Les Œuvres mystiques de Jacques BERTOT
« LE DIRECTEUR MISTIQUE »
III & IV LETTRES
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LE DIRECTEUR
MISTIQUE,
Ou
LES ŒUVRES SPIRITUELLES
DE
MONS. BERTOT & c.
TROISIÈME VOLUME,
CONTENANT
La Suite de
SES LETTRES SPIRITUELLES
Sur plusieurs sujets qui regardent la Vie Inté-
rieure & l’Oraison de Foi
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1. Je crois que vous avez reçu présentement la lettre que j’ai écrite à N., par laquelle je marquais comme j’étais touché de votre [2] maladie : et en vérité je le suis encore de la continuation. Ma consolation est que j’espère que ce ne sera rien, et qu’au contraire cela pourra servir à vos incommodités ordinaires.
2. Votre disposition de paix et d’abandon à l’ordre de Dieu, prenant de moment en moment chaque chose comme elle est donnée de sa bonté, est vraiment une disposition, qui non seulement sanctifie l’âme, mais encore lui donne la paix et la joie en toutes choses. C’est une tromperie des gens du siècle, et presque de tout le monde, de croire pouvoir trouver du repos et du plaisir en quelque chose hors de cet ordre de Dieu : cela ne se peut jamais ; d’autant qu’il faut par nécessité, que tout plaisir véritable ait son origine et sa source en notre centre et de notre centre. Et il est certain qu’il n’y a que ce seul ordre divin, qui nous puisse faire participer au plaisir et à la correspondance de ce divin centre ; toutes les créatures et généralement toutes les choses, ne pouvant donner de plaisir, que parce qu’elles sont émanées de Dieu. Cependant n’en faisant pas usage par ce divin ordre, le plaisir que nous y trouvons est si superficiel, que dans la vérité si on y réfléchit bien, il est plutôt un mécontentement qu’un plaisir ; d’autant qu’il ne peut contenter, et qu’il ne contente solidement, qu’autant qu’il y a d’union à Dieu par cela même, et par conséquent par l’ordre divin, qui nous y attache et nous y lie.
C’est ce qui cause cette inquiétude et cette vicissitude perpétuelle des gens du monde, qui plus ils ont, plus ils sont mécontents et inquiets ; et faute d’y réfléchir solidement, ils ne voient pas qu’ils n’ont de plaisir des choses [3] qu’autant qu’ils les désirent et non en leur possession.
3. Cette vérité constante et infaillible console fort et calme beaucoup une âme dans tout ce qui lui arrive même de plus pénible ; d’autant que ce divin ordre y fait trouver une consolation et un contentement qui surpasse [surpassent] en vérité la croix et la peine que nous donne la même chose. Car de dire qu’une maladie et une affliction ne soit pas pénibles, ce serait être ridicule ; mais de la souffrir [de les souffrir] et de l’agréer [de les agréer] comme ordre divin, en se contentant de ce que Dieu ordonne, cela surpasse beaucoup cette peine.
Je vous aime beaucoup dans cette disposition et dans son exercice continuel, qui vous rendra incessamment heureuse, et qui arrangera même toutes choses dans l’état où Dieu vous appelle ; étant très certain que les personnes qui n’usent pas de ce divin ordre par abandon à sa conduite, non seulement sont malheureuses, parce qu’elles ne trouvent aucun contentement en la vie ; mais encore renversent toutes choses incessamment en leurs emplois et en leurs états : d’autant qu’étant dérangées elles-mêmes par leur peu de dépendance et de subordination à l’ordre de Dieu, elles dérangent aussi toutes choses qui ne peuvent avoir leur ajustement, leur conduite et leur beauté que par l’ajustement que leur donnent les personnes qui en ont la conduite, en s’ajustant à l’ordre divin en toutes choses qu’elles ont à faire et à souffrir.
4. Si les Rois, les Princes, les Ministres, et généralement toutes les personnes qui par ordre de Dieu ont la conduite des affaires, des [4] familles et des autres choses du monde, pouvaient apprendre ce secret de l’ordre divin, non seulement ils rendraient heureux en se rendant et en s’ajustant à Dieu ; mais encore de plus ils feraient des merveilles pour l’économie et l’arrangement de toutes choses : ce qui ferait que non seulement tout le monde serait content, mais que toutes choses seraient solidement établies, et hors d’une vicissitude perpétuelle, comme on le remarque en tout et en toutes sortes d’états.
5. C’est ici la cause pourquoi les Monarques, les familles et enfin tous les états ne subsistent pas, et que l’on voit incessamment des hauts et des bas, faire et défaire ; en voulant ajuster toutes choses à la raison humaine, et pensant trouver là un solide établissement. Cela ne sera jamais ; et il faut aussi bien que cette raison s’ajuste à l’ordre divin que les choses mêmes. Mais quand en tout on tâche de s’y soumettre et de s’y ajuster, insensiblement tout trouve sa place si admirablement bien, que l’on remarque qu’une main et qu’une sagesse divine cachée [s] sous cet ordre et cette conduite de Dieu a eu [ont eu] le pouvoir et l’adresse d’arranger bien toutes choses : et quand au contraire cela n’est pas, on est contraint dans la suite d’avouer, que tout homme est menteur, c’est-à-dire, qu’il est fautif en sa conduite, et que tout ne subsiste que par un hasard et un secret qui est [qui sont] conduit [s] par une main amoureuse du bon Dieu qui a pitié de ses créatures aveugles pour le soulagement des autres.
6. Et certainement cette vérité fait souvent admirer les personnes un peu éclairées, comment [5] toutes choses subsistent dans le monde ; remarquant que la conduite presque de toutes les personnes n’est qu’une conduite d’enfants emportés par leurs passions aveugles, et qu’il n’y a proprement que les personnes qui sont assez heureuses de se conduire par la sagesse de l’ordre divin, qui soient vraiment raisonnables et qui soient heureuses dans la vie.
7. Prenez donc courage au nom de Dieu, et ne vous étonnez de rien ; subsistez seulement en votre disposition, et vous trouverez que toutes choses se feront et s’ajusteront admirablement bien, aussi bien pour vos maladies que pour tout le reste. Tâchez d’être fort fidèle à voir toutes choses et à les remarquer dans ce divin ordre, car il n’y a rien qui n’y soit compris et qui ne s’y trouve, aussi bien les croix, les répugnances, que tout le reste que ce divin ordre permet [de] nous arriver par la conduite des autres, dont nous devons faire partout l’usage que nous venons de marquer. Par là nous nous ajusterons, et nous ajusterons toutes choses à notre premier principe. Je suis à vous de tout mon cœur. 1678.
1. Marchez en ne voyant pas ; aimez sans goût et sans le savoir ; honorez Dieu sans y penser ; demeurez unie à Dieu sans expérience ; demeurez assurée sans aucune certitude, ni volonté délibérée d’en chercher ; et [6] vous trouverez Dieu, et aurez le moyen présent et très efficace pour travailler de la bonne manière, et pour détruire tout ce qui est de vous, soit pour le temps ou pour l’éternité.
2. Il y a deux degrés à monter, ou deux démarches à faire, l’une dans le pur actif, l’autre lorsque la passivité approche, et que l’on y est.
Dans le premier degré, savoir l’actif, il faut que l’âme travaille infatigablement à se détruire soi-même sans aucune pitié, envisageant Jésus-Christ, son original, pour combattre et détruire, autant qu’elle pourra, les passions, les propres recherches et inclinations, et une infinité de choses qui composent notre nous-même corrompu. Je vous dis encore qu’il n’est pas croyable, combien la corruption de ce soi-même, qui n’est pas combattue, fait de mal.
3. Cela étant en quelque manière fait, Dieu simplifie son travail ; et l’âme ne quitte pas le soin de se mortifier et de se détruire soi-même, quoiqu’elle le fasse par un moyen plus simple : au contraire, elle est plus ennemie de soi ; et c’est comme par le désespoir de soi, et par la haine qu’elle se porte, que courant après Dieu, elle n’a pas de cesse de se mortifier, de mourir à soi-même, et d’imiter Jésus-Christ, en se perdant dans cet inconnu, par la pratique de ces maximes susdites. Et voilà le deuxième degré, qui n’est parfaitement achevé que lorsque Dieu a tellement détruit et consumé notre nous-même en lui, que la pauvreté, l’abjection, le mépris, la contradiction, et le reste de Jésus-Christ, Homme-Dieu, est en l’âme comme en son centre, c’est-à-dire, est reçu de l’âme avec une joie pleine. [7]
4. Jugez quel mal vous vous causez, quand vous ne mettez pas en pratique fidèle, et constante au degré où vous êtes, ces quatre ou cinq maximes, qui sont comme une corde pour étrangler l’amour-propre, et le soi-même parfaitement. 1669.
1. Ne vous étonnez pas si après vos lectures, et même dans le temps de votre Oraison, il ne vous reste rien, ni de vos idées qui vous ont plu, ni du goût que vous aviez en lisant. C’est une marque manifeste que Dieu désire pour lors que vous vous serviez de la foi, laquelle travaille sur un je-ne-sais-quoi2 qui reste dans le pur de l’esprit, de ce que vous avez lu. C’est pourquoi il ne faut pas tout aussitôt terminer toute votre opération en actes d’amour, d’anéantissement et autres, en rentrant nuement dans votre fond et en oubliant tout à fait votre sujet. Cela doit bien vous solliciter à vous simplifier en foi nue, qui travaille sur ce qui vous en demeure dans la pointe de votre esprit : mais afin que cela se fasse encore mieux, il faut par simple envisagement retourner de fois à autre sur votre sujet ; et quand vous ne pouvez rien retenir, et qu’enfin tout s’efface, pour lors il faut en venir aux simples actes que vous me marquez, et par ce moyen demeurer en anéantissement près de Dieu, où assurément vous trouverez de la nourriture, [8] quoique vous ne puissiez voir le moyen par lequel elle vous est donnée.
2. Ne vous amusez pas tant à vous détourner de vos distractions, et des pensées pénibles qui vous accablent, en les combattant ; mais plutôt et bien mieux en vous divertissant par un simple retour vers Dieu que vous désirez, et que vous recherchez en votre Oraison et en vos exercices. Et par là, quoique par un simple acte, vous ferez toutes choses bien mieux que si vous faisiez tout cela distinctement ; comme quand vous vous voyez trop embarrassée. Si vous avez fait mal, si vous ne vous êtes point trop occupée à ces faiblesses : quittez promptement toutes ces perplexités en vous retournant vers Dieu et [en] vous tenant calme en abandon en sa miséricorde.
3. Tâchez le plus que vous pourrez de vous remettre en la présence de Dieu en agissant. Car par là vous aurez beaucoup de lumière ; et votre âme étant calmée, elle se trouvera bien plus en état d’agir pour Dieu et en Dieu. Retournez donc humblement aussitôt que vous vous apercevez hors de cette divine présence ; et par là l’habitude s’acquerra. Votre disposition d’agir avec Dieu en enfant, et par dépendance de sa divine Majesté, est très bonne : tâchez d’y être fidèle ; car elle est un grand principe de grâce en l’âme. Présentement il vous suffit, quand vous avez fait des fautes, de les rectifier et de les consumer par retour vers Dieu : et quand la providence permettra qu’on se voie, on vous en donnera des lumières.
4. Ne vous embarrassez pas, quand vous vous trouvez dans les insensibilités que vous me marquez : souffrez-vous avec patience, et [9] tâchez de réveiller votre cœur par des simples [sic] désirs en Dieu ; et ensuite demeurez humiliée proche de votre fumier. Prenez courage ; et j’espère que sa bonté vous secourera [secourra]. Je suis à vous de tout mon cœur.
1. Il faut observer soit dans les prières vocales ou les intercessions des saints, que de fois à autre selon quelques besoins particuliers, Dieu donne des mouvements de s’y adresser et de prier, et pour lors le faisant par ordre et mouvement divin, ce n’est point activité, ni se multiplier ; car tout ce qui se fait par le mouvement de la lumière divine, qui est la simplicité même, est tout simple. D’où vient que dans la suite, quand une âme a été beaucoup fidèle à se laisser dénuer et simplifier, et qu’ainsi Dieu la possède, quoiqu’elle devienne active comme ces grands Prédicateurs, par exemple un St. [saint] François Xavier ou autres, en s’appliquant à la multiplicité des œuvres de charité, elle est cependant très simple, n’y ayant que Dieu qui est le principe de cette activité et multiplicité. Quand on est obligé de prier Dieu pour les autres, soit pour les besoins de famille, ou que l’on se recommande à vos prières, il n’est pas besoin de se multiplier et [de se] former une idée, mais seulement de s’unir à Dieu pour cet effet, demeurant dans son état de simplicité3 ; et au moment il ne manque point de [10] faire de l’âme et par l’âme, la même chose, mais bien plus avantageusement, qu’elle n’aurait fait par son activité.
2. Il est aussi fort nécessaire d’être uniforme dans toute sa conduite, et de prendre la même manière dans les tentations de quelque nature qu’elles soient. Car si autrefois l’âme y résistait et y remédiait seulement et utilement par des actes contraires, et par des renonciations conformes à la tentation ; ici il ne faut que ce simple moyen sans moyen, demeurant simplement, et sans expérience de son union ni de l’opération de Dieu, unie et abandonnée au même Dieu qui la soutient, et la veut soutenir en cet état : tout ceci s’opérant en simplicité dans le fond de la volonté, qui n’y contribue que par une simple union et [par un] retour vers Dieu au fond de son âme ; ce qui dit toute chose à Dieu en secret sans que l’âme les spécifie.
3. La même chose doit être observée dans ses défauts et ses chutes qu’elle commet chaque jour : elle y doit remédier en retournant, sans retourner, et s’approchant en simplicité de Dieu, [qui est] la source de tous biens et de toute vertu ; et là elle trouvera non seulement la fin et le regret de sa faute, mais encore le remède et la purification ; remarquant assurément que ce procédé par fidélité à son état fera plus sans comparaison pour remédier à ses défauts, et pratiquer les vertus, que les actes formés des mêmes vertus n’opéraient dans les degrés passés.
4. Tout ce procédé4 est d’infinie conséquence à une âme qui a le don de la divine lumière, pour en faire usage et le faire croître. Et comme si dans le temps qu’une âme [11] est encore dans son activité, elle se servait de cette conduite, soit par quelque lecture, ou par quelque avis mal donné, elle se ruinerait sans ressource ; de la même manière le don et la lumière étant venue [ou : étant venus], si elle retournait à son activité ou qu’elle en gardât, quoi que par bon prétexte, ne s’ajustant pas fidèlement au degré et au moment de cette divine opération, elle arrêterait infailliblement sa course, et n’avancerait point en sa voie ; et même dans la suite peu à peu elle se brouillerait dans ses exercices, et prenant une route pour une autre, et se ferait un tort irréparable, faute de rencontrer quelqu’un qui la remettrait en son chemin ; ne pouvant bien s’ajuster, ni se servir d’une voie ni d’autre [sic], et demeurant comme suspendue, sans rien avoir de solide et de certain qui l’occupât. 1671.
1. Il me semble que je dois croire raisonnablement, que ce que N. vous dit dans sa Lettre, est très vrai ; mais je ne puis croire absolument que Dieu agrée cette sortie dans les circonstances présentes. Je vous avoue que cet intérieur-là ne m’est jamais revenu. Il y a quelque chose dans son procédé de visions, et d’extraordinaire, qui n’a pas, selon mon goût, un certain goût de vérité : cela n’est pas [12] marqué de Jésus-Christ. Quand ce sceau y est, il y a de la connaissance véritable de soi, et par conséquent une horreur formée, et une mésestime de tout ce qui sort de soi, en quelque état que l’on soit. Car même plus l’âme entre en Dieu, et se perd, plus elle s’abhorre, car plus elle se connaît : ce qui ne cause pas réflexion, mais plutôt éloignement de soi par perte amoureuse.
2. Et voilà la raison pourquoi Jésus-Christ étant Dieu, était en une vérité de son néant comme homme ; qui était infinie : ego [autem] sum vermis et non homo5, etc., et qui était aussi la source de son insatiabilité, et de son altération pour le mépris. Il est donc très vrai qu’une âme qui a un petit point de cette véritable lumière qui lui découvre Dieu, découvre en même temps son soi-même ; et ainsi altérée, de son néant, elle détruit de ce qui sort de soi, et l’a en horreur : et je ne vois pas cela en la personne que vous savez.
Quand Dieu fait la miséricorde de ne pas conduire par l’extraordinaire mais plutôt par le rien et le néant, c’est mettre l’âme dans la vérité, et la retirer d’un million de pièges que je remarque dans les autres âmes conduites par les voies de visions ou de grâces positives, et qui mettent l’admirable en l’âme.
3. Ce n’est pas qu’il n’y ait de bonnes choses en cette personne : mais il faut tant de soins et de peines pour démêler le bon d’avec le vil, que cela est fâcheux. Et si elle était fidèle à suivre le néant, ce serait bientôt fait : mais il faut tant mourir, que c’est une pitié. Peu d’âmes [13] sortent des pièges de l’amour-propre6 ; car peu quittent et veulent bonnement quitter la voie des sens, quoique selon leurs paroles elles le veuillent. Mais quel moyen de se quitter ? L’amour infini que l’on a pour soi crie si haut quand on veut un peu en essayer que l’on revient aussitôt autour de soi, si l’on s’est un peu perdu de vue, dans la sécheresse, la nudité et la pauvreté.
4. Mais de voir des âmes qui se perdent parfaitement de vue, sans plus penser à soi, ni se rechercher, étant perdues dans Dieu même ; ô que cela est miraculeux ! Car on ne saurait jamais croire ce qu’est Dieu à ces âmes qui s’oublient parfaitement et entièrement. Si je vous disais que c’est un vide entier, un non-savoir, un non-vouloir, et un non-goûter, cela vous surprendrait. Cependant cela est vrai : et cela est le gibet où la nature, c’est-à-dire les sens, et les puissances, et le fond de l’âme expirent cruellement et impitoyablement, souffrant un million de croix ; mais aussi c’est [là] où l’âme au-dessus de soi vit heureusement pour la gloire de Dieu, mais [où elle vit] malheureusement pour le goût et l’amour-propre. Ceci soit dit en passant pour vous faire comprendre que la petitesse, l’humiliation, et le reste est ce qu’il faut, et ce qui conduit à la lumière de vérité ; et non ce qu’il y a de grand, ce qui agrandit, et ce qu’il y a d’assuré ; mais plutôt l’incertain en bonne manière, c’est-à-dire [ce] qui fait perdre l’âme et la fait s’abandonner à Dieu.
5. Voilà chère sœur7 ce que les créatures ne nous sauraient donner, et ce qu’elles ne nous sauraient ôter ; pourvu que l’âme ne se tourne pas vers elles par amour et complaisance. C’est [14] pourquoi ne vous étonnez pas s’il vous vient des croix, des misères et des abandons. Il est vrai que leurs seules caresses, et leurs approches, (je dis des créatures) sont une peste. D’où vient qu’il faut chérir leurs persécutions et leur haine, et craindre leur [s] approche [s], et leurs caresses : ce qui ne se fait presque jamais (à moins d’un miracle) sans perte très notable ; si bien qu’il faut avec prudence les écarter [i.e., ces caresses et approches des créatures] autant que l’on peut. On sera pauvre ; mais il n’importe. 1669.
1. Selon que vous me mandez, vous vous dénuez trop tout d’un coup, et vous vous précipitez selon votre naturel, sans observer les démarches de Dieu dans votre âme. Vous me dites que vous n’avez plus d’objet ; c’est trop, vous devez en avoir un simple pour arrêter et occuper doucement votre âme afin que là le Soleil Éternel soit comme déterminé à opérer en elle et à y faire les merveilles qu’il prétend.
2. Je sais bien que c’est par une ferveur nouvelle que vous vous jetez à corps perdu dans cette grande nudité, comme y trouvant davantage l’amour de Dieu et votre repos, et y voulant trouver davantage votre perfection. Cependant dans la suite vous n’y trouveriez que le dégoût et un labyrinthe d’esprit qui vous embarrasserait [embarrasseraient] : car assurément vous n’êtes pas encore là ; vous êtes encore trop en vous-même, [15] (comme toutes vos lettres me marquent manifestement,) pour être dans un état si dénué et où Dieu doit être par conséquent si pleinement le maître de vous. Vous me direz peut-être en passant que je vous dise en quoi je remarque dans vos lettres que vous êtes tellement en vous-même ? c’est par vos ferveurs et par un bouillonnement précipité que je vois en tout ce que vous faites et entreprenez par une bonne intention et non par un ordre réglé de Dieu, que je m’en vais vous marquer en particulier.
3. Ainsi vous devez donc vous arrêter à quelque simple vérité, comme je vous l’ai dit quantité de fois, et recevoir humblement ensuite ce que Dieu vous donnera. S’il semble ne vouloir vous rien dire ; tenez-vous humblement en repos vous contentant de ce que Dieu veut, et de fois à autre remettez doucement votre âme en vue amoureuse de votre vérité comme sollicitant sa bonté de vous regarder par sa miséricorde. Dieu aime beaucoup ces regards amoureux d’une âme humiliée en l’Oraison : car c’est là humblement frapper à la porte de sa miséricorde divine pour le solliciter de départir ses grâces à l’âme désireuse de lui. Et quand l’âme a fait plusieurs fois ces essais amoureux, ou Dieu lui donne quelque chose, ou non : si Dieu lui donne quelque éclaircissement ou lumière, elle s’en occupe doucement et humblement ; si Dieu ne lui donne rien, elle demeure humiliée et contente : car ayant fait d’elle-même ce qu’elle a dû, Dieu ne manque jamais de faire à son insu plus qu’elle ne peut prétendre et qu’elle ne peut voir ; ce qu’assurément l’âme découvrira ensuite par la paix [16] et le solide qu’elle trouvera étant hors l’Oraison pour exécuter l’ordre de Dieu dans l’action.
Quelquefois aussi l’âme demeure si sèche et si obscure qu’elle ne se connaît ni ne connaît rien en son Oraison. Pour lors qu’elle ne laisse8 pas dans cette langueur et dans la peine qu’elle y souffre de frapper amoureusement, comme j’ai dit : car les regards très simples, quoique très obscurs, ne laissent pas d’être vraiment amoureux, quoiqu’en sécheresse, et par conséquent efficaces pour attirer l’opération de Dieu en l’âme qui sait s’abandonner et se délaisser pour être formée, ajustée et accommodée selon l’ordre de Dieu, qui sera [fera ?] toujours sa beauté et qui fera toujours en telle âme humblement constante une vraie et solide Oraison.
4. Ne vous conduisez donc point par des ferveurs, qui n’ont nulle voie solide : et vous verrez que par là la foi s’augmentera, laquelle dénuera peu à peu votre âme, et ainsi vous arriverez où vous voulez ; mais par un moyen tout autre que vous ne sauriez vous imaginer. Faute de faire l’application nécessaire à tout ceci, vous passerez beaucoup de temps sans avancer aucunement, mais plutôt vous rôderez autour de vous-même et dans vous-même sans trouver de voie d’en sortir ; notre nous-même ne nous étant qu’un labyrinthe où les ferveurs humaines et les précipitations non soumises à l’ordre divin nous font courir et faire bien du chemin sans quitter notre place.
5. Tâchez d’être bien fidèle à vous posséder dans l’action et dans la conversation, vous renouvelant de fois à autre en la présence de [17] Dieu, et faisant cela de manière qu’on ne puisse pas s’en apercevoir. Cela vous servira pour établir le solide en votre action et pour régler votre naturel trop vif : et vous verrez qu’en faisant de cette manière, l’action ne vous brouillera pas mais vous disposera pour l’Oraison, vous donnant une certaine faim d’y retourner pour y être plus à l’aise. Prenez garde en ce temps de conversation et d’action aux trop grandes recherches de vous-même, en vous établissant dans l’esprit des autres par un million de productions d’esprit, qui vous viennent à la foule par la vivacité de votre imagination. Modérez gravement mais agréablement ces choses, afin de n’être pas ennuyeuse par un trop grand retirement en vous-même, comprenant bien que notre sortie vers le prochain, par un ordre réglé et en bonne manière, n’est pas sortir de Dieu, mais plutôt que c’est une demeure de notre âme en lui ; car comme il est infini, il est aussi bien en la conversation et en l’action qu’en l’Oraison, pourvu que nous tâchions d’être également hors de nous en ces choses, c’est-à-dire que nous faisions de notre mieux, selon le degré où nous en sommes, pour y trouver Dieu, qui veut que nous conversions et agissions, comme il veut que nous priions.
6. Les sentiments que vous me marquez pour l’Enfance de Jésus-Christ sont très bons, et les véritables fondements qu’une âme doit prendre, pour s’établir solidement dans la piété et dans l’intérieur : car autant qu’une âme est petite aux yeux des hommes et de Dieu même, autant est-elle en état de recevoir des dons infinis. [18]
Prenez garde sur cela de vous mettre sans ordre dans beaucoup de pratique de petitesse. L’âme voulant établir l’ordre divin en elle, doit recevoir avec beaucoup de respect et d’amour, les occasions de s’apetisser et de s’humilier qui lui arrivent, et être aussi bien suavement humiliée quand elle n’y est pas fidèle : mais elle ne doit pas (quoique avec ferveur et bonne intention) se jeter en confusion dans ces occasions ; c’est une chose trop précieuse : elle les doit regarder avec respect, mais non pas y mettre la main sans que Dieu le lui marque ; autrement elle mettra en son âme une confusion, qui paraît belle aux yeux du monde, mais qui n’est pas telle dans l’ordre de Dieu.
Ce que je vous dis ici, je vous le dis de toutes les autres pratiques dans lesquelles on se jette par bonne intention : vous les devez voir et regarder avec beaucoup de respect, mais vous tenir en votre place, jusqu’à ce que Dieu vous le marque par quelque occasion de providence.
L.VII. Que Dieu se donne à l’âme en cette vie par toutes les petites croix qui nous donnent la mort. Joie et paix par l’ordre de Dieu. Fidélité à l’oraison simple de la foi obscure.
1. Les âmes sont souvent très trompées croyant que Dieu ne vient en l’âme que par de grandes choses, et par les rencontres extraordinaires, et ainsi elles sont toujours en l’attente de ce qui ne vient jamais. Et de cette manière elles n’ont jamais rien de présent, d’effectif ou de réel ; ce qui ne se donne et ne se fait que par les petites croix et les petites rencontres du moment de nos états et conditions, par quoi Dieu se donne en magnificence, autant que telles choses nous donnent actuellement la mort et détruise en nous un million de petits sentiments qui nous font vivre en nous-mêmes, et par conséquent hors de Dieu.
Elles [les âmes] sont tellement persuadées qu’en cette vie Dieu est quelque chose de grand et d’éclatant, jugeant les choses de Dieu par les choses de la terre, qu’elles ont toujours tout entre les mains et sont toujours tâtonnant pour trouver une chose qu’elles croient n’avoir pas. Et tout cela faute de se bien convaincre que Dieu n’est rien pour ainsi dire en cette vie, ou plutôt que le rien est Dieu ; mais le rien causé par les contradictions, humiliations et pauvretés de notre état, et généralement de tout ce qui nous humilie, abaisse et détruit ce que nous voulons être dans le monde, non seulement selon le monde mais encore selon Dieu. Ainsi qui connaît Dieu en cette vie, Le découvre si parfaitement en toutes les plus petites choses de notre état et de ce qui nous arrive, que le soleil n’est pas si aisé à rencontrer au milieu d’une rase campagne en plein midi d’un beau jour d’été, que Dieu Se découvre à une âme fidèle qui se rapetisse en son état. Quand je dis rapetisse, je n’entends pas cela activement mais passivement, c’est-à-dire qui sait se laisser dénuer par toutes les rencontres et les providences de son état et de ce qui lui arrive de moment en moment.
§2. Je sais bien que cette divine lumière que [20] l’on exprime facilement sur le papier n’est pas si facile de rencontrer dans notre état, mais il est bon, dès le commencement, d’en parler aux âmes, afin qu’étant déjà avancées, elles ne perdent pas tant de temps à courir après les papillons, en laissant la réalité et la vérité qu’ils ont sans la connaître et par conséquent sans s’en nourrir. Ce qui fait que quantité de personnes sont toujours en quête et empressées pour ce qu’elles n’ont et n’auront jamais, et laissent et abandonnent le réel, qui est ce qu’elles ont de crucifiant en leur état et condition ; de cette manière, elles ne se nourrissent jamais de véritable et solide, qui est ce qui donne Dieu et ce qui dans la suite est Dieu.
Je vous dis tout cela à l’occasion de N. et afin que vous voyiez de plus en plus que votre bonheur est entre vos mains, sans aller le chercher autre part que chez vous et en vous-même.
3. Vous faites très bien d’être gaie par l’ordre de Dieu, et vous verrez par l’expérience que cela vaut mieux que toutes ces méthodes forçées où l’on ne s’ajuste pas à ce que Dieu veut chaque moment. On n’est proprement dans le divertissement, et l’on ne donne de la joie aux autres qu’en vue de Dieu ; et de cette manière tout cela est Dieu à votre âme en l’état où elle est.
4. Quand Dieu vous donne la paix, recevez-la, car Dieu y est ; et souvent elle est aperçue pour un peu refaire et consoler les sens ; souvent aussi elle n’est nullement aperçue et il ne faut pas laisser d’y demeurer, car la vraie paix n’est pas essentiellement un calme aperçu, mais bien une situation de notre esprit qui [21] demeure secrètement en l’ordre de Dieu, laquelle situation ou arrêt s’écoule même dans les sens, quoiqu’ils se tourmentent quelquefois par les imaginations, craintes et soins de notre condition ; mais cette paix et cet arrêt les font demeurer en repos, quoiqu’ils paraissent n’y demeurer pas. Si bien que pour bien exprimer cette paix, il me paraît que l’âme est semblable à une personne qui est arrivée à un lieu où elle prétendait aller : cette personne a le repos, parce qu’elle ne tend plus par désir et inquiétude vers ce lieu, cependant elle ne laisse pas au même temps d’avoir le soin, l’inquiétude et le reste que l’état présent demande d’elle. Vous voyez que la paix et le soin subsistent ensemble. Quelquefois aussi tout est en repos et ainsi la fête est entière : mais cela est de peu de conséquences pourvu que le principal y soit, et qu’en cette disposition l’on sache ménager son âme dans la paix que requiert chaque chose de l’état présent et des rencontres de chaque moment.
5. Continuez à faire oraison autant que vous le pourrez et que vous y avez de facilité, en sorte que le corps ni la tête n’en souffre pas. Ce je ne sais quoi qui assurément vous est Dieu en votre état, est vraiment ce qu’il vous faut pour faire oraison, et pour vous occuper tout le jour si vous le pouvez. Il n’y a qu’à vous laisser doucement conduire et occuper par ce je ne sais quoi, qui dans la suite fera bien voir que c’est quelque chose, puisque ce je ne sais quoi sans forme et idée, qui occupe en paix l’âme et la nourrit sans aliment, devient une beauté et un bonheur inconcevable, renfermant tout bonheur et toute beauté. [22]
6. La semence de chaque chose n’a nulle figure de ce qu’elle produit et dans la suite elle donne un effet admirable. Ces graines que l’on met en terre, pourrissent ensuite et deviennent de belles fleurs. Il en va de même de cette occupation secrète en l’oraison, que l’on ne peut bien exprimer que par ce terme un je ne sais quoi. Quoique ce je ne sais quoi soit si petit et si obscur, cependant c’est une très grande lumière, non en la manière de la créature, mais en la manière de Dieu, pour découvrir les défauts de la créature ; et par là peu à peu l’âme vient à avoir les yeux si perçants, quoique crevés à ce qu’il paraît, que la moindre faute ne lui peut être cachée ; elle pénètre par ce moyen le plus secret d’elle-même et il semble qu’elle pénètre les abîmes divins, quoiqu’elle ne voie rien. Cette sorte de pénétration et de lumière est de la même nature que sa source ; et comme c’est un je ne sais quoi, aussi fait-elle voir un je ne sais quoi dans l’impureté de son âme qui ne la contente pas.
7. Tout cela ne s’accroît qu’autant que ce je-ne-sais-quoi augmente, et ainsi elle est en grande lumière et ténèbres, et a toujours ces contraires, comme j’ai déjà dit, jusqu’à ce que cette lumière non seulement se soit assez accrue mais encore qu’elle ait mis une suffisante pureté en l’âme qui ait détruit l’impureté de son fond, et par conséquent qui ait remédié à l’opposition qu’elle sent à l’égard de Dieu : et pour lors ses yeux commencent à s’ouvrir et à découvrir qu’elle est sa chère hôtesse qui a fait et qui fait tant de merveilles.
On arrête le cours de cette divine lumière, quand on n’est pas fidèle à se purifier selon le degré de son oraison, et des grâces que Dieu y communique.
8. Ce je ne sais quoi, dont j’ai déjà tant parlé autrefois, est la lumière de foi et de sagesse, et assurément quand elle est grande et beaucoup avancée, c’est-à-dire quand, de foi, elle est devenue sagesse, ce qui ne s’opère que par la mort et la perte qu’elle cause, pour lors elle commence à faire voir les beautés divines et ce qui était en elle, et ce qu’elle faisait d’inconnu commence à se manifester : durant qu’elle n’est que foi, tout y est caché en foi ; mais devenant sagesse, elle devient beauté divine et merveille de Dieu ; et tout cela selon que la divine Sagesse l’opère en l’âme qui est assez heureuse de mourir et d’expirer en foi.
1. Ne vous étonnez pas des croix extérieures et des peines : c’est une chose nécessaire et dont Dieu Se sert pour la purification. Il faut y être fort fidèle, et vous ne sauriez croire combien ces choses sont essentiellement nécessaires, non seulement pour purifier, mais encore pour lier et unir à Dieu, d’autant que l’applaudissement, les affaires qui réussissent, même pour la gloire de Dieu, l’honneur et le bien temporel, sont un poison dont on ne se sauve presque jamais. Et Dieu qui veut S’attacher quelques âmes par union spéciale, permet que tout se renverse au lieu de réussir, que tout se brouille au lieu de fructifier : et souvent toutes choses se réduisent à tel point ; que cette personne n’a où mettre son pied pour se reposer ; heureuse en Dieu, et malheureuses selon le monde et dans son sentiment.
C’est cette vérité qui nous est marquée en l’Évangile de la drachme perdue. Il faut tout renverser pour la trouver, et l’humiliation et la perte que cela cause en l’intérieur, est bien plus grande souvent qu’elle n’est à l’extérieur.
2. Il faut bien prendre garde à la nature, qu’elle ne se lie au monde ou aux consolations humaine, qui servent en cette rencontre comme des planches à un homme qui se noie ; et quand on n’a pas tel attachement, on s’en prend à soi-même, craignant et se convainquant que Dieu nous délaisse : et de cette sorte nous délaissons Dieu, laissant la mort qui s’opère par la pointe de ces choses.
3. Qu’une âme est heureuse quand Dieu allume le feu à l’extérieur et à l’intérieur pour la purifier ! Le feu extérieur sont les croix du dehors, quelles qu’elles soient. L’intérieur est le rebut et l’éloignement de Dieu, et le brûlement que nous en sentons ; ce qui est une grande grâce, que pour l’ordinaire Dieu ne donne à l’âme qu’après qu’elle est bien purifiée et fortifiée par le feu extérieur, lequel en quelque degré qu’il soit, ne fait qu’échauffer, comparé au feu intérieur qui brûle et consume sans soulagement. Car on en peut prendre dans les croix et peines extérieures quelles qu’elles soient. Mais au feu intérieur il ne s’en trouve pas ; il n’y a point d’eau en terre pour se soulager : il faut qu’il fasse ce qu’il doit ; Dieu seul y peut remédier. Et pour le faire mieux entendre, il me semble qu’il faut comparer cela à l’opération du feu matériel qui ne fait qu’échauffer les objets distants de lui, selon leur éloignement, mais ceux qui sont en lui il les brûle et consume.
4. À moins que Dieu ne fasse la grâce de révéler cette grande et admirable vérité, il est impossible de la comprendre. Car comment croire que les croix, les pauvretés et le reste, de l’intérieur et de l’extérieur, soient une grâce et un feu purifiant : cela cependant est très vrai ; et jamais Dieu ne s’approche et ne se communique que selon le degré de cette purification. Heureuse l’âme à qui ce Mystère est révélé, et qui y est fidèle, non un jour, mais tous les jours de sa vie.
5. Il faut donc être misérable pour être heureuse, être salie pour être ornée, et être rebutée de Dieu et des créatures pour avoir la plénitude de l’amour.
Mais il est à remarquer que la fidélité n’est donnée que peu à peu, et après l’avoir bien désiré : et le malheur est qu’il y a peu de confiance dans l’esprit, et que l’on s’amuse à un million de badineries qui ne le méritent pas. Il faut tâcher de ne perdre pas du temps à l’extérieur ; au moins si on le peut, ou qu’il ne soit pas de conséquence ; car pour une infinité de menues choses, il faut tâcher de les négliger, ou y faire donner ordre par autrui ; et quand on ne le peut, se sacrifier et mourir à soi-même.
1. Je me suis bien aperçu que vous parlez à N. et que sans y penser vous lui insinuez votre lumière, qui n’est nullement son affaire. Dieu ne le désire pas dans cette lumière du centre et du moment ; mais bien dans la mort de lui-même, qui causera en lui une grande pureté par la mort et la rectitude de ses désirs en les calmant pour être et faire ce que Dieu veut qu’il soit et fasse, en esprit d’humilité et de vraie simplicité chrétienne, mais non mystique9. Cependant comme vous êtes plein de cette lumière mystique, sans que vous vous en aperceviez, vous laissez écouler ces discours : car je sais bien que vous n’êtes pas en état de faire encore autrement ; et [que] vous ne pouvez discerner encore le caractère et la différence de la lumière centrale et mystique que vous avez, et celui de la lumière chrétienne humble et petite etc. Car ce sont presque tous les mêmes termes : cependant il y a une distance telle que vous pourriez le faire arrêter là sans rien avancer.
2. Je vous dis ceci en secret, afin que vous preniez garde comment vous lui parlez, et que vous preniez garde aussi qu’il ne sache que je vous aie [sic] écrit de cela. Il se figure tout sur ce que vous dites, et il lui est impossible de faire autrement ; d’autant que sa grâce est objective [mais dans quel sens ?] : ainsi il se forme sur ce qu’il rencontre de plus parfait, et que son âme goûte davantage. [27]
1. Mon très cher Frère. Je reçois beaucoup de consolation de vous savoir en bonne santé, et que vous continuez avec ferveur la voie de mort à vous-même. C’est là le moyen non seulement d’arriver au comble de vos désirs, mais encore de remplir véritablement et efficacement les desseins de Dieu sur votre âme.
Autant qu’une âme se vide d’elle [– même] et qu’elle se sépare de tous ses désirs et ses desseins, pour être petite en toute manière, autant Dieu la remplit avec joie ; car il ne s’écoule avec inclination que dans les vallées et les lieux bas.
2. Et voilà la raison pourquoi tant d’âmes de bonne volonté travaillent souvent beaucoup et n’avancent nullement, mais semblent au contraire reculer. Elles croient secrètement pouvoir avoir les choses à force de désirer et d’effort : et plus elles se donnent de peine pour heurter à la porte de cette manière ; plus elles se la ferment et plus Dieu devient sourd pour elles. Il apparaît à ceux qui n’y pensent pas et qui ne le cherchent pas10. Que veulent dire ces paroles, sinon d’exprimer qu’il apparaît seulement aux personnes qui ne pensent et ne soignent [28] que de s’humilier et s’éloigner de Dieu ? Leur pauvreté est trop avant dans leurs yeux pour les pouvoir ouvrir afin d’envisager un si grand et admirable objet ; et cependant dans cet humble éloignement de Dieu, il les cherche et les regarde, autant qu’ils [identifier sujet] s’enfuient et s’éloignent de sa grandeur, se cachant et se perdant en toute manière en leur petitesse et en leur néant. Ici par ce moyen se trouve le vrai calme : par là on a tout en n’ayant rien ; et jamais Dieu ne peut se laisser vaincre [qu’ ?] en cette manière [dernier membre de phrase problématique].
3. J’ai bien de la consolation que vous désiriez marcher par cette route à grand [s] pas. Je prie notre Seigneur de vous y aider ; et j’espère de sa bonté que par ce moyen vous le trouverez, et que même vous trouverez toutes choses amplement et abondamment. Je vous assure que vous m’êtes très cher, et aussi tout votre Séminaire11. Je suis à vous de tout mon cœur.
1. Ayez patience : Dieu veut que tout soit semé de croix, afin que par toutes manières nos âmes soient sacrifiées. Heureuse l’âme laquelle peut se crever les yeux, et s’ôter le sentiment pour la joie et la consolation, embrassant et caressant la croix de quelque part qu’elle vienne ! C’est assez que l’on soit en croix. Heureuse l’âme qui y expire sans réfléchir sur soi, et sans s’amuser à examiner rien ! Et heureuse la croix qui la tient attachée, et tout notre [29] homme tant intérieur qu’extérieur ! Cela est bientôt dit, et non sitôt fait : tant mieux, la croix en est plus excellente.
2. C’est aujourd’hui la fête de St. [saint] Pierre Célestin12, qui prouve ces vérités admirablement : car en vérité sa croix a été très pesante, mais aussi heureuse. C’était un saint doué d’une grâce admirable, tant pour la solitude, que pour la force et le courage d’expirer en croix : sans quoi je ne crois pas qu’il y ait grande vérité dans une âme ; n’y ayant que la profondeur de la croix qui met [qui mette] en vérité [i.e., qui puisse établir l’âme dans la vérité].
3. Cette vérité n’est presque jamais connue ; et cependant il n’en sera jamais autrement. Heureuse l’âme à qui ceci est révélé dans le centre d’elle-même, dans les puissances et dans les sens ; puisque cela supposé, toute vérité est en elle, sans quoi l’on vit toujours affamé. Car les joies intérieures, les consolations, et toutes les plénitudes, ne font qu’affamer ; mais la croix rassasie et donne la plénitude en toute [s] manière [s] dans cette vie. C’est l’arbre de vie qui a toujours feuilles et fruits, et qui est toujours arrosé ; et à moins que d’expérimenter ceci, l’on est toujours petit en la voie de Dieu, toujours désireux et cherchant quelque chose.
4. Bienheureuse donc l’âme laquelle en se perdant en Jésus-Christ est attachée à la croix tant intérieure qu’extérieure, ne pouvant s’y remuer non plus que lui, mais expirant seulement par l’humble consentement ! Et inclinato capit [e] tradidit spiritum13. Jésus-Christ pour [30] donner cette dernière grâce à une âme, lui donne peu à peu par les croix qui y disposent, l’horreur de soi-même et de toutes créatures : et de cette manière la croix devient en joie [sic] à cette âme ; parce qu’elle fait mourir, et fait justice d’un misérable, et fait la séparation de ce que l’âme aime : car qui dit croix, [et] abjection, dit rebut, séparation, pauvreté, et le reste qui était en Jésus-Christ. Mais à dire justement les choses, cette grande grâce ne se donne que très peu à peu ; elle est trop exquise.
1. Je ne vous dis rien de la peine que vous m’exprimez ; ce mécontentement de vous-même et de ce que vous faites est une opération de Dieu, par laquelle il nous part à sa croix et nous fait sortir des créatures : car il est certain que comme Jésus-Christ a tout sanctifié par sa croix, aussi sème-t-il sa croix sur toutes choses selon qu’il désire que l’âme y trouve Dieu ; étant très vrai que l’on ne peut jamais trouver Dieu en cette vie que par la pointe de la croix, et même autant que cette pointe est rude et cruelle. Dans l’autre vie Dieu s’y fera trouver et l’on en jouira en joie et par la consolation ; mais en cette vie la croix est la jouissance, c’est par la croix que l’on jouit. Ne nous y trompons pas ; et faisons en sorte que l’âme soit fortement convaincue de cette grande et unique vérité. [31]
2. Ne vous étonnez pas de ce que l’âme ne l’apprend jamais, qu’elle [cette vérité ? la croix ?] lui est toujours nouvelle, et que l’âme est toujours apprentive en cette foi et [en cette] sagesse : ce n’est pas sans Mystère ; car on ne serait plus en croix, et la croix cesserait d’opérer son effet si elle n’était toujours crucifiante et accablante. Tâchons de nous aider à le croire, et quand nous déchoirons de cette certitude, réveillons doucement notre âme afin de l’encourager, non seulement à porter les croix, mais encore à porter et à souffrir nos faibles et nos défaillances pour les croix.
3. Heureuse et mille fois heureuse l’âme accommodée et ajustée à la croix et pour la croix ! Il n’y a que la seule foi et la Sagesse divine qui puissent opérer ce divin Mystère et ce merveilleux ouvrage en l’âme. C’est pourquoi je vois et revois tous les jours le don de Dieu nous découvrir quoique de très loin cette grâce. Mais heureuses les âmes qui non seulement la voient [cette grâce], mais encore qui se consomment en elle par tous les moments de providence qui leur arrivent quels qu’ils soient ! La même vérité qui est à Paris et le même Soleil éternel qui luit à Paris est [sont] le [s] même [s] ici et en toutes [sic] lieux. Les lieux changent, mais le procédé de Jésus-Christ est toujours le même, et l’on en voit la pratique et l’exécution de la même manière ; et jamais Jésus-Christ ne donnera rien à une âme que par ce moyen.
4. Ne vous étonnez pas de vos sécheresses et de vos misères ; pourvu que vous soyez à Dieu, et que vous fassiez de votre mieux pour lui être fidèle. Toute cette disposition portera fruit par la raison de ce que je vous viens de [32] dire de la croix : mais ce qui augmente cette disposition14 est la vie de vos sens qui ne sont pas assez morts dans les rencontres de joie ou d’anxiété extraordinaire. Tâchez doucement de les laisser mourir et tout se règlera.
1. Pour répondre à la vôtre, je vous dirai que la Providence vous liant à une personne, qui demande de vous que vous voyiez beaucoup de monde ; cela ne vous sera pas dommageable, supposé que vous tâchiez de le faire avec des dispositions intérieures qui sont nécessaires pour soutenir l’âme en ces rencontres, et pour empêcher qu’elle ne se dissipe pas trop. L’ordre de Dieu est un moyen de nous soutenir au milieu des plus grands dangers, où nous sommes exposés, pourvu que de sa part on tâche de s’y lier, et de s’en servir afin de ne pas se laisser trop courber et trop affaiblir par ses propres faiblesses et inclinations naturelles.
Pour cet effet donc il faut envisager Dieu en ces rencontres, et de fois à autres [sic] se recueillir selon son degré et la capacité que l’âme en a.
Pour ce qui est de vos exercices d’Oraison, de prières vocales, et de vos Communions, je crois que tout y est fort réglé, et que vous devez continuer de cette manière : l’application intérieure s’augmentant et ayant [33] de l’accroissement, vous obligera à la suite d’y changer quelque chose.
2. Vos dispositions intérieures dans les croix et dans les tristesses, que vous me décrivez, sont très bonnes ; et je vous prie de les continuer. Car il est certain que ces temps sont précieux pour mériter beaucoup auprès de Dieu, quoique l’âme ne s’en aperçoive pas, et quoique au contraire elle soit fort surchargée des peines et des ennuis que la nature lui fait souffrir par ses faiblesses et par ses défauts. Tout ce que vous me dites en cette rencontre est très bien : tâchez seulement de réveiller un peu votre âme afin de les porter [les faiblesses, etc. ?] en vue de Jésus-Christ, et en le suivant par union à ses dispositions ; et lorsque vous vous voyez plus accablée de tristesse et que votre esprit est plus rempli de pensées inquiétantes qui vous accablent, faites charitablement ce que vous pourrez pour vous en divertir un peu. La raison de ceci est, que comme cette disposition en votre esprit n’est pas par pure opération divine, elle n’est pas entièrement surnaturelle, mais bien causée par une tristesse et par une mélancolie naturelle [s], qui vous produit [produisent] beaucoup de mauvais effets ; et de cette manière l’exercice purement spirituel, qui pourrait être le remède si cette disposition était par la seule opération divine, serait un sujet d’accablement total. C’est pourquoi vous soulageant un peu et trouvant quelque petit moyen naturel de vous aider et de vous consoler avec le secours de quelque disposition intérieure d’abandon à l’ordre de Dieu, et d’inclination amoureuse vers lui, cela pourra vous être utile en ces rencontres.
3. Où il faut remarquer un grand principe [34] pour l’aide spirituelle dans les dispositions pénibles de la vie, savoir que lorsque le principe de telles dispositions est purement surnaturel, il faut y contribuer par des moyens purement spirituels et divins, et ainsi prendre des dispositions intérieures qui tendent toujours à en faire usage surnaturellement.
Mais quand le principe n’en est pas tout à fait surnaturel ; et qu’elles [les dispositions ?] nous surviennent par des tristesses naturelles qui sont causées, ou par le penchant que nous avons à la mélancolie, ou bien par des maladies et accablements d’affaires contrariantes ; pour lors il faut ménager les dispositions intérieures, afin qu’elles ne soient pas purement naturelles, aidant un peu à notre faiblesse pour nous soulager et pour nous soutenir, et ajoutant au même temps [sic] de petites dispositions intérieures pour rendre ces dispositions naturelles, surnaturelles et agréables à Dieu, tâchant encore de plus de ménager en ces temps et en cet état l’occupation intérieure conformément à son état.
4. C’est pourquoi il est de conséquence pour vous d’être fort fidèle à Dieu dans toutes ces peines que vous m’exprimez. Cette fidélité consiste en plusieurs choses. La première est de faire un usage de vertu de toutes peines et de tous les affaiblissements qu’elles causent à votre esprit et à vos sens, cela étant une source de très grandes vertus et de très grandes grâces ; et cependant quand on n’y est pas fidèle elles accablent insensiblement au lieu de servir. Cette fidélité donc consiste au rapport de ces petites croix vers Dieu, et quand l’âme n’est pas en état de s’aider de ce moyen, [35] étant trop accablée, à y suppléer par un réveil d’abandon entre les mains de Dieu.
La seconde est de soutenir un peu son âme quand on remarque que les croix font trop d’effets sur elle et qu’ainsi elle se dissipe par la multitude des petits chagrins qui s’élèvent en elle, ce qui la retire de l’occupation vers Dieu et de sa fidélité aux retours amoureux vers sa divine Majesté, qui doit toujours être par l’aide des moyens que cette Bonté nous distribue dans les moments de notre vie en nos états. Et quand l’âme n’est pas bien fidèle en ceci, il se fait insensiblement et imperceptiblement un état de chagrin et de suffisance en l’âme, qui éloigne la suavité de l’Esprit de Dieu, au lieu que les croix, quelles qu’elles soient, l’y doivent attirer incessamment. Car il est certain que les âmes crucifiées et fidèles à l’Esprit de Dieu, et à sa conduite en ces états, sont [font ?] les délices de Dieu quand son Esprit est en liberté d’en faire l’usage qu’il prétend. Mais quand cela ne se rencontre pas, telles croix gênent beaucoup et dessèchent extrêmement l’âme, lui arrivant ce qui est ordinaire dans les jardins ; où le même Soleil qui y donne, la terre étant cultivée et bien ensemencée, produit des beaux et utiles effets, et au contraire ne l’étant pas il y fait venir de très mauvaises herbes en abondance.
3,13
5. Je ne puis que je ne vous dise ici [sic] un mot de conséquence dans l’expérience que j’ai eue jusqu’à présent de certaines personnes, qui faute de donner la liberté à l’Esprit de Dieu pour les conduire, se sont liées à des sentiments qui n’étaient pas de son Esprit : quoiqu’elles eussent toutes les bonnes volontés du [36] monde d’être vraiment à Dieu, et de faire usage de toutes choses selon son Esprit ; cependant elles se trouvaient semées de toutes sortes d’épines et de peines qui desséchaient leurs âmes crucifiées au lieu de leur donner de l’onction, la paix et la joie. Tout au contraire j’ai toujours remarqué que les âmes qui sont beaucoup droites dans leurs intentions, et dans ce que Dieu désire d’elles, portent toujours un cœur dégagé, paisible et tranquille15, plus elles sont crucifiées, et qu’encore que la croix du premier abord donne de l’amertume, c’est pour adoucir et pour vivifier. Je crois que toute personne qui aura un peu de goût de l’Esprit de Dieu demeurera d’accord de [sic] cette grande vérité par son expérience. Ainsi M. je vous conseille de vous laisser beaucoup aux mains et à la conduite de ce divin Esprit, afin d’en goûter vraiment les effets dans l’expérience de vos croix et dans la situation ordinaire de votre esprit.
6. Vous ferez toujours très bien de vous aider et de vous soutenir en ces temps de lectures comme d’une nourriture grande et efficace pour vous soutenir. Et quoique vous ne les goûtiez pas tant en ces temps [— là], ni même votre raison ; ne laissez pas d’y être fidèle : car l’esprit de foi y opère aussi véritablement en nos âmes, et même souvent plus, que dans les temps de facilité et d’onction. Je me recommande à vos saintes prières et suis tout à vous. 1678. [37]
1. J’ai bien de la joie de vous savoir en meilleure santé. Prenez bien garde une autre fois à n’être pas si précipitée par ferveur et par dessein de perfection. Souvent le zèle, quoique bien intentionné, ne laisse pas de nous précipiter dans la nature : ainsi il faut beaucoup s’en précautionner, afin de faire usage des faiblesses non seulement corporelles mais même spirituelles que nos infirmités nous causent. Ne vous étonnez donc pas, si la nature, étant oppressée des maladies et des accidents que les infirmités causent, a ses petits chagrins, ses mélancolies et ses sécheresses : ces choses portées avec humilité et avec mort de soi-même, font très souvent plus mourir que les vertus les plus éclatantes. Tout ce qu’on doit faire est de ne pas s’y laisser aller par nature, mais plutôt de souffrir et mourir par ces choses ; et cette mort quoiqu’elle nous fasse paraître un éloignement des vertus, nous les donne cependant autant que l’âme est vraiment humiliée.
2. Je crois qu’il est à propos, pour peu que vous trouviez d’ouverture, de parler. Ce n’est pas toujours l’ordre de Dieu de tout souffrir, mais bien de souffrir avec raison et avec conduite ; et agissant ainsi cela nous donne la paix et maintien l’union.
3. Au nom de Dieu prenez bien garde de ne point suivre les mouvements impétueux de votre esprit, ni pour les vertus, ni pour l’Oraison, [38] ni pour les sentiments d’être à Dieu. Tenez-vous beaucoup en ses mains en abandon, et vous servez de ce qu’il ordonne sur vous sans le goûter, vous en contentant et l’offrant à lui ; et il suffit. Souvent plus nous croyons tout renversé, plus les choses s’établissent quand nous sommes humbles et tranquilles. Je suis à vous de tout mon cœur. 1678.
1. Ne vous étonnez nullement de vous voir enfoncer de plus en plus en vous-même, et de remarquer même votre plus grand éloignement de toute vertu ; ayez patience, car cela aura son effet. Il faut que Dieu vous fasse pénétrer la vérité de ce que vous êtes, avant que vous soyez éclairée véritablement comme il faut ; car sans miracle, cela ne se peut faire avant que l’âme ait croupie un très long temps dans ses misères et pauvretés. Assurez-vous que vous n’êtes pas encore au carrefour, où vous trouverez qu’il y a encore bien d’autres misères à découvrir. Tâchez de ne vous pas étonner, mais plutôt de vous posséder par une paix humble dans toutes ces expériences ; et cela supposé, vous verrez que la lumière sortira des ténèbres et la beauté de l’ordure, et que vous trouverez le tout caché dans le fond du rien.
2. Ayez courage en votre misère et en votre [39] pauvreté, gémissant doucement et désirant humblement de voir et de trouver au travers de toutes ces misères ce Dieu caché, qui vous cherche, quoiqu’il vous paraisse que vous vous enfuyez. Soutenez fortement ce combat et vous trouverez qu’en perdant et succombant par vos faiblesses, vous vaincrez le Très-fort : car ce Dieu d’amour Se laisse gagner et même garrotter dans la suite par un cœur humblement amoureux et accablé par tout ce que vous me dites.
3. Réveillez votre amour et quoique votre cœur ne soit pas ardent et affectif, je m’assure qu’il est touché d’amour au milieu de vos glaces, pour vous solliciter d’aimer au-dessus de tout le Tout-aimable. C’est pourquoi plus vous vous voyez pauvre, liée et garrottée dans vos péchés, vos insensibilités et vos misères, plus vous devez vous élever, (quoiqu’il vous paraisse sans fruit) afin d’aimer.
3,15
Aimez, aimez encore une fois, non persuadée de cet amour par ce que vous avez et expérimentez, mais bien par la certitude que Dieu vous fait donner qu’Il veut que vous L’aimiez par-dessus tout. Si un pauvre petit berger était chéri d’un grand roi, aurait-il raison de ne pas se contenter en y correspondant par amour, disant qu’il est trop misérable et qu’il y a un trop grand éloignement de son état de la dignité d’un roi ; que ses pauvres habits et sa manière maussade ne sont pas propres pour aimer un roi ? Tout cela ne serait pas une raison, ni raisonnable ; car l’amour divin qui nous aime, est la raison qui nous rend dignes de nous élever en amour au-dessus de nous-mêmes et de nos pauvretés, afin de [40] réciproquer et d’aimer sans fin et sans bornes l’Amour infiniment aimable. Pardonnez-moi donc si je vous dis tant que votre cœur se doit élever au-dessus de vos glaces pour vous repaître de l’Amour ou plutôt pour vous y exciter encore davantage par la vue de vos misères, vous assurant que Dieu veut que vous L’aimiez, puisqu’Il vous le fait dire.
4. Soyez fidèle à porter les petites abjections et ce qui vous rabaisse, sans vous étonner de vous voir si éloignée de la perfection du mépris de soi. Cette divine vertu est si précieuse, quoique infiniment amère, que l’on ne le saurait exprimer. Tâchez donc de vous y renouveler souvent dans les petites occasions qui vous en arrivent.
5. Ce que vous expérimentez du secours de Dieu par ma présence, me convainc de la lumière que Sa bonté m’a donnée pour votre intérieur : savoir qu’il recevra grande grâce et grande lumière actuelle par le secours d’autrui, et qu’assurément il vous est nécessaire16. J’espère que Sa bonté vous le continuera, et comme c’est Lui qui fait cette œuvre, qu’Il fera tout ce qu’il faut pour le continuer ; et je n’en doute nullement, car cette paix et ce découlement de grâce sont une conviction infaillible de l’actuelle grâce qu’il y a pour vous. Et quand telle grâce disparaît par éloignement, tâchez de remédier au chagrin et à l’ennui par le ressouvenir de ce que l’on vous a dit ; car l’un manquant, je me confie en Dieu que l’autre y suppléera abondamment.
6. Je suis bien aise que votre voyage de B. soit changé. Souffrez tous ces remèdes en esprit de mort, mais en paix ; et quand vous vous verrez trop abattue, ne vous embarrassez pas pour vous vouloir forcer : souffrez-vous et patientez humblement, faisant ce que vous pourrez. Je suis à vous de tout mon cœur.
7. Je viens de recevoir votre seconde lettre dont je vous suis très obligé. Prenez courage en supportant paisiblement et humblement vos misères, vous soutenant par toute la nourriture que Dieu vous donne. Il faut beaucoup prendre garde en cette voie d’oraison et de foi où l’esprit de Dieu se communique en abondance, de ne pas marcher avec tant d’empressement pour avancer, mais d’aller bellement et doucement en supportant et soutenant Dieu, qui selon notre sens ne va pas si vite que nous le voudrions. Dans la suite que l’âme est plus capable de voir les choses telles qu’elles sont, elle remarque bien ce que ce procédé est un aller très vite, pourvu que l’âme meure à soi et à ses inclinations.
8. Continuez au nom de Dieu vos oraisons du matin et vos retours dans le reste du jour comme vous me le mandez ; et vous verrez dans la suite que tout cela aura son effet. Car le grand édifice de l’intérieur ne se fait pas tout d’un coup, ni sans bien de la peine et bien des hauts et bas. Et il est de grande conséquence de remarquer cela, passant toujours courageusement au travers de ses sécheresses, des distractions et des embarras, pour trouver et posséder en cherchant, votre cher repos, où vous trouverez vraiment Dieu, regardant toujours vos emplois et leur suite non seulement comme ordre de Dieu, mais comme moyen choisi de sa bonté pour vous élever en l’intérieur.
9. Vous vous ressouvenez bien de ce que nous avons tant de fois dit étant ensemble, savoir que le bonheur de la vie présente consistait à y pouvoir trouver Jésus-Christ dans les providences crucifiantes de nos états. Je vous avoue que cette grande vérité paraît en mon esprit comme une aurore, qui en s’avançant peu à peu, ne change jamais, mais s’accroît toujours et devient un plein jour qui éclaire toute l’âme pour trouver en tout et partout son bonheur, aussi grand que les croix sont grandes. Je prie Notre Seigneur que cette grande vérité pénètre non seulement votre esprit mais votre cœur. Cela supposé, une personne est plus riche et plus honorée que tous les rois du monde, et je vous tiens heureuse de ce que la Providence vous caresse comme elle fait. J’en ai ma part par les embarras des affaires où je suis, mais en vérité je n’y suis pas fidèle comme je devrais et selon la lumière que Dieu m’en donne. Je suis tout à vous sans réserve. Notre Seigneur a tellement lié mon âme à la vôtre, que ce qui vous touche me fait un contrecoup fort sensible17.
L.XVI. Porter gaiement l’expérience de ses misères18.
1. J’ai lu votre billet. Je puis vous assurer qu’il est très vrai qu’il y a bien de la différence de voir les choses avec la foi en général, ou bien de les voir avec cette même lumière de foi mélangée de notre expérience. La première les fait voir belles et plaisantes, et la seconde nous les fait expérimenter amè [43] res et difformes : cependant l’une conduit à l’autre, et l’une n’est purifiée et éclairée que par l’autre.
2. On voudrait toujours se voir admirable et pure, et l’on ne l’est pas : ainsi la lumière de foi qui luit dans les ténèbres de la nature et découvre ce que nous sommes, nous déplaît ; non parce qu’elle n’est pas vraie, mais bien parce qu’elle n’est pas selon l’inclination de la nature.
Il est très vrai qu’au lieu de trouver mauvais que nous nous voyions tels que nous sommes, nous devrions en avoir une plus grande consolation : et il est très certain que les âmes qui savent goûter cette divine foi en leur expérience, vont toujours plus se certifiant de leurs misères, et cependant sont toujours plus gaies et joyeuses.
Voyez donc autant que vous pourrez, (et vous le pouvez autant que vous voudrez,) et sentez vos misères : et vous expérimenterez que mourant par ces vues peu à peu, la paix et le repos prendront place en votre âme ; car par là se purifiant insensiblement elle tombera dans la vérité.
3. Il ne faut pas s’étonner de ce que l’on voit qu’on a infiniment à mourir et même plus que l’on ne l’a cru : cela vient de ce que la foi n’était pas si grande. Mourez et soyez fidèle ; et vous verrez que par là la foi augmentera, et en augmentant vous fera encore plus profondément expérimenter ce que vous êtes, et que dans la suite elle ne vous trompera pas, supposé que vous travaillez à mourir ; car par là le cœur est fortifié : mais si cela n’était [44] pas, vous seriez incessamment étonnée, et même dans la suite terrassée.
Il en arrive tout au contraire, quand ensuite de ces vues de foi en ces expériences de ses misères on meurt, que plus on meurt, plus on expérimente un soutien qui empêche de s’éblouir dans l’expérience de ses misères infinies.
4. Courage donc, et mourez avec une paix humble et humiliée ; et vous trouverez la vie dans la mort, et la lumière dans les ténèbres. Mais heureux qui devient ennemi de la nature et de soi-même, pour pouvoir jouir de l’agrément de cette divine lumière !
1. Je suis convaincu, Me. [Madame], que la Bonté Divine vous ayant fait la miséricorde de vous faire concevoir le dessein d’être vraiment petite en toute manière, et de recevoir très agréablement dans le fond de votre cœur toutes les occasions qui y contribueront, elle [cette Bonté] vous continuera cette miséricorde, et même vous l’augmentera beaucoup, y étant fidèle. Ne vous étonnez pas de vos défauts, mais plutôt servez-vous-en pour vous aider à creuser ce misérable soi-même, qui quoique très abject, étant vraiment humilié, et réduit au rien, doit être le trône de Sa Majesté. C’est tout le contraire des grandeurs du monde : elles n’étalent leur Majesté et leur pouvoir que dans les cœurs [45] suffisants et grands ; et Dieu ne donne son infinité et le comble de son amour que dans le rien, et dans la petitesse, qui font éclater la grandeur de Dieu en l’âme. On ne finirait jamais sur cet article, tant il est agréable et consolant ; mais il faut passer aux autres articles de votre lettre. Prenez donc garde, que jamais les défauts non volontaires, et nos faiblesses portées avec petitesse et humiliation, n’effacent pas [sic] les traces de Dieu et les dons de Sa Majesté ; au contraire insensiblement, et sans que l’âme s’en aperçoive, elles les font augmenter en nous diminuant.
3,17
2. Vous me dites qu’après avoir reçu de si bonnes nouvelles de la part de Dieu touchant sa bonne volonté pour vous, vous devez être dans la suite toute sans défauts. Ne vous imaginez pas cela ; car sa divine Majesté ne prendra jamais ce procédé : il ne fait fructifier ses dons, ne les augmente et ne les multiplie en nous que par les peines, les souffrances et les petits ennuis que nous avons à nous supporter nous-mêmes, et à détruire nos défauts. C’est pourquoi ces mêmes défauts et ces vues de vos pauvretés, au lieu de rabaisser votre cœur, et de lui donner comme quelque incertitude des dons de Dieu sur votre âme, vous doivent plutôt animer et encourager, afin d’arriver au dessein de Dieu sur vous : car prenant cette route et ce procédé assurément ils ne vous nuiront pas ; mais plutôt ils contribueront à faire fructifier ces dons.
3. Cette sécheresse et ce petit chagrin que vous avez dans les occasions, doit [singulier] être retranché avec grande fidélité : car quoiqu’en plusieurs [46] rencontres il ne paraisse pas de conséquence, il l’est cependant en son principe, par la raison qu’il nourrit beaucoup la nature et la fait vivre en soi-même, spécialement ayant un naturel bâti comme le vôtre, qui est infiniment caché dans sa plénitude et qui se cache entièrement à soi-même par sa lenteur naturelle. Car quoique devant les autres il ne paraisse pas que votre naturel soit beaucoup suffisant, paraissant raisonnable ; cependant il l’est extrêmement, et vous ne sauriez croire la peine que vous aurez à faire décamper votre naturel de chez soi par une solide humiliation et petitesse de soi-même. C’est pourquoi vous sentirez toujours une grande difficulté à vous soumettre aux sentiments des autres, et à vous assujettir à leurs naturels contrariants ; non pas que vous fassiez des éclats qui fassent grand bruit, car l’orgueil d’un naturel caché l’empêcherait : mais pour les petits feux sourds et sans bruit, vous les aurez fréquents ; et ce ne sera que par la très suave et très continuelle fidélité à vous vraiment rapetisser par union à Jésus-Christ que vous en viendrez à bout peu à peu.
4. Et sur toutes choses prenez garde qu’il vous est d’infinie conséquence de ne rien approuver en ces rencontres, mais plutôt de vous donner le tort ; d’autant que par ce moyen et par la Providence, qui vous en fournira continuellement, vous viendrez bien plutôt à bout de rectifier ces vies secrètes de votre naturel. Vous verrez par votre expérience, étant bien fidèle, qu’il n’y aura jamais que les moments de contradictions, d’humiliations et de combats qui auront le pouvoir de vraiment réveiller [47] votre âme et de la remettre en voie pour marcher efficacement vers Dieu. Tous les efforts de vertus ne vous seront point si surnaturels que vous seront ces moments, y étant fidèle ; et je suis très aise que vous expérimentiez cette vérité sur la diversité de vos naturels. Car comme vous a unis ensemble par son ordre, il est certain que Dieu élèvera ce moyen de contrariété19, (et ainsi tout le reste qui vous arrivera de cette part,) pour vous être un moyen divin de votre perfection, et pour entrer vraiment dans l’accomplissement des desseins de Dieu sur vous : c’est pourquoi soyez-y extrêmement fidèle. N’envisagez ces moments de providence que comme des coups de pinceaux dont Dieu se sert et se veut servir pour former vraiment Jésus-Christ dans le fond de votre âme : mais sachez et retenez toujours que jamais cela ne se fera ni [ne] s’exécutera qu’en faisant sortir de votre même âme le pus qui est contenu et renfermé dans vos mêmes plaies.
5. Et c’est ce qui trompe les personnes : car elles voudraient toujours que Dieu allât imprimant les vertus et les grâces dans leurs âmes, sans en faire sortir la malignité ; ce qui ne se fait jamais. Et c’est pour cet effet que l’on remarque que Dieu ne donne jamais une vertu et un don que par la pointe que son contraire nous donne. Si Dieu nous veut donner la petitesse, ce sera toujours en nous faisant combattre notre orgueil ; et cela par un million de petites occasions qui nous le font expérimenter, et ainsi nous oblige à le combattre et à y travailler : ce que je dis de cette occasion, je le dis de toutes les autres. C’est pourquoi les âmes [48] travaillant à leur perfection avec courage doivent être de plus en plus animées de posséder les vertus contraires, plus elles voient de misères, et expérimentent de pauvretés. Et je n’ai jamais vu d’âmes arriver à la vérité et à la jouissance de Dieu qui n’aient vraiment passé par ce procédé : c’est pourquoi quand je trouve des personnes, auxquelles leurs pauvretés et misères ne font point de peine, je conclus facilement qu’il y a peu ou point de lumière en elles.
6. Prenez donc courage au nom de Dieu, et vous servez [servez-vous] du don de Dieu, qui assurément se servira non seulement de toutes vos misères, mais de tout ce que vous avez en votre état, pour vous faire arriver au dessein éternel de Dieu.
1. Vous m’avez donné beaucoup de joie en m’apprenant de vos chères nouvelles dans ce désert où l’on ne parle que d’affaires, et où il faut que tout mon esprit soit partagé par un million de petits soins, que je tâche de prendre en ordre de Dieu, sa volonté m’ayant placé en ce lieu. La lumière de l’ordre divin est très belle à qui la fait goûter : mais en vérité c’est tout autre chose à qui s’en nourrit par l’expérience pénible de tout ce que nous [49] avons à faire et à souffrir dans l’état, et dans la posture où Dieu nous met.
2. La lumière de ce divin Ordre est bien agréable à l’esprit qui la goûte, et qui en est éclairé : mais l’expérience pénétrant plus profondément communique cette joie, autant qu’elle écrase véritablement, non seulement notre esprit par un million de choses contraires qui l’embarrassent et le brouillent, mais encore toutes nos passions et nos inclinations ; si bien qu’il semble que Dieu prenne plaisir dans les rencontres de choquer et de combattre tout ce qui est en nous par tout ce qui nous peut contrarier. Et il est vrai qu’un long temps par ce combat nous nous voyons tantôt forts, tantôt faibles ; souffrant ainsi un million de vicissitudes qui sont amères à la vérité, non seulement par la peine contrariante qu’elles nous causent, mais encore par les diverses choses qui nous arrivent. Cependant tout cela étant porté avec fidélité, sans qu’on y puisse découvrir la main de Dieu, ce qui consolerait beaucoup, on trouve peu à peu que par ce moyen inconnu l’âme s’arrange et se met dans sa place, et qu’ainsi elle expérimente autant de joie solide en toute [ms., toute] elle-même, qu’elle est peinée de douleurs en se soumettant et s’ajustant aux providences qui lui arrivent en son état.
3. Je vous parle de moi en la situation où je suis ; car je vois que vous avez la même peine en votre état. Mais prenez courage, et assurez-vous que par la fidélité que vous aurez, vous trouverez que la foi s’élevant peu à peu dans votre âme par l’aide des diverses croix et peines, vous sera une lumière qui vous découvrira toute cette beauté. Il ne faut pas se tromper [50] : elle n’éclaire et elle ne s’augmente que par la pointe des croix, et sa douceur ne pénètre notre âme que par l’amertume des renversements qu’elle nous cause. C’est pourquoi peu de personnes sont capables d’en jouir et de la goûter : mais quand on est assez heureux de pouvoir un peu savoir sa manière et son adresse, on doit tout faire et tout souffrir pour se rendre heureux par son moyen.
4. Vous voyez par tout ce que je vous viens de dire, que non seulement la pointe de la croix causée par les suites de nos états, nous donne un bien infini, l’ordre divin s’en servant ; mais qu’encore Dieu se sert industrieusement et par amour de nos faiblesses mêmes, et de nos contrariétés à nous laisser ajuster à cet ordre : et que par tout cela la lumière peu à peu se lève, autant que nous nous en servons en nous rectifiant peu à peu.
C’est pourquoi comme votre naturel est beaucoup abattu et que par une suite il est chagrin, s’ennuyant de beaucoup de choses que l’expérience vous découvre et vous fera découvrir, vous devez incessamment vous réveiller, non par acte ; mais par disposition intérieure de foi, qui vous doit certifier que Dieu est toujours présent et prêt de vous secourir et de vous donner la main autant que vous expérimentez votre pauvreté et votre contrariété : et ainsi tâchant de voir toujours Dieu en état de vous aider et de vous recevoir, il faut faire votre possible afin que votre cœur soit dilaté.
5. Vous me dites que vous croyez n’être pas assez occupée de Dieu durant le jour à cause des divers devoirs et des grandes occupations qui [51] consument votre journée, et qui ainsi peu à peu vous dérobent Dieu.
Il faut donc savoir une bonne fois, que sa bonté nous est présente en deux manières aussi véritables et aussi réelles, qui se succèdent et se soutiennent l’une l’autre, et qui à la suite ne deviennent qu’une. La première est l’ordre divin, qui nous doit être et qui nous est présence de Dieu, autant que nous nous y lions par dépendance.
La seconde est une lumière secrète de la présence de Dieu que l’on tâche de suivre et de goûter, et qui étant suivie mène l’âme loin. Mais il faut savoir qu’elle n’est pour l’ordinaire que le fruit de la première, et que Dieu la donne autant que l’âme est fidèle en suivant et poursuivant sa présence en son divin ordre.
6. C’est pourquoi il vous est de conséquence de faire de fois à autre et du mieux qu’il vous sera possible, ce que vous pourrez pour avoir Dieu présent par la foi. Mais Dieu se dérobant de vous par vos fautes mêmes, ne vous en embarrassez pas : trouvez le présent en son ordre et en ce que vous avez à faire ou à souffrir dans le moment ; et vous trouverez que cette présence vous sera nourriture, et un moyen pour vous attirer insensiblement l’autre présence, qui ne se donnera à vous peu à peu, qu’autant que votre cœur et vos inclinations s’ajusteront à ce que Dieu désire de vous.
Je suis bien aise que votre âme sente cette peine de la présence de Dieu et son éloignement par ces contrariétés ; car c’est une marque qu’étant fidèle à suivre Dieu comme je vous le dis, vous le trouverez assurément. Et [52] pour cet effet laissez-vous en la main de Dieu et en son soin, et vous verrez que tout se fera à merveille ; et qu’en cette disposition tout vous doit être égal, et que tout vous sera utile.
7. Ce que je vous ai dit et écrit en diverses occasions, est très véritable ; savoir, que la foi donne Dieu et les vertus en donnant une certaine capacité non seulement pour les acquérir, mais encore pour les trouver dans les diverses rencontres de nos vies. Vous avez de la peine sur cela, ne remarquant pas en votre âme une inclination toujours égale pour toutes les vertus, et à présent pour l’exercice de la charité. Ne vous étonnez pas de cela : souffrez cette peine, et ne laissez pas cependant de faire dans les rencontres, quoique sans inclination, ce que la charité et la bonne prudence vous marqueront ; et vous verrez qu’étant fidèle comme vous le pourrez, la foi ne laissera pas de vous donner par divers contraires les vertus conjointement avec la présence de Dieu. Soyez donc assurée en ce point. 1678.
1. Cette paix et ce vide des créatures que vous expérimentez, vous est de grande conséquence ; et plus votre inclination est pétillante20 et a de penchant pour se produire aux créatures, plus vous devez être fidèle à soutenir cette paix et ce vide. Cette sorte d’inclination naturelle va toujours au remplissement [53] et par conséquent à inquiéter et brouiller l’âme [syntaxe] : ce qui vous doit obliger à faire tout votre possible pour nourrir cette paix et ce dégagement des créatures et de vos inclinations : cela même vous portera au silence et à la solitude comme disposition extrêmement nécessaire pour la paix intérieure et pour l’Oraison.
