Prière pure et Pureté du Coeur
PRIÈRE PURE ET PURETÉ DU CŒUR
Textes de SAINT GRÉGOIRE LE GRAND
& SAINT JEAN DE LA CROIX
groupés et illustrés par
DOM GEORGES LEFEBVRE
Moine de Ligugé
COPYRIGHT BY DESCLÉE DE BROUWER - PARIS 1953
Note de la réédition
Je réédite à l’usage d’amis un texte que nous n’avons pu retrouver en achat même d’occasion sur le Web.
Les notes sont données en petit corps ; de même également en petit corps les références marginales à Saint Grégoire.
Je souligne des passages que Lilian S. a marqué en marge d’un trait de crayon double, en ajoutant parfois entre crochets l’annotation marginale de L.
Dominique Tronc
PRIÈRE PURE ET PURETÉ DU CŒUR 3
LE TÉMOIGNAGE DE LA TRADITION 15
LE RENONCEMENT, CONDITION DE LA PRIÈRE 79
LA PURETÉ DU CŒUR, FRUIT DE LA PRIÈRE, PARCE QUE FRUIT DE LA GRACE 81
LE RENONCEMENT, EXIGENCE DE L'AMOUR 87
LE RENONCEMENT, CONDITION DE L'AMOUR 90
LA PURETÉ DU CŒUR, FRUIT DE L'AMOUR DE DIEU 101
« Portant le mystère de la foi dans une conscience pure. » I Tim. 3, 9.
LE MYSTÈRE DE LA GRÂCE
Toute la vie chrétienne a son point de départ en un fait, auquel nous devons adhérer par la foi : le fait que nous sommes appelés dans le Christ à participer à la vie même de Dieu et à entrer dans le mystère de son amour. Le chrétien, c'est l'homme à qui le mystère divin, cessant d'être une réalité inaccessible, est devenu intimement présent. Il porte en quelque manière en lui ce mystère. Plus exactement, c'est ce mystère qui nous porte, car nous vivons en lui: vivre, pour nous, c'est entrer en communion avec Dieu.
Nous nous trouvons ainsi placés en face d'une destinée qui dépasse infiniment tout ce qui est à notre mesure, à la portée de nos ellorts. Et sa loi fondamentale sera que nous ne pourrons la réaliser que par l'intervention en nous d'une force qui n'est pas de nous: la puissance de la grâce divine.
C'est dans le Christ que cette grâce nous est donnée; car c'est en lui que nous vivons, c'est son esprit qui agit en nous. Et, selon la loi propre de l'Incarnation, cette réalité invisible s'offre à nous sous des signes visibles: le Christ, sans doute, n'a vécu que quelques années d'une vie terrestre, mais l'Église reste jusqu'à la fin des temps le sacrement de sa présence, dans (10) lequel cette présence demeure pour nous perceptible et efficace. A travers l'Église et les gestes salutaires du Christ qu'elle ne cesse de renouveler, c'est avec lui que nous entrons en contact et c'est sa grâce que nous recevons.
Ces secours, extérieurs par le Sacrement qui nous les confère, intérieurs par le Christ qui nous en fait part, mais toujours essentiellement gratuits, et auxquels nous devons sans cesse recourir, nous rappellent assez combien la grâce est un don, combien la voie du Chrétien est au-dessus de ses forces, combien par conséquent l'oeuvre de notre progrès vers Dieu n'est pas notre oeuvre, mais l'oeuvre de la grâce du Christ, encore que nous ayons à la seconder en nous rendant souples et dociles.
La grâce est donc première. Il arrive que cela apparaisse clairement, quand son action est devenue profonde dans une âme vraiment dominée par elle ; c'est un peu comme si cette activité cachée de Dieu devenait perceptible. Mais cela demeure vrai, même quand rien ne nous permet d'en prendre conscience : être uni au Christ, même quand cette union est encore bien faiblement réalisée, c'est déjà vivre de sa vie. Et cela doit commander toute notre conception de la perfection chrétienne et de la voie par où il y faut tendre. Il ne nous est point demandé — et d'ailleurs nous n'y saurions parvenir — de réaliser quelque chose par nous-même, d'édifier à force de bras une sainteté de notre choix ; notre tâche est plus simple, mais aussi plus délicate. Il s'agit de nous plier à l'action de la grâce, de nous y rendre dociles — et cela, évidemment, n'ira pas sans travail, un travail patient et persévérant — pour que s'accomplisse en nous l'oeuvre divine.
Or, parmi toutes ces activités qui seront nôtres, sans être de nous, on pressent qu'il en est une qui les dépasse toutes en importance et qui, en une certaine manière, les conditionne, c'est la prière. Néanmoins, pas plus que le coeur ne peut vivre seul, bien qu'il répande la vie dans tout le corps, la prière ne peut se maintenir sans le soutien d'un constant effort de renoncement à soi-même. C'est donc ce double aspect de notre recherche de Dieu que nous aurons à envisager.
Mais il nous reste auparavant à indiquer brièvement le tracé du chemin que nous allons prendre [voie], et à dire à la suite de quels guides nous voulons nous y engager.
« Quand vous priez, ne faites pas comme les hypocrites, qui aiment à prier bien en évidence dans les synagogues et au coin des places, afin d'être vus des hommes. En vérité, je vous le dis, ils ont déjà leur récompense. Pour toi, quand tu veux prier, entre dans ta pièce la plus retirée, ferme la porte à clef, et prie ton Père qui est présent dans le secret ; et ton Père, qui voit dans le secret, te le revaudra. » Mt. VI, 5-6.
C'est à cette parole du Christ que toute la tradition monastique fait écho lorsqu'elle place la perfection de la prière dans la pureté, dans la simplicité. Lorsque Cassien après les Pères du désert, et saint Benoît après Cassien parlent de la « prière pure », oratio pura, c'est pour désigner la prière arrivée à sa perfection, là où se réalise l'union de l'âme avec son Dieu. Ce terme, si voisin pour eux de celui de « pureté du coeur », puritas cordis, par lequel ils désignent le parfait renoncement, suffit à montrer quelle notion élevée ils avaient de la prière. Pour ces hommes, pourtant si amis du merveilleux, ce ne sont point les manifestations éclatantes ni les rejaillissements miraculeux qui la constituent ou en garantissent l'authenticité. [siddhi]. Ils la reconnaissent à ce qu'elle est simple, pure, dépouillée, secrète, spontanée enfin, comme il convient à un pur élan de l'âme vers son Dieu.
Pour pressentir quelque chose de cette prière pure, nous réunirons d'abord un choix des textes où saint Grégoire le Grand nous la décrit à sa manière si évocatrice, si pleine de fraîcheur, nous dirions volontiers de candeur. Nul mieux que lui n'a su, sans le chercher, la suggérer, en donner le goût.
Mais pour en deviner le secret, et en découvrir le véritable sens, c'est saint Jean de la Croix, nous semble-t-il, qui, mieux que tout autre, par son analyse pénétrante, peut nous servir de guide. C'est pourquoi, sans prétendre donner ici un exposé de sa doctrine, nous présenterons, reliées par un discret commentaire, quelques-unes de ses pages les plus caractéristiques.
Au surplus, cette confrontation des deux grands mystiques — hommes, d'ailleurs, si différents par la manière de penser, et par leur génie même, si distants l'un de l'autre par l'époque où ils ont vécu et le genre d'activité qu'ils ont exercée dans l'Église — cette confrontation apportera une charmante révélation, celle de l' harmonie profonde entre leurs deux voix, mieux entre leurs deux âmes exceptionnellement pures, exceptionnellement transparentes à la lumière de la même grâce.
Ayant ainsi entrevu, à travers leurs témoignages (14) concordants, le terme vers lequel nous devons tendre, il nous sera plus facile de discerner la route qui y conduit et de tracer les grandes lignes de ce que doit être notre vie de prière.
C'est en suivant une marche parallèle que nous traiterons ensuite de la pureté du coeur : après avoir demandé à saint Grégoire le Grand de nous la décrire, nous considérerons de plus près l'enseignement de saint Jean de la Croix, le Docteur du renoncement, du « tout » et du « rien », sur lequel nous nous appuierons pour dégager quelques caractères essentiels d'une ascèse vraiment chrétienne.
Puis, pour conclure cette étude, et en élargir les horizons, nous dirons en quelles perspectives doit se placer notre e7ort personnel de recherche de Dieu. Pour cela, nous reviendrons à saint Grégoire le Grand, lui demandant de nous suggérer quelques réflexions sur le mystère de la communion des Saints.
Précisons enfin que notre intention n'est pas de tenter un exposé systématique de la doctrine de saint Grégoire le Grand et de saint Jean de la Croix. Notre but est plutôt de proposer quelques réflexions qui s'inspirent des textes que nous leur emprunterons, d'indiquer les grandes lignes d'une orientation spirituelle qui nous semble en harmonie avec leur enseignement.
Lorsque saint Grégoire le Grand nous parle de la prière, il le fait d'une façon qui ressemble beaucoup moins à l'exposé systématique d'un enseignement doctrinal qu'à l'expression toute libre et spontanée d'une expérience vécue. Aussi nous a-t-il paru que le meilleur moyen de pénétrer sa pensée serait encore d'écouter la parole même du saint Pape, le laissant s'exprimer à sa manière, toute simple et familière, qui est celle des Pères de l'Église. Les grandes lignes de sa doctrine se laisseront ainsi deviner à travers des textes qui, tous, lui sont empruntés, mais qui se trouvent réunis en une mosaïque où sont plus d'une fois fondus en un seul des passages recueillis en des endroits différents de ses oeuvres 1. Une telle méthode, nous semble-t-il, permettra de mieux atteindre dans sa réalité vivante une pensée qu'un commentaire risquerait d'appauvrir, tant il pourrait difficilement en sauvegarder les nuances, lui conserver sa fraîcheur.
Nous réserverons donc ce commentaire au chapitre suivant, où saint Jean de la Croix nous livrera un exposé doctrinal plus précis, plus didactique.
1. Voulant éviter tout ce qui eût pu alourdir la présentation de ces textes ou en rompre l'unité, nous avons cru pouvoir nous contenter d'indiquer en marge les références.
PRIÈRE PURE
Ici, nous nous contenterons de demander à saint Grégoire de nous préparer, en nous mettant dans une atmosphère de prière, à recevoir l'enseignement du grand Docteur du Carmel.
sur Ézéchiel, 1. 2, Homélie 2, 28
Si nous considérons la porte qui donne accès à la connaissance de Dieu, nous dirons que la vie active en est le seuil extérieur et la vie contemplative le vestibule intérieur sur lequel elle s'ouvre. Par la première, en effet, nous marchons dans la foi, tandis que la seconde nous fait courir vers la vision ; la première nous dirige dans les choses extérieures, afin que notre vie soit sainte, la seconde nous conduit intérieurement d'une vie sainte aux joies de l'éternité : elle introduit l'âme aux joies secrètes
Éz., 2, 5, 16
de la paix intérieure, en laquelle, si nous ne voyons pas encore briller en sa plénitude la lumière de la vérité, notre esprit pourtant semble s'être comme entrouvert pour en laisser pénétrer en lui quelques rayons.
Morales sur Job, L 31, 101
Si vigoureusement que s'élance vers Dieu le pur élan de notre désir, nous ne pouvons nullement contempler comme de près celui dont l'immense clarté nous reste inaccessible. Les brumes de notre corruption nous maintiennent en effet dans notre obscurité, bien loin de l'incorruptible lumière. Mais que nous puissions ainsi en entrevoir quelque chose, bien qu'elle-même, telle qu'elle est dans sa plénitude, elle nous demeure cachée, cela du moins nous permet de comprendre combien elle demeure loin de nous. Si nous n'en voyions rien, nous ne saurions pas combien elle est éloignée de toutes nos pensées. Si au contraire nous la contemplions dans une parfaite clarté, ce ne serait plus la deviner à travers les ombres. Donc, puisqu'on ne peut dire que nous le voyons vraiment, ni qu'il nous soit entièrement caché, c'est avec raison que l'on affirme que nous apercevons Dieu comme de loin.
Éz., 2, 2, 12 et 13; 1, 6, 5
Dieu est saisi dans l'intimité d'une connaissance tout intérieure chaque fois que, par l'infusion de la grâce de la contemplation, un léger et furtif rayon de la lumière illimitée parvient jusqu'à nous et nous éclaire un instant. [intériorité]
Dans les « fenêtres obliques », le côté extérieur par Éz., 2, 5, 17 où entre la lumière est étroit, mais le côté intérieur est plus large, afin de la recevoir plus abondamment. De même, l'âme de celui qui contemple : bien qu'elle perçoive à peine un léger reflet de la véritable lumière, elle s'en trouve largement éclairée et tout en elle semble se dilater dans le rayonnement de cette divine clarté. Sans doute, même ce que l'âme entrevoit, elle peut à peine s'en saisir, et ce qu'elle devine des choses éternelles n'est presque rien, mais ce rien
PRIÈRE PURE
suffit à dilater le coeur dans l'ardeur de la ferveur et de l'amour, et tout dans l'âme semble s'élargir du fait de la lumière de vérité qui pénètre en elle comme à travers une étroite fissure.
Job, 5, 66
Il est écrit que Dieu ne se trouvait ni dans le feu, ni dans le vent fort et violent, mais qu'il était présent dans un murmure doux et léger, pour exprimer que, l'esprit étant suspendu dans les hauteurs sublimes de la contemplation, tout ce qu'il peut considérer dans une absolue clarté n'est pas. Dieu ; mais, qu'il lui semble entendre quelque chose de ténu et d'à peine saisissable, c'est alors qu'il perçoit dans un murmure un peu de l'incompréhensible substance des choses éternelles. En effet, lorsque nous comprenons que nous ne pouvons rien connaître parfaitement au sujet de Dieu, c'est alors que nous connaissons vraiment quelque chose de lui.
Job, 24, 11
L'éclair étincelant de la lumière divine resplendissant soudain en elle, l'âme se trouve tout illuminée. Elle est comme absorbée dans un bonheur paisible et dans le sentiment d'une grande sécurité ; transportée au delà des déficiences de la vie présente, elle jouit en quelque sorte d'un renouvellement de tout son être. C'est alors que, rafraîchi d'une rosée céleste dont Dieu même est la source, l'esprit se recueille dans le sentiment de son insuffisance à l'égard des réalités jusqu'auxquelles il se trouve élevé et, se sentant en contact avec la vérité, il voit clairement qu'il n'en peut voir l'immensité. Il s'en estime d'autant plus éloigné qu'il s'en approche davantage, car, s'il n'en percevait rien, il ne pourrait comprendre qu'il lui est impossible de la contempler sans voiles.
Éz., 1, 8, 17
Devant l'immensité des secrets qui lui restent cachés, l'esprit reconnaît que ce qu'il entrevoit est bien peu de chose, et tout au sentiment de l'immense élévation de la divine lumière, il considère combien elle est au delà du faible rayon qui en parvient jusqu'à lui.
Ez., 1, 8, 16
Que l'âme fixe l'oeil de sa foi sur la seule lumière incréée, dont elle peut pressentir combien elle est illimitée et incompréhensible, bien qu'elle ne la puisse contempler dans une claire vision.
Job, 24, 12
Lorsque son effort se tend vers cette divine clarté, entourée de toute part de sa lumineuse immensité, elle se trouve comme rejetée en arrière et retombe dans son impuissance. Car c'est une lumière qui contient tout, qui enveloppe et déborde tout, aussi notre esprit ne peut se dilater au point d'embrasser l'immensité sans limites dont il se sent entouré, mais, cherchant à s'en saisir, il la rétrécit toujours aux bornes étroites de son indigence. C'est pourquoi l'âme retombe bien vite sur elle-même, et s'étant (22) à peine élevée jusqu'à entrevoir quelques indices de vérité, elle se retrouve au fond de sa bassesse. Ce qu'elle atteint dans sa contemplation, ce n'est pas une vision ferme et permanente, mais c'est pour ainsi dire quelque chose qui a seulement quelque ressemblance avec la vision véritable.
Job, 8, 5 0 Éz., 2, 2, 8
Il ne nous est pas permis de nous rassasier de la lumière divine, dont nous est accordé seulement un léger avant-goût. Étant encore en cette vie, nous ne pouvons qu'éprouver un simple commencement de la joie intérieure de la contemplation.
Job, 5, 53
Mais l'âme ne peut supporter l'admirable douceur qu'elle a goûtée dans l'ombre d'une vision incertaine. C'est comme le murmure d'un souffle léger qui l'a caressée lorsque, dans une rapide contemplation, elle a soudain éprouvé la saveur de la vérité que rien ne peut contenir.
Job, 24, 11
La joie de la patrie céleste s'ouvre aux yeux du coeur, lorsqu'ils sont purs, afin que dans cette joie et
Éz., 2, 2, 13
par elle nous contemplions, plus clairement manifestées, les réalités que nous cherchons, et que nous les saisissions dans une intime suavité.
Éz., 2, 2, 12 et 14
C'est en connaissant et en éprouvant quelque chose de la lumière insaisissable que l'âme en devine la saveur.
En cette contemplation, déjà, elle goûte la suavité de la joie que l'on trouve dans le repos intérieur.
Job, 5, 58
En cette intime douceur, elle s'enflamme d'amour, elle s'efforce de s'élever au-dessus d'elle-même, brisée, elle retombe dans les ténèbres de son infirmité, et, triomphant enfin, elle comprend qu'elle ne peut voir l'objet de son ardent amour, mais qu'elle ne l'aimerait pas avec une telle ardeur si elle ne le voyait pas en quelque manière. [trois traits marginaux !]
Éz., 2, 5, 1
Elle découvre les joies de la divine clarté.
Job 5, 58
L'âme ne demeure pas non plus bien longtemps fixée dans la suavité intérieure de la contemplation, car,
Job, 23, 43
repoussée par l'immensité même de la lumière, elle se trouve rappelée à elle-même. Parfois, elle est admise à goûter la saveur inaccoutumée d'une intime douceur. Elle essaie d'y demeurer recueillie, mais repoussée par sa force même vers sa propre faiblesse, et voyant qu'elle n'en peut contempler la pureté, elle pleure doucement et se couvre des larmes que lui fait verser sur elle-même le sentiment qu'elle a de son infirmité. L'esprit ne peut davantage tenir s:-)n regard fixé sur la vision intérieure qui lui est apparue comme dans un éclair, car il se trouve comme ramené en arrière par le poids de ses anciennes habitudes. Parmi ces efforts pour s'élever au-dessus d'elle-même, (24) l'âme se fatigue et s'essouffle, et, vaincue par la lutte, elle retombe dans ses ténèbres familières.
Job 10, 31
L'esprit peut rester fixé sans défaillance dans les oeuvres de la vie active, mais vaincu par le poids de son infirmité, il s'épuise bien vite dans l'exercice de la vie contemplative. La première est d'autant plus ferme et stable qu'elle s'étend aux réalités toutes proches de nous qui concernent le service du prochain, la seconde d'autant plus fragile et transitoire que, franchissant les limites où nous enferme notre corps charnel, elle tente de s'évader au-dessus d'elle-même. La première se dirige sur des chemins unis, où elle peut avancer d'un pas assuré, la seconde, parce qu'elle veut, se dépassant elle-même, atteindre jusqu'aux cieux, n'en retombe que plus vite, vaincue par son effort. Pourtant, et bien que l'âme ne s'élève que par moments jusqu'à la contemplation, on peut affirmer sans aucun doute qu'elle y demeure fixée fermement et sans défaillance puisque, ne pouvant s'y maintenir du fait de sa faiblesse, elle y revient sans cesse par de nouveaux efforts. On ne peut dire qu'elle ne s'y maintienne pas d'une façon stable puisque, si elle la laisse souvent échapper, chaque fois qu'elle la perd, elle se remet à sa recherche.
Job 35, 3
Que signifient les ailes des animaux, sinon la contemplation des saints, qui les fait monter jusqu'au ciel ? Mais il est écrit qu'au son de la voix qui se fait entendre au-dessus de leur tête par delà le firmament, se tenant immobiles, ils replient leurs ailes, car, lorsqu'ils entendent intérieurement la voix de la divine sagesse, ils arrêtent leur vol, voyant qu'ils ne peuvent s'élever jusqu'à contempler les hauteurs sublimes de la vérité.
Ez. 2, 5, 18
Celui dont le coeur est plein des choses intérieures peut recevoir la lumière de la contemplation. Mais celui qui se laisse envahir par les choses du dehors ignorera toujours ce que peut être la clarté ténue et délicate de cette intime lumière. Car ce n'est pas dans des images de choses corporelles que peut être reçue l'infusion de la lumière incorporelle et lorsqu'on ne songe qu'aux choses visibles, la lumière invisible ne peut pénétrer jusqu'à l'esprit.
Job, 23, 42
L'âme parfaite éprouve plus habituellement des sentiments de componction, parce que, chassant toutes les images corporelles qui cherchent à s'imposer à elle, elle fixe fermement l'oeil de son coeur sur la rayonnante lumière qu'aucune d'entre elles ne peut enserrer dans ses limites. Car c'est à cause de l'infirmité de son corps qu'elle a laissé pénétrer en elle ces figures des choses matérielles, (26) et, parvenue à une parfaite componction, elle veille avec le plus grand soin à ne pas se laisser décevoir dans la recherche de la vérité par quelqu'une de ces visions qui se laissent circonscrire dans une image, mais elle chasse toutes celles qui se présentent à elle. Par elles, en effet, elle est tombée en dessous d'elle-même, et, sans elles, elle s'efforce de s'élever au-dessus d'elle-même. Après s'être laissée disperser par une si grande diversité elle essaie de se recueillir dans l'unité afin de parvenir, si la force de son amour peut l'emporter, jusqu'à la contemplation de l'être unique et incorporel.
Ez., 2, 5, 8
Les deux portes se touchent car par l'entrée dans la foi s'ouvre l'entrée dans la vision de Dieu. Mais si quelqu'un veut, dès cette vie, être admis à l'une et à l'autre, cela même ne peut être traité d'ambition déraisonnable. Souvent, en effet, nous voulons considérer l'invisible nature du Dieu tout-puissant et nous n'y pouvons parvenir ; mais l'âme fatiguée par ces difficultés revient à elle et trouve en elle-même les degrés par lesquels elle peut monter plus haut. C'est vers elle qu'elle tourne d'abord son regard afin de s'élever par là jusqu'à considérer, dans la mesure où cela lui est possible, la nature qui est au-dessus de la sienne. Mais si l'esprit est dispersé au milieu des images corporelles il ne peut prêter attention ni à lui-même, ni à la nature de l'âme, car toutes les pensées parmi lesquelles il erre sont autant d'obstacles qui l'aveuglent. Le premier degré qu'il 9 doit gravir est donc de se recueillir en lui-même, le second de se considérer tel qu'il est dans ce recueillement intérieur, le troisième de s'élever au-dessus de lui-même en se tenant ouvert à la contemplation du créateur invisible vers lequel se dirige son regard. Mais l'âme ne peut se recueillir ainsi en elle-même si elle ne commence par se dépouiller de tous les phantasmes des choses terrestres et des choses célestes, car elle cherche à se découvrir telle qu'elle est intérieurement, vide de toutes ces images, telle que Dieu l'a créée, inférieure à lui mais supérieure au corps, vivifiée par celui qui est au-dessus d'elle et vivifiant celui qui est au-dessous d'elle. L'âme a donc franchi un premier pas lorsqu'elle se voit purifiée de toutes les images qui lui viennent du corps, mais elle doit en franchir un autre en s'élevant jusqu'à contempler quelque chose de la nature divine. L'âme est dans le corps comme étant la vie de ce corps, mais Dieu qui vivifie toutes choses est la vie des âmes, et si la vie vivifiée est quelque chose de si grand qu'on ne peut la comprendre, quelle intelligence pourra donc embrasser de son regard l'infinie majesté de la vie vivifiante ? Mais considérer cela et en prendre conscience, c'est (28) déjà en quelque façon entrer dans la connaissance de Dieu, car l'estime de sa propre dignité laisse entrevoir à l'âme enfermée dans un corps ce qu'elle doit penser de l'esprit que rien ne peut contenir.
