DIRECTEUR MYSTIQUE
JACQUES BERTOT
Directeur Mystique
Textes présentés par Dominique Tronc
SOURCES MYSTIQUES
Editions du Carmel
Quatrième de couverture pour Jacques Bertot Directeur Mystique :
Une école spirituelle naquit au début du XVIIe siècle en Normandie, dont fit partie Jacques Bertot (1620-1681), confesseur du couvent des bénédictines de Caen fondé par la sœur de Monsieur de Bernières, puis confesseur du couvent de Montmartre à Paris. Son rayonnement déborda sur un cercle laïc, animé par la suite par Madame Guyon.
Les écrits de « Monsieur Bertot » furent publiés anonymement à des dates très espacées et furent associés au quiétisme, deux raisons qui expliquent que ces écrits, comparables aux plus grands textes de direction, soient restés méconnus. Ils furent rédigés sans concession par ce Directeur Mystique (tel est le titre de la partie principale du corpus, publiée en 1726). Ils sont remarquables par la précision apportée aux descriptions du vécu spirituel à tous niveaux et par de profonds exposés des degrés d’oraison.
Ami lecteur, laissez-vous conseiller sur les sentiers de l’amour divin par ce guide sûr, dont la marque personnelle consiste en une extrême densité et en une grande rigueur. A l’imaginaire ou à l’émotion, il préfère la sobriété, le dépouillement, la simplicité. Mais il émeut quand son amour appelle à tout laisser pour vivre dans le Divin.
Monsieur BERTOT
Directeur Mystique
Œuvres choisies précédées d’une Etude
par Dominique Tronc
Monsieur Bertot (1620-1681) fait partie des spirituels actifs mais discrets qui souhaitent demeurer cachés. Ce vœu serait accompli si sa dirigée la plus illustre, Madame Guyon (1648-1717), n’avait rassemblé des opuscules et des correspondances de sa main. Ceux-ci furent publiés tardivement en 1726, après leur mort, sous le titre : Le directeur Mistique 1. Ce titre peut paraître étrange à première vue. Il correspond en fait très exactement au contenu des quatre volumes de cette édition : Monsieur Bertot, profond spirituel, prêtre et confesseur, guida de nombreuses religieuses et des laïcs sur la voie mystique.
Son rôle au sein d’une école spirituelle dite « normande », reconnue mais pas assez étudiée, est central. Une filiation spirituelle commence avec le franciscain Jean-Chrysostome de Saint-Lô (1594-1646), confesseur vénéré d’un groupe nombreux dont Catherine de Bar (mère Mectilde du Saint-Sacrement, 1614-1698), et Jean de Bernières (1602-1659), un laïc. Ce dernier eut l’idée de créer le cercle de l’Ermitage, où il offrait à ses amis mystiques prière, solitude et conseil sur le chemin spirituel : parmi eux, Jacques Bertot. A son tour, Madame Guyon reprendra ce rôle de guidance au milieu d’un cercle d’amis spirituels.
Après avoir été le confesseur du couvent des bénédictines de Caen, dont la prieure était Jourdaine de Bernières, sœur de Jean, Bertot devint celui du couvent de Montmartre à Paris, rendu célèbre par sa réforme entreprise sous Benoît de Canfield. C’est à la fin de sa vie qu’il rencontra la jeune Madame Guyon.
Si Jacques Bertot nous échappe en grande partie au niveau de sa vie qui demeure très discrète, il se révèle intérieurement par son œuvre écrite assez abondante. Le corpus des écrits, reconstitué ici pour la première fois, et dont nous ne présentons ici qu’environ un septième en volume, traduit son expérience la plus profonde lorsqu’il répond aux demandes provoquées par son apostolat. Cette expérience nous a paru admirable et sans équivalent sur de nombreux points : s’en détachent particulièrement les témoignages affirmant l’efficience de la prière pour appeler la grâce divine sur ses dirigés. Ces écrits traduisent l’exigence d’une voie directe, voire abrupte, bien éloignée de toute complaisance ou d’une paresse qui justifierait le sobriquet de « quiétiste ».
Il est étrange que ces écrits remarquables par leur force et leur netteté en ce qui concerne l’expression du cheminement mystique soient demeurés quasi-inconnus jusqu’à maintenant. Des publications réalisés à faible tirage et à des dates très différentes (Les retraites en 1662, leur Conclusion… en 1684, Le directeur Mistique… en 1726), l’anonymat, la rareté, la pauvreté ou l’étrangeté des titres ont contribué à cet oubli. Les volumes ont circulé dans des bibliothèques privées. Ceux qui ont traversé trois siècles sont donc très peu nombreux - réduits pour l’instant à un seul exemplaire répertorié pour l’écrit que l’on trouvera reproduit ici intégralement en conclusion de notre anthologie ! De plus ces textes s’adressent à des dirigés déjà profondément engagés dans la voie mystique, donc peu nombreux.
Jacques Bertot présente un enseignement similaire à celui de son prédécesseur Jean de Bernières, mais l’œuvre de ce dernier nous est malheureusement parvenue profondément retouchée et amputée. Contrairement au lyrisme parfois reproché à Jeanne-Marie Guyon dans ses œuvres les plus connues (qui datent de sa jeunesse et doivent être mesurées à l’aune de textes moins célèbres datant de sa grande maturité), la marque personnelle de « Monsieur Bertot » consiste en une extrême densité et en une grande rigueur. A l’imaginaire ou à l’émotion, il préfère la sobriété, le dépouillement, la simplicité. Mais il émeut quand son amour appelle à tout laisser pour vivre dans le Divin.
Le lecteur intéressé en premier lieu par le contenu spirituel abordera directement ses écrits. Notre anthologie reproduit en premier lieu un choix de lettres qui rendent avec vigueur les thèmes récurrents d’une direction assurée. Puis un choix d’opuscules les illustre tout à tour, qui font souvent appel à des comparaisons simples et intuitives. Ces opuscules atteignent d’ailleurs souvent la dimension de petits traités ; ils ont été vraisemblablement bâtis à l’aide de lettres, voire de schémas de retraites (genre en honneur au XVIIe siècle que nous n’avons pas jugé utile d’être ici représenté). Enfin un traité remarquable, dont nous avons évoqué l’unique exemplaire répertorié à ce jour, récapitule l’essentiel de sa direction.
L’étude qui précède les textes situe Monsieur Bertot dans le milieu large où il fut formé puis où s’exerça par la suite son influence. Elle rassemble ensuite les rares éléments biographiques que nous avons pu réunir autour du très discret confesseur. Elle suggère enfin quelques thèmes caractéristiques de sa direction en l’illustrant par celle de Madame Guyon. Nous ne reproduisons pas ici grand nombre de lettres qui furent adressées à celle-ci puisqu’elles viennent d’être publiées récemment comme abondantes pièces passives du début de la correspondance de sa jeune dirigée 2.
Comme il s’agit de la première synthèse à ce jour sur Monsieur Bertot (si l’on excepte quelques courts articles de dictionnaires), nous avons dû présenter toutes nos sources par des notes nécessairement étendues lorsqu’elles discutent de dates ou lorsqu’elles détaillent les contenus des ouvrages principaux du corpus. Nous avons renvoyé les plus longues en fin de volume, sous forme d’annexes. Nous avons opéré de même pour deux tableaux pourtant très évocateurs des milieux spirituels en amont et en aval de l’époque médiane vécue par Bertot où il tient le rôle essentiel de passeur.
Nous sommes très redevable aux travaux de J. Bruno, de J. Orcibal, de C. Berthelot du Chesnay, c. j. m. ; aux aides précieuses apportées par Monsieur I . Noye, P. S. S. , par le R. P. A. Derville, S.J. , par le P. Racapé, c. j. m. La collaboration de mon épouse Murielle a amélioré considérablement ce travail qui aborde un champ peu exploré.
Nous espérons que la lecture de ces quelques textes contribuera à faire revivre un directeur spirituel trop méconnu, que sa profondeur mystique égale aux plus grands.
Avant d’aborder la biographie de Jacques Bertot, évoquons le milieu spirituel dans lequel il occupe une place centrale, autant d’un point de vue chronologique (le pic de son activité se situe peu après le milieu du siècle) que par son rôle de passeur entre deux localisations géographiques (la Normandie et Paris).
Ce milieu a laissé relativement peu de traces en dehors des écrits restés confidentiels de ses membres et de condamnations affectant certains d’entre eux 3. « Ecole de spiritualité » selon une appellation érudite souvent utilisée ? Il s’agit plutôt d’un réseau d’amitiés : les mystiques se reconnaissent entre eux, s’aident mutuellement ; les ainés guident les plus jeunes. Ce réseau est remarquable par le rôle décisif joué par des laïcs : Jean de Bernières gagne sa vie grâce à la recette des impôts, le baron de Renty est actif dans les œuvres. Une formation mystique commune assure la continuité de « l’enseignement », dont les écrits ne sont qu’un reflet. Une forte exigence intérieure les relie, et un vocabulaire commun. Ne s’identifiant à aucun ordre religieux tels que capucins, sulpiciens, jésuites, etc., encore que l’on puisse reconnaître une forte empreinte franciscaine, ce réseau n’a pas été étudié dans son ensemble parce qu’il ne forme pas une « famille » aux contours extérieurs visibles, même si des monographies mettent en valeur quelques-unes de ses belles figures.
La part qui est consacrée à « Monsieur Bertot » dans les histoires de la spiritualité demeure donc pour l’instant modeste en comparaison des écoles françaises liées à des ordres vivants aujourd’hui et qui s’intéressent à leurs origines. Quelques auteurs ont cependant relevé la filiation reliant Bernières à Bertot, puis Bertot à Madame Guyon : P. Pourrat, I. Noye dans une étude approfondie sur le thème de l’Enfance si chère à Madame Guyon, J. Le Brun en présentant les écoles de spiritualité françaises du grand siècle 4. Nous avons récemment présenté la filiation qui relie Jean-Chrysostome de Saint-Lô à Bernières, ce dernier à Bertot… 5.
Le père Jean-Chrysostome de Saint-Lô (1594-1646) fut en effet l’initiateur de ce courant : franciscain du tiers-ordre régulier, il demeura dans l’ombre, tout comme Monsieur Bertot, mais on ne saurait en sous-estimer l’importance : il est celui vers lequel tous ceux de la « première génération » se tournent avant de prendre une décision importante. Nous ne pouvons ici que passer sur cette figure essentielle et auteur non négligeable. Jean de Bernières témoigne ainsi de la direction de celui qu’il considère comme son père spirituel :
[…] ce me serait grande consolation que [...] nous puissions parler de ce que nous avons ouï dire à notre bon Père [...] puisque Dieu nous a si étroitement unis que de nous faire enfants d’un même Père [...] Savez-vous bien que son seul souvenir remet mon âme dans la présence de Dieu 6 ?
Jean de Bernières, né en 1602 d’un trésorier général de France, mena une vie laïque, sensible à l’amitié, insensible aux différences sociales, payant de sa personne lorsque maladie et misère sont en cause, désirant la pauvreté, demeurant humain dans la peur de la mort. Il fut ferme dans ses convictions et lorsqu’on attaque ses amis, il les défend avec énergie : quand le grand archidiacre d’Evreux, Boudon, victime d’une conjuration, est menacé d’interdiction, Jean déclare à la cohorte ennemie que Boudon aura toujours un refuge en sa maison, et que lui, Jean, « se trouverait heureux d’être calomnié et persécuté pour lui » 7.
De concert avec Gaston de Renty (1611-1649), autre mystique laïc, grand seigneur qui passa des armes et des sciences à l’exercice de la charité 8, Bernières contribua à la fondation d’hôpitaux, de couvents, de missions et de séminaires. Boudon, devenu son biographe indique qu’il « paye de sa personne, car il va chercher lui-même les malades dans leurs pauvres maisons, pour les conduire à l’hôpital. » Il « porte sur son dos les indigents qui ne peuvent pas marcher jusqu’à l’hospice [...] il lui faut traverser les principales rues de la ville : les gens du siècle en rient autour de lui » 9.
« Directeur des directeurs de conscience » selon Souriau, il parle avec humour d’un « hôpital » un peu particulier qu’il crée sur ordre de Chrysostome pour accueillir des hôtes de passage :
Il m’a pris un désir de nommer l’Ermitage l’hôpital des Incurables, et de n’y loger avec moi que des pauvres spirituels [...] Il y a à Paris un hôpital des Incurables pour le corps, et le nôtre sera pour les âmes 10.
Je vous conjure, quand vous irez en Bretagne, de venir me voir ; j’ai une petite chambre que je vous garde : vous y vivrez si solitaire que vous voudrez ; nous chercherons tous deux ensemble le trésor caché dans le champ, c’est-à-dire l’oraison 11.
Nous vivons ici en grand repos, liberté, gaieté et obscurité, étant inconnus du monde, et ne nous connaissant pas nous-mêmes. Nous allons vers Dieu sans réflexion [...] Je connais clairement que l’établissement de l’Ermitage est par ordre de Dieu, et notre bon Père [Chrysostome] ne l’a pas fait bâtir par hasard ; la grâce d’oraison s’y communique facilement à ceux qui y demeurent, et on ne peut dire comment cela se fait, sinon que Dieu le fait 12.
Ces derniers fragments évoquent l’atmosphère recueillie, ouverte et libre en même temps, certainement appréciée par le jeune Bertot.
Bernières animait un large cercle sous la direction attentive du père Chrysostome : parmi eux, M. de Gavrus fonda l’hôpital général de Caen ; Boudon deviendra l’archidiacre « persécuté » d’Evreux, écrivain abondant auquel nous devons de précieuses informations ; Lambert de la Motte (Mgr de Béryte) fut l’un des premiers évêques de la Chine.
L’influence de ce cercle s’étendit au Canada, dans la mesure où Bernières facilita le départ de Marie de l’Incarnation (1599-1672), de Dieppe à Québec, par la flotte de printemps, en 1639 ; la grande mystique animera la communauté ursuline du Québec tandis que Bernières restera son correspondant préféré (avec le fils de cette dernière, dom Claude Martin), mais les longues lettres « de quinze ou seize pages » qu’il lui écrivit sont perdues.
En France, Catherine de Bar devenue Mère Mectilde du Saint-Sacrement, appréciée de Madame Guyon 13, fonda les bénédictines de l’Adoration perpétuelle du très Saint Sacrement à Paris ; elles essaimeront en Lorraine, le pays d’origine de leur fondatrice, puis jusqu’en Pologne 14. Elle se lia à Bernières et ils demeureront en correspondance. Elle passa environ un an au monastère de Montmartre et au moins trois années à Caen 15.
Jean de Bernières sera influent à Paris par l’intermédiaire du jeune confesseur Jacques Bertot. Ce dernier aura une influence déterminante sur Madame Guyon.
Nous présentons à la fin de ce volume, en deux annexes et trois tableaux, un grand nombre de figures appartenant à cette « école » des mystiques. L’Annexe I présente une table synchronique. Elle fait apparaître les recouvrements chronologiques entre des spirituels d’orientation mystique, condition d’une influence d’ainé à cadet. L’Annexe II présente l’école « quiétiste » par ses principales figures, incluant celles de l’annexe précédente. Elles influèrent ou furent tributaires de l’influence directe et indirecte de Bertot. Plus de deux siècles s’écoulent entre les initiateurs, nés à la fin du XVIe siècle, figurant dans les trois premières rangées, et les figures appartenant au XIXe siècle, de la dernière rangée.
Nous disposons de très peu de renseignements sur Jacques Bertot : il semble avoir réussi à effacer toutes traces personnelles, au point qu’il a été parfois confondu avec des homonymes car ce nom est commun en pays normand (sous des orthographes diverses). Même l’année de sa mort fit l’objet de relations contradictoires comme nous le verrons 16.
Un bref résumé de sa vie ainsi qu’un témoignage sur la fidélité de disciples est inclus dans l’Avertissement placé en tête des œuvres rassemblées sous le titre du « Directeur mistique » par Madame Guyon et publié quarante-cinq ans après la mort de Bertot 17 :
« Monsieur Bertot ... natif de Coutances 18 ... grand ami de ... Jean [5] de Bernières ... s’appliqua à diriger les âmes dans plusieurs communautés de Religieuses ... [à diriger] plusieurs personnes ... engagées dans des charges importantes tant à la Cour qu’à la guerre ... Il continua cet exercice jusqu’au temps que la providence l’attacha à la direction des Religieuses Bénédictines de l’abbaye de Montmartre proche [de] Paris, où il est resté dans cet emploi environ douze ans [6] jusqu’à sa mort ... [au] commencement de mars 1681 après une longue maladie de langueur. ... [7] [Il fut] enterré dans l’Eglise de Montmartre au côté droit en entrant. Les personnes ... ont toujours conservé un si grand respect [qu’elles] allaient souvent à son tombeau pour y offrir leurs prières.
Par ailleurs les autres sources nous renseignant sur divers événements auxquels il prit part le font apparaître successivement : comme le jeune compagnon voyageant aux côtés de son aîné Jean de Bernières, et qui s’épuise à la tâche, selon des extraits de correspondances entre religieuses ; comme un confesseur inflexible dans une chronique tardive racontant l’histoire de son premier monastère ; comme la cheville ouvrière responsable de la naissance du groupe quiétiste parisien. Si nous rassemblons la mosaïque issue de toutes ces sources 19, se dessine alors la trajectoire sans éclat apparent d’un confesseur de religieuses et de laïcs. Elle le mènera de Normandie à Paris.
Il naît à Caen le 29 juillet 1622, car probablement baptisé dès le lendemain selon la coutume en cette époque de forte mortalité infantile 20. En ce qui concerne les origines familiales et pour la période de jeunesse, on dispose à ce jour d’une lettre assez détaillée, mais d’elle seule. Nous la citons entièrement, dans le texte principal ou en note, répartie en plusieurs fragments :
... il s’appelait Jacques Bertot natif de St Sauveur de Caen, fils de Louis Bertot et de Judith Le Mière sa mère qui était sœur de Mr Le Mière père de celui qui est présentement Lieutenant particulier de Mr le vicomte de Caen. Le d[it] Sr Louis Bertot était m[archan]d drappier de profession à Caen. Il quitta le négoce environ l’année 1640 vivant de son bien qui est scis [sic] en la paroisse de Tracy proche [de] Villers. Mr l’abbé Bertot était fils unique qui étant dans les ordres sacrées [sic] se mist à l’hermitage avec feu Mr de Bernières et plusieurs autres personnes pour y vivre saintement tous ensemble...21
Il est donc issu d’une famille bourgeoise aisée. Nous avons d’ailleurs retrouvé, dans les archives notariales relatives au couvent des ursulines de Caen fondé par Jourdaine de Bernières, une « liasse à 24 pièces » relative aux ventes de parcelles de terres de la paroisse de Tracy à Louis et Philippe Berthot, des années 1495 à 1601, puis le témoignage silencieux d’un don fait par Bertot au couvent 22.
Bertot vécut d’abord à Caen, puis à Paris ; mais on se gardera toutefois d’attribuer une trop grande importance à ces localisations compte tenu de voyages fréquents dont témoigne Catherine de Bar (dont quelques extraits relatifs à Bertot sont donnés ci-dessous) : le suivi de religieuses dans divers couvents a pu le rendre itinérant comme ce fut le cas du P. Chrysostome de Saint-Lô, le directeur de Bernières, et d’autres familiers de Bertot.
Après des études au collège de Caen, il devint prêtre et s’attacha à Jean de Bernières et à son groupe de l’Ermitage, comme le souligne le titre Le directeur Mistique [...] ami intime de feu Mr de Bernières… Ce dernier lui écrivit des lettres qui tranchent par leur ton et leur profondeur spirituelle particulière sur l’ensemble de sa correspondance 23. Elles sont adressées à « l’ami intime » : on y sent l’autorité de l’expérience, mais aussi une complicité spirituelle et la certitude d’être parfaitement compris d’un compagnon qui suit le même chemin 24 :
…Dieu seul, et rien plus. Je n’ai manqué en commencement de cette année de vous offrir à Notre Seigneur, afin qu’Il perfectionne, et qu’Il achève Son œuvre en vous. Je conçois bien l’état où vous êtes : recevez dans le fond de votre âme cette possession de Dieu, qui vous est donnée en toute passiveté, sans ajouter votre industrie et votre activité, pour la conserver et augmenter. C’est à Celui qui la donne à le faire, et à vous, mon cher Frère, à demeurer dans le plus parfait anéantissement que vous pourrez. Voilà tout ce que je vous puis dire, et c’est tout ce qu’il y a à faire. Plus une âme s’avance dans les voyes de Dieu, moins il y a de choses à lui dire… 25.
Mon cher Frère, demeurez bien fidèle à cette grande grâce, et continuez à nous faire part des effets qui vous seront découverts : vous savez bien qu’il n’y a rien de caché entre nous, et que Dieu nous ayant mis dans l’union il y a si longtemps, Il nous continuera les miséricordes pour nous établir dans Sa parfaite unité, hors de laquelle il ne faut plus aimer, voir, ni connaître rien 26.
Bertot devient rapidement le prêtre séculier confesseur du monastère des ursulines de Caen, de 1655 à 1675. C’est dans ce monastère tout proche de l’Ermitage construit par Jean de Bernières, que vivait la sœur de ce dernier, Jourdaine de Bernières, ainsi que Michelle Mangon, une figure discrète mais importante aux yeux de Jean. Bertot exerça les fonctions de supérieur à la mort de M. Rocher de Bernesq, vicaire générale de Bayeux, survenue en 1655.
Ce fut sa principale activité en Normandie. Une ursuline témoignera plus tard, dans quelques passages de précieuses Annales 27, du rôle parfois délicat qu’assuma Bertot. Nous relevons ces passages dans leur presque totalité, compte tenu de la rareté des sources. Sur la nomination de Bertot :
[La même année 1655 biffé] Au même temps (add. marg.) […] nous perdîmes Monsieur Du Rocher de Bernay [suit son éloge] […] On procéda incessamment à l’élection d’un autre supérieur. Messieurs François de Laval, et Jacques Bertot furent présentés à l’évêque Monseigneur de Servien qui confirma supérieur Monsieur Bertot 28.
Les Annales racontent comment Jourdaine tenta d’échapper à sa troisième nomination :
Elle fut élue unanimement pour la dernière fois. Sa surprise la fit sortir du choeur et courir s’enfermer dans sa chambre pour empêcher sa confirmation et en appeler à l’évêque ; mais Monsieur Bertot, Supérieur qui présidait à l’élection et Mr. Postel son assistant, allèrent la trouver et lui faire un commandement exprès de consentir à ce que le chapitre venait de faire. A ces mots, vaincue par son respect pour l’obéissance, elle ouvre la porte et se laisse conduire à l’église pour y renouveler son sacrifice…29.
Bertot devint donc en 1655 le supérieur de Jourdaine, ce qui donna lieu à un incident qui bouleversa les cœurs. Il eut lieu avec Jourdaine de Bernières qui, remplaçant Michèle Mangon dans les fonctions de supérieure, jouissait en même temps du prestige d’avoir été la fondatrice du couvent, d’être la sœur du vénéré Jean de Bernières et d’assurer une édition relativement fiable de l’œuvre de ce dernier. Tout ne se passa pas sans quelques difficultés dues au caractère apparemment abrupt de Bertot - ce dont se plaindra aussi la jeune Madame Guyon. Bertot affronta donc Jourdaine ; le compte-rendu des Annales, dont la rédaction est assez tardive, fait penser, par sa dignité vertueuse quelque peu démonstrative, à ceux qui illustrent l’histoire du premier Port-Royal 30, mais le sens profond en est autre. Dans ce milieu, la direction mystique est assurée avec une rigueur absolue parce que rien ne doit rester qui soit obstacle à la grâce. Même s’il y avait erreur de la part de Bertot, Jourdaine l’interprète comme signe de Dieu, comme nous le verrons chez Madame Guyon dans des circonstances analogues :
1670 [le ms. est daté en tête de page]. La mère de Sainte Ursule étant en charge, le supérieur reçut quelques avis sur quelques points qui lui semblèrent importants où il crut que la Supérieure ne s’était pas acquittée de son devoir. Poussé d’un zèle peu réfléchi de donner des ordres qu’il croyait nécessaires, et en même temps de faire voir que là où il y allait des devoirs de sa charge, et de l’intérêt prétendu de la communauté, il n’avait égard à personne, il fit assembler les religieuses au chœur, et en leur présence, blâma la conduite de leur Supérieure à qui il fit une ferme réprimande avec des termes si humiliants que plusieurs des religieuses qui connaissaient son innocence en furent sensiblement touchées (et même scandalisées biffé) mais l’humble Supérieure, sans rien perdre de sa tranquillité ordinaire, se mit à genoux et écouta avec une paix et une douceur inaltérable tout ce qu’on voulut lui dire, sans répliquer une parole, ni pour se plaindre, ni pour se justifier des choses [210] qui lui étaient imputées, ce qui lui aurait été facile. On la vit sortir de cette assemblée plus contente que si on lui eut donné des louanges, de sorte que cette humiliation publique qui fit verser des larmes à plusieurs, n’eut point d’autre effet que de faire éclater son humilité et sa patience en nous laissant un rare exemple de sa vertu.
Après cette correction elle fut au réfectoire et à la récréation qu’elle aussitôt soutint avec son agrément ordinaire, tandis que plusieurs de celles qui avaient été témoins de ce qui s’était passé n’eurent pas la force de s’y trouver. Elle seule parut insensible à ses intérêts. Une officière feignant une affaire la pria d’aller à sa chambre où elle la suivit, croyant lui donner lieu de se décharger le coeur, mais la généreuse Supérieure donna ordre à toutes les affaires qui se présentèrent [211], sans parler de la sienne, répondant à celles qui blâmaient la trop grande facilité du Supérieur à croire les rapports qui lui avaient été faits, qu’on avait eu raison de la bien humilier, qu’elle le méritait pour tant de fautes connues de Dieu seul, qui n’avait jamais permis cette occasion que pour la faire mieux connaître.
Une particulière qui avait intérêt dans l’affaire, la vint trouver, fort pénétrée de douleur, pour se plaindre de la manière dont on l’avait traitée. Ma soeur, lui dit-elle, il nous faut regarder Dieu en tous événements, ne conserver non plus de ressentiment de ce qui vous touche que j’en ai de ce qui a été dit et fait à mon égard. Ce qu’elle lui dit avec une douceur admirable, quoique elle eût bien plus de sujet de se plaindre, ayant été taxée [212] sur trois ou quatre chefs plus considérables ...[mots illis.] que les autres dont la plupart n’étaient pas même venu à sa connaissance.
Elle poussa encore plus loin les preuves de sa vertu, car le jour même elle fut trouver le Supérieur au parloir, non pas pour (se plaindre ou biffé) se justifier, mais pour lui parler des affaires de la maison comme à son ordinaire, dont il fut également surpris et édifié. Toutes choses bien éclaircies, il conçut une plus haute estime de la mère de saint Ursule qu’il n’avait eu ...20 et se reprocha fort de s’être laissé prévenir par les rapports (qu’on lui avait fais biffé). Il dit en plusieurs occasions que cette sage Supérieure s’était beaucoup mieux justifiée par son silence et sa modération, qu’elle n’aurait fait par toutes les bonnes raisons 31.
Finalement, on annonça le départ de Bertot qui devient confesseur à Montmartre 32 :
Mr Bertot, après avoir été notre Supérieur, voulut se démettre de cette charge, ayant trouvé à Paris des occupations qui l’obligeaient à la résidence ; on fit élection de Monsieur de Launé Hué, [docteur de Sorbonne : ajout marginal], pour remplir sa place [ajout interligne : le 15 avril 1675.] 33.
Bertot ne se limitait pas à la conduite spirituelle au sein du couvent fondé par Jourdaine de Bernières. Il fut en relation avec de nombreuses figures spirituelles : Marie des Vallées 34 qui fut influente sur saint Jean Eudes et sur d’autres membres du groupe de Caen, l’appréciait ; Bertot témoigna de leur relation :
Et remarquez bien une belle parole que m’a dite autrefois une âme très unie à sa Divine Majesté, savoir, que les montagnes recevaient bien les pluies, mais que les seules vallées les gardent, fructifient et en deviennent fertiles 35.
Elle me disait que la Miséricorde [en note : c’est-à-dire l’amour-propre chargé des richesses spirituelles de la Miséricorde] allait fort lentement à Dieu, parce qu’elle était chargée de dons et de présents, de faveurs et de grâces de Dieu, qu’ainsi son marcher était grave et lent; mais que l’amour divin qui était conduit par la divine Justice, allant sans être chargée de tout cela, marche d’un pas si vite que c’est plutôt voler 36.
Son rayonnement s’étendait au-delà du monastère de Caen. En témoigne une lettre écrite en 1667 par Mgr Pallu : ce missionnaire qui avait dressé un « projet de notre Congrégation apostolique », envoyait sa rédaction aux Directeurs du Séminaire des Missions étrangères en demandant l’avis de quatre personnes dont Bertot :
Sur la Méditerranée, en vue de Candie, 3 mars 1667, […] conférez-en avec Messieurs Bertot, du Plessis et quelques autres personnes de leur esprit et de leur grâce […] [Ces messieurs devront répondre en donnant leurs avis après 15 jours de réflexion :] Priez aussi Messieurs Bertot et du Plessis et les autres auxquels vous vous en ouvrirez de m’écrire ce qu’ils en pensent… 37.
Le même Pallu enverra de Surate, en 1672, une demande d’avis sur un auteur spirituel portugais qu’il avait traduit et qu’il proposait de faire voir à quelques personnes dont J. Bertot 38.
Comme tous ses amis normands, Bertot se passionna pour l’apostolat au Canada, aventure rendue célèbre par la mystique Marie de l’Incarnation (1599-1672). En témoignent deux belles lettres écrites en 1673-1674 à un dirigé canadien 39.
Enfin Bertot fut lié assez étroitement à Catherine de Bar. Devenue la « Mère du Saint-Sacrement » au monastère de la rue Cassette, cette fondatrice des bénédictines du Saint-Sacrement vécut assez longtemps pour être appréciée par Madame Guyon. Leur lien est attesté par plusieurs de ses lettres adressées à des tiers :
(a) une lettre à Jean de Bernières 40, extraite d’une correspondance suivie entre Catherine et Jean, raconte des activités fructueuses du jeune Bertot et demande à le sauvegarder contre ce qui pourrait être un excès de zèle de sa part. Elle montre combien Monsieur Bertot, qui n’avait alors que vingt-cinq ans, était perçu comme un père spirituel qui répandait la grâce autour de lui. Nous percevons ici l’autre visage de Monsieur Bertot dont le travail n’avait ici pas besoin d’être empreint de rigueur. Sa présence pleine d’amour est regrettée :
De l’Hermitage du Saint Sacrement, le 30 juillet 1645.
Monsieur,
Notre bon Monsieur Bertot nous a quittés avec joie pour satisfaire à vos ordres et nous l’avons laissé aller avec douleur. Son absence [52] nous a touchées, et je crois que notre Seigneur veut bien que nous en ayons du sentiment, puisqu’Il nous a donné à toutes tant de grâces par son moyen, et que nous pouvons dire dans la vérité qu’il a renouvelé tout ce pauvre petit monastère et fait renaître la grâce de ferveur dans les esprits et le désir de la sainte perfection. Je ne vous puis dire le bien qu’il a fait et la nécessité où nous étions toutes de son secours […] mais je dois vous donner avis qu’il s’est fort fatigué et qu’il a besoin de repos et de rafraîchissement. Il a été fort travaillé céans, parlant [sans] cesse, fait plusieurs courses à Paris en carrosse dans les ardeurs d’un chaud très grand. Il ne songe point à se conserver. Mais maintenant, il ne [53] vit plus pour lui. Dieu le fait vivre pour nous et pour beaucoup d’autres. Il nous est donc permis de nous intéresser de sa santé et de vous supplier de le bien faire reposer. […]
Il vous dira de nos nouvelles et de mes continuelles infidélités et combien j’ai de peine à mourir. Je ne sais ce que je suis, mais je me vois souvent toute naturelle, sans dispositions de grâce. Je deviens si vide, et si pauvre de Dieu même que cela ne se peut exprimer. Cependant il faut selon la leçon que vous me donnez l’un et l’autre que je demeure ainsi abandonnée, laissant tout périr. […].
(b) Dans une autre lettre, Catherine de Bar transmet le récit de Bertot sur la mort assez brusque de son directeur Jean de Bernières, (nous n’avons pas retrouvé le récit de Bertot qui accompagnait la lettre) ; apparaît ici la figure du père Paulin qui témoignera par la suite sur Madame Guyon :
Mon très cher et bon frère, [...] si déjà vous ne le savez par la voye du R.P. Paulin, [...] Dieu nous a ravi notre cher Monsieur de Bernières, autrement dit Jésus Pauvre, le 3 du mois de mai dernier. Voici ce que M. Bertost [Bertot] nous en a écrit, vous y verrez comme il est mort anéanti, sans aucune apparence de maladie 41.
(c) Peu de temps après, le nom de Bertot apparaît dans des lettres adressées à d’autres religieuses bénédictines :
- à la mère Benoite de la Passion, prieure de Rambervillers, le 31 août 1659 :
Monsieur [Bertot] a dessein de vous aller voir l’année prochaine, il m’a promis que si Dieu lui donne vie il ira. Il voudrait qu’en ce temps-là, la divine providence m’y fit faire un voyage afin d’y venir avec vous [...] C’est un enfer au dire du bon Monsieur de Bernières, d’être un moment privé de la vie de Jésus-Christ [...] il faut mourir. Monsieur Bertot sait mon mal [...] s’il vous donne quelques pensées, écrivez-le moi confidemment 42.
- à la mère Dorothée (Heurelle), sous-prieure, le 3 septembre 1659 :
[Monsieur Bertot] voulait avoir la bonté de nous venir voir à Pâques. Vous feriez une singulière charité à mon âme de m’obtenir ce bien-là, car il me semble que j’ai grande nécessité de personnes pour mon âme 43.
- à la même, le 8 août 1660 :
A Rambervilliers ce 8 août 1660 / M. Bertot est ici, qui vous salue de grande affection ... je ressens d’une singulière manière la présence efficace de Jésus-Christ Notre Seigneur44.
(d) Plus tard, dans une lettre adressée à une religieuse de Montmartre en juin 1664, elle écrira à propos de Bertot arrivé à Montmartre :
Je serai mille fois plus peinée si je ne savais que notre bon M. Bertot lui tiendra lieu de père et de frère et l’aidera à porter la croix que le Saint-Esprit a mise dans son cœur45.
Nous avons également retrouvé, relevés par le P. du Chesnay, d’autres passages de moindre portée où apparaît le nom de Bertot et les reproduisons en note 46.
Dans la dernière partie de sa vie, en 1675, J. Bertot fut nommé comme confesseur à la célèbre abbaye de Montmartre, proche du pèlerinage à St Denis 47. Le lieu était à cette époque isolé de l’agglomération parisienne :
Montmartre : 223 feux, y compris ceux de Clignancourt. Ce village est sur une hauteur, au nord, près d’un faubourg de la ville Paris [sic] auquel il donne son nom [...] La chapelle des martyrs [...][possède] une statue de St Denis en marbre blanc. C’est l’endroit où l’on croit qu’il fut enterré avec ses compagnons. On a beaucoup de vénération pour ce lieu, et l’on y voit presque toujours un grand concours de peuple ; Le monastère est également vaste et beau, bien situé et accompagné de jardins d’une grande étendue. L’abbesse est à la nomination du roi. Dans le village est une église paroissiale48 dédiée à St Pierre 49.
Bertot - comme Madame Guyon après lui - a dû souvent monter et descendre la butte en contemplant la vue qui s’offrait à ses yeux :
En parcourant le tour de la montagne [sic], on jouit d’une vue très belle et très agréable ; on découvre en plein la ville de Paris, l’abbaye de St Denis et quantité de villages. Les environs sont remplis de moulins à vent. Il y a beaucoup de carrières, dont on tire continuellement le plâtre pour la consommation de Paris [...] on trouve assez fréquemment au milieu de cette masse de gypse, des ossements et vertèbres de quadrupèdes qui ne sont point pétrifiés, mais qui sont déjà un peu détruits, et sont très étroitement enveloppés dans la pierre... 50.
Le rôle de la vénérable abbaye bénédictine, fondée en 1133 était central depuis sa réforme mouvementée qui avait eu lieu au début du siècle avec l’aide de Benoit de Canfield. Bertot a dû souvent entendre évoquer des souvenirs proches de cette période refondatrice :
[16] Les religieuses de plus en plus mécontentes des efforts de leur abbesse [...] deux fois essayèrent vainement de l’empoisonner ; une autre fois, elles décidèrent quelques-unes de « leurs amis » à l’assassiner, mais l’un d’eux recula devant ce crime et prévint Madame de Beauvilliers qui dès lors logea dans une chambre séparée, à porte double et ne mangea plus d’aucun plat qui ne fut préparé par une des deux sœurs converses sur lesquelles on pouvait compter [elle les avait amenées avec elle] [...] l’évêque de Paris [...] rassembla les religieuses [...] ordonna tout d’abord le rétablissement de la clôture ; toutes se levèrent et s’emportèrent, à ce qu’il paraît, de la façon la plus scandaleuse. Le prélat se retira en promettant à Mme de Beauvilliers de la défendre et en réalité il ne fit rien. / Mme de Beauvilliers, soutenue par son seul directeur, le P. Caufeld [Canfield], prit résolument son parti...51.
Ceci se passait juste avant 1600 soit plus d’un demi siècle avant l’activité de Bertot. Mais il a pu connaître la réformatrice, Mme de Beauvilliers, morte en 1657 dans ce couvent 52, et il a certainement lu attentivement l’opuscule qu’elle composa pour ses religieuses, en suivant de très près Benoît de Canfield, et dont voici un passage relatif à la conformité spirituelle :
...s’il est si plaisant et agréable d’entrer dans le secret de notre intime ami, qu’est-ce d’entrer dans le secret et le plus caché du cœur de Dieu ? Et c’est ce que fait, et à quoi arrive l’âme par l’exercice continuel de la conformité de sa volonté à celle de Dieu, car en faisant la volonté de Dieu, l’âme la connaît... 53.
Bertot fut surtout lié à Françoise-Renée de Lorraine, Madame de Guise 54, abbesse de 1644 à 1669, en des temps moins troublés, et qui mourut dans ce même couvent en 1682 :
M[ada]me de Guise dirigea l’abbaye pendant vingt-cinq ans. Douée d’une haute intelligence, elle était en relation avec les beaux esprits et les femmes élégantes du temps : le docteur Valant, le médecin de M[ada]me de Sablé et de toute la société précieuse en même temps que de l’abbaye, nous a conservé plusieurs billets d’elle fort galamment tournés [...] Son administration avait été très favorable au monastère 55.
L’origine de cette amitié est décrite ainsi par la lettre citée au début de cette biographie :
...Quand il fut prêtre, il devint directeur des dames Ursulines et la communauté le députa pour aller à Paris à cause des affaires qu’elle avait avec feu Mr Du Four abbé d’Aunay. Ce voyage lui procura l’honneur de la connaissance de Madame l’Abesse [sic] de Montmartre et de son altesse royale 56 Mademoiselle de Guise 57.
Bertot ne se cantonnait cependant pas au rôle de confesseur des bénédictines de Montmartre. Il avait conservé des activités en Normandie : ainsi, on note qu’il fut chargé de régler, probablement en 1673 ou 1674, une affaire compliquée où Jean Eudes, ami de Jean de Bernières, fut attaqué par ses anciens confrères oratoriens. Ces derniers tentèrent de le discréditer, entre autres en ridiculisant son attachement à Marie des Vallées :
...les Oratoriens [de Caen]...n’eurent pas de peine à faire entrer en lice, une fois encore, le belliqueux Charles du Four, qui était chanoine de Rouen et abbé d’Aunay. Celui-ci fut pourvu de divers manuscrits relatifs à Marie des Vallées ; il en tira un pamphlet anonyme [...] Le P. Eudes était accusé d’avoir commis douze hérésies...58.
Cela montre que J. Bertot, vers la cinquantaine, avait acquis des qualités de diplomate que nous ne devinions pas lorsqu’il abordait avec très grande netteté et sans concession les problèmes intérieurs de ses dirigés. On entrevoit tout un réseau de relations établi entre divers membres du groupe de l’Ermitage et débordant ce groupe vers d’autres spirituels dont Marie des Vallées. Le passage suivant d’une lettre de Bertot serait adressé à Jean Eudes : celui-ci avait été aidé par l’abbesse de Montmartre qui appréciait et éditera une œuvre de Bertot :
J’ai beaucoup de joie de tout ce que vous me mandez de votre cher séminaire [...] Je remercie Dieu de ce que Monseigneur est avec vous pour vous aider [...] Je prie Dieu que la providence divine se mêle de votre bâtiment. Tout ce que l’on voit en ce pays s’y oppose bien par sa pauvreté. Je suis tout à vous 59.
En milieu parisien, l’amitié de l’abbesse de Montmartre et de Madame de Guise aide à la constitution d’un cercle dévôt autour de Bertot, comme le sous-entend la suite de la même lettre citée :
...Monseigneur le duc de Guise le considérait beaucoup aussi bien que Mr de Noaille, Mr le duc de St Aignan et Mr le duc de Beauvilliers 60.
L’activité d’un tel cercle 61 est attestée par la publication des deux volumes de retraites sous l’impulsion de l’abbesse. Ces schémas de retraites, comme plus tard les petits traités du premier volume du Directeur Mystique, ont pu être rapportés ou réécrits en partie par d’autres 62. Ces témoignages de son activité sont suivis, mais bien plus tard, de la très intéressante mise au point par la plume de Bertot lui-même sous le titre Conclusion aux retraites, publiée en 1684 et également destinée à Madame de Guise. Ce texte fondamental est probablement le texte évoqué par Fénelon : Jean Orcibal qui ne connaissait que les deux premiers volumes de retraites, dont il fixe la date à 1662, après avoir rappelé que divers ouvrages portaient le mot Retraite dans leurs titres, cite l’appréciation donnée par Fénelon en la supposant attribuée à ces deux volumes 63.
Le rayonnement de Bertot, qualifié de « directeur de conscience apprécié 64 » ou de « conférencier très apprécié de l’aristocratie et, en particulier, de divers membres de la famille Colbert 65 », déborde donc sur un cercle laïc dont on retrouvera les membres groupés autour de Madame Guyon.
Les méchantes langues de la Cour ne comprenaient pas ce qui unissait ce groupe d’amis que Saint-Simon appellait le « petit troupeau » avec son ironie coutumière. Il dit de Madame Guyon, le 16 janvier 1694 :
Elle ne fit que suivre les errements d’un prêtre nommé Bertaut [sic], qui bien des années avant elle, faisait des discours à l’abbaye de Montmartre, où se rassemblaient des disciples, parmi lesquels on admirait l’assiduité avec laquelle M. de Noailles, depuis Maréchal de France, et la duchesse de Charost, mère du gouverneur de Louis XIV, s’y rendaient, et presque toujours ensemble tête à tête, sans que toutefois on en ait mal parlé. MM. de Chevreuse et de Beauvilliers fréquentaient aussi cette école 66.
Saint-Simon indique également le rôle antérieur important joué par la duchesse de Béthune, autre dirigée de Bertot :
Dans ce petit troupeau était une disciple des premiers temps [la duchesse de Béthune], formée par M. Bertau qui tenait des assemblées à l’abbaye de Montmartre, où elle avait été instruite 67.
Bertot est reconnu comme le chef du « petit troupeau » quiétiste par le même Saint-Simon, toujours précisément informé par ses amis les ducs de Chevreuse et Beauvilliers :
[on pouvait] entendre un M. Bertau à Montmartre, qui était le chef du petit troupeau qui s’y assemblait et qu’il dirigeait 68.
Le témoignage capital donné par un informateur au service de Madame de Maintenon confirme le rôle central de Bertot dans les cercles laïcs constitués autour de Montmartre. Il met aussi en lumière son activité auprès des Nouvelles Catholiques, auxquelles Madame Guyon et Fénelon furent attachés. Bertot avait auparavant fait une donation aux Nouvelles Catholiques - en les associant à une œuvre de charité 69. Le lecteur appréciera le parfum d’enquête policière qui se dégage d’un document par ailleurs fort bien informé 70 :
[f° 2v°] Si cette doctrine [le quiétisme] a eu cours ou non, si elle fut étouffée alors, ou si elle s’est perpétuée par le dérèglement de quelques misérables prêtres ou religieux, c’est ce que je ne puis dire. Il y a plus de vingt ans que l’on voit à la tête de ce parti Mr Bertau [Bertot], directeur de feu Madame de Montmartre, qui mourut en 1679 ou [16]80. Cet homme était très ignorant et très grossier, sa conduite n’était pas trop édifiante ; j’ai parcouru quelques-uns de ses ouvrages, entre autres quelques lettres manuscrites qui me viennent d’un endroit sûr, ce sont les mêmes principes, le même jargon, et le même galimatias que nous trouvons dans Molinos et dans les autres quiétistes que nous connaissons. Cet homme était fort consulté ; les dévots et les dévotes de la Cour avaient beaucoup de confiance en lui ; ils allaient le voir à Montmartre, et sans même garder toutes les mesures que la bienséance demandait, de jeunes dames de vingt ans partaient pour y aller à six heures du matin tête-à-tête avec de jeunes gens à peu près du même âge. On rendait compte publiquement de son intérieur, quelquefois l’intérieur par écrit courait la campagne. Mr B[ertot] faisait aussi des conférences de spiritualité à Paris dans la maison des Nouvelles Catholiques, et auxquelles plusieurs dames de qualité assistaient et admiraient ce qu’elles n’entendaient pas. Les soeurs n’y assistaient pas [y assistaient ?], les supérieurs de cette maison ne voyant rien d’ouvertement mauvais ne les empêchèrent pas. Les ouvrages de cet homme tant imprimés que manuscrits sont en grand nombre, je ne sais pas précisément quels ils sont. Madame G[uyon] était, disait-il, sa fille aînée, et la plus avancée, et Madame de Charost était la seconde, aussi soutient-elle à présent ceux qui doutent. Elle paraît à la tête du parti, pendant que Madame Guyon est absente ou cachée. Quoique j’ai bien du respect pour Madame de Charost, je crois vous devoir avertir qu’il faut y prendre garde. […]
[f° 39v°] On pourra tirer des lumières de la sœur Garnier et de la sœur Ansquelin des Nouvelles Catholiques, si on les ménage adroitement, et qu’on ne les commette point. Elles peuvent parler sur Madame Guyon, sur la soeur Malin et sur Monsieur Bertot. Il se faisait chez elles des conférences de spiritualité auxquelles présidait Monsieur Bertot. Les Nouvelles Catholiques n’y assistaient pas, elles pourront néanmoins en dire quelque chose. Madame la duchesse d’Aumont et Madame la marquise de Villars pourront dire des nouvelles de la spiritualité du sieur Bertaut avec qui Madame Guyon avait une liaison si étroite qu’il disait que c’était sa fille aînée. […]
Malgré la vindicte de Madame de Maintenon, ce petit groupe était fort apprécié de Louis XIV pour sa haute moralité et son honnêteté : Chevreuse fut conseiller particulier du roi, Beauvilliers conservera la responsabilité des finances royales, Fénelon fut nommé précepteur du Dauphin. Malgré le manque de liberté de conscience sous ce règne, le cercle solidement constitué par Bertot, puis regroupé autour de Madame Guyon, résistera à toutes les intimidations et survivra longtemps après la mort de celui-ci.
J. Bertot mourut prématurément à 59 ans à Paris le 28 avril 1681 71 :
11e septembre 1684, Transaction devant les notaires de Caen au sujet du testament du sieur abbé Bertot : […] on célébrera tous les ans à perpétuité un service solennel le jour de son décès arrivé le 28 avril 1681 pour repos de son âme avec une basse messe de Requiem tous les premiers mardy de chaque mois où les pauvres dud[it] hopital assisteront… » 72.
Madame Guyon a ainsi raison lorsqu’elle situe la mort de son directeur avant le début de ses voyages :
Je ne pouvais plus consulter M. B[ertot], car il était mort quatre mois avant mon départ...73.
Le savant prélat érudit Huet donne une date fausse dans la lettre citée au début de cette biographie de Bertot, dont nous terminons ici la reproduction :
...Mr le duc de Beauvilliers qui eût bien la bonté d’accepter la charge d’être exécuteur de son testament. Il [Bertot] mourut le vingt-trois d’avril 1683 à Montmartre, âgé de 59 cinquante neuf [sic]. Il est inhumé au dessous du bénitier dans l’église de la d[ite] abbaye74.
Les écrits reproduits dans le Directeur Mystique ont probablement cheminé par le duc de Beauvilliers, exécuteur testamentaire, ensuite par une religieuse de Montmartre, puis par le père Paulin d’Aumale qui les remit à la duchesse de Charost 75. Ce père eut en dépôt les écrits de Bertot car tous deux appartenaient probablement au même couvent de Nazareth à Paris.
7 juillet 1694. Il y a environ dix ans que Dieu m’ayant donné la connaissance de Mme la duchesse de Charost, par une visite qu’elle me fit l’honneur de me rendre dans notre église, à l’occasion de quelques manuscrits de feu M. l’abbé Bertot, qu’une religieuse de Montmartre, nommée Mme de Saint-André, m’avait chargé à sa mort de lui remettre entre les mains […] je l’allais voir chez elle…76.
Ces manuscrits parvinrent finalement à Madame Guyon. On peut supposer qu’elle disposait également de lettres confiées à ses proches ; tous ces écrits furent préparés pour l’édition par Madame Guyon après sa sortie de la Bastille et enfin édités, sous le nom du Directeur mistique [sic], par les amis de Poiret, en 1726.
Bien que sans événement majeur, la vie de Bertot fut donc extrêmement remplie. Pourtant, grâce aux très rares confidences échappées au fil des lettres du Directeur Mystique 77, on sait que ce rôle ne fut pas dicté par sa volonté personnelle :
Les affaires sont un poison pour moi et une mort continuelle qui ne fait nul bien à mon âme, sinon que la mort, de quelque part qu’elle vienne, y donne toujours un repos. Mais je n’expérimente pas que cela soit ma vocation ; et ainsi ce repos n’est pas de toute mon âme, mais seulement de la pointe de la volonté 78.
Son rôle fut capital : ce prêtre entièrement dévoué à la tâche de direction spirituelle, assura la transmission de la spiritualité vécue par le groupe normand constitué autour de l’Ermitage de Jean de Bernières et du monastère de Jourdaine de Bernières, vers le groupe de Paris, constitué autour du monastère de Montmartre et du cercle qui deviendra celui de Madame Guyon quand elle succèdera à son directeur spirituel.
Des copies de lettres de Bertot circulaient chez les fidèles de Madame Guyon et celle-ci jugeait ses écrits si importants qu’elle s’est donné la peine de les rassembler elle-même dans le Directeur Mystique. L’Avertissement du premier volume, rédigé probablement par elle, atteste sa reconnaissance envers lui.
L’influence de Monsieur Bertot se poursuivra jursqu’au siècle suivant : il a été lu dans les cercles guyonniens en Europe au XVIIIe siècle. Les noms de Bertot et Bernières furent engloutis dans la catastrophe de la condamnation du quiétisme et disparurent du monde catholique. Leur importance mystique ne fut plus reconnue que par des protestants éloignés dans le temps, ce qui en quelque sorte « ferme la boucle » sur deux siècles d’histoire. Un choix d’extraits du Directeur mystique a été réédité en milieu piétiste 79. On trouve le Directeur Mystique ainsi que le Chrétien intérieur de Bernières dans les rares livres possédés par le pasteur Dutoit 80 et saisis par la police bernoise, lorsque l’activité jugée suspecte de ce dernier provoque une descente chez lui :
Inventaire et verbal de la saisie des livres et écrits de Monsieur Dutoit, 1769 : ... l’inventaire suivant: la Bible de Madame Guyon et plusieurs de ses ouvrages, Monsieur de Bernières, soit le Chrétien intérieur, la Théologie du Coeur, Le Directeur mystique de Monsieur Bertot, Oeuvres de Ste Thérèse [en note : appartient à Mr Grenus], La Bible de Martin, l’Imitation d’A. Kempis. Déclarant de bonne foi...81.
Les noms de Madame Guyon et de Bertot sont associés dans une lettre de Fleischbein, dont l’épouse, Pétronille d’Eschweiller, fut présente à Blois, auprès de Madame Guyon. Il déclare à son jeune disciple suédois, le comte de Klinckowström :
Dévorez, consumez écrivent Mme Guyon et M. Bertot... [et plus loin:] ... C’est ce que conseillent et attestent Mme Guyon, M. Bertot, tous les mystiques... 82.
L’importance de Bertot et Bernières est donc reconnue par les disciples de Madame Guyon, majoritairement des étrangers protestants. On sait le rayonnement de Fénelon et l’influence souterraine exercée par nos mystiques sur les jésuites Milley et Caussade, les protestants Tersteegen et Wesley, au XVIIIe siècle. Leur redécouverte, amorcée par Ramière, autre jésuite redécouvrant Caussade au XIXe siècle, est récente. Le nom même de Bertot réapparaîtra sous le nom de Berthod dans la monumentale Histoire du sentiment religieux de Bremond 83 où il redécouvre de grands spirituels en retournant aux textes eux-mêmes. Bertot a droit, cette fois sous son vrai nom, à un article de Pourrat dans le Dictionnaire de Spiritualité puis, cette fois sous son vrai nom, à un exposé sérieux : « J’ai peur de trop bien comprendre. Les actions de l’âme ne sont plus les siennes mais celles de Dieu ». L’époque où oeuvrait Pourrat explique sa sévérité vis-à-vis des « préquiétistes » auxquels appartiendraient Bernières, le frère Laurent de la Résurrection (!), le grand carme Maur de l’Enfant-Jésus disciple de Jean de Saint-Samson, etc. 84.
Le mot « quiétisme » est apparu aux historiens modernes comme une étiquette qui ne correspond à aucun contenu cohérent : on ne retrouve pas les propositions condamnées dans les auteurs dits « quiétistes » 85. Notre époque, enfin, semble capable de redécouvrir sans peur l’expression profonde de ces grands mystiques sans leur accoler d’étiquette toute faite ou des idées préconçues.
Le corpus de l’œuvre, tel que nous avons pu le reconstituer pour la première fois, comporte sept volumes publiés en trois fois sur une très longue durée de soixante-quatre ans. Un huitième volume qui s’intitulerait De la Contemplation resterait peut-être à découvrir 86.
En 1662 parurent Diverses retraites où une âme après avoir connu son désordre par la lumière du Saint-Esprit, se résoud à le quitter, et embrasser le chemin de la sainte perfection ainsi que la Continuation des retraites dans lesquelles l’âme puisera des lumières pour travailler solidement à sa perfection 87 : elles donnent en deux volumes, comportant toutefois une pagination unique sinon cohérente, des schémas de retraites probablement rassemblés par les soins d’auditeurs.
Le caractère schématique et de seconde main, ou du moins attestant des retouches, nuit au contenu, même si l’on admet que les protestations ultérieures de J. Bertot, qui seraient à l’origine du complément de sa main intitulé Conclusion aux retraites..., ne sont pas à prendre au pied de la lettre. Le genre littéraire propre aux schémas de retraites est bien connu ; de nos jours il apparaît caduc car il est plutôt adapté à des prédicateurs préparant des retraites de dix jours qu’aux besoins actuels. On se reportera plutôt aux retraites de Jean Chrysostome de Saint-Lô qui ont été en honneur dans le groupe de l’Ermitage et méritent la plus grande attention 88 ; c’est pourquoi nous ne retiendrons aucun texte de ces deux volumes, bien qu’ils reflètent l’activité pastorale de Bertot.
Vingt-deux ans plus tard, en 1684, paraît La conclusion des retraites où il est traité des degrés et des états différens de l’oraison, et des moyens de s’y perfectionner. Ce troisième et dernier volume édité, après la mort de Bertot 89, par les soins de la supérieure du couvent de Montmartre, a été retrouvé à Chantilly grâce à A. Derville. Il s’agit d’un traité bref, mais bien charpenté et très précis, couvrant avec grande autorité toute la voie mystique : nous n’en connaissons pas d’équivalent contemporain. Le seul texte qui puisse l’égaler est celui des Torrents de Madame Guyon qui reprend le fond de cet exposé sous une forme parfois lyrique. Les deux textes sont d’une grande finesse psychologique. Nous rééditons ce traité dense dans sa totalité, en conclusion du volume. Il résume les principaux thèmes de la correspondance et des opuscules.
Bertot y prend le risque d’affirmer sa grande autorité, poussé à rédiger un tel traité, contrairement à son habitude, pour corriger la perspective des deux volumes de Retraites précédemment publiés : « Tous les degrés d’oraison sont expliqués, les marques pour connaître quand on y est, y sont données, et les effets de chaque degré sont aussi marqués. »
Il est réputé écrire peu et présente en premier lieu les raisons qui justifient cette entreprise pour lui inhabituelle : précaution contre tout risque de fuite devant la réalité, reconnaissance des dons de la grâce prête à répondre à toute ouverture, reconnaissance de la fonction propre à chaque degré qui devra être parcouru au rythme propre à chacun. La grâce divine apporte le bonheur dès cette vie.
Ensuite commence l’exposition des degrés et des états, partie constituant le traité proprement dit. Elle nous intéresse par la précision de la définition des états et des critères de passages entre eux, qui révèle une expérience de première main couvrant l’ensemble du parcours mystique.
Elle est écrite avec concision sinon légèreté, ce qui est possible car les éléments de persuasion, caractéristiques de l’activité d’un confesseur conférencier, ont été laissés aux deux premiers volumes de Retraites, dont ce traité constitue l’adjonction correctrice. Le lecteur doit surmonter un style recherchant la précision plutôt que l’élégance mais sera largement récompensé de ses efforts. Une certaine pesanteur traduit la volonté du directeur d’éliminer tout ce qui pourrait être source de méprises sur la situation réelle des dirigés.
De nombreux manuscrits de Jacques Bertot furent transmis après sa disparition à Madame Guyon. Ils furent mis en ordre par celle-ci, à Blois, probablement après 1710, à une époque où elle était en relation avec l’éditeur P. Poiret, devenu son disciple. Elle avait connu l’errance, la reconnaissance publique suivie des prisons, une série d’événements qui normalement auraient dû la distancier d’un ancien directeur mort trop tôt, en 1681. Mais dans sa vieillesse, elle veut rendre hommage à celui qui l’a formée et qui lui a transmis la possibilité d’aider les autres.
La mise en ordre des écrits de Monsieur Bertot nous apparaît ainsi comme un témoignage de respect rendu vers la fin de sa vie, un « tombeau » élevé à sa mémoire 90. Ces textes sont édités en 1726 sous le titre : Le directeur Mistique ou les Oeuvres spirituelles de M. Bertot, ami intime de feu M. de Bernières et directeur de Mad. Guion 91, par le cercle de P. Poiret peu après la mort de ce dernier ; il s’est alors écoulé quarante cinq ans depuis la mort de Bertot...
Le titre révélateur de « Directeur Mystique » peut paraître étrange mais l’association des deux termes résume bien le contenu des quatre volumes. En conclusion sont données vingt-et-une lettres - vingt-deux si l’on compte l’ajout d’une lettre-conclusion - de Jeanne Guyon qui ne sont pas adressées à son directeur et qui apparaissent comme postérieures à la mort de ce dernier. Ces lettres montrent la maturité et l’autorité de celle qui s’adresse à son tour à des dirigés, reprenant ainsi la tâche de direction spirituelle là où Monsieur Bertot l’a interrompue 92. Cela traduit la volonté des disciples de Madame Guyon en relation avec le cercle de P. Poiret, (lui-même devenu l’un d’entre eux), d’indiquer J.-M. Guyon comme le successeur.
L’avertissement indique que Bertot est un disciple de Bernières et souligne la continuité doctrinale entre eux, qui sera de même assurée par Madame Guyon par rapport à Bertot :
…les Ecrits et les Lettres de Monsieur Bertot, son Ami intime et son Fils Spirituel … enseignent la même doctrine…93.
Il est très difficile de distinguer leurs écrits. C’est la même eau qui court, dans un style plus abrupt et dense chez Monsieur Bertot, plus clair et lyrique chez sa dirigée. Une réécriture de certains textes a pu avoir lieu pour quelques opuscules ou petits traités du tome I 94. C’était l’époque où l’on se permettait facilement d’intervenir dans le texte d’autrui. De toute façon, ce groupe ne se préoccupait pas de la vanité d’être un auteur. Ils se souciaient uniquement de transmettre une expérience commune grâce à un vocabulaire identique, de génération en génération, de façon à ce que les mystiques futurs puissent s’appuyer sur des textes solides.
Douze traités (vol. I) sont suivis de 221 lettres montrant les qualités de précision et l’autorité du directeur (vol. II à IV). Elles sont adressées à des correspondants non cités par discrétion ou prudence.
A l’œuvre de Bertot, Madame Guyon (ou peut-être les proches de Poiret, mais nous doutons qu’ils aient pris une telle liberté par rapport à « notre mère ») a ajouté une relation concernant Marie des Vallées (vol. II), et des lettres qui lui furent adressées par Maur de l’Enfant-Jésus (vol. IV) : ils sont nommément cités. L’ensemble se termine sur des lettres de Madame Guyon adressées à des disciples, indiquant une continuité dans l’apostolat 95.
Il est difficile d’établir des attributions certaines pour les lettres de Bertot qui constituent la plus grande partie du DM : les références personnelles sont rares, car elles ont été volontairement omises lorsqu’elles n’étaient pas intimement intégrées au sein du texte. Les dates aussi ont été enlevées. Le classement de l’édition, initié par Madame Guyon, poursuivi par Poiret, mélange les correspondants et n’est pas chronologique, parce qu’il a été établi selon un critère d’intériorité croissante.
De nombreuses lettres sont adressées à Madame Guyon, souvent en réponse aux questions que celle-ci posait sous forme de « lettres à l’auteur » : l’ensemble constitue ainsi une correspondance fascinante qui complète heureusement ce qu’elle rapporte dans la Vie. Cette correspondance corrige l’aspect quelque peu négatif de leurs relations telles qu’elles sont rapportées au début de la Vie dont la rédaction se situe encore tôt dans la vie de Madame Guyon. Elle apprécia mieux par la suite Monsieur Bertot en préparant ce Directeur mystique.
On retrouve quelques lettres de Bertot reprises dans la correspondance publiée de Madame Guyon 96, ainsi qu’une belle lettre 97 restée manuscrite, datée du 22 mars 1677, recopiée de la main de Dupuy, copiste de lettres de Madame Guyon au duc de Chevreuse.
Monsieur Bertot se situe dans une tradition chrétienne reconnue, comme le montrent les quelques recommandations de lecture qu’il donnait :
Tant de livres ont été faits par de saintes personnes pour aider les âmes en la première conduite, comme Grenade, Rodriguez et une infinité d’autres ... Pour la voie de la foi, il y en a aussi plusieurs, comme le bienheureux Jean de la Croix, Taulère, le Chrétien Intérieur [de Bernières] et une infinité d’autres...98.
Le livre de la Volonté de Dieu [ou Règle de Perfection] de Benoît de Canfeld peut beaucoup servir 99.
Mais il ne s’agit jamais d’une « théorie » relevant du champ théologique. Le progrès dans la voie ne dépend jamais d’états spirituels ou d’extases, ces moments privilégiés qui fascinent beaucoup d’entre ceux qui approchent la littérature spirituelle. Bertot reste des plus discrets à leur sujet : ce directeur expérimenté considère les « lumières » comme des appels à se mettre en chemin et une aide à en accepter les fatigues, mais dont les spirituels confirmés auxquels il s’adresse doivent se détacher. Il affirme sans détour la réalité d’un état permanent en Dieu vers lequel il appelle sans relâche à se diriger sans s’arrêter en route.
Dans le premier volume du Directeur mistique, Monsieur Bertot distingue deux degrés qui correspondent à la découverte de l’intériorité puis à l’établissement dans l’unité, un troisième qui correspond à la désappropriation, un dernier à la renaissance à une nouvelle vie : la foi commence à simplifier l’âme, et le feu de ses opérations diminue sans savoir comment ; s’ensuit le repos qui consiste à trouver Dieu en son fond de même que l’on clarifie de l’eau en la laissant reposer ; l’âme se laisse alors couler et perdre dans l’abîme, non par son action mais par une inclination centrale ; enfin l’âme ayant perdu son soi-même en Dieu devenu son principe divin, elle fait ce que Dieu veut faire d’elle et par elle. On retrouve là l’écho de son maître Jean de Bernières :
La pure oraison cause la perte de l’âme en Dieu où elle s’abîme comme dans un océan de grandeur, avec une foi nue et dégagée des sens et des créatures. Jusqu’à ce que l’âme en [237] soit arrivée là, elle n’est point en Dieu parfaitement, mais en quelque chose créée qui la peut conduire à ce bienheureux centre; c’est pourquoi il faut qu’elle se laisse conduire peu à peu aux attraits de la grâce pour ainsi s’élever à une nudité totale par sa fidélité. [...] Cette perte en Dieu ne se peut exprimer que grossièrement, comme par la comparaison d’une goutte d’eau qui tombe dans la mer: par cette chute elle s’y abîme et s’y perd et devient en quelque manière la mer même par la pleine participation de toutes ses qualités. Ainsi une âme élevée en Dieu par la foi nue s’y unit, s’y abîme et s’y perd, participant aux perfections de Dieu qui la déifient en quelque [238] manière....100.
Une longue description dans le troisième volume du même Directeur mystique précise le chemin :
Il y a quatre degrés en la vie spirituelle, et par lesquels l’âme est conduite en cette vie. Le premier est celui des bonnes lumières et des bons désirs ... Le second ... est l’oraison passive en lumière, qui n’est autre chose qu’une quantité de lumières divines données de Dieu dans les puissances ; et leur effet particulier est de les purifier, en leur faisant voir la beauté ... Ce troisième degré est commencer à entrer dans l’intérieur du temple, je veux dire de Dieu même; et pour cet effet Dieu lui soustrait ses lumières, ses goûts et les désirs de Lui. ... Elle se débat et fait des efforts pour donner ordre à ce malheur ... c’est une divine lumière obscure et inconnue qui est donnée à l’âme dans le fond et non dans les puissances, qui fait évanouir votre première lumière qui était dans les puissances et fait voir ainsi leur vie et malignité. ... Comme la première lumière des puissances faisait voir les ordures du dehors ... celle-ci fait voir la vie et la saleté de la créature. ... comme les effets de la première lumière étaient de remplir et de nettoyer, les effets de celle-ci sont de vider et de faire mourir... Après un long temps de mort et que l’âme y a été bien fidèle et y a bien souffert ce qui ne se peut dire, par la purification de son intérieur selon toutes ses parties, mais comme en bloc et en confusion, car la lumière y est générale, Dieu lui ôte encore toute la dévotion qu’elle avait … Elle se résout donc de plus en plus à mourir et de se laisser ainsi tuer toute vive et malgré elle. ... C’est pour lors que l’on découvre cette beauté admirable de notre âme dans sa ressemblance avec Dieu: Vous avez gravé en nous et sur nous la beauté de votre visage. Et un pauvre paysan ... vous dira des merveilles de l’unité de Dieu ... Il voit dans son âme comme dans une glace cette unité divine et dans l’opération de ses puissances revivifiées...
Monsieur Bertot fut le directeur de très nombreuses personnes, aussi bien de religieuses que de laïcs, d’aristocrates et de gens très simples. Mais les rares traces qui nous en restent n’existent que par le témoignage de madame Guyon. C’est pourquoi nous allons parler plus particulièrement des relations de Monsieur Bertot avec Madame Guyon, sa dirigée la plus connue, car elle est la seule à en avoir relaté les détails dans son autobiographie.
Nous donnons des extraits assez larges parce qu’ils éclairent ce que peut être une direction qui vise à faire franchir le plus rapidement possible les grands obstacles rencontrés sur le chemin mystique. La mémoire de la dirigée est encore vive puisque le début de sa Vie par elle-même a été rédigé dès 1682.
Madame Guyon rencontra Monsieur Bertot grâce à des intermédiaires que celui-ci connaissait depuis longtemps : il est intéressant de voir comment s’enchaîna une succession de rencontres providentielles qui répondaient à son désir d’un approfondissement intérieur. Ce fut la Mère Geneviève Granger, supérieure des bénédictines du couvent de Montargis, qui prit en charge Madame Guyon, et qui la présenta à Monsieur Bertot, la jugeant probablement arrivée à une certaine maturité spirituelle.
Nous ne possédons malheureusement que peu d’informations sur cette belle figure de religieuse dont l’influence, majeure sur la jeune femme, fut parallèle à celle de Bertot 101 :
« … après sa mort [il s’agit de la mère Granger] ses amis ayant demandé quelque chose à garder pour l’amour d’elle, on fut contraint de les refuser, son trésor ne renfermait que deux choses, un pauvre crucifix et un chapelet. … aux pauvres gens qui venaient au tour du monastère, elle avait des respects ... prenait plus de plaisir à converser avec eux qu’avec les grands du monde, elle ne pouvait souffrir qu’une religieuse parlât de sa naissance ... elle se regardait comme une cloche qui avertit les autres d’aller à Dieu ... avait en horreur sa propre excellence, disant qu’il n’y avait rien qui éloignât davantage les âmes de la perfection que l’estime secrète ... voulait que l’on fît des actions ordinaires d’une façon surnaturelle … Elle avait reçu de Dieu une lumière surnaturelle pour connaître l’intérieur de ses filles ... [qui] n’avaient point la peine de lui déclarer leur état ... Approchant d’elle leurs nuages étaient dissipés ...[La Mère] demandait à Dieu de faire son ouvrage lui-même dans les âmes afin ... qu’elle n’y eut point de part. »
Madame Guyon fait ainsi le récit de sa première rencontre avec Bertot :
...Je dirai que la petite vérole m’avait si fort gâté un oeil que je craignais de le perdre tout à fait, je demandai d’aller à Paris pour m’en faire traiter, bien moins cependant pour cela que pour voir M. B[ertot] que la M[ère] G[ranger] m’avait depuis peu donné pour directeur et qui était un homme d’une profonde lumière. Il faut que je rapporte par quelle providence je le connus la première fois. Il était venu pour la M[ère] G[ranger]. Elle souhaitait fort que je le visse; sitôt qu’il fut arrivé, elle me le fit savoir, mais comme j’étais à la campagne, je ne trouvais nul moyen d’y aller. Tout à coup mon mari me dit d’aller coucher à la ville pour quérir quelque chose et donner quelque ordre. Il devait m’envoyer quérir le lendemain, mais ces effroyables vents de la St Matthieu vinrent cette nuit-là de sorte que le dommage qu’ils causèrent m’empêcha de retourner de trois jours. Comme j’entendis la nuit l’impétuosité de ce vent, je jugeai qu’il me serait impossible d’aller aux Bénédictines ce jour-là et que je ne verrais point M. Bertot. Lorsqu’il fut temps d’aller, le vent s’apaisa tout à coup, et il m’arriva encore une providence qui me le fit voir une seconde fois 102.
C’est ainsi que Madame Guyon trouva son directeur 103 : elle se référera à son autorité jusqu’à la fin de sa vie, ce dont témoigne une lettre au comte de Metternich :
« Je vous envoie une lettre d’un grand serviteur de Dieu qui est mort il y a plusieurs années. Il était ami de Monsieur de Bernières, et il a été mon Directeur dans ma jeunesse 104. »
Tout en demeurant à Montargis, sa ville natale, mais « montant » parfois à Paris, Madame Guyon faisait donc maintenant partie d’un cercle spirituel qui comprenait entre autres la mère Granger, la duchesse de Charost et le duc de Noailles, les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers 105. Tous avaient une grande vénération pour Monsieur Bertot.
Etrangement, Madame Guyon ne relate dans sa Vie que ses difficultés de relation avec lui. Mais elle en dit la raison : son impossibilité à parler de son état spirituel sauf en mal, alors qu’elle est déjà dans un état d’oraison sans considérations. Elle raconte :
Paris n'était plus pour moi un lieu à redouter, le monde ne servait qu'à me recueillir et le bruit des rues augmentait mon oraison. Je vis M. Bertot, qui ne me servit pas autant qu'il aurait fait si j'avais eu alors le don de m'expliquer, mais Dieu tenait une telle conduite sur moi que, quelque envie que j'eusse de ne rien cacher, je ne pouvais rien dire. Sitôt que je lui parlais, tout m'était ôté de l'esprit 106, en sorte que je ne pouvais me souvenir de rien que de quelques défauts que je lui disais. Ma disposition du dedans était trop simple pour en pouvoir dire quelque chose, et comme je le voyais très rarement, que rien n'arrêtait dans mon esprit, et que je ne lisais rien qui fut conforme à ce que j'éprouvais, je ne savais comment m'en expliquer. D'ailleurs je ne désirais faire connaître que le mal qui était en moi : c'est ce qui a fait que M. Bertot ne m'a connue qu'après sa mort. Cela m'a été d'une très grande utilité pour m'ôter tout appui, et me faire bien mourir à moi-même107.
Chez Bertot qui avait à s’occuper de beaucoup de gens, ce mutisme a entraîné un apparent désintérêt :
Je fus faire une retraite avec M. Bertot et Madame de C[harost], au P.[lieu inconnu]. Dieu permit que M. Bertot ne me parlât point qu'un demi-quart d'heure au plus. Comme il vit que je ne lui disais rien, que je ne savais que dire, et que d'ailleurs je ne lui avais jamais parlé des grâces que Notre-Seigneur m'avaient faites, non par envie de les cacher, mais parce que vous ne le permîtes pas, ô mon Dieu, qui n'aviez sur moi que des desseins de mort, M. Bertot parlait aux âmes qu'il croyait d'une plus grande grâce, et me laissait comme celle où il n'y avait presque rien à faire.108
La Vie témoigne aussi de malentendus qui firent beaucoup souffrir Madame Guyon :
M. B[ertot], sur des rapports qu’on lui fit que je faisais de grandes austérités, car des gens se l’imaginaient à cause de l’extrême peine où j’étais, qui me rendait méconnaissable, et qui me les avait défendues, crut que je me conduisais à ma tête et comme dans cet état déplorable je ne lui pouvais rien mander de moi, Dieu ne le permettant pas, - car quoique j’eusse des peines si vives du péché, lorsque je voulais écrire ou en parler, je ne trouvais rien et j’étais toute stupide ; même lorsque je me voulais confesser, je ne pouvais rien dire sinon que j’avais du sensible pour la créature ; ce sensible était tel que, dans tout le temps qu’il dura, il ne me causa jamais aucune émotion ni tentation dans la chair - M. Bertot m’abandonna, il me fit mander que je prisse un autre Directeur. Je ne doutais plus que Dieu ne lui eût fait connaître mon méchant état, et que cet abandon ne fût la plus sûre marque de ma réprobation [condamnation]. / Je restais si affligée que je crus que je mourrais de douleur.109
Au moment où elle luttait contre un penchant amoureux, Monsieur Bertot se montra inexorable :
Je croyais être perdue : car tout ce que j’avais pour l’extérieur et l’intérieur me fut ôté. M. Bertot ne me donna plus de secours; et Dieu permit qu’il comprît mal une de mes lettres, et qu’il m’abandonnât même pour longtemps dans mon plus grand besoin, ainsi que je le dirai dans son lieu 110.
Même lorsqu’elle pensait que son état spirituel s’améliorait, Monsieur Bertot ne la laissait pas être contente d’elle-même :
J’eus l’occasion de voir M. Bertot pour quelque moment. Je lui dis que je croyais mon état bien changé, sans lui en dire le détail, ni ce que j’éprouvais, ni ce qui l’avait précédé. J’eus très peu de temps à lui parler, et encore était-il appliqué à autre chose. Vous permîtes, ô mon Dieu, qu’il me dit que non, peut-être sans y penser. Je le crus, car la grâce me faisait croire ce que l’on me disait malgré mes lumières...111.
Ce n’est qu’en rédigeant son autobiographie qu’elle comprit la signification de ce que la Providence lui avait infligé :
Il semblait que Dieu ne m’avait donné M. Bertot que pour m’ôter les appuis, et non pour m’en servir…112.
A la fin de son existence, elle reconnaîtra définitivement le sens de ce qu’elle a vécu avec Monsieur Bertot dans l’hommage solennel rendu dans l’Avertissement qui précède le DM :
...Ceux qui auront vu l’histoire de la Vie de Madame Guyon écrite par elle-même, y auront remarqué sans doute que notre Auteur a été son Directeur presque durant tout le temps que le divin Amour la conduisit par les voies les plus dures et les plus rigoureuses pour lui faire trouver la vie ressuscitée en Dieu ... Il est vrai qu’elle reconnaît que, par une [3] providence toute particulière, et pour lui ôter tous les appuis qui auraient pu empêcher en elle la perte de toute vie propre, il ne l’aidait guère pour son intérieur. Cependant Mr. Bertot étant mort dans les commencements de la vie nouvelle, ... elle nous marque que non seulement elle eut quelque signe de sa mort, et même qu’elle fut la seule à qui il s’adressa, mais aussi qu’il lui a semblé qu’il lui fit part de son esprit pour aider ses enfants spirituels 113.
En réalité, même si Madame Guyon donne beaucoup d’emphase à sa souffrance, Monsieur Bertot apparaît aussi comme un soutien qui agit quand cela est nécessaire. Il connaît ses besoins malgré la distance physique qui les sépare :
Le jour de l’Assomption de la Vierge de la même année 1672, que j’étais dans une désolation étrange, soit à cause du redoublement des croix extérieures, ou de l’accablement des intérieures, j’étais allée me cacher dans mon cabinet pour donner quelque essor à ma douleur, je vous dis : « O mon Dieu et mon Epoux, vous seul connaissez la grandeur de ma peine. » Il me vint un certain souhait : « O si M. B[ertot] savait ce que je souffre ! » M. B[ertot], qui n’écrivait que rarement, et même avec assez de peine, m’écrivit une lettre datée de ce même jour de l’Assomption sur la croix, la plus belle et la plus consolante qu’il ait guères écrite sur cette matière. Il faut remarquer qu’il était à plus de cent lieues d’où j’étais 114.
De même qu’il avait su à distance la mort de la Mère Granger :
M. B[ertot], quoiqu’à cent lieues du lieu où la mère Granger mourut, eut connaissance de sa mort et de sa béatitude et aussi un autre religieux 115.
Quand Madame Guyon a besoin d’un précepteur pour son fils, Monsieur Bertot vient à son secours :
J’allai à Paris exprès pour voir M. Bertot. Je pris prétexte d’une affaire, comme j’en avais un extrême désir. Les instantes prières que je lui avais fait faire de me conduire, jointes à la mort de mon mari dont il crut que je serais fort affligée, l’obligèrent à me conduire de nouveau, ce qui ne me fut que très peu utile, car outre que je ne pouvais lui rien dire de moi, ni me faire connaître à lui, parce que toute idée m’était ôtée, même celle de mes misères, lorsque je lui parlais, votre Providence, ô mon Dieu, permettait que, lorsque j’étais empressée de le voir dans le besoin extrême que je croyais avoir de lui, c’était alors que je ne le pouvais voir. Je fus bien douze ou quinze jours à Mon[tmartre] sans lui pouvoir parler et en près de deux mois je ne lui parlai que deux fois, et encore pour peu de temps, et de ce qui me paraissait le plus essentiel. Je lui dis le besoin que j’avais d’un ecclésiastique pour élever mon fils et lui ôter les mauvaises habitudes et les impressions désavantageuses qu’on lui inspirait contre moi, ce qui était d’autant plus de conséquence qu’il devenait plus grand, car ma belle-mère lui inspirait sans cesse que je n’étais qu’une gueuse, que tout le bien venait de son côté, ce qui n’était pas tout à fait vrai. Cela vint à tel point que, quand il parlait de moi, il ne m’appelait jamais sa mère, mais « elle a dit, elle a fait ». M. Bertot me trouva un prêtre dont on lui avait rendu de très bons témoignages, il me l’envoya116.
Quelle que soit la difficulté de sa relation avec Monsieur Bertot, Madame Guyon lui témoignait une confiance absolue, voyant en lui l’ordre de Dieu :
Je crus cependant que, quoiqu’il ne m’aidât plus, je devais m’adresser à lui pour une affaire de cette importance, et préférer ses lumières à toutes autres, persuadée que j’étais qu’il me dirait infailliblement la volonté de Dieu. J’y allai donc et il me dit que mon dessein était de Dieu et qu’il y avait déjà quelque temps que Dieu lui avait fait connaître qu’il voulait quelque chose de moi. Je le crus sans hésiter; et je revins pour mettre ordre à tout117.
Madame Guyon est la destinataire très probable, mais non citée par discrétion, de nombreuses lettres citées dans le DM. Dans celle-ci, le détail de la maladie de la goutte du mari rend cette attribution certaine. Cette lettre rend compte de l’atmosphère habituelle qui régnait entre Bertot et Madame Guyon pendant les dix ans que dura leur relation :
Lettre à l’auteur : Depuis dix ou douze jours Mr. N [Guyon] a eu la goutte. J’ai cru qu’il était de l’ordre de Dieu de ne le pas quitter et de lui rendre tous les petits services que je pourrais. J’y suis demeurée, mais avec une telle paix et satisfaction que je n’en ai expérimenté de même. ... La bonne Mère [Granger] m’aide infiniment. Je suis bien heureuse qu’elle souffre que je lui conte mes misères: tout ce qu’elle me dit va bien avant dans mon coeur et j’ai fort envie d’en profiter. ... / Lettre 29 [réponse de Bertot] : Vous avez très bien fait de m’écrire et vous pouvez être sûre M[adame] que j’ai une joie extrême de vous pouvoir être utile en quelque chose. J’en ai reçu une que je ne vous puis exprimer, remarquant en votre lettre non seulement l’accroissement de la lumière divine en votre âme, mais encore ses grandes démarches. Car vous ne pouvez être plus certaine par aucune chose de la vérité de cette divine lumière en votre âme que par cette paix et joie à vous contenter de l’ordre de Dieu dans le service que vous rendez à M[onsieu]r. Remarquez donc que non seulement tout ce service est ordre de Dieu sur vous, mais encore tout ce que ce divin ordre opère en votre âme. Autrefois vous auriez désiré un million de choses et auriez été chagriné en ce bas emploi : mais l’esprit de Dieu vous employant par sa divine lumière en cela, vous y fait trouver Dieu qui vous met dans le repos, et qui vous y fera trouver une plénitude où vous trouverez toutes choses ... Vous faites bien d’être fidèle aux quatre heures d’oraison que vous faites: mais quand la providence vous en dérobera, pour lors laissez-vous heureusement surprendre ...Vous ne m’avez jamais mieux exprimé votre intérieur, ni mieux dit ce qui s’y passe; soyez en certaine : c’est pourquoi je renvoie votre lettre avec celle-ci, afin que gardant l’une et l’autre, elles vous servent, d’autant que cela vous sera utile pour toute votre vie118.
Cette alliance d’amour et de rigueur, caractéristique de Monsieur Bertot, se voit dans les lettres de provenances diverses rassemblées dans le DM. Dans ce décalogue, il montre un esprit concret, raisonnable mais exigeant envers son interlocutrice (nous allégeons beaucoup le contenu des paragraphes, ce qui lui donne toute sa force) :
Vous avez vécu jusqu’ici en enfant avec bien des ferveurs et lumières. / Lisez et relisez souvent ceci; car c’est le fondement de ce que Dieu demande de vous. ...
1. ... Si le bon Dieu vous donne des lumières... vous pouvez vous y appliquer par simple vue et recevoir de sa bonté ce qu’il lui plaira de vous donner; et si votre âme n’a aucun désir de cette application, il ne faut que continuer votre simple occupation.
2. Continuez votre oraison quoique obscure et insipide. Dieu n’est pas selon nos lumières et ne peut tomber sous nos sens.
3. Conservez doucement ce je ne sais quoi qui est imperceptible et que l’on ne sait comment nommer, que vous expérimentez dans le fond de votre âme; c’est assez qu’elle soit abandonnée et paisible sans savoir ce que c’est.
4. Quand vous êtes tombée dans quelque infidélité, ne vous arrêtez pas à la discerner et à y réfléchir par scrupule; mais souffrez la peine qu’elle vous cause, que vous dites fort bien être un feu dévorant, qui ne doit cesser que le défaut ne soit purifié et remédié.
5. Pour la douceur et la patience, elles doivent être sans bornes ni mesures. …
6. Pour les pénitences, la meilleure que vous puissiez faire est de les quitter…
7. Soyez fort silencieuse, mais néanmoins selon votre état ... en observant ce que vous devez à un mari, à vos enfants...
8. Ce que vous me dites est très vrai que vous êtes bien éloignée du but … Pourvu que vous soyez fidèle, je ne vous manquerai pas au besoin, pour vous aider à vous approcher de Dieu promptement.
9. Vous expérimenterez très assurément que plus vous travaillerez de cette manière, plus vous vous simplifierez et demeurerez doucement et facilement auprès de Dieu durant le jour, quoique dans l’obscurité : au lieu de vous nuire, cela vous y servira.
10. Quand vous avez fait des fautes et que vous y avez remédié ... oubliez-les par retour simple à Dieu sans faire multiplicité d’actes. ...119
Son amour appelle à rejeter tout attachement et à dépasser toute limitation pour aller vers la vie en Dieu qu’il connaît d’expérience :
Vous avez cru autrefois avoir des merveilles et vous n’aviez rien: et à présent que vous croyez n’avoir rien et être toute corruption et pauvreté, vous pouvez être tout si vous en faites usage, concourant avec Dieu, qui y agit en Dieu, vous laissant doucement pourrir et mourir et vous dénuer, et par là tomber dans le calme et l’abandon120.
Il ne faut pas s’arrêter en chemin :
Je vous dis que c’est la voie, et non pas votre centre : car vous ne devez pas vous y reposer ni y jouir, mais passer doucement plus loin en Dieu et dans le néant ; c’est-à-dire qu’il ne faut plus vous arrêter à rien quoiqu’il faille que vous soyez en repos partout. Sachez que Dieu est le repos essentiel et l’acte très pur en même temps et en toutes choses...121.
Monsieur Bertot peinait à sortir de ses états mystiques et n’écrivait que si la grâce l’incitait à le faire :
En vérité Il me détourne tellement des créatures que j’oublie tout, volontiers et de bon cœur. Ce m’est une corvée étrange que de me mettre la main à la plume, tout zèle et toute affection pour aider aux autres m’est ôtée, il ne me reste que le mouvement extérieur : mon âme est comme un instrument dont on joue ou, si vous voulez, comme un luth qui ne dit ni ne peut dire mot que par le mouvement de Celui qui l’anime. Cette disposition d’oubli me possède tellement, peut-être par paresse, qu’il est vrai que je pense à peu de chose 122.
Aux paroles et aux lettres, ce profond spirituel préférait la communication directe avec les âmes dans le silence :
Puisque vous voulez bien que je vous nomme ma Fille, que vous l’êtes en effet devant Dieu qui l’a ainsi disposé, vous souffrirez que je vous traite en cette qualité, vous donnant ce que j’estime le plus, qui est un profond silence. Ainsi lorsque vous avez peut-être pensé que je vous oublierais, c’étais pour lorsque je pensais le plus à votre perfection. Mais je vous parlerai toujours très peu : je crois que le temps de vous parler est passé, et que celui de vous entretenir en paix et en silence est arrivé. Demeurez donc paisible, contente devant Dieu ou plutôt en Dieu dans un profond silence. Et pour lors vous entendrez ce Dieu parlant profondément et intimement au fond de votre âme.123.
Je vous en dis infiniment davantage intérieurement et en présence de Dieu ; si vous y êtes attentive, vous l’entendrez.124.
Madame Guyon ne l’avait pas compris, bien qu’elle ait constaté sans se l’expliquer qu’elle était forcée au silence devant Monsieur Bertot. C’est seulement plus tard dans son propre cercle spirituel qu’elle expérimentera la communication en silence.
Dans plusieurs lettres à des intimes, Monsieur Bertot affirme sans ambages la véritable nature de sa direction spirituelle. Elle se situe non dans le langage, mais dans l’union directe avec les âmes parce qu’il les retrouve dans la profondeur divine.
Je vous assure, Madame, que mon âme vous trouve beaucoup en Dieu et qu’encore que vous soyez fort éloignée, nous sommes cependant fort proches, n’ayant fait nulle différence de votre présence et de votre absence, départ et éloignement. Les âmes unies de cette manière peuvent être et sont toujours ensemble autant qu’elles demeurent et qu’elles vivent dans l’unique nécessaire: là elles se servent et se consolent aussi efficacement pour le moins que si elles étaient présentes, et la présence corporelle ne fait que suppléer au défaut de notre demeure et perte en Dieu. ... C’est donc là que l’on trouve ses amis et qu’on leur est plus utile qu’en toute autre manière, car en les trouvant on ne laisse pas d’avoir Dieu et de jouir de Lui. Et au contraire quand on a ses amis et qu’on en est occupé par les sens, pour l’ordinaire on est peu en Dieu et on leur est peu utile125.