2. Il n’est pas possible qu’une âme qui suit son penchant pour l’activité et l’inclination vers les créatures, n’expérimente toujours un empressement pour parler ou pour se retirer facilement de sa solitude intérieure aussi bien que de l’extérieure. Où plusieurs se trompent qui croient pouvoir ajuster l’intérieur avec la dissipation et l’inclination trop emportée pour les créatures : cela ne se fera jamais, et leur vie se passera toujours en combats et en hauts et bas ; étant très certain que dès que notre cœur a le penchant pour l’Oraison, il doit être ami de la solitude, du silence et de la retraite des créatures ; et qu’autant que l’Oraison augmente, ces dispositions aussi s’établissent davantage : ce qui est si vrai que l’âme doit être extrêmement fidèle à soutenir cette disposition aussi bien dans les sécheresses que dans le facilité de sa paix ; aussi bien lorsque tout manque selon son désir, que lorsque tout réussit à souhait.
3. Tout ce que vous méditez de votre Oraison est très bien : continuez-la de cette manière, en y observant toutes choses comme vous me les marquez ; et assurément cette Oraison ainsi prise fera un très bon effet en vous à la suite.
4. J’ai bien de la consolation de vous voir [54] éclairée sur vos défauts : il faut beaucoup ménager ces lumières comme étant de grande conséquence, et des suites des dons de Dieu et de ses miséricordes.
5. Où il faut remarquer deux choses ; la première que selon que l’âme travaille plus efficacement pour détruire et pour observer ses défauts, plus aussi la lumière des défauts plus cachés et plus inconnus se découvre ; et au contraire moins on travaille moins on les voit, et aussi ils nous sont moins sensibles et ne nous incommodent pas.
La seconde chose est qu’il est certain que le travail vers nos défauts étant bien efficace, la grâce s’attache toujours à ce qui est de plus particulier et davantage dans notre inclination naturelle : c’est pour cet effet que vous expérimentez davantage la sensibilité, soit pour ce qui touche votre corps ou votre esprit. Car comme ce défaut est extrêmement naturel en vous, pour peu que vous soyez fidèle à la grâce, elle y ira toujours remuant ce fumier, qui vous donnera de la peine, jusqu’à ce qu’enfin aidée de la grâce vous l’ayez beaucoup combattu [i.e. ce fumier] et que vous vous soyez laissé puissamment abandonnée en la main de Dieu, en lui laissant vos intérêts et tout ce qui vous touche. Et vous devez être fort fidèle en ce point, afin que la grâce ne travaille point en vain en vous : car comme il est très certain qu’elle opère par un choix de sagesse divine sur tout ce qui nous est et plus naturel et plus dommageable ; ainsi s’appliquera-t-elle toujours à cette inclination, et ne correspondant pas à ce trait de la grâce, vous ne feriez rien et elle serait inutile. [55]
1. J’attendais toujours à vous écrire en particulier, l’ayant toujours fait en commun à N., Car comme c’est une même lumière, ce qui est utile à l’une est propre à l’autre. J’ai lu votre lettre avec attention et pour y répondre exactement, je vous dirai que votre âme est bien dans la simple et nue recherche en mourant à soi incessamment, sans assurance que d’être certifiée par le moyen que Dieu vous a choisi. Votre âme cherche toujours à avoir quelque chose de positif qui la puisse certifier, et par la Bonté divine vous ne l’aurez pas. Car si Dieu, par compassion, vous le donnait, vous seriez arrêtée en votre course et par conséquent votre grâce serait moindre. Je vois bien par votre lettre que votre inclination naturelle voudrait être certifiée d’être arrivée, et ce serait votre mal. Dieu ne le veut pas de vous et Il veut que vous alliez toujours sans vous reposer ; car ce qui vous a égaré autrefois, a été l’extraordinaire, qui était quelque chose, lequel s’interposant en votre âme, l’arrêtait ; et par conséquent elle n’allait pas en course paisible vers Dieu en mourant à soi.
2 . Demeurez au nom de Dieu certifiée, non par quelque chose que vous ayez en vous, mais par la certitude que Dieu vous donne, laquelle n’étant rien qui vous puisse arrêter, vous fera courir incessamment et vous fera toujours aller à Dieu d’un pas égal. Ainsi aller de cette [56] manière est être arrivée, d’autant que cet aller vous est et vous sera toujours Dieu, et cependant ne mettra rien en vous qui vous puisse arrêter.
3. Ce que vous avez à observer est de ne vous pas forcer, vous voyant si nue, si simple et toujours en course ; car n’ayant rien où la nature se puisse accrocher, elle se tourne toujours de côté et d’autre pour avoir quelque chose, et ne le trouvant pas, elle se ronge soi-même, au lieu qu’en s’abandonnant nuement et avec joie sans se regarder, l’âme irait toujours et jouirait toujours, quoiqu’elle n’eût rien. Ressouvenez-vous bien de ce que je vous ai dit tant de fois, que vous n’aviez qu’à mourir ; et que l’affaire de Dieu était de soigner à vous [sic] et qu’assurément Il y soignait, quoique vous n’en eussiez aucune connaissance. Ainsi ne vous embarrassez pas de ne rien voir, ni de ne rien avoir et de n’être assuré de rien ; il vous doit suffire que Dieu le sache et que vous sachiez seulement ce que Dieu veut pour mourir à vous.
4. Le jardinier cultivant sa terre laisse au soleil de faire croître toutes choses. Tâchez donc dans cette nudité de vous récréer et de vous contenter d’être au gré de Dieu, quoique vous ne soyez pas au vôtre ; autrement un fond de mélancolie vous surprendrait, ce qui serait fâcheux et vous arrêterait. Enfin ne voyez point où vous mettez vos pas, et allez toujours ; ne vous apercevez pas du lieu de votre repos et vous reposez toujours ; et il vous suffit que Dieu vous fasse certifier pour avoir sûrement l’un et l’autre. Il est d’importance pour votre intérieur de vous élever au-dessus de votre crucifiement pour jouir de Dieu en [57] nudité et en amour nu, vous abandonnant et vous laissant en paix et confiance.
Je viens de recevoir la vôtre. Je vous prie de ne vous embarrasser jamais de ce que vous ne voyez pas ; il suffit que vous alliez par où l’on vous dit ; et de cette manière la lumière ne vous manquera jamais. Si vous alliez au-dessus de tout sans rien prétendre que de contenter Dieu, vous ne remarqueriez pas autant vos pertes, vos dénuements et tout le reste qui insensiblement vous donne quelque ennui.
Faites bonnement ce que Dieu veut que vous fassiez de jour à jour et vous trouverez que vous aurez toujours tout ce qu’il vous faut. Quoique vos sens trouvent peu d’appui pour se repaître, laissez-les comme des enfants qui ne savent ce qui leur faut et allez au-dessus de tout, et vous trouverez de cette manière sûrement le Tout. Mais cherchant toujours quelque chose, vous ne trouverez rien, et votre cœur et vos mains seront toujours vides. Tout au contraire, le cœur passant au-dessus de tout pour se contenter de l’ordre divin, il est toujours plein, car il est en repos, et les mains sont toujours agissantes dans l’emploi où Dieu nous appelle. Étant tel, le cœur est toujours content quoique souvent en croix, car l’on rectifie leurs piqûres seulement par la joie que l’on a de se remettre et de se soutenir [58] en ce divin ordre selon le plaisir divin. Mais le malheur est que l’on se plaît plutôt en ce qui nous plaît qu’en ce qui plaît à Dieu. Agréons davantage à Dieu sans nous plaire ni en nous-mêmes ni à nous-mêmes, et nous serons incessamment dans la joie.
3. Il est vrai et je le confesse, que cela aide le solide, mais très difficile à cause de l’amour infini que nous avons pour nous complaire : que si nous pouvions être assez généreux pour ne vouloir jamais nous plaire, nous verrions infiniment à l’amour infini, et nous serions par conséquent infiniment agréable non seulement à Dieu mais encore aux créatures pour Dieu. Prenez donc courage pour travailler peu à peu sur ce plan ; ôtez chaque jour quelques morceaux de cette dissimilitude qui vous donnent tant de peine, non pas tant en faisant quand vous ajustant à ce que Dieu veut de vous. [58]
1. Je reçois toujours de la consolation en apprenant de vos chères nouvelles ; et c’est avec joie que je réponds à vos difficultés. Je le ferai avec ordre, afin que cela vous soit plus utile ; et que comme l’expérience de ce que nous devons faire dans toutes les actions les plus ordinaires, est très lumineuse à une âme [59] ainsi vous y conduisant de la bonne manière, la lumière soit continuelle.
2. Car il faut observer que cette divine lumière ne vient pas en nos âmes si abondamment par les rencontres fort extraordinaires quoique très particulièrement de Dieu ; mais bien plus par tout ce que nous avons à faire et à souffrir dans le commun de notre état et de notre condition : et qui fait avec lumière et avec expérience divine se ménager et ménager aussi le don de Dieu en ces rencontres, est en état de jouir d’une lumière perpétuelle, quoique souvent sans lumière selon que les sens nous rapportent. Cependant par ce procédé il naît dans le profond de nous-mêmes une lumière qui non seulement donne le beau jour de l’éternité, mais encore y arrange admirablement bien et avec grande raison et conduite tout ce que nous devons faire, non seulement pour nous faire être bien selon l’ordre de Dieu ; mais encore pour nous bien arranger et pour nous bien ajuster pour les autres et pour nos emplois. C’est pourquoi il est de très grande conséquence de se connaître par expérience, et aussi de savoir expérimentalement comment on doit agir dans toutes les rencontres.
3. Pour répondre donc actuellement au premier article de votre lettre, je vous dirai qu’il ne faut pas vous étonner des peines qui naissent en votre esprit de l’embarras que vous prévoyez dans certaines affaires. Cela vous est naturel ; et il faut tâcher d’adoucir peu à peu cette inclination naturelle en la familiarisant et en l’ajustant aux affaires selon l’ordre de Dieu sur vous. [60]
Où il faut remarquer qu’il est de grande conséquence de se savoir bien connaître, afin de pouvoir se ménager et gagner doucement ses inclinations naturelles, en les ajustant et en les rectifiant selon l’ordre de Dieu, qui nous est marqué par nos emplois. Et ainsi quand vous vous trouvez embarrassé des affaires temporelles pour y donner ordre, tâchez de faire comme vous avez fait, et de ne pas écouter votre peine, ni votre trouble, passant fidèlement outre pour faire régner avec courage l’ordre divin à vos dépens ; et vous verrez toujours qu’encore que vous ayez eu de la peine, et même, si vous voulez, quelque petit trouble, ce procédé et cette victoire de vous-même sera toujours suivie [seront toujours suivis] de lumière et de paix en vous marquant l’ordre de Dieu.
4. Ce que vous me dites que vous avez fait en négligeant la petite joie naturelle que vous avez reçue étant déchargé de ces embarras, a été très bien : car votre esprit, comme je vous viens de dire, et tout vous-même ayant une antipathie naturelle pour les affaires et les embarras, l’esprit s’en voyant libre, insensiblement se sent au large et à l’aise ; et ainsi il vit naturellement. Il est bon pour lors du moins de n’accepter pas naturellement cette joie, mais seulement de la recevoir de la main de Dieu, qui nous met davantage en solitude par cette expédition ou décharge : mais si l’âme a inclination de passer outre en faisant le sacrifice de cette joie pour faire régner nuement l’ordre de Dieu, il est très bon ; mais il faut se laisser aller doucement et suavement à l’inclination de l’Esprit de Dieu pour en faire le choix.
5. Quand Dieu vous met dans le calme tel [61] que vous me l’exprimez, demeurez-y en abandon comme un enfant entre les bras de sa mère ; mais toujours en attente amoureuse des changements que la divine providence y voudra mettre, sans cependant changer, à cause de l’abandon du véritable fond de votre volonté : et en cette disposition recevez, comme vous avez fait, tous les changements qui vous arriveront, remarquant bien ce que je vous viens de dire de votre naturel qui reçoit facilement les grandes impressions de peines et de crainte, afin que vous vous possédiez davantage, étant suffisant en ces rencontres de troubles et d’inquiétudes qui vous arrivent en votre repos, de vous posséder seulement en vous laissant en abandon.
6. Où il faut remarquer qu’il faut bien se donner de garde de juger mal des choses et de les prendre autrement qu’elles ne sont dans l’ordre divin : autrement on se donnerait infiniment de la peine pour penser, s’arranger et s’ajuster, et ainsi pour accommoder ce que l’on aurait à faire à telle vue et à telle connaissance ; et comme elle [vue et connaissance] ne serait pas d’ordre de Dieu, l’on n’en pourrait jamais venir à bout. Il est donc certain qu’il est d’ordre de Dieu, étant de votre condition ; que vous tâchiez de faire avec perfection tout ce qu’il y a à faire, jusqu’aux bagatelles ; et qu’ainsi les retours et les soins que vous avez pris pour remarquer si tout était bien et comme il fallait, n’étaient pas hors de l’ordre de Dieu. Et quoique la nature s’y puisse trouver, et s’y trouve en plusieurs choses, il n’y a qu’à ne la pas suivre, mais seulement l’ordre de Dieu qui y est : et ainsi tels retours ne seront point une souillure, mais une rectitude, qu’il faut sou (f) [62] frir à cause de la peine que telles choses donnent à l’esprit, sans vouloir s’en défaire en les retranchant ; et ayant fait ce que l’on a pu, il faut tâcher de porter la peine et la pointe de l’humiliation qui nous peut [peuvent] arriver par les rencontres comme vous avez fait, ce qui a été fort bien exécuté.
7. Il est vrai que l’emportement des mondains pour la bagatelle est infiniment plein de lumière aux âmes qui sont assez heureuses de tendre vraiment à Dieu de leur mieux. Ne voyez-vous pas ces pauvres gens courir toujours éperdument après un moucheron ? Car en vérité tous leurs plaisirs, tous leurs spectacles, et tout ce qui fait l’emploi de leur vie n’est rien de plus solide, ni de plus de conséquence ; ce qui consume malheureusement leurs années. Mais ce rien qui est la perte de tant de gens, est la lumière très grande des âmes qui ont les yeux assez ouverts pour jouir de la lumière de Dieu qui leur découvre cette bagatelle, et qui leur fait voir au même temps le bonheur, dont ils sont capables en faisant usage du don de Dieu, qui leur fait voir bien d’autres choses, leur donnant le moyen de trouver Dieu dès cette vie, et de le pouvoir rencontrer en toutes choses, mêmes dans ces bagatelles qui sont la perte et la ruine des autres.
8. C’est pourquoi au nom de Dieu tenez votre âme en repos en tous ces spectacles, souffrant en abandon tous les effets pénibles qu’ils vous causeront ; et vous trouverez qu’ils vous seront vie par l’ordre de Dieu, et source de grâce pour vous arranger en son ordre, y trouvant un million de petites rencon [63] tres qui par leurs croix pénibles iront incessamment vous ajustant à tout ce que Dieu veut de vous : et dans la suite vous trouverez que ce qui vous a paru vous éloigner, vous approche insensiblement et imperceptiblement autant que votre âme a été fidèle à suivre avec courage Dieu dans les sentiers inconnus où il vous a fait courir, et vous êtes assuré que bien que par l’ordre de Dieu vous soyez occupé en toutes ces choses, Dieu cependant vous y occupera, et empêchera que vous n’y preniez plaisir, mais plutôt il fera que par un secret de sa divine bonté vous l’y trouverez, sans pouvoir savoir le moyen comment cela soit [sic]. Il suffit seulement que le fond de votre volonté se pointe de fois à autres vers le secret de Dieu en votre âme, laissant suavement vos sens s’occuper de ce qu’ils doivent selon votre état, afin que vous ne paraissiez ni trop recueilli, ni trop éloigné de remarquer ce que vous devez voir en telles rencontres ; étant là non seulement par l’ordre de Dieu, mais étant obligé d’en prendre soin.
9. Pour ce que vous me dites de l’ordre du [et non : de] N. pour de nouveaux embarras, laissez-vous en la main de Dieu pour tout ce qu’il voudra ; et vous trouverez que toutes les vues qui peuvent être fort véritables, touchant les croix qui vous sont préparées, vous seront utiles. Il n’importe comme nous soyons [sic], ni ce qu’on nous fait, et même ce que nous faisons ; pourvu que nous demeurions entre les bras de notre tout aimable Père, qui fait et qui peut arranger toutes choses selon son bon plaisir. Il faut recevoir également tout ce que la divine providence ordonnera : et si elle permet que [64] vous ne soyez pas approuvé, souffrez-le humblement et laissez entièrement tout votre soulagement entre les mains de Dieu.
10. Quand vous êtes beaucoup dans les embarras en vos emplois, et que vous vous sentez même distrait, ne vous ramassez pas avec force et violence, mais tout doucement. Il n’est pas le temps présentement que vous preniez beaucoup de vérités pour le faire. La simple présence de Dieu en repos et en inclination amoureuse vous sera souvent plus utile que toute autre chose ; souvent aussi une simple pensée ou vérité qui touchera amoureusement votre âme, vous suffira : et ainsi le tout est d’observer suavement et sans effort l’inclination de Dieu à vous secourir par le moyen qu’il vous présentera, sans que vous le fassiez en vous multipliant trop.
11. Je suis bien aise que vous connaissiez votre naturel qui s’arrêterait à la bagatelle et à un certain arrangement trop actif et trop exact. Dieu veut que vous ayez soin des moindres choses, mais avec une manière libre et abandonnée qui vous tienne en repos et en calme non seulement dans tout ce que vous avez à faire et à souffrir, mais encore à l’égard de vous-même. Car souvent un petit défaut que vous avez commis, brouillera votre arrangement intérieur ; ou quelque chose qui concernera votre maison et vos affaires, vous brouillera et vous incommodera beaucoup. Il est certain que cette disposition vient du fond de votre naturel ; et ainsi il faut être fort fidèle à ne vous pas embarrasser de telles choses, les faisant avec liberté et en portant aussi avec abandon les petites croix et les suites : ce qui [65] fera que votre âme se soutiendra bien mieux dans les accidents quels qu’ils soient.
12. Ne vous étonnez pas si au milieu de votre Oraison et du temps plus recueilli, votre imagination se promène et travaille sur tout ce que vous avez à faire. C’est une croix qu’il faut porter avec patience et humilité, et ne pas laisser de faire ce que l’âme doit en Oraison ; car nonobstant cette disposition elle trouvera qu’en négligeant <cette> [l’] imagination (car il est difficile d’y remédier) le pur de votre âme ne laissera pas de pouvoir s’occuper en l’Oraison, non pas si tranquillement selon les sens qu’on le voudrait, mais avec fruit par le fond de la volonté, étant fidèle à se soutenir en l’Oraison.
13. Prenez au nom de Dieu courage ; et j’espère que sa bonté vous fera trouver la paix et la joie en lui par toutes ces vicissitudes d’expériences, qui sont une allée perpétuelle vers sa divine Majesté autant que votre âme sera fidèle à outrepasser tout, en vous servant de toutes choses, pour vraiment trouver celui qui se fait chercher si amoureusement et se laisse trouver si avantageusement. Je suis à vous de tout mon cœur. 1677. [66]
1. Afin de vous répondre dans le même ordre que vous m’écrivez, je vous dirai que vous faites très bien d’être très exact à votre Oraison du matin : elle sera toujours le soutien et la nourriture de votre âme, étant proprement le temps où l’âme puise la lumière et l’amour qui anime [animent] tout le reste du jour. C’est pourquoi ne vous arrêtez pas beaucoup à vous mettre en peine de remarquer si elle est lumineuse ou non : il suffit que vous y soyez exact, et que vous y demeuriez selon le bon plaisir de Dieu, pour qu’elle vous soit une vraie source de grâce.
2. Soyez autant fidèle que vous le pourrez aussi à votre Oraison d’après-midi, vous ajustant à l’ordre de Dieu, qui vous désire en cet embarras par la raison de votre charge ; et assurez-vous que les distractions, les divagations, et tout le reste qui vous y trouble, au lieu de vous faire du tort, font la pureté de votre Oraison. Pour lors votre âme tendant au repos, ou le désirant, et par là, ne pouvant en ces divers embarras d’esprit, avoir facilement d’occupation fixe en votre Oraison, la simple présence en ressouvenir de foi en fera l’occupation en ce même repos ; et cela, comme je vous dis, avec autant de fruit, que les distractions [67] et divagations vous causeront de peine et que votre fidélité sera victorieuse pour outrepasser tout sans effort, afin de trouver votre repos en simple présence ou simple vérité.
Remarquez ceci et chaque parole, comme chose qui vous est de grande importance, non seulement pour faire usage de votre état, mais encore pour en tirer le fruit d’Oraison et d’occupation intérieure que vous y pouvez trouver avec abondance de grâce.
3. Et remarquez bien encore qu’il est d’ordre de Dieu sur vous de ménager avec grande discrétion et humble suavité toutes les petites rencontres qui vous occupent, ou qui vous distraient durant ce temps, sans en faire usage avec chagrin, ni vous brouiller par un million de remises21, causées par les discours que l’on vous fait ou autres divertissements que l’on vous procure ; n’y ayant autre chose à faire, sinon de revenir doucement après ces distractions.
C’est pourquoi étant en compagnie, soit à cheval, ou en carrosse à la suite du Roi, vous n’avez qu’à faire doucement votre Oraison, et vous laisser aller comme la providence vous conduira. Tantôt une personne vous distraira et vous parlera d’une affaire, et cette affaire remplira votre imagination, tantôt une autre en fera de même ; et ainsi d’un million d’occurrences, par lesquelles il faut traverser en faisant votre Oraison, et tendre ainsi doucement à votre repos intérieur.
Votre présence de Dieu simple et sans beaucoup d’effort, est très bonne : et ne croyez pas que pour en être souvent distrait, elle soit moindre ; au contraire cela y sert, en réveillant [68] la fidélité à y revenir après la distraction, et même la purifie par la peine qu’elle cause.
4. J’ai bien de la joie que vous soyez au milieu des divertissements de votre état, comme vous me le marquez : au lieu de vous salir, ils vous purifieront, étant ordre de Dieu sur vous. Et ne vous étonnez pas, si souvent vous n’y avez pas la présence de Dieu bien sensible : il vous suffit pour l’ordinaire que la pointe de votre volonté soit tournée vers Dieu, et c’est une présence efficace. Vous ne devez point avoir de peine d’être obligé d’assister en ces rencontres ; mais au contraire le repos en abandon tout nu, vous y sera fécond.
5. Vous devez remarquer que quand vous faites Oraison le matin, et qu’ainsi vous êtes dans un plus grand repos, vous devez avoir plus d’application à vos vérités simples, ne vous laissant pas trop tomber dans la nudité, sinon après plusieurs petits retours en votre même vérité ; et pour lors il n’y a point de danger de vous y laisser doucement et humblement. Mais quand vous faites Oraison l’après-midi dans l’embarras, laissez votre âme tendre à la nudité intérieure ; autrement vous n’y pourriez pas faire Oraison.
6. Il est vrai que votre état étant si dissipant, il cause insensiblement l’abattement par les lassitudes continuelles, et par le grand suspens d’esprit que telles affaires extérieures causent. De plus cet état est encore l’origine de quantité de défauts dont vous ne vous sauverez que par la longue et continuelle mort à vous-même. Tout cela cause assurément de l’abattement [69] pour l’ordinaire, à moins que de se soutenir et se relever incessamment.
Mais quand vous vous surprenez dans cet abattement, soit de corps ou en vue de vos défauts, tâchez de vous relever aussitôt. Car il est certain que les défauts bien ménagés, c’est-à-dire qui nous humilient, sans nous faire perdre notre repos, au lieu de nuire, servent beaucoup : et quand on se laisse abattre pour peu que ce soit, l’on se nuit extrêmement en retombant en soi-même ; et ainsi l’on s’expose à diverses tentations qui resserrent le cœur, au lieu de le dilater. Il en arrive autant de l’abattement du corps que de l’esprit : c’est pourquoi il est de grande conséquence de se traiter soi-même charitablement, et de se soulager lors qu’on se voit dans cet état ; autrement on se cause des inquiétudes qui ne sont bonnes à rien, quelque bonne intention qu’on ait.
7. C’est un très bon signe, de voir plus clairement et de sentir même davantage ses défauts en l’état où vous êtes : n’en ayez pas de scrupule ; mais au contraire il faut que cette lumière vous anime, afin que vous soyez plus fidèle, et que vous approchiez encore avec plus d’amour, s’il se peut, du très saint Sacrement. Car comme cette vue plus grande de vos défauts, vient d’une lumière plus pure qui vous découvre davantage ce que vous êtes ; elle vous doit animer aussi de plus en plus de vous approcher de la pureté même qui vous peut purifier, et cela en Oraison et en la fréquente Communion. Ainsi au lieu que le sentiment plus grand de vos misères vous éloigne de Dieu, il vous en doit approcher par la nécessité que vous avez de lui : et Dieu aime extrêmement ce procédé, [70] étant humble et véritable ; humble parce qu’il fait rabaisser l’âme et [accroître] l’humilité ; et véritable, mettant la créature dans la dépendance de Dieu et en son rien. C’est pourquoi je vous prie, ne vous éloignez jamais des Sacrements par la vue de vos défaut, mais plutôt faites exactement ce dont je vous prie.
8. Mettez toujours pour capital de votre conduite, le repos intérieur, du moins de volonté, étant embarrassé dans votre emploi ; et vous verrez que ce repos, non seulement purifiera toujours vos défauts, mais encore vous fera trouver un million de secours aux besoins présents. Et pour vous faciliter ce divin repos, tâchez de vous renouveler souvent en la présence de Dieu, spécialement dans le temps où vous vous voyez plus exposé aux distractions ; et par là votre âme se soutiendra mieux en son état.
9. Vous faites fort bien de continuer le plus que vous pourrez, vos sujets d’Oraison, et même de les simplifier autant qu’il vous sera possible : car comme vous n’y devez chercher que la nourriture, vous y appliquant humblement en foi et en simplicité, cela suffira.
Les sujets plus pleins de confiance et d’amour, vous seront plus utiles et fructueux que tous les autres. Ne vous embarrassez pas d’une suite de sujets ; mais cherchez-y plutôt l’onction et l’inclination de votre âme. C’est pourquoi prenez-les, comme vous verrez qu’ils vous serviront davantage ; et pourvu que vous les envisagiez doucement en foi, réveillant de fois à autre vos puissances par cet envisagement, il suffit, sans tant raisonner par effort. Car ce simple et humble envisagement excitera [71] et réveillera assez l’amour de la volonté, par où l’âme se nourrit.
10. Nourrissez autant que vous pourrez cette douce confiance en Dieu : c’est par ce moyen que Dieu élèvera votre âme, et la nourrira sur son sein, comme un enfant très cher ; et c’est là aussi et par ce moyen, que vous remédierez à un million de défauts, et où vous trouverez un secours très prompt dans toutes vos nécessités.
I.
D’où vient que je ressens plus mes défauts et souvent même que j’y tombe plus que je ne faisais il y a dix ans ?
1. Pour répondre à vos doutes, je vous dirai premièrement, que la raison pourquoi vous ressentez davantage vos défauts, et que même il vous paraît que vous y tombez plus que du passé ; c’est que la lumière divine est [72] plus grande, et ainsi vous découvre davantage vos défauts.
Car il est certain, que dès que cette divine lumière s’augmente beaucoup, l’objet premier qu’elle manifeste et découvre sont nos défauts et ce qu’il y a de contraire à Dieu et à Son divin ordre en nous, et à mesure que cette divine lumière augmente, ces vues aussi le font et deviennent plus manifestes, de manière que, croissant beaucoup par la dilatation et par la pureté plus grande et plus étendue de cette divine lumière, il paraît à l’âme qu’elle fait plus de fautes qu’elle ne faisait autrefois, quoique dans la vérité cela ne soit pas. Quand la lumière divine, et par conséquent Dieu, est éloignée de nous, nous le sommes aussi beaucoup au fait de nous connaître, sinon en nous estimant et en nous préférant à toutes choses, à cause de l’infini fond d’orgueil, de suffisance et d’amour-propre qui est en nous. Et c’est pourquoi en cet état d’éloignement de la lumière divine, on voit très peu ses défauts et l’on se sent très peu fautif.
3,24
2. Mais quand cette lumière divine en s’approchant devient plus pure, plus étendue et plus générale, et par conséquent plus vérité divine, aussi fait-elle voir plus véritablement ce que la créature est et fait juger plus justement et contre les intérêts de la créature ce qu’elle est en vérité. C’est pourquoi cela vient en tel état en beaucoup d’âmes très éclairées de cette divine et générale lumière de vérité, qu’en se connaissant telles qu’elles sont, elles se voient et se sentent si misérables que, si Dieu ne Se donnait à elles également à cette connaissance, elles ne pourraient [73] pas se supporter, tant elles voient et sentent la moindre faute qu’elles commettent. Et comme elles ne peuvent être sans un million de fautes, il est certain qu’elles sont toujours comme abîmées dans cette connaissance de leur néant, allant toujours de plus en plus s’y approfondissant par la pointe de cette divine lumière, ce qui vraiment les obligent d’être perpétuellement dans une dépendance de Dieu admirable, afin d’être soutenues dans ce néant infini où la main de Dieu les met ; et là elles voient peu à peu naître un désir du fond de leur cœur pour détruire ces défauts, mais avec dépendance et subordination à leur premier principe, qui les soutient dans leur néant.
[74] 1. La différence des défauts et des péchés des âmes qui commencent, et de celles où la lumière divine est bien avancée, et qui leur découvre, comme je viens de dire, tant de misère et de défauts actuels, est très grande. Et pour concevoir cette différence, il faut savoir que la lumière divine et de vérité s’emparant d’une âme, commence toujours par le fonds de la volonté, de manière qu’elle la détourne de tout péché volontaire, et que plus cette divine lumière augmente, plus elle prend possession de la volonté : de sorte que quoiqu’elle manifeste et fasse davantage découvrir les défauts tels qu’ils sont dans l’âme, et que même ils paraissent à telle âme, que comme tels défauts sont si grands et si propres d’elle, qu’il lui semble qu’ils lui sont plus volontaires qu’autrefois, cependant cela n’est pas vrai ; d’autant que la lumière divine ayant pris beaucoup possession de la volonté, elle la retire aussi de beaucoup de tels défauts. Mais il n’est pas possible que l’âme puisse découvrir ce secret jusqu’à ce qu’à l’aide de cette divine lumière, elle ait beaucoup travaillé à la destruction de tels défauts ; et pour lors elle voit et découvre fort bien, que quoiqu’elle ne se voit de plus en plus misérable à cause de la clarté plus grande de cette lumière, cependant dans la vérité ils sont plus éloignés du fond de sa volonté. Et ce que l’âme doit faire un long temps, pour avoir ce discernement, est de croire une personne expérimentée en cette divine lumière, laquelle juge du peu ou du beaucoup de volonté en tels défauts ; et cela jusqu’à ce que telle divine lumière soit si avancée et si pure, et que l’âme par fidélité à la suivre en mourant à soi [75] combattant tels défauts, ait acquis cette élévation et autorité de volonté au-dessus d’elle-même, qu’elle puisse discerner par elle, que bien qu’elle se voit à la vérité infiniment enfoncée dans la corruption et dans le néant, cependant sa volonté en est extrêmement éloignée, et qu’ainsi elle regarde ce néant et cette corruption au-dessous d’elle ; mais avec un esprit non de suffisance, mais d’humiliation, se voyant si pleine de corruption.
Au contraire comme les commençants, et même les âmes n’ont pas encore cette divine lumière en degré suffisant pour découvrir leurs défauts en vérité, ont toute leur volonté dans ces mêmes défauts, aussi sont-ils tout d’une autre nature, étant bien plus volontaires ; et par conséquent ces âmes coupables de tels défauts, ne le voyant pas tant, ni les sentent pas avec tant de peines ; mais elles les commettent plus volontairement.
2. On peut encore ajouter à cette raison essentielle, qu’il est très certain que comme les âmes éclairées de la lumière divine voient et jouissent de Dieu proportionnément à la vue et au sentiment de leur néant et de leur petitesse ; aussi sentent-elles davantage le moindre défaut : de manière qu’un atome leur paraît devant Dieu et devant sa divine Majesté un monstre infini ; ce qui les pénètre également selon leur lumière.
Mais les âmes qui n’ont pas encore cette divine lumière, comme elles ont peu de connaissance de la grandeur et de la Majesté de Dieu ; aussi sentent-elles et découvrent-elles peu la multitude et la grandeur de leur faute. Ainsi il ne faut pas s’étonner si telles âmes [76] ne se croient pas si fautives, et même ne le paraissent pas tant à leurs yeux que les autres.
Je dis à leurs yeux, d’autant qu’aux yeux des autres qui ont la lumière divine, cela paraît beaucoup ; car il leur est facile de faire le discernement de la nature des défauts des commençants et des autres qui sont en lumière divine.
3. Et sur ceci il est à remarquer comme chose de conséquence, que quand les âmes ne sont pas beaucoup en lumière divine, ne voyant pas et ne sentent pas la pointe de leurs défauts, elles jugent facilement qu’elles n’en ont pas ou bien peu : non pas qu’elles n’en aient pas ; mais bien parce qu’elles ne les voient pas bien ; et cela même doit faire juger de leur peu de lumière par les raisons que je viens de dire. Car assurément une âme en lumière, se voyant, ce juge toujours infiniment fautive ; mais cela avec beaucoup de confiance : car comme ces vues approchent plus de Dieu, quoiqu’elle paraisse s’en éloigner, aussi imprime-t-elle plus, bien que secrètement et à leur insu en ces âmes dans lesquels elles sont, une véritable confiance en Dieu, dont elles approchent d’autant plus qu’elles sont plus anéanties et plus apetissées par la vue et par le véritable sentiment de leur misère.
4. Et ceci pourrait encore donner une différence des défauts des commençants et des autres. Mais pour ne pas être trop long, je ne dirai que ce mot, savoir que quoi que ceux qui sont en lumière divine voient et sentent plus leur misère et leur pauvreté que les commençants, cependant comme cette lumière [77] dans laquelle ils se voient, est un écoulement de Dieu ; ainsi sentent-ils au milieu de leur pauvreté un certain soutien de Dieu, une certaine confiance qui les appuie, et qui les soutient invisiblement : non pas pour les empêcher de tomber dans leur néant ; mais bien seulement pour les encourager de plus en plus, afin de s’y laisser couler, et de s’y laisser perdre avec plus grande joie et inclination pour ce même néant, qui rend un souverain hommage à Dieu.
Au contraire les défauts des autres les entortillent toujours et les embarrassent dans le labyrinthe d’elles-mêmes, où elles ne voient et ne sentent que faiblesse et inclination à tomber de défauts en défauts. Ceci se pourrait étendre beaucoup ; mais je le laisse.
1. Cela vient de l’ordre divin, qui veut vous purifier par ces choses : et comme votre esprit naturellement n’est pas si passionné comme d’autres, aussi vous donne-t-il et vous donnera-t-il un exercice qui sera conforme à la qualité de cet esprit naturel : les autres au [78] contraire qui sont passionnées et entortillées en elles-mêmes, pour l’ordinaire n’ont pas tant d’exercices extérieurs en ayant assez chez elles. Car comme Dieu est une Sagesse infinie, il règle de toute chose avec poids et mesures, et ne nous surcharge jamais ; et l’adresse de l’âme en connaissant la conduite de Dieu sur elle, est de s’y ajuster, sans s’amuser à la conduite des autres. Et ainsi toutes choses demeurant bien réglées, chacun demeurera en son exercice, portant sa croix selon que la Sagesse divine nous l’a ajusté et approprié ; et à mesure qu’on porte généreusement cette croix, on trouve et on expérimente, que non seulement elle est bâtie par une main très sage, mais encore très sagement ajustée à notre portée et à tout ce qu’il nous faut.
1. « Je ne sais comment m’y prendre pour vous rendre compte de ce qui me regarde : car sans les espérances que vous m’avez données et sans la confiance que j’ai aux mérites de notre Seigneur, je ne verrais aucun lieu d’attendre rien de bon à cause de mes infidélités continuelles.
2. « Je vous ai instruit des diverses dispositions où je me suis trouvé jusqu’au départ de N. ; et cela été compris à ce qu’il me semble dans la lettre que je vous ai fait voir. Depuis ce temps j’ai éprouvé des changements très fréquents ; tantôt la grâce plus sensible me donnant la force de résister à des mouvements naturels, et tantôt aussi les mouvements naturels reprenant tout à fait le dessus. Vers le 22 juillet j’ai été environ huit ou dix jours dans la plus grande facilité du monde de posséder mon âme en paix et même (ce qui ne m’était pas encore arrivé) dans les actions les plus turbulentes et où le corps peinait et l’esprit était agité : lors que je m’apercevais que ma paix se troublait, je tâchais de tourner la pointe de ma volonté vers Dieu par un désir de repos, ce qui apaisait petit à petit tout le trouble et me rétablissait dans le repos sensible que j’avais goûté et qui avait été interrompu. Je n’imaginais qu’au moins serai-je toujours le maître de désirer ce repos quand je serai dans le trouble : mais des infidélités nouvelles et mon trop peu d’envie de contrarier la nature et de résister à mon naturel, me rejetèrent bientôt dans mon ancien état ; et j’éprouvais alors dans de petites occasions mon horreur pour l’abjection et mon fond ordinaire d’opposition pour être conforme aux inclinations de Jésus-Christ.
3. « Vers le 12 d’août j’ai été environ huit jours dans un calme très grand ; et alors ce même calme était la force qui me donnait la possession de mon âme, et le pouvoir de contredire jusqu’aux plus petits de mes mouvements naturels, qu’il me semble que je découvrais clairement. Il me paraît que durant ce temps je fus toujours en baleine pour veiller à tout ce qui pouvait être agréable à Dieu : mais depuis j’ai tant éprouvé de misères que je croirai tout perdu. J’ai commis une infinité de fautes, et beaucoup avec connaissance et volontairement. Je me suis laissé entraîner à tous mes mouvements naturels ; et il semblait que je remis à un autre temps de les combattre et de faire effort pour me corriger : tant j’apercevais de faiblesses et peu de moyens de le faire alors. Le tracas et l’embarras m’ayant jeté dans l’agitation, il me semble que cet état de trouble était la source de tous mes maux, comme celui de repos de tous mes biens ; et que je voyais aussi que le secours de Dieu plus présent était ma richesse, comme d’être un peu moins aidé de lui, me réduisaient dans cette extrême pauvreté. Si j’avais examiné les choses à la rigueur, je me serais cru perdu sans ressource à cause de ces fautes volontaires, qui ce me semble, n’était pas de malice, mais de fragilité et défaut de vertu. Tout ce que j’ai tâché de faire a été de mettre ma confiance, malgré tout cela, en l’extrême et infinie miséricorde de Dieu et aux mérites du sang de Jésus-Christ ; connaissant, sans en pouvoir douter, qu’il n’y avait en moi nulle ressource sur quoi je puisse compter, et n’apercevant la moindre apparence de vertu qu’au temps que dans les occasions j’en reçois de Dieu par une espèce d’écoulement : lequel étant suspendu, il ne me reste que misère et corruption, non seulement en fond, mais en actes selon les diverses rencontres qui se présentent et auxquelles je succombe d’abord.
4. « Je pris hier pour sujet d’oraison ces paroles22 : Comme nous voyons qu’un Père à pitié de ses enfants, de même le Seigneur a compassion de nous parce qu’il connait notre pauvreté et indigence. Je ne m’arrêtais qu’aux premières : ce qui me donnait de la confiance et me calmait dans le temps de mes plus grandes misères. Je ne laissais pas de tirer beaucoup de nourriture de l’oraison. Et même pendant que j’y étais tous mes mouvements corrompus étaient suspendus, et je me trouvais dans le calme ; quoi que je sentisse en même temps que le mouvement était prêt à s’échapper de nouveau, aussitôt que ce secours serait moins actuel. Ce qui arrivait ainsi après l’oraison, l’agitation se succédant au calme : ce qui me faisait toucher au doigt et à l’œil combien le secours continuel de Dieu m’est nécessaire.
5. « Il me semble que je ne vois que croix en la vie, et qu’elle est extrêmement ennuyeuse. Je suis très convaincu que les gens qui s’éloignent de Dieu en ont infiniment : aussi ne me persuaderai-je pas que ce serait l’abondance des richesses et des honneurs qui pourraient me rendre heureux ; puisqu’au contraire c’est le peu que j’en ai, qui en multipliant mes soins, multiplie les croix. Car à présent ce qui m’est croix, et surtout les choses qui me multipliaient les occasions où étant obligé d’agir par mon état, je vois que par ma misère je me trouble et ne fais rien qui vaille. Cependant je ne balance pas à croire que Dieu demande de moi la fidélité à m’y appliquer ; et lorsque j’envisage avec plaisir une vie plus tranquille je vois bien que ce n’est qu’une recherche de ma nature qui fuit la mort et ce qui l’incommode. Souvent je suis dans le dégoût de tous côtés, accablé de misères de celui de Dieu, et ne voyant rien de celui du monde que je puisse désirer. Dans ces états tout m’ennuie et sans l’espérance d’une autre vie celle-ci me paraîtrait un terrible exil. Voilà à peu près une partie de mes dispositions. J’avoue que si je m’y laissais aller, je serais bien jaloux du nouveau venu qui est si fidèle et va si bien pendant que je ne fais rien qui vaille. Mais en même temps je sais que ce n’est pas pas la faute de Dieu, et que c’est seulement la mienne. J’aurais bien de la joie de vous revoir et de recevoir de vous les secours qui me sont si nécessaires.
Je vous assure que je reçois une grande consolation en recevant de vos chères nouvelles.
1. Vous savez que je vous ai dit quantité de fois, que vos pauvretés et vos défauts ne vous doivent jamais étonner, pourvu que vous [83] expériment [i] ez un certain penchant et désir pour tendre à Dieu au milieu et au travers de toutes vos misères ; car insensiblement elles humilient et fortifient votre âme par la patience vigoureuse à les supporter et les outrepasser, en vous en défaisant de votre mieux. Ce procédé est beaucoup efficace pour faire régner la foi dans votre cœur, laquelle en son temps portera ses fruits ; où vous aurez de la consolation de voir en pratique ce que je vous dis et à nos chers amis, et combien il est bon de mourir par quelque moyen que la providence nous puisse choisir.
2. Ce que vous me dites en cet article est très bien ; et ces vicissitudes sont de l’ordre de Dieu. Il n’y a qu’à se laisser aller doucement et humblement, au gré de la providence qui va instruisant l’âme expérimentalement. C’est pourquoi quand vous vous possédez en force et en facilité pour jouir du repos, ou quand vous l’avez égaré, pour le retrouver par le désir du repos, pour lors aidez-vous-en : et quand au contraire vous retombez en vous-même, et qu’ainsi vous êtes embourbé en votre misère, ne vous étonnez pas. Souffrez-vous et tâchez non d’expérimenter le repos, ni même la volonté du repos : c’est assez que vous le vouliez sans que vous vous arrêtiez à vouloir le sentir. Et pour lors arrêtez-vous, c’est-à-dire, possédez-vous en humiliation, allant et venant tantôt d’une sorte tantôt d’une autre. Toutes ces vicissitudes sont utiles et efficaces pour mourir vraiment à son procédé, et ainsi pour apprendre à s’ajuster à celui de Dieu qui est caché dans toutes ces diverses allées et venues. Tout ce que vous me dites en cet article est très bien, et vous n’avez qu’à continuer de cet [84] te manière, comprenant bien ce que vous expérimentez de votre corruption, et que dès que nous y sommes nous n’avons que des inclinations pour l’honneur et pour toutes les choses contraires à Jésus-Christ ; et qu’au contraire y mourant, les inclinations de Jésus-Christ naissent en nous, comme de la pourriture de la semence naît [naissent] l’herbe et le grain.
3. Tout cet article est très bien décrit et vous doit être d’une grande lumière et d’une forte expérience ; car vous expérimenterez très souvent ces vicissitudes. Possédez-vous, sans vous étonner des précipices : ne vous assurez pas par ce que vous savez ou expérimenterez, mais bien par les certitudes que Dieu vous fait donner ; et ainsi laissez-vous humblement porter comme dans le paradis par le repos et la possession d’une force qui vous rend maître de vos mouvements, et qui vous fait expérimenter des grâces très grandes. Mais aussi laissez-vous humblement choir jusqu’au plus profond de vos misères, de vos faiblesses et de l’enfer même par vos expériences ; et sachez que demeurant humble, c’est-à-dire, humilié et voulant l’être, et vous laisser en repos, la même main qui vous élève au-dessus de vous, vous conduit et vous précipite en vous ; et que le tout est de se bien tenir également en cette main et de la reconnaître aussi véritablement en un mouvement qu’en l’autre : Si ascendero in cœlum tu illic es, si descendero in infernum ades. & c. & illic tenebit me dextera tua23, et le reste [85] du passage des Psaumes. Faites donc bien réflexion sur tout ce que vous dites en cet article, et sur ce que je vous réponds, afin que cela vous serve à l’avenir.
4. Il n’est nullement croyable sinon par l’expérience combien l’Oraison et l’actuelle Oraison est [sont] nécessaire [s], non seulement pour nous mettre auprès de Dieu durant ce précieux temps, mais encore pour nous attirer des grâces à l’infini. C’est pourquoi il ne faut jamais s’embarrasser de tout ce qui nous arrive hors l’Oraison, étant dans les brouilleries et les convulsions de nos passions, ni nous amuser pour lors à porter jugement de nous et de notre état : mais ayant recours à l’Oraison, tâchons de nous y mette ; et nous verrons que ce saint et sacré exercice calmant notre esprit nous le rendra lumineux pour le discernement de ce que nous sommes, et que très souvent nous porterons tout un autre jugement en l’Oraison et après l’Oraison qu’auparavant étant dans le trouble et l’agitation. Je suis bien aise de votre expérience en cet article : ayez-y recours dans la nécessité.
5. Il est très constant que la vie présente en quelque manière qu’elle soit, est une croix perpétuelle, et ne sera jamais autre chose. Que l’on se trouve comme on voudra, l’on trouvera toujours des croix ; et il n’y a pas moyen d’y remédier, sinon en se rendant capable et digne de les porter par union à Jésus-Christ. C’est le secret de l’Incarnation de pouvoir par un [sic] Jésus-Christ rendre tout le monde heureux, non pas en nous exemptant de souffrir, mais bien en nous faisant dignement et saintement porter nos croix. Si nous sommes dans un état [86] médiocre, nous y trouverons les croix et les peines de cet état ; si au contraire nous sommes dans un état et une condition éminente, nous y rencontrerons les croix et les peines proportionnées à cet état : et ainsi de tous les états de la vie. De manière qu’il est certain que selon que les états sont plus grands et plus éloignés de l’état de Jésus-Christ, les croix sont plus grandes et plus pesantes, et même qu’il y a moins de grâce ; comme nous voyons que plus un pays s’éloigne du Soleil, plus il y fait froid et moins il est fertile.
Le tout donc est de s’abandonner à Dieu pour recevoir de sa main paternelle nos états et nos conditions, et de porter humblement les croix en paix et en abandon ; sans nous laisser foisonner en désirs qui ne font que nous faire sortir de nos états et nous tirent insensiblement de la protection de Dieu : de manière que quand nous changeons d’état sans que la main de Dieu nous y ait mis, souvent nous sommes écrasés par les croix que nous y rencontrons.
Demeurons donc fidèles en nos états, et marchons courageusement chargés de nos croix, et nous trouverons que quelles qu’elles soient elles nous conduiront à Jésus-Christ. C’est pourquoi ne vous embarrassez pas des vôtres quoiqu’elles vous multiplient : gardez les maximes que Notre-Seigneur vous donne par sa providence ; et vous trouverez que c’est ce qui [ce qu’il] vous faut. Portez avec patience les ennuis de la nature toujours contrariée par tout ce qui se rencontre dans nos états : car comme elle est infiniment inconstante à cause de la corruption du péché, elle voudrait toujours [87] changer et n’avoir jamais ce qu’elle a ; au contraire elle a toujours et par corruption, de soi-même désir et inclination d’avoir ce qu’elle n’a pas, se lassant de tout. Corrigez ce défaut commun et général aux hommes, par la constance solide à vous contenter de moment en moment de tout ce que Dieu veut, qui est proprement ce que nous avons, en faisant ainsi mourir tous ces désirs par un vrai repos dans l’ordre de la divine providence sur nous ; et de cette manière votre âme se purifiera admirablement.
Le nouveau-venu fait merveilles, et j’en suis très consolé. Je le suis beaucoup de vous, et de tous nos chers amis, qui vont Dieu merci à grands pas. Tâchez au nom de Dieu de les suivre, en vous reposant et en vous calmant. Je suis à vous de tout mon cœur.
1. J’ai bien de la satisfaction d’apprendre de vos chères nouvelles par la Lettre que vous m’avez écrite, voyant non seulement que vous continuez à chercher Notre-Seigneur de tout votre cœur ; mais encore que sa bonté vous fournit ce qu’il vous faut, pour vous humilier, et vous faire mourir à vous-même ; par où seulement vous trouverez la véritable lumière pourvu que vous soyez fidèle à vous posséder en humiliation et petitesse dans les chutes [88] et les renversements qui vous arrivent. Vous croirez que vous aurez un million de fois tout perdu, et que la lumière divine, qui vous paraît fort petite en son commencement, sera disparue, et même éteinte : quoique dans la vérité ni l’un ni l’autre ne soit vrai ; pourvu que vous vous possédiez un peu, en supposant par un petit retour votre lumière, et que vous remédiiez à vos faiblesses en vous tranquillisant et revenant peu à peu comme un enfant qui s’est égaré.
2. Ces diverses chutes sont causées tant par vos faiblesses que par vos mauvaises habitudes dans la diversité des affaires, tant en ne vous y possédant pas avec assez de paix, qu’en vous en chargeant et vous y précipitant trop ; et cela fait la multiplication de vos défauts. Mais comme tout cela ne peut pas être remédié tout d’un coup, et que même la Sagesse divine infiniment amoureuse de sa créature s’en sert pour allumer davantage sa lumière, et pour la réduire peu à peu à une plus grande petitesse par toutes ses misères et pauvretés ; insensiblement elle trouve que pourvu que le cœur revienne en paix et en humiliation, la lumière revient vraiment par les ténèbres.
3. Ce que vous avez donc à faire incessamment est de donner, en vous possédant, le meilleur ordre que vous pourrez à l’accablement de vos affaires ; mais cet ordre prudent étant suffisamment donné, laissez-vous en paix à la divine providence pour être vraiment éclairée par vos pauvretés et misères. Et vous verrez par expérience que du milieu de votre tombeau sortira vraiment la lumière, pour vous aider à discerner un million de choses qui vous occupent, [89] et qui ne le valent pas ; votre âme étant non seulement capable de Dieu, mais aussi appelée de sa divine Majesté pour jouir autant que vous saurez mettre le calme dans votre âme, et la tranquilliser peu à peu parmi les diverses vicissitudes. Et par là vous trouverez et la correction de vos fautes et la capacité pour une plus grande lumière en l’Oraison et en vos exercices.
4. D’ici à un très long temps vous serez toujours étonnée, croyant tout perdre dans les diverses rencontres de vos affaires, et de vos faiblesses, votre vous-même ayant trop pris le dessus ; ce qui vous trouble facilement. Mais mourez peu à peu par toutes les petites occasions, mourez à votre suffisance, apprenez à ne point vous faire des affaires, mais seulement à prendre celles que Dieu vous donnera par sa providence : et vous trouverez que par le même lieu et les mêmes choses où vous trouvez la mort de votre Oraison, des vertus et de la lumière en votre âme, vous y rencontrerez toutes ces mêmes choses autant que vous serez humblement paisible et que votre cœur tendra droitement à Dieu.
5. Voilà selon ma pensée à quoi vous devez vous appliquer davantage, afin que votre Oraison, vos Communions et vos autres petits exercices de piété vous donnent autant de grâce qu’ils le doivent selon la vocation et le don que sa divine Majesté vous a fait en ce renouvellement. Ne vous amusez pas tant à vous regarder après vos chutes, vous arrêtant ; au lieu de vous servir de ces mêmes misères pour avancer votre course et vous remettre par une foi nouvelle dans le repos et le calme auprès [90] de Dieu et de réparer là bien mieux votre faute et vous remettre en votre place précédente, ce que vous ferez mieux par là que par tous les autres moyens qui ne feraient que vous brouiller.
6. Il ne s’agit présentement en l’état où vous êtes, supposé la grâce que Dieu vous présente, que de vous tirer le plus promptement que vous pourrez du bourbier de vous-même, de vos précipitations, et de l’avidité étrange des affaires, pour vous mettre peu à peu en terre ferme, où, comme sans vous en apercevoir, vous trouverez non seulement Dieu, mais encore l’ordre merveilleux à vos affaires et à tout ce que Dieu demandera de vous ; et tout cela dans le seul calme de vous-même et de vos embarras.
7. Patience donc : allez pas à pas comme un homme embourbé qui ne respire qu’après le repos de la terre ferme ; où il trouvera tout son bien, quoiqu’un très long temps il ne puisse comprendre comment cela lui peut venir par de si faibles exercices et par une manière si petite et si humiliante. Cependant à la suite l’on verra que c’est le vrai procédé, et que par ce moyen, mourant à soi, l’on trouve tout, et que même l’on devient bien plus capable de toutes les choses où Dieu nous destine, soit pour le temporel ou pour le spirituel ; et que sans cela l’on ne fait que faire et défaire sans jamais rien faire de solide et de parfait.
8. Ménagez donc au nom de Dieu votre grâce avec fidélité, et faites ce que vous pourrez pour être fidèle à vos petits exercices : et par là ne vous embarrassant que de ce que Dieu [91] vous commettra, vous trouverez assurément le repos et le calme qui vous diront, sans vous tromper, des nouvelles assurées de tout ce que je ne vous dis pas présentement.
1. Je vous avoue que Notre-Seigneur renouvelle beaucoup mon âme pour vous, et que je ne puis jamais avoir plus d’union et plus de tendresse que j’ai pour vous : car en vérité mon cœur ne tarit pas parlant de notre union, et comme Dieu a mis tout ce que j’ai eu autrefois avec M. de Bernières avec vous autres24.
2. Ce que vous me mandez de votre intérieur me réjouit bien. Car vous connaissant bien, et Dieu vous donnant lumière pour cela, l’affaire est presque faite ; d’autant que le bonheur est de voir son mal et de le sentir tel. Suivez donc au nom de Dieu cette lumière, ne vous pardonnez rien : car vous êtes un peu traîtresse à vous-même ; et il y a bien des choses que vous ne voulez pas voir selon votre inclination. C’est pourquoi voyant tout ce que vous découvrez, ne vous pardonnez rien ; et vous verrez que le secours de Dieu y sera pour vous aider. Tout le mal est que nous ne suivons pas assez à nos dépens les lumières que l’on nous donne ; et par ce moyen la nature se cantonne en soi, sans en vouloir sortir : que si au contraire on les suivait peu à peu pour se corriger, insensiblement on [92] rectifierait les choses et l’on y remédierait tout autrement que l’on ne fait. Soyez fidèle à vous poursuivre ; et vous verrez que quoique vos Oraisons soient sèches et pauvres, cependant elles seront lumineuses pour vous découvrir vos attaches et tout ce que [tout ce qui] vous empêche de marcher.
3. Je suis bien aise de vous voir dans cette confusion d’esprit pour le dehors. Ce n’est pas que cela soit plus mal ; mais Dieu fait cela afin que nous n’ayons pas de la complaisance en nous-mêmes, et en nos actions ; ce qui perd presque tout le monde, et ce qui amuse la créature autour de soi et de tout ce qu’elle fait pour s’adorer elle-même. Mourez au nom de Dieu, et portez les abjections qui vous arrivent ; et tout cela vous sera utile, et vous donnera de la joie et de l’ouverture auprès de Dieu.
4. Je suis charmé de N., car elle fait merveilles. Ô, que Dieu fait de merveilles quand il entre amplement dans un cœur ; car il y règle admirablement les passions et les inclinations ! Si vous saviez le changement de cette chère N. depuis quelque temps ! Il me semble que Dieu est dans son âme comme un magnifique vainqueur, qui régit et gouverne doucement ce peuple de passions et inclinations qui étaient turbulentes et en émeute pour tout où son inclination se portait ; et je vois avec joie que Jésus-Christ commence à la régir. [93]
1. La disposition intérieure dont vous me parlez me plaît infiniment, car autant que vous tâcherez d’être petite et abandonnée et en confiance, autant vous entrerez dans la puissance divine. Et c’est pourquoi vous trouverez que la mort à soi donne le repos, car autant que nous mourons, autant Dieu S’approche et ainsi nous soutient et fait en nous ce qu’il faut. Prenez courage au nom de Dieu et travaillez à soutenir cette inclination à n’être rien et à n’avoir rien, car assurément elle mettra un merveilleux calme en vous, retranchant un million de petits soins naturels pour bien des accommodements peu nécessaires. Je ne vous en ai rien dit, car j’ai espéré du bon Dieu que Se donnant à vous, bien des choses vous tomberaient des mains. Et c’est là le bien des âmes auxquelles Dieu donne le don de la foi : car mourant peu à peu à elles-mêmes, et ainsi cette lumière s’augmentant en donnant Dieu, tout ce qui n’est pas Lui et dans Son ordre tombe des mains, non par des pratiques forcées, mais par le dedans et le fond de l’âme.
2. Laissez aller toutes choses, selon qu’elles vous tombent des mains et du cœur ; et cela par un je ne sais quoi, c’est-à-dire par une inclination fort intérieure qui penche l’âme vers Dieu, et qui est plus aperçue plus les sens sont occupés à des choses contraires. Ce n’est pas que cela soit plus en ces choses que dans l’oraison et la communion : mais cela vient de ce que les sens étant plus divertis, ils sentent davantage leur désunion ; et au contraire en l’oraison et en la communion l’âme y étant plus unie, elle sent moins son union. Vous ne sentez l’union de votre corps que lorsqu’il y a quelque chose qui cause de la désunion : car le bras étant bien sain, c’est une habitude naturelle à laquelle l’on ne pense pas et l’on ne la sent pas, mais quelque entre-deux y entrevenant, aussitôt l’on sent son union ou désunion.
3. Il n’est pas nécessaire de retour de volonté en l’oraison et en la communion qu’au cas que vous vous sentez absolument et entièrement distraite. Et cette réunion de volonté se fait en se remettant par inclination vers Dieu, sans acte qui vous fasse grand mouvement : ainsi ce retour ne vous peut embarrasser étant bien pris comme je le dis ; car c’est se remettre en repos n’y étant pas par la distraction.
4. Les affaires sont un poison pour moi25 et une mort continuelle qui ne fait nulle bien à mon âme, sinon que la mort, de quelque part qu’elle vienne, y donne toujours un repos. Mais je n’expérimente pas que cela soit ma vocation ; et ainsi ce repos n’est pas de toute mon âme, mais seulement de la pointe de la volonté. J’attends cependant en patience mon repos et ma solitude selon l’inclination de mon cœur : quand Dieu le voudra, je l’espère de sa bonté. [95]
1. Il est de très grande conséquence d’être bien convaincu que les allées et les venues de Dieu en notre âme, ne sont pas et ne doivent pas être toujours uniformes et semblables. Il faut par la nécessité de notre imperfection qu’il s’y trouve des hauts et des bas, de la bonace et de la tempête, afin de nous apprendre à marcher également et de pas assuré par toutes ces diversités pour rencontrer notre centre et le terme où Dieu nous désire.
2. Quantité d’âmes qui désirent de faire régner Dieu sur elles et tendent à leur perfection, n’y arrivent jamais, faute de s’y bien prendre touchant la fidélité qu’elles doivent à Dieu dans les renversements et dans les croix qu’elles portent en Son éloignement, par leurs défauts et par leurs affaiblissements, même volontaires à ce qui leur paraît. Elles croient toujours que la perfection consiste en une certaine droiture et pureté intérieure qu’elles estiment blessées lorsqu’elles souffrent la peine de leurs impuretés et de leurs misères, et ainsi au lieu de marcher toujours par ce moyen, elles s’amusent à rajuster ce qu’elles croient ou tout à fait gâté ou du moins affaibli. Ce n’est point là le véritable procédé. Dieu Se sert bien de la fidélité et de la pureté de vertu, car Il est [96] un Dieu de pureté, qui est jaloux de la nôtre, mais comme Son principal est de régner vraiment en souverain et en Dieu sur nous, Il est très souvent plus honoré par la perte que nous faisons de nous-mêmes en souffrant humblement et patiemment nos misères et en nous souffrant aussi agités d’elles, que par la pureté de vertu qui nous tient en calme, où souvent nous croyons être quelque chose par la faiblesse que nous avons à nous croire et à nous estimer toujours.
3. C’est pourquoi les âmes qui ne sont pas assez aguerries pour se supporter également avec patience et avec une charité tranquille dans l’expérience de leurs plus grandes misères, ne sont jamais guéries d’une secrète estime d’elles-mêmes, qu’elles expérimentent très bien quand, par providence, elles viennent à ressentir les mauvais goûts de leur nature, ou à tomber dans quelque faiblesse dont elles ne se jugeaient pas capables. Vous voyez ces âmes, plus élevées par certaines médiocres vertus et par beaucoup d’estime d’elles que par une véritable mort et une véritable connaissance d’elles-mêmes et de ce qu’elles sont en vérité, si écrasées et si terrassées de se voir faibles et pécheresses, que vous remarquerez qu’en un moment elles font un pays infini en leur esprit pour se brouiller et pour s’entortiller par orgueil et par propre subsistance, de manière qu’autant que l’expérience de leurs misères dure, elles sont tout étonnées et épouvantées de ce qu’elles voient et de ce qu’elles expérimentent, ne faisant aucune démarche vers Dieu, mais s’enfonçant au contraire beaucoup en elles-mêmes. [97]
4. Tout le contraire de ceci arrive aux âmes vraiment éclairées de Dieu et par l’expérience d’elles-mêmes. Elles travaillent aussi bien de la main gauche que de la main droite. Et comme elles font régner Dieu sur elles-mêmes par l’oraison, par la bonace et par la vertu selon les occurrences de providence, aussi Le font-elles régner par leurs défauts et par l’expérience de leurs misères en travaillant à leur destruction. Et quoiqu’en ces rencontres26 elles soient humblement humiliées de ce qu’elles sentent et de ce qu’elles sont, elles ne laissent pas, sous le poids de cette expérience tranquillement et humblement soufferte, d’avoir de la joie dans la pointe de l’esprit de se voir ainsi humiliées sous le pouvoir divin, afin de n’être rien devant lui, et de laisser ainsi peu à peu détruire ce fond inépuisable de propre estime en croyant toujours d’être et de pouvoir quelque chose.
5. Si vous me demandez même sincèrement ma pensée sur ces deux moyens de faire régner Dieu en notre âme, ou par la bonace et la tranquillité en la pratique des vertus, ou par l’expérience de nos faiblesses et même de nos péchés en l’écrasement de nous-mêmes, savoir lequel des deux est le plus avantageux pour Le faire régner, je vous réponds qu’il est certain que le dernier le peut plus faire en une heure que l’autre ne le fera en plusieurs mois ; non seulement parce qu’il fait beaucoup souffrir, mais aussi parce qu’il purifie l’âme d’une impureté qui lui est comme essentielle et dont elle ne se peut presque jamais défaire en la vie, savoir de la suffisance et des désirs [98] d’être toujours quelque chose non seulement devant Dieu, mais devant les hommes.
6. Le démon fort expérimenté au moyen de nous nuire, se servit de ce même stratagème pour renverser Adam et Eve de l’état de la Justice originelle. Vous serez comme des dieux, leur dit-il ; et aussitôt qu’Eve entendit vous serez quelque chose de grand, elle succomba. Ce n’est donc proprement que par la vraie humiliation dans nos misères, que ce fond d’orgueil est détruit, et qu’ainsi nous apprenons à faire régner Dieu en souverain.
7. Soyez donc fidèles en vos exercices et à tendre incessamment à la paix et à la pureté intérieure. Mais quand la divine providence, dont la main se cache sous des moyens infinis que nous ne voyons pas, permet que vos faiblesses, vos pauvretés, et vos misères vous prennent au collet, possédez-vous en paix sans vous troubler : voyez-vous humilier sans vous embarrasser ; et en marchant doucement comme le bon Dieu permettra en ces rencontres, tâchez de vous tirer de la mêlée, portant cependant le poids de vos misères en vraie connaissance de votre néant ; et lors qu’au milieu de l’expérience de ce fumier, non seulement tout vous est ôté, mais qu’encore vous êtes affaibli dans le plus fort de votre volonté, soyez fidèle à demeurer là tout nud de tout ornement qui vous console, et tout pauvre, en la simple présence de Dieu présent, et en la simple attente que Dieu aura la bonté de voir votre misère et de vous consoler de nouveau. Vous possédant de cette manière et faisant cet usage de vos misères vous apprendrez insensiblement à vous aider par ces fâcheuses rencontres, et [99] vous remarquez et que par ce moyen votre âme ira toujours également, soit qu’elle soit haut ou bas, c’est-à-dire élevée ou humiliée, soutenue ou terrassée.
8. J’aurais beaucoup de consolation si vous me comprenez bien ; car ceci est de la dernière conséquence pour toutes les personnes qui désirent tendre à Dieu de tout leur cœur et qui sont déjà un peu à l’écart de leurs plus grossières misères. Entendant bien ce procédé il n’y a pas de moment en la vie, ou elles ne puissent avancer beaucoup, et où elles ne se fondent dans une paix imperturbable et inaltérable. Prenez donc courage au nom de Dieu, et travaillez incessamment sur ce modèle, afin que vous griffonniez tant et tant en vous copiant sur ce principe, qu’à la fin vous vous établissiez fortement dans ce procédé ; et je m’assure que si cela est, vous vous verrez en peu de temps tout une autre personne, non seulement pour l’oraison mais encore pour l’usage général de tout ce qui est dans votre état.
9. Afin de faire beaucoup fructifier tout ce que je vis vous viens de dire, allez à grands pas en tout ce qui est ordre de Dieu en votre état et en votre condition ; ne vous laissant pas aller à la timidité par la raison de la vanité ou d’autres inclinations qui naissent par les occasions que votre état vous donne. Souffrez donc ces distractions et soyez assuré que quand Dieu le trouvera bon et qu’il vous sera nécessaire, il vous donnera le temps de retraite et de solitude. Je vous remarque un peu plus généreux qu’à l’ordinaire et moins étonné dans vos misères, ce qui me donne de la consolation et beaucoup [100] d’espérance, que tout votre édifice intérieur réussira et qu’assurément Dieu accomplira par sa bonté son dessein éternel sur vous ; ce qui vous doit donner beaucoup de consolation et animer votre cœur pour poursuivre fortement, sans vous arrêter à un million de petits retours que votre naturel et vos inclinations vous pourraient inspirer.
10. Les gens du monde mettent la grandeur de courage qu’à défaire leurs ennemis, et a remporter des victoires et des places : leurs yeux sont trop chassieux pour découvrir les belles victoires. La non-pareille et la plus admirable de toutes est vraiment celle par laquelle nous nous vainquons nous-mêmes et nous outrepassons pour faire régner Dieu sur nous, à nos propres dépens. La paix qui la suit est inaltérable, et donne une joie en cette vie, qui ne se peut jamais estimer telle qu’elle est. Prenez donc courage au nom de Dieu, et travaillez avec fidélité à faire usage de tout ce que Dieu désire de vous. Croyez, je vous prie, que je suis à vous de tout mon cœur. 1678.
1. J’ai beaucoup de consolation d’apprendre de vos chères nouvelles, spécialement des intérieures comme des plus nécessaires ; les autres n’étant que passagères et accidentelles.
Il est de grande importance qu’une âme qui veut tout de bon être à Dieu, et marcher sans relâche, sache la manière dont Dieu traite avec les âmes, pour les faire beaucoup avancer. Pour l’ordinaire, nous ne comprenons pas les choses nous être avantageuses, pour nous faire beaucoup courir vers Dieu, si elles n’ont apparence de sainteté, et qu’elle ne porte le caractère d’amour, de ferveur, de lumière divine et d’un million d’autres saintes dispositions, qui sont la recherche et la poursuite de presque tous ceux qui tendent à la piété et à la sainteté. Il faut prendre d’autres idées (sans idée cependant) de la sainteté et de la piété, lors que Dieu prétend disposer une âme pour être sa demeure, ou bien, lors qu’il commence déjà à y être par résidence : car pour lors il ne bâtit pas, mais il détruit ; il ne remplit pas, mais il vide ; il n’embellit pas, mais il défigure : et il fait tout cela, afin de jeter l’âme peu à peu dans le néant, et de lui ôter tout le moyen de s’arrêter à quoique ce soit, et même d’en avoir aucune idée.
2. Les premières âmes faisant consister leur perfection dans les saintes actions, et Dieu les destinant à cette sainteté, Il prend plaisir de les éclairer et échauffer et de produire en elle mille beaux effets, pour en l’ornement et l’occupation de ces âmes ; et c’est ce que le commun prend pour l’unique sainteté de la vie présente. Les autres, dont Dieu seul est la perfection et la sainteté, vont autrement ; d’autant que Dieu prenant plaisir à les faire toujours avancer, va toujours démolissant, détruisant et effaçant toutes [102] ces sortes de sainteté, qui serait des images et des empêchements ; et par là l’âme se perdant soi-même et toutes choses, et enfin ne trouvant rien, trouve le tout qui est hors de toutes choses quoiqu’il soit en toutes choses.
3. Ce procédé dans la seule pratique est toujours sans expérience et sans qu’on puisse jamais le bien apprendre, parce qu’il est toujours nouveau à l’âme ; et à moins qu’elle ne se perde incessamment, et qu’elle n’en suive toujours l’attrait par toutes les choses qui lui arrivent, sans s’arrêter ni s’amuser à ce qu’elles ont d’apparence, mais bien en pénétrant dans leur principe, jamais une âme ne peut aller incessamment à grand pas et être toujours pleinement contente.
Tantôt notre esprit est d’une façon tantôt d’une autre : une fois nous avons de la ferveur, tout subitement la lâcheté et la sécheresse s’empare de notre cœur ; enfin tous les moments de la vie sont différents et pour l’ordinaire de pis en pis ; ainsi si les âmes ne savent juger par l’immuable et le solide, et qu’elles ne soient pas encore arrivées à ce degré, elles changeront et auront des vicissitudes, non seulement aussi souvent que les heures et les quarts d’heure changent, mais à tous les moments de la vie qui sont différents. Le moyen donc de juger solidement est d’en juger par le principe qui gouverne tout ; et par conséquent comme il est certain que Dieu préside à tout et règle chaque moment de la vie, il ne faut pas s’arrêter à ce qui paraît, mais à ce que l’on a quel qu’il soit, car étant ordonné et réglé de Dieu, il a sa véritable sainteté et grandeur, quoiqu’il [103] n’en porte aucune figure ni caractère extérieur ; et supposé que l’on en use de cette manière, son effet sera toujours de nous faire sortir de nous-mêmes pour entrer dans l’inconnu de Dieu, étant conduit par cette divine opération qui se rencontre en toutes choses et qui est toutes choses.
4. Voilà pourquoi quand Dieu a une fois gagné le cœur et qu’Il commence d’y régner, il n’agit pas dans une âme selon ses idées de sainteté, comme autrefois Il le faisait lorsqu’elle était amorcée [sic] par les actions saintes de la vertu. Il n’a en cette âme que les mêmes intentions qu’Il a de toute éternité en Lui-même ; et comme Il est Sa fin et Son unique béatitude, aussi opérant en cette âme et par elle, Il n’a d’autre dessein que Lui-même, allant toujours démolissant et détruisant tout le reste ; et par ce procédé Il se trouve Lui-même.
5. Ne vous étonnez donc pas de ce qu’étant secrètement si désireuse et affamée de l’oraison, vous ne la pouvez trouver et qu’au contraire vous y êtes dans l’impatience, dans la sécheresse et dans le vide de Dieu et de toutes les bonnes choses. Au lieu de vous en inquiéter, souffrez patiemment et vous laissez vider de ce divin moyen qui, par sa perte, vous fait trouver la fin ; ce que vous avez à faire, à moins que votre corps ne souffre trop, c’est de ne pas quitter le temps que vous avez réglé pour l’oraison, mais bien de laisser volontiers perdre votre oraison en Dieu. Que dis-je en Dieu ? Puisque votre âme n’y a rien, et même que ce qu’elle a est plutôt mauvais que bon ; je dis bien, nonobstant cela, car cela même est Dieu à votre âme, étant soumise et anéantie [104] sous l’opération divine, laquelle quoiqu’elle ne fasse et ne soit rien pour lors à l’âme, est néanmoins tout et Dieu même, n’étant rien de tout ce que nous pouvons avoir et connaître.
6. Laissez-vous donc doucement au gré du bon plaisir divin qui va et vient, qui est tantôt d’une sorte et tantôt d’une autre, qui agit quelquefois et qui quelquefois ne fait rien ; et de cette manière vous trouverez dans la suite que tous vos moments d’oraison seront pleins et qu’il n’y aura proprement de vide que ce que vous aurez voulu avoir de rempli, soit en ferveur ou lumière ou intention, Dieu faisant éclipser toute lumière pour allumer et donner une naissance à la grande et infinie lumière. Je sais que ceci est surprenant à qui n’a pas l’expérience, et qu’assurément ce procédé est bien difficile, puisqu’il donne un million d’incertitudes, de peines et d’autres accidents, qui convainquent fort facilement que l’on n’a pas d’oraison ; mais lorsqu’une âme commence d’être un peu éclairée de la lumière éternelle qui est Dieu, pour lors elle entend ce procédé et elle sait que la lumière luit dans les ténèbres, que tout est dans le rien, et que la sainteté est dans la privation de tout le créé et très souvent de toutes les choses qui nous paraissent les plus saintes.
7. C’est ce qui oblige Dieu de traiter l’âme comme s’Il s’enfuyait d’elle, ce qui fait que le sens et même l’esprit sont toujours en suspens en l’oraison, sans pouvoir trouver où s’asseoir. Cette disposition cause beaucoup de peine ; mais elle est sans remède, jusqu’à ce que l’âme ait [105] trouvé Dieu véritablement, c’est-à-dire non dans Ses dons mais en Lui. Jusque-là, les sens sont en inquiétude et sans vouloir ni pouvoir s’appliquer ; au contraire ce temps ne fait qu’ennuyer, et ensuite on est convaincu qu’on est mieux en tout autre lieu à cause qu’on expérimente extrêmement sa dissipation et son inapplication, plus on est en oraison et en recollection ; et au contraire quand on est avec les créatures, ou dans des occupations de votre état, non seulement vous êtes en repos et vous jouissez facilement de Dieu ; mais encore on est tout autrement propre pour être touché de Dieu et pour se recueillir. Ce qui est cause que plusieurs personnes qui n’ont pas suffisamment d’expérience, jugeant par ce profit et par ce mieux apparent de l’utilité de l’action, et du peu de fruit de l’oraison, se laissant volontiers aller au premier, négligent le second et ainsi s’égarent insensiblement, pensant marcher par le solide.
8. Prenez donc courage et ne vous étonnez pas de la grande et continuelle dissipation de vos sens et de votre esprit ; souffrez ces impatiences et inquiétudes et soyez persuadée que par ce procédé, continuant tout doucement votre oraison, vous trouverez sans rien avoir Celui qui fait Sa demeure au-dessus des lumières, des goûts et des expériences.
Mais combien de peines, ennuis et de douleurs vous faudrait-il porter ! Cela ne se peut dire ; il n’y a que les seules âmes qui prennent à tâche de se perdre vraiment en tout et partout, qui en puissent entendre des nouvelles et en dire quelque chose. Si les personnes qui sont ainsi traitées de Dieu à l’oraison, consultent [106] quelqu’un qui ne soit pas expérimenté, il jugera assurément par le libertinage des sens et la divagation de l’esprit, que sans doute il n’y a rien ; et qu’ainsi il ne faut pas faire perdre inutilement le temps à cet exercice ; qu’il vaut mieux, en attendant que Dieu revienne, Se faisant sentir par quelque facilité ou suavité, se donner à quelque chose d’utile. Et ainsi il détournera une âme de son bien et du plus excellent de tous les biens qui lui peuvent arriver, faute d’apercevoir que cette personne ne fait plus oraison par les sens, ni par les puissances sur lesquels elle a pouvoir ; mais par un je ne sais quoi qui est proche du centre ou le centre même, dans lequel et par lequel Dieu opère quelque chose qui est caché à l’âme par toutes ces divagations. Si bien qu’il lui fait un tort infini de ne pas l’aider à patienter humblement en tel état ; et si Dieu même venait à changer cette conduite en donnant le repos, le calme et l’aperçu, ce serait un grand miracle si l’âme ne quittait ce premier inconnu par lequel elle court à l’infini en Dieu, pour s’arrêter et pour jouir de ces dispositions, quoique avec une sainte intention, ce qui la retarderait tout le temps qu’elle s’y occuperait.