Ez., 2, 5, 18
Quiconque désire la lumière de la contemplation doit veiller avec un très grand soin à se maintenir dans l'humilité, à ne jamais s'enorgueillir de la grâce qu'il reçoit. Qu'il considère ces « fenêtres obliques », qui sont l'image des âmes contemplatives. De même que par ces fenêtres la lumière entre, mais le voleur ne peut pénétrer, de même l'esprit doit s'ouvrir à l'intelligence des choses qu'il contemple, mais rester
Job, 30, 64
fermé à l'élèvement de l'orgueil. Car plus les saints s'abaissent en se méprisant eux-mêmes, plus la grâce de la contemplation les nourrit intérieurement de révélations célestes.
Job, 35, 3
Replier ses ailes au son de la voix qui vient d'en haut, c'est, ayant atteint une certaine connaissance de la puissance divine, abaisser et effacer devant elle ses propres forces et, considérant la Majesté du Créateur, n'avoir plus que d'humbles sentiments de soi-même. Lorsque les saints entendent les paroles divines, ils progressent d'autant plus dans la contemplation que, se méprisant eux-mêmes, ils se comptent pour rien.
Éz., 1, 8, 17
Lorsque la voix se fait entendre au-dessus du firmament, les animaux se tiennent immobiles et replient leurs ailes parce que lorsque l'âme sainte absorbée dans la contemplation considère la puissance du Créateur, elle sent combien par elle-même elle ne peut rien, et se fait d'autant plus humble que lui paraît plus élevé ce qui est au-dessus des anges.
Éz., 2, 2, 3
La componction et la contemplation élèvent l'âme vers Dieu, mais le poids de la tentation la fait retomber sur elle-même, la tentation l'appesantissant de peur que la contemplation ne l'enfle d'orgueil, et la contemplation la soutenant de peur qu'elle ne soit submergée par la tentation. Car, si la contemplation l'élevait au point qu'elle ne connut plus aucune tentation, elle succomberait à l'orgueil, et si la tentation l'oppressait au point qu'elle ne puisse plus trouver aucun soulagement dans la contemplation, elle tomberait dans le péché. Mais par une heureuse dispensation elle est maintenue dans un juste milieu, où elle évite et de s'enorgueillir du bien et de tomber dans le mal.
Éz., 2, 2, 14
Tant que nous vivons en cette chair mortelle, nul ne peut s'avancer dans la perfection de la vie contemplative au point d'en venir à fixer son regard sur le rayon même de la lumière incirconscrite. Dieu
30 SAINT GRÉGOIRE LE GRAND
ne peut être aperçu dans tout l'éclat de sa claire lumière, mais l'âme, entrevoyant quelque chose qui en porte un reflet, reçoit des forces nouvelles qui lui permettent de progresser jusqu'à ce qu'enfin elle atteigne un jour la gloire de la vision. C'est pourquoi il est écrit que ce qui est en dessous de Dieu remplit le temple parce que, lorsque l'esprit s'exerce à la contemplation, il ne voit pas encore ce que Dieu est en lui-même, mais seulement quelque chose qui est en dessous de lui.
Job, 23, 39
Les saints, tant qu'ils sont en cette vie, entrevoient les secrets de la nature divine comme à travers l'écran d'une image imparfaite, mais ils ne les contemplent pas clairement encore, tels qu'ils sont dans leur réalité. La vie présente, en effet, est une nuit, et, tant que nous y demeurons, chaque fois que nous nous tournons vers les choses intérieures, nous ne pouvons que les entrevoir confusément dans l'ombre d'images incertaines. Celui-là donc se rend compte qu'il est dans la nuit et que sa vision est imparfaite, qui désire ardemment parvenir au matin afin de contempler Dieu dans sa clarté.
Alors nous serons vraiment libres lorsque notre adoption nous aura fait parvenir jusqu'à la gloire des enfants de Dieu. Jusque-là, non seulement la vie active est dans la servitude, mais la contemplation elle-même qui nous élève au-dessus de notre nature n'atteint pas la liberté parfaite, et ne fait que l'imiter, car la paix intérieure que nous y goûtons est pour nous pleine de mystères qui nous restent cachés.
Job, 5, 52-53
Aussi longtemps que nous oppresse l'infirmité de la chair, nous ne pouvons voir la clarté de la divine sagesse, telle qu'elle est dans sa parfaite immutabilité, car l'infirmité de notre regard est incapable de soutenir l'intolérable éclat du rayon de lumière éternelle qui brille au-dessus de nous. Quand donc Dieu se révèle à travers les bribes de vérité que la contemplation laisse percer jusqu'à notre esprit, il ne nous parle pas : c'est un simple murmure qu'il nous fait entendre, puisque tout en nous manifestant quelque chose de lui-même, il ne se livre pas pleinement à nous. Alors seulement il ne se contentera plus de murmurer, mais nous parlera, lorsqu'il se révélera dans une claire vision.
Ici-bas, avec quelque vigueur que progresse notre esprit, jamais il ne parviendra à rien saisir des réalités éternelles dans une lumière sans ombre, il ne peut que les entrevoir à travers la brume d'images imparfaites. Le nuage de notre corruption s'interpose entre nous et le rayonnement du soleil intérieur, aussi son immuable lumière ne parvient-elle pas jusqu'aux yeux infirmes de notre âme, telle qu'elle est dans tout son éclat.
Éz., 2, 2, 9
Pourquoi la part choisie par Marie est la meilleure, c'est ce qui nous est indiqué par ces mots :
Éz., 1, 3, 9
« qui ne lui sera pas enlevée ». Quelque bonne que soit la vie active, la vie contemplative est meilleure parce que, tandis que celle-là cesse avec la vie mortelle, celle-ci s'épanouit plus pleinement dans la vie
És., 2, 2, 9
immortelle. La vie active s'achève avec le siècle présent, mais la vie contemplative ne fait que commencer en ce monde pour atteindre sa perfection dans la céleste patrie, car le feu de l'amour qui commence à brûler ici-bas lancera des flammes plus ardentes lorsque nous verrons face à face celui qui en est l'objet. La vie contemplative, donc, bien loin de nous être enlevée, recevra toute sa perfection lorsque nous sera retirée la lumière du siècle présent.
Job, 10, 13
Alors, en effet, le Dieu Tout-Puissant se manifestera à nous dans une connaissance sans voiles, lorsque, la corruption de notre nature mortelle étant entièrement anéantie, introduits par lui dans la claire lumière de sa divinité, nous le verrons face à face.
És., 1, 3, 9
La vie contemplative est plus méritoire que la vie active, parce que, tandis que celle-ci se livre aux travaux de la vie présente, celle-là goûte déjà, dans une intime suavité, le repos de la vie future. Et, bien que les oeuvres que nous pouvons accomplir soient bonnes, la contemplation est meilleure, qui nous élève jusqu'au ciel sur les ailes du désir.
Job, 23, 41
Car, après la vision de la lumière intérieure, qui lui est apparue dans le rayon de clarté qu'a fait briller en elle la grâce de la contemplation, l'âme revient à elle-même et reconnaît quels sont les biens qui lui manquent, et les maux qui l'accablent. Nul, en effet, ne peut comprendre vraiment les maux de la vie présente s'il n'a goûté dans la contemplation la saveur des biens éternels.
Éz., 2, 1, 16
Celui qui entend les paroles de Dieu doit avoir toujours les yeux du coeur tournés vers la porte du ciel et songer sans cesse à l'heure où il quittera cette vie et sera admis aux joies éternelles. Avoir les yeux tournés vers cette porte, c'est mépriser la prison où notre corps charnel nous enferme, et dépasser les limites de notre condition mortelle par le désir de l'immortalité, c'est tendre à la liberté dans la lumière, soupirer après les joies de la patrie céleste. Lorsque nous désirons passer des réalités temporelles aux éternelles, nous tournons le dos en quelque sorte à la vie présente et notre coeur regarde vers la délivrance à laquelle nous soupirons.
Job. 30, 55
Parce que, tant qu'ils vivent sous la tente de cette vie, les saints brûlent chaque jour du désir ardent de la patrie céleste, il est dit qu'ils habitent « dans une terre de sel ». En effet, l'ardeur de leur désir s'accroît sans cesse afin qu'ils aient toujours plus soif et qu'ayant soif ils reçoivent l'eau de la grâce qui les désaltère.
Job, 31, 100
L'esprit tourne son regard vers la gloire de la divine majesté qu'il voudrait contempler ; tant qu'il ne peut l'atteindre dans une claire vision il ne peut être rassasié, mais cette bienheureuse vision le rassasiera pleinement.
Ez., 2, 1, 18
Nous donc, frères très chers, qui par la mort, la résurrection et l'ascension de notre Rédempteur, avons déjà appris à connaître les joies éternelles, tournons le dos à la corruption de cette vie temporelle et que notre coeur regarde vers la liberté de la céleste patrie. Nous sentons cependant peser encore sur nous bien des soucis inhérents à cette vie mortelle ; ne pouvant donc nous évader complètement de cette caverne où nous habitons, tenons-nous du moins auprès de l'entrée, tout prêts à en sortir heureusement par la grâce de notre Rédempteur.
Éz., 2, 2, 8
La vie contemplative consiste à garder son coeur plein de l'amour de Dieu et du prochain, en s'abstenant pourtant de toute oeuvre extérieure pour se tenir attaché au seul désir du divin auteur de toutes choses, de telle façon que l'âme ne se plaît plus à agir au dehors, mais, délivrée de tout autre souci, elle brûle du seul désir de contempler le visage de son Créateur. Elle a appris à ne porter qu'à regret le poids de cette chair corruptible, à ne plus soupirer qu'après le bonheur de s'associer au chant des hymnes angéliques, d'être admise parmi les habitants du ciel et de jouir auprès de Dieu d'une vie éternellement incorruptible.
Sur l'Évangile, 1. 2, Homélie 87, 1
Si nous considérons combien grandes et magnifiques sont les choses qui nous sont réservées dans les cieux, toutes celles qui se peuvent posséder en ce monde nous paraîtront comme rien. Car, en comparaison de la céleste félicité, tout ce qui participe à l'infirmité de la nature terrestre est pour nous un fardeau et non pas un soutien. La vie temporelle, comparée à celle qui est éternelle, apparaît comme une mort et non comme une vie. Les déficiences de cette chair corruptible, qui se font sentir à nous chaque jour, que sont-elles autre chose qu'une mort prolongée ? Et quelle langue pourrait exprimer, quelle intelligence comprendre l'étendue du bonheur qui se goûte dans la patrie céleste : être mêlé aux choeurs des anges, être avec les esprits bienheureux le témoin de la gloire du Créateur, se trouver en la présence de Dieu et contempler son visage, voir dans toute sa clarté la lumière dont l'éclat sans limite déborde tout regard, ne plus craindre la mort et jouir d'une éternelle incorruptibilité ? A cette seule pensée, l'âme s'enflamme du désir d'être déjà là où elle espère posséder un bonheur sans fin, mais elle ne peut parvenir à une si grande récompense que par de grands labeurs. Qu'elle se laisse donc attirer par de si magnifiques promesses, et qu'elle ne se laisse pas décourager par la lutte et par les fatigues. (36)
Les pages qui précèdent — et qui sont empruntées à plusieurs des oeuvres maîtresses de saint Grégoire le Grand : Morales sur Job, Homélies sur Ézéchiel et Homélies sur l'Évangile — nous proposent une notion de la prière qu'il nous reste maintenant à éclairer à la lumière de quelques textes de saint Jean de la Croix. Dans le parallélisme qui apparaîtra ainsi entre la pensée des deux grands Docteurs mystiques, nous aimerons à reconnaître un témoignage de l'unité d'une tradition qui, nous l'avons dit, remonte jusqu'à Cassien et, par lui, jusqu'aux origines du monachisme.
Dieu est un Dieu caché : il est au-dessus de toute intelligence, au delà de toutes nos pensées : « Les vérités révélées par Dieu même, écrit saint Jean de la Croix, sont au-dessus de toute lumière naturelle et surpassent tout entendement humain, sans proportion. » Aucune image ou représentation ne peut nous donner vraiment une idée de Dieu, car aucune n'a de proportion avec lui. Nous sommes « comme l'aveugle-né qui n'a jamais vu aucune couleur ». On peut bien les lui décrire, « leur nom lui demeurerait, parce qu'il l'a pu recevoir par l'ouïe, mais la forme et la figure, non : car il ne l'a pas vue » (Montée, 1. II, ch. 3) 1. Tel est le centre même de la doctrine de saint Jean de la Croix : un sentiment profond de la transcendance de Dieu.
Ce n'est pas à dire qu'il nous soit inaccessible, mais la seule voie qui conduit à lui est celle de la charité — ou de la « Foi pure », mais ce terme ne désigne-t-il pas ce qu'il y a de plus profond dans la charité, dans l'adhésion totale de l'âme à son Dieu ? — Dans et par la charité, l'âme trouvera un certain contact
1. Toutes nos citations de saint Jean de la Croix sont empruntées à la traduction du R. P. Cyprien de la Nativité, revue par le R. P. Lucien-Marie de Saint-Joseph.
avec Dieu, un sens, un pressentiment de Dieu qui est le fruit de l'amour.
« Bien que les visions de substances spirituelles ne se puissent voir sûrement et clairement en cette vie avec l'entendement, elles se peuvent néanmoins sentir en la substance de l'âme » (Montée, 1. II, ch. 24). « Sentir », que ce mot ne nous trompe point : « Cet amour n'a pas son siège au sens avec tendresse, mais en l'âme avec force » (ibid., ch. 26) ; c'est « une affection de la volonté, un sentiment spirituel », aussi saint Jean de la Croix ira-t-il jusqu'à dire que c'est « la volonté (qui) reçoit librement cette connaissance générale et confuse de Dieu... le repos et la paix divine lui seront infusés dans l'âme avec des admirables et sublimes connaissances de Dieu, enveloppées dans l'amour divin. [trois traits marginaux] » (Montée, 1. II, ch. 15)1.
Si Dieu peut être atteint, ce n'est donc pas par mode de connaissance pure, de claire vision, mais par un certain sens de Dieu qui est le fruit de la
1. Saint Grégoire le Grand mélangera, de même, les termes désignant la connaissance et l'amour : « L'âme découvre les joies de la divine clarté » (Éz., 2, 5, 1). « Les yeux ouverts par le désir, elle contemple la joie de la lumière intérieure » (sur l'Évangile, 1. I, Homélie 2, 1).
charité : dans cette connaissance obscure et mystérieuse qu'est le pressentiment, qui se trouve dans l'amour même, de l'objet aimé. Celui-ci est connu dans l'amour même qu'on lui porte.
Ce que l'âme sent au fond d'elle-même, c'est une aspiration vers Dieu — une aspiration qui est un désir, un appel de Dieu, et qui, pourtant, est pleinement pacifiée, comme si elle était déjà une possession — et c'est dans cette aspiration qu'elle trouve une connaissance de Dieu nouvelle et plus profonde : un sens de Dieu s'éveille en elle.
C'est donc à l'amour que l'âme devra s'exercer : « Que simplement et purement... elle applique sa volonté avec amour en Dieu, puisque ces biens sont conférés par l'amour » (Montée, 1. II, ch. 29). « Sa volonté », car, s'il est vrai que « Dieu se communique plus à l'âme qui est plus avantagée en amour », saint Jean de la Croix nous rappelle aussi, et à maintes reprises, que celui-ci n'est pas dans ce que l'âme peut « comprendre, goûter, sentir ou imaginer », mais consiste uniquement « à avoir sa volonté plus conforme à celle de Dieu » (Montée, 1. II, ch. 5). L'union à laquelle nous devons tendre est une union « par amour et volonté » (Montée, 1. I, ch.11).
C'est là une pensée sur laquelle saint Jean de la Croix ne cesse de revenir : « L'état de cette union divine consiste en ce que l'âme tienne sa volonté dans une totale transformation dans la volonté de Dieu, de manière qu'il n'y ait en elle de chose contraire à la volonté de Dieu et qu'en tout et partout son mouvement soit la seule volonté de Dieu » (Montée, l. I, ch. 11).
L'union à Dieu est toute dans cette simple conformité de la volonté avec la sienne. Une union de volonté, mais qui est aussi « union d'amour et de grâce » (Montée, 1. II, ch. 4), et c'est pourquoi elle ne peut être que le fruit d'une transformation profonde de l'âme. C'est la grâce qui, agissant au plus intime d'elle-même, lui fait sentir combien tout ce qu'elle accomplit en elle est un pur don de Dieu, un bien qui continue à lui appartenir et qui reste toujours à sa libre disposition. Animée ainsi d'une vie nouvelle, d'une vie qui n'est pas sienne, l'âme ne peut plus avoir une volonté à elle, émettre un désir comme étant le sien, mais seulement se plier à la volonté de Dieu en s'ouvrant à cette vie dont il la fait vivre et qui la fait toute sienne.
Le don d'elle-même que l'âme fait à Dieu n'est qu'une réponse au don que Dieu lui fait de lui-même : ce n'est pas elle qui, par un acte qui serait le sien propre, s'offre à Dieu, c'est Dieu qui prend possession d'elle en se donnant à elle : si elle est toute donnée, c'est parce qu'elle vit de la vie de Dieu, qui est une vie donnée. La gratuité de la grâce, de cette grâce qui pénètre jusqu'au plus intime d'elle-même, devient sienne ; c'est elle-même qui devient chose gratuite, toute disponible. C'est pourquoi cette attitude d'entière disponibilité où elle se voit devant Dieu reste pour elle un mystère : c'est une participation à la vie même de Dieu, à son caractère gratuit, donné, à ce qui fait qu'elle est charité.
La disposition de docilité où l'âme se trouve est bien plus qu'une simple soumission venant de son propre consentement, c'est une appartenance de toute elle-même à Dieu, qui la fait toute sienne et la prend sous l'emprise de sa grâce. Pour elle, elle ne fait qu'acquiescer librement à cette entière appartenance inscrite au plus intime d'elle-même.
Elle ne se donne pas à Dieu : elle se sent toute sienne.
Toute l'initiative vient de Dieu. Tout ce qui vient de l'âme n'est que réponse, adhésion.
Se soumettre à la volonté de Dieu, c'est se soumettre à la force qui est en cette divine volonté pour se soumettre la nôtre.
« Car Dieu nous aimant premièrement, il nous (42) enseigne à aimer purement et entièrement comme il nous aime. Et parce qu'en cette transformation, Dieu, se communiquant à l'âme, lui montre un entier amour, généreux et pur, avec lequel il se communique tout à elle très amoureusement, la transformant en soi, en quoi il lui donne son amour même, comme nous avons dit, avec lequel elle l'aime, c'est proprement lui montrer à aimer qui est comme lui mettre l'instrument entre les mains et lui dire comment elle doit faire. Et ainsi l'âme en cet état aime Dieu autant qu'elle est aimée de lui, puisqu'un seul amour est leur, à tous deux... et partant elle demeure contente, car elle ne l'est point jusqu'à tant qu'elle soit parvenue à cet amour, qui est aimer Dieu parfaitement, avec le même amour dont il s'aime » (Cantique, str. 3).
Plus cette union de volonté se fait profonde, plus elle devient le mouvement naturel, spontané, de l'âme vers Dieu. L'âme vit, vraiment, dans la volonté de Dieu ; toute sa vie est devenue amour : « Elle ne tient plus d'autre style ni façon de traiter [trois traits] que l'exercice de l'amour... elle a troqué et changé toute sa première façon de procéder en amour » ; elle emploie « sa volonté à aimer tout ce qui plaît à Dieu, et à affectionner en toutes choses la volonté de Dieu », et cela si parfaitement « que, même sans qu'elle y prenne garde, toutes les parties de ce domaine que nous avons dit (le domaine intérieur de l'âme) en leurs premiers mouvements d'ordinaire s'inclinent à opérer en Dieu et pour Dieu... Bien que, comme je dis, l'âme ne prenne pas garde qu'elle opère pour Dieu. D'où vient que cette âme travaille pour Dieu très fréquemment, et le regarde, en ce qui le concerne, sans penser ni se souvenir qu'elle le fait pour lui ». De telle manière que « cette âme peut toujours dire : « Je n'ai plus d'autre oeuvre que celle d'aimer » (Cantique, str. 20).
« Dieu demeure dans toutes les âmes en secret et en cachette, étant caché dans leur substance... Mais il y a beaucoup de différence en ce séjour... L'âme où il y a moins d'appétits et de goûts propres qui y font leur demeure est celle où Dieu demeure plus seul et de meilleur gré et où il demeure mieux comme en sa propre maison, la gouvernant et régissant, et il y fait son séjour d'autant plus secret que plus il est seul. Et ainsi cette âme, en laquelle désormais il n'y a nul appétit, ni autres images, ni formes, ni affections d'aucune chose créée qui y fassent leur demeure, c'est en celle-là que le Bien-Aimé demeure secrètement, avec un embrassement d'autant plus intime, intérieur et étroit que plus elle est pure et seule de toute autre chose que de Dieu » (Vive Flamme, str. 4, y. 3).
L'âme goûte une joie « d'autant plus assurée, substantielle et délectable que plus elle est intérieure ; parce que plus elle est intérieure plus elle est pure ; et que plus il y a de pureté, d'autant plus abondamment et plus souvent et plus généralement Dieu se communique — et ainsi les délices et la joie de l'âme et de l'esprit en sont plus grands, parce que c'est Dieu qui fait tout, sans que l'âme fasse rien de son côté... Et ainsi tous les mouvements d'une telle âme sont divins [trois traits annotés ‘délices théoph[aniques] 1er ébranlement.’]; et encore qu'ils soient de lui, ils sont d'elle aussi parce que Dieu les fait en elle et avec elle, qui donne sa volonté et prête son consentement » (Vive Flamme, str. 1, v. 3).
Un simple consentement du fond de l'âme à ce que Dieu opère au plus intime d'elle-même.
Un simple consentement : un acte que l'âme abandonne, à peine posé, au courant de la grâce, pour qu'il l'entraîne où il lui plaît.
Un acte très simple, le plus simple qu'elle puisse faire, mais qui se trouve placé sous l'influence de la grâce ; qui, vivifié par elle, en exprime les tendances foncières.
En chacun de ces actes qu'elle inspire s'exprime toute la richesse cachée de la grâce. En chacun d'eux, l'âme, d'une façon très simple, sent le contact de cette vie dont il ne lui servirait de rien de vouloir prendre une conscience plus précise.
Elle n'a pas à chercher dans un acte plus intense un sentiment plus vif de cette vie qui est en elle. Cela n'ajouterait rien.
Il suffit qu'elle entre en contact avec cette vie, si secrètement que ce soit.
Cela suffit pour qu'elle se trouve soumise à la bienfaisante influence de la grâce, pour qu'elle se sente dans une atmosphère de joie toute simple et toute pure.
