, que l'on peut puiser dans la lecture de textes sacrés ou dans la rencontre de bons maîtres.
Bien guidé par la certitude et la détermination « intellectuelles », l'on assouplit et l'on atténue sur les deux voies inférieures cette conscience différenciatrice en vue d'obtenir la conscience indifférenciée (nirvikalpa) dans laquelle se situe la voie supérieure. L'achèvement ultime permettra de saisir le différencié dans l'indifférencié et l'indifférencié dans le différencié.
L'originalité d'Abhinavagupta est d'insister sur cette forme d'ignorance pour deux raisons : d'une part, les pratiques ne pourraient la dissiper ; d'autre part, si on la remplace par la certitude juste, on peut à l'aide de celle-ci enrayer l'autre ignorance, habituellement considérée comme majeure.
169 Ce tantra est commenté par Abhinavagupta tout au long du Tantrāloka.
170 Cf. ici p. [ ].
171 Samāvesa est ici indifférencié, Bhairava étant ce qui engloutit l'univers différencié.
172 Pour donner quelque idée de cette indescriptible conscience indifférenciée, Abhinavagupta a recours à la métaphore du miroir. Son argumentation se développe en deux temps :
Il observe d'abord qu'un reflet ne se manifeste que mêlé à autre chose, tel le visage mêlé au miroir, mais les exemples qu'il prend suggèrent que les choses que nous percevons n'ont de réalité que mêlées à nos sens, à notre perception consciente.
De façon comparable, l'univers « se reflète dans la lumière du Seigneur » sans aucun objet original isolé, sans cause extérieure, la seule cause étant la liberté divine. La conscience infinie englobe tout, tel un immense miroir hors duquel rien n'existe, et les choses se déroulent sur sa paroi lumineuse, distinctes les unes des autres mais non distinctes de lui, toutes égales. Bien loin de l'âpre saisie complexe et fragmentée de la pensée dualisante, au sein de la divine lumière tout est là présent dans une légère, impondérable perfection.
173 Réaction par exemple à l'aspect de son visage dans le miroir.
174 Après l'aspect « lumière » (prakāsa) de l'absorption suprême, le texte envisage son aspect de prise de conscience (vimarsa). Car la prise de conscience de soi ne saurait être absente de l'Essence consciente, et la relation entre l'une et l'autre est dite « suprême matrice du son », c'est-à-dire source de l'émanation.
L'émission créatrice s'accomplit à partir de la pure lumière grâce aux prises de conscience phonématiques issues de la matrice du son. Portées sur la vibration sonore, elles déploient peu à peu le faisceau des énergies « qui départissent tout ce qui existe », allant de l'étape de la Pure Science jusqu'à celle de l'illusion où elles se réduisent à de simples phonèmes. Mais les prises de conscience de Śiva demeurent pures, ses énergies « bienheureuses », de sorte que finalement même les phonèmes « ressuscitent », ils vibrent et, recouvrant leur efficience, confèrent la libération.
175 Il est impossible de traduire ce passage sans éviter la tautologie. Plusieurs termes en sanskrit désignent ce que nous nommons « conscience ». Nous avons ici prakāsa, Lumière pure et uniforme au même plan que caitanya, Conscience absolue, puis cit et encore citi, conscience en son dynamisme. Avec la racine mrs — toucher, il y a conscience de soi avec les nuances variées de vimarsa, āmarsa, parāmarsa, āmarsana... Si prakāsa est toujours présent, vimarsa peut ne pas l'être en ce sens qu'elle est soit introvertie, soit extravertie
176 Nous ne donnons pas toute la description détaillée de cette émanation, notons seulement que les six premières voyelles relèvent du mouvement initial de 1a Conscience, celui du Je indifférencié. A, anuttara, l'Incomparable, est Śiva, A: Ananda, la béatitude, est l'énergie. I, icchā est le désir. I, la souveraineté, U, l’éclosion de la connaissance... Cf. S.S.v. II, 7., p. 66 sqq.
177 Cf. ici p. [ ].
178 Cf. Hymnes aux kāli.
179 Saktipāta, textuellement descente de l'énergie divine.
180 Jeu de mots sur ārpana, don mais aussi « fixé », agencé ; le don se référe à l'offrande extérieure mais il est « fixé » au sens profond de la racine verbale. Toutes ces choses offertes en sacrifice servent à épanouir la conscience, la voie de l'énergie ayant pour fin ce parfait épanouissement.