9. Combien voit-on d’âmes qui s’arrêtent sans faire un pas vers Dieu, à cause de ces dispositions de repos, de suavité et de sentiments d’amour dont ces pauvres âmes sont toutes abreuvées et dont leur nature se repaît, et qui ainsi sont arrêtées par là, comme serait un chien de chasse qui s’arrêterait à un os ou morceau de viande et serait par là détourné de son gibier, lequel il ne peut attraper qu’en courant incessamment et en quittant [107] tout. Vous en voyez de pâmées d’amour, pleines de lumière, toutes en feu de ferveur, lesquelles, nonobstant ces belles merveilles, ne volent pas néanmoins plus haut que l’appétit de leurs propres goûts et de leurs inclinations amorcées de quelques bons désirs.
C’est un miracle quand une âme au milieu de ces fécondités quitte tout et oublie tout, pour ne chercher que Dieu. Mais Dieu par Son infinie bonté fait Lui-même l’ouvrage en Se cachant et Se déguisant si bien qu’il est impossible que l’âme Le connaisse. C’est pourquoi il faut qu’elle aille toujours sans aller néanmoins, et qu’elle ne s’attende à rien trouver que lorsqu’elle sera au lieu de repos.
10. Les pèlerins d’Emmaüs avaient Jésus-Christ qui parlait à eux, et il ne le connaissait pas ; ils s’aperçurent seulement de quelque ferveur : mais ils ne le connurent qu’en ce lieu ce lieu de repos et pour un moment ; car il s’évanouit aussitôt de leurs yeux, emportant avec lui leur cœur et le plus véritable d’eux-mêmes. Plus vous irez en avançant et plus vous serez fidèles ; plus votre oraison deviendra nue et moins vos sens et vos puissances y pourront trouver de quoi agir, et où se reposer. Il faut humblement les voir et les souffrir en peine, voyant souvent que c’est par votre faute sans néanmoins vous en troubler ni inquiéter. Demeurez abandonnée sans voir l’ouvrage qui se fait en vous, ni rien où tend votre âme, sinon un certain fond de mort où sa secrète inclination la porte.
Ce que vous avez à observer sur vos sens et sur vos puissances, c’est que lors que vous vous voyez trop fatiguée et lassée en cette pénible oraison, vous vous soulagiez doucement, en la faisant par plusieurs reprises, afin de ne pas accabler votre corps. Ce n’est pas de vous comme des religieuses, qui sont obligées à l’heure réglée de la faire une heure, ou une demi-heure ; et le reste de leur journée est employée en bonnes et saintes actions. Pour vous, vous devez être en une oraison perpétuelle par état, et ainsi vous n’y devez rien mesurer sinon pour donner quelque règle à votre âme : il faut que vous destiniez quelque temps particulier dans la journée pour cela, sans en exclure tout le reste du jour dans les emplois de votre condition.
11. Pour ce qui est de vos tentations contre la foi, vous en devez faire le même jugement que de l’oraison. Dieu qui veut communiquer à une âme une grande et pure foi, souffre qu’elle soit agitée de grandes tentations, afin que tous les appuis et tout ce qui peut y avoir de sensible, et même de spirituel, se perde et s’éclipse pour communiquer à l’insu et à l’inconnu de l’âme, cette belle et admirable lumière que l’on peut vraiment nommer incompréhensible ; d’autant qu’elle ne tombe jamais sous les sens ni sous l’appréhension et compréhension humaine, mais qu’en l’outrepassant et la perdant elle paraît alors merveilleusement. Il me semble que Dieu au milieu de ces tentations, et de cet état déplorable agit comme ferait un roi qui serait chassé de son royaume, qui viendrait déguisé comme un de ses ennemis pour y entrer, et ainsi sans combat ni contestation entrerait sans peine dans le cœur de son royaume.
12. Quand donc une âme est assez adroite pour souffrir comme il faut les peines contre la foi, sans s’amuser à les combattre, cette divine foi s’empare aussi purement et fortement du fond intérieur de cette âme, que les peines contre la foi sont grandes, et qu’ils font perdre terre, c’est-à-dire généralement tout appui à l’âme. Dieu se sert de toutes ces peines contre la foi et souvent dans les choses les plus apparentes, afin que nous ayons moins d’appui, et qu’elles nous tourmentent et nous assiègent plus dans leur fort. Il nous paraît souvent que nous y donnions lieu ; et qu’en vérité ce ne soit point des tentations, mais des doutes véritables, qui convainquent notre entendement et emporte notre esprit : il n’importe ; il n’y a qu’à souffrir et à mourir, sans se mettre en peine de tout cela : car par cette mort nous verrons qu’adroitement la foi s’emparera de notre cœur, et s’y établira comme dans sa place et dans son siège.
13. Vous voyez bien que Dieu par cette manière tient le même procédé qu’en l’oraison pour donner l’oraison : il l’ôte, et l’âme croit la perdre mais d’une façon que dans la suite du temps il ne lui en paraît plus du tout, mais plutôt toutes choses contraires et opposées à l’oraison. Dieu donne ainsi la foi par le manque, et l’augmente très avantageusement par les combats et les peines contre la foi ; par ce que cette conduite efface tous les appuis humains et toutes les idées impures, qui terniraient pour peu que ce soit la foi qui doit être sans image et en pure nudité.
Laissez-vous donc au nom de Dieu dans sa main, et souffrez toutes ces peines sans vous en inquiéter : tenez-vous seulement comme la providence vous mettra de moment en moment ; et quand il sera temps toutes ces contre-images disparaîtront et la vérité subsistera nonobstant tous ces combats.
14. Il y a des âmes à qui Dieu donne cette foi éminemment, sans passer par ces tentations contraires à la foi ; Dieu se servant de beaucoup de peines et d’obscurités qui peu à peu précipitent l’esprit humain dans cet océan sans fond. Dieu se sert indifféremment de tout ; tantôt c’est du naturel, sujet aux peines contre la foi ; tantôt pour d’autres d’un grand cœur et d’un esprit étendu, il se sert des obscurités et des ténèbres effroyables ; quelquefois de l’un et l’autre ; souvent aussi sans consulter rien du naturel dans la créature, il agit selon son plaisir, et se sert de toute chose comme je viens de dire pour produire ces divers effets surnaturellement. C’est pourquoi vous ne devez pas vous arrêter à examiner d’où viennent vos peines, ce qui cause tels effets ; il suffit que chaque chose soit en la main de Dieu pour s’en servir comme il lui plaît. Il y a donc à s’y soumettre et laisser opérer Dieu par le moyen qu’il choisit, jusqu’à ce qu’enfin vous soyez capables de l’opération de Dieu en lui-même, qui pour lors ne reçoit nulle distinction ni différence par le naturel ni le surnaturel dont il se sert, demeurant toujours en lui-même très pur quoi que mélangé en la créature, c’est-à-dire dans les choses par lesquelles il agit.
15. Il faut remarquer qu’il est de grande conséquence afin que Dieu prenne possession d’une âme, qu’elle cesse ses opérations propres, et ainsi qu’elle ne se porte pas par simple intention aux actions de vertu, de charité et de sainteté ; mais bien qu’elle y soit appliquée par la main de Dieu. Cet état d’anéantissement est bien long ; et Dieu prend plaisir durant tout ce temps de priver et d’ôter à l’âme tout ce à quoi elle pourrait s’appliquer, soit naturellement ou surnaturellement : il lui ôte ses œuvres de charité pour la mettre en solitude ; et lui dérobent les pratiques de vertu pour les lui donner plus substantiellement, et ainsi généralement tout le reste. Mais quand il semble bon à Dieu, il le lui rend l’une après l’autre, et l’y appliquent tout de nouveau : et comme Dieu en privant et en ôtant ses actions, devenait le principe des mouvements de l’âme ; aussi en redemandant et en donnant les mêmes actions il continue à en être le principe.
16. C’est pourquoi il faut vous tenir également en la main de Dieu, pour être comme il veut, et pour faire ce qu’il désire. Puisque donc votre âme depuis bien des années n’avait plus nul penchant, ni inclination pour des actions de charité envers le prochain, et que maintenant ce penchant et cette inclination reviennent, laissez-vous y aller doucement et suavement, comme un enfant conduit par la main de sa mère : laissez-vous à la providence divine qui vous présente ses actions de charité, et vous y tenez autant que la même providence vous marquera le vouloir de vous, n’y ajoutez ni n’y diminuez pas : mais seulement faite de jour en jour, et de moment en moment ce qui se présente, et quand la même providence ne vous présentera plus les occasions de pratiquer la charité, cesser de le vouloir et de vous y appliquer.
Ne craignez pas que ces actions faites de cette manière vous dissipent et vous éloignent de l’esprit intérieur ; tant s’en faut, que vous expérimenterez qu’étant faites par le mouvement divin, et par le moment de la providence qui vous y applique, elles ôteront et elles effaceront beaucoup d’images de repos, d’oraison, de récollection et autres choses, qui sont un certain milieu et entre-deux, qui gâte et ternit encore la foi nue ; et ces actions faites de la manière que je viens de dire, précipitent immédiatement dans la foi nue. Et voilà pourquoi quantités de saints qui nous paraissent fort actif, comme saint François Xavier et quantité d’autres ont été d’un centre très éminent et d’une foi très pure, et très vive.
17. Mais le tout est de se tenir et se laisser très librement en la main de Dieu, pour aller et venir comme il Lui plaît, pour être tantôt d’une manière et tantôt de l’autre, tantôt en solitude et tantôt en action, quelquefois en repos et le plus souvent dans les croix ; et par toutes ces vicissitudes qui sont parfois momentanées, Dieu nous dérobe amoureusement et d’une manière inconnue notre propre opération, pour mettre la Sienne en sa place, et par là Il est et vit en nous comme Il désire.
18. D’où vient que le grand secret en cette vie n’est pas d’avoir ceci ou cela, quelque saint et éminent qu’il soit, mais bien que nous l’ayons et que nous opérions par l’opération de Dieu, sans nous arrêter à ce qu’Il fait ou à ce qu’Il ne fait pas, toutes ces choses n’étant que passagères ; mais pour l’autre, c’est ce qu’il peut y avoir de permanent et d’immobile dans la vie. D’où vient que les âmes [113] qui ne sont pas suffisamment éclairées de la lumière divine pour faire cette distinction, s’arrêtent plus facilement et naturellement aux images de ce qu’elles ont ou de ce qu’elles n’ont pas, qu’à l’opération divine, et ainsi elles sont aussi mobiles que les moments sont vides et changeants, mais lorsqu’elles viennent à découvrir que l’opération divine est le solide et qu’il n’y a aucun moment qu’elle ne travaille dans notre âme, quoiqu’il nous arrive, elles s’y tiennent, bien que sans lumière et sans goût. Et ainsi elles établissent leur vie sur le solide et la pierre ferme : elles vont, elles viennent, elles travaillent, elles se reposent, elles font beaucoup, elles ne font rien ; et généralement elles font tout selon que la Providence le demande d’elles.
Et voilà comme il faut être en solitude ou en action, et faire de cette manière toutes choses, et toujours avancer sans jamais en désister un moment ; car Dieu ne cesse jamais d’opérer et de vouloir opérer dans notre âme.
Laissez-vous donc aller doucement aux actions qui se présentent dans votre état, tout le temps et en la manière que la providence de Dieu le marquera.
19. Pour vos défauts il ne faut pas vous imaginer que votre âme doive être impeccable, pour être dans l’esprit d’oraison et de foi. Dieu s’en sert très souvent pour faire mourir l’âme, et pour lui dérober une opération délicate qui est en elle : car comme il n’y a rien de plus doux à la créature que l’amour-propre, et que sa propre excellence ; quand il lui a arrivé quelque défaut, au même temps toute la nature se met en trouble pour y remédier, et aussi fortement que la perfection ou le péché est grand ; la nature qui soigne toujours à son bien-être, se revêt de toutes sortes d’inventions, et il n’y a rien dont secrètement elle ne fasse usage pour le réparer, et ainsi d’un million d’autres mouvements qui s’élèvent dans l’âme, et qui la portent à agir pour remédier à sa faute.
20. Autrefois cette manière était utile et sainte à votre âme, et la purifiait, parce que c’était des retours des puissances et des sens dont l’âme devait faire usage pour sa purification ; mais depuis que l’âme approche de Dieu immédiatement, elle ne doit plus opérer par ses puissances de cette manière, mais bien en repos et en perte et en vive foi ; et par là vous y remédierez et mille fois mieux que par les moyens passés et consommés. Je dis plus, que votre âme ne ferait plus rien par ses mouvements et ses actes, qui dans la vérité ne lui sont plus fructueux : votre âme ne peut plus opérer utilement qu’en unité, repos et perte. C’est pourquoi les âmes qui sont arrivées à cette foi vive et à ce centre, et qui cependant veulent remédier à leurs défauts par des actes de leurs puissances, n’y réussissent en aucune façon, mais plutôt se salissent davantage et s’embrouillent, se dérobant de l’unité et de la perte où elles sont.
Ce n’est donc qu’en se perdant doucement en nudité, et de cette manière dont j’ai parlé bien à fond dans les autres lettres que je vous ai écrites, que l’on fait tout sans s’en apercevoir, et ainsi les défauts servent à ces âmes infiniment pour étouffer plus promptement [115] l’amour-propre et ce délicat que nous avons sur nous-mêmes, les jetant ainsi dans l’océan infini de Dieu, où la foi peu à peu nous conduit.
Appliquez-vous à ceci ; car toutes ces choses sont de grande conséquence, afin de vous établir solidement dans la voie où vous êtes, et de vous ôter d’une hésitation, qui fait douter du chemin et qui insensiblement arrête. 1673.
1. Il est très vrai qu’il faut qu’une âme ait un commencement de lumière divine pour découvrir Dieu dans ses providences en notre état et notre condition : mais aussi quand une âme est assez heureuse d’être enrichie de ce sacré trésor, elle voit et remarque Dieu et sa divine conduite en toutes choses ; non seulement aux grandes, mais même aux petites : ce qui commence de calmer beaucoup un cœur, et de l’incliner à se contenter de tout ce que Dieu ordonne d’elle, et de tout ce qui lui arrive de moment en moment ; car tous ces moments dans la suite, ne sont pas moins que Dieu à telle âme.
2. Où il faut savoir qu’avant que de pouvoir découvrir Dieu en ses providences en notre état, il faut que la lumière de foi soit déjà grande et même beaucoup avancée : car quand elle ne fait que commencer, son inclination est de solliciter l’âme à la pureté intérieure sur les commandements et sur les conseils.
L’âme ayant fait progrès par son moyen en cette pureté, insensiblement et comme sans savoir le comment, la foi et la lumière divine, qui n’est que la même chose, insinue en l’âme une inclination pour la divine présence, laquelle l’âme va cherchant en elle et en son intérieur, par le moyen de la foi, qui donne à l’âme un million d’inventions, pour chercher Dieu, tantôt d’une façon, tantôt d’une autre.
L’âme ayant fait beaucoup de progrès en cette divine présence par le moyen de cette divine lumière et ayant beaucoup trouvé Dieu en elle et l’ayant goûté souvent insensiblement, ce Dieu infiniment amoureux de Sa créature la mène plus avant. Pour cet effet, Il cache Sa présence que sa foi découvrait, et pour lors sa foi augmentant, Dieu substitue Sa Providence au lieu de Sa présence, où il y avait toujours quelque chose d’agréable et de perceptible ; et comme la foi lui faisait chercher et trouver la présence de Dieu en son intérieur comme en oubliant et en outrepassant tout dans un certain calme et oubli de toutes créatures, l’âme ayant été longtemps en cet exercice et y ayant beaucoup profité, pour lors la lumière divine substitue au lieu de Sa présence, Sa providence. Et ainsi quoique la [117] Providence soit Sa présence, cependant cette présence en lumière de foi Le faisait chercher intérieurement pour L’y trouver ; et cette foi donnant Sa providence, non seulement fait trouver Dieu intérieurement et dans son plus profond fond, mais dans tout son extérieur : car tout ce qui est providence sur elle et en son état, est présence de Dieu véritable. Ainsi par ce degré de foi qui est bien plus avancé et plus grand, non seulement l’âme peut et doit trouver Dieu en son intérieur et en son fond, mais elle Le trouve en son extérieur et généralement en tout ce qui est ordre de Dieu sur elle, de manière que, dans le degré de présence, elle ne pouvait par sa lumière trouver Dieu qu’en se recueillant intérieurement ; mais quand la foi est assez accrue pour lui donner et pour lui communiquer Sa providence, elle trouve Dieu et Le goûte, non seulement en son intérieur mais encore en son extérieur et généralement en tout ce qui lui arrive en son état.
4. Si le pays de la présence de Dieu en lumière de foi est ample et de grande étendue, celui-ci de providence et d’ordre de Dieu, est bien plus grand, et demande une lumière divine et de foi bien plus grande.
Cette lumière de foi en degré de providence et d’ordre de Dieu étant supérieure à la présence de Dieu, renferme toujours et contient sûrement tous les degrés inférieurs et ainsi elle a la grâce et la lumière du degré de présence ; c’est pourquoi plus la lumière de foi croît en ce degré, plus la présence divine augmente.
5. Ou il faut remarquer comme une chose de grande importance, que la lumière divine de foi a des degrés infinis, et qu’en ce degré de foi de providence divine elle commence toujours par les plus grands objets, c’est-à-dire qu’elle commence toujours à découvrir les providences plus manifeste et plus de conséquence ; et ainsi peu à peu à mesure que la foi augmente, elle découvre de plus en plus les objets qui sont moindres, jusqu’à ce qu’enfin cette foi devienne si grande qu’elle fasse voir jusqu’aux atomes : et pour lors la foi est très grande, faisant remarquer des merveilles en tous les moments de la vie, et en toutes les moindres rencontres qui nous arrivent. Il ne se perdra pas un cheveu de votre tête sans la volonté de mon Père, dit notre Seigneur. (a Luc 21 versets 18)
Tout au contraire la même foi en degré de divine présence, et même de pureté, comme j’ai dit, commence toujours par peu, et va toujours grossissant son objet ; car au commencement elle découvre peu la divine présence, et l’âme étant fidèle dans son exercice de pureté, peu à peu trouve la présence de Dieu plus grand et plus manifeste, jusqu’à ce qu’enfin cette divine présence lui soit très découverte et hautement manifestée.
Mais en ce degré de foi de providence divine, les choses vont tout autrement : elle montent du grand au moindre, et ainsi de degrés en degré, jusqu’à ce que l’âme tombe dans le néant, c’est-à-dire qu’elle trouve que le rien soit le tout, et que vraiment le tout soit le rien de tout ce qui lui arrive, et que l’âme a de moment en moment.
6. Vous me demandez peut-être pourquoi ce changement de route si contraire en la lumière divine ? Je réponds que cela vient de l’extraordinaire démarche du Verbe Incarné, qui s’est caché dans le néant et dans le fumier de la nature humaine : si bien que le moyen pour trouver Jésus-Christ dans son magnifique état, et son sublime Mystère, c’est de le chercher et de le trouver dans le rien de chaque moment de la vie par sa providence. Tout ceci demanderait un très gros volume pour crayonner seulement un peu les démarches du Sleil éternel dans l’intérieur d’une âme qu’il destine pour soi : mais comme cela serait trop long, je me contente de vous dire ceci en passant afin que cela vous fasse voir quelque chose qui vous console et vous aide pour suivre les démarches de la lumière divine avec plus de facilité. J’en dis peu ; car sur chaque passage il faudrait un très long écrit : mais étant ensemble la vive voix y suppléera ; et de plus nous avons déjà tant et tant parlé de ses divines démarches, et j’en ai déjà tant et tant écrit, que ceci n’est que pour vous en renouveler un peu la mémoire, et pour vous consoler dans les peines que vous trouvez par ce chemin.
7. Ce n’est pas que Jésus-Christ ayant porté le poids du jour, n’ait porté le principal des peines que nous y devrions rencontrer : mais comme les épines de sa croix en sont le plus divin et brillant éclat, il est impossible que l’on ne les sente. Ce qui fait que dans le degré de providence en lumière divine on trouve de si fâcheuses rencontres, qui nous paraissent être comme naturelles dans nos états, mais qui cependant sont très divines dans le secret de la très sage providence. C’est pourquoi elles en accablent les saints et vivifient les autres ; elles accablent ceux et celles qui ne sont pas disposées divinement pour y trouver la divine providence ; mais elle vivifie ceux qui par ces exercices successifs de pureté, de présence et enfin de providence, sont capables de la lumière divine, pour trouver et faire usage de cette divine providence dans tout ce que nous rencontrons dans nos états.
Il faudrait ici un long discours sur le bonheur des saints et le malheur des autres : car les mêmes croix qui sanctifient les uns damnent les autres, ce que nous voyons arriver dans tous les hommes, si nous remarquons leurs états et leurs conditions.
8. De là tirez des lumières pour être fort fidèlle à la grâce que Dieu vous donne, afin que vous alliez de degré en degré. De plus voyez aussi par là, que plus la lumière augmente en votre âme, plus elle vous doit manifester clairement les moindres rencontres de votre état, et de votre vie, afin de trouver vraiment Dieu, qui y est pour vous et pour votre sanctification.
Ne voyez-vous pas par votre expérience journalière comment le soleil se levant et faisant son aurore, découvre premièrement les plus gros et manifestes objets, et que peu à peu s’avançant dans sa course, il devient plus clair et plus élevé, et découvre ainsi chaque chose plus manifestement, jusqu’à ce que le plein jour soit en son plein midi, et alors non seulement il n’y a coin ni recoin qu’il n’éclaire, mais encore il découvre et l’on voit par son moyen les moindres atomes. Voilà proprement les démarches de la lumière divine et du soleil éternel en foi pour manifester les objets divins de sa divine providence.
Or pour pouvoir expliquer la beauté que l’âme découvre en la moindre chose, et en la moindre rencontre, il faut aller à l’expérience. Car celui qui l’a vu, le sait ; et nul ne le peut comprendre sans expérience. Et pour avoir cette expérience, il faut être fort fidèle aux démarches de cette divine lumière selon ce que je viens de dire.
9. Mais comme votre âme par une grâce spéciale commence à goûter la foi et la lumière divine dans les providences de votre état, soyez fidèles aux démarches de cette divine providence par laquelle la foi opérera en vous ; ne perdez pas un moment de ses démarches sans vous amuser à les comprendre ni à les goûter. Quand donc ces divines providences vous sont plus manifestes, comme celles que vous me marquez, laissez-vous en la main de Dieu et vous calmez pour y faire tout ce que Dieu vous demandera, mourant et expirant par là autant que vous verrez que Dieu le désirera par cette providence.
Quand il n’y a rien de si manifeste et qu’il y a seulement une rencontre de mille choses très différentes qui se rencontrent confusément, pour lors possédez davantage votre âme en présence et en calme divin, afin que vous demeuriez plus purement en la main de Dieu. Et comme ces communes et petites rencontres, semblent davantage vous détourner de Dieu et vous aveugler, soyez pour lors plus fidèle que dans les autres où l’ordre de Dieu vous est plus manifeste ; et vous trouverez dans
La suite, que tout cela vous est autant ordre de Dieu, que les autres, et même encore plus, y ayant moins de l’humain et du sensible de vos sens. C’est pourquoi toutes ces menues choses des providences de votre état, font plus mourir sans comparaison que les autres, et aussi font plutôt tomber dans le naturel et dans les faiblesses que les grandes rencontres.
10. Mais il est très vrai que quand l’âme est assez fidèle pour porter le poids de toutes ces menues rencontres de providence, et qu’elle est assez clairvoyante pour y découvrir beaucoup l’ordre divin, pour lors tout cela donne Dieu très hautement et très continûment ; ce que l’on remarque singulièrement par la pureté intérieure que telle petite rencontre cause. Tant il est vrai qu’elles vont toujours combattant directement et sans y manquer, tous nos faibles et tout ce qu’il y a à mourir en nous : c’est pourquoi elles sont plus fortes et nous sommes plus faibles à leur égard, qu’à l’égard des grandes, qui pour l’ordinaire ne sont dirigées de Dieu que pour la pratique de quelque vertu ; mais ces rencontres menues et ordinaires vont toujours et incessamment à notre mort, et mort très cruelle et très pénible.
11. Ceci ne paraîtrait pas vrai à une personne qui n’aurait pas la lumière divine au point dont nous parlons, mais plutôt paraîtrait être une chanson ; par la raison que les hommes du commun et même d’une lumière bien avancée, négligent ces rencontres ordinaires, les estimant comme inutile dont il ne faut pas faire état, et qui même pourrait amuser en s’y arrêtant, n’y ayant à ce qu’ils pensent, rien de considérables dans nos états et conditions, que ce qui est considérable par sa conséquence objective, c’est-à-dire manifeste et sensible, sans regarder tout cela dans son principe divin, qui est la conduite et la providence de Dieu sur chaque âme en son état.
Oui, mais me direz-vous, l’observation de toutes ces choses peut mettre de la confusion et de la multiplicité dans les âmes. Cela est vrai pour qui voudrait prendre ceci comme une pratique, n’ayant pas la lumière divine et la foi qui fait voir tout cela sans se multiplier, et qui fait découvrir tout ce procédé en moment éternel, c’est-à-dire en chaque moment de la vie de chaque créature ; et ainsi cette divine providence au lieu de multiplier dénue, ôtant tout à une âme pour la mettre toute nue en abondon dans les bras, et dans le cœur de Dieu, où cette divine providence conduit par tous les divers chemins et détours journaliers. Et vous voyez par là que non seulement toutes rencontres de notre état sont de Dieu, mais qu’elles sont Dieu ; et de plus que les grandes providences ne sont pas plus Dieu que les petites, et les communes ; mais que même souvent les plus communes sont plus Dieu, nous faisant davantage mourir.
12. Cette lumière que vous m’exprimez touchant les providences divines, est assurément de Dieu ; comme aussi cette paix et cette joie : c’est une augmentation de votre lumière, qui me marque qu’elle travaille et qu’elle est vraiment en votre âme ; ce qui vous doit consoler et certifier dans les temps des brouillards et des ténèbres intérieures. Et il faut remarquer que cette foi est dans le fond de l’âme et non dans les sens ; car elle est trop générale pour leur capacité. C’est pourquoi il ne faut pas s’étonner durant que les providences ne font que nous écraser et nous moudre sans que nous y voyions goutte : cela se fait afin de crever les yeux de notre propre suffisance et de notre orgueil, et de nous ouvrir par là les yeux de notre fond plus intime et profond. Et par là on commence à goûter avec joie cette divine Providence écrasante et on admire le bonheur que Dieu donne à une âme par tous les moments de sa vie.
13. Cette lumière de foi, comme je vous le viens de décrire obscurément, cause une inclination perpétuelle à la pureté intérieure, découvrant incessamment nos pauvretés, car il y en a en tout et par tout, tout étant corrompu ; et il est impossible que cette pureté s’opère que par cette divine lumière, laquelle va toujours découvrant ce qu’il y a d’impur non seulement à chaque moment, mais en tout et par tout, et par là l’âme est sollicitée à se rectifier. C’est pourquoi selon ces instincts lumineux, possédez-vous en une paix humble dans la présence de Dieu et tâchez doucement comme en vous détournant de ces impuretés découvertes, de vous tourner vers Dieu intimement en vous, car par ce détour de volonté qui est plutôt fait qu’il ne se dit, l’âme désavoue sa misère et se purifie dans la pureté même. Il ne faut pas s’amuser de faire et refaire incessamment cela : car quoiqu’il paraisse à l’âme qu’elle n’avance en rien, elle avance infiniment ; et ce n’est que dans la suite qu’elle découvre l’avancement de la pureté de son fond corrompu, qui est comme un rocher qu’il faut peu à peu diminuer.
14. Tout ce que vous me dites en cette article de la vue de votre corruption et de vos misères est très vrai, comme vous me l’exprimez. Travaillez-y doucement en cette manière ; et il est bon que vous vous en ressouveniez selon cette expression, afin de peu à peu les rectifier. Ayez donc bon courage et ne vous étonnez jamais des difficultés : continuez au nom de Dieu selon tout ce que vous me marquez, vous laissant exercer par la volonté des autres, et que vous servant de tout pour mourir en tout. Ceci est très cruel et très rude, mais ensuite l’on en voit un effet souverain et admirable, et que les créatures remarquent très bien quoiqu’aveugles en tout.
15. Il est très vrai que la croix, et les peines qu’elle cause, donne une vie qui vivifie. C’est pourquoi vous avez très bien remarqué que votre croix en cette rencontre, et les sacrifices que vous avez faits, ont donné une agilité à votre âme : cela sera toujours en toute rencontre. Et cette agilité n’est pas seulement dans vos sens ; elle est encore plus dans votre fond, ayant été pénétré d’une vive douleur et d’une juste douleur ; comme étant pour une personne que Dieu vous a choisie et donnée : Dieu veut que vous l’aimiez de toute l’étendue de votre âme ; et Dieu veut que dans les rencontres vous lui fassiez un million de sacrifices de cet aimable objet que Dieu vous a donné.
16. Assurez-vous que l’un et l’autre sont de l’esprit de Dieu en votre âme, et la sensibilité que vous avez avec justice pour une personne si chère, et aussi la croix que vous avez ressentie jusque dans le plus intime de vous. Dieu l’a permis et l’a voulu sur vous, afin de vous sacrifier à sa bonté ; et Dieu le voudra dans toutes les rencontres de providence, où telles croix vous arriveront. Mais remarquez bien que comme tout cela est de Dieu, la paix succède au sacrifice cruel que votre âme en fait.
17. Si vous êtes fidèle à continuer votre travail, et à mourir à vous-même en paix et en esprit d’humilité, vous verrez les effets de l’esprit de Dieu en vous. Ne vous étonnez jamais de vos pauvretés, sécheresses et de votre vide de toutes vertus, au contraire animez votre cœur pour chercher cet Aimable qui Se cache si avant dans la sombre forêt de vos misères, afin que vous perdant en Le cherchant, vous Le trouviez, heureusement pour vous, dans le fond inconnu de votre cœur et de vous-même. 1678 (?) :
3,32
1. Je vous assure, Madame, que mon âme vous trouve beaucoup en Dieu, et qu’encore que vous soyez fort éloignée, nous sommes cependant fort proches, n’ayant fait nulle différence de votre présence et de votre absence, départ et éloignement. Les âmes unies de [127] cette manière peuvent être et sont toujours ensemble autant qu’elles demeurent et qu’elles vivent dans l’unique nécessaire : là, elles se servent et se consolent aussi efficacement, pour le moins, que si elles étaient présentes, et la présence corporelle ne fait que suppléer au défaut de notre demeure et perte en Dieu.
Assurez-vous donc, Madame, que j’ai et que j’aurai grande joie de vous pouvoir être utile en quelque chose en vous répondant et vous disant en simplicité les petites lumières que Sa Bonté me donnera et que je souhaite vous être fort efficaces. Pour ce qui est de la reconnaissance, il n’en faut point d’autre sinon de se voir et de se trouver en union en Dieu, chacun selon sa manière et son degré ; et là, on se rendra plus que tous les compliments humains ne pourraient nous dire.
2. C’est la misère présente du monde qui ne fait agir que par les sens et qui tient toute autre manière comme une chose chimérique et non réelle. D’être privé de ses amis et de toutes choses généralement dès que les sens ne les aperçoivent plus, cette manière des sens est l’origine de tant de croix pour les hommes et les rend si misérables dans la vie présente qu’on peut dire sûrement qu’une personne commence d’être malheureuse dès cette vie aussitôt qu’elle naît, et qu’elle ne finit son malheur qu’en mourant, supposé qu’elle soit sauvée. Mais au contraire les âmes qui sont assez heureuses de pouvoir trouver Dieu en soi dès cette vie, commencent leur bonheur dès aussitôt que cette lumière commence, et ce même bonheur va toujours augmentant autant qu’elle leur donne Dieu [128] de plus en plus, jusqu’à ce qu’enfin elles soient en état de pouvoir voir et converser par ce moyen : car assurément l’âme, dans la suite, peut être si bien en Dieu qu’elle y trouve toutes choses et y jouit de tout. Les sens n’ont pas toujours là leur compte, mais, à la suite que la divine lumière qui cause ce bonheur s’augmente, elle les calme et réduit peu à peu à la raison, voyant qu’encore qu’ils ne trouvent pas toujours selon leurs désirs toutes choses, ils ne laissent pas de les avoir plus abondamment sans comparaison que s’ils les avaient par leur moyen. Et ainsi comme Dieu est l’infaillibilité même et le principe de toute fidélité, bonté et amour pour les créatures, ayant le moyen d’en jouir fort facilement, on trouve là sans peine le moyen de se contenter. Il est donc d’importance très grande de mourir peu à peu au procédé des sens, à leurs façons d’agir et à leurs lumières, afin que, se servant de la foi qui nous fait être et demeurer facilement en Dieu et y trouver tout notre nécessaire, nous y trouvions aussi notre joie véritable, et généralement tout ce qui nous manque.
3. Ceci paraît fort difficile et souvent impossible aux personnes qui n’en ont pas l’expérience et jugent selon les sens, mais en vérité, je ne saurais exprimer combien il [cela] est facile aux âmes qui sont assez heureuses d’avoir le don de la foi et qui ne s’amusent à rien discerner selon les sens, mais bien qui voient tout et jouissent de tout selon la foi.
C’est donc là que l’on trouve ses amis et qu’on leur est plus utile qu’en toute autre manière, car en les trouvant on ne laisse pas [129] d’avoir Dieu et de jouir de Lui. Et au contraire, quand on a ses amis et qu’on est occupé par les sens, pour l’ordinaire on est peu en Dieu et on leur est peu utile.
Ce n’est pas [le cas lors] qu’ayant trouvé Dieu par la foi, quoique l’on soit avec ses amis et que l’on travaille pour eux avec les sens, on ne laisse pas d’être en Dieu et qu’ainsi ils n’occupent pas mais plutôt renvoient l’âme en Dieu par le petit travail et service qu’on leur rend à cause de la charité qui est exercée.
4. Il faut bien savoir qu’une âme destinée à arriver en Dieu et à jouir de Dieu en foi de la manière susdite est destinée à la mort et qu’elle peut bien s’attendre incessamment à mourir par toutes choses. Il y a une Sagesse qui accompagne tous les moments de telle âme pour lui faire trouver l’occasion de mourir et des morts en toutes choses : je dis une Sagesse, car assurément ce ne sont pas les choses en elles-mêmes qui font mourir au point qu’elles nous causent la mort, mais bien un secret de Sagesse de Dieu qui s’y rencontre et qui nous les approprie si bien que nous trouvons à chaque moment de notre vie que c’est vraiment cela qu’il nous faut pour mourir à nous-mêmes.
5. Ce n’est donc pas [sic] pour l’ordinaire les grandes choses qui nous donnent la mort en nous accablant, mais bien un million de petites qui se rencontrent dans notre état et qui semblent fourmiller et naître à l’improviste, si bien que nous ne sommes pas plutôt crucifiés par une qu’une autre succède. Et ainsi il nous paraît (si l’âme est fidèle à sa lumière et à Dieu) que selon que l’âme avance ses démarches, les [130] croix aussi la précèdent et font vraiment le vide que Dieu qui suit ces croix remplit. Car telles croix vont toujours faisant mourir l’esprit et la raison en attaquant un million de petites recherches d’amour propre que nous remarquons bien ensuite à la venue de Dieu, qui faisaient plénitude et qui, par conséquent, l’empêchaient. Tout ce qu’il y a à faire c’est de mourir sans mesure, sans règle, sans ordre. Dans la suite on trouvera que ce procédé de mort par toutes les petites rencontres de notre état et condition faisant beaucoup naître la lumière de Dieu en nous et nous mettant de plus en plus en Dieu, y met ordre et arrange merveilleusement bien ce que nous croyons se gâter et se renverser par les morts et par les croix.
6. [C’est là] où il faut remarquer que toutes telles croix et morts attaquent toujours puissamment les sens, la raison et par conséquent tout le procédé humain et font par là insensiblement, et comme sans s’en apercevoir, régner magnifiquement la foi au-dessus des sens et de l’esprit. C’est par là que l’âme se dérobe de ses sens, de sa raison et de tout son peuple, je veux dire de ses passions et de ses appétits pour entrer et vivre dans la région de l’esprit ou, pour mieux dire, dans la région de la foi où elle trouve Dieu en vérité et plus facilement que nos yeux ne trouvent le soleil en rase campagne et en plein midi. Mais, ô malheur ! le procédé des sens est si difficilement détruit, et les morts et les croix leur sont si amères qu’incessamment ils attirent l’esprit éclairé de la foi à leur compatir et à s’amuser à ce qui les étourdit.
7. Soyez donc fidèle, je vous prie, à ne pas laisser passer le moindre moment de ce qui vous arrive par providence parce que chaque moment de mort est infiniment précieux, la vie divine y correspondant. D’abord l’âme est en peine au milieu de ces morts comment elle en usera et comment elle s’en servira. Mais un peu de courage et de patience, et vous trouverez que votre âme s’y ajustera si bien qu’elle y trouvera son bonheur, y trouvant Dieu. N’avez-vous jamais vu travailler à une statue de pierre ou de marbre ? Les premiers coups de ciseau et de marteau qu’on y donne semblent gâter et défigurer cette masse, mais quand à force de coups elle commence ensuite à recevoir quelque figure, pour lors, on remarque avec joie ce que les coups qui suivent font pour former et polir cette statue.
8. Il est vrai que du premier abord que l’âme entre dans le procédé de la divine Sagesse en mort, ce n’est que comme une confusion, quoique en paix, à laquelle on s’abandonne par une lumière au-dessus de soi, et comme se soumettant à l’ordre de Dieu. Mais à la suite que ces croix et ces morts donnent Dieu, l’âme est [si] surprise du bonheur qui lui vient par ce moyen qu’elle devient paisiblement amoureuse des croix et des morts, d’autant qu’elle remarque par un miracle qu’elle ne comprend pas ni ne peut comprendre que, comme cette statue vient en quelque manière du fond de la pierre, aussi ces morts font rencontrer Dieu ou deviennent Dieu par le fond de l’âme, si bien qu’autant qu’elle meurt autant elle vit et voit pour lors la mort comme source de sa vie. [132] Ce qui fait qu’elle estime infiniment toutes les petites occasions qui lui arrivent, ne pouvant faire aucun choix pour ce qui les concerne et aussi ne pouvant ne les pas recevoir avec un accueil tout plein d’amour quoique souvent insensible. Et ainsi l’âme trouve que tout son bonheur est de se laisser en la main de la Providence pour tout choix, pour toute élection et pour toute sa conduite.
9. Car les âmes qui sont destinées à mourir de cette manière en foi, doivent tellement mourir à elles-mêmes que dans la suite elles ne voient pas un moment qu’elles doivent choisir pour être d’une manière ou d’une autre, pour être dans un lieu ou dans un autre, pour être d’une façon qu’elles pourraient désirer ou d’une autre. Mais plutôt elles demeureront toujours dans la main de Dieu pour tout et toutes choses leur seront égales. Et au contraire, quand l’âme y a quelque part, il n’en va pas de même. Car toutes choses déchoient autant de leur opération pour donner Dieu à [une] telle âme qu’elles sont dans Son choix et dans Sa volonté.
Oui, mais, me dira-t-on, c’est donc une étrange captivité de n’user et de ne pouvoir user en rien de sa propre volonté ! C’est là au contraire que commence la vraie liberté, et autant que nous sommes en la main de Dieu pour n’avoir que Son unique conduite, autant le cœur se trouve vraiment en liberté.
10. Si l’âme n’avait expérimenté cet effet admirable de toutes les petites morts et croix de l’état d’une âme en foi, elle ne croirait jamais que telles dispositions pussent arriver à un si sublime état ; cependant il est très vrai et il n’en faut nullement douter. Il est même [133] de grande conséquence d’accommoder peu à peu par la lumière d’autrui les sens et l’esprit à cette divine lumière afin de recevoir de moment en moment toutes les morts et toutes les croix qui arrivent, sans hésiter pour s’en délivrer, en les côtoyant et en se laissant perdre et mourir avant qu’elles le peuvent faire. Car par là, la divine lumière s’augmentera beaucoup et, peu à peu, elle nous fera voir par notre propre fond la vérité que nous découvrons par la lumière d’autrui, de manière qu’à la suite qu’une âme commence de s’avancer en Dieu, elle soupçonne l’accroissement et l’augmentation des démarches de Dieu par les croix et les morts qui lui surviennent, de sorte qu’après plusieurs expériences chaque moment de croix ou de mort lui devient infiniment précieux, ce qui la sollicite à demeurer en pauvreté et perte autant qu’elles sont et subsistent.
11. Et afin d’expliquer davantage ceci comme une chose fort nécessaire, posons une âme qui soit en Dieu et en lumière divine : une affaire de son état, un embarras, un procès, une faiblesse qu’elle commettra (et ainsi de tout ce qui peut arriver généralement, car je n’excepte rien) y mettant l’abjection et la confusion qu’on peut avoir dans le monde, quelque chose, donc, de pareil lui embarrassera l’esprit, y jettera de l’obscurité et du trouble et un million d’autres effets qui paraissent effacer les traces de Dieu, embourber l’âme en elle-même, la jeter dans les embarras et lui causer un million d’effets tout contraires à ce qu’elle juge lui être nécessaire selon son degré d’oraison. L’âme, désireuse de sa perfection en [134] son commencement, voit tels effets de mort, travaille aussitôt, et même doit travailler pour trouver Dieu et ajuster ce que tels effets ont pu gâter. Mais au degré que j’écris, à telle âme il n’y a qu’à subsister passivement et porter l’effet de la mort en passivité nue tout le temps qu’elle durera, et l’on verra que la pointe de la mort donnera la vie et fera ainsi autant de jour qu’elle a été longue, pénible et renversant tout notre procédé propre et toute notre façon d’agir envers Dieu. Et cette manière dure jusqu’à la fin de la vie, changeant cependant selon le degré de lumière de plus au moins.
12. Par là, Madame, vous voyez combien vous devez priser chaque moment de mort et de croix de quelque part qu’elles viennent et que vous leur devez donner un favorable accueil dans votre âme. Il est vrai, Madame, que nous avons un grand voyage à faire et dont on ne voit l’éloignement que lorsque l’on est déjà beaucoup avancé dans le chemin, ce long voyage étant d’aller du fini à l’infini, du créé à l’incréé, de l’impur à la pureté même, et enfin de la créature en Dieu. Or quand l’âme commence déjà à sortir d’elle-même et par conséquent à goûter un peu de l’Être infini qui est infiniment au-dessus de la créature et infiniment éloigné de ce qu’elle peut avoir et de ce qu’elle peut goûter, il se fait en elle un certain désir, un instinct inconnu de tout outrepasser et de ne se pouvoir contenter de rien qu’elle ait. Il semble que l’esprit dit toujours en sa course et en s’avançant : « ce n’est point ce que j’ai que je cherche », et qu’il se fait un certain mouvement, [135] inconnu, d’avancer toujours, que l’on a et que l’on n’a rien, que l’on désire tout et que l’on ne désire rien, et qu’ainsi en vérité l’âme est en tout ce qu’elle a pour l’intérieur et en tout ce qui lui arrive comme un voyageur est pour les hôtelleries : il y passe et il y demeure autant que la nécessité le requiert mais non pas pour s’y arrêter, et ainsi il est toujours en mouvement, quoique en repos. Cette disposition de votre esprit est vraiment une touche de Dieu et une disposition certaine de Son approche, laquelle doit augmenter autant que Dieu S’approchera encore davantage. Et même, les âmes qui sont beaucoup arrivées en Dieu et qui ainsi sont au-dessus d’elles-mêmes, ne jouissent jamais un moment de ce qu’elles ont, ne jouissant jamais de Dieu que par ce qu’elles n’ont pas.
13. Il faut qu’une âme ait un peu d’expérience pour entendre ceci et pour comprendre l’agilité et la course que Dieu imprime en une âme aussitôt qu’Il l’approche de Lui et la met en Lui. Il suffit que je vous assure que cela doit être tel sans plus nous étendre sur cela qui serait de longue déduction, d’autant que cela est inséparable de Dieu et propre à toutes les âmes qui approchent de Dieu et qui commencent d’être en Lui. Si bien que celles qui sont déjà fort avancées en cet Être infini et par conséquent qui boivent abondamment à la source, et sont jugées heureuses parce qu’elles possèdent abondamment les merveilles qu’on leur communique (soit des perfections de Dieu ou des Mystères et enfin de la jouissance de cet Être infini), sont cependant les plus pauvres d’autant que, quoiqu’elles aient abondamment [136], elles n’ont rien en comparaison des âmes moins avancées : car leurs sens et leurs puissances ne peuvent rien retenir et il faut par nécessité que cette source qui découle abondamment en elles recoule dans la même source en les faisant recouler elles-mêmes avec autant de vitesse en la même source que ce qu’elles reçoivent est grand. Et ainsi il ne leur demeure rien qu’une agilité bien plus grande pour outrepasser tout et aller en se reposant après cet Être infini qui les attire.
14. Vous n’avez donc qu’à vous laisser doucement et suavement aller et faire votre voyage, et autant que vous serez nue et déchargée de tout vous serez plus en état d’avancer. Ne rien avoir de cette manière est beaucoup avoir. Courir de cette manière est vous reposer et jouir pour vous remplir quoique en vous vidant et cela en unité et sans que vous ayez rien à craindre, car pourvu que vous vous laissiez aller et que votre âme se laisse mourir de cette manière en courant après Dieu, elle Le trouvera assurément.
1. J’ai bien de la consolation de recevoir de vos nouvelles et d’apprendre par vous-même le désir que vous avez de votre perfection et de travailler tout de bon à la rectification de tout ce qui n’est point selon l’ordre de Dieu en vous. Je vous assure que je [137] désire de tout mon cœur vous pouvoir être utile à cela qui est capital et qu’il n’y a rien que je ne fasse pour vous y aider.
2. Votre solitude et l’état libre 27 dans lequel vous êtes présentement ne vous sera pas une petite aide puisque au contraire c’est un très grand secours d’être toujours attentif sur soi-même pour empêcher ces trop grands épanchements de nature sur les choses où notre inclination se trouve trop naturelle.
Les rencontres qui nous contrarient et auxquelles nous avons peine de nous ajuster en mourant à nous, ne nous dissipent pas tant dans nos conditions et nos états comme celles qui rendent nos inclinations trop pétillantes en nous dissipant et nous faisant trop courber vers les créatures. Usez donc du bon temps que vous avez et l’estimez fort cher afin de retourner plus facilement vers Dieu et de vous animer encore davantage à mourir plus efficacement à vos propres inclinations.
3. Vous avez observé une chose de grande conséquence que, dans l’état où vous êtes, l’oraison et la solitude, soit intérieure soit extérieure, ne vous sont qu’une aide pour vous approcher de plus en plus de Dieu, mais que les occasions où vous avez à mourir, à vous rabaisser et à vous écraser sont l’essentiel et le plus nécessaire que vous devez cultiver et rechercher de tout votre cœur. L’oraison et la solitude sont bien des moyens que vous devez aimer et que vous devez pratiquer, quoique par ordre et par dépendance à tout ce que Dieu demande de vous en votre condition. Mais pour les occasions de mourir et de vous contrarier incessamment plus selon les vues d’autrui [138] que les vôtres, cela ne vous est pas seulement nécessaire mais indispensablement de conséquence. Sans quoi vous erreriez, toujours vagabonde, désirant Dieu et Le cherchant de tout votre cœur sans jamais Le pouvoir trouver, par la raison que votre inclination naturelle et votre esprit sont toujours alertes pour pouvoir se contenter des choses grandes selon leurs inclinations et selon qu’un certain esprit de suffisance et de grandeur leur donne de mouvement. Et comme vous êtes beaucoup naturelle en toutes choses, votre mort est extrêmement difficile et vous ne devez pas vous étonner de sa longueur ni des difficultés que vous trouvez dans les rencontres. Ainsi il est très certain que cette mort est l’essentiel pour votre intérieur et que vous ménageant doucement le moyen d’oraison et de retraite en mourant à vous, vous devez beaucoup espérer d’arriver et d’approcher de Dieu en gagnant Son cœur et en vous ajustant à Ses inclinations.
4. Ce que je vous dis est de si grande conséquence qu’il est certain que manquant en ce point vous manquez en tout, et que faisant tout le reste sans faire ceci, vous ne faites rien. Au contraire vous faites bien moins que rien, d’autant qu’étant solitaire et travaillant à l’oraison sans une véritable mort, insensiblement on se croit fort avancé et fort intérieur, et dans la suite on trouve qu’on s’est trompé, remarquant ses fautes et ses défauts d’autant que la source en était cachée sous la magnifique apparence de cette oraison solitaire.
5. Je ne puis m’empêcher de vous dire un mot en passant de l’étonnement où j’ai été [139] souvent de remarquer plusieurs personnes s’appliquant beaucoup, soit aux bonnes œuvres, soit à la solitude et à l’oraison, et que cependant je ne remarquais point du tout leur avancement et leurs démarches efficaces vers Dieu : au contraire souvent ces choses les approchaient davantage d’elles-mêmes en leur causant quelque estime, quelque distinction dans le monde, quelque hardiesse et liberté auprès de Dieu, et un million d’autres défauts où l’inclination naturelle prenait secrètement sa vie. Et quand, par providence, venant à découvrir ce secret et la cause de ce désordre, elles remarquaient que tout cela venait du manque de mort et d’usage de chaque chose pour mourir, insensiblement elles se sont aperçues que l’oraison et la solitude qu’elles n’ont pas quittées ont eu un autre effet dans leurs âmes, la mort en vraie humiliation étant la vie qui vivifie l’oraison, la solitude et la retraite. Et de cette manière elles ont fort bien jugé que cette mort devait être leur capital et qu’elles devaient se servir de l’oraison, de la retraite et de la solitude comme de moyens divins pour élever insensiblement l’âme à Dieu en la faisant sortir d’elle-même et de ses inclinations, remarquant très bien que cette mort a des yeux perçants pour pénétrer les moindres atomes des imperfections et pour faire échapper tous les pièges dans lesquels l’âme pourrait tomber sans ce moyen, quoique remplie et ornée de tous les autres moyens qui rencontrent tout leur bonheur en elle et par son moyen.
6. Cette mort donc se sert de tous ces moyens divins admirablement et il faut l’avoir expérimenté pour le bien savoir comme il est. Et [140] lorsque cette mort de soi-même remarque par une raison éclairée qu’il se faut priver de ces divins moyens à cause des empêchements que notre état nous fournit et ainsi que l’ordre divin nous impose pour lors, [cette mort] étant vraiment une Reine et une Souveraine en nous infiniment riche et abondante, elle supplée à tout et fait que l’oraison et la retraite ne pouvant se pratiquer se trouvent merveilleusement en la mort et par la mort de soi-même. De sorte que l’âme expérimente de jour à jour qu’en mourant fidèlement, non seulement elle trouve tout bien mais encore [qu’] elle élève tous moyens divins et tous les exercices de piété de telle manière qu’il n’y a rien qui ne la fasse approcher de Dieu et qui ne fasse un effet en elle merveilleusement efficace pour sa pureté intérieure, [effet] qui la rend non seulement agréable à Dieu mais aussi beaucoup aimable aux créatures avec lesquelles elle est et avec lesquelles elle doit agir.
7. Cette vraie mort de soi par toutes les petites rencontres de son état est une vraie fonte où l’on prend toutes les figures, et en vérité je puis dire que par ce moyen divin de mort on peut faire plus en un jour que l’on en fait en plusieurs années. N’avez-vous jamais pris garde que ces ouvriers qui jettent en fonte ont bien plus tôt donné la figure à un crucifix ou à quelque autre image que ne font ceux qui les font par le moyen de la sculpture ? Il me semble que cette comparaison est fort juste pour exprimer la manière dont Dieu forme Jésus-Christ en nous par le moyen de la mort à soi-même. Ce [141] moyen divin est vraiment une fonte par laquelle tout ce qui est en nous de raison propre, de propres jugements, d’inclinations naturelles, de passions, se fond et se liquéfie et étant ainsi ajusté par la solitude et par l’oraison, se forme en un Jésus-Christ. Ne mourez pas à vous-même, [et] vous vous donnerez bien des coups inutiles et qui produiront peu : faites-le [mourir à soi-même]. Il est vrai que si c’est de la bonne manière, vous vous écraserez et un long temps vous serez embarrassée à cause d’une certaine confusion que cette mort cause. Mais prenez courage : cette confusion et ce mélange qui humilie cause désunion de notre cœur d’avec nous-mêmes, et ainsi fait et exécute vraiment cette fonte dont je vous parle, amollissant notre cœur et le rendant vraiment souple entre les mains de Dieu.
8. Pour ce qui est de votre oraison vous ne devez pas vous étonner de vos sécheresses : au contraire elles vous seront toujours très utiles et nécessaires, supposé que cette mort dont je vous parle soit vraie en vous, car si cela n’était pas, la sécheresse et les divagations vous nuiraient beaucoup. Et au contraire elles vous serviront et vous servent beaucoup en mourant efficacement, et non seulement en vous donnant des moyens de mourir mais encore en vous ajustant pour peu à peu vous tranquilliser davantage. C’est pourquoi ne vous étonnez pas de ces sécheresses ni de ces distractions : soyez seulement fidèle à en faire usage de mort. De plus ne laissez pas de continuer de prendre simplement vos petits sujets et lorsqu’ils vous sont ôtés, patientez et vous possédez un peu, car, quoique [142] vous ne les ayez pas si fort dans l’imagination et dans l’esprit, elles [ils] ne laissent pas d’opérer en votre âme. Et étant trop effacés, revenez doucement par ces mêmes sujets, ou, si vous ne pouvez, remettez-vous un peu en paix en la présence de Dieu. Et y étant recueillie et ainsi votre âme étant plus calme, renvisagez doucement votre même vérité.
9. Où il faut remarquer qu’au degré où vous êtes, la présence de Dieu et par conséquent la paix et la tranquillité que vous y trouvez, ne vous est pas un moyen mais bien la fin à laquelle vous tendez par la simple vue des sujets et des vérités dont vous vous devez nourrir, selon la lumière et la manière que Dieu vous donnera en l’oraison. Ainsi ce ne serait pas bien faire que tout d’un coup vous vous tinssiez à la fin, quittant vos moyens ; mais vous devez plutôt humblement vous nourrir et tendre à votre fin par l’exercice de ces mêmes moyens, ménagés et exercés doucement, selon la capacité actuelle que vous avez en l’oraison, tantôt plus perceptiblement tantôt moins.
10. Et quand vous avez ménagé doucement et de votre mieux ces moyens en l’oraison et qu’enfin vous vous voyez si pauvre que vous ne pouvez recouler vers Dieu par ces mêmes moyens, il ne faut pas laisser de le faire par leur privation, d’autant que la sécheresse pour lors vous y renvoie en vous faisant désirer Dieu. Et ainsi vous êtes en repos, en inclination et en désir vers Dieu, ménageant toujours les moyens, comme je vous le viens de dire, qui est proprement l’exercice de l’oraison en votre degré, qui vous fait insensiblement arriver à leur fin, qui [143] est la présence de Dieu. Et sans ce ménagement d’oraison on se tourmente souvent en cet exercice, sans avancer, croyant toujours que le plus grand et le plus beau est le meilleur ! Et cela n’est pas, n’y ayant de vrai et de moyen divin pour faire l’oraison que ce qu’il nous faut dans le degré où nous sommes, où la mort ménage tout merveilleusement bien, sans laquelle il est bien difficile d’aller tant à pas comptés comme il est besoin, spécialement pour les esprits impétueux qui voudraient tout faire sans moyens, et passer à la fin sans milieu, ce qu’il ne faut pas faire si l’on veut beaucoup réussir dans la piété et dans l’oraison.
Lisez et relisez souvent cette lettre, elle vous pourra être utile un très long temps. Je suis à vous sans réserve. 1678 28. [143]
1. Me voilà à la veille de faire un voyage en Normandie ; je ne sais combien il durera. Il faut être dans la main de Dieu en la manière qu’il voudra : il ne faut pas vouloir les choses autrement que Dieu les donne ; car c’est toujours de la meilleure manière, quoique nous ne le croyions [subj.] pas. Heureuse l’âme qui est si bien morte à soi-même, que Dieu soit en une pleine liberté en elle ; car par là il y vit et règne entièrement, et sans aucun moment de vide ! Ô si nous avions les yeux ouverts, pour voir ce divin Mystère ! Mais il est [144] vrai que toute la difficulté est dans la lumière, qui ne naît en l’âme que par sa mort : et à mesure que ses yeux se ferment par la mort, ils s’ouvrent pour voir et vivre comme je dis, au même temps que la défaillance de la mort, et le reste qui arrive à l’âme par la mort spirituelle, semblable à la mort corporelle, la prive du mouvement. C’est pour lui en donne un autre.
3,34
2. Ce qui trompe presque tout le monde, à moins d’une très véritable lumière et d’une expérience un peu profonde, est que l’on prend toujours cette vie et cette lumière pour quelque chose de ravissant, comme les extases, les visions, et les autres dons que l’on admire : et ce n’est nullement cela. C’est une vision à la vérité, mais de la vérité même, qui ne paraît ni à l’âme ni aux autres : et cependant, c’est voir admirablement, non quelque chose de particulier, mais comme Dieu gouverne et conduit toutes choses ; et de cette manière ce qui est tout commun vient à lui être découvert, ce qui lui est une source admirable de grâce. Elle voit comme la divine Providence est en toutes choses, et qu’il n’y a rien dans la terre qui ne soit conduit par une sagesse paternelle : elle a par cette lumière tout, et elle n’a rien de différent des autres ; car elle a ce que les autres ont, à la réserve que ses yeux sont ouverts pour voir la divine conduite, et comment ce qui est créé ne peut même subsister sans la providence de Dieu : ce qui lui fait trouver la vie.
3. Quand une âme par la foi peu à peu en est venue là, se soumettant amoureusement et par la mort de soi-même, faisant régner Dieu [145] par sa providence, sa conduite, et sa sagesse, agréant de tout son cœur tout ce qui lui arrive, tant intérieurement qu’extérieurement ; pour lors insensiblement et peu à peu sans extase, ni ravissement, sans visions, ni rien de particulier, elle trouve Dieu en tout, ou plutôt elle ne trouve que Dieu : car dans la vérité il n’y a que lui, toutes les choses de la terre n’étant rien. Et ainsi elle a tant cru à ses dépens que ces accidents crucifiants, ces renversements tant intérieurs qu’extérieurs, et généralement tout ce qui arrive de moment en moment, que tout cela, dis-je, est conduit de la divine Providence et Sagesse ; qu’à la fin elle ne voit que Dieu là-dedans, ou plutôt elle voit tout cela être Dieu.
4. N’est-ce pas une chose digne de compassion, de voir tant d’âmes misérables, faute de lumière de foi et de la pratique pour mourir à soi, lesquelles ont les mêmes choses : car elles ne peuvent être sans la conduite de Dieu sur elles ; et cependant faute de la grâce et de la poursuivre par lumière et pratique, elles en sont malheureusement opprimées. Au lieu que les autres y trouvent Dieu, ou plutôt, et pour mieux dire, que tout cela leur est Dieu ; mais d’une manière admirable : il faut l’avoir goûté pour le savoir. Et ainsi il est aussi difficile d’ôter Dieu à une telle âme qui l’a trouvé de cette manière, qu’il est difficile que Dieu ne soit pas Dieu. Heureuse et mille fois heureuse l’âme qui a été si longtemps malheureuse par les providences crucifiantes, qu’enfin Dieu s’est dévoilé non en lui ôtant sa foi, mais en lui donnant une foi si vive et si forte qui lui ôte toute hésitation, qu’il n’y a que Dieu dans le mon [146] de, et par conséquent que sa divine Providence, conduite, et Sagesse font le mouvement et le tout de ce qui paraît à nos yeux ! Combien de jours a-t-elle passé dans l’amertume, dans la douleur, et dans l’abandon, vivant à tâtons ? Mais il n’importe ; c’est par là que la foi croît, et que peu à peu faisant mourir l’âme, elle devient sa lumière qui lui fait découvrir ce beau Mystère. Je crois que c’était dans cette lumière qu’un pauvre Solitaire courait les bois jour et nuit et pour toute oraison criait à haute voix : Deum à me tollere nemo potest, personne ne me peut ôter Dieu, car il l’avait trouvé en vérité. 1669.
1. Je trouve que la constitution ténébreuse que vous décrivez, et où vous êtes présentement, me plaît. Ne vous mettez pas en peine d’être sans lumière et sans multiplicité : il suffit que vous ayez un certain abandon pour n’être et ne désirer que ce que Dieu veut. Soyez contente de ce que vous êtes, et de ce que Dieu permet : car ce que vous êtes à chaque moment, et ce que Dieu permet vous arriver par les croix, les peines, et le reste, c’est ce qu’il vous faut, et rien plus. Il vous suffit de vous abandonner à Dieu et d’en avoir quelquefois quelque ressouvenir sèchement amoureux ; car de cette manière l’âme trouve Dieu en tout temps, et en toutes choses. Mais vous n’arriverez jamais là, que par l’abandon total, non seulement selon les sens, mais encore selon le [147] raisonnable ; ce qui est très difficile : et quoique l’on n’y puisse arriver que très difficilement et fort tard, il faut faire ce que vous pourrez pour cela.
2. Il y aurait beaucoup à dire sur cela : mais pour le présent il suffit que vous tâchiez de mourir à votre volonté entre les mains de celle qui vous aide. Et pour cet effet quittez toutes vos vues et vos raisons, afin de faire et d’être comme l’on voudra, quoiqu’il vous paraisse quelquefois le moins parfait. Le secret de tout est d’estimer davantage à dépendre sans relâche, à mourir à soi, et non à se perfectionner, soit par la pratique de la pauvreté, de l’humilité, ou par d’autres vertus. Mais ensuite Dieu jette l’âme dans une certaine confusion, où il la dissout, l’âme ne pouvant trouver en soi, ni ordre, ni mesure ; cependant dans la suite il y a bien de l’ordre. Tout cause mort ; et la mort produit tout : c’est la terre d’où germent les fleurs et les fruits qui y sont produits. Enfin mourir à soi et à tout tant humain que divin, est la source de toutes choses. Ne cherchez donc pas l’ordre où il n’en faut pas. Et ce manque d’ordre n’est pas un désordre, mais plutôt la source de tout ordre : ce qui ne laisse pas de donner bien de la peine jusqu’à ce que l’âme ait trouvé le moyen de se servir de toutes choses qui arrivent, et dans lesquelles on est par son état et par sa condition. Dieu seul peut faire cela, et il ne le fera jamais que par la mort ; et la mort seule nous fera trouver la vie en toutes choses de notre état et condition.
3. Et voilà pourquoi tant d’âmes sont accablées par les croix de leur état, désirant secrètement [148] toutes choses qu’elles n’ont pas : mais quand par telles croix elles arrivent à la mort, pour lors telle mort leur fait trouver la vie, vie qui est divine, et où chaque chose qui vous arrive est vie de Dieu même. Voyez donc par là combien il faut s’abandonner à mourir par le couteau que nous avons entre les mains ; vous par ce que vous avez, moi par ce que j’ai, un autre par ce qu’il a ; et ainsi de toutes créatures. Heureuse l’âme qui par expérience sait ce secret ! Elle trouve le Paradis [ms., P maj.] en terre : et par là l’éternité est proche, chaque journée étant une démarche infinie. Priez Dieu pour moi.
1. Me voici de retour à Paris : je prie notre Seigneur qu’il fasse en moi sa sainte volonté. Il n’est pas possible de subsister un moment sans cette adorable volonté : c’est être malheureux que de n’y être pas, et de subsister par autre moyen que par elle. Quand on est plus éloigné de Dieu, cette volonté aide à fuir le péché ; et à mesure que l’on approche de lui on fuit le moindre péché : enfin arrivant à Dieu, c’est cette adorable volonté qui renferme tout, et par laquelle tout subsiste ; c’est pour lors être sans subsistance, que d’être sans elle : c’est pourquoi plus on approche de Dieu, plus cette divine volonté se découvre en tout. Or pour que cela soit en pratique, il faut par nécessité que l’âme se tourne et accepte la mort. Car la divine volonté n’opère que mort ; et il n’y a que la mort qui fasse régner la divine volonté : c’est ce qui fait qu’à moins qu’une âme soit assez heureuse de tendre incessamment à la mort de soi-même, il est impossible qu’elle reçoive l’effet de la divine volonté. On peut bien avoir dépensé de la divine volonté ; mais de subsister par elle, et de l’avoir pour vie, cela est impossible sans mort. Et c’est ce qui cause souvent l’enfer de quelques âmes, lesquelles ayant travaillé de leur mieux pour s’approcher de Dieu, et ayant réussi véritablement par la fuite des gros péchés, des plus petits, et d’un million d’imperfections, et se sentant par la grâce de Dieu proche de lui ; leur cœur à quelque joie, mais passagère ; d’autant qu’elle subsiste dans leur bonne volonté bien intentionnée et cherchant Dieu.
2. Mais Dieu désirant quelque chose de plus en se communiquant à l’âme, c’est pour lors que viennent les croix. Car en tout ce précédent degré que l’âme va à Dieu, c’est par sa bonne volonté qui le cherche : mais Dieu voulant à son tour travailler, chercher, et se donner, c’est en communiquant sa volonté ; si bien qu’il faut mourir à mesure que cette divine volonté se donne, jusqu’à ce qu’elle fasse trouver Dieu partout et en tout. Ce qui dit une mort continuelle dont l’âme est fort crucifiée : car on veut Dieu, et on ne peut désirer autre chose ; et d’une autre part on ne veut pas tant mourir. Si bien que l’on veut, et ne veut pas ; et jusqu’à ce que la volonté propre ait cédé, on est malheureux, et souvent on ne passe pas outre le premier degré. On ne peut comprendre la mort que Dieu opère ; au contraire on croit tout perdu, ne pouvant jamais se persuader que Dieu soit là : cependant c’est un faire le faut, et il ne fera jamais autrement. Jamais Dieu ne viendra en l’âme par possession véritable qu’en lui communiquant Sa divine volonté, et jamais la divine volonté n’y sera qu’en mourant à soi : ainsi sans la mort, jamais rien ne se fera et l’on demeurera toujours à la porte.
3. Mourez et vous vivrez, mourez et vous jouirez, mourez et vous trouverez pleinement Dieu et comprendrez qu’il n’y a rien plus proche de l’âme que Dieu, qu’Il est plus nous que nous-mêmes et que n’étant pas morts, nous Le croyons si loin et Se donnant si peu, mais que mourant à nous-mêmes, tout nous devient Dieu et moment de la volonté divine, qui est véritablement Dieu, mais pour une âme mourante ou morte, ce qui surprend infiniment, n’ayant plus besoin de Le chercher, de Le désirer ni d’être en souci de Lui. Heureuse mort qui fait régner la volonté divine ! Aimable divine volonté qui fait jouir de Dieu aussi réellement et continuellement, qu’en l’éternité, non en lumière de gloire mais en vérité de foi.
4. Je vous dis ceci est en abrégé, pour vous faire voir que la volonté divine ne peut subsister sans mort ; que l’on ne peut jouir de Dieu, sans que ce soit par le moyen de la communication de sa divine volonté ; et qu’ainsi il est infaillible qu’une âme qui ne veut pas mourir et continuellement mourir, se ferme la porte, ou pour mieux dire la ferme à Dieu, qui désire incessamment à se communiquer : et l’âme ne voulant ce qu’il faut, c’est un cruel combat de Dieu et de la créature. Jugez si la partie est égale. Cependant bien des âmes en viennent là, après qu’elles ont cherché Dieu (comme j’ai dit) de leur mieux. Mais quand il vient à se vouloir donner, c’est la douleur à ces pauvres âmes : il ne fallait plus que faire un pas, et faute de ce pas elles seront malheureuses toute leur vie. Si ces âmes expérimentent en leur impuissance à avancer, au lieu de se forcer en vivant à elles, mouraient et s’abandonnaient à Dieu, cette impuissance, mourant à soi, deviendrait puissance divine.
5. La raison et l’esprit propre font tout ce qu’ils peuvent pour se soutenir. Mourez : en devenant saintement déraisonnable et sans esprit, vous devenez fort raisonnable et vous avez l’esprit de Dieu. Mais comment ? Est-ce en faisant des folies ? Non, mais en vous abandonnant à la Providence et en rejetant ce que dira-t-on ?, et un million d’autres choses où l’esprit et la raison ne trouvent du fond que dans la volonté de Dieu par les providences. L’âme sera souvent sans lumière, mais savez-vous bien que cet aveuglement est lumière ; et plus on est aveuglé, mourant, c’est Dieu, et ainsi devient lumière infinie. La lumière dont votre esprit est capable n’est qu’une petite bougie à l’égard du soleil et de la lumière que la mort cause ; car l’aveuglement et la sécheresse deviennent un soleil par la mort, non en voyant, mais en jouissant.
6. Il est très vrai que jamais une âme ne peut faire un pas en ce chemin sans abandon. C’est pourquoi c’est tout perdre, quelque prétexte que vous ayez, de ne vous pas abandonner ; vous demeurez toujours en votre domaine. Mourez à toutes ces vues de ce que l’on dira pour vous manger et vos autres petites nécessités. Sachez que ce manque d’abandon rétrécit le cœur, qui y est comme un oiseau lié par le pied, qui fait des essais, mais ne prend jamais l’effort. Il y a bien d’autres choses en quoi se perdre et bien plus périlleuses en apparence ; sans s’amuser à si peu.
Quand Dieu vous donne quelque chose de distinct, prenez le ; mais ne courez pas après : mourez et laissez aller votre volonté dans un certain général. Si vous saviez vous perdre, ô que vous seriez heureuse.
7. N. a beaucoup de grâces, mais ne pouvant avoir la retraite, ni l’abjection, ni la pauvreté, elle n’a pas la nourriture abondamment comme vous. Je compare ces pauvres gens du monde (quoique fort touchés de Dieu) à ces pauvres qui vivent des miettes qu’ils quêtent comme ils peuvent, pendant que les pauvres, soit Religieux ou Religieuses, étant pauvres d’esprit et amoureux de Dieu, se remplissent par la perte en Dieu dans la solitude, l’abjection, et la mort véritable à soi-même, opérée en eux par l’obscurité et nudité de tout. Mais ô, que ce langage est dur, et qu’il est rare de le croire tel qu’il est ! Dieu me fasse la grâce d’être fidèle en cela. Priez pour moi, et me croyez tout à vous. 1669.
1. Je vous écris volontiers en cette occasion, pour vous marquer combien je suis à vous, et combien je désire vous être utile pour votre perfection ; spécialement remarquant que les grâces de Dieu s’augmentent en vous et que votre âme travaille tout de bon pour être fidèle à sa divine Majesté.
C’est beaucoup que de recevoir le don et les grâces qui sont nécessaires pour être d’Oraison, et pour devenir selon le cœur de Dieu ; mais c’est encore toute autre chose quand l’âme est assez heureuse pour faire usage de ces divines grâces, entendant de la bonne manière la voix de Dieu qui parle au cœur. On voit quantité d’âmes recevoir beaucoup de lumières et de grâces de la Bonté divine, qui cependant faute d’intelligence et de fidélité pour les mettre en usage en mourant vraiment à soi, portent très peu de fruit quoiqu’elles reçoivent beaucoup. Ce n’est pas donc le tout d’être bien honoré des miséricordes de Dieu, si le même Dieu ne fait la grâce de donner une certaine intelligence pour entendre cette divine voix et la fidélité pour vraiment se surmonter soi-même, afin qu’à l’aide de ce divin secours l’âme puisse faire régner vraiment Dieu sur elle aux dépens [154] de son amour-propre et de ses inclinations.
2. Tout ceci supposé, il faut remarquer, (pour répondre à la vôtre,) que Dieu ne donne des goûts et des lumières aperçues par les sens que pour soutenir un peu l’âme, et la disposer par là peu à peu à entendre son langage plus spirituel, plus insensible et plus inconnu. Car comme notre âme est capable de lui, ainsi la dispose-t-il peu à peu pour le pouvoir recevoir ; ce qui ne peut être que par l’insensible, et par l’incertain selon les sens, et ainsi par la foi : c’est pourquoi plus l’âme avance et est fidèle, plus aussi a-t-elle fréquemment des obscurités, des sécheresses et des incertitudes. Quand l’âme ne comprend pas encore ce procédé, elle croit reculer à l’égard de ce qu’elle avait dans ses commencements ; et ainsi au lieu d’entendre la voix de Dieu, et de tâcher de s’y ajuster, elle fait ce qu’elle peut pour avoir quelques grâces et quelques sensibilités tirées par force. De cette manière elle se dessèche plutôt que de se consoler ; et pensant mettre l’ordre où elle voit le désordre, elle se brouille plus qu’elle ne s’ajuste, y mettant insensiblement la confusion.
3. Mais quand l’âme est fidèle à faire usage des sécheresses et des obscurités où la voix de Dieu et son opération sont bien plus pures, pour lors Dieu les donne fréquemment ; spécialement dans les temps où l’on se voit plus renouvelée pour l’Oraison et pour la perfection. Car comme ce renouvellement dispose beaucoup l’âme pour la divine lumière, aussi Dieu la donne plus pure et non mélangée du sensible. Et l’âme doit doucement et humblement se laisser davantage en la main de Dieu ; [155] se contentant de ce qu’elle ne goûte ni n’entend pas, tâchant seulement de s’occuper doucement dans les vérités conformément à son degré : et si même tout moyen de s’aider lui est ôté, qu’elle pâtisse pour lors et souffre. Car alors la foi ne laissera pas dans son obscurité et [sa] sécheresse de faire plus qu’elle ne pourrait faire selon son aperçu. Je dis bien plus : quand une âme est fidèle à entendre la voix de Dieu dans la sécheresse, dans l’insensibilité et dans l’abattement de la nature, alors Dieu prisant extrêmement une telle disposition, multiplie ses grâces pour lui donner une foi encore plus obscure ; et tout cela afin de tirer peu à peu l’âme à l’écart de soi-même et hors de ses inclinations, afin qu’étant là seule avec Dieu seul, elle soit capable d’une plus forte grâce et d’une communication plus secrète avec sa divine Majesté.
4. Où il faut remarquer que la sécheresse, et ainsi la foi, étant un don beaucoup relevé et magnifique selon Dieu, il faut que l’âme y corresponde par une plus grande perte de soi-même ; autrement elle s’égarera et ne pourra suivre Dieu selon son dessein. C’est la cause pourquoi [sic] plusieurs âmes recevant ce don de foi et d’obscurité, sans se perdre assez soi-même et mourir ainsi assez à leurs inclinations naturelles, s’égarent facilement. Car demeurant en elles-mêmes, où cette divine lumière de foi ne peut subsister, elles la cherchent incessamment à tâtons, comme ferait une personne dans un lieu obscur, cherchant quelque chose l’ayant perdue [ms., participe accordé : perdue] : elle ne pourrait la trouver, et ainsi perdrait son temps avec ennui et tristesse. Mais quand l’âme est assez heureuse [156] de suivre, en se quittant soi-même, avec générosité, cette obscurité et cette foi qui conduit [qui conduisent] l’âme tant à l’écart ; pour lors elle n’a que faire de craindre de s’égarer : elle a une sûre guide [sic] qui sans faute la mènera où vraiment Dieu la désire, et ainsi lui donnera un contentement solide en soutenant l’âme, quoique sans saveur et sans s’apercevoir de ce qui la soutient ; cette divine foi étant une manne qui a tous goûts et qui vraiment soutient, sans savoir comment elle s’est donnée : tout ce dont on peut et dont on doit s’apercevoir, est ce plus grand éloignement de soi-même sans se mettre en peine de connaître et de goûter ni où l’on va, ni ce que l’on a.