Une joie toute pure parce que toute gratuite : la joie de vivre de la grâce, de vivre des dons de Dieu.
Une joie simple comme une joie d'enfant. Une joie si pure et délicate que l'âme la perçoit à peine : elle se sent seulement dans une atmosphère de simplicité et de liberté intérieure.
Et le fruit de cette joie, c'est le désir de donner de la joie : l'âme sent qu'elle doit à chacun sa part de la joie que Dieu lui a donnée.
Le sentiment qu'elle a de tout recevoir gratuitement lui inspire le désir d'être toute donnée.
Ce qui est au centre de tout pour elle, c'est le sentiment de vivre d'un don, de vivre de gratuité. (46)
L'âme vit des dons de Dieu. Sans doute, ceux-ci lui demeurent cachés, mais elle sent que plus elle en vit plus elle trouve de joie à se faire humble, pleinement effacée. C'est l'effet qu'ils produisent en elle. C'est ce qui lui fait pressentir quelque chose de la pureté et de la sainteté de ces dons. C'est ce qui, à travers eux, lui permet de s'élever jusqu'à Dieu et d'entrevoir quelque chose de lui : en son attitude, à elle qui reçoit, semble se refléter l'attitude de celui qui donne ; dans la réponse qu'éveille en elle le don de Dieu, en cette pureté intérieure toute faite d'humilité et de don de soi, qui s'essaie à répondre à la gratuité de la grâce, en cette pureté intérieure dont elle ne fait peut-être encore qu'éprouver le désir, mais dont elle pressent à quelle infinie délicatesse elle peut atteindre, l'âme croit entrevoir quelque chose de l'infinie pureté qui est en Dieu, en lui qui est le don absolu et qui donne à quiconque la désire « l'eau de la vie, gratuitement ».
C'est ainsi que sa propre pauvreté reflète à sa manière et manifeste aux yeux de l'âme les richesses qui sont en Dieu : en la pureté d'humilité qui cherche à y répondre, elle entrevoit un reflet de cette pureté de gratuité qui est celle de Dieu et de ses dons.
Et c'est pourquoi la joie de l'âme ne peut être parfaite que si elle est humble : c'est l'humilité qui donne à cette joie sa délicatesse, sa pureté, en faisant comprendre à l'âme combien le don dont elle jouit est un don gratuit, de cette gratuité qui fait la pureté des dons de Dieu.
Une joie toute pénétrée d'humilité, la joie humble, soumise et confiante de celui qui reçoit. L'âme commence à pressentir en quelle disposition intérieure d'humilité — cette humilité, « laquelle, écrit saint Jean de la Croix, a les effets de la charité » (Montée, 1. III, ch. 9) — elle doit se tenir en présence du don divin de la grâce pour qu'il puisse s'épanouir en elle. Cela devient son inclination la plus profonde : s'humilier devant Dieu.
La joie spirituelle est peut-être la chose la plus délicate, dont il est le plus difficile de dire ce qu'elle est dans toute sa pureté — parce qu'elle est le fruit de la charité, parce qu'elle est donnée, oublieuse d'elle-même.
Il n'y a pas que la souffrance qui soit un mystère, la joie surnaturelle est aussi quelque chose de profond, et un mystère difficile à pénétrer, parce qu'elle exige le renoncement et ne peut s'épanouir dans une âme qu'en la dépouillant d'elle-même — dans l'effacement de soi, dans l'humilité : il faut que « l'esprit s'humilie, s'adoucisse et se purifie, et devienne si subtil, si simple et si délicat qu'il se puisse faire (48)
un avec l'esprit de Dieu... Parce que l'affection d'amour qui lui doit être donnée en la divine union d'amour est divine et partant très spirituelle, très subtile, très délicate et très intérieure..., il est convenable, pour faire que la volonté puisse venir à sentir et goûter par union d'amour cette affection divine et si haute délectation qui ne tombe pas naturellement en la volonté... qu'elle ait une disposition pure et simple et le palais purifié et sain pour sentir les soudains et exquis attouchements de l'amour divin, auquel elle se verra divinement transformée » (Nuit, 1. II, ch. 7 et 9).
Saint Jean de la Croix se plaît à nous redire la pureté de cette joie. Il y revient souvent : dans les textes où il nous décrit l'épanouissement de la grâce dans l'âme purifiée, il est question de paix et de joie plus encore que de lumière. Sans doute, il nous parle de « la nette et simple lumière générale de l'esprit... cette pure et simple lumière... cette sereine et claire lumière » (Montée, 1. II, ch. 15), mais cette lumière est une lumière d'amour, ou mieux c'est l'amour qui est lumière, la vraie lumière de l'âme, qui l'éclaire et la pacifie tout à la fois :
« (L'âme) possède et goûte tout le repos et la tranquillité de la nuit paisible... C'est pourquoi elle dit que son Ami est pour elle
la nuit accoisée
qui laisse deviner l'éveil de l'aurore.
Elle dit que cette nuit accoisée n'est pas une nuit toute sombre, mais comme la nuit quand elle approche de l'éveil de l'aurore. Car ce repos et cette quiétude en Dieu ne sont pas à l'âme totalement obscurs comme une sombre nuit ; mais un repos et une quiétude en lumière divine, et une nouvelle connaissance de Dieu en laquelle l'esprit très suavement calme est élevé à la lumière divine. Et elle appelle ici fort proprement cette lumière divine éveil de l'aurore, ce qui veut dire le matin. Parce que comme l'aurore chasse l'obscurité de la nuit et découvre la lumière du jour, ainsi cet esprit accoisé et calme en Dieu est élevé des ténèbres de la connaissance naturelle à la lumière matutinale de la connaissance surnaturelle de Dieu non claire mais, comme il a été dit, sombre comme une nuit proche de l'éveil de l'aurore. Parce que, comme la nuit qui laisse deviner l'éveil de l'aurore n'est ni entièrement nuit ni totalement jour, mais une chose mitoyenne qui partage les deux, ainsi cette solitude et ce calme divin n'est point informé avec toute clarté de la lumière divine, ni non plus ne laisse d'en participer quelque chose » (Cantique, str. 15). (50)
L'union à Dieu a pour fruit la paix. Et l'intimité de cette union se traduit par la « qualité » de cette paix qui deviendra — non pas quelque chose de plus sensible, de plus vivement éprouvé — mais au contraire quelque chose de plus simple, de plus pur, de plus dépouillé : une saveur plus délicate.
La gamme de nos impressions psychologiques est au fond quelque chose de très pauvre pour traduire une réalité aussi profonde et aussi pure que l'oeuvre réalisée en nous par la grâce. Il ne faut pas vouloir juger de l'intensité de cette oeuvre d'après l'intensité des réactions psychologiques qu'elle peut provoquer. Celles-ci ne sont capables d'enregistrer que bien inadéquatement et bien grossièrement les répercussions de l'action de Dieu dans une âme. La façon la moins imparfaite dont elles peuvent en rendre compte, la traduire en quelque manière et en laisser paraître quelque chose, ce sera par une impression de pureté de plus en plus délicate. Tout le contraire d'une impression de plus en plus forte, s'imposant par sa puissance même. Quelque chose de plus en plus pur, que peut seul percevoir le regard de l'âme purifiée.
Et si cette grâce très pure peut être en quelque manière perceptible : s'il arrive que l'âme en perçoive la très délicate saveur et jouisse très purement de cette simplicité même et de cette pureté, il arrive aussi qu'elle en vive d'une façon plus secrète encore et plus dépouillée, dans cette simple netteté intérieure qui est le fruit d'une parfaite souplesse à la grâce et d'une inclination toute spontanée à répondre au moindre de ses appels.
Une lumière très pure : « si subtile et délicate — principalement quand elle est plus pure, plus simple, plus parfaite et plus spirituelle et plus intérieure — que l'âme, encore qu'elle y soit employée, ne la voit ni ne la sent. Ce qui arrive principalement, comme nous avons dit, lorsqu'elle est en soi plus claire, plus pure et plus simple, et elle l'est lorsqu'elle rencontre une âme plus nette et plus éloignée d'autres intelligences et notices particulières... Cela s'entendra mieux par cette comparaison. Si nous considérons le rayon de soleil qui entre par la fenêtre, nous voyons que tant plus l'air est rempli d'atomes et de poussières, tant plus ce rayon paraît palpable, sensible, et clair à la vue du sens ; il est néanmoins assuré qu'alors le rayon est moins pur, moins simple, moins clair et moins parfait, étant environné de tant de poussières et d'atomes. Et nous voyons aussi que quand il est plus pur et plus net de ces poussières et atomes, il semble moins palpable et plus obscur à l'oeil matériel : et tant plus il est net, tant plus il lui semble obscur et moins appréhensible... De façon que si le rayon entrait par une fenêtre et sortait par l'autre, sans rencontrer aucune chose qui eût corps, on ne verrait rien, et néanmoins le rayon serait plus pur et plus net en soi que lorsque, étant chargé de choses visibles, on le voyait et sentait plus clair.
Il en arrive de même touchant la lumière spirituelle en la vue de l'âme, qui est l'entendement, dans lequel cette connaissance et lumière générale surnaturelle, dont nous parlons, se glisse si purement, si simplement, et si dénuée et si éloignée de toutes les formes intelligibles... qu'il ne la sent ni aperçoit... l'âme ne laisse pas d'entendre, si elle y veut regarder, qu'elle est employée et occupée en cette connaissance, pour autant qu'elle s'y sent avec une saveur d'amour, sans savoir ni entendre particulièrement ce qu'elle aime » (Montée, 1. II, ch. 15). Saveur d'amour qui accompagne « presque toujours, écrit saint Jean de la Croix, peu ou beaucoup » cette lumière intérieure, encore qu'elle puisse parfois être si ténue qu'elle soit comme n'étant pas.
C'est à cette saveur d'amour, dit le Saint, que l'âme discernera la présence en elle de cette lumière, si pure qu'elle « ne la sent ni aperçoit ». En effet, cette lumière, cette « science et intelligence », peut bien être attribuée en quelque manière à « l'entendement, puisque c'est une science qui lui appartient » ; c'est lui qui la perçoit, qui en prend conscience. Mais « vu que Dieu communique cette science et intelligence dans l'amour avec lequel il se communique à l'âme » elle est plus encore « savoureuse
à la volonté, puisqu'elle est en amour, lequel appartient à la volonté » (Cantique, str. 19).
« Savoureuse... » : une saveur toute pure — d'une pureté toute délicate, sans doute, et c'est pourquoi elle est la source de « si grandes délices » — mais aussi d'une pureté toute dépouillée, et c'est pourquoi c'est une saveur secrète que peut seule goûter la simplicité d'une âme affinée par l'humilité et le renoncement :
« Non seulement en les ténèbres et pressures de la purification, quand cette sagesse d'amour purifie l'âme, elle est secrète... mais aussi après, en l'illumination, quand on lui communique cette sagesse plus clairement, elle est si secrète à l'âme... que, outre qu'elle ne donne aucune envie à l'âme de la dire, elle ne trouve ni moyen, ni manière, ni similitude qui lui convienne pour pouvoir signifier une intelligence si relevée et un sentiment spirituel si délicat. » — « Car comme cette sagesse intérieure est si simple, si générale et spirituelle qu'elle n'est point entrée dans l'entendement enveloppée ni palliée d'aucune espèce ou image sujette au sens..., principalement quand la contemplation est un peu plus simple et que l'âme ne la sent guère... elles ne peuvent dire sinon que l'âme est contente, tranquille, et satisfaite, qu'elles sentent Dieu et qu'à leur avis elles vont bien... (54)
Et non seulement pour cela (cette sagesse) est appelée secrète et est telle, mais aussi parce que cette sagesse mystique a la propriété de cacher l'âme en soi. Parce que, outre l'ordinaire, quelquefois elle absorbe tellement l'âme et l'enfonce de telle sorte dans son abîme secret qu'elle connaît clairement qu'elle demeure très à l'écart et très éloignée de toute créature ; de façon qu'il lui semble qu'on la met dans une profonde et très spacieuse solitude, où ne peut arriver aucune créature humaine, comme en un désert immense qui n'est borné d'aucun endroit ; d'autant plus délectable, savoureux et aimable qu'il est plus profond, plus vaste et plus solitaire, et où l'âme se voit autant en secret qu'elle se voit élevée au-dessus de toute créature temporelle. Et alors cet abîme de sagesse élève et agrandit tellement l'âme... qu'il lui fait connaître... que toute condition de créature demeure très basse touchant ce souverain savoir et sentiment divin...
Le prophète royal, parlant à Dieu, dit ceci de ce chemin de l'âme : « Votre voie est dans la mer et vos sentiers en de nombreuses eaux ; et vos vestiges ne seront point connus. » ... Dire que la voie et le chemin de Dieu par où l'âme s'achemine vers lui est dans la mer et ses pistes en de nombreuses eaux, et que pour cela elles seront inconnues, c'est dire que la voie pour aller à Dieu est aussi secrète et cachée pour le sens de l'âme que l'est pour celui du corps celle qui va par la mer, qui ne laisse ni trace ni piste. Car les pas et les pistes que Dieu va donnant dans les âmes qu'il veut conduire à soi, les faisant grandes en l'union de sa Sagesse, ont cette propriété qu'on ne les connaît point » (Nuit, 1. II, ch. 17).
Le progrès dans l'union à Dieu apparaît donc comme une voie de dépouillement : l'âme tend peu à peu vers une prière toujours plus simple, qui ne pourra s'épanouir en elle — dont elle ne pourra goûter la « saveur délicate » — que dans la mesure où elle sera elle-même purifiée, « affinée » par le renoncement et l'humilité.
C'est pourquoi les progrès en profondeur sont le fruit de l'action purifiante des sécheresses et des aridités :
« Et pour mieux prouver l'efficace qu'a cette... sécheresse et dénuement pour causer une plus grande lumière... nous alléguerons cette autorité de David, qui donne assez à entendre la grande vertu qu'a cette nuit pour cette haute connaissance de Dieu. Il dit donc ceci : « En la terre déserte, sèche, sans eau et sans chemin, ainsi j'ai paru devant vous pour pouvoir voir votre vertu et votre gloire. » Ce qui est une chose admirable attendu que David ne nous (56) donne point à entendre ici que les délices spirituelles et la quantité des goûts qu'il avait eues fussent une disposition et un moyen pour connaître la gloire de Dieu, mais l'aridité et le manque d'appui de la partie sensitive, qui s'entend ici par la terre sèche et déserte. Et il ne dit pas non plus que les conceptions et discours divins dont il s'était beaucoup servi fussent un chemin pour sentir et voir la vertu de Dieu, mais bien de ne point ficher sa pensée en Dieu, ni marcher avec le discours de la considération imaginaire, qui s'entend ici par la terre sans chemin. De même que, pour connaître Dieu et soi-même, cette nuit obscure en est le moyen avec ses aridités et son vide [vide] » (Nuit, 1. I, ch. 12).
C'est par une voie de dépouillement que l'âme doit tendre vers son Dieu, ou mieux se laisser conduire et attirer par lui : « Dieu, pour mouvoir l'âme et la relever de la fin et de l'extrémité de sa bassesse à l'autre fin et extrémité de sa grandeur en sa divine union, il le doit faire avec ordre et suavité et à la manière de l'âme. Attendu donc que l'ordre que tient l'âme en sa connaissance est par les formes et par les images des choses créées, et que sa manière de connaître et de savoir est par les sens, de là vient que Dieu, pour élever l'âme à la souveraine connaissance et pour le faire suavement, doit commencer par le plus bas degré et par l'extrémité des sens de l'âme, afin de la conduire ainsi à sa façon, jusqu'à l'autre fin de sa sagesse spirituelle, qui ne tombe point dans les sens... Ainsi donc Dieu l'instruit et la rend spirituelle, commençant à lui communiquer le spirituel par les choses extérieures, palpables et accommodées aux sens, selon la petitesse et l'incapacité de l'âme... » Il va ainsi « perfectionnant l'homme à la manière de l'homme, du plus bas et extérieur jusques au plus haut et intérieur ». Et, un peu plus loin, saint Jean de la Croix reprend, insistant sur ce caractère intérieur de la perfection : « Ainsi Dieu mène l'âme de degré en degré jusqu'au plus intérieur » (Montée, 1. II, ch. 17).
« Ce n'est pas que Dieu ne voulût bien lui donner aussitôt la sagesse de l'esprit » (ibid.) mais l'âme n'est pas encore préparée à recevoir cette grâce toute simple et dépouillée ; si elle veut parvenir « à la substance et pureté du bien spirituel », il lui faut marcher par « le chemin si droit et si court » du dénuement intérieur, des sécheresses et des aridités (Montée, 1. II, ch. 6). C'est par cette voie qu'elle s'approchera progressivement de ce qui est plus essentiel. Cet essentiel demeurera toujours secret, mais l'atteindre, c'est apprendre à en vivre dans la paix, sans rien chercher autre chose. Sans chercher d'autre témoignage de la présence de la grâce que cette paix dans laquelle l'adhésion de la volonté à Dieu apparaît plus simple, plus profonde, plus assurée. (58)
La vraie preuve que l'âme approche de Dieu, qu'elle progresse dans l'union avec lui, c'est quand tout en elle s'efface de plus en plus devant lui, dans une entière soumission, un parfait oubli d'elle-même.
Qu'elle se contente donc de cette grâce toute secrète : la foi, nous enseigne saint Jean de la Croix, est d'autant plus méritoire qu'elle demande moins de signes, et, après nous avoir montré le Christ essayant de conduire ses disciples à croire en sa Résurrection par un acte de foi, avant de la leur manifester par ses apparitions, il ajoute : « D'où l'on voit que Dieu n'est pas tant ami de faire des miracles, et, comme on dit, quand il les fait, c'est parce qu'il ne peut plus faire autrement » (Montée, 1. III, ch. 31).
La prière parfaite, c'est la parfaite simplicité d'une âme en laquelle la grâce est libre de ne plus agir que sous sa forme la plus essentielle, la plus secrète, la plus dépouillée : cette âme a appris à renoncer à tout ce en quoi elle pouvait trouver un soutien ou une satisfaction, pour ne vivre que de la foi en cette action cachée de la grâce en elle 1.
1. De ceci, ne pouvons-nous relever un indice dans l'oeuvre de sainte Thérèse ? Voici ce qu'elle écrit dans le dernier en date des textes où elle nous révèle quelque chose de sa vie intérieure : sa huitième Relation, datée de 1581 — quatre ans après le Château — relation qu'elle adresse à Don Alphonse Velasquez, son ancien confesseur à Tolède, pour lui rendre compte de « l'état actuel de son âme » : « (Mon âme) n'est plus en quelque sorte sujette aux misères du monde comme précédemment ; elle a plus de souffrances à endurer, mais il lui semble que ces souffrances ne font que l'effleurer. Elle est pour ainsi dire dans une forteresse d'où elle exerce son empire, et elle ne perd point la paix... Elle se préoccupe si peu de son propre intérêt qu'il lui semble avoir perdu en partie son être, tant elle vit dans l'oubli d'elle-même. Tout en elle est dirigé au service de Dieu, à l'accomplissement de plus en plus parfait de sa volonté... Je crains que mon âme soit insensible et ne fasse rien ; je ne puis alors me livrer aux pénitences corporelles. Quant aux désirs de souffrir, d'endurer le martyre ou de voir Dieu, ils sont sans force ; le plus ordinairement il m'est impossible de les former. Je vis uniquement, ce semble, dans le but de manger et de dormir ; je n'ai aucune peine de rien et cela même ne m'en donne pas. J'ai seulement de temps en temps, je le répète, une crainte que ces choses ne soient de l'illusion, mais je ne puis le croire, car d'après la conviction de ma conscience, je n'ai aucune attache forte aux créatures... Seul l'amour de Dieu règne en moi avec force ; et cet amour, bien loin de diminuer, grandit au contraire à mes yeux... Parfois le Seigneur semble vouloir me faire souffrir sans me laisser la moindre consolation intérieure ; jamais cependant ma volonté ne s'oppose même par un premier mouvement à l'accomplissement de la volonté de Dieu en elle » (traduction du R. P. Grégoire de Saint-Joseph).
Une action de la grâce toute simple, toute secrète et cachée.
Un simple silence : il suffit que l'âme se retrouve (60) seule avec elle-même pour qu'elle se retrouve avec Dieu. La simple conscience qu'elle a d'elle-même est toute pleine de Dieu, de la paix qu'elle trouve en lui. Elle ne peut se voir qu'en lui, puisque toute sa vie est aspiration vers lui. Elle ne peut plus en être séparée. Elle ne peut le quitter qu'en se quittant elle-même.
Un silence intérieur dans lequel l'âme ne peut demeurer recueillie sans se sentir intérieurement fortifiée, comme si elle y recevait une nourriture cachée. Si vide qu'il puisse paraître, elle y revient comme d'instinct. C'est là qu'elle est attirée, là seulement elle se sent dans la paix.
Un pur silence, qui pourrait sembler entièrement vide, et pourtant l'âme sent qu'elle n'y peut introduire un acte d'affirmation ou de recherche de soi, qu'il y serait déplacé. [vide]
Elle découvre simplement qu'au-delà de la zone où s'exerce son activité propre et où elle semble s'appartenir à elle-même, il y a une zone plus profonde qui est placée sous l'influence de Dieu.
Elle sent que tout au fond d'elle-même il y a un endroit où elle ne s'appartient plus
Ce qui lui est le plus intime ne lui appartient pas ; en vivre, c'est se retourner tout entière vers celui de qui elle tient tout. (61)
L'âme vit très simplement dans l'atmosphère intérieure qui est le fruit de cette présence de Dieu. Une atmosphère intérieure faite d'une liberté, d'une simplicité dont l'âme ne jouirait pas si elle ne vivait pas en présence de Dieu, si elle n'était pas toute remise entre ses mains — et qui est donc une prière — mais qui est quelque chose de si naturel, de si spontané, que l'âme peut ne pas savoir qu'elle prie. Elle prie comme sans y penser.
De même que notre attitude peut trahir aux yeux des autres des sentiments que nous éprouvons sans bien nous en rendre compte, de même notre attitude en présence de Dieu peut être l'expression de dispositions intérieures que nous lui exprimons ainsi sans en avoir conscience nous-même.
Prier, ce peut être parler à Dieu sans entendre ce que nous lui disons.
Prier, c'est simplement être sincère avec soi-même, c'est retrouver sous toutes les inclinations superficielles ou factices la tendance foncière de l'âme, celle dont elle vit et qui est un don de Dieu. Il suffit que l'âme se détourne de tout ce qui l'entraîne hors d'elle-même pour qu'elle se retrouve seule avec elle-même en ce silence intérieur où s'épanouit secrètement cette vie cachée en elle — pour qu'elle retrouve en elle, sous une forme très simple et très spontanée, (62) les tendances foncières que la grâce a inscrites profondément en elle.
Les indices que l'âme peut percevoir de cette présence de la grâce et de son action en elle ne sont pas nécessairement proportionnés à son intensité — ils sont des moyens dont Dieu se sert dans la mesure où il le juge bon pour attirer son attention sur l'oeuvre qu'il accomplit en elle. Ces indices peuvent être très légers, très ténus, à peine perceptibles : plutôt un moyen d'entrer en quelque manière en contact avec cette action de la grâce que d'en prendre vraiment conscience — et pourtant il y a en eux quelque chose qui révèle la grandeur de cette réalité qu'ils supposent, dont ils font deviner la présence.