Comme dans la tradition des Pères du désert ou des staretz de l’Orthodoxie, il porte ses enfants spirituels dans sa plongée en Dieu et affirme avec hardiesse qu’à travers ce « néant » qu’il est devenu, la grâce divine peut agir :
Je veux bien satisfaire à toutes vos obligations et payer ce que vous devez à Dieu : j’ai de quoi fournir abondamment pour vous et pour beaucoup d’autres; j’ai en moi un trésor caché, c’est un fond inépuisable qui n’est autre que mon néant: c’est là que tout est, c’est là que je trouve de quoi satisfaire à vos obligations. Ce trésor est caché car on croit que je suis quelque chose : c’est qu’on ne me connaît pas. Ce fonds est un trésor, car c’est toute ma richesse, c’est mon bien et mon héritage, c’est mon tout. … Il est inépuisable car Dieu en peut tirer tout ce qu’Il veut ... Je donne tout d’un seul coup et je suis ravi de n’être et de n’avoir plus rien. Je vous soutiendrai que Dieu ne peut épuiser notre néant, comme Il ne peut épuiser son tout. 126
Dans une admirable lettre, cet homme qui s’épanchait si peu livre avec émotion son souhait le plus profond :
Si j’entre dans cette unité divine, je vous attirerai, vous et bien d’autres qui ne font qu’attendre; et tous ensemble n’étant qu’un en sentiment, en pensée, en amour, en conduite et en disposition, nous tomberons heureusement en Dieu seul...127.
Monsieur Bertot mourut le 28 avril 1681 et Madame Guyon le sentit à distance. Quelques années plus tard, elle reprit la direction spirituelle des laïcs qui s’étaient regroupés autour d’elle, disant que Monsieur Bertot lui avait transmis son « esprit pour aider ses enfants spritituels » : le travail de Monsieur Bertot put ainsi continuer.
Dans cette seconde partie du volume, de loin la plus importante, nous présentons un choix d’œuvres de Monsieur Bertot. Nous rappelons brièvement leur origine à l’intention du lecteur qui aborde directement ses écrits. Nous les avons répartis en trois sections :
I Correspondance donne un choix, tiré des trois derniers volumes du Directeur mystique qui sont consacrés aux directions épistolaires du confesseur auprès de religieuses et de laïques. Nous n’avons pas cru nécessaire de modifier l’ordre retenu par le premier éditeur, même s’il ne suit pas en général la chronologie, car il respecte quelques séquences de lettres ayant un même destinataire. Nous distinguons un sous-ensemble sans destinataires identifiés de celui destiné à Madame Guyon (ce dernier est ici fortement réduit car il est inclus dans la Correspondance, II Directions spirituelles de cette dernière).
II Opuscules spirituels, reprend certains textes publiés sous ce nom constituant le premier volume du Directeur mystique. Il s’agit de courts traités qui circulaient dans le milieu des dirigé(e)s de Bertot. Ils précisent certains points de la vie mystique en faisant souvent appel à des comparaisons intuitives imagées. Certains ont la longueur de petits traités spirituels.
III Les Degrés d’oraison, texte majeur qui a été enfoui jusqu’à maintenant dans les anonymes, et sous un titre au début peu attirant 128. Ce court traité publié en 1684 grâce aux soins de la supérieure du couvent de Montmartre, met au point certaines approximations des dirigé(e)s de Monsieur Bertot, qui avaient édité dès 1662 ses schémas de retraites. Il les complète en abordant des points propres à la vie mystique avancée. Ce texte est reproduit intégralement. Il n’existe en effet à nos yeux aucun texte contemporain de densité comparable sinon certains passages de sa dirigée, parus au début du siècle suivant.
La majorité des opuscules et de nombreuses lettres sont donnés ici intégralement ou avec un nombre d’omissions très réduit, respectant ainsi la règle habituellement observée dans les rééditions de textes. Parfois nous avions relevé de courts passages saillants dans des lettres par ailleurs redondantes. Il nous a semblé que de tels fragments, qui resteront pour longtemps enfouis dans les très rares exemplaires du DM, méritaient de trouver place entre les textes intégraux. Nous les avons très généralement complétés de manière à livrer des paragraphes numérotés de l’édition Poiret.
Plus de la moitié du corpus est constitué de lettres, couvrant les trois derniers volumes du Directeur mystique. Elles sont d’une grande profondeur spirituelle, mais répétitives, tout comme les difficultés rencontrées par les dirigé(e)s de Bertot.
Ce qui suit est un choix dans l’ensemble des 221 lettres constituant les trois derniers volumes du DM, excluant les lettres dont Madame Guyon apparaît, à des indices souvent ténus, comme la destinataire 1.
Nous réservons les crochets à la pagination du DM. Des titres en italiques sont repris de la même source.
Quand2 Dieu, après plusieurs grâces et miséricordes, dispose une âme pour Sa sainte présence et Sa communication amoureuse, Il lui communique toujours la paix, et ensuite l’établit peu à peu dans un repos solide qui est comme le siège et la demeure de Dieu : c’est pourquoi une personne intelligente [2], et qui sait les démarches de Dieu, aussitôt qu’elle voit et s’aperçoit que Dieu calme son âme, tâche d’y correspondre et s’ajuste peu à peu à Ses démarches.
Ce repos et cette paix viennent à l’âme très peu à peu. Au commencement l’âme sent et s’aperçoit seulement d’une inclination à la paix et au repos, de manière qu’elle n’en peut jouir que par intervalles, quoiqu’elle y ait une grande inclination : c’est pourquoi ce lui est une grande fête quand elle en reçoit la grâce de Notre Seigneur. Et pour lors elle doit être fort fidèle à la conserver, faisant seulement avec fidélité ce que Dieu demande de l’âme, soit pour l’extérieur de son emploi et condition, soit aussi pour l’intérieur en continuant sa manière d’oraison, mais avec plus de repos et de quiétude. Et même quand ce repos augmente passagèrement, comme cela n’est au commencement que par intervalles, il est bon de se tenir plus en repos de toutes opérations, autant qu’on le peut en bonne prudence, afin que l’âme se nourrisse de cette manne céleste ; et quand il cesse, ou qu’il diminue, ce qui arrive bientôt, alors il faut humblement le laisser aller, s’occupant, et sans empressement, à ce que Dieu veut, mais cela en conservant l’inclination à la paix et au repos dont on a joui.
Il faut remarquer que jamais Dieu ne donne ce repos et cette paix dont je parle, que par imprimer à l’âme une inclination fort secrète mais intime pour la paix et le repos. Et comme cette grâce et ce don de paix et de repos divin a son siège et sa demeure dans la volonté comme dans la reine des puissances, afin que par son moyen les autres puissances, et généralement [3] tout ce qui est sous son domaine, puissent peu à peu participer à ce don divin dont Dieu l’honore, aussi ce repos dans les commencements n’étant que passager et non par état, il ne demeure dans l’âme par état qu’après avoir reçu plusieurs fois ce présent du ciel et après avoir mis plusieurs fois en pratique l’inclination secrète du fond de la volonté pour cette paix et ce repos, dont l’âme par fidélité se sert en l’absence de ce repos comme don passager plus spécial. Et ainsi le bon ménagement que l’âme fidèle fait de cette inclination de sa volonté pour la paix, soit dans ses actions ou dans son oraison, lui attire de plus fréquentes visites de Dieu, pour lui réitérer de fois à autres et peu à peu ce repos. Ce qui va augmentant de plus en plus cette divine inclination de la volonté, jusqu’à ce que peu à peu l’inclination de la volonté étant bien ménagée dans les actions extérieures et dans l’oraison, l’âme trouve en elle insensiblement et comme sans savoir le moyen, un repos plus fréquent et une paix comme par état pour faire tout en elle et par elle.
Cette inclination pour la paix et le repos est une impression dans la volonté, qui en tout ce que l’âme a à souffrir et à faire, incline l’âme à mettre sa volonté autant qu’elle le peut dans le repos, ou du moins à vouloir et à désirer vraiment le repos et la paix. Et ainsi comme la volonté a un domaine grand sur l’âme, et sur tout ce qui est en elle, savoir ses puissances, passions, actions et inclinations naturelles, insensiblement l’âme par cette inclination libre et vigoureuse, va peu à peu arrangeant tout cela et mettant le holà à ce petit monde, afin que la volonté comme maîtresse se mette [4] et se trouve dans la possession de son inclination et de son penchant. Et comme Dieu ne désire rien tant que de Se donner à l’âme, voyant le travail doux, humble et fidèle de la volonté pour venir à bout de sa chère et aimable inclination pour le repos et la paix, et aussi la prudente conduite dont elle se sert admirablement pour faire soumettre tout ce qui est en l’âme et ce que l’âme peut faire à cette inclination, Il la secoure et lui aide, et ainsi Il réitère de fois à autres plus fréquemment son repos. Ce qui augmente aussi son inclination, et la met de cette manière en un travail plus vigoureux, mais suave, pour suivre ce repos goûté et pour faire ce qui est en elle afin qu’elle le trouve plus fréquemment.
Où il faut remarquer que, comme ce divin repos faire rentrer l’âme en elle-même, et dans son intérieur où Dieu est, cette inclination qui est l’effet du repos, met toujours l’âme en quête pour y pénétrer, et pour travailler doucement de plus en plus à entrer et à être en son intérieur, où l’âme sait fort bien qu’elle trouvera ce repos comme une source d’eau qui a son principe dans le plus intime d’elle-même. Car ce repos n’est pas comme celui du monde, qui est seulement en la jouissance de quelque créature, et ainsi qui n’est qu’un faux repos et une tromperie ; mais ce repos divin dont on parle, est dans la jouissance de Dieu en nous-mêmes, et dans le plus intime de notre intérieur. C’est pourquoi la jouissance de ce repos donne un parfait contentement, n’étant pas établi sur aucune créature, mais sur Dieu au-dedans de notre être, si bien qu’il faudrait qu’une âme qui est assez heureuse d’en pouvoir jouir, [5] tombât dans le non-être pour perdre son repos, car ne pouvant perdre Dieu si elle ne le veut, elle ne saurait le perdre. Et c’est ce qui fait que l’inclination de la volonté touchée de ce divin aimant, travaille toujours pour chercher Dieu en son intérieur, afin qu’étant et devenant en repos, elle L’y puisse trouver.
Le bonheur donc d’une telle âme est d’être fort fidèle à bien user de sa volonté, afin que de se mettre et conserver dans la paix en le voulant ; et ainsi ordonnant par là toutes choses en elle, peu à peu elle se trouve en son travail surprise du repos qui fait son bonheur et sa joie, et dans lequel vraiment elle trouve tout, parce que Dieu ne manque jamais d’y venir et de s’y trouver. Ce qui fait le bonheur accompli de l’âme, car où Dieu est, toutes choses y sont et y sont en abondance ; et vraiment Dieu ne manque jamais de donner selon le degré de la paix et du repos, la jouissance de Sa majesté.
[...]
Il n’y a que Dieu seul qui dans le repos et par le repos, puisse faire porter les croix et toutes les peines d’un état en la manière divine sans succomber au chagrin et à l’ennui de la vie présente, et qui puisse enfin rendre l’homme [12] pleinement capable de deux contraires, savoir de la joie et de la peine en un même temps. Et quand l’âme est fidèle et constante à conserver la paix dans tous les accidents de la vie par l’abandon, pour lors elle peut faire oraison partout et en tout temps, étant toujours disposée pour cet effet; et quand cela n’est pas, il y a autant de changement qu’il y a de moments en la vie, chaque moment étant traversé par les diverses peines que nous causent les choses présentes ; mais la paix intérieure et ce repos divin approchant l’âme de Dieu, et même dans la suite la mettant en Dieu, la fixe par l’immobilité divine. Elle a ses agitations des affaires et souffre les mouvements de ses passions, mais en repos ; et par là elle les tient au-dessous de soi : ainsi elle ne laisse pas d’être à Dieu et en Sa possession, quoiqu’elle ressente les peines qui la tentent pour se tourner vers elles en quittant sa paix.
Quand l’âme a appris, par les divers accidents de la vie, quel mal lui fait le retour et penchant qu’elle a vers elle-même, en se peinant de ses croix et des accidents de son état, pour lors elle fait ce qu’elle peut pour n’être émue de rien, mais au contraire toutes choses la renvoient vers Dieu en son repos. Et ainsi, non seulement elle a le repos et jouit du repos dans le temps de l’oraison, mais encore [elle les conserve] au milieu de ses soins et de ses inquiétudes et des croix qui lui arrivent, tout cela la sollicitant au repos et pour se mettre en sa paix, où l’âme sait très bien qu’elle trouvera le remède à tout et même tout bien, et plus infiniment que l’on ne peut exprimer. Il faut de l’expérience pour [13] apprendre et savoir la plénitude de lumière et de grâce qui se trouve au temps que l’âme est en ce repos, et combien en ayant quelque peu joui, elle en devient saintement amoureuse jusqu’à ce qu’elle en puisse jouir à son gré et selon son désir, et que dans la suite elle en puisse même être pleinement possédée.
Cela est étrange que toutes choses tendent au repos comme à leur bonheur et à leur dernière fin, spécialement l’homme ; et que cependant il n’y arrive jamais, le cherchant où il n’est pas. Il le cherche dans les créatures, dans les biens, dans les honneurs, et en ce qui est dans la vie présente, par le délectable que les créatures ont, où jamais aucun ne l’a pu trouver. Le repos que chaque créature cherche n’est qu’en Dieu et jamais personne ne le pourra trouver que par les croix et la fidélité à mourir à soi-même. Par là, se quittant soi-même, on trouvera assurément son repos, étant ainsi en état d’en jouir en tout et partout, autant que l’on est fidèle à son oraison et à ce que Dieu demande de nous dans notre condition.
Vous m’attristez par vos lettres, m’apprenant que vous êtes plus mal ; et il n’y a que la seule soumission à l’ordre de Dieu qui puisse calmer sur cela quand on a une véritable union comme est la nôtre. C’est donc dans cet abandon que je désire me perdre et trouver la paix, aussi bien pour tout ce que l’on peut faire [14] de bien en ce bout du monde, qu’en tout autre chose ; et vous me consolez me marquant votre même dessein : c’est là le rendez-vous de tous les bons coeurs.
Ce que vous me dites touchant la résolution que vous avez prise de vous défaire de tout soin pour vaquer uniquement à votre perfection, est assurément ce que vous pouvez faire de mieux. Car sans doute une infinité de personnes sont trompées au choix des moyens de la vraie piété. Souvent ils sont très contents d’eux-mêmes pourvu qu’ils entassent une infinité de desseins, de désirs et d’actions de piété, ne regardant pas que cela est peu en comparaison de ce que l’on peut faire par le vrai anéantissement de soi-même, lequel très souvent n’est en l’âme que par la mort de toutes choses. C’est donc ce vrai néant de soi-même qu’il faut chercher, qui met l’âme dans le calme et par conséquent dans la possession de Dieu. Faisons tout ce que nous voudrons : si ce calme n’y est, la possession de Dieu ne s’y rencontrera pas et tout sera très petit.
Voilà la raison pourquoi ces âmes qui ne travaillent pas à jouir de Dieu par le calme et l’oraison ne sont jamais satisfaites, mais au contraire sont toujours affamées et désireuses d’une chose qu’elles ne rencontrent jamais, parce qu’elles ne la cherchent pas comme il faut, savoir par l’anéantissement de soi-même aux dépens d’une infinité de choses, ni où il faut, c’est-à-dire dans le calme et la paix, qui ne se trouvent que dans la véritable petitesse, non seulement quant aux choses du monde, mais encore en ce qui regarde Dieu.
Au nom de Dieu, faites donc violence [15] pour rompre vos liens, lesquels, comme ils sont dorés, sont aussi plus difficiles à dissoudre : je veux dire que comme c’est la charité qui vous attache à un million de choses bonnes et saintes, il est plus rude de les abandonner pour vaquer à l’inconnu, à la mort de vous-même et à la sainte oraison. C’est là notre cher bonheur, et où nous trouverons notre félicité ; mais ne croyez pas que les seuls saints desseins vous y fasse arriver, mettez la main à l’oeuvre, et l’exécutez au nom de Dieu.
Je vous puis dire des nouvelles de ceci fort certaines, d’autant que je viens du pays des affaires de charité. Vous savez mes embarras depuis huit à neuf ans pour une pauvre orpheline. Dieu par Sa bonté m’en a délivré ; et de cette sorte que je suis dans ma très chère solitude, où je goûte par la miséricorde de Dieu infiniment plus que toutes les saintes actions, ni tous les hauts desseins de la gloire de Dieu ne m’ont jamais fait trouver. C’est pourquoi je sais, grâce au bon Dieu, l’une et l’autre terre, et ce que l’une et l’autre peuvent donner à ses habitants.
Attendez-vous à des tentations fréquentes, supposé que vous exécutiez ce dessein de la retraite, pour deux causes.
La première, d’autant qu’assurément le démon perd une âme quand elle exécute courageusement le dessein de l’oraison et de la retraite, à cause de l’amour divin qui se communique là, où il ne peut entrer, et où il ne voit point de sentier pour causer facilement du mal.
La seconde, parce que l’âme en cet état porte des fruits véritables, et non seulement imaginaires, car outre qu’elle se remplit de Dieu qui est le fruit par excellence, elle est ennoblie [16] de grâces pour faire du fruit admirablement aux autres, quoique avec peu de paroles, une conversation modérée et un empressement fort réglé par l’ordre de Dieu.
Pardonnez-moi donc si je vous dis que pour en venir là, il faut régler ses jours, ses semaines et ses mois. Je m’explique, en vous disant qu’il faut tâcher de savoir ce que vous devez faire, pour n’avoir nul scrupule d’abandonner une infinité de choses saintes afin d’être solitaire ; et pour toutes celles dont vous ne pouvez vous dispenser, d’en faire une très grande partie par autrui, vous sacrifiant par la confiance que vous aurez qu’ils feront mieux que vous. Excusez-moi si je vous parle si franchement ; mais je sais la fourberie de ma propre nature au fait de se donner à la sainte oraison en solitude par le retranchement des actions de piété, qui non seulement sont de perfection, mais qui souvent viennent à attacher sous l’apparence de justice.
Courage ! Vous savez combien Sa bonté vous a donné de saints desseins d’oraison, et comme vous en avez entendu de si bonnes nouvelles à Caen. N’est-ce pas une marque suffisante pour en assurer la vocation et par conséquent, la grâce par les mérites du sang de Jésus-Christ qui j’espère, ne vous manquera nullement ?
Pour répondre à vos difficultés, je vous dirai que le néant dont vous me parlez, est fort bon, et c’est une suite de la grâce que vous avez eue il y a longtemps, selon ce que je vous ai dit et écrit. Mais remarquez que l’on n’arrive pas uniquement à ce néant par le vide absolu, [21] mais encore par le vide en pratique. Et comme chaque vertu fait vide en nous de notre propre inclination qu’elle contrarie, aussi ne doit-on faire qu’un même, du néant pratiqué par les vertus et les providences qui se présentent, et du néant qui est le penchant de notre coeur et de notre esprit.
Cette observation est nécessaire un long temps, d’autant que la vertu et la mort est pénible en réalité et en expérience en toute âme ; et ainsi insensiblement, si l’on n’y prend garde, elles tirent l’âme de la pratique pour demeurer dans le rien et le vide que l’on a par le penchant de son intérieur. A la suite que ce rien et ce néant devient plus divin et qu’ainsi l’on trouve davantage Dieu par les pratiques de mort à soi-même et des vertus, on n’a pas besoin de ces observations, puisque la vertu en pratique par les occasions et le néant en notre coeur deviennent tellement la même chose que l’inclination de l’âme est toutes vertus selon qu’elles se présentent, ne pouvant trouver Dieu avec plus de goût qu’en elles, ce qui fait que l’âme devient autant avide des vertus, de la mort à soi-même et généralement de tout ce qui peut lui causer de la peine, qu’autrefois elle l’aurait fui par adresse naturelle pour se repaître avec plus d’avidité de son néant et de son rien.
L’âme doit prendre garde que la raison pourquoi elle se trompe au commencement au fait des vertus, est que, comme Dieu n’est pas beaucoup grand en elle, et qu’ainsi elle ne Le peut pas encore beaucoup trouver dans les vertus et dans la mort à soi-même, elle les regarde comme des activités hors d’œuvre et qui lui nuisent. Elle se trompe faute d’assez [22] de lumière. Car elle n’a qu’à doucement et humblement y réfléchir et y travailler en suivant son penchant pour le vide et le néant, et elle trouvera que plus elle y travaillera et plus les autres travailleront à l’exercer, plus son néant sera fécond, et elle expérimentera que ce qu’elle a cru une activité qui n’était pas nécessaire mais plutôt dommageable, lui est fort utile ; d’où vient que Dieu venant en elle beaucoup par son néant, vient aussi à lui faire trouver les mêmes vertus qu’elle a poursuivies, et par là Sa présence en elle s’augmente beaucoup. Où il faut remarquer que la pratique des vertus, la fidélité à mourir à nous au long et au large n’est point dit activité, quand elle n’est point recherchée, mais qu’elle découle comme naturellement de notre état et condition. C’est être passif à la Providence qui ordonne et règle les occasions sur nous, auxquelles il faut être extrêmement fidèle. Car toutes ces vertus et ces occasions de mourir sont comme des semences dans notre néant intérieur, lesquelles à la suite par l’augmentation de ce même néant devenant davantage Dieu, deviennent en fleurs, comme nous voyons qu’au printemps les parterres sont parsemés de fleurs qui durant l’hiver étaient cachées dans la terre ; si bien que qui n’aurait pas semé ces fleurs durant cette saison, n’aurait pas les fleurs dans le printemps et lorsque le soleil est plus avancé. Et voilà ce que font les âmes qui ont un commencement de foi, de néant et de simplicité, lesquelles pour se laisser trop en vide par un secret amour propre, oublient la pratique de mort dans les occasions de leur état : elles manquent à semer les fleurs, et quand le soleil éternel est [23] plus avancé, il ne fait rien en elle, et passe inutilement sa course à la suite ; comme nous voyons que le soleil donnant sur un jardin non cultivé, n’y fait pas des fleurs, mais même par un accident funeste il y fait venir des mauvaises herbes.
C’est pourquoi il vous est de grande conséquence, en marchant doucement et humblement dans votre voie de nudité et simplicité, de faire en sorte que les vertus et les providences de mort aillent de pas égal en pratique, parce qu’y faisant de votre mieux, vous trouverez que tout cela sera si bien ajusté, que selon que votre âme aura de pureté par ces choses, la lumière divine s’augmentera, et à la suite deviendra plus féconde par sa chaleur pour faire multiplier au centuple les mêmes choses que vous avez semées avec peine. Et si je vous pouvais exprimer ce que sont et deviennent les vertus et les occasions de mourir à vous-même y étant fidèle, quand la lumière devient plus grande, et que Dieu s’approche davantage, je ne vous parlerais que par exagération ; d’autant que les moindres pratiques de vertu et de mort à soi deviennent si belles et si merveilleuses en Dieu que cela est inconcevable, et fait bien concevoir à l’âme le peu de lumière qu’on a au commencement de regarder les occasions de mourir à soi, d’être humilié, de pratiquer les petites vertus, comme quelque chose de bas et de moindre que sa nudité et simplicité. Il faut tâcher de se retirer de cette tromperie puisqu’en vérité la nudité et la simplicité en foi est en nous comme la lumière du soleil est dans le monde ; elle ne fait, dans son commencement [24] et à la suite, et elle ne travaille que sur ce qu’on lui donne ; et vous ne pouvez remarquer ses beaux effets que par l’ouvrage que vous lui présentez. Si vous ne semez du blé dans son temps, le soleil n’en fera jamais venir. Et n’est-ce pas par ce travail que vous remarquez la beauté de l’opération du soleil par la beauté des fleurs dans le printemps ? Si donc vous vous contentiez d’envisager nuement la pureté de sa lumière, vous ne recevriez nul effet de sa fécondité.
Ne craignez donc pas, mais plutôt soyez fidèles à poursuivre votre simplicité en votre rien, étant généreux à mourir et à souffrir les diverses morts que vous vous donnerez, et qu’on vous donnera ; et par là la lumière deviendra féconde autant qu’elle deviendra claire à la suite en se simplifiant et se dénuant. Il est certain que supposé que vous soyez fidèles à prendre votre rien et votre néant de cette manière, qu’il sera en votre unité beaucoup fécond, puisqu’il est véritable que la lumière divine est autant féconde qu’elle est lumineuse, et qu’ainsi une âme qui meurt également à soi en sa lumière, trouve toutes choses en son unité ; mais si (comme je viens de dire) elle ne meure pas, il est certain qu’elle n’y trouvera rien et à la suite peut s’égarer dans cette grande nudité et ce rien si étendu. Mais supposé sa mort, elle n’a que faire de craindre, car plus elle mourra et qu’on la fera mourir, plus elle y trouvera de fécondité ; et son unité et simplicité sera abondante en toutes choses. Et c’est proprement ce qui rend les âmes divinement éclairées si affamées des morts, des humiliations, [25] et du reste qu’elles trouvent et rencontrent dans le fond de leur simplicité et nudité en fécondité merveilleuse.
Je suis fort aise de vous voir éclairé de votre néant, c’est-à-dire que vous découvrez davantage le fond de votre corruption. Cela me donne de la joie, d’autant que cela me marque que la lumière divine s’accroît et qu’elle devient plus féconde. Car en vérité un esprit et un coeur qui ne devient pas éclairé de sa misère par le soleil éternel de plus en plus, ne donne pas des marques que sa lumière soit vraie, mais quelque imagination qui n’aura pas de suite. Au contraire quand la simplicité de la lumière divine tire du fond de notre âme les connaissances véritables et expérimentales de notre propre néant, et de notre propre corruption, elles labourent notre terre ; et comme nous voyons que de la boue, du fumier et de la terre toute sillonnée, il en revient du beau blé par la lumière du soleil, aussi de notre âme vraiment humiliée et apetissée par nos misères, nos péchés et nos faiblesses, la vertu et la perfection en la jouissance de Dieu naît et paraît pour notre consolation et sanctification. Et quand les choses ne viennent de cette manière, elles ne sont jamais réelles et véritables ; et plus elles sont telles, plus elles deviennent réelles, et la véritable vertu qui est une participation de Dieu, devient une plus grande nourriture à l’âme. Ceci est d’une extrême conséquence et, autant qu’on l’expérimente, autant peut-on juger de la vérité de son intérieur.
Il ne faut pas croire que le progrès d’une âme, qui marche dans la vérité et qui veut tout de bon aller à Dieu, soit momentané. Je vois souvent des âmes dont la perfection et l’oraison vont aussi vite que leur volonté, au moins à ce qu’elle se persuadent, quoique vraiment cela ne soit que dans leur imagination et fabriqué par une ferveur précipitée bien qu’avec une bonne et sainte intention. Il n’en va pas de même d’un travail efficace et véritable, car il est rude et difficile, et on ne vient à bout de la vraie perfection que très peu à peu. La raison de cela est que le travail efficace de ces âmes est occupé sur elle-même pour rectifier tout de bon leurs inclinations et leurs penchants soit au péché et à l’amour-propre, soit aux créatures. Or comme cela s’est infiniment enraciné dans notre être, on y ressent une peine que la seule expérience peut dire ; et c’est ce qui fait que plus le travail y est efficace et véritable, moins on en est satisfait, car en ce genre de travail la pratique est lumineuse, et ainsi plus on se détruit soi-même, plus on découvre de quoi se combattre.
Il n’en va pas de même dans les premières ferveurs, ou souvent l’âme ne se met pas tout de bon à se combattre, n’y faisant pas consister la première démarche de sa perfection, et ne s’exerçant que sur des choses faciles, ou du moins qui sont agréables à la propre volonté ; [34] et ces sortes de choses sont les pâtures des ferveurs volontaires. On fait des merveilles, à ce que l’on croit car ne se combattant pas soi-même, on se voit si saint que très souvent on s’admire secrètement. Mais quand, par la Providence, ces feux de ferveurs viennent à se diminuer, et que Dieu permet que l’on découvre qu’on combat contre un ennemi imaginaire, et qu’il y en a un autre qui est nous-même, qu’il faut détruire, on demeure très étonné parce que l’on voit que ce nouveau travail est fort ingrat, se croyant plus imparfait plus on se combat ; et qu’en vérité c’est vouloir miner un rocher que d’entreprendre un tel ouvrage qui paraît très infructueux et de peu de conséquence. Cependant c’est l’unique travail, quoique je vois peu d’âmes de celles que l’on appelle dévotes, l’entreprendre.
On s’adonne facilement à l’autre, d’autant que la propre suffisance et la propre volonté s’y trouvent satisfaites ; mais en celui-ci il n’y a que de l’humiliation, de la petitesse et de la difficulté, ayant pour but de se détruire véritablement et de se conformer à l’ordre de Dieu selon l’état et la condition où Il nous met. Ce qui dit bien des choses et taille bien de l’ouvrage à une âme qui veut aller de la bonne manière à Dieu. Il vaudrait mieux de travailler qu’un mois efficacement en ce genre de travail et puis mourir, que de vivre cinquante années entières dans la ferveur dont nous avons parlé. Car en vérité quand vous examinez de près ces âmes qui passent pour saintes aux yeux des hommes, vous n’y trouverez que défauts et plénitudes d’elles-mêmes et un ouvrage que l’on a bâti à fantaisie.
[...]
Ayez, je vous prie, grande application à l’usage que vous faites des écrits, n’en prêtant pas facilement, car ils pourraient faire du mal, à moins que la vocation surnaturelle soit fort discernée. Ils ne sont pas encore propres ou très peu pour N... ni pour M... Il faut les aider à purifier leurs âmes et a faire un saint usage de leur vocation avant qu’elles se dénuent. Ainsi elles ont besoin de bonnes et saintes vérités pour lectures, et de bonnes, saintes et simples pratiques pour emploi ; autrement on les ruinerait sans ressource. Il faut édifier et purifier leurs âmes avant que de les dénuer.
On édifie par les saintes maximes de pureté, d’abjection, de fidélité aux providences de l’état et par une infinité de choses dont elles doivent être éclairées selon le degré où elle en seront. Ensuite elles doivent être éclairées de leurs défauts, non seulement par Dieu comme en la nudité, mais par les créatures et par les réflexions simples qu’elles doivent faire pour s’ajuster à l’ordre de Dieu sur elles. Et ainsi elles ont besoin d’être éclairées et non obscurcies [41], elles ont besoin d’être doucement et suavement remplies et non vidées, elles doivent travailler efficacement sur elles en embellissant leurs âmes de saintes vertus, et non être conduites et précipitées dans le vide et le rien. Et de cette manière vous voyez qu’il faut prendre un chemin tout contraire à celui de ces écrits, afin d’y arriver un jour, Dieu aidant.
Ce que je dis pour ces personnes-là, je le dis aussi pour toutes les autres âmes, qui ne sont pas encore arrivées à bout de lumière. Car la lumière obscure de foi qui fait la course et la consommation de cette grâce dont je vous ai tant parlé et écrit, ne vient en une âme pour l’ordinaire que par la lumière, et cette lumière venant par la pratique en excès ; la foi succède, et ainsi les ténèbres ne sont causées que par la lumière et ce vide ne vient en l’âme que par la plénitude. Ce qui oblige l’âme qui veut fidèlement et sûrement marcher en la voie de l’oraison de se servir de bonnes lumières, et de saintes pratiques selon son degré pour éclairer et purifier ses sens et ses puissances ; et ainsi les sens et des puissances étant éclairées et purifiées selon le dessein de Dieu, elle devient capable de la lumière de foi, comme j’ai dit.
Et pour se convaincre de ce procédé dans l’ordre de la conduite de Dieu, il faut savoir que l’âme étant une émanation de Dieu, elle est en soi-même capable de lumière et d’amour, et d’une grande pureté ; et ainsi l’âme en soi est lumière et amour, si vous la considérez comme sortant des mains de Dieu. Elle s’est salie par le péché originel et par les actuels [42] qu’elle a commis. Le travail donc de l’âme est de se procurer, par les bonnes lumières et par l’amour puisé dans les saintes pratiques, la lumière et l’amour dont elle est en soi capable ; et ainsi toutes les bonnes lumières éclairent son entendement, toutes les ferveurs dans les pratiques échauffent sa volonté ; et peu à peu selon son degré, c’est-à-dire moins simplement au commencement, plus simplement à la suite, et encore plus simplement plus elle avance, de telle manière que, se purifiant, elle est éclairée, et autant éclairée qu’elle en est capable dans sa capacité même.
Mais comme nous avons deux capacités, une active et propre et l’autre passive, la première est perfectionnée selon le dessein de Dieu par le moyen susdit, et comme disent tous les bons livres qui parlent des vérités chrétiennes et des saintes pratiques perfectives. L’autre est perfectionnée par la lumière de la foi, non en soi, mais hors de soi : car l’effet de la foi est de tirer toujours l’âme hors de soi, comme les bonnes lumières ont pour effet de perfectionner, purifier et éclairer l’âme en sa capacité propre.
Vous voyez par là combien il importe de prendre bien le procédé de Dieu en conseillant et en aidant aux âmes et que, s’y trompant, on les perd sans remède. Car si vous conseillez une âme et la conduisez dans les voies de la foi en simplicité et nudité, et qu’elle n’ait encore suffisamment marché dans la première fois perfective, pour être éclairés et purifiés en foi, vous la perdez : car il lui faut des lumières, et vous lui donnez des ténèbres ; il lui faut les pratiques, et vous lui conseillez le vide ; et [43] ainsi du reste que vous pouvez remarquer dans les avis de ces deux voies.
Si au contraire elle a assez travaillé à se purifier et à s’éclairer et qu’ainsi le travail de sa propre capacité soit consommé, et qu’elle ne trouve plus sur quoi travailler et que, nonobstant cela, vous lui conseilliez encore des vérités, des lumières et des pratiques, vous la mettriez dans un grand trouble. Car au lieu qu’elle trouve des lumières par les vérités, elle rencontre des ténèbres épaisses ; au lieu de posséder quelques saintes pratiques, tout s’échappe d’elle ; et de cette sorte plus elle pense faire, plus elle se brouille, s’inquiète, et perd son repos.
Où il faut remarquer que notre âme en foi est capable de lumière jusqu’à un certain point et non plus, qu’elle peut se remplir jusqu’à une certaine mesure et non plus ; et qu’ainsi notre entendement peut être éclairé jusqu’à la fin de sa capacité propre ; mais après cela il en faut demeurer là. C’est comme une chandelle qui éclaire tant qu’elle dure, mais venant à finir, sa clarté cesse et s’éteint. De même en est-il de la capacité de la volonté qui se remplit autant qu’elle peut ; mais étant remplie, si l’on veut lui donner encore, ce surplus se perd.
Et c’est pour lors que le sage directeur discerne qu’il faut commencer à se servir d’une autre lumière, dont le propre n’est pas d’éclairer la capacité propre, mais plutôt au-dessus de la capacité propre ; et cette lumière est la foi, qui aussi ne remplit pas plus on en reçoit, mais plutôt vide.
Les avis changent pour lors ; et au lieu de [44] conseiller les usages des lumières qui éclairent la capacité propre, il conseille la foi et ajuste ses avis au procédé et à l’accroissement de cette divine lumière.
Tant de livres ont été faits par de saintes personnes pour aider les âmes en la première conduite, comme Grenade, Rodriguez et une infinité d’autres, dont on se peut servir très fructueusement. Pour la voie de foi, il y en a aussi plusieurs, comme le bienheureux Jean de la Croix, Taulère, le Chrétien intérieur et une infinité d’autres que l’on trouve facilement. Et supposé la précaution susdite, on peut faire des progrès à l’infini dans l’une et l’autre voie, l’une préparant et disposant pour l’autre, et l’autre perfectionnant la première et mettant l’âme dans ce pour quoi elle est créée.
Vous pouvez sur cela aider toutes vos bonnes filles et aussi plusieurs du dehors selon ce procédé ; et de cette sorte, votre travail sera fructueux et utile. Je salue votre chère communauté et vous suis toute acquis pour Dieu.
J’ai lu votre lettre. J’y répondrai de mon mieux par articles, conformément à ce que je vous ai écrit et que je crois, selon ma pauvre lumière, être votre grâce.
[45] Je ne crois pas que vous ayez eu une petite grâce ; elle a été assurément forte dans son commencement et d’une grande source ; mais l’ayant mal prise, elle n’a pas donné ses eaux comme elle l’aurait fait. Vous l’avez prise par élévation et tendance à grandeur de grâce et elle portait à l’anéantissement et à la destruction de vous-même. Si bien qu’encore que la grâce y ait été, et ait été le principe mouvant de ce que vous avez fait, n’ayant pas été absolument selon le biais de votre grâce, vous n’avez pas fait les démarches que vous auriez faites. Et même je vous puis dire présentement que j’ai plus de lumière de votre grâce et de ce qui s’est passé en vous, que c’est comme un miracle que cette élévation, qui était comme se fourvoyer dans votre voie, ne vous ait portée bien loin plus qu’elle n’a fait, toutes les choses qui se sont passées et que vous savez ne m’étonnant nullement.
À présent que vous voyez votre voie et que Dieu par Sa miséricorde vous éclaire, si vous prenez le biais de la voie, vous pouvez réparer tout le passé dans peu, ce qui ne se fera qu’en entrant dans votre rien par vos pauvretés en paix et en abandon, conduisant tout là et vous servant de tout pour arriver là. C’est là et par là que vous trouverez la source, laquelle réparera tout ; et j’ai pitié de vous qui ne pouvez comprendre une chose si facile, car il me semble que le bon Dieu me la donne fort claire pour vous.
Vous croyez toujours que vous être rabaissée et que votre grâce est petite, car vous voyez cette petitesse du côté de ce que vous savez, sans la regarder du bon côté comme étant le [46] moyen et votre voie pour mourir, pour creuser et trouver la lumière éternelle, qui ne viendra jamais que par la petitesse de vous-même, si bien que, si vous compreniez bien une bonne fois cette voie sur vous, vous auriez trouvé le trésor.
Sachez que jamais Dieu, et par conséquent la paix solide, ne viendra selon vos désirs que par ce biais ; tout le reste vous égarera. Et si vous ne preniez ce biais, vous seriez égarée toute votre vie, quand bien vous travailleriez jour et nuit, quand vous vous déchireriez de coups de disciplines, quand vous feriez des miracles. Mourir sur votre fumier et par votre fumier en cette manière est marcher plus en un moment que dix ans d’oraison en élévation.
Je vous le dis encore, vous êtes heureuse que Sa Majesté vous montre le chemin, car chaque moment peut être heureux pour vous, en y courant sans marcher selon votre pensée, et ne faisant rien selon vos desseins, mais en pourrissant et en mourant par toutes les pauvretés et toutes les rencontres journalières, comme je vous ai dit dans mes lettres précédentes. C’est là l’eau de source pour vous, qui sera féconde en vertu et en mort de vous-même autant qu’elle coulera par ce biais. C’est par là que l’oraison viendra et non autrement ; et enfin tout bien viendra par elle ; je n’en doute nullement et je le sais, comme je sais le biais pour N. si elle est fidèle.
Le malheur est que toute autre chose vous serait à goût, car c’est là que la nature trouve sa mort ; ce qui est la marque infaillible que ce que je vous dis est la vérité pour vous. Il n’y en a pas d’autre et il y en aura jamais d’autre. [47] C’est cette pourriture et pauvreté tant passée que présente et futur qui porterait les fleurs des vertus, l’eau de source coulant par elle ; et l’âme assez heureuse de comprendre son biais et sa voie (je parle de celles qui sont assez heureuses d’avoir le don et la semence), s’apercevrait dans la suite avec surprise que la même terre a son eau qui la fait fleurir et fructifier.
Il y a des jardins qui n’ont pas leurs eaux en eux et qui dépendent de la pluie, ce qui est fort incertain ; les autres sont arrosés des eaux de source, qui les arrosent incessamment, et ainsi ils peuvent toujours fructifier. Il en est de même de l’âme qui est dans sa voie : au commencement sa pauvreté, ses misères et le reste, lui font trouver la source, à la suite tout cela la fait couler abondamment autant que l’âme meurt et cesse par là ; mais à la fin elle trouve et expérimente que cette même misère et pauvreté qui lui paraissait si stérile, si misérable et si infructueuse est toute féconde non par autrui mais par elle-même, à cause de cette eau divine qui vient par le dedans et qui est cela même qui la fait et qui la rend féconde.
Ce qu’il y a d’admirable dans les voies de Dieu est que, comme Dieu est un, aussi sont-elles uniques, quoique multipliées en autant d’âmes qui ont le don. Ainsi les mêmes choses écrites en Sa lumière se peuvent appliquer à toutes, en connaissant cependant la diversité de leurs voies par où elles arrivent à ce don et par où ce don s’augmente et s’accroît. Ainsi connaissant votre voie, servez-vous de ceci. N., connaissant la sienne, s’en peut aussi servir ; c’est-à-dire assurez-vous que, cela étant votre voie, l’eau de source viendra par cette voie et portera [48] infailliblement les fruits d’oraison et de pureté. Je dis infailliblement car Dieu ayant donné le don, pourvu que l’âme soit fidèle en sa voie et marche par sa voie, tout bien lui vient par là.
Il faudrait l’avoir expérimenté, pour savoir combien ce que je vous dis est véritable et combien il est certain que, quelque travail que l’âme fasse, si elle n’est dans sa voie, jamais cette eau de source ne vient ni ne peut venir ; et qu’ainsi l’âme ne peut avoir jamais en elle les effets de cette divine eau, quelque vocation qu’elle ait. C’est pourquoi vous voyez quelquefois des âmes qui aussitôt qu’elles commencent, deviennent fécondes, non en eau seulement, mais dans les effets de cette divine eau. Vous me demanderiez peut-être volontiers que je vous dise quels sont ces effets ? Ils se donnent assez à connaître et cela serait trop long ; il n’est pas nécessaire même. Car pourrissez et mourez comme il est dit, et vous verrez l’eau divine tirer de cela même des effets qui vous surprendront.
Je ne finirais jamais pour exprimer combien mon âme est pleine et combien je vois clairement cette vérité en vous, présentement que je vous écris. Si bien que je vous dis que vous avez un trésor en vous, et vous cherchez et vous vous tuez à chercher sans rien trouver. Arrêtez-vous pour bien comprendre ce que je vous dis et ai dit, et vous trouverez que vous avez ce que vous cherchez et qu’il n’est besoin que de le mettre en oeuvre. Quant à ce que je dis, que le trésor est en vous, ce n’est pas que je dis que vous soyez parfaitement arrivé là, mais qu’ayant le don de faire usage de vos pauvretés [49] en devenant petite et en pourrissant, par cela même, la source coulera et deviendra féconde en oraison et en vertus. C’est de cette eau dont parle sainte Thérèse, mais en vision et extase ; et ceci est en foi car cette eau divine, quoique très une et simple, se donne en une infinité de manières. Et je vous avoue que jusqu’à ce que j’aie beaucoup connu ceci, l’eau de sainte Thérèse incommodait, bien que je la goûtasse ; mais à la suite l’unité de ces eaux m’étant montrée, je vois qu’il est indifférent aux âmes qui en ont le don, quelle eau elles aient. Ainsi si vous saviez quel bonheur vous avez d’avoir le don, et que votre voie et l’eau qui vous doit arroser vous soit découverte, vous en auriez une infinie reconnaissance vers Notre Seigneur, car vous pouvez aller à pas de géant, quoique ces démarches ne soient rien.
Je dis la même chose des autres âmes qui ont le don et qui connaissent leur voie ; mais il faut que je vous avoue que celles qui l’ont et qui vont par le rien de leurs pauvretés et misères, sont les royales, pourrissant et mourant bien plutôt. Il est vrai que cela est très pénible, je l’avoue, car c’est être tout vivant dans son cercueil pour y mourir et pourrir, où l’on meurt et pourrit par sa propre puanteur et où enfin on se consume par les vers qui sortent de soi-même ; mais tout cela ne s’opère en lumière divine et en eau de source que par le biais de petitesse, d’abandon et de repos dans son fumier, comme j’ai dit. Enfin je finis, car je ne finirais jamais et je voudrais ne finir jamais, ceci étant la source de tout bonheur et de toute béatitude. [50] Je porte compassion aux hommes qui ne connaissent et n’expérimentent pas cette vérité, et qui mettent toute la grandeur et la voie de toute grandeur dans la communication de Dieu en lumière et amour, terminé en beaux effets en l’âme. O, que ceci est petit à l’égard de ce que je veux dire et que j’exprime peut-être mal ! Je prie Notre Seigneur de vous le faire connaître. Priez pour moi.
D’abord que j’ai commencé à vous écrire, je ne croyais pas dire tant de choses ; c’est pourquoi vous voyez votre lettre en tant de divers morceaux de papier, les ayant pris comme je les ai rencontrés selon que la lumière continuait.
Il est fort à remarquer que les âmes qui ont le don quand elles sont instruites et déjà éclairées de leurs voies, combattent leurs défauts, s’en défont et y remédient dans leur voie et par leur voie même, le don, qui est cette source dans le fond de leur âme ayant en soi lumière et amour pour les détruire quand les âmes sont assez fidèles pour s’en servir comme il faut dans les rencontres actuelles de leurs défauts. Car on doit remarquer que ce don et cette source d’eau divine pour nous parlons, étant un don de Dieu, est dirigé par la Sagesse divine selon le penchant plus essentiel et actuel de la nature corrompue en chaque âme. Ce penchant de défaut est autre en vous qu’en N. Et ainsi le don divin est approprié de Dieu selon le défaut ou les défauts de la personne qui est le sujet du don, tellement que ce don ou cette source divine va toujours combattant secrètement les défauts de l’âme, pourvu qu’elle ouvre la veille3 de sa fidélité pour en faire usage.
Or cet usage n’est pas de la manière de [51] ces autres âmes qui n’ont pas ce don, car il faut par nécessité que, par leurs diverses pratiques, intentions, et ferveurs prises et puisées dans diverses lumières qui leur viennent par le dehors, elles combattent défaut par défaut, et ébranchent ainsi peu à peu ce gros arbre de la propre corruption, sans pouvoir jamais tarir les rejetons ; d’autant que le fond où est leur vie en reproduit toujours de nouveaux, et cela par la Providence divine même, pour être le sujet sur lequel ces âmes emploient leurs ferveurs et leur fidélité, telles âmes ne montant presque jamais plus haut que l’exercice vers leur propre corruption ou comme on l’appelle, la vie purgative. Je dis presque, d’autant qu’il s’en trouve quelquefois qui ont une telle fidélité à ébrancher leurs défauts qu’elles méritent du bon Dieu une goutte de cette eau divine ; et pour lors elle changent d’exercices et viennent dans la manière des autres, qui est telle qu’au lieu de s’attacher directement aux branches, elles vont par le don intérieur à la racine de tout. Ce que ferait une personne habile qui voudrait se défaire d’un arbre qui l’incommoderait, ce ne serait pas de couper les branches, mais bien d’aller au tronc ; et de cette manière par un coup elle se déferait de toutes les branches, d’autant que le tronc est et contient la vie de toutes les branches, si bien que véritablement il les couperait toutes et les tuerait toutes en s’attaquant au tronc. Voilà comme se comportent les âmes où Dieu met Son don.
Et ainsi pour être plus clair dans la pratique, supposé que je ne le fusse pas assez dans mon discours précédent, sachez que Dieu vous donnant le don et mettant en vous un peu [52] de cette eau divine dans votre fonds, elle est appropriée par la main de Dieu à vos défauts, à la corruption de votre esprit et de tout ce qu’il y a en vous de corrompu, ce don et le don de petitesse et d’humilité coulant et se communiquant par l’intérieur selon la paix, l’abandon, et le repos. Si donc vous êtes fidèle à marcher votre voie qui est celle-ci, vous verrez que par là ce don sapera insensiblement la suffisance, l’élévation, l’orgueil, l’exaltation et un million de défauts qui, au lieu de vous faire courir pour rentrer dans votre fonds et centre, vous trompent sous prétexte de grandeur et de piété. Car prenez garde qu’ils vous font toujours sortir au lieu de rentrer, qu’il vous font toujours être au lieu de défaillir à vous-même, et qu’ils vous font toujours vous remplir au lieu de vous vider. Cependant tel don cherche toujours à vous remplir en sa manière, c’est-à-dire en petitesse, repos et abandon, se servant adroitement de votre propre corruption, comme je vous ai dit que la corruption qui est dans les corps sert à les faire défaillir pour acquérir un être nouveau. Il n’y a que le don de Dieu qui puisse se servir de ce biais.
Un autre aura un don différent. Par exemple le don de N. est l’enfance et la petitesse d’enfant. Qu’elle fasse tout ce qu’elle voudra, jamais elle ne retranchera ses défauts, au contraire elle les multipliera secrètement, ne se servant pas de ce don et de cette eau de source [qui] lui [est] destinée de Dieu selon son besoin. Ainsi la petitesse, la docilité d’un enfant coulant par l’intime de son âme sapera ses défauts, en faisant mourir son esprit et en le réduisant à la mort par le tronc [53] et par le fond de sa corruption. Je dis cela en passant, pour vous faire voir comme chaque don en chaque âme est et doit être sa perfection, sa pureté et son exercice ; mais cela demande une fidélité exacte.
Heureuse l’âme qui connaît ceci ! Car en vérité l’on voit une infinité d’âmes avoir beaucoup de grâce ; et faute de voir clair dans un secret qu’elles ont en elles, qui n’est autre que ceci, elles ne trouvent jamais leur voie et se donnent ainsi bien de la peine sans presque jamais avancer. Si elles avancent, ce n’est pas dans leur voie, mais bien en quelques pratiques qui leur servent pour leur salut. Mais quand par bonheur elles rencontrent quelqu’un qui leur découvre leur voie, leur pauvre cœur se met au large et sent par expérience que voilà leur place, qu’elles perdent autant de fois qu’elles se retirent de leur sentier. Si bien que que c’est se retirer de sa voie et par conséquent ne pas marcher que de quitter son petit sentier. Quelle perte ! Puisque c’est uniquement par là que chaque âme trouve Dieu, son repos, sa perfection, et sa pureté. Enfin il faut finir et mettre ceci en exécution car l’on ne finirait jamais.
Il est de grande conséquence pour tendre à Dieu avec pureté, d’observer qu’il ne faut pas toujours s’arrêter à juger de Son bon plaisir par la sainteté propre que chaque chose contient, ce qui est le procédé des âmes qui sont entièrement commençantes : autrement l’on réserve toujours du propre en un million d’occasions, selon sa propre inclination. Il est donc à propos quand l’âme commence à n’y goûter un peu la divine volonté et l’ordre de Dieu, de ne pas s’arrêter à juger de chaque chose seulement par l’éclat de sainteté qu’elle a et par sa [66] grandeur propre, mais de passer outre pour y trouver une sainteté plus pure, plus éminente et plus selon le coeur de Dieu, savoir en y remarquant ce qui est plus selon Son agrément, ce qui sera toujours tout ce qui se rencontrera être plus selon Sa providence et Sa conduite sur l’état et sur la disposition où nous en sommes. Car comme Dieu est une bonté infinie qui nous aime vraiment d’un amour de père, Il a toujours soin de nous à chaque moment selon ce qui nous est le plus nécessaire, et aussi selon ce que nous pourrons plus justement suivant nos forces corporelles et spirituelles.
Or l’âme ayant fait quelque progrès au choix des moyens de tendre à Dieu par leur sainteté propre, doit à la suite ne pas toujours se servir de ce moyen, mais doit peu à peu s’ajuster autant qu’elle peut, au dépens de son amour-propre, de sa propre excellence, et de ses desseins propres, à ce qu’elle - soit par le conseil ou par les instincts de son cœur - peut voir raisonnablement qu’il faut faire dans les occurrences, ayant égard à ce que Dieu lui donne et aussi à ce qu’elle peut selon les forces de son corps et les nécessités de son état ; et ainsi elle doit avoir beaucoup d’égard à n’envisager la sainteté de tout ce qu’elle fait, de tout ce qu’elle omet, et de tout ce qu’elle souffre qu’en vue du pur agrément de Dieu et de Son unique bon plaisir. Car il faut remarquer que toute la sainteté de cette vie, et par conséquent toute la communication de Dieu, ne consiste que dans le pur ajustement de l’âme au divin bon plaisir ; que ce n’est pas dans la sainteté des choses en soi, mais dans le règne de ce bon plaisir, qui fait vraiment disparaître toutes nos intentions, [67] tous nos désirs et toutes nos prétentions pour faire régner Dieu véritablement en nous et disposer de nous selon Son unique bon plaisir.
Ce principe supposé, il faut en voir la pratique dans un exemple. La communion, l’austérité de la vie, la pauvreté, la souffrance et le reste, ont une sainteté particulière en elles, comme des moyens divins que Jésus-Christ a sanctifiés par Sa vie et par Sa mort ; et ainsi l’âme fait très bien quand il y a rien qui lui marque autre chose, de tendre à l’exercice de ces moyens pour en faire usage, d’autant que leur sainteté propre sanctifie notre âme. Mais comme cette sainteté n’est pas toujours selon le plus grand agrément de Dieu, en pratique pour nous il ne faut pas demeurer opiniâtrement comme font plusieurs personnes à ne vouloir jamais en démordre ni lever les yeux plus haut que cette sainteté particulière et appropriée par sa conduite.
Quand donc la Providence, soit par le conseil, soit par des occurrences de notre état, soit enfin par quelque faiblesse de notre corps et par des infirmités, nous prive de la sainteté propre et particulière de ces moyens, il faut tâcher de ne pas se laisser abattre, ni croire que pour cela l’on perde quelque chose, supposé que l’âme soit fidèle à entrer et à s’unir aux desseins de Dieu en cette privation. Car étant fidèle à s’unir à ce dessein divin avec plus de dégagement même de sainteté, pour agréer et s’ajuster plus véritablement et purement au bon plaisir divin, et y trouver uniquement tout son bonheur et toute sa sainteté, pour lors non seulement dans cette nudité de toutes choses vous trouvez la sainteté [68] propre des moyens dont vous est privée, mais vous y trouvez encore une sainteté inconnue, et tellement selon le coeur et l’agrément de Dieu qu’elle donne très souvent plus infiniment que ce dont vous êtes privée ; et cela même autant que vous y trouvez la mort de vos desseins, quoique saints, de votre propre excellence, quoique divine en intention, et ainsi d’un million d’autres secrètes intentions qui se rencontrent souvent dans la propre volonté et dans le choix des moyens divins.
Et afin que l’âme puisse plus justement reconnaître l’agrément et le bon plaisir divin plus pur en toutes choses, qu’elle sache que, comme Dieu est la sainteté et la grandeur même, il suffit qu’Il veuille agréer une chose pour lui donner toute la sainteté et toute la grandeur. Ainsi il ne faut donc pas s’arrêter toujours à juger de chaque chose de notre vie par ce que nous jugeons le meilleur et de plus grand, mais bien par ce que la Providence de Dieu ordonne suavement et sagement en chaque moment ; et par conséquent l’on doit se servir pour cet effet, non seulement des affaires temporelles, des nécessités de son état et de ce que raisonnablement on doit faire ou de ce qui arrive en sa condition, mais encore de nos faiblesses corporelles et de la nécessité de nos corps. Car Dieu étant vraiment un bon père, Sa divine Providence s’ajuste si bien à nos besoins qu’elle nous marque vraiment Son ordre en toutes choses et par toutes choses.
C’est pourquoi il est de grande conséquence, et même à la suite d’unique conséquence, de se laisser suavement conduire à la Providence divine par toutes ces rencontres ; autrement [69] on mélange toujours, et pour l’ordinaire on ne se lie jamais purement à l’ordre et à l’opération de Dieu, laquelle étant toujours ajustée non seulement selon nos besoins, mais même selon ce que nous pouvons et devons, ne le regardant point par cet envisagement 4 mais selon ce que nous y voyons de grandeur, très souvent nous opérons d’une manière et Dieu d’une autre. Et comme il est certain que tout l’accroissement intérieur consiste à faire en sorte que notre opération propre se perde dans l’opération de Dieu et en quelque façon n’en fasse qu’une avec elle, n’arrivant pas ou que de très loin à s’unir, comme je dis, à l’opération de Dieu, l’on fait toujours un million de mélanges. Je dis plus, qu’il y a quantité d’âmes qui, avec bon zèle et désir de leur perfection, n’arriveront jamais où Dieu les désire, non pas à cause des péchés de leur vie, mais bien faute de s’être assez ajustées à tout ce que Dieu faisait en elles et hors d’elles, et ainsi pour avoir toujours réservé un million d’opérations de desseins propres et d’autres choses qui les ont empêchées de faire ce que Dieu prétendait opérer.
Où il faut remarquer que jamais notre opération propre n’arrive à un grand effet de grâce en nous, et que cela ne se fait qu’autant que peu à peu elle est subordonnée à la conduite de la divine opération, et qu’ainsi peu à peu elle cesse en quelque manière, quoique sans cesser, pour faire régner celle de Dieu comme la maîtresse et l’unique. Et quand cela n’est pas, comme Dieu poursuit toujours Son dessein et qu’Il va toujours agissant sans changer Son opération, il se trouve que, suivant notre pensée et nos desseins, nous faisons une chose, et Dieu [70] travaille toujours et en fait une autre ; et notre opération n’étant de rien ou presque de rien, et l’opération divine n’étant efficace et effective en nous qu’autant que nous y correspondons, Il n’y fait rien, et ainsi en tout il n’y a rien de fait. Et cependant nous nous donnons infiniment de la peine et nous en donnons beaucoup à Dieu : nous nous en donnons beaucoup, d’autant que comme nous avons une bonne intention, nous poursuivons fortement nos desseins et nos pensées ; nous en donnons beaucoup à Dieu, car ne trouvant pas que nous nous lions à Son dessein comme il faut, Son opération n’a pas de suite, n’ayant pas d’effet. Et de cette sorte nous contristons incessamment le coeur de Dieu, quoique nous nous donnions beaucoup de peine et de fatigue en la vie dévote et sainte.
Et voilà pourquoi quantité d’âmes, comme je dis, font beaucoup et reçoivent beaucoup de Dieu, et cependant avancent très peu et presque pas, s’amusant à cueillir de la paille. Car en vérité tout ce qui n’est point par le bon plaisir et dans le bon plaisir divin en cette vie, quoiqu’il soit rempli d’un million de pratiques et de choses qui paraissent saintes et excellentes aux yeux des hommes, n’est plus que cueillir de la paille, étant comparé à la grandeur d’une âme (bien que très petite à ses yeux et aux yeux des autres) quand elle est fidèle de mourir vraiment à toutes choses pour s’ajuster incessamment à l’agrément et au bon plaisir divin par tout ce qui est en elle et hors d’elle. Et ceci est si vrai que l’âme, étant assez heureuse de beaucoup s’ajuster à cet ordre divin, non seulement trouve qu’il n’y a point de moment en sa journée où Dieu n’opère incessamment [71] en elle par tout ce qui est en elle et hors d’elle, mais encore qu’Il le fait avec tant de bonté et avec une volonté si bienfaisante, qu’Il Se sert de tout, mêlant Son opération si agréablement et si admirablement avec toutes ces dispositions et tout ce qui la touche, qu’il est impossible qu’une telle âme fidèle puisse remarquer un moment, ni un clin d’oeil de sa vie qui ne soit plein de l’opération divine, non seulement pour la sanctifier, mais même pour la consoler comme un enfant très cher à son père.
Mais les âmes qui ne savent pas, en mourant à soi, s’ajuster avec tant de fidélité ni d’agrément à l’ordre de Dieu en toutes choses, non seulement sont toujours comme égarées, mais encore dans une grande disette. Car quoiqu’elles aient quantité de choses, en étant le principe avec la grâce ordinaire, cela ne les peut rassasier, mais plutôt les rend faméliques ; et ainsi elle n’ont de tout ce que Dieu fait en elles qu’une certain faim sans se rassasier des bonnes choses et de Dieu même, dont elles goûtent les traces sans Le pouvoir joindre, ce qu’elles ne feront jamais que par l’ajustement parfait (autant qu’on le peut) à cet ordre divin. Et l’âme trouve cette vérité si parfaitement à la suite en commençant à s’unir avec complaisance à la volonté divine, qu’elle découvre que c’est vraiment par ce bon plaisir divin uniquement que l’on entre en Dieu ; et que jamais personne en cette vie ne pourra y être introduit qu’autant qu’il sera appetissé et anéanti pour s’unir et mettre toutes ses complaisances dans l’agrément de ce que Dieu veut. Par là on trouve si facilement Dieu qu’à la suite une âme voit [72] que le soleil n’est pas plus visible ni plus facile à trouver que Dieu l’est par Son bon plaisir. Mais il est vrai qu’il faut que ce bon plaisir et cette volonté divine peu à peu nous rectifie[nt] en nous faisant mourir par tous les moyens par lesquels il[s] Se communique[nt], qui sont tout ce que nous avons et ce qui nous arrive dans nos états.
De tout cela, nous voyons que non seulement il faut être fidèle à nous servir des moyens divins quand la Providence nous les donne, mais aussi qu’il faut nous laisser suavement et humblement conduire à la même Providence, se mettant à la place de ces mêmes moyens, afin de nous ajuster suavement à sa conduite et de trouver par ce moyen le bon plaisir et le goût de Dieu dans Sa volonté en la privation de ces mêmes choses. Et quand l’âme sait s’aider de ce moyen, elle trouve que la vérité de ces belles paroles5 s’effectue, savoir que Dieu atteint d’une fin à l’autre fortement et avec suavité, disposant toutes choses admirablement pour y faire trouver Son divin ordre et toute notre perfection selon Son dessein éternel.
L’envisagement de ceci apparaît d’abord fort doux et fort facile. Mais cependant il est difficile aux âmes propriétaires, et qui ne se disposent pas à aimer Dieu selon Son agrément et selon Son dessein, gardant toujours un million de recherches propres en tout ce qu’elles font, ne se laissant jamais assez dévorer par le bon plaisir de Dieu dans leur état et par les peines et les croix qui leur arrivent dans leur condition, ne trouvant du plaisir qu’en ce qu’elles [73] veulent, en ce qu’elles font, et en ce qu’elles poursuivent selon leur inclination. Et quoiqu’elles le qualifient de sainteté, l’on peut facilement découvrir que cela n’est pas ; d’autant qu’elles sont toujours troublées intérieurement et renversées toutes fois et quantes6 que les choses ne réussissent pas comme elles prétendent et le désirent.
Mais au contraire les autres qui subsistent par l’agrément et le bon plaisir divin, sont toujours en paix et en repos quoi qu’il arrive. Car jamais rien ne leur peut arriver qui ne soit pas volonté divine, sinon lorsqu’elles le veulent. De là il leur vient aussi une grande paix et une joie assez continuelle, car ayant toujours ce que l’on veut et en la manière la plus agréable, qui est le bon plaisir divin le plus nu, qu’aurait-on qui pourrait donner de la peine ?
Il n’y a donc qu’à faire usage des moyens divins comme Il nous les donne, et à nous ajuster ensuite à tout ce qui nous arrive, et à trouver par là peu à peu le bon plaisir divin en tout et partout, et s’y ajuster en mourant à soi. Et par ce moyen, entrant insensiblement par complaisance et agrément dans l’inclination de tout ce que Dieu veut de nous et sur nous, nous trouvons Dieu en toutes choses, non seulement pour notre consolation mais aussi pour notre perfection. Et pour arriver à ce bonheur, il faut tâcher de s’habituer peu à peu à envisager ce divin ordre comme son principal en toutes choses, et rectifier par là beaucoup de défauts et ainsi se purifier ensuite. Ce même divin ordre sera aussi la source de quantité de pratiques de vertu et suppléera à tout ce que nous ne pouvons avoir ou faire dans les rencontres [74]. Car il est certain que qui fait ménager l’ordre de Dieu, fait trouver et supplée à tout ce qui manque, soit pour son oraison ou pour le reste durant le jour, ce qui est d’une grande consolation, pouvant jouer à des choses quoiqu’on ne les sait pas et ainsi faire oraison quoiqu’occupée au dehors et à des choses contrariantes.
Le livre de la volonté de Dieu [ou la Règle de perfection] de Benoît de Canfeld 7 peut beaucoup servir pour le détail de tout ceci, spécialement la première et la seconde partie.
[...]
C’est pourquoi il vous est de grande importance de ne pas laisser accabler votre esprit par la surcharge que lui donnent vos embarras présents. Ainsi étant en marche, ou beaucoup occupé par votre charge, au lieu de tirailler contre ces embarras qui lassent, fatiguent et occupent votre esprit, et vous ôtent le moyen et la facilité [82] de faire votre oraison, tâchez de vous posséder chaque moment en repos dans votre rien, vous tenant dans les mains de Dieu souple et humble comme un enfant, qui se contente du haut et du bas comme son père le met ; et cette disposition humble et paisible suppléera très abondamment à votre oraison actuelle et réglée. Et comme ces choses distrayantes par l’ordre de Dieu, puisqu’elles sont de votre état, peuvent bien occuper et embarrasser votre esprit, mais non pas votre volonté, elles peuvent bien mettre des images dans votre imagination mais non des objets dans votre coeur ; ainsi au milieu de toutes ces choses qui vous paraissent si contraires, vous pourrez amoureusement dérober votre volonté pour vous laisser de fois à autre (si elle ne le peut assez continuellement) désirer secrètement Dieu, ou L’aimer, ce qui est le mieux.
Où vous devez remarquer qu’aimer Dieu par la volonté de cette manière, n’est pas sentir ou expérimenter une chaleur d’amour ou quelque chose qui vous marque l’amour, mais bien une tranquillité de la volonté pour se soumettre avec complaisance à ce que Dieu veut, qui est proprement ce qui nous arrive et ce que Dieu ordonne de nous de moment en moment. Remarquez aussi que cette complaisance, que je dis amour, n’est pas toujours quelque chose d’agréable et de perceptible pour être véritable et solide, mais un consentement nu et volontaire de la pointe de la volonté.
Quand donc vous vous trouvez occupé et embarrassé par les affaires de votre état, ou que vous êtes las, de manière que raisonnablement il faut vous soulager, vous devez prendre toutes ces choses, c’est-à-dire les peines ou le repos [83] que vous devez donner à votre corps, comme ordre de Dieu ; et ainsi ne vous point forcer à outrepasser ces choses, mais vous ajuster humblement à la conduite petite, humble et paisible de Dieu sur vous. Par là insensiblement vous découvrirez que la main de Dieu vous conduira toujours. Que s’il fallait que vous ne la puissiez voir que dans l’actuel don d’oraison et dans les moments que vous la ferez, vous méconnaîtriez Dieu une bonne partie de votre vie ; et de plus cette petite tromperie vous serait entièrement nuisible puisque ne connaissant pas Jésus-Christ revêtu de toutes ces petites providences, quelques fâcheuses et contraires qu’elles vous paraissent, vous perdriez beaucoup de lumières et beaucoup de grâces qui ne feraient pas leur effet.
Si les pauvres pèlerins d’Emmaüs eussent été assez heureux de connaître leur chère compagnie durant tout le voyage, ils auraient reçu beaucoup plus de grâces qu’ils ne firent ; leurs cœurs furent seulement touchés, ils reçurent quelque petite repréhension [sic] par un inconnu, mais Il ne se manifesta pas à eux qu’à la fin du jour et entrant dans le repos. Sainte Madeleine fut du temps avec Jésus-Christ travesti ; et il paraît dans l’Évangile qu’il a pris plaisir en diverses rencontres de se cacher comme cela, afin que l’amour le pût découvrir.
Tenez-vous seulement comme ces pèlerins en repos et en paix ; et vous verrez que chaque chose vous sera un effet de grâce qui vous marquera Sa présence ; et même vous verrez que cette présence de Jésus-Christ, qui Se montre par toutes les rencontres de votre état, tantôt [84] vous causant une peine, tantôt renversant vos desseins, vous sera si avantageuse à la suite dans votre oraison, qu’insensiblement elle vous mènera dans le plus secret de vous-même, où vous trouverez Dieu selon que vous y êtes appelé par la foi et le don d’oraison que Dieu vous destine.
[...]
[...]
Il est de grande importance que vos défauts ne vous étonnent pas, ni ne vous embarrassent pas, vous faisant trop réfléchir sur vous-même pour vous en délivrer. Ce moyen n’est pas celui que Dieu désire de vous, étant [98] vraiment touché de Dieu pour aller à Lui en repos et par retour amoureux, qui purifieront sans comparaison plus votre âme après vos chutes et même vous en précautionneront davantage. Le moyen de se garantir du froid est de se tenir paisible près du feu, et le retour que l’on fait vers le feu en s’en approchant remédie au froid qui nous pénètre. Il en est de même pour les âmes dans lesquelles Dieu veut faire Sa demeure : ayant un coeur vide, paisible et incliné vers Dieu, Il ne manque pas de Se communiquer et de rectifier ce qu’il y a d’impur. Et comme l’esprit de telles personnes est fort délicat sur les moindres fautes, aussi les fautes qu’elles commettent leur servent-elles de réveil pour se mettre en repos et en retour vers Dieu et rectifier par là ce qu’il y a de désordonné et d’impur.
Ce procédé pour les défauts étant mis en pratique de la bonne manière, fait qu’ils ne nuisent point à l’âme ou très peu, et que même très souvent ils servent de beaucoup, étant comme un réveil-matin qui sollicite l’âme incessamment pour se réunir à son Principe et apprendre par là que le bonheur consiste vraiment en l’union véritable à ce premier Principe. Car comme telles âmes apprennent si fréquemment par la continuité de leurs défauts à goûter la douceur de l’écoulement de la bonté divine pour remédier à leurs misères, elles viennent en tel état qu’il leur serait impossible de se passer de Dieu quand bien elles auraient toutes les douceurs de la terre.
Et quand les âmes ne prennent pas ce procédé, en tendant à l’union et au repos, elles sont infiniment multipliées et divisées par [99] tous les défauts qu’elles commettent. Et ce qui est encore bien plus pitoyable, c’est qu’une faute est très souvent l’origine de quantité d’autres par le trouble, l’étonnement et l’orgueil secret qui se rencontrent dans les réflexions pleines d’anxiété sur leurs défauts ; et véritablement la chose est telle que pour l’ordinaire elles ne s’en défont presque jamais, mais plutôt elles vont multipliant. C’est pourquoi si on prend garde de près aux âmes vertueuses et timorées, on remarquera que tout leur travail durant toute la vie n’est que pour se défaire de leurs péchés et de leurs défauts sans prétention à autre chose, ce qui est un emploi qui seul ne peut remplir la capacité de la créature créée de Dieu pour jouir de Lui dès cette vie. D’où vient que vous voyez ces pauvres âmes toujours rétrécies et recourbées sur elles-mêmes par crainte, n’ayant pour l’ordinaire que des sentiments de rigueur sur elles, parce qu’elles sentent toujours le poids de leur corruption et n’expérimentent presque jamais rien de ce grand don de l’adoption des enfants de Dieu, que Dieu fait avec tant d’amour à Ses créatures, par lequel elles ont droit à une liberté victorieuse pour se défaire de leurs défauts en retournant amoureusement à Dieu leur père.
[...]
Je vous ai dit infinies fois et je vous le dis encore qu’il est de grande conséquence de faire attention à l’état présent que l’âme porte, supposé la bonne volonté, et d’aller par lui à Dieu sans en chercher d’autre ; faute de quoi l’on perd une infinité de temps à chercher ce que l’on ne trouvera jamais. Ce n’est proprement que cela que Dieu fait par Sa bonté en toutes Ses créatures aussi bien dans les pécheurs que dans les saints : dans les uns pour les convertir, dans les autres pour leur augmenter la sainteté. Il faut donc savoir que ce que nous avons de moment en moment, est ce qu’il nous faut pour nous rendre à Dieu selon tout ce qu’Il désire et selon tout l’usage saint que nous pouvons faire de tout nous-mêmes. Et les âmes qui ne sont pas encore parvenues à se calmer par l’usage présent de l’état qu’elles portent, et qui sont toujours en désir d’autres choses, sont bien loin de jamais trouver Dieu : au contraire elles ne peuvent trouver qu’elles-mêmes ou au plus qu’un bon usage de leurs actes propres et efforts de nature bien intentionnés.
Il faudrait pour approfondir ce grand et général principe, des volumes qui découvrissent comment Dieu tout bon ne manque jamais de Se communiquer à Sa créature selon le moment [171] de son besoin, et selon qu’elle a de capacité présente ; et, de plus, que c’est cela seul qui est la porte pour trouver Dieu par chaque moment, quelque disposition que l’âme ait, soit de pauvreté ou d’abondance, de faiblesse ou de courage, de perte ou de bien, de lumières ou des ténèbres, etc.
Ce qu’il y a donc à faire, dans ce que vous me mandez, est de faire usage de l’état présent, vous laissant peu à peu pourrir et mourir et par là tomber dans la vraie paix et l’abandon de vous-même. Dieu étant le tout de Sa créature n’agit pas comme les hommes, qui ne peuvent aller plus loin que le dehors et l’extérieur : Il va jusque dans le fond de l’être et opère en la substance comme sur l’extérieur ; Il Se sert de tout pour Ses ouvrages, et Il peut aussi bien opérer par une chose comme par l’autre, toutes choses étant en Sa main.
La pauvre créature qui ne sait presque jamais cette vérité à fond, ne peut vouloir être action de Dieu que ce qui va à la relever ou à l’annoblir ; mais ce qui est pour la renouveler par le fond et l’essence de son être, elle n’y connaît rien, à moins d’une révélation. Il faut donc savoir que Dieu opère Ses plus beaux ouvrages par la créature même, non en agissant mais en défaillant ; et c’est opérer vraiment en Dieu. Comme nous voyons que chaque créature a un principe en soi pour la corruption par lequel elle défaut et périt pour changer en une autre ; de même Dieu S’écoule et S’insinue dans la pauvreté intérieure de Sa créature, afin que mourant par là à soi, elle se change en une autre.
Et voilà la cause pourquoi l’âme, quoiqu’elle [172] soit toujours en haleine pour expérimenter quelque chose de Dieu, pour l’ordinaire n’expérimente que sa corruption, qui se va toujours augmentant contre son gré ; et l’âme, ne comprenant et ne pouvant jamais comprendre ce procédé, va toujours se tourmentant et se peinant. Cependant supposé la fidélité, c’est l’opération de Dieu la plus sublime, Lequel caché dans l’être de Sa créature désireuse de Lui, concourt à sa corruption, à sa perte et à sa mort pour la faire vraiment mourir à soi, à son opération, à sa vie et à ses desseins, n’y comprenant rien à ses yeux et à ceux de Dieu selon son sentiment.
Je ne sais si vous me comprendrez. Je le voudrais, car qui peut comprendre par expérience ce point, a commencé à trouver Dieu, qui n’agira jamais d’une autre manière ; et s’Il agit autrement, c’est par Sa créature, et par conséquent opération créée et non de Dieu ; car agissant en Dieu, Il agira toujours par la pauvreté, la faiblesse et le rien de Sa créature.
Ce qui se fait dans la terre est une image admirable de l’opération divine qui ne fait ses grands et admirables ouvrages que par le rien créé et par la corruption de chaque chose, de la même manière que les créatures viennent de la corruption des autres. C’est ce qui étonne quelquefois plusieurs âmes, qui se considérant dans les commencements en elles-mêmes, elles étaient toujours fleuries, pleines et fécondes ; et à la suite tout leur est ôté, perdant tout.
Vous avez cru autrefois avoir des merveilles et vous n’aviez rien ; et à présent que vous croyez n’avoir rien et être toute corruption et pauvreté, vous pouvez être tout si vous en faites [173] usage, concourant avec Dieu, qui y agit en Dieu, vous laissant doucement pourrir et mourir et vous dénuer, et par là tomber dans le calme et l’abandon. Les âmes qui sont toujours désireuses, remuantes et vivantes, ne peuvent jamais arriver là, quoiqu’elles soient saintes et bonnes : il n’y a que les pauvres, misérables et inutiles pour Dieu et en elles-mêmes, qui y arrivent.
Tâchez donc doucement et humblement de vous contenter de l’état présent où vous vous trouverez à chaque moment, demeurant dans votre état pauvre, et faisant petitement et pauvrement ce que vous pouvez pour le présent. Continuez vos petits sujets sans fruit et portez l’état du moment quel qu’il soit, laissant opérer ce moment son effet, qui sera toujours de vous humilier et rabaisser.
Faute de savoir son mieux et la voie pour y arriver, on se tourmente sans fruit : on veut avoir une constitution d’état quand il n’est pas temps. Ce serait vous, chère sœur, qui la feriez et non pas Dieu ; et s’il en paraît quelquefois, ce sont comme des couleurs au ciel qui disparaissent au moment ; il faut avoir passé l’état de corruption et de mort avant que Dieu la donne et la fasse. Quand vous plantez une fleur, ne pourrit-elle pas avant que de devenir fleur ? Il ne faut pas désirer d’être avant que l’on ait perdu tout son être ; et l’on ne peut opérer que la perte n’ait précédé ; et pour vous parler plus clairement, d’ici à longues années vous ne verrez de constitution à votre intérieur : ce serait perte pour vous.
Allez doucement, pourrissant à la manière que Dieu le veut et le voudra ; jamais la [174] pourriture et le temps de la pourriture n’a d’état et de constitution. C’est celui qui suit par lequel Dieu donne lettres. Et quand une âme a et porte un état de stabilité, quelque petite qu’elle soit, c’est elle qui le fait ; ou il faut par nécessité que son état de pourriture et de mort soit passé. D’où vient que très souvent ce que l’on croit grand dans les âmes, est fort petit, étant de bonnes pensées et de bons actes qu’elles font.
J’ai été long ; mais plût à Dieu que vous apprissiez bien cette leçon. Vous seriez heureuse et vous trouveriez la stabilité, non comme vous le désirez et pensez, mais une véritable, dans le dessein et l’opération divine qui va insensiblement faisant mourir l’âme par elle-même et en elle-même. Priez pour moi.
Je commence celle-ci avec grande joie de me voir en état de me consoler avec vous, car mon coeur est très tendre pour vous et rien ne l’en peut séparer. Dieu y est, je n’en doute pas. Je vous parle toujours selon la lumière actuelle et présente que je crois être vraie. Je ne désire rien pour moi en vous. Et ainsi pourvu que vous soyez bien et que vous évitiez tout ce qui empêche la source de couler et de l’expérimenter couler en vous, cela me suffit. Je puis vous dire qu’à votre égard et à l’égard de N., elle a été d’expérience et a coulé, mais à pleine eau, en vous écrivant. Vous pouvez [175] encore dans toutes ces lettres goûter et expérimenter si cela est vrai.
[…]
Prenez courage ; travaillez sans vous rien pardonner et soyez cruelle sur vous-même. Si vous saviez le bonheur à quoi cette semence de foi prépare, vous n’épargneriez rien mais plutôt vous vous exposeriez à tout. Travaillez au nom de Dieu à être fidèle à votre intérieur, mourant incessamment à tout ce que vous découvrez être impétuosité de nature, et à vous séparer de tout ce que vous pouvez soupçonner être la pâture de vos inclinations. Il y en a encore tant, quoique vous voyiez que les instincts se réveillent, que ce serait bien autre chose, si bien des choses étaient ôtées.
Votre âme voudrait se lever, marcher et [183] opérer selon le principe de vie qu’elle sent ; mais cela ne se fera qu’à mesure qu’elle se déchargera peu à peu de ce fardeau, dont elle sentira une certaine liberté, soulagement et vigueur. Mais ô Dieu ! Que la nature est forte et que ces inclinations sont fâcheuses par un million de faibles ! Mais courage ; ayez recours à la foi ; et pourvu que cet divine lumière prenne possession de votre âme, elle la purifiera peu à peu à vos dépens et la réveillera, lui insinuant un principe et un instinct de vie.
Continuez donc, pour vous répondre en deux mots, à faire votre oraison et à travailler en esprit d’oraison autant que vous pourrez ; exposant doucement et humblement votre âme à Jésus-Christ, auteur et consommateur de la foi 8. C’est Lui qui est le principe de cette divine lumière, et c’est cette divine lumière qui découvre Jésus-Christ et qui à la suite se communique. Heureuse l’âme et mille fois heureuse qui par cette semence goûte ces vérités, car en vérité il s’y fait des merveilles !
Je vous dis ce que je vous ai déjà dit bien des fois, que qui saurait le bonheur d’une âme qui a la semence de la foi, l’estimerait heureuse non seulement pour le bonheur qui l’attend dans l’éternité, mais même dès cette vie. Jésus-Christ approche d’elle ou plutôt cette foi fait naître Jésus-Christ en elle, qui y devient une source infiniment féconde de tout bien. Qui saurait ce que c’est que Jésus-Christ, donneraient mille vies, s’il pouvait, pour pouvoir jouir de ce bonheur. Mais il faut que la foi fasse mourir, et mourir un million de fois, avant que Jésus-Christ vienne [184] ainsi en l’âme ; mais sans doute cela se fait, et l’âme doit vivre d’espérance en mourant de moment en moment par toutes les petites providences.
Soyez donc en repos, mourant à vous-même ; et à la suite, vous trouverez par votre oraison et par les diverses petites morts de vos désirs, de vos inclinations, habitudes, passions, de votre jugement et de votre volonté, que la foi augmentera et que votre mort deviendra plus profonde, pénétrant insensiblement le plus intime de vous-même.
Plus mon âme va en avant, plus je remarque dans la lumière de vérité qu’il faut qu’elle humilie l’âme qu’elle veut éclairer et cette humiliation devant être véritable, il faut qu’elle s’opère par la vue certaine de ses misères et de sa corruption ; ce qui doit aller toujours en augmentant, plus la lumière croit, jusqu’à ce que l’âme ait connu son néant et sa misère, non tellement quellement 9, mais en vérité ; et cette vérité est selon le degré de lumière. Car comme cette lumière se donne fort différemment, aussi les âmes qui la reçoivent n’approfondissent pas leur néant et leur corruption en même degré et d’une même manière.
Ce procédé est infaillible ; et jamais la foi n’est communiquée que par ce moyen, ce qui est une grande grâce aux âmes qui en font grand usage. Car il faut remarquer qu’en ce degré de connaissance de soi et de destruction de soi-même, tout est remis à la fidélité de l’âme. C’est à elle à s’immoler et se sacrifier à Dieu, qui lui envoie des messagers pour lui marquer Son désir de venir en elle, ce qu’Il n’exécutera [185] que sa maison ne soit vide ; et c’est par la vue de ses misères, de son indignité, et de ses péchés que cela s’exécute, quand l’âme, étant en repos et se possédant en foi et en abandon, se vide de tout ce qui est de soi-même pour être remplie de l’invisible et de l’inconnu.
Il faut donc prendre courage et travailler infatigablement, sans se rien réserver, ce qui ne s’exécutera jamais qu’en mourant, et jamais la mort ne viendra que par toutes les occasions qui se découvrent tous les jours. Ne vous épargnez donc nullement, si vous voulez que la foi croisse incessamment. Je le vois, grâce à Notre Seigneur, plus que jamais. Mais vous trouvez si peu d’âmes qui veulent travailler tout de bon, qu’il faut par nécessité que la lumière nous soit cachée par tant d’atomes de notre propre corruption que cela est surprenant ; mais qui est assez heureux de voir, découvre incessamment Dieu comme un soleil d’infinie lumière de vérité se précipiter en elle pour y faire des merveilles, et cela à mesure de sa mort et de sa véritable destruction. Courage donc, car il y a infiniment à mourir et à purifier dans nos pensées, intentions, actions et dans tout le reste ; mais supposé ce courage, Dieu ne manque pas à venir.
Quand Dieu fait la miséricorde à une âme de la disposer pour Le chercher par [186] l’oraison commune et par les pratiques ordinaires de vertu et de fidélité, pour le plus souvent, si elle est constante à poursuivre Notre Seigneur, à désirer efficacement de Lui plaire et d’arriver à Son union par le moyen le plus prompt et le plus efficace, Dieu, tout plein de bonté, qui ne peut souffrir que les désirs d’une âme qu’Il chérit tant soient inutiles et sans effet, lui donne secrètement le don de foi par lequel elle peut arriver promptement et sûrement à l’union tant désirée.
Ce don est si grand et d’une miséricorde si infinie que cela ne se peut exprimer que par l’expérience des âmes qui en feront un fidèle usage, puisqu’il contient en soi et en son efficacité toute la voie de l’union et de la consommation de l’âme en Dieu par la venue véritable ou pour mieux dire, par la naissance de Jésus-Christ en toute elle-même. D’où vient que les âmes qui reçoivent ce don de foi et n’y sont pas fidèles, perdent tout et sont redevables à Dieu de tout ce qu’Il devait opérer en elle. Ceci est de grande conséquence et il le faut bien peser. Mais supposé qu’une âme soit fidèle à ce don, Il la conduit peu à peu par la main de degré en degré sans qu’elle doive avoir de peine et de crainte de se perdre, Le suivant avec fidélité et mourant à soi-même selon qu’Il le marque de temps en temps, d’état en état.
C’est donc ce don de foi, par laquelle une âme si heureuse doit faire son oraison, pratiquer les vertus et être fidèle à toutes choses. Et comme la foi est aussi infaillible que Dieu même, il faut avoir une confiance sans fin et à l’épreuve de tout, ne se mettant pas en peine, mais plutôt faisant usage avec fidélité de l’obscurité, [187] des croix et des renversements que l’âme trouve en le suivant.
Tout cela, que je dis brièvement, supposé, il faut savoir que la foi tenant l’âme fidèle par la main, la voyant courageuse pour ne s’effrayer ni d’elle ni de sa conduite, la fait passer par la purification, d’autant que, comme le principal et l’effet final de la foi est de conduire l’âme à l’union avec Jésus-Christ, il faut qu’elle la purifie pour lui donner sa ressemblance puisque l’union n’est fondée que dans la ressemblance. Et pour cet effet, elle commence à purifier les sens, ensuite les puissances, après et finalement le fond et le plus intime de l’âme. Elle prend cet ordre afin de mettre tout en ordre, rectifiant le désordre que le péché a mis dans nos sens et nos puissances, et au plus intime de l’âme.
Durant toute cette cure, l’âme reçoit beaucoup de peines, tant du côté de la foi, à cause de son obscurité, que des effets qu’elle produit, qui se terminent à ôter le péché de toutes ses parties ; et comme elle fait cela fort à l’obscur et aux dépens de l’âme, cela est cause qu’il faut nécessairement agoniser et souffrir, ne se voyant en assurance de rien, ni possédant rien qui soit stable.
La foi commence par les sens tant extérieurs qu’intérieurs, les purifiant par un amour qu’elle donne à l’âme de les faire ressembler à Jésus-Christ en pauvreté, en délaissement, en séparation des créatures et en humilité, lui imprimant une tendance secrètement amoureuse à être fidèle, par résignation et abandon à ce qui lui arrive de moment en moment dans la condition et l’état où la divine Providence [188] a mise l’âme, laquelle découvre qu’elle n’a pas besoin d’aller chercher d’autres abjections, souffrances, pauvretés, etc., que celles qui lui viennent dans son état, et qu’elle peut trouver et pratiquer ordinairement dans sa condition.
Les sens sont purifiés quand la résignation et l’abandon y est en perfection raisonnable, ce que l’âme aperçoit peu à peu, mais non si parfaitement que dans les autres états et degrés.
Après que la résignation et l’abandon est dans l’essence en degré suffisamment avancé, et qu’ainsi ils sont purifiés, la lumière de la foi devient plus grande et plus spirituelle. Car il faut remarquer que durant tout le temps qu’elle opère et purifie les sens, elle n’est là que comme un instinct amoureux pour les porter à se conformer à Jésus-Christ.
Ensuite donc la lumière de la foi prenant possession des puissances et les conduisant par les degrés de purification, elle le fait en se manifestant comme lumière qui découvre peu à peu la beauté des merveilles des mystères de Jésus-Christ, ce qui donne à ces puissances une inclination pour s’y conformer, laquelle croît à mesure que la lumière augmente. Cette lumière aussi se fortifie et devient plus grande et par conséquent plus pure, plus l’âme travaille à s’y conformer. Ce qui met insensiblement en l’âme une inclination de complaisance et de joie pour Jésus-Christ dans Ses états, souffrant, humilié et abject. Et comme la foi par la purification des sens y a mis la résignation et l’abandon aux souffrances et au reste des providences qui arrivent, la purification des puissances par la foi y met une complaisance et une joie à [189] cause de la participation des états de Jésus-Christ. Si bien que par la fidélité que l’âme a à suivre la foi dans la pratique par joie et amour, et par complaisance à ce qui lui arrive de moment en moment par conformité à Jésus-Christ, et aussi à s’appliquer aux mystères pour y pénétrer, à l’aide de la foi, ses merveilles selon le désir de son cœur, les puissances de cette manière trouvent peu à peu leur pureté par l’ornement que Jésus-Christ leur communique.