5. Il faut remarquer ici un peu en passant la différence des âmes qui ont des sécheresses et des obscurités, et qui cependant ne sont pas en foi, d’avec celles qui les ont en foi. C’est que les premières n’ont point ce désir de perfection que j’ai dit : plus les obscurités augmentent, plus vous y voyez un aveuglement égal à leurs obscurités pour juger de leurs défauts et imperfections, et pour s’en tirer avec promptitude et agilité. Les autres tout au contraire, plus elles sont obscures, plus elles désirent Dieu ; et moins elles goûtent et voient ce qu’elles ont et ce qu’elles sont, plus elles sont clairvoyantes, sans savoir le comment, pour découvrir leurs défauts et agréer qu’on les leur découvre : ce qu’elles n’ont point de difficulté à comprendre, et même ce qu’elles font mieux, plus elles sont obscures et en ténèbres, d’autant que la lumière est vraiment chez elles ; qui par son brillant sans éclat leur découvre en vérité tout ce qu’elles sont. Car comme cette foi est une [157] lumière de vérité, plus elle est et devient elle-même pure, plus elle met la vérité en ces âmes qui la possèdent. Cependant comme elle fait voir la vérité, elle imprime en l’âme un tel dégoût de soi-même, qu’il semble que l’âme ne saurait assez se mépriser et se juger coupable et fautive. Ce qui est tout le contraire des premières, qui plus elles ont d’obscurités, moins elles se voient ; s’aimant et se flattant davantage pour demeurer avec amour-propre dans leurs défauts : et si par providence on leur en découvre qu’elles ne sauraient nier, étant trop manifestes ; il n’y a rien qu’elles ne fassent pour les diminuer ou pour les excuser, manifestant en cela qu’en vérité leurs ténèbres ne sont pas lumineuses. Mais il suffit de cette petite digression pour faire voir un peu la nature de cette divine lumière en l’âme obscure : poursuivons de faire voir l’adresse de Dieu pour l’augmenter en une âme qui lui fait accueil et la reçoit bien dans les occasions.
6. Comme il est certain que les fêtes principales et les temps des divins Mystères et solemnités sont des temps de grâces et de faveurs ; aussi pour le très ordinaire Dieu prend-il plaisir d’augmenter en ces jours la foi en une âme qui court et avance beaucoup dans le désir de sa perfection et de le [objet ?] trouver par tous les moyens divins que Dieu lui fournit. Au lieu donc de lui donner des goûts et des douceurs sur les Mystères, il les lui retire très souvent, non pour lui ôter la grâce ni la participation du Mystère ; mais plutôt pour la retirer plus en secret et en cachette, afin de la lui [objet ? (la grâce ?] communiquer plus abondamment en foi. Et lorsqu’en ce temps l’âme s’aperçoit de ce divin secret, elle [158] doit humblement prêter l’oreille pour entendre ce discours de foi, et ainsi se contenter de son obscurité et de sa pauvreté selon ces temps : et poursuivant, autant que sa foi se rendra obscure, elle trouvera qu’encore qu’elle ne lui donne rien selon ses sens, elle ne laissera cependant de lui donner une substance29 qui vraiment la nourrira en ce Mystère et en cette fête ; où elle trouvera infiniment plus qu’elle ne pourrait avoir par tout l’aperçu que son âme pourrait désirer. Et quand l’âme n’entend pas encore ce secret, elle se fait du tort et en mélangeant plusieurs choses où elle s’applique en se forçant, elle perd peu à peu la conduite de cette foi qui la mène par la main, pour lui faire jouir du Mystère, quoique vraiment elle ne sache le comment. Et il suffit que l’âme se soumettant humblement à la disposition que Dieu lui donne, fasse et agisse conformément au degré où elle est, et ensuite s’abandonne à la conduite de la foi. Et cela est si vrai, que quand l’âme est fort fidèle à cette divine conduite, elle voit et remarque que plus les fêtes et les solemnités sont grandes, plus son obscurité s’accroît ; Dieu faisant en ces temps ce qu’un voyageur adroit et judicieux fait quand il entreprend un fort long voyage. Il s’habille à la légère et prend fort peu d’équipage, afin de marcher promptement et d’avancer en hâte. Ainsi Dieu par amour, impatient de nous donner la plénitude des Mystères et de nous y faire trouver leur substance comme un aliment digne de Dieu, nous met en course par la foi de ces mêmes Mystères, afin de ne nous arrêter en rien de ce que nos sens et nos puissances y pourraient trouver.
7. Cela est si vrai dans l’expérience que l’âme [159] fidèle à la foi et à son procédé divin en ces saints temps, étant en emploi et en nécessité d’en parler quoiqu’elle sente et expérimente son vide, causé par la foi, ne laisse pas cependant de trouver chez elle (sans savoir comment cela y a [sic] entré) une infinité de choses auxquelles elle n’a nullement pensé, et qui cependant lui sont extrêmement savoureuses par le débit30 qu’elle en fait et aussitôt que sa bouche se ferme pour n’en plus parler par nécessité, son cœur devient sec et l’obscurité reprend sa place. Ce qui va et vient un long temps, y ayant des vicissitudes tantôt d’une manière et tantôt de l’autre : jusqu’à ce que l’âme étant assez forte et courageuse pour porter une sécheresse longue et pénible, elle soit capable de soutenir sa durée. Et pour lors les obscurités sont longues, et Dieu ne s’en ennuie point, quoique souvent l’âme les porte avec grande peine ; car les sens ni l’esprit humain n’apprennent presque jamais ce procédé, étant leur mort et leur perte.
8. Quand la foi ne tient pas l’âme tant en presse par son obscurité et par ses ténèbres, comme son dessein, pour l’ordinaire, est de conduire l’âme à l’unité, elle lui donne facilité pour la simple présence de Dieu, qu’elle doit priser, et faire suavement et simplement ce qu’elle pourra pour la cultiver non seulement dans l’Oraison, mais hors de l’Oraison ; afin qu’étant embaumée de cette manne elle soit fort fidèle à s’ôter tous les empêchements qui lui dérobent cette présence ; et pour lors elle lui sera autant lumineuse, que son cœur sera dépris de tout objet volontaire.
9. La foi prenant plaisir de donner cette divine [160] présence, l’accompagne assurément (si l’âme est fidèle) des vertus que vous me marquez pour lesquelles votre âme a inclination et disposition. Où il faut remarquer que lorsqu’on ne voit point d’opération du Soleil dans un lieu, l’on juge facilement qu’il n’y est point et qu’il n’y donne pas : car il n’est jamais oisif au lieu où il communique ses rayons ; faisant un million d’effets et de merveilles qui marquent son pouvoir et son opération. Par là on peut juger quand l’opération de Dieu est dans une âme, n’y pouvant jamais être sans effet véritable et efficace. Mais souvent comme on veut que ces effets soient sensibles et aperçus, on se trompe en leur discernement quant à soi : car pour la lumière des autres, elle ne peut jamais être si fautive que la nôtre pour voir les vertus ou les défauts qui sont en nous. Et pour ce qui est de l’ordre des effets de la lumière de foi dans les âmes, il faut remarquer que d’abord, et même un long temps, elle n’y met que les désirs des vertus et de la pureté intérieure, et indirectement les vertus mêmes, mais en petit degré. L’âme étant fidèle à ceci, le désir croissant, les vertus augmentent aussi : et de cette manière la foi va insensiblement opérant les vertus dans les âmes. Ce qui se rencontre quelquefois de pénible en l’âme, est qu’elle est souvent crucifiée par les désirs de pureté et de vertu sans discerner en soi ni pureté ni vertu : mais les personnes qui approchent cette âme, et qui voient bien plus clair au travers des nuages obscurs de la foi, que ne fait la pauvre âme qui en est éblouie, discernent fort bien que les vertus y sont, et que ce n’est qu’une peine que la foi cause, afin d’animer [161] cette âme encore davantage à la pureté des vertus.
10. Et quand vous trouvez des âmes qui croient avoir la foi, même en éminent degré, sans expérimenter tels effets que je viens de marquer, pour lors jugez, ou qu’il n’y a point de foi en don divin, ou que l’âme y est assurément infidèle ; spécialement quand vous voyez que ces âmes ont de la peine à consentir et à s’humilier aux vues que les autres ont de leurs défauts ; car quand la foi est dans un cœur et que l’âme y est fidèle, il peut bien être et se trouver que telles âmes paraîtront fautives, et que même (par opération de cette même foi) elles le verront beaucoup sans pouvoir s’en défaire, et que d’autres fois cette vue s’évanouira et qu’elles ne verront pas leurs défauts ; mais aussitôt qu’on les leur découvre, aidant à la lumière de la foi qui est en elles, non seulement elles y consentent agréablement, mais elles le croient si véritablement par la lumière qu’on leur donne, qu’on ne saurait leur faire un plus grand plaisir que de découvrir tels objets agréables à leur lumière. C’est pourquoi quand les âmes qui ont le don de foi, se voient ou peinées de ce qu’on leur dit d’elles, ou point inclinées à le croire facilement, c’est un signe ou que leur lumière de foi est encore fort petite et par conséquent encore bien extérieure, ou que par leurs imperfections elles y ont donné beaucoup d’atteintes, et ont comme enfoui le plus fort de leur lumière dans le fond de leur âme.
11. Tout ce que vous me mandez pour votre Oraison est très bien ; et ne vous étonnez pas si elle n’est pas toujours comme vous la [162] voudriez ; mais plutôt soyez fort fidèle à vous laisser aller suavement et bonnement au gré de Dieu. La bonté de l’Oraison ne consiste pas à la bien faire, et à y recevoir beaucoup selon nos inclinations ; mais bien à y être selon que Dieu veut que nous y soyons : et ainsi le bon plaisir divin fait le principal et le bien de l’Oraison. De cette manière, l’âme étant fidèle, elle peut toujours être pleinement contente de son Oraison, s’ajustant parfaitement au bon plaisir divin : et l’âme doit être contente et sûre qu’elle s’y ajuste quand elle fait bonnement ce qu’elle peut de sa part, disposant également son âme pour la pratique des vertus en tout ce qui lui arrive par les rencontres de providence.
12. Où il faut remarquer, que très souvent et presque toujours la lumière de l’Oraison dépend de la droiture de l’âme en la fidélité durant le jour. Car s’étant salie par des défauts, il faut par nécessité que la foi en l’Oraison s’occupe à purifier tels défauts, et qu’ainsi elle quitte son ouvrage pour en faire un autre ; et si au contraire l’âme est fidèle à conserver sa pureté, sa paix et son union durant le jour, la foi continue d’Oraison en Oraison, de produire et de faire ce qu’il faut pour établir vraiment Dieu en l’âme. Et voilà en quoi consiste le plus grand mal des âmes qui font et défont, d’autant qu’elles ne souffrent presque jamais que la foi travaille en elles en unité, et ainsi par leur multiplicité d’interruption [s] elles sont cause que malgré Dieu la foi est interrompue dans elles en son opération. C’est pourquoi il est de la dernière conséquence pour aider à la continuation de l’opération de la foi, [163] que l’âme observe avec fidélité l’instinct que cette même foi lui donne pour les vertus et pour la pureté intérieure : car elle [cette foi] ne manque jamais d’accompagner ce qu’elle fait en l’âme des inclinations de pureté et de destruction des défauts qui lui sont plus contraires ; et c’est ce que je remarque dans votre lettre.
13. C’est pourquoi vous devez être fort fidèle, en faisant usage de la grâce que Dieu vous donne, à travailler à détruire l’estime de vous-même dans toutes les occasions, et aussi à contribuer aux autres qui y travaillent, trouvant bon qu’on parle mal de vous, et que l’on ne vous estime pas : et comme il est certain que votre faible a toujours été de porter péniblement les défauts d’autrui, portez avec grande longanimité et patience les sottises et les faiblesses que vous voyez dans les autres, et faites beaucoup crever votre raison et votre naturel sur cet article. Ce n’est pas que vous ne devez [ms., devez : mode indicatif, et non subj. : deviez] observer qu’il faut être raisonnable sur cette même pratique, afin que les filles n’en abusent pas ; mais la bonne prudence, éclairée de la foi, vous précautionnera en cette fidélité.
1. Toutes les âmes qui sont assez heureuses d’être appelées à l’Oraison de foi, doivent se résoudre à un million de croix, tant [164] intérieures qu’extérieures. Car il est très certain que c’est la marque la plus grande de l’accroissement de l’amour divin sur une âme, lorsque Dieu la traite plus rigoureusement et plus rudement, tant par soi en l’Oraison et durant le jour, que par les créatures et par les providences journalières ; lesquelles un très long temps nous semblent venir uniquement des créatures : mais dans la suite, à mesure que la lumière s’augmente, on découvre la main de Dieu, cachée en la créature. Ce qui est consolant, et fait conclure à la fidélité générale, pour l’usage de toutes choses, et pour redoubler et renouveler son amour, plus il est cruel, crucifiant, impitoyable et méprisant nos petits services31 et ce que nous pouvons faire pour le contenter, ou pour exécuter ses ordres ; la continuation de ces choses, et même l’augmentation, étant des marques infaillibles de son amour intime, et ensuite de son amour essentiel ; ce qui met dans le fond, et le plus immobile de l’âme, une certaine paix et abandon, et dans la suite un repos entier : mais pour l’extérieur et les puissances [de l’âme], tout ce que je vous viens de dire est leur partage.
2. Cela supposé, contentez-vous d’être paix, et abandonnée en repos, souffrant tout ce qui vous y arrivera, et tout ce qui se présentera. Car le diable, la nature, et souvent les créatures, font, comme vous dites, des huées et des cris étranges, qui brouillent tout, quand l’âme s’en étonne et s’en remue. Il faut tâcher de demeurer immobile comme un rocher, et laisser tout perdre, son Oraison, sa perfection, son salut, et enfin son âme, comme dit Notre-Seigneur. Ô que ce pas est rude, [165] et qu’on l’essaie longtemps avant que de le faire une bonne fois ! Et quoique l’on ne le fasse parfaitement, on court très vitement, pourvu que l’on fasse ce que je vous dis.
Ne vous mettez pas en peine de savoir où vous allez : car moins vous le savez, plus vous courez vite, mourant encore davantage par l’intime désir d’être à Dieu sans y pouvoir arriver.
3. Méprisez fortement le Démon, qui vous représente que vous ne dites pas vrai en exprimant votre intérieur. Tout son soin est d’effacer de votre esprit ce qu’il y a d’intérieur, en vous rabaissant le courage, et en vous mettant dans les sens des convictions de votre indignité, que tout n’est que chimères, qu’il n’y a rien de solide, que ce ne sont que des défauts, et un million d’autres choses, que vous devez absolument mépriser pour vous convaincre fortement et constamment que votre intérieur est vrai nonobstant tout cela. On ne saurait croire combien cet ennemi par ce procédé fait de mal et de ravage, jusqu’à ce que l’on soit passé absolument son pays [syntaxe], et ses prises. Ce qui ne sera de long temps en vous, si vous ne vous dépêchez de le négliger et mépriser, courant à grands pas, quoi que vous voyiez en vous de pauvre et de répugnant à cette grâce selon votre sens. Il ne faut pas seulement, s’il se peut, s’amuser à réfléchir un moment en passant sur ces choses ; car c’est s’arrêter plus que l’on ne peut croire. Il faut que Dieu en donne l’expérience pour le savoir ; et je crois que c’est cette vérité qui fut découverte à St.[saint] Antoine.
4. La nature nous est encore un très grand [166] empêchement, par ses faiblesses, son peu de cœur à porter des croix, et son peu de courage pour une haute prétention ; à cause qu’elle ploie continuellement faute de foi et de confiance, et faute de s’élever au-dessus d’elle-même, de ses vues et de sa compréhension. Le monde nous achève par ses affaires, par ses respects, et par un million d’autres choses auxquelles il faut mourir.
5. Prenez courage au nom de Dieu, et vous ressouvenez [et ressouvenez-vous] souvent de ce beau mot, lux in tenebris lucet32, dans l’Épître d’aujourd’hui. Moïse dit qu’il vit Dieu in caligine33. C’est là que l’on le trouve en vérité. Et il faut que le ménage et la maison d’une âme soit toute renversée, que tout y soit perdu sans espérance, et enfin qu’elle soit sans Dieu, pour tout avoir, pour avoir la paix et pour jouir de Dieu. Et ne croyez jamais ajuster si bien et arranger si solidement les choses en votre âme, que vous viendrez à mettre en pratique chaque chose selon votre désir. Il faut le faire sans qu’on le croie faire et il faut en être contente sans assurance ni fondement en vous qui certifie. 1669.
1. Je suis de votre avis qu’il est fort nécessaire et même fort doux d’être proche de [167] son Directeur, afin d’être éclairé de lui sur les besoins actuels ; des Lettres ne pouvant répondre si exactement à toutes choses.
Je vous porte compassion dans les peines que vous souffrez : cependant comme elles sont d’ordre de Dieu, il faut les porter avec fidélité ; et elles auront leur effet en leur temps. Vous ne devez pas attendre d’avoir présentement l’esprit calme et clair sur ces diverses peines : il suffit que le fond de votre volonté soit droit pour vouloir Dieu aux dépens de toutes choses, et par les voies que la providence vous marque. D’ici à longtemps vous aurez à souffrir avec confusion, sans y voir de remède, ni même y pouvoir mettre d’ordre. Ce qu’il faut faire est de vous calmer autant qu’il sera possible, souffrant les croix qui vous arriveront, et faisant avec paix ce que votre Directeur, ou quelque autre personne en laquelle vous aurez confiance, vous dira.
2. Pour ce qui est de la manière que [(sic) et non : dont] vous devez porter vos croix, vous devez savoir qu’elles sont de saison, et qu’ainsi il faut vous y abandonner, tâchant de vous calmer dans tous les évènements qui vous arrivent, faisant seulement ce que vous verrez à faire pour les empêcher, ou pour vous ajuster à l’esprit des personnes par lesquelles ces croix viennent. Ne prétendez pas que cette paix soit un ajustement de vos croix, ou de votre esprit pour ne pas être peiné en elles ; mais bien une certaine tranquillité pour vous y abandonner en les souffrant : car Dieu veut autant nous perdre à nous-mêmes dans les croix, que de nous faire souffrir en nous y purifiant ; et si nous étions en paix selon notre volonté, nous ne nous y per [168] drions pas. Ainsi il suffit de nous abandonner dans une certaine tranquillité pour avoir cette paix.
3. De plus nous ne devons pas tant nous mettre en peine de mille petites choses qui nous font peine. Nous devons tâcher de devenir de grands cœurs qui soient capables de digérer et de dévorer un million de croix de toutes façons : autrement nous serons embourbés à tous moments. Car comme Jésus-Christ a tout fait en la croix et par la croix, jamais son opération en nous ne sera autre. Il faut sur cela une grandeur, [une] latitude et [une] générosité de cœur, pour nous ajuster à toutes manières de croix, comme nous nous ajustons à l’air, dont nous vivons : autrement notre cœur ne sera pas propre à aimer, et nous aurons le même reproche que les pèlerins d’Emmaüs ; Ô cœurs insensés, qui êtes si tardifs à croire, n’a-t-il pas fallu que j’aie souffert !34 Ils avaient Jésus-Christ, et ils ne s’en apercevaient pas ; d’autant qu’ils ne le connaissaient pas : et aussitôt qu’ils le connurent, il s’évanouit de leurs yeux. Si en cette vie nous ne le connaissons en croix et par la croix, nous ne l’aurons jamais ; et si nous en avons quelque autre connaissance, elle sera momentanée.
4. Vous vous plaignez de votre bonheur sans le connaître. Connaissez-le donc en réveillant votre foi ; laquelle sous ces ombres défigurantes découvre Jésus-Christ, même en la croix quelle qu’elle soit. Mais ô le malheur continuel ! connaissant le bonheur des croix, on veut être en croix sans être crucifié ! Jé [169] sus-Christ a-t-il été de cette manière ! Tout au contraire, il a porté la croix dans toute son étendue, aussi bien intérieurement qu’extérieurement, Mon Dieu pourquoi m’avez-vous délaissé ?35
5. Soyez donc fidèle aux croix de quelle [sic] manière qu’elles soient ; et vous trouvez tout en elles selon les besoins de votre âme, et selon les degrés où vous en serez. Au commencement elles purifient, ensuite elles deviennent présence de Jésus-Christ, et enfin toutes choses se trouvent en elles. Que si les âmes savaient le Mystère de la croix, elles seraient heureuses : elles trouveraient la béatitude dès cette vie, non en douceur, mais en croix ; et elles découvriraient cet admirable Mystère de Jésus-Christ toujours crucifié en tout et par tout. Était-il moins Dieu crucifié que glorifié ? C’était le même. Ainsi la croix est égale en cette vie à la lumière de gloire. Mais vous me direz que cela est bon pour les grandes et saintes croix des grandes âmes : et je vous réponds que, pourvu que l’âme en fasse usage, toute croix porte cet effet, l’âme s’élevant en foi et en amour pour trouver l’inconnu caché en elle. Soyez donc fidèle à demeurer en croix ; et n’en descendez pas : nourrissez votre esprit de votre mieux des lumières que l’on vous donne ; et de cette manière elles feront en vous tout ce qu’il faut. Priez pour moi. [170]
Mon cher Frère,
1. J’ai eu une très grande joie en la lecture de la vôtre, voyant votre disposition intérieure pour la perte de toutes les choses saintes, et pour l’indifférence, dans laquelle votre âme est paisiblement et humblement en la main de Dieu pour recevoir tout de lui. Son plaisir éternel doit être le vôtre ; et vous devez tellement travailler à poursuivre la destruction de toute inclination, qui ne se trouve point véritablement dans la complaisance de tout ce que Dieu veut et choisit pour vous, que vous ne devez vous donner aucune relâche jusqu’à ce que vous soyez arrivé à cette humble et tranquille paix.
Votre joie donc ne doit pas être d’avoir quelque chose de Dieu, ni de faire quoi que ce soit pour sa gloire ; mais bien d’avoir une complaisance vraiment humble et amoureuse pour ses desseins éternels sur vous, et pour ce qu’il vous donne à chaque moment, qui est proprement ce que vous avez. Car il est certain que votre cœur désirant Dieu, et aussi de le servir, Dieu ne manque jamais à vous fournir [171] à chaque moment ce qu’il vous faut et ce qui vous est le plus propre, pour l’aimer et vous perfectionner en son amour.
Ayez donc au nom de Dieu, autant que vous pourrez, une humble joie, satisfaction et complaisance pour recevoir et pour vous voir traiter de Dieu en la manière que vous l’êtes en chaque moment sans vous mettre en peine de le concevoir, sinon d’être comme vous le pouvez être et de faire ce qui se présente raisonnablement à faire à chaque moment.
2. Ce que je vous dis pour les dispositions de votre âme soit à l’Oraison ou hors de l’Oraison, je vous le dis aussi pour vos défauts. Souffrez-les humblement et avec paix, Dieu vous agréant de cette manière ; et quand vous sentez certaines peines ou abattements intérieurs de vous voir si petit et pauvret en perfection, relevez votre cœur par la complaisance divine, en ne vous regardant pas par vos yeux d’amour-propre, mais par les yeux de Dieu, qui vous veut de cette manière. Ressouvenez-vous de ce que St. [saint] François de Sales dit très saintement et lumineusement dans son Théotime36 de cette statue, laquelle quoique manquant de tout, ne voulait pas être autrement par complaisance à son ouvrier ; et par là elle avait toute sa perfection ; non en elle, mais dans l’inclination et le plaisir de son sculpteur.
3. Hélas que nous nous trompons au fait de la perfection ! Nous jugeons notre perfection être grande, parce qu’elle nous plaît ; [172] cependant dans la vérité souvent elle est très petite dans l’agrément de Dieu, ce qui seul donne le degré de grandeur ou de petitesse. Le moyen donc, cher Frère, de charmer le cœur de Dieu est d’entrer sans mesure et sans bornes dans ses complaisances pour être dans ses inclinations, et de tâcher peu à peu paisiblement et amoureusement que votre cœur soit en la main de Dieu et non en la vôtre.
Faites donc en sorte en toute rencontre que votre âme entre dans cette paisible disposition ; et assurément elle ne peut jamais être mieux selon l’ordre de Dieu. Faites là tout ce que vous avez à faire, et vivez vraiment une vie de joie dans cette complaisance, laquelle aura et contiendra tout ce qu’il vous faut.
Ne vous arrêtez plus au passé, n’y pensez plus volontairement. Donnez-vous à cette disposition ; et vous trouverez à la suite une miséricorde de Dieu admirable, qui vous charmera et vous découvrira le secret de Dieu pour vous conduire par où vous ne saviez pas.
4. C’est un grand malheur que les hommes veulent toujours voir, savoir, et être les conducteurs de leur perfection. Ainsi c’est tout perdre. Et s’ils savaient faire ce que je vous viens de dire, en se laissant à la main de Dieu, sans savoir où ils iraient, sans savoir ce qu’ils auraient, et sans voir où les choses se devraient terminer, Dieu ferait toutes choses admirablement. Car il n’y a aucun moment de la vie où Dieu ne se communique surabondamment aux hommes pour sa gloire ; mais non toujours selon leur inclination et leur volonté [173]. Je vous prie de prier Dieu pour moi, et de me croire tout à vous.
1. Priez Notre-Seigneur, que je sois vraiment un ver de terre, afin que n’étant rien, je sois selon le cœur de Dieu.
Ce matin me recueillant pour être en Dieu, j’ai envisagé à mes pieds un ver, qui m’a été une grande lumière,37 Ego [autem] sum vermis et non homo, etc. Ô que les lumières de Dieu sont différentes des lumières du monde ! Pour être grand et puissant, il faut avoir beaucoup, et beaucoup éclater [sic] ; et pour être et devenir tout, il ne faut être rien. Remarquez N. [sic] que JÉSUS-CHRIST le dit en sa personne, qu’il est un ver et non un homme ; et ainsi ce n’est pas seulement pour être grand qu’il faut devenir rien, mais pour être la grandeur même.
2. Heureuse et mille fois heureuse l’âme qui vraiment n’est que pour être oubliée de tout le monde, pour n’être rien, étant la dernière et la plus vile chose du monde, pour être vraiment foulée aux pieds, pour ne vivre que de ce qu’il y a de plus vil, et enfin pour n’être propre à rien.
Ô que ces beaux mots sont admirables ! mais qu’il est encore bien plus beau de porter en son âme cette belle vérité : Je suis un ver et non un homme, l’opprobre des hommes, et le [174] mépris du peuple ! Si les âmes savaient la profondité de ces merveilles, ô qu’elles comprendraient facilement les desseins de Dieu en tout ce qu’il a fait ! Car n’y ayant rien de grand devant lui, et dans la vérité, que ce néant, il ne fait pour l’ordinaire et selon son cœur que cela. Et voilà la raison pourquoi il paraît si souvent ne rien faire dans les âmes, et pourquoi il est si réservé à donner ses grandeurs ; car en ne donnant rien, et en ne faisant rien, il fait des Mystères admirables dans les cœurs, qui ne sont rien, et qui sont des vers de terre.
Si je vous pouvais exprimer tout ce que je vois de ces merveilles, et que toute la terre le peut [le pût ?] goûter, je m’assure qu’il n’y a ni Rois ni Princes, qui ne voulussent donner un million de Royaumes et de Principautés pour être traités de Dieu et des hommes selon ce divin Mystère.
3. Une âme éclairée de cette lumière, voit et découvre l’opération infinie de Dieu en ses créatures, pour les traiter incessamment et sans aucune relâche d’une manière infiniment amoureuse : mais quand elle n’est éclairée que selon les sens et la raison, elle voit Dieu si éloigné ; car elle se voit toujours si pauvre, si petite et si faible, et ainsi du reste que la raison humaine nous découvre en nous, et en ce qui se passe en notre intérieur.
Je finis en disant à votre cher cœur ces belles paroles : Je suis un ver de terre, et non un homme, l’opprobre des hommes et le mépris du peuple. Plus de grandeurs, plus de merveilles, plus de profondités que cela ! Et heureu [175] se, et mille fois heureuse l’âme qui est traitée de Dieu de cette manière, et qui est en sa main et en son opération, comme un ver ! Mais ô chose digne de compassion ! L’âme se reprend toujours pour être quelque chose ; et Dieu ne le fait jamais. Il le permet, et il le souffre : mais le rien et le néant, il le fait, et c’est son opération amoureuse en sa créature.
4. Je ne sais si je me fais entendre. Les richesses, les honneurs, et ce qui est quelque chose dans le monde en quelque manière qu’il soit, tombe de Dieu par sa providence dans les créatures comme par dédain et sans y penser, parce qu’elles le veulent et le désirent : mais pour le néant et le rien, c’est l’œuvre de Dieu magnifique et l’effet du conseil, c’est l’épanchement du cœur paternel, et où il applique toute son attention ; et enfin c’est l’opération de toute la sainte et adorable Trinité sur les cœurs de ses très chères créatures, pour devenir ce que Jésus-Christ est : Je suis un ver et non un homme.
Je vous le dis encore, que si je vous pouvais exprimer quelque chose de ce que je vois de l’opération divine sur les créatures, non seulement vous seriez épouvantée et charmée ; mais toutes les personnes qui le pourraient entendre, le seraient, voyant son amour infini incessamment appliqué sur chaque créature. Mais la propre suffisance et la lumière humaine cache [cachent] cela, et l’opération divine n’est pas connue ; et je ne puis le dire que par des paroles trop grossières. [176]
1. « Puisque la divine providence me prive de l’honneur de vous voir, vous voulez bien me permettre de vous écrire pour suivre vos saints conseils et avis, que je vous prie d’avoir la bonté de me continuer, ayant un grand désir d’être plus fidèle à les suivre que je n’ai encore fait. Voilà ce me semble les vrais sentiments dans lesquels je me trouve dans le fond de mon cœur. Mais comme assez souvent les œuvres ne suivent pas, particulièrement lorsque je suis en sécheresse, cela m’inquiète ; me voyant si remplie d’imperfections, comme est le soin de ma santé et de mes commodités, de l’estime et [de la] réputation des créatures qui occupe [occupent] insensiblement mon imagination, aussi bien qu’un trop grand soin des choses extérieures de la maison et de l’avancement des Sœurs, quelquefois même des bagatelles dont j’ai confusion de voir que cela m’ait occupée et privée de la présence de Dieu, et même dans l’Oraison, la sainte Messe, et de [sic] la sainte Communion : en ce temps j’en approche (ce me semble) sans foi et sans esprit.
2. « Que ma faiblesse est grande lorsque Dieu se retire un peu de moi et me laisse à moi-même ! alors je sens mes passions se ré [177] veiller comme dans ma jeunesse, et les moindres occasions me font tomber dans un abîme de misère, d’incertitude et de crainte de tromper et d’être trompée [par ?] manque d’esprit et de me pouvoir expliquer ; et mille autres peines qui me viennent sur toutes mes autres fautes passées et mes ingratitudes envers sa divine Bonté. Voilà en général et en partie ce qui me peine et qui me semble ne mériter que l’enfer.
3. « Il y a toutefois quelque petite chose que je ne puis expliquer, qui m’empêche de tomber dans le désespoir et de me laisser aller à la tristesse et au découragement. Je me suis trouvée quelquefois un mois dans cette disposition : et puis je me trouve auprès de Dieu et en sa divine présence dans toutes mes actions, comme un enfant qui est conduit de moment en moment par son Père ; ou je trouve Dieu comme un Roi qui se fait obéir et calme toutes mes passions, et mes sens : alors il me semble que je ne manquerai plus de foi et d’abandon à Dieu, et lorsque les choses les plus pénibles se présentent, j’ai de la joie de les avoir pour les offrir à Dieu. Voilà l’inconstance de mon esprit qui est si petit et si faible qu’il a besoin de vos saintes prières, etc. » [178]
La diversité des embarras etc. m’ont empêché de vous répondre.
1. Il est de grande conséquence de ménager beaucoup les sécheresses et les insensibilités qui nous arrivent en l’Oraison et hors l’Oraison, comme des temps infiniment précieux pour négocier auprès de Dieu. C’est en ce temps où il se communique plus purement et où son opération est mieux appropriée pour nous faire sortir de nous-mêmes et de nos inclinations ; et cependant faute de ménager soi-même et de s’y ajuster, on compte tout ce temps comme perdu et comme tout à fait impropre pour l’Oraison et pour le commerce avec Dieu. Ce qui est cause que selon la ferveur en laquelle on est, on met tous ses sens en actes pour remplir ce que l’on croit qui manque de la part de Dieu. Et ainsi au lieu de se remplir de lui selon le vide que cette sécheresse et [cette] insensibilité met [mettent] en l’âme, on se remplit de ses inventions et de ses désirs selon l’inclination que l’on a ; ne comprenant pas que la perte et la mort de soi-même est [sont] le principal en tout ce que Dieu fait en nous ; mais plutôt gardant toujours une conviction que l’on doit avoir quelque [179] chose qui soit lumineux, aperçu et sensible : et ainsi ne l’ayant pas de la part de Dieu, l’on tâche de se le former ou de se l’attirer adroitement, et de s’occuper et se remplir par là au lieu de se vider.
2. Cette grande vérité supposée, vous devez en l’état où est votre âme, faire tout ce que vous pourrez pour être fort fidèle aux sécheresses, afin d’y entendre la voix de Dieu, qui vous dit au cœur : je veux que tu meures à toi-même, et que tu te simplifies, en n’amassant pas production sur production, mais plutôt en vous [en t’] ajustant peu à peu, quoique très insensiblement, à ce que Dieu veut, ou fait en vous [en toi] sans vous en [sans t’en] apercevoir ni le voir.
Et pour lors ne vous mettez pas peine que votre esprit et vos sens aient la peur ou de ne rien faire, ou d’être inutiles dangereusement pour votre perfection. Il vous suffit alors que votre âme expérimente dans le plus secret d’elle-même un certain retour du fond de la volonté, avec un acquiescement humble, silencieux et paisible à ce que vous êtes et à ce que vous faites : et vous verrez pour lors et dans la suite que jamais les sécheresses ni les insensibilités ne seront dans votre âme qu’avec un très grand fruit ; Dieu y étant et opérant plus purement sans comparaison que par tout le sensible et tout l’aperçu. Ce que vous remarquerez spécialement par la grande découverte de vos défauts. Car quoiqu’il ne paraisse rien de l’opération de Dieu ni de sa lumière dans les sécheresses, cependant y ayant beaucoup, comme je viens de vous le dire ; cette lumière et cette opération se terminent à la plus grande découverte des défauts. C’est pourquoi plus [180] cette opération et cette lumière divine [s] deviennent imperceptibles et cachées à nos sens par la sécheresse, plus elles découvrent profondément en l’esprit comme dans leur source les défauts à milliers. Et l’âme qui n’entend pas ce procédé, ne voyant ni n’apercevant point la lumière qui les découvre, sent fort péniblement la découverte de ces défauts : et ainsi au lieu d’en recevoir du soulagement comme elle devrait, elle est fort peinée, jusqu’à ce qu’elle entende le secret, qui consiste à savoir par expérience, que plus l’âme est fidèle à porter l’opération de la lumière si sèche et si détruisante, plus elle lui découvre ses défauts et lui fait pénétrer ses misères ; et ainsi elle doit s’animer de plus en plus pour travailler à la destruction de tels défauts par l’aide de cette lumière.
3. Et quand les sécheresses et les insensibilités ne sont pas de Dieu ni du degré des âmes, il est certain qu’elles aveuglent ; et au lieu de découvrir les défauts en leur source et même les plus grossiers et extérieurs, elles les cachent. C’est pourquoi les âmes mal avisées, qui de soi-même se simplifient trop, et ainsi ne tâchent pas de se retirer de leurs sécheresses et insensibilités par l’application fidèle aux vérités et par l’occupation intérieure conformément à leur degré, au lieu de se vider d’elles-mêmes par ces sécheresses, se remplissent infiniment : d’autant que la suffisance, l’orgueil et la présomption, les animant en cet aveuglement, et en cette privation de lumière, leur cachent tous leurs défauts, et les mettent en une telle estime et plénitude d’elles-mêmes, que non seulement elles ne voient pas leurs [181] défauts, quoiqu’elles en fourmillent ; mais que de plus en étant averties et reprises, elles crèvent d’orgueil et de suffisance par un million d’adresses à se cacher. Tant la plénitude d’elles-mêmes s’accroît par ces sécheresses non éclairées des vérités selon le pouvoir actuel de l’âme.
4. Vous voyez par là la différence qui se trouve entre une âme en sécheresse par l’ordre de Dieu, et une autre qui y est faute de s’aider et s’éclaircir. La première est toujours toute prête à croire toutes choses d’elle-même, et avec un esprit doux et humble, sans tous ces retours de réflexion que la nature a ; elle se persuade facilement [de] tout, et s’ajuste ainsi à tout ce que l’on veut d’elle. Ce que je vous dis étant très vrai, vous pouvez vous l’appliquer pour votre consolation et vous tranquilliser dans vos sécheresses, voyant encore tels défauts, auxquels vous devez humblement vous ajuster : et comme Dieu vous a préposée sur une Communauté, vous pouvez même vous servir de cela pour faire le discernement des sécheresses dans lesquelles plusieurs âmes tombent en un degré différent du vôtre.
5. Vous devez remédier à tous ces défauts que vous me marquez en la manière que je vous dis, tâchant de vous posséder sans inquiétude et de les rectifier peu à peu. Et ne pouvant y donner ordre selon votre désir, portez-en la peine : et par là vous verrez que vous y remédierez sans comparaison mieux [sic] ; d’autant que Dieu demande extrêmement la dépendance et l’aveu fidèle de nos misères : et par ce procédé, il vient avec amour aider notre faiblesse et notre peu de courage pour dé [182] truire tels défauts. Mais jusqu’à ce que l’âme soit fort éclairée sur ces défauts, il est de conséquence de suivre la lumière des serviteurs ou servantes de Dieu touchant le combat de plusieurs choses auxquelles nous ne pouvons pas donner ordre.
6. Comme vous êtes d’une santé faible, et qu’il y a quantité de choses à observer sur cela, prenez garde de vous faire un ennemi imaginaire à combattre en telles rencontres qui vous arrivent journellement dans votre Communauté ou dans le reste de votre vie, afin qu’étant une fois déterminée sur ce que vous pouvez ou devez faire ou que vous ne devez pas faire, vous ne vous arrêtiez pas à vous donner un million de peines inutiles, qui cependant faute d’y réussir comme vous voudriez, ne laisseraient pas de vous donner de l’inquiétude et ainsi de vous brouiller beaucoup et d’embarrasser l’opération de Dieu en vous ; comme font quantité de personnes, qui sous bon prétexte d’être fidèles, mélangeant toujours en leur intérieur, n’arrivent jamais à avoir et à posséder la volonté de Dieu en elles purement, mais toujours avec un million de mélanges qui font extrêmement tort et rabaissent beaucoup tout ce que Dieu voudrait faire de grand en ces âmes. Ce qui cause un million de défauts, dont il n’est pas possible qu’une telle âme puisse se sauver ; et cela pour vouloir trop faire à sa mode et selon son inclination, quoiqu’avec bon prétexte.
7. Vous me dites que de fois à autre vous vous trouvez toute remplie d’expériences et de vues de vos misères, et que cela vous inclinerait à l’incertitude et au désespoir de ne ja [183] mais faire de bien. Tout cela vient de la nature oppressée secrètement de l’opération de Dieu38 ; et pour lors il n’y a rien autre chose à faire, que ce que je vous dis de sa part, qui est de vous posséder en paix en vous laissant et vous perdant sans savoir où vous allez, ni qui vous tient. Et je suis sûr que quand Dieu aura fait ce qu’il aura voulu par cette disposition, vous retomberez promptement dans la paix et la subordination paisible à Dieu, comme un enfant qui aime chèrement son Père : et pour lors cette disposition mettra et fera naître un million de choses conformément à ce que vous m’en dites, qu’il faut garder humblement en soi autant qu’elles y subsistent, sans les vouloir garder par force quand elles sont ôtées pour faire retomber dans l’autre disposition.
8. Toutes ces diversités, ces haut et bas, ne sont pas des bizarreries, mais un ordre de Dieu, qui s’ajuste à notre faiblesse ; et quand l’âme ne s’y ajuste pas aussi, en se laissant aller doucement et humblement, elle se fait bien du tort, interrompant cette divine opération. Si vous mangiez toujours du même mets le plus délicieux qui soit sur la terre, non seulement vous vous en ennuieriez, mais encore ce serait une chose capable à [sic] vous faire perdre l’appétit, et à vous faire malade.
C’est ce qui est cause que Dieu par une bonté infinie a pourvu l’homme d’une si grande diversité d’aliments, afin que non seulement il fût nourri, mais encore recréé. Il en est de même pour l’intérieur : la situation ne demeure pas toujours la même ; il y a des hauts et des bas ; et tout le secret est [184] de se laisser aller à l’ordre divin, qui nous ajuste selon son bon plaisir ; et qui ainsi nous humilie et nous exalte, nous fait mourir et nous fait vivre, et agissant peu à peu de cette manière, déracine nos défauts et nos misères, pour nous rétablir selon son dessein éternel.
1. Je suis très persuadé que ce n’est point par oubli, mais bien par nécessité, que vous avez été quelque temps sans écrire, afin d’éviter les compliments. Je ne l’ai pas fait non plus, attendant qu’il y eût quelque chose de conséquence pour votre intérieur. Je le fais donc présentement avec grand cœur, me réjouissant avec vous, de ce que vous comprenez mieux, quel bonheur une âme possède, quand Dieu la dispose peu à peu pour le don de foi. Il lui paraît dans les commencements et même bien du temps qu’il n’a dessein que de l’écraser et de l’aveugler, et de détruire même en elle tout ce qu’il y aurait de bon, conformément au désir que l’âme a d’aimer et de glorifier Dieu ; et plus l’âme augmente en ses désirs, plus cependant elle est aveuglée et desséchée. Cette pauvre âme dans ces presses de la foi, ne comprenant pas ce qu’elle fait, à la suite se tourmente et souvent s’embarrasse : mais comme cette foi n’est que pour vivifier et établir, quand elle a fait beaucoup mourir, insensiblement elle fait naître le repos, et par là donne lieu à la Sagesse divine. [185]
2. D’où vient qu’il est de grande importance pour les âmes de beaucoup se laisser conduire sans raison, s’il faut ainsi parler, durant tout le temps de la foi, qui ne s’augmente comme je vous viens de dire, qu’en détruisant ; sans qu’il paraisse, ou qu’il puisse paraître en l’âme où cela s’opère, rien de la Sagesse divine. Cependant c’est toute sagesse, comme on le remarque bien ensuite : et lorsque l’âme a été assez patiente et souffrante pour se laisser détruire et démolir par cette sagesse inconnue, insensiblement la Sagesse divine, qui a sa racine en elle, se manifeste et paraît par un saint repos, prenant peu à peu la place des inquiétudes de cette âme en foi ; de manière qu’après s’être bien tourmentée et l’avoir été beaucoup durant tout le temps de la foi, ne sachant où donner de la tête, elle cède les armes et se rend, se reposant comme en se perdant ; et ainsi comme la foi peu à peu renverse et obscurcit, de la même manière insensiblement ce repos en abandon et en perte de soi s’insinue en l’âme : et voilà proprement par où la foi devient Sagesse divine. Car qu’y a-t-il de plus sage que de ne point s’appuyer sur ce qui n’est rien, et la faiblesse même que nous sommes ; et au contraire se laisser et s’abandonner à la conduite de Dieu, qui est toutes choses, toute puissance et toute sagesse Et par ce procédé peu à peu l’âme passe en la Sagesse divine.
3. Et c’est pour lors que l’âme commence à découvrir un petit jour du bonheur qu’elle a rencontré, en trouvant par providence cette chère et aimable foi, laquelle quoiqu’amoureusement cruelle, lui a découvert le commencement [186] de son bonheur. Car elle voit qu’à mesure qu’elle se laisse, qu’elle s’abandonne, et qu’elle se perd en repos, comme je viens de dire, elle trouve tout si bien fait, et tout si bien ordonné, soit intérieurement, soit extérieurement, qu’elle remarque très bien qu’une autre main que la Sagesse divine n’a pas pu faire ces choses. Et c’est ce qui commence à lui donner une inclination si amoureuse pour cette divine et toute aimable Sagesse ; et autant que sa douleur a été profonde et cruelle dans les ténèbres de la foi ; autant ici expérimente-t-elle profondément sa joie pour l’ordre divin, que met cette divine Sagesse en tout. Et quand même il y arrive souvent des fautes, ne se laissant pas assez en la main de cette divine Princesse, pour faire toutes choses selon son inclination ; ces mêmes fautes servent beaucoup à l’âme pour lui faire voir que tout cela n’est arrivé que faute de s’être assez tenue et laissée en sa main, pour ne voir et ne rien faire que par sa conduite et selon son inclination.
4. Si je pouvais vous exprimer comment la foi dans une âme est la source, l’origine et la semence de la Sagesse divine, et comment cette divine foi par ses inclinations d’obscurité, de perte et de sécheresse, travaille pour faire naître la Sagesse divine qui naît de cette foi, et en cette foi, et l’ordre fécond et admirable de toutes choses en l’intérieur, et en l’extérieur de telle âme ; je m’assure que cela vous charmerait. J’en ai écrit en plusieurs endroits que vous pouvez voir : mais après tout, ces choses ici déduites, peuvent bien récréer et un peu aider ; mais l’expérience fait toute autre [187] chose, étant un goût divin qui nous fait jouir de toutes choses, et qui nous fait trouver si à point nommé toutes ces mêmes choses en sa providence, qu’il semble à une âme, où cette divine Sagesse commence, que Dieu n’ait des yeux, une providence, et une conduite que pour elle, trouvant toutes choses tellement ajustées pour ce qu’il lui faut, qu’elle remarque que cette divine Sagesse est un beau Soleil, qui non seulement l’éclaire incessamment en tout, soit intérieurement, soit extérieurement ; mais encore la rend féconde en sa manière pour porter vraiment les fruits d’une divine Sagesse.
5. C’est là où l’on voit que les Sages du monde, qui n’ont point été aveuglés par la foi, et qui ainsi ne sont point conduits par cette divine Sagesse, sont vraiment des aveugles, donnant de la tête à toutes rencontres, sans conduite en tout ce qu’ils font, et ainsi renversant souvent plutôt les choses, que de les établir.
Quelle joie donc, je vous prie, à une âme pauvrette, se voyant assez heureuse de commencer un peu à goûter des fruits de ce divin arbre de vie, lequel est planté au milieu de nous-mêmes, et qui ne refuse point de prendre nourriture de tout ce qui est en nous et hors de nous, pourvu que l’âme se laisse en repos, pour y découvrir l’ordre de la divine conduite en divine Sagesse !
6. Vous voyez donc par ceci, en abrégé, les démarches de Dieu, pour élever une âme en sagesse. Il l’aveugle d’abord, en lui donnant la foi ; cette foi travaille l’âme et la dispose par ses pressures39 pour y faire naître et trouver [188] la sagesse ; et le repos intérieur peu à peu s’y rencontre en calmant et en y abandonnant l’âme : et quand une fois elle s’est aperçue de son hôtesse et des richesses qu’elle renferme, pour lors il est de grande importance de beaucoup la laisser maîtresse dans le logis, afin que vraiment et avec magnificence, elle ordonne et règle toutes choses ; ce qui ne manquera jamais à une telle âme, pourvu qu’elle soit véritablement petite et humble ; d’autant que c’est à ces personnes qu’elle étale avec libéralité ses trésors.
7. Tout ce qui vous est arrivé, et que vous me décrivez dans la vôtre, est une expérience de ce que je vous viens de dire ; c’est pourquoi il vous est d’infinie conséquence de vous posséder en repos dans toutes les rencontres, quelque fâcheuses et turbulentes qu’elles puissent être. Pour cet effet, quand vous voyez venir quantité d’embarras qui vous pourraient brouiller, ou qui du moins pourraient agiter le fond de votre âme, possédez-vous en paix, et ne laissez point voltiger vos puissances [de l’âme] avec inquiétude, sous prétexte de remédier, ou d’ordonner quelque chose : calmez-vous, et aussitôt voyez raisonnablement ce qu’il faut faire, ou ce qui se peut faire, et le faites [et faites-le] ; et pour lors abandonnez-vous à toutes les suites. Toutes les vues que vous avez eues, et que vous me marquez en la vôtre, sont des choses qui vous arriveront en un million de rencontres ; car Dieu qui veut établir sa conduite en nous, ne le fait qu’en semant un million de petites rencontres crucifiantes, afin que par là nous mourions à notre raison, à nos vues et à nos appuis, et qu’elle ainsi [sic] s’établisse [189] en nous. C’est pourquoi soyez fidèle ; et vous verrez que de plus en plus votre âme se tranquillisera, et que votre imagination par conséquent ne se brouillera pas tant dans les rencontres, mais plutôt se calmera en paix, en se soumettant amoureusement. On vous garde votre lettre, afin qu’elle vous fasse ressouvenir de la situation, où votre âme a été dans cette rencontre : car il vous est nécessaire d’être fort fidèle à suivre continuellement ce même procédé ; et vous trouverez qu’étant fidèle, toutes choses s’ajusteront merveilleusement bien selon vos nécessités : car comme tout est admirablement bien dans la main de Dieu, il les [pluriel] distribue amoureusement de moment en moment aux âmes capables des traits40, et de l’opération de sa divine Sagesse.
8. Prenez donc courage et mourez : car jamais la divine Sagesse n’augmente dans une âme, et n’y répand avec plaisir ses richesses, qu’autant que la foi, qui l’accompagne toujours inséparablement, travaille et dispose l’âme pour ses grandeurs, et vous trouverez que proprement la Sagesse divine est une foi éclairée en goût et en amour divin [s].
1. Vous savez qu’il ne faut pas se mettre dans une vocation sans grâce, non plus que s’embarquer sur une mer sans biscuit41. Ainsi [190] faut-il prendre garde si l’âme en a, avant que de se donner à une vocation, comme à la pauvreté séculière, et à l’abandon à la divine Providence en cet état : ce qui ne dit pas de petites choses, et peut-être dans la suite ferait s’exposer à une furieuse tentation, devenant malade et vieux, sans bien ni secours. Peut-être suis-je trop humain et prudent. Mais on m’a tant instruit de ne devancer pas la grâce, mais de la suivre pas à pas, qu’il m’est impossible de faire autrement : sachant fort bien que tous les meilleurs desseins et toutes les plus hautes idées de perfection qui n’ont pas leur source et leur origine dans l’ordre de Dieu, manquent à la suite et ne portent pas de fruit ; et qu’au contraire la moindre chose et la plus petite grâce dans l’ordre divin, a un effet merveilleux. C’est ce qui est cause que je me tiens volontiers à ma plus petite et pauvre grâce, regardant et admirant les grandes grâces, sans m’y vouloir ingérer. Et voilà pourquoi je donne ordre de mon mieux à mon temporel, croyant et étant convaincu que c’est l’ordre de Dieu. Peut-être finira-t-il [un tiret ajouté] mes jours par le tracas et l’embarras : mais il ne m’importe ; Dieu en soit béni, cela m’est indifférent comment je meurs et quoi que je fasse, pourvu que j’accomplisse l’ordre de Dieu. Ce n’est pas que si ce même ordre divin m’appelait à l’abandon total de la pauvreté entière et sans souci, que je ne serais heureux : et je baiserais amiablement la main divine qui me ferait ce présent ; car en vérité c’est un embarras fâcheux que d’avoir des affaires.
2. Je n’ai pas pu vous répondre, ni même lire votre dernière [lettre] jusqu’aujourd’hui. Je vous [191] dirai donc que si la chose est encore en état, que vous ferez très bien d’aider ces deux bonnes âmes. C’est un sacrifice qui est réservé aux personnes auxquelles Dieu donne l’Oraison, et l’amour de l’intérieur comme il vous a fait. Vous pouvez et êtes en état de secourir ces personnes, et d’autres que la providence vous enverra. Et je vous avoue que je vois si clairement, qu’à moins d’âmes vraiment désireuses de la perfection, et qui travaillent de tout leur cœur à l’Oraison, rien ne se fait de bien, mais tout est humain ; et c’est ce qui me va, Dieu aidant, retirer du travail que je fais pour plusieurs maisons Religieuses, auxquelles il faut travailler humainement, quoiqu’avec sainte intention, faute de trouver des Supérieures qui aient vraiment l’amour de l’Oraison et de la perfection, sans quoi vous n’y sauriez travailler divinement, je veux dire y former la grâce et l’esprit intérieur. Il faut suivre l’ordre de Dieu, et se contenter de l’ouverture qu’il donne. Et de cette manière j’espère être plus solitaire et sans soin que jamais. Mon âme y est portée, et je m’y laisse aller de tout mon cœur. Peut-être cela me donnera-t-il lieu à la suite de vous aller voir plus librement.
3. Continuez de vous laisser à l’abandon, et sans réflexion : il vous suffit que vous vous laissiez telle que vous êtes entre les mains de Dieu, sans cependant vous laisser ; car ce serait agir. Vous n’avez qu’à être de jour en jour et de moment en moment telle que vous êtes, par un simple retour, sans retour, en Dieu, qui est le centre de votre cœur, qui vous voit, et qui fait tout ce qu’il faut, afin que [192] vous soyez à lui selon qu’il le désire.
4. On ne peut savoir où conduit la simplicité quand elle est vocation de Dieu sur une âme : ce que l’on en pourrait dire ne pourrait jamais être entendu sans expérience. Mais qui en dirait ce qui en est, quand l’expérience est venue ! C’est qu’en vérité une âme, sans être en quelque manière, est véritablement, et subsiste en Dieu ; et ne faisant rien selon ce qu’elle croit, Dieu fait ce qu’il faut pour sa gloire et la sanctification de cette âme : et tout cela par un moyen si caché, que l’âme croit plus se perdre que se trouver ; et dans la suite que les choses sont bien avancées, elle croit plus être absolument perdue, qu’en grâce. Mais, comment donc (me direz-vous) aller là ? Je vous réponds qu’à moins d’un miracle cela ne se peut sans un guide qui ait fait le chemin et y soit arrivé, qui par ordre divin y conduise une âme, laquelle est emportée, sans savoir où, par une soumission aveugle, sans route ni voie aperçue. Il n’y a donc pour les âmes auxquelles Dieu donne cette vocation, et à qui il donne au même temps la conduite, qu’à se laisser conduire, et croire, sans savoir comment, ni où elles vont : et plus l’âme est telle, plus aussi va-t-elle vite, et plus tôt arrive-t-elle.
5. Quand une telle âme est dans la suite destinée à aider beaucoup à d’autres, pour l’ordinaire Dieu lui donne la lumière en son cachot : mais si cela n’est pas, et qu’il veuille conduire loin telle âme, l’obscurité continue, et la soumission croît jusqu’à ce que toute la lumière, le pouvoir et le vouloir de se conduire, se perde [se perdent] dans une entière et aveugle soumission [193] ; si bien que pour toutes choses, il ne lui reste que soumission sans consolation. C’est une statue que l’on met dans une niche, laquelle pour tout vit à la suite de la seule complaisance d’être comme et ce qu’on la fait être, sans se réserver aucune complaisance pour elle, ni moyen d’en avoir ; n’ayant et ne voyant rien qui la satisfasse : d’autant qu’elle n’est ni ne vit que par soumission, sans plaisir même de cette soumission ; car ce serait encore trop être que de subsister là : il suffit qu’elle soit soumise sans soumission ; et de cette manière elle est tout ce que Dieu veut qu’elle soit.
6. Pour arriver là, chère Sœur42, combien d’agonies, et combien de morts ! Cependant c’est un faire le faut43 qui est bien doux aux âmes auxquelles Dieu donne un Moïse pour leur faire passer la mer Rouge. Mais ô, quelle [s] mort et agonie, ou plutôt quelle mort cruelle sans douceur à ces âmes que Dieu conduit par lui-même ! Ne disons rien de celles-là ; car il n’est pas temps ni nécessaire : cela ne vous touche pas. Laissons-le aux âmes pour lesquelles Dieu a choisi un gibet d’amour, sans douceur, et dont la douceur est amère comme la mort ; fortis ut mors dilectio44. Les voies des premières, quoique étranges étant sans voie, sont très douces en comparaison des voies de ces dernières, que le saint Esprit compare au sentier que les grands navires font dans la Mer, qui disparaît aussitôt qu’il paraît : c’est dans les Proverbes45. Ceci est seulement pour vous [194] dire, quoi que vous croyiez que votre voie soit fort obscure, cependant elle est fort lumineuse en comparaison de celle-ci ; et quoiqu’elle vous semble dure, que cependant elle est très douce et très agréable : [n] on loquatur nobis Deus, ne forte moriamur, sed nobis loquatur Moyses46.
7. Pour N., c’est une bonne et très vertueuse fille ; mais vous ne devez pas la porter à la perfection : c’est grande pitié que le naturel qui se corrompt à moins que d’être beaucoup aidé. Cette personne est d’un naturel vif et sanguin, dont les vapeurs sont subtiles : faites en sorte de tempérer doucement ce naturel, en la divertissant à des œuvres extérieures sans qu’elle s’en aperçoive ; car ses peines sont naturelles et non divines. C’est un esprit de feu qu’il faut porter modérément à la perfection ; autrement les vapeurs subtiles de son sang la perdront : et si elle est conduite modérément, et sans qu’elle se donne impression de grande perfection par une pureté grande, elle peut faire quelque chose.
Ô que c’est une chose difficile, et extrêmement difficile de conduire des filles ! Je vous avoue que j’apprends toujours, et que je suis toujours novice : je ne sais comment si grande quantité de personnes se fourrent47 à leur conduite.
Il faut doucement divertir telles filles quand elles se fourrent et se précipitent dans ces peines ; d’autant que sans être beaucoup aidées on les perd, et on ne tire aucun bien d’elles : et cependant on peut les aider à beaucoup glorifier Dieu, en soutenant ce naturel faible, et qui insensiblement vient dans des peines extrê [195] mes, que plusieurs personnes sans grande expérience, qualifient de peines divines ; et ainsi ils perdent ces pauvres âmes, et souvent même y font venir le Démon. Il faut une très grande lumière de Notre-Seigneur pour discerner ces sortes de peines, et pour prendre justement la voie de Dieu dans toutes ces faiblesses et embarras naturels, et pour leur aider ainsi à s’en tirer, sans les décourager. Souvent ce qui est de plus mal, c’est que l’on estime, comme j’ai dit, ce qui est naturel être divin : et on les perd en augmentant leur mal ; ou bien on les décourage. Il faut par lumière divine prendre le milieu, et leur aider à glorifier Dieu en crucifiant cette pauvreté du naturel. Voilà ma pensée simplement : usez-en bien, non pour celle-là [cette fille-là] seulement, mais encore pour plusieurs autres, à cause du désir d’Oraison, et de perfection qui est dans votre maison. 1661.48.
1. Il est de grande importance pour la vie spirituelle de bien comprendre que la soumission, la dépendance et la petitesse d’esprit, sont véritablement le moyen d’attirer Jésus-Christ en nous. Les autres vertus, soit de pauvreté ou de souffrance, ornent saintement notre âme, pour la rendre conforme à Jésus-Christ ; mais la soumission l’engendre véritablement en nous. C’est pour cette raison que [196] la très sainte Vierge, recevant les nouvelles de son élection pour être mère de Dieu, n’y apporta point d’autre disposition, que celle de l’esprit de soumission, et qu’en prononçant ces paroles49, voilà la servante du Seigneur, véritablement le Verbe divin s’humanisa en elle. Ce qui confirme fortement ce principe qu’à moins d’une très grande soumission, non seulement à tout ce que Dieu veut de nous, mais encore à tout ce qu’il nous fait déclarer vouloir par les personnes qui ont ordre de Dieu pour notre conduite, il est impossible que jamais nous arrivions à avoir véritablement Jésus-Christ en nous.
Cette soumission et cette dépendance ne doivent avoir nulle mesure, devant être entières ; afin que l’esprit se soumettant véritablement, il meure [subj.] à ses inclinations, et que par là il arrive où vraiment la foi le veut. Et au contraire pour peu que l’esprit veuille se conduire et raisonner sur les ordres de Dieu, et sur ce qui nous est marqué être sa conduite ; il s’égare dans ses lumières et dans ses propres volontés : et ainsi tombant de labyrinthe en labyrinthe, quoiqu’il fasse bien du chemin, il ne sort jamais de lui-même, de ses inclinations et de ses propres prétentions ; et par conséquent il n’arrive jamais à trouver Dieu, qui ne se laisse jamais rencontrer qu’autant que l’on sort véritablement de soi.
2. Ce principe est très vrai pour toute la vie ; mais encore spécialement, comme je dis, pour le commencement que l’on est en désir de trouver sa divine Majesté dans le fond de soi-même : car en ce temps à moins que de l’y [197] chercher par la lumière d’autrui, spécialement quand Dieu donne quelqu’un éclairé [sic] de sa divine Majesté, on marche toujours en très épaisses ténèbres. Car l’âme n’étant pas encore en état d’avoir les lumières divines pour cet effet, elle est toujours aveugle et incertaine, s’égarant en un million de manières qui très souvent lui empêchent de trouver le Bien-Aimé : mais quand elle sait se soumettre vraiment à l’aveugle, elle se conduit sûrement par les lumières d’autrui ; et en ne voyant pas, mais en croyant, elle voit tout ce qu’il faut pour mourir vraiment à soi, et par conséquent pour trouver vraiment Jésus-Christ dans le fond d’elle-même.
3. Remarquez conformément à ce grand principe, que la sainte Église voulant engendrer les enfants en Jésus-Christ par le saint Baptême, se contente de la foi de leurs parrains et marraines, ces enfants n’étant pas en état de croire eux-mêmes. Il en doit arriver autant aux âmes désireuses de Jésus-Christ. Elles doivent croire non par la capacité et les lumières qui sont en elles ; mais par la foi et la lumière de leurs amis : et ainsi s’apetissant pour vraiment croire de cette manière, sans savoir le comment [sic] Jésus-Christ s’écoule en ces âmes autant véritablement qu’elles deviennent humbles et petites, par cette véritable soumission, dépendance et vraie docilité ; et je suis sûr qu’à moins de l’expérience véritable de cette vérité, jamais une âme ne sera assez heureuse de goûter vraiment Jésus-Christ. Elle pourra goûter quelque chose qui Le touche ; mais d’avoir ce sublime goût de Sa divine Personne, cela ne sera jamais : car il est réser [198] vé aux véritablement petits et humbles, et à ceux qui savent n’être rien en eux-mêmes ; revelasti ea parvulis50. Ceci est fort aisé à exprimer, mais fort difficile à expérimenter, à cause de l’infinie suffisance que la créature a de vouloir toujours être quelque chose de grand, de vouloir toujours voir où elle va, et ce qu’elle a, et de vouloir toujours posséder et comprendre ce qu’on lui dit : mais qui dit cette petitesse et [cette] souplesse, exprime un moyen continuel pour sortir de tout cela et de soi-même, et par conséquent de mourir à tous moments [pluriel] à ce qu’on est.
4. Si l’on veut prendre cette route et faire fruit en cette petitesse et [cette] soumission, il faut tâcher de faire un usage continuel de tous les moments de notre vie : car une âme doit être certaine qu’étant bien déterminée de tendre à Jésus-Christ, et de se servir pour cet effet de ce divin moyen, qu’il ne manquera jamais de faire trouver les occasions et les rencontres pour exercer cette soumission et cette docilité ; et par conséquent pour nous faire trouver heureusement Jésus-Christ. Si au contraire l’âme est infidèle, elle trouvera qu’autant qu’elle sera éloignée de la soumission et de la docilité, quoiqu’en très petites choses, elle se trouvera en défaut et égarée, et ne reviendra jamais par d’autre moyen [singulier] en sa place, que par sa docilité et par sa soumission.
1. J’ai lu avec grande application votre grande lettre, où j’ai vu votre état crucifiant en toute manière tant pour l’intérieur que pour l’extérieur.
Il vous est de la dernière conséquence de suivre la lumière divine que Dieu donne pour votre conduite ; car vous êtes toute différente de conduite de bien d’autres, qui sont éclairées et instruites pour voir l’état où elles sont, et les pas où elles doivent poser leurs démarches. Vous ne devez pas être éclairée de cette manière, mais bien en vous perdant, et en perdant toutes choses et vos voies même, pour marcher paisiblement comme on vous dit.
2. Vous êtes toujours arrêtée ; par ce que vous avez vu et senti qui était en vous. Et par là vous avez toujours marché en vous, et jamais hors de vous51. Ainsi vous vous êtes souvent égarée, quoique pleine de bons désirs et de saintes volontés : car vous avez marché et travaillé dans le temps passé infiniment ; et cependant vous n’êtes pas sortie de vous, d’autant que votre travail était toujours en vous. Il ne faut pas présentement faire de même, Dieu vous donnant une lumière hors de vous, qui est tout ce que l’on vous dit.
3. J’entends et comprends fort bien tout votre état de crucifiement tant intérieur qu’extérieur, et même tous les détails que vous m’en dites et que vous ne me dites pas. À tout cela [les épreuves] je réponds [200] dans l’ordre de Dieu qu’il faut sans effort, mais par une humble soumission à la conduite divine, laisser tout en arrière, pour vous laisser conduire sans voir vos pas ni où vous allez. Soyez seulement tranquille et paisible, et quand vous vous voyez occupée de croix qui vous font trop réfléchir ou vous abattent trop, pour lors laissez-vous en abandon, surpassant tout pour jouir de tout en paix et en joie sans assurance de ce que vous avez ou de ce que vous êtes. Là, faites votre oraison comme vous le pourrez. Là, souffrez sans vous y appliquer par pénétration, mais en abandon et en joie de ce que Dieu est et de ce que Dieu veut, et vous appliquez le moins que vous pourrez à tout ce qui est en vous quel qu’il soit, lumière, crucifiement ou autre disposition ; autrement plus vous y appliquez, plus vous vous enfoncerez et vous embarrasserez en vous-même. Car ce n’est nullement votre grâce et c’est ce que vous devez bien connaître.
4. Votre grâce donc est de marcher par-dessus de vous et de ce que vous avez et sentez, quel qu’il soit, vous soutenant et vous conduisant à l’aveugle, quoiqu’en lumière et par la lumière que Dieu vous donnera en votre conduite. Quand vous ne marcherez pas de cette manière, plus vous aurez et plus vous serez comme dans un labyrinthe ; et au contraire, suivant la lumière divine, vous aurez tout et n’aurez rien. Ayez donc de la joie et du repos non en vous, mais hors de vous, non en ce que vous avez, mais en ce que vous n’avez pas et dont vous pouvez jouir en autrui, qui est plus à vous que si vous le possédiez. Et remarquez bien que, ne marchant pas de cette manière, vous [201] n’avancerez pas, mais plutôt vous vous égarerez en mille désirs et inquiétudes, qui vous donneront de la mélancolie.
5. Soyez donc en repos, et ayez vraiment de la joie en vous abandonnant à notre Seigneur : et vous trouverez, non seulement que vous aurez la liberté, que vous me dites avoir dans vos emplois, et vous aurez encore une joie et consolation en toutes choses, quelque crucifiantes qu’elles puissent être ; car par ce moyen votre cœur et votre esprit sera hors de la presse, élevé par le bon plaisir divin.
1. Vous ne devez nullement douter que Dieu ne vous appelle à l’oraison de repos et abandon, qui consiste à vous laisser en quiétude entre les mains de Dieu pour faire et opérer en vous et de vous ce qui Lui plaira, de telle manière que le repos et la paix soient votre nourriture continuelle dans l’oraison et hors l’oraison. Cette oraison de repos doit vous séparer et vous faire mourir à toutes choses, non seulement aux extérieures mais aussi aux intérieures, c’est-à-dire aux passions, inclinations et attaches tant aux choses de la terre qu’aux célestes, afin d’établir ce repos par une disposition générale, votre âme ne sentant durant tout le temps de cette oraison [202] qu’une inclination au général et non une application au particulier et au spécifique, qui fasse spécialement l’occupation de votre âme. Ce n’est pas que vous n’en puissiez avoir de fois à autre, mais je suis assuré que ce ne sera qu’en passant, toute la tendance votre âme étant particulièrement pour le repos et l’abandon. C’est ce qui fait que tous les sujets et vérités générales sont plus selon votre goût que les particulières ; et universellement tout ce qui incline votre âme au repos et à l’abandon et à un certain amour général, dont l’effet particulier est de détacher insensiblement l’âme d’elle-même et des créatures, comme je viens de dire.
2. Cet amour croît insensiblement et imperceptiblement par le repos et abandon ; et plus l’âme fait oraison en cette disposition, et plus elle y passe la journée en travaillant et faisant ce qu’elle a à faire, plus aussi cet amour s’augmente, lequel ne paraît à l’âme que comme un désir secret de Dieu, qui insensiblement l’attire et la sépare de tout le créé, et ainsi la met encore plus en capacité et en inclination de repos. Et l’abandon va toujours croissant, car faisant augmenter l’amour, l’amour sollicite l’âme aussi à un plus grand repos et un plus grand abandon, en sorte que l’oraison et l’action, et généralement tout ce que l’on a à faire et à souffrir, s’exécutant dans cette disposition et par cet esprit de paix, est fort fécond.
3. Il ne faut pas que vous vous mettiez en peine des sécheresses qui sont très continuelles, non plus que des peines qui vous viendront, d’être fainéant et de n’aimer que le repos, la généralité et l’abandon. Mourez à toutes ces [203] peines, vous abandonnant sans vouloir y donner de remède ; au milieu de cela, vous ne laisserez pas de voir de fois à autre un certain instinct et désir secret de mourir et d’être fidèle à tout ce que la Providence vous fournira de moment en moment, ce qui vous soutiendra un peu. Car il est très vrai qu’aussitôt que cette oraison de repos et de quiétude commence en une âme, comme c’est un don surnaturel et un commencement d’amour divin, il met en l’âme un soin et une vigilance qui va toujours croissant pour la pratique et pour l’effet, mais cela en repos et abandon. Et comme cette grâce est très grande et le commencement de très grandes miséricordes de Dieu, aussi ne la donne-t-Il que pour purifier et dépouiller et faire mourir l’âme à tout, pour insensiblement et peu à peu S’insinuer et Se glisser dans son cœur afin d’être le Principe de sa vie.
4. Il est vrai qu’à moins que la Providence ne fournisse quelqu’un qui soutienne de temps en temps et qui assure l’âme par l’ordre de Dieu, cette oraison est très pénible, à cause qu’elle est très éloignée de la manière ordinaire, qui ne va que par le particulier et le spécifique et qui voit toujours son travail entre ses mains ; mais ici l’âme n’ayant que son repos et son abandon en tout et partout, cet amour secret que nous avons dit, va remédier aux défauts particuliers par la racine et sans que l’âme s’en aperçoive distinctement, comme ferait un jardinier, lequel voulant se défaire de quelques mauvais arbres, ne se mettrait pas en travail pour l’ébrancher branche la branche, mais arracherait la racine dont elles tirent leur vie.
[204] Ceux qui sont dans la méditation font autrement, car ils s’appliquent et le doivent à chaque imperfection en particulier et jusqu’à ce que Dieu leur dit, par une bonté infinie, voyant leur travail et leur confiance : « Ami, montez plus haut52 », c’est-à-dire qu’Il leur donne de cet amour qui commence le degré de repos et de quiétude.
5. Et afin de mieux comprendre l’effet de cette oraison et le dessein de Dieu en la donnant, on peut se servir de cette comparaison pour exprimer admirablement bien ce degré d’oraison : savoir que la quiétude et le repos est semblable à des ouvriers qui jettent en moules et qui font diverses figures de métal ; ils le mettent sur le feu pour le fondre et peu à peu, par l’excès de la chaleur, il perd toute figure et est rendu indifférent à tout, pour ainsi dire, étant entièrement fondu ; et jusque-là il n’est pas propre à être mis en œuvre dans les moules ; mais dès qu’il l’est, ils en font facilement telles figures qu’ils veulent. Ainsi Dieu ayant, par les pratiques et les degrés où l’âme a commencé de se donner à Dieu, disposé toutes choses, Il lui donne l’oraison de repos, de paix et de quiétude, laquelle augmentant peu à peu, fait naître en l’âme un amour qui insensiblement aussi s’augmente peu à peu, et qui avec beaucoup de patience fond et dissout toutes les passions, les inclinations et les attaches, les desseins, les prétentions, et généralement la met dans une sainte indifférence à tout, pour être haut et bas, d’une manière ou d’une autre, belle ou laide, petite ou grande, et enfin sans inclination [205] à quoi que ce soit, sinon au bon plaisir de l’ouvrier : car jusqu’à ce que l’âme en soit là, aussi bien que de métal fondu et sans figure particulière, elle n’est pas propre à être formée de Dieu pour ce dessein.
6. D’où vient qu’il est de grande conséquence d’être fidèle en ce degré de repos et de quiétude ; autrement, l’âme y demeurerait incessamment sans passer outre, ce qui arrive à quantité de personnes, lesquelles sont fort sensibles sur elles-mêmes, et ainsi craignent de se perdre, de se faire mal, et de se laisser exercer à Dieu et aux créatures.
N’est-il pas vrai que plus un ouvrier met de feu et plus le feu est ardent, plus tôt aussi son métal est fondu et plus tôt est-il prêt à être mis en œuvre magnifiquement ? Il en arrive autant à l’âme. Plus Dieu dans ce degré de repos l’exerce par les sécheresses, insensibilités, peines et abandon, y ajoutant les persécutions et les humiliations, qui sont comme un feu dévorant et très puissant, plus tôt aussi l’âme, par la paix et le repos qu’elle garde fidèlement, meurt à elle-même et devient capable d’une nouvelle vie.
7. Il faut remarquer que ce repos et cette quiétude a plusieurs degrés qui vont toujours s’augmentant par la fidélité de l’âme, parcourant en quelque sorte toutes ses parties. Au commencement, il est sensible et on le goûte fort bien et avec joie ; peu à peu, ce repos sensible devient plus spirituel et insensiblement il se spiritualise encore, jusqu’à ce qu’enfin il arrive au plus pur sommet de l’esprit et dans le plus pur de la volonté, se dilatant à mesure qu’il se spiritualise, c’est-à-dire qu’il devient plus fort et plus étendu, [206] étant autant dans la sécheresse, dans les croix et dans toutes les actions qui sont dans l’ordre de Dieu que dans la solitude, parce que, perdant le sensible, l’âme devient plus forte et plus capable de ce repos et de cette quiétude vraiment mâle et raisonnable, dont peu d’âmes sont capables ; à moins qu’elles ne soient d’un esprit fort et généreux, pour peu à peu se laisser déprendre du sensible afin d’entrer dans le pur raisonnable où les opérations divines sont dans leur siège.
8. Une des choses les plus à observer dans ce degré et dans la suite, c’est touchant les défauts que l’on commet, d’autant que selon le sentiment des personnes qui n’ont pas d’expérience, il leur semble que l’on veuille que les âmes soient impeccables et sans défauts, aussitôt que l’on parle d’oraison surnaturelle. Cela n’est nullement vrai : car jusqu’à la consommation parfaite, on doit porter la véritable humiliation de sa propre corruption, qui s’échappe de fois à autre selon les diverses occurrences. Ce que l’âme doit faire en ce degré est de se supporter humblement soi-même et de ne pas se laisser aller au découragement ; et si la faute a été de quelque conséquence, de suite et de durée, il faut tâcher de se remettre doucement et humblement dans son train ordinaire d’oraison et de pratiques, attendant là humblement la purification de sa faute et d’être remise dans les bonnes grâces de Dieu, prenant garde de ne se pas multiplier en actes par inquiétude et empressement, se voyant déchue et salie, mais plutôt de se retourner par une disposition humblement humiliée vers Dieu son principe, portant dans son cœur un amour filial et de confiance, comme vers son [207] Père, qui entend la disposition intérieure du cœur criant à Lui dans le silence amoureux, quoique desséché et terrassé par le ressouvenir inquiet de sa faute. Et au cas que les fautes que l’on a commises aient éloigné l’âme d’une telle manière qu’il semble que Dieu ne l’entende pas et qu’Il se soit retiré bien loin, ce qui arrive quand les fautes sont un peu fortes et de durée, il faut s’armer de patience dans son retour amoureux en silence sec et aride, attendant, nonobstant tout ce qui s’élève dans le cœur, que Dieu revienne ; et quelquefois il sera long temps, ce qui humilie et terrasse beaucoup l’âme. Mais il n’importe, car toutes ses fautes que l’on commet servent pour beaucoup pourvu que l’on y remédie de la manière que je viens de dire.
9. Et ceci est une des choses les plus à remarquer qui se rencontre dans la voie d’oraison, et en quoi l’on tombe plus ordinairement, parce que nous portons ce fond de corruption dont j’ai parlé et qu’il peut faire de méchantes productions jusqu’à la fin de la vie. Le tout est de bien savoir de quelle manière il s’en faut garder et y remédier selon le degré d’oraison où l’on est, faute de quoi les âmes peuvent extrêmement perdre, soit en abandonnant leur oraison soit aussi en n’entrant pas dans les desseins de Dieu, qui permet ces chutes pour servir de bain à l’âme et pour la purifier de son orgueil et de sa suffisance, lui découvrant, à mesure que la grâce de son oraison s’augmente, le fond infini de corruption qui est en elle et qui la rend capable de tous péchés ; ce qui fait que ceux qui n’ont pas d’expérience de ces grâces et de ces dons d’oraison, [208] se trompent fort, en faisant peur et épouvantant les simples, disant que de marcher par ces voies, c’est se mettre en péril d’orgueil et de vanité. Ils disent vrai quand on s’y met de soi-même et sans vocation ; mais quand elle est véritable, tant s’en faut que c’est le vrai et unique moyen de découvrir par la lumière de l’amour un sujet infini d’humiliation en se voyant tel que l’on est.