Que sont ces indices ? Une certaine paix intérieure, certaines nuances de l' « atmosphère intérieure », par où se traduit l'adhésion profonde de la volonté à Dieu, à mesure qu'elle s'affermit. Une certaine paix, toute pleine d'un certain sens de Dieu, d'un certain pressentiment de Dieu. Une adhésion de l'âme à Dieu, qu'elle trouve au fond de cette paix, mais en la dépassant : en elle, et pourtant au delà d'elle.
Une paix toute pleine de Dieu, et qui éclaire toute l'âme.
Cette lumière intérieure de la grâce qui, étant lumière d'amour, pacifie tout en elle, est une lumière toute dépouillée, mais aussi une lumière toute pure, et d'une saveur si délicate que l'âme y trouve un avant-goût de la béatitude céleste :
« L'Épouse... sent un nouveau printemps en son esprit où elle entend la douce voix de l'Époux... laquelle voix rafraîchit et renouvelle la substance de l'âme, disant : « Lève-toi, hâte-toi, ma mie, ma colombe, ma belle, et viens, car désormais l'hiver est passé, la pluie s'en est allée et s'est retirée au loin, les fleurs ont paru en notre terre, le temps de tailler est arrivé, la voix de la tourterelle a été entendue en notre terre. » En laquelle voix de l'Époux qui parle en l'intime de l'âme, l'Épouse sent la fin des maux et le commencement des biens » (Cantique, str. 39).
« L'âme se sentant déjà tout enflammée en l'union divine... il lui est avis qu'elle est transformée en Dieu et possédée par lui avec tant de force... qu'elle est si proche de sa félicité que rien ne la sépare de lui, sinon une toile fort mince et déliée... Cette délicate flamme d'amour qui brûle en elle... baigne l'âme en gloire et la rafraîchit avec la trempe d'une vie divine... Et partant, cette âme étant si proche de Dieu, puisqu'elle est transformée en (64) flamme d'amour, en laquelle le Père, le Fils et le Saint-Esprit se communiquent — quelle merveille y a-t-il que l'on dise qu'elle goûte un peu de la vie éternelle, mais non parfaitement, parce que la condition de cette vie ne le permet pas ? Mais la délectation que le Saint-Esprit, en jetant cette flamme, opère en elle est si grande qu'elle lui communique la saveur de la vie éternelle... » L'âme peut alors être comparée à « un cristal très pur et net, lequel est assailli par la lumière : car tant plus il reçoit de degrés de lumière, tant plus la lumière se concentre en lui, et tant plus il en demeure lumineux — voire qu'à raison de l'abondance de lumière qu'il reçoit, il peut venir à tel point qu'il semble n'être que toute lumière et qu'il n'y a plus de différence de lui à la lumière... Bien qu'à la vérité, l'âme en cet état si haut est d'autant plus contente et plus conforme à la volonté de Dieu que plus elle est transformée en amour... toutefois, comme elle vit toujours en espérance, elle ne peut pas se garder de sentir un vide qui fait qu'elle gémit — bien que d'un gémissement doux et agréable. » — Et c'est pourquoi l'âme demande à Dieu qu'il brise la « toile » de l'union avec le corps, dernier obstacle qui la sépare de lui : laquelle toile « comme elle est déjà si subtile et déliée et spiritualisée par le moyen de cette union à Dieu, de là vient que la flamme ne l'attaque pas si rigoureusement... mais plutôt elle l'attaque savoureusement et doucement ».
Ce qui emportera de telles âmes, c'est « quelque impétuosité, quelque rencontre d'amour beaucoup plus relevé que les précédents ; plus puissant et plus vaillant puisqu'il peut briser la toile et enlever le joyau de l'âme. Et par ainsi, pour de telles âmes, la mort est plus pleine de douceurs et suavité que la vie spirituelle menée jusqu'alors ; puisqu'à l'heure de la mort elles ont de plus grandes impétuosités et des rencontres d'amour plus savoureux, étant en cela semblables aux cygnes, qui chantent plus doucement, étant proches de leur mort...
Donc l'âme... comme elle voit que rien ne lui manque plus sinon de briser cette faible toile de la vie naturelle, en laquelle elle se trouve emprisonnée et sa liberté captive, avec « le désir qu'elle a de se voir délivrée et d'être avec le Christ », ayant compassion de soi-même, de ce qu'une vie si basse et si faible empêche une autre si haute et si forte, elle demande que la toile de ce rencontre heureux soit brisée... Or elle l'appelle toile... parce que, comme la toile n'est pas si épaisse ni si serrée que la clarté ne puisse passer au travers, de même en cet état cette liaison (de l'âme et du corps) semble une toile si déliée — parce qu'elle a été désormais si spiritualisée, et illustrée et déliée que la Divinité se laisse deviner comme au travers d'elle... L'âme sait très bien en cet état que c'est le propre de Dieu d'enlever (66) à soi avant le temps les âmes qu'il aime beaucoup, perfectionnant en elles en peu de temps, par le moyen de cet amour, ce qu'elles pourraient acquérir en tout le cours de leur vie, cheminant leur train ordinaire... C'est pourquoi c'est une affaire de grande importance pour l'âme d'exercer en cette vie les actes d'amour, afin que, se perfectionnant en peu de temps, elle ne s'arrête longtemps, ici bas ou là-haut, sans voir Dieu... Le temps de sa perfection totale n'étant pas arrivé... Dieu, pour la perfectionner et tirer du corps..., pénètre toujours la substance de l'âme, la déifiant et la faisant toute divine... Dieu le fait, ainsi que nous avons dit, pour la délivrer et la glorifier promptement, ce qui fait que les ailes du désir lui naissent pour dire : « Brise la toile de ce rencontre heureux » (Vive Flamme, str. i).
En lisant le dernier des textes de saint Jean de la Croix que nous avons cité, on a pu avoir l'impression qu'il ne rendait pas absolument le même son que les précédents. L'union avec Dieu vers laquelle tend la vie de prière semble y être décrite sous des couleurs plus vives, comme une ardente extase d'amour en laquelle l'âme se voit tout embrasée : « Se sentant déjà tout enflammée en l'union divine... elle est transformée en Dieu et possédée par lui avec tant de force... que rien ne la sépare de lui sinon une toile fort mince... l'âme baigne en gloire... elle est transformée en flamme d'amour. » Et, au même endroit, le Saint ajoute : « L'âme sent désormais (le Saint-Esprit) en soi non seulement comme un feu qui la tient consommée et transformée en son suave amour, mais aussi comme un feu qui, en outre, brûle en elle et jette flamme. » Il ne manque pas, du reste, de passages de saint Jean de la Croix qui rendent le même son. Ainsi, par exemple, ces lignes, empruntées au commentaire de la deuxième strophe de la Vive Flamme, où l'âme est comparée à la flamme qui « se hâte et monte soudain avec véhémence comme un four nu (68) ou une fournaise allumée quand on la fourgonne et que l'on tisonne le feu et que la flamme s'échauffe.» Mais de tels textes, le plus souvent, font allusion à des grâces particulières, passagères, où il peut être donné à l'âme d'entrevoir dans une clarté soudaine les richesses habituellement cachées du divin amour : « Dieu... soufflant avec son Esprit divin par son jardin fleuri, il ouvre tous ces boutons de vertus et découvre ces parfums des dons, des perfections et des richesses de l'âme, et ouvrant ce trésor et ce domaine secrets, il découvre toute sa beauté » (Cantique, str. 27). En d'autres cas, où ces textes décrivent l'état d'une âme parvenue à une intime union avec son Dieu, ils le font, semble-t-il, d'après ce qu'elle a pu entrevoir, en ces heures privilégiées, d'une plénitude qui, en elle-même, demeure essentiellement secrète. Car il reste vrai que Dieu ne se communique jamais aussi parfaitement que lorsque l'action de sa grâce se fait toute pure, discrète et délicate [trois traits]: « O touche délicate, qui te répands d'autant plus copieusement et plus abondamment en mon âme que tu as plus de subtilité, et mon âme plus de pureté !... Touche infiniment délicate du Verbe, puisqu'elle se fait en l'âme moyennant ton être très simple et très délié, lequel, comme il est infini, il est infiniment délicat et c'est pourquoi il touche si subtilement et avec tant d'amour, tant d'excellence et de délicatesse ! » (Vive Flamme, str. 2.)
C'est dans la prière toute pure et secrète, décrite par saint Grégoire le Grand et saint Jean de la Croix, que se trouvent cachées les divines richesses qu'il peut être donné à l'âme d'entrevoir parfois « comme dans un éclair » ; car, en toute vérité, elle se sent comblée par cette grâce si délicate, si subtile que « tout en la possédant, elle ne la remarque pas et ne l'expérimente pas. » [trois traits]
Plénitude et pureté, tels sont les deux aspects de la grâce, et ils se retrouvent tout au long de sa croissance dans l'âme qu'elle anime d'une vie nouvelle, la comblant d'une paix, d'une joie toujours plus profonde, plus assurée, mais plus pure aussi, plus secrète, et qui suppose un dépouillement intérieur de plus en plus total. Tantôt, sans doute, l'action purifiante de la grâce semblera dominer, tantôt au contraire l'âme aura davantage conscience des richesses qu'elle reçoit, mais les deux ne se peuvent séparer : la grâce ne saurait se faire plus profonde sans devenir en même temps plus pure, plus parfaitement simple.
C'est ce que nous voudrions souligner ici en décrivant successivement sous chacun de ces deux aspects le progrès de la prière. Nous espérons faire ainsi ressortir combien ils sont en harmonie l'un avec l'autre et se complètent mutuellement. (70)
Saint Jean de la Croix revient sans cesse sur cette vérité fondamentale de la mystique chrétienne : l'union à Dieu est participation à la vie intime de la Trinité. Voici comment il la décrit parvenue à son achèvement : « (Le Saint-Esprit) par une manière d'aspirer par cette sienne aspiration divine, élève hautement l'âme et l'informe afin qu'elle aspire à Dieu la même aspiration d'amour que le Père aspire au Fils et le Fils au Père, qui est le Saint-Esprit même, lequel ils aspirent en elle en la dite transformation. Car ce ne serait pas une véritable transformation si l'âme ne s'unissait et ne se transformait aussi au Saint-Esprit comme aux deux autres Personnes divines (bien que non pas en un degré manifeste et évident, à cause de la bassesse et de la vileté de cette vie). Ce qui est à l'âme une si grande gloire et une délectation si profonde et si élevée qu'il n'y a point de langue mortelle qui le puisse déclarer, ni d'entendement humain en tant que tel qui en puisse comprendre chose quelconque. Mais l'âme unie et transformée en Dieu aspire en Dieu, à, Dieu, la même aspiration divine que Dieu, étant en elle, aspire en soi-même à elle, ce que saint Paul, selon ce que je le comprends, a voulu signifier lorsqu'il a dit : …Or, pour autant que vous êtes enfants de Dieu, Dieu a envoyé l'Esprit de son Fils en vos coeurs, criant au Père, en sa prière » (Cantique, str. 39).
A la source de toute prière chrétienne, il y a le fait de la présence de Dieu en nous : présence agissante, vivifiante, qui pénètre notre âme. En cette présence, Dieu se donne, car il est en nous comme nous donnant de vivre de sa vie, d'entrer en communion avec lui dans le mystère de son amour.
Car Dieu est amour ; et chacune des divines Personnes, par tout ce qu'elle est, est amour, puisqu'une unique nature divine leur est commune, et chacune ne la possède qu'en tant qu'elle la reçoit ou la donne, dans un échange d'amour.
Et l'âme sanctifiée, selon tout son être de grâce, est amour elle aussi : cet être de grâce, elle le tient d'un don de Dieu, don d'amour ; et en vivre, c'est pour elle se retourner, dans la plus totale des adhésions, vers celui de qui elle l'a reçu.
La prière, en ce qu'elle a de plus fondamental, consiste à entrer en quelque manière en contact avec cette vie divine, à nous ouvrir à ce mystère d'amour qui s'inscrit en notre âme, en sorte qu'il fasse germer en elle les tendances essentielles dans lesquelles il se traduit nécessairement. A mesure que la grâce de Dieu croît en nous, elle affirme son emprise par des instincts nouveaux, et c'est en prenant conscience de ces instincts que l'âme en vient à entrevoir quelque chose de cette vie qui est en elle. (72)
Sans doute, au début, l'action de Dieu est à peine perceptible et nous avons surtout conscience de ce que nous faisons nous-même : tout semble se passer comme s'il n'y avait que notre activité. Nous pourrions croire que l'attitude en laquelle nous demeurons en présence de Dieu est simplement le fruit de nos efforts : nous nous entretenons de pensées que nous avons choisies, et par le jeu même de ces pensées notre volonté se trouve orientée vers l'objet qu'elles lui offrent, et cela avec d'autant plus de force qu'elles le lui présentent plus vivement.
Et pourtant, ces apparences cachent une réalité plus profonde : les dispositions intérieures dans lesquelles nous essayons de nous mettre dans la méditation ne sont jamais le résultat de notre seul effort : dès le début de la vie spirituelle, elles sont avant tout le fruit de la présence de Dieu, de cette présence agissante qui transforme peu à peu notre âme.
C'est pourquoi les pensées dont nous nous entretenons n'ont pas tant pour but de produire ces dispositions intérieures mais de nous aider à nous tourner vers Dieu et à demeurer en sa présence. Aussi ne retiendront-elles pas notre attention pour elles-mêmes : il n'est pas nécessaire de les méditer d'une façon constante, cherchant à les approfondir sans cesse davantage. Il s'agit bien plutôt de les représenter de temps en temps à notre esprit, d'une façon très simple, l'établissant ainsi dans une atmosphère de recueillement, d'attention à la présence de Dieu, tout en l'orientant doucement vers une attitude qui réponde aux tendances foncières de la grâce : une attitude d'humilité, de confiance, d'abandon, de soumission qui nous place dans le courant de la grâce, dans le sens où elle veut nous entraîner, et nous prépare par là à subir plus intensément son action.
Et d'ailleurs, l'important est moins encore d'incliner notre esprit vers l'une ou l'autre de ces dispositions intérieures que de nous mettre par là en la présence de Dieu afin qu'elle nous pénètre entièrement : c'est elle qui crée en nous une atmosphère où l'âme ne peut vivre quelque temps sans se sentir peu à peu transformée.
Tout en elle se fera plus simple, plus humble, plus paisible : elle sera plus douce, plus charitable, plus détachée, plus patiente dans les épreuves — toute renouvelée intérieurement à l'image du Christ qui vit en elle.
Écoutons sainte Jeanne de Chantal nous décrire cette action secrète de la grâce dans l'âme qui se tient simplement attentive : « Le chemin que tient l'Esprit de Dieu lorsqu'il entre dans une âme nous est inconnu... C'est assez de savoir qu'on l'a reçu par les effets qu'il produit tous les jours et qu'on se sente plus forte qu'on n'était, sans savoir comment ni quand cette grâce est venue dans nous. Il est certain qu'elle ne peut être venue que dans l'oraison et par suite des fréquentes oblations que nous avons faites de notre coeur à Dieu. On ne voit point croître les arbres ni le corps des hommes, quand bien même on les regarderait depuis le matin jusqu'au soir, mais on est étonné de voir ensuite leur accroissement. Il en est de même des âmes : elles avancent dans la vie de Dieu, bien qu'elles ne s'en aperçoivent pas, pourvu qu'elles soient fidèles à correspondre aux lumières et attraits de la grâce » (Œuvres, t. II, pp. 325, 326).
Mais voyons de plus près comment s'opère ce recueillement de l'âme à l'intérieur d'elle-même, dans une attention de plus en plus simple à la présence de son Dieu.
La voici donc fidèle — car, sans constance, il n'est pas de vie d'oraison — à son humble effort pour écarter tout ce qui pourrait la distraire, pour demeurer en silence. Un silence qu'elle essaie, au moyen de quelques pensées très simples, tel un verset de psaume qui l'a touchée, d'orienter doucement, vers une attitude fondamentale de prière : désir, confiance, abandon.
Dans cette atmosphère de recueillement, sous ces pensées, qui n'expriment pas tout le contenu de sa prière, mais sont plutôt l'étincelle qui la fait jaillir, l'âme sentira que s'éveille en elle une attention à Dieu, toute secrète et cachée, sans doute, infiniment simple, mais qui l'oriente vers lui. C'est déjà sa grâce qui agit. Et nous n'en connaîtrons peut-être rien, sinon que nous sortirons apaisés de ce temps consacré à la prière, avec un désir vraiment nouveau de fidélité à Dieu.
Parfois, cependant, s'il plaît à Dieu, seul Maître de ses dons, un appel plus précis de la grâce, trop mêlé, souvent, à notre effort d'attention pour que nous puissions le remarquer, vient nous incliner plus particulièrement vers telle ou telle de ces dispositions que nous essayions de produire en nous : nous sentons alors plus vivement que nous y trouvons le repos, la paix de l'âme ; nous apprenons à les aimer.
Elles nous deviennent ainsi peu à peu familières. Chaque fois désormais que se représentent à notre esprit, si simplement que ce soit, les pensées vers lesquelles nous nous sommes ainsi sentis inclinés et qui restent comme marquées du signe de la grâce, de nouveau s'éveillent en nous les attraits divins qu'une première fois elles ont fait affleurer. Un rien suffit maintenant à les susciter : un rien, ces simples pensées qu'il suffira de glisser, discrètement et très doucement, comme un grain de poussière dans le rayon de lumière de la grâce, pour que celui-ci redevienne visible. (76)
L'âme alors demeure simplement recueillie dans les dispositions intérieures que la grâce lui inspire. Il lui suffit pour les reconnaître de se rappeler de temps en temps quelqu'une de ces pensées désormais consacrées. Elles éveillent en elle un écho. L'âme ne les considère plus abstraitement, comme l'énoncé de vérités qui lui seraient tout extérieures, mais elle les sent en étroite union avec la réalité concrète qu'elles cherchent à exprimer et qui n'est autre que son attitude intérieure en présence de Dieu. Par elles, l'âme a un moyen d'entrer en contact avec cette réalité et de se rendre perceptible cette disposition cachée qu'elle devine confusément au fond d'elle-même.
Peu à peu, l'âme en vient ainsi à entrevoir, au delà de ces pensées, la réalité plus profonde et plus intime qui se traduit en elles et le désir s'éveille en elle d'en vivre plus purement, dans une plus entière simplicité.
Même ces pensées, qui lui servaient à entrer en contact avec cette réalité cachée, s'effacent peu à peu devant elle. Elle ne tend plus qu'à en vivre par une simple adhésion de sa volonté.
Elle laisse ces divins instincts de la grâce s'épanouir en elle comme un pur don de Dieu auquel elle se tient simplement ouverte. Elle ne se retourne plus sur elle-même pour les y découvrir, mais les laisse jaillir spontanément et s'élancer vers Dieu : c'est en regardant très simplement vers lui qu'elle les sent s'éveiller en elle.
Il suffit que nous regardions un objet aimé pour que tout notre amour s'exprime en ce regard, sans même que nous y songions. Ainsi, il suffit que l'âme regarde vers Dieu pour que s'expriment en son regard tous les sentiments que la grâce a imprimés en elle, sans qu'elle ait besoin de les préciser davantage. C'est la lumière dont elle est intérieurement éclairée qui brille en ses yeux.
Cela suppose, évidemment, ces dispositions fermement établies en elle et devenues comme son attitude naturelle, spontanée, en sorte qu'elle n'a plus qu'à suivre le mouvement de la grâce.
Et c'est ainsi que, plus sa tendance vers Dieu devient quelque chose de profond, plus l'âme peut être simple dans la prière. Elle n'a plus besoin de faire quelque chose de positif pour se tourner vers Dieu. Il lui suffit d'écarter tout ce qui pourrait la distraire de lui. Elle n'a pas à craindre de rester inactive dans l'oraison. Dès qu'elle se trouve vide de tout le reste, la tendance qui est au fond d'elle-même l'occupe tout entière, si secrètement que ce soit. Dès qu'elle ne se tourne pas vers autre chose, dès qu'elle demeure en silence, ce silence est plein de Dieu — bien que d'une façon très secrète : comme tout ce qui est naturel, c'est si spontané que l'on peut en avoir à peine conscience.
Tel est l'état heureux d'une âme qui prie naturellement. L'emprise de la grâce se manifeste par l'atmosphère de simplicité et de liberté intérieure où elle se trouve. De cette grâce, on peut dire qu'elle ne perçoit aucun effet particulier. Mais il lui suffit de se sentir vivre pour que tout en elle lui paraisse changé, transformé par une présence intime : tout est plus simple, plus paisible, plus heureux. Sa prière est une manière d'être habituelle, bien plus qu'un acte passager.
Dieu est chez lui dans cette âme, il n'a plus besoin de lui donner des signes de sa présence. Elle sait qu'il est là. La grâce peut désormais agir librement sous sa forme la plus essentielle, la plus secrète, la plus dépouillée.
On peut dire de cette âme qu'elle prie sans cesse. Non qu'elle puisse être toujours actuellement attentive à la disposition intérieure en laquelle elle se tient devant Dieu, mais celle-ci inspire tous ses actes, spontanément et comme naturellement, et elle y adhère si intimement par le plus profond d'elle-même que, lorsqu'elle en prend conscience d'une façon plus explicite, il ne lui semble pas revenir à une prière pendant un temps abandonnée, mais bien plutôt en ressaisir le cours ininterrompu, sentant bien qu'il s'est poursuivi en elle sans qu'elle y songe — comme on s'aperçoit, au moment où on le voit sourdre à nouveau, que le filet d'eau a continué invisiblement sa course sous la terre. La vie de cette âme est devenue prière.
Mais enfin la prière n'en demeure pas moins secrète et la voie par où elle nous conduit à Dieu est une voie de dépouillement : c'est en devenant plus pur que le cristal de l'âme se fait plus transparent à la lumière qui brille en elle : « Le rayon du soleil bat dans une vitre. Si le verre est couvert de taches ou de vapeurs grossières, il ne la pourra éclaircir avec sa lumière, ni la transformer entièrement comme si elle était pure et nette de toutes ces taches... Si elle était entièrement nette et pure, il l'éclaircirait et la transformerait tellement qu'elle ressemblerait au rayon même et rendrait la même lumière. » Ainsi, Dieu habite en l'âme, mais il faut que celle-ci en « vienne à être très semblable à Dieu en pureté, sans avoir en soi aucun mélange d'imperfection », alors, et alors seulement, « elle demeure aussitôt éclaircie et transformée en Dieu » (Montée, 1. II, ch. 5).
Dieu est toujours présent dans l'âme ; si elle n'en a pas conscience, c'est qu'encore engagée dans le sensible, dans tout l'égoïsme dont il est mêlé, elle n'a pas la pureté intérieure qui l'accorderait avec cette divine réalité dont, pourtant, elle vit : son goût n'est pas assez affiné pour en discerner la saveur toute pure et délicate. Afin d'éveiller son attention, la grâce devra donc se manifester d'abord sous une forme plus sensible — sous laquelle elle peut bien laisser deviner sa présence, mais non livrer vraiment son secret : aussi, en rester là, serait-ce ne jamais atteindre Dieu qu'à travers des signes lointains et bien imparfaits, renoncer à tout vrai contact intime avec lui.
C'est pourquoi, après s'être ainsi avancé jusqu'en ces demeures plus extérieures des sens et des puissances où l'âme se trouve encore, Dieu se retire, l'obligeant à rentrer en elle-même si elle veut le trouver en ce centre plus intime où l'action de la grâce se fait à la fois plus secrète et plus profonde.