181 Le passage suivant étant trop technique, nous renvoyons aux Hymnes aux Kali.
182 Vapus est plus que le corps ordinaire qu'expriment les termes deha et tarira.
183 De pasu il devient pati.
184 Elle consume jusqu'aux résidus déposés par les choses en sorte que l'inconscient lui-même est purifié.
185 Hermès, nouvelle série, n° 1, « Les voies de la mystique », Ed. des Deux Océans, Paris, 224-233. [l’avant-propos et la traduction annotée du commentaire de Kuo an par Paul Petit sont suivi d’une analyse par Lilian Silburn].
186 Adaptation française de Paul Petit, parue dans la revue Commerce, cahier XXIV, été 1930, et aussi en plaquette avec des bois de Jean Bernard. Le texte est le même, mais les notes sont dans cette dernière plus développées, ce sont elles que nous donnons.
187 On sait que la vache a toujours été un animal sacré chez les Hindous qui voient en elle un symbole vivant de Prakriti, la Substance Universelle, Mère de tous les êtres et dispensatrice de tous les dons (dans ce dernier sens elle est Kāmādhenu, la « vache des désirs »). Dans le texte chinois la vache, qui représente la « Nature profonde » de l'être, la « Bouddhéité » de l'École, est prise dans une acception assez différente, et qui fait plutôt penser à la kundalinī tantrique et à I'« embryon » des taoïstes. Dans le Yi-king, le principe féminin, caractérisé par la docilité, est figuré par la jument (deuxième hexagramme), mais aussi par la vache (nieou) (trentième hexagramme). « Le naturel du boeuf, écrit Tcheng-Tse, est placide et soumis et, de plus, il s'agit d'animaux femelles ; cela exprime donc l'extrême soumission. » « La vache, ajoute Tchou-Hi, est un animal doux et soumis. » Dans notre texte la vache est loin d'être aussi docile ; cela tient au double aspect sous lequel elle peut être envisagée et dont nous dirons quelques mots plus loin (note p. 228). Suzuki parle, sans le préciser autrement, d'un Hināyāna-Sūtra qui décrit les onze manières de bien soigner cet animal. Nous signalerons aussi les trente-troisième et trente-quatrième discours du Majjhima-Nikāya, intitulés tous deux : « Le Gardeur de Vaches » (il s'agit de boeufs, vaches et taureaux mélangés ; comme l'allemand Rind le mot pāli n'indique pas le sexe). (N.d.T.)
188 Forme abrégée de Ch'anna, transcription chinoise du mot sanscrit Dhyāna (contemplation). (N.d.T.)
189 Cinquante ans après le travail de P. Petit, signalons le livre de Catherine Despeux : Le Chemin de l'Éveil, illustré par le dressage du buffle dans le bouddhisme Chan, le dressage du cheval dans le taoïsme et le dressage de l'éléphant dans le bouddhisme tibétain. L'Asiathèque, 1981.
190 Mot à mot : n'en étant pas empêché par les six racines des passions.
191 L'inspiration de ce passage me semble pouvoir être rapprochée de celle d'un des plus beaux poèmes du Vieillard sur le Mont-Omi de Claudel, La Terre-pure, encore que la vache dont il est question dans la Réflexion subséquente ne soit pas tout à fait la même que celle qui nous occupe ici. (N.d.T.)