10. Il faut remarquer que, quoique l’âme fasse des chutes en ce degré, elles sont bien moins fréquentes de volonté que dans les degrés passés ; et de plus, comme il y a plus de lumière et d’amour, l’âme se relève bien plus facilement, voyant ces chutes et sentant très sensiblement quand il y a quelque chose qui n’est pas dans l’ordre : c’est un os démis de sa place qui ne cessera de faire mal jusqu’à ce qu’il soit remis en sa place.
11. Il est de grande conséquence d’être fort fidèle à la lumière qui vient par l’expérience de ses défauts, spécialement en ce degré, car on ne saurait croire, si on ne l’expérimente, combien l’amour, la lumière et le repos s’augmentent quand on sait faire usage comme il faut de ses défauts, et s’en corriger avec fidélité dans la même disposition. C’est comme un jeune ouvrier qui apprend à travailler : il fait beaucoup de choses mal à propos dans l’intention d’apprendre et à la fin il devient savant et maître. On ne saurait assez inculquer, et l’âme ne peut suffisamment apprendre à moins d’expérience, ce qui sera un peu plus tard, combien il lui est important dans ce degré de quiétude et de repos, de se recueillir doucement mais vivement pour combattre ses défauts et se [209] persécuter soi-même, usant pour cet effet de l’avantage qu’elle a en son degré d’oraison, dans laquelle, comme j’ai dit, il lui est donné un instinct continuel de se reformer et de se conformer aux véritables inclinations de Dieu dans son état et sa condition, selon le mouvement qu’elle en porte dans son cœur, autant qu’elle est fidèle à l’oraison et à cultiver la grâce qui lui est donnée.
12. Il ne faut pas s’imaginer, comme quelques personnes sans expérience croient, que cette oraison de repos soit une fainéantise stupide qui se nourrit de son secret amour propre : c’est tout le contraire en vérité, car plus l’âme tombe dans le repos et la quiétude, plus elle est affamée de Dieu et réveillée en l’intime d’elle-même pour travailler à sa perfection, conformément à ces paroles du Cantique53 ou l’épouse dit d’elle-même qu’elle dort à la vérité, mais que son cœur veille, ce repos étant un véritable réveil, qui ne cesse que ce cœur ne contente le cœur de Dieu par sa pureté et par sa fidélité.
1. On m’avait déjà parlé de vos croix, qui ne m’étonnent pas beaucoup ; d’autant que ce doit être votre principale nourriture en l’état où est votre âme : et la divine providence [210], qui soigne54 toujours à notre avantage, et à notre perfection, n’a garde de vous laisser longtemps sans vous en redonner, à moins que votre intérieur ne déchoie, de manière qu’il ne soit plus en état d’aller où Dieu le désire ; quand l’intérieur diminue, Dieu diminue aussi le nombre et la pesanteur des croix, afin qu’en se proportionnant doucement à la faiblesse de la créature, il la relève insensiblement. Mais quand elles [sujet pluriel : les croix] marchent de pas égal, Dieu va toujours continuant, et souvent augmentant les croix ; de manière que l’une ne finit pas plutôt [sic], qu’une autre succède : ainsi il se fait une suite de croix, lesquelles étant portées en abandon et en perte, font et causent la pureté de l’intérieur.
Je dis abandon et perte, pour marquer que qui veut faire tout l’usage des croix que Dieu demande, ne doit pas seulement se contenter de les porter en patience, mais encore passer par elles à la perte de l’âme propre, ce qui s’effectue par toute sorte de croix, par le renversement des sens, et même encore par les défauts que causent telles croix ; de plus par l’incertitude où tout cela met les âmes, qui va très souvent jusqu’à effacer les idées saintes qui restent en elles de repos et d’Oraison, et, qui plus est, les traces de Dieu.
2. Ne soyez donc pas comme plusieurs âmes qui croient tout gâté et perdu quand les croix [se] succèdent les unes aux autres, à cause qu’elles perdent un certain repos intérieur, et se trouvent comme égarées et perdues dans la seule providence de Dieu, sans pouvoir se recouvrer, ni être secourues des créatures. Ce qui est leur bien en cette rencontre, leur paraît [211] un malheur ; et elles se trompent. Elles n’ont qu’à se laisser conduire à Dieu quoique ce soit par une manière qui leur soit inconnue : il fait par une adresse incroyable faire élever des tempêtes, et faire perdre toutes voies et tout [tous ?] secours, afin d’ôter à l’âme toute aide et tout appui humain ; et de cette sorte lui insinuer le divin, autant qu’elle sait se laisser perdre sans vue, sans assurance et sans appui ; et c’est par là que l’on a toute assurance et tout appui, non en soi, mais en Dieu, qui ne laisse jamais pour un moment seulement les âmes véritablement désireuses de leur perfection.
3. Je dis plus : elles ne peuvent avoir de plus sensible marque de la jouissance actuelle de la divine présence, et de l’opération amoureuse de Dieu sur elles, que de se voir dans les croix et par les croix bouleversées, et en état de se perdre soi-même ; pourvu qu’elles s’abandonnent et se laissent aller dans le plus fort des croix, et dans la succession des croix, comme l’on verrait une personne dans une eau rapide, qui ne prétendrait autre bonheur que de se noyer et d’être perdue : elle n’aurait qu’à se laisser aller sans se tenir à rien pour arriver promptement à la fin de ses désirs55.
4. Croyez-vous que Dieu vous ait donné l’Oraison de simplicité et de repos pour en jouir en vous-même ; ou plutôt pour jouir par son moyen de vous-même et des créatures ? Non certainement : tout ce que Dieu vous a donné jusqu’ici, n’a été que pour vous disposer à vous perdre, et à perdre toutes choses, les spirituelles aussi bien que les temporelles ; et cela par la suite des croix que la main industrieuse de Dieu vous fournira avec une sagesse admirable. [212]
5. Laissez-vous donc au nom de Dieu en la main de sa divine providence, pour recevoir de moment en moment toutes les croix qu’elle vous enverra, quelles qu’elles soient et de quelque part qu’elles viennent, soit de Dieu ou des créatures ou de vous-même. Tout est égal en sa main, et tout vient de Dieu même en l’état où vous êtes ; supposé [sic (adv.)] que votre âme demeure en abandon sans réflexion non seulement pour les croix, mais encore pour la suite des croix.
J’entends fort bien tout ce que vous me voulez dire touchant vos croix et celle qui vous est survenue qui vous peut causer grande incommodité. Je vous le dis encore, laissez-vous, et vous abandonnez [et abandonnez-vous] ; car la sagesse divine sait, voit, et fait tout ce qu’il faut.
6. Et pour vous convaincre de cette divine vérité, faites réflexion sur les belles paroles de l’Évangile par lesquelles Notre-Seigneur en instruit profondément une âme, où il dit56 un cheveu ne tombera pas de votre tête sans mon ordre, ni une feuille d’un arbre. Il dit un cheveu de la tête, comme étant la moindre chose, et la plus petite de nous-mêmes : il dit une feuille d’arbre comme étant la moindre de ce qui est au-dehors de nous : pour nous montrer qu’il n’y a rien, quelque petit qu’il soit au-dedans ou au-dehors de nous, qui arrive sans une actuelle application de sa Sagesse divine pour le régler à une fin éminente de notre perfection et de notre bonheur.
7. Par toutes ces vérités vous devez comprendre qu’il faut être fort fidèle à vous laisser traiter par la divine Sagesse comme elle voudra, demeurant dans les croix, en la manière [213] qui lui sera la plus agréable, qui sera toujours celle que vous ne choisiriez pas, et par conséquent qui vous sera plus utile, et plus propre à vous faire mourir.
Ne vous étonnez pas des défauts que vous commettez dans ces croix ; ils en font partie : et ainsi le renversement, l’incertitude, la divagation sont des effets des croix, qui produisent l’effet général que je vous ai dit, supposé que vous les portiez en perte et d’abandon ; même les craintes de perdre votre Oraison, votre perfection et même votre salut, et enfin tout ce que vous avez autrefois désiré et recherché.
8. Car remarquez bien que je vous parle à présent des croix qui viennent quand l’âme commence d’être en Dieu, et tout le temps qu’elle y avance. Où il faut remarquer qu’il y a diverses croix selon les divers états où l’âme est. Quand elle n’a pas encore trouvé Dieu, elle fait usage des croix qui lui arrivent par des pratiques ou dispositions de patience, en purifiant son intention, et ornant son âme de mille dispositions intérieures selon le mouvement de la grâce et l’abondance de sa ferveur. Mais quand l’âme a commencé à trouver Dieu, pour lors l’usage des croix change ; et comme Dieu par sa présence dénue du créé pour se communiquer plus amplement, aussi prétend-il dénuer par les croix et les donne pour cela pour perdre peu à peu l’âme, et l’état avançant, les croix doivent perdre l’âme de plus en plus, jusqu’à ce qu’enfin elle puisse soutenir Dieu tout nu [ms., nud]. Alors elle devient capable de demeurer attachée à la croix quelle qu’elle soit, n’y prétendant que de se perdre purement. [214]
Vous n’avez donc qu’à continuer doucement votre simple état et faire pour ainsi dire au jour la journée ce que Dieu vous présentera, en continuant votre solitude et votre Oraison selon que vous serez [sic], et faisant vos Communions et le reste de vos exercices en cet état et en nu abandon.
9. Vous ne devez jamais oublier, mais plutôt vous devez incessamment avoir en votre esprit une vérité, laquelle est si générale que jamais il ne se peut trouver un moment en la vie qu’elle ne se doive mettre en exécution. C’est que Dieu tout lui-même s’applique à chaque âme selon toute sa bonté et sa sagesse divine, pour s’y donner et s’y communiquer, non seulement selon tout son besoin, mais encore selon toute la perfection de son idée éternelle sur chaque âme. Ce qui est cause qu’il n’y a point de moment en la vie, qu’une âme où Dieu commence de se communiquer lui-même, ne doive infiniment priser et recevoir avec respect, quelque crucifiant qu’il soit, sans vouloir ni oser en changer rien du tout ; d’autant que tout ce que Dieu fait en chaque moment, toutes les croix qui arrivent, toutes les peines, toutes les rencontres fâcheuses intérieures ou extérieures, toutes choses enfin portent un caractère divin de la Sagesse éternelle si beau, que qui le verrait en serait ravi et charmé : d’autant que l’on y découvrirait les beautés du dessein éternel sur l’âme conjointement avec la merveilleuse exécution de la main de Dieu par toutes ces choses actuelles ; ce que personne presque ne peut ou ne veut soutenir, voulant toujours y mêler leurs mains grossières, pour ajuster ou pour changer quelque cho [215] se à ce qui nous arrive. Cependant c’est salir ses traces de la main de Dieu.
10. C’est pourquoi quand une âme devient une bonne fois éclairée de ce divin Mystère, elle traite avec tant de respect tout ce qui lui arrive généralement, qu’elle ne voit rien de mieux que cela même, pour la rendre plus belle et agréable à sa divine Majesté : de sorte qu’elle se tient exposée pour recevoir par les croix et par le reste qui lui arrive, les coups de pinceau qui travaillent à sa beauté et à sa perfection ; de la même manière qu’un tableau qui serait exposé à la main d’un habile peintre qui lui applique les diverses couleurs jusqu’à ce qu’enfin il ait fini et perfectionné son ouvrage.
11. Sachez donc que c’est véritablement salir les traits de Dieu, et diminuer les beautés de l’opération de sa divine Sagesse, que de mêler pour peu que ce soit notre propre opération, pour changer ou pour diminuer les croix, et généralement tout ce qui nous arrive, soit au-dedans, soit au-dehors, sous quelque prétexte que ce puisse être.
Je dis sous quelque prétexte que ce soit, parce que souvent les âmes n’étouffant pas toutes leurs lumières naturelles, trouvent que ce qui leur arrive, soit intérieurement ou extérieurement, les défigure tellement à leurs yeux, qu’elles sont incessamment en action pour y remédier par une bonne intention. Ainsi la Sagesse divine travaille toujours de son côté, et la nature avec ses lumières propres tâche incessamment de s’y opposer ; et ainsi elles [i.e. les âmes] consument leur vie à ne rien faire de parfait, mais à toujours mélanger : puisqu’il [ms., puis qu’il] est véritable et un principe très assuré que la pureté et la beauté divine se rencontre [se rencontrent] autant [216] en une âme que l’opération de Dieu y demeure seule pour y travailler à son aise, et y achever magnifiquement l’ouvrage d’un Dieu, non pas par les choses que nous nous imaginons devoir être extraordinaires, mais par toutes les croix, les contradictions, les peines, les renversements, et généralement par tout ce qui nous arrive de moment en moment, soit au-dedans soit au-dehors, cela seul étant l’opération magnifique d’un Dieu.
12. D’où il faut remarquer que l’on ne vient bien en état de faire un plein usage de tout ceci que lorsque l’âme commence de s’approcher de Dieu : car pour lors elle devient capable de son opération et ainsi de trouver par la pratique ces vérités. Les âmes qui commencent d’être à Dieu bonnement, en peuvent faire usage en saintes intentions, comme j’ai dit ; mais il est vrai qu’elles ne trouvent pas que leurs forces soient suffisantes ni leurs cœurs assez grands pour digérer les croix et le reste de la manière susdite. Mais pour les âmes qui ont commencé de trouver Dieu, tout leur bonheur ou tout leur malheur est en ceci : car il est vrai que demeurant dans son repos, son abandon et sa perte, sans faire beaucoup comme l’on voudrait ordinairement, mais se laissant seulement aller et manier au gré de la Sagesse divine selon son bon plaisir, l’on fait plus en une année, que souvent en vingt ans, quoi qu’il ne paraisse pas à l’âme qu’elle avance, mais plutôt qu’elle recule.
Quoique que je vous laisse de grand cœur en la main de Dieu, pour être comme il veut et où il veut, je ne laisse pas en sa volonté de désirer que vous fussiez [sic (fassiez ? fissiez ?)] ceci, d’autant qu’on se [217] parle plus utilement de vive voix que par écrit. Il faut cependant se contenter de ce que Dieu désire. Donnez-moi part à vos saintes prières et me croyez [et croyez-moi] tout à vous. 1673.
1. Je suis bien aise de vous dire mes petites lumières sur votre état présent, qui me semble dans la vérité, et comme vous devez être selon la suite des opérations de Dieu dans votre âme. Quand l’âme approche du néant, son mouvement est toujours une faim, laquelle doit toujours s’augmenter, plus l’âme avance dans le néant. Cette faim est une véritable touche de Dieu dans le centre de notre âme, laquelle la touche toujours par amour, sans que l’âme y puisse apercevoir de connaissance et de lumière qui lui explique [expliquent] ce que c’est que cette touche.
C’est ce qui a donné tant de peines aux personnes éclairées sur l’intérieur, et même ce qui a causé de l’embarras à ceux qui sont non seulement éclairés mais encore savants, les uns voulant que cette touche d’amour et cette faim dans le fond de l’âme, fussent entièrement sans lumière, et qu’ainsi Dieu en cette opération agit seulement par amour, et meut ainsi l’âme sans connaissance préalable : [218] les autres au contraire ne pouvant comprendre que l’amour fût le guide de l’âme sans connaissance, (appuyés sur cette maxime, qu’on ne peut aimer sans connaître,) soutiennent qu’assurément il y a de la connaissance qui prévient l’amour : de manière que cela a fait de la peine jusqu’à présent, sans que ce différend se soit absolument ajusté57 ce qui est cependant fort facile, quand on a un degré suffisant d’expérience.
2. Et jusqu’à ce que l’on ait acquis cette expérience, on est convaincu facilement qu’il n’y a que de l’amour ; d’autant qu’on ne sent et qu’on n’expérimente cet amour que comme une certaine faim générale sans distinction, qui touchant le plus vif du fond de l’âme, l’affame et la met en désir de Dieu, que l’âme ne saurait aborder qu’en défaillant et se laissant anéantir ; de manière que cette faim n’étant rien qu’elle puisse apercevoir, il lui paraît de n’avoir point [sic] de connaissance, mais seulement d’être affamée et désireuse d’un je-ne-sais-quoi, pour lequel posséder elle fait tout ce qu’elle peut afin de s’anéantir : mais dans la suite, à mesure que cette faim s’augmente, et que ce désir devient plus fort, il devient plus amoureux, et prend plus sa qualité d’amour ; et ainsi l’âme y discerne davantage la connaissance. Ce n’est pas qu’à la vérité, il n’y en ait dès le commencement de cette touche ; mais elle est si imperceptible un long temps, que l’on ne sent pas sa faim, sans connaître ce qu’on désire, et à quoi l’on tend : mais à mesure qu’elle augmente, comme je viens de dire, et qu’elle devient plus en qualité d’amour, la connaissance aussi se manifeste davantage. [219]
3. Les personnes qui ne sont pas encore suffisamment avancées en cette touche divine soutiennent, selon leur expérience, qu’il n’y a point de lumière, et que c’est l’amour seul qui prévient et conduit, et qui est le principe de la lumière. Ils [ou : elles, i.e. : les personnes] soutiennent leur opinion et ont raison, parce qu’ils [ou : elles] ne voient pas davantage. Mais quand cette faim amoureuse est devenue en état de faire paraître et manifester la lumière, ils [ou : elles] voient bien qu’il faut changer d’opinion, et qu’assurément la lumière y était, quoiqu’ils [ou : quoiqu’elles] ne la vissent pas ; et ainsi ils [ou : elles] sont convaincu [e] s que cette faim et cette touche divine est [sic (sont ?)] vraiment lumière et amour, ou pour mieux exprimer, une lumière amoureusement divine.
4. Et de cette manière tout ce différend se calme et s’ajuste. Car les savants sans expérience ont raison de ne pas comprendre que l’amour opère sans lumière : et les autres aussi ont raison de dire qu’il le fait, parce qu’ils n’en ont pas et n’en peuvent pas encore avoir l’expérience ; mais dans la suite quand elle leur est donnée, ils découvrent clairement qu’il n’y a point d’amour qui ne soit lumineux, ni de lumière divine qui ne soit amoureuse, mais non pas en la manière que savent et en discourent les savants sans amour Divin.
Presque sans y penser nous parlons d’une profonde Théologie ; mais qui n’est pas inutile : puisqu’il est certain que c’est ce qui donne de la peine, quand Dieu par amour commence à opérer en une âme, ne se pouvant comprendre facilement, que son opération soit vraie et efficace, n’étant pas fort lumineuse un très long temps.
5. Mais il faut remarquer que la lumière de [220] cet amour est le néant, et la tendance au néant ; et qu’ainsi dès que cette faim et cette touche commence [sic (commencent ?)] en l’âme, ce désir de néant et de n’être rien commence à paraître ; et aussi ce néant va de pas égal avec la faim intérieure, étant aussi inconnu que l’est cette faim. Car il faut remarquer qu’un très long temps cette faim est seulement expérimentée sans aucune distinction, prenant et agitant l’âme tantôt d’une sorte tantôt d’une autre, pour lui faire désirer Dieu avec quelque anxiété, à cause de la rouille de ses imperfections et de ses mauvaises habitudes : mais dans la suite quand cette faim a beaucoup excité l’âme, et que par son moyen elle a fait un accroissement suffisant en mourant à soi-même, elle se calme et s’ajuste davantage à l’ordre divin ; et ainsi elle tombe plus facilement dans son néant, qui est toujours le terme de tous les mouvements de l’âme par sa faim.
6. Il faut donc que vous remarquiez les mouvements successifs de ces deux dispositions qui sont toujours enchaînées l’une avec l’autre, afin que vous vous laissiez en liberté dans l’une ou dans l’autre, et ensuite souvent dans toutes deux en un même temps, afin de ne vous pas embarrasser.
La faim donc de Dieu est vraiment la touche intérieure de sa divine Majesté, qui agitant incessamment l’âme, l’incline peu à peu au néant : et il n’y a qu’à se laisser pénétrer doucement et humblement de cette faim et de ce désir de Dieu. Mais comme au commencement, et un très long temps, cette faim rencontre quantité d’imperfections, elle jette l’âme dans plusieurs incertitudes et peines, et ainsi [221] elle cause grande agitation : comme nous voyons que du bois vert jeté dans le feu pétille et fait grand bruit ; mais ensuite quand le feu est devenu le maître, il se tranquillise. De la même manière en est-il en l’âme du désir et de la faim de Dieu : elle est pénible au commencement ; mais peu à peu l’âme s’abandonnant et se perdant insensiblement, elle se tranquillise, et par là fait naître l’inclination du néant : lequel aussi en son commencement est turbulent ; mais à la suite se tranquillise de la même manière.
Et ainsi quand votre âme se trouve en la faim de Dieu, et dans le désir amoureux de sa divine Majesté, laissez-la doucement se repaître de cette faim le temps que cela dure : quand au contraire cette faim s’évanouit, et que l’inclination et la pente au néant en prend [en prennent] la place, laissez-vous-y aller aussi fidèlement.
7. Mais remarquez que quand votre âme est dans le désir et la faim de Dieu, elle est portée à la solitude et au repos intérieur : et quand au contraire le néant prend sa place, elle devient comme multipliée, à cause de l’inclination à mourir à toutes les choses qui l’anéantissent par la providence de son état. Mais en toutes ces diversités, il faut tâcher qu’il n’y en ait point dans la paix et l’abandon, se laissant humblement et doucement agiter par l’un et l’autre de ces états, qui se tiennent la main, et qui sont le principe l’un de l’autre ; et dans la suite plus le néant continue, quoiqu’il ne soit pas si plein de goût et d’assurance, il ne faut pas laisser de s’y laisser entièrement selon l’ordre de Dieu ; d’autant qu’il augmente extrêmement la faim et le désir, et qu’à la suite [222] même ils n’ont leur perfection que par le néant. C’est pourquoi plus ce néant est dénué, incertain, et perdu en soi, plus l’âme y devient affamée et désireuse de Dieu, et ensuite amoureuse de sa divine Majesté : ainsi quand l’âme est fort fidèle de soutenir le néant, et de le suivre en tous les précipices, où il la mène, il lui apprend insensiblement une science d’amour qui surprend admirablement l’âme. Car se croyant toute perdue, et se perdant dans le néant et par le néant, en vide et en perte de tout, aussi bien de Dieu que de soi-même, elle souffre des peines et des incertitudes extrêmes qui l’agitent d’un million de craintes de sa perte, et de sa ruine pour Dieu : et cependant plus cela est, plus le bonheur est grand dans la vérité : parce que plus ces choses sont, et sont fortes, plus l’âme tombe dans le vrai rien et le vrai néant, et ainsi elle y est purifiée et d’un plus pur amour ; amour qui n’en manifeste les qualités qu’à ceux qui savent ce que c’est que d’aimer dans le néant et par le néant d’eux-mêmes : car pour les autres qui ne connaissent d’amour que celui qui est en ferveur et en mouvement sensiblement amoureux, elles sont fort embarrassées, n’y voyant rien que perte, qui les dégoûte extrêmement, et qui les jette dans de grandes perplexités et incertitudes. Mais pour celles qui savent le prix de l’amour qui se trouve dans la perte et le néant de soi ; elles s’estiment heureuses, plus elles ont d’occasions, et souffrent de peines qui les anéantissent, et qui leur font porter les convulsions et les peines du néant. C’est pourquoi elles reçoivent avec reconnaissance les mouvements amoureux et les désirs que Dieu leur fait expérimenter [223] dans leur faim de Dieu ; mais pour l’expérience du néant et de ses suites, c’est leur demeure solide et le moyen véritable, dont elles sont certaines, pour jouir de Dieu et remplir ses desseins éternels : si bien que plus il y a de néants [pluriel], quels qu’ils soient, plus elles s’estiment heureuses, et y demeurent volontiers, sans appéter ni désirer autre chose qui les assure.
C’est pourquoi vous ferez très bien de vous y laisser avec fidélité ; et vous verrez par expérience que non seulement tout ce qui sera intérieur, mais même l’extérieur travaillera de la bonne manière pour mettre en vous ce que Dieu y désire mettre, et pour y opérer le néant, pourvu que vous soyez fidèle à y demeurer en disposition de néant, et en abandon.
8. Pour ce qui est des défauts, il n’y a point de creuset plus propre pour purifier une âme, et la défaire peu à peu de ses défauts en la manière de Dieu, que celui du néant, comme je vous le viens d’exprimer. Car quoique l’âme n’ait pas toujours les images et les idées de ses défauts pour les combattre ; cependant sa demeure constante en ce néant la purifie peu à peu, comme l’or dans la fournaise, allant fureter partout, et découvrant des défauts en toutes choses, où elle n’en aurait jamais pensé ; dans ses paroles, dans ses actions, dans sa manière d’agir, dans son état, dans ses habits, et en toutes choses généralement, ayant en ce néant des yeux de lynx, pour chercher et pour voir un million de choses que les autres personnes ne peuvent pas voir, à moins que [ce soit] par la même lumière.
Il n’y a rien qui délivre le cœur des tristesses, [224] comme le néant ; par la raison que ce néant rendant le cœur indifférent à toutes choses, il ne peut s’attrister de rien ; et de plus qu’étant véritablement le siège de Dieu, il donne secrètement une certaine joie à l’âme qui lui fait bien ressentir son plaisir en toutes choses qui sont selon son ordre. C’est pourquoi tout ce que vous me dites sur cet article est vraiment de l’ordre de Dieu, et comme il faut que cela soit.
9. Il est constant que la grâce du néant, et par conséquent de la demeure de Dieu dans l’âme, la rend si délicate au fait du goût des choses, qu’à moins qu’elle n’y trouve Dieu, elle n’y peut pas trouver de plaisir : mais encore sa mémoire ne peut pas s’en ressouvenir ; c’est pourquoi dans la suite ce défaut de mémoire dans les affaires embarrasse, jusqu’à ce que l’âme soit beaucoup purifiée, et qu’elle [cette mémoire] lui soit redonnée.
10. Cet éloignement que votre âme expérimente des Mystères, et spécialement de la Communion, est bon et de Dieu au degré où vous êtes : car le néant et la faim de Dieu doivent présentement vider votre âme, et non pas la remplir ; autrement son remplissement serait peu de chose. C’est pourquoi ce vide en la Communion et dans l’applications aux Mystères, cette incapacité, à ce qui vous paraît, de les pénétrer, ce non-goût que vous y trouvez, [tout cela] est y trouver beaucoup en voie et en manière du néant ; et ainsi au lieu que cela vous détourne, cela doit animer votre course pour y tendre, et pour vous en occuper. Est-ce un signe qu’un voyageur, qui marche toujours en pays nouveau sans voir ni apercevoir [225] encore le lieu où il tend, n’avance pas, et qu’il ne chemine pas ? Non ; c’est bien un signe qu’il n’y est pas arrivé ; mais aussi c’est une marque qu’il marche toujours, et qu’il arrivera. Par là vous voyez que vous ne devez pas cesser votre inclination aux Mystères, et spécialement à celui de la Communion, quoique vous vous y voyiez pauvre et dénuée ; ceci étant tout ce qu’il vous faut.
11. Il est très véritable que le fond et le terme du néant est [sont] Jésus-Christ, non seulement pour la gloire, mais encore pour cette vie présente ; et qu’une âme qui peu à peu est fidèle à cette divine grâce, non seulement reçoit grâce pour tendre à Jésus-Christ, mais pour le trouver en tout, agissant en agissant, souffrant en souffrant, conversant en conversant ; et ainsi de tout le reste de nos états qui en sont le principe par diverses providences. Je ne doute pas assurément qu’étant fidèle à poursuivre cet heureux néant selon la conduite de l’Esprit de Dieu, vous ne manquerez point, s’il plaît à Dieu, de trouver Jésus-Christ, qui étant ainsi trouvé surprend tellement l’âme, qu’elle n’aurait jamais cru que les choses où il est, et par lesquelles il se trouve, eussent été telles ; toutes choses contribuant à cela, aussi bien nos défauts que tout le reste des autres rencontres de la vie. Car depuis l’Incarnation, Jésus-Christ a été tellement mêlé parmi toutes les créatures et les providences, qu’il naît d’elles et par elles d’une façon que la seule expérience peut dire. C’est pourquoi je vous y renvoie, afin d’être bien constante à l’y voir par la foi ; et vous verrez qu’y mourant avec fidélité, Jésus-Christ paraîtra dans la [226] suite comme vous voyez que les fleurs paraissent dans les parterres, où auparavant il ne paraissait rien. Mais de vous dire le Quomodo, (le comment) [parenthèse de Bertot], hors le néant qui infailliblement en est la source et le principe, cela ne se peut ; non plus que de vous pouvoir exprimer comment le Verbe divin s’est uni, et a divinisé l’Humanité [H maj.] sacrée, et toutes ses actions. Ce sont des choses dont la beauté est admirable dans l’expérience, et dont l’expérience est infiniment lumineuse ; mais qui cependant par une bonté cache tous ses éclats et ses brillants dans la mort et dans le néant qui en sont la source. Et c’est là proprement l’explication de ces belles paroles toutes prophétiques de Job [italiques], parlant de la divine Sagesse, et en disant des merveilles ; par comparaison, qu’on ne la peut pas comparer à l’or et aux pierres précieuses, et au reste que le passage dit : où après s’être efforcé en sa lumière d’exprimer ce qu’elle n’est pas, il l’exprime cependant par ces paroles ; la mort58 et la perte de soi-même ont entendu des nouvelles de sa renommée. Ce qui explique admirablement bien que dans la vérité on ne peut exprimer les beautés et la manière admirable avec laquelle la Sagesse divine se communique en cette vie.
12. Il est certain que le procédé de Dieu, pour conduire à Jésus-Christ, et à le trouver de la manière que [sic] nous venons de parler, est de réveiller beaucoup la foi vers sa Divinité, la faisant trouver fort présente à tous les besoins de la vie ; de manière que chaque besoin selon l’état, est une ouverture pour l’écoulement de Dieu afin de remplir ce besoin. Et [227] c’est ce que voient très clairement les âmes où Dieu veut habiter spécialement ; c’est pourquoi elles sont plus assurées du secours de Dieu selon leur abandon, que de toutes les espérances temporelles qu’elles pourraient avoir. Et c’est par ce moyen que vraiment Dieu se communique lui-même en la créature, et par lequel aussi l’âme découvre que la créature n’est vraiment qu’un même écoulement de ce Dieu de bonté ; ce qui met un calme merveilleux en l’âme, avec une joie telle que tous les hommes de la terre, à moins qu’ils ne participent à cette foi et à ce don, ne peuvent jamais acquérir par toutes les richesses, et par toutes les assurances temporelles qu’ils se peuvent procurer. Cette foi qui leur communique et qui leur fait trouver Dieu si à point nommé dans tous leurs besoins, trouve un plaisir merveilleux dans ces belles paroles de Jésus-Christ59, un cheveu de votre tête, ni une feuille d’arbre ne tombera pas sans votre Père, d’autant qu’il a incessamment soin de vous. Et quand les âmes par cette fidèle pratique en foi, se sont beaucoup remplies de Dieu, elles se trouvent si ajusté et si plein [(sic) : si ajustées et si pleines] de bonté, que vraiment tous leurs besoins tels qu’ils soient [(sic ?) : quels qu’ils soient (?)], depuis le moindre jusqu’aux plus grands, leur deviennent des marques du secours, et de l’écoulement de Dieu pour les remplir et les secourir ; et par là non seulement elles acquièrent une vue continuelle de Dieu ; mais encore elles le trouvent si intimement présent, qu’il est vrai que dans la suite elles le trouvent leur soi-même : tant Dieu devient le remplissement de toutes choses pour elles. [228]
13. Remarquez que les besoins et le reste de nos conditions et de nos états, sont les moyens par lesquels Dieu fait découler ses divines perfections en nous, comme sa puissance par notre impuissance, sa providence par nos besoins, sa sagesse par le manque de conduite, et le besoin que nous avons d’être éclairés ; et ainsi de toutes ses perfections, selon l’exigence de ce qui nous manque. Cela dans la pratique et dans l’expérience est une merveilleuse grâce, et un secret admirable de la communication de Dieu pour se donner à ses pauvres créatures ; mais quand l’âme y est beaucoup avancée, elle commence à découvrir que c’est vraiment le naturel et ce qui nous est tout à fait propre. Cela ravit l’âme : car elle voit que l’âme étant un écoulement de Dieu, et étant aussi créée pour lui, les créatures comme créatures quelles qu’elles soient, ne peuvent point être son remplissement naturel ; mais bien Dieu dans ces créatures mêmes60. C’est pourquoi l’âme sent une joie merveilleuse, et une situation qui lui semble si agréable, se trouvant remplie de Dieu par ses besoins, qu’elle trouve que toutes les richesses et tous les appuis humains ne la pourraient jamais délivrer d’un certain fonds mélancolique et empressé, que les créatures donnent, comme elle s’en trouve délivrée par l’abandon qu’elle a en Dieu, et par tout ce que Dieu lui fournit en cet abandon pour la remplir de tout ce dont elle a besoin, selon l’état ou la condition où Dieu l’a mise. Car il est certain que Dieu ayant placé une personne dans une condition relevée, (supposé qu’elle soit telle comme nous en parlons,) Dieu ne fournit [229] pas seulement à ses besoins pour le purement nécessaire ; mais selon la totale exigence de son état : si c’est une personne pauvre de sa naissance, Dieu y fournira aussi selon son état : et ainsi généralement l’âme doit par l’état et par la condition, où elle est appelée, travailler à faire écouler Dieu en elle par cela même.
14. Comme je viens de dire que les besoins et tout le reste que demandent nos états et nos conditions, sont les moyens par lesquels Dieu en ses divines perfections s’écoule en nos âmes et s’y manifeste magnifiquement selon leur fidélité ; aussi Jésus-Christ Homme-Dieu [italiques pour J.-C.], dans la suite se donne, et s’écoule dans les âmes extrêmement fidèles, par la pauvreté, par l’abjection, par les croix, et le reste que ce Dieu-homme [homme : h min.] a voulu prendre en son Incarnation : ce qui est un degré bien plus haut, mais qui en découle comme de la source qui l’a donné [accord masc. (J.-C.)] à la terre.
Il y aurait ici infiniment à dire ; mais cela suffit pour le présent. C’est assez que vous voyez [voiez : (le subj. serait préférable : que vous voyiez)] l’économie de la conduite de Dieu pour se donner ; et que par là vous sachiez [subj. respecté] que ce n’est point présomption, ni des pensées creuses, que de prétendre et d’espérer que se servant de la foi pour attirer le secours de Dieu selon nos besoins, nous nous assurions que jamais il ne manquera, et qu’il fera toujours à point nommé autant que nos besoins seront grands, et que nous nous abandonnerons entièrement à sa sage disposition et conduite, faisant tout ce que la bonne prudence et le conseil nous donneront le moyen de faire en tels besoins.
15. Et il faut remarquer que plusieurs âmes [230] lisant ces vérités, ou en [en] entendant parler, et qui cependant n’y sont pas encore par aucune pratique ni don de foi, croient qu’il ne faut proprement que s’abandonner et ne rien faire. Cela n’est nullement vrai, comme savent fort bien les personnes d’expérience. D’autant que Dieu fait et communique toujours toutes choses pour nous ou pour les autres. C’est pourquoi dès que nous nous abandonnons et que nous nous laissons en la main de Dieu, nous devons faire tout ce que raisonnablement nous voyions [ms., voïions : (l’indicatif serait préférable : que nous voyons)] être à faire, ou, (supposé que nous ne le voy [i] ons [230] pas,) [parenthèse de Bertot] que le conseil et la bonne conduite nous peut [peuvent] faire voir : car quand ensuite nous avons fait ce que nous avons pu, et que les choses ne réussissent pas comme nous pensons, Dieu cependant ne manquera jamais de les faire réussir en sa manière. Et remarquez bien qu’à telles âmes Dieu n’agit jamais par voie extraordinaire, et qu’on appelle miraculeuse ; faisant tout réussir si naturellement, que supposé que leurs cœurs soient vraiment droits, elles goûtent infailliblement que Dieu ne manque point de remplir tout selon leur besoin, et aussi selon la fidélité qu’elles ont apportée pour travailler en bonne raison, et en bon conseil, conformément aux affaires et aux embarras qui leur surviennent ; si bien que ce qui paraîtrait et serait aux autres une prudence purement naturelle, et qui n’aurait qu’un effet naturel, est en telles âmes un écoulement de Dieu par leur moyen.
16. Voyez par ce que je vous viens de dire de la communication de Dieu en notre âme, combien il faut être fidèle aux choses qui touchent nos états ; parce que par là Dieu se [231] communique ; et c’est par ce moyen que s’entretient le commerce de Dieu à notre âme, et de notre âme à Dieu : de manière que qui voudrait sans ordre bien réglé, renverser cette conduite par intention de pauvreté, d’abjection, et du reste, par le désir d’une plus grande perfection, même de conformité à Jésus-Christ, se tromperait ; et au lieu d’y trouver Jésus-Christ, n’y trouverait que des croix terrassantes ; par la raison que ce serait l’amour-propre (quoique avec bonne intention) qui serait le principe de ces croix, et de ces abjections. Mais quand Dieu a beaucoup nourri et élevé l’âme par tel commerce de flux et reflux de Dieu à la créature et de la créature à Dieu, par les providences de nos états mélangés souvent de croix, d’abjections et de peines, et que Dieu est suffisamment en telles créatures ; il ne manque jamais pour lors d’être le principe de Jésus-Christ par les providences de croix, d’humiliations, et du reste d’où il naît en telles âmes.
17. Où il faut remarquer qu’il faut s’abandonner aux croix et aux humiliations qui nous arrivent dans nos états, sans les chercher et procurer ; et même avec bonne prudence et conduite par ordre réglé de nos états, nous pouvons faire ce qui nous est possible pour y remédier : mais quand nous avons agi de cette manière, pour lors nous devons les souffrir en abandon ; parce qu’ils font partie de l’ordre divin dans notre état. Mais à la suite qu’une âme est assez heureuse d’être digne de Jésus-Christ, quoiqu’elle agisse avec telle prudence et même conformément à un degré de grâce qui est encore plus grand que les précédents ; [232] elle a beau faire : plus elle pense remédier aux croix, aux abjections, aux pertes, et aux autres choses par lesquelles Jésus-Christ [sans italiques] se communique, plus ces choses se multiplient, et naissent comme miraculeusement de toutes rencontres. Mais comment [sic] il est certain que Jésus-Christ est l’œuvre toute pure du saint-Esprit, aussi sa communication, et sa naissance dans notre âme par les croix, doit [doivent] être par son seul principe sans que nous y puissions mettre la main : c’est pourquoi cette œuvre est vraiment extraordinaire, et dans peu d’âmes ; d’autant qu’il faut qu’il [sujet ?] précède une mort, dont Dieu seul en peut être le principe. [232]
« Au nom du saint enfant Jésus, et dans la lumière de sa divine simplicité que j’invoque sur mon âme.
1. « Ses premières miséricordes sur elle, ont été de me donner dans les premiers usages de ma raison, le désir de me faire instruire des vérités de la foi, appliquant mon esprit à les retenir par-dessus toutes choses, et prenant un singulier plaisir à les apprendre à d’autres ; quoiqu’étant un peu avancée en âge je me rendis la raillerie de mes compagnes, d’être toujours assidue au Catéchisme public, et à le répéter ou expliquer à ceux qui ne l’avaient pas bien compris et retenu, établissant cependant ma gloire dans leur mépris.
2. « La seconde a été d’avoir dès la première réflexion sur moi-même à l’âge de six à sept ans une grande estime, et un grand amour et respect pour les confesseurs, choisissant les plus exact et les plus zélés à me reprendre de mes défauts et à m’humilier, leur donnant la matière dans la sincérité de mes confessions, qui étaient par-dessus tout, des choses qui me donnaient plus de confusion, et cela dans la vue de Dieu. Le reste de mon âge dans le monde s’est passé dans le mensonge, l’orgueil, la colère, la liberté et peu de modestie, l’impiété vers Dieu, la justice, prochain, et la recherche de mes appétits.
3. « Dans la religion : je n’y suis senti vraiment appelée de Dieu par une providence particulière. La seule crainte de Dieu en a été le motif qui m’a toujours pressée à cela, me faisant remarquer dans le monde le goût et la suavité intérieure que je sentais quand je formais avec la grâce ce dessein, et que je m’appliquais aux actions de piété ; et au contraire le chagrin et l’amertume que j’éprouvais dans les divertissements et plaisir du siècle, où je ne pouvais rencontrer le repos de mon cœur, ni la paix de ma conscience.
4. « D’abord que j’ai été en religion j’ai été pressée d’un désir de faire toutes les mortifications humiliantes et pénibles, afin de me surmonter, et que rien ne me fit de la peine dans la suite ; ne connaissant pas d’autre vertu que cet extérieur.
« Je ne sentis rien d’intérieur dans ce commencement qu’un scandale que les maîtresses des novices nous voulaient apprendre à faire l’oraison, ne croyant pas que les créatures en fussent jamais capables, puisque c’était, ce me semble, à Dieu de toucher le cœur : quand je ne l’ai pas senti touché, j’ai toujours cru qu’il n’y avait pas d’oraison ; ce qui n’était que de fois à autres, je veux dire qu’il sentait cet attrait intérieur : hors de là je n’ai pas fait d’autre exercice mental que de répéter par mémoire ce que je savais.
5. « Après que j’ai eu l’habit, j’ai senti de certaines touches sur l’anéantissement du Verbe en la chair, qui me sont restées longtemps, et m’ont inspiré un attrait plus grand pour l’oraison où je n’ai répété l’espace de quelques mois que ces paroles, qui portaient lumière et leur efficace à mon âme ; Dieu anéanti, Dieu humilié, Dieu enfant ! Sans savoir comment, parce que je ne m’apercevais pas que j’eusse rien ajouter du mien à cette impression, qui me dégageait de tout l’extérieur, et me montrait la beauté intérieure des vertus, desquelles je devins fort amoureuse, ne pouvant rien goûter et estimer que leur pratique. J’éprouvais aussitôt la direction d’un maître intérieur qui me montrait ce que je devais faire ou éviter, et qui me reprenait des moindres fautes. Quand j’étais fidèle à lui obéir, il ne me quittait pas, et m’éclairait et purifiait de moment en moment : mais quand je marchandais de le suivre sous des prétextes d’amour-propre ou de respects humains, il s’éloignait, et j’avais assez de peine à le retrouver. Et il me semble que je n’ai pas éprouvé de depuis cette grâce comme elle était dans le commencement pour la sensibilité.
« Cette grâce m’a presque duré tout le temps de probation ou deux années. Elle a diminué un peu dans les occupations extérieures ou j’ai été occupé, ayant trop d’inclination à plaire aux créatures dans des petites condescendances d’amitié sous prétexte de charité ; dont néanmoins j’étais repris intérieurement. Les rebuts et les mépris que j’ai portés en ce temps m’ont beaucoup servi à la faire revenir et à entrer dans le meilleur état où je m’étais trouvé depuis ma conversion à Dieu. Je fis ma profession dans un grand désir d’être entièrement à Dieu, et rien au monde, auquel j’ai dit un adieu véritable, renonçant à l’affection des plus proches, et toute désireuse de mourir à moi-même.
6. « Je me trouvai quelques années tout animée et fortifiée de cette grâce, qui s’est ralentie peu à peu et s’est presque toute dissipée trois ans après la profession ; où étant engagée dans les affections particulières qui me faisaien observer et railler les actions de mes compagnes, contre le reproche de ma propre conscience ; cela fit que notre Seigneur m’abandonna à moi-même. Je me relachai de la poursuite de la vertu, ne faisant plus que le nécessaire, ou l’extérieur de la règle, négligeant les pénitences de dévotion, devenant sensible dans les humiliations qui jusqu’à ce temps avaient fait ma joie, vaine dans mes pensées et paroles, amie de la chair recherchant ses aises, et dans les intérêts des parents.
7. « Cet état a duré presque trois années couvert du voile des infirmités, qui étaient plus imaginaires que réelles. Et je ne sais avoir rien fait de bon et d’intérieur dans ce temps que la lecture de l’Ecriture sainte ; où je donnai presque tout mon loisir, par curiosité au commencement, et puis pour l’utilité que j’y trouvais, sentant que cette lecture convainquait fort mon esprit et le rappelait peu à peu de ses égarements. Les fins dernières firent une forte impression en mon âme, et me donnèrent un grand désir de me convertir à Dieu tout de bon. J’en remettais le moment de jour en jour, et m’attendais un plus grand secours pour la commencer. Il me fut donné d’une manière cachée et fort efficace sur la fin de l’année 1652 dans une retraite de 8 jours. Où je sentis tout d’un coup mes liens brisés, et un front d’airain pour m’opposer à tout et pour soutenir toutes les difficultés sans rien craindre, assurée intérieurement du secours de notre Seigneur.
8. « Je dis tout de bon le dernier adieu à Dieu aux parents et à toutes les créatures ; j’entrepris à bons escient la persécution et la perte de mon honneur, de mes intérêts et de mes satisfactions ; je mortifiai mes sens en toutes les manières, et m’interdis tout commerce et toute liaison avec celles qui ne me diraient pas mes fautes, ou qui me parleraient d’autre chose que de Dieu. Mon changement édifiant d’un côté, ne laissa pas de faire beaucoup de bruit ; surtout c’étaient des pénitences et mortifications extraordinaires auxquelles on devait avoir égard. Mon âme toute recueillie n’entendait rien, et poursuivait sa pointe quelques années ; jusqu’à ce que la supérieure s’y joignant me défendit toutes sortes de mortifications. Ce qui a été une des plus grandes peines que j’ai éprouvées, non pas à cause du commandement ; par ce que ma peine étais de ne savoir obéir volontiers : le diable, comme je crois, me faisait appréhender tant de risques à les quitter, à cause des funestes expériences que j’avais fait du relâchement passé.
9. « Enfin Dieu me fit la grâce de renoncer à tous les intérêts de mon propre salut et de perdre mon âme dans l’obéissance ; qui me devint si chère et si précieuse dès ce moment, que tout mon état intérieur se trouva dans l’amour de l’obéissance aveugle, ne connaissant plus d’autres sentiments en moi que le désir d’obéir et la joie de ne plus faire ma volonté. J’attendais avec soumission l’ordre de Dieu pour les moindres choses, ne voyant plus rien de bon et utile que cela, et craignant beaucoup de tomber dans la propriété et l’aveuglement où j’avais été dans l’usage que j’en avais fait.
« Ce dépouillement me mit en état de suivre l’attrait intérieur qui me fut donné de travailler au dénuement de moi-même, demeurant devant Dieu et mes supérieures comme une bête, qui n’avait ni sens ni raison : je l’ai éprouvé si souvent que j’eusse pensé être ridicule de croire autre chose de moi. De sorte que depuis ce moment l’obéissance m’est devenue très facile et un Mystère que j’ai regardé avec respect sans le vouloir pénétrer. C’est toujours le fond de mon esprit, quoique la variété et la contrariété même des affaires m’ait fait quelquefois raisonner. Ce m’était une grande souffrance de me voir privée de la consolation d’obéir à mes supérieures dans la simplicité que je chérissais uniquement, les regardant comme Jésus-Christ visible ; et je trouve que les supérieures et les confesseurs donnés de Dieu auront toujours le pouvoir de m’humilier et anéantir, comme ils voudront. Je ne conçois rien de plus saint et de meilleur que l’obéissance.
10. « En ce temps je me trouvais en un coup réduite à un à une totale impuissance d’agir en l’oraison. Où je ne trouvais aucun appui sensible ni raisonnable ; l’entendement étant devenu incapable de rien connaître et de rien penser par lui-même, étant suspendu et arrêté dans une attention et dans un silence de pensées et de paroles sans pouvoir dire comme cela était ; parce que je trouvais la volonté dans une ardeur et un désir si vif pour Dieu que cela me dévorait et m’inspirait un zèle ardent d’être à Dieu en la manière qu’il le voulait, c’est-à-dire sans moi-même. Dans la crainte de perdre mon temps en cet exercice, seul capable de me conduire à Dieu, notre Seigneur me consola de ces paroles qu’il me dit au cœur seulement (a psaume 45 versets 10 : Il brisera l’arc et mettra les armes en pièces, et il jettera les boucliers dans le feu) ; comprenant que la puissance de l’entendement quant à sa puissance de concevoir était rompue, que ses actes demeuraient brisés et sans m’en pouvoir aider, et que le bouclier ou l’écu avec lequel j’ai repoussé les traits de mes ennemis, serait abandonné et consumé par le feu de l’amour. Ce qui m’appris à ne plus regretter mes pertes, mais à les juger même nécessaires pour être toute à Dieu, et plus rien en moi-même. Ces paroles, (b psaume 75 verset 3 :) il a établi sa demeure dans la paix, me firent concevoir que Dieu voulait établir sa demeure en mon âme dans la paix et la cessation des actes propres : mais de comprenant pas de quelle manière il les fallait quitter, je me tenais attentive au moment qu’il m’était offert d’en produire quelques-unes conformes à ma disposition, afin de ne pas tomber dans les fausses oisivetés, dont j’avais ouï parler, ne doutant pas aussi qu’il y en pût avoir une bonne. C’est pourquoi je demeurai sans trouble de celle où je me trouvais, qui me mettait en foi et en abandon aveugle à notre Seigneur.
11. « Dans la disposition susdite, que j’ai porté près d’un an dans sa force et sa nudité, j’ai reçu des connaissances très claires du mauvais fonds qui était en moi ; me sentant un abîme de péché, capable de commettre tous les péchés du monde, me voyant pénétrée jusqu’à la moelle d’orgueil, d’impureté et d’amour-propre avec une totale impuissance de me changer et amender de moi-même. Il me semblait que c’eut été avec justice si on m’eût puni pour tous les péchés des hommes, me trouvant pleine d’aversion et de haine pour moi-même, et d’amour envers les pécheurs : en cette vue j’aurais souffert la mort avec joie.
12. « L’expérience continuelle que j’avais de mes misères et qui me désespérait et me mettait hors d’état d’en pouvoir jamais sortir, m’a fait jeter de ce profond abîme où j’étais tenu, un regard de foi, de respect et de confiance en notre Seigneur, si fort, si pénétrant et si efficace que je puis assurer qu’il me le donnait comme le seul en qui je pouvais être sauvé. J’éprouvais même ce véritable salut dans ma ruine et perte totale : et je la voulais et aimais comme la dernière disposition à trouver Jésus-Christ, ou plutôt à être trouvé de lui ; par ce que je voyais bien que le regard fixe qui était en moi vers lui était un rayon de ce divin Soleil.
« C’est ici où je me trouve toute éblouie et incapable de dire les choses qui se sont passées en mon âme en ce temps où Jésus-Christ mettait toutes choses dans cet unique et continuel regard.
13. « Il m’apprit une pratique qui fut le seul exercice de cet état, à savoir de lui dire en toutes mes actions et en tous les exercices spirituels ou naturels, où je me trouvais occupée par son ordre, de lui dire, dis-je, par la clameur secrète du cœur, dans la vue du mauvais fonds que je sentais en moi, et dans le regard fixe vers lui où sa grâce me tenait : je renonce à tout ce que je suis, et je me donne à tout ce que vous êtes. Cette renonciation me paraissait si entière, que je ne pouvais souffrir ni esprit, ni volonté propre, ni appétit, passion, corps, sens, action et mouvement propre. J’avais pour tout cela la même aversion que j’aurais eue pour le démon : et cette donation était si véritable, qu’elle me retirait de moi-même, pour me mettre absolument en la disposition de notre Seigneur, qui était plus maître de tout ce que j’étais et pouvais que moi-même.
14. « En effet en lui je faisais et je pouvais toute chose : hors de lui j’étais réduit à l’incapacité et stupidité des brutes, ne pouvant faire chose quelconque de moi-même ; mais j’étais si assurée de son secours où je m’apercevais de sa volonté et de sa conduite, que j’eusse pu l’impossible dans la dernière facilité ; non pas en ma force, mais en celle de notre Seigneur. (a Phil. 4 verset 13. Je puis tout en celui qui me fortifie) ; toutefois avec ce discernement de ne rien vouloir entreprendre de moi-même, mais d’attendre l’ordre de Dieu qui me fournissait dans chaque action ce qu’il demandait de moi : et je m’en tenais si assurée, que j’aurais cru faire une grande faute de ne pas compter là-dessus disant : quand Dieu voudra je le pourrai. Dans cette assurance du secours de notre Seigneur pour accomplir ce qu’il demandait de moi, je ne prévoyais pas le bon succès apparent des choses, mais ordinairement le renversement total ; et en cela était ordinairement mon plus grand goût, les choses tournant à ma confusion, disant confidemment à notre Seigneur, Vous m’avez donné ma part : songez seul à votre gloire et au bien des âmes, puisque vous avez brisé le pauvre petit instrument qui s’offrit d’y contribuer ! O, que vous en viendrez bien mieux à bout vous seul ! Je n’en ai pas toujours vu le succès ; et j’ai été bien aise d’en laisser la connaissance à notre Seigneur, m’aveuglant à tout autre chose qu’au regard fixe et nu dont j’ai parlé, qui ne produisait jamais que l’effet de ces paroles : Je renonce à tout ce que je suis, et me donne à tout ce que vous êtes.
« M’étonnant de la durée de cette pratique de laquelle je ne sortais pas, et y voulant réfléchir de moi-même, notre Seigneur me dit intérieurement (a Jean 13 versets 7) : ce que je fais tu ne le fais et ne le vois pas à présent mais tu le sauras ci-après. En effet je ne concevais pas la grâce cachée sous cette renonciation continuelle de moi-même et cette donation perpétuelle à notre Seigneur ; mais je l’ai comprise, voyant naître mon bonheur de cet exercice, qui n’a subsisté longtemps que par une foi nue et aveugle, et qui s’est confirmée par la lecture de quelques livres qui traitent de l’union à notre Seigneur.
15. « Croyant donc que c’était là mon fond j’ai pensé à m’y établir par quelque méthode pour me servir lorsque je sentirais un peu ralentir l’attrait intérieur, comme par quelques actes et considérations très propres à le conserver. Je m’en suis servie dans le besoin pour me soutenir, et ils ont produit cet effet : mais il n’y a rien de comparable à cette grâce cachée, qui le fait bien d’une autre force. Il m’apparut quelquefois, que l’usage que je faisais de ces actes, n’était qu’un amour-propre secret et un désir de voir et de connaître par l’entendement ce qui se passait dans le fond de mon âme. Je ne répondais pas à ce doute ou scrupule, continuant ces méthodes, à cause que c’était des directions et intentions pour toutes les actions ou exercices de la journée, et que des personnes très vertueuses et très élevées pratiquaient et conseillaient le semblable : mais je n’y pouvais rien goûter de propre ni que ces actes paraissaient miens qui ne répétaient que ce que je croyais être déjà fait et exécuté, n’étant plus à moi pour me donner.
16. « Je me trouvai remplie de quelques lumières sensibles qui me tenaient occupée sans aucuns actes : mais étant devant Dieu, je me suis vu réduit en sa présence comme un peu de poussière sans regard, sans puissance et sans mérite pour le connaître, le nommer et l’invoquer ; demeurant ainsi exposée à sa clarté et à sa parole qui illumine et vivifie toutes choses. Dans cette lumière il m’était quelquefois donné de lui rendre mes devoirs : sinon je demeurais dans le néant où je me voyais réduite de toutes parts. D’autres fois cette disposition m’était continuée [244] dans la Croix, les clous, les liens, la colonne, le roseau, la lance et les épines de notre Seigneur, je voyais qu’il m’avait cachée et renfermée. S’il me le permettait ou s’il le voulait en m’éclairant, j’avais quelque rapport avec lui vers lui comme du néant au tout, et de l’ouvrage à l’ouvrier : sinon je demeurais anéantie en recevant ses regards vivifiants et des unions ineffables que je ne puis dire ; mais qui me faisait mourir au monde et à moi-même, me rendant aussi insensible que les créatures ou signes (la croix, les liens etc.) sous lesquels je me trouvais cachée et seule capable de vivre et d’agir pour Jésus, vers lequel seul je me trouvais arrêté. Cet état a duré longtemps, et il n’a pas été en mon pouvoir de m’en séparer l’esprit ; quoiqu’il n’en fût pas fort content, voulant aller plus vite et ne point être ainsi arrêté dans ces vues imaginaires qui ne faisaient pas un effet si sensible que la première que je viens de dire. Mais il les a fallu souffrir tant que Notre-Seigneur ait produit ces assoupissements des mouvements intérieurs trop vifs, les mettant dans le repos et la cessation entière de tout acte, et dans l’unique attention à ce qui lui était montré de Jésus-Christ, le grand livre de vie éternelle.
« En effet après ce que j’en ai appris et éprouvé par lumière surnaturelle, je suis la plus infidèle créature du monde d’être si peu à lui ; et je voudrais acheter cette grâce inestimable, que j’ai ce me semble comprise par quelques expériences, avec tous les tourments imaginables, que mon seul amour-propre redoute, me faisant une singulière joie des abaissements et des mépris.
17. « Ma première école a été la crèche de Bethléem, où le saint Enfant Jésus ; dont la divine pureté et simplicité m’a enlevé le cœur pour n’aimer et ne goûter que lui dans l’usage de ces divines vertus. Pureté qui l’appliquait uniquement dans le pur regard de son Père : simplicité en notre manière de concevoir, qui le retirait de l’application du passé et du futur, pour l’arrêter au moment de conduite de son Père sur lui, où il trouvait toutes choses pour nous les donner. Sa pauvreté, son silence, son humilité, sa douceur, soumission, indigence et son abandon, m’ont mille fois charmée par les impressions de grâce qu’ils ont fait en mon âme ; qui a été attirée par l’odeur de ses parfums à l’imitation de toutes ses vertus, dont la pratique a fait ma plus sensible consolation. Et je gémis d’être empêchée par des considérations humaines de ne pouvoir tout perdre pour les suivre : par ce que toutes ces vertus me paraissent Dieu même à présent ; et je le croyais pour lors, quoique je n’en fusse pas si convaincu.
« Je ne puis jamais dire les secours temporels et spirituels que j’ai reçus de ce Mystère, le S [aint] Enfant m’ayant presque toujours tenu dans le foin sur lequel il était couché ou dans les langes pendant les charges de Supérieure, de Dépositaire et autres ; où j’ai fait et souffert ce qui ne se voit pas ordinairement sans que j’y eusse pris aucune part, étant toute cachée et perdue en lui, et morte à tout, sans faire réflexion que sur sa [246] conduite, qui était mon refuge et mon appui, ma défense et ma protection. Il ne se peut faire que l’on n’en ait été fort scandalisé : je l’accorde et me soumets aux justes reproches qu’on m’eût pu faire sans m’en donner d’inquiétude, n’ayant d’autres instincts que de souffrir et de m’abandonner à ses regards, fermant les yeux. Ce que je pourrais faire de moi-même ne servira de rien ; mais dans cet abandon je ne manquerai jamais à ce qu’il faudra faire. Je ne découvre jamais rien que par cet abandon. O, que je dois mon salut à la grâce de ce divin Enfant, qui a empêché que la malignité du siècle ne soit entrée dans mon âme, et qui me montre et m’ouvre une voie pour aller à Dieu ; où je ne crains point de me perdre ! Je ne puis ni aller ni marcher que par son secours, n’étant entendue de personne : il me suffit s’il le veut. Amen.
18. « Sans sortir des dispositions de son enfance, qui ont fait le fond de mon âme, j’ai senti beaucoup de goût et de lumières sur la dépendance de sa vie cachée à l’égard de la volonté de son Père qu’il voyait et suivait en tous ses emplois et occupations auxquels il s’appliquait par son ordre. Le silence qu’il a gardé tout ce temps, sa retraite des créatures, son travail manuel, son obéissance à saint Joseph et à la sainte Vierge, et le reste des vertus qu’il a pratiquées dans l’état de sa vie cachée et inconnue, m’ont servi de lumière et d’exemplù dans la vie que je devais mener en religion : ou j’ai goûté et trouvé Jésus-Christ dans les moindres choses qui s’y pratiquent, qui éclaire et con [247] tente mon esprit avec autant de joie et de bonheur que si j’étais dans le Paradis ; et cela est une vérité qui se rend d’autant plus sensible que j’y éprouve des contrariétés, et quand elles sont si grandes que je les puisse ressentir, y ayant peu de choses capables de me toucher.
19. « La passion de Notre-Seigneur m’a paru après toutes ces lumières toute autre que je n’avais éprouvé jusqu’alors. Dieu s’est montré en elle avec tant de vérité, que je me trouvais toute pénétré de ses regards. Je n’ai point eu de liberté d’agir vers Notre-Seigneur que dans le néant ci-dessus dit, ou je me tenais toujours ; ne pouvant faire autre chose que de recevoir les impressions et les regards de Jésus souffrant : m’y laissant attirer et appliquer dans ce silence, il a fait parler hautement à mon cœur toutes ses vertus, qui sont mieux imprimées en mon idée que si on les y avait dépeintes. Je n’ai pas besoin d’images pour m’en faire ressouvenir : celle que j’ai imprimée en mon cœur le fait beaucoup mieux ; et pour peu que je l’envisage, elle produit toujours de bons effets en mon âme ; surtout ceux d’une confiance inébranlable en Notre-Seigneur, et d’une disposition intérieure vers ses états humbles et abjects qui me donnent estime et désir de les embrasser, n’y voyant plus que Jésus-Christ tout seul, en sorte que toutes les vertus ne me paraissent plus que comme Jésus-Christ même.
20. « Le tombeau de Jésus-Christ a été longtemps l’objet de ma plus tendre dévotion, y considérant la séparation, la mort, [248] l’anéantissement et la seule vie de Dieu et à Dieu. Cette vue m’a fait désirer que toutes les actions, pensées, souffrances et tous les désirs de la créature pussent par un bon usage être rapportés à Dieu. Mais après avoir vu Jésus anéanti à soi-même et à toutes choses pour le corps et pour l’âme dans le tombeau, j’ai cru qu’il fallait tout faire mourir et demeurer ensevelie jusqu’à ce que Notre Seigneur nous apellât du tombeau. O, que ce lieu m’a semblé charmant et que le silence et le repos qui s’y rencontrent m’ont servi à me tenir comme morte et insensible à toutes choses, et à éteindre l’impression que les passions et les sens pourraient recevoir de la vue des objets, qui n’agissent point sur un mort ! Cette disposition m’a protégée et défendue à l’égard du monde, que je voyais sans voir, entendais sans entendre et sans en recevoir aucune impression ; et à l’égard de moi-même, étant comme un mort qui n’a point de retour et de réflexion sur soi, demeurant sans soin et sans intérêt pour soi-même, attendant de Dieu sa vie et sa résurrection.
21. « L’état de Jésus-Christ en sa résurrection m’a fait concevoir l’état de la vie nouvelle d’une âme qui vit de la foi pure, élevé au-dessus des sens et de toutes les choses créées, qu’elle ne voit plus que dans la lumière de Dieu et dans leur vérité ; devenant insensible aux choses du monde, insensible à cette très, et indépendante de ces secours, lui Dieu lui devenant toutes choses61. J’ai compris que c’était le dernier état où il fallait passer pour suivre Jésus-Christ dans le retour [249] qu’il a fait à son Père ; où il est consommé en lui par sa divine unité, étant fait Dieu en toutes choses. J’ai vu que c’était le lieu où il fallait l’adorer comme un même Dieu avec le Père et le S [aint] Esprit, et d’où il le faut voir envoyer son Esprit saint sur les membres pour les animer et vivifier de ses saintes dispositions. Ce que j’ai vu et éprouvé d’une manière ineffable, parce qu’elle est infinie et Dieu même : de sorte que j’en puis être bien pénétrée dans le fond de mon âme, portant et sentant cet effet en pure foi ; mais plus véritablement que toutes les choses qui se voient des yeux et de la raison humaine, et qui me paraissent une chimère au prix de la réalité dont je parle.
22. « Dans tous les Mystères de Jésus-Christ le seul trait qui me touche est de voir dans une simple vue Dieu descendre jusqu’à la boue de l’homme, pour faire que cette boue soit divinisée en lui ; que Dieu soit et demeure éternellement uni à toutes les misères, pauvretés, faiblesses et souffrances de l’homme, et que toutes ces choses nous donnent Dieu et soient Dieu, en nous et hors de nous. Je me perds dans cet abîme, dont je ne puis trouver le fond, quoique j’en puise incessamment lumière, vie éternelle, amour, force, mérite62 et toutes choses, étant fait riche en Notre-Seigneur, en sorte que rien ne me manque.
23. « La conduite de sa grâce sur mon âme pour me former sur le modèle de Notre-Seigneur, a été de me le montrer à imiter, et cela par une manière de considérations et de réflexions morales ; puis de me tenir [250] arrêtée par un regard fixe sur Notre-Seigneur, sans acte ni raisonnement, afin de recevoir ses impressions et ses regards sur mon âme ; après de m’appliquer à ses dispositions intérieures vers son Père ; puis j’ai vu63 toute la sainte âme de Jésus dans une perte et un anéantissement de tout elle-même pour recevoir et porter l’opération de la Divinité, qui y était et faisait tout en elle selon ces paroles64 Le Père est en moi qui fais tout l’œuvre, je ne fais et ne dis rien de moi-même ; ce qui me donna à connaître que cette âme sainte ne voulait ne voyait et ne recevait que Dieu en elle et en toutes les créatures.
« J’ai senti en cette vue réveiller le premier attrait de ma vocation intérieure contenue en ces paroles65, Ego sum qui sum, ou en ces autres66, Videte quia ego sum solus ; qui produisaient toujours le même effet, me montrant Dieu en toutes choses uniquement présents, et le néant de tout l’être créé en sa présence67, Omnes gentes quasi non sunt.
24. « Cette seule lumière de la foi tient mon esprit élevé au-dessus des sens et de toutes les expériences que j’ai eu autrefois de ces vérités ci-dessus dites, qui n’étaient pas si universelles et continuelles comme celle-ci, qui me paraît aussi naturelle que la lumière du soleil que l’on voit en ouvrant les yeux. Et même je trouve plus davantage en celle [251] de la foi ; parce qu’elle ne souffre pas d’éclipse, faisant un jour perpétuel dans l’âme qui brille même dans ses obscurités : en sorte qu’elle reste persuadée que lorsqu’elle ne voit pas à cause de ses propres ténèbres, elle est éclairée de cette divine lumière, capable de les dissiper en un moment par un seul ressouvenir de Dieu. C’est le seul remède dont il semble que je me doive servir ; tout le reste ne semblant inutile et seulement propre à faire naître des obstacles ou nuage entre Dieu et l’âme, pour lui cacher sa face. C’est pourquoi l’âme se sent pressée de s’en séparer pour chercher le vider le néant ou il semble qu’elle doit toujours demeurer, afin que Dieu soit tout68.
25. « C’est la secrète passion de ce cœur qui devient si jaloux de Dieu seul, qu’il ne peut penser, parler et désirer autre chose, qui ne sont plus et qui ne peuvent jamais rien être sans un aveuglement épouvantable pour lui. Je ne sais point si j’ai un corps ou un esprit : il me serait ennuyeux de le savoir ; et à moins que de n’y voir que Dieu, je ne le voudrais point souffrir. Je n’ai point de joie plus sensible que d’éprouver mon néant en toutes choses intérieures et extérieures. Je ne sais pas ce que c’est d’avoir un sentiment d’humilité et de pénitence : j’aurais peine de m’en voir revêtue, de peur de me les approprier, n’en étant pas digne ; me sentant inspirée de les rendre à Dieu et de les remettre dans leur source et dans son sacré cœur69, afin de les conserver et offrir à Dieu en lui. Lorsque je me vois dépouillée de lumière et de grâces, je me console de cette [252] justice, que j’aime uniquement pour l’intérêt de Dieu ; n’ayant plus rien à m’imaginer pour moi, qui me tiens toute perdue en Notre Seigneur, ne me trouvant plus qu’en lui pour Dieu seul : hors de là je ne suis rien et ne veux rien être. Je sais que je suis un enfer de péché, et j’en porte la confusion et le reproche, lors qu’il plaît à Notre-Seigneur ; sans trouble ni inquiétude pourtant, ne pouvant par mes vains efforts que m’y enfoncer encore plus avant. C’est pourquoi je me tiens en paix, attendant celui qui descend dans cet enfer pour me donner la liberté, et la lumière à ceux qui sont assis en [sic] l’ombre de la mort. Je demeure ainsi sans désir ni volonté de dire une parole pour en sortir ; mais demandant seulement le règne de Dieu et mon anéantissement total.
26. « Je ne songe nullement aux choses que j’ai à faire ; parce que ce serait m’indisposer à les bien faire : je vois que le seul abandon m’y prépare, et les fait mieux réussir que je ne saurais penser. Si j’ai à instruire, je me mets devant Dieu afin qu’il m’inspire ce qu’il veut que je dise ; ou bien je parle ce qui me vient en l’esprit, quand il le faut faire, sur le champ. Je travaille fort à l’extérieur dans l’Ordre ; rien ne me fatigue et embarrasse ; mais le repos accompagné de propre volonté me tourmente et inquiète. Je ne goûte de paix que dans la perte de moi-même et dans la confiance en Notre-Seigneur. J’ai peine à dire ce que j’en espère, ne désirant que sa sainte volonté : quand il m’aurait anéanti, j’aurais eu toujours confiance en lui, et même plus grande [253] par cette raison. C’est le fond de mon âme : il me semble que les châtiments et les épreuves augmenteraient ma confiance qui est telle que nonobstant mes péchés, l’on ne me le saurait ôter, qu’il est à moi et que je suis à lui ; mais comment ? Par sa seule miséricorde qui regarde ma grande misère, et qui lui a fait mettre et continuer l’état de mon âme dans une singulière confiance en lui.
27. « Ah, que ne m’est-il permis, et que ne suis-je capable de publier les miséricordes de ce cher Seigneur, dont je vois mon âme toute comblée ! Mais comment le reconnaître ? Je ne sais que me perdre en lui et le voir seul régner en toutes choses. C’est la seule passion de mon âme, le mouvement et l’attrait de grâce, qui par sa lumière détruit l’être des créatures pour me montrer cette vérité cachée si longtemps à mes yeux, Ego sum qui sum, et pour se donner en toutes choses et par toutes choses. Il y a près de vingt ans que cette parole a produits de grands effets pour anéantir toutes choses à mon esprit. Il semble que je ne voyais en elle que cette parole éternelle et subsistante qui soutient ces accidents qui s’évanouissaient en sa présence, n’étant plus. Toutes les passions, les désirs, pensées, peines et autres mouvements de mon âme ont été de même et ne m’ont pas donné grand exercice. Il faut que tout cesse au son de cette parole ; et je n’ai jamais fait d’autre combat contre eux : quelque rude, difficile et violent qu’en ait été leur attaque, je puis assurer qu’ils ont été vaincus du premier mot ; et quoique [254] le sentiment sensible en soi restait encore quelque temps, il ne pouvait empêcher la solide joie de ma défaite et de la victoire que Notre Seigneur remportait sur moi.
28. « Cette vue intérieure de Dieu seul a rappelé et consommé toutes choses dans son unité. Après avoir eu le goût et l’expérience des vertus dans le particulier de chacune d’elles, l’humilité, la pauvreté, l’obéissance, la charité etc. qui ont fait l’attrait de mon cœur sans concevoir autre chose d’abord ; elles m’ont paru dans la suite toutes l’une dans l’autre, et une seule les contenait toutes. Je n’en ai plus connu de véritables qu’en Notre-Seigneur, les pratiquant dans les occasions mieux que je n’avais jamais fait, sans y penser jamais, parce que je ne les pouvais plus voir en moi. Ces vertus en Jésus-Christ ont été toutes divinisées, et Dieu même, et quand l’occasion se présente de les pratiquer, je n’y vois que Dieu auquel je m’abandonne et cesse d’être afin qu’il soit seul.
« Les perfections de Dieu chacune dans le particulier ont produit leur lumière et leur effet dans mon âme : je les ai goûtées avec délices. Mais mon plus intime plaisir a été après longtemps, de les voir l’une dans l’autre et une seule les contenir toutes ensemble, et n’être que cette adorable unité qui est mon Dieu et un océan de toutes grandeurs et perfections : en le croyant ou voyant seul je les vois toutes en lui d’un simple regard.
29. « Il me semble que toutes les saintes Ecritures anciennes, le saint Évangile, les Epîtres de saint Paul etc. et tout autre livre, il [255] me semble, dis-je, que tout se réduit à cette parole qui seule se fait entendre à mon cœur : Ego sum qui sum ; que tous les états et toutes les voies par lesquelles Notre Seigneur m’a fait passer, me conduisaient à ce terme, qui m’était toujours proposé en l’esprit ; et que le cœur blessé de ce trait ne pouvait tendre et se reposer qu’en lui seul. Je ne puis dire comment tous les Mystères de Notre Seigneur, avec la multitude de leurs circonstances que j’ai honorées longtemps, et le fais encore quelquefois, me paraissent tous compris et renfermés dans cette divine unité, étant faits Dieu en tout pour mon âme, qui trouve la vie éternelle dans le ressouvenir de la moindre circonstance, Dieu me faisant voir en elle tout ce qu’il est et tout ce qu’il m’a donné et qu’il me veut être par elle. O que ces vues sont infinies ! Il faut m’y perdre, n’en pouvant parler qu’avec langueur et avec effusion de cœur ; ce que je ne dois pas à présent, et que je ne pourrais jamais que quand Dieu voudra.
« Je ne me sens pas toujours dans la même liberté : les obscurités, les sécheresses, les peines intérieures, et les souffrances extérieures sont envisagées comme les effets de ma corruption et me montrent ce que je fais, me conduisant au néant de moi-même, elles me causent bien de la joie, et me tiennent en repos : ou si je ne les vois de ce côté, il ne m’y paraît plus rien que Dieu.
30. « Les grâces et la sainteté des saints ne me paraissent point aussi en eux-mêmes, mais seulement en Dieu, où je les vois [256] consommés par sa divine sainteté : et j’ai pour eux une estime et une vénération générale et particulière, recevant de Dieu en eux tous les secours et toute la protection que j’en éprouve assez souvent, me trouvant liée à leur grâce et dispositions intérieures, lorsqu’il plaît à Dieu, et si Dieu seul me suffit je n’y perds rien.
« Il me semble pourtant que Dieu seul, Notre Seigneur, (permettez-moi ce mot, parce qu’il m’est Dieu en tout,) m’a donné à la sainte Vierge. Je l’honore et voie toute en Dieu, et même en quelque manière dans le corps de Jésus-Christ formé de son plus pur sang. Par son ordre, je lui rends mes hommages trois ou quatre fois le jour, perdant la puissance ou l’acte, où je me trouve en ce devoir, dans la volonté de Dieu qui le veut ainsi, où le fait en moi. J’en dis de même de l’invocation des saints ; et des devoirs journaliers que je rends en cette même disposition aux plaies sacrées de Notre Seigneur, à son sacré corps, à sa très sainte âme, à son cœur divin, à son sang précieux, au Père Eternel, au saint Esprit et à mon Ange gardien et au Mystère qui se présente dans mon esprit.
31. « Je crains quelque routine en ces pratiques ; mais je vois aussi du danger à les quitter, sans que Dieu me le fasse connaître et me le fasse oublier lui-même. Il le fait assez souvent : ce qui ne me donne nulle inquiétude, continuant toujours dans le dessein de m’en acquitter quand je le pourrai ; prenant même pour cela des exercices et actions extérieures, ou quelque verset de l’Office, [257] ou l’Ave Maria du chapelet ou autres pratiques en actions de grâces des faveurs indicibles que Notre-Seigneur m’a fait par ces petits devoirs, qui me lient en toutes manières à lui. C’est pourquoi quand elles me viennent en l’esprit, sans plus renoncer à tout ce qui pourrait être de propre comme du passé, je les accomplis et les reçois comme la volonté de Dieu, et Dieu même ; ou bien je demeure dans un regard fixe de Dieu Notre-Seigneur. Tout se fait et se passe sans que j’y prenne aucune part que par un simple consentement aux choses que je ne saurais empêcher. Les dispositions de l’âme et du cœur de Jésus, la clameur de son sang et les membres de son corps, lancent sur mon âme des rayons de lumière et de feu, que je reçois passivement, m’anéantissant devant la Majesté suprême de Dieu que je reçois et éprouve en eux.