Tel est le rôle des sécheresses, aussi la conduite à y tenir ne consiste pas à tenter de vains efforts pour jouir à nouveau des consolations sensibles. Elles ont accompli leur rôle, et ne pourraient plus que nous nuire en nous maintenant par leurs attraits en ces demeures extérieures où on les goûte.
Ce n'est pas à dire que désormais l'âme doive demeurer inactive. Elle ne doit pas renoncer à entretenir en elle, au moyen des considérations qui ont jadis nourri sa méditation, les pensées qui peuvent la tourner vers Dieu. A vrai dire, elle n'en tirera guère de profit tangible ; dans le désert qu'elle traverse, les distractions surgissent et se multiplient en une déconcertante floraison, sans qu'elle trouve le moyen de les détruire. Qu'elle ne se lasse pas surtout, ni ne se décourage ! Sous cette invasion de pensées étrangères, la prière demeure. Car, tout impuissant qu'il soit, son effort est l'expression d'un désir ; il la maintient dans une attitude de consentement et d'humble attente. Et Dieu n'en attend pas plus : sa grâce ne saurait demeurer inactive dans une âme qui s'ouvre à sa bienfaisante influence.
Si les distractions de surprise ou de fragilité — qui ne sont pas, ou pas vraiment, volontaires — ne peuvent détruire notre prière, ce n'est donc pas seulement du fait qu'elles ne nous sont pas imputables, c'est parce qu'elles ne touchent pas à l'essentiel de la prière, à ce qui la constitue : notre désir de Dieu persévère à travers tout ce qui ne nous détourne de lui que malgré nous.
Ne l'oublions pas, ce que Dieu réclame de nous, ce n'est pas que nous le trouvions, mais que nous ne renoncions pas à le chercher.
Et c'est la pensée qui doit ôter à notre aride recherche toute fièvre comme toute inquiétude. Dieu ne demande qu'à répondre à notre appel, à un désir que soutient une secrète inspiration de sa grâce. Il faut donc, avant tout, demeurer dans (82) la paix : « Le trouble, écrit saint Jean de la Croix, ne sert de rien. »
Une oraison peut donc avoir été très fructueuse et avoir ouvert notre âme à un travail profond de la grâce, alors qu'elle a paru n'être qu'une suite ininterrompue de pauvres divagations 1. Il ne faut pas juger de sa valeur à l'attention ou à l'inattention de surface qui s'y est manifestée. Ce que nous disions plus haut vaut ici à plus forte raison : la vraie marque de la prière est qu'elle nous rende plus proches de Dieu, qu'elle nous fasse vivre habituellement dans une atmosphère différente de celle qui serait la nôtre si nous négligions l'oraison, qu'elle nous établisse enfin dans un souci plus stable d'accomplir en toute chose la volonté divine.
Quand nous nous trouvons ainsi sans défense contre l'envahissement des distractions, incapables
1. « La seule présence de notre esprit devant le sien et du sien devant le nôtre forme la prière, soit que nous y ayons de bonnes pensées et de bons sentiments, soit que nous n'en ayons point... car il aime autant la souffrance humble des pensées vaines et involontaires qui nous attaquent alors que les meilleures pensées que nous avons eues en d'autres temps... et l'âme qui s'élève ainsi humblement au milieu de ces distractions doit croire qu'elle a autant prié que si elle n'en eût aucunement souffert. Car souvent on croit qu'on s'en retourne vide lorsqu'on est rempli de l'Esprit de Dieu, bien qu'on l'ignore » (Sainte JEANNE DE CHANTAL, Œuvres, t. II, pp. 324 et 325).
d'établir le contact avec Dieu, il nous reste donc à « ne pas nous en aller », à demeurer là simplement, avec le sentiment de notre impuissance, de l'inutilité de nos efforts. Se sentir toujours retomber dans son humaine pauvreté, et ne pas prétendre s'en arracher, c'est une voie très sûre vers le véritable détachement. Par cette pénible expérience de notre misère se réalise peu à peu le dépouillement intérieur dans lequel nous apprendrons à vivre de cette grâce toute secrète en laquelle Dieu se fait plus proche, plus intimement présent.
Il se trouve qu'une vertu est en particulière harmonie avec cette action purifiante des aridités et des sécheresses, lui permet de pénétrer plus profondément en nous pour nous vider de nous-même : c'est la charité envers le prochain. Ses fruits sont semblables à ceux des épreuves qui se rencontrent dans la prière.
Car la charité est tout effacement, oubli de soi ; elle est humble : pour être donné il faut n'avoir plus rien à soi, ne plus même s'appartenir, et c'est là l'humilité véritable : n'avoir plus rien qu'on retienne comme sien.
Une telle attitude de désappropriation, de dépouillement intérieur est le fruit d'une prière sincère, mais pour qu'elle s'affermisse en l'âme il faut que celle-ci la traduise dans sa conduite envers le prochain. (84)
La grâce d'ailleurs l'y incline :
Elle se sent plus attirée à se plier à la volonté d'autrui qu'à affirmer la sienne propre.
N'ayant plus rien à revendiquer comme son bien, elle peut être toute douceur et bienveillance.
Elle a horreur de toute amertume et la rejette comme d'instinct, prête à tout subir en silence plutôt que de souffrir en elle un mouvement d'irritation — celui-ci ne pourrait trouver place dans l'atmosphère intérieure où elle vit en présence de son Dieu.
Elle se plaît à faire passer la miséricorde avant la justice, aimant assez le prochain pour redouter d'avoir à le juger sévèrement, pour se sentir inclinée, afin d'éviter cette peine, à saisir tout ce qui est de nature à l'excuser.
Elle trouve plus de joie à donner qu'à recevoir : sa joie est de vivre avec tous, comme avec son Dieu, sous cette loi de gratuité qui est celle de l'amour.
C'est ainsi qu'elle s'établit peu à peu dans « le centre de son humilité », selon la belle expression de saint Jean de la Croix, et c'est là, et là seulement, qu'elle peut trouver Dieu.
C'est en suivant cette voie qu'elle parviendra à la plus parfaite soumission. La soumission d'une âme qui sent son absolu dénuement, sa radicale pauvreté [humilité dénuement Lalla]: il n'y a rien en elle à quoi puisse encore s'accrocher une quelconque appartenance, une quelconque possession.
Dans le sentiment même de sa dépendance, elle entrevoit quelque chose de ce qui fait l'intimité de son union avec son Dieu : nous ne sommes rien « en dehors de Dieu », c'est en lui et par lui que nous subsistons, c'est en lui et de lui que nous vivons, et l'aimer c'est nous ouvrir à la joie de ce lien d'entière dépendance qui nous fait si proches de lui.
C'est dans notre pauvreté que nous pouvons deviner quelque chose de la richesse de Dieu : elle seule est en harmonie avec cette richesse divine et en porte une ressemblance.
Dieu est charité ; toute sa perfection est charité, d'autant plus charité, amour, gratuité qu'elle est plus infiniment parfaite : la plénitude de la perfection ne peut être que rayonnement, rejaillissement, don. [gratuité … important] »A cause même de sa perfection, Dieu ne s'appartient pas — de cette appartenance qui enferme en soi-même. C'est la pauvreté qui est tentée de se replier, égoïstement, sur son indigence.
Pour nous, c'est à cause de notre pauvreté que nous ne nous appartenons pas : notre pauvreté qui n'a rien à elle puisqu'elle vit des dons de Dieu, des dons de sa charité.
Mais il y a une « parenté » entre ces deux façons (86) de ne pas s'appartenir car toutes deux sont en fonction du mystère de l'amour et s'y rejoignent. Elles se rejoignent dans la gratuité de l'amour : l'amour divin est toute gratuité et en Celui qui le donne et en celui qui ne peut l'accueillir sans s'ouvrir tout entier à cette divine gratuité, sans se trouver comme désapproprié, comme ne pouvant plus rien retenir comme sien.
Certes, Dieu reste celui qui donne, et l'âme celle qui reçoit, mais cette différence s'efface en quelque manière en une réalité plus profonde : en cette vie d'amour et de gratuité.
C'est donc dans et par l'humilité que nous entrons dans le mystère de l'amour, que nous pouvons en deviner quelque chose :
« L'humilité est si précieuse qu'elle obtient des choses trop hautes pour être enseignées, elle atteint et possède ce que la parole n'atteint pas. » (Ruysbroek).
Le fruit de la vie de prière, c'est qu'il y ait quelque chose de changé au plus intime de nous-même : que nous nous trouvions établis peu à peu dans une attitude intérieure nouvelle, pénétrés du sentiment de la présence de Dieu. Une attitude qui s'imprime au fond de l'âme et qui se retrouve tout entière dans l'intention qui anime chacun de nos actes, chacun des dons particuliers, même les plus minimes, qui nous sont demandés, faisant de chacun d'eux l'expression du don de tout nous-même.
Cette attitude se nuancera de mille modalités diverses : tout au long d'une vie spirituelle bien des aspects apparaîtront, qui enrichiront la vie de l'âme, et lui feront toucher de plus près l'essentiel. Mais ce seront toujours les mêmes vérités qu'elle retrouvera, plus clairement perçues dans une lumière nouvelle. Il lui semblera que c'est toujours la même parole que Dieu lui redit, chargée sans cesse d'un sens plus profond, et de toute cette suite de grâces qu'elle a apportées avec elle.
C'est ce qui fait le secret de son intimité — de son intimité personnelle — avec Dieu. Ce qu'il y a d'unique dans l'amour de chaque âme pour son Dieu.
Peu à peu, elle acquiert une conscience plus vive de ce lien personnel qu'il lui est donné d'avoir avec son Dieu : elle se sent sienne ; elle a le sentiment d'un devoir de fidélité envers lui, qui doit s'exprimer dans une parfaite soumission à sa volonté.
Sous une forme ou sous une autre, tout se résumera en cette union de volonté, d'autant plus totale que nous aurons mieux compris notre entière appartenance à Dieu, notre entière dépendance envers lui. (88)
C'est la prière du Christ. Sa prière, dont la nôtre ne saurait être qu'un écho : c'est lui qui prie en nous, comme c'est lui qui vit en nous.
C'est la prière du Christ : il ne fait qu'un avec le Père, et la conscience de cette parfaite unité avec lui s'exprime dans le soin constant d'accomplir en toutes choses sa volonté. Chaque fois que l'Évangile nous dit quelque chose de l'attitude du Christ devant son Père, il nous la décrit comme une attitude d'obéissance, de soumission.
Prier, c'est redire avec le Christ la prière qu'il nous a enseignée, celle qu'il a redite à l'heure suprême de l'agonie :
Père, que votre volonté soit faite,
cette volonté qui est toute amour, qui est notre unique bien. Si nous l'avons compris, et combien il n'est d'autre bonheur pour nous que son accomplissement en nous, nous n'oserons plus ajouter aucun désir à ce vouloir infiniment bienveillant de Dieu sur nous.
Dieu attend de nous cette réponse à son amour : un acte de foi totale, qui nous fait accueillir comme notre seul bien tout ce qu'il veut pour nous.
Éz., 1, 3, 9 et 11 Job, 6, 60
La vie active prend son point de départ dans la pratique des bonnes oeuvres pour tendre vers
la contemplation. C'est pourquoi quiconque veut parvenir à la perfection doit exercer son esprit par la pratique des vertus, avant de le faire reposer dans la tranquillité du cellier intérieur.
Job, 5, 55
Notre esprit ne peut en aucune manière être élevé jusqu'aux ardeurs de la contemplation, si nous ne mettons d'abord tous nos soins à assoupir en lui le tumulte intérieur des attraits d'ici-bas.
Job, 23, 37 et 39
Tant que nous restons éveillés à ces terrestres désirs, nous ignorons les secrets de Dieu. Si donc nous voulons contempler les choses qui sont en nous, il nous faut entrer comme en sommeil à l'égard de tout l'embarras des choses qui sont hors de nous. Car la voix de Dieu se fait entendre comme dans un songe lorsque l'esprit se repose des activités de ce monde et que son silence est plein de la méditation des divins préceptes.
Job, 30, 39
C'est en fermant aux aspirations de l'âme le chemin des divagations extérieures qu'on lui ouvre celui par où elle se retire silencieusement en elle-même. Car dans la mesure où une ferme discipline (92) empêche l'esprit de se répandre au dehors, il a la possibilité de se hausser au-dessus de lui-même de progrès en progrès, de même qu'est obligé de croître en hauteur l'arbre auquel on ne laisse pas la liberté de répandre de toutes parts ses rameaux, et que s'élève le niveau d'une fontaine quand nous obstruons sur ses bords les fissures par où l'eau s'échappe.
Job, 6, 59
Ceux donc qui s'efforcent d'atteindre le sommet de la perfection, et qui souhaitent de gravir jusqu'à son faîte la montagne de la contemplation, qu'ils s'exercent d'abord dans la plaine à cultiver le champ des actions vertueuses : qu'ils examinent avec soin s'ils ne font vraiment aucun tort à leur prochain, et subissent d'une âme égale et paisible ceux qu'on peut avoir envers eux : qu'ils voient si en présence des biens temporels leur âme ne s'abandonne pas à une joie sans frein, et si elle ne se trouve pas frappée d'une douleur excessive lorsqu'ils lui sont retirés ; qu'ils considèrent enfin si, rentrant en eux-mêmes et pénétrant jusqu'au plus intime de leur âme pour y rechercher les réalités spirituelles, ils n'entraînent pas avec eux les ombres de choses corporelles, mais savent les écarter avec un juste discernement, abandonnant toutes les images limitées où s'enfermait leur pensée, afin qu'elle puisse s'élever à la contemplation de la lumière sans limites. Qu'ils voient, en un mot, si, désireux d'atteindre ce qui les dépasse, ils sont capables de dominer les bornes resserrées de leur nature finie.
Job, 6, 66 et 66
Celui qui est parvenu déjà au mépris des désirs terrestres et s'adonne aux oeuvres de la vie active, il ne saurait se contenter d'accomplir ainsi extérieurement de grandes choses, mais il doit aimer aussi à pénétrer jusqu'aux réalités intérieures par la contemplation. Celui qui s'est déjà offert à Dieu par le sacrifice de lui-même, qu'il prenne soin, s'il veut atteindre à la perfection, non seulement d'élargir son coeur par la pratique généreuse des bonnes oeuvres, mais aussi de l'élever jusqu'au sommet de la contemplation.
Ez., 2, 2
La voie droite consiste donc à tendre de la vie active à la vie contemplative.
Job, 5, 56
Souvent, les hommes s'imaginent que leurs actes sont de quelque valeur parce qu'ils ignorent avec quelle subtile délicatesse il faut juger des choses intérieures. Mais lorsque la contemplation les élève au-dessus d'eux-mêmes et les met en présence des réalités supérieures, alors s'évanouit leur présomptueuse assurance. Considérant en effet la sévérité (94) de la justice divine, ils se mettent à avoir des craintes — et à bon droit — même au sujet de ce qui, dans leurs oeuvres, leur paraissait auparavant digne de récompense.
Job, 5, 67
Car c'est dans la mesure où l'on a vu l'éclat du jour que l'on peut juger des ombres de la nuit. Celui qui connaît la lumière sait ce qu'il doit penser des ténèbres, mais, celui qui en ignore la pure clarté, l'obscurité elle-même lui semblera lumineuse. L'âme se sent d'autant plus véritablement pécheresse qu'elle considère combien de choses en elle offusquent la limpidité du rayon qu'elle voit par moments briller au-dessus d'elle. Élevée au sommet de la contemplation, elle souffre d'autant plus cruellement de se sentir encombrée de soucis superflus que lui apparaît plus pur et dépouillé le bien vers lequel tend son amour, et elle juge avec sévérité les infirmités dont elle s'accommodait auparavant sans que sa paix en fût en rien troublée.
Job, 24, 10
La lumière de la vérité, s'insinuant dans nos coeurs, les contriste donc parfois en mettant en évidence les exigences d'une sévère justice, tandis qu'à d'autres moments elle les épanouit en leur faisant goûter les joies intérieures. C'est la considération de son aveuglement qui entre d'abord en l'âme comme un feu douloureux, afin que soit consumée toute la rouille de nos vices, et alors seulement le bonheur de la patrie céleste s'ouvre à nos yeux purifiés. Nous commençons par expier dans les larmes les fautes que nous avons commises, afin de contempler ensuite plus clairement, en éprouvant un avant-goût de leur suavité, les biens que nous poursuivons. La fine pointe de l'âme est d'abord purifiée par le feu de la tristesse de la rouille des impuretés qui font en elle obstacle à la divine lumière, et celle-ci l'éclaire alors d'un jaillissement soudain de clarté resplendissante.
Job, 5, 8
Nous ne pouvons mourir parfaitement au monde si nous ne nous cachons des choses visibles en nous retirant dans la considération des choses invisibles qui sont en nous. C'est par la sagesse invisible que nous mourons au monde.
Job, 30, 52-54
Apaisons par la grâce de l'amour des réalités supérieures les soucis qui bouillonnent au fond des régions inférieures de notre coeur, et cherchons en nous une retraite intime et secrète, où nous puissions nous tenir avec le Seigneur, et, dans l'apaisement de tout le tumulte extérieur, nous entretenir silencieusement avec lui dans la tranquille suavité d'un désir tout intérieur.
En ce silence du coeur, veillant intérieurement par la contemplation, extérieurement nous sommes comme endormis.
Job, 10,13
La grâce de l'Esprit qui se répand en elle dégage l'âme de ses pensées charnelles et l'élève jusqu'au (96) mépris de tout ce qui passe. Elle ne compte plus pour rien ces biens inférieurs qui l'attiraient autrefois, mais brûle du désir des choses d'en haut et par la force de sa contemplation elle vit comme hors de la chair, elle qui est encore retenue dans la chair par le poids de sa nature corruptible.
Job, 18, 16
Car l'âme ne peut vivre sans joie, elle met son bonheur dans les réalités d'ici-bas ou dans celles du ciel, et plus elle s'exerce avec persévérance à tendre vers celles du ciel, plus elle sent le dégoût de celles d'ici-bas.
Ez., 2, 2, 13
Lorsque, par le désir autant que par l'intelligence, nous atteignons quelque connaissance du Dieu Tout-Puissant, toute volupté charnelle se dessèche en nous. Et nous qui, nous appuyant comme sur deux pieds, semblions à la fois chercher Dieu et ne pas vouloir abandonner le siècle, une fois connue la divine suavité, nous n'avons plus qu'un pied qui demeure sain et l'autre semble comme boiteux, car il faut que l'amour du siècle s'affaiblisse en nous jusqu'à ce que demeure seul l'amour de Dieu. Lorsque croît en nous la force de l'amour intérieur, la puissance de la chair ne peut manquer de perdrede sa vigueur.
Job, 24, 12
Plus l'âme contemple les choses célestes, plus elle se corrige de ce qu'il y a de trop terrestre dans ses façons d'agir.
Job, 22, 35
Une fois fixée dans un désir ferme et stable de l'éternelle patrie, l'âme est moins sujette à être troublée par le tumulte des affaires temporelles. En effet, elle trouve en cette orientation de sa volonté vers Dieu un refuge très secret où elle se tient à l'abri de toute agitation extérieure et où, au delà de ce qui est soumis au changement, elle est unie à l'immuable et goûte une tranquillité si parfaite que tout en demeurant encore en ce monde elle est déjà hors du monde. Elle dépasse ce qui est au-dessous d'elle en regardant vers ce qui est plus haut et, jouissant à leur égard d'une liberté véritable, elle se sent victorieuse des biens qu'elle se refuse à convoiter. Elle n'est plus tourmentée intérieurement par les tempêtes qu'elle voit agiter autour d'elle ce monde instable et changeant, car toutes les réalités terrestres, qui l'oppressaient lorsqu'elles avaient encore des charmes à ses yeux, gisent à ses pieds maintenant qu'elle les méprise. C'est pourquoi le prophète dit : « retire-toi dans le silence d'une caverne », afin que, regardant les choses d'en haut, nous dominions celles d'ici-bas.
Cependant, avec quelque courage qu'elle progresse 36 dans la vertu, l'âme sainte, aussi longtemps qu'elle demeure en cette vie, subit, au moins comme du dehors, l'infirmité de la chair et il arrive souvent qu'elle éprouve quelque trouble extérieur bien qu'elle conserve la paix au plus intime d'elle-même. Elle (98) se dépasse elle-même par son impassibilité en même temps qu'elle est inférieure à elle-même par les agitations qui l'émeuvent encore. Elle est transportée vers les hauteurs où l'entraîne la contemplation des réalités éternelles, et ramenée vers ces infirmes réalités au milieu desquelles se trouve encore engagé quelque chose d'elle-même. Elle est à l'abri de toute inquiétude parce qu'élevée jusqu'à la contemplation de Dieu, et livrée encore à bien des tourments en tant qu'elle demeure abaissée dans l'infirmité de l'humaine nature. C'est ainsi que ceux qui ont atteint la perfection, bien qu'ils subissent encore quelques remous dus à l'infirmité de la chair, jouissent pourtant intérieurement, grâce à la contemplation, d'une paix très secrète, si bien que rien de ce qui vient du dehors ne peut les troubler jusqu'au plus intime d'eux-mêmes.
Job, 31, 98
Le désir de leur coeur les fait habiter déjà parmi les célestes puissances qui sont éternellement fixées dans une si ferme stabilité qu'aucune inconstance ne peut plus faire dévier leurs pas dans la voie du péché.
Job, 22, 50
L'eau venant jusqu'au talon signifie que l'on commence à mettre le pied dans le sentier d'une conduite droite, où l'on désire progresser. L'eau arrive jusqu'aux genoux quand notre sagesse ayant reçu de nouveaux accroissements, la perfection de nos actions devient telle que nous ne déclinions plus en rien vers les oeuvres mauvaises. L'eau enfin parvient à la hauteur des reins quand la rectitude de notre vie atteint un tel degré d'achèvement que la sagesse dont nous avons goûté la saveur éteint en nous, autant qu'il est possible, toute délectation charnelle. La douceur de la sagesse étouffe alors les incendies de la chair, et le feu de la jouissance s'apaise, aux brûlures duquel l'esprit était exposé.
Job, 2, 78
Mais si l'âme, soutenue par la surabondante plénitude d'un don si élevé, en jouissait dans une sécurité sans défaillance, elle oublierait trop souvent de qui elle le tient et croirait ne devoir qu'à elle-même un bien dont elle ne se verrait jamais privée. C'est pourquoi cette grâce, parfois, se retire, manifestant ainsi à l'esprit présomptueux quelle est sa faiblesse dès qu'il se trouve livré à lui-même. Alors il voit clairement d'où viennent les biens qui sont en lui : au moment où il pense les perdre, il se rend compte qu'il n'est pas en son pouvoir de les conserver.
Aussi, pour que nous recevions cette leçon d'humilité, il arrive souvent qu'au moment où surgit la tentation notre sagesse se trouve frappée d'hébètement et l'âme ne sait plus comment faire face aux maux qui l'assaillent, comment se mettre en garde contre la tentation.
Job, 2, 85
Mais à l'esprit ainsi troublé s'offre un puissant réconfort : lorsque, sous la poussée des vices, il se voit comme dénué de toute vertu, qu'il place tout son espoir dans la miséricorde : s'il ne veut pas se laisser entièrement dépouiller, qu'humblement il se juge lui-même dépouillé de tout. Alors, dût-il perdre, dans le combat de la tentation, le vêtement de quelque vertu, recevant à la place celui de l'humilité, grâce à la connaissance de sa propre faiblesse, il n'en sera que mieux vêtu. Il est même bien plus fort après sa chute que lorsqu'il se tenait debout, du seul fait qu'il a cessé de s'attribuer à lui-même ce qu'il croyait posséder indépendamment du secours divin.