Quand les puissances expérimentent que les lumières sur les mystères de Jésus-Christ peu à peu se diminuent et qu’elles sont amoureusement affamées de la ressemblance et de la conformité à ce Dieu-Homme, humilié, pauvre et abject, (ce qui dit une grande pureté qui ne peut pourtant encore rassasier son cœur et l’intime de son âme), pour lors commence la course du fond, et la foi, prenant l’âme par la main d’une manière encore plus serrée et plus intime, lui fait entendre secrètement qu’encore qu’elle lui ait parue obscure, cruelle et pénible en la conduisant par la mortification des sens et des puissances, il faut qu’elle s’attende à bien davantage ; d’autant qu’elle lui a toujours fait voir un objet aimable et adorable, mais que présentement elle va tout effacer 10 et la va mettre sans lumière, sans goût et sans assurance ni complaisance pour ce Dieu-Homme, et qu’elle lui va faire expérimenter deux contraires infiniment dissemblables en elle, savoir une secrète inclination du coeur et au même temps une horreur infinie, qui s’augmenteront pareillement si elle est fidèle. Cette inclination est pour Jésus-Christ dans Ses états, et cette répugnance est pour l’écrasement des providences qui lui arriveront [190] : car Jésus-Christ par une providence toute adorable conduit si justement toutes choses qu’elles lui sont une croix infiniment présente.
Elle est donc réduite dans son fond et y est comme une personne à qui l’on a coupé les pieds, les mains et la langue, à laquelle l’on fait du mal très cruellement, si bien qu’elle ne peut se secourir ni se plaindre. De même cette âme réduite en cet état est purifiée par la foi de son soi-même par les croix, les humiliations et les providences qui lui arrivent de moment en moment et qui ont le pouvoir non seulement de faire effet en ses sens et ses puissances, mais d’écraser et pulvériser son fond, c’est-à-dire de la faire mourir et de lui ôter peu à peu tout son propre, sans qu’elle se puisse soulager ni, à la suite, qu’elle le veuille.
Jusque-là la foi a fait souffrir les sens et les puissances et a fait quelque purification, mais très légère. C’est ici que se donnent les coups qui font du mal et qui causent la mort, mais si cruellement qu’il la faut comparer à la mort véritable du corps lors qu’on lui arrache la vie par force et par la violence des douleurs.
D’exprimer comment les providences crucifiantes effectuent ce troisième degré, cela ne se peut : c’est assez d’exprimer qu’elles le font et que la foi, à l’aide de la Providence et de la conduite toute amoureuse de Dieu, l’opère quand l’âme est fidèle.
Tout le temps de la purification des sens et des puissances, l’âme ressent une instabilité étrange et peut facilement tout quitter là, et abandonner la foi, son aimable guide, ce qui doit beaucoup exciter à la confiance et au courage. [191] Car souvent les âmes qui ne se proposent que des douceurs dans la foi de Dieu, ou au plus quelque souffrance, en voyant tant et un si long temps, abandonnent tout, ou du moins se rendent paresseuses et veulent ajuster la grâce et la nature ; mais cela ne se fera jamais, il en faut être bien convaincu.
Quand la foi commence à purifier le fond, c’est pour lors que l’âme a un peu plus de stabilité ; d’autant qu’elle approche plus de Dieu et a une inclination plus intime pour l’union. Mais comme les croix et les providences humiliantes et crucifiantes, et les lumières intimes et secrètes sont plus fortes, inclinant l’âme à mourir pour vivre en Jésus-Christ, cela fait que si l’âme ne redouble comme infiniment son travail, sa fidélité et sa confiance, non à chercher, à penser et à faire, mais à être fidèle à mourir par l’aide de ce qui lui arrive, elle abandonnera tout peu à peu, ou du moins elle mourra de langueur sans mourir, c’est-à-dire sans arriver à la fin de son désir, qui est la mort véritable pour Jésus-Christ et en Jésus-Christ par la réelle conformité à Jésus-Christ.
Durant tout ce troisième degré, la foi prend plaisir de découvrir à l’âme (afin de l’animer secrètement), les beautés des croix de Jésus-Christ et le profond mystère de la Sagesse infinie dans le don du même Jésus-Christ au monde.
Ces lumières ne sont pas dans les sens ni dans les puissances, mais ce sont des lumières très pures qui sortent de l’approche de Dieu ; et elles se renouvellent et se multiplient autant que l’âme est fidèle à mourir. Quand je dis « se multiplient », ce n’est pas que l’âme ait multiplicité, [192] mais unité par sa mort, n’étant point obligée ni à se ressouvenir ni par conséquent à en faire magasin, puisque l’âme ne les a qu’en mourant et par sa mort même, si bien qu’ elle n’a besoin que d’être fidèle à mourir à tout, sa mort lui étant tout, ce qui, sans un miracle, ne s’effectue que par un très long temps.
À moins d’une très profonde expérience, on croit, en lisant ces écrits, que ce que je dis ici est la fin et la consommation des ouvrages de la foi, et cependant ce n’en n’est qu’un petit commencement ; je dis le même de la consommation de tout ce troisième degré de purification que j’ai décrit, puisqu’il en suit encore deux autres bien plus longs, plus féconds et plus amples, qui sont l’illumination et l’union en foi.
On me dira peut-être que ces trois premiers degrés les contiennent : cela est vrai pour plusieurs peu courageux et qui craignent de donner le tout pour le Tout. Mais pour les âmes qui veulent vivre des croix et mourir par la pointe cruelle de la croix, il n’est pas vrai, d’autant que le degré d’illumination ne commence véritablement qu’à la fin de la purification susdite du fond ; d’où découle pour lors, quand elle est effectuée, une lumière admirable, qui parcourt les sens, les puissances, et le même fond en les éclairant et y opérant des merveilles. Et quand cette divine lumière a orné ces demeures et parties selon le degré et selon le dessein de Dieu, alors l’âme vraiment amoureuse non des dons, des caresses et des magnificences de la souveraine Majesté, mais de Dieu même, lui crie du plus intime de son cœur, que ce n’est point tout ce qu’elle a vu par [193] ce degré d’illumination qui la satisfait, mais qu’elle meurt du désir de L’aimer par un pur amour vraiment essentiel et véritable, et qui rassasie pleinement sa capacité, autant que la vie voyagère le peut souffrir.
Dans ces désirs, insensiblement toutes les belles lumières du degré d’illumination cessent, et un amour secret prend leur place ; et pour lors le degré d’union commence à consommer les sens, les puissances et le centre de l’âme, lui communiquant Jésus-Christ, Dieu et homme, véritablement et d’une manière qu’il faut expérimenter, par laquelle communication les sens, les puissances, et le fond de l’âme sont perdus en Jésus-Christ et ornés de Ses sens et puissances ; et enfin tout le soi-même de l’âme se trouve vraiment en Jésus-Christ qui devient sa vie, son mouvement et toute sa plénitude.
Ceci n’est qu’un faible crayon des merveilles qu’opère la foi dans les âmes qui sont assez heureuses d’en avoir reçu le don, et qui sont constantes pour tout perdre, tout souffrir, et tout faire afin de Lui être fidèle. À moins de cela, il ne faut s’attendre à rien, sinon à beaucoup souffrir et fort inutilement quand on a déjà un peu goûté du don de foi, à cause que, pour peu qu’on en ait, il donne une subsistance si solide à l’âme que l’on demeure fort peiné quand on retourne dans ses sens et dans son amour propre, n’y trouvant que du vide et de la misère. Cependant ils s’en trouvent qui, faute d’avoir été fidèles, passent misérablement leur vie, tombant et se relevant et ne faisant jamais rien qui subsiste.
Pour les âmes qui sont fidèles et qui veulent [194] efficacement travailler aux dépens de quoi que ce soit, je les assure que tout ce qui est ici décrit, est véritable, et n’est presque rien cependant à l’égard des merveilles de la foi et de son pouvoir pour effectuer ce que Jésus-Christ nous a promis dans Son Évangile. Mais elle ne sera jamais révélée, ni elle ne révélera jamais Jésus-Christ à une âme si elle n’est vraiment petite : Revelasti ea parvulis 11.
Il est impossible de pouvoir décrire en détail ce qui se passe dans les différentes opérations de la foi dans la vie purgative et encore moins dans les autres voies et états. J’écris seulement ceci en abrégé pour en avoir quelque teinture, afin qu’on tâche d’être fidèle pour correspondre à la suite et à la longueur de l’opération de Dieu quand Il commence à donner le don de la foi, par la patience constante, courageuse, et vraiment longanime à se combattre ; autrement peu à peu elle diminue, et l’âme tombe dans l’embarras et la confusion ; et souvent après avoir combattu quelque temps, plusieurs quittent et retournent aux créatures ; ou si cela n’arrive entièrement, la confusion y demeure d’une telle manière qu’ils ne sont ni dedans ni dehors, et qu’ils ne peuvent faire usage ni de la foi, ni d’autres lumières intérieures, demeurant seulement soutenus de quelque fond de bonne volonté sans aucun ordre, ce qui est une perte infinie et déplorable.
Il faut remarquer que cette lumière de foi a pour un effet très spécial et qui lui est uniquement propre, de rectifier et rajuster le naturel [195] et d’y remettre l’ordre premier que le péché a détruit, le rectifiant selon qu’il a été créé de Dieu dans une droiture et simplicité admirable, et ne purifiant pas seulement le péché et les effets plus communs et plus connus du péché, mais pénétrant encore dans l’intime de l’être pour le remettre dans la pureté de sa création et selon qu’il est sorti des mains de Dieu, de telle manière que, par sa vertu pénétrante tant pour purifier que pour rétablir, elle va jusqu’au plus intime de tout l’être tant du corps que de l’esprit. Et c’est ce qui fait qu’aux âmes qui sont fidèles, elle est cruelle, rien ne pouvant échapper [à] sa vue pénétrante et l’efficacité de son opération, ce qui ne se peut effectuer que selon le degré de la fidélité de chaque âme. C’est un miracle d’en trouver qui soit pleinement fidèle pour se laisser soi-même et se confier entièrement à Dieu, d’autant que, plus cette lumière avance, plus elle fait perdre, peine et écrase. Ce qui est souvent cause que plusieurs âmes la voyant un peu, les unes en sont effrayées et ainsi l’abandonnent, les autres reçoivent un peu davantage, mais la peine qu’elle leur cause les étonnent aussi ; et ainsi peu à peu elles en entendent, les unes plus, les autres moins, quelque nouvelle par la miséricorde du bon Dieu ; mais quand il faut être un peu touché de Sa main, on crie les hauts cris, croyant que tout est perdu, ne sachant pas et ne pouvant jamais apprendre, sinon par expérience, qu’elle ne fait du bien qu’en appauvrissant, qu’elle ne purifie qu’en salissant, qu’elle ne donne la vie qu’en tuant, et enfin qu’elle ne remet la créature, sa bien-aimée, dans la rectitude de la justice [196] originelle selon cette vie qu’en perdant sans ressource. C’est pourquoi le saint homme Job, plein de cette divine lumière, et admirablement fidèle à son opération, a dit d’elle ces admirables paroles : Mors et perditio audiverunt famam ejus 12: la mort et la perte totale de soi-même en ont entendu des nouvelles certaines.
Il est très vrai que c’est un plaisir admirable de voir cette divine lumière opérant dans ce saint homme, comment elle pénètre dans toutes les parties de son corps, de son âme et enfin de tout ce qu’il était, afin d’être une image et un exemple à la postérité. Elle le dépouille de toutes les créatures et de tous ses biens, et le fait misérablement pauvre. Mais de quelle manière ? C’est assurément avec une cruauté surprenante. De plus, ayant réduit cet homme dans la nudité totale, elle passe plus avant, pénétrant tout son corps et le chargeant d’un ulcère et d’une pourriture épouvantable ; ce qui l’approfondit encore beaucoup plus dans la pauvreté et dans l’abandon des créatures. Combien d’agonies et combien de désespoirs sa pauvre âme souffre-t-elle dans cet rude opération, n’ayant là pour soutien que sa résignation et sa conformité à l’ordre de Dieu ? Ce n’est là encore rien. Quand la foi trouve un coeur généreux et qui ne dit pas « c’est assez », mais qui s’abandonne totalement, elle saisit ensuite son esprit de tant de peines, qu’il faut lire les expressions admirables que cette divine lumière faisait produire à son esprit et à son cœur, qui, étant sur le pressoir de la divine puissance, sortaient au-dehors par ces expressions vraiment divines et [197] jugées telles par toute âme qui sait par expérience son langage quand elle possède un esprit.
Il faut lire avec beaucoup de respect ces admirables expressions que l’on n’entendra et ne comprendra que selon le degré de la communication de cette même foi et sagesse, car il est très certain que chaque parole est un admirable mystère de cette divine sagesse et de l’adresse merveilleuse qu’elle a pour mettre au pressoir un esprit, afin de faire sortir tout l’impur et de lui insinuer la participation véritable de Dieu. Elle trouve si adroitement et si justement tous les moyens où l’esprit se peut accrocher et empêcher ainsi sa cure, qu’il ne se peut rien de semblable, comme on le voit dans la séparation des amis de Job, de sa femme et de tout ce qu’il pouvait avoir dans la terre qui lui pouvait donner quelque appui.
Les âmes qui sont avancées dans cette divine lumière trouveront grand goût et beaucoup de consolation, d’instruction et de soutien dans la lecture du livre de Job, leurs lumières s’unissant à cet admirable lumière de ce saint homme, pénétrant par là le sens vraiment mystique de ce livre.
Comme cette divine lumière de foi et le sagesse est si longtemps petite dans les âmes auxquelles elle est donnée, et que très peu y sont fidèles et ont la patience et la fidélité pour mourir, cela est cause que, venant à parler de ses effets plus avancés, quoique ordinaires, on est épouvanté et qu’on croit cela impossible et que ce sont exagérations mystiques. Cela n’est nullement ; et toute personne qui y sera fidèle, expérimentera infiniment plus que je n’ai dit, tout cela n’étant encore qu’un commencement.
[...]
Où il faut remarquer que quantité d’âmes reçoivent beaucoup de grâces de Sa miséricorde et cependant ne portent aucun fruit, faute du vide de la volonté. Ils sont comme des oiseaux qui ont des ailes et le pouvoir de voler et de se guider en l’air avec plaisir, et qui cependant sont liés et arrêtés : ils font des efforts et voltigent incessamment, mais sans autre effet que de se bien lasser ; ils sont liés, ces pauvres oiseaux. Il en va de même d’une volonté pleine de quelque chose, la plus grande et la plus belle qu’elle puisse être. Elle est attachée à ce morceau de terre souvent par quelque filet d’or, c’est-à-dire par quelque belle intention : l’âme se tuera à voltiger par un million de bons désirs, de [231] desseins merveilleux et de résolutions admirables ; et cependant après tout, elle demeurera là sans arriver à rien de ce qu’elle prétend, d’autant que la volonté est liée et n’est point en liberté de posséder ce que Dieu lui présente et d’en jouir. Et si cette pauvre âme venait à découvrir qu’il n’y a qu’à vider sa volonté et à aller à Dieu avec une volonté vraiment vide du créé, elle serait heureuse, d’autant qu’elle se peut également remplir que son vide est grand.
Ainsi, Madame, le secret pour aller vitement et hautement à Dieu n’est pas si grand qu’on se l’imagine : il n’y a qu’à vider sa volonté et Dieu la remplira. Mais le malheur est que personne ne le veut faire. Je vois presque toutes les personnes de piété en soin d’avoir des révélations et des lumières pour savoir où elles en sont. Elles n’ont qu’à se mesurer à cette aune et je m’assure qu’elles seront certifiées très assurément. Ainsi elles n’ont qu’à voir si elles n’aiment point leur volonté, leur propre jugement, l’estime d’elle-mêmes, l’inclination pour quelque chose moindre que Dieu ; et elles verront bientôt où elles en sont. Au nom de Dieu, Madame, laissez votre volonté autant qu’il vous sera possible, vide de tout, et permettez à Dieu de grand coeur qu’Il la vide incessamment ; et vous trouverez que, sans vous apercevoir, vous deviendrez heureuse.
[...]
J’espère de la divine bonté, qu’autant que vous serez fidèle à poursuivre infatigablement la mort de vous-même en toute chose, tâchant d’étouffer toutes les raisons trop humaines de votre esprit, et ne suivant jamais les mouvements de votre propre volonté, vous arriverez au dessein de Dieu sur votre âme, lequel ne s’achèvera jamais que par la vraie humiliation et le terrassement ; de telle manière que ce serait vous donner du poison que de vous donner l’amour de Dieu et Ses autres miséricordes dans un autre vase que dans le vrai néant de vous-même ; et autant que vous y boirez, vous serez désaltérée des créatures et de vos propres désirs, et au contraire altérée de Dieu et de la vie éternelle. Mourez et mourez en petitesse véritable devant vos yeux et devant ceux des [234] autres. Car hélas ! on ne fait que corrompre la grâce ; et mon âme ne peut expérimenter de vérité pour vous qu’en vous insinuant cette vraie humiliation dans laquelle seule est l’unique vérité pour votre âme.
Soyez cruelle à vous-même, et j’espère de la bonté divine que jamais nous ne nous verrons sans un renouvellement spécial tant en vous qu’en N. car ne terminant pas ce torrent impétueux des grâces divines que je vois venir sur vous autres, elles porteront grand effet pourvu que vos coeurs soit des vallées. Et remarquez bien une belle parole que m’a dite autrefois une âme [soeur Marie des vallées] très unie à Sa divine Majesté, savoir que les montagnes recevaient bien les pluies, mais que les seules vallées les gardent, fructifient et en deviennent fertiles. Heureuses et mille fois heureuses les âmes quand elles ont rencontré le trésor infini de la vérité, car elles sont en voie pour trouver les trésors des grâces infinies de Sa divine Majesté. Aimez donc en cette manière et ne cessez pas d’aimer car jamais Dieu ne cessera de correspondre. Servez-vous de ce que votre chère âme expérimente pour voir la vérité de ce que je vous dis.
Rendez-vous fidèle de moment en moment à porter ce qu’il y aura d’humiliant, de rabaissant, et faisant mourir et vos sens et votre esprit ; et sans y ajouter, vous remarquerez que la divine Providence vous conduira bien loin dans le désert de votre amour propre ; je veux dire au-delà de ce que voudriez. Parlez quand vous ne voulez pas et que l’on le demande. Faites ce qu’il y a à faire, quoique [235] contre votre inclination, et vous formez selon l’inclination des autres, réprimant la vôtre ; et je m’assure que cela vous taillera de la besogne pour un long temps. Soyez donc fidèle à Dieu qui vous a aimée, vous aime et vous aimera, autant que vous Lui donnerez lieu de vivre en vous. Et quand cela sera autant qu’Il persistera, je crois que Sa bonté nous tiendra unis par le lien de Son infinie charité.
[...]
Je vous remercie de prier Dieu pour moi, afin que Sa bonté me donne lumière pour voir et découvrir son ordre divin sur vous : mais je vous puis assurer que Sa bonté n’y manque pas et que, conformément à cela, je ne voudrais pour [240] rien du monde vous épargner, ni vous celer rien qui pût contribuer à vous arrêter dans la voie de votre perfection. Je crois donc que vous devez en simplicité suivre les avis du médecin, sans de tant réfléchir sur le peu de mortification et sur d’autres vues qui vous surviennent. Que vous importe comment vous soyez, pourvu que vous soyez au gré de Dieu ? C’est là où doivent se terminer toutes nos inclinations et nos prétentions ; et c’est vraiment se tromper que d’avoir d’autres idées de perfection. Faute de cette vue véritable et de cette mort de nous-mêmes que ce degré suppose, plusieurs personnes se tourmentent beaucoup pour travailler à leur perfection et cependant elles font très peu de choses ; d’autant que chacune travaille sur sa propriété, ce qui se termine à très peu, et l’on peut dire même à rien du tout.
La vraie perfection n’est pas de se perfectionner en ceci et en cela, mais bien de se perfectionner en ce qui nous doit mettre selon les inclinations et le bon plaisir divin ; et ainsi la volonté divine et Son bon plaisir sont plutôt notre perfection que non pas toute autre chose que nous pouvons avoir en vue et en désir. Et quand on ne prend pas ce procédé, ou faute de lumière, ou parce que l’âme n’est pas encore assez morte à ses intérêts, on se donne de la peine infiniment sur ses propres frais ; et tout cela en vérité est peu de chose devant Dieu, ce qui à la suite même trouvera peu sa place dans l’éternité. Car comme en ce pays-là rien ne pourra subsister que l’unique bon plaisir de Dieu, et que la vie présente dans la grâce est un commencement de l’éternité, si ce temps-ci n’est pas conforme à ce qui se sera en celui-là, [241] nous serons donc bien petits, croyant être quelque chose dans l’idée de notre perfection.
J’ai fait tant de réflexion sur ces belles paroles : Intra in gaudium Domini tui 13 ; entrez dans la joie du Seigneur. On ne dit pas : entrez dans votre joie, mais dans celle de Dieu, pour nous montrer qu’il est certain que les bienheureux dans l’éternité seront heureux et pleins de gloire par le bonheur et par la félicité de Dieu. Ainsi en cette vie nous pouvons avoir la perfection uniquement autant que nous arrivons à nous conformer à l’ordre de Dieu et à entrer dans le bon plaisir divin et que, pour y être plus purement, nous quittons tout le nôtre.
Ce principe doit s’étendre non seulement sur ce qui est et ce qui fait notre intérieur, mais généralement sur tout où nous sommes obligés de nous employer ; et l’exécution de cela supposé, nous trouvons en tout ce que nous souffrons et en tout ce que nous faisons, soit pour nous ou pour les autres, une joie continuelle, nous contentant de l’ordre de Dieu et de Son bon plaisir selon que Sa Providence nous la fait rencontrer. Heureuse l’âme qui ne tend que là et qui n’a d’autre plaisir dans la vie que de se remplir de ce plaisir véritable !
[...]
[…] La foi et la fidélité au moment présent dans l’état où nous sommes fait faire un usage très admirable de tout et fait trouver la mort et la perte de soi-même, qui met l’âme en Dieu d’une manière que la seule expérience peut savoir. Il n’y a donc rien et il ne peut rien [251] arriver qui ne soit et ne puisse être à une telle âme la voie et le sentier secret de trouver Dieu et de se perdre à la suite en Lui. Tout devient voie de Dieu à l’âme fidèle à mourir à elle-même par tout ce qui lui arrive et par tout ce qu’elle a de moment en moment.
[…]
Ces âmes n’ont point ou très peu de pratiques; cette fidélité leur sert de toutes pratiques. Elles sont fort calmes : l’abandon et la perte en chaque moment présent leur sert d’ancre assurée. Elles ont peu de différentes lumières en leur oraison, l’oraison et le moment ne devenant qu’un. […]
[…]
Cependant c’est le véritable procédé de la foi, lumière de vérité, de conduire l’âme, sa chère fidèle, par les petites choses, comme si véritablement elle ne faisait rien en elle et que Dieu n’eût nullement dessein sur elle. Car elle va toujours creusant, humiliant et l’apetissant peu à peu, jusqu’à ce que l’âme soit réellement petite à Ses yeux et perdue à Ses desseins et à Ses volontés, qu’elle soit petite comme un atome non seulement devant les créatures et soi-même, mais encore dans les desseins éternels. Et à moins que la foi ne soit en liberté de conduire l’âme là comme elle le désire, insensiblement elle se retire et laisse l’âme dans ses saintes intentions, ses bons desseins et ses saintes lumières, qui, comme je viens de dire, semblent au commencement admirables et causer un fruit surprenant, mais à la suite s’évanouissent et deviennent à rien. Au contraire cet divine lumière de foi ayant apetissé, humilié et anéanti véritablement une âme par le rétrécissement, l’aveuglement et la petitesse de son opération [257] et de ce qu’elle faisait en l’âme, la conduit par là dans le large de l’abîme divin, où elle ne trouve de rétrécissement et de bornes qu’autant qu’elle se réserve quelque chose dans la voie précédente de petitesse, en voulant avoir soit lumière ou quelque autre chose, et enfin en voulant et désirant être quelque chose soit dans la perfection ou dans les desseins de Dieu. Si enfin elle se laisse conduire absolument, se crevant sans réserve les yeux et s’arrachant tous les désirs et desseins, elle rencontre l’immensité même sans bornes ni mesure.
[...]
Pardonnez-moi si je vais jusque-là, mais il est difficile de parler du rien et de la misère et petitesse où la foi et la vérité conduisent une âme, sans dire un mot en passant du terme où elles vont et de la manière qu’elles tiennent. Les autres grâces qui sont admirées des âmes qui les ont, et des créatures qui les remarquent, rendent bien les âmes qui les ont, capables de Dieu, comme un vase est capable d’une liqueur, laquelle est limitée par la capacité du vase ; et c’est pour cet effet que les dons grands et admirables sont donnés à ces âmes, comme la présence de Dieu, les vertus et le reste qui accompagne le don d’oraison et d’union. Ce qui fait qu’elles sont admirées en terre et portent grand fruit par leur exemple. Mais les âmes que Dieu veut conduire par la foi, si elles sont fidèles, en les apetissant et humiliant, Il les fait sortir d’elles et par conséquent de leur capacité limitée ; mais aussi pour l’ordinaire, elles ne sont en cette vie pour le goût ni selon le goût d’aucune créature : c’est le repas de Dieu seul.
[...]
[…] Pour l’ordinaire une âme qui est en lumière divine, c’est-à-dire qui est assez heureuse d’avoir trouvé Dieu dans son fond où Il demeure sans jamais S’en séparer, jouit de Sa [263] lumière autant qu’elle est fidèle d’y demeurer et d’en jouir, mais non pas en sorte qu’elle puisse voir des objets en cette divine lumière et en jouir (ce qui est de nulle importance), sinon lorsque cette divine lumière est assez levée et que Dieu, soleil éternel, y est d’une manière qu’Il ne peut être sans objet, ce qui est beaucoup relevé. Car un très long temps, Dieu Se communique et Se lève en l’âme comme un soleil, et ce soleil est le Verbe divin que le Père éternel va incessamment communiquant tout, de même comme incessamment Il l’engendre dans l’éternité. Or quand ce Verbe divin Dieu-homme est beaucoup communiqué, l’on voit en Lui, et c’est pour lors que les yeux sont ouverts et s’ouvrent incessamment de plus en plus. Car les âmes doivent savoir que Dieu, demeurant et résidant en elles, est une source infinie et aussi infiniment féconde, que le Père éternel dans la génération de Son Verbe est infini, car il est très vrai, et l’âme l’expérimente, que ce qui se fait en elle, est ce qui se fait en Dieu quand l’âme est devenue par Sa pure miséricorde capable de Dieu même ; car pour lors Dieu en l’âme ne sort de Lui-même, sans sortir cependant, que par Son Verbe et par le Saint Esprit.
Et ce qui me ravit, si je m’entends, est que jamais on ne trouve cette source que par la mort de soi, par l’humiliation, par la pauvreté et par un million de providences semblables ; et qu’autant que Dieu veut Se faire trouver, autant Il abîme une âme dans l’humiliation et la mort. Il n’y a pas d’autre chemin et il n’y en aura jamais. Je le vois clairement et, par la miséricorde de Dieu, je le vois tous les jours de plus en plus. Si Dieu ne favorisent pas tant l’âme que de la [264] crucifier, humilier et la tourmenter véritablement, c’est un signe que Sa bonté se contentera de lui donner de bonnes lumières et quelques touches d’amour, supposé sa fidélité à ce que Dieu lui donne. Mais quand l’heureux moyen de l’humiliation et de la mort lui est distribué, pour lors elle trouve la porte du conclave 14.
Et en vérité, si je ne parlais à des personnes que je connais et que je ne me laisse aller à la divine Providence, j’aurais grande honte de moi-même. Mais je vois très clairement que le plus pauvre ignorant villageois ou la plus rustique femmelette peut trouver, par sa mort et en étant humiliée, véritablement et réellement la Sainte Trinité, autant que l’homme le plus docte et le plus saint. Tout est de la divine bonté qui fait mourir et humilie. […]
[265] J’ai vu une âme beaucoup désireuse d’aller à Dieu et dont l’intérieur était dans une sainte impatience d’y arriver. Mais ô le malheur ! mais le malheur ! passant par des broussailles et des épines, elle y a accroché sa robe de telle manière que, toute impatiente, elle a été contrainte de demeurer pour défaire peu à peu sa robe. Je porte grande compassion à cette âme, car pensant se défaire d’un côté, des broussailles la raccrochent tout de nouveau, et comme elle ne veut déchirer sa robe, elle la détache d’un côté et d’un autre, mais sans effet, ce qui la retarde tout à fait. Je lui aurais dit volontiers : déchirez plutôt votre robe et suivez votre chemin par l’impétuosité de votre désir. Mais il faudrait tout déchirer et le monde verrait ce désastre ! Et depuis elle est attachée à sa robe, ce qui est peut-être sans remède.
[268] J’ai15 bien de la joie d’apprendre de vos nouvelles. Mais elle serait entière si vous pouviez bien comprendre la vérité du don de foi et comment il opère plus efficacement par l’obscurité, la perte et l’abandon, que par toutes les belles lumières et les sentiments élevés. C’est marcher en poule que d’être conduite de cette manière et c’est voler en aigle que d’aller par l’autre voie, pourvu que l’on soit forte à la supporter et à en faire usage. Cela suppose le don, car cela étant, l’obscurité est lumière [269] et les pauvretés intérieures, les dénuements et les précipices où il semble que l’on aille se perdre, ce sont des moyens de faire des grandes démarches sans s’en apercevoir, non plus que des personnes qui sont embarquées sur la mer, se voient aller, ayant le vent en poupe. Tout le mal est que l’on veut toujours tout voir et posséder toutes choses, et cependant pour voir Dieu et pour jouir de Lui, il ne faut rien avoir. Il est certain qu’il est fort rude à la nature de ne rien avoir, à cause qu’elle expérimente ensuite son vide et ses faiblesses causées par le principe de corruption qu’elle porte en elle.
L’âme court continuellement après quelque chose, quoiqu’on lui ait dit qu’aller ainsi sans rien avoir et expérimentant sa misère, qui nous aide beaucoup à nous enfoncer et à tomber dans le rien, est tout son bonheur, d’autant que cela lui découvre davantage sa pauvreté, sa misère et sa corruption, ce qui l’humilie et lui ôte une certaine suffisance et excellence propre, qui est le principe d’une infinité de corruption qui la fait demeurer dans sa misère en s’enfonçant en elle-même, au lieu que par l’autre voie devenant humiliée, elle se hait et s’abhorre, et ainsi se perd peu à peu à ses yeux, et insensiblement tombant dans le néant, elle s’écoule sans le savoir en Dieu. Ce n’est qu’à la suite qu’elle expérimente qu’après avoir tout perdu sans le savoir, Dieu dans Sa grandeur vit et subsiste dans son pauvre néant.
Je ne doute nullement de votre grâce et de votre vocation. Mais la difficulté est de se perdre et de suivre cette voie, laquelle est très assurément épineuse à la nature, qui n’aime et ne goûte que les belles choses qui éclatent et [270] sont saintes et grandes ; mais pour ce petit sentier, elle l’a en horreur comme sa perte spirituelle. C’est un miracle quand une âme vient à découvrir cette vérité par expérience. Cependant c’est le bonheur de l’âme, et autrement c’est se nourrir des miettes, quand bien ce seraient les plus beaux sentiments et les lumières les plus élevées que Dieu ait donnés à ses plus grands serviteurs.
Je Le prie de vous éclairer de cette vérité afin que votre esprit la voyant telle qu’elle est, se laisse tomber doucement dans le néant. Je vois que vous manquez encore un peu de lumière nécessaire pour cela, sans quoi vous verriez ce qui a empêché si longtemps votre avancement dans la perte de vous-même. C’est que vous avez été à gauche, au lieu d’aller droit : vous vous remplissiez par force et ainsi vous aidiez la nature à se nourrir et fortifier dans sa propre suffisance et excellence ; au lieu que, marchant ce sentier, vous fussiez peu à peu devenue petite et humiliée, et qu’ainsi vous fussiez tombée dans le repos et le rien. Mais ne laissez pas d’avoir courage : puisque la lumière a parue à vos yeux, quoique tard, c’est une marque que Dieu vous la veut donner.
[…]
2.49 Paix intérieure. Oraison de foi.
Pour établir solidement la paix d’une âme, il faut qu’elle bute incessamment à se former sur l’ordre de Dieu et qu’elle mette uniquement en cela sa perfection pour trois raisons :
La première, parce qu’il n’y a rien de plus grand ni de plus sanctifiant que l’ordre de Dieu, quelque petit qu’il nous paraisse.
La seconde, d’autant qu’il n’y a rien qui fasse [273] plus mourir l’âme et la mortifie davantage que la dépendance et la soumission humble et douce à cet ordre.
La troisième, parce qu’il y a rien de plus aimable de plus facile, cet ordre nous étant à tout moment présent et en notre disposition.
Cet ordre divin, quoique toujours un et le même, est cependant divers, car il nous est marqué par les commandements, par les providences et par les rencontres dans lesquelles nous tombons à tous moments, si bien qu’il n’y a rien, en aucun moment de notre vie, dans lequel nous ne rencontrions cet ordre. Et ainsi mettant sa perfection à s’y soumettre agréablement, on calmera tous ces désirs et on sera paisible dans tous les événements, et de plus on pourra jouir par là incessamment de la présence de Dieu, cet ordre ainsi humblement exécuté étant véritablement une présence de Dieu en l’âme.
Une âme parlant de l’état qu’elle porte à l’oraison et de ce qu’elle expérimente de ses faibles, qu’elle connaît très grands, fit voir la privation où elle se trouve de toutes les vertus et les convictions qu’elle a non par lumière, mais par état de tous les maux, dans lesquels elle tombe continuellement, ce qui la rend confuse et abjecte aux yeux de Dieu où elle se voit très misérable, et aux yeux des créatures qui la voient toujours dans de grandes fautes, et à ses propres yeux, expérimentant sa corruption continuellement. On lui a répondu que tout cela était du fumier qui faisait engraisser et croître le pépin, [274] qui n’est autre chose que la vocation à l’oraison de foi et de simplicité. Que la différence de celle-ci à l’oraison ordinaire était que cette oraison ordinaire est en bonnes pensées, en bonnes lumières et en bonne volonté, mais qui souvent ne produisent que des connaissances spéculatives de ce que l’on est et ne donnent pas le commencement réel d’une abyssale humilité et abjection : ce qui se rencontre dans l’oraison de foi, où l’âme ne voit ou plutôt n’expérimente que faiblesse. Elle commence, par cet état, à entrer dans cette voie aimable de l’oraison par la petitesse et humiliation qu’elle porte de ses chutes et de ses faiblesses, ce qui attire de plus en plus Dieu dans son âme et en fait jouir.
On lui a fait voir comme le commencement de cette petitesse réelle que donnent les chutes, nous découvre la grandeur de Dieu et Sa bonté qui se plaît à se donner à ces âmes qui commencent leur voie par cette petitesse et cette humilité. C’est pour cela que la Sainte Vierge se voyant mère de Dieu, s’écrie que le Très-Haut avait regardé (Luc, 5,42) l’humilité de Sa servante, non pas en vue de ses faiblesses puisqu’elle n’en n’avait pas, mais bien parce qu’elle était pleine de grâce qui lui découvrait le néant de toutes choses.
[277] On ne peut jamais exprimer le bonheur d’une âme à laquelle Dieu donne la semence de la foi et de l’anéantissement. C’est un trésor infini, qui produira en son temps de quoi rassasier et soutenir l’âme, quoiqu’elle ne puisse comprendre dans la voie, jusqu’à ce qu’elle soit beaucoup avancée et qu’elle commence à jouir de ce trésor. Car durant qu’elle marche pour arriver à cette possession, c’est avec tant de pauvreté et tant de misère soit par son fond propre, soit aussi par la difficulté de la lumière qui est si obscure et si sèche, qu’elle ne peut presque jamais se persuader, sinon pour quelque moment, que telle voie puisse jamais rien produire. Il faut porter telle misère et tous les ennuis qui arrivent, autrement il est impossible que la semence de la lumière de la foi puisse avoir son effet.
Et afin de bien comprendre cette importante vérité, il faut savoir que cette semence de lumière de foi est donnée de Dieu dans le fond de l’âme ; et c’est pour cet effet qu’elle est appelée par plusieurs « lumière du fond », d’autant que, comme je dis, elle est reçue dans le fond, et que du même fond elle se communique très secrètement à l’âme pour la faire peu à peu revenir en foi, cherchant son fond, qu’elle ne trouve que par la manière que je vais dire.
Cette lumière de foi étant reçue dans le fond de l’âme, réveille le fond et le centre de [278] l’âme qui était enfoui dans le péché et par le péché16, exilé dans une région de dissimilitude infiniment loin de Dieu, quoiqu’il n’y eût pas de péché mortel ni véniel volontaire. Ce réveil se fait, la foi découvrant à l’âme le bonheur de se pouvoir posséder et ainsi de posséder son fond où Dieu Se trouve. Plusieurs lumières secrètes et obscures sont données à l’âme qui lui font désirer que Dieu vienne dans son fond comme étant son bonheur. Et Dieu prend plaisir à augmenter secrètement la foi pour faire croître ce désir. […]
[279] Cette foi ayant fait voir la corruption et la dissimilitude de l’âme autant qu’il est besoin selon le dessein de Dieu et l’âme y ayant correspondu au point qu’il faut, elle découvre les vertus comme une plus grande approche de Dieu, et de cette manière l’âme approche de son fond beaucoup plus, poursuivant la pratique des vertus, comme elle a poursuivi la destruction de ses défauts : si bien que peu à peu à mesure qu’elle fait l’un et l’autre, elle s’aperçoit qu’elle commence à se posséder, car se posséder est posséder son fond. Et pour lors elle voit qu’elle a capacité de faire ou de parler ce qu’il faut faire ou parler, et tout le reste tant pour se garantir de ses défauts que pour pratiquer les vertus par la possession de soi-même, c’est-à-dire de son fond qui pour lors devient fort fécond avec facilité de se garantir des uns et de pratiquer les autres. Et voilà comment la foi peu à peu réveille l’âme pour se [280] retirer en soi et pour venir posséder Dieu dans le fond de soi-même.
[…]
Il faut remarquer qu’il y a bien de la différence entre avoir le fond et posséder son fond. Avoir son fond est jouir de la lumière du fond, qui fait faire tout le voyage de nous-même en Dieu, nous allant chercher fort loin dans la région de dissimilitude. Posséder son fond, c’est lorsque le retour est fait ou presque fait, et que l’âme est en Dieu et jouit de Lui. Pour lors posséder Dieu, c’est se posséder et être en capacité de faire tout avec poids et mesure sans précipitation, mais plutôt avec paix et comme il faut, c’est-à-dire selon la perfection de chaque chose. […]
La seule expérience fait le bonheur qu’une âme peut espérer, laquelle a la semence du don de la foi passive. Cette semence est fort longtemps cachée en l’âme et n’a pour effet que la mort, causée par un million de diversités, tantôt de troubles et d’inquiétudes, tantôt de défauts assez fréquents, quoique l’âme fasse de son mieux pour s’en défaire ; mais comme cette semence est fort obscure et cachée, elle console fort peu, ne donnant qu’un certain instinct de chercher Dieu par un goût secret des vérités.
Quand l’âme est certifiée de cette semence de foi, elle doit tout faire et tout souffrir afin de la conserver en soi, pourrissant à la vérité et faisant pourrir l’âme par les diverses morts. Il arrive en cela ce qui arrive à la semence que l’on met en terre : elle prend vie et fructifie en pourrissant.
Pour dire tout le détail de ce qui se passe durant cet état qui est long, il faudrait des volumes. Ce à quoi l’âme doit prendre garde est spécialement de ne pas s’effrayer des morts et des combats, des sécheresses et des obscurités continuelles, voyant par les yeux d’autrui et se soutenant par la force de la personne qui lui est donnée, et pratiquant ce que l’on nous [284] marque, quoique nous n’y voyons goutte et que nous n’ayons que des défauts et de la corruption. Dieu, pour l’ordinaire, ne manque jamais en ce degré de donner quelqu’un qui aide. Car à moins de cela, c’est un miracle si l’on subsiste ou que l’on avance, parce que l’âme est là dans un labyrinthe où l’on ne peut aller sans guide, et l’on ne peut pratiquer sans se surpasser par une soumission aveugle ; et autant que cela est, autant on marche vite et on pratique fortement, quoique sans lumière, sans goût et sans vertu prise en soi.
Ce degré germe et produit une foi un peu plus forte et l’âme commence d’être plus vivante, mais non pas beaucoup plus lumineuse. C’est pour lors que la foi, quoique obscure, sèche et insipide, tire de l’huile de la pierre17 par la fidélité paisible et tranquille de l’âme. Car encore que l’âme soit fort sèche en l’oraison, cependant cette foi exercée tire de la nourriture des vérités et une sorte de conviction que l’expérience seule peut savoir. L’âme commence d’être plus tranquille en tout et s’appliquant par foi à l’oraison, elle en tire et reçoit vie. Quand elle fait des lectures, c’est la même chose ; et pourvu qu’elle s’applique à l’un et à l’autre par une disposition tranquille et abandonnée, elle pénètre sans pénétration, elle voit sans lumière et elle goûte sans goût des vérités qu’elle prend pour sujet de son oraison ou pour faire sa lecture.
Je compare une âme en ce degré de foi à un enfant au ventre de sa mère, qui vit et qui se nourrit, mais de l’aliment que lui donne sa [285] mère : en cet état il vit et c’est tout ; il ne voit ni ne marche. Ainsi l’âme par ce second degré de foi reçoit un pouvoir secret de tirer vie des vérités, mais d’une manière fort secrète et inconnue.
Il faut prendre des vérités pour sujet d’oraison et de bonnes lectures ; autrement l’âme mourrait et la foi ne se nourrirait pas, de la même manière qu’un enfant, si sa mère ne se nourrissait, mourrait indubitablement.
Durant tout ce degré, Dieu ne manque jamais de donner quelqu’un qui fasse l’office de mère ; et à moins qu’une âme ne soit extrêmement soumise et ne s’aveugle extrêmement pour croire ce qu’on lui dit et pour pratiquer ce qu’on lui ordonne, elle demeure sans prendre nourriture et à la fin elle meurt. Dieu durant tout ce degré ne laisse pas au discernement de l’âme sa conduite ; tout ce qu’elle peut avoir de pratiques, tant pour se défaire de ses défauts que pour la pratique des vertus, est dans l’obéissance aveugle. Et à moins d’être véritablement et profondément éclairées sur ceci, plusieurs âmes perdent leur grâce ; et souvent même faute d’avoir quelque guide expérimenté, plusieurs n’y réussissent pas, en quoi il faut adorer les jugements de Dieu.
Comme Jésus-Christ a passé trente ans de Sa vie divinement humaine pour parfaire et consommer le divin et très adorable mystère de Son obéissance à une pauvre fille et à un pauvre charpentier, aussi veut-Il qu’Il soit la source féconde et intarissable des grâces infinies que les âmes doivent recevoir par la soumission et la dépendance. D’où vient qu’il faut avoir un spécial [286] respect pour ce divin mystère, s’y liant davantage, plus on se voit faible pour recevoir force par lui dans la soumission que l’on pratique, et aussi lumière, afin de marcher par où l’on nous marque, quoique l’on ne l’entende ni le voie aucunement.
Cette voie de foi dans son commencement et son progrès est un don si grand, que qui le saurait comme le savent les âmes qui y sont fort avancées, donnerait volontiers mille vies pour reconnaître la bonté de Notre Seigneur de qui on l’a reçu ; et l’on aurait aussi une crainte extrême de perdre ou d’empêcher qu’il ne se perfectionne, s’exposant plutôt à un million de croix, d’ennuis, et d’extrémités que de lui causer le moindre détourbier volontaire. Cependant on en cause tant d’involontaires, faute de s’aveugler et d’être fidèle aux vertus, que cela fait gémir bien les âmes qui en savent la conséquence, à cause que (supposer la fidélité) l’âme trouve que Jésus-Christ a dit admirablement vrai quand Il a exprimé ce don de foi par la parabole d’un grain de sénevé.
Car son commencement est très petit et le plus petit comme dit Notre Seigneur 18. Et cependant peu à peu il croît tellement qu’il devient un grand arbre, jusque-là même que les oiseaux du ciel y peut faire leurs nids. C’est-à-dire que le don de foi est en son commencement une semence si petite que l’on ne s’en aperçoit pas à moins que l’on n’en parle à quelques personnes expérimentées ; mais dans la suite peu à peu, selon que l’âme meurt à elle-même et que cette foi prend ces accroissements suivants [287] ses divers degrés, par la nourriture propre à chaque degré, elle devient un grand arbre. Ce qui étonne, d’autant que le propre de la foi est d’être toujours petite, cachée, obscure, et anéantie ; et cependant elle devient un grand arbre, ce qui est très vrai dans l’expérience. Car quoique l’âme ait été et soit encore si petite à ses yeux et aux yeux des autres, cependant elle devient un grand arbre verdoyant et vivant jusque là que les contemplatifs, qui sont signifiés par les oiseaux du ciel, viennent faire leur nid dans ses branches, c’est-à-dire tirent lumière, certitude et force d’une telle âme vivante en foi.
Selon le jugement humain, les contemplatifs, étant toujours fleuris en belles lumières et en amour extatique, sont d’un degré admirable, et les âmes élevées et conduites par la foi ne sont rien auprès : au contraire elles sont infiniment humiliées et contemptibles. Cependant à la vérité ce rien du monde devient leur soutien et cette flammèche de feu cachée sous un million d’ombres devient un embrasement surprenant, de telle manière qu’ayant été humiliées en elles-mêmes par le jugement qu’elles ont porté de soi, se voyant auprès des autres qui sont éclairées et élevées comme oiseaux du ciel, et aussi par le jugement des autres qui en ont eu pitié à cause de la pauvreté et misère de leur état, elles deviennent à la suite les proues de la magnificence et puissance divine, où Dieu Se manifeste d’une manière qu’il faut admirer.
[...]
Pour la crainte que l’on peut avoir d’être inutile par les sécheresses et l’abandon où se trouvent les sens et les puissances dans le degré de la foi passive, il faut savoir que l’âme qui est certifiée du don de la foi passive, doit croire que la foi sort du visage de Dieu, qui est un Etre actif et toujours produisant incessamment avec une activité infinie […]
[...]
Il faut conclure que, supposé la vocation à la foi passive et la fidélité à ce que Dieu demande de l’âme, plus elle est conduite par la sécheresse et le vide, plus Dieu la traite bien. Mais il faut avouer qu’avant que l’âme s’en sache contenter, y voir et goûter Dieu, il se passe bien du temps. C’est pourquoi tout ce que l’âme peut faire jusqu’à ce que cela soit, est d’en faire un usage par résignation et abandon, se rendant la plus fidèle qu’elle pourra à mourir à soi et à tout le reste, car l’âme n’entrera dans cette résignation et cet abandon qu’autant qu’elle exécutera le second ; mais cette fidélité supposée, la résignation et l’abandon insensiblement conduiront l’âme à la découverte d’une lumière infinie, qui ne survient pas en l’âme, car elle y était, mais l’âme n’avait point d’yeux pour la voir. La lumière du soleil ne laisse pas d’être présente à un aveugle quoiqu’il ne voit pas. Donne-lui des yeux, il voit et jouit admirablement de cette belle et très féconde lumière. [293] J’en dis autant des obscurités. À la suite, quand l’abandon et la résignation ont purifié les yeux de l’âme, ce qu’elle croyait être privation de lumière et absence de Dieu, ce qu’elle jugeait vide, lui est une lumière ; et elle voit ces sécheresses et ces ténèbres comme une lumière très brillante, mais dans les mêmes ténèbres. Alors elle comprend bien ces belles paroles : Et nox illuminatio mea in deliciis meis 19 : la nuit est ma vraie clarté et dans mes plus grande délices ; l’âme étant plus dans les trésors infinis de Dieu, plus elle est obscure, vide, séparée et se sentant séparée de Dieu et proche de soi-même. Tout ceci est très véritable et la vérité même, qui cependant ne peut être connue et encore moins trouvée que par la pure lumière de vérité.
Mais comme plusieurs personnes tâchent de la rencontrer et de jouir de cette lumière en ténèbres et dans le vide sans la bien chercher, ils ne la trouvent jamais. Ils la cherchent par l’obscurité et par le vide, se contentant d’être en obscurité et sans rien avoir en leur intérieur, au lieu de la chercher par la pureté intérieure et par la fidélité à mourir à soi-même par ce qu’ils ont et doivent avoir dans l’état où ils sont. Faisant de cette manière, elle se présentera à leur âme, et alors ils n’ont qu’à porter les obscurités et à être fidèles aux obscurités et aux ténèbres qui leur arriveront, mais non pas à les chercher directement en se mettant dans le rien et se contentant dans les ténèbres qu’ils ont, sans se soucier de leur pureté et fidélité.
Dieu a donné le don de la foi habituellement aux âmes en cette vie, afin que les âmes qui sont assez heureuses pour être éclairées [296] de ce don, en puissent faire usage toutes les fois qu’elles le désirent. Où il est à remarquer que ce don de foi habituelle est donné et qu’il réside dans le fond de notre âme comme un beau soleil qui y luit incessamment, mais qui n’éclaire les puissances et les sens que selon que l’âme en fait usage par une fidélité libre20. Et ainsi l’esprit s’ajustant peu à peu à la clarté obscure de la foi, peut très souvent en faire usage, quoique les sens en soient souvent très éloignés par leurs sécheresses et distractions et par autre chose semblable. […] Si bien que pour faire usage de ce don habituel de la foi éclairant toujours l’âme, si elle est fidèle, il ne faut point qu’elle fasse état de ce que les sens lui disent et lui représentent par leurs sécheresses, obscurités et insensibilités, ni même de ce que les puissances [297] expérimentent par le commerce des sens […]
Et ainsi il est très certain qu’une âme qui est un peu en expérience de ceci, avec un conseil d’une personne expérimentée, peut très stablement faire usage de la foi en tout temps pour avoir par son moyen l’accès très habituel vers Dieu, et pour demeurer auprès de Dieu et converser avec Lui en foi et par la foi, nonobstant toutes les choses contraires que son esprit et ses sens lui peuvent faire expérimenter. De manière que cette âme voit bien que Dieu par la foi est un soleil toujours présent et toujours éclairant l’âme, dont elle peut faire incessamment usage, autant qu’elle est fidèle à outrepasser et à surpasser toutes choses pour, par sa fidélité, faire usage, en croyant, de cette lumière divine comme soleil éternel.
Et afin de faire entendre ceci plus clairement, posons cette vérité que Dieu en cette vie est dans le fond de notre âme, l’éclairant toujours par la foi, comme le soleil matériel est en ce monde attaché au firmament éclairant les parties de la terre ; et comme il est libre aux hommes de se servir du soleil quand ils le désirent et comme ils le désirent, sans avoir besoin de s’amuser à savoir s’il y est ou s’il sera, n’ayant besoin que d’ouvrir les yeux et de faire ce qu’il faut pour voir ; qu’ainsi en cette situation [298] spirituelle comme je la viens de dire, l’âme doit seulement par fidélité ouvrir les yeux à la foi pour croire au-dessus de ce sens et de tout ce qu’elle expérimente de contraire, et ainsi croire ; et par ce moyen elle pourra être sûre de pouvoir toujours voir et de pouvoir toujours et incessamment être en état de faire usage de sa foi.
[…]
J’ai lu avec application l’écrit qui m’a été envoyé, lequel marque très assurément que Dieu vous appelle à la sainte oraison en foi nue. C’est une grâce que vous devez beaucoup estimer et conserver, non en agissant, mais en mourant. Vous devez donc savoir que Dieu vous appelle à l’anéantissement véritable par les puissances de Dieu et de Sa divine opération. Jusqu’ici vous avez fait un long circuit, faute de secours, mélangeant toujours votre propre opération avec celle de Dieu, laquelle, supposé [333] le don, n’est pas moins en la sécheresse que dans les goûts et les lumières. Cependant vous n’avez défailli et ne vous êtes laissé anéantir que la voyant et la goûtant ; et c’est en cela où vous avez plus besoin de secours pour vous bien certifier que Dieu vous appelle à ce divin néant opéré par la foi, laquelle est une lumière sans vicissitude, et qui ainsi doit être également suivie, soit qu’on l’expérimente ou non, soit qu’elle cause quelques effets, ou que l’âme ne voit que son néant et sa misère. Et à moins que de suivre fortement et sans vicissitude cette divine lumière, l’âme mélange toujours, faisant et défaisant, laissant souvent opérer Dieu et ensuite que l’on est dans la tentation de la sécheresse, reprenant son opération ; et de cette manière on fait un mauvais mélange, ce qui cause un mal que la seule expérience peut faire voir et découvrir.
Car comme par ce divin néant opéré par la foi nue, Dieu ne donne pas moins que Lui-même, aussi quand on manque à se simplifier et à se dénuer peu à peu de son opération et de sa vie propre, on quitte Dieu et Il ne prend pas possession de l’âme, de sorte qu’il arrive deux grands maux, qui sont que l’âme vit toujours en elle-même, empêchant Dieu d’y être par son opération, parce qu’il est certain que telles âmes, supposée leur vocation, ne peuvent jamais trouver Dieu ni L’avoir que par ce néant opéré en foi ; ainsi manquant à cette conduite par leurs opérations elles ne Le rencontrent point, mais plutôt sont toujours sourdement inquiètes sans savoir où est leur place. De plus ces âmes, appelées de Dieu pour Le posséder de cette [334] manière, ne peuvent jamais avoir les vertus que par ce biais, c’est-à-dire dans le seul néant et partant par la venue de Dieu en elles, de telle sorte que, manquant à l’un, elles manquent à l’autre sans savoir pourquoi elles ne peuvent acquérir ce qu’elles désirent tant. C’est ce que la Sagesse nous exprime fort bien en disant 21: « Tout bien nous est venu avec elle ».
Les personnes qui ne sont pas profondément éclairées dans cette conduite divine, ont beaucoup de peine à comprendre comment l’âme, ne faisant que mourir à soi et par conséquent à toute opération propre, puissent donner lieu à Dieu de venir en elles pour y vivre et opérer non seulement Soi-même, mais encore les divines vertus en Lui-même ; cependant cela est très véritable. Quand l’âme est assez heureuse d’être attirée ici, elle n’a qu’à mourir et à se simplifier peu à peu ; et elle remédiera par ce moyen à ses défauts non seulement volontaires mais naturels. Cette voie diffère de l’autre qui est seulement lumière pour honorer Dieu, L’aimer et Le servir, en faisant un saint usage de son soi-même ; et elle ne va jamais à la destruction véritable et effective des défauts, mais seulement à remédier tellement quellement aux volontaires. Mais celle-ci dont le propre est de donner Dieu par le néant total de soi-même en foi nue, va non seulement ôtant les péchés et les défauts et mettant les vertus qui les détruisent à leur place, mais encore règle si bien les passions et les mouvements de l’âme qu’elle réduit peu à peu l’âme qui est fidèle à une sainte et inviolable paix, tant en elle-même qu’aussi à l’extérieur envers le prochain. [335]
C’est pourquoi vous voyez par là qu’une âme de cette vocation a beaucoup à travailler, quoique ce soit sans rien faire d’elle-même, mais en laissant agir la divine opération qui est toujours présente, non seulement pour l’exciter mais pour lui faire pratiquer toutes les vertus conformément à chaque moment présent, sans qu’elle ait besoin des précautions des autres, supposé toujours sa fidélité à se simplifier pour tomber peu à peu dans le néant non seulement à l’oraison, mais encore dans toutes les actions et rencontres du jour ; car elle ne doit pas faire de différence entre le temps de l’oraison et celui de l’action, comme jusqu’ici elle en a fait par sa faute, y ayant trop mélangé son activité. La seule différence qu’il y a, c’est qu’en l’oraison l’âme est plus solitaire et plus calme. Et même dans la suite du temps, si elle est fidèle à n’y point mélanger son activité, elle expérimentera dans les occupations ce même calme et cette même tranquillité ; et ainsi tout doit devenir uniforme. Mais le mal est que l’on veut toujours voir et sentir ; et c’est ce qui gâte tout, où tout au moins qui retarde de beaucoup les desseins de Dieu.
Voilà à quoi Dieu vous appelle si vous êtes fidèle à tomber peu à peu dans le néant dans lequel vous honorerez et servirez mille fois mieux Dieu que par toutes les pratiques les plus saintes et relevées qui se puissent faire de soi-même. Toutes ces pratiques doivent aussi bien tomber dans le néant pour vous, que vous le faites vous-même. Car l’être moral de la créature devant y tomber en la manière que les âmes de cette grâce expérimentent, il faut de nécessité que tout ce qui est de son opération y [336] tombe aussi, par la raison que l’être défaillant, la vie et l’opération propre doivent le suivre par nécessité. C’est pourquoi les âmes à qui Dieu donne cette grâce, expérimentent non seulement une inclination continuelle à défaillir et à tomber dans le néant d’elles-mêmes, mais encore de tout ce qu’elles peuvent faire par elles-mêmes, comme de leurs intentions, pratiques, prières et autres choses de cette nature, qui faisaient leur première occupation et qui font la sainteté des âmes qui ne sont pas appelées à cette grâce.
Ce n’est pas assez de vous assurer de votre vocation pour le néant en foi et de vous donner lumière pour mourir à vous-même, mais il vous faut apprendre la manière que vous le devez tenir pour y réussir. Quand vous vous levez le matin, comme vous êtes certifiée de la présence de Dieu par la foi habituelle, dont vous avez le don non seulement comme tout le monde chrétien, mais d’une manière spéciale, non par actes, car vous les avez déjà dû outrepasser, mais par une habitude de constitution, l’âme, par un certain calme intérieur et une récollection de la volonté, se met, sans se mettre, en Dieu, c’est-à-dire proprement que laissant écouler toute distraction et production naturelle de l’âme par une certaine foi habituelle, elle est unie en récollection à Dieu intimement présent qui n’est jamais sans opérer ; et ainsi la récollection est son opération puisqu’en cette manière elle fait tout ce que les autres font par les actes d’adoration, de considération et autres.
L’âme demeure quelque temps de cette manière à genoux, sans que son intérieur change [337] de constitution, afin de ne rien brouiller par son activité propre en produisant quelque acte, mais laissant cependant à Dieu une entière liberté d’incliner l’âme et d’imprimer en elle ce qu’Il désirera ; et pour lors si elle sent le désir de faire un acte d’adoration, d’offrande ou autre, elle le peut ; mais à moins que Dieu ne le marque, elle doit demeurer dans sa constitution abandonnée et passive pour laisser Dieu faire tout en elle et pour faire tout en Lui. L’âme doit continuer ce calme et cette récollection par manière d’habitude intérieure sans changer pour le changement des actions, soit allant au choeur, à l’oraison ou aux autres actions qui remplissent le jour.
Il arrive assez ordinairement que l’âme ressent que plus elle tombe dans la simplicité et le calme, plus une certaine expérience de Dieu se manifeste ; tout de même que nous voyons qu’ayant laissé tomber quelque chose dans l’eau, on la laissera rasseoir et se calmer pour voir la chose plus facilement. Il en est ainsi de l’âme : elle voit qu’en toutes ces actions, oraisons et conversations, elle n’a qu’à se laisser calmer, et cette divine foi par son fonds d’habitude s’éclaircit et manifeste ainsi ce qu’il faut pour faire chaque action saintement et dans le point de sa grâce. Ceci est d’expérience ; et les âmes qui ne l’ont pas, ne peuvent comprendre cette conduite, qui est au-dessus de la capacité humaine et même de la grâce ordinaire, qui ne peut découvrir que ce que l’âme fait par elle-même, aidée de la grâce. Je dis plus, que les âmes mêmes qui ont ce don, mais qui n’est pas encore assez avancé, sont assez en peine à le comprendre quoiqu’il soit toute l’inclination [338] de leur cœur. Mais qu’elles aient courage et qu’elles meurent à elles-mêmes par toutes les peines, les ennuis et les incertitudes qu’elles expérimentent ; et ainsi peu à peu Dieu les laissera mourir et dénuer d’elles, et par là elles verront clair au milieu de leurs ténèbres.
En l’oraison vous ne devez pas prendre de sujet, ni vous mettre en la présence de Dieu par acte, mais par état et habitude, ainsi que j’ai déjà dit, et mourir par toutes les peines que vous ignorez, et recevoir en passiveté tout ce que Dieu vous donnera sans en faire de registre le gardant, et le laissant écouler aussi comme il plaira à Dieu, car Il doit être le maître et doit Se connaître et S’aimer en l’âme.
Que l’âme ne s’étonne pas des vicissitudes qu’elle expérimentera en l’oraison ; elle seront continuelles jusqu’à ce que l’âme soit arrivée à une grande mort d’elle-même et de son opération. Mais quand par ce moyen Dieu sera beaucoup écoulé en elle, pour lors elle expérimentera une certaine stabilité qui sera Dieu même ; mais jusque-là cette vicissitude est une partie de la mort, aussi bien que les sécheresses, les obscurités, les incertitudes et l’expérience de ses propres faiblesses et misères.
[...]
Il faut remarquer que l’âme appelée à demeurer toujours en Dieu par la foi qui opère son néant, est en état d’espérer un accroissement à l’infini, ceci n’étant pas encore un degré parfait, y ayant encore un nombre infini de démarches de néant, de nudité et de perte, qui la feront être et vivre en Dieu bien plus purement, nuement et parfaitement que je ne l’ai exprimé, étant fidèle. Tout ceci est un degré pour y monter, car comme il y en a eu plusieurs degrés pour arriver à celui-ci, aussi l’âme doit passer quantité de degrés pour arriver à la perfection et consommation du néant et de la perte en Dieu. Prenez donc courage et envisagez souvent en Dieu ce à quoi Il vous appelle, afin de vous fortifier et de vous convaincre, comme j’ai dit, que vous devez trouver tout en Dieu selon la perte et le néant que vous aurez. Souvent Dieu nous laisse plusieurs défauts pour nous aider à nous perdre encore davantage ; d’autant qu’en ce degré ils opèrent cet effet, supposé la fidélité de l’âme à ne vouloir que Dieu et à perdre tout ce qu’il y a de grand, de saint et d’avantageux, que Dieu ne lui fait pas trouver dans sa perte, son dénuement et son néant. Si bien que par [341] cette entière nudité et perte, Dieu devient toute attention, toute perfection et tout objet de l’âme, non objectivement, mais en perte totale ; et plus l’âme peut être généreuse pour cela, plus promptement elle y arrive.
[...]
[342] Quand une âme est assurée de sa vocation pour marcher dans cette grâce de dénuement et de néant, c’est beaucoup dire. Car autrement si cela n’est pas, il est impossible d’y avancer un pas. On en peut contrefaire quelques traits, comme l’on peint un mystère, mais pour en mettre la vérité et la réalité dans l’âme, il n’y a que le seul doigt de Dieu qui le puisse faire : si bien que l’âme qui s’y met sans vocation, contrefaisant cette grâce et se formant sur ces principes, se met en danger de se perdre par une oisiveté et un vide sec et inutile.
Plusieurs personnes saintes charmées de l’expression ou de quelques lumières de cet état, en disent beaucoup de choses, mais à moins d’une expérience réelle, il est autant impossible d’en dire un mot qui soit dans la vérité et la réalité qu’il est impossible de marcher sur l’eau sans secours qui affermisse cet élément, ou de découvrir ce qui est en Dieu sans la participation de Sa divine lumière.
Ce que je dis de ceux qui en parlent et en écrivent, se peut dire aussi de ceux qui veulent s’y introduire par quelque goût et subtilité d’esprit qu’ils se sont procurés par quelque livre ou entretien. Ils ne le peuvent nullement ; et telle pratique leur est toujours pratique. Comme au contraire les âmes y appelées [sic], et qui jouissent de la divine lumière de foi, qui opère leur néant, sont dans ces choses sans qu’elles leur soient pratiques. Car elles y sont parce que Dieu les y a mises, et toutes les aides qu’elles reçoivent ne sont que des facilités ou des secours afin que la nature trop empressée et active d’elle-même n’y mette pas d’empêchement à l’opération divine, qui veut seule faire [343] son ouvrage en la créature, quoique avec la créature, mais par une manière que la seule expérience peut exprimer à ceux qui le ressentent, sans pouvoir bien dire aux autres comme les choses se passent.
Comme ces âmes sont par une grâce spéciale destinées à une jouissance très particulière de Dieu par le néant d’elles-mêmes, aussi sont-elles appelées à porter l’expression de Jésus-Christ en elles et au-dehors d’elles par un écoulement particulier de Sa divine Majesté. De telle manière qu’à la suite de cette grâce dans les degrés qui y conduisent, Jésus-Christ est l’écoulement qui remplit peu à peu l’âme dans son intérieur et extérieur, Dieu ne S’y trouvant pas toujours nuement, mais Jésus-Christ homme-Dieu sans distinction ni division, si bien que cette lumière divine, quoique très nue, très perdue et très simple, n’est pas une lumière sèche et sans fruit puisqu’elle porte et fait germer le fruit de vie, Jésus-Christ. Il n’en va pas de même quand cette lumière est forgée et imaginaire : elle se maintient toujours dans une nudité qui est ténébreuse et sans fruit, et dans une sécheresse sans abondance, ne pouvant trouver en quelque degré qu’elle soit, la simplicité dans la multiplicité et l’unité dans la diversité.
Mais quand cet état est véritable, et qu’à la suite ce divin néant est avancé et que Dieu par conséquent est beaucoup en l’âme, pour lors elle est multipliée sans multiplicité, elle est extérieure sans extraversion et elle est infiniment féconde en son néant. […]
[...] Mais que faire ? Il n’y a qu’à dire à son âme généralement : « mort et abandon », pour se laisser dévorer toute vivante à la divine Justice.
C’est ici un mystère que le Père Eternel seul peut nous révéler, car très assurément la créature de foi ne le comprendra jamais ; d’autant qu’outre qu’Il est infini, il faut par nécessité, selon l’ordre de Dieu, qu’Il nous comprenne en nous dévorant et nous consumant sans que jamais nous Le puissions concevoir. Car comme le Père Eternel, aimant infiniment Son Fils, l’a exposé à toutes les rigueurs infinies de Sa divine Justice sans aucune miséricorde, aussi l’âme aimée du Père Eternel est exposée à [347] la rigueur amoureuse sans miséricorde quand elle est capable de le supporter, même animant toutes choses par cet esprit de justice à notre égard.
Et pour pénétrer plus aisément ce divin mystère de Jésus-Christ, il faut savoir que la divine miséricorde qui est chargée de présents et de témoignages d’amour, de caresses et de tout bien pour enrichir les âmes, est préparée pour les pécheurs et les âmes faibles, qui sont encore peu fortes pour aimer. La Justice divine au contraire est sévère, renfrognée, avare, cruelle, sans société, marchant toute nue, pauvre et vide de tout bien ; et en cet équipage elle prend et se saisit cruellement des âmes destinées à l’amour, exerçant des rigueurs extrêmes plus ou moins, selon que les âmes sont fortes et destinées à un plus pur amour. Je dis même, et je ne crois pas me tromper, que la Justice divine ne se saisit jamais d’une âme qui n’est pas appelée au pur amour ; mais tout au contraire la douceur et la miséricorde l’accompagne toujours afin de l’ennoblir de plus en plus des dons de la grâce. Mais ce n’est pas le fait ni l’exercice de la Justice de s’amuser aux dons, à cause qu’elle ne peut donner rien moins que Dieu : c’est pourquoi elle ne se donne qu’à celles qui sont appelées à jouir de Dieu. Mais comme en Dieu il y a plusieurs degrés de jouissance, la Miséricorde ne les quitte pas tout d’un coup, elle les suit jusqu’à ce que l’âme soit assez forte et qu’elle puisse porter la justice fortement : pour lors elle suit en sa manière, qui est cependant encore différente selon la vocation et la portée des personnes. Car une âme qui est assez heureuse [348] pour boire dans le calice pur de la divine Justice, boit avec Jésus-Christ et entre en société et union avec ce divin Verbe humanisé. O quel bonheur ! [...]
Quand une fois l’âme a trouvé le sentier de la divine Justice, elle ne marche plus, mais elle vole. Et sur ce sujet il faut que je vous dise ce que Dieu fit connaître à une personne qui est morte à présent, qui était un miracle de grâce, et qui avait pour partage la divine Justice dans un très grand degré de pureté dont les effets ont été surprenants en elle. Elle me disait que la Miséricorde allait fort lentement à Dieu, parce qu’elle était chargée de dons et de présents, de faveurs et de grâces de Dieu, qu’ainsi son marcher était grave et lent, mais que l’amour divin qui était conduit par la divine Justice, allant sans être chargé de tout cela, marche d’un pas si vite que c’est plutôt voler22.
[...]
Pour la première, cette lumière du fond, étant la même que la lumière de la foi, est comme un grand jour et à la suite comme un grand soleil qui se lève dans le centre et par le centre de l’âme, dans les parties plus éloignées, savoir les puissances et les sens. Cette divine lumière du fond remplit du premier abord le centre de l’âme ; et voilà pourquoi on l’appelle lumière du fond ; mais ce fond et ce centre étant plein et éclairé, elle sort et éclaire les puissances et finalement les sens. Cette lumière paraît toute autre dans le fond, que lorsqu’elle éclairera les puissances et que finalement elle éclairera les sens ; ce sera la même lumière qui par surabondance du fond éclairera, remplira et rendra fécondes ces trois parties ; et cependant elle paraîtra toute différente. Car dans le fond ce sera un jour serein sans nuage et distinction, ôtant et perdant toute particularité, pour perdre ce fond et centre dans l’essence divine. Cette même lumière se communiquant et débordant sur les puissances, les éclairera en leur manière et les rendra fécondes, [353] selon leur capacité, en lumières divines ; mais cela rarement, c’est-à-dire qu’il est donné à peu, les rendant fécondes du Verbe divin et de l’amour divin, et c’est là qu’est redonnée la liberté pour prier, pour s’élever à Dieu, et enfin pour exhaler en louanges et en amour divin, dont Dieu Lui-même est le principe et la source. Enfin cette même lumière du fond s’écoule sur les sens, ou sur les fruits des vertus et d’un million de merveilles dont ils sont rendus capables par cette divine et féconde lumière.
[...]
Il est vrai que si j’avais su dans le temps passé ce que je sais, à ce qu’il me semble, j’aurais non marché, mais volé, la foi m’appauvrissant et me dénuant comme elle faisait. Peut-être que je me trompe et que je n’aurais pas été plus vite pour cela ; cependant à présent que je vois plus clair ce qu’elle est et ses divins effets, je ne puis m’empêcher de croire qu’il ne serait passé un moment sans que mon âme n’eût été dans une course grande vers Dieu. Car il est vrai que je vois que lorsque cette foi se donne, elle ne cesse jamais d’opérer et d’éclairer obscurément en angoisse et peines de sa misère et pauvreté, et en impatience de ne rien avoir et de n’être pas à Dieu comme on le désirerait, ce qui est tout lumière de foi. Mais que fait-on, sinon se remplir plus on se voit vide, se presser d’aller à Dieu plus on se voit reculer, s’ajuster plus on se sent misérable ?
Plus vous vous voyez pauvre, laissez-vous [355] dans cette pauvreté pour tout perdre ; plus vous avez de faim et vous vous sentez éloigné de Dieu, laissez-vous là, car vous en approchez plus, et les efforts que vous feriez pour cet effet vous en éloigneraient.
Qu’y a-t-il donc à faire sinon de vivre en paix et en abandon dans la foi avec certitude, quoique incertain que la foi fera tout ce qu’il faut ; et ainsi remplissant chaque moment et donnant tout ce que la foi demande de vous, insensiblement elle vous conduira, ou plutôt par une manière que Dieu fait, elle tombera dans le repos et le fond deviendra éclairé.
La foi mène jusqu’au fond et au centre de l’âme en l’agitant, l’appauvrissant, et la rendant famélique ; et la même foi devenant calme, éclaire le fond et devient lumière du fond, c’est-à-dire l’âme jouit dans le fond de ce qu’elle a désiré, et a ce dont elle a été si famélique et si pauvre, ce qui n’est encore qu’un commencement.
[...]
Ne craignez pas de ne point faire de grandes mortifications. Peut-être même que si vous étiez assez courageux et que la conduite de votre directeur s’y accordât et l’agréât, elle vous serait ôtée par la raison qu’un [357] des principaux effets de la foi est de nous tirer de nous-mêmes, en nous ôtant tout ce dont nous sommes le principe et sur quoi nous pouvons appuyer ; et de cette manière nous ôtant peu à peu tout, et nous laissant dans une simple capacité de notre véritable rien, à la suite la foi et la lumière étant suffisantes pour nous remplir de Dieu, tout nous est redonné ; comme je vous viens de dire au commencement, que cette lumière du fond, ou Dieu par le fond, se donne par surabondance, étant le principe de ces mêmes choses. Cependant il faut que vous fassiez par soumission ce que le révérend père Lalleman[t]23 vous dira. Mais ne vous étonnez pas de n’y avoir nul goût ni aucune correspondance. Plus la lumière de la foi viendra et croîtra et plus elle vous approchera de Dieu, plus ces choses vous seront ôtées, jusqu’à ce que Dieu Lui-même soit venu en la manière susdite. Comme les lumières sont ôtées, aussi toutes les pratiques, tout l’amour, et tout le distinct est aussi ôté ; et enfin cette divine lumière met l’âme dans une simple capacité pour jouir de Dieu, l’âme se contentant, sans contentement, de son rien.
On n’arrive ici qu’après bien des années, car la lumière de la foi, comme une divine maîtresse et une sûre guide, conduit et tient toujours l’âme par la main ; et pourvu qu’elle se laisse crever les yeux pour se laisser bien conduire, elle arrivera assurément au port. C’est ce que je vois de plus en plus, car dès que le don de la foi est fait, il y a que du plus ou du moins et selon le degré où l’on en est, la correspondance est différente. Si vous êtes [358] dans le degré de foi, vous courez en vous reposant et vous jouissez en ayant rien et en vous reposant sans repos ; et cela, en tâchant comme vous pouvez de faire oraison et vos actions en recollection. Si ensuite la même lumière est devenue lumière du fond, on en jouit en repos et dans le vide de tout et étant perdu sans perte, etc.
Vous me demanderez peut-être si la foi n’est pas aussi appelée lumière du fond, comme je lui donne ce nom indifféremment. Je vous dis que oui, mais lumière du fond pour chercher le fond et pour y arriver ; et ensuite elle s’appelle lumière du fond parce qu’elle le constitue et l’éclaire et en fait jouir ; et c’est à cause de ces deux différents effets que la première est appelée lumière de foi et la seconde lumière du fond. De plus, même quand, par surabondance du fond, elle abîme et remplit les puissances et finalement les sens, on l’appelle du fond. Mais peu arrivent selon ma pensée à cette troisième : c’est un grand don, pour lequel nous sommes créés et qui souvent nous est réservé pour l’éternité.
Je ne sais si je me trompe ; mais il me semble que mon âme commence de goûter de la seconde eau, et que la lumière du fond commence de m’éclairer, ce qui assurément me fait un grand bien. Premièrement d’autant que je vois clairement tout le procédé de la lumière de foi qui a précédé, ce qui m’aide beaucoup. Et comme, par cette lumière, mon âme a trouvé le repos et qu’elle commence à jouir du centre, les créatures et généralement tout me tombe des mains, me pouvant contenter de Dieu seul (peut-être que je me trompe). [359] De plus comme cette lumière du fond est immense et toujours présente, - autrement elle n’y est pas, mais seulement c’est la foi -, cela fait qu’il n’y a rien de plus facile que de faire oraison, l’âme veillant à demeurer en ce repos dans une capacité de Dieu sans rien de distinct, ayant une intime et secrète capacité de s’écouler en Dieu, comme une goutte d’eau en a, étant mise en mer, de se perdre dans cet océan.
Là tout sert admirablement : car les croix, les emplois et tout le reste qui est ordre de Dieu, c’est-à-dire qui est naturellement dans mon état, tous cela causant mort et séparation, soit de moi ou de mon intérieur, me cause plus de perte et de cette manière me sert ; mais durant que cela se fait, je ne puis porter ce jugement et tout ne cause que perte : je ne vois cela qu’après que la personne est faite par l’opération secrète de Dieu en Dieu. Et il faut remarquer qu’il n’y a nulle opération en toute cette opération : car comme ce fond est Dieu et que l’opération de Dieu est son repos, il y a et il ne s’y trouve rien de distinct, ni en ce qu’il est ni en ce que Dieu y opère. Dieu est Son opération, comme Il est aussi toutes choses peu à peu. À mesure que ce fond devient plus ample et que Dieu S’y communique davantage, l’âme expérimente aussi davantage ce qu’Il est par Sa divine essence, un Dieu, la simplicité même, la source de tout et la fin centrale de toutes créatures, et un million de merveilles que l’on voit et dont on jouit sans distinction et sans opérer, c’est-à-dire sans qu’il se fasse de changement. Et je commence à voir que supposé [360] qu’un pauvre villageois eût cette divine lumière du fond, il découvrirait et verrait par une lumière infiniment profonde tout ce que Dieu est et tout ce que les docteurs en disent.
Tout cela se donne sans que l’âme en fasse aucun compte. Car elle a cela sans en jouir ; et elle en jouit sans crainte de le perdre ni désir de plus ample jouissance ; tout cela se perd et se fond dans une sérénité ou jouissance qu’il faut avoir pour la savoir. C’est une jouissance sans jouissance, jouissance qui ne dit nulle altération ni multiplicité. L’âme a les yeux ouverts : il est jour sans lumière et l’âme possède sans rien avoir. Tout devient en un non-opérer et en une jouissance sans rien avoir, et en une perte qui incessamment se renouvelle par toutes choses sans perte qui se tienne du côté de l’âme. C’est cette divine lumière qui fait tout cela sans action ni mouvement. Ce fond n’a pas de fond, car il n’y a ni ne peut y avoir de fond ni de terme, parce qu’étant Dieu, Il est sans fond ni fin et est fondement de tout le reste qui suit, comme la divine Essence dans son repos et son unité est le fond des divines Personnes en unité d’un Dieu seul. Dans mon degré du fond en unité, je découvre le passé et commence à prégoûter un peu ce qui doit suivre, c’est-à-dire comment, dans le repos de la divine Essence, les trois Personnes divines y sont agissantes, le Père éternel y engendre Son Verbe, le Père et le Fils spirent le Saint Esprit. Quand cette divine lumière surabonde le fond, il est infiniment facile et encore plus facile que le fond [361] précédent, d’être en action des divines Personnes.
[...]
Ma chère sœur.
Je vous avoue que mon coeur se défait et que mon âme tombe dans un tel oubli que les choses me sont ôtées des mains, car à mesure que Dieu Se manifeste et S’écoule, le reste disparaît. Ce n’est pas que mon âme n’ait en Dieu la même cordialité et sincérité qu’auparavant, mais elle est en Dieu et non dans les sens, ce qui est cause que j’ai peine de me mettre à écrire et que je l’oublie facilement. Je trouve une grande joie de n’avoir rien à faire et de laisser mon âme dans la paix et le repos être ce que Dieu la fait être et faire ce qu’Il fait. Ce procédé, quoiqu’il paraisse oubli des autres et non zèle de leur perfection, est vraiment ressouvenir et zèle véritable, mais en la manière de Dieu, non de la créature.
Car je vous avoue que je ne suis qu’à charge à moi-même, et qu’autant que je puis m’oublier et ne rien faire, autant mon âme se sépare, s’écoule et se perd, parce que Dieu la perd en Lui, comme le soleil, se levant et éclairant, perd et fait disparaître les étoiles en [363] perdant leur lumière propre en la sienne, qui est comme immense à leur égard et qui, étant plus lumineuse et plus forte, peu à peu en vient à bout. Elles ne perdent rien pour cela car leur lumière et leur opération particulière est et subsiste plus avantageusement, étant disparue dans cette vive clarté, que lorsqu’elles éclairaient par leurs lumières propres. Il me semble qu’il en arrive autant ici, et que l’âme qui est de cette manière ne perd rien pour oublier toutes choses, et pour n’être plus propre à rien ; et que même aussi les choses et les créatures n’y perdent rien, d’autant que le soin et le travail que l’âme avait à leur égard n’est pas moindre quoiqu’il soit une autre manière. Après tout c’est peut-être paresse et fainéantise ; mais je vous avoue que je ne m’amuse pas à ce discernement : je laisse les choses ce qu’elles sont sans soin, sans désir ni prétention.
Peut-être me direz-vous que je n’ai pas grande peine, cela étant fort agréable. Je vous dirais que plus cela est rien, sec, insensible, perdu et sans expérience que ce soit quelque chose, plus c’est Dieu, et plus Il perd et consomme de cette manière susdite ; et plus mon âme va, ou pour mieux dire, plus Dieu vient, plus Il est nu et insensible. Et je découvre en cette véritable lumière de Lui-même que tout ce que l’on croit très souvent être Dieu, est quelque chose de Dieu et non Dieu. Car en vérité tout ce que l’on peut goûter, voir et sentir, quelque relevé, quelque grand et quelque lumineux qu’il soit, est parfois quelque chose de Dieu, ou comme des miettes qui tombent de Sa table, mais non Dieu. C’est [304] ce qui fait que l’âme ne sortant jamais de ce voir, de ce goûter et expérimenter, ne vient jamais à se perdre ni à disparaître; et par conséquent ces créatures et son soi-même l’occupent toujours peu ou beaucoup à mesure qu’elle s’en approche. Si le soleil ne se levait jamais, les étoiles auraient toujours leur éclat et splendeur particulière, fort bornée et peu efficace. Mais le soleil éternel, Dieu même, ne se lève jamais, ni ne paraît par le centre de notre âme pour nous perdre et nous faire heureusement disparaître, que se manifestant tel qu’il est, c’est-à-dire sans goût, sans connaissance et sans sentiment. Et comme l’âme n’ose entrer dans cette nuée et dans ce brouillard divin, ne le pouvant faire qu’en se perdant, aussi demeure-t-elle toujours à la porte, mendiant et se repaissant des miettes, sentant cependant la profonde peine de sa capacité, comme un estomac qui aurait extrêmement faim, auquel on ne donnerait que du vent pour se repaître. Car l’âme créée pour Dieu ne peut se nourrir et se rassasier de moins que de Lui-même.
Vous serez étonnée de cette lecture, et pourquoi je vous tiens ce langage. Je le fais pour deux raisons : la première, afin que vous ne vous étonniez pas que je suis un peu paresseux de vous écrire. La seconde, afin que vous appreniez une bonne fois que vous vous plaignez souvent de votre bonheur, et que vous prenez ordinairement en mauvaise part les caresses que Sa divine Majesté fait à votre âme. Car en vérité, supposé le don de la foi, Dieu ne fait et ne peut faire de plus intimes et de plus cordiales caresses qu’en Se cachant, [365] qu’en Se rendant insensible, et en Se perdant à la vue et à la connaissance de Sa créature. Cependant faute de savoir ce divin secret, l’âme ne correspond pas et désire toujours, cherche toujours, et se plaint toujours de ce qu’elle ne peut trouver ni posséder ce qu’elle a et ce qui se donne plus infiniment qu’elle ne peut et n’a jamais pu désirer ; et faute de le connaître, elle le méconnaît, et quelquefois la personne meurt sans l’avoir jamais connu. Heureuse l’âme et mille fois heureuse qui sait ce secret essentiel ! Et quoique l’âme ne vienne peut-être jamais à en faire l’usage que Dieu désire, Il ne change jamais Son procédé, par bonté infinie.
Quelquefois aussi Il Se déguise à cause de la grande faiblesse de la créature, et lui donne quelque lumière et quelque goût, Se retirant Lui-même ; et cette pauvre ignorante croit avoir trouvé merveille et être beaucoup remplie de Dieu, exhalant en louanges de la bonté et de la miséricorde divine pour son ample communication. Elle ne voit pas que ce qu’elle a, Dieu le lui donne contre Son cœur, et que d’autant qu’elle ne se contente pas du plus, il faut qu’Il lui donne le moindre, à cause de l’inquiétude où est l’âme. Dieu la traitant fort en enfant, Il agit souvent à son égard comme l’on fait avec les enfants : on leur ôte une pomme pour leur donner un diamant de prix ; ils trépignent et font du bruit jusqu’à ce qu’on leur ait redonné leur pomme et leur ragoût, quoiqu’il y ait bien de la différence ; et il y a que l’enfance qui les excuse. Aussi certainement il n’y a que le peu de discernement de plusieurs âmes qui les excusent [366] devant Dieu, en préférant le goût et la lumière au goût sans goût de la foi et à l’obscurité et au vide de la foi.
Leur excuse est, à ce qu’elles disent, qu’elles veulent aimer Dieu et Le connaître, et que s’ils étaient assurés que cela fût, elles se perdraient. Mais assurément, si cela était, elles ne se perdraient pas : car la certitude retient presque toutes les âmes de ce degré de foi ; au lieu que la perte totale et en toute manière, ce qui dit des choses infinies, fait trouver Dieu et jouir de Dieu sans borne ni mesure. Cependant on veut toujours se perdre et on ne se perd jamais ; on désire de n’avoir rien, et on est toujours occupé de quelque chose et autour de quelque chose, soit de lumière, d’amour ou de sentiment.
Mais ô merveille d’une âme qui sait vivre de la perte et se sait perdre par tout moyen et en tout moyen sans s’appuyer ni se certifier de quoi que ce soit ! Il est vrai que c’est un pays perdu et pour se perdre quand on s’y engage et veut se conduire par ces maximes et qu’on n’a pas le don de la foi. Mais quand on l’a, c’est se perdre misérablement et s’enchaîner que de ne pas se perdre continuellement dans l’obscurité, le vide et l’incertitude. Supposé qu’une âme ait ce don, et qu’elle marche fidèlement, plus elle avance et plus Dieu Se montre en son endroit gracieux et libéral ; plus Il lui donne des sécheresses, plus Il les augmente, plus Il la vide et l’abandonne à l’incertitude, la fortifiant secrètement pour y subsister. Je dis secrètement, d’autant que s’Il envoie des maladies, des croix et des peines, soit intérieurement ou extérieurement [367] plus Sa miséricorde est grande vers l’âme, plus Il la laisse vide pour souffrir seule et sans secours, comme s’il y avait en elle rien de Dieu, et bien plus, comme si tout y était humain, ni restant qu’un peu de bonne volonté pour souffrir. Ce desséchement de l’âme en toute manière est la communication de la force divine, si bien que plus l’âme redouble ses fidélités, plus Dieu la dessèche jusqu’à ce qu’enfin Dieu ait consumé tout son goûter, son voir, son souffrir, son assurance, sa force et son appui, pour n’en n’avoir aucun qu’en Dieu même par la très nue foi, non expérimentée, mais vraiment résidente dans le très pur centre de l’âme ou dans la très suprême cime de l’esprit.
Quand Dieu donne ce don de la foi aux âmes, elles ne sont et ne vont pas toutes de la même manière. Entre une infinité de manières, il y en a deux spéciales et qui peuvent presque faire toute cette différence, les autres n’étant que quelque suite de ces deux principales. Les unes reçoivent cet lumière de foi et en font usage par quelque don contemplatif, ayant quelque facilité à l’apercevoir et à découvrir ses effets et sa résidence en l’âme, par quoi elles subsistent et agissent et trouvent quelque consolation par l’usage de la foi avec lumière et repos. Ces âmes-là ne vont que lentement quoiqu’elles paraissent faire de grands pas, et qu’il leur semble à elles-mêmes avoir et apercevoir beaucoup de Dieu. Elles vont à pas de tortue, quoiqu’il semble qu’elles courent et qu’elles volent, à cause qu’elles sont appesanties par la contemplation, les lumières et le sensible de Dieu et de Ses dons ; [368] et plus Dieu les en remplit, plus Il les charge, et par conséquent les appesantit, à moins qu’elles ne soient secrètement éclairées de côtoyer ces mêmes dons et d’outrepasser leur contemplation en contemplant, c’est-à-dire d’aller toujours très légèrement et au-dessus de tout ce qu’elle voient, goûtent et expérimentent pour trouver l’invisible, l’inaccessible et l’infini, le centre de leurs cœurs et de leur désir. Cependant ces âmes se doivent contenter de leur état, quoique petit à l’égard de celui des autres âmes que je vais décrire. Elles sont admirables, comparé aux âmes que Dieu conduit par les sens et les dons des puissances ; mais quand on les regarde auprès des autres âmes, leurs compagnes en foi, ce sont des atomes et les autres des géants ; ce sont des étincelles de feu et les autres des incendies ; ce sont des bougies et les autres des soleils. Et cependant elles et tout le monde en jugent tout autrement ; d’autant que l’on ne discerne la foi que par ce qu’il y a de moindre et non par ce qu’elle a de véritable.