« Il me semble que m’étant exercée un très long temps dans les pratiques ci-dessus dites pour honorer Notre-Seigneur, par pure reconnaissance que je lui devais, et sans autre goût que d’y satisfaire en m’en acquittant et perdant en Notre-Seigneur plusieurs actes et pratiques sans goût, et dans le renoncement dont j’ai parlé, il les a éclairées et échauffées de sa grâce et revêtues de lui-même, se donnant à moi par elles. Je ne vois pas qu’elles me soient nécessaires, puisque le néant me contente et que lui seul me suffit dans le vide de tout.
32. « Je vois, et je sens quelquefois en moi le fond de péché qui se produit par des mouvements [258] que je connais et observe quelquefois, et par d’autres que je ne vois qu’obscurément, et même que je suppose par les effets qui en ont suivi. Ces premiers me causent un grand reproche comme je manque de fidélité à les anéantir par le moyen que Dieu me met en main de sa vérité et du néant de ces choses. Mais les discours et les persuasions des personnes qui les émeuvent prévalent, et apportent quelque adoucissement à ces vérités de l’esprit ; si bien que je sens en moi une lâche condescendance et dissimulation pour ces faux amis, auxquels il semble que je me devrais opposer. Je les reçois par charité, et je finis leur conversation contre la charité. Pour les seconds, je n’y vois pas de malice, mais un pur effet de ma corruption, qui me convainc de ce que je suis ; je me trouve même obligée à eux de me l’apprendre à mes dépens, aimant mieux cette expérience que l’orgueil et l’hypocrisie que je crois cachée en moi, capable de tromper tout le monde.
« Dans tous mes défauts de quelque nature qu’ils soient, je me sens portée à y satisfaire promptement me condamnant devant les créatures et devant Dieu, non pas pour en amoindrir la confusion, étant bien aise de la porter ; mais pour empêcher les réflexions inutiles que mon amour-propre y ferait.
33. « Mes confessions sont courtes et je les abrège tous les jours, ne disant que ce qui me vient, sans empressement pour le chercher ; fort indifférente pour les confesseurs. J’ai été fort attachée autrefois : c’est une erreur dont Notre-Seigneur m’a guérie, me [259] faisant éprouver la vérité de sa présence dans les différents Ministres que j’ai approchés.
« Je sens une faim et un besoin continuel de la sainte Communion : je m’en approche autant qu’il m’est permis, et j’en éprouve un grand secours pour la destruction et la perte de moi-même et pour la présence et la vie de Notre-Seigneur en moi. Il me semble que dans le temps de la Communion il fait ordinairement tout en moi : mais j’ai grand regret de n’avoir encore pû, comme il faut, continuer cette sainte présence et opération de Notre-Seigneur en toutes choses : elle se perd avec le temps, et je m’aperçois que c’est quelquefois en Dieu.
« Les croix abjectes et humiliantes me sont fort utiles et même nécessaires pour m’anéantir à moi-même et pour trouver Dieu. Si je mérite d’en avoir, il me semble que Notre-Seigneur aura quelque bonté pour moi : mais je n’en suis pas digne, et Dieu me châtie du contraire.
34. « Je me laisse conduire et appeler de Dieu à l’oraison, n’osant y aller de moi-même. J’y porte depuis quelque temps la seule disposition où je me trouve, quelle qu’elle soit, sans la changer ; souffrant la purification que Notre-Seigneur semble faire de mon impureté pour être éclairée de la lumière de la pure foi. Cette lumière produit l’union avec lui dans un repos suave et délicieux ; où l’âme semble jouir et posséder Dieu dans un profond silence, qui la rend très propre et disposée à ce que Dieu demande d’elle, étant une unité d’esprit de volonté avec lui. Il me semble que cela est [260] en ces moments, qui durent autant qu’il plaira à Notre-Seigneur, l’âme n’y apportant rien de sa part que de souffrir ce qui se fait, et de recevoir ce qui lui est donné ; ne le pouvant retenir par ses efforts. Et c’est en ces rencontres qu’elle peut dire70 : Le Seigneur me l’avait donné, le Seigneur me l’a ôté ; sans pourtant perdre ce qui est essentiel et plus intime qu’elle-même. C’est en ces bienheureux moments que l’âme se sent vraiment nourrie et fortifiée d’un pain divin, pour soutenir les fatigues de son chemin, et pour monter à la montagne de Dieu, dont il est et paraît seul à l’âme le chemin et le terme. La fin de mon oraison est de voir Dieu en toutes choses, qui disparaissent comme les nues au lever du soleil ; et cela autant en mon intérieur qu’en tout l’extérieur. Cette vue unique pacifie mon âme, dissipe ses ténèbres, guérit sa langueur, chasse ses tentations, sanctifie ses œuvres, corrige ses défauts, réforme ses pensées, lui faisant bien juger de toutes choses, en ne les jugeant et discernant que dans la lumière de Dieu ; l’âme se simplifiant de plus en plus, pour n’être fait qu’une avec la lumière. C’est ce qu’elle poursuit de tout son fond et de toute sa capacité élargie par la lumière de la foi qui lui est donnée.
35. « Quoique je sente un grand zèle pour corriger les défauts de celles dont j’ai la charge, il est fort tempéré selon la disposition et la grâce de chaque âme. À celles dont le fond est à Dieu dans la négation d’elles-mêmes [261], ce sont des rigueurs au-delà de ce qui se peut concevoir, les soutenant pourtant selon leur besoin ; aux autres il y paraît trop de modération et de patience aux yeux de mes sœurs : mais je ne puis me rendre à leurs sentiments ; la voulant avoir, c’est-à-dire, la patience, presque infinie pour attendre les moments de la grâce, tâchant de les disposer seulement à l’obtenir par les dispositions intérieures71.
Ma très chère mère,
1. Quoique j’aie été longtemps sans pouvoir vous répondre, ce n’a pas été par un dégoût, ni par aucune raison qui m’ait empêché de goûter la lumière de Dieu en tout ce que vous m’avez écrit, et en tout ce que j’ai vu de vous ; mais bien par une diversité d’affaires qui m’en ont entièrement ôté le moyen. Je le fais présentement avec beaucoup de joie, remarquant l’Esprit de Dieu et par conséquent l’opération de sa grâce dans votre âme, dont je ne doute nullement.
2. J’aurais une infinité de choses à vous dire [262] pour vous répondre en détail sur tout ce que vous m’avez écrit ; mais il me semble qu’il suffit à votre chère âme de lui dire deux choses. La première, que selon ma pauvre lumière, votre lumière est vraie, et qu’ainsi votre âme doit marcher en assurance sans hésiter, courant et se perdant autant que la lumière précédera et agitera votre âme.
La seconde, que vous devez être passive et en repos en cette divine lumière, la recevant comme elle vous est donnée, et recevant en perte les opérations qu’elle fera en vous, tantôt aperçues et souvent aussi non aperçues et obscures ; lesquelles ne laisseront pas d’être aussi efficaces, d’autant qu’elles viennent de la foi qui vous éclaire et agit en votre âme.
3. Ici il faut remarquer que dans ce degré de lumière en votre âme le tout est de recevoir doucement et humblement cette lumière et vous en laisser remplir et pénétrer autant qu’en chaque moment Dieu vous la donne : et par cette nourriture divine et par les différents effets qu’elle produira, peu à peu votre âme tombera dans le repos et l’unité. Car le repos et l’unité que vous y trouvez et que vous y trouverez, attirent insensiblement une autre unité, pour y perdre non seulement toute cette divine lumière et ses divins effets ; mais encore tout ce que vous êtes. Et il est de très grande conséquence que vous vous laissiez conduire passivement et humblement à cette divine lumière par ces divins effets ; autrement vous ne trouveriez jamais sa source. Et au contraire le faisant comme vous me marquez, depuis le matin jusqu’au soir, en suivant ce ruisseau et vous désaltérant de ses eaux insensiblement [263] et peu à peu, non seulement elles causeront un effet divin en votre âme ; mais encore elles vous conduiront comme par la main à leur source d’où elles viennent toutes, disant à votre chère âme72 un jour : nous ne sommes pas de nous-mêmes, mais nous venons de cette source où il faut que nous nous perdions ; en vous y perdant vous-même.
4. Soyez donc fidèle autant que vous le pourrez, à vous laisser nourrir et fortifier par ces divines lumières, qui mettront toujours de plus en plus la paix, le repos et la nudité en vous ; et ne les étouffez pas sous quelque prétexte que ce soit, en voulant trouver une nudité plus grande : car en elles et par elles vous trouverez ce que votre cœur désire. Recevez donc tous les renouvellements de cette divine lumière, et selon le temps faites un bon accueil à Jésus-Christ : et vous verrez par expérience, que quand il aura beaucoup orné votre âme et rempli puissamment vos puissances, vous trouverez, si vous êtes fort fidèle, qu’en n’y pensant pas, vous vous oublierez et vous vous perdrez vous-même.
C’est l’adresse de Jésus-Christ de dérober toujours notre cœur et de ne le prendre point selon que nous voudrions, ou que nous connaissons ; mais de nous donner toujours ce que nous ne savons et ce que nous ne voulons. Laissez-vous conduire à lui en passivité, que j’appelle de lumière, d’autant que la lumière divine l’opère, et que nous y sommes fidèles en lumière divine ; et par là peu à peu ce Géant [G maj.] divin par des démarches, qui sont fort inconnues, nous conduit en un autre pays où en vérité tout est nouveau. [264]
5. Je vous assure que j’ai extrêmement de sa [sic] joie dans tout ce que j’ai lu de vous ; d’autant que vous y pouvez aller à grand pas [au singulier] suivant avec fidélité ces lumières divines, qui peu à peu comme sans vous en apercevoir, feront ce que le feu fait sur le bois73 : non seulement il éclaire, il échauffe ; mais peu à peu il change ce bois, et n’a de cesse qu’il ne l’ait réduit en sa propre nature. Ainsi en est-il des lumières divines. Elles brilleront et échaufferont votre âme ; et peu à peu cette diversité tombant comme en unité, elles feront un effet inconnu en vous, vous changeant, et vous faisant trouver non le dehors et l’éclat de ces divines lumières, mais leur substance et [leur] vérité en leur unité et en leur source.
6. Je ne remarque rien en toutes vos lettres (qui ne sont proprement qu’un éclat de ces divines lumières) que vous deviez changer ; et vous n’avez qu’à vous laisser agiter et conduire doucement et humblement en la manière que vous me marquez. Ce sera par cette voie que vous serez toujours conduite en votre source et en votre origine. Car étant Religieuse et par conséquent en nécessité d’instruire et de parler74, Dieu, qui est un Dieu d’ordre, nous choisissant toujours la voie la meilleure et la plus utile, vous a choisi celle-là, afin que recoulant en Dieu par elle, au même temps vous fassiez bien du bien à d’autres.
7. Ici il faut remarquer que l’âme doit toujours être beaucoup fidèle à sa grâce quoiqu’elle voie [subj.] la différence de celle des autres [âmes] avec lesquelles elle peut converser, sans s’en rien approprier ; mais se tenant dans la sienne, qui seule a droit et pouvoir de la conduire vé [265] ritablement et justement en Dieu. Ici l’on pourrait dire beaucoup de choses sur la fidélité qu’on doit à sa grâce par préférence à toutes les autres : mais comme j’en ai écrit en plusieurs Écrits [E maj.] que vous pouvez voir, je n’en dirai rien, pour vous dire seulement ce qu’il vous faut afin d’être fidèle à l’état présent où vous êtes et pour vous assurer de votre lumière présente. Peut-être que la providence de Dieu permettra, ou que l’on se voie [subj.], ou que vous m’écriviez selon les changements. Mais vous n’avez, en l’état où vous êtes, qu’à vous laisser conduire doucement et peu à peu en passivité par la lumière, comme je vous viens de dire : et vous verrez qu’insensiblement vos affaires se feront.
Vous pouvez avec fruit lire ce que les bonnes Dames que vous savez75, vous ont communiqué et vous communiqueront encore : car étant d’une même source et [d’une même] lumière cela vous aidera beaucoup, et vous mènera peu à peu où je m’assure que le plus secret de votre fond et de votre intérieur vous désire, quoique présentement vous ne le sachiez pas si distinctement. Je l’espère en vérité ; et j’aurai bien de la joie, si le bon Dieu nous fait la miséricorde de nous trouver en lui, où nous pourrons trouver toutes choses dans une source féconde qui rassasiera vraiment la plénitude de nos désirs. [266]
1. « Si vous vous taisez pour un temps, fidèle Ministre de ce Dieu caché et vivant en Jésus, je sais bien que vous répondrez un jour au mouvement qu’il me donne de vous ouvrir mon cœur. Il est trop fort, trop pur et trop constant pour n’être pas de lui. Ce qui est fondé en la chair n’a pas de durée. Celui de vous consulter pour trouver Jésus-Christ en la manière que vous l’avez fait, ne finira pas que vous ne m’ayez découvert ce trésor76 ou approuvé la voie qui n’est montrée pour y parvenir. Je ne l’ai aperçue que dans vos écrits, qui ont beaucoup soulagé ma langueur dans la crainte de poursuivre une chimère ; et cependant dans une totale incapacité de goûter et d’estimer autre chose que Jésus-Christ comme je m’en suis expliqué dans des lettres que je pensais vous écrire, et qui sont demeurés dans les mains de vos chers disciples, qui ont craint de vous fatiguer par cette lecture. Il en sera ce qu’il plaît à notre Seigneur. J’écris celle-ci dans la même simplicité. Comme Dieu m’entend, il semble que vous me [267] devez entendre, sans même que je vous parle. C’est pourquoi tout est abandonné et perdu en Jésus-Christ sans pouvoir désirer que lui, et le moyen de le trouver par vous. Le lieu où je pense qu’il habite est en mon cœur, et en toutes choses, dont il est la vérité et la substance, autrefois cachée, mais à présent découvert à mes yeux par la foi, qui n’en souffre pas de doute.
2. « Il faut, mon unique Père77, que je vous marque suivant la vue présente les routes que cette foi m’a fait tenir, si toutefois j’en suis capable, n’ayant jamais rien distingué selon l’ordre que je remarque dans vos admirables écrits, mais seulement ce qui m’a été donné quand notre Seigneur a commencé à éclairer et conduire mon âme.
« (1.) Premièrement cette foi, que j’ai toujours envisagée comme la lumière de Jésus-Christ luisant à ceux78 qui sont assis en ténèbres et dans l’ombre de la mort, m’a retirée de la lumière et de l’expérience de mes sens, les convainquant de faussetés et tromperies, les rendant comme insensibles et hébétés, les accoutumant à voir sans voir, à entendre sans entendre, à goûter son goûter et le reste, à moins de regarder et de recevoir tous les objets dans cette lumière. Mais mon Dieu, combien ai-je été infidèle à la suivre !
3. « (2.) Cette foi m’a même privée de mon esprit, ne pouvant rien connaître et juger par sa manière ordinaire, mais me réduisant à la seule simplicité de croire les choses de [268] la foi commune à ceux qui me tenaient la place de Dieu sans vouloir autre chose, ne faisant aucun fond sur les goûts et sentiments au moindre signe de l’obéissance. Mais dans cette disposition de tout perdre pour conserver l’obéissance, je les voyais croître et augmenter tous les jours, non pas avec le danger que la propriété traîne avec soi, mais avec une pureté de sacrifice et de perte qui ne me laissait plus voir que Dieu en eux, et qui faisait qu’ayant perdu et abandonné les choses distinctes, l’effet m’en demeurait toujours dans l’intérieur. En ce temps j’assurerais être sans esprit et sans jugement, n’en voulant pas avoir de propre, et trouvant un admirable secret de connaître tout dans l’ignorance des choses mêmes, que j’exposais à la lumière de Jésus-Christ, seul capable d’en bien juger : prenant ce parti avec lui, 79je ne juge personne ; il y a qui juge, Dieu et sa vérité, qui est une même chose.
4. « (3). Cet foi m’a fait considérer les inclinations et les mouvements de ma volonté et les passions de mon âme comme hors de moi-même, ne me souciant pas des rébellions intérieures, des tentations, des goûts, des affections et des autres désordres et dérèglements de la volonté : en sorte que portant dans mon fond un abîme de corruption et de péchés, je ne m’en inquiétais pas, distinguant en moi quelque autre puissance et volonté que la naturelle, par laquelle il me semblait être une même chose avec celle de Dieu, ne pouvant vouloir en effet que ce [269] que Dieu voulait, quoi que j’eusse senti en ma volonté inférieure et même raisonnable la rage et les grincements des damnés ; et même portant ce mauvais fond dans les actions les plus saintes avec joie pour me voir humilier devant Dieu et les anges, autant que je le méritais.
5. « L’expérience continuelle de mes misères augmentait de jour à autre ma confiance et mon abandon à Jésus-Christ, qui était inébranlable, et ma reconnaissance au-delà de tout ce qui se peut exprimer, de me voir suspendue comme par un filet au-dessus du dernier abîme, et empêchée d’y tomber par sa seule bonté et miséricorde : mais ce filet me semblait si fort que tout l’enfer n’était pas capable de le rompre, ni ma malice, que je considérais assujettie sous la puissance et l’autorité de Jésus-Christ. J’ai souvent surpris mes confesseurs par ma confiance, et j’ai sujet d’en être surprise moi-même, quoique je ne la comprenne pas. Il est certain qu’elle surmonte toutes les difficultés qui me sauraient arriver, qui ne servent qu’à l’accroître de plus en plus. Et je confesse qu’elle est venue à tel point que c’est le fond de mon âme, qui ne subsiste qu’en cette disposition, et n’a et ne peut avoir d’autre bien que cette ruine et perte totale de moi-même et cette unique confiance en Jésus-Christ et l’attente de son secours ou plutôt de son opération en mon âme.
6. « J’ai porté longtemps la pensée de me tenir devant lui comme la poussière et la terre que je foulais aux pieds, et d’attendre de ce lieu l’effet de ses regards et de sa [270] parole, qui sans rien prononcer de distinct, opérait de grands effets sur mon âme, quoiqu’elle n’en eût su bien parler. C’était, ce me semble, une lumière universelle qui la purifiait en lui montrant sa corruption, qui l’éclairaient en l’aveuglant, qui l’élevait en l’abaissant, la soutenait en l’opprimant, la mettait au large en la captivant, la remplissait en la vidant, et l’anéantissait en toute elle-même, et à toutes les créatures, en lui donnant Dieu en toutes choses, quelquefois en expérience, le plus souvent en pure foi, mais toujours en vérité et réalité de ce néant.
7. « Dieu souffrait quelquefois que dans sa lumière je le regardasse ; et il m’était montré en elle, comment le néant dans son silence regarde, adore, loue et aime Dieu, lui est soumis, attend ses ordres et invoque ses miséricordes. Je suivais ce qui m’était montré, et ne pouvait rien souffrir de propre ; parce qu’il était anéanti en un instant par cette admirable lumière qui m’en découvrait l’impureté et le trouble intérieur de mon âme qui se trouvait hors de son centre par la moindre propriété que je n’ai pas moins abhorrée que les plus grands péchés. Notre Seigneur m’a tenue plusieurs années dans cette disposition de néant et de lumière de vérité, me la continuant en toutes sortes d’exercices et considérations sur sa vie, sa passion et sa mort ; auquel j’ai rendu de continuels hommages, me les proposant sans cesse devant les yeux par les petits horloges [sic] et moyens perpétuels d’honorer et de trouver Jésus-Christ dans l’extérieur et dans l’intérieur [271] de mes actions, tâchant de le former et limiter en l’un et en l’autre par le secours de cette divine lumière, qui me découvrit sans cesse la vérité du Mystère80 caché en Dieu de tous les siècles, savoir selon saint Paul Jésus-Christ en nous, et nous en Jésus-Christ.
8. « Ces ressouvenances perpétuelles de Jésus-Christ le long du jour me conduisaient, comme je crois, à l’état passif où je me trouvais en l’oraison, qui se passait dans une paix profonde, un silence intérieur et un regard fixe et unique sur quelques circonstances des Mystères de Jésus-Christ, y découvrant des merveilles par cette lumière divine dont j’ai parlé. Et dans le néant de moi-même, où je me trouvais toute perdue sans pouvoir agir en aucune façon, les Mystères divins m’ont été expliqués et imprimés en des manières que je ne saurais dire, mais si véritables qu’ils ne s’effaceront jamais parce que tout est divin, et Dieu même. Mais ce qui a fait par-dessus tout toute mon occupation et ma vie, a été l’intérieur de Jésus-Christ souffrant et portant l’opération du Verbe dans un total anéantissement de soi-même. Le Père81 est en moi celui qui fait les œuvres.
9. « Je comprenais en cette vue quel devait être mon état à l’égard de Jésus-Christ et comme il fallait souffrir et porter sa présence, et son opération dans mon âme. Elle est souvent renouvelée par impression ; et la foi obscure et toute nue me poursuit et me [272] presse vivement de m’y rendre par abandon à Jésus-Christ présent dans mon âme ; et cela dans une totale simplicité, telle qu’elle ne souffre pas que je réfléchisse ni sur le passé, ni sur le futur ; mais seulement que je suive la lumière de chaque moment qui me semble éclairer et comprendre tout ce qui est nécessaire pour accomplir sur les âmes et sur la mienne les desseins de Jésus-Christ et le laisser vivre et opérer seul en nous, en sorte qu’il n’y ait rien que lui.
10. « Je ressens de fois à autre l’ardeur de ce désir s’emparer de mon cœur et se mettre au-dessus de toutes choses, comme le seul sentiment de l’âme qui s’abandonne à ce désir, sans le vouloir modérer ; souhaitant même de mourir dans la véhémence de la langueur qui cause à l’âme, afin de se vider par ce moyen d’elle-même, et d’ouvrir la porte à Jésus-Christ afin qu’ils la remplissent toutes de lui-même. Je ne saurais pas bien exprimer la force de ce désir qui est plus fort que la mort, et plus dur et impitoyable que l’enfer, puisqu’il sépare l’âme de tout ce qui n’est pas Dieu, sans aucune miséricorde ; ne pouvant être fléchi ni gagné par aucune tendresse ni compassion, ni déçu par aucune subtilité. Il prévoit tout, quitte, perd et surmonte tout pour trouver ce qu’il aime, et ce qu’il désire. Il est si nu qu’il n’ait revêtu d’aucuns moyens pour n’en souffrir d’autre que son objet ; toute autre lui devenant insupportable et à dégoût. Il est si pur et si unique, qu’il ne saurait être multiplié ou partagé, par ce qu’il ne veut que son seul objet infini, immuable, immense et éternelle, et que tout autre désir l’affaiblirait et lui donnerait des bornes. Il ne se peut reposer qu’en la possession entière de la chose désirer, je veux dire de Jésus-Christ.
11. « Il me semble qu’encore que ce désir donne quelque altération au cœur et au sentiment et passions de l’âme sensible, il laisse la supérieure dans une paix divine, qui procède de l’unité de ses désirs, qui met, ce me semble, l’âme dans son centre en sa manière, ne lui faisant voir et désirer que Jésus-Christ son Dieu et son tout, duquel ce désir est une jouissance commencer. Il m’est mis en l’esprit que ce désir si grand est une chose extraordinaire de Jésus-Christ, et peut-être la disposition que le Père demande pour le révéler dans mon cœur, comme autrefois pour le donner au monde.
12. « J’ai lumière et ouverture particulière pour les prophètes qui ont exprimé la force et la langueur de leurs désirs imprimés de Dieu en leur âme pour les vider de même, et les remplir des effets de ce Dieu caché sous la figure de la loi, par lesquelles il commençait d’être la vie et la lumière de ceux qui croient en lui et désiraient son avènement. Je vois de plus que ce désir répond en quelque manière au désir que Jésus-Christ a de se donner à nous et de faire cette dernière Cène au centre de notre âme : Desiderio desideravi hoc manducare Pascha vobiscum82.
« En vérité il faut être entièrement disciple [274] de ce Verbe de vie pour entendre ces paroles et comprendre ce dernier souper de l’âme, après lequel on n’a plus besoin, ce me semble, d’autre repas, et où Jésus-Christ nous doit changer en lui, sed tu mutaberis in me83. C’est ce qui me fait entendre que ce désir n’est pas de moi, ni à moi, mais à Jésus-Christ, qui le doit réunir et consommé dans le sien.
13. « Je suis en cette attente en pur regard et abandon, souffrant ce qu’il fait en moi : et j’éprouve que par le bénéfice de la foi, je suis victorieuse du temps ; que cette lumière me rappelle le passé comme présent, et fait voir en un moment ce qui ne s’est accompli qu’en plusieurs années ; que Jésus-Christ est pour ce qui croit en lui au milieu du monde, jugeant, condamnant et consumant le monde par le feu de son sacrifice, quoique le monde ne le connaisse pas ; et le purifiant et consacrant pour ce bon usage et le service de ceux qui sont en lui, en sorte qu’ils le trouvent et reçoivent seul en toutes les choses de ce monde, auxquelles il les a fait mourir auparavant. De plus je m’aperçois que Jésus-Christ est venu par la foi dans son propre domaine, le secret et intime de l’âme, où l’âme même n’a pas d’entrée en quelque manière ; et par conséquent n’ayant pas de capacité propre pour recevoir Jésus-Christ, il faut que ce soit lui qui se reçoive lui-même.
14. « Je vois quelquefois, et je crois toujours que Jésus est en mon âme, en mon corps et [275] en toutes mes actions ; et cela sans m’écarter d’un seul point de la foi, parce que cette présence n’est qu’en Dieu : où je trouve l’esprit et la grâce de son humanité en unité avec le Verbe sans sortir des bornes que l’on donne ordinairement à Jésus-Christ que je tiens comme l’Eglise selon son sens et explication. Mais que ne puis-je déclarer l’infinité et l’immensité de ce Mystère, Dieu avec nous, Emmanuel ! Comme nous avons toutes choses en Jésus-Christ et comme Jésus-Christ nous est toutes choses, et comme il est pour ceux qui savent la vérité et la sainteté de son don, nunc per omnia Deus84.
« Je vois bien que je n’aurai jamais des vertus et des grâces en propre : mais, si j’en avais, je sais fort bien qu’elles me deviendraient insupportables, connaissant comme j’en ai la vue, que le Père Eternel ne veut voir, souffrir et approuver en nous que son Fils ; qu’il ne veut être connu que dans sa lumière, aimé que par son amour, ni loué, servi et adoré que par son esprit et dans sa vérité ; qu’il s’applique à le former en nous pour ce dessein, pendant qu’à la fin des siècles il nous doit ressusciter à l’âge parfait, et à la ressemblance entière de Jésus-Christ par le son de cette parole qui attirait des créatures du néant à l’être.
15. « Dans tous les traits de providence, il m’est montré le dessein du Père Eternel pour former en moi Jésus-Christ. Je sens grand attrait à ne pas empêcher ce divin ouvrage par quelque opposition : mais j’y en apporte toujours ; et c’est ma sensible douleur : car [276] c’est anéantir l’être et la vie d’un Dieu et commettre le plus grand de tous les crimes, que je ne saurais assez pleurer, et pour lequel afin d’y satisfaire je voudrais tout souffrir et tout endurer ce me semble. Et cependant cela m’arrive tous les jours sans même m’en apercevoir ; puisque le plus petit péché produit en sa manière ce malheur, et l’impureté et les ténèbres dans mon intérieur qui me cache la vue et l’expérience de Jésus-Christ en moi.
« Je reçois un grand secours de le pouvoir trouver et recevoir en toutes choses, en faisant (quand la lumière m’est donnée) une Communion en toutes choses, qui pour être en esprit ne laisse pas d’être utile afin de faire vivre et régner Jésus-Christ en moi. Dans ce moment je sens que l’union avec notre Seigneur par cette voie est pénétrante et intime : mais il faut une grande fidélité et mort pour la continuer longtemps. Je n’en suis pas là, et j’ai encore bien du chemin à faire.
16. « En vérité je brûle du désir de commencer à être à Dieu comme il faut, parce que la lumière est levée ; et que je crois qu’il en est le temps, et que j’ai trouvé en vous, fidèle serviteur de Jésus-Christ85, un dispensateur de ses Mystères cachés, qui les connaît et les donne à connaître aux âmes. Voyez si ce que la mienne éprouve est de lui, et si je le dois suivre, ne comprenant pas comment je m’en pourrais dispenser : toutefois je vous obéirai usque ad mortem (c’est-à-dire jusqu’à la mort) et je sens bien que Dieu a assujetti mon orgueil à vos pieds. »
1. Toute votre lettre m’a semblé assez bonne, et beaucoup dans la lumière de Dieu ; c’est pourquoi je vous y répondrai en peu de paroles, afin de vous assurer davantage dans vos démarches.
Il faut donc savoir qu’il y a une différence très grande entre la lumière de Dieu et la nôtre, éclairée même surnaturellement. La première fait voir les choses sans réflexion ; et quoi qu’elle donne des images en diverses rencontres, c’est comme si elle n’en donnait pas, pour découvrir la beauté véritable de chaque chose : de la même manière elle donne ce qu’elle fait voir sans les réflexions, les diligences et le reste de la nature qui n’est point subordonné à cette divine lumière. La lumière naturelle au contraire, quoique élevée au surnaturel par la grâce, ne fait jamais rien voir que par réflexion, et ne donne aussi jamais rien que par l’adresse de la nature, qui s’en sert, et qui traîne toujours avec soi beaucoup de bourbier de la source dont elle sort.
2. C’est ce qui fait l’étonnement d’une âme qui commence d’être éclairée divinement : elle commence à voir par une manière inusitée, et découvre une infinité de vérités quoiqu’il lui [278] paraisse souvent ne rien voir. Ce qu’il y a à faire est d’être fidèle à entrer dans ce procédé de lumière divine, recevant humblement de Dieu ce qu’il vous donnera de moment en moment, soit dans l’Oraison, soit hors l’Oraison, sans vous embarrasser de vos diligences ou pour augmenter la lumière, ou pour voir plus de choses qu’elle [cette divine lumière] ne vous fait voir. Tout le secret de cette lumière (quand elle est une fois donnée) gît à beaucoup mourir à soi et à ses inclinations, qu’assurément cette lumière va découvrant peu à peu ; et peu à peu les yeux de l’âme s’ouvrent pour voir en lumière divine ce qu’elle a vu autrefois en lumière bien mélangée. C’est pourquoi plus elle voit et s’applique à Dieu et à tout ce à quoi Dieu l’applique, plus elle va découvrant en sa lumière les empêchements de la lumière même, qu’elle n’aurait jamais découverts que dans cette même lumière. C’est pourquoi il est superflu de parler de la manière de voir en lumière divine, si on n’a pas la lumière divine : mais l’ayant, on commence à découvrir tant d’impuretés non seulement dans son procédé de voir les vérités, mais encore dans la manière d’en faire usage, que l’on est étonnée [sic fém.] que toute la lumière précédente, quoique de grâce, en nous faisant voir les choses divines et en nous y appliquant, nous cachait à nous-mêmes notre nous-même [s] corrompu, et ainsi nous dérobait plus de la moitié des beautés des merveilles que nous voyons ; joint que86 ne voyant pas où nous mettions nos pieds pour marcher, nous faisions un million de fautes sans nous en apercevoir. Mais comme cette divine lumière dégage beaucoup la créature de la créature et de [279] son procédé, elle ne l’empêche pas, et ainsi elle voit et fait, si elle est fidèle, un million de choses à la même heure.
3. Bienheureux donc les yeux d’une âme petite et humble qui voit et peut voir en cette lumière ! car non seulement elle a, comme je dis, la faculté de voir en la manière susdite, mais encore elle peut faire ; c’est-à-dire qu’elle remédie à ses défauts ; qu’elle pratique les choses que Dieu veut d’elle, en la manière de cette lumière, se servant bien des précautions raisonnables, mais non par elle, mais seulement par la vertu et l’efficace de l’opération de Dieu, qui lui est donnée conformément et en la manière de sa lumière : si bien que comme la lumière ne l’embarrasse à rien [sic] en voyant et en jouissant, de même l’opération divine se mêle si bien et si adroitement en son opération qu’elle élève l’âme et la met en état de travailler plus efficacement à la destruction de ses défauts qu’elle n’a jamais fait.
4. Et comme la lumière divine lui découvre un million de défauts en sa lumière qu’elle n’avait jamais découverts, aussi l’opération divine lui fait voir bien du pays qu’elle n’a pas parcouru, et que jamais elle n’aurait vu par tout son travail précédent ; d’autant que notre travail, soit pour la correction de nos défauts, ou pour l’acquisition des vertus, ne peut jamais aller jusqu’aux choses les plus grossières et plus connues ; mais l’opération divine quoique douce, humble et passive, va furetant jusque dans les plus secrets coins et replis de nous-mêmes et de notre amour propre, pour nous y faire trouver des défauts, où nous n’aurions jamais vu ni trouvé que des choses très bonnes et des [280] pratiques saintes. C’est ce qui a fait et causé tant d’étonnement aux Serviteurs de Dieu éclairés divinement, se voyant si misérables, si imparfaits et si impurs, et cela par l’approche de la lumière et de l’opération divine [s] qui va [qui vont] en sa manière [en leur manière] tirant l’âme peu à peu de soi et de son opérer impur, pour la mettre en Dieu et en sa lumière.
5. Si vous êtes fidèle, il vous en doit coûter : d’autant qu’il y a bien des choses qui doivent passer par le feu et être épurées, afin de goûter vraiment cette manne divine, qui dans sa simplicité fait goûter un million de fois plus de choses que vous n’en avez goutées par vos diverses lumières. Toute cette belle expression de lumière divine et d’opération divine est dans l’expérience si peu de chose [sing.], comparée à la multitude et à la beauté des belles lumières de grâce dans l’esprit humain, que l’esprit qui en est honoré crève un million de fois dans sa petitesse, jusqu’à ce qu’il soit devenu assez petit pour être et devenir un rien, où cette divine lumière est au large et vraiment en liberté, Je suis un ver de terre et non pas un homme, mais l’opprobre des hommes, dit Notre-Seigneur87 parlant de lui-même. Ainsi, ma Révérende Mère88, jugez à quoi vous pensez quand vous désirez être éclairée de la lumière divine qui ne sera jamais en la terre autre chose en un homme89 que Jésus-Christ.
6. Pour réduire tout cela en pratique, tâchez peu à peu de vous aider de la lumière qui vous est donnée chaque jour ; et soyez fidèle à mourrir [281] à tout ce qui vous sera marqué : et vous verrez que la providence soignera90 conformément à ce qui vous sera donné de lumière, de vous fournir les moyens de mourir à vous-même. Et comme cette lumière dont je viens de parler demande un cœur désapproprié pour faire ce qu’elle désire ; aussi faut-il se donner de garde de la propriété dans les choses que l’on pratique, comme austérités et autres pratiques du jour, pour ne rien faire dont Dieu ne soit pas le principe. Car ici il ne suffit pas que les choses soient bonnes et faites avec une sainte intention ; mais il faut encore que Dieu en soit le principe : autrement la créature y subsisterait ; et au lieu que ces choses servissent à l’âme, elles empêcheraient la plénitude de Dieu. C’est pourquoi il est bon qu’en cette lumière on visite les coins et recoins de soi-même, pour voir tout ce que l’on fait, et si vraiment tout porte le caractère de l’opération divine.
1. Vous devriez bien apprendre que la manière d’aller à Dieu est en s’anéantissant ; et plus Dieu paraît nous tenir dans un état rabaissé, et petit, plus l’âme peut par là s’anéantir et se perdre. Je vois par votre dernière [lettre] que vous ne comprenez pas bien ce mot de perdre ; je vous prie une bonne fois de bien retenir que qui perd une chose en perd la vue et le domaine ; et généralement la chose est en [282] nulle estime, aussitôt qu’elle est véritablement perdue, c’est-à-dire qu’on est sans espérance de la retrouver. Si votre âme se perd ou qu’elle soit perdue, il vous sera indifférent ce qu’elle devienne [sic], qu’elle soit grande ou petite, que Dieu pense à elle ou non, et enfin qu’elle soit quelque chose ou non ; elle n’est plus à vous étant perdue, ainsi elle vous doit être indifférente.
2. Apprenez donc une bonne fois que vous ne trouverez jamais Dieu qu’ayant perdu votre âme, et par conséquent lorsque toutes choses vous deviendront de cette manière indifférentes, ayant autant de joie de n’être rien et de n’avoir rien, que si vous étiez la plus grande sainte du Paradis, et que si vous faisiez des miracles à tout bout de champ. Laissez-vous donc à chaque moment, et par toutes les providences qui vous arriveront, soit à l’Oraison, ou hors de l’Oraison, anéantie et pulvérisée, vous contentant agréablement de n’être rien ; et dans la suite ce rien pourra devenir quelque chose en la main de Dieu. Car c’est sa manière d’agir : il a fait le monde de rien ; ipse dixit et facta sunt91. Assurez-vous que jamais aucune âme ne sera capable des grandes opérations de Dieu qu’autant qu’elle sera rien.
3. Ayez grand plaisir de vous voir devant Dieu comme une âme du commun, et d’une basse Oraison ; portez avec une humble joie vos défauts et vos inutilités, sans empressement de vous en défaire ; et soyez avec paix ce que vous pourrez et comme vous serez à chaque moment [283] : et par là insensiblement et imperceptiblement Dieu fera de vous selon son bon plaisir.
Après avoir bien fait ce que vous pourrez pour cette âme, demeurez en repos et en souffrez [et souffrez-en] l’abjection.
Si vous pouviez une bonne fois être bien petite avec paix et joie, vous laissant agréablement pour n’être rien ; ô que vous seriez heureuse ! mais que cette leçon est rude et difficile !
4. Pour ce qui est de ma pensée touchant ces deux papiers que vous m’avez envoyés, le petit est fort bien ; et cette fille a une lumière qui lui est fort nécessaire selon son besoin : qu’elle soit fidèle, et mette en exécution ses résolutions.
La seconde [fille] s’embarrasse d’expressions non nécessaires92 : elle doit être généralement assurée que toutes ces sortes de souffrances qu’elle a tant de peine à exprimer, ne sont pas surnaturelles. Elle n’a nul besoin de les tant discerner ni expliquer ; elle n’a qu’à les outrepasser généralement autant qu’elle pourra : et après avoir fait cela de son mieux, au lieu de s’embarrasser de réflexions et discernements secrets, elle n’a qu’à en porter la peine par retour à Dieu, oubliant autant qu’elle pourra telle peine. Si cette âme se pouvait perdre de vue et d’estime, elle ferait merveille : mais je ne sais si elle le fera jamais ; car si elle n’y prend garde, l’objet qui l’occupera toujours, sera son soi-même et non Dieu : tous ces plis et replis pour perfectionner, à ce qu’il lui semble, son âme, ne sont qu’une subtile occupation du soi, que l’on aime délicatement en plusieurs manières. [284] Qu’elle s’oublie, et elle fera tout autrement que ce qu’elle fait en toutes ses vues de perfection. J’appelle bagatelle [sing.] toutes ces choses qu’elle estime, et autour desquelles elle s’amuse : elle pourrait plus, si elle avait le cœur grand et courageux : mais il y a bien de la fille93.
5. Qu’elle soit généreuse à s’oublier et à se perdre, faisant humblement ce qu’elle a à faire, soit en l’Oraison ou hors l’Oraison. La moindre chose qui lui vient qu’elle croit de Dieu, lui est une grande plaque devant les yeux qui lui cache Dieu, qu’elle ne trouvera que dans la profonde humilité, la basse estime de soi, et le retour véritable vers Dieu, en s’oubliant en toutes manières. Faites-lui avaler et digérer ces choses peu à peu ; car faute de cette pratique, vous ne remédierez jamais à une infinité de défauts en sa conduite extérieure.
1. J’ai bien de la consolation d’apprendre par la vôtre, que ma dernière vous a été utile. J’en bénis Dieu de tout mon cœur. Prenez courage ; et vous assurez [et assurez-vous] que vos défauts et vos pauvretés tant intérieures qu’extérieures vous seront non seulement utiles, mais infiniment profitables, si vous êtes fidèle à poursuivre d’un grand cœur et d’un courage hardi votre perte totale, votre mort, votre oubli de [285] vous-même en tout ce qui vous tient arrêtée [fém.] en vous, jusqu’à ce que vous ne pensiez plus à vous, et que vous ne vous mettiez en peine de vous non plus que d’un torchon, ou de la boue, qui n’est propre à rien : par cela même vous deviendrez propre à germer et à produire Jésus-Christ.
2. Ô que si les âmes savaient le grand bien qu’elles peuvent acquérir par leurs défauts, leurs misères et leurs pauvretés tant intérieures qu’extérieures, ayant en elles le germe de Jésus-Christ ; elles en feraient un usage admirable, non en s’en défaisant par actes positifs94, mais en pourrissant et se défaisant d’elles-mêmes par la pourriture qu’elles [misères et pauvretés] leur causeraient.
3. Ce secret est pour les âmes où le germe de Jésus-Christ est déjà : car pour celles qui tendent à Jésus-Christ, il faut qu’elles soient tranquillement fidèles en combattant leurs défauts afin de se purifier ; d’autant que comme nos âmes ne s’approchent de Dieu que par ressemblance, aussi l’on ne peut approcher de la pureté, que par la pureté. Mais quand il est temps, par la miséricorde de Dieu, d’être proche de lui ; étant un abîme, l’on n’y peut être qu’en se perdant. Or il est certain qu’il n’y a rien qui nous perde, et nous fasse tant perdre que nos pauvretés, nos défauts et nos misères ; et c’est pourquoi Jésus-Christ a dit ces belles paroles95 : si le grain de froment étant en terre ne meurt, il ne fructifie pas. Nos défauts et nos misères sont le fumier qui fait pourrir et germer ce grain de froment. Cependant on ne peut jamais apprendre cette leçon : car elle ne peut s’exécuter qu’en se perdant.
4. Ainsi plus une telle âme a de pauvretés, [286] de défauts et de misères qui l’environnent jusque dans le plus intime d’elle-même, et plus elle en fait cet usage sans se tourner vers soi pour se plaindre et pour y remédier autrement qu’en se perdant, et à la suite en se laissant perdre ; plus elle est heureuse : d’autant que son bonheur n’a non plus de borne que sa misère est grande. Tout son fond par là et par ce procédé, passe en Dieu ; et elle vient à n’avoir plus de fond qu’en lui : car ses pauvretés lui sapent tout son fond propre. Elle devient comme ces abîmes où l’on se perd sans se pouvoir retrouver. Et ainsi ce qui est le malheur des âmes qui n’en font pas cet usage devient la source du bonheur des autres. Ne savoir où l’on est, et où l’on en est, et n’espérer rien, est tout bien en n’ayant rien au sens susdit.
5. Portez donc vos misères, vos défauts et tout le reste qui vous arrive intérieurement et extérieurement en véritable abandon et totale paix, sans vous mettre en peine de rien sinon de vous laisser perdre ; et encore pour cela croyez que la pourriture qui vous arrivera par vos misères l’exécutera mieux que tous vos soins et vos industries. Ceci est un secret infini en Jésus-Christ, où les âmes n’y peuvent voir, ni n’y peuvent trouver rien qu’en se perdant : mais aussi Jésus-Christ les éclairant de ce divin Mystère, elles trouvent une source très féconde de lumières [pluriel], de paix et de toute plénitude ; et cela autant qu’elles pourrissent par leurs propres misères, et que par là elles défaillent à elles-mêmes.
6. Croyez-vous que la Sagesse Éternelle venant dans le monde s’approprier la créature pour le plaisir éternel de Dieu, ait laissé ce fond [287] de corruption en nous sans un Mystère divin ? Non très assurément : il en veut faire des chefs-d’œuvre de sa main, et par là nous rendre capables de son abîme même, en nous perdant un million de fois et autant que ce fond nous fait expérimenter ses productions, jusqu’à ce qu’enfin nous soyons tant et tant perdus que nous le soyons vraiment. Et ainsi nous apprenons par expérience que comme un [au ?] commencement, et un fort long temps, nous sommes allés à Dieu en nous purifiant et en soignant avec courage de nous défaire de nos défauts en les retranchant, à la suite ces défauts servent à nous faire sortir de nous-mêmes et à nous perdre en vérité autant qu’ils aident à nous perdre à nous-mêmes.
7. Ceci n’est pas une petite affaire ni peu difficile. C’est une mort que personne ne peut porter, sinon celui où Jésus-Christ commence d’être. Car ce n’est pas une tolérance et [un] agrément de ses misères, comme sans expérience l’on pourrait penser ; mais bien une mort intérieure causée par l’expérience de tels défauts qui au même temps qu’ils exécutent notre perte, remédient aussi à ces mêmes défauts par une manière que l’on n’apprend jamais : mais qui est très réelle, très véritable et très efficace, et même infiniment plus efficace que n’était la manière première de remédier à cette méchante production de son fond propre ; d’autant que dans la première [manière] on y remédie par l’efficacité de ses petits actes qui ont et peuvent avoir peu de grâce ; mais en ce procédé, cessant et perdant ses actes, c’est y remédier par la plénitude même de Dieu aussi grande et étendue que la perte est grande en tels défauts. Ainsi autant [288] que nos misères et nos corruptions nous pourrissent en sortant par là de nous-mêmes, autant nous entrons dans la plénitude de Dieu, et remédions en cette plénitude et par cette plénitude à toutes ces misères qui nous accablent. Ce qui est cause que les âmes déjà avancées en ce procédé se laissent pourrir au long et au large par leurs misères, et par là n’ont pas de bornes en leur perte, et dans le remède de ces mêmes misères elles ne sont arrêtées par aucunes réflexions [pluriel] ni par rien qui les touche et qui leur soit propre.
8. Brisons96 ici, car nous ne finirons pas. Seulement soyez fidèle à ne pas vous amuser autour de vous : souffrez vos misères en paix, et en vous perdant. Et croyez que vous avez tout fait, quand vous êtes sans réflexion, perdue et égarée [fém.] dans la bonté et dans le soin de Dieu sans le vôtre, et sans vous mettre tant en souci de remédier à vos fautes, de ne pas pratiquer les vertus selon vos désirs, et enfin de ne pas posséder une certaine perfection dont vous conservez toujours l’idée. Ce qui se doit perdre dans le dessein inconnu de Dieu en vous possédant par la perte et par l’abandon à Dieu, qui assurément fera toutes choses comme il le faut, autant que vous vous perdrez. Et par là vous entrerez dans son sein, dans sa providence, et dans l’usage de ce qui est en vous, conformément à tout ce que nous venons de dire.
9. Les âmes qui sont assez heureuses d’avoir quitté le monde et qui désirent de leur mieux se quitter soi-même, se trouvent souvent embarrassées dans les moyens que la divine Providence leur choisit pour effectuer la sortie d’elles-mêmes. Ces moyens sont tous différents [289] selon les différentes personnes. Et ainsi tout le bien est de connaître le dessein de Dieu sur soi, et aussi le moyen dont Dieu veut se servir pour nous tirer de nous — [mêmes] afin de consommer ses desseins éternels.
10. À moins que d’être fort fidèle à se servir généreusement de tels moyens, l’âme demeure accrochée et embourbée en soi-même, comme une personne suspendue en l’air qui ne peut ni toucher la terre, ni aller au Ciel. Elle ne peut toucher la terre, en se servant facilement de sa raison et de son ordre naturel, pour disposer et arranger chaque chose selon son idée de perfection : car tels moyens tendent toujours à faire sortir l’âme d’elle-même, de ses inventions, et du reste qui empêche sa perte ; par quoi seulement elle peut arriver à Dieu, et au calme que son cœur désire, où elle trouve sa perfection et sa pureté non selon son idée mais selon l’idée divine.
Je dis aussi qu’elle ne peut aller au Ciel, c’est-à-dire arriver à Dieu. Car en vérité il est impossible que jamais une âme arrive en Dieu qui est le véritable Paradis de la terre, comme il l’est du Ciel, par les industries humaines, par les inventions quoique saintes, et enfin par un million de choses qui font l’emploi et le soutien saint [s] d’une âme craintive, scrupuleuse et hésitante pour sa perte ; Dieu ne se pouvant trouver en cette vie que par la véritable foi qui met l’âme dans une perte générale de tout ce qu’elle est et de tout ce qu’elle peut pour s’abandonner et se laisser en proie à Dieu.
11. Toutes ces choses saintes susdites sont [font ?] la perfection, la pureté et la vertu des âmes qui tendent à Dieu par les saintes pratiques ; mais non l’emploi de celles qui commencent d’être [290] un peu arrivées à Dieu. C’est un abîme où l’on ne peut marcher qu’en se perdant, et autant que l’on se perd autant l’on avance. C’est pourquoi la Sagesse divine nous choisit toujours le moyen qui nous est le plus propre pour nous faire plus perdre en toute manière [sing.] : ce qui fait que nous le trouvons toujours le plus contraire, et contrariant ce qui est en nous, ne pouvant en user qu’en perte ; autrement nous tomberions dans le trouble, dans l’inquiétude et dans l’incertitude.
12. Faites réflexion sur le moyen que Dieu vous a choisi en particulier, qui est la perte de vous-même par vos pauvretés intérieures, et par vos souffrances extérieures, et y appliquez [et appliquez-y] tout ce que dessus97. Et vous verrez clairement que faute de vous perdre, et ainsi faute d’être tranquillement égarée [fém.] sans vertu et sans patience, etc., vous vous trouvez toujours vous-même, et vous vous voyez toujours vous-même péniblement désireuse et affamée des choses que nous n’aurez et ne trouverez jamais, et que vous auriez et trouveriez infailliblement, si intérieurement et extérieurement vous portiez bonnement et vous souffriez, selon que vous le pourriez, les choses qui vous arrivent de moment en moment ; ne vous amusant pas autour de vous [— même] pour vous toujours voir telle que vous voudriez et désiriez être, mais vous perdant en abandon, vous souffrant telle que vous êtes extérieurement, et pour l’intérieur le laissant en la main de Dieu sans vous en enquérir, ni vous en mettre en peine.
Faute de ce procédé vous vous êtes toujours voulu voir, et vous avez toujours voulu être assurée de ce que vous faisiez ou [de ce que] vous étiez ; [291] et ainsi d’un million d’autres choses qui vous ont toujours accrochée et retenue pour vous ajuster et parer à votre mode et non à la mode de Dieu qui n’est jamais qu’en se perdant dans le degré où vous en êtes.
13. Ce que je vous dis doit être dit à toutes les autres âmes qui en sont là, et qui ne font pas tels usages de leurs moyens de perte. Elles demeurent et demeureront toujours sans jamais entrer, ni faire aucune démarche tant que leurs moyens ne les perdront pas ; et même autant que tels moyens sont grands et efficaces pour les perdre et en la manière et par la manière que tels moyens doivent effectuer.
14. Tous ces principes dont je vous ai parlé autrefois, et dont je vous parle encore dans cette lettre, sont généraux et comprennent en vous généralement tant vos pauvretés intérieures que vos souffrances causées tant par les croix extérieures des créatures, que de tout ce qui vous peut peiner dans votre Communauté. Il suffit que la providence vous veuille dans l’état où vous êtes ; et vous n’avez qu’à souffrir généralement tout ce qui vous arrive, sans vous mettre en peine des inconvénients : laissez-y aller votre âme dans la disposition susdite. Ne vous mettez non plus en peine de ce que deviendra votre Communauté. Laissez-la [laissez là (?)] à la conduite de Dieu après avoir fait bonnement et raisonnablement ce que l’on vous conseillera. [292]
1. Pour satisfaire à votre première demande, savoir, si vous pouvez répondre aux personnes qui s’adressent à vous pour leur Oraison, sans réfléchir si vous dites bien ou si vous dites mal ; et si vous n’êtes point plus propre à leur nuire et à les brouiller, qu’à les assurer et éclairer ?98
Je vous dirai que Dieu désire de vous que vous secouriez les personnes que la Providence [majuscule] vous adresse, et cela par écoulement de votre intérieur sans réflexion humaine ; mais bien en abandon à la conduite divine, qui, en l’état où vous êtes, vous donnera ce dont vous aurez besoin pour cet effet, sans vous mettre en peine de le chercher, ni de l’ajuster, afin qu’il fasse du fruit. Ne prévenez personne de propos délibéré ; mais quand la Providence vous en adresse, faites selon l’ouverture que Dieu vous donnera pour ces âmes.
2. Pour la seconde question, si vous ne devez point craindre de vous trop dénuer, surtout sur les prières vocales ; et s’il n’y doit point avoir des bornes en l’état où Dieu vous conduit ? Abandonnez-vous au dénuement, il ne sera jamais trop grand, n’étant pas par vous-même ; mais bien en suivant en abandon la [293] conduite de Dieu qui vous y précède. Cette voie de dénuement ne peut ni ne doit jamais être par adresse naturelle et humaine, quelques bonnes intentions que l’on ait [(erreur) : ms., que l’on aie] ; mais bien par la conduite de Dieu, qui vous peut soutenir dans les plus grandes pertes et périls, quelque extrêmes qu’ils vous paraissent. C’est pourquoi pour règle générale, on ne doit jamais se dénuer par soi-même, mais bien par l’occasion divine ; et quand l’âme est certifiée de cette grâce, pour lors il n’y a qu’à observer fort fidèlement les démarches de Dieu, qui conduit incessamment l’âme dans la perte et le dénuement de tout, pour se perdre dans l’inaccessible. Or ses démarches se suivent avec grande justesse et prudence et avec ordre divin, Dieu n’allant jamais aux extrémités tout d’un coup, mais bien conduisant l’âme avec une sainte et divine modération, quoique à chaque moment quand ce dénuement est bien avancé, il paraisse à l’âme qu’elle se précipite toujours et se perd en tout, à cause que Dieu lui faisant, pour ainsi dire, perdre terre, la perd et la conduit d’abîme en abîme ; et ainsi tout lui paraît abîme : ce procédé lui étant fort inusité, parce qu’il est fort dissemblable à celui où l’âme voyait, discernait, possédait, et se possédait en tout ce qu’elle faisait, et ainsi où elle pouvait remarquer avec assurance son état et ses démarches. Mais dans ce degré de dénuement où vous en êtes, cela n’est pas ; et vous n’avez qu’à hardiment perdre vos prières vocales, vos précautions et vos adresses ; autant que vous perdrez vous retrouverez sans le voir, en l’inaccessible qui est Dieu, ce que vous quittez.
3. Mais vous me direz que vous voyez [294] bien ce que vous quittez et perdez ; mais qu’il ne vous survient rien, à ce qu’il vous paraît. Il n’importe que vous le voyiez [subj.] : moins vous voyez où vous allez, et ce qui vous est donné en échange de ce que vous quittez ; plus il vous est donné ; car moins il y a et moins il y aura dans le dénuement où vous tendez, plus vous aurez de l’inaccessible qui contient tout d’une manière admirable. Et souvent les âmes appelées et même avancées demeurent en chemin, et souvent même reculent ; d’autant qu’elles s’amusent à vouloir voir par leur réflexion ce qui leur est donné dans cet inaccessible, ce que leurs sens ni leur esprit ne peuvent toucher ni apprendre : ainsi au lieu d’avancer toujours en se perdant et dénuant, se certifiant que moins elles sentent et voient, plus il leur est donné pour ce qu’elles quittent en se dénuant, elles retournent sur leurs pas et par crainte reprennent ce qu’elles croient bien solide à cause de leurs sens, comme actes, prières, et tout le reste dont l’âme était peu à peu dénuée par l’opération secrète et inconnue de Dieu.
4. Ne vous mettez donc pas en peine ; suivez Dieu qui vous donnera l’inclination du dénuement conformément à son ordre pour ce moment : et faisant de cette sorte, peu à peu vous marcherez en assurance d’abîme en abîme. Si S [aint] Pierre n’avait pas succombé à la crainte humaine, et que sa foi fût [ou : fut] demeurée divine, ainsi qu’elle était, lorsque Jésus-Christ lui ordonna de marcher sur les eaux pour venir à lui, il aurait continué à marcher en aussi grande assurance comme dans ses premiers pas : mais dès qu’il fit une réflexion humaine [295] sur ses démarches, il commença à craindre, et ainsi il enfonça ; il aurait été précipité dans l’eau si Jésus-Christ ne l’était venu secourir. Voilà l’image d’une âme appelée au dénuement, où la foi fait son soutien, et la conduit vraiment en Dieu, non par un moyen humain, mais bien par un moyen divin, qui supplée et contient éminemment tout l’humain.
5. Remarquez sur cet article que comme vous ne devez pas donner des [ou : de] bornes à votre dénuement, selon que Dieu vous le demande, en vous en donnant l’inclination ; qu’aussi il ne vous en faut pas faire une pratique ; et que Dieu vous donnant l’inclination de reprendre les choses, il faut le faire avec souplesse et grande soumission ; le dénuement ne consistant pas à ne rien avoir, et à ne rien faire, mais bien à suivre l’ordre de Dieu, qui vous conduit à n’avoir rien, et tantôt à avoir ; et lorsque l’on a en abandon, l’âme est aussi dénuée pour le moins que lorsqu’on n’a pas en ce degré. Laissez-vous conduire doucement selon l’ordre divin, ayant ou n’ayant pas ; ou vous remarquerez que par là le vrai dénuement s’effectuera.
6. Quand Dieu voudra que vous ne fassiez pas des prières vocales ni aucunes choses saintes, allez à la bonne heure99 jusqu’où Dieu le veut : et quand le même Dieu vous donnera l’inclination de les reprendre, servez-vous-en par dépendance, et vous verrez par la suite que l’opération divine étant le principe de tout, cela effectuera de degré en degré votre anéantissement et [votre] dénuement ; et au contraire quand vous n’êtes pas dans cette liberté divine, votre opération (et non pas celle de Dieu) [parenthèse de Bertot] s’y trouve [296], laquelle ne peut jamais que vous multiplier au lieu de vous dénuer. Où il faut remarquer que jamais nous ne pouvons être dénués ni conduits dans le néant que par l’opération divine ; et qu’au contraire l’opération humaine, quelque bien intentionnée qu’elle soit, qui dans une autre voie nous pourrait sanctifier, ne peut jamais que multiplier dans ce degré ; au lieu que l’opération divine ne peut tendre qu’à l’unité, comme nous voyons que les Personnes divines de toutes choses et en toutes choses, s’écoulent toujours en l’unité divine où Dieu jouit de son repos, et où il conduit et ramène toutes choses pour en jouir en unité et félicité divine [s].
7. III.100 Vous souhaiteriez de [sic] savoir si le centre de l’âme est sensible ?
Je vous dirai qu’il n’est jamais sensible ; et [qu’] on ne le peut toucher ni voir. C’est Dieu, qui est au-dessus de ce que vous pouvez voir, et en cela même est votre bonheur ; d’autant que si nous pouvions voir ou toucher ce centre en cette vie, et ainsi en jouir, et nous en contenter, nous serions bien malheureux ; car cette jouissance serait bien petite et faible. Le centre véritable est ce qui ne se voit pas, et ce qui ne se touche pas, et ce qui est inaccessible ; et cela est notre bonheur : c’est pourquoi Notre-Seigneur nous exprimant cette vérité dit101, si quelqu’un veut venir après moi, qu’il renonce à soi-même, c’est-à-dire [tirets ajoutés et virgule supprimée] à tout ce qui peut tomber sous les sens ; et de cette manière il me trouve : car en perdant tout et soi-même il me trouve d’une manière qui ne se peut dire ni exprimer en cette vie. [297]
8. Ce n’est pas qu’il n’y ait un toucher, et une manière de voir dans le centre : mais ce voir est au-dessus de toute vue, comme ce toucher est au-dessus et surpasse tout le sensible. C’est donc voir en la manière du centre que de ne pas voir ; d’autant que la vue est surpassée : c’est donc toucher et jouir véritablement que de n’avoir rien de tout ce que l’on peut discerner en cette vie ; car Dieu qui est le centre, n’est rien de ce que nous pouvons voir et toucher ; et lorsque tout cela se perd peu à peu dans le repos, la paix et le dénuement, on acquiert et l’on possède ce je-ne-sais-quoi que l’âme sait mieux qu’elle ne le peut dire, qui est le voir et le goûter du centre, par où elle fait son Oraison, et jouit du centre en son intérieur.
9. L’âme donc appelée au centre sent de loin une inclination de tendre à un je-ne-sais-quoi qu’elle n’a pas, et qu’elle désire avoir en trouvant Dieu : et cela arrive peu à peu en la suivant [i.e., cette inclination], et se laissant ôter toutes choses ; étant bien convaincue qu’il n’y a rien de créé qui puisse lui donner ce que son cœur désire et cependant elle ne peut dire ce qu’elle désire. Elle peut bien s’exprimer à elle-même et aux autres, en disant qu’elle veut avoir quelque chose, et qu’elle court pour avoir quelque chose qui n’est rien de tout ce qu’elle peut dire ; et plus elle avance, il lui semble quelquefois qu’elle en a eu quelque peu ; mais elle voit aussitôt que ce n’est pas cela : et ainsi elle se contente mieux de la négation que de l’affirmation, c’est-à-dire qu’elle aime mieux ce qu’elle n’a pas, et après quoi son âme soupire, que ce qu’elle a. Et ainsi elle voit que ce centre est proprement ce qui la [298] fait perdre à elle-même, trouvant sa joie à n’avoir rien, et à perdre tout, et à tomber peu à peu dans le vide ; et dans la suite l’âme goûte, sans goût qui se puisse exprimer, que tout cela est Dieu à l’âme. Toutes ces expressions sont au commencement savoureuses à l’âme, n’ayant le centre que par là, et en cette manière ; mais dans la suite tout cela se perd, et se fond dans ce centre en un je-ne-sais-quoi encore plus inconnu ; car on tombe d’abîme en abîme où Dieu se trouve seulement.
10. IV. Pour la crainte que vous avez de devenir trop libre, je vous dirai que vous n’en devez point avoir. Comme le centre est notre lieu de repos, il est aussi le principe de notre vraie liberté ; et nous n’aurons jamais de liberté solide et véritable que par le moyen du centre, et autant que notre âme y arrivera. C’est vraiment notre lieu naturel ; d’où vient que l’on se trouve dans une gaieté et [une] facilité pour s’entretenir dans toutes rencontres. Tout au contraire les personnes qui n’y tendent pas, ou qui n’y sont encore en aucune manière arrivées, se sentent contraintes en toutes choses ; elles n’ont pas de vrai repos, étant toujours en agitation ; elles voient fort bien, pour peu de réflexion qu’elles fassent, qu’elles ne sont pas dans le pays de la liberté, ni dans leur lieu naturel, désirant toujours quelque chose qu’elles n’ont pas. Et plus l’âme avance dans le centre ; plus tout lui devient naturel, c’est-à-dire facile, et plus elle jouit librement d’une vraie gaieté.
11. Il ne faut pas s’imaginer que les personnes qui sont dans le centre, c’est-à-dire en [299] Dieu, paraissent différentes à l’extérieur des autres qui sont dans le monde, et qui y mènent une vie moralement bien réglée : tout au contraire très souvent l’extérieur de ces personnes est plus commun ; car par l’inclination de leur centre, elles ne sont portées à rien d’extraordinaire ; mais plutôt elles reçoivent toujours un instinct continuel de faire bonnement mais bien fidèlement tout ce que Dieu demande d’elles en leur état. Ce qui fait la sainteté des autres sont les choses extérieures qui les distinguent : ce n’est pas la leur, c’est proprement ce qu’il y a de plus inconnu dans l’intérieur ; et de cette sorte elles ne s’appliquent à l’extérieur que comme en passant, et seulement pour y faire ce que Dieu veut : de manière que leur inclination est plus de s’ajuster aux autres, et de faire tout ce qu’il y a de raisonnable dans leur condition, que de faire rien d’extraordinaire. Cette manière commune102 est ce qu’il faut pour perdre l’âme dans son centre ; car cela la retire d’une infinité de vues et de réflexions au-dehors pour s’oublier et se perdre dans son centre.
12. Ne vous étonnez donc pas de trouver votre âme si libre, si gaie, et contente de moment en moment, quoique vous ne vous voyiez [subj.] pas différente des autres, c’est-à-dire [tirets ajoutés et virgule supprimée] de ceux qui ne sont pas appelés à jouir de Dieu en se perdant en lui dans cette vie : cet extérieur leur peut être semblable, mais l’intérieur est bien différent. Je dis même que comme ces personnes moralement bonnes vivent toutes en réflexion, elles s’observent plus facilement à l’extérieur, qui est ce qu’elles estiment uniquement ; et au contraire les autres, qui ne [300] tendent qu’à se perdre et à se laisser perdues en l’intérieur, souvent font bien des [sic] petites fautes, manquant de cette réflexion ; dont Dieu se sert souvent pour les perdre davantage, comme Dieu se sert dans les autres de la pureté acquise par réflexion, pour les sanctifier [ms., santifier] communément : mais dans la suite quand l’intérieur est beaucoup perdu dans le centre, il y perd et y consume aussi ces défauts ; mais cela ne se trouve que dans la suite.
13. Où il faut prendre garde que la perte et l’anéantissement dans le centre ne se fait [ne se font] que très peu à peu : ainsi ce n’est pas contre l’ordre du centre de s’aider quelquefois un peu activement pour prendre garde raisonnablement à ses défauts qui sont comme infaillibles à l’extérieur manque d’une assez grande perte [faute d’une assez grande perte] ; cette observation qui semble active ne l’est pas étant dirigée par l’ordre de Dieu. Et ainsi il vous suffit de vivre bonnement dans la liberté de votre état avec un cœur vraiment gai, laissant penser aux autres moins éclairés ce qu’ils voudront, et de faire en cette manière ce que vous discernerez que vous devez faire. Quand vous y trouvez des défauts, ce qui arrive souvent ; (car si je parlais à des personnes qui n’en ont point, ou qui ne croient pas en avoir, je ne les croirais pas dans le centre) rectifiez-les doucement en vous perdant, et vous observant en la manière du centre, c’est-à-dire passivement : vous trouverez qu’à mesure que le centre croîtra, le reste se rectifiera ; mais vous trouverez par votre expérience que les choses naturelles, et les défauts qui sont d’inclination naturelle, se consumeront bien plus tard et bien plus difficilement que les autres ; et [301] cela ne doit point vous étonner, ni vous faire juger que vous n’ayez [(sic) subj.] pas le centre et ne soyez en sa lumière.
14. Il est certain qu’il se rencontre quelquefois des personnes en la lumière du centre, et même qui y sont bien avancées, lesquelles faute de s’observer dans ce degré sur leurs défauts, peu à peu se négligent, et ainsi sont accablées et pleines d’impuretés continuelles, ce qui dans la suite peu à peu éteint cette divine lumière. Cette observation n’est pas comme dans les degrés commençants, où on se sert de la réflexion directe avec empressement et activité ; mais bien cela se fait en suivant en paix sa lumière, comme une personne suit son flambeau qui l’éclaire, et par là se préserve des faux pas, du moins de beaucoup. Cette observation en ce degré et aux suivants se sent mieux par expérience qu’elle ne se peut exprimer. Car il faut toujours remarquer que jusqu’à ce que l’âme soit consommée en la lumière du centre, comme elle est toujours quelque chose, aussi a-t-elle toujours quelque chose d’actif, c’est-à-dire où sa diligence est requise, et selon sa perte, aussi cette diligence se consomme : ce qui est très long ; jusqu’à ce que l’âme vienne à être toute en Dieu, trouvant tout en lui, aussi bien la pureté que tout le reste ; et c’est en cet ajustement au degré de l’opération de Dieu que tout consiste103.
15. V. Sur la condescendance que vous devez avoir avec ceux qui vous viennent voir et avec qui la providence vous engage.
Ce qui peut être la mort des autres qui ne sont pas en lumière divine, est et doit être votre vie : vous n’avez qu’à faire raisonnablement [302] ce que vous devez faire de moment en moment. Et quoique selon la raison humaine cela ne soit que bagatelle, et une pure perte de temps ; selon la raison éclairée divinement, cela doit être divin ; d’autant que la lumière du centre se sert plus volontiers de telle vie que de celle qui est en activité plus grande. Vous n’avez qu’à mourir par cela même qui n’est rien ; et vous trouverez que dans ce rien la lumière divine secrète vous y fera trouver Dieu. Laissez-vous donc aller à la providence toute telle que vous êtes, faisant pour les compagnies ce que vous verrez qu’il faut faire ; et demeurez en une lumière sans lumière.
16. Ne vous étonnez pas de ce que vous n’avez point d’inclination pour parler de la dévotion commune pour enflammer et exciter les autres ; et qu’au contraire vous aimez mieux que l’on parle de bagatelles et de choses indifférentes. La lumière divine, dans le degré où vous êtes, ne trouve de nourriture que dans le rien et la mort secrète, et non dans les expressions de dévotion, où votre âme ne trouverait ni lumière ni goût, et ainsi nulle nourriture. Toutes les âmes de votre degré sont telles, et aiment mieux sans comparaison demeurer comme inutiles en leurs discours et en tout, que de se remplir d’images affectives de dévotion : le rien et le vide sont la nourriture en cet état. Laissez-vous en cette lumière, inutile au-dehors, et mourez. Quand vous remarquez que cet état inutile est remarqué, il faut quelquefois dire quelque mot de piété, néanmoins autant que la raison éclairée le requiert afin de se cacher et d’édifier ; quoi [303] qu’en votre degré l’on ne recherche guère cela.
17. VI. Bien que votre corps souffre en ce degré de lumière par l’Oraison actuelle à cause de son vide, que les sens se rebutent et craignent étrangement, il ne faut pas laisser d’en faire autant que vous jugerez en pouvoir faire. Observez-y cependant la force du corps afin qu’elle ne soit intéressée, et ainsi l’on peut justement la régler : c’est vous qui en pouvez juger plus que personne. Ne vous étonnez pas si dans ce temps d’Oraison il y a tant de distractions et un vide si grand ; cela doit être, la lumière étant plus pure en ce temps qu’hors l’Oraison. Ne tenez pas votre esprit en suspens par l’incertitude. Allez bonnement et vous réglez [et réglez-vous] sur ceci ; car les incertitudes sont la source des réflexions, et par conséquent du retour en soi-même. Il ne faut pas vous étonner des sécheresses, tentations et inquiétudes qui vous arrivent en l’Oraison : il faut les laisser écouler comme elles viennent, et demeurer en silence intérieur et en abandon ; par là elles feront leur effet, [à] savoir de vous faire mourir et sortir de vous. Sans ce procédé en l’Oraison jamais l’âme ne sortirait d’elle-même : et cependant on croit toujours être malheureuse [fém.] quand on a ces sortes de peines ; et néanmoins la mort est le bonheur de cette vie : et ainsi ces choses n’ayant d’autre effet que de nous peiner et faire mourir, elles nous causent ce bonheur véritable.
18. VII. Pour ce qui touche les défauts, comme c’est ce qui nous est le plus ordinaire, aussi nous est-il de grande conséquence de faire l’usage que nous devons de la peine qu’ils [304] nous causent, et ainsi de travailler à nous en corriger selon le degré où nous sommes.
Il faut donc savoir que nos défauts nous peuvent infiniment servir en nous humiliant, et en terrassant en nous une suffisance étrange dans laquelle nous vivons toujours avant que d’être humiliés ; et jamais la vraie humilité n’entrerait dans notre esprit pour y prendre sa place si nous n’étions pas profondément humiliés par nos défauts et nos sottises continuelles. De plus par nos défauts Dieu corrige une précipitation étrange en nous qui est le principe continuel d’une vie naturelle ; et par nos défauts si fréquents Dieu nous fait modérer le pas : car pensant par orgueil et plénitude de nous-mêmes avancer comme nous désirons, nous nous trouvons tout embourbés en beaucoup de défauts : et ainsi pour suivre l’Esprit de Dieu nous tirant hors de nous-mêmes, il faut que nous nous laissions tirer doucement et humblement, et sans faire comme un cheval embourbé dans un très mauvais chemin lequel pensant s’avancer se précipite et s’enfonce encore davantage. Si bien que par ce procédé Dieu nous fait aller avec sagesse et modération : et ainsi, comme sans y penser, il insinue en nous par nos impuretés mêmes* un million de magnifiques vertus dont l’éclat est autant grand et admirable qu’il y a d’esprit d’humilité ; Il m’a fait de grandes choses parce qu’il a regardé l’humilité de sa servante104, dit la sainte Vierge.
19. Où il faut remarquer que plus l’âme entre dans cette conduite de l’Esprit de Dieu, plus aussi découvre-t-elle de défauts ; parce que ce procédé lui donne plus de lumière et de grâce [305], et ainsi lui aide davantage à découvrir son fond de corruption : ce qui doit de plus en plus encourager l’âme à continuer ce procédé de se servir de ses fautes mêmes pour sortir de soi en mourant à soi-même. Prenez bien garde de ne devenir pas plus active, plus vous voyez vos défauts ; mais soyez bien plus humblement fidèle pour les détruire en cette manière, laquelle comme sans y penser en vous humiliant et vous corrigeant, selon que vous pourrez, vous unit insensiblement à Jésus-Christ.
20. Et voilà la raison pourquoi cet acte de mort à vous-même, en allant rechercher cette personne, qui vous avait offensée [fém.], a touché son cœur. Ce procédé est très bon ; et par là vous faites régner Jésus-Christ sur cette âme. Il est plus selon Dieu de faire par là succomber la raison humaine ; cela peut toujours servir et jamais nuire. Continuez au nom de Dieu à faire régner la foi et elle vous fera régner assurément105.
1. Vous savez que dans notre dernière entrevue, je vous ai dit qu’il était d’infinie conséquence pour vous de vous outrepasser incessamment sans vous amuser au discernement [306] de ce que vous sentez et ne sentez pas, si vous êtes en paix ou non ; et enfin de ne pas vous amuser à remédier et à ajuster le trouble qui peut être en vous, soit par vos défauts ou bien par d’autres peines, de quelque nature qu’elles soient ; mais bien, oubliant tout par une agilité de votre volonté amoureuse, de retourner à Dieu, proche duquel et dans lequel on trouve remède à toutes choses, pourvu que les âmes aient la patience de porter la senteur de leur fumier, c’est-à-dire la peine de se voir imparfaites et de ce qu’elles ne s’avancent pas comme elles voudraient.
2. Remarquez bien que toute âme, qui ne tient pas ce procédé comme il faut, a toujours quelque orgueil secret, quelque amour propre, et quelque confiance en son travail. Et quoiqu’elle croit que ce soit pour Dieu et pour se purifier qu’elle fait ces réflexions gênantes et prend ce travail qui la trouble et l’inquiète, la mettant en confusion intérieure, qu’elle me croie et sache assurément que c’est une tromperie, et que le fin et le plus secret de cela est ce que je vous viens de dire. Ce qui est cause dans la vérité que ces sortes de troubles en confusion ne réussissent pas ; mais plutôt que l’on réussit en outrepassant un million de petites bagarres et embarras que la nature produit en certaines âmes, aussi bien au fait du spirituel que du temporel.
3. Si les âmes qui veulent se donner à Dieu, après avoir purifié leur conscience par le sacrement de pénitence, par quelques années de bonnes méditations, lectures spirituelles et autres telles pratiques, propres pour purifier et nous aider à la pratique des vertus, afin de [307] mettre les solides fondements de l’intérieur, tâchaient ensuite, s’appliquant davantage et plus purement à Dieu, de faire usage des lumières que Dieu leur donne et généralement de tous les moyens de retourner à Lui, en s’outrepassant soi-même et en se vidant ainsi soi-même par retour simple et fidèle, on ferait plus en un mois qu’on ne fait de plus souvent en toute sa vie : car quantité d’âmes, spécialement de votre sexe, ayant travaillé à leur purification de la première manière, en venant ensuite à s’approcher de Dieu avec plus de simplicité, pour l’ordinaire demeure là ; d’autant que, ne le surpassant et n’y s’outrepassant pas, elles demeurent finement embourbées, sous prétexte de bien, dans leur amour-propre, et à remédier à une chose qui est irrémédiable, sinon en s’approchant véritablement de Dieu de la manière susdite ; et il se trouve que ne faisant pas de cette sorte, plus elles pensent remédier à leur soi-même et plus elles s’inquiètent pour cet effet ; plus elles s’y enfoncent et souvent s’y embourbent de telle manière qu’elles n’en sortent jamais, mourant dans tous les désirs d’être à Dieu sans jamais Le trouver, de beaucoup se purifier sans pouvoir rencontrer la pureté ; et ainsi toute leur perfection consiste en un désir de Dieu, lequel est et sera toujours défectueux, et en nécessité du secours et de l’appui des créatures, ne pouvant jamais trouver la paix de leur âme ni la paix de Dieu où Il fait vraiment Son séjour : In pace locus ejus106. Vous voyez donc, si vous n’y prenez garde par sa bonté, que par désir de Dieu vous demeurerez toujours hors de Dieu et que par désir de pureté, vous demeurerez toujours dans l’impureté, [308] et cela faute de Le bien désirer et exécuter ; ce qui ne se peut faire que par le moyen que je viens de dire, c’est-à-dire en vous outrepassant véritablement vous-même.