192 La réalité spirituelle se défend ; il ne suffit pas de l'avoir dépistée, il faut la conquérir. Dans toute cette oeuvre le symbolisme de la vache est très subtil, au point que la vache des 4e et 5e étapes (la nature rebelle) ne semble pas être la même que celle des trois premières (la réalité spirituelle) et que les profanes peuvent se demander s'il ne s'agit pas d'une farce, bien chinoise, destinée à dérouter les esprits systématiques dont l'auteur ne se soucie pas d'avoir l'approbation. Les initiés néanmoins estiment, avec raison sans doute, que cette divergence n'est que superficielle et que l'unité profonde du symbolisme de la vache demeure intacte. Ce n'est pas, en effet, le moindre intérêt de ce grand texte de nous laisser entendre que les ordres les plus bas de réalité, ceux mêmes qui constituent les plus gros obstacles à notre progrès spirituel, peuvent, si nous savons les utiliser, devenir des points de départ et des points d'appui, et que, dans l'ascèse chinoise comme dans la catholique et comme dans le Laya-Yoga hindou, il s'agit moins d'une rupture avec la nature que d'une transformation ou, comme disent les alchimistes, d'une sublimation. Quoique opposés, Nature et Esprit correspondent, en effet, à deux aspects du même Principe qui est à la fois Démiurge et Sauveur. La Déesse, disent les Tantriques, est à la fois créatrice (srstirūpa) et libératrice (layātmikā), puissance d'ignorance (Avidyā-Sakti) et puissance de connaissance (Vidyā-Sakti). De même que, dans notre théologie catholique, le Verbe est à la fois Créateur et Rédempteur. La pensée orientale sépare rarement ces deux aspects qui, comme on le sait, sont en rapport avec les symboles doubles du Yin-Yang, Purusha-Prakriti, etc. (N.d.T.)
193 Ce membre de phrase semble avoir été purement et simplement omis dans la traduction anglaise de Suzuki. (N.d.T.)
194 L'animal dont il s'agit peut être buffle ou bufflesse, boeuf ou vache. Nous choisissons le buffle à cause de sa puissance et de sa violence. Contrairement à la vache le buffle peut être chevauché.
195 Cf. ici, p. [ ].
196 Hermès, Nouvelle série, n° 3, « Le Maître spirituel selon les traditions d’Occident et d’Orient », Ed. des Deux Océans, Paris, 121-138.
197 Indications bibliographiques :
Le Tantrasāra, résumé succinct du Tantrāloka par Abhinavagupta lui-même, traduit par Ranielo Gnoli, « Essenza dei Tantra », éd. P. Boringhieri, Torino, 1960.
« Recherches sur la symbolique et l'énergie de la Parole dans certains textes tantriques », par A. Padoux, 1963.
Le Paramārthasāra, d'Abhinavagupta, traduit par L. Silburn, 1957.
Le Vijñānabhairava, traduit par L. Silburn, 1961. Ces trois derniers ouvrages édités par de Boccard, Paris.
198 Nommé bhāvanāyajñānin, il diffère du cintāmayajñānin précédent ainsi que du premier, le shrautajñānin.
199 Disciple, « celui qui doit être instruit ».
200 Niruppāyasamāvesha, textuellement « compénétration qui se passe d'intermédiaire ou de moyen », mais pour la commodité nous traduirons samāvesha par communion. Cf. Ch. II. Sur les trois compénétrations, I, 169 sv. Les diverses sortes de grâce, XIII, 212.
201 Le prātibho guru, décrit p. [157].
202 Au sens très large du terme ; on ne peut en toute rigueur parler d'initiation même intérieure.
203 Via negativa ou voie du dépouillement.
204 On la qualifie de ferme et non plus d'extrêmement ferme comme elle se montrait dans la voie divine.
205 Le pur et l'impur, un des traits caractéristiques de la religion brahmanique, est le fantôme contre lequel se battent les non-illuminés.
206 Il s'agit d'une vibration sonore infiniment subtile nommée anahata nāda ou dhvani.*
207 De brahmasthāna à brahmasthāna ou brahmarandhra, du centre radical jusqu'au sommet du crâne.
208 Hermès, Nouvelle série, n° 3, « Le Maître spirituel selon les traditions d’Occident et d’Orient », Ed. des Deux Océans, Paris, 252-267.
209 Vie et chants de 'Brug-pa Kun-legs, le yogin. Traduit du tibétain et annoté par R.A. Stein. Maisonneuve et Larose, Paris 1972, p. 275.
210 Adeptes « flairés par l’énergie obnubilante » et dont l’éveil se ramène à des conceptions aussi futiles que le port de tel ou tel emblême (linga).
211 Tantrāloka XIV 10,11,12. Sur Abhinavagupta cf. ici p. 122.
212 Op. cit. Extraits des chapitres 1 et 27. Nous simplifions les notes.
213 La grue, blanche par-dessus, noire par-dessous, est le type de l’hypocrite. Immobile au bord de l'eau, elle guette le poisson, tout en semblant plongée en méditation. (N.d.T.)