Ces autres âmes, donc, ont dans leur centre un certain secret don que l’on peut appeler un je ne sais quoi, étant un anonyme divin, d’autant qu’il ne se peut proprement nommer ni qualifier, qui les porte et les agite secrètement à désirer Dieu et à L’aimer ; et cependant elles ne sont jamais contentes, et ne le seront aussi jamais qu’elles n’aient rempli le vide qu’elles sentent. Plus elles désirent Dieu et Le cherchent, plus Il s’éloigne d’elles ; plus elles se pensent remplir de Lui, plus elles s’en trouvent vides ; et plus elles prétendent Lui plaire, plus elles s’en sentent éloignées et rebutées [369], comme si Dieu secrètement leur disait : « Je ne vous connais pas ni ne vous veux nullement. » Pendant tout cela, tout ce qui leur peut arriver de fâcheux, soit selon Dieu ou selon les créatures, ne les rebute pas, c’est-à-dire n’éteint ni n’amortit cette secrète recherche, et ce pressant désir qu’elles sentent très intime sans consolation, et qui plutôt est leur croix et leur peine. Ce qui est surprenant en ces âmes est que, ne désirant que Dieu et lui plaire, elles trouvent toujours le contraire. Il semble que Dieu, qui ne désire autre chose que d’être aimé et trouvé de Sa créature, et qui ne recherche rien tant que de Se donner et d’être en la créature, semble ne vouloir d’elles et prendre plaisir à les laisser désirer et s’impatienter en recherchant, et à ne jamais leur rien accorder. Il est vrai que qui voit et entend telles âmes sans savoir le secret divin, juge qu’elles sont malheureuses et dans des croix extrêmes ; mais quand elles sont envisagées par des yeux clairvoyants et perçants dans l’abîme divin, on en juge comme des créatures très aimées et très aimables, et qui charment le cœur divin, sans en rien savoir ni expérimenter, qu’elles sont les délices de Dieu, et qu’elles peuvent tout dans leur extrême oppression.
Tout ceci semble une belle exagération ; cependant c’est une belle vérité, et qui l’est encore davantage, plus les âmes deviennent pauvres et réduites au seul instinct, à la suite à la seule perte et finalement à n’avoir ni l’un ni l’autre, vivant sans rien avoir.
Mais afin que l’on sache encore mieux qui sont ces sortes de personnes, et qu’on les connaisse [370] : plus facilement, il faut bien comprendre que ce sont des âmes que Dieu agite secrètement sans qu’elles le sachent, qui souffrent toujours sans assurance que Dieu y soit, et qui sont toujours de plus en plus vides et dépouillées, sans que Dieu agrée leur donner rien, sinon autant que leur faiblesse succombe. Car leur faiblesse est la mesure des dons, comme dans les autres grâces qui ne sont pas le don de foi, les dons sont la mesure des miséricordes multipliées de Dieu.
Vous me demanderiez peut-être volontiers si ces âmes ont la paix. Elles en ont assurément, mais non à suffisance, et qui les console pour leur donner quelque rassasiement, sinon sur la fin de leur course à cause que secrètement elles commencent à apercevoir le centre. Ce n’est pas qu’il n’y en ait toujours durant la voie, car elles ont secrètement une inclination de s’abandonner, qui ne les quitte jamais. Elles font des fautes, n’étant pas impeccables, et même très souvent, à cause que la nature ne trouve pas de consolation qui l’appuie et la soutienne. Mais ces sortes de défauts les humilient et leur servent infiniment à se quitter elles-mêmes, à se perdre de vue et s’écouler en Dieu. Car se perdre de vue par quoi que ce soit qui nous sépare de l’appui en nous-mêmes et sur ce qui est en nous, est se perdre dans l’inconnu qui est Dieu : Occulta et incerta Sapientiae tuae manifestasti mihi 24 : Vous m’avez communiqué, dit le prophète, Votre divine sagesse qui me perd dans Votre inconnu et dans l’abîme incertain de Vous-même. [371]
Je crois que Dieu, tout bon et la bonté même, après une vie si humiliée et une mort si extrême, et par conséquent un amour qui ne peut se penser ni s’exprimer comme est celui qu’Il nous a mérité par cette mort qu’Il a souffert étant en terre, l’a fait pour chercher l’homme et pour le rendre capable de jouir de Lui et pour se préparer dans le monde quantité d’âmes qui fussent capables de ce que dessus. Mais souvent, faute de savoir et de connaître ce que Dieu désire d’elles, elles le négligent, travaillant à former un autre état, et à se mettre dans une autre voie inventée par leur lumière, et cherchée parmi les créatures. De cette manière elles travaillent beaucoup et ne trouvent rien, et souvent consument leur vie à vouloir se remplir, et elles se vident ; à vouloir aimer, et elles se sèchent ; à vouloir être certaines, et elles sont plus douteuses ; si bien que le secret est de se donner et abandonner à Dieu, se contentant de ce que l’on a, vivant et mourant par l’état que Dieu nous a choisi.
Tout cela supposé, ne vous mettez pas en peine si votre obscurité, votre pauvreté, et votre vide viennent par vous ou par les créatures. Dieu est en tout et agit partout. Il faut perdre ces sortes de vues qui font distinction, et marcher par ce que vous avez, et qui vous arrive de moment en moment. Car l’infinie sagesse de Dieu voit et connaît le moyen par lequel Il Se communique ; et c’est assez. Il le fait aussi bien par un moyen que par l’autre. O le secret divin ! Dieu est infini et sait Se communiquer par tout et en tout. C’est pourquoi il ne faut jamais hésiter ni douter un [372] moment que Dieu ne Se donne par tout ce qui vous arrive, et par tout ce que vous êtes, quelque manière que vous soyez.
3.7 Petites croix. Oraison simple.
[…][19]
Elles [les âmes] sont tellement persuadées qu’en cette vie Dieu est quelque chose de grand et d’éclatant, jugeant les choses de Dieu par les choses de la terre, qu’elles ont toujours tout entre les mains et sont toujours tâtonnant pour trouver une chose qu’elles croient n’avoir pas. Et tout cela faute de se bien convaincre que Dieu n’est rien pour ainsi dire en cette vie, ou plutôt que le rien est Dieu ; mais le rien causé par les contradictions, humiliations et pauvretés de notre état, et généralement de tout ce qui nous humilie, abaisse et détruit ce que nous voulons être dans le monde, non seulement selon le monde mais encore selon Dieu. Ainsi qui connaît Dieu en cette vie, Le découvre si parfaitement en toutes les plus petites choses de notre état et de ce qui nous arrive, que le soleil n’est pas si aisé à rencontrer au milieu d’une rase campagne en plein midi d’un beau jour d’été, que Dieu Se découvre à une âme fidèle qui se rapetisse en son état. Quand je dis rapetisse, je n’entends pas cela activement mais passivement, c’est-à-dire qui sait se laisser dénuer par toutes les rencontres et les providences de son état et de ce qui lui arrive de moment en moment.
Je sais bien que cette divine lumière que [20] l’on exprime facilement sur le papier n’est pas si facile de rencontrer dans notre état, mais il est bon, dès le commencement, d’en parler aux âmes, afin qu’étant déjà avancées, elles ne perdent pas tant de temps à courir après les papillons, en laissant la réalité et la vérité qu’ils ont sans la connaître et par conséquent sans s’en nourrir. Ce qui fait que quantité de personnes sont toujours en quête et empressées pour ce qu’elles n’ont et n’auront jamais, et laissent et abandonnent le réel, qui est ce qu’elles ont de crucifiant en leur état et condition ; de cette manière, elles ne se nourrissent jamais de véritable et solide, qui est ce qui donne Dieu et ce qui dans la suite est Dieu.
[…]
Quand Dieu vous donne la paix, recevez-la, car Dieu y est ; et souvent elle est aperçue pour un peu refaire et consoler les sens ; souvent aussi elle n’est nullement aperçue et il ne faut pas laisser d’y demeurer, car la vraie paix n’est pas essentiellement un calme aperçu, mais bien une situation de notre esprit qui [21] demeure secrètement en l’ordre de Dieu, laquelle situation ou arrêt s’écoule même dans les sens, quoiqu’ils se tourmentent quelquefois par les imaginations, craintes et soins de notre condition ; mais cette paix et cet arrêt les fait demeurer en repos, quoiqu’ils paraissent n’y demeurer pas. Si bien que pour bien exprimer cette paix, il me paraît que l’âme est semblable à une personne qui est arrivée à un lieu où elle prétendait aller : cette personne a le repos, parce qu’elle ne tend plus par désir et inquiétude vers ce lieu, cependant elle ne laisse pas au même temps d’avoir le soin, l’inquiétude et le reste que l’état présent demande d’elle. Vous voyez que la paix et le soin subsistent ensemble. Quelquefois aussi tout est en repos et ainsi la fête est entière. [...]
[…]
Continuez à faire oraison autant que vous le pourrez et que vous y avez de facilité, en sorte que le corps ni la tête n’en souffre pas. Ce je ne sais quoi qui assurément vous est Dieu en votre état, est vraiment ce qu’il vous faut pour faire oraison, et pour vous occuper tout le jour si vous le pouvez. Il n’y a qu’à vous laisser doucement conduire et occuper par ce je ne sais quoi, qui dans la suite fera bien voir que c’est quelque chose, puisque ce je ne sais quoi sans forme et idée, qui occupe en paix l’âme et la nourrit sans aliment, devient une beauté et un bonheur inconcevable, renfermant tout bonheur et toute beauté. [22]
La semence de chaque chose n’a nulle figure de ce qu’elle produit et dans la suite elle donne un effet admirable. Ces graines que l’on met en terre, pourrissent ensuite et deviennent de belles fleurs. Il en va de même de cette occupation secrète en l’oraison, que l’on ne peut bien exprimer que par ce terme un je ne sais quoi. Quoique ce je ne sais quoi soit si petit et si obscur, cependant c’est une très grande lumière, non en la manière de la créature, mais en la manière de Dieu, pour découvrir les défauts de la créature ; et par là peu à peu l’âme vient à avoir les yeux si perçants, quoique crevés à ce qu’il paraît, que la moindre faute ne lui peut être cachée; elle pénètre par ce moyen le plus secret d’elle-même et il semble qu’elle pénètre les abîmes divins, quoiqu’elle ne voie rien. Cette sorte de pénétration et de lumière est de la même nature que sa source; et comme c’est un je ne sais quoi, aussi fait-elle voir un je ne sais quoi dans l’impureté de son âme qui ne la contente pas.
[...]
Ce je ne sais quoi, dont j’ai déjà tant parlé autrefois, est la lumière de foi et de sagesse, et assurément quand elle est grande et beaucoup avancée, c’est-à-dire quand, de foi, elle est devenue sagesse, ce qui ne s’opère que par la mort et la perte qu’elle cause, pour lors elle commence à faire voir les beautés divines et ce qui était en elle, et ce qu’elle faisait d’inconnu commence à se manifester : durant qu’elle n’est que foi, tout y est caché en foi; mais devenant sagesse, elle devient beauté divine et merveille de Dieu; et tout cela selon que la divine sagesse l’opère en l’âme qui est assez heureuse de mourir et d’expirer en foi.
Ne vous étonnez pas des croix extérieures et des peines : c’est une chose nécessaire et dont Dieu Se sert pour la purification. Il faut y être fort fidèle, et vous ne sauriez croire combien ces choses sont essentiellement nécessaires, non seulement pour purifier, mais encore pour lier et unir à Dieu, d’autant que l’applaudissement, les affaires qui réussissent, même pour la gloire de Dieu, l’honneur et le bien temporel, sont un poison dont on ne se sauve presque jamais. Et Dieu qui veut S’attacher quelques âmes par union spéciale, permet que tout se renverse au lieu de réussir, que tout se brouille au lieu de fructifier.
Ne vous étonnez nullement de vous voir enfoncer de plus en plus en vous-même, et de remarquer même votre plus grand éloignement de toute vertu ; ayez patience, car cela aura son effet. Il faut que Dieu vous fasse pénétrer la vérité de ce que vous êtes, avant que vous soyez éclairée véritablement comme il faut; car sans miracle, cela ne se peut faire avant que l’âme ait croupi un très long temps dans ses misères et pauvretés. Assurez-vous que vous n'êtes pas encore au carrefour, où vous trouverez qu'il y a encore bien d'autres misères à découvrir. Tâchez de ne vous pas étonner, mais plutôt de vous posséder par une paix humble dans toutes ces expériences ; et cela supposé, vous verrez que la lumière sortira des ténèbres et la beauté de l'ordure, et que vous trouverez le tout caché dans le fond du rien.
Ayez courage en votre misère et en votre [39] pauvreté, gémissant doucement et désirant humblement de voir et de trouver au travers de toutes ces misères ce Dieu caché, qui vous cherche, quoiqu'il vous paraisse que vous vous enfuyez. Soutenez fortement ce combat et vous trouverez qu'en perdant et succombant par vos faiblesses, vous vaincrez le Très-fort : car ce Dieu d'amour Se laisse gagner et même garrotter dans la suite par un cœur humblement amoureux et accablé par tout ce que vous me dites.
Réveillez votre amour et quoique votre cœur ne soit pas ardent et affectif, je m'assure qu'il est touché d'amour au milieu de vos glaces, pour vous solliciter d'aimer au-dessus de tout le Tout-aimable. C'est pourquoi plus vous vous voyez pauvre, liée et garrottée dans vos péchés, vos insensibilités et vos misères, plus vous devez vous élever, (quoiqu'il vous paraisse sans fruit) afin d'aimer.
Aimez, aimez encore une fois, non persuadée de cet amour par ce que vous avez et expérimentez, mais bien par la certitude que Dieu vous fait donner qu’Il veut que vous L’aimiez par-dessus tout. Si un pauvre petit berger était chéri d’un grand roi, aurait-il raison de ne pas se contenter en y correspondant par amour, disant qu’il est trop misérable et qu’il y a un trop grand éloignement de son état de la dignité d’un roi ; que ses pauvres habits et sa manière maussade ne sont pas propres pour aimer un roi ? Tout cela ne serait pas une raison, ni raisonnable ; car l’amour divin qui nous aime, est la raison qui nous rend dignes de nous élever en amour au-dessus de nous-mêmes et de nos pauvretés, afin de [40] réciproquer et d’aimer sans fin et sans bornes l’Amour infiniment aimable. Pardonnez-moi donc si je vous dis tant que votre cœur se doit élever au-dessus de vos glaces pour vous repaître de l’Amour ou plutôt pour vous y exciter encore davantage par la vue de vos misères, vous assurant que Dieu veut que vous L’aimiez, puisqu’Il vous le fait dire. Soyez fidèle à porter les petites abjections et ce qui vous rabaisse, sans vous étonner de vous voir si éloignée de la perfection du mépris de soi. Cette divine vertu est si précieuse, quoique infiniment amère, que l'on ne le saurait exprimer. Tâchez donc de vous y renouveler souvent dans les petites occasions qui vous en arrivent.
Ce que vous expérimentez du secours de Dieu par ma présence, me convainc de la lumière que Sa bonté m’a donnée pour votre intérieur : savoir qu’il recevra grande grâce et grande lumière actuelle par le secours d’autrui, et qu’assurément il vous est nécessaire 25. J’espère que Sa bonté vous le continuera, et comme c’est Lui qui fait cette œuvre, qu’Il fera tout ce qu’il faut pour le continuer ; et je n’en doute nullement, car cette paix et ce découlement de grâce est une conviction infaillible de l’actuelle grâce qu’il y a pour vous. Et quand telle grâce disparaît par éloignement, tâchez de remédier au chagrin et à l’ennui par le ressouvenir de ce que l’on vous a dit ; car l’un manquant, je me confie en Dieu, que l’autre y suppléera abondamment [sic].
[…]
Vous vous ressouvenez bien de ce que nous avons tant de fois dit étant ensemble, savoir que le bonheur de la vie présente consistait à y pouvoir trouver Jésus-Christ dans les providences crucifiantes de nos états. Je vous avoue que cette grande vérité paraît en mon esprit comme une aurore, qui en s'avançant peu à peu, ne change jamais, mais s'accroît toujours et devient un plein jour qui éclaire toute l'âme pour trouver en tout et partout son bonheur, aussi grand que les croix sont grandes. Je prie Notre Seigneur que cette grande vérité pénètre non seulement votre esprit mais votre cœur. Cela supposé, une personne est plus riche et plus honorée que tous les rois du monde, et je vous tiens heureuse de ce que la Providence vous caresse comme elle fait. J'en ai ma part par les embarras des affaires où je suis, mais en vérité je n'y suis pas fidèle comme je devrais et selon la lumière que Dieu m'en donne. Je suis tout à vous sans réserve. Notre Seigneur a tellement lié mon âme à la vôtre, que ce qui vous touche me fait un contrecoup fort sensible.
J’attendais toujours à vous écrire en particulier, l’ayant toujours fait en commun à N. Car comme c’est une même lumière, ce qui est utile à l’une est propre à l’autre. J’ai lu votre lettre avec attention et pour y répondre exactement, je vous dirai que votre âme est bien dans la simple et nue recherche en mourant à soi incessamment, sans assurance que d’être certifiée par le moyen que Dieu vous a choisi. Votre âme cherche toujours à avoir quelque chose de positif qui la puisse certifier, et par la Bonté divine vous ne l’aurez pas. Car si Dieu, par compassion, vous le donnait, vous seriez arrêtée en votre course et par conséquent votre grâce serait moindre. Je vois bien par votre lettre que votre inclination naturelle voudrait être certifiée d’être arrivée, et ce serait votre mal. Dieu ne le veut pas de vous et Il veut que vous alliez toujours sans vous reposer ; car ce qui vous a égaré autrefois, a été l’extraordinaire, qui était quelque chose, lequel s’interposant en votre âme, l’arrêtait ; et par conséquent elle n’allait pas en course paisible vers Dieu en mourant à soi.
Demeurez au nom de Dieu certifiée, non par quelque chose que vous ayez en vous, mais par la certitude que Dieu vous donne, laquelle n’étant rien qui vous puisse arrêter, vous fera courir incessamment et vous fera toujours aller à Dieu d’un pas égal. Ainsi aller de cette [56] manière est être arrivée, d’autant que cet aller vous est et vous sera toujours Dieu, et cependant ne mettra rien en vous qui vous puisse arrêter.
Ce que vous avez à observer est de ne vous pas forcer, vous voyant si nue, si simple et toujours en course ; car n’ayant rien où la nature se puisse accrocher, elle se tourne toujours de côté et d’autre pour avoir quelque chose, et ne le trouvant pas, elle se ronge soi-même, au lieu qu’en s’abandonnant nuement et avec joie sans se regarder, l’âme irait toujours et jouirait toujours, quoiqu’elle n’eût rien. Ressouvenez-vous bien de ce que je vous ai dit tant de fois, que vous n’aviez qu’à mourir ; et que l’affaire de Dieu était de soigner à vous [sic] et qu’assurément Il y soignait, quoique vous n’en eussiez aucune connaissance. Ainsi ne vous embarrassez pas de ne rien voir, ni de ne rien avoir et de n’être assuré de rien ; il vous doit suffire que Dieu le sache et que vous sachiez seulement ce que Dieu veut pour mourir à vous.
Le jardinier cultivant sa terre laisse au soleil de faire croître toutes choses. Tâchez donc dans cette nudité de vous récréer et de vous contenter d’être au gré de Dieu, quoique vous ne soyez pas au vôtre ; autrement un fond de mélancolie vous surprendrait, ce qui serait fâcheux et vous arrêterait. Enfin ne voyez point où vous mettez vos pas, et allez toujours ; ne vous apercevez pas du lieu de votre repos et vous reposez toujours ; et il vous suffit que Dieu vous fasse certifier pour avoir sûrement l’un et l’autre. Il est d’importance pour votre intérieur de vous élever au-dessus de votre crucifiement pour jouir de Dieu en [57] nudité et en amour nu, vous abandonnant et vous laissant en paix et confiance.
Faites bonnement ce que Dieu veut que vous fassiez de jour à jour et vous trouverez que vous aurez toujours tout ce qu’il vous faut. Quoique vos sens trouvent peu d’appui pour se repaître, laissez-les comme des enfants qui ne savent ce qui leur faut et allez au-dessus de tout, et vous trouverez de cette manière sûrement le Tout. Mais cherchant toujours quelque chose, vous ne trouverez rien, et votre coeur et vos mains seront toujours vides. Tout au contraire, le coeur passant au-dessus de tout pour se contenter de l’ordre divin, il est toujours plein car il est en repos, et les mains sont toujours agissantes dans l’emploi où Dieu nous appelle.
I. D’où vient que je ressens plus mes défauts et souvent même que j’y tombe plus, que je ne faisais il y a dix ans?
[...] [72] dès que cette divine lumière s’augmente beaucoup, l’objet premier qu’elle manifeste et découvre sont nos défauts et ce qu’il y a de contraire à Dieu et à Son divin ordre en nous, et à mesure que cette divine lumière augmente, ces vues aussi le font et deviennent plus manifestes, de manière que, croissant beaucoup par la dilatation et par la pureté plus grande et plus étendue de cette divine lumière, il paraît à l’âme qu’elle fait plus de fautes qu’elle ne faisait autrefois, quoique dans la vérité cela ne soit pas. Quand la lumière divine, et par conséquent Dieu, est éloignée de nous, nous le sommes aussi beaucoup au fait de nous connaître, sinon en nous estimant et en nous préférant à toutes choses, à cause de l’infini fond d’orgueil, de suffisance et d’amour-propre qui est en nous. Et c’est pourquoi en cet état d’éloignement de la lumière divine, on voit très peu ses défauts et l’on se sent très peu fautif.
Mais quand cette lumière divine en s’approchant devient plus pure, plus étendue et plus générale, et par conséquent plus vérité divine, aussi fait-elle voir plus véritablement ce que la créature est et fait juger plus justement et contre les intérêts de la créature ce qu’elle est en vérité. C’est pourquoi cela vient en tel état en beaucoup d’âmes très éclairées de cette divine et générale lumière de vérité, qu’en se connaissant telles qu’elles sont, elles se voient et se sentent si misérables que, si Dieu ne Se donnait à elles également à cette connaissance, elles ne pourraient [73] pas se supporter, tant elles voient et sentent la moindre faute qu’elles commettent. Et comme elles ne peuvent être sans un million de fautes, il est certain qu’elles sont toujours comme abîmées dans cette connaissance de leur néant, allant toujours de plus en plus s’y approfondissant par la pointe de cette divine lumière, ce qui vraiment les obligent d’être perpétuellement dans une dépendance de Dieu admirable, afin d’être soutenues dans ce néant infini où la main de Dieu les met; et là elles voient peu à peu naître un désir du fond de leur coeur pour détruire ces défauts, mais avec dépendance et subordination à leur premier principe, qui les soutient dans leur néant.
[…]
3.28 Dieu Se donnant à l’âme.
La disposition intérieure dont vous me parlez me plaît infiniment, car autant que vous tâcherez d’être petite et abandonnée et en confiance, autant vous entrerez dans la puissance divine. Et c’est pourquoi vous trouverez que la mort à soi donne le repos car autant que nous mourons, autant Dieu S’approche et ainsi nous soutient et fait en nous ce qu’il faut. Prenez courage au nom de Dieu et travaillez à soutenir cette inclination à n’être rien et à n’avoir rien, car assurément elle mettra un merveilleux calme en vous, retranchant un million de petits soins naturels pour bien des accommodements peu nécessaires. Je ne vous en ai rien dit car j’ai espéré du bon Dieu que Se donnant à vous, bien des choses vous tomberaient des mains. Et c’est là le bien des âmes auxquelles Dieu donne le don de la foi : car mourant peu à peu à elles-mêmes, et ainsi cette lumière s’augmentant en donnant Dieu, tout ce qui n’est pas Lui et dans Son ordre tombe des mains, non par des pratiques forcées, mais par le dedans et le fond de l’âme.
Laissez aller toutes choses, selon qu’elles vous tombent des mains et du coeur; et cela par un je ne sais quoi, c’est-à-dire par une inclination fort intérieure qui penche l’âme vers Dieu, et qui est plus aperçue plus les sens sont occupés à des choses contraires. [...]
[95] Il est de très grande conséquence d’être bien convaincu que les allées et les venues de Dieu en notre âme, ne sont pas et ne doivent pas être toujours uniformes et semblables. Il faut par la nécessité de notre imperfection qu’il s’y trouve des hauts et des bas, de la bonace et de la tempête, afin de nous apprendre à marcher également et de pas assuré par toutes ces diversités pour rencontrer notre centre et le terme où Dieu nous désire.
Quantité d’âmes qui désirent de faire régner Dieu sur elles et tendent à leur perfection, n’y arrivent jamais, faute de s’y bien prendre touchant la fidélité qu’elles doivent à Dieu dans les renversements et dans les croix qu’elles portent en Son éloignement, par leurs défauts et par leurs affaiblissements, même volontaires à ce qui leur paraît. Elles croient toujours que la perfection consiste en une certaine droiture et pureté intérieure qu’elles estiment blessées lorsqu’elles souffrent la peine de leurs impuretés et de leurs misères, et ainsi au lieu de marcher toujours par ce moyen, elles s’amusent à rajuster ce qu’elles croient ou tout à fait gâté ou du moins affaibli. Ce n’est point là le véritable procédé. Dieu Se sert bien de la fidélité et de la pureté de vertu car Il est [96] un Dieu de pureté, qui est jaloux de la nôtre, mais comme Son principal est de régner vraiment en souverain et en Dieu sur nous, Il est très souvent plus honoré par la perte que nous faisons de nous-mêmes en souffrant humblement et patiemment nos misères et en nous souffrant aussi agités d’elles, que par la pureté de vertu qui nous tient en calme, où souvent nous croyons être quelque chose par la faiblesse que nous avons à nous croire et à nous estimer toujours.
C’est pourquoi les âmes qui ne sont pas assez aguerries pour se supporter également avec patience et avec une charité tranquille dans l’expérience de leurs plus grandes misères, ne sont jamais guéries d’une secrète estime d’elles-mêmes, qu’elles expérimentent très bien quand, par providence, elles viennent à ressentir les mauvais goûts de leur nature, ou à tomber dans quelque faiblesse dont elles ne se jugeaient pas capables. Vous voyez ces âmes, plus élevées par certaines médiocres vertus et par beaucoup d’estime d’elles que par une véritable mort et une véritable connaissance d’elles-mêmes et de ce qu’elles sont en vérité, si écrasées et si terrassées de se voir faibles et pécheresses, que vous remarquerez qu’en un moment elles font un pays infini en leur esprit pour se brouiller et pour s’entortiller par orgueil et par propre subsistance, de manière qu’autant que l’expérience de leurs misères dure, elles sont tout étonnées et épouvantées de ce qu’elles voient et de ce qu’elles expérimentent, ne faisant aucune démarche vers Dieu, mais s’enfonçant au contraire beaucoup en elles-mêmes.
[97] Tout le contraire de ceci arrive aux âmes vraiment éclairées de Dieu et par l’expérience d’elles-mêmes. Elles travaillent aussi bien de la main gauche que de la main droite. Et comme elles font régner Dieu sur elles-mêmes par l’oraison, par la bonace et par la vertu selon les occurrences de providence, aussi Le font-elles régner par leurs défauts et par l’expérience de leurs misères en travaillant à leur destruction. Et quoiqu’en ces rencontres26 elles soient humblement humiliées de ce qu’elles sentent et de ce qu’elles sont, elles ne laissent pas, sous le poids de cette expérience tranquillement et humblement soufferte, d’avoir de la joie dans la pointe de l’esprit de se voir ainsi humiliées sous le pouvoir divin, afin de n’être rien devant lui, et de laisser ainsi peu à peu détruire ce fond inépuisable de propre estime en croyant toujours d’être et de pouvoir quelque chose.
Si vous me demandez même sincèrement ma pensée sur ces deux moyens de faire régner Dieu en notre âme, ou par la bonace et la tranquillité en la pratique des vertus, ou par l’expérience de nos faiblesses et même de nos péchés en l’écrasement de nous-mêmes, savoir lequel des deux est le plus avantageux pour le faire régner, je vous réponds qu’il est certain que le dernier le peut plus faire en une heure que l’autre ne le fera en plusieurs mois ; non seulement parce qu’il fait beaucoup souffrir, mais aussi parce qu’il purifie l’âme d’une impureté qui lui est comme essentielle et dont elle ne se peut presque jamais défaire en la vie, savoir de la suffisance et des désirs [98] d’être toujours quelque chose non seulement devant Dieu, mais devant les hommes.
[…]
[…]
Les premières âmes faisant consister leur perfection dans les saintes actions, et Dieu les destinant à cette sainteté, Il prend plaisir de les éclairer et échauffer et de produire en elle mille beaux effets, pour en l’ornement et l’occupation de ces âmes ; et c’est ce que le commun prend pour l’unique sainteté de la vie présente. Les autres, dont Dieu seul est la perfection et la sainteté, vont autrement ; d’autant que Dieu prenant plaisir à les faire toujours avancer, va toujours démolissant, détruisant et effaçant toutes [102] ces sortes de sainteté, qui serait des images et des empêchements ; et par là l’âme se perdant soi-même et toutes choses, et enfin ne trouvant rien, trouve le tout qui est hors de toutes choses quoiqu’il soit en toutes choses.
Ce procédé dans la seule pratique est toujours sans expérience et sans qu’on puisse jamais le bien apprendre, parce qu’il est toujours nouveau à l’âme ; et à moins qu’elle ne se perde incessamment, et qu’elle n’en suive toujours l’attrait par toutes les choses qui lui arrivent, sans s’arrêter ni s’amuser à ce qu’elles ont d’apparence, mais bien en pénétrant dans leur principe, jamais une âme ne peut aller incessamment à grand pas et être toujours pleinement contente.
Tantôt notre esprit est d’une façon tantôt d’une autre : une fois nous avons de la ferveur, tout subitement la lâcheté et la sécheresse s’empare de notre coeur ; enfin tous les moments de la vie sont différents et pour l’ordinaire de pis en pis ; ainsi si les âmes ne savent juger par l’immuable et le solide, et qu’elles ne soient pas encore arrivées à ce degré, elles changeront et auront des vicissitudes, non seulement aussi souvent que les heures et les quarts d’heure changent, mais à tous les moments de la vie qui sont différents. Le moyen donc de juger solidement est d’en juger par le principe qui gouverne tout ; et par conséquent comme il est certain que Dieu préside à tout et règle chaque moment de la vie, il ne faut pas s’arrêter à ce qui paraît, mais à ce que l’on a quel qu’il soit, car étant ordonné et réglé de Dieu, il a sa véritable sainteté et grandeur, quoiqu’il [103] n’en porte aucune figure ni caractère extérieur ; et supposé que l’on en use de cette manière, son effet sera toujours de nous faire sortir de nous-mêmes pour entrer dans l’inconnu de Dieu, étant conduit par cette divine opération qui se rencontre en toutes choses et qui est toutes choses.
Voilà pourquoi quand Dieu a une fois gagné le coeur et qu’Il commence d’y régner, il n’agit pas dans une âme selon ses idées de sainteté, comme autrefois Il le faisait lorsqu’elle était amorcée [sic] par les actions saintes de la vertu. Il n’a en cette âme que les mêmes intentions qu’Il a de toute éternité en Lui-même ; et comme Il est Sa fin et Son unique béatitude, aussi opérant en cette âme et par elle, Il n’a d’autre dessein que Lui-même, allant toujours démolissant et détruisant tout le reste ; et par ce procédé Il se trouve Lui-même.
Ne vous étonnez donc pas de ce qu’étant secrètement si désireuse et affamée de l’oraison, vous ne la pouvez trouver et qu’au contraire vous y êtes dans l’impatience, dans la sécheresse et dans le vide de Dieu et de toutes les bonnes choses. Au lieu de vous en inquiéter, souffrez patiemment et vous laissez vider de ce divin moyen qui, par sa perte, vous fait trouver la fin ; ce que vous avez à faire, à moins que votre corps ne souffre trop, c’est de ne pas quitter le temps que vous avez réglé pour l’oraison, mais bien de laisser volontiers perdre votre oraison en Dieu. Que dis-je en Dieu ? Puisque votre âme n’y a rien, et même que ce qu’elle a est plutôt mauvais que bon ; je dis bien, nonobstant cela, car cela même est Dieu à votre âme, étant soumise et anéantie [104] sous l’opération divine, laquelle quoiqu’elle ne fasse et ne soit rien pour lors à l’âme, est néanmoins tout et Dieu même, n’étant rien de tout ce que nous pouvons avoir et connaître.
Laissez-vous donc doucement au gré du bon plaisir divin qui va et vient, qui est tantôt d’une sorte et tantôt d’une autre, qui agit quelquefois et qui quelquefois ne fait rien ; et de cette manière vous trouverez dans la suite que tous vos moments d’oraison seront pleins et qu’il n’y aura proprement de vide que ce que vous aurez voulu avoir de rempli, soit en ferveur ou lumière ou intention, Dieu faisant éclipser toute lumière pour allumer et donner une naissance à la grande et infinie lumière. Je sais que ceci est surprenant à qui n’a pas l’expérience, et qu’assurément ce procédé est bien difficile, puisqu’il donne un million d’incertitudes, de peines et d’autres accidents, qui convainquent fort facilement que l’on n’a pas d’oraison ; mais lorsqu’une âme commence d’être un peu éclairée de la lumière éternelle qui est Dieu, pour lors elle entend ce procédé et elle sait que la lumière luit dans les ténèbres, que tout est dans le rien, et que la sainteté est dans la privation de tout le créé et très souvent de toutes les choses qui nous paraissent les plus saintes.
C’est ce qui oblige Dieu de traiter l’âme comme s’Il s’enfuyait d’elle, ce qui fait que le sens et même l’esprit sont toujours en suspens en l’oraison, sans pouvoir trouver où s’asseoir. Cette disposition cause beaucoup de peine ; mais elle est sans remède, jusqu’à ce que l’âme ait [105] trouvé Dieu véritablement, c’est-à-dire non dans Ses dons mais en Lui. Jusque-là, les sens sont en inquiétude et sans vouloir ni pouvoir s’appliquer ; au contraire ce temps ne fait qu’ennuyer, et ensuite on est convaincu qu’on est mieux en tout autre lieu à cause qu’on expérimente extrêmement sa dissipation et son inapplication, plus on est en oraison et en recollection ; et au contraire quand on est avec les créatures, ou dans des occupations de votre état, non seulement vous êtes en repos et vous jouissez facilement de Dieu ; mais encore on est tout autrement propre pour être touché de Dieu et pour se recueillir. Ce qui est cause que plusieurs personnes qui n’ont pas suffisamment d’expérience, jugeant par ce profit et par ce mieux apparent de l’utilité de l’action, et du peu de fruit de l’oraison, se laissant volontiers aller au premier, négligent le second et ainsi s’égarent insensiblement, pensant marcher par le solide.
Prenez donc courage et ne vous étonnez pas de la grande et continuelle dissipation de vos sens et de votre esprit ; souffrez ces impatiences et inquiétudes et soyez persuadée que par ce procédé, continuant tout doucement votre oraison, vous trouverez sans rien avoir Celui qui fait Sa demeure au-dessus des lumières, des goûts et des expériences.
Mais combien de peines, ennuis et de douleurs vous faudrait-il porter ! Cela ne se peut dire ; il n’y a que les seules âmes qui prennent à tâche de se perdre vraiment en tout et partout, qui en puissent entendre des nouvelles et en dire quelque chose. Si les personnes qui sont ainsi traitées de Dieu à l’oraison, consultent [106] quelqu’un qui ne soit pas expérimenté, il jugera assurément par le libertinage des sens et la divagation de l’esprit, que sans doute il n’y a rien ; et qu’ainsi il ne faut pas faire perdre inutilement le temps à cet exercice ; qu’il vaut mieux, en attendant que Dieu revienne, Se faisant sentir par quelque facilité ou suavité, se donner à quelque chose d’utile. Et ainsi il détournera une âme de son bien et du plus excellent de tous les biens qui lui peuvent arriver, faute d’apercevoir que cette personne ne fait plus oraison par les sens, ni par les puissances sur lesquels elle a pouvoir ; mais par un je ne sais quoi qui est proche du centre ou le centre même, dans lequel et par lequel Dieu opère quelque chose qui est caché à l’âme par toutes ces divagations. Si bien qu’il lui fait un tort infini de ne pas l’aider à patienter humblement en tel état ; et si Dieu même venait à changer cette conduite en donnant le repos, le calme et l’aperçu, ce serait un grand miracle si l’âme ne quittait ce premier inconnu par lequel elle court à l’infini en Dieu, pour s’arrêter et pour jouir de ces dispositions, quoique avec une sainte intention, ce qui la retarderait tout le temps qu’elle s’y occuperait.
Combien voit-on d’âmes qui s’arrêtent sans faire un pas vers Dieu, à cause de ces dispositions de repos, de suavité et de sentiments d’amour dont ces pauvres âmes sont toutes abreuvées et dont leur nature se repaît, et qui ainsi sont arrêtées par là, comme serait un chien de chasse qui s’arrêterait à un os ou morceau de viande et serait par là détourné de son gibier, lequel il ne peut attraper qu’en courant incessamment et en quittant [107] tout. Vous en voyez de pâmées d’amour, pleines de lumière, toutes en feu de ferveur, lesquelles, nonobstant ces belles merveilles, ne volent pas néanmoins plus haut que l’appétit de leur propres goûts et de leurs inclinations amorcées de quelques bons désirs.
C’est un miracle quand une âme au milieu de ces fécondités quitte tout et oublie tout, pour ne chercher que Dieu. Mais Dieu par Son infinie bonté fait Lui-même l’ouvrage en Se cachant et Se déguisant si bien, qu’il est impossible que l’âme Le connaisse. C’est pourquoi il faut qu’elle aille toujours sans aller néanmoins, et qu’elle ne s’attende à rien trouver que lorsqu’elle sera au lieu de repos.
[…]
Mais le tout est de se tenir et se laisser très librement en la main de Dieu, pour aller et venir comme il Lui plaît, pour être tantôt d’une manière et tantôt de l’autre, tantôt en solitude et tantôt en action, quelquefois en repos et le plus souvent dans les croix ; et par toutes ces vicissitudes qui sont parfois momentanées, Dieu nous dérobe amoureusement et d’une manière inconnue notre propre opération, pour mettre la Sienne en sa place, et par là Il est et vit en nous comme Il désire.
D’où vient que le grand secret en cette vie n’est pas d’avoir ceci ou cela, quelque saint et éminent qu’il soit, mais bien que nous l’ayons et que nous opérions par l’opération de Dieu, sans nous arrêter à ce qu’Il fait ou à ce qu’Il ne fait pas, toutes ces choses n’étant que passagères ; mais pour l’autre, c’est ce qu’il peut y avoir de permanent et d’immobile dans la vie. D’où vient que les âmes [113] qui ne sont pas suffisamment éclairées de la lumière divine pour faire cette distinction, s’arrêtent plus facilement et naturellement aux images de ce qu’elles ont ou de ce qu’elles n’ont pas, qu’à l’opération divine, et ainsi elles sont aussi mobiles que les moments sont vides et changeants, mais lorsqu’elles viennent à découvrir que l’opération divine est le solide et qu’il n’y a aucun moment qu’elle ne travaille dans notre âme, quoiqu’il nous arrive, elles s’y tiennent, bien que sans lumière et sans goût. Et ainsi elles établissent leur vie sur le solide et la pierre ferme : elles vont, elles viennent, elles travaillent, elles se reposent, elles font beaucoup, elles ne font rien; et généralement elles font tout selon que la Providence le demande d’elles.
[…]
Ce n’est donc qu’en se perdant doucement en nudité, et de cette manière dont j’ai parlé bien à fond dans les autres lettres que je vous ai écrites, que l’on fait tout sans s’en apercevoir, et ainsi les défauts servent à ces âmes infiniment pour étouffer plus promptement [115] l’amour-propre et ce délicat que nous avons sur nous-mêmes, les jetant ainsi dans l’océan infini de Dieu, où la foi peu à peu nous conduit.
[…] 1673.
[…]
L’âme ayant fait beaucoup de progrès en cette divine présence par le moyen de cette divine lumière et ayant beaucoup trouvé Dieu en elle et l’ayant goûté souvent insensiblement, ce Dieu infiniment amoureux de Sa créature la mène plus avant. Pour cet effet, Il cache Sa présence que sa foi découvrait, et pour lors sa foi augmentant, Dieu substitue Sa Providence au lieu de Sa présence, où il y avait toujours quelque chose d’agréable et de perceptible ; et comme la foi lui faisait chercher et trouver la présence de Dieu en son intérieur comme en oubliant et en outrepassant tout dans un certain calme et oubli de toutes créatures, l’âme ayant été longtemps en cet exercice et y ayant beaucoup profité, pour lors la lumière divine substitue au lieu de Sa présence, Sa providence. Et ainsi quoique la [117] Providence soit Sa présence, cependant cette présence en lumière de foi Le faisait chercher intérieurement pour L’y trouver ; et cette foi donnant Sa providence, non seulement fait trouver Dieu intérieurement et dans son plus profond fond, mais dans tout son extérieur : car tout ce qui est providence sur elle et en son état, est présence de Dieu véritable. Ainsi par ce degré de foi qui est bien plus avancé et plus grand, non seulement l’âme peut et doit trouver Dieu en son intérieur et en son fond, mais elle Le trouve en son extérieur et généralement en tout ce qui est ordre de Dieu sur elle, de manière que, dans le degré de présence, elle ne pouvait par sa lumière trouver Dieu qu’en se recueillant intérieurement ; mais quand la foi est assez accrue pour lui donner et pour lui communiquer Sa providence, elle trouve Dieu et Le goûte, non seulement en son intérieur mais encore en son extérieur et généralement en tout ce qui lui arrive en son état.
[…][124]
C’est pourquoi il ne faut pas s’étonner durant que les providences ne font que nous écraser et nous moudre sans que nous y voyions goutte : cela se fait afin de crever les yeux de notre propre suffisance et de notre orgueil, et de nous ouvrir par là les yeux de notre fond plus intime et profond. Et par là on commence à goûter avec joie cette divine Providence écrasante et on admire le bonheur que Dieu donne à une âme par tous les moments de sa vie.
Cette lumière de foi, comme je vous le viens de décrire obscurément, cause une inclination perpétuelle à la pureté intérieure, découvrant incessamment nos pauvretés, car il y en a en tout et par tout, tout étant corrompu ; et il est impossible que cette pureté s’opère que par cette divine lumière, laquelle va toujours découvrant ce qu’il y a d’impur non seulement à chaque moment, mais en tout et par tout, et par là l’âme est sollicitée à se rectifier. […][126]
[…] Ne vous étonnez jamais de vos pauvretés, sécheresses et de votre vide de toutes vertus, au contraire animez votre coeur pour chercher cet Aimable qui Se cache si avant dans la sombre forêt de vos misères, afin que vous perdant en Le cherchant, vous Le trouviez, heureusement pour vous, dans le fond inconnu de votre cœur et de vous-même.
[…][150]
[…] Jamais Dieu ne viendra en l’âme par possession véritable qu’en lui communiquant Sa divine volonté, et jamais la divine volonté n’y sera qu’en mourant à soi : ainsi sans la mort, jamais rien ne se fera et l’on demeurera toujours à la porte.
Mourez et vous vivrez, mourez et vous jouirez, mourez et vous trouverez pleinement Dieu et comprendrez qu’il n’y a rien plus proche de l’âme que Dieu, qu’Il est plus nous que nous-mêmes et que n’étant pas morts, nous Le croyons si loin et Se donnant si peu, mais que mourant à nous-mêmes, tout nous devient Dieu et moment de la volonté divine, qui est véritablement Dieu, mais pour une âme mourante ou morte, ce qui surprend infiniment, n’ayant plus besoin de Le chercher, de Le désirer ni d’être en souci de Lui.
[…][151]
La raison et l’esprit propre font tout ce qu’ils peuvent pour se soutenir. Mourez : en devenant saintement déraisonnable et sans esprit, vous devenez fort raisonnable et vous avez l’esprit de Dieu. Mais comment ? Est-ce en faisant des folies ? Non, mais en vous abandonnant à la Providence et en rejetant ce que dira-t-on ?, et un million d’autres choses où l’esprit et la raison ne trouvent du fond que dans la volonté de Dieu par les providences. L’âme sera souvent sans lumière, mais savez-vous bien que cet aveuglement est lumière […]
[…] A tout cela [les épreuves] je réponds [200] dans l’ordre de Dieu qu’il faut sans effort, mais par une humble soumission à la conduite divine, laisser tout en arrière, pour vous laisser conduire sans voir vos pas ni où vous allez. Soyez seulement tranquille et paisible, et quand vous vous voyez occupée de croix qui vous font trop réfléchir ou vous abattent trop, pour lors laissez-vous en abandon, surpassant tout pour jouir de tout en paix et en joie sans assurance de ce que vous avez ou de ce que vous êtes. Là, faites votre oraison comme vous le pourrez. Là, souffrez sans vous y appliquer par pénétration, mais en abandon et en joie de ce que Dieu est et de ce que Dieu veut, et vous appliquez le moins que vous pourrez à tout ce qui est en vous quel qu’il soit, lumière, crucifiement ou autre disposition ; autrement plus vous y appliquez, plus vous vous enfoncerez et vous embarrasserez en vous-même. Car ce n’est nullement votre grâce et c’est ce que vous devez bien connaître.
Votre grâce donc est de marcher par-dessus de vous et de ce que vous avez et sentez, quel qu’il soit, vous soutenant et vous conduisant à l’aveugle, quoiqu’en lumière et par la lumière que Dieu vous donnera en votre conduite. Quand vous ne marcherez pas de cette manière, plus vous aurez et plus vous serez comme dans un labyrinthe ; et au contraire, suivant la lumière divine, vous aurez tout et n’aurez rien. Ayez donc de la joie et du repos non en vous, mais hors de vous, non en ce que vous avez, mais en ce que vous n’avez pas et dont vous pouvez jouir en autrui, qui est plus à vous que si vous le possédiez. Et remarquez bien que, ne marchant pas de cette manière, vous [201] n’avancerez pas, mais plutôt vous vous égarerez en mille désirs et inquiétudes, qui vous donneront de la mélancolie.
Soyez donc en repos et ayez vraiment de la joie […]
Vous ne devez nullement douter que Dieu ne vous appelle à l’oraison de repos et abandon, qui consiste à vous laisser en quiétude entre les mains de Dieu pour faire et opérer en vous et de vous ce qui Lui plaira, de telle manière que le repos et la paix soient votre nourriture continuelle dans l’oraison et hors l’oraison. Cette oraison de repos doit vous séparer et vous faire mourir à toutes choses, non seulement aux extérieures mais aussi aux intérieures, c’est-à-dire aux passions, inclinations et attaches tant aux choses de la terre qu’aux célestes, afin d’établir ce repos par une disposition générale, votre âme ne sentant durant tout le temps de cette oraison [202] qu’une inclination au général et non une application au particulier et au spécifique, qui fasse spécialement l’occupation de votre âme. Ce n’est pas que vous n’en puissiez avoir de fois à autre, mais je suis assuré que ce ne sera qu’en passant, toute la tendance votre âme étant particulièrement pour le repos et l’abandon. C’est ce qui fait que tous les sujets et vérités générales sont plus selon votre goût que les particulières ; et universellement tout ce qui incline votre âme au repos et à l’abandon et à un certain amour général, dont l’effet particulier est de détacher insensiblement l’âme d’elle-même et des créatures, comme je viens de dire.
Cet amour croît insensiblement et imperceptiblement par le repos et abandon ; et plus l’âme fait oraison en cette disposition, et plus elle y passe la journée en travaillant et faisant ce qu’elle a à faire ; plus aussi cet amour s’augmente, lequel ne paraît à l’âme que comme un désir secret de Dieu, qui insensiblement l’attire et la sépare de tout le créé, et ainsi la met encore plus en capacité et en inclination de repos. Et l’abandon va toujours croissant, car faisant augmenter l’amour, l’amour sollicite l’âme aussi à un plus grand repos et un plus grand abandon, en sorte que l’oraison et l’action, et généralement tout ce que l’on a à faire et à souffrir, s’exécutant dans cette disposition et par cet esprit de paix, est fort fécond.
Il ne faut pas que vous vous mettiez en peine des sécheresses qui sont très continuelles, non plus que des peines qui vous viendront, d’être fainéant et de n’aimer que le repos, la généralité et l’abandon. Mourez à toutes ces [203] peines, vous abandonnant sans vouloir y donner de remède ; au milieu de cela, vous ne laisserez pas de voir de fois à autre un certain instinct et désir secret de mourir et d’être fidèle à tout ce que la Providence vous fournira de moment en moment, ce qui vous soutiendra un peu. Car il est très vrai qu’aussitôt que cette oraison de repos et de quiétude commence en une âme, comme c’est un don surnaturel et un commencement d’amour divin, il met en l’âme un soin et une vigilance qui va toujours croissant pour la pratique et pour l’effet, mais cela en repos et abandon. Et comme cette grâce est très grande et le commencement de très grandes miséricordes de Dieu, aussi ne la donne-t-Il que pour purifier et dépouiller et faire mourir l’âme à tout, pour insensiblement et peu à peu S’insinuer et Se glisser dans son coeur afin d’être le Principe de sa vie.
Il est vrai qu’à moins que la Providence ne fournisse quelqu’un qui soutienne de temps en temps et qui assure l’âme par l’ordre de Dieu, cette oraison est très pénible, à cause qu’elle est très éloignée de la manière ordinaire, qui ne va que par le particulier et le spécifique et qui voit toujours son travail entre ses mains ; mais ici l’âme n’ayant que son repos et son abandon en tout et partout, cet amour secret que nous avons dit, va remédier aux défauts particuliers par la racine et sans que l’âme s’en aperçoive distinctement, comme ferait un jardinier, lequel voulant se défaire de quelques mauvais arbres, ne se mettrait pas en travail pour l’ébrancher branche la branche, mais arracherait la racine dont elles tirent leur vie.
[204] Ceux qui sont dans la méditation font autrement, car ils s’appliquent et le doivent à chaque imperfection en particulier et jusqu’à ce que Dieu leur dit, par une bonté infinie, voyant leur travail et leur confiance : « Ami montez plus haut 27 », c’est-à-dire qu’Il leur donne de cet amour qui commence le degré de repos et de quiétude.
Et afin de mieux comprendre l’effet de cette oraison et le dessein de Dieu en la donnant, on peut se servir de cette comparaison pour exprimer admirablement bien ce degré d’oraison : savoir que la quiétude et le repos est semblable à des ouvriers qui jettent en moules et qui font diverses figures de métal ; ils le mettent sur le feu pour le fondre et peu à peu, par l’excès de la chaleur, il perd toute figure et est rendu indifférent à tout, pour ainsi dire, étant entièrement fondu ; et jusque-là il n’est pas propre à être mis en oeuvre dans les moules ; mais dès qu’il l’est, ils en font facilement telles figures qu’ils veulent. Ainsi Dieu ayant par les pratiques et les degrés où l’âme a commencé de se donner à Dieu, disposé toutes choses, Il lui donne l’oraison de repos, de paix et de quiétude, laquelle augmentant peu à peu, fait naître en l’âme un amour qui insensiblement aussi s’augmente peu à peu, et qui avec beaucoup de patience fond et dissout toutes les passions, les inclinations et les attaches, les desseins, les prétentions, et généralement la met dans une sainte indifférence à tout, pour être haut et bas, d’une manière ou d’une autre, belle ou laide, petite ou grande, et enfin sans inclination [205] à quoi que ce soit, sinon au bon plaisir de l’ouvrier : car jusqu’à ce que l’âme en soit là, aussi bien que de métal fondu et sans figure particulière, elle n’est pas propre à être formée de Dieu pour ce dessein.
D’où vient qu’il est de grande conséquence d’être fidèle en ce degré de repos et de quiétude ; autrement, l’âme y demeurerait incessamment sans passer outre, ce qui arrive à quantité de personnes, lesquelles sont fort sensibles sur elles-mêmes, et ainsi craignent de se perdre, de se faire mal, et de se laisser exercer à Dieu et aux créatures.
N’est-il pas vrai que plus un ouvrier met de feu et plus le feu est ardent, plus tôt aussi son métal est fondu et plus tôt est-il prêt à être mis en oeuvre magnifiquement ? Il en arrive autant à l’âme. Plus Dieu dans ce degré de repos l’exerce par les sécheresses, insensibilités, peines et abandon, y ajoutant les persécutions et les humiliations, qui sont comme un feu dévorant et très puissant, plus tôt aussi l’âme, par la paix et le repos qu’elle garde fidèlement, meurt à elle-même et devient capable d’une nouvelle vie.
Il faut remarquer que ce repos et cette quiétude a plusieurs degrés qui vont toujours s’augmentant par la fidélité de l’âme, parcourant en quelque sorte toutes ses parties. Au commencement, il est sensible et on le goûte fort bien et avec joie ; peu à peu, ce repos sensible devient plus spirituel et insensiblement il se spiritualise encore, jusqu’à ce qu’enfin il arrive au plus pur sommet de l’esprit et dans le plus pur de la volonté, se dilatant à mesure qu’il se spiritualise, c’est-à-dire qu’il devient plus fort et plus étendu, [206] étant autant dans la sécheresse, dans les croix et dans toutes les actions qui sont dans l’ordre de Dieu que dans la solitude, parce que, perdant le sensible, l’âme devient plus forte et plus capable de ce repos et de cette quiétude vraiment mâle et raisonnable, dont peu d’âmes sont capables ; à moins qu’elles ne soient d’un esprit fort et généreux, pour peu à peu se laisser déprendre du sensible afin d’entrer dans le pur raisonnable où les opérations divines sont dans leur siège.
Une des choses les plus à observer dans ce degré et dans la suite, c’est touchant les défauts que l’on commet, d’autant que selon le sentiment des personnes qui n’ont pas d’expérience, il leur semble que l’on veuille que les âmes soient impeccables et sans défauts, aussitôt que l’on parle d’oraison surnaturelle. Cela n’est nullement vrai : car jusqu’à la consommation parfaite, on doit porter la véritable humiliation de sa propre corruption, qui s’échappe de fois à autre selon les diverses occurrences. Ce que l’âme doit faire en ce degré est de se supporter humblement soi-même et de ne pas se laisser aller au découragement ; et si la faute a été de quelque conséquence, de suite et de durée, il faut tâcher de se remettre doucement et humblement dans son train ordinaire d’oraison et de pratiques, attendant là humblement la purification de sa faute et d’être remise dans les bonnes grâces de Dieu, prenant garde de ne se pas multiplier en actes par inquiétude et empressement, se voyant déchue et salie, mais plutôt de se retourner par une disposition humblement humiliée vers Dieu son principe, portant dans son coeur un amour filial et de confiance, comme vers son [207] Père, qui entend la disposition intérieure du cœur criant à Lui dans le silence amoureux, quoique desséché et terrassé par le ressouvenir inquiet de sa faute. Et au cas que les fautes que l’on a commises aient éloignées l’âme d’une telle manière qu’il semble que Dieu ne l’entende pas et qu’Il se soit retiré bien loin, ce qui arrive quand les fautes sont un peu fortes et de durée, il faut s’armer de patience dans son retour amoureux en silence sec et aride, attendant, nonobstant tout ce qui s’élève dans le coeur, que Dieu revienne ; et quelquefois il sera long temps, ce qui humilie et terrasse beaucoup l’âme. Mais il n’importe, car toutes ses fautes que l’on commet servent pour beaucoup pourvu que l’on y remédie de la manière que je viens de dire.
Et ceci est une des choses les plus à remarquer qui se rencontre dans la voie d’oraison, et en quoi l’on tombe plus ordinairement, parce que nous portons ce fond de corruption dont j’ai parlé et qu’il peut faire de méchantes productions jusqu’à la fin de la vie. Le tout est de bien savoir de quelle manière il s’en faut garder et y remédier selon le degré d’oraison où l’on est, faute de quoi les âmes peuvent extrêmement perdre, soit en abandonnant leur oraison soit aussi en n’entrant pas dans les desseins de Dieu, qui permet ces chutes pour servir de bain à l’âme et pour la purifier de son orgueil et de sa suffisance, lui découvrant, à mesure que la grâce de son oraison s’augmente, le fond infini de corruption qui est en elle et qui la rend capable de tous péchés ; ce qui fait que ceux qui n’ont pas d’expérience de ces grâces et de ces dons d’oraison, [208] se trompent fort, en faisant peur et épouvantant les simples, disant que de marcher par ces voies, c’est se mettre en péril d’orgueil et de vanité. Ils disent vrai quand on s’y met de soi-même et sans vocation ; mais quand elle est véritable, tant s’en faut que c’est le vrai et unique moyen de découvrir par la lumière de l’amour un sujet infini d’humiliation en se voyant tel que l’on est.
Il faut remarquer que, quoique l’âme fasse des chutes en ce degré, elles sont bien moins fréquentes de volonté que dans les degrés passés ; et de plus, comme il y a plus de lumière et d’amour, l’âme se relève bien plus facilement, voyant ces chutes et sentant très sensiblement quand il y a quelque chose qui n’est pas dans l’ordre : c’est un os démis de sa place qui ne cessera de faire mal jusqu’à ce qu’il soit remis en sa place.
Il est de grande conséquence d’être fort fidèle à la lumière qui vient par l’expérience de ses défauts, spécialement en ce degré, car on ne saurait croire, si on ne l’expérimente, combien l’amour, la lumière et le repos s’augmentent quand on sait faire usage comme il faut de ses défauts, et s’en corriger avec fidélité dans la même disposition. C’est comme un jeune ouvrier qui apprend à travailler : il fait beaucoup de choses mal à propos dans l’intention d’apprendre et à la fin il devient savant et maître. On ne saurait assez inculquer, et l’âme ne peut suffisamment apprendre à moins d’expérience, ce qui sera un peu plus tard, combien il lui est important dans ce degré de quiétude et de repos, de se recueillir doucement mais vivement pour combattre ses défauts et se [209] persécuter soi-même, usant pour cet effet de l’avantage qu’elle a en son degré d’oraison, dans laquelle, comme j’ai dit, il lui est donné un instinct continuel de se reformer et de se conformer aux véritables inclinations de Dieu dans son état et sa condition, selon le mouvement qu’elle en porte dans son coeur, autant qu’elle est fidèle à l’oraison et à cultiver la grâce qui lui est donnée.
Il ne faut pas s’imaginer, comme quelques personnes sans expérience croient, que cette oraison de repos soit une fainéantise stupide qui se nourrit de son secret amour propre : c’est tout le contraire en vérité, car plus l’âme tombe dans le repos et la quiétude, plus elle est affamée de Dieu et réveillée en l’intime d’elle-même pour travailler à sa perfection, conformément à ces paroles du Cantique 28 ou l’épouse dit d’elle-même qu’elle dort à la vérité, mais que son coeur veille, ce repos étant un véritable réveil, qui ne cesse que ce coeur ne contente le coeur de Dieu par sa pureté et par sa fidélité.
Vous savez que dans notre dernière entrevue, je vous ai dit qu’il était d’infinie conséquence pour vous de vous outrepasser incessamment sans vous amuser au discernement [306] de ce que vous sentez et ne sentez pas, si vous êtes en paix ou non ; et enfin de ne pas vous amuser à remédier et à ajuster le trouble qui peut être en vous, soit par vos défauts ou bien par d’autres peines, de quelque nature qu’elles soient ; mais bien, oubliant tout par une agilité de votre volonté amoureuse, de retourner à Dieu, proche duquel et dans lequel on trouve remède à toutes choses, pourvu que les âmes aient la patience de porter la senteur de leur fumier, c’est-à-dire la peine de se voir imparfaites et de ce qu’elles ne s’avancent pas comme elles voudraient.
Remarquez bien que toute âme, qui ne tient pas ce procédé comme il faut, a toujours quelque orgueil secret, quelque amour-propre, et quelque confiance en son travail. Et quoiqu’elle croit que ce soit pour Dieu et pour se purifier qu’elle fait ces réflexions gênantes et prend ce travail qui la trouble et l’inquiète, la mettant en confusion intérieure, qu’elle me croie et sache assurément que c’est une tromperie, et que le fin et le plus secret de cela est ce que je vous viens de dire. Ce qui est cause dans la vérité que ces sortes de troubles en confusion ne réussissent pas ; mais plutôt que l’on réussit en outrepassant un million de petites bagarres et embarras que la nature produit en certaines âmes, aussi bien au fait du spirituel que du temporel.
Si les âmes qui veulent se donner à Dieu, après avoir purifié leur conscience par le sacrement de pénitence, par quelques années de bonnes méditations, lectures spirituelles et autres telles pratiques, propres pour purifier et nous aider à la pratique des vertus, afin de [307] mettre les solides fondements de l’intérieur, tâchaient ensuite, s’appliquant davantage et plus purement à Dieu, de faire usage des lumières que Dieu leur donne et généralement de tous les moyens de retourner à Lui, en s’outrepassant soi-même et en se vidant ainsi soi-même par retour simple et fidèle, on ferait plus en un mois qu’on ne fait de plus souvent en toute sa vie : car quantité d’âmes, spécialement de votre sexe, ayant travaillé à leur purification de la première manière, en venant ensuite à s’approcher de Dieu avec plus de simplicité, pour l’ordinaire demeure là ; d’autant que, ne le surpassant et ni s’outrepassant pas, elles demeurent finement embourbées, sous prétexte de bien, dans leur amour-propre, et à remédier à une chose qui est irrémédiable, sinon en s’approchant véritablement de Dieu de la manière susdite ; et il se trouve que ne faisant pas de cette sorte, plus elles pensent remédier à leur soi-même et plus elles s’inquiètent pour cet effet ; plus elles s’y enfoncent et souvent s’y embourbent de telle manière qu’elles n’en sortent jamais, mourant dans tous les désirs d’être à Dieu sans jamais Le trouver, de beaucoup se purifier sans pouvoir rencontrer la pureté ; et ainsi toute leur perfection consiste en un désir de Dieu, lequel est et sera toujours défectueux, et en nécessité du secours et de l’appui des créatures, ne pouvant jamais trouver la paix de leur âme ni la paix de Dieu où Il fait vraiment Son séjour : In pace locus ejus 29. Vous voyez donc, si vous n’y prenez garde par sa bonté, que par désir de Dieu vous demeurerez toujours hors de Dieu et que par désir de pureté, vous demeurerez toujours dans l’impureté, [308] et cela faute de Le bien désirer et exécuter ; ce qui ne se peut faire que par le moyen que je viens de dire, c’est-à-dire en vous outrepassant véritablement vous-même.
Cette outrepassement et oubli de soi-même et de ses intérêts, tant temporels qu’éternels, ne se fait pas tout d’un coup mais peu à peu et par des pratiques réitérées ; comme quand vous avez quelque chose qui vous trouble, il ne faut pas vous amuser à le vouloir ajuster, mais en retournant vers Dieu, vous y tenir fermement au-dessus de vos scrupules. Quand vous avez des scrupules ou peines d’esprit, si vous avez le moyen et la commodité de demander l’avis de votre supérieure, faite-le à la lettre et sans vouloir l’ajuster à vos lumières et à la peine que vous sentez, suivez-le au-dessus de vous-même. Quand vous commettez des défauts, distinguez bien s’ils sont volontaires absolument ou non : s’ils ne sont pas volontaires, remédiez-y en paix en vous abandonnant à Dieu et retournant vers Lui humblement. Quand je vous dis, distinguer s’ils sont volontaires, je n’entends pas par une réflexion ; mais du premier abord sans rien éplucher, vous saurez bien s’ils sont absolument volontaires, car s’ils ne sont volontaires qu’en doute, vous devez en demeurer en repos comme des non volontaires, sans vous y arrêter. Pour ce qui est des volontaires, il faut les corriger avec courage, mais avec une grande patience et longanimité ; autrement, vous ne vous en déferez jamais.
Et il est bien à remarquer que faute d’avoir beaucoup de patience et de longanimité au fait de corriger ses défauts, et d’acquérir la vertu, l’on travaille infiniment et l’on fait [309] très peu ; et même bien souvent par un bon prétexte de Dieu et de perfection, on se pousse à bout, on ruine son corps et on affaiblit son esprit ; et ainsi l’on se remplit d’un secret orgueil, et croyant escalader le ciel et la perfection, on perd ses forces ; et cependant on ne fait que monter au plus haut de soi-même par orgueil ; d’où viennent les troubles secrets. Souvent même plusieurs personnes après un long travail, abandonnent tout, ou bien ont le leur fait abandonner par raison, car elles deviendraient cruche ; et celles-là sont encore les meilleures ; car il y en a dont l’orgueil se confirme si bien, qu’étant habituées à se conduire par leurs propres lumières, elles ont une telle suffisance qu’elles roulent de précipices en précipices, sans qu’on puisse les en tirer, d’autant que tels précipices sont cachés sous prétexte de piété, ce qui ne peut être découvert que par la lumière divine de quelque personne fort éclairée.
C’est pourquoi, supposé l’état où je sais que vous êtes, demeurez en paix, soyez obéissante à l’aveugle, ne vous arrêtez et ne vous amusez pas à ce que vous sentez et à ce que vous avez intérieurement, ni à vos défauts que vous expérimentez ; mais vous outrepassant en foi, cherchez, aimez, et vous tenez fermement à Dieu, quoiqu’en ténèbres.
Toute cette conduite n’est pas seulement nécessaire pour dégager de soi une âme qui commence, et qui veut beaucoup avancer vers Dieu, mais encore pour celles qui, à force d’aller à Dieu en se quittant, arrivent en Dieu par le véritable néant d’elles-mêmes.
Si les premières ont besoin de s’outrepasser, et tout ce qui est en elles et d’elles, [310] pour marcher légèrement et vitement vers Dieu, celles-ci en ont encore besoin, à moins de demeurer arrêtés dès le premier pas. Comme Dieu n’est qu’un abîme perpétuel à l’esprit humain, il faut pour y avancer continuellement, se perdre sans cesse et aller toujours au-dessus de ce que l’on a, de ce que l’on sent, et de ce dont on jouit ; autrement non seulement vous demeurez arrêtés, mais encore vous êtes en hasard de vous égarer dès le premier pas et cela par un mauvais égarement. Car pour bien aller à Dieu, il faut toujours être égaré et perdu, sans voir, n’y ayant rien en Dieu que Dieu même ; et aller ainsi infiniment au-dessus de tout ce que nous pouvons voir, que nous pouvons goûter, et dont nous pouvons jouir. C’est pourquoi quand Dieu trouve une âme courageuse et non sensible sur soi et sur ses intérêts, Il ne la laisse jamais un moment sans qu’elle soit en nécessité de tout outrepasser, pour se précipiter et tout perdre, afin de Le trouver sans cesse, et sans qu’un moment de jouissance de Dieu puisse être égal et semblable. Et voilà le moyen d’aller en Dieu par Dieu même, qui n’est jamais autre, étant Dieu même et non quelque chose de Lui. C’est en quoi se trompent plusieurs âmes, qui prennent souvent quelque chose de Dieu pour Dieu, comme quelque souverain goût ou quelque union ou lumière divine ; mais au cas que ce soit Dieu même que l’âme ait trouvé, si elle est fidèle, jamais un moment de la vie n’est semblable ; car Dieu est un abîme où il n’y a et ne se trouve jamais de fond, l’âme y allant en se perdant ou se précipitant, et outrepassant tout ; ou plutôt Dieu, trouvé, lui fait faire, d’une [311] manière admirable, ces démarches.
C’est pourquoi telle âme voit la nécessité qu’il y a d’acheminer et d’instruire les âmes qui commencent et se perfectionnent, à cet outrepassement et à cet abandon de soi-même, afin qu’étant habituées peu à peu à tel procédé, elles sachent mieux s’en servir, quand elles auront tant cherché Dieu qu’enfin elles L’auront trouvé, ce qui n’est qu’un commencement de course. Car ayant trouvé Dieu, c’est pour lors que l’âme commence d’aller en Dieu, non en mouvement, mais en repos et jouissance. Mais comme Dieu est infini, Il ne peut jamais en cette vie être trouvé avec bornes et disant : c’est assez ; ce qui est cause que l’âme expérimente la nécessité qu’elle a d’outrepasser tout incessamment et de ne faire jamais réflexion sur ce qu’elle a ou qu’elle n’a pas, allant toujours de Dieu en Dieu par Dieu même, c’est-à-dire par ce qu’elle a de moment en moment, ou plutôt par ce qu’elle n’a pas, ne se mettant en peine de ce qu’elle a ou de ce qu’elle n’a pas pour aller à Dieu en Dieu. Telle âme ne va jamais par ce qu’elle a, mais par Dieu au-dessus de tout ; et par là elle abîme non seulement soi-même, mais tous les défauts et tous les obstacles qu’elle a et qui se rencontrent, en Dieu non aperçu et non goûté, comme une paille est consumée en un moment dans un grand incendie. Elle est dans le temps et hors du temps ; d’autant qu’elle sait à tout moment outrepasser pour vivre et être en Dieu, dans lequel elle vit sans moi, en y trouvant tous sans y rien avoir.
Je dis ceci en passant, afin que par ce faible mais véritable crayon, vous voyiez l’importance [312] qu’il y a d’aider les âmes où il y a de la capacité naturelle et de grâce, pour prendre cette manière d’outrepasser tout. Car certainement c’est travailler à leur aider pour un ouvrage d’infinie conséquence dans la suite ; d’autant qu’à moins d’être très courageux et fort à tout outrepasser et à se perdre de précipices en précipices en Dieu, les âmes n’y avancent pas et demeurent à la porte et même souvent reculent à cause de l’horreur et de la frayeur que tels précipices que Dieu a trouvés leur imprime et leur cause, devenant sans voie ni sentier avec des horreurs effroyables. Qui ne l’a expérimenté ne le croira jamais ; et cependant plus les précipices sont grands et les naufrages assurés et sans remède, plus Dieu est encore trouvé plus avantageusement, dans lequel l’âme a tout et trouve tout, non en ayant, mais en jouissant en cette manière de perte, ne souffrant et ne pouvant souffrir en elle rien qui lui fasse image et qui particularise ; et par ce moyen, jouissant d’une paix inaltérable au milieu de ces troubles, jouissant d’une pureté qui charme le coeur de Dieu au milieu de la pauvreté de la nature, et enfin jouissant de Dieu incessamment, sans L’avoir par rien de particulier, mais L’ayant très avantageusement en ne L’ayant pas, et jouissant de Lui sans en jouir, mais allant toujours par ce qu’elle n’a pas en Celui qui est sans fin ni fond : car qui a Dieu en cette vie, ne l’a pas en vérité mais en image. Il faut ici cesser car c’en est assez pour voir l’importance de cette outrepassement et de la fuite de soi-même.
Quoique je ne vous écrive pas souvent, et que je paraisse vous oublier en quelque manière, je vous assure que vous m’êtes toujours présente. On peut en cette vie avoir une autre conversation avec ses amis que par les sens, et de cette manière leur être plus utile. Je vous avoue que l’écriture m’est présentement assez pénible, et que je m’en dispense autant que je puis, n’y ayant que la dernière nécessité qui m’y force. Je n’ai pas moins de peine à aller voir ou à soigner mes amis : ce qui me fait non les oublier, mais les perdre volontiers et les trouver en Dieu. Tout autre procédé dans la vie est dur et ennuyeux quand celui-ci est donné. Et Dieu le donnant à une âme, Il désire infiniment le réciproque, c’est-à-dire l’oubli de celui des sens, par lesquels on parle, on écrit, et on entretient par une conversation autrefois aimable ses amis, afin que conversant en esprit en Dieu, on trouve là non seulement Dieu, mais encore ses amis ; et qu’y laissant perdre son procédé actif, nécessaire à la première manière, on entre dans le silence, le repos et la perte entière de tout [314] pour trouver tout en Celui où non seulement tout est et se trouve, mais bien plus parfaitement. Car en vérité il s’y rencontre une conversation, un parler et un entretien délicieux ; là on n’a pas besoin d’aller corporellement bien loin, pour voir ses amis et leur parler : on les a toujours là ; il ne faut pas une succession de paroles pour s’exprimer, parlant d’une manière qui n’a besoin de ces expressions 30. Enfin l’on a et l’on fait toutes choses, et l’on trouve tout, selon le bon plaisir de Dieu, mieux et plus avantageusement sans comparaison, que l’on ne le fait par les sens, en allant visiter ses amis, en leur écrivant, et en leur servant comme par le passé ; tout ce vieux procédé est ennuyeux et à charge à un coeur et à un esprit qui est en Dieu et qui L’a trouvé ; et l’on ne demande, selon l’instinct de son cœur, que le repos, l’oubli de tout le créé, et la perte de toutes choses, car par là l’âme se perd et s’enfonce en Dieu et jouit de plus en plus de Dieu dans lequel toutes choses se trouvent, ou pour mieux m’expliquer, qui devient toutes choses à ces âmes.
Vous me direz peut-être que vous ne comprenez pas ce procédé, et que vous vous en tenez au premier, par lequel l’on se parle, et l’on reçoit beaucoup de bonnes et saintes choses qui donnent un grand soulagement, et une lumière qui soutient. Je crois que cela a été vrai en son temps, et que présentement il ne se trouverait pas également vrai, au moins de mon côté, l’autre étant plus véritable, réel et efficace que n’a été le premier. Il est vrai qu’il est difficile à comprendre, à moins que de l’avoir ; mais autant que les âmes qui résident [315] encore dans les sens, ont de difficulté à s’y rendre, ne le comprenant pas, autant ceux qui l’ont, trouvent-ils de joie, de bonheur et de plénitude en s’en servant uniquement pour toutes choses.
C’est donc là où je veux vous voir et d’où je vous écrirai, quoique je ne vous écrive pas. C’est par ce moyen, je ne dis pas que je vous irai voir, mais que je serai toujours avec vous ; car étant là, cent lieues et mille lieues ne sont que pour un moment de chemin. Là on ne va, ni on ne vient, parce qu’on est toujours où l’on veut être ; les créatures ni les affaires ne peuvent empêcher notre entretien ni notre conversation, car on est toujours seul. Et enfin étant en Dieu et se voyant et conversant par Lui, tout ce qui est la suite des sens qui fatigue en cette vie, est levé pour avoir la vraie liberté et en jouir en Dieu, où même on se voit, on converse, et on se sert sans se nuire, sans se fatiguer et sans se rabaisser.
Ceci est très vrai et Dieu le donnant, on y doit être très constamment fidèle. Et on trouve dans la suite que l’on ne fait perte que de l’impur, soit pour le prochain, soit aussi pour soi-même, ne s’aidant ni conversant qu’en Dieu, et ne laissant plus rien qu’en cette simple et perdue manière, qui se commence en allant à Dieu et se perfectionne en Dieu durant que l’on vit.
Je vous dis tout ceci pour vous éclairer sur plusieurs choses : savoir que les âmes que Dieu destine pour Soi, Il les rend capables et propres pour les obscurités et les ténèbres, peu à peu les dénuant ; non par le moyen des lumières [316] , mais par des manières si naturelles qu’il semble à l’âme que ce que Dieu fait en elle, soit de vraies ténèbres de la nature et un défaut de vraies lumières, qui ne peut que la précipiter peu à peu en des péchés et l’éloigner de Dieu. Dieu ne Se contente pas même de donner, et de continuer à de telles âmes ces obscurités qui leur paraissent si naturelles comme j’ai dit ; Il leur donne, au cas qu’elles soient fidèles à se perdre et à mourir, des ténèbres encore plus sombres. Les premières ténèbres leur ôtent la vue de la voie et leur cache Dieu, et par là peu à peu les estropient pour les pratiques des vertus au fait d’une correspondance savoureuse que les actes ont pour l’ordinaire. Ainsi peu à peu cette correspondance, cette facilité pour la vertu et cette douce inclinaison se perdant, l’âme est entourée de ténèbres, ce qui assurément donne lieu à une telle âme, certifiée de la lumière de Dieu en elle, de mourir et de se perdre, poursuivant et se contentant de telle obscurité qui va toujours augmentant. Et ainsi cette obscurité première fait naître l’autre par un défaut de vertu apparent, ce qui est sans comparaison plus ténébreux et par conséquent plus fort pour la perdre. L’âme étant assez forte pour porter le procédé de cette lumière et se perdre par son moyen, en se contentant d’elle et vivant d’elle en son égarement, telles obscurités, égarant cette âme encore davantage, lui font perdre la propriété de ses lumières et de ses voies afin d’entrer dans la voie de Dieu, où l’on ne peut jamais subsister ni marcher sans perte.
Quand donc une telle âme a fait le [317] progrès que ces sortes d’obscurités exigent de l’âme , pour lors Dieu poursuit et l’obscurcit encore de plus en plus par des ténèbres qui non seulement l’égarent en sa voie, mais la pénètrent très profondément, afin que par ce moyen elle se perde soi-même 31. Les premières lui causent la perte de ses lumières pour la disposer à celle de Dieu et lui faire trouver la vraie lumière. Les secondes lui font perdre son soi-même et pour lors étant accablée de ténèbres, obscurités et sécheresses, un engourdissement vers Dieu, pour la vertu et à l’égard des choses, s’empare de tout l’intérieur de telle façon que tout lui devient à dégoût. Un ennui étrange se saisit de son coeur et de son esprit, elle perd ses inclinations pour Dieu et enfin la nature devient si dépouillée de tout bien, de toute vertu et de tout usage des choses saintes et des actes vertueux, qu’elle tombe insensiblement dans le fond de la nature. Dieu ajoute pour l’ordinaire, au cas que la fidélité se rencontre en cette âme pour s’abandonner en telles épreuves, des surprises assez fréquentes en des fautes conformes aux inclinations naturelles de l’âme : si le naturel est colère, de la colère ; s’il est mélancolique, des tristesses ; si affectif, des tentations impures et ainsi de divers naturels. L’âme n’a pas seulement des tentations, mais très souvent, selon le degré de force qu’elle possède en sa faiblesse, des chutes et même d’aussi grandes que cette force est constante, par lesquelles l’âme est non seulement entourée, mais de plus pénétrée de ténèbres, si avant que ce procédé de ténèbres et d’obscurités va déracinant ce misérable soi-même. [318]
Ici l’âme devient non seulement égarée dans les ténèbres, comme un homme perdu en son chemin étant en voyage ; mais encore elle est réduite à chaque moment dans des précipices, dont la vue continuelle fait véritablement glacer le sang dans les veines, et par nécessité porte une telle personne à sacrifier et à perdre sa propre âme, autant de fois qu’elle a des moments pour faire, malgré elle, réflexion sur soi-même. Quand elle pense se sauver d’un défaut, elle tombe dans un autre ; et plus elle peine et travaille pour arranger son affaire, se contentant en quelque moment de quelque chose qui peut glorifier Dieu, plus elle est toute étonnée qu’elle renverse tout par des défauts imprévus ; plus elle pense s’ajuster et se parer, plus elle se salit. Et tout cela va toujours s’augmentant jusqu’à ce qu’elle soit en vérité réduite au désespoir de soi-même, par une perte qu’elle fait de tout soi, et de toute son opération, pour n’être et ne se mouvoir qu’autant et comme Dieu le voudra.
De vous exprimer les angoisses, les peines et les tristesses mortelles que l’âme souffre, cela ne se peut car ayant en soi un si fort désir de la pureté, et cependant ne faisant que se salir, comment vivre ? Tout le monde, tous les livres, toute la sainteté ne prêche que la vertu et la pureté ; et elle n’est qu’ordure, que défauts et véritables chutes. Que faire ? Il faut qu’elle se perde malgré elle-même ; et cela est si vrai qu’à moins d’un miracle, si Dieu ne prenait ce procédé, jamais Il [ne] déferait l’âme d’elle-même, et elle serait toujours subsistant en elle-même et pour elle-même.
La première obscurité est fort longue, [319] mais celle-ci l’est encore davantage, et l’est autant que Dieu a dessein de Se donner Lui-même. Ceci est un mystère dont le secret n’est manifesté à l’âme que lorsque telles obscurités et les ténèbres ont fait leur opération.
Durant tout ce temps, il n’y a rien de si pauvre à ses propres yeux et aux yeux d’autrui, à moins que les personnes avec lesquelles elle est, ne pénètrent la nue. Mais comme il est très difficile de trouver des âmes qui se laissent au long et au large manier et traiter de Dieu, on se soutient toujours ; et ainsi on remarque toujours les actes propres, soit de lumière ou de vertu, qui font quelque édification ; mais quand telles âmes se laissent conduire sans vue ni de leur sainteté, ni de leur établissement, ni même de leur bonheur éternel, pour lors elles tombent à fond et se perdent sans ressource, perdant non seulement tout ce qui les élevait vers Dieu, mais encore ce qui les mettait en estime devant les créatures, et qui les assurait en leur état intérieur.
Quand l’âme pense et travaille pour être mieux à Dieu en certain temps ou fêtes, pour lors non seulement elle est plus pauvre, mais elle expérimente encore davantage sa misère et sa pauvreté. Et l’âme qui ne fait et qui ne peut jamais apprendre ce procédé, se tourmente secrètement et tâche finement de s’embellir et former ; mais tout cela n’est de nul effet ; cela n’est proprement qu’une chose ajoutée qui tombe aussitôt sans aucune vie ni efficace. Elle va donc toujours contre le fil de l’eau, autant qu’elle travaille à sa pureté, sa vertu et sa sainteté ; et elle voit qu’elle tombe si naturellement dans tout le contraire de ce qu’elle désirait, [320] qu’elle perd tout désir de travailler, ne faisant que se perdre, ou plutôt se laisser perdre et emporter peu à peu à une mort inconnue, qui est mystérieusement renfermée en ses défauts et en l’obscurité, la sécheresse et la mort qu’ils lui causent.
Tout ceci n’est qu’un faible crayon de la vérité que la grâce va opérant dans une âme que Dieu destine pour Lui-même, afin que, par ceci, vous voyiez que vous n’êtes pas au bout et à la fin de vos obscurités, morts, et pertes de vous-même, et que de plus vous compreniez le dessein de Dieu dans ces obscurités où vous êtes, et dans ces misères intérieures et extérieures que vous souffrez.
Par là vous pouvez voir et remarquer où vous en êtes à l’égard de votre approche de Dieu et de votre perte en Lui. Car si vous ne vivez et ne vous perdez doucement en vous laissant dévorer aux ténèbres intérieures, c’est signe que vous possédez encore beaucoup vos lumières propres, et que vos voies sont peu celles de Dieu, où l’on ne peut jamais marcher qu’en se perdant, et dont on ne jouit qu’en étant égaré.
Vous pouvez de plus remarquer si vous avez commencé d’être en Dieu, ou même jusqu’où vous en êtes, par l’expérience de votre perte en vos défauts et en vos misères spirituelles. Car une âme qui a trouvé Dieu, jouit de la pureté intérieure, jouit des vertus, et de tout le reste que l’on appelle sainteté, en se perdant ; et si elle en aperçoit quelque chose en soi, par soi, et non par sa propre pourriture, elle doit croire assurément qu’elle est âme de bonne volonté, mais non encore [321] en Dieu, où sa pourriture lui peut faire trouver Dieu, et où autant qu’elle s’y trouve et qu’elle se perd, autant elle pourrit encore davantage.
C’est ici le mystère du grain de froment dont Jésus-Christ parle dans le saint Evangile, qui vit autant qu’il meurt ; et les défauts, les pauvretés et les misères spirituelles sont le fumier qui fait, qui augmente et qui hâte cette pourriture, et qui par conséquent donne lieu à cette vie.
Il faudrait des discours infinis pour vous dire tout ce qui se passe en ces obscurités et dans ces misères, pour opérer cet égarement, cette perte et cette mort. Mais c’est assez pour vous assurer que les obscurités que vous avez sont bonnes, et que tout le mal que vous y faites, est de vous posséder trop en y voulant remédier, et en vous y soutenant, au lieu de vous y perdre et de vous y laisser à corps perdu ; que tous les défauts et les manquements de vertu, qui vous humilient et vous font petite à vos yeux, vous causent bien un bon effet, mais non celui que Dieu prétend, qui serait de vous faire sortir de vous-même et de vous perdre vraiment à tous et à toutes choses, quelques bonnes et saintes qu’elles puissent être. Ainsi au lieu d’aller par tous ces moyens que vous avez, ne les croyant pas moyens, vous vous arrêtez à y remédier et vous ne faites rien, ne faisant pas ce que Dieu veut. D’où vient que vous pourriez faire en un jour ce que vous n’avez pas fait en dix années ; et vous pourriez encore plus faire, toute pauvre, toute aveugle corporellement aussi bien que spirituellement, [322] même sans rien avoir, et ne faisant rien qui vaille selon vos vues, en un jour, en vous perdant autant que l’ordre divin vous faite telle que vous m’exprimez.
Mais, me direz-vous, quelle différence y a-t-il entre une âme sans lumière divine et, en ces commencements, toute imparfaite et sans vertu, et entre moi ? Toute différence que vous ne pouvez discerner par votre lumière ; car cette divine lumière qui constitue ce degré et dont Dieu vous a fait quelque part, ne se peut voir ni discerner que par deux manières, comme j’ai dit en plusieurs écrits, ou par la lumière d’autrui, cet autrui étant divinement éclairé ; ou bien en Dieu, conformément à ces divines paroles : In lumine tuo videbimus lumen 32, en votre lumière nous verrons la lumière divine que vous nous communiquez.
Or il n’en va pas de même des autres lumières surnaturelles, quoique même passives. Comme elles causent toujours des espèces dans les âmes qu’elles éclairent, on les peut toujours voir par leurs effets, mais cette lumière divine étant en soi si pure, comme elle est, ne cause pas des espèces, supposé la pureté en une âme ; ainsi l’âme ne la peut jamais voir en soi, sinon en Dieu, de manière qu’il faut même qu’elle soit déjà dans un très grand degré, avant qu’on la puisse voir en Dieu. Ce qui est cause qu’il ne faut pas s’arrêter à ce discernement ; autrement à tout moment on serait égaré, et on la perdrait infailliblement. Il faut donc s’arrêter à la soumission, qui assurément et très certainement nous conduira à cette divine lumière et par cette divine lumière [323] en Dieu, où, étant suffisamment perdu pour ne plus se retrouver, on pourra facilement voir la lumière en la lumière, c’est-à-dire cette divine lumière en Dieu, et ainsi découvrir non en elle, mais en Dieu ces mystérieuses démarches, les comprendre par conséquent comme les obscurités, les sécheresses, les misères et le rien, sont la lumière qui éclaire, sont les richesses qui élèvent, et la plénitude où Dieu est trouvé.
Quand je dis que la lumière ne se peut voir en soi, je dis vrai : car cette divine lumière est si pure, qu’elle ne peut être aperçue, c’est plutôt un moyen par lequel on voit et on a une autre chose, que de pouvoir dire qu’on la voit et qu’on l’ait. Vous voyez par la lumière du soleil les objets, mais elle-même, étant fort pure, est invisible, et vous ne la pouvez discerner qu’étant rempli d’atomes, si bien que ce sont les objets qu’elle fait voir et ce n’est pas elle-même qui proprement est vue. J’ai parlé tant de fois de cette divine lumière que je ne vous en veux pas parler davantage ; vous pouvez avoir recours à ce que je vous en dis autre part.
Tout cela étant très vrai, comme les âmes d’expérience vous en peuvent certifier, il faut donc que vous vous contentiez de la soumission, et que sous cette voie vous marchiez à grands pas en vous perdant sans relâche, croyant que c’est vous trouver que de vous perdre, et que c’est vraiment posséder toutes choses que de n’avoir rien, ce divin Rien étant opéré par la miraculeuse et mystérieuse lumière divine ou lumière de foi.
Heureux Rien, que ta plénitude est grande, [324] à la charge que jamais on ne te possédera, mais plutôt que tu posséderas l’âme, en la perdant en ton vaste sein et en ta plénitude infinie ! Bienheureux Rien ! Puisque après la lumière de gloire, une âme ne peut jouir de Dieu plus à l’aise, ni en plus grande plénitude et en liberté plus générale, que par ton moyen. Bienheureux ! Car en toi seul on peut trouver Dieu sans crainte de Le perdre et sans soin de Le retenir, et sans peine de Le posséder, puisqu’en vérité on Le trouve en toi sans fond ni rive, c’est-à-dire on le trouve Lui-même. Bienheureux ! D’autant qu’en toi se trouve toute joie, non des sens ni de l’esprit (car il y aurait quelque chose et non ce rien parfait et entier). Mais en Dieu, donc par Sa miséricorde, nous sommes capables de jouir, non en nous, mais hors de nous. Ainsi qui dit jouir de Dieu hors du rien, c’est-à-dire en la chose même la plus relevée que l’on peut comprendre, ce n’est pas arriver à ce que Dieu nous a destiné, et ce à quoi Il nous appelle : c’est pour Lui seul qu’Il nous a créés, et ainsi Il nous a fait capables de Lui seul par le Rien et dans le Rien.
Heureux Rien donc, par lequel nous jouirons de Lui, et par le moyen duquel nous arrivons à cette merveilleuse et miraculeuse grâce ! Heureux Rien enfin, qui nous rend capable de jouir et de vivre en Dieu aussi bien en agissant qu’en contemplant ! C’est vraiment en toi et par toi seul que nous devons nous perdre et nous abîmer en Dieu, pour ne nous retrouver jamais, ni aucune chose créée, sinon lorsqu’elles nous serons devenues le tout, même par ton moyen ! Conformément à ce que j’en [325] ai dit dans un papier depuis peu écrit à N.