4. Cet outrepassement et oubli de soi-même et de ses intérêts, tant temporels qu’éternels, ne se fait pas tout d’un coup mais peu à peu et par des pratiques réitérées ; comme quand vous avez quelque chose qui vous trouble, il ne faut pas vous amuser à le vouloir ajuster, mais en retournant vers Dieu, vous y tenir fermement au-dessus de vos scrupules. Quand vous avez des scrupules ou peines d’esprit, si vous avez le moyen et la commodité de demander l’avis de votre supérieure, faite-le à la lettre et sans vouloir l’ajuster à vos lumières et à la peine que vous sentez, suivez-le au-dessus de vous-même. Quand vous commettez des défauts, distinguez bien s’ils sont volontaires absolument ou non : s’ils ne sont pas volontaires, remédiez-y en paix en vous abandonnant à Dieu et retournant vers Lui humblement. Quand je vous dis, distinguer s’ils sont volontaires, je n’entends pas par une réflexion ; mais du premier abord sans rien éplucher, vous saurez bien s’ils sont absolument volontaires, car s’ils ne sont volontaires qu’en doute, vous devez en demeurer en repos comme des non volontaires, sans vous y arrêter. Pour ce qui est des volontaires, il faut les corriger avec courage, mais avec une grande patience et longanimité ; autrement, vous ne vous en déferez jamais.
5. Et il est bien à remarquer que faute d’avoir beaucoup de patience et de longanimité au fait de corriger ses défauts, et d’acquérir la vertu, l’on travaille infiniment et l’on fait [309] très peu ; et même bien souvent par un bon prétexte de Dieu et de perfection, on se pousse à bout, on ruine son corps et on affaiblit son esprit ; et ainsi l’on se remplit d’un secret orgueil, et croyant escalader le ciel et la perfection, on perd ses forces ; et cependant on ne fait que monter au plus haut de soi-même par orgueil ; d’où viennent les troubles secrets. Souvent même plusieurs personnes après un long travail, abandonnent tout, ou bien on le leur fait abandonner par raison, car elles deviendraient cruches ; et celles-là sont encore les meilleures ; car il y en a dont l’orgueil se confirme si bien, qu’étant habituées à se conduire par leurs propres lumières, elles ont une telle suffisance qu’elles roulent de précipices en précipices, sans qu’on puisse les en tirer, d’autant que tels précipices sont cachés sous prétexte de piété, ce qui ne peut être découvert que par la lumière divine de quelque personne fort éclairée.
6. C’est pourquoi, supposé l’état où je sais que vous êtes, demeurez en paix, soyez obéissante à l’aveugle, ne vous arrêtez et ne vous amusez pas à ce que vous sentez et à ce que vous avez intérieurement, ni à vos défauts que vous expérimentez ; mais vous outrepassant en foi, cherchez, aimez, et vous tenez fermement à Dieu, quoiqu’en ténèbres.
Toute cette conduite n’est pas seulement nécessaire pour dégager de soi une âme qui commence, et qui veut beaucoup avancer vers Dieu, mais encore pour celles qui, à force d’aller à Dieu en se quittant, arrivent en Dieu par le véritable néant d’elles-mêmes.
7. Si les premières ont besoin de s’outrepasser, et tout ce qui est en elles et d’elles, [310] pour marcher légèrement et vitement vers Dieu, celles-ci en ont encore besoin, à moins de demeurer arrêtés dès le premier pas. Comme Dieu n’est qu’un abîme perpétuel à l’esprit humain, il faut pour y avancer continuellement, se perdre sans cesse et aller toujours au-dessus de ce que l’on a, de ce que l’on sent, et de ce dont on jouit ; autrement non seulement vous demeurez arrêtés, mais encore vous êtes en hasard de vous égarer dès le premier pas et cela par un mauvais égarement. Car pour bien aller à Dieu, il faut toujours être égaré et perdu, sans voir, n’y ayant rien en Dieu que Dieu même ; et aller ainsi infiniment au-dessus de tout ce que nous pouvons voir, que nous pouvons goûter, et dont nous pouvons jouir. C’est pourquoi quand Dieu trouve une âme courageuse et non sensible sur soi et sur ses intérêts, Il ne la laisse jamais un moment sans qu’elle soit en nécessité de tout outrepasser, pour se précipiter et tout perdre, afin de Le trouver sans cesse, et sans qu’un moment de jouissance de Dieu puisse être égal et semblable. Et voilà le moyen d’aller en Dieu par Dieu même, qui n’est jamais autre, étant Dieu même et non quelque chose de Lui. C’est en quoi se trompent plusieurs âmes, qui prennent souvent quelque chose de Dieu pour Dieu, comme quelque souverain goût ou quelque union ou lumière divine ; mais au cas que ce soit Dieu même que l’âme ait trouvé, si elle est fidèle, jamais un moment de la vie n’est semblable ; car Dieu est un abîme où il n’y a et ne se trouve jamais de fond, l’âme y allant en se perdant ou se précipitant, et outrepassant tout ; ou plutôt Dieu, trouvé, lui fait faire, d’une [311] manière admirable, ces démarches.
8. C’est pourquoi telle âme voit la nécessité qu’il y a d’acheminer et d’instruire les âmes qui commencent et se perfectionnent, à cet outrepassement et à cet abandon de soi-même, afin qu’étant habituées peu à peu à tel procédé, elles sachent mieux s’en servir, quand elles auront tant cherché Dieu qu’enfin elles L’auront trouvé, ce qui n’est qu’un commencement de course. Car ayant trouvé Dieu, c’est pour lors que l’âme commence d’aller en Dieu, non en mouvement, mais en repos et jouissance. Mais comme Dieu est infini, Il ne peut jamais en cette vie être trouvé avec bornes et disant : c’est assez ; ce qui est cause que l’âme expérimente la nécessité qu’elle a d’outrepasser tout incessamment et de ne faire jamais réflexion sur ce qu’elle a ou qu’elle n’a pas, allant toujours de Dieu en Dieu par Dieu même, c’est-à-dire par ce qu’elle a de moment en moment, ou plutôt par ce qu’elle n’a pas, ne se mettant en peine de ce qu’elle a ou de ce qu’elle n’a pas pour aller à Dieu en Dieu. Telle âme ne va jamais par ce qu’elle a, mais par Dieu au-dessus de tout ; et par là elle abîme non seulement soi-même, mais tous les défauts et tous les obstacles qu’elle a et qui se rencontrent, en Dieu non aperçu et non goûté, comme une paille est consumée en un moment dans un grand incendie. Elle est dans le temps et hors du temps ; d’autant qu’elle sait à tout moment outrepasser pour vivre et être en Dieu, dans lequel elle vit sans moi, en y trouvant tout sans y rien avoir.
9. Je dis ceci en passant, afin que par ce faible mais véritable crayon, vous voyiez l’importance [312] qu’il y a d’aider les âmes où il y a de la capacité naturelle et de grâce, pour prendre cette manière d’outrepasser tout. Car certainement c’est travailler à leur aider pour un ouvrage d’infinie conséquence dans la suite ; d’autant qu’à moins d’être très courageux et fort à tout outrepasser et à se perdre de précipices en précipices en Dieu, les âmes n’y avancent pas et demeurent à la porte et même souvent reculent à cause de l’horreur et de la frayeur que tels précipices que Dieu a trouvés leur imprime et leur cause, devenant sans voie ni sentier avec des horreurs effroyables. Qui ne l’a expérimenté ne le croira jamais ; et cependant plus les précipices sont grands et les naufrages assurés et sans remède, plus Dieu est encore trouvé plus avantageusement, dans lequel l’âme a tout et trouve tout, non en ayant, mais en jouissant en cette manière de perte, ne souffrant et ne pouvant souffrir en elle rien qui lui fasse image et qui particularise ; et par ce moyen, jouissant d’une paix inaltérable au milieu de ces troubles, jouissant d’une pureté qui charme le cœur de Dieu au milieu de la pauvreté de la nature, et enfin jouissant de Dieu incessamment, sans L’avoir par rien de particulier, mais L’ayant très avantageusement en ne L’ayant pas, et jouissant de Lui sans en jouir, mais allant toujours par ce qu’elle n’a pas en Celui qui est sans fin ni fond : car qui a Dieu en cette vie, ne l’a pas en vérité mais en image. Il faut ici cesser, car c’en est assez pour voir l’importance de cette outrepassement et de la fuite de soi-même.
1. Quoique je ne vous écrive pas souvent, et que je paraisse vous oublier en quelque manière, je vous assure que vous m’êtes toujours présente. On peut en cette vie avoir une autre conversation avec ses amis que par les sens, et de cette manière leur être plus utile. Je vous avoue que l’écriture m’est présentement assez pénible, et que je m’en dispense autant que je puis, n’y ayant que la dernière nécessité qui m’y force. Je n’ai pas moins de peine à aller voir ou à soigner mes amis : ce qui me fait non les oublier, mais les perdre volontiers et les trouver en Dieu. Tout autre procédé dans la vie est dur et ennuyeux quand celui-ci est donné. Et Dieu le donnant à une âme, Il désire infiniment le réciproque, c’est-à-dire l’oubli de celui des sens, par lesquels on parle, on écrit, et on entretient par une conversation autrefois aimable ses amis, afin que conversant en esprit en Dieu, on trouve là non seulement Dieu, mais encore ses amis ; et qu’y laissant perdre son procédé actif, nécessaire à la première manière, on entre dans le silence, le repos et la perte entière de tout [314] pour trouver tout en Celui où non seulement tout est et se trouve, mais bien plus parfaitement. Car en vérité il s’y rencontre une conversation, un parler et un entretien délicieux ; là on n’a pas besoin d’aller corporellement bien loin, pour voir ses amis et leur parler : on les a toujours là ; il ne faut pas une succession de paroles pour s’exprimer, parlant d’une manière qui n’a besoin de ces expressions107. Enfin l’on a et l’on fait toutes choses, et l’on trouve tout, selon le bon plaisir de Dieu, mieux et plus avantageusement sans comparaison, que l’on ne le fait par les sens, en allant visiter ses amis, en leur écrivant, et en leur servant comme par le passé ; tout ce vieux procédé est ennuyeux et à charge à un cœur et à un esprit qui est en Dieu et qui L’a trouvé ; et l’on ne demande, selon l’instinct de son cœur, que le repos, l’oubli de tout le créé, et la perte de toutes choses, car par là l’âme se perd et s’enfonce en Dieu et jouit de plus en plus de Dieu dans lequel toutes choses se trouvent, ou pour mieux m’expliquer, qui devient toutes choses à ces âmes.
2. Vous me direz peut-être que vous ne comprenez pas ce procédé, et que vous vous en tenez au premier, par lequel l’on se parle, et l’on reçoit beaucoup de bonnes et saintes choses qui donnent un grand soulagement, et une lumière qui soutient. Je crois que cela a été vrai en son temps, et que présentement il ne se trouverait pas également vrai, au moins de mon côté, l’autre étant plus véritable, réel et efficace que n’a été le premier. Il est vrai qu’il est difficile à comprendre, à moins que de l’avoir ; mais autant que les âmes qui résident [315] encore dans les sens, ont de difficulté à s’y rendre, ne le comprenant pas, autant ceux qui l’ont, trouvent-ils de joie, de bonheur et de plénitude en s’en servant uniquement pour toutes choses.
3. C’est donc là où je veux vous voir et d’où je vous écrirai, quoique je ne vous écrive pas. C’est par ce moyen, je ne dis pas que je vous irai voir, mais que je serai toujours avec vous ; car étant là, cent lieues et mille lieues ne sont que pour un moment de chemin. Là on ne va, ni on ne vient, parce qu’on est toujours où l’on veut être ; les créatures ni les affaires ne peuvent empêcher notre entretien ni notre conversation, car on est toujours seul. Et enfin étant en Dieu et se voyant et conversant par Lui, tout ce qui est la suite des sens qui fatigue en cette vie, est levé pour avoir la vraie liberté et en jouir en Dieu, où même on se voit, on converse, et on se sert sans se nuire, sans se fatiguer et sans se rabaisser.
Ceci est très vrai et Dieu le donnant, on y doit être très constamment fidèle. Et on trouve dans la suite que l’on ne fait perte que de l’impur, soit pour le prochain, soit aussi pour soi-même, ne s’aidant ni conversant qu’en Dieu, et ne laissant plus rien qu’en cette simple et perdue manière, qui se commence en allant à Dieu et se perfectionne en Dieu durant que l’on vit.
4. Je vous dis tout ceci pour vous éclairer sur plusieurs choses : savoir que les âmes que Dieu destine pour Soi, Il les rend capables et propres pour les obscurités et les ténèbres, peu à peu les dénuant ; non par le moyen des lumières [316], mais par des manières si naturelles qu’il semble à l’âme que ce que Dieu fait en elle, soit de vraies ténèbres de la nature et un défaut de vraies lumières, qui ne peut que la précipiter peu à peu en des péchés et l’éloigner de Dieu. Dieu ne Se contente pas même de donner, et de continuer à de telles âmes ces obscurités qui leur paraissent si naturelles comme j’ai dit ; Il leur donne, au cas qu’elles soient fidèles à se perdre et à mourir, des ténèbres encore plus sombres. Les premières ténèbres leur ôtent la vue de la voie et leur cache Dieu, et par là peu à peu les estropient pour les pratiques des vertus au fait d’une correspondance savoureuse que les actes ont pour l’ordinaire. Ainsi peu à peu cette correspondance, cette facilité pour la vertu et cette douce inclinaison se perdant, l’âme est entourée de ténèbres, ce qui assurément donne lieu à une telle âme, certifiée de la lumière de Dieu en elle, de mourir et de se perdre, poursuivant et se contentant de telle obscurité qui va toujours augmentant. Et ainsi cette obscurité première fait naître l’autre par un défaut de vertu apparent, ce qui est sans comparaison plus ténébreux et par conséquent plus fort pour la perdre. L’âme étant assez forte pour porter le procédé de cette lumière et se perdre par son moyen, en se contentant d’elle et vivant d’elle en son égarement, telles obscurités, égarant cette âme encore davantage, lui font perdre la propriété de ses lumières et de ses voies afin d’entrer dans la voie de Dieu, où l’on ne peut jamais subsister ni marcher sans perte.
5. Quand donc une telle âme a fait le [317] progrès que ces sortes d’obscurités exigent de l’âme, pour lors Dieu poursuit et l’obscurcit encore de plus en plus par des ténèbres qui non seulement l’égarent en sa voie, mais la pénètrent très profondément, afin que par ce moyen elle se perde soi-même108. Les premières lui causent la perte de ses lumières pour la disposer à celle de Dieu et lui faire trouver la vraie lumière. Les secondes lui font perdre son soi-même et pour lors étant accablée de ténèbres, obscurités et sécheresses, un engourdissement vers Dieu, pour la vertu et à l’égard des choses, s’empare de tout l’intérieur de telle façon que tout lui devient à dégoût. Un ennui étrange se saisit de son cœur et de son esprit, elle perd ses inclinations pour Dieu et enfin la nature devient si dépouillée de tout bien, de toute vertu et de tout usage des choses saintes et des actes vertueux, qu’elle tombe insensiblement dans le fond de la nature. Dieu ajoute pour l’ordinaire, au cas que la fidélité se rencontre en cette âme pour s’abandonner en telles épreuves, des surprises assez fréquentes en des fautes conformes aux inclinations naturelles de l’âme : si le naturel est colère, de la colère ; s’il est mélancolique, des tristesses ; si affectif, des tentations impures et ainsi de divers naturels. L’âme n’a pas seulement des tentations, mais très souvent, selon le degré de force qu’elle possède en sa faiblesse, des chutes et même d’aussi grandes que cette force est constante, par lesquelles l’âme est non seulement entourée, mais de plus pénétrée de ténèbres, si avant que ce procédé de ténèbres et d’obscurités va déracinant ce misérable soi-même. [318]
6. Ici l’âme devient non seulement égarée dans les ténèbres, comme un homme perdu en son chemin étant en voyage ; mais encore elle est réduite à chaque moment dans des précipices, dont la vue continuelle fait véritablement glacer le sang dans les veines, et par nécessité porte une telle personne à sacrifier et à perdre sa propre âme, autant de fois qu’elle a des moments pour faire, malgré elle, réflexion sur soi-même. Quand elle pense se sauver d’un défaut, elle tombe dans un autre ; et plus elle peine et travaille pour arranger son affaire, se contentant en quelque moment de quelque chose qui peut glorifier Dieu, plus elle est toute étonnée qu’elle renverse tout par des défauts imprévus ; plus elle pense s’ajuster et se parer, plus elle se salit. Et tout cela va toujours s’augmentant jusqu’à ce qu’elle soit en vérité réduite au désespoir de soi-même, par une perte qu’elle fait de tout soi, et de toute son opération, pour n’être et ne se mouvoir qu’autant et comme Dieu le voudra.
7. De vous exprimer les angoisses, les peines et les tristesses mortelles que l’âme souffre, cela ne se peut, car ayant en soi un si fort désir de la pureté, et cependant ne faisant que se salir, comment vivre ? Tout le monde, tous les livres, toute la sainteté ne prêche que la vertu et la pureté ; et elle n’est qu’ordure, que défauts et véritables chutes. Que faire ? Il faut qu’elle se perde malgré elle-même ; et cela est si vrai qu’à moins d’un miracle, si Dieu ne prenait ce procédé, jamais Il [ne] déferait l’âme d’elle-même, et elle serait toujours subsistant en elle-même et pour elle-même.
8. La première obscurité est fort longue, [319] mais celle-ci l’est encore davantage, et l’est autant que Dieu a dessein de Se donner Lui-même. Ceci est un Mystère dont le secret n’est manifesté à l’âme que lorsque telles obscurités et les ténèbres ont fait leur opération.
Durant tout ce temps, il n’y a rien de si pauvre à ses propres yeux et aux yeux d’autrui, à moins que les personnes avec lesquelles elle est, ne pénètrent la nue. Mais comme il est très difficile de trouver des âmes qui se laissent au long et au large manier et traiter de Dieu, on se soutient toujours ; et ainsi on remarque toujours les actes propres, soit de lumière ou de vertu, qui font quelque édification ; mais quand telles âmes se laissent conduire sans vue ni de leur sainteté, ni de leur établissement, ni même de leur bonheur éternel, pour lors elles tombent à fond et se perdent sans ressource, perdant non seulement tout ce qui les élevait vers Dieu, mais encore ce qui les mettait en estime devant les créatures, et qui les assurait en leur état intérieur.
9. Quand l’âme pense et travaille pour être mieux à Dieu en certain temps ou fêtes, pour lors non seulement elle est plus pauvre, mais elle expérimente encore davantage sa misère et sa pauvreté. Et l’âme qui ne fait et qui ne peut jamais apprendre ce procédé, se tourmente secrètement et tâche finement de s’embellir et former ; mais tout cela n’est de nul effet ; cela n’est proprement qu’une chose ajoutée qui tombe aussitôt sans aucune vie ni efficace. Elle va donc toujours contre le fil de l’eau, autant qu’elle travaille à sa pureté, sa vertu et sa sainteté ; et elle voit qu’elle tombe si naturellement dans tout le contraire de ce qu’elle désirait, [320] qu’elle perd tout désir de travailler, ne faisant que se perdre, ou plutôt se laisser perdre et emporter peu à peu à une mort inconnue, qui est mystérieusement renfermée en ses défauts et en l’obscurité, la sécheresse et la mort qu’ils lui causent.
10. Tout ceci n’est qu’un faible crayon de la vérité que la grâce va opérant dans une âme que Dieu destine pour Lui-même, afin que, par ceci, vous voyiez que vous n’êtes pas au bout et à la fin de vos obscurités, morts, et pertes de vous-même, et que de plus vous compreniez le dessein de Dieu dans ces obscurités où vous êtes, et dans ces misères intérieures et extérieures que vous souffrez.
Par là vous pouvez voir et remarquer où vous en êtes à l’égard de votre approche de Dieu et de votre perte en Lui. Car si vous ne vivez et ne vous perdez doucement en vous laissant dévorer aux ténèbres intérieures, c’est signe que vous possédez encore beaucoup vos lumières propres, et que vos voies sont peu celles de Dieu, où l’on ne peut jamais marcher qu’en se perdant, et dont on ne jouit qu’en étant égaré.
11. Vous pouvez de plus remarquer si vous avez commencé d’être en Dieu, ou même jusqu’où vous en êtes, par l’expérience de votre perte en vos défauts et en vos misères spirituelles. Car une âme qui a trouvé Dieu, jouit de la pureté intérieure, jouit des vertus, et de tout le reste que l’on appelle sainteté, en se perdant ; et si elle en aperçoit quelque chose en soi, par soi, et non par sa propre pourriture, elle doit croire assurément qu’elle est âme de bonne volonté, mais non encore [321] en Dieu, où sa pourriture lui peut faire trouver Dieu, et où autant qu’elle s’y trouve et qu’elle se perd, autant elle pourrit encore davantage.
C’est ici le Mystère du grain de froment dont Jésus-Christ parle dans le saint Évangile, qui vit autant qu’il meurt ; et les défauts, les pauvretés et les misères spirituelles sont le fumier qui fait, qui augmente et qui hâte cette pourriture, et qui par conséquent donne lieu à cette vie.
12. Il faudrait des discours infinis pour vous dire tout ce qui se passe en ces obscurités et dans ces misères, pour opérer cet égarement, cette perte et cette mort. Mais c’est assez pour vous assurer que les obscurités que vous avez sont bonnes, et que tout le mal que vous y faites, est de vous posséder trop en y voulant remédier, et en vous y soutenant, au lieu de vous y perdre et de vous y laisser à corps perdu ; que tous les défauts et les manquements de vertu, qui vous humilient et vous font petite à vos yeux, vous causent bien un bon effet, mais non celui que Dieu prétend, qui serait de vous faire sortir de vous-même et de vous perdre vraiment à tous et à toutes choses, quelque bonnes et saintes qu’elles puissent être. Ainsi au lieu d’aller par tous ces moyens que vous avez, ne les croyant pas moyens, vous vous arrêtez à y remédier et vous ne faites rien, ne faisant pas ce que Dieu veut. D’où vient que vous pourriez faire en un jour ce que vous n’avez pas fait en dix années ; et vous pourriez encore plus faire, toute pauvre, toute aveugle corporellement aussi bien que spirituellement, [322] même sans rien avoir, et ne faisant rien qui vaille selon vos vues, en un jour, en vous perdant autant que l’ordre divin vous faite telle que vous m’exprimez.
13. Mais, me direz-vous, quelle différence y a-t-il entre une âme sans lumière divine et, en ces commencements, toute imparfaite et sans vertu, et entre moi ? Toute différence que vous ne pouvez discerner par votre lumière ; car cette divine lumière qui constitue ce degré et dont Dieu vous a fait quelque part, ne se peut voir ni discerner que par deux manières, comme j’ai dit en plusieurs écrits, ou par la lumière d’autrui, cet autrui étant divinement éclairé ; ou bien en Dieu, conformément à ces divines paroles : In lumine tuo videbimus lumen109, en Votre lumière nous verrons la lumière divine que Vous nous communiquez.
14. Or il n’en va pas de même des autres lumières surnaturelles, quoique même passives. Comme elles causent toujours des espèces dans les âmes qu’elles éclairent, on les peut toujours voir par leurs effets, mais cette lumière divine étant en soi si pure, comme elle est, ne cause pas des espèces, supposé la pureté en une âme ; ainsi l’âme ne la peut jamais voir en soi, sinon en Dieu, de manière qu’il faut même qu’elle soit déjà dans un très grand degré, avant qu’on la puisse voir en Dieu. Ce qui est cause qu’il ne faut pas s’arrêter à ce discernement ; autrement à tout moment on serait égaré, et on la perdrait infailliblement. Il faut donc s’arrêter à la soumission, qui assurément et très certainement nous conduira à cette divine lumière et par cette divine lumière [323] en Dieu, où, étant suffisamment perdu pour ne plus se retrouver, on pourra facilement voir la lumière en la lumière, c’est-à-dire cette divine lumière en Dieu, et ainsi découvrir non en elle, mais en Dieu ces mystérieuses démarches, les comprendre par conséquent comme les obscurités, les sécheresses, les misères et le rien, sont la lumière qui éclaire, sont les richesses qui élèvent, et la plénitude où Dieu est trouvé.
15. Quand je dis que la lumière ne se peut voir en soi, je dis vrai : car cette divine lumière est si pure, qu’elle ne peut être aperçue, c’est plutôt un moyen par lequel on voit et on a une autre chose, que de pouvoir dire qu’on la voit et qu’on l’ait. Vous voyez par la lumière du soleil les objets, mais elle-même, étant fort pure, est invisible, et vous ne la pouvez discerner qu’étant rempli d’atomes, si bien que ce sont les objets qu’elle fait voir et ce n’est pas elle-même qui proprement est vue. J’ai parlé tant de fois de cette divine lumière que je ne vous en veux pas parler davantage ; vous pouvez avoir recours à ce que je vous en dis autre part.
16. Tout cela étant très vrai, comme les âmes d’expérience vous en peuvent certifier, il faut donc que vous vous contentiez de la soumission, et que sous cette voie vous marchiez à grands pas en vous perdant sans relâche, croyant que c’est vous trouver que de vous perdre, et que c’est vraiment posséder toutes choses que de n’avoir rien, ce divin Rien étant opéré par la miraculeuse et mystérieuse lumière divine ou lumière de foi.
Heureux Rien, que ta plénitude est grande, [324] à la charge que jamais on ne te possédera, mais plutôt que tu posséderas l’âme, en la perdant en ton vaste sein et en ta plénitude infinie ! Bienheureux Rien ! Puisque après la lumière de gloire, une âme ne peut jouir de Dieu plus à l’aise, ni en plus grande plénitude et en liberté plus générale, que par ton moyen. Bienheureux ! Car en toi seul on peut trouver Dieu sans crainte de Le perdre et sans soin de Le retenir, et sans peine de Le posséder, puisqu’en vérité on Le trouve en toi sans fond ni rive, c’est-à-dire on Le trouve Lui-même. Bienheureux ! D’autant qu’en toi se trouve toute joie, non des sens ni de l’esprit (car il y aurait quelque chose et non ce rien parfait et entier). Mais en Dieu, donc par Sa miséricorde, nous sommes capables de jouir, non en nous, mais hors de nous. Ainsi qui dit jouir de Dieu hors du rien, c’est-à-dire en la chose même la plus relevée que l’on peut comprendre, ce n’est pas arriver à ce que Dieu nous a destiné, et ce à quoi Il nous appelle : c’est pour Lui seul qu’Il nous a créés, et ainsi Il nous a fait capables de Lui seul par le Rien et dans le Rien.
Heureux Rien donc, par lequel nous jouirons de Lui, et par le moyen duquel nous arrivons à cette merveilleuse et miraculeuse grâce ! Heureux Rien enfin, qui nous rend capable de jouir et de vivre en Dieu aussi bien en agissant qu’en contemplant ! C’est vraiment en toi et par toi seul que nous devons nous perdre et nous abîmer en Dieu, pour ne nous retrouver jamais, ni aucune chose créée, sinon lorsqu’elles nous serons devenues le tout, même par ton moyen ! Conformément à ce que j’en [325] ai dit dans un papier depuis peu écrit à N.
17. Ces expressions semblent exagérantes à qui n’a point l’expérience profonde, soit du Rien, ou de la vie trouvée en ce Rien ; cependant c’est la simple et sincère vérité, que l’on ne peut exprimer que par des paroles qui disent des choses grandes ; et ce rien est et paraît si pauvre, si petit et si vraiment rien, spécialement quand il est en toutes manières comme je le viens d’exprimer, que tout semble exagérant.
Car, me direz-vous, je veux vous croire ; mais de bonne foi je ne vois en moi que du naturel, où il y a une bonne volonté ; mais c’est le tout ; car pour l’expérience de mes bassesses et de mes défauts, elle est vraie et réelle, n’ayant que la pure nature qui veut de propos délibéré le mal. Je voudrais bien être bonne et je me contente un peu, étant en quelque repos ; mais de comprendre et de croire rien en moi de surnaturel, et qui soit un bon et surnaturel rien, comme vous me le dites, je ne puis le voir ; et c’est ce qui me rabaisse incessamment.
18. Tout cela est véritable, c’est comme vous devez être en ce Rien, comme je vous l’exprime ; autrement vous ne vous posséderiez jamais à pur et à plein en Dieu et en ce rien même. Tout le mal est que, suivant l’inclination de cette bonne volonté qui est et qui reste en vous, vous faites des retours sur vous, et que vos vues vous rabaissent incessamment en certains actes et en certaine timidité et appuis en bonnes choses que vous tâchez secrètement de mettre en vous, et que vous êtes toujours en état de faire quelque chose ; et [326] qu’ainsi vous ne vous unissez pas au dessein de Dieu, qui est de renverser plutôt et de brouiller tout chez vous, et cependant vous faites incessamment ce que vous pouvez pour tout ajuster.
Dieu veut faire en vous ce que cette bonne femme de l’Évangile (Luc, 15,8) fit pour retrouver sa drachme ; elle démeubla et enfin vida tout, jusqu’à ce qu’elle l’eut trouvée : ainsi Dieu renverse toute votre âme pour la trouver en Lui. Cette drachme est vraiment Dieu dans le centre de notre âme, que l’âme ne peut trouver par autre moyen qu’en vidant et en perdant tout ; et elle ne peut jamais vider ni perdre tout que par le procédé susdit.
19. Les autres âmes que Dieu veut embellir et purifier en ellesmêmes, ne prennent pas ce procédé, car les lumières, l’amour sensible et aperçu, et les vertus purifient et ornent ces âmes pour être agréable à Dieu, qui cependant subsistent toujours en elles-mêmes quoique purifiées et ornées : mais celles que Dieu appelle par l’autre voie, faisant perte de tout leur propre sans l’orner et embellir, le perdent en Dieu, où elles trouvent non leur beauté propre ni leur sainteté, mais la beauté de Dieu et la sainteté de la divine Majesté. Voilà la véritable drachme cachée dans le centre de notre âme en notre création, retrouvée et embellie tout de nouveau par la rédemption de Jésus-Christ et communiquée en source par le saint baptême.
20. Je vous avoue que ce procédé est si petit et si naturel comme il semble, et si commun que je ne puis assez exprimer ces choses ; [327], car si l’on ne les comprend pas par une sorte d’expression, on le pourra peut-être par une autre. L’expression de ce procédé et de ce qui se passe en l’âme dans ce rien, paraît exagérant, comme je le viens de dire ; et cependant elle ne l’est nullement. Tout ce que j’en dis et en ai dit n’étant encore rien de ce qu’il est, et de ce que l’âme y trouve, quand cet heureux Rien l’aura perdue en Dieu ; car pour lors, elle découvrira la vérité de tout et comprendra que tout ce que l’on en dit, n’est encore que parler en enfant, et que c’est une chose dans la vérité si réelle et si véritable qu’elle est sans expression.
21. Ce qui suit le rien est encore tout autre chose et tout autrement incompréhensible à qui ne l’a expérimenté. Quoi ? Qui pourrait croire que Dieu Lui-même Se donne, et Se donne d’une manière qui n’a plus de bornes et de fin, ni de règle que selon que ce rien, qui a précédé, a eu d’étendue ? Car autant que l’âme a été rien et s’y est perdue, autant la plénitude de Dieu même s’y est écoulée, l’âme par là devenant admirablement appropriée et capable de la plénitude de toutes les divines perfections. Et ayant fait perte de ses puissances, elle trouve les divines Personnes comme sources fécondes qui donnent leurs eaux autant et aussi pures que les puissances ont été anéanties et perdues dans cet heureux rien, lesquelles Personnes divines toujours actives et agissantes, relèvent le néant et le fumier de cette pauvre âme, en un opérer dont on pourrait dire des merveilles. Ce pauvre rien devient agi et agissant par une connaissance et un amour comme infini. Et comme [328] Dieu incessamment Se connaît et S’aime, aussi cette âme, toute vivante par les Personnes divines a Dieu pour objet incessamment et aussi continuellement que ce rien pauvre et misérable a privé autrefois cette âme de toute connaissance et de tout amour pour l’enfoncer dans ses misères et dans son fumier. Tout ceci, qui n’est encore qu’un faible crayon de ce qui suit le rien, paraît autant et encore plus exagérant que ce que l’on dit du rien ; cependant dans la vérité et sincérité, ce n’est rien en comparaison de ce qui en est.
22. Quand je réfléchis sur la doctrine chrétienne que l’on apprend aux enfants en leur bas âge, je dis en moi-même que l’on apprend peu ces vérités ; on croit les âmes seulement capables de les croire mais non pas d’en jouir, et l’on se trompe. On leur apprend donc qu’il y a un Dieu en trois Personnes, que nous sommes créés uniquement pour Lui afin de Le connaître et aimer. Ne croyez pas, au nom de Dieu, que le dessein de Sa divine Majesté par la Création et par l’Incarnation, soit que nous soyons seulement capables d’une certaine connaissance par la foi qui n’apprend que comme extérieurement ces vérités. Je crois que cela est pour plusieurs qui sont sanctifiés par les connaissances puisées en cette foi ; mais je crois aussi que le grand dessein de Dieu est que plusieurs âmes arrivent dès cette vie à la jouissance de ce pourquoi elles sont créées et que Dieu a gravé dans le centre de notre âme ; et qu’ainsi elles viennent à le posséder et à jouir de Dieu, des Personnes divines et de leur véritable opération, en la manière que la terre en est capable, c’est-àdire en foi. [329]
23. Autrefois j’ai cru comme de loin ces vérités ; mais je vois présentement qu’elles sont aussi réelles et que notre âme en peut jouir aussi véritablement que tout le monde du commun peut avoir la foi et ainsi, par son moyen, ménager son salut et espérer en l’autre vie la jouissance de ce qu’ils auront cru en cette vie, et dont ils n’auront pas joui. On peut donc véritablement en jouir dès cette vie non en lumière de gloire, mais en lumière de foi et de vérité vivifiée, et ainsi avoir en jouissance ce que le commun n’a qu’en foi et par pensée. Or cette jouissance est si vraie et si réelle, que pour l’expliquer dans la sincère vérité, il faudrait exprimer ce qui est en Dieu, un en naissance et trine en personnes, dire comment ce Dieu possède toutes Ses divines perfections, et ce qu’elles sont, exprimer comment Dieu le Père est toujours engendrant Son Verbe et comment de l’un et de l’autre le saint-Esprit procède. Je sais que la science et la foi nous enseignent ces choses ; mais je sais aussi que autant qu’une âme est morte à elle-même par son Rien, autant jouit-elle et a-t-elle la possession de ces merveilles, dont l’expression est infiniment savoureuse quoique l’on désire peu d’en parler mais beaucoup en jouir, d’autant que tout ce bonheur consiste en sa jouissance qui fait voir et donne des merveilles.
24. Pourquoi pensez-vous à votre avis que je me laisse aller à l’expression de ces choses ? Est-ce parce que je crois que vous y arriverez dans cette vie ? Non ; je ne crois pas que vous passiez votre rien ; mais afin de vous faire voir la grâce admirable à laquelle Dieu [330] vous appelle ; et que bien que vous ne voyiez et n’expérimentiez durant toute votre vie que pauvretés et misères, et enfin que vous ne soyez rien, ce rien véritable est présentement, quoique inconnuement, et sera après votre mort autant fécond en lumière de gloire, que vous vous perdrez dans cet heureux rien.
Je dis : « est et sera. » Premièrement, je dis « est », pour vous exprimer que votre âme doit être calme, abandonnée et perdue en ce que vous avez et pouvez à présent. Deuxièmement, je dis « sera », pour vous donner quelque préconnaissance de ce que vous trouverez après votre mort, parce qu’avec la miséricorde de Dieu, vous trouverez qu’autant que vous avez été dénuée, pauvre et perdue en votre rien, autant la jouissance de la plénitude de Dieu y correspondra dans la gloire.
25. Et il faut savoir que les âmes sont appelées différemment à cette grâce. Il y en a qui ne sont destinées que pour la perte, et qui ainsi vivent toujours en mourant à soi. Il y a même plusieurs degrés différents de cette perte, ce qui fait la différence des desseins de Dieu, toutes les âmes appelées à la perte étant appelées à un degré différent ; et ainsi elles ne jouissent proprement que dans la gloire selon le degré de leur perte.
Il y en a d’autres que Dieu appelle à davantage et ainsi elles sont destinées à la jouissance dès cette vie ; non, comme j’ai dit, en lumière de gloire, mais en foi éclairée. Et de cette sorte elles arrivent (au cas qu’elles remplissent le dessein de Dieu) non seulement à la jouissance inconnue de ce qui est caché dans leur rien, leur perte et leur unité, mais encore [331] elles arrivent à jouir de la plénitude de Dieu, où le degré de leur rien les a perdues en jouissance ; et ainsi cette jouissance de Dieu, un en essence et trine en Personnes, et toutes choses en Lui, est communiqué selon le degré du dessein de Dieu et de la correspondance fidèle de la créature appelée à cette grâce.
Et il ne nous importe, pourvu que nous remplissions le dessein éternel de Dieu ; il est vrai que plus il est grand sur une âme et plus elle y est fidèle, plus elle est heureuse et plus elle y doit être fidèle.
26. Retirez-vous donc, au nom de Dieu, de la croyance que vous n’avez rien qui vaille. Laissez votre âme se perdre dans le rien, selon le dessein éternel de Dieu sur vous. Mais croyez que si vous êtes fidèle jusqu’à la fin, Il sera votre plénitude, et que par Lui vous jouirez, Dieu aidant, de la plénitude de Dieu dans la gloire.
Prenez donc courage, au nom de Dieu, et faites ce que vous pourrez pour consoler votre âme, en faisant ce qu’Il désire de vous.
J’ai été un peu long ; mais la lumière étant présente, on ne peut finir, d’autant que non seulement la grandeur attire à en parler, mais encore la peine que l’on a, voyant des âmes, qui iraient à grands pas, s’arrêter, ne voulant aller par cette foi et se perdre en elle, sollicite à en dire tant de choses, pour leur aider un peu à franchir le pas, et se perdre plus courageusement en elle, sans tant s’arrêter et se regarder, et à avoir une mauvaise pitié sur soi, et sur les bagatelles que l’on perd, s’y laissant aller. J’appelle bagatelles toutes les choses qui sont au-dessous de Dieu, étant en [332] vérité moins que rien, comparées à Dieu, qui Se trouve en ce rien véritable110. Adieu en Dieu.
1. J’ai bien de la joie de vous savoir en bonne santé, et d’apprendre que vous travaillez toujours de votre mieux pour elle selon le cœur de notre Seigneur. Ce doit être la toute votre consolation, le reste étant faible et peu capable de remplir un cœur et d’arrêter les désirs d’une âme qui a un peu de vraie lumière. Continuez donc au nom de Dieu, et vous trouverez assurément que sa bonté ne vous trompera pas étant votre guide invisible. Selon le monde, et dans le temps présent, il faut voir où l’on va : pour ce qui est de Dieu, il faut marcher à l’aveuglette et par un chemin que l’on ne connaît pas. Marcher de cette manière c’est marcher sûrement et à grands pas ; car c’est courir en foi qui a pour lumière Jésus-Christ et pour soutien sa toute-puissance et son infaillibilité divine. Jugez donc, si une âme qui va de cette sorte, doit être assurée dans son incertitude et clairvoyante dans son aveuglement, et forte dans son incroyable faiblesse.
Tout le malheur des âmes en cette rencontre vient de ce qu’elles ne peuvent quitter le terrien, s’appuyant toujours sur ce qu’elles sentent ou ne sentent pas, sur ce qu’elles ont ou n’ont pas ; et ainsi elles sont toujours pauvres et différentes par la pauvreté, la faiblesse et l’aveuglement de leur sens, n’apprenant jamais qu’elles ont en Jésus-Christ par la foi, d’autres yeux pour voir et un autre pouvoir pour se soutenir etc. ; et que de cette manière c’est perdre infiniment que de ne pas faire toujours et en toute rencontre usage de cette foi, par laquelle toutes ces merveilles sont en actes véritables toutes les fois que l’âme le désire.
2. Ne vous étonnez donc pas si votre âme devient de plus en plus aveugle et faible pour se délivrer des distractions, c’est une marque qu’elle avance. Au commencement la douceur, la lumière et la facilité sont nécessaires, car comme les sens pour lors doivent faire la démarche vers Dieu pour quitter les créatures et l’impur, cela ne se peut que par un moyen proportionné à leur capacité, savoir sensible et matériel ; mais quand cela est en quelque manière effectué, pour lors Dieu, qui ne demande que notre perfection et qui, nous aimant infiniment, nous attire à Lui, donne à notre âme d’autres moyens. L’âme, ne sachant ce procédé, se tourmente et est fort étonnée, car la main qui donne ce présent se cache sous l’ombre des ténèbres, des distractions et des croix, si bien que l’âme devient fort peinée, croyant tout perdre, car elle perd sa sensibilité, sa paix et la possession de ses sens, qui tombent en distractions et dans la peine. Par là Dieu faisant évanouir et disparaître le sensible, insensiblement et en trompant amoureusement [334] l’âme, Il la fait passer du sensible spirituel, de l’aperçu à l’inconnu et de l’assuré par le sensible au très assuré par la foi.
3. C’est là le procédé de la divine Majesté, qu’Il ne changera jamais jusqu’à la fin des siècles, conduisant les âmes, ses chères et bien-aimées épouses, toujours du visible à l’invisible, de la possession à ce que l’on ne possède pas, afin que peu à peu Il les attire à Lui, qui est l’invisible. Ceci est d’une grande étendue et il y aurait de quoi faire un gros volume pour faire voir ce procédé de Sa divine Majesté. Ce qui embarrasse quantité d’âmes qui veulent toujours voir, goûter et se rendre assurées et qui, par là, se ruinent sans ressource, demeurant toujours en elles-mêmes et ne s’avançant jamais, ou bien très peu, dans les voies de Dieu. Ce que je dis est si vrai qu’il est sans aucune exception, supposé le dessein de Dieu de tirer une âme hors des sens, et par conséquent de la tirer à Lui.
Toutes les âmes ne sont pas conduites par là, car plusieurs demeurent dans les sens et par conséquent dans la lumière, la facilité et le repos : là elles peuvent opérer leur salut par quantité d’actes de vertu accompagnés de croix de diverses façons, conformément à leur état et constitution sensible. Mais supposé le dessein de Dieu de les aider non seulement pour les sauver, mais pour les perfectionner en Son union, il faut qu’Il les fasse passer absolument du sensible à l’insensible et de ce qu’elles possèdent à ce qu’elles ne possèdent pas, et ainsi qu’elles marchent par l’aveuglement, les sécheresses et les pauvretés.
4. Tout cela supposé comme très véritable [335] et d’expérience, ne vous étonnez pas si vous voyez et apercevez que plus vous désirez avancer et vous perfectionner en la sainte oraison, plus vous tombez dans la sécheresse, ce qui vous cause des distractions infinies et même l’incapacité pour n’en être pas toujours accablée et en toute rencontre, soit à l’oraison, soit aussi à la sainte communion et au reste de vos exercices. Plus même vous avancerez en mettant en pratique ce que je vais vous marquer, plus vous remarquerez que vous deviendrez sèche, pauvre, faible et accablée par les distractions, afin que peu à peu vous vous dépreniez de vos actes et de vos aides, pour pouvoir marcher à l’aveugle et en pauvreté. Car où notre propre lumière cesse et notre appui propre et soutien succombe, la foi prend la place et commence d’éclairer et de fortifier l’âme, de telle manière qu’à mesure que le premier succombe, l’autre se fortifie jusqu’à ce que la propre lumière et la propre opération est si absolument succombée, que Dieu soit vivant en foi dans l’âme : justus ex fide vivit111, le juste vit de la foi.
5. Comme jusqu’ici il était nécessaire de vous aider à purifier vos sens et vous faire marcher par leur aide ou Dieu vous veut, aussi l’on vous a ce soutenu dans les moyens propres pour cet effet, vous conseillant les bonnes pensées, les saints actes de volonté, lesquelles sont aidées, soutenus et augmentés par les bonnes vérités, prise pour sujet d’oraison et pour entretien, soit à la communion, durant le jour.
Vous souviendrez que l’on vous a [336] conseillé au commencement que vous vous êtes donné à la sainte oraison, de prendre de bons sujets d’oraison, pour éclairer votre raison et vous procurer de bonnes lumières, afin de soutenir votre volonté dans le désir de l’amour divin ; ensuite remarquant que cela s’effectuait, on vous a conseillé que puisque ces chose de trop de raisonnement vous devenaient à dégoût, à cause qu’elles n’opéraient plus en votre âme, de les simplifier et de vous contenter de quelque simple vérité, afin que vos sens se simplifiant, ils s’approchassent peu à peu de l’unique très simple et très féconde Vérité éternelle.
6. Ce procédé est nécessaire, car une âme dans la méditation qui avance vers Dieu, quoiqu’elle aperçoive que ses efforts et ses lumières diminuent, comme tout son marcher est de s’approcher de la vérité simple, aussi ne doit-elle pas quitter tout d’un coup ses vérités, mais peu à peu les simplifier, c’est-à-dire d’un grand raisonnement et de beaucoup de matières venir à un plus simple et de moins de matière, d’un sujet un peu plus simple à un autre encore plus simple, et ainsi de pas en pas des sujets encore plus simples à un très simple, jusqu’à ce qu’enfin l’âme perd toute facilité de sujet, s’approchant de la simple vérité qui est Dieu.
Combien d’âmes faute de cette patience et de cette prudence sous la conduite de quelque personne expérimentée, se précipitent et perdant les aides des lumières, s’égarent et n’arrivant jamais à la vraie simplicité de leurs actes, ne trouvent jamais aussi la vraie et simple lumière qui est Dieu.
Mais au contraire quand une âme disposée [337] par la vocation divine et par la conduite, comme je viens de dire, trouve que tous ses efforts sont inutiles, et que plus elle prend lumière plus elle est véritablement sans lumière, plus elle s’aide plus elle devient sans appui, et plus elle pense se remplir plus elle devient vide, s’accablant par là de distractions à cause du vide que son opération cause ; pour lors, si on lui a conseillé au commencement de soutenir son âme par des vérités, et qu’on lui ait appris peu à peu à se simplifier, afin de ne pas faire évanouir la vraie lumière ; ici on lui dit que cette sorte de simplicité n’est plus de saison sinon de fois à autres ; mais bien que comme Dieu lui marque par ces ténèbres, ce vide et ces distractions, qu’il la veut non dans la simplicité mais dans la nudité, pour lors elle doit contribuer peu à peu à y correspondre comme elle a fait dans l’état de simplicité.
7. Je dis donc qu’elle doit correspondre peu à peu afin d’entrer dans l’état de nudité, pour avertir que Dieu ne conduit pas tout d’un coup mais pas à pas, ne faisant pas comme la créature laquelle est toujours précipitée en ce qu’elle entreprend et désire : au contraire il agit avec poids et mesures de telle façon, que supposé que l’âme soit fidèle en cet état comme en l’autre, il la mènera peu à peu de degré en degré jusqu’au comble de son dessein. Au commencement il la mettra dans quelque nudité ou simple présence de Dieu en soi, mais pour peu de temps : car elle s’apercevra que n’ayant pas d’inclination à cette simple présence elle a ouverture à quelque simple vérité, et après elle reviendra de cette vérité à la [338] simple présence ; si bien que le commencement de cet état de nudité est une vicissitude, tantôt de vérité, après de nudité en simple présence : ainsi peu à peu Dieu se la retire de la simplicité première, pour l’établir dans la nudité ; et après l’y avoir établie, il fait encore quantité d’autres démarches pour l’y confirmer en l’aveuglant et la dénuant. De sorte que vous apercevrez au commencement de cette nudité, que l’âme prendra grand goût à être et à demeurer simplement auprès de Dieu en foi simple sans se peiner de prendre des vérités, et que le seul souvenir de sa liberté pour n’être plus contraint à en prendre, lui sera un grand goût et consolation : ce qui l’attirera à l’oraison et en la présence de Dieu durant le jour, lui étant facile de n’avoir que ce simple souvenir (sans ressouvenir) que Dieu est là ; de telle manière que cette simple présence lui donnera un simple goût de Dieu qui contiendra en soi, comme une manne céleste, tout ce qu’elle désire, sans cependant avoir rien de particulier, sinon une certaine joie, qui n’est pas sensible mais qui contente l’âme sans la satisfaire : car elle sent toujours, dès qu’elle est introduite dans cet état de nudité, un désir inconnu et comme insatiable de devenir de plus en plus nue et sans actes pour goûter ce plaisir en simple présence, si bien que toute sa satisfaction dans la suite est de se défaire et se dépouiller de tout pour demeurer en repos et quiétude, dénuée de tout.
8. Remarquez ce que je viens de dire, que dans cet état de nudité en simple présence et par conséquent dans l’état de foi, (car c’est ici que proprement elle commence,) il y a d’infinies démarches. La première donc est une vicissitude par laquelle l’âme a ouverture pour cette nudité ou simple présence, l’ayant parfois, et souvent ne l’ayant pas ; afin que par cette vicissitude l’âme apprenne à se disposer pour cette grande grâce, n’y allant pas par un appétit affamé et dévorant ; ce qui serait toujours accompagné de précipitation, et par conséquent de grande imperfection.
Quand l’âme par cette humble patience pour est introduite dans la présence de Dieu et aussi pour en être bannie et excluse quand Dieu le désire, a acquis une humble démission d’esprit, ce qui est la véritable disposition pour cette simple présence, pour lors étant façonnée et ajustée au bon plaisir divin, Dieu lui donne un second degré.
9. Mais afin de vous faire mieux comprendre ceci, remarquez que lorsque quelqu’un est reçu pour être officier du roi et servir sa personne, il commence par se façonner et s’instruire, pour le servir avec le respect et la soumission que le roi demande de lui dans l’état où il l’a mis. Il en arrive autant à l’égard de Dieu : toute la différence est seulement que c’est Dieu lui-même qui prend soin d’ajuster ses grâces pour former cette âme à la manière d’agir humble et respectueuse qu’il veut, ne lui souffrant aucune propre volonté par laquelle elle se puisse approprier aucune facilité ni grâce de cet état. Avant que l’âme soit suffisamment polie et ajustée pour cet effet, elle remarquera toujours des vicissitudes, ayant et souvent n’ayant pas cette simple nudité de présence : mais quand une fois l’âme est suffisamment humiliée et désappropriée, pour lors Dieu déploie sa bonté et l’introduit dans le second degré, qui consiste en l’épreuve de sa patience pour la dénuer du sensible plus parfaitement, lui ôtant encore davantage les lumières et les goûts de la volonté.
L’âme s’ajustant à cela, Dieu poursuit, et l’accable de distractions sans secours de son côté, l’âme ne pouvant s’aider de bonnes pensées ni de saint désirs, de telle manière qu’elle devient comme une personne estropiée sans bras et sans pieds, ne pouvant ni s’aider, ni marcher, et pour toutes choses ne pouvant que souffrir, accablée de coups de toutes parts ; ce qui s’effectue par les distractions et autres peines causées par les mauvaises productions de la nature non secourue de l’influence de Dieu.
Toutes ces démarches ne sont que des préludes des degrés infinis de nudité par lesquels l’âme est appropriée de Dieu pour Sa simple présence et très nue opération. Je m’arrête là, car en voilà assez pour vous donner présentement quelque crayon de ce que Dieu fait en cet état de nudité, afin de vous aider à vous y accommoder.
10. Qu’avez-vous donc à faire conformément à ce commencement de théorie, pour en venir à la pratique dans ce changement d’état ?
Premièrement. C’est de vous assurer fortement que Dieu vous ayant conduite par la simplicité précédente, Il vous devra conduire par cette nudité en foi et par conséquent qu’il vous faut travailler conformément à Son dessein.
Deuxièmement. Ne vous embarrassez plus de sujets : tâchez de vous mettre en foi en Sa simple présence, vous y tenant en repos et abandon, votre [341] cœur s’y contentant d’un simple regard amoureux, tantôt aperçu et d’autres fois non aperçu, et là recevant ce que Dieu vous y donnera, soit lumière ou amour ; et si Sa bonté ne vous donne rien, croyez que ce rien est plus que l’aperçu, vous en contentant, supposé que votre âme demeure en repos et abandon. Et si votre âme ne le peut, c’est une marque que Dieu désire que vous preniez quelque aide et que vous descendiez de ce repos pour envisager simplement quelques vérités qui vous aident à demeurer là en paix et abandon. Ne vous aidez que de simples regards amoureux qui marquent à la Bonté votre intime désir ; et si cependant Dieu marque de n’approuver pas ce parler de désir, cessez-le pour demeurer en simple attention soutenue de votre simple regard vers votre vérité. Mais si ensuite il s’évanouit et qu’il vous devient à charge, pour lors perdez-vous et demeurez sans lumière et sans goût en cette simple présence, soutenue par une foi générale que Dieu est présent, que vous êtes en Lui et qu’Il est en vous. Que si même cela vous fait peine par l’inclination secrète de votre cœur qui vous désire toute nue, toute simple et reposée, sans voir ni sans goûter Celui que votre cœur aime, laissez-vous là telle que vous êtes : il suffit que votre cœur aime sans savoir comment ; et même cet amour est plus véritable, moins il y a d’expression d’amour, n’ayant qu’un simple et secret enfoncement par lequel l’âme s’approche, ou pour mieux m’exprimer, désire être sans entre-deux auprès de Dieu. [342]
Troisièmement. Tout ceci ne se fait que peu à peu et l’âme fait longtemps oraison en simple présence, souffrant les divers changements avant qu’elle soit formée de cette manière.
11. Quatrièmement. Quand donc vous vous mettez en oraison, que faut-il faire ? Faut-il prendre encore un sujet ? Non ; quoi donc ? Y aller par où l’on est, car comme Dieu est en tout lieu et que Son centre est partout, tout conduit à Dieu et tout chemin va à Lui, supposé que l’âme en ce degré de nudité vit en Sa présence soit dans la solitude ou dans l’action. Il faut donc aller à l’oraison par où l’on est, c’est-à-dire n’y porter que sa simple présence en abandon, souffrant l’état où l’on est, demeurant là humblement de cette manière ; et au cas que la nature se laissât accabler par le travail du chemin, par exemple qu’elle se laissât trop divaguer par les distractions, pour lors il faut par un simple ressouvenir ou regard amoureux en Dieu se réveiller et écarter de cette manière ses distractions, non directement les combattant de front mais en les outrepassant, pour demeurer simplement et nuement en repos en Dieu.
12. (5.) Quand il faut aller à la sainte communion, ne faut-il pas changer d’exercice par le respect et la révérence du Dieu que l’on va recevoir ? Non ; il faut faire comme à l’oraison, ou pour mieux dire, il faut continuer son oraison pour préparation et action de grâces à la sainte communion.
(6.) Sixièmement. Mais quoi ? Cette préparation et l’action de grâce sont-elles suffisantes ? Ne serait-il point plus à propos, à cause de la dignité de l’action, de faire comme en l’état et degré de [343] simplicité, savoir de prendre quelque chose afin d’exciter l’âme ? Non : un Dieu ne peut jamais être mieux reçu que par un Dieu ; et comme, par l’état de nudité, Dieu peu à peu va dénuant l’âme d’elle-même et de son opération pour la joindre à Lui, c’est un Dieu recevoir un Dieu [sic] que d’agir de cette manière, quoique même ce soit encore imparfaitement, l’âme n’étant que dans le commencement de la nudité.
13. (7.) Mais enfin durant le jour où l’on est distrait par divers embarras, et dans les occasions de pratiquer quantité de vertus selon les occurrences journalières, cette simple présence, cet abandon et nu repos, peuvent-ils suffire pour donner les lumières pour les vertus, et la force pour les occasions dans les tentations et les diverses occurrences où il y a à mourir et à se combattre ? Oui ; et ce serait tout perdre que de changer de procédé, d’autant que, comme Dieu en cet état commence d’être la lumière et la force de l’âme, c’est reculer et boucher les yeux à la lumière que de se retirer de cette simple présence en repos. J’en dis autant du combat : c’est quitter la force que de ne pas combattre de cette manière, pour prendre l’idée et le soutien de ses actes par appui en soi.
14. (8.) Mais quoi ? Durant tout le jour, faut-il être toujours en cette simple présence, en repos et en abandon ? Comme je parle à une âme qui a cette vocation de Dieu, je lui dis qu’il le faut, et là elle trouvera plus de liberté d’esprit, plus de gaieté et sera sans comparaison plus infiniment plus sans embarras que si elle prenait quelque chose. Ce n’est pas de même des âmes qui se mettent et se tiennent [344] en la présence de Dieu par pratiques, ce qui est bon passagèrement, car si elles voulaient l’avoir continuellement comme celle pour qui je parle, elles se sécheraient la tête et peut-être intéresseraient fort leur santé. Mais pour les âmes de ce degré, elles n’ont qu’à s’ajuster à Sa divine Majesté afin d’aller peu à peu et selon les degrés par lesquels Il les conduira. Car Il les mènera insensiblement et sans s’en apercevoir jusqu’au degré le plus pur de cette nudité, leur faisant pour cet effet expérimenter toutes les sécheresses, distractions, abandons, croix et pertes d’elles-mêmes qui sont nécessaires pour peu à peu les dépouiller et les rendre nues et simples, afin de les perdre dans Sa divine lumière.
15. Il faudrait un gros volume, seulement pour vous crayonner grossièrement tous les divers passages ; ce qui serait d’une grande consolation. Mais l’âme, commençant d’être entre les mains de Dieu, n’a qu’à avoir patience et à s’y laisser, et assurément Il la portera où Il la désire. J’avertis seulement cette âme qu’elle ne croie jamais être hors de Sa main pour être en ténèbres et en distractions, mais plutôt qu’elle s’assure bien, sans le comprendre, que de ne point voir, c’est voir ; ne rien avoir, c’est tout avoir ; ne savoir où l’on est, c’est être en assurance et perdre tout, c’est trouver le tout, d’autant que jamais aucune âme n’ira à Dieu et n’y arrivera, et par conséquent ne sera introduite dans cet état de nudité ni le parcourra, que par la foi, et ainsi en ne voyant, en ne goûtant et en n’ayant rien. Une âme arrivée voit cela si raisonnable qu’il n’y a rien de plus clair et facile en la vie, mais [345] pour les âmes qui marchent, c’est tout le contraire : car autrement elles seraient arrêtées, d’autant que, pour lors, être arrêtées, c’est être en lumière, en assurance et posséder sa voie. 1670.112
1. Continuez à vous laisser en abandon à Dieu,113 car autant que vous y serez fidèle, autant Il prendra possession de vous : c’est Son ordre sur vous. Quand Dieu veut opérer par Lui-même, ou bien pour mieux parler, quand Il Se veut rendre présent par Lui-même en une âme, elle n’a qu’à donner place à cette adorable Présence ; et cela se fait en cessant d’être et d’opérer. Cessez d’être vous-même afin que Dieu soit ; cessez d’opérer afin qu’Il opère. Mais cette opération au commencement donne la mort ; et tous les petits entretiens que nous avons eus ensemble n’ont été que pour l’éclaircissement de cela.
2. Car il faut que vous remarquiez que, dans chaque état où l’on passe, il y a deux choses à considérer, et fort nécessaires, à savoir : la première, la certitude d’y être et sur cela, vous ne devez point vous en mettre en peine ; la seconde, l’éclaircissement de cet état et ce [346] que c’est, et nous en avons parlé. Car pour toutes les dispositions et les changements qui arrivent en cet état, il serait impossible de vous les dire ; il faut en cette rencontre pratiquer le conseil de M. de Sales : quand vous êtes embarqué dans un vaisseau, vous n’avez qu’à y vivre et à laisser faire les tempêtes et les orages qui y peuvent arriver. Étant éclairci du fond de l’état, il faut marcher ; et c’est providence, quand de fois à autre on a quelque éclaircissement, particulièrement en cet état de mort où il y a tant à souffrir. L’âme étant encore toute à soi-même, car c’est la cause de sa douleur, elle a tant à mourir et à tant de choses, qu’il est difficile d’en bien parler. Je désire cependant vous en dire quelque chose.
3. Il y a quatre degrés en la vie spirituelle, et par lesquels l’âme est conduite en cette vie.
Le premier est celui des bonnes lumières et des bons désirs de glorifier Dieu en foi, et de Le faire glorifier en autrui. Et l’oraison de cet état est de plusieurs sortes, car en ce degré il y en a plusieurs subalternes. La première est la méditation ; et quand l’âme y a été fidèle quelque temps, Dieu ordinairement lui départ la seconde, qui est l’oraison d’affection ; et ainsi Il la rend capable de plus de lumière et d’amour pour Lui, après plusieurs fidélités en ce degré qui purifie beaucoup l’âme, particulièrement des choses du dehors. Car comme nous remarquerons ensuite, ces oraisons-ci ne portent pas bien leur lumière au fond et à l’intérieur de l’âme ; leur devoir proprement n’est que d’éclairer le parvis et le dehors de l’âme, quoique véritablement il semble [347] à l’âme qui y est, qu’elle est beaucoup éclairée au-dedans, et que c’est tout ce qui se peut faire de bon, que d’avoir toutes ces lumières et ces bons désirs. Mais cependant tout ce que ce degré d’oraison peut faire, c’est de faire mourir aux gros péchés, aux affections grossières des créatures ; de faire désirer et aimer Dieu tellement quellement, beaucoup selon qu’il paraît à l’âme, mais peu en effet, d’autant qu’elle fait souvent des chutes.
Le second degré qui suit, et qui est comme une récompense de ce premier, est l’oraison passive en lumière, qui n’est autre chose qu’une quantité de lumières divines données de Dieu dans les puissances ; et leur effet particulier est de les purifier, en leur faisant voir la beauté de Dieu et la beauté de la vertu, leur donnant quantité de éclaircissements sur la voie d’aller à Dieu.
L’âme croit être à la fin de la journée quand elle est ici, parce qu’elle voit quantité de belles choses que l’esprit comprend : on devient généreuse à se combattre, on hait le monde ; et enfin quand une telle âme débite son intérieur, et que l’on voit la diversité de son beau meuble, la ferveur avec laquelle elle court, et veut Dieu et les choses saintes, la haine que l’âme a contre soi, le désir de la pure perfection, on jugerait que la voilà arrivée. Et il est vrai que quantité de grands serviteurs et servantes de Dieu n’ont point passé cet état et sont en bénédiction devant Dieu. Mais ce qui arrive ensuite à quelques âmes fait bien voir qu’il y a encore des degrés à monter et que l’on n’est encore arrivé qu’au parvis du temple, que l’on ne s’est pas [348] encore mortifié ou que même on n’a pas commencé à se mortifier, et que l’on a seulement un peu essuyé les balayures du parvis, mais que pour entrer au-dedans et dans l’intérieur du temple, il faut mourir.
Jusqu’ici l’on n’a pas parlé de mort, sinon en lumière. On a bien parlé de se mortifier et de se purifier ; mais Notre Seigneur changera bien de leçon avec l’âme qui veut Le suivre et à qui Il veut faire monter le troisième degré.
5. Ce troisième degré est commencer à entrer dans l’intérieur du temple, je veux dire de Dieu même ; et pour cet effet Dieu lui soustrait ses lumières, ses goûts et les désirs de Lui. Avant ceci elle ne voyait dans ses passions et puissances que des immortifications et petites saillies ; mais à présent il lui semble que toutes ses passions sont vivantes, et la vie propre maligne de son âme commence à lui paraître ; elle ne sait ce que sont devenues ses lumières, elle se trouve plus malicieuse que jamais. Elle se débat et fait des efforts pour donner ordre à ce malheur, elle pense faire revenir ses lumières, mais en vain ; elle fait quantité d’actes d’amour, de résignation, de désaveu et autres, pensant s’en remplir et étouffer par là la malice prodigieuse de soi-même, qui ne paraissait pas auparavant ; et plus elle va, bien loin d’y remédier, plus elle paraît. Au commencement elle travaillait à se mortifier, et les lumières qu’elle avait l’y sollicitaient ; mais à présent elle voit bien qu’il faut changer de batterie, et qu’il faut se faire mourir.
6. Car vous remarquerez que c’est une divine lumière obscure et inconnue, qui est donnée [349] à l’âme dans le fond et non dans les puissances, qui fait évanouir votre première lumière qui était dans les puissances, et fait voir ainsi leur vie et malignité. Mais l’âme qui ne connaît pas la qualité et les effets de cette divine lumière, en est tout étonnée, d’autant que comme la première lumière des puissances faisait voir les ordures du dehors, ainsi que nous avons dit, celle-ci fait voir la vie et la saleté de la créature. Et quand une âme peut trouver quelque serviteur de Dieu qui voit cette lumière et qui la puisse découvrir, c’est une miséricorde, car il l’instruit de ce qu’elle a à faire pour la bien recevoir et lui enseigne ses effets. Car tout de même comme les effets de la première lumière étaient de remplir et de nettoyer, les effets de celle-ci sont de vider et de faire mourir. Quand donc on est instruit de ceci, on se tient passif et l’on souffre son opération, qui n’est pas sans beaucoup de peine, à cause du vide, de la mort et de l’anéantissement qu’elle opère en l’âme en laquelle elle est.
7. Ici l’on ne parle que de mourir à tout, l’âme y étant continuellement sollicitée ; et elle ne sait comment ; et quand elle voudrait, elle ne saurait faire autrement. Elle n’a nulle lumière, ce lui semble ; et cependant elle ne se saurait passer de désirer Dieu ; elle voudrait continuellement aimer et ne comprend pas comment ; elle est sollicitée à une continuelle oraison et n’en saurait faire ; elle veut être toute pure, ne pouvant souffrir aucune ordure, et elle en est à ses yeux et en paraît toute pleine ; elle aime et désire infiniment la mort totale de soi-même, et cependant si elle faisait réflexion sur soi, elle la hait ; elle est [350] toute pleine de Dieu, et en est (ce lui semble) toute fidèle ; elle a de fois à autre quelques éclairs de Dieu en cet état, qui semblent un merveilleux goût pour elle ; mais c’est peu souvent.
8. Que doit faire une personne en cet état ? Rien que de mourir passivement. Car cette divine lumière obscure lui fera voir et sentir les péchés de son âme, l’impureté de ses puissances, l’éloignement que le fond de son âme a de Dieu ; elle lui fera expérimenter jusqu’aux moindres défauts et sera pour elle une continuelle gêne et obscurité, jusqu’à ce qu’elle ait tout fait mourir en elle. Qu’elle ne combatte point tant, mais plutôt qu’elle se résolve à tout ; cette résolution n’est que le commencement ; il faut venir à l’effet.
Combien pensez-vous que cette mort est longue ? Cela est prodigieux. Mais peut-être me direz-vous : « Afin d’avancer cette mort, dites-moi à quoi je dois mourir ? » Ce n’est pas vous, chère sœur, qui vous devez faire mourir, c’est Dieu qui a pris possession du fond de votre âme. Soyez donc comme un agneau à qui l’on coupe la gorge : car cette lumière ici est effective et fait ce qu’elle montre quand l’âme est passive pour elle. C’est pourquoi je ne pense pas que l’on puisse dire toutes les morts que Dieu fera dans une âme, car c’est Lui qui les fait. Mourez et mourez, mais passivement, sans savoir comment, car vous ne mourriez pas en cet état si vous le saviez. Il faut mourir à tout.
9. Après un long temps de mort, et que l’âme y a été bien fidèle, et y a bien souffert ce qui ne se peut dire, par la purification de son [351] intérieur selon toutes ses parties, mais comme en bloc et en confusion, car la lumière y est générale ; Dieu lui ôte encore toute la dévotion qu’elle avait, soit vers Son humanité ou vers la sainte Vierge et les saints ; tout cela est tari dans son esprit ; elle ne peut plus s’y appliquer comme elle avait accoutumé et même plus elle va, plus ceci lui est ôté. Mais ce qui est bien plus, elle avait parfois recours à quelques prières, à quelques applications intérieures par actes ; mais présentement sans savoir comment, elle commence à avoir scrupule quand elle les fait, il lui paraît que ce n’est que pour se délivrer du tourment qui la presse ; et de plus elle y découvre tant d’impuretés qu’elle voit que c’est tout à fait par elle-même, et que ce n’est pas Dieu qui en est le principe ; et cela elle le sent. Elle se tourmente pour avoir dévotion aux saints, car elle en a scrupule autrement ; et cependant elle est peinée si elle le fait. Toute la conduite ordinaire la condamne : elle craint. Elle a de plus désir de faire quelques prières, émue par son besoin et cependant elle ne saurait. Que fera cette pauvre âme en cet état ? Car si elle consulte quelqu’un, si ce n’est quelque personne expérimentée, elle sera encore plus peinée que si elle ne prend personne. Elle se résout à être tout à fait perdue et à mourir à tout. Il faut tout perdre et ainsi se résoudre à tout quitter ; mais avant qu’elle soit vide en fond et totalement de tout ce qu’elle a de propre, ô qu’il y a de temps à passer, qu’il y a de croix a porter !
10. Si la divine Providence permet qu’elle trouve quelqu’un qui ait la vue propre à voir [352] la divine lumière et qu’il la découvre en elle, il assure qu’elle est bien, qu’elle doit se laisser dépouiller et tout ôter et qu’elle n’a pas à se mettre en peine ; que plus Dieu la dénuera, plus elle sera heureuse. Au commencement elle ne comprend pas ce langage, quoique cela entre dans le cœur ; elle ne voit pas encore le Mystère, savoir comment ce dénuement et cette simplicité que la lumière divine fait en elle, contient les saints et toutes leurs dévotions, les prières et tous les actes. Mais peu à peu par la soumission et la fidélité à l’oraison, elle apprend par expérience ce qu’au commencement elle ne goûtait que par son instinct intérieur, et par la mort d’elle-même, ne désirant et ne pouvant sans violence faire davantage ; et sa plus grande et longue mort lui fait de plus en plus expérimenter la vérité de ce procédé.
11. Mais Dieu qui est un Dieu d’amour, et qui ne Se contente pas d’avoir une vie telle quelle en la créature, principalement quelques-unes (car je ne crois pas que tout le monde soit appelé ici, je crois au contraire que c’est un don et un grand don), départ encore une grande faveur à l’âme. Car si ce que j’ai dit doit être nommé une faveur, ce que je vais dire doit être appelé un miracle de faveur, savoir les tentations et les peines tant intérieures qu’extérieures. Car il faut savoir que l’âme dont je parle, étant tellement en agrément de Dieu, Il ne permet pas qu’il lui arrive de petites croix, sans que ce soit une grande miséricorde : car c’est un surcroît de faveur, qu’elle lui est donnée pour la porter ; et plus elle est grande, plus [353] aussi est grande la faveur : comme l’or, plus il est mis dans le creuset, plus il est purifié ; et ce lui est en quelque façon multiplier Ses faveurs. Il en est de même de l’âme : plus elle est tourmentée et diversement même, plus les faveurs et miséricordes de Dieu vers elles sont grandes.
12. Il lui arrive donc souvent, au commencement, des doutes, si c’est sa grâce de marcher ainsi, si elle ne s’y est pas introduite, si on ne s’est pas trompé en lui conseillant ; et comme elle n’est pas impeccable, ses petites chutes lui sont une grande croix, aussi bien que la révolte de ses passions et la sensibilité où elle est, car elle se verra quelquefois plus vive qu’elle n’était au commencement. L’exemple des autres âmes lui est quelquefois une bonne croix, quand elles sont bien dans la vertu et qu’elle ne s’y voit pas, elle qui marche une autre voie ; elle en voit quelquefois de si calmes et cependant elle est si émue ; elle les voit si patientes et elle est si prompte ; toutes ces choses lui sont des croix et des morts étranges. Et ce qui pis est, elle voudrait y apporter quelque chose pour y remédier et elle sait qu’il ne le faut pas. Les mains lui démangent qu’elle ne travaille et n’ajuste tout ; et parfois y fait-elle quelque chose, mais sa peine est augmentée, car elle voit bien que c’est par elle-même ; et ainsi elle voit fort bien son amour-propre. Elle se résout donc de plus en plus à mourir et se laisser ainsi tuer toute vive et malgré elle.
13. Mais ce n’est pas tout, le diable s’en mêle, mettant quelquefois dans l’esprit et les sens de cette pauvre âme tant de vilenies et de pauvretés que cela est incroyable. Quoi ! Ne [354] se pas remuer pour cela ! Ce serait une chose étrange, car il n’y va pas de moins que d’un péché mortel. Courage : mourez et ne vous remuez pour rien ; et vous verrez que ce n’est qu’une ombre ou une fumée qui paraît en vous, non plus que les autres tentations et vexations qu’il vous fera. Car il remplira quelquefois tout votre esprit de chagrin contre votre prochain, tout vous ennuiera, toutes les actions des autres vous déplairont, un million d’affaires extérieures vous accableront, avec un labyrinthe intérieur d’y donner ordre, et tout ensemble une nécessité d’y travailler sans délai et cependant une impossibilité de le faire ; tout cela, afin de mettre votre âme en soin, et ainsi de la désoccuper de cette manne sacrée qui l’occupe, dont il n’en peut avoir connaissance. Il fera parfois en quelques-uns des choses étranges à l’extérieur, des formes, des bruits, des tumultes et des peines ; et tout cela pour les multiplier afin de les faire déchoir de la simplicité et unité, dans laquelle il présume bien qu’ils sont.
14. En tout ceci, c’est une chose admirable si l’on en échappe et si l’on demeure ferme et constant dans sa mort et son anéantissement, mourant à tout, à salut, à perfection, à dévotion, à espérance, enfin à tout, pour vivre sans vie, voir sans voir, être tout n’étant rien, car ceci n’est point concevable, sinon à celui qui le goûte et qui en a expérience. Ainsi notre chère sœur, il ne faut pas montrer ceci, sinon à celui qui a la grâce pour cela et qui est appelé ici ; chacun a sa grâce ; et ces avis ruineraient une âme dont ce ne serait pas la grâce.
15. Je voudrais bien vous parler un peu de la vie qui suit cette mort ; car Dieu ne tue que [355] pour donner la vie ; Il ne prive et ne dénue que pour remplir et même en surabondance ; Veni ut vitam habeant et abundantius habeant114. Comme cette mort est toute angoisse et peine, étant un état de purification et ainsi un état pénible, c’est le purgatoire de cette vie et principalement de celle qui va suivre après cette mort spirituelle. Car je crois que chaque état a le sien proportionné à son degré de perfection : c’est ce qu’expérimentait sainte Thérèse.
Mais comme ce n’est qu’une lettre, je finis ici ; cependant comme Notre Seigneur a uni nos âmes en Lui, où tout est commun. Quand Il vous aura fait la grâce de vous donner cette vie, je ne manquerai pas de vous dire mes petites lumières que Notre Seigneur me donnera. Adieu en Dieu. [355]
1. Quand une âme est appelée à la voie de la foi et qu’elle en a reçu la certitude, elle doit mourir infiniment et incessamment à son esprit, et à ses appuis ; autrement son esprit lui est une source de peines et bien souvent la cause de son total retardement. La simplicité d’esprit et de cœur est donc le fonds où cette semence croît, et se fortifie peu à peu et fructifie. Faute de se simplifier, on ne fait que faire et défaire ; et enfin l’esprit et la nature [356] sont des sangsues qui consument les grâces qui viennent immédiatement de Dieu, et aussi toutes les lumières et instructions que sa bonté nous fait [sic] donner : ce qui est cause que l’un ni l’autre ne s’en fortifient, mais qu’ils sont toujours de plus en plus affamés. La simplicité d’esprit et de cœur remédie peu à peu à ce malheur, et fait faire usage de cette grâce, faisant avaler et consumer un million de croix, d’incertitudes, et de peines, qui sont inséparables de cette voie de foi ; je ne dis pas seulement en son commencement, mais encore durant toute la voie, qui dure autant que l’âme est en la terre.
2. Et pour être plus clair, et me faire mieux comprendre, il faut savoir que le don de foi a trois degrés. Le premier est actif, par lequel il fait faire usage à l’âme de ce qu’elle est, en simplicité ; et ainsi la rendant simplement active, il la fait insensiblement courir après Dieu, lui donnant un certain désir de Dieu, et une faim de le contenter : ce qui ne cesse en l’âme jusqu’à ce que la foi ait épuisé activement et simplement toute son activité et sa vertu ; dont l’âme s’aperçoit lorsqu’enfin elle voit bien qu’il lui faut rendre les armes, comme si elle disait : j’ai beau chercher, désirer, faire Oraison : je ne saurais trouver. Cependant sans perdre courage, insensiblement elle tombe dans le désespoir d’elle-même, étant convaincue peu à peu qu’elle n’y peut rien ; et ainsi elle se laisse là comme une chose inutile en paix et en abandon, affamée cependant de faire toujours son Oraison, et d’être en son silence, et de se précautionner par la solitude et la garde de son âme ; mais tout cela comme si cela ne [357] valait rien, et comme inutilement.