214 Nous donnons ici la variante signalée en note.
215 Littéralement : « ils ont joué un coup de dés. » (N.d.T.)
216 En pleine connaissance de cause... (N.d.T.)
217 Dohākosa de Saraha, cité dans Le Bouddhisme. Textes traduits et présentés sous la direction de Lihan Silburn. Paris, Fayard, 1977. Stances 3, 4, 5, p. 337.
218 Ibid., st. 14 à 18.
219 Les Entretiens de Mazu, maître Chan du VIIIe siècle. Introduction, traduction et notes par Catherine Despeux. Paris, Les Deux Océans, 1980, pp. 44-45.
220 Entretiens de Lin-tsi. Traduits du chinois et commentés par Paul Demiéville. Paris, Fayard, collectif, Documents spirituels, 1972, S17. Les extraits qui suivent appartiennent respectivement aux paragraphes 19d. 30 et 20.
221 L'absence de pensée, ou non-pensée, comme le non-agir, fut au VIIIe siècle avec Chen-houei une formulation percutante et une excellente méthode. Au cours des siècles elle se sclérosa et, d'un instrument efficace entre les mains du maître, elle devint le but d'adeptes égarés.
222 The Zen Master Hakuin. Selecled writings. Translated by Philip B. Yampolski. Columbia University, Press, New York, 1971, pp 170-173.
223 La Sainte Bible. École biblique de Jérusalem. Rééd. 1973.
224 Les Oeuvres spirituelles du B. Père Jean de la Croix. Traduites d'Espagnol en Français par le R.P. Cyprien de la Nativité de la Vierge. Paris, chez Jacques d'Allin, M DC LXV. La Vive Flamme d'Amour. Explication du troisième verset, paragraphe VIII, pp. 379-380.
225 Page empruntée au beau discours sur l'état apostolique dont le lecteur trouvera d'autres extraits, ainsi que la référence, ici p. [224]. [réf. à : “Madame Guyon : L’expérience de la transmission et l’état apostolique” par Jacqueline Sebeo].
226 Op. cit., 1, 24 puis 21-22.
227 Lettres, tome III, CXXVII, p. 553-554.
228 Cf. la métaphore de la montagne; ici p. [11].
229 Cf. ici p. [ ].
230 J.-L. Michon, L'Autobiographie (Fahrasa) du Soufi marocain Ahmad Ibn 'Agîba 1747-1809. Archè, Milan, 1982.
231 Tantraloka, XIII, citptions et résumés des versets 317 à 345. Le véritable maître d'Ahhinavagupta était Sāmbunata, à qui il voua une infinie reconnaissance.
232 Hermès, Nouvelle série, n° 3, « Le Maître spirituel selon les traditions d’Occident et d’Orient », Ed. des Deux Océans, Paris, 275-291.
233 Tabaqāt al-Sūfiya. Cité par le Père de Beaurecueil, « Nous avons partagé le pain et le sel ». Éd. du Cerf.
234 Voir « Techniques de la transmission mystique dans le Shivaïsme du Cachemire ».
235 anupāya.
236 Le Cabaret de l'Amour, LXIV. Trad. Charlotte Vaudeville. Paris, Éd. Gallimard.
237 Il s'agit d'une séance particulière de transmission.
238 De l'arabe lawadjoh : mise en présence face à face.
239 Ce second témoignage est présenté par une Française qui fit un séjour de six semaines auprès du guru en 1964, et établi d'après les lettres qu'elle écrivit alors à sa famille.
240 Ces souvenirs qui remontent aux années 50, accompagnés d'une étude du rôle des maîtres de cette école, sont dus à une personne qui fit plusieurs longs séjours auprès du guru.
241 Adhikāra, charge, privilège accordé à qui en est digne.
242 En sanscrit upasadana « proximité », le maître et le disciple étant assis l'un en face de l’autre, assez proches, en silence et sans bouger.
243 Sahajāvasthā.
244 Hermès 4, « Tch’an, Zen racines et floraisons », Ed. des Deux Océans, Paris, 1985, 70-72.
245 Houei-neng, ici [“Le sūtra de l’Estrade”, extraits traduits dans le même volume Hermès 4], p. [190].
246 Ici, p. [ ].
247 Manuscrit non publié