Ces expressions semblent exagérantes à qui n’a point l’expérience profonde, soit du Rien, ou de la vie trouvée en ce Rien ; cependant c’est la simple et sincère vérité, que l’on ne peut exprimer que par des paroles qui disent des choses grandes ; et ce rien est et paraît si pauvre, si petit et si vraiment rien, spécialement quand il est en toutes manières comme je le viens d’exprimer, que tout semble exagérant.
Car, me direz-vous, je veux vous croire ; mais de bonne foi je ne vois en moi que du naturel, où il y a une bonne volonté ; mais c’est le tout ; car pour l’expérience de mes bassesses et de mes défauts, elle est vraie et réelle, n’ayant que la pure nature qui veut de propos délibéré le mal. Je voudrais bien être bonne et je me contente un peu, étant en quelque repos ; mais de comprendre et de croire rien en moi de surnaturel, et qui soit un bon et surnaturel rien, comme vous me le dites, je ne puis le voir ; et c’est ce qui me rabaisse incessamment.
Tout cela est véritable, c’est comme vous devez être en ce Rien, comme je vous l’exprime ; autrement vous ne vous posséderiez jamais à pur et à plein en Dieu et en ce rien même. Tout le mal est que, suivant l’inclination de cette bonne volonté qui est et qui reste en vous, vous faites des retours sur vous, et que vos vues vous rabaissent incessamment en certains actes et en certaine timidité et appuis en bonnes choses que vous tâchez secrètement de mettre en vous, et que vous êtes toujours en état de faire quelque chose ; et [326] qu’ainsi vous ne vous unissez pas au dessein de Dieu, qui est de renverser plutôt et de brouiller tout chez vous, et cependant vous faites incessamment ce que vous pouvez pour tout ajuster.
Dieu veut faire en vous ce que cette bonne femme de l’Évangile (Luc, 15,8) fit pour retrouver sa drachme ; elle démeubla et enfin vida tout, jusqu’à ce qu’elle l’eut trouvée : ainsi Dieu renverse toute votre âme pour la trouver en Lui. Cette drachme est vraiment Dieu dans le centre de notre âme, que l’âme ne peut trouver par autre moyen qu’en vidant et en perdant tout ; et elle ne peut jamais vider ni perdre tout que par le procédé susdit.
Les autres âmes que Dieu veut embellir et purifier en elles-mêmes, ne prennent pas ce procédé car les lumières, l’amour sensible et aperçu, et les vertus purifient et ornent ces âmes pour être agréable à Dieu, qui cependant subsistent toujours en elles-mêmes quoique purifiées et ornées: mais celles que Dieu appelle par l’autre voie, faisant perte de tout leur propre sans l’orner et embellir, le perdent en Dieu, où elles trouvent non leur beauté propre ni leur sainteté, mais la beauté de Dieu et la sainteté de la divine majesté. Voilà la véritable drachme cachée dans le centre de notre âme en notre création, retrouvée et embellie tout de nouveau par la rédemption de Jésus-Christ et communiquée en source par le saint baptême.
Je vous avoue que ce procédé est si petit et si naturel comme il semble, et si commun que je ne puis assez exprimer ces choses ; [327] car si l’on ne les comprend pas par une sorte d’expression, on le pourra peut-être par une autre. L’expression de ce procédé et de ce qui se passe en l’âme dans ce rien, paraît exagérant, comme je le viens de dire ; et cependant elle ne l’est nullement. Tout ce que j’en dis et en ai dit n’étant encore rien de ce qu’il est, et de ce que l’âme y trouve, quand cet heureux Rien l’aura perdue en Dieu ; car pour lors, elle découvrira la vérité de tout et comprendra que tout ce que l’on en dit, n’est encore que parler en enfant, et que c’est une chose dans la vérité si réelle et si véritable qu’elle est sans expression.
Ce qui suit le rien est encore tout autre chose et tout autrement incompréhensible à qui ne l’a expérimenté. Quoi ? Qui pourrait croire que Dieu Lui-même Se donne, et Se donne d’une manière qui n’a plus de bornes et de fin, ni de règle que selon que ce rien, qui a précédé, a eu d’étendue ? Car autant que l’âme a été rien et s’y est perdue, autant la plénitude de Dieu même s’y est écoulée, l’âme par là devenant admirablement appropriée et capable de la plénitude de toutes les divines perfections. Et ayant fait perte de ses puissances, elle trouve les divines Personnes comme sources fécondes qui donnent leurs eaux autant et aussi pures que les puissances ont été anéanties et perdues dans cet heureux rien, lesquelles Personnes divines toujours actives et agissantes, relèvent le néant et le fumier de cette pauvre âme, en un opérer dont on pourrait dire des merveilles. Ce pauvre rien devient agi et agissant par une connaissance et un amour comme infini. Et comme [328] Dieu incessamment Se connaît et S’aime, aussi cette âme, toute vivante par les Personnes divines a Dieu pour objet incessamment et aussi continuellement que ce rien pauvre et misérable a privé autrefois cette âme de toute connaissance et de tout amour pour l’enfoncer dans ses misères et dans son fumier. Tout ceci, qui n’est encore qu’un faible crayon de ce qui suit le rien, paraît autant et encore plus exagérant que ce que l’on dit du rien ; cependant dans la vérité et sincérité, ce n’est rien en comparaison de ce qui en est.
Quand je réfléchis sur la doctrine chrétienne que l’on apprend aux enfants en leur bas âge, je dis en moi-même que l’on apprend peu ces vérités ; on croit les âmes seulement capables de les croire mais non pas d’en jouir, et l’on se trompe. On leur apprend donc qu’il y a un Dieu en trois Personnes, que nous sommes créés uniquement pour Lui afin de Le connaître et aimer. Ne croyez pas, au nom de Dieu, que le dessein de Sa divine Majesté par la Création et par l’Incarnation, soit que nous soyons seulement capables d’une certaine connaissance par la foi qui n’apprend que comme extérieurement ces vérités. Je crois que cela est pour plusieurs qui sont sanctifiés par les connaissances puisées en cette foi ; mais je crois aussi que le grand dessein de Dieu est que plusieurs âmes arrivent dès cette vie à la jouissance de ce pourquoi elles sont créées et que Dieu a gravé dans le centre de notre âme ; et qu’ainsi elles viennent à le posséder et à jouir de Dieu, des Personnes divines et de leur véritable opération, en la manière que la terre en est capable, c’est-à-dire en foi. [329] Autrefois j’ai cru comme de loin ces vérités ; mais je vois présentement qu’elles sont aussi réelles et que notre âme en peut jouir aussi véritablement que tout le monde du commun peut avoir la foi et ainsi, par son moyen, ménager son salut et espérer en l’autre vie la jouissance de ce qu’ils auront cru en cette vie, et dont ils n’auront pas joui. On peut donc véritablement en jouir dès cette vie non en lumière de gloire, mais en lumière de foi et de vérité vivifiée, et ainsi avoir en jouissance ce que le commun n’a qu’en foi et par pensée. Or cette jouissance est si vraie et si réelle, que pour l’expliquer dans la sincère vérité, il faudrait exprimer ce qui est en Dieu, un en naissance et trine en personnes, dire comment ce Dieu possède toutes Ses divines perfections, et ce qu’elles sont, exprimer comment Dieu le Père est toujours engendrant Son Verbe et comment de l’un et de l’autre le Saint-Esprit procède. Je sais que la science et la foi nous enseignent ces choses ; mais je sais aussi que autant qu’une âme est morte à elle-même par son Rien, autant jouit-elle et a-t-elle la possession de ces merveilles, dont l’expression est infiniment savoureuse quoique l’on désire peu d’en parler mais beaucoup en jouir, d’autant que tout ce bonheur consiste en sa jouissance qui fait voir et donne des merveilles.
Pourquoi pensez-vous à votre avis que je me laisse aller à l’expression de ces choses ? Est-ce parce que je crois que vous y arriverez dans cette vie ? Non ; je ne crois pas que vous passiez votre Rien ; mais afin de vous faire voir la grâce admirable à laquelle Dieu [330] vous appelle ; et que bien que vous ne voyiez et n’expérimentiez durant toute votre vie que pauvretés et misères, et enfin que vous ne soyez rien, ce rien véritable est présentement, quoique inconnuement, et sera après votre mort autant fécond en lumière de gloire, que vous vous perdrez dans cet heureux Rien.
Je dis : « est et sera. » Premièrement, je dis « est », pour vous exprimer que votre âme doit être calme, abandonnée et perdue en ce que vous avez et pouvez à présent. Deuxièmement, je dis « sera », pour vous donner quelque préconnaissance de ce que vous trouverez après votre mort, parce qu’avec la miséricorde de Dieu, vous trouverez qu’autant que vous avez été dénuée, pauvre et perdue en votre rien, autant la jouissance de la plénitude de Dieu y correspondra dans la gloire.
Et il faut savoir que les âmes sont appelées différemment à cette grâce. Il y en a qui ne sont destinées que pour la perte, et qui ainsi vivent toujours en mourant à soi. Il y a même plusieurs degrés différents de cette perte, ce qui fait la différence des desseins de Dieu, toutes les âmes appelées à la perte étant appelées à un degré différent ; et ainsi elles ne jouissent proprement que dans la gloire selon le degré de leur perte.
Il y en a d’autres que Dieu appelle à davantage et ainsi elles sont destinées à la jouissance dès cette vie ; non, comme j’ai dit, en lumière de gloire, mais en foi éclairée. Et de cette sorte elles arrivent (au cas qu’elles remplissent le dessein de Dieu) non seulement à la jouissance inconnue de ce qui est caché dans leur rien, leur perte et leur unité, mais encore [331] elles arrivent à jouir de la plénitude de Dieu, où le degré de leur rien les a perdues en jouissance ; et ainsi cette jouissance de Dieu, un en essence et trine en Personnes, et toutes choses en Lui, est communiqué selon le degré du dessein de Dieu et de la correspondance fidèle de la créature appelée à cette grâce.
Et il ne nous importe, pourvu que nous remplissions le dessein éternel de Dieu ; il est vrai que plus il est grand sur une âme et plus elle y est fidèle, plus elle est heureuse et plus elle y doit être fidèle.
Retirez-vous donc, au nom de Dieu, de la croyance que vous n’avez rien qui vaille. Laissez votre âme se perdre dans le rien, selon le dessein éternel de Dieu sur vous. Mais croyez que si vous êtes fidèle jusqu’à la fin, Il sera votre plénitude, et que par Lui vous jouirez, Dieu aidant, de la plénitude de Dieu dans la gloire.
Prenez donc courage, au nom de Dieu, et faites ce que vous pourrez pour consoler votre âme, en faisant ce qu’Il désire de vous.
J’ai été un peu long ; mais la lumière étant présente, on ne peut finir, d’autant que non seulement la grandeur attire à en parler, mais encore la peine que l’on a, voyant des âmes, qui iraient à grands pas, s’arrêter, ne voulant aller par cette foi et se perdre en elle, sollicite à en dire tant de choses, pour leur aider un peu à franchir le pas, et se perdre plus courageusement en elle, sans tant s’arrêter et se regarder, et à avoir une mauvaise pitié sur soi, et sur les bagatelles que l’on perd, s’y laissant aller. J’appelle bagatelles toutes les choses qui sont au-dessous de Dieu, étant en [332] vérité moins que rien, comparées à Dieu, qui Se trouve en ce rien véritable. Adieu en Dieu.
[...]
Ne vous étonnez donc pas si votre âme devient de plus en plus aveugle et faible pour se délivrer des distractions, c’est une marque qu’elle avance. Au commencement la douceur, la lumière et la facilité sont nécessaires, car comme les sens pour lors doivent faire la démarche vers Dieu pour quitter les créatures et l’impur, cela ne se peut que par un moyen proportionné à leur capacité, savoir sensible et matériel ; mais quand cela est en quelque manière effectué, pour lors Dieu, qui ne demande que notre perfection et qui, nous aimant infiniment, nous attire à Lui, donne à notre âme d’autres moyens. L’âme, ne sachant ce procédé, se tourmente et est fort étonnée, car la main qui donne ce présent se cache sous l’ombre des ténèbres, des distractions et des croix, si bien que l’âme devient fort peinée, croyant tout perdre, car elle perd sa sensibilité, sa paix et la possession de ses sens, qui tombent en distractions et dans la peine. Par là Dieu faisant évanouir et disparaître le sensible, insensiblement et en trompant amoureusement [334] l’âme, Il la fait passer du sensible spirituel, de l’aperçu à l’inconnu et de l’assuré par le sensible au très assuré par la foi.
C’est là le procédé de la divine Majesté, qu’Il ne changera jamais jusqu’à la fin des siècles, conduisant les âmes, ses chères et bien-aimées épouses, toujours du visible à l’invisible, de la possession à ce que l’on ne possède pas, afin que peu à peu Il les attire à Lui, qui est l’invisible. Ceci est d’une grande étendue et il y aurait de quoi faire un gros volume pour faire voir ce procédé de Sa divine Majesté. Ce qui embarrasse quantité d’âmes qui veulent toujours voir, goûter et se rendre assurées et qui, par là, se ruinent sans ressource, demeurant toujours en elles-mêmes et ne s’avançant jamais, ou bien très peu, dans les voies de Dieu. Ce que je dis est si vrai qu’il est sans aucune exception, supposé le dessein de Dieu de tirer une âme hors des sens, et par conséquent de la tirer à Lui.
Toutes les âmes ne sont pas conduites par là, car plusieurs demeurent dans les sens et par conséquent dans la lumière, la facilité et le repos : là elles peuvent opérer leur salut par quantité d’actes de vertu accompagnés de croix de diverses façons, conformément à leur état et constitution sensible. Mais supposé le dessein de Dieu de les aider non seulement pour les sauver, mais pour les perfectionner en Son union, il faut qu’Il les fasse passer absolument du sensible à l’insensible et de ce qu’elles possèdent à ce qu’elles ne possèdent pas, et ainsi qu’elles marchent par l’aveuglement, les sécheresses et les pauvretés.
Tout cela supposé comme très véritable [335] et d’expérience, ne vous étonnez pas si vous voyez et apercevez que plus vous désirez avancer et vous perfectionner en la sainte oraison, plus vous tombez dans la sécheresse, ce qui vous cause des distractions infinies et même l’incapacité pour n’en être pas toujours accablée et en toute rencontre, soit à l’oraison, soit aussi à la sainte communion et au reste de vos exercices. Plus même vous avancerez en mettant en pratique ce que je vais vous marquer, plus vous remarquerez que vous deviendrez sèche, pauvre, faible et accablée par les distractions, afin que peu à peu vous vous dépreniez de vos actes et de vos aides, pour pouvoir marcher à l’aveugle et en pauvreté. Car où notre propre lumière cesse et notre appui propre et soutien succombe, la foi prend la place et commence d’éclairer et de fortifier l’âme, de telle manière qu’à mesure que le premier succombe, l’autre se fortifie jusqu’à ce que la propre lumière et la propre opération est si absolument succombée, que Dieu soit vivant en foi dans l’âme : justus ex fide vivit 33, le juste vit de la foi.
[...] Toutes ces démarches ne sont que des préludes des degrés infinis de nudité par lesquels l’âme est appropriée de Dieu pour Sa simple présence et très nue opération. Je m’arrête là, car en voilà assez pour vous donner présentement quelque crayon de ce que Dieu fait en cet état de nudité, afin de vous aider à vous y accommoder.
Qu’avez-vous donc à faire conformément à ce commencement de théorie, pour en venir à la pratique dans ce changement d’état ?
Premièrement. C’est de vous assurer fortement que Dieu vous ayant conduite par la simplicité précédente, Il vous devra conduire par cette nudité en foi et par conséquent qu’il vous faut travailler conformément à Son dessein.
Deuxièmement. Ne vous embarrassez plus de sujets : tâchez de vous mettre en foi en Sa simple présence, vous y tenant en repos et abandon, votre [341] coeur s’y contentant d’un simple regard amoureux, tantôt aperçu et d’autres fois non aperçu, et là recevant ce que Dieu vous y donnera, soit lumière ou amour ; et si Sa bonté ne vous donne rien, croyez que ce rien est plus que l’aperçu, vous en contentant, supposé que votre âme demeure en repos et abandon. Et si votre âme ne le peut, c’est une marque que Dieu désire que vous preniez quelque aide et que vous descendiez de ce repos pour envisager simplement quelques vérités qui vous aident à demeurer là en paix et abandon. Ne vous aidez que de simples regards amoureux qui marquent à la Bonté votre intime désir ; et si cependant Dieu marque de n’approuver pas ce parler de désir, cessez-le pour demeurer en simple attention soutenue de votre simple regard vers votre vérité. Mais si ensuite il s’évanouit et qu’il vous devient à charge, pour lors perdez-vous et demeurez sans lumière et sans goût en cette simple présence, soutenue par une foi générale que Dieu est présent, que vous êtes en Lui et qu’Il est en vous. Que si même cela vous fait peine par l’inclination secrète de votre coeur qui vous désire toute nue, toute simple et reposée, sans voir ni sans goûter Celui que votre coeur aime, laissez-vous là telle que vous êtes : il suffit que votre coeur aime sans savoir comment; et même cet amour est plus véritable, moins il y a d’expression d’amour, n’ayant qu’un simple et secret enfoncement par lequel l’âme s’approche, ou pour mieux m’exprimer, désire être sans entre-deux auprès de Dieu. [342]
Troisièmement. Tout ceci ne se fait que peu à peu et l’âme fait longtemps oraison en simple présence, souffrant les divers changements avant qu’elle soit formée de cette manière.
Quatrièmement. Quand donc vous vous mettez en oraison, que faut-il faire ? Faut-il prendre encore un sujet ? Non ; quoi donc ? Y aller par où l’on est, car comme Dieu est en tout lieu et que Son centre est partout, tout conduit à Dieu et tout chemin va à Lui, supposé que l’âme en ce degré de nudité vit en Sa présence soit dans la solitude ou dans l’action. Il faut donc aller à l’oraison par où l’on est, c’est-à-dire n’y porter que sa simple présence en abandon, souffrant l’état où l’on est, demeurant là humblement de cette manière ; et au cas que la nature se laissât accabler par le travail du chemin, par exemple qu’elle se laissât trop divaguer par les distractions, pour lors il faut par un simple ressouvenir ou regard amoureux en Dieu se réveiller et écarter de cette manière ses distractions, non directement les combattant de front mais en les outrepassant, pour demeurer simplement et nuement en repos en Dieu.
[...]
Sixièmement. Mais quoi ? Cette préparation et l’action de grâce sont-elles suffisantes ? Ne serait-il point plus à propos, à cause de la dignité de l’action, de faire comme en l’état et degré de [343] simplicité, savoir de prendre quelque chose afin d’exciter l’âme ? Non : un Dieu ne peut jamais être mieux reçu que par un Dieu ; et comme, par l’état de nudité, Dieu peu à peu va dénuant l’âme d’elle-même et de son opération pour la joindre à Lui, c’est un Dieu recevoir un Dieu [sic] que d’agir de cette manière, quoique même ce soit encore imparfaitement, l’âme n’étant que dans le commencement de la nudité.
Mais enfin durant le jour où l’on est distrait par divers embarras, et dans les occasions de pratiquer quantité de vertus selon les occurrences journalières, cette simple présence, cet abandon et nu repos, peuvent-ils suffire pour donner les lumières pour les vertus, et la force pour les occasions dans les tentations et les divers occurrences où il y a à mourir et à se combattre ? Oui ; et ce serait tout perdre que de changer de procédé, d’autant que, comme Dieu en cet état commence d’être la lumière et la force de l’âme, c’est reculer et boucher les yeux à la lumière que de se retirer de cette simple présence en repos. J’en dis autant du combat : c’est quitter la force que de ne pas combattre de cette manière, pour prendre l’idée et le soutien de ses actes par appui en soi.
Mais quoi ? Durant tout le jour, faut-il être toujours en cette simple présence, en repos et en abandon ? Comme je parle à une âme qui a cette vocation de Dieu, je lui dis qu’il le faut, et là elle trouvera plus de liberté d’esprit, plus de gaieté et sera sans comparaison plus infiniment plus sans embarras que si elle prenait quelque chose. Ce n’est pas de même des âmes qui se mettent et se tiennent [344] en la présence de Dieu par pratiques, ce qui est bon passagèrement, car si elles voulaient l’avoir continuellement comme celle pour qui je parle, elles se sécheraient la tête et peut-être intéresseraient fort leur santé. Mais pour les âmes de ce degré, elles n’ont qu’à s’ajuster à Sa divine Majesté afin d’aller peu à peu et selon les degrés par lesquels Il les conduira. Car Il les mènera insensiblement et sans s’en apercevoir jusqu’au degré le plus pur de cette nudité, leur faisant pour cet effet expérimenter toutes les sécheresses, distractions, abandons, croix et pertes d’elles-mêmes qui sont nécessaires pour peu à peu les dépouiller et les rendre nues et simples, afin de les perdre dans Sa divine lumière.
Mais l’âme, commençant d’être entre les mains de Dieu, n’a qu’à avoir patience et à s’y laisser, et assurément Il la portera où Il la désire. J’avertis seulement cette âme qu’elle ne croie jamais être hors de Sa main pour être en ténèbres et en distractions, mais plutôt qu’elle s’assure bien, sans le comprendre, que de ne point voir, c’est voir ; ne rien avoir, c’est tout avoir ; ne savoir où l’on est, c’est être en assurance et perdre tout, c’est trouver le tout, d’autant que jamais aucune âme n’ira à Dieu et n’y arrivera, et par conséquent ne sera introduite dans cet état de nudité ni le parcourera, que par la foi, et ainsi en ne voyant, en ne goûtant et en n’ayant rien. Une âme arrivée voit cela si raisonnable qu’il n’y a rien de plus clair et facile en la vie, mais [345] pour les âmes qui marchent, c’est tout le contraire : car autrement elles seraient arrêtées, d’autant que, pour lors, être arrêtées, c’est être en lumière, en assurance et posséder sa voie. 1670.
Continuez à vous laisser en abandon à Dieu 34 car autant que vous y serez fidèle, autant Il prendra possession de vous : c’est Son ordre sur vous. Quand Dieu veut opérer par Lui-même, ou bien pour mieux parler, quand Il Se veut rendre présent par Lui-même en une âme, elle n’a qu’à donner place à cette adorable Présence ; et cela se fait en cessant d’être et d’opérer. Cessez d’être vous-même afin que Dieu soit ; cessez d’opérer afin qu’Il opère. Mais cette opération au commencement donne la mort ; et tous les petits entretiens que nous avons eus ensemble n’ont été que pour l’éclaircissement de cela.
Car il faut que vous remarquiez que, dans chaque état où l’on passe, il y a deux choses à considérer, et fort nécessaires, à savoir : la première, la certitude d’y être et sur cela, vous ne devez point vous en mettre en peine ; la seconde, l’éclaircissement de cet état et ce [346] que c’est, et nous en avons parlé. Car pour toutes les dispositions et les changements qui arrivent en cet état, il serait impossible de vous les dire ; il faut en cette rencontre pratiquer le conseil de M. de Sales : quand vous êtes embarqué dans un vaisseau, vous n’avez qu’à y vivre et à laisser faire les tempêtes et les orages qui y peuvent arriver. Étant éclairci du fond de l’état, il faut marcher ; et c’est providence, quand de fois à autre on a quelque éclaircissement, particulièrement en cet état de mort où il y a tant à souffrir. L’âme étant encore toute à soi-même, car c’est la cause de sa douleur, elle a tant à mourir et à tant de choses, qu’il est difficile d’en bien parler. Je désire cependant vous en dire quelque chose.
Il y a quatre degrés en la vie spirituelle, et par lesquels l’âme est conduite en cette vie.
Le premier est celui des bonnes lumières et des bons désirs de glorifier Dieu en foi, et de Le faire glorifier en autrui. Et l’oraison de cet état est de plusieurs sortes, car en ce degré il y en a plusieurs subalternes. La première est la méditation ; et quand l’âme y a été fidèle quelque temps, Dieu ordinairement lui départ la seconde, qui est l’oraison d’affection ; et ainsi Il la rend capable de plus de lumière et d’amour pour Lui, après plusieurs fidélités en ce degré qui purifie beaucoup l’âme, particulièrement des choses du dehors. Car comme nous remarquerons ensuite, ces oraisons-ci ne portent pas bien leur lumière au fond et à l’intérieur de l’âme ; leur devoir proprement n’est que d’éclairer le parvis et le dehors de l’âme, quoique véritablement il semble [347] à l’âme qui y est, qu’elle est beaucoup éclairée au-dedans, et que c’est tout ce qui se peut faire de bon, que d’avoir toutes ces lumières et ces bons désirs. Mais cependant tout ce que ce degré d’oraison peut faire, c’est de faire mourir aux gros péchés, aux affections grossières des créatures ; de faire désirer et aimer Dieu tellement quellement, beaucoup selon qu’il paraît à l’âme, mais peu en effet, d’autant qu’elle fait souvent des chutes.
Le second degré qui suit, et qui est comme une récompense de ce premier, est l’oraison passive en lumière, qui n’est autre chose qu’une quantité de lumières divines données de Dieu dans les puissances ; et leur effet particulier est de les purifier, en leur faisant voir la beauté de Dieu et la beauté de la vertu, leur donnant quantité de éclaircissements sur la voie d’aller à Dieu.
L’âme croit être à la fin de la journée quand elle est ici, parce qu’elle voit quantité de belles choses que l’esprit comprend : on devient généreuse à se combattre, on hait le monde ; et enfin quand une telle âme débite son intérieur, et que l’on voit la diversité de son beau meuble, la ferveur avec laquelle elle court, et veut Dieu et les choses saintes, la haine que l’âme a contre soi, le désir de la pure perfection, on jugerait que la voilà arrivée. Et il est vrai que quantité de grands serviteurs et servantes de Dieu n’ont point passé cet état et sont en bénédiction devant Dieu. Mais ce qui arrive ensuite à quelques âmes fait bien voir qu’il y a encore des degrés à monter et que l’on n’est encore arrivé qu’au parvis du temple, que l’on ne s’est pas [348] encore mortifié ou que même on n’a pas commencé à se mortifier, et que l’on a seulement un peu essuyé les balayures du parvis, mais que pour entrer au-dedans et dans l’intérieur du temple, il faut mourir.
Jusqu’ici l’on n’a pas parlé de mort, sinon en lumière. On a bien parlé de se mortifier et de se purifier ; mais Notre seigneur changera bien de leçon avec l’âme qui veut Le suivre et à qui Il veut faire monter le troisième degré.
Ce troisième degré est commencer à entrer dans l’intérieur du temple, je veux dire de Dieu même ; et pour cet effet Dieu lui soustrait ses lumières, ses goûts et les désirs de Lui. Avant ceci elle ne voyait dans ses passions et puissances que des immortifications et petites saillies ; mais à présent il lui semble que toutes ses passions sont vivantes, et la vie propre maligne de son âme commence à lui paraître ; elle ne sait ce que sont devenues ses lumières, elle se trouve plus malicieuse que jamais. Elle se débat et fait des efforts pour donner ordre à ce malheur, elle pense faire revenir ses lumières, mais en vain ; elle fait quantité d’actes d’amour, de résignation, de désaveu et autres, pensant s’en remplir et étouffer par là la malice prodigieuse de soi-même, qui ne paraissait pas auparavant ; et plus elle va, bien loin d’y remédier, plus elle paraît. Au commencement elle travaillait à se mortifier, et les lumières qu’elle avait l’y sollicitaient ; mais à présent elle voit bien qu’il faut changer de batterie, et qu’il faut se faire mourir.
Car vous remarquerez que c’est une divine lumière obscure et inconnue, qui est donnée [349] à l’âme dans le fond et non dans les puissances, qui fait évanouir votre première lumière qui était dans les puissances, et fait voir ainsi leur vie et malignité. Mais l’âme qui ne connaît pas la qualité et les effets de cette divine lumière, en est tout étonnée, d’autant que comme la première lumière des puissances faisait voir les ordures du dehors, ainsi que nous avons dit, celle-ci fait voir la vie et la saleté de la créature. Et quand une âme peut trouver quelque serviteur de Dieu qui voit cette lumière et qui la puisse découvrir, c’est une miséricorde car il l’instruit de ce qu’elle a à faire pour la bien recevoir et lui enseigne ses effets. Car tout de même comme les effets de la première lumière étaient de remplir et de nettoyer, les effets de celle-ci sont de vider et de faire mourir. Quand donc on est instruit de ceci, on se tient passif et l’on souffre son opération, qui n’est pas sans beaucoup de peine, à cause du vide, de la mort et de l’anéantissement qu’elle opère en l’âme en laquelle elle est.
Ici l’on ne parle que de mourir à tout, l’âme y étant continuellement sollicitée ; et elle ne sait comment ; et quand elle voudrait, elle ne saurait faire autrement. Elle n’a nulle lumière, ce lui semble ; et cependant elle ne se saurait passer de désirer Dieu ; elle voudrait continuellement aimer et ne comprend pas comment ; elle est sollicitée à une continuelle oraison et n’en saurait faire ; elle veut être toute pure, ne pouvant souffrir aucune ordure, et elle en est à ses yeux et en paraît toute pleine ; elle aime et désire infiniment la mort totale de soi-même, et cependant si elle faisait réflexion sur soi, elle la hait ; elle est [350] toute pleine de Dieu, et en est (ce lui semble) toute fidèle ; elle a de fois à autre quelques éclairs de Dieu en cet état, qui semblent un merveilleux goût pour elle ; mais c’est peu souvent.
Que doit faire une personne en cet état ? Rien que de mourir passivement. Car cette divine lumière obscure lui fera voir et sentir les péchés de son âme, l’impureté de ses puissances, l’éloignement que le fond de son âme a de Dieu; elle lui fera expérimenter jusqu’aux moindres défauts et sera pour elle une continuelle gêne et obscurité, jusqu’à ce qu’elle ait tout fait mourir en elle. Qu’elle ne combatte point tant, mais plutôt qu’elle se résolve à tout ; cette résolution n’est que le commencement ; il faut venir à l’effet.
Combien pensez-vous que cette mort est longue ? Cela est prodigieux. Mais peut-être me direz-vous: « Afin d’avancer cette mort, dites-moi à quoi je dois mourir ? » Ce n’est pas vous, chère soeur, qui vous devez faire mourir, c’est Dieu qui a pris possession du fond de votre âme. Soyez donc comme un agneau à qui l’on coupe la gorge : car cette lumière ici est effective et fait ce qu’elle montre quand l’âme est passive pour elle. C’est pourquoi je ne pense pas que l’on puisse dire toutes les morts que Dieu fera dans une âme, car c’est Lui qui les fait. Mourez et mourez, mais passivement, sans savoir comment, car vous ne mourriez pas en cet état si vous le saviez. Il faut mourir à tout.
Après un long temps de mort, et que l’âme y a été bien fidèle, et y a bien souffert ce qui ne se peut dire, par la purification de son [351] intérieur selon toutes ses parties, mais comme en bloc et en confusion, car la lumière y est générale ; Dieu lui ôte encore toute la dévotion qu’elle avait, soit vers son humanité ou vers la Sainte Vierge et les saints ; tout cela est tari dans son esprit ; elle ne peut plus s’y appliquer comme elle avait accoutumé et même plus elle va, plus ceci lui est ôté. Mais ce qui est bien plus, elle avait parfois recours à quelques prières, à quelques applications intérieures par actes ; mais présentement sans savoir comment, elle commence à avoir scrupule quand elle les fait, il lui paraît que ce n’est que pour se délivrer du tourment qui la presse ; et de plus elle y découvre tant d’impuretés qu’elle voit que c’est tout à fait par elle-même, et que ce n’est pas Dieu qui en est le principe ; et cela elle le sent. Elle se tourmente pour avoir dévotion aux saints car elle en a scrupule autrement ; et cependant elle est peinée si elle le fait. Toute la conduite ordinaire la condamne : elle craint. Elle a de plus désir de faire quelques prières, émue par son besoin et cependant elle ne saurait. Que fera cette pauvre âme en cet état ? Car si elle consulte quelqu’un, si ce n’est quelque personne expérimentée, elle sera encore plus peinée que si elle ne prend personne. Elle se résout à être tout à fait perdue et à mourir à tout. Il faut tout perdre et ainsi se résoudre à tout quitter ; mais avant qu’elle soit vide en fond et totalement de tout ce qu’elle a de propre, ô qu’il y a de temps à passer, qu’il y a de croix a porter !
Si la divine Providence permet qu’elle trouve quelqu’un qui ait la vue propre à voir [352] la divine lumière et qu’il la découvre en elle, il assure qu’elle est bien, qu’elle doit se laisser dépouiller et tout ôter et qu’elle n’a pas à se mettre en peine ; que plus Dieu la dénuera, plus elle sera heureuse. Au commencement elle ne comprend pas ce langage, quoique cela entre dans le coeur ; elle ne voit pas encore le mystère, savoir comment ce dénuement et cette simplicité que la lumière divine fait en elle, contient les saints et toutes leurs dévotions, les prières et tous les actes. Mais peu à peu par la soumission et la fidélité à l’oraison, elle apprend par expérience ce qu’au commencement elle ne goûtait que par son instinct intérieur, et par la mort d’elle-même, ne désirant et ne pouvant sans violence faire davantage ; et sa plus grande et longue mort lui fait de plus en plus expérimenter la vérité de ce procédé.
Mais Dieu qui est un Dieu d’amour, et qui ne Se contente pas d’avoir une vie telle quelle en la créature, principalement quelques-unes (car je ne crois pas que tout le monde soit appelé ici, je crois au contraire que c’est un don et un grand don), départ encore une grande faveur à l’âme. Car si ce que j’ai dit doit être nommé une faveur, ce que je vais dire doit être appelé un miracle de faveur, savoir les tentations et les peines tant intérieures qu’extérieures. Car il faut savoir que l’âme dont je parle, étant tellement en agrément de Dieu, Il ne permet pas qu’il lui arrive de petites croix, sans que ce soit une grande miséricorde : car c’est un surcroît de faveur, qu’elle lui est donnée pour la porter ; et plus elle est grande, plus [353] aussi est grande la faveur : comme l’or, plus il est mis dans le creuset, plus il est purifié ; et ce lui est en quelque façon multiplier Ses faveurs. Il en est de même de l’âme : plus elle est tourmentée et diversement même, plus les faveurs et miséricordes de Dieu vers elles sont grandes.
Il lui arrive donc souvent, au commencement, des doutes, si c’est sa grâce de marcher ainsi, si elle ne s’y est pas introduite, si on ne s’est pas trompé en lui conseillant ; et comme elle n’est pas impeccable, ses petites chutes lui sont une grande croix, aussi bien que la révolte de ses passions et la sensibilité où elle est, car elle se verra quelquefois plus vive qu’elle n’était au commencement. L’exemple des autres âmes lui est quelquefois une bonne croix, quand elles sont bien dans la vertu et qu’elle ne s’y voit pas, elle qui marche une autre voie ; elle en voit quelquefois de si calmes et cependant elle est si émue ; elle les voit si patientes et elle est si prompte ; toutes ces choses lui sont des croix et des morts étranges. Et ce qui pis est, elle voudrait y apporter quelque chose pour y remédier et elle sait qu’il ne le faut pas. Les mains lui démangent qu’elle ne travaille et n’ajuste tout ; et parfois y fait-elle quelque chose, mais sa peine est augmentée car elle voit bien que c’est par elle-même ; et ainsi elle voit fort bien son amour-propre. Elle se résoud donc de plus en plus à mourir et se laisser ainsi tuer toute vive et malgré elle.
Mais ce n’est pas tout, le diable s’en mêle, mettant quelquefois dans l’esprit et les sens de cette pauvre âme tant de vilenies et de pauvretés que cela est incroyable. Quoi ! Ne [354] se pas remuer pour cela ! Ce serait une chose étrange, car il n’y va pas de moins que d’un péché mortel. Courage : mourez et ne vous remuez pour rien ; et vous verrez que ce n’est qu’une ombre ou une fumée qui paraît en vous, non plus que les autres tentations et vexations qu’il vous fera. Car il remplira quelquefois tout votre esprit de chagrin contre votre prochain, tout vous ennuiera, toutes les actions des autres vous déplairont, un million d’affaires extérieures vous accableront, avec un labyrinthe intérieur d’y donner ordre, et tout ensemble une nécessité d’y travailler sans délai et cependant une impossibilité de le faire ; tout cela, afin de mettre votre âme en soin, et ainsi de la désoccuper de cette manne sacrée qui l’occupe, dont il n’en peut avoir connaissance. Il fera parfois en quelques-uns des choses étranges à l’extérieur, des formes, des bruits, des tumultes et des peines ; et tout cela pour les multiplier afin de les faire déchoir de la simplicité et unité, dans laquelle il présume bien qu’ils sont.
En tout ceci, c’est une chose admirable si l’on en échappe et si l’on demeure ferme et constant dans sa mort et son anéantissement, mourant à tout, à salut, à perfection, à dévotion, à espérance, enfin à tout, pour vivre sans vie, voir sans voir, être tout n’étant rien, car ceci n’est point concevable, sinon à celui qui le goûte et qui en a expérience. Ainsi notre chère soeur, il ne faut pas montrer ceci, sinon à celui qui a la grâce pour cela et qui est appelé ici ; chacun a sa grâce ; et ces avis ruineraient une âme dont ce ne serait pas la grâce.
Je voudrais bien vous parler un peu de la vie qui suit cette mort ; car Dieu ne tue que [355] pour donner la vie ; Il ne prive et ne dénue que pour remplir et même en surabondance ; Veni ut vitam habeant et abundantius habeant 35. Comme cette mort est toute angoisse et peine, étant un état de purification et ainsi un état pénible, c’est le purgatoire de cette vie et principalement de celle qui va suivre après cette mort spirituelle. Car je crois que chaque état a le sien proportionné à son degré de perfection : c’est ce qu’expérimentait sainte Thérèse.
Mais comme ce n’est qu’une lettre, je finis ici ; cependant comme Notre seigneur a uni nos âmes en Lui, où tout est commun. Quand Il vous aura fait la grâce de vous donner cette vie, je ne manquerai pas de vous dire mes petites lumières que Notre Seigneur me donnera. Adieu en Dieu.
J’ai 36 beaucoup de joie d’apprendre que votre santé est meilleure ; j’en bénis Dieu de tout mon coeur et le prie qu’Il vous la continue et augmente, cela étant fort nécessaire pour faire fructifier l’oraison et la grâce que Sa bonté infinie vous a donnée.
Pour ce qui touche votre oraison, comme en cela consiste le principal de vos affaires et du bonheur que vous pouvez et devez espérer en la vie, aussi je veux m’y appliquer davantage pour répondre à toutes vos difficultés.
Servez-vous de la providence présente qui vous donne le moyen d’avoir plus d’oraison qu’à Paris. En ces rencontres il faut s’ajuster à la divine Providence laquelle nous conduit comme elle désire et comme elle voit que nous en avons besoin : quand elle nous donne le moyen de faire beaucoup d’oraison, il faut s’en servir ; et quand elle nous ôte le temps, il faut en être content et s’y rendre avec égale paix et soumission. Souvent l’âme demeurant également en paix et en abandon dans l’occupation comme dans la solitude, reçoit autant par l’une que par l’autre, car Dieu ne regarde que l’anéantissement du coeur pour Se communiquer. Il est vrai que quand l’âme n’est pas encore suffisamment simplifiée pour pouvoir être dans cette égalité [365] d’esprit, pour pouvoir être haut et bas, la solitude et le temps facile pour faire oraison lui est plus avantageux ; et ainsi elle doit être fort fidèle à en faire usage. Car par son moyen peu à peu elle se simplifie, se dénue, et meurt à soi, et ainsi est appropriée pour être et demeurer indifféremment en la main de Dieu, pour être et faire ce qu’Il veut ; et pour lors tout lui devient indifférent, car tout lui est égal, Dieu étant le principe de tout.
Les personnes qui ne savent pas le secret de la divine Sagesse, pèsent la grandeur et l’excellence des choses par ce qu’elles ont de grand en elle, qui est cependant le moindre ; et ainsi elles jugent la sainteté d’une action la voyant plus relevée et plus vertueuse extérieurement. C’est bien quelque chose assurément ; mais ce n’est pas le principal dans les âmes que Dieu dénue pour les anéantir, dont les actions sont plus ou moins saintes et relevées, plus ou moins elles les font en anéantissement, et par conséquent plus ou moins Dieu en est le principe. C’est donc là la grandeur cachée et inconnue de chaque chose.
Comme Dieu vous conduit et vous désire dans ce néant, laissez-vous conduire à Sa providence ; et ainsi prenez et jouissez de la solitude et de l’oraison autant qu’elle vous en donnera le moyen.
Par ce même principe, et en cette même conduite, vous devez être humblement abandonné entre les mains de Dieu pour recevoir les croix et telles croix que Sa bonté voudra vous donner, vous y laissant suavement tout le temps qu’Il désirera. Votre âme ne doit pas tant regarder la croix qui la peine que la main [366] qui la frappe, et ainsi se laisser travailler à Dieu comme il Lui plaît : Il prend parfois Son ouvrage, tantôt Il travaille à autre chose ; et ainsi il faut être dans une souplesse et dans un ajustement égal à celui d’un ouvrage que fait un lapidaire ou un orfèvre qui y travaille selon son idée. Il fait tantôt une chose et tantôt une autre ; même Il travaille un temps à un ouvrage et quelquefois Il le laisse et travaille sur un autre. Que fait cette pierre que l’ouvrier polit et travaille, sinon se laisser faire quand et comment et de quelle manière le maître le veut ? Ainsi doit être votre âme entre les mains de Dieu pour recevoir telles croix qu’Il voudra, ou n’en plus recevoir. Toutes la différence de cette comparaison est que, quand l’ouvrier cesse de travailler sur la pierre ou à son ouvrage, il ne s’y fait rien ; mais en l’ouvrage de Dieu, son non-opérer (selon nous) est également Son opérer, quoique nous n’y remarquions rien. Il n’est jamais sans opération et sans opération parfaite qui n’a de plus ou du moins que selon nous, par le peu de fidélité ou le manque de disposition en nous. Et ainsi soyons crucifiés autant qu’Il nous crucifie ; ne le soyons pas, Dieu agissant d’une autre façon. Et par cet ajustement à Sa divine main, nous trouverons à la fin qu’Il fait à merveille toutes choses, et qu’il n’y a point de moment qui n’ait sa pleine et entière perfection ; et que si cela n’est pas, c’est faute d’être justement et pleinement en Sa main pour toutes choses également.
Qui saurait parfaitement cette leçon trouverait le paradis en terre, et apprendrait un million de secrets qui ne nous sont cachés [367] que parce que la créature veut toujours faire elle-même et selon son idée ; et ainsi elle se crève les yeux, se jetant de la poussière aux yeux. Cette poussière n’est autre chose que le créé, dont la créature ne saurait se passer par une bonne et sainte intention, car je parle du degré où vous en êtes.
Laissez-vous donc être de moment en moment comme la Providence vous veut, et comme vous êtes. Si vous êtes crucifiée, soyez-le ; si vous ne l’êtes pas, soyez de cette manière ; si vous agissez, agissez ; si vous êtes en solitude, de même ; si vous êtes éclairée, voyez ; si vous êtes en ténèbres, demeurez ici ; et ainsi contentez-vous de toutes choses.
Et comme on n’arrivera que peu à peu et que cet ajustement et cette souplesse n’est pas l’ouvrage d’un jour, ajustez-vous peu à peu en mourant à vous par les providences. Si vous êtes fidèle, vous trouverez et expérimenterez que Dieu est un soleil infini, toujours opérant pour la perfection de l’âme ; et que si, au commencement et un long temps, l’âme ne le voyait et ne s’en apercevait pas, ce n’était pas faute que cela ne fût très vrai, mais à cause de sa disposition, et que peu à peu telle disposition s’ajustant et se perfectionnant par sa mort propre, elle découvre la vérité cachée.
N’avez-vous jamais pris garde à l’opération du soleil durant l’hiver ? Elle est presque inconnue ; tous les beaux ouvrages sont enfouis en terre ; et il semble qu’il ne fait ni ne produit rien. Cependant ayez patience, labourez et semez ; et vous verrez dans la suite que le printemps commençant, chaque chose qui semblait comme morte, revit d’une manière [368] qui charme le monde, et fait voir que le soleil était et opérait incessamment, mais selon cette saison ; et qu’une autre saison venant, le soleil qui était caché dans les nuages, dans les pluies et les froids, et par conséquent dont l’opération était fort cachée et obscure, se découvre et fait voir non seulement sa charmante beauté par les beaux jours et sa continuelle présence agréable, mais encore son opération merveilleuse qui couvre et parsème la terre de tant de diverses fleurs.
[...]
L’âme dans ce degré de simplicité où vous êtes, doit remédier à ses défauts et à ses infidélités, non par réflexion mais par perte simple et directe ; non par actes, mais par état, en son inconnu, qui lui est Dieu en simplicité et unité. Ainsi il ne faut nullement s’amuser à rechercher ses infidélités ni à les voir ; on les perd sans les voir distinctement et l’on y remédie sans les savoir par le détail. Dieu commence d’être un feu dévorant pour telles âmes, lequel consume toutes choses sans les discerner ni distinguer, l’âme cessant seulement [370] de les vouloir, non par acte, mais par une tacite et secrète complaisance.
C’est en quelque manière comme ferait une personne qui aurait plusieurs choses en sa main qui l’incommoderaient sans savoir bien ce que ce serait, et qui serait si proche d’un feu qu’elle n’aurait qu’à cesser de les retenir pour les faire tomber dans le feu. Elle n’aurait pas besoin de les jeter comme si elle en était éloignée, mais, étant si proche, elle n’aurait besoin d’autre action sinon de ne pas les retenir ; et aussitôt, étant tombées dans le feu, elles seraient consumées. Ainsi en est-il de tous les défauts d’une âme laquelle, par simplicité et par mort à elle-même, est si proche de Dieu qu’elle commence d’être en Lui. Dieu n’exige d’elle sinon qu’elle ne retienne pas volontairement ses défauts et infidélités ; et aussitôt ils tombent en Dieu. Ils y sont consumés un million de fois mieux qu’ils n’étaient autrefois (l’âme étant éloignée de Dieu) par les actes, les examens et les contritions formelles. Et plus l’âme mourant à elle-même se simplifie et enfin devient néant, plus aussi Dieu S’approche d’elle, jusqu’à ce qu’enfin L’ayant et Le possédant en son centre, elle ne soit plus. Pour lors et allant peu à peu là, la manière de remédier et consumer ses défauts et ses désunions, dissemblances et divisions, se simplifie et s’ajuste au degré d’approche et de jouissance de Dieu.
Je vous dis seulement ceci pour la consolation de votre âme en la foi, et durant que votre vous-même se rectifiera, simplifiera et s’anéantira. Car quand l’expérience sera une fois venue, vous verrez si clair ce procédé que [371] vous n’aurez plus besoin de ces expressions consolantes, qui sont dans la vérité, mais que l’on ne peut clairement découvrir qu’en approchant de Dieu et qu’autant que l’on en approche.
[...]
Les créatures qui n’ont pas expérimenté la force, l’étendue et l’efficacité de cette opération (d’autant qu’elles n’ont pas expérimenté Dieu en unité) ne peuvent jamais comprendre d’autre opérer que le distinct sensible [373] et spirituel, par la raison qu’elles n’ont jamais goûté Dieu, ni peut-être entendu parler de Lui que par Ses effets et non en Lui-même et par Lui-même. Mais aussitôt qu’elles en ont goûté, et qu’elles ont expérimenté que l’âme, étant créée pour Dieu, est capable d’en jouir, elles comprennent que par conséquent, étant capables de jouir de Lui, elles sont aussi propres pour agir par Son opérer, l’opérer suivant l’être. Mais comme il est fort difficile, à moins d’expérience, de comprendre comment notre âme est capable en son centre de jouir de l’unité divine, aussi est-il très difficile de comprendre comment cette âme, jouissant de cette unité, opère par elle et en elle, non une chose mais toutes choses. Comme l’un est très véritable, l’autre l’est également ; mais il est plus difficile à comprendre à cause de notre mauvaise habitude d’opérer pour nous et par nous-mêmes ; et c’est la raison pourquoi plusieurs âmes ayant quelque jouissance de Dieu en déchoient incessamment ; d’autant que leur opérer n’est pas égal à leur être, ce qui doit toujours être, car selon que nous avons et jouissons de Dieu, aussi devons-nous opérer également par Lui et en Lui 37.
§
[...] C’est pour lors que l’on découvre cette beauté admirable de notre âme dans sa ressemblance avec Dieu : signatum est super nos lumen vultus tui 38 : Vous avez gravé en nous et sur nous la beauté de Votre visage. Et un pauvre paysan, quoique grossier et sans lettres, éclairé de cette divine lumière de vérité, vous dira des merveilles de l’unité de Dieu et de ces divines perfections en cette unité ; il vous parlera aussi comment se fait la génération éternelle, et comment, du Père et du Fils, le Saint-Esprit procède ; et tout cela non par une lumière [381] distincte, mais par la vérité même, qui est infiniment plus admirable que toutes les lumières qui s’en peuvent donner. Il voit dans son âme, comme dans une glace, cette unité divine, et dans l’opération de ses puissances revivifiées dans le Verbe et dans le Saint-Esprit, la distinction des personnes.
C’est ici où il faudrait commencer à écrire et où cependant il faut finir. Je vous dis ceci non seulement pour vous encourager, mais encore pour faire voir quelque chose de ce qui est renfermé et en semence dans cette obscurité, nudité et perte si longue, pour trouver Dieu de plus en plus afin de s’y perdre.
Cette obscurité si grande, ces ténèbres si épaisses, cette sécheresse si étendue, et ce rien en tout point, se terminent en ce beau jour de l’éternité, non hors d’elle, mais en elle, et font trouver cette plénitude en Dieu même. Et enfin cette pauvre personne qui semblait aux autres et à soi-même ne rien faire et être inutile, voit qu’en s’humiliant, en s’appauvrissant, en se détruisant, ou pour mieux m’exprimer, Dieu faisant tout cela en elle, elle est devenue infiniment opérante, dont je ne dis mot présentement, n’étant pas le temps. Il me suffit de dire que son âme devient comme une glace où elle voit l’unité de l’essence divine et la Trinité des personnes ; mais ce qui la charme présentement, est de découvrir la manière que ce Dieu de majesté y est en elle, un en naissance et trine en Personnes, et qu’Il agit par elle. Car autant qu’elle a trouvé que son âme était capable de se perdre dans l’unité divine, autant elle trouve ses puissances ainsi perdues et retrouvées par les Personnes divines, [382] aussi capables d’agir en connaissant et aimant. Si bien que si un très long temps, c’est-à-dire tout l’espace de sa perte, elle était sans objet, ici Dieu est son objet, car Dieu Se connaît et S’aime en elle sans fin ; mais le tout consiste en la manière dont je veux me taire présentement.
Quelqu’un me pourrait dire que cela est trop relevé et qu’il ne faudrait ni parler ni écrire de ces choses-là. Pour moi je trouve tout le contraire et j’ai une très grande reconnaissance pour ceux qui en ont parlé, d’autant que cela rassure 39. Et de plus il n’y a rien à craindre car quoique cette grâce soit grande et le commencement d’une très grande, elle est plus facile infiniment que les commencements, je veux dire pour l’avoir et en jouir. Et il ne faut pas appréhender que telles choses si hautes causent de la vanité. C’est une tromperie de ceux qui ne sont pas expérimentés, et qui ont pris pour la vérité quelque idée d’une imagination faible puisée dans quelque livre, car si la vérité paraît, l’humilité, la mort à soi et le désir d’être inconnu vont de pas égal avec cette grâce : si cela n’est pas, c’est une idée et non la vérité.
Tout ce que je viens de dire là de la Sainte Trinité, n’est qu’un petit crayon ; et ce n’est rien à l’égard de ce qui en est : il faudrait un volume, mais ce n’est pas ce dont il s’agit. Si les savants savaient le moyen d’étudier dans ce livre, ils apprendraient bien d’une autre manière ce que c’est que Dieu, comment Dieu est un en naissance et trine en Personnes, avec une infinité de merveilles qui charment une âme éclairée divinement ; au lieu que ce qu’ils en disent, dessèche les autres et [383] les précipite en infinies ténèbres, ne pouvant rien voir en ce qu’ils disent.
Mais cette divine lumière ne luit que dans les ténèbres de la lumière propre et par la mort, c’est-à-dire par le renoncement de ce qu’il y a de propriétaire en l’âme, et c’est la difficulté pour ceux qui ne veulent être ni petits ni humbles. Confiteor tibi, Pater, quia abscondisti haec a sapientibus et prudentibus, et revelasti ea parvulis 40 : Je vous loue, mon Père, de ce que vous avez caché ces choses admirables aux prudents et aux sages, et les avez révélées aux petits et aux humbles.
Il est certain que jamais les âmes n’iront ni arriveront ici qu’autant qu’elles seront humbles et petites : c’est pourquoi je défie qui que ce soit de s’y mettre s’il ne prend cette route. Mais s’il la prend, assurez-vous qu’elle est plus facile que l’on ne pourrait jamais le croire, Dieu étant une bonté infinie qui ne demande qu’à se communiquer et un soleil qui souffre de ne pas donner ses divins rayons aux âmes créées pour Lui. Après le plaisir que Dieu a de toute éternité, et qu’Il aura incessamment en Lui-même et en Se contemplant, celui qui le suit est de Se communiquer à Sa créature et d’être pleinement libre pour faire en elle Ses merveilleux effets. Si, dans un beau printemps, le soleil ne trouvait en la terre le moyen d’y faire et produire les fleurs, les fruits et le reste dont il est capable selon les diverses saisons, il serait comme en violence, Dieu l’ayant créé pour cet effet. Aussi le dessein de Dieu par l’Incarnation étant de Se communiquer soi-même, il est violenté de [384] ne le pas faire selon Son plaisir et Son dessein infiniment amoureux : Deliciae meae, etc.41 : mes délices sont d’être avec les enfants des hommes, et le reste que la divine Sagesse exprime, nous marquant par là le plaisir divin en Son opération dans Sa créature.
Je ne saurais assez vous dire deux choses que je crois d’une conséquence infinie. La première, que l’âme qui est conduite par le don de foi en perte de Dieu, ne doit jamais s’arrêter sur le jugement qu’elle porte de soi, d’autant que, ne voyant et n’expérimentant que sa mort, sa perte et son néant, elle ne peut qu’être abattue et rabaissée par un tel jugement, ce qui lui peut nuire au cas que cela la porte à s’assurer par quelque chose de perceptible, quoique très secret.
Car si l’âme est assez forte pour ne pas se mettre en peine du jugement que son esprit propre fait de son état par la pauvreté qu’elle porte et sur ce qu’elle expérimente de misères, tant intérieures qu’extérieures, ce jugement, au lieu de lui nuire, lui servira beaucoup, n’étant pas assez d’être perdue et dans le néant devant Dieu et les créatures qui remarquent peu de bien et de choses relevées en elle, mais encore en son propre jugement, ce qui est le meilleur, étant ce en quoi nous vivons le plus, par quoi nous subsistons davantage en nous-mêmes et ainsi qui empêche beaucoup et sans remède notre perte et anéantissement en Dieu.
Mais bien doit-elle absolument et inébranlablement s’arrêter au jugement que quelque personne beaucoup expérimentée en cette voie [385] aura fait de sa vocation, de son état et du degré où elle en est.
Je dis absolument et inébranlablement pour marquer que bien que l’âme n’ait pas cette douce assurance que Dieu donne quelquefois de tel jugement, il faut subsister en nue foi au-dessus de toutes choses dans sa perte, guidée et soutenue, sans soutien, par telle assurance de jugement. Et à moins de cela, l’âme sera toujours accrochée à quelque chose en soi, y ayant une infinité de choses qui nous peuvent solliciter de mettre la main aux glaïeuls pour nous arrêter dans notre perte, comme ferait une personne laquelle roulerait dans un précipice, et par la peur s’agraferait et s’arrêterait à quelques branches ou glaïeuls pour s’assurer.
Cette assurance est donc le moyen ordinaire dont Dieu Se sert et qui, à moins d’un miracle, est absolument nécessaire; autrement, il y aura toujours des vicissitudes dans l’âme. Car elle sera tantôt assurée, tantôt non, une fois très certaine et peu après très incertaine, et ainsi elle sera incessamment vacillante, et tout cela selon les dispositions différentes qu’elle expérimentera. Mais subsistant en soumission et par la soumission, comme tel jugement n’est pas en elle, l’assurance ne dépend pas d’elle, et ainsi elle est stable et permanente, au cas qu’il soit d’une personne beaucoup éclairée en cette oraison.
Je crois pour tout assuré que Dieu ne manquera jamais, au cas qu’une âme ait vocation pour cette grâce, de lui adresser quelque personne éclairée pour la certifier. Car il est de Sa divine Providence, infiniment amoureuse, [386] de faire avantageusement réussir cette semence divine ; et comme Il sait que, sans cette divine Providence, ordinairement elle ne peut réussir, aussitôt qu’Il la donne, Il ordonne tel moyen, lequel est trouvé par telles âmes diversement, tantôt d’une manière tantôt d’une autre. Vous pouvez voir et remarquer cela en sainte Thérèse, en Taulère, en ce qu’en dit celui qui lui fut envoyé de Dieu 42 ; et en un nombre très grand d’autres rencontres qui vous marquent cette vérité.
[…]
Mais me direz-vous comment connaître si les personnes sont de telle grâce pour s’assurer fixement sur leur avis ? Il y a une infinité d’observations à faire sur cela ; mais dans cette lettre je ne vous dirai qu’une, savoir si [388] les avis de telles personnes entrent jusque dans le centre de l’âme, ce que vous remarquerez en deux manières:
(1) par la correspondance intime à ce qu’ils vous disent, par un repos et une nourriture qui est non seulement dans les sens, mais bien plus intimement,
(2) en une certaine permanence. Car parlant à une personne ou l’entendant parler, vous en pouvez avoir de la joie et de la satisfaction passagèrement et en quelque rencontre, mais il faut que cela ait été égal en plusieurs et que ce soit avec quelque permanence. C’est pourquoi quand au commencement on a besoin d’un homme, il ne faut pas y aller à la légère et dès le moindre goût ou ouverture d’esprit que l’on aura sur quelques paroles, ou sur un ouï-dire : il faut le goûter et le regoûter plusieurs fois car, supposé l’ordre de la divine Providence, vous y rencontrerez ce que je vous dis.
La seconde chose que je voulais vous dire est que cette voie qui paraît si petite, pauvrette et abjecte, et qui rend son sujet si pauvre, petit et méprisable, étant telle que je viens de dire, est si grande devant Dieu, même dès son commencement, qu’en vérité cela est charmant et admirable à qui le sait quel qu’il est. Deux choses me convainquent de cette vérité, dont je vous vous veux faire part.
La première est l’expérience, qui n’est rien de ce que l’on peut exprimer, toutes les paroles les plus expressives étant trop grossières pour dire où cette foi conduit une âme et ce qu’elle fait trouver en l’âme, non seulement en sa perfection, mais même dès ses commencements et lorsqu’elle est plus obscure, car elle [389] communique tellement la vérité, que l’on peut dire qu’elle mène une âme peu à peu dans la plénitude de Dieu même.
La deuxième : les diverses personnes que j’ai connues par providence, lesquelles quoique seulement en le commencement et dans les premières démarches de telle grâce, sont mortes en ces premiers degrés et avec des marques extraordinaires non seulement de la protection de Dieu, mais d’une sainteté qui marquait une grâce très extraordinaire. Et comme je savais leur degré d’oraison par leurs rapports et l’ouverture qu’ils avaient avec moi, cela m’a fait conclure qu’il faut que ce don soit très éminent puisqu’il est tel en son commencement 43. […]
Je laisse ma plume entre les mains du bon Dieu pour vous écrire et pour m’en donner les moments. Je m’en trouve si bien. Car outre que je ne suis qu’une bête pour ne vous pouvoir écrire, ni à qui que ce soit, qu’autant que cette divine lumière est présente, je crois que sans cela ce serait tout perdre et mélanger l’humain avec le divin dans votre âme. Il ne faut pas s’amuser à vous dire de mes nouvelles [394], mais les Siennes, si bien qu’il faut donc que ce soit Lui qui me les marque. C’est ce qui m’assure tout ce que je vous écris, car il me semble que c’est dans Sa lumière et dans Son ordre, de telle manière que vous pouvez vous y arrêter sans crainte, c’est-à-dire avec assurance, quoique remplie de crainte 44.
[...]
[395] Je vous réitère encore une fois que vous alliez sans assurance et qu’il suffit que vous viviez en abandon sans abandon, en simple vue sans vue très souvent, car toutes ces distinctions se perdent, soit par la conduite de Dieu en obscurité et impuissance, soit aussi par votre faiblesse naturelle. Car si je ne me trompe, je vous ai dit que la foi dans une âme devenant passive, c’est-à-dire plus en source, spiritualise tout ce qui est naturel en l’âme et hors d’elle, soit infirmités ou autres choses de providence qui arrivent ordinairement, et le rend divin et ordre de Dieu selon le degré de foi, et par conséquent de perte, de mort et d’abandon ; d’où vient même que dans la suite, la cime et la pointe de la volonté subsistant seule[s] en vigueur, le reste succombant par la vieillesse ou maladie, tout devient Dieu, ordre de Dieu et oraison.
[…][396]
La voie donc pour aller à Lui est perte, obscurité et ténèbres : en approcher est tomber ou approcher de l’abîme, où le cœur et toutes choses manquent et le sang gèle dans les veines de frayeur ou plutôt d’assurance de sa perte totale. […]
[…]
[397] Vous me direz peut-être que peu parlent de cela et que, pour l’ordinaire, on établit l’oraison et la voie de Dieu, spécialement quand on approche de Lui, dans la jouissance. Et que s’il y a des obscurités et des ténèbres, elles sont passagères, mais que Dieu prend plaisir à donner de bons repas de fois à autre, aux âmes qui Le servent ! Je vous réponds que cela est vrai pour les âmes que Dieu ne veut point réellement à Lui et qu’Il tient comme quelque domestique : mais pour celles qu’Il destine à Son intime union, plus Il les destine à un grand degré, plus aussi assurément, Il les conduit de la manière susdite.
[…]
Quoiqu’il soit très vrai qu’il est meilleur d’expérimenter le néant que d’en parler, je ne laisserai pas de vous dire les lumières que la bonté divine me donnera sur ce bienheureux état. Je l’appelle bienheureux, d’autant qu’il fait jouir de Dieu même et que, sans son moyen, on boit toujours dans les ruisseaux bourbeux et fangeux et non dans la source d’eau vive.
C’est ce bienheureux néant que Jésus-Christ est venu apporter en la terre : car S’étant anéanti Lui-même, Il l’a rempli de Lui-même, c’est-à-dire de la plus haute communication de Sa divinité. Avant l’arrivée de Jésus-Christ en terre, ce n’était pas par le néant que Dieu Se communiquait : c’était par les lumières et par les dons de Sa bonté et de Sa magnificence ; mais étant venu Lui-même, Il a mis tout dans le néant.
Le néant est donc en deux ou trois manières, qui se succèdent l’une à l’autre.
Le premier néant est un don de Dieu par lequel nous sommes appropriés pour les lumières de Dieu et pour les dons : une certaine humiliation [408], un appauvrissement, un apetissement de soi-même, sans quoi l’esprit humain n’est jamais capable du découlement de la grâce, car par l’orgueil et par la suffisance, le coeur humain est si rempli qu’il est impossible qu’il y entre rien autre chose. C’est pour cet effet que Jésus-Christ a paru en tout si pauvre, si petit et si rien, qu’Il a été méconnaissable, à moins d’une lumière spéciale du Saint-Esprit. Il conversait avec le monde et l’on ne Le connaissait pas ; au contraire on était éloigné de Le connaître par Son maintien et par tout ce qui paraissait en Lui, qui n’avait rien que de très petit et humble. Et voilà le premier néant qui dispose l’âme aux divines lumières, sans lesquelles il est impossible que l’autre néant, où Dieu Lui-même habite, survienne en une âme ; tout au contraire ce premier n’y étant pas, même en un degré assez avancé, il est impossible que les premières lumières du second viennent.
C’est pourquoi Dieu ayant dessein de disposer un coeur à être Sa demeure par le néant parfait, Il dispose ce coeur par un million de lumières divines et d’autres grâces pour s’anéantir et s’humilier sur l’exemple de Jésus-Christ, ne voyant rien de beau que Ses humiliations, Ses petitesses et Ses pauvretés, ce qui insensiblement lui cause une disposition intérieure de néant et d’onction pour le néant.
Par là l’âme étant très fidèle aux diverses lumières divines de Jésus-Christ, elle est peu à peu purifiée d’un million de souillures et d’ordures qui la rendaient incapable du repos et de la quiétude, que les dons divins mettent en l’âme. Car il faut savoir que si nous étions retournés [409] à notre rectitude première, nous nous trouverions dans un merveilleux repos, et cela par l’approche de notre centre ; et tout au contraire plus nous en sommes éloignés, plus nous sommes, par une nécessité malheureuse, dans le trouble, sans jamais nous pouvoir calmer ni nous pouvoir mettre en repos qu’en nous approchant de notre centre par notre rectitude.
C’est pourquoi l’âme commençant à sentir l’approche de Dieu par ce don surnaturel, commence à tomber dans ce premier néant, qui est un commencement de repos, dont l’âme jouit peu à peu et par intervalles, par l’approche de cette divine lumière ; et c’est là où commence la passiveté de lumière qui ne peut jamais arriver à une âme que par le néant en lumière ; et ainsi à mesure que l’âme est apetissée par la succession de lumières, et qu’elle tombe dans le néant, elle arrive au repos et à la passiveté, laquelle en tout ce degré premier consiste en un repos calme et serein, recevant les lumières divines de Jésus-Christ, conformément à tout ce qu’Il a été durant Sa vie, soit à l’égard de Son Père, soit vers les hommes.
Ce repos donc calme et serein est une disposition intérieure de grâce qui tient l’âme paisible et soumise à Dieu ; et n’ayant d’autre inclination que de recevoir passivement ces divines lumières, et s’en voyant privée, (comme souvent cela arrive), l’âme demeure dans une situation intérieure d’attente, en conservant une onction dans elle ; comme nous voyons que lorsqu’il y a eu quelque liqueur précieuse dans un vase et qu’elle n’y est plus, [410] il en reste une certaine odeur qui marque un reste qui recrée, et qui fait ressouvenir de cette précieuse liqueur. Il en est de même d’une âme tendant par grâce à ce divin néant lumineux vers Jésus-Christ. Quand les lumières sont présentes, tout le soin de l’âme est de conserver sa quiétude pour conserver son âme en passiveté et en lumière ; quand elles se sont écoulées, il reste en l’âme une certaine inclination amoureuse pour cela même, par le reste de l’onction qui demeure, qui fait que l’âme se tient en paix et en passiveté, attendant le retour des lumières divines qui faisaient son bonheur, et ainsi elle demeure en passiveté d’attente, comme auparavant elle était en passiveté de jouissance ; et ainsi les lumières du néant de Jésus-Christ font et causent ce néant en repos.
Cet état est d’infini longueur et même plusieurs ne le passent jamais, ne voyant rien de meilleur ni de plus parfait, car nous ne pouvons rien voir de plus parfait que Dieu n’élève notre âme au-dessus de ce que nous avons ; et comme plusieurs n’ont ni n’auront jamais rien de plus parfait que ce néant vers Jésus-Christ, cela est cause qu’ils ne voient ni ne découvrent jamais d’autre néant. Là ils se perfectionnent et y font leur demeure, allant de lumière en lumière, de passiveté en passiveté, et ainsi se purifiant et se perfectionnant merveilleusement. Il faudrait un gros volume pour décrire seulement un peu la latitude et l’amplitude de ce divin pays du néant en lumière divine.
Quelques-uns, mais peu, perdent ces lumières divines premières, et ainsi font aussi perte de ce premier néant et et passiveté de lumière qui lui correspond, et cela par une lumière [411] plus pure qui sort du visage de Dieu. Cette lumière que je dis sortir du visage de Dieu, est un éclair de foi fort général et fort pur, lequel faisant goûter à l’âme quelque chose de supérieur à ce qu’elle a eu par ces divines lumières précédentes, les lui fait oublier pour aller après ; mais comme ce n’est rien que l’âme puisse appréhender (ou atteindre), insensiblement elle se perd, mais d’une perte correspondante à cette lumière, c’est-à-dire passagère. Car comme ce n’est qu’un éclair de Dieu passant par un lieu, ce néant que cette lumière cause, n’est que passager et comme momentané, comme quand vous voyez qu’en un jour sombre le soleil par un effort fend la nue et paraît un moment : il fait paraître sa clarté sur la terre, mais tout aussitôt elle disparaît et les ténèbres prennent sa place. Il en va de même de ces éclairs de lumière de foi pure : ils ne sont que passagers, n’étant que des simples éclairs de la face de Dieu.
Mais ici les états se succèdent et pour lors l’âme perd ses lumières précédentes, goûtant un je ne sais quoi qui la met hors d’elle et qui lui fait goûter un général, qui lui donne un repos tout autre, qu’elle n’a jamais goûté, comme aussi un général de lumière que toutes les lumières précédentes ne donnent pas ; si bien qu’ il reste à l’âme un goût de ce qu’elle a eu, et qu’elle n’a pas, qui l’attire infiniment vers Dieu et qui l’anéantit extrêmement, la calmant ; cependant quoiqu’elle ne l’ait plus et qu’elle ne le puisse avoir, elle revient humblement à son premier néant, se contentant de l’ordre de Dieu et de l’état où Il la met.
Ces éclairs de foi nue sortant, comme [412] je dis, du visage de Dieu, font en l’âme un néant délicieux par un million de sacrifices que l’âme fait, n’ayant pas ce qu’elle désirerait de tout son cœur et ne le pouvant avoir.
Je l’appelle lumière qui sort du visage de Dieu, pour exprimer que ce n’est pas une approche de Lui-même, comme dans l’autre néant qui succède ; mais bien un éclat qui est une vraie ressemblance de Dieu, où l’âme goûte quelque chose de Dieu, qui lui donne un goût qu’elle ne peut exprimer et qu’elle ne peut comparer à quoi que ce soit : elle n’a rien et il lui semble qu’elle a tout en ce moment passager. Prenez garde à ce qui arrive lorsqu’une personne envisage un miroir : son visage paraît lui-même en cette glace, et cependant il n’y a rien et il n’y demeure rien, aussitôt que la personne se détourne. Il en est de même de ces lumières de foi nue : cette sorte de néant qu’elles causent agite en repos merveilleusement l’âme, et elle se voudrait défaire d’elle-même ; cependant elle n’en saurait venir à bout et elle a une inquiétude amoureuse mais paisible, par laquelle elle se défait de soi-même, sans pourtant en venir à bout ; et elle retombe toujours par résignation en son premier néant. Si bien que la succession réitérée de ces sortes de lumières font un néant successif en elle, qui lui donne un très grand bonheur, mais plus en désir qu’en effet, ne faisant voir Dieu et jouir de Dieu qu’en passant.
Le grand contentement de telle âme, c’est de parler souvent du néant en lumière divine ; et elle ne peut se rassasier d’en parler et d’exprimer les traits de ce qu’elle a vu et qu’elle n’a pas.
[413] Ce néant donne des inclinations pour Dieu très grandes et met l’âme dans une passiveté bien plus pure, plus nue, et plus perdue que le néant précédent ; ce qui est cause que sa situation ordinaire est de se laisser en passiveté pour être dans ce néant et, au défaut de ce néant, elle reçoit en résignation l’autre.
Quantité d’âmes demeurent en celui-ci sans passer outre dans un néant plus parfait, étant une idée très parfaite de Dieu non dans les sens, mais en foi nue dans l’esprit et qui approche passagèrement du centre.
[…]
Le troisième néant est celui où Dieu même Se donne, car comme l’homme est uniquement créé pour Dieu, il est impossible d’arriver à la fin de Sa création que par ce néant, par lequel l’on vient à jouir vraiment de Dieu.
Ce néant ôte à l’âme la capacité de se repaître et de se pouvoir contenter de rien moindre que Dieu : c’est pourquoi les lumières, les goûts et le reste, par lesquels Dieu avait coutume de Se donner, s’effacent tellement peu à peu de l’âme, qu’il lui est impossible de les goûter et de s’y pouvoir arrêter pour peu que ce soit. Il faut toujours par nécessité et par un instinct de ce divin néant, qu’elles fendent la presse de toutes choses, pour pouvoir trouver la situation de son esprit et de son cœur ; c’est pourquoi ce néant ne donne pas comme les précédents, l’inclination à s’élever à quelque chose que l’âme n’a pas ; mais il met plutôt en l’âme une inclination à n’être rien et à défaillir, au lieu de s’élever, qui suppose un être. Car le vrai néant auquel Dieu correspond par Lui-même, s’opère toujours par le non-être et peu à peu ce non-être se va augmentant ; c’est pourquoi les lumières, les goûts, etc., par lesquels l’âme se soutient en être, ne sont pas ôtés tout d’un coup mais peu à peu ; et par cette privation successive, insensiblement Dieu dérobe à l’âme à l’âme son [415] propre être, devenant le principe de ce qu’elle est ; et à mesure que Dieu lui ôte la nourriture, Il lui ôte la vie propre et insensiblement Il devient le principe d’une nouvelle vie en l’âme, laquelle vie ne paraît que très longtemps après que l’âme a passé le néant privatif, car, afin de m’expliquer, je me servirai de ce terme de privatif et de communicatif.
Je nomme privatif le commencement de ce néant car comme par ce divin moyen Dieu veut ôter à l’âme son soi-même pour Se mettre en sa place, un très long temps l’âme ne sent et ne voit que ce qu’on lui ôte, sans voir rien que l’on remplace, de manière qu’en l’oraison et hors de l’oraison (car ici tout doit être égal), l’âme ne s’aperçoit de rien sinon que son rien s’augmente, c’est-à-dire qu’elle tombe toujours d’un rien dans un plus grand rien plus pénible que le premier, et ainsi de rien en rien, de peines en peines qui se succèdent, ce qui fait que l’âme n’a d’autre inclination que de demeurer là, sans se pouvoir aider, comme une personne bien malade qui ne saurait être secourue, dont la mort vient insensiblement.
Ce rien et ce néant est peu à peu la perte de son soi-même, l’âme n’étant plus le principe de son être ni de son opérer pour quoi que ce soit ; et Dieu causant ce rien, par le centre et principe de la créature, S’y insinue sans qu’Il soit ni vu ni goûté. Tout ce que l’âme sent, c’est qu’on la prive de tout, non seulement du dehors, mais encore vraiment de soi-même, Dieu devenant le principe de son soi-même ; ainsi selon que le néant communicatif doit être grand à la suite, cette privation [416] est grande et ce néant privatif est grand.
Je nomme ce néant privatif, non que Dieu prive l’âme effectivement, car dans cet état même Il donne ; mais l’âme ne voit et n’aperçoit nullement ce qu’on lui donne, et elle ne voit et ne sent que la privation qui est fort pénible, car elle se voit ôter tous les jours de plus en plus jusqu’à ce qu’enfin elle n’ait plus de soutien en aucune créature ni en elle-même, et par ce moyen elle tombe en Dieu.
[…]
Là l’âme par ce néant devient en Dieu ce qu’une goutte d’eau est dans la mer quand elle s’y perd, car ce néant tirant l’âme de son propre que le péché lui avait communiqué, tire l’âme d’elle-même et du particulier et ainsi la fait découler et perdre en Dieu.
Et comme l’âme perd son soi-même en perdant le particulier qui la faisait subsister en elle-même, aussi trouvant Dieu et subsistant en Lui par ce néant, elle ne Le trouve pas comme quelque chose dont elle jouisse, mais plutôt elle en est possédée en perte totale de soi.
[…]
Il est très certain en ce troisième néant que Dieu S’y donne Lui-même. Quand Il a anéanti l’âme un très long temps par Sa communication générale, pour lors Il fait une communication particulière des Personnes divines, quoique toujours dans sa générale, car Dieu ne donne jamais ce néant que par un abîme général et tout particulier ; et cet état est toujours cet abîme général sans fond. C’est pourquoi la communication des Personnes divines est toujours un abîme général ; et en cet abîme, le néant que j’ai appelé communicatif [419] commence, qui est de trouver vraiment le sein du Père éternel comme le centre où l’âme tend comme à son centre. De dire ce que c’est et comment cela est, c’est un abîme ; il suffit que cela est et que l’âme s’y trouve par son néant en un repos qui est et devient sa vie plus délicieuse que tout ce qui se peut jamais exprimer ; et cela par un repos et un commencement de rencontre qui fait son bonheur, ce qui anéantit encore infiniment l’âme.
Là le néant augmentant sans fin, l’âme entend, sans entendre, à sa mode, un très profond parler, qui est la génération du Verbe, et qui est le don de la divine Sagesse en son pauvre néant. Et comme l’âme avant cela n’était rien et que c’était son bonheur, ici, sans sortir de son rien, au contraire son rien augmentant à l’infini, l’eau de la divine Sagesse s’écoule, qui rend l’âme beaucoup féconde.
De là insensiblement s’écoule l’amour, et l’âme entend en son néant que ce n’est pas un amour produit par ses puissances comme au commencement, mais que c’est un amour tout différent, et que vraiment c’est la communication d’un amour dans lequel et par lequel l’union commence.
[…]
Mon très cher frère 45.
[…] Il me semble que depuis la dernière retraite que je fis au mois de septembre, la lumière du fond que j’appelle lumière de vérité commence par sa réelle et secrète opération à détruire la lumière des puissances, que je croyais auparavant lumière du fond, n’en ayant pas expérimenté d’autre.
La différence que je trouve entre lui et l’autre est que la première est toujours avec un certain éclat, appui et plénitude. Il semble que l’on a toutes les choses en réalité, et néanmoins elles ne sont qu’en goût et en lumière ; mais un goût et une lumière qui paraissent si déliés et si purs, qu’on les prend pour la chose même. Ce n’est point pour lors encore le temps des vertus ; l’âme fourmille d’imperfections qu’elle n’a pas les yeux assez perçants pour découvrir, non plus qu’on ne saurait voir les atomes dans une [472] chambre que par les rayons du soleil. L’âme en cet état a toujours une secrète bonne opinion de soi-même, qu’il lui est impossible de détruire, et elle ne la découvre que fort peu et de temps en temps, et non pas par état permanent. La constitution de l’âme n’est pas calme, quoiqu’il lui paraisse, mais dans des désirs continuels, vifs et pénétrants, de se perdre, de n’être plus, que Dieu soit tout, et non qu’Il Se serve de nous, mais que Lui seul agisse en nous. On a l’intelligence et des lumières fréquentes de l’économie de la lumière du fond, ce qui en rend étrangement amoureux, mais ne la donne pas, se contentant de la faire désirer en mille manières ; et cela fait que l’âme se donne à Dieu en autant de manières pour qu’Il la détruise et qu’Il vive seul en elle.
Le passage de cette lumière en l’autre que j’appelle la vérité, est rude et difficile, parce que l’âme ne sait où elle va, ni comme elle va : elle croit perdre lorsqu’elle gagne, et comme la vérité découvre toutes les imperfections de l’état précédent, son éloignement de Dieu, son manque de vertu, etc., elle cause une peine très grande et difficile à porter. Son effet est d’opérer sans éclat et sans lumière, mais de détruire par une certaine réalité d’opération les imperfections de l’âme et d’y opérer les vertus sans qu’on se puisse apercevoir comment. Ce n’est pas que de temps en temps il ne rejaillisse des intelligences de ce qui se fait, mais cela ne sert pas d’appui ni ne fait pas le fond de l’état, qui n’est autre que Dieu caché en l’âme.
Les imperfections et même les péchés, [473] et généralement toutes les fautes et imprudences servent extrêmement en cet état, comme aussi l’extrême faiblesse que l’on ressent pour la vertu pour faire quoi que ce soit. Il me semble que c’est dans cette faiblesse et impuissance que les vertus prennent racines, qui sont pour lors toutes divines, l’opération de l’âme n’y ayant pas de part. Le principal effet de cette lumière est d’opérer la pureté en détruisant toute impureté et tout ce qui est de l’âme. Elle ne se mêle pas comme la lumière des puissances avec l’opération des puissances, mais la détruit : elle veut être seule sans avoir de corrival [sic]. Qu’elle fait bien voir que l’on n’a pas encore commencé ! Et l’on demande à Dieu de ne pas entrer avec nous en jugement pour tout le passé.
Un autre effet est qu’elle rend propre à tout ce à quoi elle vous applique, quoiqu’il vous paraisse, et même que vous soyez convaincu de n’y avoir aucune aptitude, ce qui se fait en s’y abandonnant sans hésitation. De plus il me paraît que Dieu prend un soin particulier de l’extérieur, et qu’Il ménage toutes les occasions avec un amour très grand pour l’âme, et toute chose concourent à faire connaître l’intérieur : il y a une correspondance admirable entre l’extérieur et l’intérieur. […]
Mon très cher frère.
C’est avec beaucoup de joie que je réponds à [475] la vôtre, remarquant le progrès du don de Dieu, qui assurément est très grand, commençant de vous faire voir et de vous découvrir la lumière de vérité ou la lumière du centre, ce qui veut dire la même chose. Elle est dite lumière de vérité d’autant qu’elle découvre Dieu qui est la vérité même, et quand le manifestant, elle en fait jouir peu à peu. La lumière des puissances, quoique véritable et conduisant à la vérité, n’est pas appelée lumière de vérité, d’autant qu’elle ne donne jamais que le particulier et les moyens et non la fin.
Elle est appelée aussi lumière du centre, d’autant qu’elle peut seulement éclairer cette divine portion où Dieu réside et demeure, ne pouvant jamais éclairer les puissances, mais plutôt les faire défaillir par son étendue immense, qui tient toujours de la grandeur de Dieu, en quelque petit degré et commencement qu’elle soit. C’est pourquoi elle n’est jamais particulière mais générale, elle n’est jamais multipliée mais en unité, et les puissances ne pouvant avoir que du particulier ne peuvent donc la recevoir qu’en s’éclipsant et se perdant heureusement (comme les étoiles par la lumière du soleil) dans le centre, où peu à peu cette divine lumière les réduit, en s’augmentant et croissant.
Remarquez que je viens de dire qu’en quelque commencement qu’elle soit, elle est générale et totale, étant un éclat de la face de Dieu ; et cependant ce total va toujours augmentant, éclairant et développant peu à peu le centre de l’âme et la Vérité éternelle en ce centre, de la même manière que vous voyez que le soleil se levant peu à peu commence [476] par son aurore. Cette aurore s’accroît insensiblement et se dilate, et ainsi le soleil se répand imperceptiblement sur toute la face de la terre, l’éclaire et il produit tous les beaux effets que nos yeux lui découvrent.
Il n’en va pas de même des puissances : car outre qu’elles ne font voir que la voie et le particulier, et ne peuvent jamais autrement, quelque élevées qu’elles soient par leurs lumières particulières, elles ont toujours tout successivement et en quelque manière trompeusement. Je dis successivement, faisant tantôt voir une chose tantôt l’autre dans une multiplicité qui n’a point de fin si la lumière du centre ne la finit ; et ainsi cette diversité de voir tantôt une chose tantôt l’autre, met en l’âme quelque confusion, d’où naissent les désirs qui accompagnent inséparablement et infailliblement toutes les lumières des puissances, qui n’ont la vérité qu’en désirs et non en aucune réalité ; plus ces lumières des puissances augmentent, plus les désirs s’accroissent ; et ainsi l’augmentation et la fin de telles lumières est l’accroissement des désirs. Ce qui est tout différent en la lumière du centre, d’autant qu’aussitôt qu’elle commence, elle fait naître le calme en l’âme, et son augmentation est l’accroissement du repos. De telle manière que l’on peut par là juger quand la lumière des puissances finit et que celle du centre et de vérité commence, d’autant qu’un certain repos et calme se saisit de l’âme, ce qui lui donne un certain assouvissement, qui ôte peu à peu, ou fait disparaître cette multiplicité anxieuse, cette faim et ces désirs de Dieu et des choses saintes. Quand l’âme s’entend en ce passage, elle ne se donne pas de peine, [477] mais plutôt elle laisse peu à peu évanouir ses désirs et ses lumières multipliées et distinctes, pour donner lieu au calme et au repos qui commence, lequel s’accroissant insensiblement dénuera, simplifiera et perdra les puissances en cette lumière uniforme et nue, l’âme n’ayant pour toute activité et pour tout distinct qui l’assure, que le calme et le repos dans lequel elle se laisse aller, sans savoir ce qui s’y fait ou ce qui ne s’y fait pas.
Cette lumière, étant du centre, est la fin ; et ainsi elle a pour marque assurée et certaine le repos, la nudité et l’unité, en quoi et par quoi elle doit jouir de tout et avoir tout, selon les degrés de son accroissement, sans que l’âme ait besoin de s’assurer de rien de particulier ; d’autant que Dieu traiterait mal une âme qui est dans cette divine lumière, de ne la pas poursuivre incessamment pour la dénuer et la défaire du particulier par l’accroissement de la nudité en repos. Je vous dis ceci comme le plus général de cette lumière, afin de vous donner quelque connaissance encore plus ample de sa manière, pour lui être fidèle.
[…] soyez assuré qu’il n’y a nul danger, mais plutôt grande utilité de laisser perdre la vue des choses particulières, le sentiment de vos désirs [479] et la multiplicité de vos découvertes pour aller à Dieu: il vous suffit que la lumière du centre soit commencée, pour vous assurer que vous n’avez plus de besoin de la voie pour marcher. Il vous suffit donc que votre âme tombe peu à peu dans le calme et dans la nudité, et par là peu à peu le terme et la fin se développera et se dévoilera en vous. Tout ce que vous avez à faire présentement, est de vous attendre à beaucoup mourir à vous-même, comme par le passé, par la lumière des puissances, vous avez beaucoup couru et désiré Dieu par une infinité de manières quoique toujours tendantes à un même but.
L’effet donc particulier de la lumière du centre en vous, et aussi l’effet général, est la mort et la perte de vous-même : tous les préceptes et tous les conseils sont réduits à cette exécution. Car comme la lumière du centre ou de vérité est toujours en unité et a toutes choses en un, aussi son effet en la créature n’est point multiplié, mais un : ce qui s’exécute vraiment par la mort et la sortie de soi, de ses inclinations et de son propre esprit, non par une pratique multipliée comme en la lumière des puissances, mais par cet unique, mourant à soi.
Dès que la lumière du centre commence, les yeux de l’âme commencent d’être ouverts pour voir et pour poursuivre Dieu, quoiqu’ils ne voient et n’aient rien ; et par là insensiblement Dieu élève l’âme en repos et en paix et Il la tire de la multiplicité des dispositions et de la diversité des passages qu’elle avait accoutumé d’avoir en manière d’objets, pour le poursuivre infatigablement, bien qu’en se reposant. Ce [480] que vous remarquerez qui ne se peut jamais faire qu’autant que l’âme s’outrepasse soi-même et ses inclinations pour tomber peu à peu dans la mort de tout le connu, aperçu et goûté, l’âme courant après un certain inconnu qui l’attire infiniment plus, quoiqu’en secret et en silence, que ne faisaient tous les brillants particuliers. Ici les objets manquent, même Dieu comme objet.
L’âme ne peut avoir de cesse, d’autant que c’est Dieu qu’elle poursuit et par un moyen si général et si nu qu’elle n’a qu’à mourir peu à peu, et elle fait toujours ce qu’il faut. Elle n’attend rien de particulier en elle pour faire oraison, ou pour se disposer à quoi que ce soit. Elle doit être certaine que cette lumière du fond et du centre de l’âme ne s’éclipse non plus, ni ne peut non plus s’éclipser, que Dieu peut quitter une âme. Les vicissitudes sont passées, les lumières des puissances finissant : ainsi l’âme ne doit rien attendre pour se mettre en oraison, ni ne doit rien avoir pour la continuer, mais elle doit supposer sa lumière toujours présente et mettre les yeux de son âme en elle. Et elle verra assurément, sans voir, et elle aura sans rien avoir de distinct, et Dieu travaillera et fera en elle ce qu’il lui faut sans apercevoir son opération, car Son opération est une non-opération à notre mode, c’est-à-dire une opération en repos et une multitude de choses en unité. Cette divine lumière donc qui ne peut être expliquée ni déclarée que par telles choses d’expérience, et non par la qualité des choses qu’elle produit, va travaillant toujours incessamment, autant que l’âme se laisse mourir, non par effort qu’elle fasse, mais [481] par la vertu efficace de cette simple lumière uniforme et divine.