Tout amour nous éloigne, non seulement de ce qui lui est contraire, mais encore de ce qui lui est étranger. C'est la loi même de l'amour : « Naturellement, faisant cas d'une chose, le coeur se retire des autres et se ramasse en celle qu'il prise » (Montée, 1. III, ch. 22).
C'est le besoin profond de notre coeur de se donner sans réserve ; ce qui le prend tend à le prendre tout entier et à lui faire oublier tout le reste.
Cela est vrai de n'importe quel amour, mais à combien plus forte raison en sera-t-il ainsi lorsqu'il aura Dieu pour objet : Dieu, le bien infini et transcendant, qui n'est pas seulement plus grand que les autres biens, mais les contient tous dans sa plénitude.
Si le renoncement que nous enseigne saint Jean de la Croix est si absolu, s'il n'admet aucune exception, c'est parce qu'il est une exigence de ce divin amour. Aimer Dieu et aimer autre chose avec lui, ce n'est plus aimer Dieu comme Dieu, ce n'est plus aimer Dieu : « Quiconque veut aimer quelqu'autre chose avec Dieu, sans doute ne fait-il pas grande estime de Dieu puisqu'il met en une balance avec Dieu ce qui en est totalement éloigné. » D'où sa (102) colère contre les Israélites qui ne voulaient pas se contenter de la manne : « Il fit tomber le feu du ciel et embrasa de nombreux milliers d'entre eux, tenant pour chose indigne qu'ils eussent appétit d'un autre manger, celui du ciel leur étant donné (Montée, 1. I, ch. 5).
L'âme ne peut donc appartenir vraiment à Dieu si elle demeure attachée à un bien créé, quel qu'il soit : « Deux contraires ne peuvent demeurer dans un même sujet et l'affection de Dieu et celle des créatures étant contraires, il s'ensuit que l'affection des créatures et l'affection de Dieu ne peuvent demeurer ensemble en la volonté » (Montée, 1. I, ch. 6).
Parmi les divers aspects sous lesquels saint Jean de la Croix présente cette opposition entre l'amour de Dieu et l'amour des créatures, retenons celui-ci : c'est, nous dit-il, le propre de quiconque est encore plein de soucis égoïstes « d'être toujours mécontent et ennuyé, comme celui qui endure la faim. Et quelle convenance y a-t-il entre la faim que causent les créatures et la réplétion qu'opère l'esprit de Dieu ? » (Ibid.). On ne peut se réjouir en Dieu et rester tourmenté de désirs insatisfaits, comme ceux qui « se lassent et se fatiguent » à la poursuite de pauvres petites joies incapables d'assouvir leur besoin de bonheur, et que l'on a envie de comparer à « celui qui, ayant faim, ouvre la bouche pour l'emplir de vent, lequel au lieu de se rassasier se dessèche davantage parce que ce n'est pas là son aliment » (ibid.). « Ce n'est pas là son aliment » : nous sommes faits pour aimer Dieu, et lui seul peut nous rassasier. En lui seul nous trouvons l'apaisement de nos inquiétudes, à la condition de ne chercher qu'en lui cette paix vers laquelle nous soupirons : « Oh ! Si les spirituels savaient quels biens et quelle abondance d'esprit ils perdent, faute de retirer leur appétit des choses puériles, et comme ils trouveraient en cette simple nourriture de l'esprit le goût de toutes choses, s'ils ne les voulaient pas savourer. Mais ils ne le goûtent pas. Car la cause pour laquelle ceux-ci (les Juifs lors de la sortie d'Égypte) ne recevaient pas le goût de toutes les nourritures contenues dans la manne, c'était parce qu'ils ne retiraient pas leur appétit et ne l'appliquaient pas à elle seule. De manière qu'ils ne trouvaient en la manne tout le goût et la force qu'ils eussent pu désirer, non parce que la manne ne l'eut pas, mais parce qu'ils voulaient autre chose » (Montée, 1. I, ch. 5).
L'amour de Dieu ne saurait vivre dans une âme sans la combler : si elle a éprouvé la saveur de cet amour, elle la cherche désormais en toute chose et, là où elle ne la trouve point, elle ne peut plus rien goûter. Nulle joie humaine ne l'attire si elle est (104) simplement humaine, si, d'une façon ou d'une autre, elle n'est éclairée d'un reflet de la seule vraie joie : celle qui est en Dieu.
C'est Dieu que l'âme cherche en tout et, du moment qu'elle le possède, elle peut tout quitter, renoncer — non, peut-être, sans le sentir, mais du moins sans en être troublée, sans cesser d'être foncièrement heureuse — renoncer à toutes les joies dans lesquelles elle ne saurait se complaire que dans la mesure où elle y trouve un reflet de ce qui est son vrai bonheur.
La pureté qu'exige de nous l'amour de Dieu est la pureté vivante, heureuse, d'un unique amour qui s'épanouit dans notre coeur et y vivifie tout. Ce n'est certes pas la pureté d'un désert aride, desséché : rien ne doit mourir en nous que pour être animé d'une vie nouvelle. Ce à quoi l'amour de Dieu nous a fait mourir, il nous le fait retrouver transfiguré, éclairé d'une autre lumière, d'une vie plus vraie et plus profonde. Il ouvre notre âme à des joies inconnues.
Mais la joie de l'amour de Dieu ne comble ainsi notre coeur que si celui-ci lui appartient entièrement : c'est la perle précieuse que l'on ne peut acheter si l'on ne vend pour l'acquérir tout ce que l'on possède. Ce n'est pas là simplement une condition librement posée par Dieu, qui ne voudrait nous l'accorder qu'à ce prix, c'est une exigence de sa nature : elle ne serait plus elle-même si elle n'était exclusive. Elle ne peut être la joie d'une âme en grâce avec Dieu, d'une âme conquise par cette amitié divine et y trouvant son bonheur, si elle laisse le coeur inassouvi, si elle laisse place à quelque désir. Elle ne peut être une prière, elle ne peut être offerte à Dieu comme une louange de son infinie perfection, si elle ne lui dit l'amour d'une âme qui trouve en lui l'apaisement de toutes ses aspirations, de tout son besoin de bonheur. Elle ne peut être une joie donnée, mais seulement une joie égoïste, enfermée en nous-même, si nous la prenons comme un bien semblable aux autres, où nous cherchons les satisfactions qu'il est susceptible de nous procurer, sans renoncer pour autant à celles que nous pourrions trouver ailleurs. Elle ne peut être chose de Dieu si elle n'a le caractère donné, gratuit ( X en marge], qui fait la pureté de tout ce qui est de Dieu.
« La libéralité, écrit saint Jean de la Croix, est une des principales conditions de Dieu » (Montée, 1. III, ch. 19).
Comment, d'ailleurs, l'âme qui a goûté la saveur pure et délicate de cette joie donnée, toute gratuite, ne sentirait-elle pas ce qu'il y a de grossier en toute joie égoïste ? Que sont de telles joies auprès de celle qu'elle a appris à goûter auprès de Dieu ?
Le coeur s'accorde au bonheur qu'il a choisi : « l'amour fait une ressemblance entre l'amant et la chose aimée » ; et comment pourrait-il, ce coeur, porter en même temps l'empreinte de deux amours contraires : rester attaché aux créatures qui « sont devant Dieu comme de pures ténèbres » et « être illuminé et possédé en sa pure et très simple lumière » (Montée, 1. I, ch. 4).
Aussi les « appétits », c'est-à-dire les désirs égoïstes, sont-ils pour l'âme comme « ces vapeurs (qui) obscurcissent l'air et servent d'obstacles à la lumière du soleil », ou bien encore comme une fausse clarté qui l'empêche de discerner la véritable lumière : « l'appétit... allume la concupiscence et éblouit l'entendement, de sorte qu'il ne puisse voir la lumière. Parce que la cause de l'éblouissement c'est que mettant une autre lumière différente devant les yeux, la puissance visible se repaît en celle qui lui est immédiatement représentée et ne voit plus l'autre » (Montée, L I, ch. 8). C'est que la lumière dont il s'agit ici est une lumière d'amour : amour de Dieu ou amour du monde ; cela explique que l'une voile l'autre, et empêche de la voir. En effet, comme il a été dit au chapitre 5 de la Montée, « quand la volonté s'affectionne à une chose elle l'estime davantage que toutes les autres (quoiqu'elles soient bien meilleures que celle-là) si elle ne trouve autant de goût en elles ».
Ce qui donne à chaque chose son attrait, c'est l'écho qu'elle éveille en nous, c'est l'attache que nous y avons : l'amour transfigure son objet, nous le fait voir dans un « éclairage » dans lequel il nous apparaît plus parfait qu'il ne l'est en réalité. Et par là même, il nous détourne d'autres biens qui sont, et que nous savons meilleurs, mais qui parlent moins fort à notre coeur. C'est pourquoi il y a incompatibilité entre l'amour de Dieu et l'amour des créatures : l'un ne peut croître en nous sans que l'autre perde de sa force [trois traits] : nous ne saurions nourrir nos appétits de la saveur capiteuse des biens d'ici-bas sans que s'émousse leur sensibilité à la pure et délicate saveur de l'amour divin. Et celui-ci ne s'affermira pas en nos coeurs sans nous guérir de cette part d'illusion que comporte l'attachement aux choses de cette terre. Celles-ci, dépouillées de l'éclat factice que leur donnait notre désir, s'évanouiront peu à peu comme des mirages : elles redeviendront simplement ce qu'elles sont, c'est-à-dire rien. Nous sentirons que tel ou tel bien ne nous intéresse plus, auquel il nous était si difficile de renoncer. Il nous semblera que quelque chose est mort en nous : des désirs, jadis bien vivants, mais dont toute sève s'est peu à peu retirée ; ils ont dépéri, se sont desséchés et sont enfin tombés en poussière, comme une branche coupée. (108)
Alors nous apparaîtra tout ce qu'il y a de factice, d'artificiel, dans nos attraits sensibles, combien ils nous font tendre vers une illusion, une apparence de réalité.
Mais ce sera le fruit de l'amour de Dieu : plus il devient vivant en nous, plus il attire et concentre en lui toute la vie de notre âme, et celle-ci se retire des attaches aux choses créées : « Pour vaincre tous les appétits et renoncer aux goûts de toutes choses par l'amour et l'affection desquelles la volonté a coutume de s'enflammer afin d'en jouir, il était besoin d'une autre plus grande inflammation et d'un autre meilleur amour, qui est celui de son époux, afin qu'ayant son goût et sa force en lui elle eût de la vigueur et de la constance pour rejeter facilement tous les autres...
Il arrive en effet que la sensualité est mue et attirée aux choses sensibles avec de telles angoisses de l'appétit que si la partie spirituelle n'est enflammée de ce qui est spirituel avec d'autres et plus grandes angoisses elle ne pourra vaincre le joug naturel... [angoisse inutile] et n'aura pas assez de courage pour demeurer en l'obscurité de toutes choses » (Montée, 1. I, ch. 14).
C'est ainsi soutenue par la grâce que l'âme pourra en venir à « employer en Dieu toutes ses puissances, appétits, opérations et affections... conformément au dire de David : Je garderai ma force pour vous » (Montée, 1. III, ch. i6). Et c'est la seule manière d'aller à Dieu, de tendre efficacement vers lui : « par le fait même que la force de l'appétit est divisée en plusieurs parts, il en reste moins vigoureux que s'il s'attachait entièrement à une seule chose... D'où il est évident que si l'appétit de la volonté se répand en autre chose que la vertu il demeurera bien faible pour la vertu. Et ainsi l'âme qui partage sa volonté à des bagatelles ressemble à l'eau, laquelle ayant par où s'écouler en bas ne monte point en haut et ainsi demeure inutile... Les appétits affaiblissent la vertu de l'âme car ce sont comme des rejetons autour de l'arbre, qui en tirent le suc et l'empêchent de fructifier... C'est une grande compassion de voir comme les appétits qui vivent en une âme la traitent mal, combien ils la rendent déplaisante à soi-même, fâcheuse au prochain, pesante et paresseuse aux choses de Dieu. Car il n'y a mauvaise humeur qui rende un malade si pesant, et l'empêche de cheminer, ni qui le dégoûte tant de manger, comme l'appétit des créatures rend l'âme pesante et triste à suivre la vertu. Et ainsi la cause ordinaire de l'ennui et de la tardiveté qui arrête maintes âmes au chemin de la vertu, c'est qu'elles ont des appétits et affections qui ne sont entièrement adressées à Dieu » (Montée, 1. I, ch. Io),
Les désirs égoïstes que l'âme continue à nourrir l'affaiblissent : d'abord, parce que sa force se trouve ainsi « divisée », mais cela va bien plus loin encore : ce qui demeure en elle de tendance vers Dieu perd toute vitalité, toute vigueur.
Nous ne pouvons vraiment aller à Dieu que si nous le cherchons, lui seul : nous ne pouvons trouver la force des renoncements nécessaires que dans un élan loyal et sans réserve. Si nous voulons tendre vers lui sans renoncer franchement à tout ce qui n'est pas lui, nous nous sentirons « en porte à faux », nos efforts « ne rendront pas », resteront sans effet : ce n'est pas ainsi que l'on va à Dieu, cette manière d'aller à lui n'est pas digne de lui, sa grâce n'y est pas attachée ; aussi ne se sent-on pas libre de ses mouvements, on dépense de grands efforts pour de piètres résultats.
Mais quels sont les appétits qui causent à l'âme de si graves dommages, l'aveuglant ainsi et la rendant débile et sans force pour la vertu ? Tous, répond saint Jean de la Croix, « petits ou grands », et même ceux « qui paraissent de peu de conséquence », à condition, pourtant, qu'ils soient vraiment volontaires : « Car, pour fin que soit le fil, l'oiseau y demeure attaché comme à la corde, tant qu'il ne le brisera pas pour voler. Il est vrai que le fil est plus facile à rompre, mais, pour facile que ce soit, s'il ne le rompt, il ne pourra prendre l'essor. Ainsi en est-il de l'âme qui s'est liée à quelque chose, laquelle, avec toutes ses vertus, ne parviendra jamais à la liberté de l'union divine. Car l'appétit et l'attachement de l'âme a une propriété semblable à celle qu'on attribue à la rémora qui est un poisson fort petit ; et néanmoins, s'étant attachée à un navire elle l'arrête tellement qu'il ne peut passer au port ni naviguer. Véritablement c'est une chose déplorable de voir des âmes chargées, comme de grands navires, de richesses, d'oeuvres et d'exercices spirituels, de vertus et de faveurs que Dieu leur fait, et qui, pour n'avoir le courage de vaincre un petit goût, un attachement ou une affection (car c'est tout un) ne vont jamais de l'avant, ni n'arrivent au port de la perfection, à quoi il ne fallait plus qu'un tire d'aile, et achever de rompre ce fil d'attachement, ou ôter cette rémora attachée de l'appétit » (Montée, 1. I, ch. II).
Le moindre « appétit » suffit donc à paralyser l'élan de l'âme vers Dieu, mais à condition qu'il soit délibérément consenti : que la volonté l'accepte, sans rien faire pour s'en libérer. Il ne s'agit donc pas ici de ces imperfections qui peuvent bien demeurer dans l'âme, l'entraîner à des fautes de fragilité ou de surprise, mais dont elle souffre, contre lesquelles elle lutte sincèrement, cherchant après chaque chute (112) à se relever, et reprenant sans cesse un effort que rien ne décourage.
De telles imperfections peuvent ralentir notre marche vers Dieu, si nous ne les combattons pas assez généreusement, mais c'est notre voie, notre vocation humaine, de progresser parmi ces obstacles, en cherchant à nous libérer peu à peu de ces entraves : de ces attaches encore trop vivantes qui entraînent parfois notre volonté par surprise, comme malgré elle, qui la font tomber en « de tels péchés qui ne sont pas tant volontaires et qui sont subreptices » (ibid.). Attaches si vivantes, peut-être, que non seulement l'âme n'y consent point délibérément, mais elle n'en a même pas conscience : et la grâce, pour l'en libérer, devra commencer par l'éclairer, par l'aider à les discerner, en lui donnant une sensibilité plus délicate à tout ce qui s'oppose à l'amour divin.
Saint Jean de la Croix sait bien que telle est notre condition. S'il veut que nous soyons généreux à renoncer à toute attache volontaire, il nous enseigne que les imperfections dont nous souffrons, contre lesquelles nous luttons avec persévérance, mais non pour autant avec un plein succès, sont moins pour nous un obstacle qu'une occasion de progrès : « Les autres appétits naturels qui ne sont pas volontaires (ceux dont il a dit au chapitre précédent qu'ils ne sont « pas totalement mortifiés » mais qu'ils « sont dans la nature » : l'âme, par faiblesse, « sans y prendre garde ou sans être en son pouvoir » se laissera entraîner par eux en des « péchés qui ne sont pas tant volontaires et qui sont subreptices »)... ne causent aucun de ces maux en l'âme. Car bien que le trouble et la passion qu'ils émeuvent alors fassent paraître à la personne qui en est agitée qu'ils la souillent et l'aveuglent, néanmoins il n'en va pas ainsi ; au contraire, ils lui causent les profits opposés. Parce que, en tant qu'elle leur résiste, elle acquiert de la force, de la pureté, de la lumière et de la consolation avec plusieurs autres biens ; conformément à ce que Notre-Seigneur dit à saint Paul, que la vertu se perfectionne en l'infirmité » (Montée, 1. I, ch. 12).
Les « appétits » ne peuvent donc nuire à l'âme que dans la mesure où elle les accepte : alors seulement ils mettent obstacle à l'union divine, qui se trouve réalisée « quand les deux volontés, à savoir celle de l'âme et celle de Dieu, sont conformes en un », et qui suppose donc que « l'âme ôte entièrement de soi ce qui répugne et n'est pas conforme à la volonté divine » (Montée, 1. II, ch. 5), — qu'elle se refuse à vouloir « ce que Dieu ne veut pas » (Montée, 1. I, ch. II).
Si le renoncement est nécessaire, c'est parce qu'il est la condition en dehors de laquelle il ne peut y avoir véritable union de volonté avec Dieu. Aussi (114) ne s'agit-il nullement de tendre vers une sorte d'indifférence stoïque à l'égard de toutes choses. Ce n'est pas ce qui nous est demandé : nous continuerons à éprouver joies et tristesses, craintes ou espoirs, mais ces sentiments seront dominés et apaisés par une disposition de docilité envers Dieu, une inclination à accueillir sa volonté, telle qu'elle sera pour nous. Cette volonté, nous savons qu'elle est amour et bienveillance, nous savons que nous pouvons accepter d'avance ce qu'elle nous enverra parce qu'elle le mesurera à nos forces, parce que, si l'épreuve vient — cette épreuve qui, de loin, nous effraie — de près, elle nous paraîtra toute autre, dans la lumière de la grâce, et de l'oeuvre d'amour qui, par elle, s'accomplira en nous.
Nous nous trouvons donc ramenés à cette union de volonté dont nous avons dit déjà, à propos de la prière, qu'elle est l'essence même de l'union à Dieu. C'est la volonté qui doit se rendre entièrement « conforme à la volonté divine », c'est donc elle qu'il faut purifier de tout ce qui met obstacle à cette « totale transformation ». Le renoncement absolu dont saint Jean de la Croix nous enseigne qu'il est l'exigence première de l'amour de Dieu est donc essentiellement un renoncement intérieur. Voici en quels termes il le définit : « Une mort et un anéantissement temporel, naturel et spirituel en tout — quant à l'estime de la volonté — dans laquelle mort se trouve toute abnégation » (Montée, 1. II, ch. 7). Dès le début de la Montée, il précise ainsi sa pensée à ce sujet : « Nous ne traitons pas ici de la privation des choses — car cela ne dépouille point l'âme si elle en a l'appétit — mais de la nudité du goût et de l'appétit qu'on y prend : c'est ce qui laisse l'âme libre et vide, quoiqu'elle les possède, parce que les choses de ce monde n'occupent point l'âme et ne lui sont d'aucun dommage, puisqu'elles ne pénètrent point en l'âme, mais seulement la volonté et l'appétit qui demeurent en elle » (Montée, 1. I, ch. 3).
Et ce n'est pas là une simple remarque que le Saint ferait en passant : tout au long de la Montée, nous retrouverons constamment, lorsqu'il nous dira combien le renoncement doit être total, des incises nous rappelant qu'il s'agit du renoncement intérieur : « selon l'affection... quant à l'estime de la volonté », ou quelqu'autre formule semblable.
Sans doute, ce détachement intérieur ne peut être que le résultat d'une pratique effective de la mortification, d'actes dans lesquels s'exprime et se manifeste une résolution sincère de tout abandonner pour ne plus tendre que vers Dieu. Mais ces actes ne sont pas « un but », comme s'ils constituaient eux-mêmes (116) notre offrande. Ils ne sont qu'un moyen, le moyen d'une lutte que nous avons à mener contre nous-même, contre les désirs trop humains qui encombrent notre volonté, afin que celle-ci, délivrée de ces entraves, puisse enfin offrir à Dieu un amour sans partage. C'est cet amour, et lui seul, qui est notre véritable offrande.
Ce qui compte, ce n'est donc pas de multiplier les sacrifices, d'atteindre un maximum d'austérité qui serait envisagé comme ayant valeur par lui-même, une valeur proportionnée à l'importance matérielle des retranchements que l'on s'impose. Une pareille conception ne serait pas sans danger : danger d'orgueil, de complaisance en soi-même, danger de se laisser entraîner par des sentiments bien mélangés : « Quelques-uns, alléchés par le goût qu'ils trouvent là, se tuent de pénitences... sans ordres ni conseils d'autrui... Ces personnes sont très imparfaites, et des gens sans raison, qui laissent la sujétion et l'obéissance (qui est la pénitence de la raison et de la discrétion : c'est pourquoi ce sacrifice est bien plus bienvenu et agréable à Dieu que tous les autres) en arrière de la pénitence corporelle, laquelle, sans l'autre, n'est guère qu'une pénitence de bêtes, à laquelle, comme les bêtes aussi, ils ne sont poussés que par l'appétit qu'ils y trouvent. En quoi, pour autant... qu'en cette façon de procéder ceux-ci font leur volonté, ils croissent plutôt en vices qu'en vertus » (Nuit Obscure, 1. I, ch. 6).
Aussi y a-t-il « grand sujet de déplorer l'ignorance de quelques-uns qui se surchargent de pénitences extraordinaires et de plusieurs autres exercices (qu'ils font par propre volonté) ; ils pensent qu'il leur suffira de ceci ou de cela pour parvenir à l'union de la sagesse divine, mais ils s'abusent s'ils ne tâchent avec diligence de renoncer à leurs appétits. Que si les âmes employaient la moitié de leur travail en cela elles profiteraient plus en un mois par cette voie qu'en plusieurs années par tous les autres exercices » (Montée, 1. I, ch. 3).