3. Étant demeuré [e] désespérée de soi-même un long temps, Dieu insensiblement, et presque sans qu’elle s’en aperçoive, la réveille ; et ainsi le second degré de la foi commence, qui n’est pas plus lumineux que l’autre, mais qui a pour effet en l’âme un certain repos et une paix qui insensiblement croît. Il ne faut pas penser que l’âme soit sans incertitudes, sans des peines de toutes sortes durant ce degré : au contraire comme l’âme y a moins de son actif, par conséquent aussi a-t-elle plus de frayeur de se perdre, mais Dieu opérant en l’âme par la foi, est impitoyable. Ce qui est cause qu’il faut qu’elle vive de la mort continuelle, qu’elle voie [subj.] en se crevant les yeux, et qu’elle aime sans aucun goût. Cependant quand l’âme est fidèle, peu à peu la foi la conduit, et la mène où Dieu est ; In pace locus ejus115, la paix est sa demeure.
Mais, me direz-vous, ces âmes qui sont donc conduites par la foi dans ces deux degrés, sont-elles longtemps à marcher cette route [sic] ? Oui, elles y sont quelquefois quinze et vingt années, je dis, même les plus favorisées ; étant toujours cependant libre au bon Dieu d’accourcir et abréger ce temps, en augmentant les peines, et faisant par l’intensité ce que l’extension aurait fait.
4. Mais enfin quand par ces deux démarches la foi a heureusement mis l’âme en Dieu, elle lui en donne la jouissance, (qui est le troisième degré). De vous dire le comment, cela n’est pas possible dans cette lettre ; il suffit de vous qu’elle le fait. Mais croyez-vous que ce soit plus lumineusement et plus sensible [358] ment que dans les deux degrés précédents ? Non ; tout au contraire, comme l’âme est pour lors forte, elle est capable de goûter de la foi nue et sans voile : ce qui est cause qu’elle [sujet ?] se donne à elle [objet ?], et la [l’âme ?] conduit dans cet abîme divin de Dieu lui-même, non par lumière et goût, mais par elle-même [la foi ?] ; et cela lui est une peine qui ne se peut exprimer. Elle a donc un paradis sans en jouir, et elle est possédant peu à peu toutes choses sans en avoir le domaine. Il faut par nécessité être en ce degré pour savoir l’état crucifiant où elle est.
5. Ceci paraît bien différent du sentiment de plusieurs Écrivains [E maj.] qui décrivent ce troisième état comme un Paradis regorgeant de consolations, de dons, et de merveilles. Tout cela est vrai en la manière de la foi, et non comme on le comprend souvent : ou bien ils ne parlent pas de ce don de foi pure et nue, et de ce degré de jouissance de Dieu ; mais d’une autre grâce, qui ennoblit l’âme, et la relève par des dons et des grâces. Mais celui-ci [ce degré, cet état] tire l’âme de son être et de soi-même pour la perdre en Dieu même ; si bien qu’il est très vrai ce que je vous ai voulu dire [sic], en vous parlant de ces trois degrés de la foi. Tant s’en faut qu’il faille moins se perdre : au contraire plus elle va, plus il faut redoubler sa perte, et l’anéantissement de soi-même, jusqu’à ce que la foi ait tellement perdu l’âme dans l’abîme divin, qu’elle ne se voie [subj.] jamais, ni qu’elle ne se puisse jamais retrouver, quoique ce soit non pour elle mais pour Dieu même ; c’est-à-dire que Dieu est là, et [qu’] elle n’est plus. Il y a lumière, il y a amour, et enfin il y a jouissance, non de quelque chose, mais de Dieu même en tout lui-même, sans qu’elle s’y trouve [359] ; car si cela était, ce lui serait une peine extrême. La lumière ne lui est consolante, quoiqu’infiniment en quelque manière étendue, puisque Dieu même est sa lumière et son amour ; le sien [son amour] n’est pas là cependant. C’est l’amour divin même, par lequel Dieu s’aime et jouit de soi-même ; elle [l’âme] n’y a rien de propre. Enfin Dieu est lui-même tout en elle, autant que la grâce et la foi le sont dans les âmes de ce degré, mais sans aucune consolation ni jouissance qui soit propre à l’âme : au contraire c’est son bonheur qu’il n’y en ait pas ; sa joie étant qu’il se connaisse et s’aime uniquement : elle tend pleinement dans le néant.
6. Voilà vraiment un petit crayon de l’ouvrage de la foi dans ce troisième degré, et qui n’est rien de ce que l’on en peut dire, au milieu des ténèbres et obscurités de la foi jouissante de Dieu. Car comme je dis, tout cela n’est que pour vous convaincre qu’il ne faut jamais s’étonner des obscurités, ténèbres, incertitudes, et dégoûts ; puisque c’est le bonheur de cette grâce, supposé la vocation.
Vous me direz peut-être en passant. Toutes les âmes qui marchent dans les premiers degrés, peuvent-elles espérer d’arriver [sic] à ce troisième ? Elles le doivent assurément, mais avec résignation : car si elles n’y arrivent en cette vie, elles en jouiront dans l’autre en la manière dont je vous viens de parler. Car comme la grâce est la semence de la gloire, selon qu’a été la semence en cette vie, sera aussi la jouissance de la gloire.
Et remarquez qu’un grain de froment, ou quelque autre semence contient en soi un chalumeau116, et enfin un épi : ainsi quoiqu’une âme [360] en cette vie ne soit que dans le premier degré de la foi par don, y étant fidèle et mourant, elle jouira de la béatitude selon cette grâce, par la raison que je viens de dire. Une autre âme qui serait au second degré, et qui y mourrait, en jouirait davantage : et ainsi de toutes les âmes qui ont le bonheur d’avoir part à cette vocation, et qui y sont fidèles. Cela s’entend mieux par l’expérience que par les paroles : mais cette vérité peut servir à consoler et à encourager ; car elle est très certaine. Continuons la réponse à votre lettre.
7. L’obscurité qui est en votre esprit, et aussi le peu de courage que vous avez pour vous simplifier, et vous perdre avec ses ténèbres, sans savoir où vous allez, et [sans savoir] où vous vous perdez, est la source de vos tentations ; car la nature qui s’aime en toutes manières, craint la damnation et tout le reste qui lui peut causer peine. Ne vous étonnez pas de ces choses ; mais plutôt prenez de là occasion de vous perdre davantage dans l’obscurité, sans savoir, ni pouvoir savoir où vous allez, ni ce que vous deviendrez : ne travaillez nullement à apaiser ni à guérir la nature en cela ; car c’est tout gâter, et jamais vous n’auriez fait, y ayant toujours quelque chose de gâté.
Le Diable qui est celui qui perd le plus par cette voie de foi, d’autant qu’il n’y voit goutte, travaille incessamment en toutes manières, se servant de la nature et des faiblesses qu’il fait en elle : mais le remède à tout cela est de le négliger, et tout sacrifier ; eh bien, si vous êtes trompée [fém.] qu’importe ? Il ne faut laisser à la nature aucune porte de refuite, afin qu’elle se perde sans ressource [sing.] en la foi, et qu’elle suive [361] la foi, qui nous est donnée comme un don et un gage de l’amour infini de Jésus-Christ.
8. Pour ce qui est de la troisième peine touchant l’emploi de vos puissances sur la sainte Écriture, c’est un combat ordinaire, causé par la raison, et par les Pères spirituels, qui n’ont pas la lumière et l’expérience. Ils disent souvent que c’est se perdre que de marcher par cette voie de foi ; et que c’est au contraire marcher sûrement que de s’occuper solidement sur [sic] la sainte Écriture ; que l’on a Jésus-Christ et la sainte Église pour caution de la vérité de cette seconde voie. Cela est vrai, et les âmes qui n’ont pas consommé ce moyen, ou que Dieu n’a pas par grâce spéciale fait passer vitement par là, s’en doivent servir, et ils [sujet ?] font très saintement ; et ce serait se perdre que de faire autrement. Mais pour celles [les âmes] à qui Dieu a donné le don de la foi, et qui en sont certifiées117, elles y perdent tout. Car comme vous me dites, quand on est arrivé en un lieu, l’on n’en sort pas pour y rentrer, le chemin pour y venir est consommé, et ainsi il faut jouir du labeur et du travail. Enfin, il y a une infinité de raisons convaincantes pour faire voir que quand l’âme est arrivée au degré de foi où vous êtes, il faut s’en servir ; que cette foi contient admirablement la sainte Écriture [ms., sainte Écriture] ; et que l’âme qui en jouit a respect pour elle, et en tire fruit en sa manière ; et qu’elle est le fondement qui soutient sa foi : sans que l’âme s’applique distinctement à tout cela, sinon lorsque Dieu l’y applique par la foi.
9. Le tout consiste au don ; et une âme qui prétendrait marcher par la foi sans en avoir [362] le don, ferait tout de même que si elle marchait en pleine nuit, s’imaginant qu’il est jour et qu’elle voit la lumière du jour. Et c’est ce qui trompe bien des âmes, qui pour avoir lu quelques livres, ou avoir entendu quelqu’un parler du don de foi, croient l’avoir ; ne faisant différence entre ce don de foi qui fait l’Oraison, et la foi qui nous fait Chrétiens. C’est la même, et ce n’est pas la même : c’est la même ; car assurément c’est elle dont nous avons reçu l’habitude au Baptême, mais réveillée par une grâce spéciale : et par là on voit la différence. D’où vient que les âmes qui sont assez heureuses d’être éclairées de ce divin don dans tous ses trois degrés, voient admirablement le grand don du Baptême, et que proprement l’âme étant faite Chrétienne, y a reçu la semence de tout ce dont elle jouit par le troisième degré : si bien qu’elle reçoit grande consolation de voir dans la sainte Écriture, et dans les Pères, ce qu’ils disent du Baptême comment l’habitude de la foi, et les autres dons, et spécialement la communication de la sainte Trinité y est donnée à notre âme, étant incorporée en Jésus-Christ. Et l’on ne saurait croire, sinon par expérience, comment ce don de foi en ce degré, a en soi les dons du S [aint] Esprit, toutes les vertus, ou plutôt ou pour mieux dire, comment la foi fait trouver Jésus-Christ, la Ste. Trinité, et en Jésus-Christ tous les dons. Cela est inexplicable, mais très vrai, très réel, et moins difficile, à qui Dieu le donne, que n’est au commencement une considération sur quelque vérité de la vie de Jésus-Christ. Et c’est pour lors que l’on trouve que la science des Sts. Pères [363] est très agréable à ceux qui ont ce don et qui ont étudié. Ô que si les Docteurs qui se cassent la tête à force d’étudier, étaient assez humbles pour se donner à la sainte Oraison ! recevant ce don, ils auraient dans la suite une joie admirable en parcourant ce troisième degré, voyant à découvert ce que leur science ne fait que très grossièrement leur bégayer, faute d’avoir des yeux et des oreilles pour le voir et l’entendre ! Mais laissons cela là : le plaisir est d’en jouir sans se mettre en peine du reste, sinon de se perdre sans se trouver jamais si l’on peut.
10. Selon ma pensée que je soumets en toutes choses, vous devez toujours compter sur un fondement, qui est que Dieu désire et demande de vous que vous préfériez votre soulagement à bien des vues que vous auriez et croiriez raisonnables pour votre Communauté. Cela supposé, je ne crois pas que vous devez faire ce que vous me dites, d’autant que c’est un bien plus grand et général pour votre Communauté, de vous conserver en vie dans ce temps où nous sommes, que de vouloir contenter et satisfaire deux ou trois estropiés de cervelle qui ne savent ce qu’ils veulent ; il faut charitablement les supporter dans leurs pensées, car ce sont des enfants qui ne savent ce qu’il leur faut. 23. Fév. 1669. [364]
1. J’ai beaucoup de joie d’apprendre que votre santé est meilleure ; j’en bénis Dieu de tout mon cœur et le prie qu’Il vous la continue et augmente, cela étant fort nécessaire pour faire fructifier l’oraison et la grâce que Sa bonté infinie vous a donnée.
Pour ce qui touche votre oraison, comme en cela consiste le principal de vos affaires et du bonheur que vous pouvez et devez espérer en la vie, aussi je veux m’y appliquer davantage pour répondre à toutes vos difficultés.
2. Servez-vous de la providence présente qui vous donne le moyen d’avoir plus d’oraison qu’à Paris. En ces rencontres il faut s’ajuster à la divine Providence laquelle nous conduit comme elle désire et comme elle voit que nous en avons besoin : quand elle nous donne le moyen de faire beaucoup d’oraison, il faut s’en servir ; et quand elle nous ôte le temps, il faut en être content et s’y rendre avec égale paix et soumission. Souvent l’âme demeurant également en paix et en abandon dans l’occupation comme dans la solitude, reçoit autant par l’une que par l’autre, car Dieu ne regarde que l’anéantissement du cœur pour Se communiquer. Il est vrai que quand l’âme n’est pas encore suffisamment simplifiée pour pouvoir être dans cette égalité [365] d’esprit, pour pouvoir être haut et bas, la solitude et le temps facile pour faire oraison lui est plus avantageux ; et ainsi elle doit être fort fidèle à en faire usage. Car par son moyen peu à peu elle se simplifie, se dénue, et meurt à soi, et ainsi est appropriée pour être et demeurer indifféremment en la main de Dieu, pour être et faire ce qu’Il veut ; et pour lors tout lui devient indifférent, car tout lui est égal, Dieu étant le principe de tout.
Les personnes qui ne savent pas le secret de la divine Sagesse, pèsent la grandeur et l’excellence des choses par ce qu’elles ont de grand en elle, qui est cependant le moindre ; et ainsi elles jugent la sainteté d’une action la voyant plus relevée et plus vertueuse extérieurement. C’est bien quelque chose assurément ; mais ce n’est pas le principal dans les âmes que Dieu dénue pour les anéantir, dont les actions sont plus ou moins saintes et relevées, plus ou moins elles les font en anéantissement, et par conséquent plus ou moins Dieu en est le principe. C’est donc là la grandeur cachée et inconnue de chaque chose.
Comme Dieu vous conduit et vous désire dans ce néant, laissez-vous conduire à Sa providence ; et ainsi prenez et jouissez de la solitude et de l’oraison autant qu’elle vous en donnera le moyen.
3. Par ce même principe, et en cette même conduite, vous devez être humblement abandonné entre les mains de Dieu pour recevoir les croix et telles croix que Sa bonté voudra vous donner, vous y laissant suavement tout le temps qu’Il désirera. Votre âme ne doit pas tant regarder la croix qui la peine que la main [366] qui la frappe, et ainsi se laisser travailler à Dieu comme il Lui plaît : Il prend parfois Son ouvrage, tantôt Il travaille à autre chose ; et ainsi il faut être dans une souplesse et dans un ajustement égal à celui d’un ouvrage que fait un lapidaire ou un orfèvre qui y travaille selon son idée. Il fait tantôt une chose et tantôt une autre ; même Il travaille un temps à un ouvrage et quelquefois Il le laisse et travaille sur un autre. Que fait cette pierre que l’ouvrier polit et travaille, sinon se laisser faire quand et comment et de quelle manière le maître le veut ? Ainsi doit être votre âme entre les mains de Dieu pour recevoir telles croix qu’Il voudra, ou n’en plus recevoir. Toute la différence de cette comparaison est que, quand l’ouvrier cesse de travailler sur la pierre ou à son ouvrage, il ne s’y fait rien ; mais en l’ouvrage de Dieu, son non-opérer (selon nous) est également Son opérer, quoique nous n’y remarquions rien. Il n’est jamais sans opération et sans opération parfaite qui n’a de plus ou du moins que selon nous, par le peu de fidélité ou le manque de disposition en nous. Et ainsi soyons crucifiés autant qu’Il nous crucifie ; ne le soyons pas, Dieu agissant d’une autre façon. Et par cet ajustement à Sa divine main, nous trouverons à la fin qu’Il fait à merveille toutes choses, et qu’il n’y a point de moment qui n’ait sa pleine et entière perfection ; et que si cela n’est pas, c’est faute d’être justement et pleinement en Sa main pour toutes choses également.
4. Qui saurait parfaitement cette leçon trouverait le paradis en terre, et apprendrait un million de secrets qui ne nous sont cachés [367] que parce que la créature veut toujours faire elle-même et selon son idée ; et ainsi elle se crève les yeux, se jetant de la poussière aux yeux. Cette poussière n’est autre chose que le créé, dont la créature ne saurait se passer par une bonne et sainte intention, car je parle du degré où vous en êtes.
Laissez-vous donc être de moment en moment comme la providence vous veut, et comme vous êtes. Si vous êtes crucifiée, soyez-le ; si vous ne l’êtes pas, soyez de cette manière ; si vous agissez, agissez ; si vous êtes en solitude, de même ; si vous êtes éclairée, voyez ; si vous êtes en ténèbres, demeurez ici ; et ainsi contentez-vous de toutes choses.
5. Et comme on n’arrive là que peu à peu et que cet ajustement et cette souplesse n’est pas l’ouvrage d’un jour, ajustez-vous peu à peu en mourant à vous par les providences. Si vous êtes fidèle, vous trouverez et expérimenterez que Dieu est un soleil infini, toujours opérant pour la perfection de l’âme ; et que si, au commencement et un long temps, l’âme ne le voyait et ne s’en apercevait pas, ce n’était pas faute que cela ne fût très vrai, mais à cause de sa disposition, et que peu à peu telle disposition s’ajustant et se perfectionnant par sa mort propre, elle découvre la vérité cachée.
N’avez-vous jamais pris garde à l’opération du soleil durant l’hiver ? Elle est presque inconnue ; tous les beaux ouvrages sont enfouis en terre ; et il semble qu’il ne fait ni ne produit rien. Cependant ayez patience, labourez et semez ; et vous verrez dans la suite que le printemps commençant, chaque chose qui semblait comme morte, revit d’une manière [368] qui charme le monde, et fait voir que le soleil était et opérait incessamment, mais selon cette saison ; et qu’une autre saison venant, le soleil qui était caché dans les nuages, dans les pluies et les froids, et par conséquent dont l’opération était fort cachée et obscure, se découvre et fait voir non seulement sa charmante beauté par les beaux jours et sa continuelle présence agréable, mais encore son opération merveilleuse qui couvre et parsème la terre de tant de diverses fleurs.
6. Toutes ces fleurs et tous ces beaux effets qui paraissent par l’opération du soleil plus beau et plus lumineux dans le printemps que dans l’hiver, ne commençaient-ils pas de s’opérer par lui dans la terre ? Oui assurément ; et il est certain que ce n’est qu’une augmentation qui nous fait paraître ce qui y était commencé et caché, et qui par la plus abondante communication du soleil se perfectionne et se fait voir plus clairement et manifestement. Ainsi en est-il de Dieu en l’âme. Il y est toujours opérant surnaturellement (supposé le don de foi nue) : mais la disposition n’y étant pas encore, son ouvrage nous est caché. Et peu à peu à mesure que nous mourons à nous, et qu’ainsi nous cessons d’être propre qui nous cachait l’opération divine cessant, elle nous paraît : et nous découvrons des merveilles, lesquels ont eu leur commencement dans l’hiver de la vie spirituelle, où l’on meurt peu à peu par les obscurités, les incertitudes, et le reste dont je vous ai déjà parlé tant de fois.
7. Par tout ceci vous voyez qu’il faut vous laisser en la main de Dieu, pour prendre tout ce qu’il vous donnera, quel qu’il soit ; toutes choses vous étant indifférentes, car elles sont égales en la main de Dieu : et qu’encore que vous n’y voyiez rien, toutes choses y sont cependant très réelles et très véritables qui vous seront un jour découvertes et manifestées ; n’y ayant présentement que le moment de la providence, qui vous départ ce que Dieu désire, pourvu que de votre part vous ne soyiez le principe de rien, c’est-à-dire que la seule providence vous donne tout ce que vous aurez.
Mais peut-être me direz-vous, comment connaîtrai-je que c’est la providence et non moi qui me cause et qui me donne les choses ? Vous le connaîtrez en ce que les providences viennent comme sans y penser par un moyen tout naturel de notre état, et généralement par tout ce qui nous vient, où nous ne mettons pas nous-mêmes par nos précipitations naturelles ; et même quand cela serait arrivé, l’âme y peut remédier par son abandon. Ainsi tout ce qui vient de Dieu, des créatures, et de nous-mêmes peut être la main de la providence pour une âme au degré ou vous êtes.
8. L’âme dans ce degré de simplicité où vous êtes, doit remédier à ses défauts et à ses infidélités, non par réflexion mais par perte simple et directe ; non par actes, mais par état, en son inconnu, qui lui est Dieu en simplicité et unité. Ainsi il ne faut nullement s’amuser à rechercher ses infidélités ni à les voir ; on les perd sans les voir distinctement et l’on y remédie sans les savoir par le détail. Dieu commence d’être un feu dévorant pour telles âmes, lequel consume toutes choses sans les discerner ni distinguer, l’âme cessant seulement [370] de les vouloir, non par acte, mais par une tacite et secrète complaisance.
C’est en quelque manière comme ferait une personne qui aurait plusieurs choses en sa main qui l’incommoderaient sans savoir bien ce que ce serait, et qui serait si proche d’un feu qu’elle n’aurait qu’à cesser de les retenir pour les faire tomber dans le feu. Elle n’aurait pas besoin de les jeter comme si elle en était éloignée, mais, étant si proche, elle n’aurait besoin d’autre action sinon de ne pas les retenir ; et aussitôt, étant tombées dans le feu, elles seraient consumées. Ainsi en est-il de tous les défauts d’une âme laquelle, par simplicité et par mort à elle-même, est si proche de Dieu qu’elle commence d’être en Lui. Dieu n’exige d’elle sinon qu’elle ne retienne pas volontairement ses défauts et infidélités ; et aussitôt ils tombent en Dieu. Ils y sont consumés un million de fois mieux qu’ils n’étaient autrefois (l’âme étant éloignée de Dieu) par les actes, les examens et les contritions formelles. Et plus l’âme mourant à elle-même se simplifie et enfin devient néant, plus aussi Dieu S’approche d’elle, jusqu’à ce qu’enfin L’ayant et Le possédant en son centre, elle ne soit plus. Pour lors et allant peu à peu là, la manière de remédier et consumer ses défauts et ses désunions, dissemblances et divisions, se simplifie et s’ajuste au degré d’approche et de jouissance de Dieu.
Je vous dis seulement ceci pour la consolation de votre âme en la foi, et durant que votre vous-même se rectifiera, simplifiera et s’anéantira. Car quand l’expérience sera une fois venue, vous verrez si clair ce procédé que [371] vous n’aurez plus besoin de ces expressions consolantes, qui sont dans la vérité, mais que l’on ne peut clairement découvrir qu’en approchant de Dieu et qu’autant que l’on en approche.
10. Remarquez que toutes les comparaisons clochent toujours en quelque chose, comme dit le commun proverbe. Mais il faut s’en servir pour éclaircir les choses en attendant la clarté et la lumière éternelle. Je me suis servi de la comparaison du feu dans lequel on laisse tomber quelque chose pour être consumé. Or comme une personne ne peut demeurer dans le feu, mais toujours se mettre proche ; aussi fait-elle quelque action pour jeter ce qu’elle veut dedans. Tout de même pendant que l’âme n’est pas encore assez simplifiée et nue pour commencer d’être en Dieu, quand elle se défait de ses défauts et infidélité et le reste, il faut par nécessité qu’elle fasse quelque acte pour s’en défaire, soit en la confession ou hors la confession : et cet acte se simplifie à mesure que de ce que son approche de Dieu s’augmente : et lors que l’âme entrant Dieu pour lors tout acte cesse et ce procédé susdit commence ; lequel se perfectionne autant que l’âme vient et avance plus en Dieu. Et comme il est dans le centre et le centre même de notre âme ; aussi sommes-nous en lui d’une manière si proche que l’expérience seule peut la savoir sans l’exprimer, sinon en terme connu et entendu par la seule expérience ; et comme jamais il ne peut y avoir de bord ni de fin en cette vie pour être en Dieu ; aussi la manière de se purifier et de remédier à ses défauts ne cesse jamais de se simplifier et de se purifier.
11. Plusieurs personnes qui n’ont pas l’expérience de ces choses, les croient chimériques et impossibles ; ne pouvant comprendre ces manières d’agir, qui sont cependant en ces âmes infiniment plus réelles, solides et efficaces que les actes précédents, soit les actes formels distincts des plus éloignés de Dieu, soit aussi les actes simples de ceux qui approchent plus de Dieu. Car comme il est très vrai que l’âme peut être en Dieu et en son centre ; aussi a-t-elle une opération égale est conforme à cette constitution : et comme l’âme n’a pas de bornes en son accroissement en cette vie ; aussi l’autre n’en peut non plus avoir, allant toujours se simplifiant en devenant plus simple en l’unité divine ; laquelle se perfectionne incessamment, l’âme ne cessant de se perdre en unité, devenant toujours de plus en plus, plus simple, plus perdue et plus une.
Comme l’âme est là en unité ; aussi a-t-elle un opérer en l’unité, par lequel elle fait tout soit l’oraison soit ses actions, remédie à ses défauts, s’applique aux Mystères et aux Fêtes, prie pour ses nécessités, ou pour les nécessités d’autrui, et fait généralement tout ce qu’elle doit faire par l’ordre de Dieu : ce qui va toujours s’augmentant, plus elle est simplifiée. Car plus elle l’est, plus elle tombe en Dieu son origine et sa fin ; et plus elle y est, plus elle est encore simplifiée : et ainsi son mouvement, sans mouvement, vers sa perfection est un cercle sans fin d’unité en unité.
12. Les créatures qui n’ont pas expérimenté la force, l’étendue et l’efficacité de cette opération (d’autant qu’elles n’ont pas expérimenté Dieu en unité) ne peuvent jamais comprendre d’autre opérer que le distinct sensible [373] et spirituel, par la raison qu’elles n’ont jamais goûté Dieu, ni peut-être entendu parler de Lui que par Ses effets et non en Lui-même et par Lui-même. Mais aussitôt qu’elles en ont goûté, et qu’elles ont expérimenté que l’âme, étant créée pour Dieu, est capable d’en jouir, elles comprennent que par conséquent, étant capables de jouir de Lui, elles sont aussi propres pour agir par Son opérer, l’opérer suivant l’être. Mais comme il est fort difficile, à moins d’expérience, de comprendre comment notre âme est capable en son centre de jouir de l’unité divine, aussi est-il très difficile de comprendre comment cette âme, jouissant de cette unité, opère par elle et en elle, non une chose mais toutes choses. Comme l’un est très véritable, l’autre l’est également ; mais il est plus difficile à comprendre à cause de notre mauvaise habitude d’opérer pour nous et par nous-mêmes ; et c’est la raison pourquoi plusieurs âmes ayant quelque jouissance de Dieu en déchoient incessamment ; d’autant que leur opérer n’est pas égal à leur être, ce qui doit toujours être, car selon que nous avons et jouissons de Dieu, aussi devons-nous opérer également par Lui et en Lui118.
13. Et comme il est très vrai que jamais une âme n’arrivant Dieu véritablement que par son unité, et qu’en tombant en unité ; aussi faut-il nécessairement que peu à peu s’approchant de Dieu elle soit simplifiée : ce qui est la cause que jamais une âme qui n’est pas encore arrivée en Dieu, ne peut être sans son opération propre, ne commençant à la perdre que lors qu’elle commence de tomber dans l’unité divine. Ce que l’on doit bien remarquer : car [374] selon le degré que vous êtes éloignés de Dieu, aussi est votre opération. Si une âme est dans la méditation son opération est fort distincte ; si elle arrive dans le degré de l’affection, elle se simplifie ; si l’âme se simplifie de plus en plus, aussi son opération le fait également : l’âme ne cessant jamais d’en avoir, quelque simple que son opération soit ; jusqu’à ce qu’elle tombe en l’unité, c’est-à-dire qu’elle trouve Dieu. Ainsi, soit pour l’oraison soit pour la confession et les autres pratiques qui doivent être son emploi, il y a toujours de l’action distincte. Car étant toujours en soi, elle ne peut être que multiplier ; ceci étend le propre de la créature : et ainsi elle perd toujours avec distinction selon le degré ou elle en est. Il n’y a que Dieu qui soit et opère en unité, et qui soit capable de mettre notre âme en unité et de la faire opérer en unité : car l’attirant hors d’elle par son unité, aussi la rend t-il capable de son opération en unité. Ce qui est une source infinie de mort et de séparation d’elle-même, par laquelle [elle] se perd [µ vérifier] sans cesse en Dieu, autant qu’elle a de moment pour opérer. C’est pour lors que chaque chose à une efficace merveilleuse, non seulement pour porter les croix ; mais encore pour se défaire de ses défauts, et de tout ce qui peut faire dissemblance, distinction et division en l’âme. C’est pour lors qu’elle se lasse peu étant soulagée de son opération et soutenue par l’opérer divin : lequel étant toujours en repos, en l’unité et sans différence de temps, (car l’âme commence d’être hors le temps ;) aussi soulage-t-il merveilleusement l’âme, faisant plus en un moment sans bruit, sans éclat, ni sans s’en apercevoir, [375] que l’âme n’aurait en elle-même pu faire avec tous ses efforts, soulagée et fortifiée même par la grâce.
14. Je brise ici court en parlant de cette divine opération de Dieu en unité ; car il faudrait des volumes pour dire même quelque chose. J’en dis peu, prétendant seulement de répondre à une lettre et de vous donner quelque jour afin que vous soyez plus fidèle à la vocation qui vous appelle à sortir de vous pour trouver cette unité ; et qu’ainsi expérimentant la grâce, vous n’ayez pas de peur d’y perdre peu à peu votre opération, en trouvant une autre qui vous pourrait être inconnue, sans en être avertie. Ce qui vous donnerait bien de la peine assez inutilement ; d’autant que ne correspondant pas à Dieu selon son appel, vous ne feriez rien ; quoique vous fissiez tout ce que vous pourriez selon la connaissance que vous en auriez. Car comme une âme laquelle est encore dans son opération, ne fait jamais rien qu’autant qu’elle opère pour Dieu ; Dieu ne lui donnant sa grâce que par ce moyen : aussi une âme qui commence à sortir hors de soi et de son opération, perd tout, quoiqu’elle fasse, si elle ne le fait en sa manière, c’est-à-dire opérant en unité selon son degré.
15. Mais comme ces âmes, quelques fidèles qu’elles soient à être et à opérer selon leur grâce en leur degré, sont entourées de tant de ténèbres, et qu’elles ont les puissances, et les sens tellement sans opération, n’ayant rien qui les console : au contraire autant qu’elles sont fidèles à mourir et à se perdre, et que Dieu leur correspond ; autant ces ténèbres, impuissances et pauvretés s’augmentent ; ce qui les [376] met fort en peine, à moins que d’être certifiées par une expérience beaucoup supérieure à la leur : aussi ont-elles besoin d’être beaucoup précautionnées. Et je vois que Dieu manque peu aux âmes qu’il appelle là ; selon que l’on peut voir dans les livres des personnes qui en ont écrit, comme d’une sainte Thérèse, d’un Tauler et de beaucoup d’autres. Et par ce moyen les âmes se laissent perdre plus promptement et généreusement.
16. Où il faut que vous remarquiez que les âmes que Dieu conduit par leur opération en lumière et en amour, plus elles sont fidèles à leur opération, plus elles reçoivent d’aides de Dieu en lumière et amour pour l’augmenter ; et plus aussi avancent-elles, se perfectionnant en leurs puissances par des lumières plus pures et un amour plus fervent.
Les autres âmes que Dieu réserve pour soi, afin de les perdre en son unité, sont conduites de Dieu d’une tout autre manière. Il les dénue, il les fait mourir, et leur ôte leur opération, en les perdant inconnuement en son unité. Et pour en venir mieux et plus fortement à bout, il leur ôte toute lumière, toute facilité et le reste, qui pourrait mettre en acte pour peu que ce soit leurs puissances ; afin que retranchant imperceptiblement toutes choses, elles meurent à toutes choses ; et qu’ainsi n’ayant sur quoi opérer, elles ne puissent opérer, et qu’elles tombent par là en unité, et qu’en cette unité elles apprennent peu à peu à opérer par elle et en elle.
17. Mais vous me direz, la créature n’est-elle pas pour opérer, et sa perfection n’est-elle pas son opérer ? Tout cela est vrai, ; et c’est la cause pourquoi Dieu, qui veut ces âmes pour lui et qui les veut rendre capables de son opérer, leur retranche et leur ôte le leur grossier et bas, pour les rendre capables du sien même.
Les premières au contraire, sont perfectionnées dans leur opérer et par leur opérer ; de telle manière que les obscurités, les ténèbres et les sécheresses ne leur sont pas avantageuses, au contraire très désavantageuses. Ce qui les fait malgré elles rechercher la lumière et tant faire qu’elles méritent une nouvelle lumière, et un amour plus fervent. Vous en voyez qui dans les sécheresses et obscurités se mettent tant en peine, qu’elles ne cessent d’importuner Dieu, jusqu’à ce qu’elles aient son retour ; ne pouvant supporter son absence. Et dans la vérité elles ont raison : car n’ayant pas de lumière ni d’amour par une certaine présence de Dieu propre à leur état, elles n’ont rien ; et ainsi leurs puissances sont languissantes, vides, et dans un mauvais rien. [378]
18. Il n’en va pas de même des autres. Comme Dieu agi en elles et avec elles en foi, qui est une grâce et lumière de vérité ; à moins que de la perdre, ou de ne lui être pas fidèle, leurs ténèbres sont leur lumière, leurs sécheresses sont la possession de Dieu, son éloignement est son approche : d’autant que ces choses ruinant et faisant de plus en plus évanouir en elle le créé, elles trouvent l’incréé, qui ne peut jamais s’absenter, car il est toujours en elles. Il ne peut jamais se cacher : car où irait-il ? Il ne peut jamais changer ; car il est immuable. Et ainsi tout le changement est en l’âme laquelle par la foi sortant et mourant à soi, la vérité qui est Dieu même, se découvre.
Par là vous voyez qu’étant certifiée du don de la foi, il n’y a qu’à mourir peu à peu, et à être fidèle selon ce que Dieu donne ou ne donne pas ; puisqu’ici ne se pas donner est se donner. Tout est égal en la main et en l’opération de Dieu, pourvu que l’âme y demeure fidèle au moment et selon qu’il opère : car Dieu étant un acte pur, il est pour une âme en foi toujours opérant, selon sa capacité, et le moment de perfection qu’elle exige.
19. Il n’en va pas de même à l’égard des âmes contemplatives, ou qui sont conduites selon leurs puissances, quelque relevées qu’elles soient. Leur moyen étant toujours limité ; Dieu ne se communique que selon qu’elles peuvent recevoir : et il faut qu’il y ait bien des vicissitudes et des poses ; autrement la créature défaudrait. De plus il n’est pas possible que les puissances dans leurs actes de connaître et d’aimer puissent toujours travailler quand [379] bien même leur opération serait purement passive en lumière et amour.
Mais pour la foi, elle n’a ni borne, ni terme. Car comme elle donne Dieu sans limite, et par un moyen purement surnaturel, ce n’est pas par l’aide active, mais bien par l’aide passive de l’âme, qu’elle s’insinue, se servant si connaturellement de l’âme qu’elle ne la force jamais ni dans son opération, ni dans ses vues, ni dans ses sentiments ; d’autant qu’elle ne donne à telle âme qu’en sa manière, c’est-à-dire, elle fait connaître en ne connaissant pas, elle fait agir en se reposant, et elle fait jouir en n’ayant rien. L’âme ne reçoit de la lassitude et de la fatigue que lors qu’elle veut faire autrement ; car quittant la foi elle descend de sa lumière dans une autre lumière qui la travaille et la fatigue. Mais pour ce qui est de la foi, elle est sans travail, quoique pénible à la nature : je dis pénible, d’autant que la mort est toujours une fatigue jusqu’à ce que l’âme goûte au long et au large la vie qui doit suivre ; et qu’ainsi elle apprenne la cause du procédé de Dieu, en la tenant et la conduisant tant à l’étroit, pour la faire mourir et la vider de son opération, et de tout ce qui lui paraît saint et de Dieu : ce qui est si éloigné de tant de saintes personnes qui édifient le monde et le remplissent d’une si bonne odeur de sainteté.
20. Pour l’âme dont je parle, elle n’a d’inclination qu’à être cachée, à ne rien faire et à demeurer perdue en un je-ne-sais-quoi, qui lui donne souvent assez de peine, et qui lui fait passer souvent de mauvaises heures, croyant d’être très inutile et de prendre un procédé faux et vide de Dieu et de grâces. Mais quand elle aura [380] appris, comme je viens de dire, la raison du procédé de Dieu ; pour lors elle ne pourra s’empêcher d’en avoir une joie extrême et une reconnaissance comme infinie : puisque Dieu la prive de peu, pour lui donner le tout de cette vie ; il la prive d’un faible rayon de lumière, pour la rendre capable de la plénitude de lumière ; il la prive enfin d’un rien pour lui donner dans la suite ce dont son cœur ne pourra jamais se rassasier.
21. Il faudrait encore ici un gros volume pour décrire comment, autant qu’elle aura eu de privation et de mort, et par conséquent autant qu’elle aura été réduite en l’unité selon toute elle-même, autant dans la suite, sans quitter cette unité, elle jouira distinctement en unité de la plénitude même. Car il faut en passant savoir que Dieu un en essence, trine en personne, nous ayant créé pour jouir de lui, a aussi rendu notre âme capable de cette même unité et trinité ; unité par laquelle nous sommes vraiment perdues en Dieu, trinité par laquelle, étant ainsi perdues en unité nous jouissons du même Dieu.
C’est pour lors que l’on découvre cette beauté admirable de notre âme dans sa ressemblance avec Dieu : signatum est super nos lumen vultus tui119 : Vous avez gravé en nous et sur nous la beauté de Votre visage. Et un pauvre paysan, quoique grossier et sans lettres, éclairé de cette divine lumière de vérité, vous dira des merveilles de l’unité de Dieu et de ces divines perfections en cette unité ; il vous parlera aussi comment se fait la génération éternelle, et comment, du Père et du Fils, le saint-Esprit procède ; et tout cela non par une lumière [381] distincte, mais par la vérité même, qui est infiniment plus admirable que toutes les lumières qui s’en peuvent donner. Il voit dans son âme, comme dans une glace, cette unité divine, et dans l’opération de ses puissances revivifiées dans le Verbe et dans le saint-Esprit, la distinction des personnes.
C’est ici où il faudrait commencer à écrire et où cependant il faut finir. Je vous dis ceci non seulement pour vous encourager, mais encore pour faire voir quelque chose de ce qui est renfermé et en semence dans cette obscurité, nudité et perte si longue, pour trouver Dieu de plus en plus afin de s’y perdre.
Cette obscurité si grande, ces ténèbres si épaisses, cette sécheresse si étendue, et ce rien en tout point, se terminent en ce beau jour de l’éternité, non hors d’elle, mais en elle, et font trouver cette plénitude en Dieu même. Et enfin cette pauvre personne qui semblait aux autres et à soi-même ne rien faire et être inutile, voit qu’en s’humiliant, en s’appauvrissant, en se détruisant, ou pour mieux m’exprimer, Dieu faisant tout cela en elle, elle est devenue infiniment opérante, dont je ne dis mot présentement, n’étant pas le temps. Il me suffit de dire que son âme devient comme une glace où elle voit l’unité de l’essence divine et la Trinité des personnes ; mais ce qui la charme présentement, est de découvrir la manière que ce Dieu de Majesté y est en elle, un en naissance et trine en Personnes, et qu’Il agit par elle. Car autant qu’elle a trouvé que son âme était capable de se perdre dans l’unité divine, autant elle trouve ses puissances ainsi perdues et retrouvées par les Personnes divines, [382] aussi capables d’agir en connaissant et aimant. Si bien que si un très long temps, c’est-à-dire tout l’espace de sa perte, elle était sans objet, ici Dieu est son objet, car Dieu Se connaît et S’aime en elle sans fin ; mais le tout consiste en la manière dont je veux me taire présentement.
23. Quelqu’un me pourrait dire que cela est trop relevé et qu’il ne faudrait ni parler ni écrire de ces choses-là. Pour moi je trouve tout le contraire et j’ai une très grande reconnaissance pour ceux qui en ont parlé, d’autant que cela rassure120. Et de plus il n’y a rien à craindre, car quoique cette grâce soit grande et le commencement d’une très grande, elle est plus facile infiniment que les commencements, je veux dire pour l’avoir et en jouir. Et il ne faut pas appréhender que telles choses si hautes causent de la vanité. C’est une tromperie de ceux qui ne sont pas expérimentés, et qui ont pris pour la vérité quelque idée d’une imagination faible puisée dans quelque livre, car si la vérité paraît, l’humilité, la mort à soi et le désir d’être inconnu vont de pas égal avec cette grâce : si cela n’est pas, c’est une idée et non la vérité.
24. Tout ce que je viens de dire là de la sainte Trinité, n’est qu’un petit crayon ; et ce n’est rien à l’égard de ce qui en est : il faudrait un volume, mais ce n’est pas ce dont il s’agit. Si les savants savaient le moyen d’étudier dans ce livre, ils apprendraient bien d’une autre manière ce que c’est que Dieu, comment Dieu est un en naissance et trine en Personnes, avec une infinité de merveilles qui charment une âme éclairée divinement ; au lieu que ce qu’ils en disent, dessèche les autres et [383] les précipite en infinies ténèbres, ne pouvant rien voir en ce qu’ils disent.
Mais cette divine lumière ne luit que dans les ténèbres de la lumière propre et par la mort, c’est-à-dire par le renoncement de ce qu’il y a de propriétaire en l’âme, et c’est la difficulté pour ceux qui ne veulent être ni petits ni humbles. Confiteor tibi, Pater, quia abscondisti haec a sapientibus et prudentibus, et revelasti ea parvulis121 : Je vous loue, mon Père, de ce que vous avez caché ces choses admirables aux prudents et aux sages, et les avez révélées aux petits et aux humbles.
25. Il est certain que jamais les âmes n’iront ni arriveront ici qu’autant qu’elles seront humbles et petites : c’est pourquoi je défie qui que ce soit de s’y mettre s’il ne prend cette route. Mais s’il la prend, assurez-vous qu’elle est plus facile que l’on ne pourrait jamais le croire, Dieu étant une bonté infinie qui ne demande qu’à se communiquer et un soleil qui souffre de ne pas donner ses divins rayons aux âmes créées pour Lui. Après le plaisir que Dieu a de toute éternité, et qu’Il aura incessamment en Lui-même et en Se contemplant, celui qui le suit est de Se communiquer à Sa créature et d’être pleinement libre pour faire en elle Ses merveilleux effets. Si, dans un beau printemps, le soleil ne trouvait en la terre le moyen d’y faire et produire les fleurs, les fruits et le reste dont il est capable selon les diverses saisons, il serait comme en violence, Dieu l’ayant créé pour cet effet. Aussi le dessein de Dieu par l’Incarnation étant de Se communiquer Soi-même, Il est violenté de [384] ne le pas faire selon Son plaisir et Son dessein infiniment amoureux : Deliciae meae, etc.122 : mes délices sont d’être avec les enfants des hommes, et le reste que la divine Sagesse exprime, nous marquant par là le plaisir divin en Son opération dans Sa créature.
Je ne saurais assez vous dire deux choses que je crois d’une conséquence infinie. La première, que l’âme qui est conduite par le don de foi en perte de Dieu, ne doit jamais s’arrêter sur le jugement qu’elle porte de soi, d’autant que, ne voyant et n’expérimentant que sa mort, sa perte et son néant, elle ne peut qu’être abattue et rabaissée par un tel jugement, ce qui lui peut nuire au cas que cela la porte à s’assurer par quelque chose de perceptible, quoique très secret. Car si l’âme est assez forte pour ne pas se mettre en peine du jugement que son esprit propre fait de son état par la pauvreté qu’elle porte et sur ce qu’elle expérimente de misères, tant intérieures qu’extérieures, ce jugement, au lieu de lui nuire, lui servira beaucoup, n’étant pas assez d’être perdue et dans le néant devant Dieu et les créatures qui remarquent peu de bien et de choses relevées en elle, mais encore en son propre jugement, ce qui est le meilleur, étant ce en quoi nous vivons le plus, par quoi nous subsistons davantage en nous-mêmes et ainsi qui empêche beaucoup et sans remède notre perte et anéantissement en Dieu.
27. Mais bien doit-elle absolument et inébranlablement s’arrêter au jugement que quelque personne beaucoup expérimentée en cette voie [385] aura fait de sa vocation, de son état et du degré où elle en est.
Je dis absolument et inébranlablement pour marquer que bien que l’âme n’ait pas cette douce assurance que Dieu donne quelquefois de tel jugement, il faut subsister en nue foi au-dessus de toutes choses dans sa perte, guidée et soutenue, sans soutien, par telle assurance de jugement. Et à moins de cela, l’âme sera toujours accrochée à quelque chose en soi, y ayant une infinité de choses qui nous peuvent solliciter de mettre la main aux glaïeuls pour nous arrêter dans notre perte, comme ferait une personne laquelle roulerait dans un précipice, et par la peur s’agraferait et s’arrêterait à quelques branches ou glaïeuls pour s’assurer.
Cette assurance est donc le moyen ordinaire dont Dieu Se sert et qui, à moins d’un miracle, est absolument nécessaire ; autrement, il y aura toujours des vicissitudes dans l’âme. Car elle sera tantôt assurée, tantôt non, une fois très certaine et peu après très incertaine, et ainsi elle sera incessamment vacillante, et tout cela selon les dispositions différentes qu’elle expérimentera. Mais subsistant en soumission et par la soumission, comme tel jugement n’est pas en elle, l’assurance ne dépend pas d’elle, et ainsi elle est stable et permanente, au cas qu’il soit d’une personne beaucoup éclairée en cette oraison.
Je crois pour tout assuré que Dieu ne manquera jamais, au cas qu’une âme ait vocation pour cette grâce, de lui adresser quelque personne éclairée pour la certifier. Car il est de Sa divine Providence, infiniment amoureuse, [386] de faire avantageusement réussir cette semence divine ; et comme Il sait que, sans cette divine Providence, ordinairement elle ne peut réussir, aussitôt qu’Il la donne, Il ordonne tel moyen, lequel est trouvé par telles âmes diversement, tantôt d’une manière tantôt d’une autre. Vous pouvez voir et remarquer cela en sainte Thérèse, en Taulère, en ce qu’en dit celui qui lui fut envoyé de Dieu123 ; et en un nombre très grand d’autres rencontres qui vous marquent cette vérité.
29. Mais je vous assure que comme ce don, est un ordre de la Sagesse divine, il n’est pas si ordinaire qu’on le croit car vous voyez tant d’âmes, qui se croient dans l’obscurité divine, et destinées pour ce néant ; et de celle-là il y en a très peu dans la vérité. Ce qui me le fait plus fortement croire est, qu’il y a peu de Directeurs divinement éclairés, selon ce que j’en puis connaître : cependant personne n’hésite à déterminer que les âmes ont telle vocation et à leur conseiller de cesser leur opération pour donner lieu à celle de Dieu. Où il y a un péril infini, soit de la part de l’âme qui reçoit tel conseil sans être d’une personne d’expérience ; (car quoique telle âme obéisse, cependant telle obéissance ne lui donne pas ce don ; et ainsi au plus elle la met en état que ce qu’elle fait ne lui est que méritoire, jusqu’à ce qu’elle ait un meilleur conseil ;) soit pour celui qui donne précipitamment un tel conseil, qui n’est pas moins en danger ; car il doit répondre de l’inutilité de telle âme, laquelle pourrait travailler à sa perfection par ses propres actes et pourrait de plus rendre beaucoup de gloire à Dieu par les saintes occupations de ses [387] puissances, par les saints désirs par les saintes dispositions intérieures, et le reste dont la créature est capable, y étant saintement occupé pour Dieu et vers Dieu.
30. Comme je vous dis, je tiens pour tout certain qu’au même temps que Dieu a arrêté de donner telle vocation à une âme, il a ordonné en sa même Sagesse et providences, la personne pour la certifier et lui aider. Ainsi il est d’égale conséquence de faire un usage très entier et fidèle des lumières et des certitudes que l’on reçoit, étant le canal par lesquelles Dieu fait couler la grâce qu’il faut pour faire fructifier et perfectionner telle semence. Et cela est si vrai que les certitudes qui ont été données de telle manière, subsistent jusqu’à la fin, et que les lumières qui viennent aussi de cette part, ont semence d’éternité pour telles personnes, où il se rencontre ordre de conduite de providence : si bien que si la providence ôtait du monde telle personne, ou que les lieux changeassent, qui ont été quelquefois des moyens de rencontre ; (car les rencontres de telles personnes sont pour l’ordinaire par providence inopinée et des rencontres fortuites ;) pour cela les avis ne changent pas, mais subsistent permanemment pourvu que les âmes demeurent en la conduite divine. Vous voyez par là combien il faut faire usage de telle providence au cas que Dieu par sa bonté vous en ait gratifiée.
31. Mais me direz-vous comment connaître si les personnes sont de telle grâce pour s’assurer fixement sur leur avis ? Il y a une infinité d’observations à faire sur cela ; mais dans cette lettre je ne vous dirai qu’une, savoir si [388] les avis de telles personnes entrent jusque dans le centre de l’âme, ce que vous remarquerez en deux manières :
(1) Par la correspondance intime à ce qu’ils vous disent, par un repos et une nourriture qui est non seulement dans les sens, mais bien plus intimement,
(2) En une certaine permanence. Car parlant à une personne ou l’entendant parler, vous en pouvez avoir de la joie et de la satisfaction passagèrement et en quelque rencontre, mais il faut que cela ait été égal en plusieurs et que ce soit avec quelque permanence. C’est pourquoi quand au commencement on a besoin d’un homme, il ne faut pas y aller à la légère et dès le moindre goût ou ouverture d’esprit que l’on aura sur quelques paroles, ou sur un ouï-dire : il faut le goûter et le regoûter plusieurs fois, car, supposé l’ordre de la divine Providence, vous y rencontrerez ce que je vous dis.
32. La seconde chose que je voulais vous dire est que cette voie qui paraît si petite, pauvrette et abjecte, et qui rend son sujet si pauvre, petit et méprisable, étant telle que je viens de dire, est si grande devant Dieu, même dès son commencement, qu’en vérité cela est charmant et admirable à qui le sait quel qu’il est. Deux choses me convainquent de cette vérité, dont je vous vous veux faire part.
La première est l’expérience, qui n’est rien de ce que l’on peut exprimer, toutes les paroles les plus expressives étant trop grossières pour dire où cette foi conduit une âme et ce qu’elle fait trouver en l’âme, non seulement en sa perfection, mais même dès ses commencements et lorsqu’elle est plus obscure, car elle [389] communique tellement la vérité, que l’on peut dire qu’elle mène une âme peu à peu dans la plénitude de Dieu même.
La deuxième : les diverses personnes que j’ai connues par providence, lesquelles quoique seulement en le commencement et dans les premières démarches de telle grâce, sont mortes en ces premiers degrés et avec des marques extraordinaires non seulement de la protection de Dieu, mais d’une sainteté qui marquait une grâce très extraordinaire. Et comme je savais leur degré d’oraison par leurs rapports et l’ouverture qu’ils avaient avec moi, cela m’a fait conclure qu’il faut que ce don soit très éminent puisqu’il est tel en son commencement124. Si les détails que j’en fais de plusieurs personnes n’étaient pas trop long pour une lettre, je vous le mettrais ; mais je vous avoue qu’il me console.
33. Je viens de recevoir tout présentement une lettre (laquelle me console infiniment) d’une personne que je connais à fond étant mon intime qui m’ouvre son cœur, m’écrivant les sentiments et les dispositions du sien, au moment qu’il était tout près d’endurer le martyre. On voit là les vrais sentiments de l’esprit de Dieu animant ses saints : car il ne dit pas seulement l’extérieur ; mais comme il était intérieurement. Cela certifie infiniment et fait voir les beaux et admirables ouvrages de la grâce par ce don d’oraison : car c’est un serviteur de Dieu qui commence d’y marcher. Il n’a pas enduré le martyre, car les bourreaux quittèrent prise, et l’abandonnèrent : mais selon toute apparence sera pour un autre temps, où son cœur sera encore plus plein de Dieu. [390]
Je vous dis tout cela afin que vous voyiez combien vous êtes obligée à la divine bonté, Dieu vous ayant fait les grâces qu’il vous a faites, et combien vous êtes obligée à faire fructifier au centuple cette grâce dont vous rendrez compte au bon Dieu comme d’un trésor infini.
34. Je me suis beaucoup étendu pour une lettre125 : mais comme vous avez besoin de secours et que je ne puis vous le donner fréquemment, je l’ai fait volontiers. Je finis donc en vous assurant que vous n’avez qu’à continuer d’être comme la providence vous mettra, sans vous amuser à vous regarder, ni à vous assurer. Votre assurance doit être de vous perdre ; et le mieux et le plutôt que vous le ferez, tant mieux : et ainsi votre personne (c’est-à-dire, de ne savoir comme vous êtes et comme vous faites) c’est le meilleur. Ne vous amusez pas démêler une fusée que vous devez jeter au feu, car ce feu est Dieu ; et plus vous voyez les autres prendre une autre route et plus assurée selon votre lumière, perdez-vous davantage par cela même.
Comme Dieu est bon infiniment, et qu’il sait notre faiblesse, il ne manque pas de nous donner souvent quelque petite certitude : mais quand cela manquerait, il n’importe. Heureuse l’âme assez forte pour se soutenir sans savoir où elle va, ni par où elle va !
Quand vous ne voyez pas vos fautes distinctement, ne vous amusez pas à les examiner secrètement, ni à vouloir y remédier ; perdez les en la manière susdite, et il suffit.
Je suis à vous sans réserve, et aurai grande joie de vous revoir quand la divine providence vous renvoira. [391]
1. Ô chère Sœur, que ce n’est pas sans Mystère que la Sagesse éternelle a choisi une très pauvre fille pour être sa mère ! Il n’y a que les âmes très pauvres en toutes manières qui soient propres et capables de concevoir et d’avoir vraiment Jésus-Christ en elles : c’est en telles pauvrettes que le S. Esprit fait entendre ces admirables paroles : 126et Verbum caro factum est.
2. Laissons-nous donc, chère Sœur, pulvériser et pourrir par la pauvreté, la souffrance et l’abjection, non seulement à l’égard des créatures, devant lesquelles nous sommes humiliées [(attention) : fém.] ; mais encore devant Dieu et nous-mêmes par nos pauvretés, péchés et imperfections. Ce fumier est vraiment divin pour nous faire pourrir et nous rendre féconds en froment, c’est-à-dire en Jésus-Christ. Il n’y a que la seule expérience qui puisse certifier de cela. La première abjection et humilité est [(attention) sing.] à la vérité fort aimée et chérie de Dieu, mais connue de plusieurs ; la dernière est le cœur de Dieu, inconnue presque à tout le monde. De n’être rien, ne vouloir être rien ; c’est un miracle : mais de prendre plaisir d’être la pourriture et la puanteur par ses misères, et que par là notre nom et tout ce que nous sommes [392] soit toujours effacé ; ô quel miracle !
3. Les personnes qui ne savent par expérience ce Mystère, croiraient en entendant ce discours, qu’il n’y a qu’à se laisser dans ses péchés. Ce n’est pas cela ; car telle âme y meurt un million de fois : enfin c’est un secret qui donne la liberté au cœur et la vie à l’âme, en lui donnant le germe de vie de Jésus-Christ.
Perdez-vous et vous y entrerez ; et autant que vous vous perdrez sans savoir comment, ni où vous êtes, revenez et vous êtes bien. Ô que Dieu est aimable, il ne veut que notre liberté, notre joie ; et nous ne travaillons qu’à nous gêner et à nous lier, et ainsi à nous tirer hors de Dieu en nous-mêmes, même par de bons prétextes et de saintes intentions !
4. Aidez autant que vous pourrez la Sœur N. à se donner une liberté sainte par abandon à Dieu pour soulager sa tête. Supposé le don de foi dans une âme, elle ne doit point se mettre en peine par la crainte d’être oisive, soit à l’Oraison, ou durant le jour, quand elle est fidèle à ne pas volontairement laisser occuper son cœur de quelque inclination qui domine, soit vers les créatures, ouvrages, occupations ou vers d’autres choses créées ; ayant seulement l’inclination toute simple de la volonté tournée vers Dieu, sans même former aucun acte, mais comme par état, n’étant nécessaire pour cet effet que d’avoir une simple inclination sans ressentiment127, c’est-à-dire sans être ni sensible, ni spirituellement expérimentée, mais seulement nourrie et soutenue par un très simple repos souvent non aperçu, arrêtant seulement le mouvement de la volonté en Dieu, très souvent sans le voir ni le goûter, mais en [393] y demeurant telle que l’on est sans s’en mettre en peine. De manière que pour être oisive dans cette Oraison de foi, il faut que le cœur se remplisse de quelque affection qui le tourne et l’agite vers la créature, et par conséquent qui le détourne de la lumière divine : ce qui ferait voir que retombant de cette manière dans son opération, l’on perd l’opération divine et l’on devient oisive tout le temps que l’on y demeure.
5. Laissez-vous en nudité totale sans vous regarder, ni rien que vous ayez ou que vous n’ayez pas. Il vous suffit que vous soyez comme Dieu veut pour être dans son agrément : et de cette manière vous lui plairez, et aussi tout ce que vous ferez [ou serez ?]. Mourez seulement à tout ce qui vous donne de la peine, ou qui en peut donner aux autres ; et vous trouverez que faisant seulement cela, Dieu fera tout le reste128.
1. Je laisse ma plume entre les mains du bon Dieu pour vous écrire et pour m’en donner les moments. Je m’en trouve si bien. Car outre que je ne suis qu’une bête pour ne vous pouvoir écrire, ni à qui que ce soit, qu’autant que cette divine lumière est présente, je crois que sans cela ce serait tout perdre et mélanger l’humain avec le divin dans votre âme. Il ne faut pas s’amuser à vous dire de mes nouvelles [394], mais les Siennes, si bien qu’il faut donc que ce soit Lui qui me les marque. C’est ce qui m’assure tout ce que je vous écris, car il me semble que c’est dans Sa lumière et dans Son ordre, de telle manière que vous pouvez vous y arrêter sans crainte, c’est-à-dire avec assurance, quoique remplie de crainte129.
2. Voyez le procédé que Dieu tient comme je crois sur les personnes qu’il conduit en foi et qu’il achemine par cette divine foi. Il les aveugle peu à peu, les dessèche et leur ôte toute assurance et tout appui en elles ; ne souffrant en leur âme et en leur conduite que des précipices et abîmes, qui vont s’augmentant, plus elles augmentent en grâce et deviennent fortes. Et afin de soutenir cette conduite, pour l’ordinaire il leur donne quelque conduite extérieure qui ne les tire pas de cette voie : mais il les soutient par une main invisible comme il fit au Prophète qui fut porté par les cheveux où Dieu prétendait : d’où vient que cette adresse divine a son effet en l’âme quand elle est fidèle de suivre la conduite fortement et en se perdant sans ressource. Les démarches d’une telle âme doivent toujours être en perte ; et plus elle avance, plus cela se trouve vrai et augmente. Ainsi en est-il de la conduite du Directeur qui doit être entre les mains de Dieu, afin que ce soit lui qui conduise et qui parle par la perte ; de telle manière qu’il dit et exprime à l’âme conduite, l’ordre de Dieu : et en cela est l’assurance de sa conduite, à laquelle elle ne peut correspondre qu’en se perdant. Et de cette manière vous tenant à ce que l’on vous dit, vous pouvez beaucoup avancer, si vous vous perdez autant que l’on [395] vous le marque, ayant pour seule assurance la soumission aveugle et sans assurance.
3. Je vous réitère encore une fois que vous alliez sans assurance et qu’il suffit que vous viviez en abandon sans abandon, en simple vue sans vue très souvent, car toutes ces distinctions se perdent, soit par la conduite de Dieu en obscurité et impuissance, soit aussi par votre faiblesse naturelle. Car si je ne me trompe, je vous ai dit que la foi dans une âme devenant passive, c’est-à-dire plus en source, spiritualise tout ce qui est naturel en l’âme et hors d’elle, soit infirmités ou autres choses de providence qui arrivent ordinairement, et le rend divin et ordre de Dieu selon le degré de foi, et par conséquent de perte, de mort et d’abandon ; d’où vient même que dans la suite, la cime et la pointe de la volonté subsistant seule [s] en vigueur, le reste succombant par la vieillesse ou maladie, tout devient Dieu, ordre de Dieu et oraison.
4. Ceci ne se peut jamais effectuer que deux choses n’arrivent : (1) que la foi se ne soit donnée à l’âme. (2) qu’elle ne devienne passive par la mort et par le simple abandon ; car insensiblement par là l’âme défaillant sans s’en apercevoir, tombe dans le rien, et n’étant plus rien, il n’y a que Dieu en elle.
Mais que ce chemin est obscur ! Car supposé que Dieu veut conduire promptement et sûrement une âme, il lui ôte toute lumière, tout goût, toute assurance, et il ne lui donne rien elle puisse assurer son pied, ni sa main pour s’empêcher de tomber dans l’abîme et dans le précipice qui lui est toujours présent ; ne voyant rien et n’ayant rien de Dieu, au [396] contraire tout lui étant nature et naturel. Souvent même quand l’âme se fortifie dans cette perte, sa nature ne produit que misère et pauvreté, et quelquefois les péchés paraissent en elle encore davantage ; ce qui la précipite étrangement dans l’abîme.
5. Ne croyez pas que l’amour divin change et diminue son procédé, plus elle avance ; c’est tout le contraire : car ce qui n’était au commencement que de petits précipices devient des abîmes et des précipices inévitables pour donner la mort et perdre sans ressource le corps et l’âme. Tout ceci semble exagérant ; mais non, c’est une vérité que l’on ne connaît que par l’expérience. Et je défie toute âme de trouver jamais Jésus-Christ que dans l’abîme en toute manière : et jusqu’à ce que le cœur et l’esprit soit fait à ce procédé, l’âme ne trouvera jamais son bien et sa joie. De plus si elle dit qu’elle l’a trouvé et le possède autrement que par un infini abandon et perte totale : je lui dirai que ce n’est pas Jésus-Christ, mais quelque chose de lui.
La voie donc pour aller à Lui est perte, obscurité et ténèbres : en approcher est tomber ou approcher de l’abîme, où le cœur et toutes choses manquent et le sang gèle dans les veines de frayeur ou plutôt d’assurance de sa perte totale. Mais de dire ce que c’est que de marcher avec Jésus-Christ quand on l’a trouvé, ce sont des précipices et des abîmes dont il est impossible de parler ; l’expérience le doit et le peut savoir uniquement : il n’y a moment en la vie qui ne soit un abîme et une perte telle qu’il faut avoir la lumière divine pour la comprendre. C’est la cause pourquoi les âmes [397] que Dieu destine pour arriver à Jésus-Christ, infailliblement sont conduites par les obscurités, ténèbres, morts, etc., afin que peu à peu elles s’ajustent en cette voie pour porter celle de Jésus-Christ trouvé quand elles seront assez heureuses de l’avoir rencontré.
6. Vous me direz peut-être que peu parlent de cela et que, pour l’ordinaire, on établit l’oraison et la voie de Dieu, spécialement quand on approche de Lui, dans la jouissance. Et que s’il y a des obscurités et des ténèbres, elles sont passagères, mais que Dieu prend plaisir à donner de bons repas de fois à autre, aux âmes qui Le servent ! Je vous réponds que cela est vrai pour les âmes que Dieu ne veut point réellement à Lui et qu’Il tient comme quelque domestique : mais pour celles qu’Il destine à Son intime union, plus Il les destine à un grand degré, plus aussi assurément, Il les conduit de la manière susdite.
Mais y en a-t-il beaucoup qu’il conduit de cette sorte ? Peu comme je crois : d’autant qu’il faut que sa bonté ait donné un naturel pour cela fort et courageux ; de plus qu’il leur ait donné le don de foi, qui au commencement est active, en la suite devient passive et enfin divine, selon les démarches que l’âme courageuse et forte fait courant, comme j’ai dit, en foi.
Toutes ces deux conditions sont-elles absolument nécessaires ? Je crois que oui, et que notre Seigneur ne donne cette vocation qu’à une âme à laquelle il donne ces deux conditions.
7. Je vous ai dit tout ceci, afin que vous voyiez pourquoi sa bonté vous laisse dans les [398] divers états dont vous me parlez en la vôtre, et afin que vous en fassiez usage sans vouloir en être délivré, mais plutôt en courant paroles dans la voie du Seigneur. Tout cela supposé de bonne foi, je vous prie de lire et relire ceci souvent ; car jamais cette conduite ne cessera durant que vous serez au monde. Vous seriez bien malheureuse si cela était : car ce serait une marque que votre vocation diminuerait ; ce qui ne se pourrait faire que par infidélité et par le peu de courage pour marcher en obscurité et en perte, tantôt perdant une chose et puis l’autre, jusqu’à ce que vous perdiez tout et enfin vous-même. Et cela se fera admirablement, non seulement par la lumière qui vous est inconnue ; mais encore par les suites de votre état et infirmités. La foi soutenant votre esprit pour le diviniser, en vous perdant simplement par abandon vous recevrez la capacité pour aider les autres dans leur voie, sans sortir de la vôtre ; et cela selon qu’elles en auront besoin, quoiqu’elles n’aillent pas par la vôtre : car il faut peu à peu les aider selon que vous voyez que Dieu agit en elles et selon le degré où elles en sont.
8. Tout cela supposé, soyez de moment en moment comme vous êtes : voyez ce qu’on vous fait voir sans vous troubler ; mais demeurez ferme en votre abandon : donnez tout sans vous mettre en peine de rien, soit pour votre esprit, soit pour votre corps, soit pour le temps ou l’éternité. Il suffit de vous être laissé entre les mains de Dieu ; et même il n’est pas besoin de réitérer cet abandon : l’âme l’ayant fait tant de fois dans son obscurité, insensiblement et peu à peu elle l’a, et elle le porte [399] par état sans abandon actuel ; faisant en cette disposition ce qui se présente, et demeurant comme on se trouve, n’ayant que la pointe de la volonté tournée non seulement actuellement mais par disposition ou état vers Dieu, souffrant de cette manière, sans rien d’actuel, ce qui se présente à souffrir.
9. Pour ce qui est de N. à laquelle je réponds, vous devez savoir que ce n’est pas assez qu’il y ait beaucoup de grâce et de ferveur dans une âme ; mais encore qu’il faut qu’elle soit très prudemment ménagée, ayant beaucoup égard à deux choses ;
Premièrement, à la nature de la grâce, si elle est sensible ou bien spirituelle. Je nomme grâce sensible les goûts ou faveurs ; et spirituelle, celle qui est plus en foi et en obscurité et sécheresse.
Supposé que vous ayez à conduire ou aider une âme qui ait de la grâce sensible, soutenez là toujours, et ne la laissez pas aller comme elle voudrait, marchant trop vite et consumant de cette manière sa grâce promptement. Il faut faire à son égard comme on fait à un homme qui a peu de bien : on lui fait ménager et compter ses jours, sur cent livres de rente, s’il n’en a que cent ; autrement il fera grande chère et grand repas un mois ou deux, et le reste il mourra de faim. Ainsi souvent en va-t-il des âmes ferventes et zélées dans leur commencement, qui veulent tout faire et entreprendre ; et après en avoir trop fait un temps, peu à peu elles diminuent et après quelque temps deviennent à rien. Il faut donc les soutenir et les faire mourir peu à peu à leurs empressements et à leur propre esprit et volonté, [400] ajustant leur ferveur sur ce travail.
Si la grâce est en foi, il faut faire tout autrement, savoir relever leur courage et les porter à mourir en abandon sans crainte du trop ; pourvu que l’on ait égard au corps et aux exercices qui surpassent leur grâce présente dans le degré où elles en sont.
10. Deuxièmement il faut aussi prendre garde à la capacité du sujet. Souvent on croit que pourvu qu’on voit de la grâce et de la ferveur dans une âme, c’est assez ; et qu’il n’y a rien à craindre. Cela n’est nullement vrai ; car très souvent la faiblesse du sujet, soit d’esprit ou de corps, fait perdre et ruine une grâce même beaucoup déjà avancée.
C’est pourquoi au fait de cette personne, je ne doute nullement de sa grâce ; et qu’elle ne soit une sainte fille : mais vous devez avoir égard à la faiblesse du sujet, lequel se mettant trop en haleine et en désirs de la perfection, échauffe son sang, et l’imagination se brouille de vapeurs ; et peu à peu l’esprit diminuerait, et le corps se ruinerait par l’affaiblissement de l’esprit. Cela ne vient pas précisément de la grâce ; mais bien de la grâce non ajustée à la capacité du sujet.
11. Que faut-il donc faire ? Il faut tâcher adroitement, sans qu’elle s’en aperçoive, de modérer ses désirs et prétentions, soit pour l’oraison ou pour la pureté intérieure, lui aidant à se contenter de sa grâce, et détournant adroitement son imagination de la réflexion. Un des plus grands ouvrages de la terre, au fait du surnaturel, est selon ma pensée, la conduite des filles, y ayant une infinité de choses à observer dans ce procédé sur ces deux observations, faute de quoi l’on fait bien des pas de [401] clerc. Souvent faute de direction qui conduise solidement et qui s’applique fortement au solide d’une conduite pour y faire entrer une âme, elle demeure toujours sans avancer, quoiqu’elle marche toujours et travaille beaucoup ; et après bien des années souvent elle n’a pas encore remué le pied pour faire une bonne démarche. On croit souvent que tout consiste en ferveur et à avoir de beaux desseins ; et l’on s’en contente, travaillant en propre volonté et jugement par une immortification secrète.
1. Plus l’âme avance dans la lumière, plus elle découvre l’importance de s’abandonner véritablement à Dieu, et de s’y laisser entièrement, pour en disposer selon son bon plaisir. C’est vraiment en cela que consiste le vrai repos de l’âme en cette vie ; et c’est par là que l’âme entre de plus en plus en la jouissance de son bien éternel et véritable. Mais souvent on se trompe en cet abandon, ne le prenant pour l’ordinaire que pour ce qu’il y a d’extraordinaire et d’aperçu comme grâce découlante de Dieu ; et ainsi n’en expérimentant pas, on ne se laisse pas aussi en abandon pur, simple et sans réserve. Il faut passer outre, se convainquant beaucoup que tout ce qui nous arrive d’extérieur, soit par les mauvaises rencontres dans notre condition, soit [402] aussi par nos maladies et infirmités, est vraiment une opération générale de Dieu en nous, de manière que l’âme qui est assez heureuse de pouvoir vivre vraiment au large et en nu abandon en ce temps, y trouve véritablement Dieu lui-même, comme un océan de miséricordes ; et cela aussi profondément que la pointe de telles choses pénètre et renverse ce qui est en nous de naturel.
C’est par ce même moyen que Dieu s’est communiqué en l’Incarnation, faisant en quelque manière trêve de ses grandeurs, et les cachant, pour se donner par la pointe et par les peines de la croix, et des abandons d’un Dieu-homme : et il est certain que cette manière de communication en Jésus-Christ, et par Jésus-Christ, a été bien plus grande, plus magnifique, et plus étendue, quoique plus cachée et plus obscure, qu’elle [n’] a été par l’éclat de ses grandeurs. Il y a un million de raisons que je pourrais apporter pour vérifier cette vérité : mais il suffit d’être convaincue [fém.] que la Sagesse éternelle l’a choisie, comme un moyen égal et proportionné à sa bonté toute amoureuse par laquelle il se voulait communiquer sans bornes.
2. Il est donc très véritable que dès qu’une âme est capable de la foi en nudité intérieure, les providences et les maladies donnent Dieu, et doivent être à telle âme sa communication actuelle. C’est pourquoi il suffit qu’elle se tienne en abandon en généralité, et que là en foi nue elle se contente de l’état où telle chose la met ; ce qui renferme pour elle tout son bien et tout ce qu’elle peut faire.
Telle personne n’a point à s’embarrasser d’autres [403] exercices, d’autres pratiques, et généralement de tout ce qui faisait l’emploi de son intérieur, avant que la lumière de la foi fût si nue et si étendue. Car ses croix et ses maladies occupant son âme et son corps par leurs pointes, et lui ravissant le moyen de faire autre chose, qu’elle se tienne en repos et en abandon ; et telles choses lui étant Dieu, et langage de Dieu, qui lui supprime tout le reste qu’elle pourrait faire, qu’elle se contente d’un paisible et silencieux abandon sans abandon, c’est-à-dire qu’elle se laisse en la croix comme on la met, sans s’amuser, ni à s’y accommoder, ni à ajuster son esprit pour en faire usage ; puisqu’il est certain que son âme en nudité de foi est en état d’être ajustée comme Dieu veut par telles choses.
3. Tout consiste donc dans le plus nu et silencieux abandon, afin que Dieu fasse comme il lui plaît, et qu’il se contente vraiment selon toute l’étendue de son bon plaisir ; ce qui sera marqué à telle âme par l’augmentation et la continuation de telles croix et maladies.
Qu’elle prenne bien garde à ne se point amuser à voir et à remarquer l’ouvrage qui se fait ; qu’elle le croie [subj.] sans le discerner : c’est un Mystère inconnu que Dieu se réserve et ne manifeste que de fois à autre ; et cela très souvent quand on y pense le moins. Il me semble que ceci est la vérité de ces belles paroles130, nigra sum sed formosa, je suis noire et cependant belle, et le Soleil m’a décolorée. Je suis noire, parce que véritablement les croix et le reste des providences qui arrivent, envisagées selon ce qui paraît à nos yeux, ne font [404] d’autre effet (à ce qui nous semble) que de nous défigurer et nous noircir : cependant à la vérité elles ont et impriment une beauté, qui dans la suite charme les âmes qui savent goûter la tranquillité qui se trouve dans un cœur nuement [ou : nûment] abandonné en foi au milieu de tout ce qui arrive : et ainsi il suffit de vivre au long et au large en paix, tout nous étant ôté par cette main divine. Il ne laisse pas souvent d’arriver des incertitudes en ce calme et cette généralité si grande : mais il n’importe, cela même faisant mourir donne encore plus profondément lieu au calme plus profond.
4. Et cette disposition supposée en votre âme, laissez-vous sans réserve, et ne faites que ce que l’on vous fait faire, c’est-à-dire que ce que vous pouvez au milieu de ces dispositions ; car il faut prendre garde qu’au degré où vous êtes, se forcer par bon prétexte est s’ajuster contre ce que Dieu signifie par les maladies.
Et afin de mieux pénétrer tout ceci, il faut savoir que les âmes qui ne sont pas encore arrivées en la nudité de foi, et par conséquent qui ont encore beaucoup de leurs activités propres, doivent trouver les vertus dans les maladies, dans les croix et ainsi du reste, afin de consommer ces activités ; mais quand peu à peu par ce procédé des vertus elles sont arrivées à la nudité de la foi, elles trouvent Dieu par ces croix et ces maladies, qui leur est tout, et qui leur dit tout par le langage même qu’il leur tient, qui n’est autre que ces mêmes croix et souffrances, comme aussi l’état où telles choses les mettent ; car telles infirmités et croix [405] leur ôtant le moyen de s’aider et de se soulager, ou de faire Oraison, Dieu leur dit vraiment au cœur qu’il ne le veut pas.
D’abord ce langage est bien obscur ; mais dans la suite, quand la foi devient plus pure et nue, et qu’ainsi elle défait l’âme beaucoup d’elle-même, on entend à merveille que toutes ces choses qui nous arrivent sont vraiment langage de Dieu, et parole éternelle à l’âme : et comme il suffit à une personne, qui entend parler quelqu’un dont il [elle ?] a grande estime, d’écouter respectueusement ce qu’on lui dit, et que par là non seulement il [elle ?] est instruit [e ?] de ses desseins, mais encore qu’il contente cette personne ; ainsi en est-il de telle âme.
5. Il faudrait, pour bien expliquer cela, être extrêmement long ; mais l’expérience apprendra mieux ce que c’est, et ce que fait ce divin langage, que toutes les paroles. Ceci suffit, pour le faire comme deviner et soupçonner, et par là donner lieu à l’âme de prêter l’oreille à un Dieu qui parle si amoureusement, et qui se plaît infiniment d’être écouté avec un humble et silencieux respect, et en cette disposition l’âme apprendra ce que c’est que cette parole divine, et ce qu’elle fait en l’âme.
Tranquillisez-vous, et vous laissez [et laissez-vous] en la main de Dieu ; et vous verrez ce que je veux dire, et apprendrez que c’est tout faire, que de vous laisser en sa main, et à son soin paternel. [406]