Je dis non par effort qu’elle fasse, pour exclure tous les efforts particuliers par actes, aspirations, élévations et intentions: car elles ne sont plus de saison, et l’âme y doit mourir peu à peu pour se laisser écouler insensiblement dans l’opération divine, qui dans l’âme en cet état est toujours en acte pour élever l’âme, pour la purifier et pour la perfectionner selon le dessein éternel de Dieu. Cette cessation d’efforts consiste donc en la perte de ces choses, mais non en la cessation de la générosité avec laquelle l’âme doit poursuivre Dieu ; car elle est toute autre, non en agissant vers Dieu, mais en mourant et perdant son soin, ce qui consiste proprement à peu à peu ne faire plus les choses par soi-même et à ne les quitter par soi, mais à les faire et quitter par un principe divin qui est toujours présent à l’âme pour, par lui, faire et ne pas faire ce qu’il faut à chaque moment.
Si bien que cette lumière centrale quoiqu’elle ne demande du côté de l’âme que la mort seulement, elle demande cependant tout. Car comme elle donne tout, elle exige le tout, mais en sa manière : c’est-à-dire que, comme Dieu est notre premier principe et qu’Il a mis en nous Ses merveilles en nous faisant à Son image, et comme nous sommes déchus de cet état en réfléchissant sur nous et en voulant nous posséder et en nous possédant et ainsi en devenant le principe de nos volontés, de nos désirs, de nos pensées et de tout le reste, jusques où notre libre arbitre a pu aller, il faut par nécessité, afin que Dieu [482] rentre tout de nouveau en possession de tout notre être et de tout nous-mêmes selon qu’Il nous a créés, que nous recommencions à nous laisser posséder par ce principe divin : lequel, reprenant tout de nouveau possession de tout nous-mêmes, fait un usage admirable de tout ce que nous sommes, non par une contrainte comme de mort, ainsi que beaucoup de personnes non expérimentées pourraient le croire, mais par une liberté si naturelle, mais divine, que vraiment expérimentant quelque chose de ceci, l’on voit qu’étant hors du principe divin, l’on était hors de son être naturel, mais que rentrant dans le gouvernement divin, l’on reprend son être véritable, sa véritable liberté et que mourant à soi pour être mû par ce principe divin, peu à peu chaque chose en nous reprend sa nouvelle vie.
L’âme donc ici n’a point de pratique particulière; mais elle a seulement une attention générale pour ne rien faire par soi-même et ainsi, soit à l’oraison ou dans l’action, pourvu qu’elle soit fidèle en ceci, tout est en bon ordre, d’autant que Dieu ne manque jamais de Se communiquer à chaque moment, selon l’exigence et la nécessité de l’état où l’âme est.
Si elle est en oraison, elle n’a qu’à se laisser doucement entre les mains de Dieu, se contentant de ce qu’Il lui donne et se laissant peu à peu de cette manière écouler et perdre dans Son opération inconnue ; et ainsi elle fait tout ce qu’il faut. Je dis inconnue, d’autant que l’âme doit faire peu d’état de tout le connu en cette lumière du degré du centre, puisque tout le connu est expérimenté, quelque [483] excellent qu’il soit, et toujours infiniment moindre que l’inconnu en Dieu ; d’autant que le connu est en la créature et l’inconnu en Dieu. Qu’elle passe donc doucement et en repos son oraison et elle verra à la suite et peu à peu que l’opération de cette divine lumière est infiniment plus efficace pour faire sortir l’âme de soi et la remettre en Dieu que n’ont été toutes lumières précédentes des puissances.
L’âme trouve aussi que c’est proprement par cette lumière et en cette lumière qu’elle commence à voir et à découvrir son néant, et à avoir des instincts et des inclinations comme substantiels de sa bassesse et de sa petitesse, commençant à voir véritablement que toutes les lumières précédentes des puissances ont bien fait voir quelque chose de ses misères, mais en cachant toujours le fond de la propre corruption ; d’autant que ces lumières étaient données dans le propre de l’âme, et ainsi elle voyait toujours ce qu’il y avait de plus propre 46 dans la créature. Mais celle du centre étant reçue hors de l’âme, c’est-à-dire dans le centre, et introduisant en Dieu, elle découvre la vérité telle qu’elle est. Si bien que plus cette lumière s’augmente, plus le centre de la propre corruption se fait voir, et plus le néant de la créature se découvre, de telle manière que ces deux choses se correspondent et vont de pas égal. Ainsi à mesure que la lumière du centre augmente, la découverte du néant de la créature se fait, ce qui ne peut jamais être que par cette divine lumière. [484]
D’où vient que toutes les âmes qui ne sont pas assez heureuses d’y arriver en cette vie, ne peuvent jamais voir leur néant, ni découvrir ce qu’elles sont dans la vérité et la réalité. Ce qu’elles ont au plus, sont certaines lumières passagères qui ne peuvent pas plus pénétrer que l’extérieur en quelque façon ; mais pour aller dans le fin fond de l’être et porter leurs lumières jusque dans la fin de la misère humaine, la seule lumière centrale le peut. […]
[485] N’avez-vous jamais pris garde qu’il est impossible à une personne de voir son visage soi-même ? Il faut qu’elle le voit dans quelque glace. Or Dieu est le véritable miroir, dans lequel nous nous pouvons voir certainement et sans fausseté. […]
La lumière du centre étant une lumière toute particulière, elle a aussi ses effets tout d’une autre manière que celle des puissances, ce qui est cause que la constitution de l’âme change beaucoup. Dans le temps de la lumière des puissances, l’âme avait un soin comme inquiète et affamée du temps de l’oraison ; en ceci elle prend tout ce temps au moment que la Providence lui donne, mais avec un certain [487] abandon qui ne lui souffre pas d’y être propriétaire. Elle fait, aussitôt que cette lumière commence à devenir un peu forte, que Dieu qui S’y donne est un moment éternel, et qu’ainsi elle n’a qu’à faire de moment en moment (sans tant de soin ni de réflexion soit sur le passé ou le futur, comme elle avait accoutumé en la lumière des puissances), ce qu’elle a à faire de moment en moment, s’assurant que la divine Providence soigne pour elle, et qu’elle n’a qu’à faire que de se laisser conduire, demeurant dans son fond de disposition. Et ainsi peu à peu elle trouvera que son action non seulement sera égale à son oraison, mais encore que ce sera si justement ce qu’il lui faut, soit pour sa pureté ou sa perfection et pour tout généralement, qu’elle remarquera dans la suite qu’il semble que Dieu n’ait qu’à penser à elle, toutes choses étant un moment de Dieu pour elle et une application de Sa providence pour lui faire faire tout et l’approprier à tout ce que Dieu veut. D’où vient qu’à la suite chaque moment lui est un moment heureux47, pourvu qu’elle n’y mélange point son opération, ses inclinations et ses desseins, mais qu’elle se tienne fidèlement au moment de la Providence, qui est toujours précieux et rempli de toute bénédiction, autant que l’accroissement de la lumière centrale se fait.
Je dis donc qu’à telles âmes le moment éternel est précieux, et qu’ainsi la Providence divine prend un spécial soin d’elles autant qu’elles se perdent et qu’elles perdent tout soin, toute précaution et généralement toute application, hors de faire de moment en moment ce que cette divine [488] Providence demande d’elles par leur état et en chaque moment de leur vie. Ainsi vous voyez que leur action est comme une suite de leur oraison et que leur oraison est comme la disposition à la continuation de l’action sans multiplicité de dispositions, mais insensiblement en unité.
[…]
Comme je vous ai dit que cette perte dans laquelle la lumière du centre met la personne, consiste à n’être plus le principe de ses opérations et de ce que l’on est, aussi faut-il prendre garde que cela soit général et que, sous prétexte de bonne intention, qui n’est plus de saison, l’on n’use pas mal de son corps. C’est pourquoi voyez à faire ce qu’il faut pour votre santé et pour conserver votre vie selon l’ordre de Dieu. Généralement prenez garde qu’il suffit à une âme du degré de lumière du centre de garder une seule chose, quelle qu’elle soit, dont Dieu ne soit pas le principe, et ainsi dans laquelle l’âme vive, pour l’arrêter toujours, sans qu’elle puisse faire autre chose que d’aller et de venir dans un même lieu, et ainsi sans avancer jamais. Et pour approfondir ceci, il faut savoir que Dieu est un abîme sans fond ; et qu’ainsi être arrêté par quelque chose qui nous empêche de nous perdre incessamment dans cet heureux abîme est nous arrêter et nous perdre. […]
§
Je voudrais finir, mais il est vrai qu’au même temps je ne le puis. Il faut donc que je vous dise encore qu’il est à remarquer que la lumière du centre tirant l’âme, comme je vous ai dit, à la mort de soi, l’élève au-dessus de son procédé qui est toujours distinct et en images, pour lui en donner un tout nu sans image, sans distinction, et par une manière toute générale, lui faisant trouver peu à peu les choses en la manière de Dieu. C’est pourquoi peu à peu elle perd la pratique des vertus, un certain soin et vigilance sur soi, et elle devient dégoûtée insensiblement de telles pratiques. Ce procédé donne de la peine un long temps. Mais l’âme amoureuse de son avancement, par la lumière secrète qu’elle a, qui lui fait outrepasser toutes choses, nonobstant [491] sa peine poursuit et néglige telles pratiques, ayant dans son fond un je ne sais quoi que cette divine lumière lui donne secrètement, qui lui dit que ce n’est rien perdre que de perdre les vertus de cette manière, que c’est vraiment les semer en Dieu, et qu’un jour cette divine lumière ayant mis éminemment l’âme en Lui, pour lors elle les retrouvera, non comme choses distinctes, mais comme une même chose avec Dieu et en Dieu.
Quand l’âme est fort fidèle en ce point et que le sujet est capable et fort pour soutenir une forte perte, Dieu ne Se contente pas seulement d’effacer tel procédé de pratique des vertus de l’âme par cette divine lumière ; mais selon qu’Il la voit résolue, par providence, Il la laisse comme tomber dans des défauts, ce qui déracine encore bien autrement cet opérer propre des vertus, pour mettre un non-opérer, et un non-être en cette divine lumière. Ceci est quelquefois très long, Dieu poursuivant cette mort profondément, comme l’on peut remarquer en la vie de quantité de saints et de saintes qui ont expérimenté ces passages très rigoureusement par des défauts et des péchés même, qui ont été le gibet amoureux où ils sont morts et ont rendu la vie à Dieu, pour ne vivre plus ni pour les vertus ni pour eux, mais pour vivre en Dieu.
On ne saurait croire combien ce passage déracine de propre vie, en ôtant les propres actes et en supprimant une vie secrète hors de Dieu, que l’on ne voit qu’après que l’on est fort avancé dans cette mort.
[…]
La même lumière divine poursuit une âme et lui ôte peu à peu de reste de ses pratiques, dispositions et autres exercices, vers la Sainte Vierge et les saints, et généralement tout ce qui pouvait faire multiplicité. L’âme devient d’abord surprise par tel procédé, voyant la sainteté des autres consister en telles pratiques ; et même plus elles augmentent en piété et sainteté, plus ces pratiques et les prières vocales et leurs dispositions intérieures deviennent ferventes. Toutes ces choses insensiblement s’évanouissent, et l’âme ne sait comment, poursuivant sa lumière du centre, [495] toutes ces choses s’oublient, demeurant dans un général qui la rassasie et lui ôte non seulement le pouvoir, mais l’inclination de se multiplier, et même de s’adresser à la Sainte Vierge et aux saints, expérimentant insensiblement que plus elle oublie tout pour demeurer dans sa paix silencieuse, perdue et nue, plus un je ne sais quoi très intime est content en elle : et secrètement elle juge que, quoique qu’elle ne s’adresse pas aux saints par les puissances, elle ne laisse pas d’avoir dans son fond la solide dévotion pour eux. Cela vient même souvent à tel point de nudité et de dépouillement, que l’âme perd tout, à ce qu’il lui semble, et cela autant qu’elle doit retrouver la Sainte Vierge, les saints et généralement toutes ses pratiques en sa lumière centrale, et ensuite en Dieu.
Tout ceci s’exécute par la lumière divine centrale avec une raison divine très éminente et que l’on trouve à la suite très générale et miséricordieuse, afin de dépouiller l’âme, la dénuer et la simplifier de telle manière que peu à peu cette divine lumière réduit l’âme en son unité, laissant en elle, pour toute disposition, une sérénité, un calme et une unité si paisible que l’âme est suffisamment convaincue qu’elle est en la main de Dieu, quoique hors d’elle et infiniment éloignée de sa multiplicité.
Il se passe beaucoup de temps en l’établissement de cette divine lumière faisant et opérant ce que je vous dis en l’âme : c’est pourquoi il faut avoir beaucoup de patience et de longanimité, pour suivre ses démarches et mettre nos pas sur ses pas. [496]
Où il faut remarquer que la lumière divine centrale et lumière de vérité, quand elle a commencé à se donner, se donne du premier abord en général, pour rectifier l’âme propre, et pour peu à peu la tirer comme vous venez de voir, de ses sorties hors d’elle et par elle, afin de la réduire peu à peu en son unité propre. Ainsi ce commencement de communication de la lumière du centre se termine en une communication générale, nue, sereine et très simple, faisant cet unique effet susdit, de remettre l’âme en son unité, c’est-à-dire en l’unité de l’âme. Car ensuite que la lumière divine a effectué en l’âme cette unité et qu’elle a réduit tout en nudité et simplicité, il ne faut pas croire que la lumière divine s’arrête là, supposé la fidélité de l’âme et le dessein de Dieu. L’âme ne commence là qu’à être en état de poursuivre les grandes démarches de la lumière centrale dont la première démarche est de trouver l’unité de Dieu ; d’autant que l’âme étant réduite par la lumière divine en son unité, elle est en état d’être élevée par la lumière divine en l’unité de Dieu où elle commence à trouver toutes choses, comme vous verrez plus amplement.
Il faut remarquer en passant que durant cette démarche générale de la lumière du centre, l’âme ne doit pas prétendre de retrouver encore en elle tout ce qu’elle a perdu et ce qu’elle perd, comme il est dit ; il suffit qu’elle soit assurée qu’en sa nudité, en son calme et en sa perte, toutes choses sont, et elle sait tout : car il faut bien prendre garde à la suite à ne vouloir pas retrouver les choses autrement que chaque degré porte et les doit redonner. [497]
Il faudrait ici poursuivre comment cette admirable lumière centrale, ayant mis l’âme en son unité, ne cesse pas sa course, mais plutôt la commence en quelque manière, pour donner et communiquer l’unité divine. Je dis « commence », d’autant que tout ce qui s’est donné et ce qui s’est fait jusqu’ici, n’a été que pour rendre peu à peu l’âme capable de Dieu, et c’est en la communication de Son unité divine que commence ce grand et admirable don de Dieu même.
La lumière du centre a des démarches infinies jusqu’à ce qu’elle soit devenue à sa juste grandeur, et autant qu’éminemment qu’elle se peut donner en cette vie. Il ne faut pas s’imaginer ni croire qu’une âme qui est assez heureuse d’être arrivée à cette lumière éternelle, soit au comble de son bonheur : il ne fait que commencer. C’est pourquoi l’âme doit aussi commencer sa fidélité pour sortir vraiment de soi-même par son moyen.
Or ces démarches sont telles. Quand elle prend une âme, elle la fait peu à peu sortir d’elle-même en la tirant en l’unité divine. Car il faut remarquer que comme cette lumière du centre donne uniquement Dieu, aussi Le donne-t-elle selon qu’Il est, premièrement Un, avant que d’être conçu et entendu trine en Personnes. Et ainsi cette lumière éternelle, calmant et dénuant l’âme, la tire peu à peu et la réduit en son unité, la tirant des créatures, de soi-même et de toutes choses créées, et ainsi lui faisant tout trouver par cette unité divine et en cette unité divine. Ici cette unité divine se révèle et se manifeste en lumière éternelle et [498] par cette divine révélation, qui n’est autre chose que l’écoulement de cette divine et éternelle lumière, et la manifestation de l’unité divine en sa manière, qui est proprement d’effacer tout le distinct, tout le multiplié en la créature et de dénuer tout en unité et par l’unité de Dieu. D’exprimer ce que c’est : c’est une pure révélation qui, à tout moment, se renouvelle en l’âme. De dire aussi comment toutes choses, comment toutes les perfections divines et comment les Personnes divines sont en cette unité : c’est pure révélation et ainsi qui ne peut bien s’exprimer. L’âme sortant peu à peu de soi par l’écoulement de cette divine lumière, qui donnant l’unité divine, donne un tel dénuement, une telle pureté, et fait sortir l’âme d’une telle distinction que cela peut être possédé, et l’âme en peut jouir, mais non l’exprimer : elle peut bien en jouir en lumière divine, mais non en l’âme. Là elle n’a rien de distinct et a cependant tout, là elle n’a rien de multiplié et a toutes choses : et ainsi elle a tout et elle n’a rien; ce qui fait que peu à peu elle arrive à un souverain repos qui lui ôte tout désir, toute recherche, toute prétention. Car trouvant l’unité divine, par laquelle tout est et subsiste, aussi a-t-elle le comble de son désir, lequel se va augmentant plus son repos s’accroît. Une paix générale et profonde se saisit de tout elle-même, ce qui est son oraison et le tout de son âme, ne se mettant plus en souci de ce qu’elle a ou de ce qu’elle n’a pas. Tout tombe, s’abîme et se fond en cette paix, laquelle plus elle s’accroît, plus elle devient en unité et l’unité de Dieu.
Jusque là l’esprit ne pouvait s’accoiser 48 [499] ni se contenter sans voir et apercevoir quelque chose de distinct : ici la paix lui suffit et l’esprit s’apaise entièrement, ne cherchant et n’allant haut ni bas [...] Pour lors cette unité divine déracine tellement tous désirs, toutes recherches et toute multiplicité que l’âme n’a pour tout en soi que paix et unité entière, laquelle s’accroît incessamment à mesure que cette unité s’écoule en l’âme où elle perd tout ce qui est d’elle, en cette unité, laquelle va déracinant tellement toutes choses et toute manière distincte et multipliée de créature qu’elle n’a et qu’elle ne trouve qu’unité et tout en unité.
[500] Cette divine révélation est admirable et un très grand bonheur : c’est la base, l’être et le soutien de tout ; et plus cette révélation s’augmente, plus ce bonheur s’accroît pour lequel l’âme se sent admirablement créée. […] Jamais on ne jouit de l’unité divine : elle nous perd heureusement en elle et ainsi étant perdus en cette unité, Dieu jouit de tout ce qui est, attirant tout en cette unité […][501] Là l’âme est mise en un agir, sans aucun mouvement, mais bien en unité, en un tout qui contient tout.
Enfin c’est tout dire quand on dit qu’en vérité là, Dieu révèle à cette âme Son unité divine, et qu’ainsi il faudrait dire ce que c’est que d’exprimer ce premier degré de lumière du centre ou de lumière divine et éternelle, et qu’à mesure que Dieu révèle à telle âme Son unité divine, Il la fait passer et se perdre en cette même unité.
De dire que l’âme jouit là des merveilles de Dieu, c’est se tromper et ne pas exprimer les choses dans la vérité. Car à mesure de la révélation, se fait la perte. Et ainsi il vaut mieux dire (et cela est vrai), que c’est Dieu qui jouit de Soi en Son unité, où l’âme se perd heureusement par cette divine révélation.
Or cette révélation ne se fait pas, comme l’on comprend que se font ordinairement les révélations, par le dehors, par son de voix ou par intelligence divine : nullement, mais bien par une révélation si intime que rien ne le peut être davantage ; d’autant que l’Unité divine, étant et possédant le plus intime de nous-mêmes comme notre premier principe, et qui est la base, le soutien de tout, le fait entendre par le plus intime, et ainsi se révèle d’une manière surprenante par un silence admirable. C’est pourquoi l’âme qui sait par son centre le mystère, n’y correspond qu’en paix et silence [502] qui la font défaillir suavement à elle-même, comme nous voyons qu’une eau qui s’écoule en la mer, se mélange et se perd en la mer, sans plus se pouvoir retrouver.
[…]
J’ai lu votre lettre avec beaucoup de consolation, y remarquant parfaitement bien décrit ce que j’ai expérimenté tout le cours de cette année. […] Elle [La lumière du fond] anéantit en moi toute propre opération, et il me paraît que ce n’est pas moi qui agit, qui pense, qui désire, mais un autre en moi qui est Jésus-Christ, qui n’y est pas comme objet mais comme principe. Ceci vous fera bien entendre ce que je veux dire.
De là vient que je ne puis faire de différence de la solitude ou de l’action, étant comme dans une abstraction continuelle et néanmoins dans une liberté entière de mes sens et de mes puissances pour penser et agir et pour faire tout ce qui est ordre de Dieu. […]
Le bon père l’Alleman [sic] 49 est mort cet hiver et il ne m’est pas venu en pensée de prendre d’autre directeur pour mon intérieur […] Pour les choses extérieures on confère les uns avec les autres et avec les bons pères jésuites, selon les différentes occurrences et le besoin.[…]
Notre Seigneur me donne discernement pour la conduite et il me semble que je pénètre le cœur de ceux qui me parlent et que je ressens en moi leurs dispositions. Rien n’est capable ici de donner de la vanité et on parle de soi avec autant de liberté comme d’un autre : on ne désire aucune perfection [505] ni état ; on est en tout content du moment présent, qui est la volonté de Dieu ou Dieu même. Il n’y a point de moyens, ils sont tous devenus fin, et toutes choses sont réduites dans une parfaite unité. […] Dieu bénit toujours mes petits travaux, et il répand bien des grâces sur notre séminaire. Adieu, je crois que je vous suis assez recommandé, puisque je ne suis qu’un avec vous. Je vous recommande aussi notre séminaire du Canada. 1674.
[...][506] Soyez donc au nom de Dieu fidèle, non à faire quelque chose, d’autant qu’il n’est plus temps, mais à ne rien faire par vous-même, et à mourir de cette manière incessamment, prenant tout de moment en moment et par le moment, qui sera toujours rempli de tout ce qu’il vous faudra, tant pour honorer Dieu et lui rendre vos devoirs, que pour bien faire ce que vous devez faire à chaque moment.
Où il faut remarquer un grand et important principe, savoir que comme Dieu est pour Lui-même et par Lui-même tout ce qu’il Lui faut pour Se béatifier Soi-même pleinement, sans avoir besoin que de Lui ; aussi est-Il tel pour la créature. Je dis pour la créature, d’autant qu’Il est son centre, sa perfection et son bonheur ; par sa créature, d’autant aussi que la créature sort de Dieu comme une émanation qui a toute Sa perfection, non seulement en Sa ressemblance et en Sa jouissance, mais encore en ce que la créature se laisse réfléchir vers son Créateur qui en lui donnant l’être et tout ce qu’elle a de moment en moment et le lui communiquant, retire [sic] à Soi ces mêmes dons, c’est-à-dire toute Sa créature, comme vous voyez que le soleil se communiquant par ses rayons, les fait retourner vers lui par des douces vapeurs, d’autant que tout ce que Dieu fait, Il le fait pour soi-même. Et ainsi la créature mourant à soi et ne s’appropriant rien par sa propre opération, reçoit purement de moment en moment ce qu’elle est et pour quoi elle est et ce qu’elle doit opérer; et par cette même opération divine par laquelle elle reçoit [507] cela, elle reçoit aussi force et faculté pour retourner vers son principe. Ainsi une âme qui a peu à peu appris à mourir à elle-même en quittant son opération propre, se rend capable de l’opération divine, qui est de moment en moment ne manque jamais de lui donner tout ce qui lui faut […]
[…]
[509] Ce que l’âme a donc à faire est de ne rien faire par elle-même, mais bien de faire et de souffrir tout ce qui se présente de moment en moment ; et ainsi elle aura tout ce qu’il lui faut pour être pleinement contente et pour pleinement contenter Dieu dans ce moment et toujours ; d’autant que la plénitude un moment remplit l’autre ; et ainsi de moment en moment elle est et fait tout ce qu’il faut pour remplir ce que Dieu désire d’elle, sans chercher les choses, comme font les âmes qui vivent dans leur propre opération et de leur propre opération. Elles sont toujours en mouvement et en désir, elles souhaitent incessamment de glorifier Dieu ; et jamais ne jouissent de rien : elles sont incessamment en haleine pour toutes choses et n’ont nullement ce qui leur faut. Cela est fort bon en son temps, d’autant que l’on va à Dieu par les bons désirs et par les saintes affections ; mais comme durant tout ce temps on vit et on marche en la terre, on ne peut jamais trouver le point d’éternité, qui consiste dans un plein repos et à se satisfaire pleinement du moment où l’on est. Ainsi quand on a fait un long usage de son soi-même par de saints désirs, Dieu en décharge, délivrant l’âme de son opération propre et lui faisant par ce moyen trouver son repos par chaque moment de sa vie, qui est très rempli de Dieu, étant un moment éternel qui remplit tout de Lui-même pour Lui-même selon la capacité du sujet. De cette manière il n’est pas besoin de se fatiguer de désirs et de soins de ce que l’on fera ou de ce que l’on ne fera pas, de ce qui arrivera et généralement de tout ce qui peut arriver : Dieu y soigne par Lui-même et pour Lui, [510] et pour remplir Son dessein éternel ; et cela suffit.
Je sais bien que cela fait beaucoup mourir la créature, Dieu conduisant toujours toutes choses autrement que nous ne le désirerions et que nous ne le voudrions ; mais qu’importe ? Il suffit de mourir pour bien faire toutes choses, et nous verrons sans aucune faute, qu’encore que vivant en nous-mêmes et du premier abord, les choses nous semblent nous perdre et renverser tout, à mesure que nous mourrons nous changerons de jugement et nous dirons que tout est admirablement bien fait. […]
[…]
Ainsi telles âmes ne s’amusent pas, ni même n’y pensent pas, à discerner si chaque chose qui arrive au moment, vient de Dieu immédiatement, ou de la créature, ou d’elles-mêmes : elles se laissent posséder au moment et c’est assez : ainsi chaque moment est leur paix et leur tout, n’ayant qu’à mourir en tout et de cette sorte chaque moment leur devient moment divin. […] et ainsi l’on ne désire pas plus l’une que l’autre [chose], ni d’être consolé que d’être attristé, ni d’être oublié de Dieu à ce qu’il paraît, que d’en être fort rempli d’une manière sensible etc. On est plein de tout, étant possédé et possédant le moment comme moment éternel […]
Une personne en repos dans un grand vaisseau sur mer paraît souvent n’avancer pas beaucoup parce qu’elle ne marche ni ne se tourmente comme sont celles qui marchent sur la terre, d’autant que l’on ne remarque pas l’allée du vaisseau qui l’emporte ; cependant ses pas sont bien différents et il faudrait bien des jours en allant sur la terre pour arriver où l’on peut aller en un quart d’heure sur mer et dans un bon vaisseau. Cette comparaison me paraît fort juste pour exprimer la disposition des âmes qui peu à peu, par fidélité à mourir de leur procédé humain et naturel, se sont ajustées et s’ajustent tous les jours au bon plaisir de Dieu [8] par le repos et par inclination amoureuse en oraison simple.
[…]
La seconde [base et fondement de votre grâce] est que Dieu assurément vous appelle à l’oraison de foi et en foi. Cela supposé [15], vous devez vous attendre à deux dispositions. La première d’être pour l’ordinaire très sec, aride et vide de lumière et d’amour perceptible ; et même autant que la foi augmentera et que vous serez fidèle, autant ces choses augmenteront ; d’autant que le propre de la foi est de nous tirer de nos sens et de nos puissances, pour nous porter à Dieu qui leur est inconnu en toutes manières soit selon les lumières ou les goûts. Car ni les lumières et les goûts ne sont point Dieu, qui ne peut jamais être compris par les sens et par nos puissances ; et ainsi généralement il faut que la foi nous conduise toujours par où nous ne voyons, et où nous ne goûtons ; autrement nous ne serions pas bien et nous serions égarés. Et ainsi comme de fois à autre Dieu, pour soutenir nos pauvres sens et nos pauvres puissances, leur donne quelques goûts et quelques lumières passagères, il ne faut pas s’y arrêter, mais les recevoir humblement afin qu’elles fassent l’effet que Dieu désire ; et les laisser écouler afin que la foi se soutienne dans ses démarches, lesquelles s’augmenteront autant que Dieu permettra qu’il nous arrive des sécheresses, des croix, du vide, et le reste, qui nous sépare de nos sens et de nos puissances.
[…]
[…]
Où il faut remarquer la tromperie de plusieurs personnes, qui croient qu’une chose n’est grande et ne peut opérer hautement en notre âme, que parce qu’elle vient immédiatement de Dieu, se laissant aller facilement au découragement lorsqu’elles se voient accablées des infirmités naturelles ou qui leur arrivent naturellement par des rencontres ordinaires. Il faut se délivrer de cette tromperie en croyant que tout est égal en la main de Dieu, et qu’étant le maître généralement de toutes choses, Il opère en tout et partout comme Il le désire ; et qu’ainsi il ne faut pas s’arrêter au principe de la chose, mais regarder tout en la main de Dieu.
Et de cette manière vous trouvant en cette disposition que vous me dites, soyez fidèles à vous en servir pour mourir vraiment à vous-même, et suivre Dieu à l’aide de la foi autant que vous pouvez, afin de demeurer un peu auprès de Lui quoique péniblement, sèchement et pauvrement, toutes ces choses n’étant que des accidents qui ne changent pas Dieu et qui ne font pas qu’Il soit absent de nous. C’est un faible si extrême des créatures qui jugent de toutes choses par ce qu’elles ont et par ce qu’elles sentent, qu’il est très difficile de leur faire perdre ce procédé pour aller généreusement, et au travers de toutes difficultés afin de Le trouver dans Son bon plaisir divin.
Tâchez donc de ne vous pas embarrasser de tous ces états, et même des pauvretés que vous rencontreriez par votre faute. Corrigez-les aussi fidèlement que vous pourrez ; mais y [23] tombant, soyez-en humiliée et terrassée.
Ce sera par cette générosité à vous contenter du nu ordre de Dieu et à le suivre, que vous acquerrez la pureté intérieure telle que Dieu vous la demande. Ce sera par la fidélité à votre oraison et à vos exercices courageusement et sèchement pratiqués que vous trouverez Dieu, plus que par tous les goûts sensibles possibles. Enfin ce sera plus en mourant à vous-même en un million de choses quoique bonnes, que vous rencontrerez Dieu et Le contenterez, que non pas en jouissant en abondance selon vos inclinations des choses même les plus saintes. Je vous dis bien plus, ce procédé même affermira votre esprit naturel et le garantira de beaucoup de faibles qui vous inclinaient naturellement aux changements et à la vivacité trop pétillante.
[…]
C’est avec beaucoup de consolation que je vous réponds, désirant vous être utile pour votre intérieur si Dieu m’en fait la grâce. Je répondrai donc à vos difficultés. [24]
Pour ce qui touche la première, ne vous étonnez pas de votre pauvreté, de vos sécheresses et de vos impuissances en l’oraison. Quand l’âme est assez heureuse d’avoir l’inclination pour n’être rien et pour le néant, cette tendance à n’être rien est une grande lumière et un grand amour ; et ainsi quoique souvent vous ne le conserviez pas, la sécheresse, la pauvreté et la puissance qui vous y inclinent et qui vous y conduisent vous sont une source de lumière et de grâce très féconde. Ne vous étonnez pas que ces sécheresses et ces manques de goûts et de lumière vous donnent de la peine ; elles le doivent faire si elles sont vraiment efficace, pour vous faire tendre au néant en vous humiliant et en vous apetissant par le rien véritable. On ne conçoit que très rarement cette grande et importante vérité, et l’on croit toujours que d’aller à Dieu et le commerce avec Lui, est par lumières, par la facilité et par les dons aperçus. Cela est très vrai en plusieurs âmes, mais non en toutes, spécialement en celles où le désir est plus efficace de faire régner Dieu sur elles-mêmes à leurs dépens. Le rien donc de soi-même est le moyen divin et accourci pour nous faire trouver promptement Dieu, supposé que le même néant et le même rien soit continué par les rencontres hors l’oraison, comme en l’oraison par les sécheresses, les pauvretés, et l’humiliation, en expérimentant l’éloignement de Dieu par le sentiment de ses ténèbres et de ses misères. Ainsi soyez fidèle en votre oraison sur ce principe et vous expérimenterez qu’autant que vous défaudrez 50, et que vous mourrez vraiment par ce procédé de Dieu, autant vous trouverez que, bien que vous [25] n’ayez rien, vous ne laisserez pas d’avoir et de trouver tout ce que les lumières, les vérités et les goûts divins pourraient faire en l’oraison et même davantage et plus promptement.
[...]
Mais vous me direz : si cela est vrai et que Dieu opère par ces moyens et par ces simples vérités, pourquoi sont-elles si sèches et nous causent-elle de la distraction ? Je réponds que cela doit être lorsque Dieu simplifie les âmes pour les approcher de Lui-même ; autrement s’Il donnait des goûts et beaucoup de lumière sur les vérités, ces vérités ne renverraient pas les âmes à Dieu, mais les retiendraient en elles ; et quoiqu’elles fassent par les sécheresses cet effet, elles ne laissent pas cependant par elles d’être le moyen par lequel [27] Dieu Se communique, sans que l’âme le comprenne. De plus la foi qui est la lumière divine par laquelle Dieu Se donne, opère bien mieux dans les âmes de cette manière que par les lumières aperçues et par les goûts que ces vérités pourraient produire en nous ; et ainsi il est très certain que ces vérités, quoique pauvres, sèches et arides, déterminent l’opération de la foi sur nous et la font peu à peu travailler jusqu’à ce que nous soyons enfin si proches de Dieu que nous puissions L’entendre et recevoir Son opération sans qu’Il ait besoin d’autres moyens. Et il est très véritable, si dans ce temps où les vérités sont nécessaires, on ne s’en servait pas comme je viens de dire, quoiqu’elles paraissent infructueuses et inutiles et même quelquefois pénibles, que l’on se nuirait beaucoup ; et même très souvent à la suite on empêcherait l’état de simple présence et d’opération divine qui doit suivre.
[...]
[…]
Il ne faut donc jamais attendre la facilité ni les lumières pour faire l’oraison, puisqu’elle est toujours présente ; il ne faut non plus attendre la force et la vertu par ce que l’on sent ou ne sent pas, mais s’élever par son don de foi dans la vertu et le pouvoir de Jésus-Christ toujours communiqué, autant que l’âme en fait actuellement usage par la participation du même Jésus-Christ en la disposition du moment présent. Et c’est déchoir de Sa lumière que d’en attendre ; mais il faut sans attendre ni l’un ni l’autre, toujours en faire usage comme étant présentes, par sa disposition de petitesse et de docilité selon le moment de l’ordre divin.
Et ainsi finalement tout consiste en un point de petitesse et de docilité d’un enfant par foi, en quoi l’âme trouvera tout, et par où l’âme sera introduite dans les trésors de la Divinité. Hors de là jamais l’âme ne trouvera de facilité, de paix, ni de choix, tirant toujours l’eau à force de bras ; et ainsi le jardin de l’âme sera toujours desséché et les fleurs des vertus faibles et languissantes.
Tout le contraire sera si cette disposition de Jésus-Christ en foi subsiste, et est toujours vivante, toutes choses étant faciles, aidées et admirablement commodes, trouvant avoir toutes choses lorsqu’on croit n’avoir rien, et pouvoir [40] tout dans son extrême impuissance.
Mais il est vrai, comme j’ai déjà dit, qu’il faut tant mourir à son esprit propre, à sa volonté et généralement à tout soi-même, que l’on s’ennuie et que l’on perd haleine, le coeur manquant, montant la montagne ; et de cette manière l’on monte et l’on redescend ; et souvent on passe sa vie à faire et à défaire. Mais quand une fois on a monté, la facilité que l’on trouve et la beauté du pays avec les abondances que l’on y découvre paient en un moment le travail de plusieurs années. Je crois que le coeur manque à plusieurs, ne pouvant tant mourir ni souffrir. Car la vue de Jésus-Christ est pénétrante pour ne pouvoir souffrir la moindre chose qui soit impure et non dans l’ordre divin. Ce qui dit beaucoup de choses ; et à moins de beaucoup de courage et d’un affermissement constant en ce don de foi, on ne pourra jamais soutenir les obscurités, les peines, et les incertitudes de la voie de la foi nue.
Pour répondre à la vôtre, il me suffirait de vous renvoyer votre lettre, parce qu’il est certain que vous faites usage de votre état comme vous le devez. Mais cependant comme il est fort utile de savoir chaque chose dans son principe et d’être éclairé, non seulement de ce que l’on doit faire, mais de la raison pourquoi on le doit faire, je vous dirai que, comme il est certain que le mouvement tend au repos et que l’action désire insensiblement la quiétude, ainsi Dieu permet que notre naturel expérimente très souvent des vicissitudes et je dis plus, qu’il soit ordinairement en vicissitudes afin d’acquérir et de posséder à la suite la stabilité. Ainsi soyez assuré que, quelque grâce que Dieu donne à votre âme, quelque fidélité que vous tâchiez d’apporter pour suivre Dieu à grand pas, tout cela n’empêchera pas les vicissitudes et les allées et les venues non seulement de Dieu, mais encore des sécheresses et même des faiblesses des sens et de l’esprit, afin que par tout ce procédé l’âme tâche peu à peu de se posséder en se perdant, et de jouir de tout en n’ayant rien sur quoi s’appuyer ; et de cette manière vous verrez et expérimenterez qu’étant fidèle à perdre de vue, non seulement votre paix, votre goût et votre assurance, mais encore toute certitude de Dieu, vous émousserez merveilleusement bien cette précipitation active de votre naturel ; et que par ce moyen [55] sans moyen, vous établirez une stabilité, qui, moins qu’elle sera établie sur le perceptible et sur le sensible que vous recevez en vos exercices et en ce que vous faites, sera plus sûre et plus solidement stable et affermie.
[…]
Ainsi, Monsieur, allez hardiment et bonnement où Dieu vous appelle dans votre emploi, et ne craignez pas que le bruit et l’embarras de la guerre puisse pénétrer jusques dans le fond de votre volonté, la tenant unie à Dieu par la perte de vous-même, et des choses mêmes qui pourraient faire votre emploi très saint dans la solitude. Pour cet effet ne vous amusez pas à voir ni expérimenter votre mutabilité et les changements qui se font dans votre âme ; ne vous arrêtez non plus à vos fautes et à toutes les faiblesses qui vous pourraient arriver par les embarras de votre état : passez au-dessus de toutes ces choses et vous en servez même par une confiance totale en Dieu, afin d’arriver plus promptement à Lui ; et par ce moyen vous trouverez que la paix s’établira solidement dans votre âme et qu’elle deviendra ferme et stable.[…]
Je me ris des gens du monde qui croient que la grandeur de courage ne se trouve qu’à exposer sa vie et à affronter les périls. Je crois que véritablement il s’en trouve plus à chercher Dieu hardiment au-dessus de soi-même et de toutes choses en se perdant véritablement ; et qu’ainsi c’est vraiment avoir du courage que de mépriser tout ce qui peut être de grand pour [57] rencontrer le véritable solide. Et vous verrez que par ce procédé non seulement vos affaires intérieures s’établiront davantage, mais même que le naturel y trouvera son compte par un plus grand solide.
J’oubliais à vous dire que Dieu Se sert également de tout moyen pour nous procurer notre avantage : tantôt Il Se sert des faiblesses de notre corps, tantôt de nos défauts, une autre fois les affaires et les grands embarras nous causeront de l’inquiétude, et ainsi une infinité de moyens tendent par la main secrète de Dieu à une même fin ; et le secret est d’y découvrir la main de Dieu et ne se mettre pas sans peine d’un moyen qui serait plus perceptible, recevant les choses comme Dieu nous les donne, en mourant à nous et nous tranquillisant. Je suis à vous de tout mon cœur.
J’ai lu votre lettre ; et pour y répondre je vous dirai qu’il ne faut pas tant vous tourmenter en votre oraison. Il suffit, lorsque vous voyez votre esprit dissipé et ne prendre pas de nourriture en votre sujet, que vous le rameniez doucement et sans effort qui vous trouble, deux ou trois fois, faisant quelques poses paisibles, comme en écoutant humblement ce que la divine Majesté vous voudra dire ; et quand après ces divers essais Sa Majesté ne parle pas à votre gré, écoutez-Le silencieusement et humblement parlant à Sa manière, c’est-à-dire, par [97] Son silence, qui vous fera, comme vous me dites, expérimenter quelque chose ou de votre néant ou de votre pauvreté ou bien quelque autre secrète lumière selon votre besoin actuel. Pour lors demeurer respectueusement et doucement occupée de ce que vous aurez, parce qu’étant placée comme Dieu veut, tout ce que vous ferez ou ne ferez pas, sera un langage muet devant Dieu et ainsi une très bonne oraison pour gagner Son cœur divin ; car qu’importe comme nous soyons, ni comme nous faisions, pourvu que nous soyons selon l’inclination de Dieu ? Comme Dieu est toutes choses en Sa simplicité, aussi ce qu’Il fait, quoiqu’il nous paraisse rien ou très petit, est toutes choses ; et par là Il fait tout ce qu’il faut en nous, si nous sommes assez heureux d’y être fidèles selon l’instinct véritable de notre coeur. C’est pourquoi quand on fait l’oraison de cette manière, il ne faut pas beaucoup réfléchir sur les grandes lumières qu’on a prétendu et qu’on prétend ; mais sur ce que nous expérimentons dans le plus secret de notre coeur et dans un certain instinct qui nous demeure ensuite de telle oraison.
Où il faut remarquer que les âmes qui sont conduites par cette simplicité, et où Dieu ne paraît pas donner de grandes et manifestes lumières, ne tirent pas grand fruit de leur oraison ; d’autant que comme les lumières et le parler de Dieu en elle est fort caché et secret, elles ne redoublent pas leur silence et leur fidélité à la recollection en leurs actions après telle oraison. Elles se dissipent fort facilement et par conséquent perdent bientôt le baume divin qu’elles [98] y ont reçu. Elles doivent faire comme ces personnes qui veulent conserver une précieuse essence : non seulement ils la ferment, mais ils la bouchent et la conservent précieusement ; autrement elle transpirerait toute à cause de sa pureté. De même vous devez faire ce qu’il vous sera possible pour conserver ces instincts de néant et de pureté ; et vous trouverez que de cette manière votre oraison quoique petite, sera féconde, vous conduisant beaucoup à la mort et au mépris de vous-même.
Il est vrai que l’infirmité du corps est un grand obstacle à l’oraison, quand on ne prend pas cet exercice purement selon l’Esprit de Dieu comme il le faut ; car qui y veut chercher des lumières et des facilités pour se nourrir et jouir de Dieu n’y trouvera pas son compte, étant infirme du corps, particulièrement comme vous êtes ; mais supposé que votre âme y reçoive l’Esprit de Dieu et désire l’y recevoir pour mourir à elle-même, elle trouvera que les infirmités prises en cet esprit sont une très bonne nourriture pour l’esprit d’oraison.
Tout ce qu’il y a à craindre et à observer jusqu’à ce que l’âme commence d’être beaucoup pleine de l’Esprit de Dieu, est que les infirmités spécialement aiguës demandent du soulagement et empêchent par conséquent l’application. Mais pour remédier à cela, il faut tâcher de prévenir l’Esprit de Dieu plus abondant par sa fidélité, et faire en sorte que lorsqu’on ne peut pas être recueilli dans l’oraison ou hors de l’oraison, par l’application à diverses lumières, on tâche de faire oraison par la pointe de ses douleurs et de son impuissance, et ainsi de [99] pénétrer au travers de ce brouillard pour trouver Dieu dans cette peine par conformité à Son ordre ; et par là se tenant paisible et humilié dans cet ordre pénible, on y trouve Dieu, d’autant que la volonté de Dieu et Son ordre est aussi bien Lui-même que tout autre chose qu’Il nous peut donner. Et par là et par ce faux-fuyant, nous arrivons à Dieu bien plus tôt que marchant par la forêt des diverses lumières et considérations ; ce que nous ne devrions pas choisir si Dieu ne le choisissait pour nous, d’autant que l’on doit faire humblement tout ce que l’on peut pour ravoir sa santé ; mais quand la Providence ne le veut pas, il faut prendre ces infirmités et son mal comme Dieu même.
Il faut observer que comme ce procédé est extraordinaire dans la Providence de Dieu au fait de l’oraison. Il faut aussi qu’il soit accompagné d’une extraordinaire fidélité pour mourir en un million de petites occasions que la maladie nous cause, comme d’impatience, d’abjection, de dépendance, d’humiliation à nos yeux et aux yeux des autres, et une infinité d’autres petites lumières secrètes que l’âme découvrira dans la pratique ; d’autant que, dans les infirmités, la pratique qui les suit est infiniment lumineuse et y manquant, la maladie et l’infirmité est en quelque façon sans fruit, puisque comme l’on voit un arbre tirer sa nourriture de toutes les petites racines perdues en terre, aussi l’âme en ces maladies tire le procédé surnaturel pour son oraison et pour toutes choses d’un million de petites fidélités occasionnées par les maladies et infirmités.
Ayez grande patience et demeurez ferme [100] dans votre humiliation, car en vérité l’on ne peut comprendre ce procédé, ni comment nous vient la lumière et l’Esprit de Dieu en nous. Ce n’est pas par les grandes choses ni par les vertus apparentes ; c’est assurément par tout ce qui nous apetisse devant Dieu et devant les hommes en quelque manière et de quelque nature qu’il soit ; et pourvu que l’âme soit fidèle à mourir toujours et à ne cesser jamais de mourir par sa pauvreté et humiliation, Dieu ne cessera jamais de venir de plus en plus et de la remplir, non seulement selon l’inclination de l’âme mais à Sa mode. Qu’elle tombe donc et retombe un million de fois ; mais qu’autant elle se relève plus lumineuse de sa pauvreté et de ses misères, et qu’elle soit fidèle au milieu de toutes ces diversités, de conserver le secret de son coeur en paix ; et sans en savoir la cause, elle trouvera à la suite que, comme un navire au milieu des flots et des orages est bien agité mais ne périt pas, au contraire il va toujours et arrive insensiblement au terme désiré, aussi l’âme ne doit pas s’étonner, pourvu qu’elle voit son coeur se pointer, au milieu de tous les précipices, vers la petitesse et se contenter de n’être rien en toute manière, prenant grand plaisir en cet état de voir tous les autres féconds et lumineux et soi-même n’avoir rien. Par là sans le savoir ni pouvoir concevoir le moyen, Dieu vient en la place de tout ce qui nous manque.
[…]
[120] Les voies de Dieu sont des abîmes quand on s’approche de Sa présence, et Sa présence est un abîme même. O que ce secret est grand, mais peu connu ! je sais bien qu’il l’est de peu, et pour le commun les grandes âmes mêmes n’ont Dieu qu’en ressouvenir, qu’en inclination amoureuse et en tendance vers Sa bonté. Tout cela est excellent à qui n’a pas Dieu, et à qui Dieu ne veut pas Se communiquer, mais quand Dieu S’approche, étant un abîme, Il met et tire l’âme dans l’abîme. Je vous ai beaucoup écrit de cela, mais comme c’est un passage si inconnu, l’on ne peut que l’on en parle toujours dans les occasions qui s’en présentent.
Tout cela est fondé sur la différence infinie qu’il y a, lorsque Dieu Se présente ou S’approche de l’âme par Lui-même, ou seulement par amour. Cette différence se peut un peu expliquer et s’éclaircir par cette comparaison et par la différence qui se rencontre lorsqu’un ami que l’on aime est présent ou absent. Quand j’aime mon ami absent, il m’est présent par pensée, par inclination d’amour et par un ressouvenir qui me fait jouir de sa présence agréablement, [121] et plus l’amour est fort, plus il réveille et rend efficace le ressouvenir et la pensée. […] Mais quand l’ami est présent, tous les ressouvenirs cessent dans un certain et secret assouvissement ; il se fait silence et l’on jouit de ce que l’on désirait. Mais comme la véritable présence de Dieu, ou pour mieux dire, Dieu même, est une nuit et un abîme, cela est cause que cet assouvissement et cette cessation de désirs, de recherches et de ressouvenirs tombe dans une obscurité et un brouillard. Voilà pourquoi le prophète exprime la présence de Dieu par des eaux ténébreuses, par des obscurités, etc.51
Allez donc sans voir où vous allez, ni comme vous allez ; faites perte de tout. Que valez-vous pour vous mettre tant en peine ?
[…]
Assurez-vous que selon ma petite capacité vous m’êtes très chère. Ayez courage ; aimez l’uniquement aimable et, quoique vous vous en voyiez infiniment éloignée et indigne, ne laissez de le faire, appuyée sur Sa bonté. Rejetez bien loin ce sac de pourriture, savoir vous-même ; mais envisagez par un simple et très [165] amoureux regard ce Dieu mourant et mort d’amour pour vous aimer et pour vous donner le droit et la capacité de L’aimer. Ne pensez non plus à vous que si vous n’étiez plus.
Mais le moyen de ne penser plus à une chose dont l’infection et la puanteur se fait si bien sentir à découvert ? Il n’importe : laissez-vous telle que vous êtes ; mais appuyée sur Jésus-Christ, aimez et aimez. Mais, au lieu d’aimer, vous ne faites que faire des fautes et tout gâter ? Ne vous amusez pas à réparer ni à rajuster : aimez, c’est-à-dire tenez-vous aimante auprès de Dieu. Et je vous assure que vous ferez votre devoir. Faites tout ce que vous avez à faire par ce motif et que tout soit amour en vous. Sa bonté même lavera votre saleté et aimant, l’amour même vous fera amoureusement et tranquillement voir vos défauts, mais non pour vous en abattre, mais plutôt pour vous encourager à aimer. L’amour réparera aussi ce que vous avez gâté.
Les approbateurs ne manqueront pas aux écrits de M. de Bernières car tout le monde les goûte et l’enfer qui a vomi sa rage, enrage.52 […]
Ma très chère sœur, il faut en tout s’abandonner à la divine Providence et heureuse l’âme qui le laisse faire ! Il faut que je vous avoue que le saint abandon entre les mains de Dieu est le paradis de l’âme et que Dieu par ce moyen fait des merveilles en elle ; car autant qu’une âme se laisse soi-même et tout ce qui la touche en la Providence divine, autant Dieu y pourvoit admirablement. C’est là le trésor de la vie, la source d’une infinie paix et le nœud qui nous fait jouir de Dieu et nous applique Ses infinis trésors. Laissons-nous donc à la divine Providence et prenons de moment en moment tout ce qui nous arrive comme de Dieu ; car c’est véritablement Lui qui ordonne et fait tout dans une âme qui se confie et s’abandonne pleinement à Lui et ne se voit rien d’elle. Priez Notre Seigneur pour moi afin que ceci soit véritablement en moi, étant le comble du bonheur et qui conduit à la véritable lumière dans le centre de notre âme.
Ne vous étonnez pas si Sa bonté permet [177] qu’il vous arrive tant de croix ; car c’est la nourriture d’une âme que Sa bonté élève et destine pour Sa jouissance ; l’abjection est aussi Son partage et la divine Sagesse a tous les moyens possibles afin de la réduire dans Son rien pour la faire devenir tout. Ne vous étonnez pas si la pauvre nature agonise un million de fois et refuit 53 les coups, l’âme ne comprenant que tard ce mystère, si ce n’est qu’elle soit déjà avancée dans la lumière ; et quand par la miséricorde de Dieu cela est, tous les moments lui sont précieux et elle fait grand état de chaque rencontre ; car les pratiques des vertus coulent à merveilles dans une âme beaucoup abandonnée en Dieu et qui Le découvre en elle.
Prenez donc courage ; car toutes vos pauvretés, souffrances, je dis plus, vos sottises et défauts font et feront des coups dont la divine Providence et Sagesse se servent pour faire mourir l’âme, et la réduire dans son néant. Plût à Dieu que nous fussions assez fidèles afin que ce néant fut vraiment un néant en Dieu.
Hélas ! ma chère soeur, qu’une âme est heureuse quand Sa divine Majesté résidant dans son fond se découvre ! O, qu’Il anéantit cette créature qui se donne tant de mal ! Mais qui saurait la bonté de Jésus-Christ pour le faire ! Il triomphe et manifeste Sa grandeur plus nous sommes misérables et indignes de cette grâce et c’est ce qui abîme l’âme de reconnaissance.
Hélas ! Chère sœur, ne nous amusons pas tant à aller de règle avec l’amour sans règle ni mesure. Je dis ceci à votre cœur. Jettons-nous, comme ce pauvre larron à la croix, dans le sein paternel, croyant que Son amour sans bornes ni mesure ne demande qu’à se communiquer. [178] Cette foi de l’infinie et abyssale bonté et miséricorde de Dieu me console beaucoup et fait qu’il me semble qu’une âme ne doit réfléchir jamais sur elle. Je ne dis pas cela à tout le monde ; mais mon coeur vous le dit. De cette manière il me semble que tout le péché, mes dissemblances, difformités et ingratitudes passées sont une paille dans cet océan de bonté, qui par lui-même consume tout et réduit toutes choses à sa semblance pour son plaisir, et pour faire voir à l’âme qu’elle doit être pleine de reconnaissance : dans cette lumière les misères lui sont lumières et lui servent pour se perdre et pour se consommer.
Je vous dis ceci, chère sœur, afin que vous ne barguiniez pas tant à vous abîmer et perdre, mais au contraire que vous vous perdiez et vous jetiez à corps perdu. Êtes-vous tant de chose pour tant vous craindre ? Je vous assure que Dieu aidant, j’espère faire le saut. Faites-le aussi ; et si vous vous perdez, quelle perte pourra-t-il arriver pour ce que vous valez aussi bien que moi ! Et de plus si vous vous perdez, ô heureuse perte ! Si je vous pouvais exprimer la bonté de Dieu. Que dis-je exprimer ? Mais seulement vous dire un peu ce que c’est ? Vous en seriez étonnée. J’en suis ravi et je ne l’ai jamais connue. J’en sais quelque chose et mon cœur en sera à jamais reconnaissant. Je ne m’étonne pas si cette bonté s’est mise à la croix et à souffrir les outrages de la Passion pour donner quelques marques de son amour pour l’homme.
Abîmons-nous, chère soeur, abîmons-nous un million de fois dans cet abîme d’amour, que je n’ai pas connu, et qui l’est peu en comparaison de ce qu’il est pour Sa créature, à laquelle Il donne Sa divine lumière et la manifeste dans son fond. [179] Ceci vous servira pour vous jeter à corps perdu dans les bras de la divine providence, pour vous tenir en paix et en oraison et pour garder le repos dans les contradictions, les incertitudes et le reste qui pourrait causer du trouble dans votre âme.
N’allons jamais avec Dieu, ma chère soeur, par notre chétif coeur étroit et chiche ; mais marchons au-dessus de nous, appuyés sur le coeur divin d’un Dieu large, magnifique et immense, qui Se donne sans raison au-dessus de toute raison, excité par Son amour même dont la bonté infinie est la règle. Si nous savions la magnificence du coeur divin, et combien son inclination est portée à la profusion, de telle manière qu’il suffit d’aimer, sans regarder comment on est bâti, beau ou laid, riche ou pauvre ! L’amour d’un Dieu trouvant l’amour de Sa créature charme Soi-même et Se donne sans mesure, ne regardant qu’à Soi pour donner des bornes à Son amour et à Ses dons. O, si je vous pouvais exprimer le tort que se font les âmes qui sentent un commencement de l’onction divine qui les appelle, en faisant des cérémonies pour se donner tout et se perdre dans ce divin amour : elles s’amusent à dire à Dieu et à elles-mêmes qu’elles sont indignes, qu’elles ne sont qu’ordures et mille autres choses qui les font réfléchir continuellement sur elles, s’amusant par ce moyen autour d’elles par des vues qui au plus ne sont que de très petites vertus ; au lieu que se précipitant sans raison en Dieu et dans Son amour, en un moment elles se purifieraient et trouveraient dans ce divin Amour la pureté et le mérite pour être dignes de ce divin amour.
Faites-le si vous voulez, mais je vous assure en simplicité que je le veux faire. Je sais [181] bien que la nature par de belles raisons, prises de l’exemple des Serviteurs de Dieu et des maximes ordinaires de la piété, tire tant qu’elle peut une âme qui veut agir de cette manière, mais n’importe. Qu’avons-nous à perdre ! La mort même de Jésus-Christ sera notre caution ; et ma résolution est de ne regarder jamais que Jésus-Christ, ou bien l’amour de Dieu en Jésus-Christ pour assurance de mes démarches, qui peut-être ne seront pas trop prudentes selon le raisonnable, qui me dirait continuellement que je ne suis pas digne de me perdre si promptement dans le divin amour sans bornes ni mesure, qu’il faudrait davantage pratiquer les vertus et être plus assuré de ma purification et de mon appel pour ce divin amour. Mais quoi faire ? Quand serai-je purifié et orné de vertus ? Peut-être aimerai-je jamais ou très tard. J’aime mieux être déraisonnable sentant ce que j’ai dit, appuyé sur Jésus-Christ seul qui sera ma voie et ma caution.
Je vous dis ceci, chère soeur, pour votre consolation et la mienne, afin que vous n’hésitiez pas tant à vous donner et abandonner. Quand je vois cette pauvre Samaritaine, ce larron à la croix et tant d’autres saints qui ont pris ce procédé d’amour, cela me console et me dit au cœur : tu ne saurais mieux faire ; et je chercherais partout les âmes fort pécheresses qui tout d’un coup se sont mises à aimer de cette manière, touchées qu’elles étaient de la Bonté divine qui les appelait. Je vous prie d’élargir votre coeur autant que vous pourrez et de lui donner ce sentiment ; car je les croie de Dieu et conforme aux siens pour les âmes qu’Il veut être à Lui.
C’est là que l’on trouve la vraie humilité abyssale, la patience, l’obéissance, l’amour et la [181] confiance qui charme le coeur de Dieu. Et si vous me demandez si une telle âme, qui marche constamment de cette sorte, fait de grandes démarches, je vous dirai qu’elle en fait de telles que l’Amour divin les fait, la prenant sur Soi et la prenant sur Ses épaules, la purifiant, l’ornant et l’embellissant pour enfin charmer son coeur affamé d’amour, mais d’un tel amour qui n’a pour mouvement que la confiance et l’abandon, sachant qu’elle n’est que misère et indignité.
Hélas ! Chère soeur, on connaît les choses du siècle, et on a un désir infini d’y réussir, mais pour ce qui est de Dieu, il n’y a rien de plus inconnu et qui soit si peu dans le désir et la poursuite des créatures. C’est l’unique béatitude et cependant on n’y pense pas. Heureuse et mille fois heureuse l’âme éclairée de la divine Majesté ! Elle trouve son tout dans cette vie ; et toutes les autres meurent misérablement de faim. Les meilleures au plus ont quelques miettes qui les empêchent de mourir en leur soutenant la vie de la grâce ; mais pour vivre en l’état bienheureux, il faut être éclairé de cette divine [183] lumière, qui au même temps qu’elle dégoûte du siècle présent, fait trouver l’inaccessible pour se reposer.
Mourrons et mourrons un million de fois car la mort est la vie.
Soyons aussi petits en vérité à nos yeux, que nous sommes au-dessus les autres, car c’est la grandeur.
Soyons pauvres autant de Dieu que du créé car c’est la plénitude de la richesse.
N’ayons rien et ne soyons rien, aussi bien à l’égard de Dieu que vers les créatures ; et nous posséderons toutes choses d’une manière infiniment plus relevée que si nous étions des séraphins et que nous fussions rois de tout le monde ; car nous en jouirions par la plénitude de Dieu même.
Pourquoi pensez-vous que Dieu Se fasse tant chercher et qu’il semble qu’il soit si difficile à en jouir et à Le trouver pleinement ? Hélas ! Chère soeur, le soleil n’est pas si prodigue de sa lumière ni si facile à trouver, et il n’est pas si aisé à en jouir qu’il l’est de trouver Dieu et de jouir de Dieu quand on le cherche et que l’on en veut jouir de la bonne manière. Car Dieu est infiniment désireux et impatient de Se communiquer et de Se donner sans réserve, ne faisant autre chose que de travailler pour nous disposer peu à peu à cet effet ; mais jamais nous ne voulons L’avoir et en jouir comme il faut, de telle manière qu’Il est toujours pèlerin chez nous ; car nous voulons toujours avoir et il ne faut rien avoir ; nous voulons goûter, voir et être assuré, toucher, nous contenter ; et Dieu n’étant rien de tout cela, nous allons toujours aboyant et courant, faméliques. Si bien qu’Il est en nous, et nous ne [184] Le voulons jamais trouver. Il se donne tout et sans réserve et nous n’en jouissons jamais. Il nous est plus commun et plus nécessaire que l’air et nous Le fuyons toujours. Nous sommes Sa béatitude en quelque manière, Deliciae meae, esse cum filiis hominum 54 et nous nous déroutons toujours de Lui. Et tout cela parce que nous ne voulons le chercher de la bonne manière, ni Le posséder comme il faut.
Mais une âme qui est assez heureuse de Le chercher et d’en jouir comme il est dit, Le trouve toujours en cherchant et Le cherche incessamment en trouvant : car un tel coeur est toujours content puisqu’il trouve incessamment ce qu’il désire et Le cherche toujours ; car jamais Dieu ne dit à telles âmes : c’est assez.
Tout cela qui paraît si extraordinaire est en vérité tel ; et il n’y a que les petits qui en soient capables. Priez pour moi, chère soeur, afin que mon coeur se laisse posséder par cette vérité, laquelle, quoique multipliée par tant d’expressions, n’est qu’une dans une âme, ou plutôt n’est point, pour rendre à l’âme la jouissance de Jésus-Christ encore plus facile. Ceci n’est qu’une faible expression de Jésus-Christ, le plus petit de tous les hommes.
Les divers embarras et occupations m’ont ôté le moyen de vous écrire et à vous [185] dire le vrai, il fait meilleur d’être en Dieu que hors de Dieu en travaillant pour les autres. La vie se passe insensiblement. Heureux qui est perdu sans ressource et sans se pouvoir retrouver, non pas même pour les choses les plus saintes ! Car Sa bonté y fournit et y donne remède. S’il y a quelque bonheur dans la vie s’est de se perdre sans savoir où l’on est, non seulement dans la vaste solitude de l’intérieur mais encore dans la solitude extérieure. Je laisse volontiers les âmes fortes y agir et travailler aux bonnes affaires ; mais pour moi, la consolation serait d’être dans la solitude sans affaires ni soin aucun ; Sa bonté y donne ordre avec un soin vraiment paternel, dont j’ai une reconnaissance très grande.
Je ne laisserai de répondre à la vôtre ayant quelque loisir. Premièrement je vous avoue que la solitude est une grâce si grande que lorsque Dieu la donne, Il donne un trésor à l’âme. Sa bonté m’en donne, Dieu merci, et j’en espère beaucoup à la suite. Assurément Dieu vous la donnera aussi. Il nous fait une très grande grâce et il faut bien prendre garde de la diminuer ou de la perdre par de bons prétextes. Dieu nous mettant, comme Il vous fait, dans l’abjection et la pauvreté, ce sont des remparts contre les créatures. C’est pourquoi il vaut mieux pâtir de faim et être abject et sans fruit vers les autres que d’être en repos et en abondance et ne pas jouir pleinement de Dieu. Et il faut remarquer sur cela que la jouissance véritable de Dieu ne se donne que par la piqûre et étant écrasé par la pauvreté, par le rebut et par l’inutilité. Enfin le rien des créatures et de soi-même est le bonheur de la vie. [186]
Ce que je dis semble paradoxe et cependant est très véritable et connu tel par une âme qui en a l’expérience. Les âmes qui ont l’abondance, l’applaudissement et la plénitude, au plus ne sont capables pour l’ordinaire que de faibles vertus et de faire quelque petit bien aux autres. O, que le vrai amour de Jésus-Christ a des idées bien différentes des nôtres ! Ses persécutions sont des caresses, et Ses richesses sont des misères et les oublis, afin de ruiner la créature en nous pour y vivre et y régner par amour et en amour tout divin.
Tout cela supposé, plus nous sommes pauvres intérieurement, plus nous sommes secs et sans Dieu ; plus nous avons moyen de nous abandonner et nous laisser à Dieu, ce qui assurément nous Le fait trouver plus véritablement et plus amplement que toutes félicités. C’est pourquoi, au nom de Dieu, soyez fort fidèle à marcher en abandon et perte de vous-même ; et quoique souvent vous ne sentiez pas cela, il n’importe : laissez-vous tel que vous êtes sans vous arrêter à toutes les pensées et peines qui peuvent arriver, d’avoir le moyen de vous perdre et abandonner nuement à Dieu, pourvu que cela soit.
Vous dites très bien que le mot et l’expression d’abandon vous revient mieux que celui de regard et cela est vrai ; car l’abandon est la substance de tout ce que l’âme doit à Dieu et souvent le regard est interdit et l’âme ne s’en peut servir ; mais pour l’abandon, il est continuel.
Vous faites très bien de laisser perdre aussi le regard et de vous contenter de l’unique abandon pour toutes choses ; et même bien souvent [187] il semble à l’âme qu’elle le perd aussi, non en substance mais dans le goût et dans la lumière.
Secondement vous dites que souvent il vous semble que ce que l’on vous dit de Dieu et de l’intérieur ne sont que des rêveries. Ne vous étonnez pas de cela : il faut tout perdre sans vous mettre en soin de rien, non pas même des bonnes lumières et touches d’amour, qu’il faut laisser aller aussitôt qu’ils s’en vont de votre esprit. D’où vient que même pour des sujets de votre oraison, il faut les prendre avec grand abandon à Dieu ; et à moins d’ouverture d’esprit pour cela, abandonnez tout et vous laissez entre les mains de la divine Majesté sans assurance de rien. Qu’avez-vous à perdre et que valez-vous ?
Le principal de tout est que vous tâchiez de demeurer avec Dieu. Un grand saint dit une belle parole : Beati qui habitant fundum, bienheureux celui qui habite son fond et ainsi qui est toujours en Dieu ! Il est à l’abri de toutes choses, aussi bien des hérésies que des autres malheurs de la vie. Soyez donc fidèle à demeurer dans votre rien, dans votre pauvreté et misère ; car demeurant telle, rien ne vous peut nuire. Faites là un million d’abandons et de perte de vous-même, non par acte, mais aussi souvent que vous le pourrez. Les pensées vous viendront que vous ne faites rien, que vous déshonorez Dieu et le reste, qui est souvent [188] le remplissement de votre esprit. Heureux et mille fois heureux qui peut par sa pauvreté tant intérieure que extérieure, par sa privation de Dieu et de toutes choses bonnes, se perdre d’une telle manière qu’il ne se trouve plus, ni pour Dieu ni pour les choses bonnes, ni pour rien enfin qui l’appuie et le soutienne ! Car par là assurément il sera dans la mer et l’océan infini de Dieu, non pour soi et pour son plaisir, mais pour Dieu même. Ceci est une grande grâce dont la semence est donnée un très long temps avant que l’âme en jouisse en paix et repos plein, et en latitude de cœur. Les craintes, les frayeurs, les pertes d’appuis sont les moyens dont le Saint-Esprit, qui est le conducteur de telles âmes en cette voie, se sert conformément à la portée de l’âme et au dessein éternel de Dieu dans le don de Sa jouissance.
Priez pour moi afin que Sa bonté me fasse la grâce de Lui être fidèle dans ce sacré désert. Mais hélas ! Si les âmes qui commencent à marcher ce pays, ont tant de peine et s’arrêtent si souvent par leurs réflexions, les plus avancées le sont encore plus dangereusement, le désert devenant plus grand, plus sec et encore davantage sans secours ; ce qui est cependant le bonheur unique pour trouver l’immensité même, ou Dieu même pour Lui-même, s’y perdant sans crainte de se perdre, ne Le possédant pas ; car toute possession est ôtée afin de Le trouver plus amplement et sans fin. Si une pierre tombait dans un océan d’infinie profondeur, ce ne serait pas merveille si elle ne trouvait jamais le fond ; et voilà la raison pourquoi les âmes qui sont appelées à jouir de Dieu même, Le trouvant sans Le trouver jamais, au [189] moins en manière qui les termine dans leur jouissance.
Je vous dis cela afin de consoler un peu dans votre commencement. Vous trouvez que vos sécheresses sont longues et vos pauvretés ennuyeuses ; c’est votre bonheur et vous ne le saurez pas ; et les dernières âmes dont je parle sont plus pauvres, mais c’est encore leur plus assuré grand bonheur.
Prenez toujours courage et ne vous étonnez pas si le pays de l’oraison et le chemin d’aller à Dieu vous paraît difficile ; c’est en cela qu’est le bonheur car plus la difficulté est grande plus la course est forte. Le tout est que l’âme ait en soi un désir fort et affamé d’être à Dieu et de Le trouver, sans quoi il serait impossible qu’elle fût contente. Ne vous étonnez pas que vous trouviez tant d’épines : c’est la nourriture de ce petit point d’amour et de cette flamèche de feu que Dieu a mises dans le fond de votre coeur, laquelle assurément ne peut se soutenir ni accroître que par une voie qui paraît la perdre et l’éteindre.
[...]
Continuez de vous laisser à l’abandon, et sans réflexion : il vous suffit que vous vous laissez telle que vous êtes entre les mains de Dieu, sans cependant vous laisser, car ce serait agir. Vous n’avez qu’à être de jour en jour et de moment en moment telle que vous êtes, par un simple retour, sans retour, en Dieu, qui est le centre de votre coeur, qui vous voit et qui sait tout ce qu’il faut...
[...]
Je me sers du mot de saintes intentions qui semblent encore plus dégagées que le regard, subsistant quoique le regard se perde dans les distractions non volontaires et par l’accablement des croix de providence et par les sécheresses portées en abandon. L’âme donc, comme une aiguille touchée, va par sa simple et amoureuse intention toujours cherchant, souvent sans chercher, car elle discerne pas toujours son actuelle intention et inclination amoureuse dans les affaires et dans les accablements. Mais quand elle sonde son coeur elle l’y trouve, il est vrai, un peu cachée et profonde, mais non moins véritable ; et je puis dire même plus véritable, plus elle est cachée, pourvu que l’amour soit allumé ; amour qui n’a rien du feu de la terre, qui ne subsiste qu’autant qu’il luit et échauffe : mais ce feu et cet amour divin étant céleste, très souvent contient et a ces qualités éminemment et non actuellement aperçues et expérimentées. Cependant c’est un feu très réel et très véritable, et même bien souvent il est plus réel et véritable, plus son opération est au-dedans et cachée, laquelle consume et change davantage la créature et le sujet où il est attaché.
Mais, me direz-vous, comment discerner ce feu céleste ? Je vous réponds que cela sera par le désir secret et intime qui est dans l’âme d’avoir Dieu, de mourir à soi et de n’être plus, [193] afin que Jésus-Christ soit véritablement en elle.
Mais, me direz-vous encore une fois, il est vrai que j’ai le désir. Mais il me paraît inutile, d’autant qu’il est si caché et si à l’ombre de la nature et de sa corruption qui se produit par tant d’imperfections, recherches et défauts, qui crient si haut que non seulement je n’entends pas souvent ce secret et intime désir susdit, mais plutôt me convaincs qu’il n’y a rien dans mon âme, jusque là que ce caché désir me semble hors de moi, et comme chose ajoutée, et que j’expérimente ma misère comme vraiment propre et ce que j’ai dans l’âme, étant proprement ce que je suis. Mais il n’importe, il faut que cela soit de la sorte, et ce petit feu si caché est pourtant le vrai et le propre bien de l’âme ; et ce que vous voyez et qui vous paraît davantage n’est qu’étranger, que ce feu consumera peu à peu si vous donnez à votre âme la paix et l’abandon total pour ne vivre et ne subsister que de la Providence de moment en moment.
Ce divin feu paraît donc quelquefois comme amour, quelquefois comme inclination amoureuse, une autre fois étant plus secret comme une très simple intention, quelquefois comme un regard, quelquefois aussi moins qu’un regard, et seulement comme quelque ressouvenir d’un Dieu que l’on voudrait bien aimer ; et tout cela selon les diverses constitutions de l’âme et les agitations des peines, des affaires et des accablements des croix, lesquelles toutes ne font nul tort à ce feu caché dans l’âme, mais seulement couvrent ses sorties, paraissant en ces diverses manières selon ces diverses expressions. [194]
Si vous prenez bien courage, ne vous mettez pas en peine, car, comme je vous dis, ces choses qui cachent ce feu divin ne lui font nul tort, durant que l’âme ne les aime ni ne s’y amuse volontairement. Au contraire elles le font croître ; car quand il est tel que je dis, il croît non par le dehors mais par le dedans, en tirant peu à peu l’âme d’elle-même, de son amour-propre et des créatures pour la faire vivre en Dieu. Et ainsi plus cet effet croît, plus il disparaît ; car il se renforce au-dedans, le changeant et purifiant, et ensuite faisant un effet comme le feu fait sur le bois, savoir changeant en soi son sujet ; par ce moyen il disparaît, car il ne sort au-dehors aucune flamme qui marque qu’il y a du feu. [...]
Quarante lettres complètes ont été éditées dans le premier volume de la Correspondance de Madame Guyon, comme faisant partie de la correspondance passive reçue par la jeune femme entre 1672 et mars 1681, date de la mort de son directeur55. Il est probable que de nombreuses autres lettres conservées dans le DM lui sont également adressées, incluant certaines qui sont reprises dans la section précédente.
Nous reprenons certaines de ces lettres. L’apparat critique, comportant dans quelques cas de nombreuses variantes entre sources, a été ici très allégé.
L’âme jouit de Dieu sans moyen : chaque moment lui est Dieu..
Notre Seigneur m’a donné56 une si forte pensée de vous écrire qu’il m’a fallu y succomber, afin de vous dire la certitude que Sa [429] bonté m’a donnée de votre état intérieur et de ce que vous devez faire pour y être constamment fidèle.
Je suis très certain que Dieu est dans votre âme et que l’état qu’elle a est de Lui. Vous devez en être très assurée et, par cette certitude, vous tenir ferme, nonobstant les incertitudes, les obscurités, les divagations de vos puissances, et généralement tout ce qui peut vous arriver qui vous pourrait donner lieu de douter et ainsi vous solliciter à retourner aux actes, aux pensées et autres aides, qui sont de saison dans les commencements quand l’âme va à Dieu et qu’elle n’y est pas encore arrivée.
Votre âme commençant d’être en Dieu, elle y sera et subsistera en obscurité, en croix, en bouleversements continuels et en une infinité de vicissitudes que vous expérimenterez que Dieu amène avec Lui, afin que l’âme par ce moyen se déprenant d’elle-même peu à peu, se perde et se laisse en la main de Dieu, qui lui est inconnue. [430]
L’âme allant à Lui, et faisant par conséquent usage de ses puissances, s’en approche et s’avance vers Lui par le moyen de ses intentions saintes, de ses actes et du reste, qui sert à élever ses puissances et les tenir attachées à Lui par un million de retours et autres exercices, que l’âme pratique utilement et saintement et sans quoi elle serait vagabonde 57 et oisive. Mais dès aussitôt que l’âme commence d’entrer en Dieu, cet usage des puissances par les moyens susdits commence de cesser. Et l’âme n’a qu’à se laisser, non par actes mais par état, qu’à s’abandonner, non formellement et en produisant un abandon, mais en se laissant en Dieu où l’on est, c’est-à-dire se laissant à la croix, à la peine, et généralement à tout ce qui lui arrive de moment en moment, et qui pour lors lui est et devient Dieu. Il suffit qu’elle se laisse et qu’elle souffre telles choses, et tout cela lui devient Dieu assurément, sans intentions, sans actes ni autres choses, sinon se laisser perdre, [431] souffrir et agir comme l’on est, de moment en moment. Et en poursuivant de cette manière, l’âme trouve à la suite que tout est si bien fait que rien de mieux ne se peut ni n’a pu être pour son bien et pour la gloire de Dieu en elle.
Comme mon âme voit clairement la vérité de ce que je vous dis, qui est générale à toutes les âmes qui sont assez heureuses que d’être à Dieu, je vous pourrais dire une raison de ce procédé, qui assurément convaincrait toutes personnes savantes ou autres gens d’esprit, mais cela se ferait présentement hors de raison. Il vous suffit que je vous dise en simplicité la vérité de l’état que votre âme porte et aussi de ce que vous y devez faire simplement, sans quoi vous n’iriez pas droit et feriez de grands circuits, ne faisant peut-être pas en plusieurs années ce que vous pouvez faire en un jour en vous laissant simplement et en abandon dévorer, perdre et à la suite, consommer au moment des croix, des providences et généralement de tout ce que Dieu [432] ordonne, quel qu’il soit et en quelque manière qu’il vous arrive, ce qui alors vous est Dieu, vous y laissant et abandonnant de moment à moment. D’où découlera la prudence et la sagesse pour faire tout ce qu’il sera bon de faire autant que vous vous laisserez posséder par cet heureux moment, lequel vous sera autant avantageux que les croix et les peines vous seront dévorantes, pénibles et vous perdant. Cela sera votre oraison, votre préparation à la sainte communion, votre action de grâce, et votre présence de Dieu durant le jour.
Quand l’âme est dans les puissances, si élevée qu’elle soit, il faut qu’elle ait un emploi d’actes et des objets de présence de Dieu, un objet à l’oraison, et le reste qui est de l’état de puissance. Mais, comme je vous l’ai dit, quand, par dénuement et simplicité, l’âme tombe en Dieu, elle devient sans objet, et ce qu’elle a à faire et à souffrir de moment en moment lui devient Dieu et véritablement lui est Dieu. Heureuse une âme qui est appelée [433] de Sa Majesté pour cette grâce ! Car elle trouve le moyen de jouir de Dieu sans moyen, par où Dieu peu à peu lui devient toutes choses, et toutes choses lui deviennent Dieu. Si bien que dans la vérité, si elle est fidèle, le paradis commence dès la terre : non un paradis de gloire, mais un réel et véritable, puisque l’âme a Dieu et jouit de Dieu véritablement, mais en croix, en perte, en nudité et en obscurité de foi, ce qui est l’avantage de la vie présente, d’autant que de cette manière Dieu est en l’âme un moyen sans moyen, à chaque moment, qui donne et est Dieu sans fin ni mesure. Et ainsi sans être autrement dans le paradis, l’âme jouit de Dieu d’une manière si facile et si avantageuse pour son augmentation et son accroissement qu’il n’y a rien en la vie qui ne lui soit et ne lui puisse être Dieu, quoique il ne paraisse à l’âme et aux personnes qui conversent avec elle que [434] croix, souffrances et une vie assez commune, à la réserve qu’elle est pleinement contente et satisfaite de chaque moment de sa vie en tout ce qu’elle a à faire ou à souffrir.
Si je pouvais vous exprimer comment tout est Dieu à une telle âme arrivée à ce degré de simplicité et de nudité, et comment par conséquent l’âme pour tout exercice et moyen n’en doit avoir que de se laisser et se perdre, non par acte, mais ayant, faisant et souffrant seulement de moment en moment tout ce qu’elle a à faire et à souffrir, et que de cette manière Dieu est et vit en elle et par elle, cela vous surprendrait. Il y aurait infiniment à dire sur ceci, mais il suffit que je vous dise ce peu, afin que vous vous ajustiez à ce que Dieu demande de vous et qu’Il vous présente. Et si votre âme est fidèle aux pertes, aux croix, et généralement à être, à faire et à souffrir ce que vous aurez de moment en moment, vous trouverez la vérité de ce que je vous dis et infiniment davantage. Car tout cela étant Dieu, comme en vérité il [435] l’est à une telle âme, il y a une suite de providences surprenantes comme, Dieu aidant, je pourrai vous le dire à la suite.
Je prie Notre Seigneur de vous donner Sa lumière pour comprendre dans Sa vérité ce que je vous dis, car la raison purement humaine ou bien éclairée d’une lumière des puissances seulement, ne peut entrer ni pénétrer ce mystère. Dieu seul peut le révéler et assurément c’est une révélation divine qui n’est pas pour tout le monde. Quoique les croix, les souffrances et les providences pénibles de la vie soient saintes et sanctifient les âmes qui en font saintement usage, elles ne sont et ne deviennent pas Dieu sinon aux âmes qui, par dénuement et perte de leurs puissances en foi, sont devenues simples et nues et ainsi commencent de trouver Dieu non dans l’éternité de gloire, mais dans le moment où elles sont, ce qui est un commencement d’éternité à telles âmes. Et cela est si vrai que je crois que jamais aucune âme n’a [436] trouvé Dieu par la perte de soi, qu’au moment qu’elle a commencé de Le trouver, elle ne L’ait trouvé par le moment présent de ce qu’elle a à faire ou souffrir, tout ce qui est dans son état et condition lui devenant Dieu véritablement en réelle et véritable jouissance, sans fin ni mesure.
[Comme] Jésus-Christ, étant sur la terre quoique Dieu, était crucifié, peiné, et le reste qu’Il a porté, aussi une telle âme jouit de Dieu et a Dieu en croix et souffrances. Je dis plus : toutes les âmes n’étant pas en tout semblables, elles n’ont pas toutes des croix et des souffrances. Il y en a dont la vie est assez commune. Cela n’importe : ayant Dieu, le moment de ce qu’elles ont à faire ou à souffrir, ou, pour mieux dire, leur moment, leur est Dieu véritablement, quel qu’il soit, car nous ne devons jamais ajouter ni ôter à l’ordre de Dieu, tel ordre étant ce qui nous est Dieu. Je le dis encore une fois que, si les âmes savaient cet avantage, elles ne cesseraient [437] d’être fidèles, car assurément, étant arrivées à tel degré de trouver Dieu, pour lors la vie présente leur devient infiniment heureuse, car tout leur devient Dieu.
Soyez donc fidèle, et que chaque moment vous soit infiniment précieux pour en faire usage comme je vous l’ai dit : ce qui est infiniment à considérer, car retourner aux puissances, pour peu que ce soit dans cet usage, est une perte sans remède et par conséquent infiniment de conséquence. Remarquez bien que, quand je vous dis que le moment de ce que vous avez à faire et à souffrir devient Dieu et est Dieu à une telle âme qui en fait l’usage susdit, j’entends que tout ce qu’elle a à faire ou à laisser, quelque petit et naturel qu’il soit, comme le travail, la conversation, le boire, le manger, le dormir et le reste d’une vie sagement raisonnable, est Dieu à telle âme et qu’elle doit être et faire ces choses dans les mêmes dispositions sans dispositions, car c’est par état. Vous m’entendez. Et toute âme de ce degré m’entendra assurément. Et comme [438] vous ne faites que commencer, dans plusieurs années vous m’entendrez, Dieu aidant, tout autrement, car telles expressions qui paraissent du grec et de l’arabe sans la lumière divine, quand on y est, paraissent et deviennent si manifestes que le soleil n’est pas si évident ni si clair que ces choses le deviennent aux âmes. On a de la peine et les choses ne sont pénibles que durant le temps que les âmes sont en elles-mêmes. Il est vrai que dans ce temps-là on fait les choses à force de bras et que l’on gagne son pain à la sueur de son visage ! Mais quand on sort de soi et que l’on commence de trouver Dieu, tout devient si aisé si facile et si clair que l’on goûte par expérience la vérité de ces paroles : Mon joug est léger 58.
Je dis cela pour exprimer que ce qui est au commencement obscur, devient facile, quoique en croix, pertes et morts continuelles, telles choses étant le bonheur et la béatitude de la vie présente selon le degré que la divine volonté les donne et les [439] ordonne car, comme j’ai dit, il n’y a que le point et le moment de l’ordre de Dieu qui fasse la vérité et l’excellence de cet état. Or plus la divine volonté donne de croix et autres choses pénibles, plus aussi Dieu est donné excellemment. Mais cette excellence n’est pas dans le choix de l’âme, c’est assez qu’elle soit contente du moment de l’ordre de Dieu, en la manière que les bienheureux le sont dans l’éternité, où un saint bien moindre en gloire est pleinement content de ce qu’il a, sans avoir aucun désir de la sainteté des autres. Ainsi en est-il des âmes qui sont heureusement en Dieu dès cette vie. Elles y sont et y subsistent par l’ordre de Dieu, et c’est assez pour être contentes.
Mais ce divin ordre est infiniment différent, et c’est ce qui cause la distinction et la différence des âmes en Dieu en cette vie. Car ce divin ordre donnant des croix, des souffrances et autres choses pénibles à une âme en un degré plus relevé qu’à une autre personne qui est par ordre de Dieu dans une vie plus [440] douce, elle est aussi plus en Dieu que l’autre, et participe plus excellemment à Sa divine Majesté, mais le choix d’avoir plus de croix ou d’être d’une sorte ou d’une autre ne dépend aucunement que du divin ordre. Car pour peu que l’on y change, soit en augmentant ou en diminuant, ce n’est plus ordre de Dieu : ainsi ce n’est plus Dieu à une telle âme mais bien chose sainte et vertueuse. Et ainsi il faut conclure qu’il n’y a purement que le divin moment de l’ordre de Dieu sur l’âme, quel qu’il soit, qui lui soit Dieu : tout le reste, si saint qu’il puisse être, est vertu ou sainte pratique, mais non essentiel.
De là vous voyez la conséquence d’être fidèle en tout pour non seulement ne point perdre un moment de l’ordre de Dieu sur l’âme, quel qu’il soit, mais aussi pour s’y perdre et s’y abandonner sans réserve, car pour peu que l’on rabaisse ce divin ordre, on déchoit autant de Dieu que l’on y est infidèle.
Tout ceci, qui paraît, je m’assure, difficile à comprendre aux [441] âmes qui ne sont point éclairées de la divine lumière, est cependant si facile que le soleil n’est pas plus clair ni facile à voir à nos yeux corporels que ceci est facile à voir aux âmes éclairées de la foi en ce degré d’avoir commencé à trouver Dieu. Que cette divine lumière de foi en commencement de sagesse éclaire l’âme d’une pauvre paysanne, elle la rendra capable de voir et d’entendre de telle manière ce divin mystère (si caché aux sages du monde, quoique éclairés de la doctrine de l’école) qu’elle verra ces choses plus clairement que nos yeux ne voient les objets par le moyen de la clarté du soleil, qui nous est si naturelle et par laquelle nous voyons très facilement et agréablement. Mais en vérité, c’est encore ici tout autre chose, non seulement par la beauté que la divine lumière découvre en Dieu, mais encore par la manière facile, aisée et naturelle, s’il faut ainsi parler, avec laquelle elle donne Dieu, et en Dieu toutes choses. Car la lumière [442] du soleil est bien un moyen par lequel notre œil voit autant que sa capacité s’en sert, mais non en donnant la capacité même, et de plus elle n’a ni ne fait voir ce qu’il découvre par sa clarté, que hors de lui, dans l’objet que vous regardez . Mais pour ce qui est de la lumière essentielle, lumière de foi en commencement de sagesse, non seulement elle fait voir les choses en vérité, mais encore elle est elle-même la capacité même, nous la communiquant et nous la donnant : si bien que l’âme qui en est honorée, voit autant que sa lumière est forte et pure, et non autrement, sa lumière lui donnant et lui étant sa capacité, dans laquelle elle voit et jouit de ce que cette divine lumière, qui lui est Dieu, lui découvre volontairement, non en objets et objectivement, mais en Dieu, où toutes choses ont vie et font la vie.
Dans le commencement que cette divine lumière éclaire et lorsque l’âme par conséquent commence à voir de cette façon, elle est [443] fort surprise, n’étant pas son ordinaire manière de voir. Et elle ne croit rien voir car ceci est ténèbres à l’égard de l’âme. Mais quand elle est fidèle à mourir à soi et à sortir de soi en se quittant soi-même, pour lors elle voit et entend peu à peu ce secret qui ne se peut jamais voir ni découvrir que quand on est hors de soi et qu’autant que l’on tombe dans le rien de soi.