« Qu'ils font par propre volonté. » Tel est le danger : la volonté propre, bien loin d'être brisée par de tels exercices, y trouve une nourriture et des forces nouvelles. Accomplis dans l'humilité et avec modération, ils constitueraient, tout extérieurs qu'ils soient, un premier pas — et un premier pas nécessaire — vers le renoncement intérieur. Mais choisis parce qu'on y est mû « par le goût » qu'on y trouve : par l'attrait d'une oeuvre qui semble grande et donne sujet de se complaire en soi-même, ils ne sont plus qu'une façon comme une autre de « faire sa volonté » et, par là, de croître « plutôt en vices qu'en vertus ». L'âme peut bien paraître retrancher à grands coups de hache les branches de toutes ses attaches aux biens d'ici-bas, elle ne fait, en réalité, que nourrir et fortifier la racine où ces branches puisent leur (118) sève et d'où elles renaîtront plus vigoureuses et plus vivantes.
C'est à nous-même qu'il importe de renoncer, aussi un renoncement sera-t-il d'autant plus fécond qu'il sera plus intérieur, touchant de plus près à ce qui est la source profonde de tout attachement à soi-même, contribuant plus directement à nous dépouiller de notre volonté propre, de notre orgueil, de notre besoin de nous affirmer. C'est pourquoi la charité envers le prochain aura ici, et de beaucoup, la première place : l'oubli de soi pour penser aux autres, la patience — la patience qui est toujours, d'une façon ou d'une autre, un exercice d'humilité : combien sont futiles, le plus souvent, nos motifs d'irritation, si nous les considérons en eux-mêmes. Ce dont nous avons à nous plaindre, est peu de chose : la petite gêne qu'on nous impose est bien légère. Mais on nous l'impose ! Et c'est précisément ce qui nous heurte : qu'un autre en prenne trop à son aise avec nous, que notre volonté doive plier devant la sienne, voilà qui nous coûte. Et c'est pourquoi nous acceptons beaucoup plus facilement les ennuis qui nous viennent des événements que ceux qui nous viennent des hommes. C'est que dans le second cas il faut nous soumettre, il faut accepter d'avoir le dessous, qu'un autre s'arroge une supériorité sur nous, une supériorité que nous semblerions reconnaître, si nous ne protestions pas. Et à cela notre amour-propre se refuse. Mais si nous savions le vaincre, nous pourrions, par cette pratique de la patience, même en de très petites choses, progresser bien davantage dans le détachement que par d'autres souffrances beaucoup plus grandes, ou par des sacrifices que nous aurions choisis.
Si les renoncements les plus bienfaisants sont ceux qu'il nous faut consentir pour être fidèles au commandement de la charité envers le prochain, tous ceux dont l'occasion se présente d'elle-même, sans que nous l'ayons cherché, ont, eux aussi, une particulière efficacité, car ils sont l'expression de la volonté de Dieu sur nous. C'est lui qui dirige notre vie, y disposant toutes choses à son gré. C'est lui qui, en vue d'une oeuvre qui est la sienne et dont il est seul à connaître les exigences, met sur notre route telle épreuve, telle déconvenue, pour que disparaisse cette attache égoïste dont nous n'avons peut-être pas conscience, pour que notre amour croisse et soit ce qu'il le veut. C'est à cette conduite de Dieu sur nous qu'il faut d'abord être dociles. Et même, il vaudrait mieux modérer les mortifications volontaires, choisies par nous, si nous devions de ce fait nous sentir plus tenus à accueillir avec générosité, avec une plus constante fidélité, celles qui se présentent d'elles-mêmes. Si humbles soient-ils, les sacrifices qui s'offrent ainsi chaque jour à nous peuvent (120) être l'expression d'actes très parfaits de renoncement. Car de petites déceptions seront souvent, sur le moment, aussi et même plus sensibles que telles plus grandes épreuves : pour les accepter généreusement, assez généreusement pour y garder la paix, il sera parfois nécessaire de faire appel à une considération de très pure charité, et de nous mettre dans une attitude intérieure de détachement qui les dépasse de beaucoup.
Cette voie de la fidélité aux moindres appels de la grâce, perçus à travers les menus incidents de notre vie quotidienne, nous conduira peu à peu à cette perfection de l'amour de Dieu qui, parce qu'elle est la perfection d'un amour, d'une amitié, est toute de délicatesse, de pureté intérieure : une délicatesse faite d'oubli de soi, d'humilité surtout, et qui s'épanouit dans la bienveillance envers tous : « Ceux qui en cet état cheminent en perfection... avancent et s'affermissent beaucoup en l'humilité, non seulement méprisant leurs choses propres, mais étant fort peu satisfaits d'eux-mêmes ; ils estiment tous les autres bien meilleurs, et leur portent ordinairement une sainte envie avec un désir de servir Dieu comme eux... Tant plus ils font tant moins sont-ils contents d'eux-mêmes. Car ils voudraient tant faire pour lui par amour et charité que tout ce qu'ils opèrent ne leur semble rien... et quoique les autres veulent louer et estimer ce qui est en eux, ils ne le peuvent croire et il leur semble une chose étrange de dire ces biens d'eux... Dans les imperfections où ils se voient tomber, ils se supportent avec humilité, mansuétude et crainte amoureuse de Dieu et espérant en lui » (Nuit Obscure, 1. I, ch. 2).
L'amour de Dieu requiert donc un renoncement, total, d'autant plus parfait, plus profond, qu'il est plus intérieur : un renoncement qui, étant une exigence — ou mieux un aspect — de cet amour, appartient comme lui à l'ordre des réalités que la foi seule peut nous faire pénétrer. Non seulement nous ne le réaliserons que progressivement, mais progressivement aussi nous comprendrons jusqu'où il doit aller et tout ce dont il nous veut dépouiller : dans la mesure où l'action de la grâce dans l'âme se fait plus intense, celle-ci, devinant quelque chose de cette vie divine qui l'anime, de sa toute délicate pureté, voit mieux sa propre grossièreté. En présence de cette lumière, elle prend conscience de ses propres ténèbres : « Les ténèbres et autres maux que l'âme sent lorsque cette divine lumière l'investit ne sont pas ténèbres ni maux de la lumière, mais seulement de l'âme même, et la lumière l'éclaire pour les voir. (122) Si bien que cette lumière divine l'illumine dès lors, mais l'âme avec cette lumière ne peut voir premièrement que ce qui est plus près de soi ou pour mieux dire en soi, qui sont ses ténèbres ou misères » (Nuit Obscure, 1. II, ch. 13). Si l'âme reçoit quelque lumière « c'est seulement pour voir et découvrir ses misères et défauts... et ainsi tant s'en faut qu'elle lui apporte la gloire, que plutôt elle la rend misérable et pleine d'amertume, en la lumière spirituelle de la connaissance de soi-même qu'elle lui donne... Ainsi l'âme commence désormais à voir et sentir par le moyen de la lumière et de la chaleur de ce feu divin les faiblesses et misères qui lui étaient auparavant cachées et qu'elle tenait couvertes au dedans de soi sans les apercevoir ni les sentir... Parce que, comme cette flamme est extrêmement claire, venant à assaillir l'âme, sa lumière luit à travers les ténèbres de l'âme, qui sont aussi extrêmement épaisses, et alors elle reconnaît ses ténèbres naturelles et vicieuses... Les âmes ne peuvent découvrir leurs ténèbres que si elles sont éclairées de la lumière divine » (Vive Flamme, str. i).
L'amour — cet amour même qui requiert une si délicate pureté — ne peut éclairer l'âme sans lui faire voir combien elle en est éloignée ; il ne peut brûler en elle sans consumer les scories qui la souillent. Aussi ne pouvons-nous mieux conclure ces pages que par un texte où saint Jean de la Croix nous montre l'amour réalisant ainsi dans l'âme cette purification qu'il exige : « Cette purgative et amoureuse lumière divine se comporte envers l'âme, la purgeant et disposant pour l'unir parfaitement avec soi, de même que le feu avec le bois pour le transformer en soi. Parce que le feu matériel appliqué au bois commence premièrement à le sécher... après il le noircit, l'obscurcit et l'enlaidit... en le séchant peu à peu, il l'éclaircit et jette dehors tous les accidents difformes et obscurs qui sont contraires au feu. Et finalement, commençant à l'enflammer par dehors et à l'échauffer, il vient à le transformer en soi et à le rendre aussi beau que le feu même » (Nuit Obscure, 1. II, ch. Io).
Nous avons dit en commençant combien volontiers les premiers témoins de la tradition monastique joignent l'une à l'autre les expressions de « Prière pure » et de « Pureté du coeur ». Saint Benoît les emploie toutes deux dans le chapitre de sa Règle où il décrit l'attitude du moine dans l'oraison.
Ne sont-elles pas, en effet, fort voisines ? Bien plus, font-elles autre chose qu'exprimer deux aspects d'une seule réalité ? Car l'effort de renoncement et la prière sont étroitement unis : ce sont les activités diverses d'une même vie, les manifestations d'un même amour de Dieu, qui ne peut croître en notre âme sans nous dépouiller de l'égoïsme.
Saint Grégoire le Grand et saint Jean de la Croix nous ont redit tour à tour ce lien entre la pureté du coeur et l'union à Dieu, dont elle est l'indispensable condition et, bien davantage encore, le fruit et la marque la plus assurée.
Nous voudrions insister ici sur cet aspect de leur doctrine, car c'est, nous semble-t-il, ce qui l'éclaire tout entière, et nous en fait comprendre l'esprit.
C'est, en particulier, ce qui explique pourquoi saint Jean de la Croix nous prêche un renoncement si absolu : ces redoutables exigences ne peuvent s'humaniser qu'en se divinisant. Plus elles apparaitront dans la lumière de l'amour divin — qui en est l'unique raison d'être, mais qui, seul, aussi, peut nous donner la force d'y répondre fidèlement — moins elles nous sembleront excessives, trop rudes pour notre humaine faiblesse.
La pureté du coeur, écrit saint Jean de la Croix, est si étroitement unie à la charité qu'elle-même est toute charité, et, de ce fait, source de joie : c'est l'amour que « David demandait quand il disait : O Dieu, créez en moi un coeur net — parce que la pureté du coeur n'est rien moins que l'amour et la grâce de Dieu. Car Notre-Seigneur appelle ceux qui ont le coeur net bienheureux, ce qui est autant dire amoureux, puisque la béatitude ne se donne pour autre prix que pour l'amour » (Nuit Obscure, 1. II, ch. 12). C'est cette joie qui, à mesure qu'elle s'épanouit dans l'âme, la détache de tout ce qui n'est pas son unique amour, « lequel amour n'est point parfait s'il n'est fort et discret à purger la joie de toutes sortes de choses, la mettant seulement à faire la volonté de Dieu » (Montée, 1. III, ch. 3o).
Mais ce ne peut être l'oeuvre d'un jour, car l'âme ne s'ouvre que peu à peu à cette joie, profonde, sans doute, mais toute pure, dépouillée, et qui lui semblera parfois bien austère. Quelque sincère que soit son amour de Dieu, il lui reste à remporter une victoire complète sur l'égoïsme, à venir à bout de (126) bien des imperfections. Saint Jean de la Croix reconnaît, tout miséricordieusement, que celles-ci ne sont pas une raison de douter de sa vertu : « Je ne veux pas nier que maintes vertus ne puissent être avec assez d'imperfection » (Montée, 1. III, ch. 22). Et il nous invite — à combien de reprises et avec quelle insistance ! — à nous prendre en patience, n'imitant pas, sans doute, « quelques-uns, lesquels tiennent fort peu compte de leurs fautes », mais pas davantage « d'autres (qui) s'attristent démesurément de s'y voir tomber, pensant qu'ils devraient déjà être des saints, et ils se fâchent contre eux-mêmes avec impatience, ce qui est une autre imperfection » (Nuit Obscure, 1. I, ch. 2).
Si nous ne voulons pas nous décourager devant l'élévation du but qui nous est proposé, il faut donc nous rappeler, d'abord, que la pureté du coeur à laquelle nous tendons, si elle réclame de nous un effort, et un effort généreux, est avant tout le fruit de l'action de la grâce en nous. Il ne s'agit pas simplement de fortifier notre volonté par un long exercice afin que, devant une alternative qui se présenterait à elle exactement de la même manière, elle devienne capable de choisir dans le sens de la vertu, sans se laisser détourner par l'attrait de quelque satisfaction égoïste. Il s'agit de nous prêter — en le secondant activement — à un renouvellement de tout nous-même par la grâce, à la suite duquel les choses nous apparaîtront dans une lumière nouvelle, le choix à faire se présentera à nous sous un jour différent, et la volonté, sans doute, aura encore un effort à faire, mais elle se trouvera peu à peu inclinée comme d'elle-même là où l'attire son mouvement le plus profond.
Il faut donc nous souvenir que c'est la grâce qui accomplit en nous son oeuvre, mais aussi que cette oeuvre est une oeuvre de rédemption, en laquelle elle se montre toute miséricordieuse, et infiniment patiente.
Ces deux aspects essentiels de l'ascèse chrétienne, qui marquent si profondément la pensée de saint Jean de la Croix, méritent, nous semble-t-il, que nous nous y arrêtions ici un peu plus longuement.
« Tout le noeud de l'affaire, pour parvenir à l'union avec Dieu, gît à purger la volonté de ses affections et appétits, afin qu'en cette façon, de volonté humaine et basse, elle devienne volonté divine, fait une même chose avec la volonté de Dieu » (Montée, 1. III, ch. i6).
Tel est l'idéal qui nous est proposé : la parfaite simplicité d'une âme en laquelle tout s'est unifié dans une totale adhésion à la volonté de Dieu. (128)
Mais saint Jean de la Croix ne nous dissimule pas que le point d'où il nous faut partir est bien loin du terme vers lequel il oriente ainsi notre effort : « On ne saurait exprimer en paroles, ni même concevoir avec l'entendement, les diverses immondices que la diversité d'appétits cause en l'âme. Car si cela se pouvait dire et donner à entendre, ce serait une chose merveilleuse et de grande compassion de voir comme chaque appétit, selon sa force et sa qualité, plus grande ou plus petite, fait sa tache et laisse en l'âme l'assiette de sa propre immondice et laideur ; et comment en un seul désordre de la raison ils puissent avoir en soi d'innombrables différences de saletés, plus grandes ou plus petites, chacun selon sa condition. Car de même que l'âme du juste en une seule perfection, qui est la droiture de l'âme, a un grand nombre de très riches dons et plusieurs belles vertus, chacune gracieuse et différente selon la multitude et différence des affections amoureuses qu'il a exercées envers Dieu, ainsi l'âme déréglée, selon la variété de ses appétits en les créatures, a une misérable variété d'ordures et de bassesses, telle que les dits appétits la peignent en elle » (Montée, 1. I, ch. 9).
Quoi d'étonnant si l'idéal d'une entière pureté d'intention, d'une tendance vers Dieu que n'entraverait plus aucun retour sur nous-même, nous semble bien lointain, bien inaccessible, parfois, lorsque nous nous sentons aux prises avec tant de difficultés qui semblent se multiplier sous nos pas, lorsque nous nous voyons si incapables de dominer les tempêtes sans cesse renaissantes qui s'élèvent en nous ?
Comment ne serions-nous pas tentés, par moments, de désespérer, de nous demander comment notre pauvre volonté, entravée de tant de liens, pourra trouver la force de les rompre ? Les manifestations de notre égoïsme sont si nombreuses ! Notre amour-propre nous enserre en un filet aux mailles trop serrées pour que nous ne risquions pas, en échappant à l'une, de retomber dans une autre.
Et pourtant nous ne travaillons pas en vain lorsque nous essayons de vaincre ces obstacles que nous rencontrons en nous-même : ce témoignage de bonne volonté ouvre notre âme à Dieu et lui permet d'agir librement en elle.
Ne le voyons-nous pas lorsque, après une longue lutte apparemment vaine, la grâce intervient, réalisant en nous ce vers quoi nous essayions de tendre parmi tant de difficultés ?
Que de fois, en effet, nous pouvons constater que des progrès ont eu pour occasion, bien plutôt qu'un acte vraiment courageux, de pauvres efforts, accomplis avec persévérance, sans doute, mais bien faiblement, comme nous le pouvions, en nous reprochant de ne pas agir avec une plus entière générosité, en souffrant de ne pas mieux nous défendre contre tant de sentiments si misérablement humains.
Ces sentiments imparfaits contre lesquels nous n'arrivons pas à nous défendre, qui dominent encore notre sensibilité et nous entraînent à des fautes de fragilité, peuvent freiner le progrès spirituel, mais non l'arrêter — si du moins nous souffrons de ces imperfections, si nous luttons contre elles avec persévérance, si, après chaque chute, nous nous relevons avec un désir accru d'en venir à bout 1. Les fautes de faiblesse, en effet, n'empêchent pas tout développement de la grâce. Celle-ci affermit donc progressivement son empire sur notre âme et nous trouverons en elle un soutien de plus en plus fort qui nous permettra enfin de dominer ces pauvres attaches à nous-même, de nous libérer des entraves qu'elles nous imposent.
C'est pourquoi il ne faut jamais perdre courage. C'est pourquoi aussi, au moment de la prière, si nous sentons en nous les résistances d'un égoïsme encore bien vivant et contre lequel nous avons de la peine à nous défendre, nous ne devons pas chercher à nous en débarrasser avant d'oser nous approcher de Dieu, mais plutôt nous approcher de lui d'abord : placer notre âme sous l'influence bienfaisante de sa pré-
1. « A la vérité, écrit sainte Thérèse, l'âme peut retomber encore, mais il est un signe auquel on reconnaît le passage du Seigneur, c'est la promptitude à se relever » (Vie, ch. 15).
sence, afin que, intérieurement renouvelés par ce contact avec la grâce, nous trouvions en elle de nouvelles forces tandis que ces sentiments trop humains perdent peu à peu de leur puissance.
Si nous pouvons vaincre, ce sera en nous appuyant sur une adhésion foncière de notre volonté à celle de Dieu, qu'il faut savoir retrouver sous toutes les attaches dont nous n'arrivons pas encore à nous libérer parfaitement, afin de puiser en elle la force de les dominer.
Que ces attaches existent, comment nous le dissimuler ? La vigueur avec laquelle réagit notre amour-propre, si l'on touche à ces points qui nous tiennent à coeur, suffit à montrer que sa vitalité reste grande. Mais cette constatation ne doit pas nous troubler au point que nous hésitions à exprimer dans la prière des sentiments que nous n'oserions plus croire vraiment sincères.
Sans doute, notre sensibilité demeure bien vivante, imparfaitement mortifiée, mais, le fût-elle davantage, ne suffirait-il pas d'un moment de fatigue pour la réveiller, pour exciter en nous quelque tempête imprévue ? Et sera-t-il jamais en notre pouvoir d'apaiser entièrement ces remous : parviendrons-nous, en luttant contre les sentiments qui s'agitent en nous, à les détruire au point de ne plus les éprouver ? Puisque nous sentons que cela ne nous (132) est pas possible, que notre amour de Dieu n'est même pas encore assez puissant pour apaiser vraiment ces réactions trop humaines, pour les dépouiller au moins de toute amertume, de tout ce qui nous trouble ou nous inquiète, prenons-nous, humblement, tels que nous sommes. Mais n'allons pas douter pour autant de la charité qui habite en nos coeurs, et qui porte en elle une force divine pour les transformer. Retournons-nous vers elle : ces impressions diverses qui nous tourmentent, au lieu de vouloir entrer en lutte avec elles, essayer de parvenir, à force d'efforts, à les étouffer, laissons-les, refusons d'y prêter attention — ce que nous aimons trop, d'ailleurs, ne tend-il pas toujours à accaparer notre pensée, et le premier moyen, le plus efficace, souvent, pour en détacher notre coeur, n'est-ce pas de l'écarter de notre esprit ? — Allons donc droit à Dieu, approchons-nous de lui avec confiance, offrons-lui notre volonté, lui demandant de la conformer à la sienne, la maintenant, dans une attitude de docilité, un désir d'entière soumission, sous l'influence de la grâce, des divins attraits que, silencieusement, elle fait germer en nous. Plus ceux-ci deviendront profonds, plus nous sentirons que, si secrets qu'ils puissent être, ce sont eux qui sont vrais — qui sont le vrai mouvement de notre volonté — bien plus que ces réactions de la sensibilité par lesquelles nous pouvons bien refuser de nous laisser entraîner, mais sans être capables de ne plus les ressentir. Ils deviendront peu à peu assez forts pour dominer, sans les supprimer, ces impressions en quelque sorte superficielles. Ces impressions, l'âme les éprouvera encore, mais il lui suffira de se réfugier en cet attrait profond qui prend toute sa volonté pour sentir qu'elles n'ont plus aucune racine en elle : elles s'étiolent et meurent, parfois en quelques instants, comme une fleur coupée.
Lorsque les résistances de la sensibilité auront ainsi cédé sous l'action de la grâce, nous comprendrons que ce qu'elle a fait en nous, il n'était pas en notre pouvoir de le réaliser nous-même : nous pouvions bien — et nous devions — nous prêter à ce qu'elle a accompli, mais elle seule pouvait nous conduire à cette liberté et cette paix intérieure.
On sent combien sont proches l'une de l'autre, pour saint Jean de la Croix comme pour sainte Thérèse, la liberté à l'égard des sens dans l'oraison elle-même et leur parfaite domination par la volonté dans la lutte contre soi-même. On ne sait pas toujours en les lisant de laquelle des deux il est question. C'est que les deux sont liées : c'est seulement quand l'amour de Dieu est lui-même purifié que l'âme peut y trouver la force de dominer parfaitement toutes les réactions des sens. Cet amour, en effet, n'est plus alors mêlé d'attraits sensibles auxquels pourraient s'opposer des attraits contraires du même (134) ordre, aussi trouve-t-elle en lui une force toute libre, dégagée, sur laquelle les impressions de la sensibilité n'ont plus aucune prise et qu'elle peut donc leur opposer victorieusement.
C'est alors la « netteté intérieure », la parfaite sincérité avec elle-même d'une âme qui, dans l'oraison, s'offre à Dieu dans la pure simplicité d'un don de soi dépouillé de tout ce qui pourrait lui faire s'exagérer ses véritables dispositions intérieures — d'une âme qui, dans l'entière simplicité du don de soi, trouve une joie secrète mais infiniment profonde, où il lui suffit de se réfugier pour couper en leur racine les mouvements de l'égoïsme.
La perfection vers laquelle nous devons tendre, c'est donc la simplicité d'une âme qui ne ferait plus que réaliser à chaque instant, paisiblement, comme naturellement, la volonté de Dieu sur elle.
La mortification, l'effort positif pour lutter contre nos attraits trop humains, n'est qu'un moyen de vaincre les obstacles qui s'opposent à cette union de volonté constante avec Dieu. Et à mesure que l'âme progressera dans le détachement, elle pourra ne plus songer qu'à laisser cette union de volonté s'exprimer dans sa vie, elle pourra tout envisager sous cet aspect plutôt que sous celui de la lutte contre elle-même.
C'est alors qu'elle pourra dire avec le Christ : « Ma nourriture est de faire la volonté de celui qui m'a envoyé... Celui qui m'a envoyé est toujours avec moi ; il ne m'a pas laissé seul, parce que je fais toujours ce qui lui plaît » (S. Jean, Iv, 34 ; VIII, 29).
La pureté du coeur, si elle ne peut s'atteindre sans un effort généreux de notre part, n'en demeure donc pas moins avant tout le fruit de l'action de la grâce en notre âme [alternance pureté cœur – grâce]. D'une grâce dont il nous reste à dire combien elle est essentiellement rédemptrice, combien l'oeuvre qu'elle accomplit en nous est une oeuvre de miséricorde. Ce caractère, en effet, ne lui est en aucune manière accidentel, c'est là au contraire ce qui nous livre le sens profond de notre vocation surnaturelle, ce qui nous montre en quel esprit nous devons vivre si nous voulons lui être fidèles.