C’est ce qui fait que cette manière d’être et de voir n’est jamais propre à notre vue ni à notre propre être, mais qu’elle est très facile quand nous perdons tout notre propre pour être vivifiés et éclairés par un principe vivifiant, qui est cette lumière de foi en sagesse divine. Et ceci est cause que l’âme qui commence à goûter et jouir de cette admirable lumière hors de soi, n’a pas de cesse que peu à peu elle n’en soit absolument sortie. C’est pourquoi afin de lui correspondre, elle tâche peu à peu et sans relâche de se simplifier et de se dénuer de tout ce qui lui est propre, soit en actes, [444] intentions, pratiques et autres choses, afin de s’ajuster de son mieux à cette divine lumière, qui lui devient toutes choses en toutes les choses qui lui arrivent et qui lui sont vraiment Dieu, dans Lequel elle trouve tout par une correspondance qui lui donne la vie, et qui lui est vie : si bien que non seulement tout ce qu’elle a à souffrir et ce qui lui arrive lui est Dieu, et par conséquent vie et toutes choses en Dieu, mais tout ce qu’elle a à faire dans son état, soit petit ou grand, soit travail ou prières, tout lui est et devient Dieu d’une manière qui la vivifie admirablement. Si elle prie même vocalement, soit en disant les prières d’obligation comme les prêtres le saint Office, soit comme les séculiers [en disant] les prières de dévotion, sans s’appliquer à des intentions ou autres dispositions, toutes telles prières lui sont et deviennent vraiment Dieu. Tout de même quand elle est en oraison, elle est en Dieu, et Dieu lui devient son oraison même, quoique très souvent il ne lui paraisse que des obscurités et des distractions dans les sens. [445]
Ce divin ouvrage se fait et est seulement dans le centre de l’âme ; parfois aussi il en peut rejaillir dans les puissances. Mais il faut être arrivé dans un degré d’une très éminente communication pour que ce qui rejaillit dans les puissances lui soit Dieu. À la suite, cela est, même ce qui en rejaillit dans les sens, mais il faut être encore plus avancé. C’est pourquoi dans le degré dont nous parlons, ce mystère et cette grâce ne se passent et ne s’opèrent que dans le centre de l’âme où est Dieu et où Il opère en Lui-même, car cette partie de l’âme a cette capacité d’être et de se perdre en Dieu sans qu’aucune créature y puisse entrer. C’est là où se font les grands ouvrages, et c’est là où l’âme a la capacité d’être et de devenir tout ce que Dieu veut. C’est là où elle cesse d’être elle-même, perdant son propre 59, étant et vivant en Dieu, quoique son être ne se perde jamais réellement, mais bien par une désappropriation qui, la faisant tomber dans le néant, la fait être en Dieu véritablement. [446]
Ce que je viens de dire des prières est aussi véritable généralement des actions, et cela jusqu’à la moindre de celles qui sont de l’état et de la condition de cette heureuse créature tombée dans le néant d’elle-même. Ce qui est cause que telles créatures sont et deviennent infiniment fidèles à la moindre action ou circonstance d’action que Dieu veut d’elles dans l’état où Dieu les a mises, sans s’amuser à voir et regarder telles actions en elles-mêmes pour en faire la distinction par leur excellence propre, telles actions en telles âmes ne prenant leur excellence que du principe d’où elles viennent. Et comme ces âmes sortent d’elles-mêmes par la mort de leur propre, Dieu en devient vraiment le principe, et ainsi l’excellence et la grandeur, si bien que la moindre [action] leur est Dieu même. Un pauvre artisan travaillant à sa boutique et honoré de cette grâce a aussi bien Dieu, et chaque petite chose qu’il fait dans son travail lui est autant (ou davantage) Dieu que l’action la plus grande [447] et la plus éminente d’un autre état, pourvu que le principe soit plus excellent, c’est-à-dire qu’il soit plus hors de soi-même et plus perdu en Dieu. Car c’est de ce principe, et du plus et du moins en ce principe, que la grandeur des actions des différentes personnes de ce degré de grâce et de lumière de foi essentielle, prend la différence et non des choses en elles-mêmes. Ce qui trompe quantité d’âmes, lesquelles ne sachant ce secret mesurent toutes choses selon la grandeur et la sainteté qu’elles ont en elles-mêmes, et ainsi ne travaillant pas à mourir à soi pour trouver ce divin principe, elles demeurent toujours à chercher d’autant plus avidement les choses que plus elles leur semblent grandes et saintes en elles-mêmes. […]60.
Je serais bien confus d’être si longtemps sans vous répondre61, si Notre Seigneur n’était par Sa bonté ma caution. En vérité Il me détourne tellement des créatures que j’oublie tout, volontiers et de bon cœur. Ce m’est une corvée étrange que de me mettre la main à la plume, tout zèle et toute affection pour aider aux autres m’est ôtée, il ne me reste que le mouvement extérieur : mon âme est comme un instrument dont on joue ou, si vous voulez, comme un luth qui ne dit ni ne peut dire mot que par le mouvement de Celui qui l’anime. Cette disposition d’oubli me possède tellement, peut-être par paresse, qu’il est vrai que je pense à peu de chose, ce qui fait que je suis fort consolé qu’il se trouve des serviteurs de Dieu pour aider aux autres afin que je demeure dans ma chère solitude en silence et en repos. Ne vous étonnez donc pas que je sois si longtemps à répondre à vos lettres.
Pour commencer de le faire, je vous dirai que le Bon Dieu vous ayant donné le désir d’être toute à Lui, vous n’y arriverez que par les sécheresses, les pauvretés et la perte de toute chose : cela est bientôt dit mais non pas sitôt exécuté ! Cependant il faut mettre la main à l’œuvre et aller par où Dieu vous conduit de moment en moment et vous verrez par [27] expérience qu’Il ne manquera de vous donner des sécheresses. Quand cela sera, supportez-les, car par là on arrive à ce que Dieu veut de l’âme. Vous verrez aussi que selon votre fidélité Dieu ne manquera jamais à vous donner des occasions à vous perdre à vous-même, aux créatures, et même à ce qui vous paraîtra être de Dieu à quoi vous pourriez vous arrêter et qui pourrait vous empêcher d’avancer davantage vers Lui.
Ne vous étonnez donc pas si vous vous voyez fort obscure, incertaine et sans avoir rien de Dieu qui vous console et qui vous donne des marques qu’Il vous aime et que vous L’aimez. Tout cela doit être reçu et non désiré et, si l’âme n’a rien et qu’il paraisse absolument qu’elle sert Dieu à ses dépens et sans consolation, tant mieux, car cela est plus avantageux pour rencontrer plus promptement Dieu. Il faut faire avec fidélité ce que Sa bonté désire de vous, soit pour votre oraison, soit pour la présence de Dieu dans le jour et la pratique des vertus dans l’état où Il vous a mise. Tout cela se doit pratiquer et exécuter sans rien attendre, soit lumières ou goûts ; et de cette manière, un jour vaudra mieux qu’une année où l’on nourrit la nature par la lumière et les goûts que l’on se procure adroitement.
J’ai bien de la consolation de ce que vous avez changé de conduite pour votre ménage et pour Monsieur votre mari. On se trompe très souvent sur ce sujet par une fausse ferveur et l’on ne fait point usage d’un moyen de mort qui est infiniment précieux. Vous savez ce que je vous ai dit sur cet article. Je dis de plus que la divine Providence vous ayant liée à un ménage [28] et à un mari, désire que vous vous serviez de telles providences pour mourir souvent à vos saints projets et à vos dévotions, car agir de cette manière, c’est quitter une chose sainte pour le Dieu de la sainteté. Et, en vérité, quand les providences de notre état quelles qu’elles soient sont bien ménagées, c’est le chemin raccourci et c’est trouver Dieu par Dieu même. Il est vrai qu’il n’y a rien de plus commun, il n’y a cependant rien de plus caché. C’est le mystère de Jésus-Christ et que Jésus-Christ seul peut révéler. Et voilà pourquoi un Dieu Sauveur des hommes est et devient un pauvre enfant, ensuite un pauvre garçon selon l’état et la condition dans laquelle la divine Sagesse l’avait mis, Le faisant naître fils de la sainte Vierge et de saint Joseph en apparence. Ô qu’il y a de profondeur en cette conduite ! Et jamais une âme n’arrive à un état surnaturel et à la divine source d’eau vive que par la fidèle pratique de son état et condition, ce qui insensiblement surnaturalise tout en elle et rend tout ce qu’elle fait comme une eau qui coule d’un rocher.
L’âme ne peut comprendre comment une vie si stérile de ferveurs et si dépourvue de grandes actions et avec une dureté qui tient de l’insensibilité de rocher peut donner une eau si claire et cristalline. Cependant jamais les choses ne seront autrement, soit dans le monde ou dans la religion, puisque ce qui n’est pas de cette manière, soit dans l’un ou l’autre état, nourrit secrètement la propre volonté, la suffisance et l’orgueil, et ainsi tarit peu à peu la grâce, quoiqu’il paraisse que l’on soit animé de ferveur et de zèle ; et tout au contraire, la mort causée et opérée par le mystère caché de notre [29] condition, en nous étranglant cruellement et impitoyablement par la perte de tout ce que nous voulons et désirons, nous insinue la grâce et nous fait participants d’une secrète vie divine que l’âme ne peut presque jamais découvrir en elle, Dieu par Sa bonté suspendant toujours la lumière afin que la mort et la croix cruelles fassent mieux ce que Dieu désire.
Ne vous étonnez pas si je vous parle de cette manière. Vous avez vécu jusqu’ici en enfant avec bien des ferveurs et lumières.
Mangez incessamment de ce pain en vous laissant dévorer aux providences qui vous seront toujours heureuses pourvu que vous soyez fidèle à les souffrir et à tout perdre. Lisez et relisez souvent ceci car c’est le fondement de ce que Dieu demande de vous. Et puisque Dieu vous donne le mouvement de vous servir de moi et qu’Il veut que je vous aide, je le ferai tant que votre âme travaillera sur le fondement que je vous donne, car à moins de cette fidélité et de ce courage mon âme ne pourrait avoir de lumière pour vous parler et assister.
Sur ce que vous me dites en votre dernière lettre :
(1) Vous devez observer que si le Bon Dieu vous donne des lumières ou des instincts sur les mystères du Temps [liturgique], vous pouvez vous y appliquer par simple vue et recevoir de Sa bonté ce qu’il Lui plaira de vous donner ; et si votre âme n’a aucun désir de cette application il ne faut que continuer votre simple occupation.
(2) Continuez votre oraison quoique obscure et insipide. Dieu n’est pas selon nos lumières et ne peut tomber sous nos sens.
(3) Conservez doucement ce je ne sais quoi [30] qui est imperceptible et que l’on ne sait comment nommer, que vous expérimentez dans le fond de votre âme ; c’est assez qu’elle soit abandonnée et paisible sans savoir ce que c’est.
(4) Quand vous êtes tombée dans quelque infidélité, ne vous arrêtez pas à la discerner et à à y réfléchir par scrupule mais souffrez la peine qu’elle vous cause, [ce] que vous dites fort bien être un feu dévorant qui ne doit cesser que le défaut ne soit purifié et remédié.
(5) Pour la douceur et la patience, elles doivent être sans bornes et sans mesures. Souffrez tout ce que la divine Providence vous envoie avec fidélité. Pour le manger vous avez assez de prudence et ne vous mortifiez pas trop en vous en privant car vous en avez besoin.
(6) Pour les pénitences, la meilleure que vous puissiez faire est de les quitter ; mais au lieu de cela, ayez une grande exactitude à tout ce que je viens de vous dire : le temps des autre pénitences est encore bien loin.
(7) Soyez fort silencieuse mais néanmoins selon votre état, c’est-à-dire autant que la bonne conduite vous le marque, en observant ce que vous devez à un mari, à vos enfants et à tout votre ménage, ce qui est un devoir indispensable.
(8) Ce que vous me dites est très vrai que vous êtes bien éloignée du but : prenant bon courage en mourant à vous, vous y arriverez mais non sans peine et grand travail. Pourvu que vous soyez fidèle, je ne vous manquerai pas au besoin pour vous aider à vous approcher de Dieu promptement.
(9) Vous expérimenterez très assurément que plus vous travaillerez de cette manière, [31] plus vous vous simplifierez et demeurerez doucement et facilement auprès de Dieu durant le jour quoique dans l’obscurité : au lieu de vous nuire, cela vous y servira. Perdez autant que vous le pourrez toutes les réflexions en vous abandonnant à Dieu.
(10) Quand vous avez fait des fautes et que vous y avez remédié de la manière que je vous ai expliquée ci-dessus, ne vous mettez point en peine si vous les oubliez, et au contraire oubliez-les par retour simple à Dieu sans faire multiplicité d’actes.
Je suis tout à vous en Notre Seigneur.
Je me réjouis que votre voyage se soit bien passé62 et que vous soyez de retour. Je vous assure que la solitude fait respirer tout un autre air que le monde. L’air du monde non seulement est infecté en plusieurs manières mais encore il n’a nul agrément, comparé à celui de la solitude où l’on goûte en vérité le printemps et une sérénité qui contient le goût de Dieu. Dieu seul est le printemps de la solitude et c’est là qu’on le goûte.
Il est vrai qu’avant que cela soit et que l’âme ait le calme, le désembarrassement et le reste que Dieu communique en solitude, il faut peiner et travailler, la nature se vidant d’un million de choses qui empêchent l’âme de goûter à loisir cet air doux et agréable d’une solitude calme et tranquille qui à la suite lui est vraiment Dieu : car qui fait cette solitude si [313] belle, si sereine, si douce et si agréable, sinon Dieu, qui se donnant à l’âme et l’âme L’ayant trouvé elle le goûte et en jouit comme nous jouissons de l’air agréable du printemps, de la beauté des fleurs, de leur odeur plaisante et de tout le reste.
En vérité les créatures, et le soi-même encore plus, sont un vrai hiver à l’âme qui y habite, et quand l’âme trouve Dieu, elle trouve le printemps en toute manière par la solitude et l’éloignement du créé en repos et cessation de tout. Je vous avoue qu’un je ne sais quoi me fait soupirer, avec patience et sans désir, après l’entier dégagement de la manière que Dieu le voudra. Je l’espère par le règlement de toutes choses qui sont, Dieu merci ! en Sa main, et si je me vois une fois en ce printemps de la solitude, qui que ce soit ne me raccrochera, avec l’aide de Dieu…
Je vous avoue que les choses de la terre, les dignités et les grands biens sont une pauvre affaire. N. avec tous ses biens est peut-être bien empêché. Les biens modérés ne sont bons en cette vie que pour être des murs afin que les créatures ne viennent pas inquiéter les personnes solitaires que Dieu n’appelle pas au grand don de pauvreté. Mais en vérité il faut que cela soit bien modéré puisque, quand il y en a plus qu’il ne faut, cela fait toujours un autre tracas et embarras. Heureuses les âmes qui ont le don de la pauvreté absolue, car par là elles ont l’entière solitude sans aucune crainte. Mais c’est une chose que j’admire de loin, me contentant de ma petite grâce et de ma petite solitude. Car selon ce don de pauvreté la solitude est grande. Pauvreté de biens, d’amis, [314] de créatures : voilà la grande solitude, à laquelle je ne prends part que selon le don de Dieu à mon âme.
Je prie Dieu de vous y donner part et de vous faire bien entendre le grand bruit des créatures, du soi-même et généralement du créé. Mais cela ne sera que goûtant la sérénité, le repos et le plaisir de cette agréable solitude. Comme j’en parle, l’une découvre l’autre et sans y penser. On se trouve entrant en cette solitude comme une personne qui serait dans le milieu de Paris les yeux fermés et les oreilles bouchées, qui, en ouvrant les uns et les autres, est fort surprise du tumulte et de l’embarras qui se découvre. « Eh ! mon Dieu ! dit l’âme, où étais-je ? je ne voyais ni entendais cet effroyable chaos, mais retrouvant mes yeux et mes oreilles par le don de la solitude en Dieu, je vois tout autre chose. Cependant un doux contentement, une tranquillité admirable, un éloignement du créé et généralement une satisfaction par une jouissance de toutes choses ayant perdu toutes choses, me fait goûter le printemps dans la solitude. »
Voilà quelque petit crayon de ce que la divine lumière en cette solitude donne peu à peu à chacun selon sa capacité et ainsi en n’étant rien elle est toutes choses et en ôtant tout elle donne tout. Et c’est pour cet effet que Jésus-Christ dans tous les états de sa vie a toujours été solitaire et a opéré tous Ses mystères en solitude. Prenez-y garde, ce serait un détail agréable à voir ; mais vous le pouvez facilement observer dans chaque mystère. Je prie Notre Seigneur qu’il vous donne une sainte année.
Je ne manquerai pas, Dieu aidant, d’aller à Notre-Dame de la Délivrance et de faire la neuvaine que je commencerai la veille de Noël. Je vous prie de dire à N. que le mal a cela, tout de même que les croix, qu’il contient en soi l’oraison et les applications à Dieu, qu’il les faut faire seulement selon que l’on voit que le mal le requiert pour ne pas s’intéresser, que l’ordre de Dieu demande seulement en ce temps l’abandon, la paix et le silence pour souffrir en ces dispositions avec quelques retours amoureux, non par acte, mais par abandon et par état : ce qui retranche insensiblement la corruption de la nature, qui flue aussi bien en [305] ce temps-là qu’en un autre, spécialement quand l’âme ne se tourne pas vers Dieu selon son biais et selon le dessein de Dieu sur elle. Il faut donc retrancher prudemment tout ce que l’on peut voir qui pourrait incommoder, car la foi supplée à tout et contient toutes les opérations extérieures et fait que l’âme étant dans sa disposition privée soit d’oraison soit de communion, les retrouve éminemment en ce qu’elle souffre ou fait par ordre divin, qui est souvent plus efficace non seulement pour produire la grâce mais pour détruire les défauts, par la raison qu’étant dans le divin ordre chaque chose manifeste les défauts qui sont en l’âme par la pratique et expérience. Je ne sais si vous m’entendrez et elle aussi.
Je vous ai tant parlé de la petitesse et comment vous la devez pratiquer qu’à moins d’une lumière actuelle pour cet effet précisément je ne puis vous en dire davantage. Peut-être le divin enfant m’en donnera-t-il quelque chose à Noël. Mais lisez et relisez mes lettres et vous y trouverez plus que vous ne croyez, la divine lumière y ayant été car la divine lumière qu’elle contient tout et dit tout selon la disposition des yeux qui la voient, et en vérité elle a tant été pour vous et pour N. que j’en suis étonné.
Sachez que jamais vous ne trouverez rien que dans l’Enfance et que là vous trouverez tout : ce sera votre trésor. Cette Enfance dit simplicité, joie en docilité d’un enfant, si bien que, pour que cela soit et que cette divine lumière qui vous est propre soit avec étendue selon l’ordre divin, il faut que la nature meure à tant de choses : précipitations etc. et enfin [306] que vous tâchiez de vivre toujours en esprit. Rien ne vous fera entrer dans cette divine lumière d’enfance qui vous est propre que la foi qui retranche l’usage des sens élevant l’âme en esprit. C’est dans cet esprit de petitesse que vous pouvez trouver seulement la solidité et la confiance. Au contraire, cela n’étant pas, votre esprit est toujours comme un oiseau sur la branche en avidité et en recherche. Enfin, sachez que tout de même qu’un enfant ne peut jamais trouver que son malheur dans sa propre volonté, sa volonté n’étant pas accompagnée de sagesse, jamais aussi vous ne trouverez rien en votre propre volonté, et au contraire par la divine conduite vous trouverez la divine Sagesse dans la soumission aveugle à la volonté d’autrui. Remarquez cela pour toujours.
Il faut non seulement que vous preniez garde par la lumière divine aux choses qui accompagnent l’état d’Enfance de Jésus-Christ, comme la pauvreté, l’abjection et le reste, mais [aussi] à ce qui le constituait qui était cette petitesse d’un enfant, ce manque de volonté et de conduite et tout le reste qui constitue l’enfance, car c’est en cela qu’est le fond de la lumière et Sagesse divine, sans quoi vous n’aurez jamais l’état d’Enfance en vérité. Ceci est fort et il y aurait infiniment à dire étant d’une lumière très grande. Appliquez-vous à chaque parole, non pour en prendre l’écorce mais pour en puiser avec l’âme de la divine lumière le fond et l’essence, car c’est en cela que consiste l’Enfance divine pour vous ; et si vous pouviez perdre heureusement votre volonté pour une autre que Dieu vous a choisie, [307] vous trouveriez par là la divine Sagesse et vous ne le ferez jamais autrement.
Par là, la divine Sagesse vous donnera la pauvreté, l’abjection et le reste de ce qui accompagne l’Enfance ; et jamais rien de cela ne vous viendra qui soit effet de la divine Sagesse que par perte de volonté, de conduite, et en vous laissant conduire par autrui comme un enfant. Autant que cela arrivera, autant vous entrerez dans votre grâce ; cela manquant rien ne viendra, et cela est si vrai qu’au cas que vous soyez fidèle et que vous quittiez le passé pour entrer dans cette grâce, Dieu ne manquera pas jusqu’au dernier moment de votre vie de vous donner un homme qui par son ordre aura effet de grâce sur vous, et quand cela ne sera pas ce sera une marque que vous ne serez pas fidèle à votre grâce. Quand Jésus enfant ou plutôt quand l’état de l’Enfance de Jésus eut cessé, Saint Joseph est mort. Sans y penser, en écrivant, la lumière est venue abondamment.
Prenez, au nom de Dieu, garde à votre grâce et aux renouvellements intérieurs qui la marquent car ils sont vrais comme je vous l’ai mandé. Faites application forte à ce qui constitue essentiellement votre état et par où vous doit par conséquent venir la lumière et la grâce qui sera la mère qui engendrera le reste, je veux dire les accompagnements de la Sainte Enfance. Vous n’aurez d’oraison que par là, et tout le reste vous y sera communiqué. Omnia bona mihi venerunt pariter cum illa, et innumerabilis [b]onestas per manus illius 63.
Je vous aurais écrit pour vous consoler et pour vous dire deux ou trois mots de la disposition où vous deviez être selon votre grâce dans votre mal : vous m’avez prévenu, [ce] dont je vous remercie et dont j’ai bien de la consolation.
Pour répondre à la vôtre, je vous dirai que pour l’ordinaire le grand effet de grâce que Dieu prétend en donnant des maladies aux personnes qui sont amoureuses de la sainte oraison et qu’il destine pour l’union en simplicité de foi est de les dénuer par là peu à peu et de leur ôter un million d’appuis que la nature ne quitterait jamais. Souvent même quand les âmes sont fortes, Dieu se plaît en cet état de les mettre en telle déréliction et tout ensemble de laisser leur pauvre nature comme des chevaux échappés sans être domptés ni arrêtés par rien, car, comme en ce temps le corps étant affaibli il ne leur reste nulle correspondance ni force, ainsi sont-elles du côté de Dieu et de leur part aussi dénuées de toutes choses aperçues, oubliant tout à la réserve des douleurs qui les pressent et d’un million d’instincts naturels qui les tourmentent.
Quand les âmes ne savent pas le secret divin et qu’elles regardent naturellement leur mal, attribuant seulement cet affaiblissement et cette pauvreté intérieure au mal qui naturellement [309] affaiblissant le corps diminue la vigueur de l’esprit, elles se tourmentent et souvent elles se font du mal et, bien plus, elles perdent tout le dessein de Dieu par telle maladie, ne faisant ni l’un ni l’autre, c’est-à-dire ne correspondant pas à Dieu par leur activité car elles ne le peuvent, et ne faisant pas usage du mal, se contentant de la bonne intention qui le souffre par pénitence ou autre motif au lieu de s’unir au dessein de Dieu qui dénue, fait perdre et prive de tout, non seulement des précédents exercices mais encore de toute correspondance. Si bien que, si l’âme fait application, la maladie est une merveilleuse grâce pour dénuer et faire tout perdre afin de conduire et traîner l’âme insensiblement et sans s’en apercevoir dans l’abîme de Dieu, pourvu que dans le mal la pointe du cœur soit seulement vers Dieu en abandon : je le veux, je suis à vous, faites comme il vous plaira. C’est donc l’abandon unique, en repos et paix, perdant tout soin de ce que l’on est ou de ce que l’on devient, qui est la grande correspondance au dessein de Dieu dans les maladies des âmes où la foi a bien commencé. Car les âmes qui ne sont pas là doivent prendre leurs motifs et s’aider de la vigilance pour la pratique de la vertu. Et ici le repos et l’abandon fait pratiquer toute vertu dans le mal quand l’âme est fidèle selon que je dis.
N’avez-vous jamais pris garde, sur le bord de quelque rivière, comment elle entraîne à son gré par son mouvement propre quelque morceau de bois qui flotte dans l’eau : il ne fait rien et il fait tout car il se laisse aller au gré [310] de l’eau qui le porte insensiblement jusqu’au plus profond de la mer 64. Voilà l’exemple d’une âme qui correspond en simple abandon au vouloir divin dans le mal, lequel supplée et contient pour lors tout exercice, de telle manière que souvent même on les perd ; mais encore toutes les lumières, tous les goûts, et tout ce que l’on savait des voies de Dieu s’efface, devenant dénué de tout.
Quand l’âme a été bien fidèle de cette manière, les forces revenant peu à peu en l’esprit, et l’esprit se dépêtrant de la faiblesse comme d’un bourbier où il était abîmé, s’il n’y prend garde il devient fort actif et ainsi il se trouble. Mais il y faut prendre garde et continuer doucement son simple abandon en repos et en nudité trouvant là toute la simple et sainte multiplicité des divins mystères de Jésus-Christ par les saintes fêtes jusqu’à ce que le corps et l’esprit soient entièrement fortifiés et capables d’agir. Et vous remarquerez que, comme la main de Dieu par la maladie vous a dénuée et fait trouver tout en votre simple repos et abandon perdu, l’activité revenant par la main de Dieu, sans précipitation de votre part, vous retrouverez la sainte et féconde multiplicité des divins mystères avec bien de la grâce.
Il faudrait du temps pour vous parler de tout cela. Seulement je vous prie de vous faire souvent lire et relire ceci et vous y trouverez votre affaire. Ceci est fondé sur un grand et infaillible principe de la foi qu’il n’y a rien de naturel pour les âmes qui sont assez heureuses de vivre en foi, et qu’encore que les choses arrivent naturellement, tout est divin et [311] conduit par l’infiniment sage Providence. Si bien qu’il ne faut jamais rien regarder naturellement mais tout divinement, soit les maladies ou le reste qui nous arrive, tout étant pour la perfection de l’état où nous sommes, spécialement les âmes étant dans quelque simplicité de foi par vocation. D’où vient que quand une âme qui a déjà quelque commencement de cette grâce serait tellement avancée en âge que la vieillesse commencerait à l’affaiblir je ne doute point que cette faiblesse aussi bien que la maladie ne contribuât à la simplifier davantage, quoiqu’elle soit une cause naturelle, mais qui devient divine par le commencement de cette grâce surnaturelle et divine de simplicité ou de foi.
Vous dites fort bien que dans ce repos et dans cet abandon où l’âme perd tout soit du côté de Dieu ou d’elle-même, à la réserve de son nu abandon, elle a une délicatesse de conscience plus grande qu’auparavant quoiqu’elle ait moins et qu’elle fasse moins. Cela vient de ce qu’elle est plus purement et plus nuement sans son secours abandonnée à Dieu, et ainsi Dieu est son sensible, y ayant moins de naturel. Cela est certain, et c’est le moyen le plus solide et le plus infaillible pour connaître quand la privation, le dénuement et la simplicité sont de Dieu ou par une paresse naturelle. Car s’ils sont de Dieu, le sentiment devient délicat à cause que Dieu y devient le sensible de l’âme, qui ne peut rien faire de mal sans Le bien sentir ; et au contraire, s’ils ne sont pas de Dieu, mais par une intervention de l’âme, l’âme devient hébétée et aveuglée à ses défauts, à cause que, bien qu’il paraisse à l’âme qu’elle ne fait rien [312], cette paresse est multipliée secrètement et éloigne par conséquent de Dieu.
Prenez courage, demeurez comme Dieu vous met ; et à mesure que vos forces reviendront, reprenez simplement et en abandon vos petits exercices selon que votre cœur s’y trouvera porté et que l’ouverture par la lumière divine vous en sera donnée. Voilà une grande lettre que je prie Notre Seigneur de vous faire comprendre, car elle est d’infinie conséquence. Je suis à vous de tout mon cœur.
J’ai de la consolation que vous vous portez mieux. Tâchez de vous appliquer à ce que je vous écris, car c’est votre affaire et vous devez agir comme je vous le mande. Toutes ces pauvretés que vous me dites et que vous me direz encore sont une aide pour vous perdre et vous laisser en plus grande perte. Il faut y faire de votre mieux en tâchant avec abandon de vous corriger, mais quand la vue et même l’expérience de ces misères vous accable, il faut vous relever, non par force mais vous calmant et vous abandonnant. Si vous pouviez une fois bien comprendre cette leçon, vous seriez heureuse car vous remédieriez à vos défauts et vous arriveriez au même temps où Dieu vous veut qui est la mort de vous-même.
La corruption n’est-elle pas le principe d’une autre génération ? Ne voyez-vous pas qu’il faut qu’un oignon de tulipe pourrisse avant qu’il produise ? Comment se vider de la plénitude, de l’estime de soi, de la suffisance, de l’orgueil et de la promptitude qu’en voyant et expérimentant ce fumier ? Mais le malheur est quand l’âme ne se sert pas de ces vues et expériences en paix et abandon pour s’en défaire en cessant ou défaillant et non en opérant. Vous ne cesserez jamais de voir et d’expérimenter ces pauvretés jusqu’à ce que vous preniez ce procédé comme il faut et qu’ainsi [316] vous deveniez petite par ces vues comme une fourmi, non en vous décourageant mais en vous unissant à Jésus-Christ qui prend plaisir d’être dans un cœur et d’en prendre possession quand il est vraiment humilié.
Travaillez donc doucement et simplement comme je vous ai dit et écrit tant de fois, faisant oraison et étant fidèle à chaque moment, et laissez travailler Notre Seigneur chez vous par vos pauvretés et par le fond de corruption qui se découvrira encore bien plus. C’est une chose admirable que ces vues étant dans un cœur humilié et doucement tranquille par l’ordre de Dieu, l’on trouve dans cette pauvreté et dans ce bourbier Jésus-Christ, et qu’au contraire se forçant par une secrète suffisance qui fait que l’on se veut remplir de vertus, pensant que ce soit un remplissement secret de Jésus-Christ, l’on s’éloigne de Lui.
Heureuse l’âme qui pourrit et pourrit encore un million de fois, car, pourrissant en paix et en abandon, elle germe à la suite ! Mais le tout est de faire ce que Dieu vous laisse à faire en cet état et de souffrir ce qu’Il veut faire Lui-même. Il veut, comme je vous viens de dire, que vous fassiez de moment en moment ce qu’il y a à faire et Il veut que vous souffriez en abandon ce que vous ferez.
Je prie Notre Seigneur qu’Il vous donne lumière car voilà le fond de votre conduite. Si vous aviez entendu le secret de Jésus-Christ incarné, vous auriez marché à grands pas et peut-être ne l’auriez-vous pas pu, votre nature étant trop forte dans son commencement. Je crois de plus que ce défaut passé vous servira encore infiniment pour pourrir, le portant avec [317] la même disposition que les pauvretés journalières. Soyez pour le passé et pour le présent en abandon paisible, faisant ce que vous avez à faire et à la suite, Dieu aidant, le grain étant pourri il germera, et ce que je vous pourrais dire arrivera ; mais ce ne sera jamais que vous ne soyez pourrie ! Vous m’entendez, car je ne parle point de la pourriture corporelle.
Lisez et relisez ceci, et sachez que jamais vous ne le mettrez en pratique de manière que votre esprit en soit content ; quand cela sera votre pourriture sera achevée et elle commencera à germer. Je ne sais si vous comprendrez ce dernier.
Je vous assure, Madame, que mon âme vous trouve beaucoup en Dieu, et qu’encore que vous soyez fort éloignée, nous sommes cependant fort proches, n’ayant fait nulle différence de votre présence et de votre absence, départ et éloignement. Les âmes unies de [127] cette manière peuvent être et sont toujours ensemble autant qu’elles demeurent et qu’elles vivent dans l’unique nécessaire : là, elles se servent et se consolent aussi efficacement, pour le moins, que si elles étaient présentes, et la présence corporelle ne fait que suppléer au défaut de notre demeure et perte en Dieu.
Assurez-vous donc, Madame, que j’ai et que j’aurai grande joie de vous pouvoir être utile en quelque chose en vous répondant et vous disant en simplicité les petites lumières que Sa Bonté me donnera et que je souhaite vous être fort efficaces. Pour ce qui est de la reconnaissance, il n’en faut point d’autre sinon de se voir et de se trouver en union en Dieu, chacun selon sa manière et son degré ; et là, on se rendra plus que tous les compliments humains ne pourraient nous dire.
C’est la misère présente du monde qui ne fait agir que par les sens et qui tient toute autre manière comme une chose chimérique et non réelle. D’être privé de ses amis et de toutes choses généralement dès que les sens ne les aperçoivent plus, cette manière des sens est l’origine de tant de croix pour les hommes et les rend si misérables dans la vie présente qu’on peut dire sûrement qu’une personne commence d’être malheureuse dès cette vie aussitôt qu’elle naît, et qu’elle ne finit son malheur qu’en mourant, supposé qu’elle soit sauvée. Mais au contraire les âmes qui sont assez heureuses de pouvoir trouver Dieu en soi dès cette vie, commencent leur bonheur dès aussitôt que cette lumière commence, et ce même bonheur va toujours augmentant autant qu’elle leur donne Dieu [128] de plus en plus, jusqu’à ce qu’enfin elles soient en état de pouvoir voir et converser par ce moyen : car assurément l’âme, dans la suite, peut être si bien en Dieu qu’elle y trouve toutes choses et y jouit de tout. Les sens n’ont pas toujours là leur compte, mais, à la suite que la divine lumière qui cause ce bonheur s’augmente, elle les calme et réduit peu à peu à la raison, voyant qu’encore qu’ils ne trouvent pas toujours selon leurs désirs toutes choses, ils ne laissent pas de les avoir plus abondamment sans comparaison que s’ils les avaient par leur moyen. Et ainsi comme Dieu est l’infaillibilité même et le principe de toute fidélité, bonté et amour pour les créatures, ayant le moyen d’en jouir fort facilement, on trouve là sans peine le moyen de se contenter. Il est donc d’importance très grande de mourir peu à peu au procédé des sens, à leurs façons d’agir et à leurs lumières, afin que, se servant de la foi qui nous fait être et demeurer facilement en Dieu et y trouver tout notre nécessaire, nous y trouvions aussi notre joie véritable, et généralement tout ce qui nous manque.
Ceci paraît fort difficile et souvent impossible aux personnes qui n’en ont pas l’expérience et jugent selon les sens, mais en vérité, je ne saurais exprimer combien il [cela] est facile aux âmes qui sont assez heureuses d’avoir le don de la foi et qui ne s’amusent à rien discerner selon les sens, mais bien qui voient tout et jouissent de tout selon la foi. C’est donc là que l’on trouve ses amis et qu’on leur est plus utile qu’en toute autre manière, car en les trouvant on ne laisse pas [129] d’avoir Dieu et de jouir de Lui. Et au contraire, quand on a ses amis et qu’on est occupé par les sens, pour l’ordinaire on est peu en Dieu et on leur est peu utile. Ce n’est pas [le cas lors]qu’ayant trouvé Dieu par la foi, quoique l’on soit avec ses amis et que l’on travaille pour eux avec les sens, on ne laisse pas d’être en Dieu et qu’ainsi ils n’occupent pas mais plutôt renvoient l’âme en Dieu par le petit travail et service qu’on leur rend à cause de la charité qui est exercée.
Il faut bien savoir qu’une âme destinée à arriver en Dieu et à jouir de Dieu en foi de la manière susdite est destinée à la mort et qu’elle peut bien s’attendre incessamment à mourir par toutes choses. Il y a une Sagesse qui accompagne tous les moments de telle âme pour lui faire trouver l’occasion de mourir et des morts en toutes choses : je dis une Sagesse car assurément ce ne sont pas les choses en elles-mêmes qui font mourir au point qu’elles nous causent la mort, mais bien un secret de Sagesse de Dieu qui s’y rencontre et qui nous les approprie si bien que nous trouvons à chaque moment de notre vie que c’est vraiment cela qu’il nous faut pour mourir à nous-mêmes.
Ce n’est donc point pour l’ordinaire les grandes choses qui nous donnent la mort en nous accablant, mais bien un million de petites qui se rencontrent dans notre état et qui semblent fourmiller et naître à l’improviste, si bien que nous ne sommes pas plutôt crucifiés par une qu’une autre succède. Et ainsi il nous paraît (si l’âme est fidèle à sa lumière et à Dieu) que selon que l’âme avance ses démarches, les [130] croix aussi la précèdent et font vraiment le vide que Dieu qui suit ces croix remplit. Car telles croix vont toujours faisant mourir l’esprit et la raison en attaquant un million de petites recherches d’amour propre que nous remarquons bien ensuite à la venue de Dieu, qui faisaient plénitude et qui, par conséquent, l’empêchaient. Tout ce qu’il y a à faire c’est de mourir sans mesure, sans règle, sans ordre. Dans la suite on trouvera que ce procédé de mort par toutes les petites rencontres de notre état et condition faisant beaucoup naître la lumière de Dieu en nous et nous mettant de plus en plus en Dieu, y met ordre et arrange merveilleusement bien ce que nous croyons se gâter et se renverser par les morts et par les croix.
[C’est là] où il faut remarquer que toutes telles croix et morts attaquent toujours puissamment les sens, la raison et par conséquent tout le procédé humain et font par là insensiblement, et comme sans s’en apercevoir, régner magnifiquement la foi au-dessus des sens et de l’esprit. C’est par là que l’âme se dérobe de ses sens, de sa raison et de tout son peuple, je veux dire de ses passions et de ses appétits pour entrer et vivre dans la région de l’esprit ou, pour mieux dire, dans la région de la foi où elle trouve Dieu en vérité et plus facilement que nos yeux ne trouvent le soleil en rase campagne et en plein midi. Mais, ô malheur ! le procédé des sens est si difficilement détruit, et les morts et les croix leur sont si amères qu’incessamment ils attirent l’esprit éclairé de la foi à leur compatir et à s’amuser à ce qui les étourdit.
Soyez donc fidèle, je vous prie, à ne pas laisser passer le moindre moment de ce qui vous arrive par providence parce que chaque moment de mort est infiniment précieux, la vie divine y correspondant. D’abord l’âme est en peine au milieu de ces morts comment elle en usera et comment elle s’en servira. Mais un peu de courage et de patience, et vous trouverez que votre âme s’y ajustera si bien qu’elle y trouvera son bonheur, y trouvant Dieu. N’avez-vous jamais vu travailler à une statue de pierre ou de marbre ? Les premiers coups de ciseau et de marteau qu’on y donne semblent gâter et défigurer cette masse, mais quand à force de coups elle commence ensuite à recevoir quelque figure, pour lors, on remarque avec joie ce que les coups qui suivent font pour former et polir cette statue.
Il est vrai que du premier abord que l’âme entre dans le procédé de la divine Sagesse en mort, ce n’est que comme une confusion, quoique en paix, à laquelle on s’abandonne par une lumière au-dessus de soi, et comme se soumettant à l’ordre de Dieu. Mais à la suite que ces croix et ces morts donnent Dieu, l’âme est [si] surprise du bonheur qui lui vient par ce moyen qu’elle devient paisiblement amoureuse des croix et des morts, d’autant qu’elle remarque par un miracle qu’elle ne comprend pas ni ne peut comprendre que, comme cette statue vient en quelque manière du fond de la pierre, aussi ces morts font rencontrer Dieu ou deviennent Dieu par le fond de l’âme, si bien qu’autant qu’elle meurt autant elle vit et voit pour lors la mort comme source de sa vie. [132] Ce qui fait qu’elle estime infiniment toutes les petites occasions qui lui arrivent, ne pouvant faire aucun choix pour ce qui les concerne et aussi ne pouvant ne les pas recevoir avec un accueil tout plein d’amour quoique souvent insensible. Et ainsi l’âme trouve que tout son bonheur est de se laisser en la main de la Providence pour tout choix, pour toute élection et pour toute sa conduite.
Car les âmes qui sont destinées à mourir de cette manière en foi, doivent tellement mourir à elles-mêmes que dans la suite elles ne voient pas un moment qu’elles doivent choisir pour être d’une manière ou d’une autre, pour être dans un lieu ou dans un autre, pour être d’une façon qu’elles pourraient désirer ou d’une autre. Mais plutôt elles demeureront toujours dans la main de Dieu pour tout et toutes choses leur seront égales. Et au contraire, quand l’âme y a quelque part, il n’en va pas de même. Car toutes choses déchoient autant de leur opération pour donner Dieu à [une] telle âme qu’elles sont dans Son choix et dans Sa volonté.
Oui, mais, me dira-t-on, c’est donc une étrange captivité de n’user et de ne pouvoir user en rien de sa propre volonté ! C’est là au contraire que commence la vraie liberté, et autant que nous sommes en la main de Dieu pour n’avoir que Son unique conduite, autant le cœur se trouve vraiment en liberté.
Si l’âme n’avait expérimenté cet effet admirable de toutes les petites morts et croix de l’état d’une âme en foi, elle ne croirait jamais que telles dispositions pussent arriver à un si sublime état ; cependant il est très vrai et il n’en faut nullement douter. Il est même [133] de grande conséquence d’accommoder peu à peu par la lumière d’autrui les sens et l’esprit à cette divine lumière afin de recevoir de moment en moment toutes les morts et toutes les croix qui arrivent, sans hésiter pour s’en délivrer, en les côtoyant et en se laissant perdre et mourir avant qu’elles le peuvent faire. Car par là, la divine lumière s’augmentera beaucoup et, peu à peu, elle nous fera voir par notre propre fond la vérité que nous découvrons par la lumière d’autrui, de manière qu’à la suite qu’une âme commence de s’avancer en Dieu, elle soupçonne l’accroissement et l’augmentation des démarches de Dieu par les croix et les morts qui lui surviennent, de sorte qu’après plusieurs expériences chaque moment de croix ou de mort lui devient infiniment précieux, ce qui la sollicite à demeurer en pauvreté et perte autant qu’elles sont et subsistent.
Et afin d’expliquer davantage ceci comme une chose fort nécessaire, posons une âme qui soit en Dieu et en lumière divine : une affaire de son état, un embarras, un procès, une faiblesse qu’elle commettra (et ainsi de tout ce qui peut arriver généralement, car je n’excepte rien) y mettant l’abjection et la confusion qu’on peut avoir dans le monde, quelque chose, donc, de pareil lui embarrassera l’esprit, y jettera de l’obscurité et du trouble et un million d’autres effets qui paraissent effacer les traces de Dieu, embourber l’âme en elle-même, la jeter dans les embarras et lui causer un million d’effets tout contraires à ce qu’elle juge lui être nécessaire selon son degré d’oraison. L’âme, désireuse de sa perfection en [134] son commencement, voit tels effets de mort, travaille aussitôt, et même doit travailler pour trouver Dieu et ajuster ce que tels effets ont pu gâter. Mais au degré que j’écris, à telle âme il n’y a qu’à subsister passivement et porter l’effet de la mort en passivité nue tout le temps qu’elle durera, et l’on verra que la pointe de la mort donnera la vie et fera ainsi autant de jour qu’elle a été longue, pénible et renversant tout notre procédé propre et toute notre façon d’agir envers Dieu. Et cette manière dure jusqu’à la fin de la vie, changeant cependant selon le degré de lumière de plus au moins.
Par là, Madame, vous voyez combien vous devez priser chaque moment de mort et de croix de quelque part qu’elles viennent et que vous leur devez donner un favorable accueil dans votre âme. Il est vrai, Madame, que nous avons un grand voyage à faire et dont on ne voit l’éloignement que lorsque l’on est déjà beaucoup avancé dans le chemin, ce long voyage étant d’aller du fini à l’infini, du créé à l’incréé, de l’impur à la pureté même, et enfin de la créature en Dieu. Or quand l’âme commence déjà à sortir d’elle-même et par conséquent à goûter un peu de l’Être infini qui est infiniment au-dessus de la créature et infiniment éloigné de ce qu’elle peut avoir et de ce qu’elle peut goûter, il se fait en elle un certain désir, un instinct inconnu de tout outrepasser et de ne se pouvoir contenter de rien qu’elle ait. Il semble que l’esprit dit toujours en sa course et en s’avançant : « ce n’est point ce que j’ai que je cherche », et qu’il se fait un certain mouvement, [135] inconnu, d’avancer toujours, que l’on a et que l’on n’a rien, que l’on désire tout et que l’on ne désire rien, et qu’ainsi en vérité l’âme est en tout ce qu’elle a pour l’intérieur et en tout ce qui lui arrive comme un voyageur est pour les hôtelleries : il y passe et il y demeure autant que la nécessité le requiert mais non pas pour s’y arrêter, et ainsi il est toujours en mouvement, quoique en repos. Cette disposition de votre esprit est vraiment une touche de Dieu et une disposition certaine de Son approche, laquelle doit augmenter autant que Dieu S’approchera encore davantage . Et même, les âmes qui sont beaucoup arrivées en Dieu et qui ainsi sont au-dessus d’elles-mêmes , ne jouissent jamais un moment de ce qu’elles ont, ne jouissant jamais de Dieu que par ce qu’elles n’ont pas.
Il faut qu’une âme ait un peu d’expérience pour entendre ceci et pour comprendre l’agilité et la course que Dieu imprime en une âme aussitôt qu’Il l’approche de Lui et la met en Lui. Il suffit que je vous assure que cela doit être tel sans plus nous étendre sur cela qui serait de longue déduction, d’autant que cela est inséparable de Dieu et propre à toutes les âmes qui approchent de Dieu et qui commencent d’être en Lui. Si bien que celles qui sont déjà fort avancées en cet Être infini et par conséquent qui boivent abondamment à la source, et sont jugées heureuses parce qu’elles possèdent abondamment les merveilles qu’on leur communique (soit des perfections de Dieu ou des mystères et enfin de la jouissance de cet Être infini), sont cependant les plus pauvres d’autant que, quoiqu’elles aient abondamment [136], elles n’ont rien en comparaison des âmes moins avancées : car leurs sens et leurs puissances ne peuvent rien retenir et il faut par nécessité que cette source qui découle abondamment en elles recoule dans la même source en les faisant recouler elles-mêmes avec autant de vitesse en la même source que ce qu’elles reçoivent est grand. Et ainsi il ne leur demeure rien qu’une agilité bien plus grande pour outrepasser tout et aller en se reposant après cet Être infini qui les attire.
Vous n’avez donc qu’à vous laisser doucement et suavement aller et faire votre voyage, et autant que vous serez nue et déchargée de tout vous serez plus en état d’avancer. Ne rien avoir de cette manière est beaucoup avoir. Courir de cette manière est vous reposer et jouir pour vous remplir quoique en vous vidant et cela en unité et sans que vous ayez rien à craindre, car pourvu que vous vous laissiez aller et que votre âme se laisse mourir de cette manière en courant après Dieu, elle Le trouvera assurément.
J’ai bien de la consolation de recevoir de vos nouvelles et d’apprendre par vous-même le désir que vous avez de votre perfection et de travailler tout de bon à la rectification de tout ce qui n’est point selon l’ordre de Dieu en vous. Je vous assure que je [137] désire de tout mon cœur vous pouvoir être utile à cela qui est capital et qu’il n’y a rien que je ne fasse pour vous y aider.
Votre solitude et l’état libre 65 dans lequel vous êtes présentement ne vous sera pas une petite aide puisque au contraire c’est un très grand secours d’être toujours attentif sur soi-même pour empêcher ces trop grands épanchements de nature sur les choses où notre inclination se trouve trop naturelle.
Les rencontres qui nous contrarient et auxquelles nous avons peine de nous ajuster en mourant à nous, ne nous dissipent pas tant dans nos conditions et nos états comme celles qui rendent nos inclinations trop pétillantes en nous dissipant et nous faisant trop courber vers les créatures. Usez donc du bon temps que vous avez et l’estimez fort cher afin de retourner plus facilement vers Dieu et de vous animer encore davantage à mourir plus efficacement à vos propres inclinations.
Vous avez observé une chose de grande conséquence que, dans l’état où vous êtes, l’oraison et la solitude, soit intérieure soit extérieure, ne vous sont qu’une aide pour vous approcher de plus en plus de Dieu, mais que les occasions où vous avez à mourir, à vous rabaisser et à vous écraser sont l’essentiel et le plus nécessaire que vous devez cultiver et rechercher de tout votre cœur. L’oraison et la solitude sont bien des moyens que vous devez aimer et que vous devez pratiquer, quoique par ordre et par dépendance à tout ce que Dieu demande de vous en votre condition. Mais pour les occasions de mourir et de vous contrarier incessamment plus selon les vues d’autrui [138] que les vôtres, cela ne vous est pas seulement nécessaire mais indispensablement de conséquence. Sans quoi vous erreriez, toujours vagabonde, désirant Dieu et Le cherchant de tout votre cœur sans jamais Le pouvoir trouver, par la raison que votre inclination naturelle et votre esprit sont toujours alertes pour pouvoir se contenter des choses grandes selon leurs inclinations et selon qu’un certain esprit de suffisance et de grandeur leur donne de mouvement. Et comme vous êtes beaucoup naturelle en toutes choses, votre mort est extrêmement difficile et vous ne devez pas vous étonner de sa longueur ni des difficultés que vous trouvez dans les rencontres. Ainsi il est très certain que cette mort est l’essentiel pour votre intérieur et que vous ménageant doucement le moyen d’oraison et de retraite en mourant à vous, vous devez beaucoup espérer d’arriver et d’approcher de Dieu en gagnant Son cœur et en vous ajustant à Ses inclinations.
Ce que je vous dis est de si grande conséquence qu’il est certain que manquant en ce point vous manquez en tout, et que faisant tout le reste sans faire ceci, vous ne faites rien. Au contraire vous faites bien moins que rien, d’autant qu’étant solitaire et travaillant à l’oraison sans une véritable mort, insensiblement on se croit fort avancé et fort intérieur, et dans la suite on trouve qu’on s’est trompé, remarquant ses fautes et ses défauts d’autant que la source en était cachée sous la magnifique apparence de cette oraison solitaire.
Je ne puis m’empêcher de vous dire un mot en passant de l’étonnement où j’ai été [139] souvent de remarquer plusieurs personnes s’appliquant beaucoup , soit aux bonnes oeuvres, soit à la solitude et à l’oraison, et que cependant je ne remarquais point du tout leur avancement et leurs démarches efficaces vers Dieu : au contraire souvent ces choses les approchaient davantage d’elles-mêmes en leur causant quelque estime, quelque distinction dans le monde, quelque hardiesse et liberté auprès de Dieu, et un million d’autres défauts où l’inclination naturelle prenait secrètement sa vie. Et quand, par providence, venant à découvrir ce secret et la cause de ce désordre, elles remarquaient que tout cela venait du manque de mort et d’usage de chaque chose pour mourir, insensiblement elles se sont aperçues que l’oraison et la solitude qu’elles n’ont pas quittées ont eu un autre effet dans leurs âmes, la mort en vraie humiliation étant la vie qui vivifie l’oraison, la solitude et la retraite. Et de cette manière elles ont fort bien jugé que cette mort devait être leur capital et qu’elles devaient se servir de l’oraison, de la retraite et de la solitude comme de moyens divins pour élever insensiblement l’âme à Dieu en la faisant sortir d’elle-même et de ses inclinations, remarquant très bien que cette mort a des yeux perçants pour pénétrer les moindres atomes des imperfections et pour faire échapper tous les pièges dans lesquels l’âme pourrait tomber sans ce moyen, quoique remplie et ornée de tous les autres moyens qui rencontrent tout leur bonheur en elle et par son moyen.
Cette mort donc se sert de tous ces moyens divins admirablement et il faut l’avoir expérimenté pour le bien savoir comme il est. Et [140] lorsque cette mort de soi-même remarque par une raison éclairée qu’il se faut priver de ces divins moyens à cause des empêchements que notre état nous fournit et ainsi que l’ordre divin nous impose pour lors, [cette mort] étant vraiment une Reine et une Souveraine en nous infiniment riche et abondante, elle supplée à tout et fait que l’oraison et la retraite ne pouvant se pratiquer se trouvent merveilleusement en la mort et par la mort de soi-même. De sorte que l’âme expérimente de jour à jour qu’en mourant fidèlement, non seulement elle trouve tout bien mais encore [qu’]elle élève tous moyens divins et tous les exercices de piété de telle manière qu’il n’y a rien qui ne la fasse approcher de Dieu et qui ne fasse un effet en elle merveilleusement efficace pour sa pureté intérieure, [effet] qui la rend non seulement agréable à Dieu mais aussi beaucoup aimable aux créatures avec lesquelles elle est et avec lesquelles elle doit agir.
Cette vraie mort de soi par toutes les petites rencontres de son état est une vraie fonte où l’on prend toutes les figures, et en vérité je puis dire que par ce moyen divin de mort on peut faire plus en un jour que l’on en fait en plusieurs années. N’avez-vous jamais pris garde que ces ouvriers qui jettent en fonte ont bien plus tôt donné la figure à un crucifix ou à quelque autre image que ne font ceux qui les font par le moyen de la sculpture ? Il me semble que cette comparaison est fort juste pour exprimer la manière dont Dieu forme Jésus-Christ en nous par le moyen de la mort à soi-même. Ce [141] moyen divin est vraiment une fonte par laquelle tout ce qui est en nous de raison propre, de propres jugements, d’inclinations naturelles, de passions, se fond et se liquéfie et étant ainsi ajusté par la solitude et par l’oraison, se forme en un Jésus-Christ. Ne mourez pas à vous-même, [et] vous vous donnerez bien des coups inutiles et qui produiront peu : faites-le [mourir à soi-même]. Il est vrai que si c’est de la bonne manière, vous vous écraserez et un long temps vous serez embarrassée à cause d’une certaine confusion que cette mort cause. Mais prenez courage : cette confusion et ce mélange qui humilie cause désunion de notre cœur d’avec nous-mêmes, et ainsi fait et exécute vraiment cette fonte dont je vous parle, amollissant notre cœur et le rendant vraiment souple entre les mains de Dieu.
Pour ce qui est de votre oraison vous ne devez pas vous étonner de vos sécheresses : au contraire elles vous seront toujours très utiles et nécessaires, supposé que cette mort dont je vous parle soit vraie en vous, car si cela n’était pas, la sécheresse et les divagations vous nuiraient beaucoup. Et au contraire elles vous serviront et vous servent beaucoup en mourant efficacement, et non seulement en vous donnant des moyens de mourir mais encore en vous ajustant pour peu à peu vous tranquilliser davantage. C’est pourquoi ne vous étonnez pas de ces sécheresses ni de ces distractions : soyez seulement fidèle à en faire usage de mort. De plus ne laissez pas de continuer de prendre simplement vos petits sujets et lorsqu’ils vous sont ôtés, patientez et vous possédez un peu, car, quoique [142] vous ne les ayez pas si fort dans l’imagination et dans l’esprit, elles [ils] ne laissent pas d’opérer en votre âme. Et étant trop effacés, revenez doucement par ces mêmes sujets, ou, si vous ne pouvez, remettez-vous un peu en paix en la présence de Dieu. Et y étant recueillie et ainsi votre âme étant plus calme, renvisagez doucement votre même vérité.
Où il faut remarquer qu’au degré où vous êtes, la présence de Dieu et par conséquent la paix et la tranquillité que vous y trouvez, ne vous est pas un moyen mais bien la fin à laquelle vous tendez par la simple vue des sujets et des vérités dont vous vous devez nourrir, selon la lumière et la manière que Dieu vous donnera en l’oraison. Ainsi ce ne serait pas bien faire que tout d’un coup vous vous tinssiez à la fin, quittant vos moyens ; mais vous devez plutôt humblement vous nourrir et tendre à votre fin par l’exercice de ces mêmes moyens, ménagés et exercés doucement, selon la capacité actuelle que vous avez en l’oraison, tantôt plus perceptiblement tantôt moins.
Et quand vous avez ménagé doucement et de votre mieux ces moyens en l’oraison et qu’enfin vous vous voyez si pauvre que vous ne pouvez recouler vers Dieu par ces mêmes moyens, il ne faut pas laisser de le faire par leur privation, d’autant que la sécheresse pour lors vous y renvoie en vous faisant désirer Dieu. Et ainsi vous êtes en repos, en inclination et en désir vers Dieu, ménageant toujours les moyens, comme je vous le viens de dire, qui est proprement l’exercice de l’oraison en votre degré, qui vous fait insensiblement arriver à leur fin, qui [143] est la présence de Dieu. Et sans ce ménagement d’oraison on se tourmente souvent en cet exercice, sans avancer, croyant toujours que le plus grand et le plus beau est le meilleur ! Et cela n’est pas, n’y ayant de vrai et de moyen divin pour faire l’oraison que ce qu’il nous faut dans le degré où nous sommes, où la mort ménage tout merveilleusement bien, sans laquelle il est bien difficile d’aller tant à pas comptés comme il est besoin, spécialement pour les esprits impétueux qui voudraient tout faire sans moyens, et passer à la fin sans milieu, ce qu’il ne faut pas faire si l’on veut beaucoup réussir dans la piété et dans l’oraison.
Lisez et relisez souvent cette lettre, elle vous pourra être utile un très long temps. Je suis à vous sans réserve. 1678 66.
Il est à remarquer que Dieu est le centre de notre âme de telle manière, qu’en quelque lieu qu’elle soit, et à quoi qu’elle puisse être occupée hors de là, elle ne peut trouver son centre. Qui dit centre de l’âme, dit son lieu de repos véritablement naturel, et pour lequel elle est créée : si bien que qui dit le centre, dit son repos, sa joie, sa liberté, et véritablement une dilatation d’âme, qui fait bien juger que ce que l’on a, et où l’on est, est son centre véritable, et que tout autre lieu, tout autre situation, et généralement tout ce que l’on peut avoir, n’est que étranger à l’âme. Elle peut bien de fois à autre y trouver quelque petite satisfaction passagère : car n’y ayant rien dans la terre qui ne soit créé de Dieu, il n’y peut rien avoir par conséquent, [424] où l’âme ne trouve quelques vestiges de Sa beauté ; mais passagèrement, car n’étant pas créée pour ces miettes et pour ces parcelles, mais bien pour Dieu lui-même, elle n’y peut trouver que des plaisirs fort médiocres et fort passagers.
[…]
Cela donc supposé, il est certain que Dieu étant le centre de toute notre âme, l’âme arrivera à Lui par la mort et par conséquent par l’éloignement des créatures, pour peu que cela [425] soit, commence à y trouver une joie qu’elle a cherchée sans pouvoir la rencontrer ; mais qu’elle commence à trouver non passagèrement, comme j’ai dit, que l’on en trouve dans les bonnes et saintes créatures, mais avec quelque permanence. Ce qui donne beaucoup de satisfaction, d’autant que l’on sait bien que l’on a de la joie solidement ; mais sans savoir d’où elle vient ni comme elle vient. On que c’est seulement que tout donne de la joie, et que pour être en oraison, et pour être bien, il suffit à l’âme d’être en joie et en satisfaction.
De là naît une certaine dilatation de cœur qui met l’âme bien plus au large, la rend plus étendue et bien plus maîtresse qu’elle ne l’avait jamais été. Et enfin le particulier s’ôte, et le général est donné, où l’âme trouve bien plus de plaisir et de satisfaction qu’elle n’a jamais trouvé dans tout ce qu’elle pouvait faire, quelque grand qu’il fût. L’âme ne se plaît ici qu’au général, et le particulier et le distinct lui est une grande peine.
Cependant et très souvent se voyant si générale, si dilatée, si libre et si en repos, il lui passe des peines en l’esprit, que tout cela ne soit trop naturel et même le naturel et qu’ainsi elle ne fasse pas oraison. Qu’elle ne s’embarrasse pas, car Dieu étant le centre de notre âme, Il est vraiment son lieu naturel ; et si ce petit commencement de jouissance de Dieu dans son centre paraît naturel, il l’est vraiment ; d’autant qu’il n’y a rien de plus naturel à notre âme que Dieu comme centre. Il ne l’est pas, comme l’on appelle les choses naturelles pour s’y reposer comme créature et en faire sa fin ; car cette joie, cette dilatation et ce général [426] qui commence à l’arrivée du centre, est en l’âme pour la faire sortir d’elle-même et la faire toujours aller en repos et en perte, pour trouver Dieu plus amplement ; ce qu’elle fait en se quittant soi-même par l’augmentation de cette joie, de cette dilatation et de ce général qui n’a non plus de fin dans l’âme que Dieu en peut avoir.
[…]
Tout ce que je viens de dire, qui est quelque expression du centre et de l’état de l’âme qui en a quelques approches, est certifié par la fécondité que l’âme expérimente : car plus elle sera et plus longtemps dans ce général et cette dilatation, quoiqu’elle n’y voit pas de particulier, ni tant de mouvement, elle y expérimentera pourtant une fécondité qui la nourrira tout autrement qu’elle n’a fait autrefois ; et ce n’est proprement que par là que commence la fécondité et la nourriture en l’âme. Car n’étant créée que pour Dieu, il n’y a que ces choses générales en joie et dilatation où elle trouve du pâturage et le solide véritable ; ce qui est un commencement de foi tout autre, tout contraire et tout différent de [427] la manière de la créature corrompue et rejetée de Dieu parmi les créatures, où elle ne se peut nourrir, et où elle ne trouve que le particulier, le distinct, et ainsi est contrainte de faire comme les poules, lesquelles prenant une petite gorgée d’eau, lèvent la tête pour l’avaler et de cette manière réitèrent selon la nécessité. Il en est de même des créatures dans le distinct ; elles ne peuvent rien apercevoir ni avoir que par leurs petits actes qui les font jouir du particulier et du distinct : mais ici les âmes boivent plus à la source par leur général. Tout ce qu’il y a de peine est dans le commencement, à cause que cela paraît si naturel, qu’il semble que ce soit fainéantise ; et cependant c’est un travail solide, auquel il faut par nécessité parvenir pour rencontrer Dieu dans Son centre.
Comme ce commencement d’expérience du centre change beaucoup l’âme et son opération pour ce qui est de l’intérieur et à l’égard de Dieu, il le change encore autant pour ce qui est du dehors, et pour l’emploi auquel Il nous appelle. Car il est certain que l’âme mourant à soi, sent peu à peu qu’elle est soulagée dans ces croix, dans ces emplois, et dans tout le reste qu’elle a à ménager, et que son intérieur étant plus en joie, plus dilaté et plus général, elle est aussi plus en liberté, plus forte et généralement commence à être changée, pour mieux faire ce qu’elle doit dans son état ; ses défauts se minent insensiblement, et elle trouve ouverture pour s’en défaire, mais cela à l’aise et avec facilité ; et enfin elle se voit commencer une autre capacité pour aimer et pour converser ; ce qu’elle n’avait [428] autrefois qu’avec embarras ; elle voit enfin que n’ayant rien ou qu’une seule chose, elle se trouve améliorée et changée pour tout. Où l’âme commence à comprendre que Dieu venant en elle, et elle s’écoulant vers son centre en mourant à soi, elle commence à trouver tout bien, tant intérieurement qu’extérieurement. Car il n’est pas concevable, sinon par expérience, comment Dieu approprie pour soi, et pour les autres en notre état, une âme qui commence un peu à goûter du centre, et comment peu à peu cela s’augmentant, toutes choses s’ajustent et s’arrangent merveilleusement bien : ce qui fait dire à l’âme qui trouve Dieu par la sortie de soi-même ces belles paroles : Bene omnia fecit67, il fait tout bien.
[…]
Il est très vrai qu’il y a un lieu en nous qui a un appétit insatiable de Dieu et qui désire incessamment, sans désirer cependant, mais par lui-même, de connaître et d’aimer Dieu, ou plutôt de pouvoir toujours jouir de Dieu. Ce [lieu] secret et inconnu en nous, bien [470] éloigné des actes de notre entendement et de notre volonté, est vraiment un instinct de Dieu dans le centre de nous-mêmes, qui se renouvelle à mesure que notre âme se purifie et que peu à peu, par la lumière divine plus pure, elle est élevée à une opération plus pure, c’est-à-dire plus éloignée de son opération propre. C’est ce qui fait que l’âme appète toujours cela, et ne le saurait avoir qu’en mourant à soi, et non par son opération ; il n’y a que la mort de soi-même qui ait lieu ici et qui puisse aider et contenter. Signasti super nos lumen vultus tui ... etc 68.
Il faut donc, quand on sent ces désirs et cette impression de Dieu, tendre passivement à Lui en mourant à soi et en se laissant appetisser. Et par là, sans savoir le comment, cet instinct et cette inclination se déterrent dans la forêt de nos propres opérations et peu à peu l’on vient à un repos et à une cessation d’opération, en ayant une plus relevée en notre esprit et par là le moment est donné à l’âme que se simplifie non seulement l’esprit, comme je viens de dire, mais encore tout le dehors, pour se contenter de tout ce que Dieu ordonne en l’âme et sur l’âme. Par là aussi peu à peu, en mourant, tout devient un.
Voilà à peu près ce à quoi votre âme doit tendre en l’oraison et hors votre oraison pour vraiment mourir à vous. Je suis accablé d’affaires, ce qui m’empêche de vous répondre en détail : je ne puis vous dire que ces deux ou trois paroles.
Notre Seigneur a fait sûrement connaître à une âme la différence qu’il y a entre la conduite de la foi toute nue et toute pure, et entre l’opération de Dieu dans le perceptible comme en une sainte Thérèse.
Premièrement la foi donne les mêmes choses et dans un degré plus éminent que le perceptible, faisant en l’âme et en son centre toutes les mêmes opérations que le perceptible et le connu que Dieu a donné en la voie d’oraison à plusieurs saints et saintes, mais cela, d’une manière plus pure, plus assurée et plus perdue en foi. Cette divine et amoureuse lumière par son imperceptible, mais très réelle, très efficace et très sublime opération, élève et perd l’âme en Dieu tout d’une autre manière.Cette lumière est terminée en cette âme en lui découvrant que comme l’opération de la foi est imperceptible en l’âme, aussi est-elle purement pour Dieu, n’y ayant que Lui seul qui y ait Son plaisir.
Il n’en va pas de même de l’autre grâce où il y a du perceptible : l’âme y trouve encore son compte en glorifiant Dieu, et en vérité quoiqu’elle y meure à soi-même selon son [126] degré d’union, elle y est en quelque manière toujours vivante tant par ce qu’elle reçoit et dont elle jouit perceptiblement que par l’assurance qu’elle y a de glorifier Dieu et d’être mise en acte perceptible vers Dieu.
Mais en la foi pure et nue qui fait et cause l’union de certaines âmes, tout y est et se trouve sacrifice, Dieu ayant choisi cette très divine lumière de la foi pour faire de Sa créature un éternel et entier sacrifice, la foi mettant son entendement et tout ce qu’elle est dans une soumission et un sacrifice entier. Par ce sacrifice de la foi, Dieu prend pour Soi tous les plaisirs des divines opérations de la foi en l’oraison et en l’union divine, et en jouit pour Soi et non pour la créature. Et ainsi tout ce qui se passe en cette divine foi est connu de Lui seul qui en jouit en un plaisir infini dont Lui seul est capable, d’autant que les opérations de la foi sont si sublimes qu’elles sont capables de faire le plaisir unique de Dieu, sans que la créature en puisse jouir que par quelques miettes qui en découlent de fois à autres, qui sont très peu de chose eu égard à la vérité et à la grandeur de l’opération de la foi, qui est connu de Dieu pour Son unique plaisir ; si bien que ces âmes destinées pour la foi nue sont les objets du plaisir divin, Dieu y prenant Son plaisir et S’y glorifiant sans qu’elles y aient part.
C’est donc ce que j’ai connu par la Bonté divine, à savoir que les âmes destinées à jouir de la foi en oraison et de l’union en foi et par la foi ont et jouissent d’une réalité d’opération de Dieu non seulement aussi grande et aussi efficace et remplie de Dieu et des merveilles divines que les âmes de l’union aperçue, mais qui plus est, bien plus grande et réelle [127] sans comparaison ; mais que cette plénitude et réalité n’est pas pour les âmes en lesquelles elle est par la foi mais pour Dieu et Son unique plaisir et éternelle gloire. Ce sont des âmes sacrifiées à Son seul plaisir éternel sans qu’elles en aient que de faibles certitudes dans les puissances et quelquefois dans leurs sens, toutes ces grandes opérations de la foi nue n’étant que dans le centre et pour le centre où Dieu Se voit et S’aime uniquement, ce qui [s’]écoule assez souvent, la foi étant déjà assez avancée, sur les puissances et sur les sens n’étant que pour aider l’âme à porter le sacrifice très grand et très sublime de la foi nue.
Il suffit donc à l’âme conduite par la foi de se laisser passivement en la lumière et tout se fera. Elle n’a qu’à laisser son âme passive et perdue, et cette divine foi fera tout ce qu’il lui faut et comme il le faut, sans qu’elle ait à s’en entremettre par son opération. C’est un don très sublime où nous ne pouvons rien que de le recevoir très passivement, (quoiqu’il soit toujours en notre pouvoir de faire usage de la foi commune par nos actes, cette foi nous étant toujours donnée aussitôt que nous sommes chrétiens). Mais ce don étant un don sublime pour être approprié à l’union divine et pour en jouir, il n’est donné que passivement, c’est-à-dire que nous n’y pouvons rien si Dieu ne nous le destine et nous le donne et qu’à la suite il ne se purifie par notre pureté et sortie de nous-mêmes, et devienne purement passif, non en passivité de lumière, mais en passivité divine c’est-à-dire qu’il transporte le centre de notre âme en Dieu.
Une telle âme destinée de Dieu pour ce [128] don de foi n’est que pour l’unique plaisir divin et ne s’y doit regarder que de cette manière, à moins que de déchoir incessamment de cette grâce, en l’oraison et hors l’oraison, son plaisir étant incessamment que Dieu Se plaise et jouisse de ce qu’Il fait en la foi et dans le centre de l’âme par la foi. Voilà sa certitude, et en chercher d’autre, c’est se tromper et chercher et demander ce qui n’est pas de ce degré de foi, mais bien du degré de lumière divine aperçue où l’âme s’élève en louange et en amour incessamment par la certitude et la vue des opérations divines aperçues en son oraison et en son union. Mais pour cette âme en foi, pour toutes louanges, amour, etc., elle n’a que le sacrifice d’elle-même qui contient et renferme tout acte, toute louange et qui est tout honneur souverain à Sa divine Majesté, et ceci en pure et très pure passivité, le néant et le vrai néant n’en étant que le vrai résultat.
Heureuse et mille fois heureuse l’âme destinée de Dieu pour la foi ! Elle est sans plaisir, quoiqu’avec [d’]infinies délices non en elle mais en Dieu, non pour elle mais pour Dieu ou, pour mieux l’exprimer, Dieu S’en repaissant et en jouissant comme Il le fait et le connaît en Son plaisir infini sans souvent que l’âme en ait rien selon les puissances et les sentiments, mais cependant ayant tout en foi véritable, - ce qui est l’avoir en grande réalité et vérité si pure qu’à la suite que cette divine lumière devient grande et qu’ainsi elle est beaucoup dans le centre par division des sens et des puissances, elle est à l’âme plus réelle infiniment que tout ce qu’elle peut avoir d’aperçu, quelque sublime qu’il soit et qu’il puisse être. De sorte qu’elle ne [129] voudrait pour rien au monde changer cette manière d’avoir en foi pour l’aperçu, quelque sublime qu’il puisse être, honorant beaucoup les âmes qui sont conduites à l’union divine par la lumière divine aperçue dont elle ne se pourrait cependant aider, tant à cause de sa petitesse, quoiqu’elle paraisse fort grande par les effets, qu’à cause que cette voie n’a pas le goût sublime et divin de Dieu même, dont la foi seule peut faire jouir selon qu’elle devient plus pure et qu’elle est plus nue et plus perdue pour les créatures, c’est-à-dire pour l’aperçu. O goût sublime, puisque vous êtes le goût d’un Dieu même et le manger dont Il Se repaît en telle âme ! Que les sens et les puissances se tiennent en leur manière parmi le créé et que le fond jouisse de Dieu non d’une manière aperçue, mais sacrifiée et perdue, c’est-à-dire en la manière de Dieu. Il suffit donc que l’âme soit en foi et qu’elle y demeure pour faire toutes choses.
Ô beauté de [la] lumière divine, secret de la Sagesse divine, que les yeux qui vous voient et qui en jouissent, ou plutôt qui par vous jouissent de Dieu, sont heureux ! Ils n’ont rien, à ce qu’il leur paraît, et ont tout ; ils ne voient rien et voient tout car ils Vous voient, Vérité Eternelle et Beauté sans pareille. Ils ont en leur divine lumière, sans lumière aperçue, toutes choses, et en Votre unité ils jouissent de tout. Ô ! que voir Dieu de cette manière est jouir éminemment et abondamment de toutes choses, non en particulier seulement mais en unité qui dit tout en général et a tout en particulier ! Car jouir de cette manière en unité est jouir de tout en manière divine. [130] Mais que voir Jésus-Christ Homme-Dieu en cette divine lumière est un bonheur consommé ! C’est le commencement de la foi et la consommation de l’état de la lumière divine. Car Jésus-Christ vu en foi est une vue très éminente en l’union divine et qui ne trouve non plus de fin que Dieu même, étant un Dieu incarné.
Ma lumière finit ici jusqu’à ce qu’elle recommence pour voir en foi divine ce divin objet de la Sagesse, Jésus-Christ Homme-Dieu où elle trouve des trésors que le cœur humain ne peut concevoir et que la seule lumière divine excellente et très éminente et très sublime peut découvrir et dont elle fait jouir en Dieu même.
Ô beauté divine de Jésus-Christ, qu’un homme est heureux de vous voir car il voit son bien et sa béatitude ! Ô que cette vue est différente de tout ce que nous pouvons concevoir ! La foi seule le peut donner à l’âme, et heureuse l’âme qui en jouit car son salut éternel lui est appliqué par Dieu même en Dieu même. Ô, si les hommes savaient ce que c’est que Jésus-Christ, que ne feraient-ils point pour en jouir et pour être si heureux que d’arriver jusqu’à Sa connaissance par la foi qui seule est donnée pour Le voir, Le connaître et en jouir, qui sont trois degrés réservés à la seule nue et divine foi en degré passif.
Il faut donc que je réserve à cette divine lumière l’heureuse connaissance et jouissance de ce divin objet pour en parler et pour en savoir quelque chose ; autrement ce serait parler doctement et non divinement de ce divin objet, Jésus-Christ Homme-Dieu, l’objet de [131] nos cœur s et la béatitude de nos âmes. Je sais que pour voir et connaître Jésus-Christ, il faut que l’âme, par la foi, soit perdue en Dieu d’autant qu’il est impossible de le voir que dans cette manière et par cette manière au degré dont je parle ici. C’est par cette divine lumière, Dieu même et en Dieu même, que l’on voit les merveilles et les mystères admirables d’un Dieu-homme répandant son sang et mourant d’amour et par amour pour les hommes. Et si la foi réserve les merveilles qu’elle opère pour Dieu et pour le plaisir divin de Dieu qui en jouit en l’âme, cela se trouve encore bien plus vrai quand cette divine foi fait trouver Jésus-Christ et jouir de Jésus-Christ. C’est le plaisir unique du Père Eternel, et ainsi Dieu se donnant par la foi dans le centre de l’âme, c’est à la charge que Dieu seul en aura le plaisir. Ce sont les délices de Dieu : Hic est Filius meus dilectus in quo mihi bene complacui 69.
Il faut donc laisser la foi faire les merveilles et n’attenter pas à ce divin plaisir, mais le laisser à Dieu seul, et plus cela sera véritable en toutes manières plus la vérité sera en l’âme qui est uniquement pour Dieu en cette foi et par cette divine foi. Ainsi sans y penser, la loi du divin amour est très observée, savoir de rendre ce que l’on a reçu et l’âme y trouve plus de plaisir infiniment par sa foi dans le plaisir divin que dans tous les plaisirs qu’elle pourrait avoir et dont elle pourrait jouir perceptiblement en elle. Elle laisse toutes choses par la foi dans leur grandeur et vérité, et [132] de cette manière seulement, elles sont selon le goût divin, Dieu ne pouvant Se repaître de ce que nous goûtons et dont nous jouissons, cela étant tout rabaissé et sali par notre néant qui rabaisse infiniment toutes choses divines aussitôt qu’il les touche. Son plaisir donc est de les laisser et par sa perte passive les renvoyer en leur origine où Dieu en jouit pour Son plaisir éternel.
Voilà un faible crayon de ce que fait la foi en une âme où elle est en don passif et où, peu à peu, elle croît comme un divin soleil attaché au firmament de notre âme.
Notre Seigneur m’a fait voir un secret du fond et du centre de l’âme par lequel on voit et découvre si ce qui émane de l’âme vient de ce fond et centre, et cela par la comparaison d’une fontaine qui donne ses eaux sans se diminuer et sans que ces mêmes eaux puissent rentrer en leur source si premièrement elles ne vont se perdre et ne se perdent en la mer et de là reviennent en la source et par la source : cette source se nourrit et se soutient en donnant ses eaux mais elle ne peut se nourrir des mêmes eaux.
Le centre n’est pas vraiment centre en l’âme s’il n’est une source féconde qui ne puisse se tarir ; et ainsi les intérieurs qui ne sont encore arrivés à être vraiment source et à donner les eaux comme les sources les donnent ne doivent [pas] être appelés centre, mais une [133] touche ou lumière qui conduit peu à peu au centre.
Cette eau divine ou ces lumières fécondes qui sortent du centre comme d’une source nourrissent l’âme en émanant de son fond et centre sans y rentrer, mais plutôt l’âme, à mesure qu’elles sortent de la source, les va perdant en Dieu qui est vraiment la vie qui produit cette source divine dans le fond et le centre ; et telles lumières ne peuvent être nourriture à tel fond qu’en les perdant en Dieu à mesure qu’elles coulent de son centre. Et quand il découle des lumières d’une âme dont elle se peut nourrir sans les perdre, c’est signe qu’elles ne sont pas du centre mais des puissances, et par conséquent qu’elles ont des images dont l’âme se peut nourrir par les puissances. Et quand au contraire elles sont du centre et que ce sont lumières de source et de l’eau vive, comme elles n’ont vie qu’en Dieu, aussitôt qu’elles sortent de leur source, il faut qu’elles se perdent en leur source qui est Dieu pour avoir vie et donner vie en l’âme ; ou bien elles ne seront nullement nourriture au fond et au centre de l’âme.
Elles sont vie aux autres âmes qui ne sont pas dans le centre mais qui y vont, à cause qu’elles sortent de la source et qu’il n’y a pas un centre si avancé comme celui d’où elles viennent. Et si l’âme d’où elles viennent voulait se nourrir de telles lumières comme venant de la source, elle ne le pourrait, d’autant qu’étant émanées du fond, elles ne sont (aussitôt qu’elles en sont sorties) plus vie proportionnée au centre, et il faut les perdre en Dieu pour les y purifier et les rendre capables qu’elles [134] coulent par le fond en principe de vie qu’elles auront en Dieu. Ainsi toutes les lumières ne peuvent avoir vie pour le centre qu’autant qu’elles sont en Dieu et émanent de Dieu.
Il n’est pas possible que telles âmes du centre fassent de magasin : leur source est assez féconde pour les nourrir et pourvu que leur fond - et leur centre - se perde et se laisse perdre en pure et nue lumière de foi, il suffit, car leur perte, leur rien et leur nudité est leur fécondité sans mesure, étant par là mises en Dieu où telle foi les perd. Et une âme serait extrêmement heureuse si elle ne se pouvait pas retrouver. Mais, ô malheur ! elle se retrouve incessamment par les créatures et par les faiblesses ! mais aussi elle peut incessamment se perdre, comme nous perdons et retrouvons incessamment la lumière du soleil en clignant les yeux à tout moment par faiblesse et aussitôt les rouvrant tout de nouveau pour jouir de la lumière du soleil.
[240] Puisque vous voulez bien que je vous nomme ma Fille, que vous l’êtes en effet devant Dieu qui l’a ainsi disposé, vous souffrirez que je vous traite en cette qualité, vous donnant ce que j’estime le plus, qui est un profond silence. Ainsi lorsque vous avez peut-être pensé que je vous oublierais, c’étais pour lorsque je pensais le plus à votre perfection. Mais je vous parlerai toujours très peu : je crois que le temps de vous parler est passé, et que celui de vous entretenir en paix et en silence est arrivé. Demeurez donc paisible, contente devant Dieu ou plutôt en Dieu dans un profond silence. Et pour lors vous entendrez ce Dieu parlant profondément et intimement au fond de votre âme.
Là Dieu ne parlera en vous que comme Il parle en Lui-même, et Il ne vous dira que ce qu’Il Se dit à Soi-même. Il Se dit : « Dieu » ; Dieu le père en Se connaissant dit : « Dieu », et c’est la génération du Verbe ; le père et le Fils, se disant une parole d’amour, en produisent l’Amour qui est Dieu, et c’est la production du Saint-Esprit. Dieu a proféré de toute éternité dans Soi-même : « Dieu, Dieu », et c’est ce Dieu que Dieu veut exprimer et imprimer en vous. Et comme je ne suis que l’écho de Dieu, je ne puis vous répéter autre chose, et dans le temps et dans l’éternité, que : Dieu.
[241] Je serais infidèle, ma fille, si je laissais passer cette occasion sans vous assurer que je me souviens autant de vous que vous le désirez et que je[le] dois en la présence de Dieu. Je n’ai pu penser à ces paroles de notre Évangile sans vous en faire part : « Montrez-nous votre Père et il nous suffit 70 ». En effet si la vision de Dieu suffit aux Bienheureux, pourquoi la vue que nous avons du même Dieu par la foi ne vous suffira-t-elle pas? Celui-là n’est-il pas bien avare, à qui Dieu ne suffit pas ? Il suffit à Lui-même, puisqu’Il est Son trône, Son temple, Sa demeure, Sa gloire et Son tout ; Il suffit aux Anges, aux créatures… Pourquoi donc ne suffira-t-Il pas à un petit cœur comme le vôtre ?
Si vous n’êtes pas contente de Le voir par la foi, si vous désirez quelque chose davantage, vous l’avez en plénitude, puisque non seulement vous voyez Dieu par les yeux de la foi, mais vous Le goûtez par l’oraison dans la paix et dans le repos de votre cœur : vous L’aimez puisque vous désirez de L’aimer, et enfin vous Le possédez et Il vous possède, puisqu’Il est en vous et que vous êtes en Lui. Vous croyez en Dieu : croyez-moi aussi, parce que les paroles que je vous dis ne sont point de moi. Comme le Fils est dans son Père et que le père est dans son Fils, ainsi Dieu est en vous, et vous en Lui. Qui vous empêche [242] donc d’être heureuse au milieu même de toutes les misères du monde, et de commencer votre éternité dans le temps, puisque vous croyez en Dieu, puisque vous Le possédez et qu’Il vous possède ? Les saints dans le ciel, tous ravis de ce qu’ils voient et de ce qu’ils possèdent, s’écrient « Sanctus, sanctus, sanctus 71 ». Que pouvons-nous dire autre chose sur la terre, et ensuite demeurer en paix dans un profond silence ? C’est le paradis où je veux être avec vous sur la terre, en attendant que nous soyons entièrement consommés en Dieu dans le ciel.
Dieu et rien, aviez-vous jamais compris ces deux paroles ? Pour moi je n’y ai encore rien compris et encore moins pratiqué. Dieu : en faut-il davantage ? Rien : n’est-ce pas là notre tout, notre fonds, notre moyen, notre voie ? N’est-il pas vrai que c’est dans le silence, la solitude et le repos que l’on comprend ces deux grandes vérités?
Il est venu une bonne âme aujourd’hui qui m’a supplié de lui dire seulement trois paroles pour toute sa vie, et qu’elle ne m’en demandera pas davantage. Ce procédé m’a surpris, et après avoir demeuré un peu paisible et en oraison, je lui ai dit qu’elle écoutât ce que j’allais dire sans le savoir moi-même. Je me suis mis à genoux pour lui dire : « Demeurez en silence, demeurez en solitude, demeurez en paix » ; et aussitôt nous nous sommes séparés sans rien dire davantage. Dieu veuille que ce soit pour l’éternité ! Je vous dis la même chose, et soyez comme l’écho de ma voix pour la répéter à Madame votre Sœur 72 : solitude, silence, paix.
Il me vient ici une pensée, qu’il y a bien [243] de la différence entre la voix du cœur et de la bouche : pour entendre celle-ci, il faut être proche et l’on peut entendre celle-là de loin. Plus la voix de la bouche est haute et élevée, plus on l’entend de loin. Il [en] est tout le contraire de la voix intérieure : plus elle est basse, plus on l’entend. Il faut s’approcher bien de l’autre ; pour l’intérieure, il faut se séparer, s’éloigner de soi-même, et entrer dans la profondeur du néant à l’infini. Remarquez cette belle parole que Dieu dit à l’âme : « Inclinez votre oreille 73 ». Les hommes disent : « Levez les oreilles, ouvrez-les », pour dire : écouter. Mais Dieu dit : « Penchez-les, baissez-les, inclinez-les », c’est-à-dire : approfondissez. Vous jugez combien nous nous entendrons quand je serai en solitude et vous aussi.
Je veux bien satisfaire à toutes vos obligations et payer ce que vous devez à Dieu : j’ai de quoi fournir abondamment pour vous et pour beaucoup d’autres. J’ai en moi un trésor caché : c’est un fond inépuisable qui n’est autre que mon néant. C’est là que tout est, c’est là que je trouve de quoi satisfaire à vos obligations. Ce trésor est caché. Car on croit que je suis quelque chose ! C’est qu’on ne me connaît pas. Ce fond est un trésor car c’est toute ma richesse, c’est mon bien et mon héritage, c’est mon tout. Et s’il est dit que là où est le trésor, le cœur y est aussi, je vous assure que mon néant est mon trésor car mon cœur y est et je l’aime tendrement. Il est inépuisable car Dieu en peut tirer tout ce qu’Il veut. Voyez ce qu’Il a tiré du néant en la Création, et jugez ce qu’Il peut faire du nôtre en la sanctification.
[244] Il faut laisser ce néant entre Ses mains : Il en fera tout ce qu’Il voudra. Si bien qu’en laissant ce néant à la volonté de Dieu, je donnerai tout pour vous. Et après cela ne me demandez plus rien. Je donne tout d’un seul coup, et je suis ravi de n’être et de n’avoir plus rien. Je vous soutiendrai que Dieu ne peut épuiser notre néant, comme Il ne peut épuiser Son tout.
Ne vous étonnez point de vos chutes passées, mais perdez-vous aux pieds de la divine Bonté avec toutes vos infidélités. Il faut que vous demeuriez toute perdue et abîmée en Dieu seul, pour ne plus rien voir, ni en vous ni en aucune chose, mais Dieu seul en toutes les créatures. De même que pendant un beau jour en plein midi on ne voit plus dans le ciel que le soleil, ainsi vous ne devez voir que le soleil de Justice et Sa présence en toutes choses. Vous ne pouvez assez entrer dans le repos et dans la paix intérieure, car c’est la voie pour arriver où Dieu vous appelle avec tant de miséricorde. Je vous dis que c’est la voie, et non pas votre centre [248]: car vous ne devez pas vous y reposer ni y jouir, mais passer doucement plus loin en Dieu et dans le néant : c’est-à-dire qu’il ne faut plus vous arrêter à rien, quoiqu’il faille que vous soyez en repos partout. Sachez que Dieu est le repos essentiel et l’acte très pur en même temps et en toutes choses : au-dedans et au-dehors de Sa divine essence, Il agit toujours, et Se repose toujours. De même vous devez vous reposer sans cesse et agir néanmoins doucement et paisiblement, quoique fortement, pour tendre toujours à Dieu et au néant dans la simplicité et unité. Ce repos ne doit point interrompre cette action, ni l’action votre repos : c’est là dormir et veiller, agir et se reposer ; et c’est ce que Dieu demande de vous.
Je vous en dis infiniment davantage intérieurement et en présence de Dieu : si vous y êtes attentive, vous l’entendrez. Soutenez-vous en Dieu nuement et simplement, seule et une, c’est-à-dire dépouillée de toutes choses, simplement toute telle que vous êtes, seule sans idée, et ramassée dans l’unité d’une seule chose, d’une seule pensée, d’une seule affaire : une à un Dieu, une en Dieu, enfin un Dieu, et après cela plus rien, ni de vous, ni des créatures, mais Dieu seul, Dieu seul en qui tout doit être perdu et abîmé pour le temps et pour l’éternité. N’ayez donc plus d’idées, de pensées, de sentiments de vous-même, non plus que d’une chose qui n’a jamais été et ne sera jamais. Qu’il en soit de même de tout ce qui n’est point Dieu seul.
Demeurons ainsi, j’y veux demeurer avec vous et je vais commencer aujourd’hui à la sainte messe. Je suis sûr que si je suis une fois élevé à l’autel, c’est-à-dire que si j’entre dans cette unité divine [249], je vous attirerai 74, vous et bien d’autres qui ne font qu’attendre. Et tous ensemble, n’étant qu’un en sentiment, en pensée, en amour, en conduite et en disposition, nous tomberons heureusement en Dieu seul, unis à Son Unité, ou plutôt n’étant qu’une unité en Lui seul, par Lui et pour Lui. Adieu en Dieu.
Dieu seul est, tout le reste n’est rien : quand sera-ce que vous direz ce mot avec esprit et vérité ? Mais que ne vous tenez-vous [254] là en oraison devant Dieu, cœur à cœur, essence à essence, simple, une à un Dieu, que dis-je ! Dieu à Dieu ? Oui, Dieu en vous doit Se rejoindre, Se revoir, Se concentrer à Lui-même : Dieu en vous comme voie doit tendre à Dieu en Soi-même, comme à Dieu-centre. Deus, Deus meus 75, dit le Prophète, Dieu en Lui-même, Dieu en moi-même : Dieu est pour lui, Dieu est pour moi. Concevez le reste ! Goûtez et voyez, aimez et connaissez. Et soyez là toute perdue, toute pénétrée, toute abîmée, toute ravie, toute transformée au-delà des ravissements et des transports, mais ravie en Dieu et de Dieu : qui potest capere capiat 76. Si vous ne comprenez pas l’infini, laissez-vous en comprendre ; si vous ne pouvez tout digérer, laissez-vous dévorer. Si le zèle de la maison de Dieu a dévoré un Prophète 77, il faut que le zèle de Dieu même vous dévore. Soyez toute absorbée, toute engloutie, toute passée et toute changée en Dieu par l’oraison, la communion et l’amour : ne passez pas un seul jour sans oraison et sans amour.