On peut dire, semble-t-il, que la nature humaine, souillée par le péché, n'était plus apte à recevoir la simple grâce de sanctification qu'elle avait reçue tout d'abord, dans son état de pureté originelle. Elle ne pouvait plus qu'être l'objet d'une grâce de rédemption, substantiellement identique à la première, sans doute, mais qui portât en elle, du fait de son origine : du fait de la Croix qui nous l'a méritée et dont elle est marquée comme de son signe propre, ce caractère de miséricorde qui lui permet d'être communiquée à une nature déchue. (136)
Ce n'est pas une grâce dont on est digne ou indigne, mais une grâce dont on a besoin, qui est nécessaire à notre misère pour la sauver d'elle-même. Un don de miséricorde qui nous est accordé non en raison de nos mérites qu'il faudrait récompenser, mais en raison de notre détresse qu'il faut secourir.
L'oeuvre qui doit s'accomplir en nous est une oeuvre de rédemption : c'est en nous délivrant peu à peu de l'esclavage du péché qu'elle nous conduit à la liberté des enfants de Dieu.
Car nous ne sommes pas « libres » : notre volonté n'est pas à la fine pointe de notre être, comme un pur pouvoir de choix. Elle est engagée dans tout l'ensemble complexe des attaches de notre égoïsme, des désirs qui nous sollicitent en tous sens. Ces attraits obscurs l'entraînent souvent par surprise, sans qu'elle en ait toujours bien conscience. Surtout, ils l'aveuglent, ils ne lui laissent pas la lucidité nécessaire pour discerner les renoncements qui s'imposent. La liberté — et la parfaite sincérité envers soi-même, qui en est la condition première — ne peuvent être qu'une conquête, le résultat de longs efforts, d'un lent et patient travail de la grâce dans nos âmes.
C'est dans l'oeuvre ainsi réalisée en nous que la grâce se montre essentiellement miséricordieuse. Elle ne violente pas l'âme, mais c'est la seule chose qu'elle ne fait pas. Que de ressources elle a pour venir en aide à notre faiblesse, la persuader, l'attirer au bien, la délivrer peu à peu des liens qui entravent sa liberté, obscurcissent son jugement, sa sincérité avec elle-même. Ainsi, par exemple, rencontre-t-elle en nous quelque attrait trop puissant, que nous ne saurions vaincre — car notre esprit s'en trouve obscurci et ne peut discerner qu'un renoncement s'impose — elle abandonnera pour un moment la lutte, elle la portera sur un autre point où la résistance est moins forte, où un sacrifice plus facile à obtenir aura pour fruit un peu plus de pureté intérieure, de docilité et de souplesse. Alors, l'âme étant mieux préparée, Dieu attirera à nouveau son attention sur ce point qui ne voulait pas céder ; il lui donnera de voir clair, enfin, de regarder en face ce qu'il lui demande, de se plier à ses exigences. Et elle se rendra compte de la sollicitude dont il l'a entourée, et que lui seul l'a conduite là où elle ne serait jamais arrivée, livrée à elle-même : elle était trop aveuglée, trop décidée à ne pas voir.
Rien ne peut arrêter Dieu, qu'un refus absolu, délibéré. Si nous désirons sincèrement tendre vers lui, sa bonté est riche en ressources pour venir au secours de notre faiblesse, pour manifester sa puissance en notre infirmité. (138 ) grâce de rédemption, dont l'oeuvre ne s'accomplit en nous que dans l'humilité et dans la patience. La seule perfection à laquelle nous saurions prétendre ne peut s'atteindre qu'à travers l'expérience de notre fragilité, de nos impuissances et de nos ignorances. Si nous y sommes dociles, si nous nous laissons former par elle, cette expérience nous fera prendre conscience de notre pauvreté, de notre néant, elle nous conduira à. remettre ce néant entre les mains de Dieu, dans une attitude de soumission, d'abandon à sa volonté sur nous.
Il n'est pas d'autre voie : une perfection « parfaite » est irréalisable, dans les conditions qui sont les nôtres. En effet, tels que nous sommes, si nous arrivions à faire en tout ce qui est le mieux, sans aucune défaillance, cela nourrirait un immense orgueil. Le roc de notre attachement à nous-même, de notre confiance en nous-même, de notre égoïsme, ne subirait pas la moindre atteinte ; bien au contraire, il ne ferait que se durcir davantage. On aboutirait à une pure illusion : à. une perfection extérieure cachant un abîme d'orgueil. C'est ce que nous enseigne saint Jean de la Croix, au premier livre de la Nuit Obscure. Il nous parle de ces « commençants » qui « se sentent si fervents et si diligents » qu'il leur en naît « une certaine branche d'orgueil secret, qui leur fait avoir quelque satisfaction de leurs actions et d'eux-mêmes ». Aussi le démon se gardera-t-il de détourner de telles âmes de « toutes leurs oeuvres et vertus », sachant bien « qu'elles ne leur servent de rien mais au contraire, en elles, se tournent en vice ». Il les poussera même à « faire davantage... afin que leur orgueil et présomption augmente ». C'est Dieu qui, lui, se refusera à écouter les supplications qu'elles lui adressent, le priant « avec un désir grandement angoisseux afin qu'il leur ôte leurs imperfections et défauts » — de crainte que « s'il les en délivrait peut-être ils deviendraient plus superbes et présomptueux » (ch. 2). Et ce que saint Jean de la Croix dit ici des « commençants » ne cesse jamais tout à fait d'être vrai, car s'il est un point sur lequel il y a touj ours lieu de se tenir sur ses gardes, c'est bien l'orgueil et la complaisance en soi-même.
Notre effort doit donc s'accomplir dans l'humilité — et dans la patience, qui en est le signe le plus assuré. Patients, si nous voulons l'être envers autrui, il nous faut d'abord apprendre à reconnaître combien nous avons besoin de l'être envers nous-même : « La meilleure et la plus grande pratique que l'on puisse faire de la patience en la vie spirituelle, écrit sainte Jeanne de Chantal, c'est de se supporter soi-même dans ses faiblesses et impuissances de volonté » (Œuvres, t. II, p. 313).
Plus nous serons attentifs à l'action de la grâce (140) en notre âme, mieux nous comprendrons qu'elle accomplit dans notre faiblesse une oeuvre toute de miséricorde. C'est pourquoi nul n'est plus près du pécheur que le saint, nul ne peut mieux que lui compatir à sa détresse, car nul ne se sent plus intimement uni avec lui dans le mystère de la divine miséricorde.
Si nous voulons entrer pleinement dans ce mystère — et y trouver les conditions qui seules conviennent à notre nature déchue et lui permettent de s'élever jusqu'à Dieu — il nous faut accepter sa loi fondamentale : « Si vous pardonnez aux hommes leurs offenses, votre Père Céleste vous pardonnera aussi ; mais si vous ne les pardonnez pas aux hommes votre Père non plus ne vous pardonnera pas vos offenses » (Mt. VI, 14 et 15) 1.
Cette pensée revient sans cesse dans le Nouveau Testament :
« Montrez-vous bons et compatissants les uns pour les autres, vous pardonnant mutuellement, comme Dieu vous a pardonnés dans le Christ » (Eph. IV, 31).
« Comme le Seigneur vous a pardonné, vous aussi, pardonnez » (Col. III, 12 et 13).
1. On peut noter qu'en saint Matthieu ce texte suit immédiatement celui du « Pater », revenant sur cette demande : « Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés » comme pour en souligner la toute particulière importance, car c'est la seule qui soit reprise ainsi, parmi toutes les autres.
« Le jugement sera sans pitié pour qui n'aura pas montré de pitié ; mais la pitié se rit du jugement » (Jac. II, 13).
La justice de la Loi nouvelle, c'est la miséricorde. Ce n'est pas nous qui avons le droit que les autres pratiquent à notre égard une stricte justice, ne nous manquant en rien. Ce sont les autres qui ont droit, dans le Christ, à notre pardon.
Être miséricordieux envers le prochain ce n'est pas être miséricordieux, nous, d'une miséricorde qui serait la nôtre. C'est mettre en commun avec le prochain celle dont Dieu nous entoure, la partager avec lui, la faire rejaillir sur lui. Cela n'implique de notre part aucune supériorité.
Il est une scène dans l'Évangile qui nous révèle le sens profond du mystère chrétien :
« Les scribes et les pharisiens lui amènent alors une femme surprise en adultère et, la plaçant au milieu du groupe : « Maître, lui disent-ils, cette femme a été surprise en flagrant délit d'adultère. Or, dans la loi, Moïse nous a prescrit de lapider ces femmes-là. Et toi, qu'en dis-tu ? » Ils parlaient ainsi pour l'embarrasser, afin de pouvoir l'accuser. Mais Jésus, se baissant, se mit à écrire du doigt sur le sol. Comme ils persistaient à l'interroger, il se redressa et leur dit : « Que celui de vous qui est sans péché lui jette la première pierre ! » Puis, se baissant de (142) nouveau, il se remit à écrire sur le sol. Quand ils l'eurent entendu, ils se retirèrent un à un, en commençant par les plus vieux, et Jésus resta seul avec la femme, qui était toujours là. »
Saisissante confrontation : nous voyons en présence l'un de l'autre Dieu et le péché — non le repentir : le péché ; car cette femme n'est pas venue au Christ, elle lui a été amenée de force. — Quelle scène grandiose un auteur éclairé d'une lumière purement humaine eût imaginée ici ! Quel contraste ! Et comme l'infinie pureté et majesté de Dieu eût apparu en un terrible relief, dans un sublime sursaut d'indignation... de répulsion !
« Alors, se redressant, il lui dit : « Femme, où sont-ils ? Personne ne t'a condamnée ? » Elle répondit : « Personne, Seigneur. » — « Moi non plus, dit Jésus, je ne te condamne pas. Va ; désormais, ne pèche plus » (Jo. VIII, 3-II).
Notre Dieu est un Dieu de miséricorde. Là où il ne trouve pas le repentir, il ne songe qu'à l'éveiller par une parole de douceur compatissante.
« Montrez-vous miséricordieux, comme votre Père est miséricordieux » (Luc. V, 36) 1.
C'est toute la loi du Christ.
1. Nos citations du Nouveau Testament sont empruntées à la traduction de M. le chanoine Osty.
GRÂCE COMMUNE
Nul ne s'étonnera de trouver dans l'oeuvre de saint Grégoire le Grand maintes allusions au problème de la conciliation entre contemplation et action, amour de Dieu et service du prochain. Pour le moine arraché à la paix de sa cellule, à cette vie pleine de sécurité où il lui semblait « naviguer avec un vent favorable », et jeté au milieu du tumulte des affaires comme « parmi les violents remous d'une subite tempête où son esprit risquait de faire naufrage », ce problème ne se posait nullement comme une question d'école à résoudre à la lumière de principes universels et immuables. C'était toute sa vie qui s'y trouvait engagée : on le sent à l'accent profondément humain des pages que lui inspire son amour de la vie contemplative, et où il la décrit comme un bienheureux prélude de la béatitude céleste. Il lui en a coûté de s'y arracher. Mais on devine en lisant ces lignes l'apaisement du sacrifice consenti :
Job, 19, 42
« Qu'ils traitent des affaires terrestres, ceux qui ont reçu la sagesse pour cela, mais qu'ils ne s'y laissent pas impliquer, ceux qui ont été comblés des dons spirituels : tant que rien ne les contraint de s'occuper des biens inférieurs, qu'ils se consacrent tout entiers aux biens supérieurs qui leur sont fami-146-liers. Pourtant, lorsqu'il n'est personne qui puisse porter secours au prochain comme il convient, ceux-là même qui sont remplis des dons spirituels doivent condescendre à l'infirmité de leurs frères et subvenir avec charité même à leurs nécessités temporelles, dans la mesure où ils peuvent le faire convenablement. Et ils ne doivent pas s'attrister si leur coeur, toujours tourné vers la contemplation des réalités spirituelles, semble perdre quelque chose en s'abaissant ainsi à des occupations bien minimes en elles-mêmes, puisque le Verbe par qui subsiste toute la création a voulu, assumant une nature humaine, descendre un peu au-dessous des anges, afin de servir les hommes. D'ailleurs, l'âme ne peut que gagner à agir ainsi, car plus elle accepte humblement de s'occuper, par amour pour le Créateur, en des soins inférieurs, plus elle acquiert de finesse et de délicatesse pour pénétrer dans l'intelligence des réalités les plus élevées.
Job, 18, 33
L'âme jouit d'une certaine liberté lorsqu'elle sait à la fois accomplir les préceptes divins dans ses actions extérieures et les contempler dans le sentiment qu'elle a des choses intérieures. Que la contemplation ne lui fasse pas négliger le service du prochain, et qu'elle ne se laisse pas non plus accaparer par les oeuvres de charité au point de délaisser la contemplation, mais qu'elle sache si bien faire à chacun sa part, que ni l'amour du prochain ne fasse obstacle à l'amour de Dieu, ni l'amour de Dieu, sous prétexte qu'il est supérieur, ne fasse négliger l'amour du prochain.
Job, 23, 38
Les âmes saintes qui se trouvent obligées par les circonstances à s'occuper des choses extérieures ont toujours soin de chercher un refuge dans le secret de leur coeur. C'est là, en effet, qu'elles interrogent le Seigneur et s'entendent dire en silence de quelle manière elles doivent agir au grand jour.
Job, 6, 57
Il ne faut pas que l'âme pacifique se disperse immodérément dans la pratique des oeuvres vertueuses et il ne faut pas non plus que l'âme inquiète essaie de s'enfermer dans l'exercice de la contemplation. Souvent, en effet, ceux qui pouvaient contempler Dieu paisiblement sont tombés, écrasés sous le poids des occupations extérieures, et ceux qui menaient une vie bonne et utile en s'occupant des choses humaines, le repos intérieur qu'ils cherchaient a été pour eux comme un glaive qui a mis fin à leurs jours.
Éz., 2, 5, 19
La grâce de la contemplation n'est pas donnée aux grands et refusée aux petits, mais les uns et les autres la reçoivent. Si donc, quelqu'office que l'on ait à remplir, on peut prétendre à ce don, quiconque sait garder son coeur au dedans de lui est susceptible d'être éclairé par la lumière d'en haut, afin que nul ne se glorifie de cette grâce comme d'une chose (148) qui le distingue des autres. Que nul ne croie donc posséder le don de la véritable lumière comme son bien à lui seul, car, tandis qu'il s'imagine être particulièrement riche, un autre peut-être l'est plus que lui, qui pense ne rien posséder. Ce ne sont pas seulement les membres les plus élevés, occupant les premières places dans l'Église, qui reçoivent la grâce de la contemplation, mais aussi ces membres plus humbles qui, tout en s'élevant jusqu'aux sommets par leurs désirs, demeurent au milieu des choses les plus basses par l'office qu'ils ont à remplir. »
Chacun, dans l'Église, a sa fonction propre, mais c'est pour l'utilité du corps tout entier qu'il doit la remplir. A la lumière de cette vérité, tout devient simple, et limpide. C'est l'Église — c'est le Christ, dans son Église — qui contemple et qui adore, et c'est lui encore qui agit, qui parle et qui enseigne, qui exerce les oeuvres diverses de la charité. Que chaque membre accomplisse donc avec fidélité la tâche qui lui est confiée, en se rappelant que par là il concourt à l'oeuvre du corps tout entier, et c'est l'oeuvre du corps tout entier qui devient sienne :
Job, 19, 43
« Autres sont dans le corps les membres qui servent à voir la lumière du jour, autres ceux qui ne perdent guère contact avec la terre. L'oeil, en effet, est tourné vers la lumière et il doit veiller à se garder de la poussière, afin de n'être point aveuglé. Mais le pied accomplit son office lorsqu'il ne craint pas de se souiller au contact du sol. Et ces membres du corps sont unis par cela même qu'ils se rendent mutuellement de bons offices, car le pied court pour l'oeil, et l'oeil voit pour éclairer la marche du pied. Ainsi donc, les membres de la Sainte Église doivent être et distincts par leur rôle et unis par la charité, afin que les âmes plus élevées montrent la route à ceux qui restent davantage mêlés aux affaires de ce siècle, et que le pied marche ainsi à la lumière des yeux. Et que, de leur côté, ceux qui exercent leur activité en s'occupant des choses terrestres le fassent pour le bien des âmes employées à des soins plus élevés, afin que le pied n'avance pas seulement pour lui-même, mais aussi pour l’œil, qui lui montre la voie. »
Tout est donc commun à tous : « Que nul ne croie posséder le don de la véritable lumière comme son bien à lui seul. »
La grâce est toute gratuité, c'est ce qui fait sa pureté : elle est étrangère à tout égoïsme, à tout esprit de propriété. C'est un don que nous ne pouvons recevoir qu'à condition de ne pas le faire nôtre, de ne pas le replier sur nous-même. Il est dans sa nature de ne pouvoir être le bien d'un seul [grâce à tous]: c'est une atmosphère que nous respirons tous sans qu'aucun puisse la retenir, l'enfermer en lui. C'est un bien commun, parce que c'est un bien de Dieu. (150 ) Quiconque en vit appartient à Dieu. Quiconque en vit entre dans cet ordre de la grâce qui est l'ordre de la gratuité, du don de soi, et doit se conformer à ses lois, à son esprit.
Notre vie surnaturelle n'est pas notre bien propre. Non seulement parce qu'elle appartient à Dieu, mais aussi parce qu'elle appartient à tous ceux qui nous ont aidés. Car nous ne progressons qu'en nous appuyant sur l'invisible soutien de la communion des saints. Celui-ci nous reste habituellement caché, mais quand il nous est donné d'en entrevoir quelque chose, nous avons parfois l'impression de porter dans nos mains l'oeuvre d'autrui. Nous y avons travaillé, sans doute, mais nous n'y avons pas travaillé seuls : pour une grande part, c'est le fruit des efforts des autres, de leurs souffrances. Comment, dès lors, nous y complaire comme dans un bien propre ?
C'est à la vie même de Dieu que nous participons, en union avec tous ceux à qui nous sommes unis dans l'unité du Christ total. De même qu'elle rayonne du Chef sur tout le corps, cette vie garde, en chacun des membres qu'elle anime, un pouvoir de rayonnement : si nous concourons à l'édification du corps mystique, c'est d'abord parce que nous ne pouvons vivre de la vie du Christ sans la faire rejaillir sur ceux qui y ont part avec nous. C'est essentiellement une vie commune. Nous ne pouvons la posséder pour nous seul, pour notre propre compte, ce serait un non-sens : elle est don, gratuité, libre rayonnement de l'amour divin. C'est pourquoi nous ne pouvons séparer le fait d'en vivre et le fait de la rayonner, car c'est une même chose : en vivre, c'est la recevoir, et c'est la donner. Sainte Thérèse compare Dieu à un diamant très pur ; on pourrait dire aussi que le corps mystique est semblable à un diamant dont les multiples facettes se renvoient les unes aux autres une même lumière, en multipliant et en intensifiant sans cesse l'éclat ; et, pour chacune, recevoir et renvoyer cette unique lumière, c'est une seule et même chose.
La joie de cette vie, c'est de la vivre en gratuité, de savoir que nous l'avons reçue gratuitement, et qu'elle reste en nous comme un don qui se répand, et non comme un trésor que nous enfermerions en nous-même.
Le rôle de la prière et du sacrifice n'est donc pas seulement de nous mériter les uns aux autres, comme du dehors, un secours divin ; nous avons, bien plus profondément, à mettre en commun la vie de la grâce. Celle-ci est en nous, comme « une source d'eau jaillissant pour la vie éternelle », avec sa tendance foncière à se répandre et à se donner, et si nous aidons nos frères et sommes aidés par eux, c'est d'abord par ce contact vital de notre vie avec leur vie, dans l'unité du corps mystique. (152)
C'est pourquoi le rôle apostolique de la prière, de l'union à Dieu, n'est pas comme une forme secondaire, diminuée de l'apostolat, mais bien plutôt la forme fondamentale de ce don que nous devons nous faire les uns aux autres de la vie divine. L'apostolat extérieur en est l'expression visible et comme le sacrement.
En ce mutuel échange se nouent entre les âmes des liens dont chacun est un chef-d'oeuvre de la divine charité, en révèle, sous mille formes variées, l'infinie délicatesse. Ces liens nous seront une joie pendant toute l'éternité : en eux nous goûterons comme une surabondance et un rejaillissement de notre bonheur d'aimer Dieu. C'est ce que nous avons à attendre de tout exercice de la charité envers le prochain : par elle se forment des amitiés pour le ciel. Ceux avec qui nous aurons vécu, si nous les avons aidés à trouver Dieu, en leur rendant son amour plus présent, seront pour toujours, en lui, plus proches de nous : nous leur serons plus intimement unis dans la commune joie de cet unique amour.
Cette joie, en effet, est une joie commune : au ciel, nous nous plairons à contempler l'oeuvre de Dieu en l'âme de chacun de ses élus, aimant à en reconnaître la beauté propre. Le bien de chacun sera le bien de tous, nous en jouirons tous ensemble.
Sur terre déjà, si nous savons nous dégager des resserrements de l'égoïsme, vivre en esprit de bienveillance envers le prochain, nous jouirons ainsi du bien que Dieu a mis en ceux qui nous entourent, et cette joie fera du bien à notre âme, car rien ne lui est plus bienfaisant que de se réjouir du bien qui est dans les autres : cela l'établit dans une atmosphère de simplicité et de liberté intérieure, de joie très douce et très pure, qui est celle de la charité.
C'est le fruit de l'esprit de gratuité, de l'esprit de la grâce : se réjouir du bien d'autrui comme du sien propre, ou mieux comme d'un bien de Dieu. Au même titre que ce qui est en nous, ce qui est dans les autres appartient à Dieu, et l'âme trouve son bonheur en ce qui est à Dieu, c'est cela qu'elle aime.
C'est en vivant dans cet esprit qu'elle peut participer à tout ce qu'il y a de bon dans le prochain, en éprouver la bienfaisante influence.
Car tout nous est commun :
« C'est le Christ qui a donné aux uns d'être apôtres, à d'autres d'être prophètes, ou encore évangélistes, pasteurs ou docteurs, organisant ainsi les saints pour l'oeuvre du ministère, en vue de la construction du corps du Christ, jusqu'à ce que nous parvenions tous ensemble à l'unité dans la foi et la connaissance du Fils de Dieu, à l'état d'homme (154) parfait, à la taille même qui convient à la plénitude du Christ... C'est de lui que le corps tout entier, grâce à tous les ligaments qui le desservent, tire cohésion et unité, et, par l'activité assignée à chacun de ses organes, opère sa croissance
POUR SE CONSTRUIRE DANS LA CHARITÉ » (Eph. IV, 1-13, 16) .
INTRODUCTION 7
PRIÈRE PURE 15
Saint Grégoire le Grand 17
Saint Jean de la Croix 37
La grâce de la prière : Plénitude et dépouillement 67
PURETÉ DU CŒUR 89
Saint Grégoire le Grand 91
Saint Jean de la Croix 101
Grâce et renoncement 124
ÉPILOGUE 143
Grâce commune 145
« LES PRESSES SAINT-AUGUSTIN », BRUGES Imprimé en Belgique, no 22313 /6
Réédition en ligne sur le Web