Faut-il que nous soyons si lâches, si infidèles, si petits, si réservés et si renfermés en nous-mêmes et dans de petits riens ? C’est ainsi que j’appelle vos affaires et vos occupations et toutes les créatures. Hé, n’en sortirez-vous jamais une bonne fois ? Assurément que Dieu a de grandes choses à vous dire, puisqu’Il vous demande tant d’attention. Le voici 78 ! Oubliez votre peuple et la maison de votre père : soyez-en [255] aussi loin que le ciel l’est de la terre. Vous devez converser dans le ciel, et l’Apôtre a dit un beau mot 79 : que nous n’avons pas ici de cité permanente. L’avez-vous jamais bien compris ? Nous n’avons point de demeure sur la terre : est-ce à dire que nous en sortirons pour aller au tombeau ? Non, ce n’est pas là toute la profondeur de l’Apôtre, mais il entend que pour nous, il n’y a point de demeure sur la terre, car nous n’y devons pas être un seul moment, mais tout en Dieu.
Ecoutez ce que l’Église souhaite 80 en ce temps : Sit nobis in te requies 81. Elle ne demande pas d’autre repos ni d’autre demeure qu’en Dieu et qu’entre les bras de son Epoux. Elle lui demande une nuit paisible et tranquille parce qu’il n’y a du repos que dans la foi et dans l’anéantissement : repos en la foi qui nous met en Dieu, repos dans notre néant, qui nous met hors de nous et de l’être créé.Voulez-vous savoir pourquoi vous avez tant de peine à demeurer paisible ? C’est que vous sortez de l’obscurité de la foi, voulant voir, discerner et goûter quelque chose ; et c’est par là aussi que vous sortez de la profondeur de votre néant. Sachez que les choses ne pèsent point dans leur centre, mais y trouvent la paix et le repos. C’est que le centre d’une chose est sa fin. Or quand une chose est arrivée à sa fin, elle n’a plus rien à désirer, ni à chercher. Elle ne saurait aller plus outre car elle sortirait de sa fin. Disons encore que la fin d’une chose est le but où elle tend et pour laquelle elle est. Quand [256] donc elle la possède, elle se repose. Enfin, la béatitude, la fin et le repos sont la même chose.
Dieu seul et le néant sont deux centres. C’est donc uniquement où nous devons tendre et où nous trouverons notre béatitude, repos et parfaite paix. Comment donc pouvoir demeurer un moment hors de Dieu ? Je sais bien que nos emplois nous en distraient souvent : c’est pourquoi je soupire tant après la solitude. Mais après tout, c’est notre infidélité qui nous distrait et, si nous avions du courage, rien ne nous pourrait séparer un moment de notre intimité et de notre unité. Savez-vous ce que j’entends par ce mot : intimité ? Je dis tout ce qu’il y a de plus un, car je ne crois pas que nous devons jamais nous borner ni nous arrêter à quoi que ce soit. C’est pourquoi, afin d’être plus infini, il faut toujours passer au-delà de toute vue, de tout sentiment et de tous dons, car l’âme qui s’arrête à quelque chose, quelque sainte et divine qu’elle puisse être, s’arrête toujours à quelque chose de créé et par conséquent bornée et finie, au lieu que l’infini doit être notre fin.
Ah que pour aller au-delà de tout, il faut bien dire : rien, rien! C’est à force de n’être rien que l’on trouve l’infini puisque l’on trouve Dieu : car je passe au-delà de tout ce que je pense, même de Dieu et de tout ce que les savants en ont dit. Au-delà de tout ce qui est concevable, alors je tombe dans une négation de tout le créé et de tout le créable. Et où suis-je pour lors ? En Dieu. Mais je ne sens, je ne vois rien ? Si vous sentiez et conceviez quelque chose de Dieu, vous seriez dans le créé et non pas dans l’incréé, dans le fini et non pas dans l’infini.
Allons donc au-delà de tout, à force d’être néant et vide de tout ce qui n’est pas Dieu seul. Ne faisons pas même cas des pensées et des beaux sentiments que nous avons de Dieu, parce que tout cela n’est pas Dieu. Tout ce qui est en nous est moins que rien. Il y a bien de la différence entre ce qui est de Dieu et ce qui est Dieu en Dieu. Tout ce qui est en Dieu est Dieu, mais en nous ce qui est de Dieu n’est pas Dieu. Allons donc au-delà de tout ce qui est de Dieu en nous-mêmes, pour entrer en Dieu Lui-même.
De l’état d’anéantissement parfait en nudité entière, où l’âme est et vit en Dieu, au-dessus de tout le sensible et perceptible.
Le dernier état d’anéantissement de la vie intérieure82 est pour l’ordinaire précédé d’une paix et d’un repos de l’âme dans son fond, qui peu à peu se perd et s’anéantit, allant toujours en diminuant, jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien de sensible et de perceptible de Dieu en [259] elle. Au contraire elle reste et demeure dans une grande nudité et pauvreté intérieure, n’ayant que la seule foi toute nue, ne sentant plus rien de sensible et de perceptible de Dieu, c’est-à-dire des témoignages sensibles de Sa présence et de Ses divines opérations, et ne jouissant plus de la paix sensible dont elle jouissait auparavant dans son fond ; mais elle porte une disposition qui est très simple, et jouit d’une très grande tranquillité et sérénité d’esprit, qui est si grande que l’esprit est devenu comme un ciel serein.
Et dans cet état il ne paraît plus à l’âme ni haut ni bas, ne se trouvant aucune distinction ni différence entre le fond et les puissances, tout étant réduit dans l’unité, simplicité et uniformité, et comme une chose sans distinction ni différence aucune. D’où vient que quelques uns appellent aussi cet état, état d’unité et de simplicité. Mais dans la dernière consommation de cet état, il ne paraît plus dans l’âme ni unité ni simplicité, tout cela étant comme perdu et anéanti. Et bien plus, elle n’a plus de chez soi, c’est-à-dire elle n’a plus d’intérieur, n’étant plus retirée, ramassée, recueillie et concentrée au-dedans d’elle-même; mais elle est et se trouve au-dehors dans la grande nudité et pauvreté d’esprit dont je viens de parler, comme si elle était dans la nature et dans le vide. D’où vient qu’elle ne sait si elle est en Dieu ou en sa nature.
Elle n’est pourtant pas dans la nature ni dans le vide réel, mais elle est en Dieu qui la remplit tout de Lui-même, mais d’une manière très nue et très simple, et si simple que Sa présence ne lui est ni sensible ni perceptible, ne paraissant [260] rien dans tout son intérieur qu’une capacité très vaste et très étendue.
Dans cet état, l’âme se trouve tellement contente et satisfaite qu’elle ne souhaite et ne désire rien plus que ce qu’elle a, parce qu’ayant toujours Dieu et étant toute remplie et possédée de lui dans son fond, quoique d’une manière très simple et très nue, cela la rend si contente qu’elle ne peut souhaiter rien davantage. L’âme se trouve comme si elle était dissoute et fondue, ainsi qu’une goutte de neige qui serait fondue dans la mer, de manière qu’elle se trouve devenue comme une même chose avec Dieu. Dans cet état il n’y a plus ni sécheresses, ni aridités, ni goût, ni sentiment, ni suavité, ni lumière, ni ténèbres, et enfin ni consolation ni désolation, mais une disposition très simple et très égale.
Il est à remarquer que quand je dis qu’il n’y a plus de lumière en cet état, j’entends des lumières distinctes dans les puissances. Car l’âme, étant en Dieu, est dans la lumière essentielle, qui est Dieu même, laquelle lumière est très nue, très simple et très pénétrante, et très étendue, voyant et pénétrant toutes choses à fond comme elles sont en elles-mêmes : non d’une manière objective, mais d’une manière où il semble que toute l’âme voit, et par une lumière confuse, générale, universelle et indistincte, comme si elle était devenue un miroir où Dieu Se représente et toutes choses en Lui. L’âme se trouve comme dans un grand jour et dans une grande sérénité d’esprit, sans avoir rien de distinct et d’objectif dans les puissances, [261] voyant, dis-je, tout d’un coup et dans un clin d’œil toutes choses en Dieu.
Cet état est appelé état d’anéantissement premièrement parce que toutes les lumières, vues, notions et sentiments distincts des puissances sont anéantis, cessés et comme évanouis, si bien que les puissances restent vides et nues, étant pour l’ordinaire sans aucune vue ni aucun objet distinct. Néanmoins l’imagination ne laisse pas de se trouver souvent dépeinte de quelques espèces qu’elle renvoie à ces autres puissances et qui les traversent de distractions ; mais ces distractions sont si déliées, qu’elles sont presque imperceptibles, et passent et repassent dans la moyenne région, comme des mouches qui passent devant nos yeux, sans qu’on les puisse empêcher de voler.
Secondement cet état est aussi appelé état d’anéantissement parce que toutes les opérations sensibles et perceptibles de Dieu sont cessées et comme évanouies. Et même cette paix et ce repos sensible[s] qui restai[en]t en l’âme après toutes les autres opérations sensibles, tout cela, dis-je, est anéanti. L’âme demeure nue et dépouillée de tout cela, sans avoir plus rien de sensible ni de perceptible de Dieu, se trouvant en cet état toujours dans une grande égalité et dans une disposition égale, soit en l’oraison, soit hors de l’oraison, dans une disposition intérieure très nue sans rien sentir de Dieu, si ce n’est dans certains intervalles, mais rarement. D’où vient que la plupart des personnes qui sont dans cet état ne font plus guère d’oraison parce qu’elles ont toujours Dieu et sont toujours en Dieu, étant comme je viens de dire, toujours en même état, dans l’oraison comme [262] hors de l’oraison. Et comme elles sont pour l’ordinaire dans une grande nudité intérieure, cela fait qu’elles pourraient bien s’ennuyer dans l’oraison si le temps était trop long. Mais il faut surmonter toutes les difficultés et y donner un temps suffisant, lorsqu’on est en état de le faire.
Il est à remarquer encore que, bien que ces âmes se trouvent pour l’ordinaire dans une égale disposition intérieure, c’est-à-dire toujours égales dans leur fond et toujours dans cette disposition très nue et très simple, il se passe néanmoins de temps en temps de certaines vicissitudes et changements de dispositions en leurs sens, et même leurs puissances se trouvent quelquefois émues et agitées par quelque sujet de peine. Pendant ces vicissitudes et agitations, elles ne laissent pas de demeurer en paix en leur fond, ce qui se doit entendre d’une paix nue, simple et solide.
Enfin, en cet état, Dieu est la force, l’appui et le soutien de ces âmes dans ces occasions de souffrances, de peines et de contradictions qui leur arrivent, leur donnant la force et la grâce de les porter en paix et tranquillité, non en les appuyant et soutenant sensiblement comme dans l’état précédent, mais en leur donnant une force secrète et cachée pour soutenir ainsi en paix et tranquillité ces souffrances, peines et contradictions. Ce qui est une marque infaillible que ces âmes sont à Dieu, car si elles n’étaient que dans la nature, elles n’auraient pas cette force de souffrir. Cependant la nature ne laisse pas de ressentir quelquefois des peines et contradictions, et leurs puissances, surtout l’imagination, ne laisse pas comme je viens de dire [263] de demeurer durant quelque temps dépeintes et agitées de ces peines. Mais Dieu les soutient par une vertu et une force secrète en nudité d’esprit et de foi, si bien qu’elles souffrent et supportent tout avec paix et tranquillité d’esprit. Car quoique leurs puissances et leurs sens soient dépeints de leurs sujets de peine et que cela les émeut et agite, néanmoins elles demeurent en paix dans leur fond sans fond et dans une paix sans paix, c’est-à-dire dans une paix qui n’est plus sensible, mais nue, simple et solide : c’est comme un certain calme repos et tranquillité de toute l’âme.
Enfin l’état et la constitution ordinaire[s] de ces âmes est de ne rien voir de distinct dans leurs puissances et de ne rien sentir dans leur intérieur de sensible de Dieu, ni de Ses divines perfections, opérations, écoulements, infusions, influences, goûts, suavités ni onctions, et de se trouver dans cette grande nudité d’esprit sans autre appui ni soutien que la foi nue. Mais quoiqu’elles ne voient rien de distinct, elles voient néanmoins toutes choses en Dieu et, quoiqu’elles ne sentent rien, qu’elles ne goûtent rien, qu’elles ne possèdent rien sensiblement de ces divins écoulements, néanmoins elles ont et possèdent réellement Dieu au-dedans d’elles-mêmes.
Dans cet état ces âmes vivent toujours à l’abandon et étant abandonnées d’état et de volonté à la conduite de Dieu sur elles, pour faire d’elles et en elles tout ce qu’il voudra pour le temps et pour l’éternité; et bien qu’elles ne soient plus en état d’en faire des actes sensibles, elles ne laissent pas d’être abandonnées, ne désirant jamais rien que ce que Dieu voudra, ni [264] vie ni mort. Elles ne pensent à rien, ni au passé ni à l’avenir, ni à salut ni à perfection ni à sainteté, ni à paradis ni à enfer ; et elles ne prévoient rien de ce qu’elles doivent faire et écrire dans les occasions qui ne sont pas arrivées, mais laissent tout cela à l’abandon. Et quand les occasions se présentent d’écrire, de dire ou de faire quelque chose, alors Dieu leur fournit ce qu’elles doivent dire et faire, et d’une manière plus abondante, féconde et parfaite qu’elles n’auraient jamais pu prévoir d’elles-mêmes par leur prudence naturelle.
Enfin dans cet état ces âmes jouissent d’une grande liberté d’esprit, non seulement pour lire et pour écrire, mais aussi pour parler dans l’ordre de la volonté de Dieu. Et ces âmes parlent souvent sans réflexion et comme par un premier mouvement et impulsion qui les y porte et entraîne.
Ces âmes ne laissent pas en cet état si simple et nu de s’acquitter fidèlement des devoirs de leur état, car Dieu qui est le principe de leurs mouvements et actions, ne permet pas qu’elles manquent à rien de leurs obligations.
Comme Dieu est un Dieu d’ordre, aussi ordonne-t-Il tout ce qu’Il fait ; et jamais Il n’entreprend rien dans une âme que par une conduite et dans un ordre admirable. S’il y a et s’il s’y rencontre quelque chose de désordonné, c’est que Dieu n’y est pas ; ou que s’Il y est, l’âme y mélange son propre, et qu’ainsi elle désordonne et dérègle l’opération divine. [2]
Cette vérité supposée, il faut savoir comme une maxime universelle et infaillible que toute la conduite des âmes se règle et roule sur trois grands principes, savoir :
(1) Que Dieu ne fait ni n’opère jamais rien dans les âmes qu’en deux manières, ou immédiatement par Lui-même, ou médiatement par les créatures qui Lui sont subordonnées.
(2) De plus, que ces deux manières sont égales en Sa main, Dieu faisant d’aussi beaux ouvrages par l’une que par l’autre selon qu’il Lui plaît.
(3) Enfin que la première manière est rare et qu’elle se trouve en peu d’âmes ; et que même Dieu ne S’en sert pour l’ordinaire sur ces âmes particulières qu’après un long travail et après avoir déjà beaucoup ébauché Son tableau par la seconde manière, qu’Il veut ensuite finir et perfectionner par Lui-même.
[...]
Enfin il y a des secrets infinis en la conduite de ces deux manières dont Dieu est toujours prêt de se servir pour nous secourir incessamment et pour nous conduire et acheminer à la seule perfection. Ce qui nous rend infiniment inexcusables, d’autant que nous ne pouvons apporter pour raison valable de ce que nous ne travaillons pas à notre perfection et de ce que nous n’y arrivons pas, que nous n’avons pas les moyens propres pour cet effet, que nous voudrions être d’oraison, mais que nous n’avons pas des personnes pour nous s’y conduire. Soyons certains qu’au cas que ce second moyen médiat nous défaille absolument, le premier ne nous manquera nullement, si ce n’est par notre faute ; et que s’il nous manque, assurément nous devons rejeter la faute sur nous. D’autant que nous verrons un jour en Dieu la cause pourquoi ces moyens médiats [4] nous manquent et que nous manquant, nous ne pouvons nous joindre et ajuster aux moyens immédiats, c’est-à-dire faire usage de ce que Dieu fait et veut faire immédiatement en nous et par nous ; et cela parce que cette opération immédiate est trop pure et trop invisible et éloignée de nous et qu’ainsi il faudrait mourir et sortir de nous-mêmes plus que nous ne voulons ni ne pouvons en l’état où nous sommes.
[...]
Et afin que de bien comprendre tout ceci et en quoi consiste ce principe ou ce moyen immédiat, il faut savoir qu’il y a des hommes que Dieu Se choisit spécialement, dont Il est l’unique maître. Ce n’est pas que telles personnes si immédiatement éclairées de Dieu ne soient dans la soumission quand le cas y échet ; au contraire il n’y en a pas de plus soumises, soit à l’Eglise en général, soit aussi [7] aux supérieurs s’ils sont en religion, ou aux égaux s’ils sont dans le monde avec quelques personnes. D’autant que la conduite de Dieu est toujours la même et toujours telle qu’elle a été en Jésus-Christ ; et comme Il a été le plus simple et le plus soumis de tous, étant si immédiatement uni à son Père, aussi telle âme si immédiatement unie à Dieu et recevant Ses clartés divines, plus elle est telle, plus elle est humble et soumise.
Mais ce n’est pas de soumission dont il s’agit en parlant des personnes conduites immédiatement : il s’agit de l’union à Dieu et de la manière de recevoir les grâces et les lumières. Tout ce qu’elles [les âmes]1 recoivent, elles le recoivent de Dieu par Lui-même et si quelquefois elles paraissent être éclairées par un livre ou par quelques serviteurs de Dieu, elles voient par leurs expériences que ce ne sont que des miroirs par lesquels cette lumière passe, qui a cependant son effet immédiat en elles.
Et ce qui les convainc de cela est que les grâces et les lumières qui passent par autrui pour les éclairer, y passent tellement qu’il ne demeure aucun vestige de ces grâces dans les sujets [livre ou personne] par lesquels elles [les grâces] sont passées : si par exemple elles [les âmes] lisent un livre, ce qu’elles font souvent, elles le lisent par une manière d’application qui n’est pas en se convainquant de ce qui y est, ce qui serait permanent, mais en passant doucement et en recevant immédiatement l’infusion si elle coule ; ou si elle ne coule pas, elles passent outre. J’en dis autant de la grâce par autrui : ces âmes ne sont appliquées à aucune pratique ni à aucune personne, j’entends pour prendre un ordre [8] spécial d’autrui (supposée qu’elles ne soient en religion), comme vous voyez que sont saintement plusieurs âmes, qui prennent pour leur pratique chaque chose de leur directeur. Elles honorent tout le monde et cèdent saintement à tout le monde, sans cependant changer leur intérieur, d’autant qu’il est uni à Dieu et qu’il reçoit immédiatement de Lui et par Lui ; et ainsi si leur extérieur change selon les rencontres charitables et vertueuses du dehors, leur intérieur demeure toujours le même, quoique jamais le même. Il y aurait infiniment à dire là-dessus, mais ceci suffit pour voir plus à découvert ce que nous voulons dire dans la suite.
[...]
L’opération médiate est quand tout ce que Dieu donne aux âmes, Il le distribue par la main et par l’aide de la créature dont Il Se sert pour communiquer Ses dons, comme nous voyons que nous recevons souvent les eaux pures d’une source par des canaux qui nous les apportent. Ces canaux donc et ces [9] moyens sont tous divins ; ainsi les âmes qui reçoivent les dons de Dieu par ces moyens, en doivent faire une estime très particulière. Car il est certain que, supposé l’ordre divin sur telles âmes de les conduire médiatement, elles ne recevront et même n’entendront et ne goûteront le don de Dieu que passant par tels canaux ; si bien que comme les choses qui sont données aux âmes qui sont conduites par dessein de Dieu immédiatement, sont divines autant qu’elle les reçoivent en pureté immédiatement et en manière immédiate, de la même manière les grâces et les lumières que les âmes qui sont conduites médiatement reçoivent, sont autant divines qu’elles passent par ce canal et qu’elles sont reçues avec soumission et approbation. C’est donc une vérité qui doit être constante, que les âmes que Dieu conduit médiatement, sont autant conduites de Lui qu’elles reçoivent les grâces immédiatement par les canaux que Dieu leur a destinés.
Or il faut savoir une grande vérité que, selon le dessein éternel de Dieu sur une âme, Dieu aussi lui a choisi un aide et un directeur conforme, car, quoique passagèrement Dieu donne quelquefois des lumières par des personnes qui sont inférieures aux âmes qu’elles éclairent, ce n’est pas par état. Et ainsi supposé que Dieu veuille Se servir d’une personne pour conduire une autre dans l’état de la foi ou de la contemplation, il faut par nécessité qu’elle y soit, et même en un état supérieur pour influer sur elle ; de cette manière Dieu conforme la personne qui doit diriger et aider à Son dessein éternel, à celle qui [10] doit être aidée, éclairée et dirigée. Ici je parle de l’état spécial de l’intérieur des âmes et non de l’état commun de l’Eglise. Car il est très certain que ceci n’a pas de lieu pour les supérieurs, car quoiqu’ils soient souvent très inférieurs en lumière et en oraison à leurs sujets, cependant ceux-ci doivent obéir et s’ajuster à leurs ordres, et quoique parfois ils n’ entendent pas ce qu’un supérieur pourrait dire, cependant Dieu, par une bénédiction particulière, ne laissera pas de les éclairer par eux, ou d’inspirer les supérieurs afin de les faire aider. Je parle donc seulement des âmes que Dieu veut conduire par autrui et par choix : il faut que le directeur soit dans l’état nécessaire pour influer sur elle, si bien que quand il s’aperçoit être surpassé par leur degré, ne pouvant y suffire, il doit adresser ces âmes à un autre pour y suppléer, car s’il est d’oraison et vrai serviteur de Dieu, il expérimentera facilement qu’il ne passe pas par lui les grâces nécessaires pour le soutien et la nourriture de telles âmes. Mais aussi quand il y a un ordre divin les grâces découlent abondamment et c’est un moyen très divin qui fait avancer les âmes d’une manière admirable, d’autant qu’il suffit d’être soumis pour avancer et même pour voler dans le dessein éternel de Dieu.
Les âmes qui ne savent pas ce secret divin, croient toujours que la conduite intérieure immédiate est la plus avantageuse et la plus facile. Elles se trompent parce que assurément la médiate est la plus assurée et la plus prompte. Elle est la plus assurée car une âme n’a qu’à croire dans sa suite ; et [11] ainsi comme Dieu Se donne médiatement par ce canal, il n’y a qu’à demeurer ferme à ce qui est dit et réglé et c’est assez. Elle est la plus prompte, d’autant qu’on n’a pas besoin de réfléchir si les choses réglés sont de Dieu ou non, comme dans la foi immédiate, où il y a tant de ténèbres, d’incertitudes et de précipices, spécialement si l’âme est beaucoup avancée ; au lieu que dans l’autre, on n’a qu’à se tenir aux paroles et laisser couler et perdre l’intérieur dans l’inconnu que renferment les paroles du directeur, qui sont autant essentielles que l’ordre divin en cette subordination est essentiel. Car il faut remarquer que tous les directeurs qui conduisent les âmes par ordre de Dieu n’ont pas toujours un ordre éminent et essentiel : il y a des ordres divins communs sur les âmes communes du degré de méditation et d’autres ordres communs sur les états qui la suivent ; et l’ordre que j’appelle essentiel ne se trouve que lorsque Dieu désire de conduire des âmes en foi pour les faire trouver Dieu et être en Dieu.
Or il est très certain, quand tel ordre essentiel se trouve entre un directeur et une personne dirigée, que Dieu assiste spécialement le directeur pour cet effet et qu’Il Se donne et Se communique par son moyen éminemment à l’âme dirigée, comme une source d’eau vive toujours coulante, non toujours par des grâces sensibles et visibles, mais bien par une communication réelle et véritable à laquelle on est autant fidèle que l’on se soumet nuement et humblement et que l’on marche légèrement en ne voyant ni ne sentant, mais en croyant ce qu’on nous déclare de la [12] la part de Dieu. Ce qui est cause que, par cette voie médiate, l’âme en un instant peut faire des démarches infinies et aussi grandes que cette voie dans la suite, aussi bien que l’immédiate met vraiment en Dieu et Le fait trouver d’une manière très éminente, et autant éminente que l’ordre de subordination est essentiel et que l’âme dirigée s’y rend à l’aveugle, ou plutôt s’y perd sans réserve, pour se perdre à la fin en Dieu par ce moyen, sans plus se retrouver elle-même. L’âme dirigée ne doit pas regarder cette voie comme une chose créée, ni le directeur comme une créature ; mais bien comme Jésus-Christ et comme un canal divin qui souvent à son insu communique les choses dont elle ne s’aperçoit pas. Il y aurait infiniment à dire sur ceci mais je serais trop long.
[...]
De plus il est très certain et d’expérience, lorsque les âmes sont fort fidèles à s’ajuster au moyen divin médiat, ainsi que j’ai déjà dit, par la soumission à un directeur que Dieu a donné et qui par conséquent a ordre divin sur l’âme, qu’après que le travail que tel moyen peut faire est parachevé, l’immédiat y est substitué ; et de cette manière le directeur ne fait plus qu’approuver les choses. Car l’âme étant par ce moyen en Dieu et vivant en Lui, a uniquement le mouvement de Lui et par Lui ; et ainsi que Dieu est pour lors l’Ouvrier qui finit et qui perfectionne cet ouvrage, comme nous voyons que les habiles peintres font travailler en leur présence leurs ouvriers et dans la suite finissent leur ouvrage et y mettent leur nom.
Il y a encore une infinité de raisons qui par l’expérience convainquent que le moyen médiat est plus avantageux que l’immédiat, non dans sa fin, mais dans son commencement et dans sa voie, car dans la fin l’un et l’autre [15] se réunissent comme toutes les lignes se réunissent en un point central. Je les laisse pour n’être pas trop diffus, voulant seulement vous dire le nécessaire. Mais je ne puis finir sur ce sujet sans que je vous dise encore une raison, qui m’en convainc absolument et qui condamne beaucoup d’âmes, lesquelles s’admirent elle-mêmes et sont fort aises qu’on les admire dans la pensée seulement qu’elles ont quelque chose d’extraordinaire et qu’elles marchent par l’extraordinaire, et qu’ainsi elles sont conduites immédiatement de Dieu, ces pauvres âmes étant bien aveugles, d’autant qu’elles estiment ce qui est fort peu à priser.
Cette raison est que dans la vérité très peu d’âmes sont dès le commencement et dans le milieu de leur course conduites immédiatement et qu’après une sérieuse application non seulement sur toutes les personnes que j’ai connues jusqu’ici, mais aussi sur tous les livres que j’ai lus, je n’en ai point encore trouvées qui aient été conduites immédiatement sinon dans la fin.
Vous les voyez toutes marcher et avancer dans leur voie et leur sentier et en s’avançant peu à peu se réunir à leur Centre où tout le particulier se perd en l’unité, comme vous voyez que quantité de lignes tirées vers un point central, plus elles en sont éloignées, plus aussi elles sont éloignées l’une de l’autre ; et plus vous les y approchez, plus elles s’approchent, jusqu’à ce qu’enfin toutes ces lignes se perdent, non de nom seulement mais d’effet, devenant ce point indivisible. Ainsi je vois que Dieu conduit peu à peu les âmes sortant d’elles-mêmes, pour les attirer à Lui, et dehors de Lui qu’elles étaient, les fait [16] marcher et avancer pour les mettre en Lui, où elles commencent une course admirable. Or comme Dieu n’a rien tant à coeur sinon que nous L’aimions et que nous devenions capable de Lui, si le moyen immédiat dès le commencement était le plus avantageux, ne le prendrait-Il pas, poussé par cette forte inclination ? Ainsi ne le faisant que très rarement, c’est une raison très convaincante qu’il ne nous est pas le plus avantageux.
[...]
[…]
Mais afin que l’âme trouve en elle cette [40] divine clarté, il faut qu’elle [l’âme] soit réduite en son unité ou plutôt en Dieu, où elle entend dans une unité admirable et dans une profonde paix cette divine parole des saints Evangiles. Il faut être de cette manière pour la bien entendre. Et quand cela est, on le fait très facilement et sans l’effort de la multiplicité première avec laquelle on s’occupait très fructueusement à considérer et à remarquer quantité de belles vérités dans le saint Evangile. Ici elles sortent du fond de l’âme, l’esprit s’ouvrant sur les paroles. Et cela se fait sans multiplicité et quoique l’âme entende quantité et diversité de choses, elle ne laisse pas de demeurer dans son unité. Ce qui est impossible de contrefaire, quand même on le voudrait. Mais l’âme en est bien éloignée car, comme sa nourriture et son plaisir est dans l’unité, par cette unité elle aime mieux demeurer dans la paix et dans son rien créé par lequel elle possède sans posséder son Tout incréé, que de sortir et de se multiplier, même par les plus belles choses soit de la sainte Ecriture ou autres.
Dans cette disposition, j’ai entendu l’explication du saint Evangile de la mort du Lazare et j’ai compris comment il y a trois degrés à l’oraison.
Le premier est actif, représenté par sainte Marthe [...]
Le second degré est contemplatif : aussi est-il représenté par sainte Marie […]
Lorsque l’âme a beaucoup travaillé par la vie active, et qu’elle est souverainement et uniquement mise en repos par la contemplation, elle ne doit pas croire que tout soit fait. Non, ce n’est proprement que commencer. Car il y a un troisième degré très supérieur, qui est inconnu durant que Marthe et Marie travaillent chacune en sa manière, la première par son action, la seconde par son repos lumineux et fécond. Il arrive donc à l’âme ce qui est arrivé à ces deux soeurs, lors [43] qu’elles y pensaient le moins, au contraire chacune travaillant fructueusement en sa manière, l’une agissant, l’autre contemplant. Leur cher frère devient malade en l’absence de leur divin Maître. Qui est le cher frère de ses deux saintes soeurs ? Comme Lazare était le frère et comme le chef de ces deux soeurs, aussi le divin fond est le chef des puissances, où cette vie active et contemplative s’opère et est reçue. Il devient donc malade, ce cher frère et en l’absence de son Dieu. Et ce n’est pas sans providence que ce divin Maître est absent, puisque cette absence, comme nous allons le voir, causera sa mort ; car comme dirent ces saintes soeurs, s’Il avait été présent, il ne serait pas mort.
Ces deux saintes sœurs, Marthe et Marie, voyant leur cher frère malade, envoient des messagers à leur cher Maître, qui lui disent seulement que celui qu’Il aime est malade. Ils disent vrai, car c’est en vérité ce cher frère [Lazare] qu’Il aime, c’est-à-dire ce cher fond et centre de notre âme. Car quoique Jésus-Christ aime extrêmement la vie active et contemplative, son coeur est pourtant toujours au centre. Mais s’Il l’aime tant, pourquoi, ayant appris les nouvelles de son mal par les deux soeurs, ne vient-Il le secourir ? ô secret de la divine Sagesse ! C’est secourir admirablement ce divin centre que de se tenir éloignée de lui, afin que cet éloignement lui donne la mort et le laisse trois jours au sépulcre pour le ressusciter ensuite.
Tout cela exprime admirablement la mort du fond, laquelle s’opère par cet éloignement - sans éloignement cependant - de Jésus-Christ, [44] car l’âme ne trouvant rien où se prendre2 ni qui la soutienne, elle trouve peu à peu la mort par sa langueur. Ces deux soeurs secourent tant qu’elles peuvent ce cher frère en contemplant et agissant, mais il faut qu’il meure par nécessité car [ni] la contemplation ni l’action [ne sont] sa vie : c’est Jésus-Christ Lui-même, et ne Le pouvant avoir, il meurt.
Les âmes qui sont en ce degré, ne peuvent presque jamais comprendre que ce silence de Jésus-Christ à ne pas répondre aux demandes que ces soeurs lui font pour secourir leur frère malade, soit son bien, et que même cet éloignement de sa présence par lequel Jésus-Christ demeure si longtemps éloigné de lui sans lui donner aucune nouvelle soit son bonheur. Elles croient au contraire que c’est son malheur. Car y avait-il vie plus heureuse que celle de ces trois personnes avant cette maladie, d’autant que ce frère agissait par sa soeur Marthe, et contemplait par Marie ! Mais la pauvre âme qui n’entend pas ce secret qui s’opère durant cette maladie par le silence et l’éloignement de Jésus-Christ, est fort en peine et sa douleur augmente étrangement, parce qu’à la suite Marthe et Marie tombent dans la langueur aussi bien que le frère, étant abîmées en larmes le voyant mourir. Enfin il faut que l’âme sache que ce qui opère réellement sa mort, est ce silence et cet éloignement de Jésus-Christ ; de telle manière que encore que Dieu soit infiniment plus présent dans le fond de l’âme, plus Il lui paraît éloigné, et que son éloignement soit son approche, cependant cela par la peine et la faim de sa présence, lui cause peu à peu langueur de [45] mort. On ne peut presque jamais apprendre cette leçon, car si on le pouvait, cela empêcherait la mort. Il faut donc que, ô âme, vous laissez agoniser et mourir en cet état, n’ayant rien, Jésus-Christ se tenant si éloigné de vous et son éloignement vous donnera la mort.
Mais quoi ! Cette mort paraît en ce temps si affreux et si peu pour le bien de l’âme, qu’elle fait tout ce qu’elle peut pour conserver l’activité et la contemplation à ses chères soeurs ; mais enfin malgré les répugnances de Marthe et de Marie et du Lazare, il faut mourir. Jésus-Christ est impitoyable et il ne viendra pas qu’il ne soit pourri dans son sépulcre. O, que cela explique admirablement bien cette mort mystique et comment Jésus-Christ est impitoyable pour une telle âme ! Puisqu’il oublie l’amour qu’il a pour les soeurs, l’Activité et la Contemplation, et par son éloignement, amoureux pour le frère, ils le laissent mourir. Car il est très vrai que ce fond et centre de l’âme meurt véritablement, non par quelque chose de positif qu’il aperçoive en soi, car il s’accrocherait à cela, et ce quelque chose empêcherait sa mort ou l’éloignerait ; mais seulement Dieu le laisse mourir sans le secourir et sans paraître entendre ses soeurs. Quoique Jésus-Christ faisait autrefois tout ce qu’elles voulaient, ici il ne les entend pas même.
[...]
Mais on me pourra dire, à quoi bon ce troisième degré ? L’âme n’est-elle pas assez avantagée par le premier et le second, dont quantité d’âmes et de personnes éclairées parlent, sans être exposée à tant de maux, de peines et d’obscurités qu’il faut passer pour arriver au troisième ? L’âme qui est assez heureuse pour l’expérimenter, éprouve combien il est utile de faire cette troisième démarche, d’autant qu’elle expérimente qu’il y a une infinie différence de cet état aux deux autres et que le second même, qui est contemplation [49] surnaturelle et passive, est au-dessus d’une distance presque infinie; c’est comme la différences de la terre au ciel, et de l’homme à l’ange. Mais toutes ces comparaisons ne sont rien et sont infiniment éloignés de la vérité de ce qui en est, puisque par la contemplation l’âme voit Jésus-Christ, mais par cet état de vie ressuscitée l’âme en jouit et est semblable à Jésus-Christ. Marie est au pied de Jésus-Christ avec son parfum, mais le Lazare ressuscité est assis avec Jésus-Christ. Et pour dire en peu, afin de finir, la différence qu’il y a de cet état à la contemplation c’est que, comme après la résurrection du Lazare, il avait une nouvelle vie, aussi le fond et le centre ressuscité jouit d’une vie ressuscitée, qui n’est autre que Jésus-Christ en sa vie humainement divine, mais dans une stabilité qui participe de la résurrection.
De plus le Lazare causait par sa vie quantité de conversions, et plusieurs étaient éclairés de la foi par lui. Il en arrive autant à l’âme ressuscitée : elle est merveilleusement utile à plusieurs, et sans qu’elle le pense, Jésus-Christ exhale d’elle grâce et onction. D’où vient que très souvent Dieu ne donne cette grâce qu’aux âmes par lesquelles Jésus-Christ destine faire grande grâce aux autres. Et pour ce qui est de l’âme même, elle jouit en cet état d’une merveilleuse grâce qui glorifie beaucoup Notre Seigneur et qui lui fait bien comprendre qu’elle était bien ignorante de se mettre en peine de ne pas glorifier Dieu dans son état de mort, mais au contraire de quitter tout et de mourir à tout dit au lieu de rien faire pour Dieu ; et elle remarque que tout cela avait [50] un rapport à ce qu’elle possède en cet état et aux pouvoirs dont elle jouit pour glorifier Dieu par l’amour, par les vertus et même par la vie que les deux soeurs Marthe et Marie ont reçues dans sa résurrection. Car il est certain que ce même esprit ressuscité, contemple et agit plus réellement et plus véritablement que jamais ; et ainsi Marthe et Marie et le Lazare sont derechef réunis par le véritable lien d’amour autant que cette mort les avait séparés.
Il y aurait une infinité de choses à dire encore sur ce sujet, mais ceci n’étant qu’un faible crayon d’un éclair de lumière, il suffit que je mette cela ; car une âme éclairée comprendra facilement par sa lumière le reste que je tais.
Avant-propos.
Comme la chose la plus nécessaire pour être à Dieu en la manière qu’Il le veut, et pour y correspondre en perfection selon son degré, est de s’ajuster aux moyens que Dieu tient pour communiquer Ses dons et ensuite [51] Soi-même, aussi faut-il bien entendre la manière que Dieu tient pour Se communiquer et comment il faut faire pour y correspondre, en sorte qu’on n’aille ni trop tard ni trop tôt, mais qu’on suive fidèlement son opération. A moins de cette fidélité, l’âme est toujours en défaut et cependant elle ne fait rien, et n’avance jamais ; si elle n’est pas fervente, mais un peu lâche et inclinée à se regarder soi-même, elle est non seulement en défaut, mais encore elle tombe de faute en faute, de précipice en précipice comme une personne qui marche dans la nuit, laquelle ne suivant pas d’une approche juste le flambeau qui la devait éclairer, ce flambeau, au lieu de lui servir en l’éclairant, lui donne un faux jour, et ainsi en ne lui faisant voir les faux-pas qu’à demi, il lui donne une fausse hardiesse, et de cette sorte elle choppe3 très souvent, et fréquemment elle tombe aussi lourdement, ce qu’elle ne ferait pas si tôt si elle n’avait pas ce flambeau : car, n’ayant nulle lumière, elle se précautionnerait davantage et prendrait plus garde à soi. Aussi une personne qui n’a nulle lumière ne s’y assure pas et a recours à tous moments au conseil, faute de lumière. Les personnes ferventes au contraire, s’avançant trop, se font ombre à elles-mêmes, comme nous voyons (demeurant à notre comparaison) qu’une personne devançant son flambeau s’en cache la clarté et la lumière. Tout de même par les précipitations trop avancées, par les désirs trop multipliés et non ajustés à ce que Dieu fait et au degré où l’on est, on fait vraiment ombre à soi-même, toutes ces bonnes productions cachant à l’âme la lumière [52] de son degré : ainsi que je vous vais faire voir en expliquant les degrés particuliers de la communication de Dieu en l’oraison et en l’intérieur.
Comme je viens de vous dire que pour correspondre à Dieu comme il faut, et ainsi pour beaucoup et bien avancer, tout consiste en l’ajustement fidèle à l’opération divine, aussi faut-il que je vous dise que l’opération divine tend toujours à deux choses spéciales : savoir à nous éloigner de nous-mêmes et des créatures, et à nous embellir et orner de la pureté requise pour pouvoir trouver Dieu et Son union, qui ne se trouve jamais que par ressemblance d’autant qu’elle ne s’opère jamais que par amour. Or l’amour ne s’unit qu’à son semblable, et l’union est telle qu’est la ressemblance.
Dieu nous a créés à Son image, et ainsi si nous étions demeurés en notre état primitif, non seulement nous serions unis à Lui comme à notre principe, mais nous agirions en Lui et par Lui, comme Lui, Le connaissant et L’aimant comme il Se connaît et S’aime incessamment. Mais comme nous sommes déchus de cette pureté et de cette ressemblance, nous avons aussi perdu cette union et cette unité, si bien qu’étant égarés dans une région de distance infinie, collés et identifiés en nous-mêmes et dans les créatures, où nous contractons un million d’impuretés et de dissemblances, ce que l’on appelle faute de vertus, il nous faut par nécessité acquérir tout de nouveau cette approche et cette ressemblance première.
Il faut donc que Dieu, en Sa bonté infinie, [53] nous vienne chercher dans ce pays infiniment éloigné, et nous ramène peu à peu du cachot de nous-mêmes, du péché et des créatures, à Lui, par Ses dons et par les vertus, ce qu’Il ne fait que par degrés à moins d’un miracle extraordinaire.
Et comme les comparaisons dans les choses intérieures, spécialement quand Dieu les donne, sont fort fécondes en lumière et en expression même de Ses secrets cachés, je me servirai ici, pour me faire mieux entendre, de celle que plusieurs personnes, entre autres, le grand Ruysbroeck et la Sainte Mère Thérèse, se sont servis pour faire entendre de la bonne manière comment il fallait correspondre à l’opération divine, qui tire l’âme de soi et la perfectionne peu à peu, savoir de la comparaison de l’eau qui sert pour l’arrosement d’un jardin afin de le faire fructifier.
Dieu donne donc Son opération aux âmes en quatre manières.
La première est toute dans la créature et exige son opération toute entière. Car comme l’âme est toute en elle-même, aussi faut-il qu’elle travaille de tout elle-même avec un grand et ennuyeux effort pour se détourner peu à peu de soi et de son soi-même tourné vers la créature et le péché. Ce qu’elle ne peut faire du premier abord que par des saintes intentions qu’elle puise dans de bonnes vérités, et elle ne peut se remplir de ces [54] vérités que par des considérations sur Jésus-Christ et Ses maximes ; et enfin elle ne les y peut puiser qu’en raisonnant et approfondissant ces sujets et ces lectures. Si bien que si une âme, durant ce premier degré, ne prenait le soin et le travail de se remplir de bonnes vérités pour former en elle de saintes intentions, elle n’aurait rien que ce dont elle est remplie, qui est le péché et la conversion à soi-même. Et si de plus cette âme se contentait d’envisager simplement les vérités sans raisonner sur elles, elle ne les approfondirait pas et n’en aurait au plus que de simples appréhensions et conceptions : ainsi elle serait toujours vide de Dieu, mais infiniment remplie du péché et de la créature.
La raison de tout cela est que Dieu ne donne Ses lumières et Son opération divine que par ordre ; de sorte que, comme j’ai dit, l’âme, étant toute remplie de soi et toute convertie vers soi, doit retourner de tout soi-même d’autant que l’opération divine pour lors n’est que pour cet effet et pour concourir à ce procédé. Et ainsi comme le concours commun de Dieu n’est que pour m’aider et non pour faire les choses : par exemple si je ne mange, Dieu ne m’aidera à faire cette action, et de cette manière je mourrai de faim ; et de plus si je n’apprête ou ne fais apprêter à manger Dieu n’y fournira pas Son concours, de même l’âme faisant tout ce qu’elle doit en ce premier degré d’oraison, Dieu y concourra surnaturellement : [l’âme] ne le faisant pas, Il ne fera rien.
On compare cette première manière à une personne qui puise de l’eau dans un puits : [55] c’est à force de bras et en travaillant beaucoup qu’elle a de l’eau ; et autant qu’elle puise, autant aussi en a-t-elle ; si elle cesse, elle n’a rien ; si son seau est petit, elle en a peu ; s’il est grand, elle en a beaucoup.
La sagesse divine est admirable en ce commencement, prenant ce procédé pour se communiquer. D’autant que l’âme pour lors est beaucoup en soi-même, aussi faut-il un moyen où il se trouve une infinité de vertus à pratiquer et à acquérir afin d’en sortir, car il n’y a aucun temps où l’on rencontre plus à pratiquer qu’en ce premier degré. Combien de patience, d’humilité, de longanimité faut-il exercer jusqu’à ce que ce premier degré soit passé ? Et il ne se finit que par l’acquisition de telles vertus et le remplissement des lumières, comme un homme qui va en quelque lieu ne commence à se reposer qu’en y arrivant. Car il faut bien remarquer que jamais ce premier degré ne se diminuera, et que l’on ne commencera le second que lorsque l’âme est remplie de la pureté et des vertus que ce premier degré doit acquérir pour faire son retour de soi-même vers Dieu. La raison de cela est que jamais l’âme ne trouve de repos pour peu que ce soit que lors et autant qu’elle approche de Dieu et acquiert par conséquent sa ressemblance par les vertus. Et ainsi, comme le second degré ne commence que par quelque repos qui commence, aussi ne peut-il être ni commencer que le premier degré commençant à beaucoup finir. [57]
Le second degré est comparé au travail pour avoir de l’eau par une pompe. Ce travail est assurément moindre que le premier et cependant on en tire plus d’eau d’autant qu’elle coule incessamment, pourvu que l’on [58] ne cesse pas son travail : ce qui ne se trouve pas lorsque l’on puise l’eau au puits. Je dis donc (1) que le travail de la pompe est moindre, c’est-à-dire plus facile que de puiser l’eau au puits, ce qui est évident par l’expérience (2) que l’on en a, par ce moyen, quoique plus facilement et avec moins de peine, sans comparaison, beaucoup plus d’eau.
La même chose se trouve dans le second degré d’oraison où l’opération de l’âme est plus facile et plus à l’aise, quoique l’âme y reçoive davantage. Dans le premier, l’âme a beaucoup agi et peu recueilli ; dans ce second, d’autant que Dieu y opère plus fortement, l’âme y opère moins et elle gagne davantage. Ce second degré est l’oraison d’affection où l’âme considère peu, et cependant elle affectionne beaucoup ; et plus elle affectionne, et plus elle le veut faire. Il semble qu’elle a peu de lumière, et il est vrai, spécialement de l’aperçue, et cependant elle en a toujours pour affectionner et aimer en envisageant quelques vérités, ou une vérité, sans beaucoup raisonner ; et souvent sans raisonner, elle voit assez pour affectionner par la volonté. Et ainsi son oraison est plus à l’aise sans comparaison, car cette puissance étant beaucoup plus à nous, d’autant que nous la remuons comme nous voulons, aussi agit-elle continuellement sans beaucoup de travail. Dans le premier degré, le travail est tout du côté de l’entendement pour puiser des lumières qu’il n’a pas en soi, en prenant les espèces et les convictions dans les vérités. Mais en ce second, il a sa conviction aussitôt qu’il les envisage : et ainsi la volonté n’a qu’à travailler [59] et à jouer de la pompe doucement et tranquillement, et assurément l’eau vient en abondance, non pas toujours sensiblement, mais suffisamment pour faire aller et marcher la volonté par affection, car en ce degré la foi commence à se découvrir davantage qu’au premier. L’âme commence donc à opérer plus facilement, son opération étant en la volonté et par la volonté, et l’entendement ne faisant qu’éclairer un peu la volonté ce qui se fait par un simple regard sur les vérités, lequel simple regard se simplifie à mesure que l’opération de la volonté augmente, et ainsi l’opération devient plus facile et plus à l’aise.
Mais il faut remarquer que bien que cette opération soit plus aisée et facile, cependant il faut qu’elle soit continuelle. Car, comme dans ce travail de la pompe, si l’on cessait de la mouvoir, l’eau cesserait, aussi cessant le mouvement et l’opération de la volonté en simple lumière qui la met en oeuvre, l’opération divine cesse en l’âme et rien ne s’y fait. Ce qui trompe beaucoup d’âmes qui, ayant goûté des fruits de l’opération facile de ce degré, veulent cesser d’opérer, même pour avoir davantage et par là elles n’ont rien. Car comme, la pompe cessant de travailler, l’eau ne vient pas, aussi la volonté en son simple regard ne travaillant pas, n’a rien, et l’âme devient un peu sèche, inculte et sans fruits.
Et souvent les pauvres âmes ne s’apercevant pas de ce défaut, se perdent encore davantage. Car au lieu d’aller promptement remédier au défaut qui cause ce mauvais effet, elles vont et courent à la recherche de leur [60] conscience, savoir si ce n’est point quelque péché qui les a taries et leur a ôté l’eau de la grâce, si ce ne sont pas les actions de leur vocation, et un million d’autres choses qu’elles prennent souvent pour la cause de tel mauvais effet ; et cependant, plus elles pensent remédier à ces causes non véritables, plus elles se tarissent. Mais quand elles sont assez heureuses d’en découvrir la cause soit par quelque lumière de Dieu, soit par l’instruction de quelque ami, elles sont bien fortunées. Si bien qu’il faut que l’âme sache qu’encore qu’en ce second degré l’opération de Dieu soit plus facile, plus douce et plus en repos, elle est et doit être continuelle et ainsi pour y correspondre, il faut agir conformément à cette divine opération, se proportionnant et s’ajustant à cette même opération et en sa manière.
Mon dessein n’est pas de vous dire ici tout le détail de ce qui se passe en ce degré, non plus qu’au premier, en ayant écrit autre part, mais bien de vous avertir des choses essentielles afin de vous bien ajuster à l’opération divine en chaque degré. En quoi je vous viens de dire que consiste tout le bien de chaque degré, car il n’y a que l’opération divine et notre correspondance juste qui fait quelque chose et qui puisse être la source de tout bien en nous. Notre opération seule ne peut jamais être la source que de tout péché et de toute misère, mais étant ajustée à l’opération divine, celle-ci fait des merveilles.
N’avez-vous jamais pris garde comment le soleil travaille sur la terre y produisant des fleurs, des fruits et le reste de ses productions ? [61] Le soleil seul ne fait rien, et la terre n’est qu’une masse sans vigueur : mais le soleil, par le concours de la terre produit un million de choses admirables, et ainsi, le soleil exigeant le concours de cet élément, fait selon les saisons, des fleurs, des fruits et le reste admirablement. Ainsi en va-t-il de l’opération divine en nous. Nous devons suivre ses inclinations et ses moments, et quand elle veut faire des fleurs, c’est-à-dire des vertus, il faut y correspondre et y correspondre en perfection, c’est-à-dire remplissant le moment du dessein de Dieu pour ce temps pour ce degré et pour ce moment ; et comme elle ne veut faire autre chose il faut s’y lier et s’y ajuster avec la même souplesse et perfection selon le modèle dont je vous viens de parler. Car quand le soleil veut faire pourrir un grain de blé dans la terre, la terre ne veut pas une autre chose, elle s’y ajuste ; quand ce même soleil fait épanouir une fleur, la terre s’unit à son dessein ; s’il s’agit d’un fruit, d’une poire ou d’une pomme, la terre y contribue aussi.
De la même manière que cet élément involontaire et irraisonnable agit par subordination à son soleil, il faut que notre volonté suive vitalement et volontairement ce divin soleil de l’opération divine, mettant son tout à s’y ajuster selon le degré où elle en est, ce qui se fait à merveille quand l’âme tâche de mourir à elle-même en faisant régner absolument l’opération divine selon le degré de cette même opération.
Il faut donc bien remarquer qu’il n’y a pas de cessation d’action en ce second degré non plus qu’au premier, et que toute [62] la différence est que, dans l’un, cette action est plus facile et plus en repos et opère plus abondamment que dans l’autre ; mais cependant que ce second degré aussi bien que le premier devient sans effet, cesse et se tarit, ne donnant pas d’eau pour arroser le jardin, et faire croître les fleurs et les fruits, si l’on cesse d’opérer. Car la divine opération correspond à l’opération paisible et affective de l’âme, et l’âme cessant, l’opération divine cesse. Si l’opération de l’âme cesse un moment, l’opération divine cesse pour ce moment : si un mois, elle cesse un mois ; et ainsi à proportion, comme nous voyons qu’autant que la pompe joue, l’eau vient aussi. Cessez, l’eau cesse : de la même manière selon que nous opérons, Dieu opère. L’âme doit donc bien apprendre ces vérités afin de ne faire ni plus ni moins. Car si elle ne fait assez, elle ne fait pas conformément à l’opération divine en ce degré, et ainsi il ne se donne pas d’eau et l’âme se dessèche. Si elle fait plus, elle retourne dans le premier degré, et ainsi, l’opération divine n’y étant plus, il ne se fera rien en l’âme par son moyen. Il ne faut donc que s’ajuster fidèlement au moment et justement au degré présent. Si cela est, on aura toujours de l’eau autant que l’on fera jouer la pompe, c’est-à-dire que la volonté opérera en simples vues, dans l’oraison et hors de l’oraison.
Et comme il n’est pas possible de travailler toujours à la pompe, mais seulement selon la nécessité du jardinier, aussi l’âme qui, par une avidité précipitée, goûtant son bonheur, voudrait toujours agir, quoiqu’en s’ajustant à l’opération de son degré, se [63] lasserait et fatiguerait son corps ; et même elle se tirerait de sa grâce en s’avançant trop, comme nous avons dit. Ainsi il faut autant d’eau en l’oraison que l’état présent le demande, ce qui s’ajuste à la nécessité de l’âme par le conseil.
Il faut donc remarquer que ni le premier ni le second degré, quoique l’on soit très fervent, ne peuvent être continuels, mais qu’ils sont réglés selon la nécessité de l’âme, comme vous voyez qu’un jardinier puise ou pompe de l’eau selon qu’il en a besoin. Tout ce qu’il y a au second est que, comme on y a plus facilement et plus abondamment de l’eau qu’au premier, Dieu le donnant, il augmente aussi le travail du jardin, car il augmente de quoi l’arroser et le faire fructifier : puisque, en ce second degré, le jardinier remarque que son jardin va mieux, c’est à dire [que] l’âme est plus en état de fructifier et d’être arrosée qu’elle n’était au premier ; et Dieu, étant une Sagesse infinie, proportionne Son don à la nécessité de la personne. Où il faut aussi remarquer que l’âme, dans le premier degré, étant peu capable de fleurs et de fruits, le jardinier étant presque tout occupé à défricher le jardin, c’est-à-dire l’âme des mauvaises habitudes et des inclinations fâcheuses, elle n’a pas tant besoin de l’eau, qui est pour faire croître et fructifier, ce qui est plus dans le second degré, où l’âme commence à être plus fertile et à plus fructifier. [64]
Et remarquez bien que la perte de son opération, qui commence beaucoup au troisième degré, à cause de la source d’eau qui s’y découvre, ne vient pas en cessant l’opération du second degré, comme pensent plusieurs personnes, qui croient trouver la perte de leur opération en n’opérant pas : mais au contraire, elle se trouve en ce second degré avec douceur, patience et longanimité, et ainsi l’on puise tant d’eau et l’opération divine devient si féconde par ce moyen qu’elle vient en source. Afin de mieux comprendre ceci, il faut savoir que l’opération divine étant fidèlement reçue et suivie selon les divers degrés, se donnant peu à peu, nous attire insensiblement à soi en nous tirant de nous-mêmes et des créatures, en nous-mêmes vers notre centre où la source d’eau vive est et subsiste ; et ainsi, insensiblement et sans presque que nous nous en apercevions, en suivant cette divine opération par degrés, nous nous trouvons en la source même. Mais comme il y a une distance très grande de nous-mêmes à cette source, il ne faut pas nous étonner si l’opération est [69] si longtemps en son voyage avant qu’elle ait ramené notre âme en elle-même, et d’elle en sa source et en son origine : ce qui ne se fait que très peu à peu et avec une coopération fidèle de l’âme ajustée selon le degré de la divine opération où elle en est. Car quand cette divine opération peu à peu lui a fait trouver la source, elle commence le troisième degré, mais elle n’y finit pas pour cela les miséricordes de Dieu ni sa coopération à en faire usage en les renvoyant à leur source.
Tout ce que l’âme fait est de simplifier encore sa coopération, d’autant que là elle est plus proche de la source et que l’opération divine se communique par conséquent plus abondamment, qui exécute par soi bien des choses que l’âme était obligée d’attirer par son opération, quoique plus facile. Car dans son second degré, comme j’ai dit, elle n’a pu jamais avoir une goutte d’eau sans son travail et sans agiter la pompe, et ainsi elle devait toujours agir, quoique paisiblement et doucement ; mais ici en ce troisième degré, elle ne fait plus rien pour faire venir l’eau, et elle ne doit rien faire, à moins de tout gâter et d’empêcher l’eau de couler : car étant une source, il faut la laisser faire par elle-même, laquelle donne ses eaux aussi abondamment et comme elle veut sans que l’opération de la créature y soit nécessaire pour faire venir l’eau , ni aussi pour l’avoir plus abondamment, non plus que pour déterminer les effets qu’elle doit faire. Tout le travail de l’âme se doit terminer et se terminera durant tout ce degré à ajuster quelques canaux par lesquels cette [70] source se décharge et par lesquels l’adresse suave de l’âme la conduit et s’en sert pour arroser les fleurs de son jardin.
Les eaux précédentes, comme vous avez remarqué, ne venaient et ne pouvaient venir qu’autant et en la manière que l’âme en puisait à force de bras par les méditations et les lectures et les autres exercices de l’état méditatif dans le premier degré ; et dans le second, l’âme n’en pouvait avoir qu’autant qu’elle agissait en paix et en repos par la pompe, et cessant cette opération aussitôt l’eau de la grâce cessait.
Dans ce troisième degré, la chose ne va pas de même, d’autant que l’eau de la grâce et l’opération divine se donne et y est donnée par elle-même, Si bien que la coopération qui est absolument nécessaire ne s’étend pas à faire venir l’eau, mais à diriger et conduire son effet et son usage ; et ainsi toute la coopération consiste dans l’usage pour faire venir les fleurs et pour arroser le jardin de l’âme. Où il faut extrêmement et fidèlement remarquer deux choses : la première, que l’eau de l’opération divine en l’âme dans ce degré n’est nullement aidée ni avancée par l’effort que l’âme voudrait faire pour faire donner plus d’eau que cette source n’en donne volontairement et qu’ainsi l’âme doit être dans un plein repos à cet égard, recevant l’écoulement continuel de la divine source coulant en elle. Et comme nous voyons que les sources d’eau ne se tarissent jamais, mais donnent toujours leurs eaux fort claires, aussi cette opération divine en ce degré, ayant commencé, ne cessera [71] jamais de donner également ses eaux très claires et autant claires qu’on les pourra avoir proches de la source.
La seconde que tous les efforts que l’on peut faire pour faire donner plus d’eau et plus promptement que la source ne le fait, sont inutiles et servent seulement à troubler l’eau pure et cristalline de la source. Ainsi en est-il de l’eau de l’opération divine en ce troisième degré. Il faut que l’âme peu à peu devienne et soit en un parfait repos sur cela, ne se troublant nullement pour agir afin d’avancer et de faire multiplier cette eau céleste dont elle est fort amoureuse en ce degré, mais plutôt il faut qu’elle demeure en un parfait repos qui égale le calme et la majesté paisible avec laquelle une source donne ses eaux pures. Les prenant proches de la source, vous n’entendez nul bruit et vous ne vous apercevriez nullement de cette fécondité et de cet écoulement si le ruisseau qui est hors de la source, ne vous en donnait des marques : ainsi en doit-il être de l’âme. Il faut que peu à peu tout mouvement, tout désir, toute opération propre qui peut causer aucun bruit, cesse pour recevoir cette divine eau ou cette opération divine, laquelle venant du soin de Dieu, a ses desseins à elle, se donnant et ayant en soi tout ce qu’il faut selon les desseins éternels de Dieu sur l’âme où cette divine opération s’écoule et se donne.
Toute l’opération donc de l’âme doit consister en l’usage que l’âme en doit faire. Car cette divine opération est donnée pour faire fructifier l’âme et pour arroser les fleurs, c’est à dire les vertus par lesquelles l’âme [72] doit mourir à soi en s’éloignant de son soi-même afin que cette eau céleste ou cette opération divine qui dans la vérité est Jésus-Christ, forme le même Jésus-Christ en nous, ce qui dit une mort et un vide encore tout autre que celui des deux premiers degrés.
Et, comme ces choses intérieures, à moins d’une grande expérience, sont toujours assez difficiles à entendre, on ne saurait assez les expliquer : ce qui fait que Dieu prend plaisir à modifier les saintes idées qu’Il donne en l’âme par des comparaisons, comme des expressions fort naïves et fort parlantes des vérités nues et éternelles que Dieu donne nûment dans le centre de l’âme et en la source même.
Ressouvenez-vous donc, en demeurant dans notre comparaison des diverses sortes d’eaux pour arroser un jardin, qu’il y en a une troisième qui est une source au milieu du jardin et qu’ainsi le jardinier n’a pas besoin ni de puiser de l’eau pour arroser, ni de travailler à la pompe pour avoir de l’eau, car, ayant une fontaine au milieu de son jardin, il n’a besoin que de quelques canaux qui mènent cette eau aux lieux qu’il veut arroser, et ainsi tout son travail est dans cet ajustement des canaux et en l’usage qu’il en fait.
Vous avez déjà vu et remarqué comment cette source d’eau qui est au milieu du jardin, marque et désigne très bien la source de l’opération divine et de l’eau vive au centre de l’âme, laquelle est toujours pleine d’eau et en donne autant que l’âme en a besoin. Il est vrai que si cette source ne s’écoulait pas par les canaux, elle demeurerait en soi cachée [73] et inconnue, comme elle l’a été tant d’années avant que l’âme fût assez heureuse de la découvrir par ce don d’oraison en ce troisième degré. Mais le jardinier, qui est l’âme, ajustant les canaux, conduit cette eau divine selon ses besoins.
Qui sont ces canaux ? Ce sont l’oraison, les lectures et la récollection intérieure par lesquels l’âme fait couler cette divine source ou, pour mieux l’exprimer, par lesquels cette divine source s’écoule avec joie. Car en vérité, comme une fontaine, dans le monde, n’est que pour écouler ses eaux pour l’utilité publique, aussi toute l’inclination de cette divine source n’est que de se donner ; et autant que l’âme ajuste ses canaux, autant elle coule agréablement et abondamment, ayant un cri sourd, mais qui se fait bien entendre au jardinier, comme disant : « Plus on m’en ôte, plus j’en donne, et plus on se sert de moi, plus je suis féconde », ce qui sollicite extrêmement le jardinier d’ajuster, autant qu’il en a besoin et qu’il le peut, ces canaux pour avoir de cette eau divine. Et c’est ce que la Sagesse crie à haute voix : « Venez, hâtez-vous, achetez sans argent et sans échange 4».
De plus, le jardinier, voyant l’effet admirable que cela cause en son jardin et comment tout y verdit et fleurit, il est encore plus encouragé ; si bien que la facilité qu’il a à avoir cette eau et le merveilleux effet qu’il expérimente, le sollicitent de conduire, autant que ses forces le lui permettent, cette divine eau à sa fin et pour l’effet que la bonté divine la lui a donnée avec tant de largesse. C’est pour lors que le [74] jardinier commence d’être dans un grand repos, voyant son jardin si fécond en y contribuant si peu par son travail, sinon pour soigner un peu ses canaux, c’est-à-dire pour veiller à son oraison, à la récollection, à la lecture et aux autres exercices de son état intérieur et extérieur, et il remarque qu’avec bien moins de peine, sans comparaison, que du passé, il fait plus en un jour qu’auparavant en plusieurs mois. Ce qui le sollicite beaucoup à l’usage fréquent de ce don pour mettre en oeuvre tout son jardin, c’est-à-dire toute la capacité de son âme, laquelle, moyennant ces canaux, est toute arrosée et revit merveilleusement.
Ici l’âme commence un peu à se connaître et à savoir ce qu’elle est. Dans les autres degrés, où l’âme était chargée de son opération, quoique sur la fin elle fût beaucoup plus facile et à l’aise, elle ne laissait pas d’en être toute embarrassée et occupée ; et ainsi elle n’avait pas si abondamment de quoi arroser son jardin, mais ici, où l’eau vient d’elle-même, et où elle l’a abondamment et par des moyens si faciles comme ils sont ici, elle l’abreuve beaucoup, et il n’y a ni coin ni lieu qui ne soit mis en oeuvre. Ce qui lui découvre admirablement la beauté de l’âme et comment en vérité elle est non seulement créée pour Dieu, mais encore une image admirable et beaucoup parfaite de tout Lui-même. Ceci qu’elle voit et qu’elle contemple par cette divine eau est admirable en général, mais en particulier et à mesure que chaque chose s’élève et s’épanouit, elle en est charmée. Car cette divine eau, coulant par ces divins canaux susdits et arrosant, [75] la fait épanouir non seulement en tout ce qui est en Dieu, mais la fait devenir elle-même comme une admirable image de tout ce qu’Il est. Et de plus ce qui la ravit est de remarquer l’admirable manière avec laquelle cela s’opère en l’âme par cette eau divine.
Je ne puis mieux exprimer quelque chose de cette charmante merveille que de me servir de la suite de cette comparaison. Le soleil donnant sur un parterre tire de la terre qui contribue et s’ajuste admirablement à son dessein et à son opération, une fleur qu’il colore et à laquelle il donne l’odeur et la perfection de son être : aussi cette divine eau est ce soleil éternel donnant en l’âme où tout Dieu est semé selon le dessein éternel de Sa création et de Sa rédemption, et, arrosant cette semence, fait insensiblement germer de la terre de notre âme ces belles fleurs auxquelles Il donne le coloris, l’odeur et la perfection du dessein éternel, si bien que le jardinier voit avec grand plaisir qu’à mesure qu’il conduit par ses canaux cette divine eau, ces fleurs croissent, se colorent et se perfectionnent.
Pour lors, bien que la personne ne fût que quelque grossier paysan, il vient à apprendre le Mystère de la Trinité, non par les oreilles comme en l’école, mais par le dedans, et il voit comment ces divines Personnes sont toutes en action, comment l’unité divine est la source de tout, comment les perfections divines sont en Dieu, comment l’âme vit en Dieu et qu’elle est un assemblage de tout ce qui est en Son Unité, non comme quelque chose de distinct d’elle, mais comme l’image de l’original. Il est vrai qu’il n’y a rien de plus [76] admirable que de voir comment cela se fait et s’opère en l’âme et de l’âme, mais non sur l’âme. Dans les autres degrés, à l’aide de la lumière et à l’eau divine qu’elle recevait, elle peignait sur elle, mais ici cette eau de source a la qualité et la force de donner la vie ; ce ne sont plus des fleurs en peinture, mais réelles et véritables, qui ne sortent pas sur la terre de notre âme comme les fleurs dans les parterres, mais de l’âme. Si bien que cette eau vivante, commençant à revivifier toute l’âme à mesure qu’elle en est abreuvée, fait sortir sans sortir d’elle, ou pour mieux dire, fait qu’elle soit ce qu’elle était en sa création et rédemption, à savoir tout ce que Dieu est, non par le dehors, comme j’ai dit, mais par le centre et le dedans.
De vous dire le contentement et la joie de l’âme et combien elle est en admiration de voir cette admirable oeuvre qui commence à s’opérer par cette divine eau, cela ne se peut, il faut l’expérience. Et je m’assure que ceux qui l’auront en seront aussi charmés et en admiration que moi ; et cependant cet admirable ouvrage ne fait que commencer en ce degré, lequel va toujours se renouvelant et se perfectionnant de moment en moment, de jour en jour, et autant que l’âme se sert des divers canaux par lesquels elle conduit cette divine eau.
C’est pour lors vraiment qu’elle commence à voir et découvrir comme dans un miroir les beautés divines et ce qu’il y a de plus caché qu’elle n’approfondira qu’ensuite de l’usage de cette divine eau. Et ne croyez pas, comme j’ai dit, qu’elle voit cela extérieurement [77] et en peinture dans l’âme : elle devient ces choses, et ces choses mêmes sourdent et viennent d’elle admirablement. Comme l’autre degré qui suivra va bien plus avant et abondamment, perfectionnant cet admirable ouvrage que celui-ci ne fait qu’ébaucher, il suffit de dire ceci de cet admirable effet de cette eau divine.
Ici l’âme, voyant par expérience que cette divine eau est la seule source de ces merveilles avec cette coopération susdite de l’âme, elle n’a garde de se servir des aides extérieures, comme des idées, des raisonnements et d’autres choses. Ces choses ne peuvent donner ni la vie ni le coloris à ces divines fleurs : la seule eau du ciel a ce pouvoir, et ainsi tout autre moyen lui tombe beaucoup des mains et elle est, de plus, infiniment animée pour faire usage de ces canaux afin d’avoir sans cesse cette divine eau, si elle pouvait et si ses forces le lui permettaient.
Les sécheresses sont assez fréquentes ici, comme j’ai dit ailleurs en d’autres traités, et les tentations et les peines y sont ordinaires, mais cette divine eau les vivifie et les ajuste toutes au dessein divin, ce qui charme pour l’ordinaire l’âme sur la fin de ce degré. Car, quoique les sécheresses lui ôtent la vue sensible de ces merveilles, elles lui demeurent en son fond. Comme les fleurs sont bien cachées à nos yeux pendant la nuit, mais pour ne les pas voir, elles ne laissent pas d’y être : aussi ces choses, quoique souvent nous en perdions la vue, sont et s’augmentent incessamment, non en multiplicité mais en unité. Dans les autres degrés, l’on pense quelquefois à une chose et l’on y applique son travail ; une autre [78] fois à une autre, d’autant que les choses s’effectuent par notre opération, l’opération divine s’y ajustant. Mais ici comme c’est l’opération divine en source, notre opération n’y fait plus rien, nous n’y faisons que quelque ajustement, mais pour opérer, nous ne faisons rien. Et ainsi comme Dieu opère en unité, son effet est en unité. Ce qui dit des merveilles, lesquelles, comme j’ai dit ne font que commencer en ce degré, et ainsi c’est unité non seulement d’opérer, mais d’effet, car il ne fait qu’unité, et il commence seulement et va de jour en jour croissant et s’augmentant selon l’usage que l’on fait de cette divine eau, comme nous verrons dans le quatrième degré qui suit. [86]
Vous me direz peut-être : « Mais, quoi ! Croyez-vous que l’on remarque de fort loin les inclinations et les instincts de ces choses si hautes et de ces voies d’oraison si particulières ? » Oui, car assurément Dieu en a gravé en nos cœurs et en nos esprits les inclinations selon Ses desseins éternels, et si nous n’étions pas si opprimés par nos misères et nos péchés, nous sentirions incessamment ces inclinations admirables et les secrets mouvements de la main de Dieu pour ce dessein divin sur nous. C’est pourquoi à mesure qu’une âme se défait, se vide et s’outrepasse soi-même par ces divers degrés, elle remarque que ces instincts et ces saintes et divines inclinations se fortifient et se déterrent 5et qu’en vérité dans la suite, notre âme, notre esprit et tout nous-mêmes, purifiés, nous rendent de sincères témoignages de ce que nous sommes, comme nous allons voir dans le quatrième degré.
Mais, oh le malheur ! On ne travaille pas à ôter un monceau de pierre, de terre et de boue qui nous accable sous les ruines du péché, et ainsi nous ignorons presque toujours ce que nous sommes, ou, au plus, nous nous voyons toujours pauvres, abjects et méprisables, ce qui est excellent après notre débris6, pour savoir un peu ce que nous sommes, afin de soutenir notre âme dans l’esprit [87] d’humilité, d’abaissement et d’humiliation. Mais si l’on voit un peu la tête de cette surcharge de misère pour pouvoir voir en vérité ce que l’on est et goûter un peu des véritables instincts des traces divines en nous, oh ! que nous en aurions bien du sentiment ! Non pour quitter l’esprit d’humilité et de dépendance de Dieu - d’autant que plus on voit et plus on jouit des dons magnifiques de Dieu, plus on est humble et plus l’on connaît qu’ils viennent uniquement de la main toute libérale de Dieu - autrement la lumière ne serait pas vraie mais quelque idée de notre esprit naturel qui se repaît facilement des choses hautes et grandes. Mais si ce sont de vraies expériences de ce que nous sommes en la main de Dieu, et qu’ainsi nous goûtions de ces vrais instincts et des solides inclinations de notre origine, jamais telles vues ne nous porteront à la suffisance et à l’orgueil, mais bien à nous connaître comme un présent magnifique de Dieu, qui incessamment demande et exige de nous, par un cri de tout nous-mêmes, de recouler à la source d’où tout ce don est venu et de faire ce pour quoi Dieu nous a créés.
O grandeur admirable ! Une âme qui verrait ce qu’elle est, comme celle qui, par la quatrième eau, le découvre, et qui demeurerait cependant en elle-même, ce serait un enfer ; d’autant que, se connaissant elle-même et connaissant ce pour quoi l’on est créé, et cependant ne vivant pas de cette manière, on souffrirait incessamment jusqu’à ce que l’on tendît de la bonne manière à la réformation et à arriver à la fin pour laquelle on est créé.
Assurément, supposé la vocation, l’on [88] voit, c’est-à-dire les personnes à qui l’on parle sincèrement et bonnement de ces choses, expérimentent qu’ils ont des semences et des instincts de ces choses, ce qu’il faut beaucoup priser et estimer, leur assistant à vraiment mourir et à soutenir l’opération de Dieu avec ordre, tâchant de leur aider à ne pas courir vitement et passer à la légère chaque degré, mais plutôt à être fort fidèles pour se nourrir des grâces, des pratiques et des saints dons que Dieu y donne.
Mais le malheur est qu’il se trouve certaines âmes qui mésusent même de ces saints et divins instincts, lesquelles voudraient tout dévorer et passer trop promptement par chaque degré, ne consommant pas comme il faut son étendue ; et faute de cela, elles ne font rien, au contraire, elles font très mal pour elles. Car au lieu de nourrir et d’élever, comme nous disons, ces saints instincts et inclinations, elles les tournent vers la nature, pour la rendre superbe et gonflée en elle-même, parce que, ne se servant, par exemple, de l’état et du degré premier pour déraciner tous les mauvais instincts et pour remédier aux péchés et habitudes perverses jusqu’au point que ce degré le peut faire avec l’aide de la grâce, par le raisonnement et l’occupation et l’emploi des puissances en activité, l’on perd tout cet emploi qui est fort étendu. De même, dans le second degré l’on se nourrit souvent de la plus grande facilité pour faire vivre la nature et non pour la faire mourir ; et ainsi des degrés qui suivent, si bien que faute de fondements solides de degré en degré, car un degré est le fondement de l’autre, on bâtit des [89] ruines qui ne font, au plus, que des amas de ruines sans ordre.
Tout au contraire, quand une âme est fidèle à passer et poursuivre ces degrés solidement, c’est un ordre admirable, un degré étant le fondement de l’autre, et tous les dons, les lumières et les grâces que l’on reçoit n’étant jamais, en ces âmes, en confusion, mais dans un ordre si admirable que vous y remarquez assez la main de l’Ouvrier et que ça n’a pas été la créature qui a travaillé en cet ouvrage et en cet édifice, mais la main du Très-Haut, ce que l’âme reconnaît elle-même de tout son coeur, tout son plaisir étant de renvoyer à son [leur] origine ces eaux qui lui ont été données et à la suite, comme nous dirons, sont une eau céleste qui ne se plaît à rien tant qu’à être dans sa source. Comme vous voyez que ces rivières coulent et marchent agréablement et avec plaisir, portant les bateaux et les autres choses selon leur capacité jusqu’à ce qu’elles soient en leur source, où non seulement elles conduisent ce qu’elles portent, mais où elles se perdent, heureusement et avec joie, elles-mêmes pour ne plus se retrouver, mais pour faire en cette grande mer ce pour quoi elles sont créées, qui est de faire et d’être par participation ce que ce grand Océan est et fait : c’est ainsi des âmes arrivées en Dieu. Et si ensuite vous recherchiez leur être et leur opération pour les distinguer d’avec celui de l’Océan même de la Divinité, ce serait en vain, puisque, s’y étant heureusement écoulées, elles se sont perdues dans ce qu’il est et participent à ce qu’il fait non par une participation [90], mais en jouissant autant que l’état de créature créée pour cet effet peut souffrir, d’une unité que la seule expérience peut concevoir et que les comparaisons peuvent en exprimer.
J’ai dit tout ceci en passant, voulant exprimer la différence que l’on rencontre entre les âmes qui ont vocation, quoique fort éloignées, pour telle grâce, d’avec celles qui ne l’ont pas. On voit toujours ces dernières marcher vers les choses créées et les désirer bassement, mais les premières, ayant en soi je ne sais quoi de noble qui marque bien le dessein éternel de Dieu sur elles, si elles s’en servent comme il faut et qu’elles prennent la route pour conduire ces grâces de la bonne manière, on les voit toujours élevées, outrepassant incessamment toutes choses jusqu’à ce qu’elles aient peu à peu consommé tous les degrés, et qu’ainsi elles arrivent au comble et à la perfection des véritables désirs qui animent leur cœur et qui sont le penchant solide de tout leur être, au commencement fort sensible, à la suite, et plus la chose avance, moins sensible ; enfin, quoique la chose ne soit pas si sensible, elle ne laisse pas d’être très efficace, puisque en vérité elle fait le meilleur de tout elles-mêmes, étant la perfection et la fin de leur création à laquelle leur rédemption se termine ; toutes les choses du monde les plus grandes et les plus sensibles aux âmes de bas aloi et qui n’ont pas telles inclinations, n’étant rien à l’égard de ce que ces choses divines deviennent à celles qui sont assez heureuses d’y arriver.
Car il ne faut pas s’y tromper : les plaisirs [91] ne sont que selon la capacité de la puissance qui les reçoit. Un diamant à la main d’un grossier paysan ne passe que pour un beau morceau de verre, ainsi il est très certain qu’une âme qui est beaucoup relevée par la très excellente vocation de ce divin don de foi, reçoit une capacité très vive et très étendue pour recevoir des plaisirs comme infinis en la jouissance de la fin de ses désirs, d’autant que la puissance et le terme de telle puissance s’accordant, cela fait un plaisir admirable. Or, les personnes du monde dont la capacité et l’esprit sont enfouies dans la terre, puisqu’ils ne peuvent jamais être tirés de la masse que par l’union à leur principe et à leur bien ont toujours une capacité très basse et très ravalée ; et ainsi pour avoir du plaisir, il faut par nécessité qu’elle ait un terme égal, ce qui fait que la puissance et le terme étant très bas, le plaisir qui en résulte est très petit, très chétif et misérable ou, pour mieux dire, dans la vérité, ce n’est pas plaisir, mais affliction. C’est pourquoi vous voyez toujours que les personnes du monde qui passent pour les beaux génies, se convertissant vers les créatures pour y prendre leur pâture, terminent leur vol à la charogne, ce qui cause véritablement une chose que le monde ne remarque pas, faute d’une sérieuse réflexion, savoir que leur esprit, leurs désirs, et, généralement tout ce qu’elles font et ce qu’elles possèdent, est dans une vicissitude perpétuelle, allant incessamment de branche en branche, voulant tantôt une chose et tantôt une autre, désirant un moment passionnément une chose, et un moment après, une autre toute contraire ; ce qui fait [92] voir l’inconstance de la créature et la bassesse de la puissance de telles personnes pour désirer et appéter de solides plaisirs.
Les âmes, au contraire, qui ont la grâce de l’oraison et qui en font usage, découvrent en soi insensiblement et par la pratique, chacune à sa manière, une capacité qui est sortie des mains de Dieu et qui par conséquent est une merveille et un chef-d’oeuvre accompli, et comme Dieu, étant une Sagesse infinie, fait toutes choses pour une fin très accomplie, aussi donne-t-Il à cette puissance si relevée une fin qui cause, par l’union de la puissance à l’objet, un plaisir qui n’est point de la terre, mais vraiment divin. Et voilà pourquoi l’on peut dire, et sans exagération, que les seuls serviteurs de Dieu qui sont assez heureux de remplir les desseins éternels de Dieu sur eux, sont les heureux et les fortunés de la terre, étant les seuls capables des véritables plaisirs et des solides satisfactions, tous les autres n’ayant que des plaisirs de boue et de fange qui s’évaporent en fumée et qui n’ont du solide qu’en idée et non en vérité.
Enfin, il faut finir et commencer le quatrième degré où doivent commencer tous les plaisirs solides de la vie, puisqu’ils nous donnent, dans un parfait repos, des commencements beaucoup accomplis des traces de Dieu gravées en nous par notre création et rédemption.
[93] Le quatrième état est très bien comparé à la pluie du ciel qui arrose admirablement bien le jardin et qui met le jardinier dans un entier et parfait repos. Toutes les autres eaux de tous les degrés précédents sont des eaux de la terre, et quoique celle du troisième degré soit de source, cependant elle n’est pas totalement céleste ; et ainsi elle nous est en quelque manière appropriée : c’est pourquoi elle exige du concours de notre part et nous y pouvons beaucoup contribuer, non seulement pour nous la procurer, mais encore pour son usage ; ce qui est cause qu’autant que l’on en use actuellement bien, autant elle profite et est fructueuse.
Mais pour l’eau du quatrième degré, étant toute céleste, elle demande seulement la coopération active des autres degrés, mais pour un concours actuel, soit pour la recevoir ou pour l’usage, elle n’en a pas besoin, se donnant largement selon les desseins de Dieu et causant des effets d’une manière surprenante, sans l’aide de la créature, si ce n’est une aide purement passive par laquelle cette divine eau fait usage de tout notre nous-même selon les desseins de Dieu.
[94] Et pour approfondir cette vérité, il faut savoir que Dieu a mis plusieurs puissances en nous : une active, par laquelle, étant sortis de Dieu non seulement par la création, mais encore par le péché et par la désunion de notre premier Principe, il nous est demeuré, par la bonté de Dieu, un pouvoir actif et volontaire d’agir comme nous voulons, lequel est mis en acte naturellement selon le bon plaisir de Dieu avec notre franc arbitre. Dans tous les degrés précédents, cette puissance ou opération active est mise en oeuvre par l’âme selon le degré où elle est, et par là elle fait usage de l’eau comme nous l’avons dit.
Il y a en l’homme une autre opération ou puissance passive par laquelle l’âme est capable d’être très volontairement élevée et mue de Dieu comme bon lui semble. Or, ce pouvoir passif est bien d’une autre énergie et dignité que l’actif, d’autant que l’âme est le principe du premier, aidée de la grâce qui le fortifie et l’élève selon sa capacité ; mais ce second a pour principe Dieu même qui Se sert et S’empare amoureusement et très suavement de l’âme pour la conduire peu à peu et la faire arriver à Son dessein éternel. C’est pourquoi il se sert si admirablement bien de l’âme et l’âme s’y trouve très bien ajustée comme à une chose qui lui est si propre que non seulement elle n’y peut pas résister, mais que plutôt elle s’y laisse et s’y donne entièrement, d’autant que comme c’est la même opération divine qui l’a faite ce qu’elle est et qui a gravé en elle les admirables traits de Sa Majesté et de Sa grandeur. L’âme sent divinement cette même main qui [95] l’a faite telle et qui amoureusement la veut refaire, de telle manière qu’elle commence la vie éternelle en l’attouchement de cette divine opération qui lui est vie, force et vertu, et qui par conséquent commence à la faire revivre.
Cette seule opération passive, qui est cette quatrième eau, est capable de commencer efficacement ce grand ouvrage, d’autant que, comme nous avons déjà dit, les autres eaux n’ont fait que comme l’ébaucher ; mais celle-ci a un principe de vie admirable, et qui, plus il exige, plus il opère et plus il est reçu amoureusement dans l’âme, qui s’y ajuste si bien qu’il semble en vérité que ce n’est qu’à présent que l’âme commence à goûter l’opération divine. Car, comme l’âme est toute du ciel et toute céleste, étant sortie des mains de Dieu, aussi reçoit-elle cette eau céleste avec une avidité qui ne sent pas l’empressement des sens, ce que l’âme avait souvent aux autres degrés, ces eaux étant de la terre, mais bien une paix qui peu à peu lui donne la vie en la réveillant.
A mesure donc que les gouttes de cette divine eau tombent, l’âme la reçoit ouvrant son sein, comme vous voyez qu’une terre bien desséchée reçoit une pluie douce qui s’imbibe en elle et commence à y faire tout revivre, si bien que l’âme a un plaisir, une joie et une satisfaction sans pareille à mesure qu’elle reçoit cette eau, d’autant que, comme je dis, elle y goûte sa vie et expérimente un bonheur que cette eau seule peut lui donner. Jusque là, elle a su, comme en songeant, ce qu’elle était, savoir un ouvrage de Dieu et sa véritable image. Mais ici, cette divine eau en [96] s’écoulant et en tombant sur elle, la faisant revivre, elle fait comme sortir du tombeau ce bel ouvrage de Dieu ; et de cette manière, l’âme commence à avoir une faim divine de cette même eau. Elle savait déjà bien qu’elle était capable de Dieu et de toute Sa grandeur, mais cette eau tombant lui fait expérimenter comment cette même grandeur est en elle.
Si vous voyiez ressusciter un homme mort d’un sombre sépulcre où il aurait été enterré depuis plusieurs années, je crois que vous seriez surpris pour la nouveauté du fait, car, voyant cet homme sortir et revivre de ses cendres sèches et pourries, ses os morts se remplir de chair, et ainsi du reste, vous ne sauriez comment revenir d’étonnement et d’admiration, mais le voyant parler et vous entretenir de l’autre vie, vous seriez encore bien plus surpris. Il en arrive de même, et encore plus, en cette rencontre, à la réserve que ce fait de la résurrection du mort vous met dans l’étonnement, mais [que] celui-ci, quoique très surprenant, ne surprend nullement une telle âme, d’autant que cette divine eau lui est si naturelle, c’est-à-dire que, en faisant et en exécutant ces merveilles en l’âme, l’âme remarque si bien que en vérité ce sont les mêmes traces de Dieu, et que cette divine eau, ou bien Dieu en Son opération divine, ne fait que mettre au jour de l’âme ce que Sa main avait fait en notre création ; et à mesure que cette divine eau tombe, ce divin ouvrage se développe, qui ne met nullement en l’âme l’étonnement, mais plutôt la certitude de ce que Dieu a fait par Sa toute-puissance en notre création et qu’Il a refait par Sa bonté en [97] notre rédemption, ce que cette divine eau va faire germer. En parlant de ceci, il me semble que je vois un beau parterre qu’un jardinier a pris plaisir de semer de diverses fleurs, quand une pluie tombant doucement à propos le fait germer et ensuite peu à peu fleurir, et donne le coloris admirablement à toutes ces fleurs, donnant à une chacune justement ce qu’il lui faut jusqu’à ce qu’elle arrive à toute sa perfection.
Tout ce qu’est notre âme est une semence divine de Dieu et de tout Lui-même. Cette eau dont nous parlons, venant à arroser cette semence, commence à faire germer et à faire sortir peu à peu ces divines fleurs selon la beauté qu’elles sont sorties de la main de Dieu, si bien que ces choses ne s’opèrent pas dans les sens et dans nos puissances et en sentiment et en pensée, mais en vérité. Et, comme, par tous les degrés précédents, l’âme est tombée peu à peu en unité de toute elle-même, ici elle opère en unité, et toute l’âme est une terre qui produit non plus en distinction des choses distinctes et divisées, mais plutôt une multitude de merveilles en unité. Car remarquez bien que [dans] les degrés précédents selon la différence des eaux elle [l’eau] opérait tantôt dans l’entendement, tantôt dans la volonté, tantôt dans les sens ; mais ici comme toute l’âme est créée de Dieu en unité, cette divine eau opère en elle et d’elle ce divin ouvrage de telle manière que l’âme découvre l’unité divine et devient savante en cette unité autant qu’elle en jouit ; et ses puissances étant capables des Personnes divines et de la génération éternelle du Verbe et de la mission du Saint-Esprit, elle vient (98) à recevoir ces divins effets non comme quelque chose d’extérieur dans sa pensée et dans son affection, mais comme quelque chose, ou, pour mieux dire, comme un tout qu’elle est.
Comme les perfections divines sont en Dieu, aussi à mesure que cette divine eau s’écoule, elle les fait germer en l’âme chacune en sa beauté, ce qui cependant fait un tout sans division, dont chaque beauté est ravissante et cependant n’est qu’une seule beauté. Comme toutes les créatures sont en Dieu, aussi les trouve-t-elle en cette manière sans manière ce qui fait qu’à mesure que cette divine eau tombant en l’âme, elle devient féconde et devient ce qu’elle était, ce que toute autre eau ni toute autre manière n’aurait pu jamais effectuer.
Pour dire tout le total de cette merveille, il faudrait des volumes et décrire ce que Dieu est. C’est pour lors que l’âme entend très bien ces belles paroles : Signasti super nos lumen vultus